N° 1200

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ASSEMBLÉE NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 1er avril 2025.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance,

 

 

Présidente

Mme Laure MILLER

 

Rapporteure

Mme Isabelle SANTIAGO

Députées

 

——

 

 

TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

(du mardi 14 mai 2024 au mercredi 19 février 2025)

 

 

 

 Voir les numéros : 190 et 304

 


La commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance est composée de : Mme Laure Miller, présidente ; Mme Isabelle Santiago, rapporteure ; Mme Ségolène Amiot, M. Édouard Bénard, Mme Anne Bergantz, Mme Anne‑Laure Blin, M. Frédéric Boccaletti, M. Philippe Bonnecarrère, M. Arnaud Bonnet, Mme Nathalie Colin-Oesterlé, Mme Julie Delpech, M. Philippe Fait, M. Olivier Fayssat, M. Denis Fégné, M. Perceval Gaillard, Mme Géraldine Grangier, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Marine Hamelet, Mme Tiffany Joncour, Mme Christine Le Nabour, Mme Katiana Levavasseur, Mme Alexandra Martin, Mme Marianne Maximi, Mme Marie Mesmeur, Mme Sophie Mette, Mme Julie Ozenne, Mme Béatrice Piron, Mme Béatrice Roullaud, M. Arnaud Sanvert, Mme Liliana Tanguy, M. Stéphane Viry

 


SOMMAIRE

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Pages

I. comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance () (du mardi 14 mai 2024 au mercredi 5 juin 2024)

1. Audition du Comité de vigilance des enfants placés, représenté par Mme Diodio Metro, Mme Anne-Solène Taillardat et M. Lyès Louffok, anciens enfants placés (mardi 14 mai 2024)

2. Audition commune réunissant M. Jean-Benoît Dujol, directeur général de la cohésion sociale, Mme Anne Morvan-Paris, sous-directrice de l’enfance et de la famille, M. Fabrice Lenglart, directeur de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, et Mme Julie Labarthe, sous directrice de l’observation de la solidarité (mardi 14 mai 2024)

3. Audition du professeur JeanMarc Baleyte, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital intercommunal de Créteil (jeudi 16 mai 2024)

4. Audition de M. Éric Ghozlan, directeur général adjoint de l’association OSE (Œuvre de secours aux enfants) (mardi 21 mai 2024)

5. Audition de la professeure Céline Greco, cheffe du service de médecine de la douleur et palliative de l’hôpital NeckerEnfants malades, présidente de l’association Im’pactes (mardi 21 mai 2024)

6. Audition du docteur Marie-Paule Martin Blachais, directrice scientifique de l’École de protection de l’enfance, ancienne directrice du Groupement d’intérêt public « Enfance en danger » (Giped) et rapporteure de la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance (mardi 21 mai 2024)

7. Audition de Mme Anne Devreese, présidente du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), M. Sylvain Turgis, secrétaire général du CNPE, Mme Céline Truong, responsable de la petite enfance et des familles d’ATDQuart Monde, et du docteur Nathalie Vabre, pédiatre et coordinatrice de l’unité d’accueil des enfants en danger au centre hospitalier et universitaire de Nantes (mercredi 22 mai 2024)

8. Audition de Mmes Caroline Nisand, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse, Frédérique Botella, sous-directrice adjointe des missions de protection judiciaire et d’éducation, Valérie Gorlin, cheffe du bureau des partenaires institutionnels et des territoires, Alice Bonatti, cheffe de la section de la protection de l’enfance et des relations avec les juridictions, et Marie-Laure Tenaud, cheffe de la mission sur les mineurs non accompagnés (jeudi 23 mai 2024)

9. Audition de membres du collectif « Cause Majeur ! » : Mme Sophie Diehl, responsable du pôle « Justice des enfants et des adolescents » de l’association Citoyens et Justice, M. Thomas Larrieu, chargé du plaidoyer et de l’animation du réseau du Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso), Mme LiseMarie Schaffhauser, animatrice du pôle « Innovation, recherche et valorisation » de l’Union nationale des acteurs de parrainage de proximité (Unapp), et Mme Florine Pruchon, responsable du pôle « Plaidoyer » de l’association SOS Villages d’enfants (mardi 28 mai 2024)

10. Audition conjointe de M. Jean-Marie Muller, président de la Fédération nationale des associations départementales d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance (Fnadepape), MM. Christian Haag, Jérôme Beaury et Hakan Marty, éducateurs spécialisés et anciens enfants placés, M. Mads Suaibu Jalo, président du réseau d’entraide « Repairs », et Mme Aniella Lamnaouar, bénévole du réseau (mardi 28 mai 2024)

11. Audition de M. Baptiste Cohen, coordinateur national du pôle « Protection de l’enfance » de la fondation des Apprentis d’Auteuil, M. Thomas Brichard, directeur de la maison d’enfants à caractère social Providence-Miséricorde à Rouen, et Mme Pauline Spinas-Beydon, directrice de la Mecs Saint-Jean à Sannois (mercredi 29 mai 2024)

12. Audition de M. Hervé Laud, directeur chargé de la prospective, du plaidoyer et de la communication de l’association SOS Villages d’enfants, et Mme Florine Pruchon, responsable du pôle « Plaidoyer » (mercredi 29 mai 2024)

13. Audition de Mme Alice Grunenwald, présidente de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF), première vice-présidente chargée des fonctions de juge des enfants au tribunal pour enfants de SaintÉtienne, et Mme Muriel Eglin, viceprésidente de l’AFMJF, présidente du tribunal pour enfants de Bobigny (mercredi 29 mai 2024)

14. Audition de Mme Cécile Mamelin, vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM), et Mme Natacha Aubeneau, secrétaire nationale (jeudi 30 mai 2024)

15. Audition de Mme Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature, et Mme Juliette Renault, secrétaire permanente

16. Audition de M. Arnaud de Saint-Rémy, responsable du groupe de travail « Droits des enfants » du Conseil national des barreaux (CNB), Mme Nawel Oumer, présidente de la commission « Égalité » et membre du groupe de travail « Droit des enfants », Mme Valentine Guirato, membre de la commission « Libertés et droits de l’homme », et Mme Mona Laaroussi, chargée de mission « Affaires publiques » (jeudi 30 mai 2024)

17. Audition de M. Gautier Arnaud-Melchiorre, auteur du rapport « À (h)auteur d’enfants », remis en novembre 2021 au secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles (mardi 4 juin 2024)

18. Audition de la professeure Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn (mardi 4 juin 2024)

19. Audition du juge Édouard Durand, ancien président de la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles (Ciivise) (mardi 4 juin 2024)

20. Audition de M. Didier Tronche, président de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (Cnape), et de M. Pierre-Alain Sarthou, directeur général (mercredi 5 juin 2024)

21. Audition de M. Daniel Goldberg, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss), et Mme Katy Lemoigne, co-présidente de la commission « Enfances, familles, jeunesses » de l’Uniopss (mercredi 5 juin 2024)

II. comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance (du Mardi 12 novembre 2024 au Mercredi 29 janvier 2025)

1. Audition de Mme Josiane Bigot, corapporteure de l’avis « La protection de l’enfance est en danger » du Conseil économique, social et environnemental (CESE) (mardi 12 novembre 2024)

2. Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, et M. Éric Delemar, défenseur des enfants, accompagnés de Mme Marguerite Aurenche, cheffe du pôle « Droits de l’enfant », et Mme Nathalie Lequeux, juriste au pôle « Droits de l’enfant » (mardi 12 novembre 2024)

3. Audition de l’association ATD Quart Monde, représentée par Mmes Céline Truong, responsable de l’équipe nationale « Petite enfance et famille », Isabelle Toulemonde, responsable de l’équipe nationale « Droits de l’homme et justice », et Gaëlle Le Dins, maman concernée par l’intervention de la protection de l’enfance (mercredi 13 novembre 2024)

4. Audition de l’association nationale des directeurs d’action sociale et de santé (Andass), représentée par M. Patrick Genevaux, président, Mme Ève Robert, représentante de l’Andass au Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), et M. Axel Harkat, membre du conseil d’administration de l’Andass (mercredi 13 novembre 2024)

5. Audition du Groupe national des établissements sociaux et médico-sociaux (Gepso), représenté par M. Julien Blot, président, M. Franck Bottin, membre du bureau, Mme Jeanne Cornaille, déléguée nationale, et Mme Christine Omam, membre de la commission « Parcours prévention et protection de l’enfant » (mardi 19 novembre 2024)

6. Audition de Mme Charlotte Caubel, ancienne secrétaire d’État chargée de l’enfance (mardi 19 novembre 2024)

7. Audition de Mme Michèle Créoff, vice-présidente de l’Union pour l’enfance (mercredi 20 novembre 2024)

8. Audition de Mme Laurence Rossignol, ancienne ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes (mercredi 20 novembre 2024)

9. Audition de Mme Sarah El Haïry, ancienne ministre déléguée en charge de l’enfance, de la jeunesse et des familles (mardi 3 décembre 2024)

10. Table ronde, ouverte à la presse, sur les familles d’accueil (mardi 3 décembre 2024)

11. Audition de M. Alain Vinciarelli, président de l’Association nationale des maisons d’enfants à caractère social (ANMECS), directeur du dispositif Cèdre de l’association vosgienne pour la sauvegarde de l’enfance, de l’adolescence et des adultes, M. Noël Touya, secrétaire du bureau de l’ANMECS, directeur de la MECS Saint-Vincent-de-Paul à Biarritz, et Mme Sophie Latournerie, secrétaire adjointe du bureau de l’ANMECS, directrice de la maison d’enfants Clair Logis à Paris (mercredi 4 décembre 2024)

12. Audition de M. Manaf El Hebil, directeur général du groupe Domino RH (mercredi 11 décembre 2024)

13. Audition de Mme Anne Raynaud, psychiatre, directrice de l’Institut de la parentalité (mercredi 11 décembre 2024)

14. Table ronde sur les mineurs non accompagnés (mardi 17 décembre 2024)

15. Audition conjointe de Mme Isabelle Frechon, chargée de recherche au laboratoire Printemps (Professions, institutions, temporalités) de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et Mme Flore Capelier, chercheuse associée au laboratoire Printemps (mardi 17 décembre 2024)

16. Audition de l’association Départements de France (mercredi 18 décembre 2024)

17. Audition de Mme Florence Dabin, présidente du groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée, et Mme Anne Morvan-Paris, directrice générale du GIP (mercredi 18 décembre 2024)

18. Audition de Mme Jennifer Pailhé, présidente de l’association Nos Ados oubliés, Mme Sara Benmrah, vice-présidente, et Mme Andréa Suspene, conseil de l’association (mercredi 15 janvier 2025)

19. Audition de M. Jean Pineau, viceprésident de l’Union nationale des acteurs de formation et de recherche en intervention sociale (UNAFORIS), Mme Chloé Altwegg-Boussac, déléguée générale, et Mme Germaine Peyronnet, membre du bureau (mercredi 15 janvier 2025)

20. Audition d’associations gestionnaires de maisons d’enfants à caractère social (MECS) en outre-mer (jeudi 16 janvier 2025)

21. Audition de Mme Nadia Negrit, conseillère départementale de la Guadeloupe, présidente de la commission Enfance, famille, jeunesse, Mme Katia Vespasien, directrice générale adjointe des solidarités, Mme Lucie Tetahiotupa, directrice de l’enfance, de la famille et de la jeunesse, et M. Jean-Pierre Laguerre, directeur adjoint du cabinet du président (jeudi 16 janvier 2025)

22. Audition de Mme Audrey ThalyBardol, conseillère exécutive en charge des solidarités et de la santé au sein de la collectivité territoriale de Martinique, Mme Isabelle Larmaillard, directrice de la prévention et de la protection de l’enfance et de la famille (DPPEF), et Mme Marie-Josée Nonone (jeudi 16 janvier 2025)

23. Audition de M. Adrien Taquet, ancien secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles (jeudi 16 janvier 2025)

24. Audition de Mme Francine Chopard, conseillère régionale déléguée aux formations sanitaires et sociales de la Région Bourgogne-Franche-Comté, et représentant de Régions de France au Haut Conseil du travail social (HCTS), et Mme Laura Lehmann, conseillère Santé, social, formations sanitaires et sociales de Régions de France (jeudi 16 janvier 2025)

25. Audition des organisations syndicales représentatives du secteur sanitaire, social et médico-social à but non lucratif (mercredi 22 janvier 2025)

26. Audition de M. Jean-Luc Chenut, président du conseil départemental d’Ille-et-Vilaine, accompagné de Mme Anne-Françoise Courteille, première viceprésidente du conseil départemental, déléguée à la protection de l’enfance et à la prévention, et de Mme Élise Ablain, directrice Enfance et famille (mercredi 22 janvier 2025)

27. Audition de M. Jean-Pierre Barbier, président du conseil départemental de l’Isère, accompagné de Mme Séverine Battin, directrice générale des services, et M. Édouard Joussellin, directeur de cabinet du président (jeudi 23 janvier 2025)

28. Audition de Mme Coralie Dénoues, présidente du conseil départemental des Deux-Sèvres, accompagnée de M. Hervé Cochetel, directeur général des services du conseil départemental, et Mme Sophie Carbonne, directrice générale adjointe aux solidarités (jeudi 23 janvier 2025)

29. Audition de M. Mathieu Klein, président du Haut Conseil du travail social (mardi 28 janvier 2025)

30. Audition de Mme Rania Kissi et M. Madiba Guirassy, cofondateurs du Comité de vigilance des enfants placés, et de Mme Nadia Héron et M. Lucas Cortella, membres du Comité (mardi 28 janvier 2025)

31. Audition de M. Michel Ménard, président du conseil départemental de la Loire-Atlantique, Mme Claire Tramier, vice-présidente Familles et protection de l’enfance, Mme Cécile Chollet, directrice générale adjointe des territoires, et Mme Bénédicte Jacquey, directrice générale adjointe Solidarité (mercredi 29 janvier 2025)

32. Audition de M. Éric Woerth, ancien ministre, ancien président de la commission des finances, député de l’Oise, et M. Simon Bacik, inspecteur général de l’administration (mercredi 29 janvier 2025)

33. Audition de M. Sébastien Vincini, président du conseil départemental de la Haute-Garonne, M. Grichka Lingerat, conseiller en charge de la protection de l’enfance, Mme Siham El Boukili, directrice générale déléguée aux territoires et à l’action sociale de proximité, et Mme Sylvie Malinowski, chargée d’études et d’évaluation des politiques de l’enfance et de la famille (mardi 4 février 2025)

34. Audition de M. Olivier Sichel, directeur de la Banque des territoires, directeur général par intérim de la Caisse des dépôts et consignations, M. Jérôme Lamy, directeur des clientèles bancaires de la Banque des territoires, Mme Marie DolardCleret, directrice du département Consignations et dépôts spécialisés, et M. Philippe Blanchot, directeur des relations institutionnelles, internationales et européennes de la Caisse des dépôts (mardi 4 février 2025)

35. Audition, ouverte à la presse, de M. Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion, Mme Nathalie Anoumby, directrice générale adjointe du pôle des solidarités, et M. Jean-Patrick Dalleau, directeur de l’enfance et de la famille (mercredi 5 février 2025)

36. Audition de M. Christian Poiret, président du conseil départemental du Nord, M. Lionel Crutel, directeur de cabinet, et M. Arnaud Buchon, directeur général adjoint Enfance, famille et santé (mercredi 5 février 2025)

37. Audition conjointe de Mme Karine Brunet-Jambu et Mme Laurence Brunet-Jambu, auteures de l’ouvrage Signalements, M. Matthieu Bourrette, avocat général près la cour d’appel de Paris, ancien procureur de la République près le tribunal judiciaire de Reims, et de Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), ancienne juge d’instruction au tribunal de grande instance de Meaux (mercredi 5 février 2025)

38. Audition conjointe de Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale (DGESCO), Mme Pascale Coq, inspecteur d’académie-directeur académique des services de l’Éducation nationale de l’Essonne, et M. Louis Albérici, inspecteur d’académie-directeur académique adjoint des services de l’Éducation nationale des Yvelines, membres de la Conférence nationale des inspecteurs d’académie (mardi 11 février 2025)

39. Table ronde consacrée aux placements abusifs d’enfants (mardi 11 février 2025)

40. Audition de Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles (mercredi 19 février 2025)

 


  1.   comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance ([1]) (du mardi 14 mai 2024 au mercredi 5 juin 2024)

 


Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.

Les enregistrements vidéo des auditions ouvertes à la presse sont disponibles en ligne à l’adresse suivante :
https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.manquements-des-politiques-de-protection-de-l-enfance-ce.p1
 

https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.manquements-des-politiques-de-protection-de-l-enfance-ce
 

 

  1.   Audition du Comité de vigilance des enfants placés, représenté par Mme Diodio Metro, Mme Anne-Solène Taillardat et M. Lyès Louffok, anciens enfants placés (mardi 14 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Je vous propose d’ouvrir les travaux de cette commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance, que je suis évidemment très heureuse de pouvoir présider. L’enjeu est immense s’agissant de cette commission d’enquête, au regard des nombreux travaux et rapports réalisés sur ce sujet. Il nous faut collectivement réussir à être utiles, à trouver une voie différente et une voie efficace pour pouvoir changer et révolutionner nos politiques de protection de l’enfance à l’avenir. En réalité, nous allons être confrontés à travers ces auditions à des récits et à des éléments très personnels qui touchent évidemment à l’enfance, à des drames que des enfants ont pu vivre et peuvent encore vivre aujourd’hui. Il faudra malgré tout prendre de la hauteur sur ce sujet pour trouver les failles de ces politiques de protection de l’enfance, les raisons de ces failles et, évidemment, des solutions. L’enjeu est immense, mais je ne doute pas que nous y parviendrons toutes et tous.

Quelques mots aussi pour vous dire qu’avant de prendre cette hauteur, nous avons choisi, à l’initiative de Mme la rapporteure, d’ouvrir ce cycle d’auditions en recueillant d’abord la parole des premiers concernés par ces politiques. Je voudrais remercier et souhaiter la bienvenue à Mme Diodio Metro, Mme Anne-Solène Taillardat et M. Lyès Louffok, anciens enfants placés et membres du comité de vigilance.

J’informe les députés présents qu’un vote solennel aura peut‑être lieu en séance publique au cours de notre audition. Auquel cas, nous nous permettrons de suspendre cette séance quelques instants, le temps que ceux qui le souhaitent aillent voter. Ce n’est pas forcément très confortable, mais ce sont les aléas de l’Assemblée nationale.

Mesdames, monsieur, par vos témoignages, par le récit de vos parcours personnels, vous allez apporter une contribution essentielle aux travaux de notre commission d’enquête pour mettre en lumière les défaillances des politiques de protection de l’enfance.

Ces échanges nous permettront aussi, je l’espère, d’identifier des solutions afin d’améliorer la prise en charge des enfants placés tout au long de leur parcours. Nous écouterons d’abord l’intervention de Mme la rapporteure, vous aurez ensuite la parole pour un propos liminaire d’environ quinze minutes. Nous poursuivrons par des questions-réponses avec les députés présents.

J’ai deux éléments à vous communiquer au préalable. D’abord, cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

Ensuite, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Diodio Metro, Mme Anne-Solène Taillardat et M. Lyès Louffok prêtent serment).

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. L’instant que nous venons de vivre, c’est-à-dire la prestation de serment en commission d’enquête, pour bien connaître les jeunes qui sont ici présents, est un moment de grande émotion.

Le comité de vigilance est aujourd’hui représenté par trois illustres personnes, Mmes Taillardat et Metro et M. Louffok, que nous sommes évidemment ravis de recevoir. Je sais que derrière les écrans, de nombreux jeunes écoutent et suivent nos travaux. Je les salue aussi.

Cette première audition marque le début d’une commission d’enquête que nous avons souhaitée pour éclairer le débat sur les manquements des politiques publiques en protection de l’enfance. Chaque mot a du sens. En tant que rapporteure de cette commission d’enquête, j’ai souhaité et proposé en effet à la présidente, qui a accepté et je la remercie, que notre audition donne en premier la parole aux jeunes. Nous devons en effet remettre au cœur des politiques publiques les premiers concernés, entendre leurs parcours et leur expertise. Cette audition éclairera grandement nos travaux, mais aussi les parlementaires qui peuvent moins bien connaître le sujet de la protection de l’enfance. C’est très important.

Nous le savons, la politique publique de l’enfance constitue un angle mort des politiques publiques depuis de nombreuses années. Depuis 2014, nous tentons de changer de paradigme, notamment avec la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfance, dite « loi Rossignol », le plan « grande pauvreté » et la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, dite « loi Taquet ». Avant même la loi Taquet, ses travaux en tant que ministre, en 2019, ont également marqué cette période. Cependant, ces initiatives sont souvent survenues dans un contexte de crise grave de la protection de l’enfance.

Malheureusement, dans les territoires, bien que le législateur ait toujours souhaité être à la hauteur des attentes des enfants, cette volonté de changement ne se traduit pas dans les pratiques professionnelles locales. Une des réalités de la protection de l’enfance est qu’il s’agit d’un écosystème où l’on ne peut pas constamment opposer l’État et les départements. L’ensemble de cet écosystème porte une responsabilité majeure. La République a une responsabilité majeure envers ses jeunes et, à ce jour, je dois le dire, elle se comporte comme un parent défaillant pour les 377 000 enfants qui sont à sa charge.

Il est donc essentiel de mener vers l’autonomie un enfant en suppléance parentale, pour lequel nous devons le meilleur, c’est-à-dire l’autonomie et non pas des ruptures de parcours souvent trop nombreuses, à l’âge où il n’est pas encore en capacité d’être autonome.

Nous aurons à cœur de creuser toutes les difficultés, tous les manquements. Trop d’appels à l’aide ont été lancés ces derniers mois et ces dernières années, particulièrement depuis un an, par les associations, les travailleurs en première ligne, les présidents des départements de gauche. Nous avons eu droit à un plan Marshall, à l’initiative du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE). Les départements de gauche ont demandé officiellement la mise en place d’états généraux.

Nous ne pouvons pas rester indifférents. Il y a cette réalité, il y a une prise de conscience des drames silencieux qui se jouent à l’aide sociale à l’enfance (ASE), qui n’est pas au rendez-vous. Nous ne pouvons pas continuer à ne plus nous mobiliser au sujet de vies brisées, de décès.

On investit 10 milliards d’euros en faveur de la protection de l’enfance, pour des résultats qui ne sont pas aujourd’hui au rendez-vous, en sachant que cela coûte aussi des milliards à la société de ne pas investir dans l’avenir. Je souhaite que votre éclairage puisse être le fer de lance qui nous mobilise tous pour avancer en tant que législateur.

M. Lyès Louffok. Je vous remercie sincèrement pour cette invitation à témoigner devant votre commission d’enquête sur les dysfonctionnements de notre système d’aide sociale à l’enfance, un système qui a rythmé ma vie, de la naissance jusqu’à ma majorité. Ces dix-huit années ont été une suite de carences, de ruptures, de violences et d’injustices qui ont laissé des cicatrices profondes, non seulement sur moi, mais aussi sur tant d’autres enfants qui ont traversé les mêmes épreuves.

Quand j’ai commencé à dénoncer ces injustices, il y a maintenant douze ans, à peine sorti de ce système, je ne pouvais imaginer que mes paroles trouveraient écho jusque dans cette enceinte.

Aujourd’hui, en voyant la mise en place de cette commission d’enquête, je ressens à la fois de la fierté et de l’espoir. Fierté parce que nos voix ont été entendues ; espoir parce que, comme vous, nous aspirons à un changement concret, radical et à une réparation totale de notre système de protection de l’enfance.

En créant cette commission d’enquête, la France répond enfin à la demande du Conseil de l’Europe de dresser un état des lieux des violences subies par les enfants placés et de reconnaître leurs souffrances. Cependant, cela ne doit pas nous faire oublier le chemin que nous avons dû parcourir seuls pour en arriver là, les prises de parole publiques quand personne ne voulait écouter, les reportages quand personne ne voulait voir, le travail colossal des associations d’anciens enfants placés quand personne n’a voulu aider.

Cette victoire est aussi teintée de tristesse et de colère pour ceux que nous avons perdus en cours de route, victimes de ce système défaillant. C’est à eux que nous pensons aujourd’hui. À Myriam, 15 ans, qui a été retrouvée morte après avoir fui son foyer depuis plus d’un mois, un foyer réputé pour des dysfonctionnements et signalé à plusieurs reprises par des enquêtes indépendantes. À Lily, 15 ans, qui a mis fin à ses jours dans un hôtel près de Clermont‑Ferrand en raison de la non-publication par l’ancienne ministre Charlotte Caubel du décret de la loi Taquet interdisant sa présence à cet endroit. Je l’affirme solennellement, la responsabilité de Madame Caubel dans le drame de l’affaire de la petite Lily est immense et j’espère qu’elle sera amenée à rendre des comptes devant votre commission. À Jess, 17 ans, qui a été poignardé à mort dans un hôtel où l’ASE l’avait abandonné. À Anthony, 17 ans, dont le corps a été retrouvé nu dans un champ près du camping où l’ASE l’avait lui aussi abandonné.

Mesdames et messieurs les députés, même si ces décès ne suscitent pas la vague de révolte qu’ils méritent, ils ne sont pas les seuls. Je pourrais malheureusement continuer pendant des heures. Le système de protection de l’enfance est en crise et les enfants placés se trouvent dépossédés de leurs droits, marginalisés, privés des moyens de se défendre. Notre système actuel, loin de protéger ses enfants, les expose à des risques, à des abus, à des traumatismes qui marquent leur vie à jamais.

Alors que le gouvernement encourage la libération de la parole des enfants et lance des campagnes de communication sur le numéro national de l’enfance en danger, le 119, qui souffre d’un manque chronique d’écoutants, notre dispositif de protection de l’enfance n’est plus en mesure d’assurer ses missions. Le nombre croissant d’enfants bénéficiant d’une mesure de protection ordonnée par l’autorité judiciaire mais non exécutée, ainsi que la perte de confiance envers notre dispositif, sont des signes alarmants. Que dironsnous à ces enfants qui cherchent de l’aide, aux voisins qui lancent l’alerte ou à l’institutrice dont les informations préoccupantes, faute d’être évaluées à temps, restent sans réponse ? L’inexécution des décisions de justice par les départements et l’aide sociale à l’enfance est doublement préoccupante.

Elle témoigne d’un manquement au respect de l’État de droit et met directement en danger la vie des enfants. Les chiffres de l’inspection générale des affaires sociales (Igas) sur les infanticides sont une illustration tragique des conséquences de ces défaillances. 34 % des enfants décédés sous les coups de leurs parents vivaient dans une famille connue des services de l’ASE et 49 % d’entre eux dans des familles suivies par d’autres services sociaux.

Les lois relatives à la protection de l’enfance votées dans cette enceinte peinent à être appliquées. Le fichier national des agréments des familles d’accueil se fait attendre et l’absence de taux et de normes d’encadrement dans les établissements est un problème majeur.

Selon le Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso), il faudrait débloquer 1,5 milliard d’euros supplémentaires pour garantir une présence de professionnels satisfaisante là où, dans les établissements qui accueillent vos enfants, ces normes existent pourtant.

De plus, la situation des jeunes majeurs est toujours alarmante. Ils sont encore mis à la rue à leur majorité, alors que la loi l’interdit. Ainsi, 40 % des jeunes sans domicile fixe âgés de moins de 25 ans de nationalité française sont d’anciens enfants placés. Commencer sa vie le dos chargé et les poches vides, avec pour seul bagage un sac-poubelle qu’on nous donne à la majorité, voilà la jeunesse que nous fabriquons.

Enfin, faute d’investissement et d’accompagnement suffisants, trop d’enfants pris en charge par l’ASE rencontrent des difficultés scolaires majeures. Deux tiers des enfants placés ont au moins un an de retard à l’entrée en sixième et seuls 13 % des enfants placés obtiennent le brevet des collèges, contre 80 % en population générale.

Ces dysfonctionnements de l’ASE ne sont pas isolés. Ils trouvent leurs racines dans des décennies de réformes insuffisantes, de ressources limitées et de professionnels mal préparés et sous-payés.

Mesdames et messieurs les députés, après cette sombre énumération de tragédies, je vous implore de ressentir au plus profond de votre être l’ampleur du désastre qui frappe les enfants placés. Ces récits de souffrances et de pertes devraient non seulement susciter l’indignation, mais surtout l’action immédiate et résolue de votre part en tant que législateur.

Regardons en face la réalité brutale. Ces enfants, ces adolescents, ces jeunes majeurs sont sous notre responsabilité collective et leur bien-être ne peut être sacrifié sur l’autel de la bureaucratie ou de l’indifférence. Pensez à vos propres enfants ou à ceux que vous avez connus. Pensez à l’horreur que vous ressentiriez si jamais ils étaient confrontés à un tel système. S’il s’agissait de vos enfants, seriez-vous capables de tolérer un tel niveau d’injustice, de négligence et de souffrance ? Si par malheur vous aviez été placé dans ce système, seriez-vous aujourd’hui assis en tant que député dans cette salle ?

La réponse, je le crains, est incertaine, car la réalité est que trop peu d’entre nous ont la chance de survivre et de prospérer après avoir été ballottés par les vagues de l’aide sociale à l’enfance.

Votre commission d’enquête doit être le catalyseur d’une prise de conscience collective. Au-delà des constats connus et des propositions déjà formulées, elle doit répondre à une question fondamentale. Qui est responsable ?

Comme la Suisse, le Danemark, le Canada ou le Chili, il est grand temps pour nous aussi de reconnaître les erreurs du passé, d’en identifier les responsabilités et d’agir pour réformer en profondeur notre système de protection de l’enfance : recentraliser la politique de protection de l’enfance, rendre obligatoire pour chaque enfant l’assistance d’un avocat, créer une autorité administrative indépendante de contrôle, améliorer les conditions de travail des éducateurs et rendre leurs diplômes obligatoires, instaurer un droit de visite parlementaire dans les établissements de l’ASE, interdire les placements à l’hôtel pour tous les enfants sans exception, élargir la protection des jeunes majeurs jusqu’à 25 ans.

Tout cela parce que les vies d’enfants placés méritent d’être protégées, chéries, et non pas écrasées sous le poids de politiques défaillantes et de l’irresponsabilité d’un grand nombre de présidents de départements.

En conclusion, je vous exhorte à ne pas détourner le regard, à ne pas éteindre la flamme de l’indignation qui doit brûler en nous face à ces abjectes réalités. Ce n’est pas seulement une question de politique, c’est une question de moralité, d’humanité et de justice. Ne décevons pas ces enfants, ne décevons pas notre devoir envers eux, envers nous‑mêmes et envers l’avenir de notre Nation. Victor Hugo aurait honte de savoir que l’histoire de Cosette aurait encore pu être écrite en 2024.

Mme Anne-Solène Taillardat. Je vous remercie tout d’abord, au nom du comité de vigilance des enfants placés, pour cette invitation à ouvrir les auditions de cette commission d’enquête. C’est un geste symbolique fort, qui pose un cadre clair, incontournable : rien pour nous, sans nous. Aujourd’hui, entre les paroles puissantes et engagées de mes deux collègues, j’ai fait le choix de vous raconter une histoire. Cette histoire, c’est l’histoire d’enfants et d’adolescents qui ont vécu la violence intrafamiliale, la précarité, l’abandon, l’exil, la maladie mentale et/ou l’addiction d’un ou des parents.

Celle d’enfants et d’adolescents qui ont appris bien trop tôt les ruptures, l’insécurité, le vide, le trop, la dissonance, la violence, le rejet, l’impuissance, l’urgence. C’est l’histoire d’enfants et d’adolescents qui ont connu les familles d’accueil et les foyers avec des trajectoires tellement disparates et aléatoires qu’il peut sembler totalement incongru qu’ils cohabitent au sein d’une même communauté.

Stabilité totale ou relative versus discontinuité et déplacements multiples, sécurité physique et affective versus maltraitance et violence institutionnelle, considération de leurs besoins fondamentaux et respect de leurs droits versus objetisation, discrimination et négation de leur statut particulier d’enfant, vie versus survie et parfois même mort. Jess, Nour, Anthony, Denko, Marina, Amine, Lily, Méline, Myriam et tous les autres, ceux que la société oublie trop vite, appelle les yeux secs, ceux dont on ne connaît ni le nom, ni l’histoire, ceux dont on est les seuls à tenir les comptes, car il n’existe pas de statistiques.

Certains diront que les morts d’enfants confiées à l’ASE sont très rares. Certes, mais même un seul enfant qui meurt devrait révolter suffisamment pour provoquer les puissants changements structurels nécessaires pour que cela ne se reproduise jamais. Et si les morts sont rares, les dysfonctionnements, eux, sont légion, connus, décryptés, documentés, dénoncés par les premiers concernés eux-mêmes, par les professionnels, par les chercheurs, par les institutions, et ils laissent des traces, parfois en filigrane, parfois indélébiles, parfois tellement envahissantes qu’elles colonisent l’âme et l’esprit, sans laisser assez de place aux envies, aux projets, aux rêves. Cette histoire a autant de visages que de mômes qui l’ont vécue, autant de chemins aussi, du plus sombre au plus lumineux, en passant par toutes les nuances de couleurs.

Cette histoire, c’est la mienne, c’est celle de mes frères et sœurs de parcours. C’est l’histoire d’une communauté qui a cruellement besoin que la société ouvre les yeux et commence à bouger pour mettre en place les conditions d’émergence de son pouvoir d’agir individuel et collectif. Depuis 2017, je fais partie du réseau Repairs, un réseau d’entraide par et pour les jeunes sortants de l’ASE. Chaque jour, nous sommes confrontés aux conséquences des défaillances et des manquements de l’ASE. Parce qu’ils n’ont pas été protégés à temps, des enfants présentent des psycho-traumatismes complexes, des retards de développement, des troubles psychiques, somatiques et/ou du comportement profondément ancrés. Il leur faudra beaucoup de temps, d’accompagnement et de soins pour reprendre leur développement, et certains garderont longtemps des séquelles.

Les blessures laissées par nos enfances fragilisées se réparent avec de la bienveillance, de l’affection, de la sécurité physique et affective et de la stabilité. C’est loin d’être la norme. Combien de jeunes du réseau Repairs n’avaient pas assez de leurs dix doigts pour compter le nombre de lieux dans lesquels ils ont été placés ? Moins visible, moins directement palpable, la violence institutionnelle que représentent les carences dans la prise en compte des besoins et des droits fondamentaux des enfants est de fait moins conscientisée. Les logiques de places et de cases prennent trop souvent le pas sur les droits, les besoins et les envies de l’enfant. Il devient alors un objet de protection et pas un sujet pensant et ressentant.

Il est au mieux l’acteur d’un scénario écrit par d’autres, selon des critères souvent obscurs et arbitraires, là où on devrait lui permettre de devenir l’auteur de sa vie. Plus visibles, plus explicites, mais tout aussi difficilement traitées, les violences subies par les enfants pendant leur placement sont encore trop courantes. Racisme, discrimination, négligence, violences verbales, psychologiques, physiques, sexuelles… Ces violences sont encore trop souvent considérées comme un phénomène marginal à traiter au cas par cas, là où elles constituent un phénomène systémique dans un secteur en souffrance et en manque de moyens qui s’effondre de l’intérieur. Comment peut-on grandir sereinement et se construire sur des bases solides si celles du système qui nous protège peuvent céder à tout moment ?

À l’âge adulte, ce sont ainsi des problématiques d’attachement, de santé physique et psychique, de confiance et d’estime de soi auxquelles nous sommes confrontés. C’est un rapport aux institutions, aux autres, au monde, teinté de cette couleur particulière qui rend tout moins évident et moins fluide. C’est Ahmed et sa phobie administrative qui lui joue des sales tours. Moussa, aimé et admiré, qui s’enfonce dans les addictions sous nos yeux impuissants. Sophie, hantée par les maltraitances qu’elle a subies et qui ne parvient plus à parler que de ça. Mia, qui s’efface tellement qu’on l’oublie, mais pas encore assez à son goût. John, qui ne demande jamais d’aide parce qu’il ne sait pas comment on fait. Carla, tellement révoltée qu’elle se consume petit à petit. Adame, qui a peur de déranger, partout, tout le temps. Malik, brillant, mais dans l’incapacité de se conformer au monde du travail. Alex, parcours de réussite montré en exemple, mais dans l’incapacité de construire une vie affective.

À Repairs, beaucoup de nos membres sont des jeunes majeurs, dont un nombre important a rencontré des difficultés à l’arrivée à la majorité. Pour ces jeunes, dont le parcours de vie a souvent été marqué par les incertitudes, les ruptures et l’absence de sens, donner corps à cette vie d’adulte dans laquelle on les projette par principe, sans réelle prise en compte de leur cheminement, de leurs besoins, de leurs aspirations, peut s’avérer inconfortable, complexe, voire impossible. La sortie de l’ASE devient alors un véritable sécateur à rêves.

Lyès rappelait tout à l’heure les statistiques sur les jeunes sans domicile fixe (SDF) de moins de 25 ans. Pour nous, à Repairs, ce ne sont pas des statistiques. Ce sont des yeux froncés, des têtes baissées, des poings serrés, des larmes, des rages, des résignations, des découragements, des impasses, des détresses, des cris, des silences. C’est Seïdou qu’on regarde partir la mâchoire serrée en sachant qu’il dormira dehors ce soir. Anassa qui bouillonne, prêt à exploser et qu’on essaye d’apaiser alors qu’on a autant la rage que lui. Amine, dont l’ASE torpille le dossier de demande de titre de séjour, puis le met dehors. Flo, mis à la rue malgré ses troubles cognitifs, qui dort chez son ami, qui ne lui laisse accès au frigo et à la douche que quand il le décide et lui confisque sa carte bleue. Bakary, envahi par ses troubles psycho-traumatiques, qu’on perdra de vue après quelques semaines de rue. Lola, qui essaie de survivre dehors comme elle peut en faisant la manche. Et Rose, son amie, qui essaie aussi de survivre comme elle peut en se prostituant. C’est Thomas, sur qui l’ASE se venge d’avoir fait un recours en effectuant un signalement au procureur pour des faits présumés remontant à plus d’un an. Nassir, contraint de dormir dans la cave du magasin qui l’emploie illégalement. Ismaël, mis à la rue à dix-huit ans et deux mois parce que l’ASE estime avoir fait son travail et respecté la loi. Je pourrais continuer pendant des pages à vous parler de ces mômes, mais j’arrive au bout de l’histoire que je voulais vous raconter aujourd’hui.

Cette histoire me hante, jour et nuit, elle hante tous mes pairs engagés et militants qui crient l’urgence et se heurtent à un bouclier d’indifférence. Cette histoire devrait tous nous empêcher de dormir.

Pour les mômes d’hier, le mal est fait, parfois de façon irréversible et nous nous épuisons à les soutenir, tant bien que mal. Mais nous avons une responsabilité collective envers les mômes d’aujourd’hui et de demain. Pendant ces auditions, vous entendrez des professionnels de la protection de l’enfance, à bout de souffle, inquiets, épuisés, assistant impuissants à un naufrage annoncé. Personne ne les écoute, ils sont inaudibles, ils sont ceux que la société refuse d’entendre parce qu’ils cheminent aux côtés de ceux qu’elle ne veut pas voir. Et pourtant, ce sont eux qui, chaque jour, dans des conditions toujours plus difficiles, travaillent à faire de l’idéal de cohésion sociale une réalité de notre société. Écoutez-les, prenons soin d’eux.

Pendant cette audition, vous entendrez des responsables de conseils départementaux à qui il revient de porter une politique de protection de l’enfance sur leur territoire, trop souvent, dans un mouvement « défensivo-offensif », parce que certains n’en ont pas les moyens et parce que d’autres ont les moyens mais décident de les mettre ailleurs dans des thématiques plus « bankable » sur le plan électoral. Les départements passent leur temps à nous rappeler les montants qu’ils investissent déjà sur nous. Ils brandissent leur budget comme un argument d’autorité et cela devrait clôturer le débat. Ils nous regardent du haut de leurs fonctions très importantes avec leurs yeux pleins de chiffres, comme si cela devait nous suffire, qu’ils avaient fait leur part et qu’on devait se dire : « Ah bah oui, le budget est déjà de plusieurs dizaines de millions d’euros, soyons raisonnables, ne demandons pas plus, tant pis ». On n’opposerait jamais ce genre d’arguments aux enfants malades.

Et puis les lignes budgétaires, ça n’efface ni les jeunes devenus SDF, ni les morts. Notre protection devrait les obliger. Rappelez-leur. Notre parole devient politique, lentement, trop rarement, dans la douleur ou dans l’ignorance souvent, mais elle le devient. Plus personne ne pourra revenir là-dessus.

Notre expertise expérientielle se révèle à mesure qu’on se montre, qu’on se parle, qu’on s’organise et, surtout, à mesure qu’on nous laisse des espaces de parole ou qu’on les conquiert.

Certains caricaturent nos luttes, nous accusant même parfois de ternir l’image du secteur et de tout ce qu’il s’y passe de beau. Les mots « ingratitude » et « exagération » ne sont pas prononcés, bien sûr, mais on pressent qu’ils sont au bord des lèvres. À ceux-là, je réponds que vous vous trompez de combat et qu’au fond, vous le savez. Nous avons tous le même idéal : une protection de l’enfance juste, digne, protectrice, avec des moyens et une reconnaissance à la hauteur de l’engagement incroyable qu’elle implique.

Bien sûr que la protection de l’enfance produit du beau. Nous avons toutes et tous croisé des gens qui nous ont marqués. Ils ont contribué à ce que nous sommes devenus aujourd’hui. Parlez, racontez, montrez-le, c’est indispensable, c’est votre responsabilité. Nous applaudirons, comme nous l’avons fait récemment pour les documentaires « Bébés placés » de Karine Dusfour ou « Comme si j’étais morte » de Benjamin Montel. Mais de grâce, le monde n’est pas si manichéen pour qu’on ne puisse pas, dans le même temps, montrer le beau et dénoncer l’indécent et le dramatique dans le but d’améliorer ce qui doit l’être. Alors oui, les petits pas, les avancées, les professionnels qui font un boulot remarquable, les quelques départements qui mènent une politique volontariste, les parcours individuels de réussite et de résilience, oui, d’accord.

Mais tant qu’il restera des Seïdou, des Nour, des Lola, des Jess, c’est qu’on n’aura pas suffisamment avancé. Et en attendant que le système soit à la hauteur de chaque enfant qu’il a à protéger, nous nous tiendrons là, debout, et nous montrerons les failles inlassablement, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus aucune.

Parce qu’en attendant, des mômes ne sont pas protégés. En attendant, des mômes sont déplacés de foyers en familles d’accueil, comme des pions sur un damier. En attendant, des mômes sont discriminés, maltraités au seul prétexte de leur extranéité. En attendant, des mômes sont abandonnés dans des hôtels miteux, sans adultes à leur côté au quotidien. En attendant, des mômes subissent de nouvelles violences dans les institutions mêmes qui sont censées les protéger. En attendant, des mômes ne reçoivent pas les soins appropriés dont ils ont besoin pour se réparer. En attendant, des mômes finissent à la rue comme des vieux meubles cassés qu’on dépose sur le trottoir une fois qu’on en a fini avec eux. En attendant, des mômes sont abîmés, brisés et certains meurent. En attendant, des mômes survivent au lieu de vivre. En attendant, des mômes meurent. Merci.

Mme Diodio Metro. Tout d’abord, merci de l’opportunité que vous nous offrez, nous, anciens enfants placés, et de l’enquête que vous allez mener dans les semaines à venir sur tous ces dysfonctionnements passés et présents de l’ASE.

Je suis une ancienne enfant de l’ASE, aujourd’hui cheffe de service éducatif, co‑fondatrice et présidente de l’association départementale d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance (Adepape) du Val d’Oise.

Je ne suis pas née française et pourtant, j’ai une histoire avec la France dès mon enfance. Mon parcours migratoire n’a été ni un choix, ni une obligation, mais le rêve d’un grand-père ancien tirailleur. J’ai été choisie parmi mes sœurs car je portais le prénom de mon arrière-grand-mère. J’ai été accueillie en protection de l’enfance après m’être retrouvée à la rue à 16 ans pour avoir refusé un mariage forcé. J’ai passé huit mois à la rue avant de pouvoir bénéficier d’une protection. L’évaluation de ma minorité a été un traumatisme que j’ai réussi à dépasser aujourd’hui, mais cela m’a demandé un long travail.

Est-ce que vous trouvez normal qu’en France, en 2024, un enfant sorte du dispositif de protection de l’enfance avec un sac-poubelle pour seul bagage ? On marche sur la tête. Est‑ce que vous trouvez normal qu’en France, en 2024, des décisions de justice pour protéger un enfant ne soient pas exécutées ? On marche sur la tête. Est-ce que vous trouvez normal qu’en France, en 2024, des enfants meurent encore sous le coup de leurs parents ? Oui, on marche sur la tête. Si un parent traitait son enfant comme l’État traite les enfants de la protection de l’enfance, il lui serait retiré.

Vous et moi, nous savons que cela n’est pas normal. Sinon, cette commission d’enquête n’existerait pas. J’ai mal à ma protection de l’enfance et j’ai mal à ma France. Cela fait plus de vingt ans que je travaille en protection de l’enfance. Chaque jour, je suis engagée, comme beaucoup de travailleurs sociaux, au nom des enfants de la République, au nom de la protection de l’enfance, afin de rendre les invisibles visibles. Chaque jour, je rencontre des jeunes sortis des dispositifs de protection de l’enfance pour une seule raison : ils ont 18 ans. Pour certains, c’est le jour de leur anniversaire, le jour de leurs 18 ans. La rue à 18 ans. Dans quelle famille voit-on ça ? Et pourtant, des lois existent. La France a signé la convention internationale des droits de l’enfant il y a plus de trente ans et cela n’est toujours pas appliqué et respecté sur l’ensemble du territoire. Pas plus que les lois de 2002, de 2007, de 2016, de 2022. Chaque jour, ces lois votées par vous, mesdames et messieurs les députés, ne sont pas appliquées et respectées. Qui vient rappeler la loi ? Qui est garant des droits des enfants placés ? La protection de l’enfance impose des droits et des devoirs aux autorités concernées, au même titre que l’exercice de l’autorité parentale pour des parents. Au niveau de la justice, on dit : « Je t’écoute, je te crois, je te protège », mais comment peut-on appeler à la libération de la parole des enfants, tout en sachant qu’une protection ne peut être assurée ?

Chaque enfant doit bénéficier d’une prise en charge en matière de santé, qu’elle soit physique ou psychique, et quelles que soient les origines de l’enfant. Comment s’en sortir lorsque les lieux de soins sont saturés ? En matière de scolarité et d’emploi, comme le disait ma collègue, chaque enfant doit pouvoir bénéficier d’une scolarité correspondant à ses choix, à ses envies et à ses compétences, quelle que soit la durée du parcours. Nous savons tous que plus de 70 % des jeunes sortants de la protection de l’enfance sont sans diplôme. Dans ces conditions, comment trouver un emploi et devenir citoyen lorsqu’on n’a pas reçu les bagages indispensables ?

De nombreux anciens enfants placés, dont moi-même, témoignent que ce qui permet de s’en sortir, c’est la rencontre. Aujourd’hui, les professionnels sont tous à bout de souffle. Dans ces conditions, comment faire pour que cette rencontre puisse exister ? En fin de compte, la protection de l’enfance est devenue une loterie. En ce moment, il n’y a pas beaucoup de billets gagnants.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Tout d’abord, je vous remercie pour la qualité de vos interventions, dont je ne doutais pas.

Nous manquons énormément de statistiques en France, à la différence du Québec, dont les recherches permettent une appropriation des problématiques posées. Aujourd’hui, à peu près 160 000 enfants sur 377 000 sont accueillis, les autres bénéficient d’une action éducative en milieu ouvert (AEMO). Les chiffres ne sont d’ailleurs, suivant les documents, jamais les mêmes : ils peuvent varier de 377 000 à 400 000. Pour mener une politique publique, encore faut-il avoir des études précises et des analyses qui vont bien plus loin que les chiffres.

De votre expérience, l’AEMO a-t-elle été utile dans le parcours des jeunes ? S’est‑elle terminée par un placement, une ordonnance de placement provisoire (OPP), un parcours en protection de l’enfance dans le cadre de l’accueil ? En examinant les parcours des jeunes, j’ai toujours été frappée par le fait qu’ils sont pris en charge très jeunes par les services sociaux. Cependant, le repérage et l’accueil en protection de l’enfance sont souvent décalés de plusieurs années, durant lesquelles le jeune n’a pas été accompagné comme il se doit. Cela entraîne des conséquences extrêmement importantes en matière de soins autour du jeune, y compris psychiques.

J’aimerais aussi connaître votre analyse de la situation d’aujourd’hui. J’ai écouté la personne du Val-d’Oise. Quand vous dites que les sorties se font à « 18 ans avec un sac-poubelle » : est-ce toujours le cas ? Si oui, dans quels départements ?

La loi du 7 février 2022, bien que riche, ne prévoyait initialement rien pour les jeunes majeurs. Cependant, grâce à notre travail, nous avons réussi à étendre l’accompagnement jusqu’à 21 ans, même si notre objectif était d’atteindre 25 ans. Aujourd’hui, certains départements proposent des contrats jeunes majeurs de trois mois renouvelables, parfois jusqu’à 18 ans et demi, 19 ans et trois mois, bien avant les 21 ans prévus. Cela ne correspond pas à l’esprit d’accompagnement que nous souhaitions. J’aimerais donc connaître vos premiers retours et votre analyse sur ces sujets.

Enfin, concernant la renationalisation de ce que l’on appelait autrefois la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (Ddass), je souhaiterais que vous m’expliquiez en quoi cela pourrait être bénéfique.

Mme Diodio Metro. L’AEMO est utile à condition que le délai pour rencontrer une famille ne soit pas d’un mois. Actuellement, les rencontres ont lieu une fois par mois, et encore, si nous avons de la chance. Parfois, ces échanges se font uniquement par téléphone, sans interaction directe. Il est difficile d’appréhender les difficultés d’une famille et de fournir l’accompagnement nécessaire en ne les rencontrant qu’une fois par mois ou deux fois par an.

Je pense que des moyens supplémentaires sont nécessaires. L’AEMO peut permettre d’éviter le placement des enfants, ce qui arrive fréquemment. Cependant, cela n’est pertinent que si les intervenants disposent de suffisamment de temps. Se rendre dans une famille demande du temps, tant pour créer du lien que pour comprendre la problématique et élaborer une stratégie éducative. Ensuite, il faut pouvoir mettre en œuvre un travail éducatif. Cela n’est pas possible compte tenu du nombre de situations à gérer. Souvent, nous accueillons des jeunes qui sortent de l’AEMO. Beaucoup n’ont pas été placés, mais à 18 ans, ils ne bénéficient pas forcément d’un projet pour l’autonomie des jeunes majeurs (PAJM). Je tiens à préciser que le terme « contrat » n’existe pas dans la loi. Un enfant n’a pas de contrat avec un département pour avancer. Il dispose d’un projet d’accompagnement éducatif, qui n’est pas nécessairement financier. Beaucoup de choses peuvent être réalisées sans argent. Pour être honnête, certains enfants que j’accueille dans le Val-d’Oise, après cinq ou dix ans de placement, n’ont toujours pas de pièce d’identité à 19 ans.

Comment les individus peuvent-ils accéder aux droits communs lorsqu’ils ne possèdent pas de pièce d’identité ? Par exemple, les erreurs d’orthographe sur la carte Vitale peuvent avoir des conséquences énormes pour un jeune. Imaginez que nos propres enfants aient une erreur d’orthographe sur leur carte Vitale. Nous ne penserions pas forcément que cela pose problème, mais en réalité, les répercussions sont importantes.

Je suis convaincue qu’il existe des solutions possibles sans nécessiter forcément un financement. Cela demande une concertation et un travail collaboratif entre les organes de l’État et les associations. Il suffit de le vouloir, de s’engager suffisamment pour y parvenir.

Mme Anne-Solène Taillardat. Concernant l’AEMO, je souhaite ajouter quelques précisions aux propos de Diodio. Effectivement, une visite mensuelle au domicile est totalement insuffisante pour donner un sens à cette mesure. Commencer à appliquer une mesure douze à dix-huit mois après que le magistrat l’a ordonnée est encore plus absurde. Cela conduit à une dégradation des situations, parfois dramatique, rendant l’AEMO inutile. Lorsque le premier éducateur intervient, la situation s’est tellement détériorée que la mesure perd tout son sens. Entre le moment où l’éducateur constate l’inutilité de la mesure et celui où il en informe le magistrat, puis celui où une audience est décidée, on peut encore perdre beaucoup de temps.

L’AEMO a un véritable intérêt lorsque cette mesure est appliquée dans de bonnes conditions, ce qui est rarement le cas actuellement, du moins pas dans les départements franciliens dont nous sommes issus.

Concernant les jeunes majeurs, il est important de rappeler que le terme de « contrat » est inapproprié. Il ne s’agit pas de contrats au sens juridique, et cela ne le sera jamais. Ce sont des accompagnements que les départements doivent proposer aux jeunes majeurs. Nous avons effectivement un biais puisque nous sommes dans des départements franciliens et que nous accueillons principalement des jeunes de ces mêmes départements. Nous constatons néanmoins une nette dégradation dans des départements qui, historiquement, avaient mis en place une politique volontariste, comme le Val-de-Marne par exemple.

Certains départements rencontrent des difficultés persistantes pour offrir un accompagnement aux jeunes majeurs, notamment en Seine-et-Marne. Cette situation est particulièrement problématique pour ceux ayant été mineurs isolés, qui subissent de véritables discriminations dans l’accès aux APJM. On observe une nette dégradation de la situation, malgré une politique volontariste de certains départements comme Paris, où la situation s’améliore. De nombreux jeunes viennent de toute l’Île-de-France et souvent de province, ce qui montre que peu de départements respectent scrupuleusement la loi. Si tel était le cas, notre charge de travail serait considérablement réduite et nous serions moins épuisés.

Nous constatons également le développement d’une conformité partielle à la loi. Par exemple, les APJM de trois mois semblent répondre à une obligation d’accompagnement après la majorité, mais ils ne permettent aucun déploiement de projets éducatifs, d’insertion professionnelle ou de prise en charge des problématiques de santé ou administratives. Ces pratiques constituent des moyens de contourner la loi et sont inadmissibles. Nous accompagnons sans relâche ces jeunes pour faire valoir leurs droits et attaquer les décisions illégales devant les tribunaux administratifs. Nous obtenons souvent de grands succès, bien que certains départements fassent preuve de créativité pour contourner la loi in fine.

M. Lyès Louffok. La question de la recentralisation est un débat récent mais très pertinent. Depuis de nombreuses années, je propose cette idée pour plusieurs raisons. Tout d’abord, lorsque le législateur a décidé, dans les années 1980, de décentraliser cette politique publique, deux objectifs étaient visés. Le premier était de rapprocher les citoyens de la décision politique, en favorisant la proximité. En 2007, il s’agissait également de contribuer à la déjudiciarisation de la protection de l’enfance, en lien avec la nécessité d’agir au plus près de la population.

En 2024, force est de constater que les objectifs ayant justifié cette décentralisation des politiques d’aide sociale à l’enfance n’ont pas été atteints. Leur pertinence n’a pas été démontrée. En observant le nombre de mesures judiciaires par rapport aux mesures administratives, on comprend que la subsidiarité du placement judiciaire au profit du placement administratif, censée illustrer le travail de proximité des élus avec la population, n’a pas pu se réaliser. Actuellement, 90 % des mesures sont d’ordre judiciaire et seulement 10 % d’ordre administratif, c’est-à-dire contractualisées entre le département et les parents. Cette réalité statistique illustre un problème dans l’effectivité du travail de proximité avec la population et l’objectif de déjudiciarisation.

Par ailleurs, il existe une absence de confiance manifeste envers le système de protection de l’enfance. Plusieurs éléments étayent les dysfonctionnements systémiques de l’ASE, générant une crise de confiance de la population. Cette crise freine la capacité des parents à solliciter de l’aide des services départementaux lorsqu’ils en ressentent le besoin pour leurs enfants.

Ces dernières années, on observe également des choix budgétaires problématiques au sein des départements. Ces décisions financières influencent négativement la qualité et l’efficacité des services de protection de l’enfance. Il y a trois semaines, un département a retiré 250 000 euros à son service de prévention spécialisée. Simultanément, ce même département a annoncé avoir débloqué 180 000 euros pour le passage de la flamme olympique. Je m’interroge quant à la responsabilité politique des élus qui prennent de telles décisions budgétaires.

On observe, ces derniers mois, un intérêt croissant des élus départementaux pour les politiques sociales liées à l’enfance. En tant qu’observateur de ce secteur depuis plus de douze ans, je constate qu’il était autrefois difficile de susciter l’intérêt des présidents de département sur ces questions. Aujourd’hui, ils s’emparent de ce sujet. Cependant, je ne les vois toujours pas aborder, le dimanche sur les marchés, le sujet de la violence sexuelle, ni parler des enfants placés dans les foyers ou les familles d’accueil du département.

Pour moi, la recentralisation n’est pas une fin en soi. Je n’ai jamais considéré cela comme une solution miracle. Je pense, en revanche, que toute réforme systémique de notre système de protection de l’enfance doit être précédée d’une réflexion approfondie. Actuellement, les départements initient des actions extrêmement limitées. Leur principale mission consiste à lancer des appels à projets pour financer des associations qui, elles-mêmes, accueillent les enfants confiés à l’ASE. Avec autant d’associations chargées d’exécuter les décisions de justice, au détriment des établissements publics, la question de l’action concrète des départements se pose, au-delà du simple financement. En effet, 80 % des établissements de protection de l’enfance relèvent du secteur associatif. On peut donc affirmer que notre système de protection de l’enfance repose presque exclusivement sur ce secteur. Recentrer la politique de protection de l’enfance apporterait, selon moi, une plus-value par rapport à la situation actuelle, notamment en permettant l’élaboration de politiques interministérielles et coordonnées. Aujourd’hui, il est évident, et cela sera confirmé par les présidents de départements qui s’exprimeront devant vous, qu’il y a une absence totale de coordination entre les départements, les agences régionales de santé (ARS), l’éducation nationale, la justice et les autres administrations de l’État. Je ne suis pas ici pour déterminer si la responsabilité incombe aux départements ou à l’État, mais il est certain que le fait de recentrer les politiques d’aide sociale en France permettrait de développer une politique interministérielle forte et cohérente. Cela donnerait également au Parlement les moyens d’assurer son rôle de contrôle de l’action gouvernementale et de légiférer avec les ressources financières nécessaires.

Lorsqu’on vote des lois en faveur de la protection de l’enfance et que l’on constate en 2024 que les lois de 2002 ne sont toujours pas appliquées, cela soulève la question des moyens alloués pour rendre ces lois effectives. Le principe de libre administration des collectivités territoriales empêche aujourd’hui d’harmoniser les règles, processus et modalités d’action sur l’ensemble du territoire national. Je pense qu’une recentralisation de la politique de protection de l’enfance permettrait de redonner à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) sa dimension civile. Ce fut une erreur de la déposséder de cette composante. Les enfants en danger, qu’ils soient sous main de justice ou sous protection de l’ASE, restent avant tout des enfants en danger. La PJJ, bien qu’imparfaite, possède un savoir-faire et une présence sur les territoires. C’est une administration déconcentrée, dotée d’une École nationale de la PJJ. Il est donc pertinent de réintégrer le civil avec le pénal pour établir enfin de véritables politiques de protection de l’enfance, réellement ambitieuses, pour tous les enfants.

Mme Anne-Laure Blin (LR). Monsieur Louffok, vous avez énoncé diverses propositions, mais à une telle vitesse que je n’ai pas pu toutes les retenir. Pourriez-vous revenir sur ces propositions ?

Nous entamons nos travaux et ne sommes pas tous experts du système, qui est assez complexe. J’aimerais bénéficier de votre regard d’enfants placés, mais aussi de professionnels, car, madame Metro, vous travaillez aujourd’hui dans ce domaine en tant que travailleuse sociale. Vous n’avez pas évoqué vos actions actuelles. Pouvez-vous nous expliquer le parcours administratif et judiciaire de ces enfants dans différents contextes ? Madame Metro, vous avez mentionné que vous veniez d’un pays étranger. Vous n’étiez pas française à l’origine. Il existe des cas d’enfants maltraités dans leur famille, mais qui sont français. Les situations sont multiples. Pouvez-vous détailler les différents cas de figure qui amènent les enfants à être pris en charge par les services de l’État ? Comment cela se déroule-t-il concrètement ? Quels sont les établissements vers lesquels ils sont dirigés ? Qui est chargé de les accompagner et à quelle fréquence ? Expliquez-nous de manière très pratique la manière dont cela se passe lorsqu’un enfant est confronté aux services de l’État ou des départements.

Madame Taillardat, vous avez mentionné que certains départements cherchent parfois à contourner la loi. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ? Quelles sont les dispositions législatives actuellement non appliquées par les départements alors qu’elles devraient l’être ? Dans de nombreux autres domaines, le fonctionnement en silos pose de réelles difficultés de communication entre les services. Vous avez fourni des chiffres intéressants. Il est essentiel de comprendre le fonctionnement des services pour bien appréhender vos témoignages.

Mme Diodio Metro. En matière de protection de l’enfance, nous utilisons fréquemment des sigles, ce qui peut rendre la compréhension difficile pour les non-initiés. Lorsqu’un enfant entre dans le dispositif de protection de l’enfance, plusieurs statuts peuvent s’appliquer. En tant que travailleur social au sein d’une Adepape, je suis confrontée à ces différentes situations. Si un enfant est placé à la suite d’une décision judiciaire, il s’agit d’un placement judiciaire. En revanche, l’AEMO relève du domaine administratif, où un accord est signé entre les parents et le département pour accompagner l’enfant. Ce type de placement repose sur une demande d’aide des parents et peut être assimilé à un contrat.

Il est également essentiel de distinguer les pupilles de l’État des pupilles de la nation, car leurs droits diffèrent considérablement. J’ai été étonnée de constater que certains responsables politiques confondent ces deux statuts. En tant que membre du conseil de famille de mon département, je participe à des commissions spécifiques, telles que celles des Adepape. Un pupille de l’État est un enfant né sous X ou un enfant dont le délaissement parental a été prononcé par un juge. Ce délaissement intervient lorsqu’un parent n’a pas répondu ou n’a pas été présent pendant une période déterminée. La commission d’examen de la situation et du statut des enfants confiés (Cessec) permet alors de rendre cet enfant administrativement adoptable. Toutefois, il est important de noter qu’un enfant peut être adoptable sur le papier sans pour autant être adopté. On entend souvent dire qu’il existe de nombreux enfants en protection de l’enfance susceptibles d’être adoptés, mais la réalité est plus complexe. En conclusion, la protection de l’enfance implique une diversité de statuts et de procédures, souvent méconnus du grand public. Il est crucial de bien comprendre ces distinctions pour assurer une prise en charge adaptée et respectueuse des droits de chaque enfant.

Nous devons prendre en compte à la fois les aspects matériels et psychologiques. Lorsqu’il s’agit d’enfants, il est essentiel d’évaluer leur capacité à imaginer ou rêver d’avoir un parent. Certains enfants ne souhaitent pas avoir de parents et restent donc dans le système. Dans ces cas, le préfet devient leur tuteur par délégation au conseil de famille, qui exerce alors l’autorité parentale.

Pour les enfants nés sous X, je peux témoigner de mon expérience en PJJ. J’ai également travaillé dans le domaine du handicap, car la protection de l’enfance englobe aussi la santé mentale. De nombreux enfants ont subi des abus sexuels, souvent au sein du cercle familial. J’ai travaillé dans une structure accueillant exclusivement des enfants avec de tels parcours, et il est extrêmement complexe pour un travailleur social de les accompagner tout au long de leur parcours judiciaire. Il existe toujours un décalage entre les procédures judiciaires et administratives. Nous nous réjouissons que les enfants victimes de féminicides puissent désormais bénéficier d’un statut protecteur. Cependant, ces enfants, à 18 ans, doivent entreprendre des démarches pour obtenir un contrat jeune majeur.

Il est crucial que les pupilles de l’État, distincts des pupilles de la nation, bénéficient des mêmes droits, indépendamment des circonstances de la perte de leurs parents. Tous ces enfants devraient être protégés jusqu’à l’âge de 25 ans. Je tiens à préciser que je suis fermement en faveur de la protection des pupilles de la nation. Je ne remets absolument pas en cause ce principe. Je pense néanmoins qu’un pupille de l’État devrait bénéficier de la même protection. Ces enfants, que le conseil de famille ne rencontre que deux fois par an, sont de plus en plus nombreux depuis la crise du Covid. La Cessec, dans de nombreux départements, se réunit désormais deux fois par mois en raison de l’augmentation du nombre d’enfants devenant pupilles de l’État. Si l’État assume la responsabilité de ces pupilles, il me semble que c’est à lui de financer leur prise en charge, et non aux départements.

Il existe différents statuts pour ces enfants, notamment les mineurs non accompagnés. Le terme exact est celui de mineur privé, temporairement ou définitivement, de la protection de sa famille. L’exercice de l’autorité parentale est souvent délégué au département, qui se retrouve alors juge et partie. Cette situation est complexe, car il est difficile de décider pour le jeune tout en assumant les coûts. Il serait essentiel que ces jeunes disposent de véritables garants, de personnes assurant la protection de leurs droits. Cela me paraît fondamental.

M. Lyès Louffok. Sur les différentes modalités de prise en charge, il faut retenir deux possibilités principales. La première est administrative, fondée sur un principe de contractualisation avec les parents, un principe fondamental puisque le placement judiciaire ne peut être que subsidiaire. Concrètement, si une information préoccupante est transmise au parquet et qu’il est mentionné que la famille souhaite collaborer avec les services de l’ASE, la saisine du juge des enfants ne pourra pas se faire. Il est nécessaire de démontrer le refus du parent de collaborer avec ces services ou de prouver une situation de danger extrême pour pouvoir saisir l’autorité judiciaire. C’est pourquoi le chiffre que j’évoquais précédemment concernant la répartition des mesures administratives et judiciaires est révélateur de l’absence de confiance de la population envers le système de protection de l’enfance.

Dans le cadre de la mesure administrative, il est possible d’avoir un accompagnement éducatif à domicile (AED), reposant sur un contrat entre le département et la famille de l’enfant, permettant la visite d’éducateurs de l’ASE. Souvent, ce sont des services associatifs qui se chargent du suivi et de l’accompagnement. Il existe également la possibilité d’un accueil provisoire, contractualisé avec le parent, qui confierait son enfant aux services de l’ASE. L’enfant pourrait alors être placé dans trois grandes catégories de structures : les foyers ou maisons d’enfants à caractère social, les familles d’accueil, et plus récemment, les hôtels, gîtes et campings, une situation que je trouve absolument scandaleuse.

Pour la partie judiciaire, la saisine de l’autorité judiciaire intervient dès lors que le parent refuse de collaborer avec le service de l’ASE ou que le danger est grave et immédiat pour le mineur. Le parquet transmet l’information préoccupante au juge des enfants dans un délai de deux semaines. Une audience se tient en présence de l’enfant et de sa famille. Le juge des enfants dispose de plusieurs options : ordonner l’exécution d’une AEMO ou décider d’un placement à l’ASE.

Le troisième outil à la disposition du juge, bien que peu sollicité, concerne les mesures d’accompagnement à la gestion budgétaire. Le juge peut ainsi ordonner un accompagnement budgétaire pour la famille concernée par la saisine.

De même que pour les mesures administratives, les placements dans le cadre judiciaire se répartissent principalement entre trois types de structures que sont les maisons d’enfants à caractère social, les foyers de l’enfance départementaux et les familles d’accueil. Il existe également des tiers dignes de confiance.

Ce qui est particulièrement préoccupant, et je vous renvoie aux dernières données produites par le syndicat de la magistrature, c’est que les magistrats font face à une surcharge de travail. Plus inquiétant encore, 70 % des juges des enfants peuvent renoncer à prendre une mesure de protection, conscients que les services départementaux de l’ASE ne seront pas en mesure de l’exécuter. Les données fournies par le syndicat de la magistrature n’intègrent pas les placements éducatifs à domicile. Cette pratique, inventée par les départements pour réduire les statistiques des mesures de placement non exécutées et réaliser des économies, ne figure dans aucun texte législatif.

Je rappelle que lorsqu’un juge des enfants ordonne le placement d’un enfant en danger dans sa famille, ce n’est pas pour qu’il reste dans son environnement familial, mais bien pour qu’il en soit extrait et protégé par les services compétents. Actuellement, on observe une multiplication des appels à projets pour des placements éducatifs à domicile (PEAD). En Alsace, par exemple, un appel à projets pour cent places en PEAD a été lancé l’année dernière. Il est essentiel de faire une distinction entre un placement et une mesure à domicile. Lorsqu’un juge ordonne un placement, le département ne peut pas exécuter cette décision de justice selon ses propres modalités, notamment en laissant l’enfant à domicile. Il doit exécuter la décision telle qu’ordonnée par l’autorité judiciaire. La situation actuelle est préoccupante.

Je rappelle également que le non-respect des mesures judiciaires de placement peut engager la responsabilité pénale et civile du président du département. Nous avons alerté depuis trop longtemps sur les drames susceptibles de survenir lorsque les placements ne sont pas exécutés malgré une décision de justice. Des décès récurrents en résultent. Les chiffres de l’Igas sur les infanticides d’enfants préalablement repérés par les services de l’ASE sont alarmants. Les présidents de département doivent comprendre qu’ils pourraient un jour se retrouver devant un tribunal pour ne pas avoir exécuté ces décisions de justice.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaite apporter une précision concernant les PAED. Le Conseil d’État a récemment décidé de les aligner sur la conception des AEMO. Cette décision aura un impact certain, selon moi.

M. Lyès Louffok. Je suis désolé, madame la rapporteure, c’est uniquement un avis du Conseil d’État. Il n’est pas opposable. Il faudra qu’il y ait un contentieux sur la question.

M. Hervé Saulignac (SOC). Dans le cadre de cette commission d’enquête, nous devons à la fois évaluer le manque de moyens et interroger le système en place. Le sujet de la recentralisation, que vous avez déjà évoqué, reviendra certainement lors des auditions, avec des avis extrêmement variés.

Vous avez mentionné certains départements adoptant une politique volontariste. Cela suppose non seulement que ces collectivités disposent de moyens, mais surtout qu’elles manifestent une volonté politique. Une politique relevant de l’État doit répondre à l’exigence d’égalité républicaine ; or il est évident que cette égalité n’existe pas, puisque les volontés politiques varient d’un département à l’autre.

Madame Taillardat, vous avez indiqué que très peu de départements respectent la loi à la lettre. Monsieur Louffok, vous avez souligné l’absence de coordination entre les services de l’État et les départements.

En mettant de côté la question de la recentralisation, pensez-vous qu’il soit envisageable de concevoir un modèle dans lequel l’État disposerait des prérogatives nécessaires pour être plus coercitif à l’égard des départements ? Cela impliquerait d’évaluer objectivement les politiques menées par ces départements, peut-être même de les noter, et, le cas échéant, d’envisager des sanctions, dont la forme reste à définir.

M. Lyès Louffok. En l’absence de recentralisation, un fléchage des dotations pourrait être intéressant pour contraindre les départements à allouer des fonds à la politique publique de protection de l’enfance. Actuellement, certains départements, notamment à la veille des Jeux olympiques, choisissent délibérément d’investir dans des compétences facultatives au détriment de compétences obligatoires. Ces départements, souvent cités dans les médias, pourraient faire l’objet d’un fléchage des dotations globales pour les contraindre à dépenser proportionnellement aux besoins de leur territoire.

Une autre idée, inspirée par le gouvernement, est celle de la compétence partagée. Si la recentralisation de la politique de protection de l’enfance n’est pas envisagée, il serait pertinent de créer un véritable statut juridique de la compétence partagée.

En attendant, je rappelle que les préfets ont un rôle à jouer, notamment en matière de contrôle de légalité, et que ce rôle n’est pas toujours assuré. L’État devrait, à mon avis, renforcer considérablement ses liens avec les préfets et leur demander d’être beaucoup plus rigoureux dans les contrôles de légalité, notamment en matière d’appels d’offres sur les marchés publics. Il est inacceptable que des structures interdites par la loi Taquet, telles que certains hôtels, campings ou gîtes, continuent à être financées. De plus, les décisions votées dans diverses assemblées départementales, refusant de protéger des mineurs non accompagnés placés sur décision de justice, constituent une atteinte manifeste à la loi. Les préfets devraient jouer un rôle plus important dans ces contrôles.

Cependant, pour moi, la recentralisation demeure une étape fondamentale et un objectif à atteindre.

Mme Anne-Solène Taillardat. Une proposition complémentaire consiste en la création d’une instance de contrôle indépendante des lieux de placement, distincte des départements. Cette demande, que nous portons depuis longtemps, s’inspire du modèle de la contrôleure générale des lieux de privation de liberté. Nous souhaiterions une instance indépendante de contrôle, non liée aux départements, sachant qu’actuellement ce sont les départements qui exercent la mission de contrôler les établissements qu’ils financent. Cela peut évidemment poser des problèmes d’objectivité.

En ce qui concerne les sanctions, je pense sincèrement que les sanctions financières demeurent les plus contraignantes pour les départements qui disposent des moyens, mais refusent de les allouer à cette politique publique obligatoire.

M. Lyès Louffok. Très rapidement, il est nécessaire de mettre en place une instance nationale indépendante de contrôle, qui pourrait prendre la forme d’une autorité administrative indépendante. Cette piste me semble particulièrement appropriée. En complément, je propose de rendre obligatoire la désignation systématique d’un avocat pour tous les enfants placés sous la protection des services de l’ASE. Cela constitue, selon moi, le meilleur moyen de lutter contre les violences institutionnelles et de protéger les droits fondamentaux des enfants. Lorsque chaque enfant placé aura la possibilité d’être assisté par un avocat dans les procédures civiles – je rappelle que cette assistance est obligatoire dans les procédures pénales, mais ne l’est pas dans les procédures civiles, il disposera d’un interlocuteur de confiance, dédié exclusivement à la défense de ses intérêts. Cet avocat pourra être sollicité par l’enfant, faire exécuter les décisions de justice, veiller au respect des droits procéduraux lors des audiences et intervenir sur de nombreux autres aspects. Cette mesure créerait un contre-pouvoir vis-à-vis des départements, car l’enfant, souvent démuni dans un système complexe et difficile à comprendre, n’a pas toujours d’adultes de confiance pour le soutenir. La présence d’un avocat clairement identifié pour défendre ses intérêts permettrait à l’enfant de s’exprimer et de faire valoir ses droits de manière plus efficace.

Mme Astrid Panosyan-Bouvet (RE). Vous avez mentionné les départements, mais ce sujet n’est jamais véritablement abordé durant les campagnes électorales. Les départements et les partis politiques réagissent en fonction des attentes, et non simplement des émotions des citoyens. Cela nous interpelle, nous, ainsi que ceux qui nous observent, quant à notre responsabilité.

Vous avez évoqué diverses propositions, notamment la recentralisation. J’aimerais vous poser une question concernant les expériences passées, tant en France qu’à l’étranger. Je n’apprécie guère le terme « placement », que je trouve très inélégant, mais quelles sont les meilleures solutions pour assurer cette sécurité physique et affective, ainsi qu’un accompagnement optimal durant ces périodes de rupture très difficiles ? Au-delà des moyens et des orientations budgétaires, il est essentiel de déterminer quelles sont les structures les plus adaptées. S’agit-il des centres ou des familles ? Et lorsque l’une de ces options est choisie, quels sont les conditions et les facteurs de succès ?

M. Lyès Louffok. Cette question a été tranchée par l’Organisation des nations unies dans le cadre de l’élaboration de lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants. Ces lignes directrices indiquent de manière très claire que l’accueil familial est la forme de placement la plus protectrice des droits et des besoins fondamentaux de l’enfant. Cette préférence s’explique par une raison assez simple. L’accueil familial est le seul qui permet de garantir une stabilité du lien affectif avec un adulte de référence. De plus, il offre des chances supplémentaires dans la vie d’adulte par rapport aux enfants placés en institution. Je vous encourage vivement à vous référer à ces lignes directrices. Elles existent depuis plus de trente ans, bien que peu de monde les connaissent. Les normes onusiennes sont de haute qualité en matière de protection des enfants.

Mme Astrid Panosyan-Bouvet (RE). Pourquoi, dans notre approche actuelle, que ce soit au niveau central ou départemental, l’accueil en famille fonctionne-t-il moins bien que dans d’autres pays étrangers ? Est-ce dû à la sélection des familles ? Est-ce une question de moyens financiers ? Il est essentiel de se pencher sur ces aspects.

M. Lyès Louffok. Permettez-moi de vous parler de la pénurie des familles d’accueil en France. En 2016, plus de 50 % des enfants étaient accueillis dans des familles d’accueil. En 2024, ce chiffre est tombé à 40 %. Cette diminution s’explique notamment par une pénurie liée à une pyramide des âges défavorable, avec une population active vieillissante qui n’est pas systématiquement remplacée lors des départs à la retraite. Actuellement, le recrutement de nouvelles familles d’accueil rencontre un frein : les services départementaux peinent à considérer qu’une personne souhaitant devenir famille d’accueil puisse conserver son emploi d’origine. Cette barrière idéologique persiste, on considère souvent qu’une mère au foyer sans emploi est la mieux placée pour s’occuper des enfants. Cette vision rend difficile l’exploration d’autres modes d’accueil pour les enfants placés, notamment en vue de délivrer des agréments pour devenir assistants familiaux.

Une proposition de loi sera examinée au Sénat à la fin du mois de mai. Elle a de bonnes chances d’être votée et j’espère qu’elle arrivera rapidement devant votre chambre. Ce texte vise notamment à permettre le cumul de l’emploi – en tout cas à le graver dans le marbre de la loi, afin de faire évoluer les pratiques départementales.

Concernant la conception même du système de protection de l’enfance, nous faisons face à une véritable problématique. Au fil de l’histoire, nous avons évolué des orphelinats aux mères nourricières. Aujourd’hui, nous parlons de l’ASE et des familles d’accueil. Cependant, nous n’avons jamais réellement défini et affirmé la mission de notre politique de protection de l’enfance – cela pourrait être l’objet de la commission d’enquête.

Pour ma part, je suis convaincu qu’une politique de protection de l’enfance digne de ce nom repose sur deux éléments concrets. Premièrement, une politique de secours aux populations, en l’occurrence les enfants, qui sont les plus vulnérables parmi nous. Deuxièmement, une politique de suppléance parentale. En envisageant la politique de protection de l’enfance à partir de ces deux éléments, nous élargissons notre cadre de pensée et pouvons plus facilement identifier les aberrations actuelles. Lorsqu’on parle de suppléance parentale, il devient immédiatement inconcevable de placer un enfant dans un foyer ou une structure collective pendant dix, quinze ou dix-huit ans. De même, il serait impensable de mettre des enfants à la rue à dix-huit ans sous le simple prétexte qu’ils ont atteint la majorité légale. Pour moi, un système de protection de l’enfance doit intégrer ces deux éléments.

Mme Anne-Solène Taillardat. La stabilité du parcours de l’enfant est évidemment primordiale. J’ai évoqué dans mon introduction de nombreux enfants qui passent par un premier foyer d’urgence, puis une famille d’accueil, éventuellement un foyer, puis peut-être un autre foyer d’urgence, et ainsi de suite. La possibilité de créer des liens durables est tout aussi importante que la stabilité du parcours. Ces liens ne se limitent pas uniquement à l’assistante familiale, ils s’étendent à l’ensemble de la famille d’accueil, à l’environnement social global de l’enfant. La protection de l’enfance est souvent trop cloisonnée. Il est nécessaire d’inclure les loisirs ou l’école, et d’éviter que l’enfant ne fréquente cinq établissements scolaires différents au cours de son parcours. La question des soins appropriés est également centrale, qu’il s’agisse de soins physiques ou de soins psychiques.

La prise en compte du psycho-traumatisme reste largement sous-estimée en protection de l’enfance. Nous savons que ces éléments sont des facteurs prédictifs d’une insertion réussie. L’accompagnement jusqu’à l’extinction des besoins est également important. Il est opportun de rappeler que, pour les enfants issus de familles lambda, l’âge moyen de décohabitation est de 24 ans, alors que pour les enfants pris en charge par la protection de l’enfance, cet âge est, au mieux, de 21 ans lorsque tout se passe bien. À cet égard, ces dernières années, un travail formidable a été accompli en Australie. Une étude a démontré que pour chaque dollar investi sur un jeune majeur, deux à six dollars de coûts sociaux futurs sont évités.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je connaissais déjà partiellement ces éléments, mais cette commission d’enquête est une excellente occasion de les faire connaître à tous. Je souhaite rappeler les points que vous préconisez. Je suis satisfaite de vous entendre car vos préconisations rejoignent celles de mon parti politique. Il est essentiel de recentraliser la politique de protection de l’enfance et d’imposer l’obligation d’assistance de l’avocat, tant au niveau pénal que civil. J’irais même plus loin que vous : dès qu’il y a une information préoccupante, l’État devrait désigner un avocat pour l’enfant.

Vous proposez également d’instaurer un droit de visite pour les parlementaires. J’ai eu beaucoup de peine quand le projet de ma collègue Laure Lavalette, qui proposait justement un droit de visite aux parlementaires, sénateurs et députés, a été refusé par le Parlement. Il y a donc une responsabilité des députés. Lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts des enfants, il ne doit pas y avoir de politique. Si j’espère qu’à l’avenir, lorsque nous reprendrons certaines de vos propositions, l’ensemble des députés de l’Assemblée nationale les adoptera.

Je souhaite également recentrer le débat sur les maltraitances. Je souhaite attirer votre attention sur un cas survenu en Seine-et-Marne, celui du jeune Bastien. Pardonnez-moi si je me répète, mais il est essentiel que cette commission en prenne connaissance. En Seine-et-Marne, Bastien a été placé dans une machine à laver après neuf signalements et trois informations préoccupantes. J’ai écrit à Monsieur Jean-François Parigi, président du conseil départemental, qui ne m’a toujours pas reçue, bien que je sois élue depuis presque deux ans. Vous avez mentionné plus tôt que certains conseils départementaux font preuve de résistance lorsqu’il s’agit de protection infantile, et c’est effectivement le cas ici.

Il est impératif de comprendre pourquoi ces informations préoccupantes ne sont pas suivies d’actions. En consultant la brochure du syndicat de la magistrature, on constate que 77 % des juges des enfants ont déjà renoncé à prononcer des décisions de placement d’enfants en danger au sein de leur famille, faute de places disponibles ou de structures adaptées. Cette situation est désolante. Il est nécessaire de diriger les financements vers ce domaine, et je partage votre avis pour l’instant : l’État n’a pas alloué les ressources nécessaires. Je souhaite retenir votre préconisation, à savoir la mise en place d’un organisme extérieur.

Mme la présidente Laure Miller. Madame Roullaud, avez-vous une question ? Il faut que chacun puisse s’exprimer. Jusqu’à présent, vous avez principalement politisé la commission d’enquête sans poser de questions.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Le sujet revêt une importance capitale pour tous les citoyens qui nous écoutent et pour notre travail de députés. Ne croyez pas que cette démarche vise à politiser le débat, il s’agit avant tout de progresser.

Je rappelle également à Madame Blin, qui n’a pas entendu mes propositions, qu’il y a aussi celle d’un organisme extérieur chargé du contrôle. En effet, je tiens à souligner que, selon le rapport de la Cour des comptes de 2014, en cinq ans, seuls trente-huit contrôles ont été effectués dans les établissements publics.

Vous avez dit qu’il faut interdire le placement des enfants dans des hôtels. Cependant, dans le cas où un enfant est victime de violences dans le foyer où il se trouve, ne pensez-vous pas qu’il serait préférable, en raison de la pénurie de solutions de placement, de recourir à un hôtel plutôt que de laisser l’enfant dans une situation dangereuse ?

Ensuite, pensez-vous qu’il serait pertinent de prévoir dans la loi un mécanisme permettant à l’enfant d’avoir son mot à dire concernant son placement ? En lisant divers ouvrages, y compris celui de Monsieur Louffok, on constate que les enfants sont souvent déplacés de manière dramatique, parfois arrachés à un environnement où ils se sentent bien. Cette question me préoccupe énormément. Ne pourrait-on pas envisager, sans aller jusqu’à un droit de veto, d’intégrer cette préoccupation dans la législation ?

Enfin, pourriez-vous nous expliquer plus en détail le rôle des cellules de recueil des informations préoccupantes (Crip) ? Beaucoup de membres de cette commission ne connaissent pas bien leur fonctionnement.

Mme Diodio Metro. Je vais répondre à la question concernant les hôtels. Imaginez qu’un enfant abusé sexuellement dans une institution se retrouve à l’hôtel. Pour rappel, 95 % des enfants à l’hôtel sont des mineurs non accompagnés. Que se passe-t-il à l’hôtel ? J’ai des jeunes qui sont arrivés à l’association après y avoir passé trois ans. Vous rendez-vous compte ? Une journée sans voir personne. Rien que le vide et l’angoisse. Cela conduit à des suicides.

Le plus grand danger vient de l’extérieur. Ces gamins sont happés par des réseaux, d’abord ceux de la prostitution puisque 50 % des enfants prostitués sont des mineurs issus de la protection de l’enfance. Quand j’étais éducatrice, nous en parlions, mais personne ne nous croyait. Nous alertions il y a quinze ans sur le risque de prostitution de ces enfants.

Être à l’hôtel, c’est une angoisse immense. Un vide sidéral qui conduit un enfant à la dépression et à être happé par des réseaux. Au-delà de la prostitution, il y a tous les dangers liés aux trafics, notamment de drogues. La semaine dernière, j’ai reçu un appel de la police concernant un jeune homme de 18 ans, en fin de prise en charge sur le territoire. Ce jeune avait appelé la police pour être protégé d’un réseau. Nous avons contacté le 115, car nous n’avions pas d’autres solutions. Il se trouvait dans un foyer de jeunes travailleurs (FJT). On nous a répondu qu’il n’y avait pas de place. La police a surveillé et protégé ce jeune homme pendant 15 jours. Nous avons dû solliciter l’intervention du préfet pour obtenir une injonction de protection, car il avait été placé dans un environnement où il était exposé à des réseaux dangereux. C’est le risque inhérent à l’hébergement en hôtel.

Lorsqu’un enfant se retrouve victime d’abus sexuels, il est essentiel de comprendre les circonstances qui ont conduit à cette situation. Premièrement, il est impératif de mettre en place des dispositifs de réponse judiciaire, notamment en les orientant vers les unités médico-judiciaires (UMJ) pour constater les faits. Deuxièmement, il faut prévoir des lieux de protection et de sécurité. Une telle situation n’aurait jamais dû se produire. Qu’est-ce qui a permis que cela arrive ? L’hébergement en hôtel ne constitue pas une solution adéquate pour ces jeunes filles. Au contraire, cela les expose davantage aux dangers du système.

Mme Anne-Solène Taillardat. Lorsqu’on évoque les hôtels, il est essentiel de comprendre que ce sont des établissements où les couvertures présentent des taches de sang, de sperme ou de matière fécale, au choix. Les draps y sont changés au bon vouloir de l’hôtelier, parfois une seule fois par mois, dans le meilleur des cas. Ce sont des lieux où il est impossible de se préparer à manger. Les résidents doivent se contenter de sandwiches ou, pour les plus chanceux, de tickets restaurant pour des kebabs. En termes de nutrition, c’est un véritable scandale. Je ne mentionne même pas la gale, les cafards, les souris, ou encore les hôteliers qui voient des billets à la place des jeunes qu’ils accueillent. Certains peuvent même se montrer violents ou harceler sexuellement les jeunes femmes.

Nous parlons d’enfants de 14 à 17 ans, abandonnés entre quatre murs souvent très exigus, parfois entassés à deux ou trois dans une chambre d’hôtel pendant des jours. Souvent, ces jeunes ne sont pas scolarisés parce que les structures n’ont pas réussi à travailler avec eux ou parce qu’ils sont mineurs isolés, discriminés et relégués là faute de moyens pour leur offrir mieux qu’une chambre d’hôtel. Ils se retrouvent plongés dans l’isolement et l’absence, entre quatre murs d’une chambre insalubre. Personne ne souhaiterait cela pour son propre enfant, même s’il a été victime de maltraitance dans son foyer.

Il incombe aux départements de prévoir suffisamment de places pour ces jeunes. On ne peut pas concevoir un système en se disant que, même s’il est défaillant, on peut l’autoriser. Actuellement, le département du Nord, parmi d’autres comme la Loire-Atlantique, tente d’être créatif en remplaçant parfois les hôtels par des campings ou des gîtes.

Nous réclamons des places avec des professionnels diplômés pour s’occuper de ces enfants en difficulté. Aucun de vous n’accepterait de laisser son enfant, ou même de passer une seule nuit, dans une telle chambre d’hôtel. Par conséquent, non, je ne pense pas que l’hébergement à l’hôtel soit une solution.

M. Lyès Louffok. Concernant les hôtels, il est essentiel de souligner que les présidents de départements, en responsabilité, devraient être en mesure d’évaluer les bénéfices et les risques d’un dispositif. Si, par exemple, un enfant est victime de violences sexuelles dans un foyer, j’espère que le premier réflexe du président de département ne sera pas de placer cet enfant dans un hôtel, mais plutôt de faire appel à une famille d’accueil bénévole. Il s’agit d’une évaluation bénéfices-risques. Je préfère largement que l’on sollicite des bénévoles plutôt que de laisser des enfants dans des structures où ils pourraient potentiellement mourir.

En ce qui concerne les informations préoccupantes, je rappelle qu’en 2022, le Parlement a voté l’obligation pour les départements de se doter du référentiel de la Haute Autorité de santé (HAS) pour l’évaluation du danger. Lorsqu’une évaluation d’informations préoccupantes doit être réalisée aujourd’hui en France, le référentiel de la HAS est obligatoire et doit être utilisé pour mener cette évaluation. Nous faisons face à un dysfonctionnement notable car en 2022, le Parlement a également voté le principe que la formation à ce référentiel devait être assurée par le groupement d’intérêt public Enfance en danger (Giped). Cependant, les moyens alloués au Giped dans le projet de loi de finances et le projet de loi de financement de la Sécurité sociale n’ont pas augmenté, voire ont diminué, alors que de nombreuses missions lui ont été confiées. Je pense notamment à la formation au référentiel de la HAS, mais aussi à la création du fichier national pour recenser les agréments de familles d’accueil, qui n’a toujours pas été instaurée. J’attends avec impatience l’audition des responsables du Giped et nous ne manquerons pas de vous transmettre une série de questions, si cela vous intéresse, sur les réorientations et les changements de lieux de placement.

Je rappelle que la loi de 2016 impose aux départements d’informer le juge des enfants en amont des changements de lieux de placement. Or, cette loi n’est pas respectée. Cela empêche le juge de convoquer une audience, d’entendre les parties et de vérifier que le choix des services départementaux respecte l’intérêt supérieur de l’enfant. Par ailleurs, la présence d’un avocat dans ces situations permettrait de soulever ces points de procédure.

Il est également important de rappeler que les enfants ont le droit de faire appel des décisions les concernant. Cependant, sans assistance systématique d’un avocat et sans connaissance des procédures d’appel, ce droit reste théorique et n’est jamais exercé en pratique. Les enfants disposent de ce droit, mais nous ne leur avons pas donné les moyens de le faire valoir.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Votre présence et la constitution de ce comité marquent un tournant dans l’histoire de la protection de l’enfance. Les personnes concernées n’ont jamais eu la parole dans notre pays, et pour la première fois, elles la prennent. C’est un moment important, historique, qui nous appelle à une grande responsabilité en tant que parlementaires. Je souhaite que vos vidéos soient diffusées partout, car elles permettent de planter le décor de nos travaux.

Le constat de l’effondrement de la protection de l’enfance est largement partagé, que ce soit par les premiers concernés, les enfants placés et les anciens enfants placés, mais aussi par les professionnels de la protection de l’enfance et du travail social, ainsi que par les magistrats et les juges des enfants, submergés par des conditions de travail de plus en plus difficiles. Une partie des départements partage également ce constat, certains avec un diagnostic particulièrement inquiétant, voire raciste. Par exemple, une collègue députée a soulevé la question des pratiques illégales de certains départements, comme le refus de prise en charge des mineurs non accompagnés, ce qui est illégal et constitue un problème majeur. Face à cela, nous n’avons observé aucune remise en question, ni aucune déclaration du gouvernement, lorsque Charlotte Caubel était secrétaire d’État.

Ce qui doit nous intéresser aujourd’hui, ce sont les perspectives et les propositions pour changer cette situation et éviter d’entendre de tels récits à l’avenir. Nous sommes dans un moment où il est essentiel de politiser les enjeux de la protection de l’enfance. Ce n’est pas un gros mot, c’est extrêmement important, et c’est le mandat qui m’a été confié, qui doit être le mandat de chacun ici, avec nos propositions respectives. En tout cas, je n’ai aucune difficulté à affirmer que je fais des propositions politiques, j’en suis même assez fière.

Un conflit persiste entre les départements et l’État, comme vous l’avez souligné. Au milieu, des enfants sont pris dans ce conflit, à l’image de deux parents qui se déchirent. En tant que professionnels, nous parlons souvent de conflits de loyauté, d’instrumentalisation des enfants. Je constate que nous avons deux parents défaillants, à savoir l’État et les départements, qui se renvoient la balle. Ainsi, votre proposition de recentralisation me semble pertinente.

Par ailleurs, nous manquons d’indicateurs pour évaluer le nombre d’enfants concernés par la protection de l’enfance ; ce travail est souvent réalisé par les syndicats, suppléant ainsi aux outils de l’État. J’aimerais connaître vos propositions pour obtenir des indicateurs précis en matière de protection de l’enfance.

Une autre question soulevée concerne les aspects budgétaires. Il a été rappelé que certains départements investissent davantage, mais ces investissements demeurent insuffisants face aux besoins. Il est essentiel de partir des besoins en protection de l’enfance, et non simplement d’augmenter les budgets. Je rappelle également que certains départements réclament de nouvelles compétences, comme l’agriculture, ce qui est assez particulier dans un contexte où les compétences actuelles ne sont pas pleinement assurées.

Ensuite, je souhaitais vous interroger sur les possibilités de contrôle. J’ai bien pris connaissance de votre proposition concernant la création d’une autorité de contrôle sur le modèle de ce qui existe pour les lieux de privation de liberté, que je trouve très intéressante. Dans l’immédiat, quel pourrait être le rôle du préfet, notamment dans les départements où des placements hôteliers existent encore ? Nous avons lu des articles relatant des situations graves avec des enfants très jeunes placés en hôtel, notamment dans le département du Nord. Que peuvent faire les préfectures de manière immédiate ?

Concernant l’amélioration des conditions de travail, vous avez brièvement abordé la question des taux d’encadrement. Effectivement, nous envoyons nos enfants en colonie de vacances lorsque le taux d’encadrement est adéquat. Or, les enfants sont placés à l’ASE sans taux d’encadrement. Je souhaiterais également vous entendre sur les questions salariales, car je constate une dégradation très forte du niveau de vie des professionnels.

Enfin, je voudrais aborder une question plus large sur les changements culturels nécessaires dans notre pays, tant sur les droits des enfants que sur ce que nous, parlementaires et citoyens, pourrions faire. Existe-t-il un sursaut, similaire à celui des luttes féministes, pour comprendre que les dominations exercées sur les femmes peuvent également exister sur les enfants ? Nous n’avons pas de comptage des infanticides, mais avez-vous des pistes pour un sursaut culturel visant à prendre en compte les droits des enfants de manière différente ? Nous commençons à parler d’enfantisme. Quel est votre avis sur ce sujet ?

Mme Anne-Solène Taillardat. Je vais aborder la question des statistiques. Lorsqu’on ne souhaite pas reconnaître un problème, on choisit de l’ignorer. C’est ce que la France a fait concernant la protection de l’enfance depuis longtemps. Elle a décidé de ne pas se doter des moyens nécessaires pour obtenir des statistiques précises et pour suivre l’évolution de ces enfants sur des aspects essentiels tels que la santé, la scolarité et le développement à long terme. Quelques recherches ont été menées, notamment l’étude longitudinale sur l’accès à l’autonomie des jeunes, réalisée par Isabelle Frechon pour l’Institut national d’études démographiques. Cette étude, remarquable, a été conduite en plusieurs vagues sur un échantillon de jeunes de différents départements du Nord et de la région Île-de-France. Elle a eu des effets significatifs sur la compréhension des trajectoires des enfants. Elle a démontré que plus un jeune est pris en charge longtemps après sa majorité, plus il parvient à atteindre un niveau scolaire comparable à celui de la population générale. De plus, la multiplicité des lieux de placement a un impact négatif sur la création d’un entourage fiable et solide.

Il incombe à l’État de demander des comptes et d’imposer aux départements des remontées statistiques exhaustives et fiables. Il doit les contraindre à fournir toutes ces données essentielles, afin de pouvoir ajuster les politiques de protection de l’enfance en fonction des besoins, de l’évolution et des effets de leur mise en œuvre. Cela est indispensable et doit être mis en place de manière impérative.

M. Lyès Louffok. Depuis 2012, une obligation impose aux départements de transmettre leurs données. Une enquête du journal Le Monde, publiée il y a un peu plus d’un mois, révèle une situation alarmante. En plus de dix ans, seuls dix départements ont effectivement transmis leurs données via des logiciels obsolètes, coûtant annuellement au moins 50 millions d’euros. Ces chiffres ne couvrent pas l’ensemble des départements utilisant ces logiciels. De plus, les propriétaires de ces logiciels sont des entreprises domiciliées dans des paradis fiscaux. Il est impératif de creuser cette question. Les professionnels de l’ASE utilisent couramment le logiciel Iodas, censé faciliter la remontée des données. Cependant, la majorité des collègues dans ce secteur constateront que ce logiciel n’est pas utilisé de manière efficace.

Par ailleurs, les stratégies de lutte contre la pauvreté et de protection de l’enfance, qui ont amorcé un principe de contractualisation avec les départements en échange de financements publics supplémentaires, visaient notamment à obtenir des remontées d’informations plus précises. Ces stratégies établissaient des indicateurs et des règles à respecter en échange de financements, permettant ainsi d’obtenir des données plus fines que celles recueillies jusqu’à présent. Malheureusement, en 2024, nous n’avons aucun retour sur l’effectivité de ces stratégies. Nous ignorons si les départements ayant reçu des fonds de l’État ont respecté l’intégralité du cahier des charges. Il serait pertinent de poser la question à la direction générale de la cohésion sociale lors de son audition.

Concernant le rôle des préfets, je pense qu’il est impératif de fermer certains hôtels, notamment dans le Nord. Ces établissements accueillent des enfants de 8 à 13 ans non accompagnés, ce qui est inacceptable. Le préfet dispose du pouvoir de fermer ces structures et de charger le département de trouver des solutions alternatives. Nous ne pouvons tolérer, au vu des événements récents, de continuer à héberger des enfants de 8, 9 ou 10 ans dans des hôtels, en violation de la loi. Si le département doit débloquer 50 millions d’euros supplémentaires pour trouver des places en urgence ou augmenter les salaires des familles d’accueil afin d’en attirer davantage sur son territoire, il doit le faire. Il est inacceptable que les enfants subissent les conséquences de cette pratique illégale et dangereuse. La fermeture d’établissements et de structures touristiques me semble être une mesure raisonnable compte tenu de la gravité de cette situation.

Sur le plan sociétal, je remarque avec optimisme que l’Assemblée nationale a choisi de créer une délégation aux droits des enfants, ce qui constitue une avancée significative. Nous espérons que le Sénat suivra cette initiative.

Aujourd’hui, deux commissions d’enquête sont lancées : l’une sur les dysfonctionnements de l’ASE ; l’autre sur les victimes de violences sexuelles dans le monde de l’art et du cinéma. La place des enfants prend de plus en plus d’importance au sein du Parlement, particulièrement à l’Assemblée nationale. Ces efforts doivent être poursuivis.

Je tiens à souligner qu’il existe des possibilités d’engagement accessibles à tous, notamment le parrainage de proximité. En tant que fervent défenseur de cette initiative, je considère qu’elle permet de mettre en relation des membres de la société civile, des citoyens ordinaires désireux de consacrer du temps à un enfant, afin de construire une relation affective stable et durable. Ces personnes partagent bénévolement ces moments et ne font pas partie du système de l’ASE. Le parrainage de proximité crée également une forme de vigie citoyenne pour les enfants placés. Plus nous aurons de parrains et de marraines, mieux ce sera. La loi de 2022 oblige d’ailleurs les départements à proposer systématiquement un parrain ou une marraine à tous les enfants placés. Cependant, cet aspect de la loi n’est pas respecté.

M. Sébastien Peytavie (Écolo-NUPES). Vous avez mentionné le principe du « jamais sans nous ». Vous avez abordé de nombreux sujets d’ordre général, national et départemental. J’aimerais profiter de votre expérience pour obtenir des précisions sur ce que signifient un accueil et un placement. Vous avez raconté les histoires de jeunes majeurs qui, à 18 ans, quittent leur placement avec des sacs-poubelles, soulignant le caractère très déshumanisant de cette pratique. De plus, le vocabulaire utilisé, comme « vêtures » pour le shopping ou « transferts » pour les vacances, contribue à un système déshumanisé. J’aimerais vous entendre sur ce point.

Vous avez également parlé des différentes ruptures dans les parcours d’accueil, souvent accompagnées de fugues, ainsi que des divers types d’accueil, que ce soit dans des familles d’accueil, des lieux de vie ou des foyers. Même si les chiffres semblent difficiles à obtenir, j’aimerais avoir une idée approximative de la répartition des enfants par type de structure d’accueil. Ma collègue a posé une question sur les modalités d’accueil idéales. Pour ma part, j’aimerais connaître les particularités de chaque type de structure. Être accueilli dans un foyer a des implications spécifiques, tout comme être accueilli par une famille d’accueil. Il est important de comprendre les difficultés rencontrées par certains professionnels, notamment ceux qui travaillent en famille d’accueil et qui peuvent se retrouver très isolés.

Je souhaiterais également vous entendre sur l’accès aux soins, notamment les soins psychiques et ceux liés aux handicaps. Comment ces soins sont-ils dispensés dans le cadre de l’ASE ?

Enfin, la question de la prévention me semble essentielle. Vous avez évoqué les différents rôles de l’ASE, mais qu’en est-il de la prévention, avant que les problèmes ne surviennent ?

Mme la présidente Laure Miller. Je vous laisse répondre. Les questions étant nombreuses, vous pourrez compléter vos réponses par des contributions écrites.

Mme Diodio Metro. En tant que professionnelle de l’accueil, j’ai travaillé en foyer d’urgence. L’une des difficultés majeures réside dans l’accueil des enfants. J’étais responsable d’un groupe, appelé groupe des moyens, comprenant des enfants âgés de 8 à 12 ans. Nous devions souvent les accueillir en improvisant des couchages, faute de place. Par exemple, à trois heures du matin, on m’a informée de l’arrivée d’une petite fille de 8 ans. J’ai dû installer un matelas dans le couloir pour pouvoir l’accueillir. Cela ne constitue pas un véritable accueil. Je parle spécifiquement de mon département, le Val-d’Oise. Depuis quelque temps, je suis alertée par le nombre croissant d’enfants en accueil d’urgence. Le foyer d’urgence est censé être temporaire, avec une durée de séjour maximale de trois mois. Cependant, certains enfants y restent un an, observant les autres partir tandis qu’eux demeurent sur place. Cela signifie que les institutions font des choix parmi les enfants. Ceux qui posent moins de problèmes comportementaux sont privilégiés. Ainsi, nous sélectionnons les enfants que nous accueillons, ce qui pose problème. Imaginez-vous avec un enfant de 10 ans présentant des comportements difficiles. J’ai souvent rencontré des situations où il fallait contenir physiquement un enfant pour l’empêcher de se blesser ou de blesser les autres ; par exemple, l’empêcher de se fracasser la tête contre le mur ou de jeter un camarade par la fenêtre. Et souvent, je me retrouvais seule, car mon collègue devait partir en rendez-vous. Il reste encore dix autres cas, car les groupes sont souvent composés de douze personnes. À un moment donné, je comprends que l’institution protège également ses professionnels. Il arrive que les institutions protègent, mais les lieux d’accueil d’urgence n’ont pas cette option. Ils sont contraints de garder les enfants, même s’ils n’ont pas de solution immédiate.

Je pense que l’accueil en protection de l’enfance est différent. Pour ma part, j’ai travaillé dans des maisons d’enfants à caractère social (Mecs). Nous avons évoqué plus tôt les familles d’accueil, qui jouent un rôle essentiel. J’ai beaucoup apprécié mon expérience en Mecs. J’ai travaillé dans une institution où les enfants étaient répartis par tranches d’âge, avec la possibilité de passer d’un groupe à l’autre tout en restant dans la même structure. Cela permettait de conserver les mêmes éducateurs, qui suivaient parfois les enfants sur plusieurs années, et d’accueillir des fratries. Ce fonctionnement, avec un rythme bien défini et une équipe conséquente, m’a permis de partager de véritables moments de vie avec ces enfants et de les accompagner de manière continue. J’ai suivi des enfants de 9 à 21 ans. Je pense que tout dépend de la manière dont l’institution réfléchit à son organisation. Il existe de belles institutions qui offrent un accueil de qualité.

Mme Anne-Solène Taillardat. Je propose que nous rédigions une contribution sur le sujet des professionnels tels que les assistants familiaux et les éducateurs.

Je vais me concentrer sur la question de la santé. Comme Diodio et Lyès, je suis également éducatrice spécialisée. J’ai travaillé pendant onze ans en protection de l’enfance. Dans la structure où j’exerçais, nous avions instauré un bilan de santé systématique à l’arrivée des enfants, incluant des consultations avec un médecin généraliste, un ophtalmologue, un dentiste, et, pour une bonne moitié des enfants accueillis, un bilan orthophonique. Cette démarche nous faisait passer pour des extraterrestres dans le département. Pourtant, cela devrait être la norme pour tous les enfants. Nous emmenions nos propres enfants chez le médecin, nous vérifions leur vue, leur audition, l’absence de caries, et nous nous interrogions sur d’éventuels troubles d’apprentissage en cas de difficultés. Pour les enfants en protection de l’enfance, ce n’est malheureusement pas systématique. Les problèmes dentaires, par exemple, sont fréquents et souvent graves chez ces enfants. Cela se voit immédiatement. Je ne vous parle même pas des problèmes de santé psychique. La question du psycho-trauma n’est prise en compte que depuis très peu de temps par la protection de l’enfance, et nous sommes encore loin de l’envisager systématiquement. Ces enfants en souffrance sont souvent perçus à travers le prisme du dérangement qu’ils causent à l’institution ou du danger qu’ils représentent, plutôt que sous l’angle de leur souffrance.

Je souhaite attirer l’attention sur l’impuissance des professionnels, à qui je ne jette pas la pierre, car ils sont souvent laissés seuls. Et quand je dis seuls, ce n’est pas nécessairement être les seuls dans l’établissement, mais plutôt être extrêmement démunis en raison de problèmes majeurs de coordination entre les différents secteurs de l’État, notamment en pédopsychiatrie. Ayant travaillé en Seine-Saint-Denis pendant onze ans, j’ai constaté que la pédopsychiatrie y est totalement ravagée. Même lorsque nous souhaitions mettre en place un suivi pour un enfant, nous étions confrontés à des listes d’attente de neuf à dix-huit mois pour des enfants déjà en grande détresse. Si nous demandions une intervention que nous estimions urgente, on nous répondait qu’il fallait qu’il y ait un passage à l’acte.

La formation des professionnels au repérage des troubles psycho-traumatiques et à leur prise en charge quotidienne représente un chantier majeur. Ces troubles ont évidemment une incidence sur ces enfants, sur la manière dont ils entrent en relation avec les adultes, avec les autres enfants, et sur leur parcours scolaire. Nous sommes encore très loin de répondre à ces besoins.

Vous avez également soulevé la question du handicap en protection de l’enfance, que je considère comme l’impensé des impensés. Il existe extrêmement peu de structures accessibles, notamment pour les handicaps physiques. De plus, très peu de professionnels sont formés, par exemple à la langue des signes, et très peu de structures sont capables de s’adapter facilement en cas de handicap visuel. Les professionnels sont souvent démunis face à des problèmes de coordination entre les différents secteurs de l’État, la pédopsychiatrie est en crise et la question du handicap en protection de l’enfance est largement négligée. Nous faisons face à une pénurie de structures spécialisées dans l’éducation nationale, ce qui contraint certains enfants à partir en Belgique pour être accueillis dans des établissements adaptés.

Lorsque l’on aborde des troubles tels que l’autisme ou les déficiences intellectuelles, il devient impératif de coordonner le service de protection de l’enfance avec l’agence régionale de santé, dans un système où les places manquent cruellement des deux côtés. Nous sommes alors confrontés à des situations dramatiques où des enfants se retrouvent dans des établissements totalement inadaptés à leurs troubles. Je pense notamment à un petit garçon dans le Val-de-Marne, souffrant de troubles autistiques majeurs, accueilli dans un établissement inadapté à ses besoins. Cet enfant est en grande souffrance, tout comme les autres enfants accueillis avec lui. Il n’y a pas de place disponible et il faut attendre qu’un autre enfant passe dans une structure pour adultes ou décède pour qu’il puisse être admis dans un établissement adapté. La question du handicap représente donc un enjeu majeur en matière de protection de l’enfance.

Mme la présidente Laure Miller. Merci infiniment pour vos contributions.

  1.   Audition commune réunissant M. Jean-Benoît Dujol, directeur général de la cohésion sociale, Mme Anne Morvan-Paris, sous-directrice de l’enfance et de la famille, M. Fabrice Lenglart, directeur de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, et Mme Julie Labarthe, sous directrice de l’observation de la solidarité (mardi 14 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance avec l’audition conjointe de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees).

Bien que la protection de l’enfance soit une politique décentralisée, pour laquelle les départements sont chefs de file, l’État conserve des responsabilités essentielles, notamment en matière de conception de cette politique, d’édiction de normes et d’équité de traitement des enfants protégés sur l’ensemble du territoire. La DGCS, en tant que direction interministérielle, joue un rôle central dans cette politique. Cependant, selon la Cour des comptes, les outils de cette direction pour piloter une politique décentralisée sont faiblement opérationnels et sa capacité à animer l’action interministérielle de l’État n’est pas assurée. Vous nous direz si vous partagez ce constat. La Dreess, quant à elle, est chargée de produire des données statistiques sur la protection de l’enfance afin d’éclairer nos travaux.

Nous avons transmis aux membres de cette commission d’enquête, en amont de l’audition, un dossier de la Drees d’octobre 2023 consacré à l’aide sociale à l’enfance (ASE).

Je précise que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jean-Benoît Dujol, Mme Anne Morvan-Paris, M. Fabrice Lenglart et Mme Julie Labarthe prêtent serment.)

M. Fabrice Lenglart, directeur de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques. La Drees est le service statistique ministériel du ministère de la santé, du travail et de la solidarité qui couvre les sujets de santé et de solidarité. À ce titre, il a la responsabilité principale de ces statistiques, notamment en matière de protection de l’enfance.

Pour décrire la situation actuelle de la protection de l’enfance sur le plan statistique, nous nous appuyons principalement sur trois ensembles d’informations. Le premier est une enquête sociale administrative exhaustive réalisée chaque année auprès de toutes les collectivités locales responsables de l’aide sociale. Cette enquête inclut un volet spécifique à la protection de l’enfance. Elle recueille des données auprès des départements sur le nombre et le type de mesures de l’ASE en cours, la répartition par âge et par sexe des bénéficiaires, ainsi que les modes d’accueil des enfants.

Le deuxième ensemble d’informations provient d’une enquête quadriennale auprès des établissements et services de la protection de l’enfance (enquête ES-PE). Tous les quatre ans, nous interrogeons les établissements et services de l’ASE et de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Cette enquête porte sur les caractéristiques de l’offre d’accueil, les publics accueillis et ceux sortis des établissements et services. La périodicité quadriennale s’explique par le fait que nous menons ce type d’enquête sur l’ensemble des établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS), selon un roulement. Ainsi, une année est consacrée aux établissements de protection de l’enfance, tandis qu’une autre année est dédiée aux établissements accueillant des personnes handicapées ou en difficulté.

Un troisième ensemble d’informations, nouveau depuis un an, vient compléter ces données. Le dispositif « observation longitudinale individuelle et nationale en protection de l’enfance » (Olinpe), historiquement mis en place par l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), visait à réaliser une observation longitudinale et individuelle au niveau national des personnes bénéficiant de mesures de protection de l’enfance. Cependant, ce dispositif alors géré par l’ONPE a rencontré des difficultés opérationnelles. Divers rapports, notamment de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de la Cour des comptes, ont recommandé que les services de l’État, en particulier la Drees, reprennent sa gestion. Cette décision a été entérinée par la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, dite « loi Taquet », et depuis lors, la Drees s’efforce de renforcer le dispositif Olinpe.

La Drees coordonne une équipe de statisticiens répartis dans différents ministères, permettant ainsi de collecter des informations à partir de diverses sources statistiques.

Un autre point important à souligner est qu’en 2021, la Drees a mené pour la première fois une enquête spécifique auprès des assistants familiaux, intitulée « Les assistants familiaux en 2021 : Qui sont-elles ? », dont les premiers résultats ont été publiés il y a quelques mois.

À la fin de l’année 2022, nous comptabilisions environ 380 000 mesures d’ASE. Parmi celles-ci, 55 % relèvent de mesures d’accueil en dehors du milieu de vie habituel, tandis que 45 % concernent des actions éducatives. Ce nombre de mesures a considérablement augmenté au fil des années : il a été multiplié par 1,4 entre 1998 et 2022.

En ce qui concerne les dépenses, les départements consacrent environ 10 milliards d’euros par an à la politique de protection de l’enfance. 80 % des crédits sont alloués aux mesures d’accueil.

S’agissant de l’accueil des enfants, plusieurs modalités existent. L’accueil familial n’est plus la modalité la plus fréquente, contrairement au début des années 2010. Actuellement, parmi les près de 200 000 enfants accueillis, environ 40 % le sont par des assistants familiaux, 40 % par des établissements, les 20 % restants bénéficiant d’autres formes d’accueil. On observe une diminution de la part des assistants familiaux, qui accueillaient 54 % des enfants au début des années 2010.

La profession d’assistant familial est très féminisée. Neuf professionnels sur dix sont des femmes. De plus, la moitié de ces professionnels a plus de 55 ans, soulevant ainsi la question du renouvellement de ces effectifs. Une enquête a également révélé que 15 % des assistants familiaux sont eux-mêmes d’anciens enfants placés.

Un autre point important concerne les mineurs non accompagnés. Comme vous le savez, le nombre de mineurs non accompagnés pris en charge par l’ASE a fortement augmenté entre 2015 et 2019, passant de moins de 20 000 à plus de 40 000 sur cette période. Depuis 2019, ce nombre est relativement stable.

Qui sont ces jeunes bénéficiant de mesures de protection de l’enfance ? Il s’agit principalement d’adolescents, majoritairement âgés de 14 à 17 ans, ainsi que de jeunes majeurs. La proportion de jeunes majeurs a également augmenté ces dernières années.

Enfin, les enquêtes permettent de constater que parmi les enfants bénéficiant d’une mesure de protection de l’enfance, certains sont en situation de handicap. Ces enfants sont pris en charge par l’ASE dans des établissements spécialisés. Selon notre enquête quadriennale auprès des établissements et services en charge des personnes handicapées, 25 000 jeunes sont accompagnés par des mesures médico-sociales pour enfants et adolescents, tout en bénéficiant de mesures de l’ASE.

Je laisse la parole à Julie Labarthe qui va vous présenter le dispositif Olinpe.

Mme Julie Labarthe, sous-directrice de l’observation de la solidarité. Nous ne diffusons pas encore de statistiques, car nous avons repris la gestion du dispositif Olinpe début 2023. Ce dispositif vise à suivre le parcours des enfants pris en charge par l’ASE. Il a connu une montée en charge de 2011 à 2014, atteignant un pic avec vingt-six départements répondants, ces derniers étant responsables de la remontée des données individuelles concernant les enfants suivis. Par la suite, ce taux de réponse a diminué. Entre 2011 et 2021, quarante-sept départements ont répondu au moins une fois au dispositif Olinpe.

Comme mentionné dans divers rapports, il a été préconisé que la Drees reprenne ce dispositif. C’est ce que nous avons fait depuis début janvier 2023. À partir de septembre 2023, nous avons pu bénéficier de postes supplémentaires pour gérer ce dispositif. Constatant que jusqu’à présent, le dispositif n’était pas satisfaisant en raison d’un taux de couverture trop faible, nous avons engagé une démarche de rationalisation. Nous avons contacté chaque département individuellement pour leur présenter le dispositif, discuter avec eux et, à partir de ces échanges, nous avons élaboré un questionnaire afin de mieux comprendre les difficultés rencontrées pour renseigner Olinpe.

Nous avons observé que les mesures et les décisions des départements sont disponibles et accessibles via leur système d’information. En revanche, il est beaucoup plus complexe d’obtenir des informations sur la scolarité, le handicap, le cadre de vie, les ressources du ménage ou le projet pour l’enfant. Parfois, seul le travailleur social détient ces informations. Elles ne sont pas intégrées dans les systèmes d’information ou ne sont pas facilement accessibles.

Ces difficultés à obtenir l’ensemble des informations sont en partie liées à la configuration des logiciels utilisés. Une certaine connaissance est requise pour bien utiliser le logiciel et le paramétrer selon les pratiques départementales. En outre, le manque de temps constitue souvent un obstacle à la saisie d’informations. Les travailleurs sociaux préfèrent consacrer leur temps aux enfants plutôt qu’à la saisie de données. Le problème nous est fréquemment signalé. La saisie et la fiabilisation des données demandent du temps. De plus, certaines informations demandées par Olinpe ne sont pas utiles au quotidien, ce qui réduit l’intérêt de les saisir. Les travailleurs sociaux peuvent être réticents à saisir des informations dont ils ne voient pas l’utilité et craignent pour leur confidentialité.

Cette année, nous avons lancé une collecte sans modifier le périmètre des données remontées. Trente-deux collectivités nous ont transmis des données. Nous avons réussi à augmenter le taux de réponse grâce un accompagnement et des relances. Nous avons mené une enquête auprès des départements pour comprendre leurs difficultés et organisé des ateliers avec les conseils départementaux pour définir les informations utiles et s’accorder sur ces définitions. Ces ateliers sont très suivis, avec en général quarante inscrits par session. Nous associons également l’ONPE, qui possède une expertise importante sur le sujet.

L’un des enjeux majeurs est la relation avec les éditeurs. Nous avons mis en place des comités d’utilisateurs pérennes pour aider les collectivités à collaborer avec eux. Un espace collaboratif est également disponible pour que les collectivités puissent échanger entre elles. Nous leur fournissons un outil de visualisation des statistiques produites avec les données transmises, afin qu’elles puissent immédiatement voir les résultats de leur travail. Nous avons pris contact avec trois éditeurs principaux et entretenons des échanges techniques avec chacun d’eux. Les comités d’utilisateurs se déroulent en trois temps. D’abord, les départements discutent entre eux sans la présence de l’éditeur. Ensuite, nous organisons des temps de restitution de la Drees à l’éditeur, où nous synthétisons les informations reçues. Enfin, nous favorisons les échanges entre tous les acteurs concernés.

Nous avons également instauré un réseau par logiciel, permettant aux départements utilisant le même logiciel d’échanger via des lieux de discussion dédiés. Par ailleurs, une procédure de labellisation des logiciels a été mise en place pour garantir qu’ils permettent bien une remontée efficace des informations dans le cadre du dispositif Olinpe. Cette initiative rencontre un large soutien.

Nous souhaitons également concentrer nos efforts sur la remontée et la centralisation des informations spécifiques aux départements, afin d’enrichir Olinpe avec des données complémentaires, notamment en matière de procédures d’assistance éducative, pour lesquelles les départements ne disposent pas toujours de toutes les informations nécessaires. Nous travaillons en étroite collaboration avec le ministère de la justice, la PJJ, l’éducation nationale et d’autres partenaires pour enrichir Olinpe et centraliser la collecte d’informations auprès des départements sur des données non disponibles ailleurs.

M. Jean-Benoît Dujol, directeur général de la cohésion sociale. Je vais rappeler brièvement le rôle de la DGCS dans cet écosystème.

Selon le décret du 25 janvier 2010, la DGCS conçoit, pilote et évalue les politiques de solidarité de manière très large. Ce décret précise également qu’elle est chargée du développement et de la réglementation des modes de garde, de la protection de l’enfance et du soutien à la parentalité. C’est en vertu de ces compétences étendues en matière de solidarité, de politique familiale et de l’enfance que la DGCS intervient sur le sujet de la protection de l’enfance. Comme rappelé en introduction, cette politique est décentralisée et relève principalement de la responsabilité des départements. La DGCS se trouve ainsi souvent dans une position paradoxale, étant une direction d’administration centrale. Ce paradoxe s’applique à presque tous les sujets traités par la DGCS, qu’il s’agisse du grand âge, du handicap, de la lutte contre la pauvreté ou des minima sociaux. Nous interagissons systématiquement avec les collectivités territoriales, notamment les départements, qui sont chefs de file en matière de politiques sociales.

Notre intervention s’articule autour de trois vecteurs principaux. Premièrement, la réglementation. La mission première de la DGCS consiste à contribuer, par son expertise technique, ses propositions et la rédaction de textes d’application de la loi ou de décrets autonomes, au cadre juridique structurant l’action des services départementaux en matière de protection de l’enfance. Je fais une petite parenthèse pour souligner que notre rôle est essentiel dans l’élaboration de ce cadre juridique, qui guide les actions des départements. L’État a d’autres responsabilités, notamment à travers le ministère de la justice, avec la PJJ d’un côté et l’action des juges des enfants de l’autre. Ces derniers jouent un rôle essentiel, mais je ne peux pas m’exprimer en leur nom. Je suppose qu’ils seront auditionnés. Le premier point concerne la question des normes. Pour citer un exemple récent, la loi Taquet résulte d’une collaboration entre les parlementaires, les représentants de l’État et les départements. Cette loi a permis des avancées significatives, bien que l’on puisse discuter de son bilan. De nombreux décrets d’application restent à prendre, même si plusieurs d’entre eux ont été adoptés depuis le début de l’année.

Le deuxième levier d’action de la DGCS est le soutien direct aux politiques menées par les départements. À ce titre, nous disposons de moyens budgétaires, bien que limités. Les crédits alloués à la protection de l’enfance dans le cadre de l’action 17 « Protection et accompagnement des enfants, des jeunes et des familles vulnérables » du programme 304, dont je suis responsable, s’élèvent à environ 330 millions d’euros, dont 320 millions spécifiquement pour la protection de l’enfance. Ces sommes sont substantielles, mais restent modestes comparées aux budgets départementaux, qui s’élèvent à 8 ou 9 milliards d’euros. Les départements ont considérablement augmenté leurs investissements dans ce domaine. Du point de vue de l’État, cet effort est important et a beaucoup augmenté ces dernières années. En 2019, les dépenses de l’État pour cette même action s’élevaient à 150 millions d’euros. En trois ans, elles ont plus que doublé. Cet écart budgétaire s’explique en grande partie par la mise en place d’une stratégie de protection de l’enfance et par la contractualisation en prévention et protection de l’enfance. Cette démarche, réalisée avec la majorité des départements volontaires pour la mise en œuvre de cette stratégie, doit être renouvelée dans les années à venir. Une nouvelle instruction, sur le point de paraître, refonde d’ailleurs cette stratégie de manière significative, sans en altérer les principes fondateurs. Le soutien apporté par l’État, bien que complémentaire, ne peut se substituer aux efforts des départements. Nous pouvons encourager et soutenir l’innovation, mais compte tenu de la disparité des moyens entre les départements et l’État, notre intervention reste marginale et complémentaire.

Je me dois de mentionner notre rôle de contrôle. Nous devons veiller à ce que les normes soient correctement appliquées, bien que nos leviers pour en assurer l’effectivité soient limités. En vertu des grands principes du droit administratif, nous pourrions évoquer le contrôle de légalité. Cependant, en raison de l’allègement des procédures de contrôle de légalité et de la réduction du nombre d’actes pris par les collectivités, notre intervention sur le terrain est limitée, sauf en cas de dysfonctionnement majeur. Le préfet conserve une prérogative de contrôle des ESMS, mais il doit se coordonner avec le président du département, premier responsable en la matière. Toutefois, il est tout à fait possible pour un préfet de contrôler un établissement de son ressort territorial, dans la limite des moyens d’inspection et de contrôle dont disposent les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS) et les directions de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DEETS). Depuis la réforme de l’organisation territoriale de l’État, nous nous efforçons de renforcer ces moyens d’inspection et de contrôle, mais ils restent limités. L’Igas dispose également de prérogatives de contrôle. Rattachée au ministère du travail, de la santé et des solidarités, cette inspection peut, de manière autonome ou sur saisine d’un ministre, réaliser des contrôles de terrain, qu’il s’agisse de structures ou de services de l’ASE au sein des départements. En miroir de notre responsabilité en termes de normes, il existe donc une action réelle, bien que perfectible, en matière de contrôle.

Le dernier levier d’intervention de la DGCS en matière de protection de l’enfance concerne la gouvernance de ces politiques, tant locale que nationale. Les comités départementaux pour la protection de l’enfance (CDPE), expérimentés dans dix départements, visent à renforcer la gouvernance locale. Actuellement, cette responsabilité incombe principalement au seul département dans 90 % des cas. Il me semble intéressant, ces prochains mois, d’observer ce que peut produire cette association des parties prenantes sur le territoire pour définir la stratégie ou examiner les situations individuelles complexes. En tout cas, la DGCS et ses services déconcentrés se sont organisés pour suivre de près l’expérimentation des CDPE et renforcer modestement la place des services de l’État, avec un agent technique principal (ATP) dans chaque département concerné, ainsi que des délégués départementaux à la protection de l’enfance. Ces derniers sont affectés dans chaque département doté d’un CDPE, afin de prendre une part active à cette gouvernance locale. Bien que rien ne soit encore acté, si les résultats sont probants, nous pourrions envisager de généraliser cette approche.

La gouvernance locale, mais aussi nationale, a été réformée en profondeur ces dernières années avec la loi du 7 février 2022 et la mise en place plus récente du groupement d’intérêt public (GIP) France enfance protégée, issu du regroupement de plusieurs structures antérieures, notamment l’ONPE, Le GIP Enfance en danger (Giped), l’Agence française de l’adoption (AFA), le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (Cnaop). Ce GIP, opérationnel depuis le 1er janvier 2023, est présidé par Mme Florence Dabin, présidente de département. J’en suis vice‑président, en tant que représentant de l’État, la deuxième vice-présidence revenant à Mme Martine Brousse, en tant que présidente d’association. Ce triumvirat représente une évolution importante de la gouvernance nationale : il crée les fondations de ce que nous appelons, entre nous, une maison commune des politiques de la protection de l’enfance. Cette structure réunit les principales parties prenantes que sont les départements, l’État et les associations, avec des moyens certes encore modestes, mais plus importants que ceux mis en œuvre précédemment par les organismes cités. Nous avons des perspectives de travail dans divers domaines, notamment en termes de système d’information et de référencement des bonnes pratiques, qui commencent à être mises en place. Nous débutons et il reste de nombreux sujets internes à régler au sein du GIP, tels que le statut des emplois, la consolidation des budgets et les questions immobilières. La première année a été très prenante, mais le programme de travail est particulièrement intéressant et prometteur. Nous investissons beaucoup de temps et d’énergie dans ce GIP car nous sommes convaincus que c’est par cette relation de partenariat et par la montée en puissance de ce centre de ressources que nous pouvons influencer des politiques publiques décentralisées. Je parle à cadre constant, il est essentiel de souligner que des réflexions sont en cours sur une évolution potentiellement plus radicale de la politique de protection de l’enfance. On a évoqué parfois la recentralisation. Une mission très large a été confiée à M. Éric Woerth concernant l’évolution de la gouvernance et de l’organisation des politiques sociales ; elle consacrera sans doute quelques développements à la protection de l’enfance. Cependant, n’ayant pas encore pris connaissance du rapport dans sa forme définitive, je ne suis pas en mesure de commenter ses conclusions. Ces perspectives de réforme sont néanmoins présentes dans le débat public depuis un certain temps.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Depuis mon arrivée à l’Assemblée nationale, j’ai toujours insisté sur le fait que le temps de l’enfant n’est pas celui de l’administration. Je pense aussi que nous marchons tous sur les pas de notre enfance. Cette réflexion s’appuie sur mon expérience de douze années en tant que vice-présidente de la protection de l’enfance du Val-de-Marne. Depuis 2014, j’ai participé à toutes les missions des ministres, en tant qu’élue départementale ou en tant que députée.

Ces missions m’ont permis de constater les difficultés rencontrées par les enfants sur le terrain. Derrière les statistiques, qui sont bien sûr nécessaires, se cachent les vies de près de 11 000 enfants âgés de zéro à trois ans. D’autres territoires, comme le Québec, sont capables de communiquer des informations concrètes pour élaborer des politiques publiques efficaces. Ces données, enrichies par des éléments territoriaux, permettent de guider les choix politiques et d’accompagner l’évolution des politiques publiques.

Les recherches actuelles montrent que l’investissement dans l’enfance est crucial pour l’avenir. Cet investissement, qui représente des milliards d’euros, devrait être une priorité ; il permettra d’accompagner ces futurs adultes, souvent en grande difficulté de santé et d’insertion professionnelle. Ces derniers ont le droit d’être des enfants épanouis aujourd’hui et des adultes heureux demain. Mon approche est nécessairement influencée par mon expérience et mon engagement dans ce domaine.

J’ai bien entendu et compris votre position initiale lorsque vous avez déclaré : « C’est une politique, mais ce n’est pas la nôtre ». Cependant, vous nous avez indiqué que les normes venaient de vous. Il a fallu attendre la loi Taquet du 7 février 2022 pour que tout le monde s’intéresse aux normes. Tout le monde n’est peut-être pas parent, mais pour ceux qui le sont, et même pour ceux qui ne le sont pas, les normes sont omniprésentes en crèche, en colonie, à la cantine, dans tout le périscolaire, à l’école. Il existe des normes pour les enfants, sauf pour ceux de la protection de l’enfance, qui sont les oubliés de la République. J’aimerais savoir pourquoi ce décret sur les normes d’encadrement n’est toujours pas publié. Quelles sont les raisons de ce retard ? La réponse ne peut pas être liée à la crise du secteur médico-social, car sinon l’État ne serait pas au rendez-vous. Cette question est liée à celle, majeure, de l’emploi dans ce secteur.

Ma deuxième question concerne les pouponnières, où l’on observe depuis plusieurs années une forte augmentation de l’arrivée de tout petits enfants, d’après les statistiques de la Drees. L’État s’est intéressé aux bébés, avec les travaux de Boris Cyrulnik sur les mille premiers jours, considérés comme une priorité pour le développement de l’enfant. Nous, acteurs de la protection de l’enfance, connaissions cette importance depuis longtemps. Mais les enfants de la protection de l’enfance accueillis en pouponnière restent soumis à un décret de 1974. Je rappelle que ce décret prévoit un adulte pour trente bébés la nuit et un adulte pour six bébés durant la journée. Cette situation est inadmissible, pourtant l’État n’a pas pris de mesures depuis 1974. Cela n’a jamais semblé poser problème à quiconque.

Il est extrêmement intéressant de constater les évolutions la protection de l’enfance depuis l’après-guerre. Aujourd’hui, avec les connaissances en neurosciences et en développement de l’enfant, il est impensable de maintenir ce décret de 1974 en l’état. La commission d’enquête prévoit de se rendre dans une pouponnière en sureffectif, accueillant des enfants avec des problématiques majeures. Il est inconcevable de penser que cette situation puisse perdurer. Cette commission a pour mission d’éclairer et de trouver des solutions, en signalant à l’État que sa politique actuelle est inadéquate. Le chef de file de cette politique est le président du département, mais ce n’est pas à lui de modifier les normes ou de réviser le décret de 1974. Ce n’est pas non plus à lui de gérer les retards dans la publication des décrets, comme celui concernant l’hébergement en hôtel. De plus, un décret récemment publié est incompréhensible, laissant penser qu’une personne titulaire du brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (Bafa) pourrait encadrer des jeunes dans un village de vacances. Nous ignorons si l’accompagnement doit être assuré de jour comme de nuit, ce que nous souhaitons. Nous ne connaissons pas non plus le taux d’encadrement requis, ni le taux de présence nécessaire. Le décret est sorti le lendemain d’un drame terrible. Il est évident qu’il n’a pas été rédigé en une nuit - du moins, je l’espère. Ce qui est certain, c’est qu’il a été publié au milieu d’un scandale et qu’il n’est pas suffisamment clair. L’interdiction de l’hébergement en hôtel est claire, mais le décret laisse de nombreuses interrogations et certains départements profitent de ses failles et de ses imprécisions. Nous souhaitons que cela cesse. Nous voulons que les enfants puissent être protégés. La France, septième puissance mondiale, a la capacité d’accompagner les jeunes, y compris les mineurs non accompagnés, qui ne représentent que 10 % des jeunes accueillis. Ne pas être en mesure de les accompagner est impressionnant.

Concernant le décret sur l’agrément des assistants familiaux et maternels, je rappelle que des assistantes maternelles maltraitantes peuvent s’installer dans un autre département. Pourquoi faut-il deux ans, voire deux ans et demi, pour publier un décret sur ce sujet ? Nous parlons de maltraitance, de personnes pouvant quitter un département pour s’installer ailleurs, simplement parce que nous n’avons pas de logiciel national. C’est inacceptable. Déterminer les besoins s’avère toujours extrêmement compliqué. Les statistiques sont une chose, mais il est essentiel d’avoir une vision des besoins à l’échelle de nos territoires, en tenant compte des mutations sociales et des problématiques rencontrées. Il faut adopter une approche de recherche selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé, qui inclut des indications sociales, environnementales, économiques et sociologiques. Cela permettrait d’éclairer le débat public et d’aider les acteurs publics à construire leur politique et à offrir des places supplémentaires pour les jeunes, dans les meilleures conditions. Il est évident que de nombreux éléments font défaut, et ce n’est pas uniquement le département qui pourra les résoudre.

Bien que la DGCS n’est pas responsable de tout, il est important de souligner que l’État doit être aux côtés des départements dans une démarche de co-construction. Prenons l’exemple d’un enfant porteur de troubles autistiques nécessitant une place en institut médico-éducatif. Si le territoire ne dispose pas de telles structures, que se passe-t-il après une rencontre avec l’agence régionale de santé (ARS) ? Comment cela se traduit-il concrètement en termes de places disponibles ? certains enfants ont besoin d’une prise en charge en établissement spécialisé, où aucune place n’est disponible. L’État est responsable de la politique en matière de handicap et doit accompagner les départements. C’est un écosystème, la protection de l’enfance ne peut être assurée uniquement par le chef de file d’un département. Répondre aux questions de justice, d’éducation nationale, d’égalité réelle, d’accompagnement vers les formations, l’orientation et les études supérieures nécessite un partenariat entre l’État et les départements.

J’attends évidemment des réponses En ce qui concerne les décrets. Quant au projet Olinpe, il est extrêmement intéressant. Je ne suis pas la seule à avoir lu l’article du journal Le Monde ; je suppose que vous l’avez également consulté. Cet article a suscité notre intérêt concernant ce logiciel coûteux, qui constitue un problème majeur déjà souligné dans le rapport de la Cour des comptes. Bien que la commission d’enquête ne me donne pas accès à toutes les informations, la lecture de cet article soulève des questions sur les paradis fiscaux et les entreprises privées impliquées dans ce logiciel onéreux, potentiellement lié à des données américaines. Il est légitime de se demander où sont stockées nos données. Ces préoccupations ont déjà été formulées dans plusieurs rapports de l’Igas et de la Cour des comptes. J’aimerais également recueillir votre avis sur ce point.

Concernant la partie budgétaire, le gouvernement a récemment pris des décisions de restriction budgétaire que je ne partage pas, mais qui sont néanmoins actées. Comment cela se traduit-il en autorisations d’engagement (AE) et en crédits de paiement (CP) pour la protection de l’enfance ? Est-ce que ce secteur est impacté ? Pouvez-vous nous éclairer sur les 50 millions d’euros d’AE, pour lesquels il semble y avoir des annulations de crédits, et sur les CP du programme 304, relatif à l’inclusion sociale et à la protection des personnes, qui affectent directement les crédits alloués à la protection de l’enfance ? La lisibilité de ces informations n’était pas évidente.

Enfin, concernant le décret de 1974, je tiens à préciser que j’ai également interrogé Madame la ministre Sarah El Haïry au sujet des pouponnières. Je souhaite absolument que ce décret soit modifié.

M. Jean-Benoît Dujol. Depuis le début de l’année, nous avons accéléré la publication des décrets. Nous avons notamment publié le décret sur le parrainage et celui sur le mentorat en février. Le décret relatif au projet d’établissement ou de service des établissements et services sociaux et médico-sociaux, prévu par la loi Taquet, a également été promulgué début 2024, ainsi que le fameux décret dit « hôtel ». Je tiens à préciser que ce dernier n’est pas un décret dédié aux hôtels. L’interdiction de l’hébergement en hôtel, décidée par le législateur en 2022, est d’application directe. Le décret vise à clarifier les types d’accueil, autres que les hôtels ou les services et établissements autorisés par le département, qui peuvent, dans des conditions très limitées et pour une durée réduite, accueillir des enfants. Il permet un accueil pour une durée n’excédant pas deux mois et ne concerne en aucun cas les enfants en situation de handicap. Cet accueil exceptionnel est destiné à répondre à des situations d’urgence pour les mineurs, sans jamais les admettre à l’hôtel, conformément à l’interdiction en vigueur.

Nous travaillons également sur une instruction pour clarifier les éléments évoqués et équiper les services départementaux et étatiques d’une logique de supervision et de contrôle. Le droit commun, réaffirmé avec force par la loi, prévoit que l’accueil des mineurs doit être assuré par des assistants familiaux ou des services et établissements autorisés. Les modalités d’accueil des mineurs n’incluent jamais les hôtels et, pour des durées limitées, peuvent inclure d’autres types d’accueil réglementés, comme les accueils collectifs de mineurs. Ces accueils sont toujours temporaires et destinés à faire face à des difficultés particulières, sans concerner, je le répète, les enfants en situation de handicap.

Je crois que le volet réglementaire a respecté l’intention du législateur sur ce sujet.

Pour répondre à vos autres questions, la question de la qualité de la politique de protection de l’enfance pose naturellement celle des normes et des taux d’encadrement. Vous avez raison de souligner que, dans d’autres domaines, des taux existent, mais ce n’est pas le cas partout. Par exemple, dans les établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE), en particulier les crèches, on observe les fameux taux d’un pour six ou d’un pour cinq, voire d’un pour huit, selon la situation des enfants. Pour les ESMS, dont les crèches ne font pas partie, il n’y a pas systématiquement de taux d’encadrement. La norme est plutôt l’absence de taux. Il n’existe pas de taux dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), bien que fréquentés par des publics vulnérables. Il n’y a pas non plus de taux en IME. Vous avez mentionné les écoles, mais il n’y a pas de taux d’encadrement dans ce cadre. La taille des classes, que nous nous efforçons de réduire, peut varier de manière significative. En matière de protection scolaire, il existe des taux d’encadrement, mais cela concerne les accueils collectifs de mineurs que j’ai évoqués plus tôt.

Certains comparent les taux d’encadrement en crèche à ceux de l’école maternelle. En école maternelle, les taux d’encadrement sont beaucoup plus lâches que ceux appliqués en crèche pour des enfants du même âge. Je ne souhaite pas dénigrer l’outil que représentent les taux d’encadrement, que je considère comme utile et sur lequel nous avons travaillé. Cependant, je tiens à le rappeler que cet outil n’est pas généralisé.

Nous avons un projet de décret sur les taux et normes applicables aux établissements accueillant des enfants de l’ASE. Ce projet de décret repose sur un dispositif socle et des dispositifs complémentaires en fonction des conditions et types d’accueil. Soumis à concertation dès 2021 avec les départements, il tient compte des situations réelles rencontrées par les collectivités. Les normes envisagées reposent, par exemple, sur un nombre d’équivalents temps plein (ETP) rapporté au nombre d’enfants, comme cela se fait classiquement. Nous ajustons le nombre d’ETP en fonction du nombre d’enfants accueillis et selon des critères de majoration. Par exemple, en cas d’urgence, pour des dispositions spécifiques d’accompagnement à l’autonomie, ou en raison de temps de trajet importants, nous majorons cette norme.

Nous disposons d’un dispositif complet et sophistiqué de normes permettant de mesurer les écarts dans les différents établissements, notamment les maisons d’enfants à caractère social (Mecs) gérées par les départements. Nous discutons actuellement avec ces derniers pour évaluer l’adaptation de ces normes aux besoins des enfants et aux capacités des départements. Si nous adoptons un décret concernant les taux et les normes applicables aux établissements et services accueillant des enfants de l’ASE, il est important de noter que ces établissements et services sont autorisés et tarifés par le département. Ainsi, tout coût de fonctionnement induit par ces nouvelles normes sera imputable et opposable au département, qui, comme je l’ai mentionné précédemment, consacre déjà des sommes importantes à la protection de l’enfance. Notre premier objectif est de mesurer le caractère acceptable de ces normes. Si les départements ne sont pas en mesure de répondre à ces exigences, nous risquons la fermeture de places d’accueil. L’alternative, sans vouloir être misérabiliste, serait de laisser des enfants sans solution, comme cela se produit dans d’autres domaines. Il est essentiel de garder à l’esprit, lorsque l’on souhaite réglementer une situation, les effets induits et, le cas échéant, les effets pervers que cela peut provoquer. Il y a une éthique de conviction qui impose des normes, et je partage cette conviction. Cependant, il y a également une éthique de responsabilité qui nous oblige à considérer ce qui se passera en pratique pour les enfants concernés. Personne ne souhaite évidemment qu’ils se retrouvent à l’hôtel ou, pire, à la rue sans solution. Nous avons parfois des alertes indiquant que certains départements, face à des contraintes très fortes, recourent à des dispositifs très dérogatoires. Nous avons évoqué la situation des mineurs non accompagnés, mais ce n’est pas la seule raison. Nous souhaitons augmenter la qualité des services ; nous sommes conscients de l’importance de ne pas se limiter à une logique de gardiennage, mais bien de fournir une éducation aux enfants à des âges déterminants pour leur développement psychosocial. Ces enfants ont souvent vécu des traumatismes très importants. En conclusion, il est crucial de trouver un équilibre entre l’imposition de normes nécessaires et la capacité des départements à les appliquer, afin de garantir un accueil et une prise en charge de qualité pour les enfants de l’ASE. Nous sommes tout à fait d’accord sur ce point, mais il est essentiel de peser les conséquences, y compris les conséquences non souhaitées et potentiellement dramatiques, qui pourraient découler d’un renforcement trop systématique des normes. Ce débat doit être mené avec le département, mais il inclut également une dimension financière. En effet, cette dépense serait imputable au département, qui se tournerait alors vers l’État pour demander quels moyens d’accompagnement celui-ci est prêt à mobiliser. Des juristes nous expliqueront que cette modification réglementaire, relevant d’une compétence transférée au département, doit être compensée par l’État. Je porte déjà sur mon budget divers dispositifs de soutien aux départements, que ce soit de manière conventionnelle, comme la contractualisation en prévention et protection de l’enfance, ou de manière plus directe, au titre d’une compétence qu’ils exercent, comme la compensation du coût dit de la soulte Castex pour certaines revalorisations des intervenants en protection de l’enfance.

Il faut donc considérer l’écart entre un idéal et la situation actuelle, ainsi que le coût et les conséquences si les départements ne peuvent pas immédiatement satisfaire ces exigences. C’est pourquoi ce processus prend du temps et n’a pas encore abouti. Je vous assure que le texte est prêt et se trouve sur la table des présidents des départements de France. Nous avons engagé un dialogue politique de haut niveau entre la ministre Sarah El Haïry et les représentants des départements, ainsi qu’un dialogue technique entre les départements et l’administration. Sept groupes de travail abordent la question de la qualité et du coût des normes. Je souhaite que ces décisions, prises à la fin de l’année et au début de cette année, avancent. Évidemment, avec le remaniement ministériel, cela a pris un peu de temps, mais Mme Sarah El Haïry a veillé à ce que ces travaux démarrent. Ils ont débuté, je crois, en bonne intelligence avec les départements. Il est impératif de trancher la question du calendrier de mise en œuvre et du niveau des normes à instaurer. Nous pourrons revenir plus en détail sur les discussions en cours dans les groupes de travail. Ma responsabilité consiste à réfléchir au bon niveau de normes, mais je ne peux pas décider seul, sans concertation avec les départements, d’imposer ces normes. Je tiens à votre disposition le tableau présentant le niveau de normes.

Vous avez mentionné la question des enfants de l’ASE rencontrant des difficultés spécifiques, notamment ceux en situation de handicap ou de double vulnérabilité. 25 % des enfants de l’ASE seraient porteurs de handicaps ou en situation de handicap. Une mission a été confiée au président de l’ONPE et à une autre personne pour analyser cette situation. Ils doivent produire un rapport d’ici la fin du mois, mais les premiers échos de leurs travaux suggèrent que le nombre d’enfants en situation de handicap pourrait être en réalité beaucoup plus élevé, confirmant ainsi une intuition partagée. Il semblerait que le chiffre de 25 ou 30 % ne représente que ceux reconnus par la maison départementale des personnes handicapées. Il faudrait également inclure ceux qui, sans être reconnus, sont néanmoins en situation de handicap. Ainsi, nous arriverions à des proportions sans doute très élevées, ce qui est préoccupant. Je vous rejoins totalement sur le fait que le département ne peut assumer seul cette responsabilité. C’est bien la politique du handicap qui est en jeu. C’est une politique partagée, la responsabilité incombe largement à l’État et à la sécurité sociale. Nous souhaitons être à la hauteur de cette question.

Une première réponse, certes modeste, mais néanmoins significative, réside dans la stratégie de protection de l’enfance que j’ai mentionnée, en détaillant les crédits de l’État. Son originalité et son intérêt principal résident dans le fait qu’au-delà des crédits d’intervention de l’État, nous avons établi des contrats entre l’État, le département et l’ARS. D’autres crédits sont venus renforcer cette action de l’État, notamment des crédits du fonds d’intervention régional (FIR). Des crédits de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam), ainsi que des crédits d’assurance maladie dédiés aux situations de handicap, ont été imaginés dans un cadre contractuel entre l’ARS et le département. Ces crédits visent le développement de solutions médico-sociales en soutien aux services départementaux pour la prise en charge des enfants en situation de handicap. Par exemple, des équipes mobiles peuvent intervenir auprès des professionnels du département au sein des établissements et services de l’ASE pour aider à gérer certaines situations ou mettre en place des dispositifs médico-sociaux spécifiquement dédiés à ces enfants. Il existe un financement initial de 50 millions d’euros, qui sera complété par 50 millions d’euros supplémentaires dans le cadre de l’instruction que la ministre Sarah El Haïry s’apprête à signer. Ainsi, 100 millions d’euros sont prévus, il s’agit d’un effort inédit qui reflète la prise de conscience, partagée avec vous, de la nécessité d’accompagner les départements dans la prise en charge de ces situations.

Le plan connu sous le nom de « 50 000 nouvelles solutions » vise à développer un nombre conséquent de solutions pour les personnes et les enfants en situation de handicap. Nous abordons ici une question complexe liée à l’organisation des compétences entre l’État, la sécurité sociale et les départements. Nous attendons beaucoup des conclusions de la mission de Stéphane Haussoulier sur l’enfance et le handicap. Un comité interministériel du handicap se tiendra jeudi. Bien que ces sujets ne soient pas à l’ordre du jour, nous intégrerons les éléments apportés par la mission et les conclusions de votre commission d’enquête pour renforcer nos efforts dans ce domaine.

Nous cherchons également à définir une stratégie en matière de santé des enfants, y compris de santé mentale. Plusieurs expérimentations sont en cours. Ces initiatives visent à résoudre les problématiques de prise en charge sanitaire des enfants par la coopération entre les départements et la sécurité sociale. Ces expérimentations s’articulent autour d’un bilan de santé initial, suivi de rendez-vous et de prises en charge, y compris psychologiques, par des psychomotriciennes et des psychologues. Nous modélisons un système de coordination dont les conclusions sont très favorables, notamment dans le cadre de l’article 51, en termes d’impact pour ces enfants. Nous souhaitons généraliser les expérimentations Pegase et de santé protégée dans un avenir proche, notamment à l’occasion des annonces prévues lors des assises de la pédiatrie et de la santé de l’enfant.

Vous m’avez interrogé sur la question des annulations budgétaires, et vous avez raison. Dix milliards d’euros de crédits ont été annulés en février. Les programmes 304, 157 et 137, dont j’ai la responsabilité, ont été concernés. Pour le programme 304, il a fallu trouver plus de 200 millions d’euros, soit par annulation, soit par gel des crédits. Je fournirai les chiffres précis dans les réponses aux questionnaires. Le ministre chargé de l’économie et des finances et le ministre délégué chargé du budget ont pris cette mesure nécessaire pour de bonnes raisons. Nous sommes solidaires de cette décision, notamment pour limiter la dérive du déficit budgétaire à un moment où les agences de notation surveillent notre pays de près. Il était impératif de montrer notre capacité à réagir face à une nouvelle dégradation imprévue du solde budgétaire, causée par un défaut d’encaissement des recettes en fin d’année. En effet, les recettes budgétaires et fiscales ont été insuffisantes, entraînant un déficit public plus élevé que prévu. Il fallait donc démontrer notre capacité à freiner les dépenses pour compenser cette déception en matière de recettes. Nous avons agi en ce sens, bien que cela n’ait pas été de gaieté de cœur.

J’ai la responsabilité d’un programme visant à soutenir les personnes vulnérables et en difficulté. Chaque fois que des économies sont réalisées sur ce budget, il y a des conséquences. Nous avons tenté de répartir ces économies de manière équitable. Nous avons commencé par annuler la réserve de précaution. A priori, cela n’affecte personne, bien que nous aurions préféré que cette réserve soit dégelée en fin d’année. Cette annulation n’a pas été affectée à un dispositif particulier. Ensuite, il a fallu répartir le reste des économies. 20 millions d’euros ont été annulés de manière pérenne sur la stratégie de protection de l’enfance, initialement budgétée à 140 millions d’euros. Bien que cela soit douloureux, il convient de noter que nous avons ajusté le budget en fonction du niveau de consommation observé. Les années précédentes, les départements ne dépensaient pas l’intégralité des crédits alloués. Nous avons donc ajusté la ligne budgétaire de protection de l’enfance à 120 millions d’euros, annulant ainsi 20 millions d’euros qui auraient pu être redéployés pour d’autres mesures de protection de l’enfance. Cet effort nous a semblé le plus praticable et représente moins de 10 % des annulations totales effectuées sur le programme.

Concernant le décret relatif aux agréments, je reconnais que nous avons tardé. Nous avons voulu attendre, ce qui fut une erreur, car nous aurions dû avancer techniquement sur la base de données des agréments. Ce décret, bien que succinct, prévoit qu’une personne dont l’agrément a été suspendu ou supprimé pour des raisons de maltraitance ne peut pas être agréée à nouveau, dans un délai donné. Cette disposition est essentielle. Quelqu’un qui se voit refuser ou retirer un agrément par un président de département doit être signalé à l’ensemble des départements de France. Il est essentiel de partager cette information via un fichier négatif, ou une sorte de liste noire des professionnels concernés. Pendant une durée déterminée, nous souhaitons systématiquement refuser toute nouvelle demande d’agrément pour ces personnes. Notre idée est de nous appuyer sur le GIP, car il constitue une structure commune réunissant tous les départements de France. Nous devons mettre en place un système de partage d’informations ou une grande base de données des agréments. Il nous faut organiser un système d’interrogation systématique du GIP par les départements. Ainsi, chaque département pourra vérifier si un professionnel figure sur une liste négative, recensant les agréments retirés depuis, par exemple, moins de trois ans, durée que nous retenons. Le décret est rédigé et le GIP est saisi de cette problématique. Il doit nous proposer une solution technique. Ce décret résulte de la concertation entre les représentants des départements de France et les associations départementales, notamment l’Association nationale des directeurs de l’enfance et de la famille (Andef) et l’Association nationale des directeurs d’action sociale et de santé (Andass). Notre objectif est de consulter le CNPE sur ce sujet d’ici la fin du mois. La demande est très pressante, notamment de la part de Mme Sarah El Haïry, avec qui vous avez discuté de ce sujet, je crois.

M. Fabrice Lenglart. Je souhaite apporter plusieurs précisions sur le dispositif Olinpe. Premièrement, vous avez mentionné l’article du Monde. Effectivement, avant que la Drees ne soit chargée de reprendre Olinpe, seuls six départements fournissaient des données, rendant celles-ci inutilisables d’un point de vue statistique. Comme Mme Labarthe l’a expliqué, nous sommes en train de redresser la situation. Bien que nous n’ayons pas encore atteint notre objectif, il est important de noter que nous sommes passés de six à plus de trente départements fournissant des données cette année. Notre intention est de continuer sur cette lancée afin que, l’an prochain, la majorité des départements contribuent. Deuxièmement, pour améliorer la collecte de données, il est naturel de collaborer directement avec les éditeurs de logiciels. Ce partenariat facilitera l’extraction des données de gestion nécessaires, sous le format adéquat, pour alimenter les informations statistiques. Enfin, vous avez souligné l’importance de se concentrer sur les enfants et leur vécu dans le cadre des politiques éducatives. À cet égard, la constitution d’une véritable base de données Olinpe est essentielle. La collecte de ces données individuelles, grâce à des sites publics, permettra de les apparier avec d’autres informations dans les domaines de la santé, de l’éducation et des parcours professionnels. Cela nous fournira des indications précieuses sur le devenir des enfants sur le long terme. Ce processus est certes long, mais c’est la méthode appropriée pour atteindre nos objectifs.

Mme Julie Labarthe, sous-directrice de l’observation de la solidarité. Je souhaite apporter des précisions concernant les éditeurs de logiciels, qui ont été vivement critiqués dans un article du Monde. Comme je l’ai mentionné, chaque département collabore individuellement avec un éditeur. À l’heure actuelle, il n’existe pas de volonté politique d’instaurer un système d’information national unique. La priorité est donnée à la liberté de choix des logiciels. Les choses pourraient évoluer, mais pour l’instant, nous en sommes là. Nous avons donc pris l’initiative de faciliter les échanges entre départements, notamment ceux qui travaillent avec le même éditeur. Cette démarche constitue déjà une avancée significative. Cela nous a permis d’obtenir des retours constructifs à transmettre aux éditeurs. En effet, tous les départements ne disposent pas des ressources techniques ou du temps nécessaire pour dialoguer efficacement avec les éditeurs. L’article du Monde a également eu un impact, incitant les éditeurs à s’engager dans une démarche d’amélioration. Ils se montrent favorables à la mise en place d’une labellisation. Nous avons le sentiment, bien que cela reste à confirmer, que nous assistons à un mouvement d’amélioration des logiciels. C’est en tout cas notre objectif, et nous déployons tous nos efforts pour faire progresser les choses dans ce domaine.

Je reviens sur la situation des enfants en situation de handicap pris en charge par l’ASE. Nous avons évoqué quelques chiffres précédemment. La reconnaissance du handicap des personnes suivies par l’ASE permet déjà d’obtenir des premiers chiffrages. Par ailleurs, la Drees mène actuellement une série d’enquêtes sur le handicap en France. Dans ce cadre, une enquête spécifique sera réalisée auprès des établissements et services de protection de l’enfance. Cela nous permettra d’obtenir une vision plus précise des situations de handicap des enfants et des jeunes dans ces structures. Nous les interrogerons sur leurs conditions de vie et la manière dont leur handicap est pris en charge. Ce travail est en cours et devrait se concrétiser sur le terrain en fin d’année, sous réserve d’obtenir toutes les autorisations nécessaires. Les résultats seront disponibles ultérieurement. Nous sommes pleinement conscients de l’importance du lien entre handicap et protection de l’enfance.

M. Jean-Benoît Dujol. Ce qui a été dit sur les systèmes d’information est un sujet de préoccupation qui concerne toutes les politiques sociales décentralisées. Nous avons lancé une étude sur la maturité des systèmes d’information de protection de l’enfance dans les départements. Cette initiative complète la démarche d’animation conduite par la Drees. Convaincre les départements de l’intérêt de cette démarche n’a pas été aisé. Ils y ont perçu une menace ou une stratégie cachée, ce qui n’est pas le cas. Notre objectif est simplement de comprendre comment ils sont actuellement équipés afin de réfléchir à l’évolution possible des choses. Nous ne cherchons pas à imposer une solution, mais à mieux appréhender la réalité. Les départements en ont convenu, et nous avançons bien. En effet, ils ont répondu massivement à un questionnaire que nous leur avons soumis, démontrant ainsi leur aisance à partager leurs problématiques. Cela est important car, dans les politiques médico‑sociales et de santé, nous sommes engagés dans une démarche d’urbanisation des systèmes d’information. Une stratégie avec une feuille de route a été développée par la délégation du numérique en santé, qui consiste à décrire et, d’une certaine manière, à imposer les grands principes d’organisation des systèmes d’information. L’objectif est de concilier la liberté de chacun de s’équiper d’un système d’information avec l’interopérabilité et la capacité à faire remonter des données à des fins statistiques. Il s’agit d’un arbitrage entre l’autonomie et l’indépendance en matière de gestion, d’une part, et la nécessité d’avoir des données consolidées et une circulation fluide de ces données, d’autre part. La circulation des données ne sert pas uniquement des fins statistiques, elle permet aussi d’optimiser les prises en charge. Nous avons beaucoup progressé dans le domaine de la santé ces dernières années et, de proche en proche, nous essayons de progresser dans d’autres domaines.

Le Ségur du numérique a permis d’équiper massivement les ESMS en dossiers numériques pour les personnes accueillies. Cependant, dans ce cadre, la question de l’équipement des départements et de l’interopérabilité entre leurs systèmes d’information et ceux des ESMS n’a pas toujours été bien appréhendée, notamment en ce qui concerne la protection de l’enfance. Nous essayons de progresser dans ce domaine. Toutefois, les départements rencontrent de grandes difficultés dans leurs relations avec les éditeurs de logiciels d’action sociale. Ces problèmes ne se limitent pas à la protection de l’enfance, mais s’étendent également au domaine du handicap, car les solutions logicielles utilisées sont les mêmes. Les prestataires de services se montrent très exigeants, même pour des évolutions qui ne représentent que l’application de la réglementation en vigueur. Il est impératif de trouver, avec les départements, un modèle économique ou une gouvernance des systèmes d’information qui nous permette d’obtenir de ces prestataires et éditeurs de logiciels un niveau de service beaucoup plus élevé qu’actuellement, à des conditions économiques plus avantageuses. Actuellement, les départements n’obtiennent pas un retour sur investissement satisfaisant. Je ne les blâme pour cette situation, mais plutôt de la faute des éditeurs de logiciels.

M. David Guiraud (LFI-NUPES). Dans mon département, le Nord, cinq mineurs âgés de 8 à 13 ans ont été placés dans un hôtel fin avril. J’aimerais savoir si vous considérez cette pratique légale. J’ai moi-même déclenché un article 40. Quelles actions l’État entreprend‑il pour signaler et sanctionner les pratiques illégales ? J’ai constaté que la ministre, lors de sa visite dans ma circonscription, a affirmé qu’il ne fallait pas placer les enfants dans des hôtels. Quelles mesures l’État met-il en œuvre pour sanctionner ces pratiques non autorisées ?

Je souhaite également revenir sur l’enquête du Monde. Depuis 2012, nous disposons d’un registre des enfants placés, un fichier qui, pendant des années, est resté vide. Vous nous indiquez désormais qu’une trentaine de départements le remplissent. Cela signifie, pour moi, que soixante-dix départements ne le font pas. En conséquence, le suivi des enfants de l’ASE et de leur parcours à l’échelle nationale est presque impossible, ou du moins très compliqué. Il faut également prendre en compte les doublons et les erreurs qui compliquent davantage les transmissions. Le coût du logiciel s’élève à 50 millions d’euros. En tant que commissaire aux finances, j’entends constamment que nous devons surveiller chaque euro dépensé. Vous avez mentionné que vous étiez solidaire, en raison de votre fonction, avec les restrictions de crédits. Je ne souhaite pas relancer le débat politique, mais je voudrais comprendre pourquoi le principal impôt du pays atteint un record historique en termes de recettes, et que dans le même temps on nous rappelle la nécessité de rigueur sur les dépenses publiques, ce qui entraîne des conséquences humaines.

Au-delà des statistiques, il y a quelques heures, le comité de vigilance des enfants placés nous a expliqué que, faute de moyens et d’argent public, des enfants ne peuvent pas être accueillis, sont délaissés, abandonnés, maltraités et placés dans des hôtels. Cette situation est justifiée par des contraintes budgétaires, notamment à Roubaix, mais cette rigueur financière a un coût humain considérable. Je ne constate pas cette même rigueur concernant un logiciel qui coûte 50 millions d’euros par an. Quand je vois qu’on investit 50 millions d’euros dans un logiciel qui, pendant des années, est resté une coquille vide, je me demande si l’on a estimé les pertes budgétaires que cela représente sur dix ans, par exemple pour les départements. Combien d’argent public a été ainsi perdu ? Il est essentiel de l’évaluer, cela fait partie du débat public.

De plus, selon l’enquête du Monde, l’un des deux logiciels utilisés par l’ASE est détenu par un fonds américain, Bain Capital, implanté dans des paradis fiscaux. Cela soulève des questions sur les pertes de données et les dangers que cela représente, ainsi que sur l’éthique d’un État qui confie ce type de logiciels à des entreprises situées dans des paradis fiscaux.

Ma question, inspirée par le comité de vigilance des enfants placés, est la suivante : quelles mesures prenez-vous pour vous assurer que les départements vous transmettent les données nécessaires ?

Il existe des obligations que les départements qui n’ont rien transmis en dix ans doivent pouvoir respecter. Quelle est la nature du dialogue que nous entretenons avec eux ? Je comprends que la discussion soit difficile, mais qui est responsable de n’avoir transmis aucune donnée, c’est-à-dire de ne pas avoir rempli ses obligations ? Cela concerne l’argent public, les impôts que paient les Français. J’insiste sur ce point, à combien chiffrez-vous ces pertes ? À un moment donné, il faut bien que nous les évaluions. Nous sommes souvent à l’euro près, et bien que je ne sois pas d’accord avec cette logique, il est nécessaire de savoir combien cela représente. Quelles mesures prenons-nous pour sécuriser le stockage des données concernant ces enfants ?

Au fond, et je pense que c’est une question légitime que vous avez commencé à soulever, comment se fait-il que nous ne soyons pas capables de développer un logiciel français, souverain, à l’échelle nationale ? Quels sont les freins à cela ?

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je souhaite revenir sur les décrets d’application de la loi Taquet, notamment sur le référentiel unique prévu par cette loi. Ce référentiel est essentiel pour cibler les situations de maltraitance. A-t-il été adopté ? Lorsque j’ai rédigé ma proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur les dysfonctionnements de nos institutions, et notamment de l’aide sociale à l’enfance, dans la détection des cas de maltraitance, en novembre dernier, j’avais noté que quinze décrets étaient prévus, mais que quatorze d’entre eux n’avaient pas encore été adoptés. Où en sommes-nous aujourd’hui ? J’ai compris que quatre décrets avaient récemment été adoptés.

Ensuite, pourquoi n’y a-t-il pas davantage de contrôles ? Lors de ma première question au gouvernement, j’avais relevé, d’après le rapport de la Cour des comptes de 2014, qu’il n’y avait eu que trente-neuf contrôles en cinq ans. Ne pensez-vous pas qu’il serait nécessaire d’allouer plus de financements aux contrôles pour prévenir les maltraitances et les dysfonctionnements des services de protection de l’enfance ? A-t-on pu évaluer précisément ces besoins ? Combien coûterait la mise en place de contrôles effectifs, tant dans les établissements publics que privés ?

Concernant le GIP, dont vous êtes vice-président, il est intéressant de noter que l’État, le département et une association, La Voix de l’enfant, en font partie. Les parlementaires, qu’ils soient sénateurs ou députés, peuvent-ils y siéger ? Comment peuvent-ils être informés de ce qu’il s’y passe ?

Vous avez mentionné les moyens de contrôle confiés au préfet et à l’Igas. Pourriez‑vous m’apporter des précisions sur l’Igas ? Je sais qu’il existe une procédure pour les lanceurs d’alerte, mais l’Igas peut-elle intervenir à la demande du ministre uniquement ? Et concernant les lanceurs d’alerte, par exemple, si je suis témoin d’une maltraitance, comment puis-je déclencher une enquête de l’Igas ?

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Je souhaite revenir sur le décret concernant les hôtels, campings et villages de vacances, car nous observons des contournements de la loi pour placer des enfants dans des lieux inadaptés. En tant que députée du Puy-de-Dôme et éducatrice spécialisée, j’ai travaillé sur cette question. Contrairement à ce qui a été dit, le décret « hôtel » n’a pas été pris à la va-vite. La rédaction démontre que les discussions n’ont pas abouti. Qu’est-ce qui a bloqué l’adoption de ce décret dans les délais ? Il est essentiel de clarifier ce que l’on entend par « hôtel ». Par exemple, l’endroit où la jeune fille a été placée avant de se donner la mort était encore désigné comme hôtel-restaurant. Bien que ce lieu soit conventionné avec les départements, il reste un hôtel. On ne peut pas prétendre le contraire sous prétexte qu’il n’est plus possible d’y réserver une chambre. Pour un enfant, c’est un lieu de relégation et de danger, où les réseaux de prostitution, de délinquance et de trafic de stupéfiants sont très présents. Je vous invite à visiter cet hôtel pour constater la réalité.

Je souhaite également aborder la question de l’attractivité des métiers. La rapporteure a mentionné le décret sur le taux d’encadrement. La réponse selon laquelle cela mettrait en difficulté le secteur n’est pas recevable. La difficulté est déjà présente puisque des enfants ne sont pas accueillis. Il est impératif d’investir financièrement pour assurer des conditions de travail dignes et sécurisées pour les travailleurs sociaux. C’est par le nombre de collègues présents que nous rendrons ce métier attractif à nouveau. On ne peut ignorer cet aspect essentiel.

Le rapport du syndicat de la magistrature, actuellement le seul disponible sur les placements non exécutés, a été publié. Avez-vous connaissance de ces données concernant les placements non exécutés ? Travaillez-vous sur ce sujet ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ? Je tiens à rappeler que nous faisons face à un véritable manque de transparence. Plus de 3 500 enfants demeurent au domicile de leurs parents, bien que le juge des enfants les ait confiés à l’ASE pour les protéger. Il est impératif de souligner que nous rencontrons aujourd’hui un problème majeur pour obtenir des données. Nous sommes en 2024 et je ne comprends pas comment il est encore impossible de centraliser ces informations. La Convention nationale des associations de protection de l’enfance (Cnape), l’Unicef et l’ONU ont tous signalé ce problème sérieux. Je souhaite savoir quelles actions vous entreprenez de votre côté pour remédier à cette situation.

Mme Ingrid Dordain (RE). Je vais aller droit au but. Vous avez évoqué précédemment la mission de M. Haussoulier et les 50 000 solutions annoncées par le Président. Existe-t-il un véritable travail transversal entre les départements et l’ARS ? Lorsqu’il s’agit d’enfants en situation de handicap, l’ARS est incontournable. Si vous disposez d’informations sur la prise en charge de cette double vulnérabilité, sachez que dans la Somme, en 2022, 600 enfants en situation de handicap ont été repérés. Ce nombre a considérablement augmenté aujourd’hui. La mission de M. Haussoulier devrait nous fournir des chiffres plus précis.

Ces enfants, une fois arrivés à l’âge de 18 ans, restent en situation de handicap et il est impératif de ne pas les oublier. Ayant été éducatrice dans la protection de l’enfance, j’ai constaté qu’à la veille de leurs 18 ans, ces jeunes quittent la Mecs avec leurs affaires sur le dos. C’est terrible, mais c’est la réalité. Lorsqu’ils sont en situation de handicap, ils se retrouvent dans des foyers de vie, souvent isolés. J’en viens à ma deuxième question concernant le taux d’encadrement. Imaginez-vous en Mecs avec un éducateur spécialisé pour vingt-cinq à trente jeunes ? C’est une mission impossible. La sécurité n’est absolument pas garantie. Maintenant, imaginez ces jeunes adultes en situation de handicap qui quittent la protection de l’enfance et se retrouvent dans des foyers de vie, avec un encadrement insuffisant, sept jours sur sept, avec d’autres jeunes également. Dans ces foyers, on compte deux travailleurs sociaux pour vingt‑quatre résidents. C’est inacceptable. Les décrets et les normes sont donc essentiels, voire vitaux. Je rejoins ce que ma collègue a mentionné à ce sujet.

L’attractivité du métier ne pourra être améliorée que si les conditions de travail sont satisfaisantes. Or, lorsque deux travailleurs sociaux doivent s’occuper de vingt-quatre personnes, je vous assure que ce n’est pas le cas ; le danger est omniprésent.

Enfin, vous avez évoqué une réduction de 20 millions d’euros sur le budget qui correspondrait à des crédits non consommés par les départements. Cela me laisse perplexe. Comment peut-on avoir des crédits non consommés à hauteur de 20 millions d’euros, tout en plaçant des enfants dans des hôtels faute de fonds suffisants ? J’ai vraiment besoin d’explications à ce sujet.

M. Jean-Benoît Dujol. Concernant le travail avec les services de protection de l’enfance, j’ai tenté de répondre précédemment en expliquant qu’avec la stratégie de protection de l’enfance et son volet de contractualisation, nous avons cherché à renforcer et formaliser les liens existants. Pour la première fois, nous disposons d’un document contractuel entre le département, l’État, le préfet et l’ARS. Ce document n’est pas seulement symbolique puisqu’il implique des flux financiers de l’ARS vers le département à deux titres, le FIR pour la protection maternelle et infantile, d’une part, et 50 millions d’euros pour l’accompagnement médico-social afin de développer des solutions spécifiques pour les enfants à double vulnérabilité, d’autre part. Cela a donné lieu à des initiatives très enrichissantes sur le terrain, dont nous pourrons vous fournir quelques exemples. La rapporteure l’a expliqué tout à l’heure. Nous sommes pleinement convaincus de la nécessité de cette coopération. Le secteur médico-social, responsable en première intention, au moins en ce qui concerne le handicap de ces enfants, doit pouvoir soutenir la collectivité à laquelle est confiée l’éducation de cet enfant, compte tenu des défaillances ou des difficultés au sein de la famille. Cela représente 100 millions d’euros. Nous devons pouvoir faire davantage et nous attendons les conclusions de la mission de Stéphane Haussoulier pour pouvoir nous appuyer sur celles-ci. Il est vrai que ce n’est pas évident.

Le dialogue entre départements et ARS est parfois complexe en raison d’enjeux politiques, mais il est constant. Il était nouveau sur la protection de l’enfance, mais nous avons une expérience de ce dialogue sur d’autres sujets. Concernant le handicap de manière générale, ainsi que le grand âge, nous entretenons des relations très suivies. Il y a des hauts et des bas, je vous l’accorde. Aujourd’hui, les compétences sont partagées. Elles le seront toujours, car il y aura toujours une responsabilité sanitaire, notamment en direction des personnes en situation de handicap, qui sera assumée par l’État et la sécurité sociale. Nous essayons de nous améliorer. Je crois que ces dernières années, nous avons progressé.

Sur les sujets de maltraitance, puisque vous avez évoqué ce sujet, madame la députée, nous avons également avancé. La loi Taquet a introduit dans le code de l’action sociale et des familles la notion de maltraitance, en particulier pour les personnes en situation de vulnérabilité. Récemment, vous avez voté la loi « Bien vieillir », qui était initialement une proposition de loi. Cette loi comporte des dispositions très importantes en matière de signalement. Elle a notamment prévu une base légale pour un système d’information centralisé de signalement de toutes les maltraitances, confié aux ARS. Actuellement, un département est responsable des situations de maltraitance, bien qu’il soit à la fois juge et partie, ce qui complique les choses. C’est parce que l’enfant est victime de maltraitance qu’on le retire de sa famille pour le placer. Le système des cellules de recueil des informations préoccupantes (Crip), dont nous nous sommes inspirés pour créer cette cellule de maltraitance, qui concernera les adultes, semble fonctionner et produire des résultats. En ce qui concerne la maltraitance dans un foyer, c’est le contrôle interne du conseil départemental qui doit intervenir.

Pour répondre directement à votre question, seule la ministre peut saisir l’Igas. Des rapports très importants sur l’enfance au sens large ont été produits ces dernières années. Bien que ce ne soit pas exactement le sujet, il est pertinent de le mentionner. Le rapport réalisé par l’Igas l’année dernière en matière de petite enfance a permis de sensibiliser sur la qualité de la prise en charge des enfants au sein des EAJE. Pour moi, la maltraitance engage la responsabilité du président du conseil départemental si les choses se passent mal dans un établissement qui est sous sa responsabilité.

Je comprends, madame la députée, ce que vous dites sur la question de l’attractivité des métiers. La dégradation des conditions de travail affecte les professionnels, ce qui dégrade à nouveau les conditions de travail. Cette analyse est pertinente. La ministre a souligné dans sa communication et son action l’importance des métiers du lien, du soin et de l’humain, qui connaissent tous une crise de vocation significative, probablement nourrie par des conditions de travail dégradées. Pour enrayer ce cercle vicieux et en faire un cercle vertueux, il est nécessaire d’intervenir de manière forte et coordonnée entre l’État, les départements et d’autres acteurs, comme les ARS. Il faut recréer des conditions d’accueil satisfaisantes et imposer des normes réalistes, en tenant compte de la réalité concrète vécue par les départements aujourd’hui. Je ne suis pas certain que cela suffise à provoquer le renversement souhaité.

Concernant les contrôles, ils sont insuffisants en raison d’un manque de moyens de l’État et d’une méconnaissance des modalités d’intervention dans ce domaine. Nous avons pris la mesure de cette difficulté et essayé de la résoudre. Il y a deux ans, le nombre d’ETP consacré aux fonctions d’inspection et de contrôle dans les DREETS et les DEETS était de cinquante‑cinq en France, couvrant l’ensemble du champ des ESMS, à l’exception de la protection de l’enfance. Ces ESMS relèvent de la responsabilité de l’État. Il n’est pas surprenant que nous ayons réalisé trente-neuf contrôles ; je dirais même, avec une pointe d’ironie, que ce n’est pas si mal d’avoir effectué trente-neuf contrôles en cinq ans. Nous faisons face à un enjeu de renforcement des moyens, et nous avons agi en ce sens. Une vingtaine d’ETP supplémentaires ont été affectés aux DEETS et aux DREETS pour renforcer les missions d’inspection et de contrôle, via le programme 124. Nous avons également mis en place des formations et préparons la diffusion d’une instruction pour rappeler les méthodes et obligations de contrôle en matière de protection de l’enfance. Ce cycle de formations est particulièrement utile pour les agents des DEETS et des DREETS. Depuis que cette politique est décentralisée, soit depuis plus de quarante ans, la compétence s’était quelque peu perdue. Les DEETS ont parfois été surprises que l’on se tourne vers elles sur ce sujet ; nous avons dû leur rappeler qu’un certain nombre d’obligations incombaient toujours à l’État. Nous avons entrepris ce travail de réarmement modeste mais réel de l’État en termes de moyens et de compétences.

Vous m’avez interrogé sur les décrets pris ou non en matière de protection des enfants, en lien avec la loi du 7 février 2022. Sur les dix-sept mesures à prendre, nous en avons déjà adopté quatorze, il en reste donc trois à finaliser. Le premier projet de décret, en cours de concertation, concerne le retrait et la délivrance des agréments, notamment pour les assistants maternels et familiaux en cas de faits de violence. Le deuxième projet de décret est relatif à la base de données qui doit être mise en place par le GIP France enfance protégée pour recenser l’ensemble des agréments. Un autre projet de décret concerne l’enregistrement des adoptions, qui sera également géré par le GIP. Si nous avons pris du temps sur ces deux décrets, c’est parce que nous avons travaillé avec le GIP pour définir un référencement unique, validé par la Haute Autorité de santé (HAS). Ce processus a été finalisé début 2023.

Concernant la transparence du GIP, les textes votés ne prévoient pas la participation de parlementaires au sein de sa gouvernance, déjà très complexe, composée de nombreux présidents de conseils départementaux ou de représentants nationaux. Le GIP n’a rien à cacher et publie un rapport d’activité. Je suis disponible pour répondre à toutes les questions sur le fonctionnement du GIP. Bien que la présence de représentants parlementaires soit parfois envisagée, ce n’est pas le choix qui a été fait ici. Vous pouvez toutefois revenir sur cette décision si vous le souhaitez.

Pour répondre à M. Guiraud concernant la situation du département du Nord, j’ai vu les photos de l’ancien hôtel que vous avez mentionné. J’ai été choqué par ce que j’ai constaté. La ministre a exprimé sa désapprobation en se déplaçant immédiatement. Pour être franc, j’éprouve des difficultés à blâmer totalement le département du Nord, qui fait face à des défis majeurs en matière de protection de l’enfance. Le nombre d’enfants protégés dans ce département est vertigineux. Toutefois, cela ne justifie pas de manquer aux obligations légales et réglementaires imposées au département. Nous assistons le préfet et attendons de lui qu’il se rapproche du conseil départemental pour traiter ce cas. Nous avons pris connaissance de ces faits de manière indirecte, via un tract de l’organisation syndicale Sud. Dès le début, nous avons pris ces informations au sérieux, mais il a été nécessaire de les documenter davantage. Il semble que ces faits soient avérés. À ce jour, je ne dispose pas d’éléments supplémentaires, mais si j’en obtenais, je vous les transmettrais sans hésitation. Je ne souhaite pas entrer dans le débat sur la nature des hôtels concernés. Je n’ai pas encore ces informations, mais sachez que, grâce aux leviers évoqués précédemment, tels que le contrôle de légalité et les inspections, nous avons les moyens de vérifier l’application des dispositions légales par les départements, avec ou sans le concours du conseil départemental. Nous n’hésiterons pas à exercer ces contrôles, car, sans vouloir dramatiser, je partage les préoccupations exprimées par l’ensemble des intervenants. Les situations sont parfois d’une gravité extrême et les enjeux, notamment pour les enfants concernés, sont considérables. Cela mérite notre engagement total.

Mme la présidente Laure Miller. Peut-être pouvez-vous ajouter un mot sur les placements non exécutés ?

M. Fabrice Lenglart. Je souhaite d’abord apporter quelques précisions concernant le projet Olinpe et un autre sujet connexe. Olinpe traduit la volonté, inscrite par le législateur en 2012, de constituer une enquête exhaustive sur les enfants bénéficiant de la protection des services de l’ASE. Initialement, l’ONPE devait initier cette enquête et recueillir auprès des départements un ensemble de variables essentielles sur ces enfants. Cependant, l’expérience a montré qu’au fil des années, de moins en moins de départements participaient à cette initiative. À la suite du rapport dont nous avons discuté, la Drees a repris en charge ce projet. Vous avez souligné qu’à ce jour, trente-deux départements ont répondu à la première remontée opérée par la Drees, contre seulement six en 2020 ; nous sommes donc encore loin de l’exhaustivité souhaitée. Je tiens néanmoins à souligner qu’il s’agit déjà d’un acquis significatif d’avoir rassemblé un collectif de départements prêts à s’engager avec nous. Nous avons, pour la première fois, utilisé cet outil et interrogé les départements pour comprendre les difficultés rencontrées lors de la réponse à cette enquête. Les obstacles sont multiples. Premièrement, les départements indiquent que répondre à cette enquête leur demande beaucoup de temps. Deuxièmement, certaines informations sont difficiles à collecter en raison de problèmes liés aux logiciels utilisés. Il est important de ne pas confondre Olinpe avec les logiciels de gestion de l’aide sociale. Olinpe est une enquête, et les logiciels devraient faciliter la collecte des données requises. Troisièmement, certaines variables exigées par la loi ne sont pas facilement accessibles avec ces logiciels, car elles relèvent d’autres sphères de l’action publique, comme les conditions d’éducation des enfants. Nous sommes dans une dynamique de progression réelle, ayant créé un collectif avec les départements et entrepris une démarche de certification des logiciels pour mieux renseigner les variables demandées. Nous avons posé les bases pour améliorer la collecte des données et la participation des départements, ce qui constitue une avancée notable dans la mise en œuvre de l’enquête Olinpe. Ensuite, il viendra un moment où certaines dimensions, qui ne pourront pas être résolues uniquement par les informations disponibles, devront être abordées par les départements, y compris via les logiciels. La question de l’appariement des bases de données administratives avec celles de l’éducation nationale ou des données de santé se posera alors. Ce sera la responsabilité de la Drees de réaliser cette tâche, mais il est d’abord nécessaire de construire une base solide.

La mesure des délais et du nombre de placements exécutés renvoie en partie à la même problématique. Dans l’enquête Olinpe, il y avait une demande de renseignement sur la date du jugement et celle de son exécution. Cela souligne une fois de plus la difficulté pour les départements de fournir ces informations de manière exhaustive. Une fois ces données individuelles collectées, elles pourront être appariées avec celles provenant du ministère de la justice. La question de fond que vous soulevez, à savoir pourquoi nous ne sommes pas encore capables de répondre précisément à la question de l’exécution des mesures de placement, s’explique par le fait qu’il est nécessaire d’utiliser les systèmes d’information existants et de les apparier pour mesurer avec précision le taux et le délai des mesures exécutées. La Drees a la charge de ce sujet depuis un an. Des progrès ont été réalisés, mais cela prend du temps. Je vous donne rendez-vous dans quelques mois pour faire le point.

Mme la présidente Laure Miller. Il nous reste à vous remercier pour votre présence aujourd’hui et pour les éléments de réponse que vous nous avez fournis.

  1.   Audition du professeur Jean‑Marc Baleyte, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital intercommunal de Créteil (jeudi 16 mai 2024)

Mme la vice-présidente Ingrid Dordain. Monsieur le professeur, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation dans des délais particulièrement brefs. Vous allez pouvoir éclairer notre commission sur le rôle des services psychiatriques en protection de l’enfance et plus particulièrement sur les équipes mobiles d’intervention dont vous êtes à l’origine.

Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jean-Marc Baleyte prête serment.)

Pr Jean-Marc Baleyte, chef de service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital intercommunal de Créteil. Il est important que nous puissions partager les besoins en santé psychiatrique des enfants accueillis à l’aide sociale à l’enfance (ASE). Je suis professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, chef de service au centre hospitalier intercommunal de Créteil et directeur de la maison de l’adolescent du Val-de-Marne. Nous nous occupons des enfants et des familles, de la grossesse jusqu’au jeune adulte. Dans ce cadre, le développement de l’enfant et ses environnements relationnels sont fondamentaux.

La différence fondamentale entre l’humain et les autres espèces animales, c’est la néoténie. L’immaturité du système nerveux central chez le petit humain explique qu’il soit totalement immature et simultanément disponible pour pouvoir bénéficier des apports relationnels. Contrairement à Bambi, qui acquiert après quelques jours son autonomie sur la glace, le petit humain est dépourvu de cette compétence d’autonomie immédiate. De ce fait, il a une disponibilité pour la rencontre avec tous les systèmes relationnels. C’est toute la puissance de la culture : grâce à sa transmission, nous sommes tous des nains juchés sur les épaules de géants. Elle n’en crée pas moins une vulnérabilité extraordinaire, car ces rencontres avec des systèmes relationnels et environnementaux peuvent être dramatiques ou carencées. Donc, puissance et vulnérabilité.

C’est en protection de l’enfance que nous rencontrons les enfants les plus vulnérables, avec des liens d’attachement insécures. Ce sont ceux qui sont les plus affectés par l’adversité, souvent l’incohérence et l’imprévisibilité plus encore, qui est très destructrice, des relations familiales parfois chaotiques, des carences relationnelles et parfois des psychotraumatismes.

Je voulais souligner en guise de préliminaire cette conception relationnelle de la personne humaine : un enfant est d’abord constitué de ses premières relations, puis de toutes ses relations importantes. Vous savez que la maturation, en particulier celle du lobe frontal, se poursuit jusqu’à 25 ans. Ce constat n’est pas seulement négatif ; il est aussi très encourageant. Il invite en effet à se battre à tous les âges de l’enfance et au-delà. Les pathologies des jeunes enfants sont des pathologies des relations précoces ou des troubles de l’attachement. L’être humain est constitué de ses relations précoces, qui seront constitutives de ses appartenances et de ce qu’on appelle aussi les troubles identitaires. La pandémie de covid-19 nous a fourni un exemple de conséquences dramatiques sur ces systèmes relationnels chez les adolescents, qui font actuellement déborder nos urgences, sous l’effet de la dépression, des troubles du comportement alimentaire, etc. Cela nous procure un paradigme du système relationnel dans lequel baigne l’adolescent.

Ces enfants qui ont des besoins psychiques et relationnels majeurs, ce sont aussi ceux qui accèdent le moins aux soins dont ils auraient besoin. Ils ne peuvent pas être renvoyés au droit commun offert, dans chaque secteur, par un centre médico-psychologique. Il faudrait penser des dispositifs spécifiques pour que les enfants les plus malades puissent accéder à des soins. Or ils font actuellement l’objet d’une forte discrimination par rapport aux autres enfants. Les études montrent en effet qu’à pathologie égale, ils sont moins accueillis dans les centres médico-psychologiques, que la fréquence de leurs pathologies est supérieure et que leurs familles ont des troubles mentaux dont la fréquence est supérieure à celles des enfants de référence. Nous pouvons également étudier les conséquences du placement des enfants à l’aide sociale à l’enfance (ASE) : celui-ci est associé à une plus grande morbi-mortalité. En fait, nous avons intérêt à travailler en amont pour éviter ces placements. En Europe du Nord, le nombre de placements diminue fortement, en particulier ceux des bébés, qui nous permettent de bien nous représenter les besoins des enfants. Les signalements et interventions précoces sont plus nombreux, mais cela est associé à une diminution du nombre de décès d’enfants (un tous les trois ou quatre ans, alors qu’en France, nous en sommes à plusieurs par mois). C’est lié à un très fort soutien à la fois social, éducatif et thérapeutique. De plus, indépendamment de toute considération humaniste, les placements coûtent très cher et constituent une aberration économique. Au Canada, par exemple, les centres universitaires sociaux et de santé mentale réunissent des missions socio-éducatives et sanitaires de façon beaucoup moins séparée qu’en France.

Les conséquences pour ces enfants et la société sont majeures : crises suicidaires, troubles du comportement majeurs, addictions, conduites prostitutionnelles auxquelles nous assistons de façon massive actuellement. Quel est alors le rôle de la psychiatrie ? Diagnostiquer et traiter autant que possible dans le système relationnel de l’enfant, c’est-à-dire ne pas séparer les besoins psychiatriques des besoins sociaux et éducatifs. L’erreur consisterait à externaliser, en sortant ces enfants du système de l’ASE pour les confier aux hôpitaux, aller aux urgences la nuit et se transmettre la patate chaude entre l’éducatif et le sanitaire, de sorte que tous les systèmes de collaboration deviennent très impuissants.

Pour que vous compreniez mieux cette idée importante, je voulais vous présenter les principaux troubles de santé mentale qui affectent les enfants auxquels nous avons affaire, pour mieux réfléchir à ce qui peut leur être proposé.

Tout d’abord, il existe toutes les pathologies de la relation : troubles de l’attachement, troubles de la personnalité, etc. À partir de l’adolescence, on parle de troubles de la personnalité et auparavant de fonctionnements limites, du fameux état limite. Chez l’adulte, on pense plutôt à des troubles de la personnalité constitutive. Ces pathologies de la relation s’accompagnent de décompensations qui occupent les deux tiers des services concernés (SAMU, pompiers, etc.) du fait de leur caractère bruyant et extrêmement urgent. Or les réponses précipitées sont rarement les bonnes.

Les psychiatres doivent aussi diagnostiquer, évaluer et orienter vers des soins des pathologies spécifiques : troubles autistiques, troubles du neurodéveloppement, par exemple. Comme chez tous les enfants, il existe des troubles des apprentissages, ce que l’on appelle les « dys » (dysphasie, dyscalculie, troubles de l’attention, hyperactivité, refus scolaire anxieux), qui sont très importants à repérer, et des psychotraumatismes, qui deviennent des motifs importants de consultation. Chez ces enfants, il s’agit rarement de psychotraumatismes simples, de sorte que les modèles simples ne peuvent être appliqués. Ils sont en effet apparentés à des troubles de la personnalité ou de l’attachement. Il existe aussi des syndromes de comorbidité : les syndromes dépressifs, les troubles du comportement, y compris les violences et les décompensations, ainsi que les addictions, les conduites prostitutionnelles, les grandes situations de crise et d’urgence (crises suicidaires, crises de violence, situations de maltraitance, de violence intrafamiliale) et, comme chez tous les enfants, des urgences psychiatriques (états délirants, hallucinations).

C’est pour répondre à tous ces besoins que nous avons développé, à la maison de l’adolescent du Val-de-Marne et dans le service universitaire de Créteil, des ressources d’accueil pour les enfants, dont certaines sont spécifiques à ceux de l’ASE. Ce sont tout d’abord des consultations à la maternité et à l’unité de parentalité parent-bébé, avec un hôpital de jour et des unités mobiles pour accompagner les mères et leur bébé à la sortie, en les gardant le moins longtemps possible hospitalisés. Des consultations précoces pour l’autisme sont aussi organisées, ainsi que des consultations pour les troubles des apprentissages. Nous avons conçu une unité mobile pour proposer des diagnostics de situation au sein de l’école, puisqu’un trouble de l’apprentissage doit et peut être diagnostiqué efficacement au sein du système relationnel et scolaire de l’enfant, car il peut avoir différentes origines, à la fois intrapsychiques, dues au climat scolaire et aux rapports des parents aux apprentissages, etc. Nous avons également développé des consultations familiales et maintenant des thérapies multifamiliales, dans le cadre desquelles plusieurs familles travaillent ensemble pour construire leurs compétences parentales. Il existe aussi des consultations de psychotraumatologie, de plus en plus sollicitées, une équipe de clinique transculturelle lorsque les enjeux culturels représentent un obstacle à l’accès aux soins et une consultation pour les mineurs de retour de zone de guerre (Syrie, Irak).

À la maison de l’adolescent du Val-de-Marne, nous avons développé une unité appelée Crisis. Elle accueille sans rendez-vous, parce qu’il nous faut être très disponibles pour éviter des hospitalisations et désamorcer ou exercer un effet thérapeutique rapide auprès des adolescents et des familles. Nous avons aussi développé l’unité mobile adolescents en partenariat avec la direction de la protection de l’enfance et de la jeunesse du Val-de-Marne pour intervenir dans les foyers de l’ASE de ce département. Il existe également une unité mobile « 15-30 » pour les jeunes adultes et en particulier ceux se retrouvent en situation de grande difficulté, car c’est un âge très difficile, à l’articulation entre les systèmes pour les enfants et les systèmes pour les adultes. C’est aussi à ce moment-là qu’apparaissent les grandes pathologies de l’adulte (troubles bipolaires, schizophrénie, troubles de la personnalité, etc.) C’est une période de vulnérabilité particulière qui expose à une question majeure : celle de l’accompagnement des jeunes confiés à l’ASE. Nous avons développé des groupes d’appui aux situations complexes, dans lesquels nous réunissons l’ensemble des partenaires concernés (vingt ou vingt-cinq parfois) avec des techniques comme la clinique de la concertation, qui permet lorsque c’est possible d’associer les familles et tous les professionnels engagés autour des adolescents. Un hôpital de jour pour adolescents, doté de dix-huit unités mobiles, a pour objectif d’éviter l’hospitalisation. Celle-ci est nécessaire dans certaines rares situations, mais dans le meilleur des cas il convient de travailler en amont, dans la continuité et hors les murs, en allant vers les adolescents dans les structures relationnelles, éducatives et sanitaires dans lesquelles ils évoluent. Nous avons également développé une unité d’accueil pédiatrique des enfants en danger (UAPED) en lien avec le service de pédiatrie et l’unité médico-judiciaire, munie d’une salle d’audition. Enfin, la maison de l’enfant et de la famille regroupe des professionnels du soin, de l’éducatif, du social, de l’éducation nationale, ainsi que des chercheurs, des associations, des patients et des familles. Nous avons ainsi recruté une mère de famille pour son savoir expérientiel parmi ce qu’on appelle maintenant les médiateurs de santé pairs, c’est-à-dire des familles ayant eu affaire à la psychiatrie et qui font bénéficier les autres de leur expérience.

Il faut de la psychiatrie, de la psychiatrie de l’enfant, mais pas de l’enfant seul, plutôt de l’enfant dans ses systèmes d’appartenance. Ce n’est pas dans le bureau d’un psychiatre, si compétent soit-il, que va se développer ou se réparer un enfant. C’est là un modèle de psychothérapie individuelle rarement opérant et presque toujours incompréhensible pour les adolescents. Nous pensons au contraire qu’il faut soutenir les systèmes relationnels mobilisés autour de l’enfant : sa famille, les éducateurs, l’école, les référents de l’ASE, les familles d’accueil, les psychothérapeutes quand il y en a, les animateurs selon les âges. Il faut les superviser, les coordonner, les hiérarchiser dans ce qu’on peut appeler un méta-système cohérent et orienté vers des objectifs lisibles et partagés par tout le monde. Il faut accompagner l’expérience de l’enfant de liens fonctionnels, sécures, fiables, lisibles dans la continuité, alors qu’il s’agit d’enfants qui n’ont jusqu’ici fait l’expérience que de liens imprévisibles, incohérents et de relations discontinues et chaotiques. Ces jeunes ne croient pas pouvoir s’appuyer sur des relations, car ils ont fait l’expérience que les adultes ne tiennent pas la route. Et il faut cinq à dix ans de travail avec eux pour qu’ils puissent intégrer d’autres schémas. Un adolescent disait à un éducateur : « ça ne sert à rien que je te raconte puisque, dans deux mois, tu ne seras plus là. » Il savait que les gens sont sympathiques, mais qu’il n’est pas possible de compter sur eux.

Nous proposons un diagnostic de situation associant un diagnostic individuel à un diagnostic relationnel de l’enfant. Cela autorise des interventions auprès de l’enfant et sur les systèmes relationnels qui sont pertinents autour de lui. Les professionnels doivent comprendre les résonances entre les pathologies individuelles et les dysfonctionnements institutionnels. De leur côté, les éducateurs doivent être formés pour analyser et réguler les réactions émotionnelles des adolescents. La validation émotionnelle est en effet cruciale pour gérer les colères et les frustrations des jeunes. Le soin psychique doit donc être intégré dans un système relationnel cohérent. Il n’y a pas de soins psychiques sans soins sociaux. Une pédopsychiatrie écosystémique, ancrée dans des structures modernes, est nécessaire pour répondre aux besoins des enfants de l’ASE. Les guichets spécifiques sont indispensables pour des soins adaptés, bien que coûteux, mais justifiés par les conséquences graves des pathologies non traitées. Les dispositifs de soins doivent être agiles et mobiles, avec des équipes mixtes composées de médecins, de psychologues, d’infirmiers, d’éducateurs et de parents expérimentés. La mobilité psychique est essentielle pour intervenir dans les différents contextes de l’enfant, comme les foyers, les familles et les écoles. Les principaux dysfonctionnements dans la prise en charge de la santé mentale des enfants incluent le turn-over des référents, l’instabilité des équipes et l’insuffisance de soutien pour les psychologues. Il est donc crucial de valoriser ces métiers, de fournir des formations pragmatiques et de construire une culture commune entre les équipes de soins et les éducateurs. Les urgences psychiatriques et les hospitalisations d’adolescents doivent quant à elles être limitées à des cas exceptionnels et inscrites dans un projet à long terme. Les jeunes adultes, particulièrement vulnérables, nécessitent des unités mobiles spécifiques pour les accompagner.

En conclusion, la pédopsychiatrie moderne doit intégrer des perspectives écosystémiques et assurer la continuité entre les interventions sanitaires, sociales et éducatives. La protection de l’enfance concerne tous les enfants et est essentielle pour construire l’avenir de notre République.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je partage depuis longtemps l’avis du professeur Baleyte sur les travaux menés dans le Val-de-Marne, qui ont grandement aidé les équipes de protection de l’enfance. En concertation avec tous les écosystèmes concernés, vous avez mis en place des dispositifs essentiels. Vous avez évoqué la possibilité de transposer ce modèle à l’échelle nationale. Pensez-vous que l’on pourrait s’appuyer sur celui-ci dans le cadre des travaux de notre commission d’enquête ? Pourrait-il être mis en œuvre par les ministères, notamment celui de la santé ? Pouvez-vous estimer le coût de ce dispositif à l’échelle nationale, en tenant compte de votre expertise en santé ? Ce modèle pourrait offrir de nombreuses possibilités aux territoires qui en ont grandement besoin, notamment pour répondre aux besoins de santé des enfants protégés et pour améliorer la santé des enfants en général.

Vous avez également mentionné la question de l’autisme. De nombreux enfants porteurs de troubles autistiques nécessitent un repérage précoce et un accompagnement adéquat par les équipes de l’ASE et les services de santé en France. Malheureusement, notre pays intervient souvent trop tard dans le repérage et le diagnostic. Avons-nous la capacité de mettre en œuvre le modèle précédemment évoqué à l’échelle nationale ? Comment pouvons-nous améliorer la prise en charge des troubles de l’attachement et des besoins fondamentaux des enfants, sachant que cette prise en charge est inégale selon les territoires ? Le nombre d’enfants en bas âge pris en charge par la protection de l’enfance a augmenté ces dernières années. L’État promeut les mille premiers jours comme cruciaux pour la construction de l’enfant, mais la protection de l’enfance rencontre souvent des difficultés pour accompagner ces enfants, notamment ceux âgés de 0 à 3 ans, avec des normes inexistantes et des personnels parfois insuffisamment formés pour les troubles liés à la séparation ou à la maltraitance. Pouvez-vous nous proposer des solutions sur ce sujet ?

Pr Jean-Marc Baleyte. Cette question touche précisément à la spécificité des besoins des enfants qui sont souvent les plus vulnérables et qui accèdent moins aux soins. Cette situation nous a poussés à reconsidérer nos modèles d’intervention. La question est de savoir si la demande de soins d’un enfant doit être dissociée des constats dressés par les acteurs éducatifs, socio-politiques, ou si nous devons penser autrement. Il est crucial de reconnaître que ces enfants ont des besoins énormes auxquels nous ne répondons pas adéquatement, ce qui nous coûte cher. Nos services d’urgence sont débordés et notre inefficacité décourage et épuise les équipes. Nous ne pouvons pas imaginer la psychiatrie ou le soin psychique comme une solution magique externalisée. L’enfant grandit dans son système relationnel. Cela vaut aussi pour les difficultés d’apprentissage à l’école : si nous ne réfléchissons pas au soutien de l’équipe éducative, au climat scolaire, à la formation des encadrants et des parents, et au soutien social plus large, nous ne pourrons pas répondre adéquatement aux troubles d’apprentissage spécifiques. Les besoins de ces enfants doivent être considérés comme nécessitant un savoirfaire et des approches particulières. Investir dans ce domaine serait à la fois plus efficace et moins coûteux que de gérer les conséquences graves et inefficaces de dispositifs inadéquats.

La question se pose ensuite de savoir si nous avons la capacité de mettre en œuvre ces dispositifs spécifiques. Des acteurs compétents sont prêts à s’engager, comme les maisons des adolescents et les initiatives de maisons de l’enfant et de la famille, telles que celles créées à Créteil. Ces structures hospitalières ou ces centres médico-psychologiques volontaires pourraient s’engager dans ces expériences. En France, nous n’avons pas pris la mesure de ce besoin d’investissement. Les dispositifs de droit commun ne répondent pas à la spécificité des besoins de ces enfants. En cas de crise, il ne s’agit pas de proposer une psychothérapie hebdomadaire, mais d’intervenir immédiatement et de travailler avec l’enfant et l’éducateur sur ce qu’il s’est passé. Il faut apporter des réponses spécifiques aux besoins bien identifiés de ces enfants qui, comme tous les autres, peuvent être autistes, dyslexiques ou avoir des troubles de l’attention. Ils nécessitent un diagnostic et un accès à des structures qui se développent de mieux en mieux. Cependant, en raison des difficultés relationnelles et des discontinuités, ils accèdent moins aux soins et les diagnostics sont souvent tardifs, alors qu’il est crucial de diagnostiquer ces troubles le plus tôt possible pour éviter que des conditions d’accueil inadéquates ne retardent le diagnostic. Dans le Val-de-Marne, nous avons eu la chance de nouer un dialogue de qualité avec le département, la protection de l’enfance et l’éducation nationale. Nos unités mobiles ont souvent été construites dans une logique de partenariat, ce qui a convaincu les autorités de suivre ces initiatives. Pour nos partenaires, il était évident que ces structures étaient nécessaires pour les enfants dont ils s’occupaient.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. À combien estimeriez-vous le coût du déploiement de telles unités ?

Pr Jean-Marc Baleyte. Tout dépend de l’ambition du projet. Un projet à la hauteur des besoins de ces enfants doit inclure à la fois des dispositifs d’intervention et de formation. Un véritable travail de partenariat doit se construire avec une véritable ambition. On peut créer une unité mobile ici, un accueil sans rendez-vous là, ou un groupe d’appui aux situations complexes. Depuis vingt ans, nous bricolons avec les moyens du bord, en essayant d’inventer des dispositifs. Mais cela mériterait d’être formalisé dans un véritable projet. Je ne sais pas comment il faudrait l’appeler, par exemple une clinique de soins pour les enfants de l’ASE, hébergée dans une unité fonctionnelle d’un service de psychiatrie ou d’une maison des adolescents, qui inclurait toute une dimension de travail partenarial. Cela participerait largement à l’attractivité des métiers. Pour les professionnels, les infirmières, les psychologues, les éducateurs de l’ASE, les conditions de travail peuvent être décourageantes. Le turn-over n’est pas endogène : lorsqu’elles ressentent leur impuissance, des personnes très généreuses, engagées dans ces métiers, ont besoin de trouver du sens et du soutien pour que ces enfants évoluent et en tirent bénéfice.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Ma première question porte sur la nécessité de ne pas séparer le sanitaire du social. Vous avez mentionné des systèmes fondés sur la pratique, comme les maisons et les unités mobiles, et l’idée de les généraliser me semble formidable. Pour aller dans ce sens, connaissez-vous l’UAPED d’Orléans ? Ce n’est pas exactement ce que vous décrivez, mais l’idée est similaire : centraliser dans une même maison des médecins et des gendarmes pour répondre aux besoins des mineurs victimes de maltraitance ou d’agressions sexuelles. Ce système fonctionne bien, car il sécurise le mineur. Il y a même un chien d’assistance pour libérer la parole de l’enfant. Cela procède du même esprit que votre projet, même si vous proposez aussi des équipes mobiles pour aller chercher l’information et recréer du lien et de l’amour pour former des adultes responsables demain.

Vous avez insisté sur le fait qu’une hospitalisation est la dernière des solutions, mais qu’elle était parfois nécessaire. Quand l’est-elle ? J’ai une inquiétude sur le fait de replacer l’enfant dans sa famille lorsqu’il y a de la maltraitance physique : n’est-ce pas alors une bonne solution que de l’hospitaliser ?

Aujourd’hui, il manque beaucoup de pédopsychiatres, même pour les enfants qui ne sont pas à l’ASE. Beaucoup de mères de famille me disent qu’elles attendent un an pour un rendez-vous. Pouvez-vous estimer le besoin actuel et futur en pédopsychiatres et psychologues, en tenant compte de votre projet ? Combien en faudrait-il par rapport à ceux dont nous disposons aujourd’hui ?

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Le bricolage, bien que noble, est devenu la norme en protection de l’enfance, ce qui est problématique. Vous nous avez partagé une expérience intéressante qui a eu lieu dans le Val-de-Marne, mais nous manquons d’une politique nationale cohérente, que ce soit en pédopsychiatrie ou en protection de l’enfance. Actuellement, il existe 101 politiques différentes en fonction des départements, ce qui complique l’évaluation de l’ASE. La situation est similaire pour les soins psychologiques et psychiatriques, qui dépendent des volontés locales et des partenariats avec les agences régionales de santé, les hôpitaux et les chercheurs. Cette absence de cohérence est insatisfaisante.

Je souhaite aborder la situation des pouponnières, notamment celle de mon département, le Puy-de-Dôme, qu’une délégation de la commission d’enquête visitera la semaine prochaine. Cette pouponnière, qui était mon lieu de travail, est en sous-effectif permanent depuis de nombreuses années, créant des conditions d’accueil déplorables et délétères pour le développement des enfants. Vos collègues pédopsychiatres et pédiatres ont alerté sur la réapparition des troubles de l’hospitalisme. Une enquête de Radio France montre également que la santé mentale des jeunes enfants se détériore dans ces lieux d’accueil, ainsi que dans les hôpitaux où ils restent faute de place, comme en Loire-Atlantique. Je sollicite votre avis sur cette situation.

Le turn-over professionnel crée des ruptures importantes pour les enfants, générant un sentiment d’insécurité et des liens dysfonctionnels. En extrayant les enfants en raison de liens d’attachement ambivalents ou insécures, on crée des troubles supplémentaires, ce qui est un échec profond et pousse les professionnels à quitter leur poste. Comment pouvons-nous améliorer l’accompagnement dans les pouponnières, tant au niveau de la formation que des métiers ? Je voudrais également aborder la situation des services de protection maternelle et infantile (PMI), qui sont en première ligne dans les départements. Ils ont perdu un quart de leur budget en quelques années et de nombreux médecins quittent ce secteur. Que faire pour améliorer la prévention ?

M. Jean-Claude Raux (Écolo-NUPES). Je tiens à excuser mon collègue Sébastien Peytavie, que je supplée ce matin. Cela m’a donné l’occasion de profiter de votre témoignage et de votre plaidoyer pour un accompagnement global et partenarial, ainsi que pour que la société puisse faire face à ses obligations vis-à-vis de tous ses enfants et de ses jeunes. Cela redonne de l’espoir et je vous en remercie. Je dois avouer que les témoignages d’enfants placés que j’ai pu entendre ou lire sont très loin des prises en charge que vous avez mises en place ou décrites. Nous en revenons fréquemment, comme vous le disiez, aux hospitalisations qui font plus de mal que de bien, aux parcours chaotiques, aux maltraitances institutionnelles. Faute de moyens, le fait de parer au plus pressé empêche de répondre aux besoins, voire de respecter les lois. Quelques exemples mettent en évidence des disparités. Comment les expliquer ? Pourquoi ce qui est possible chez vous ne l’est-il pas ailleurs ? Dans certains départements, il faut jusqu’à trois ans d’attente pour obtenir un rendez-vous dans un centre médico-psychologique. Nous sommes loin des unités de crise dont vous nous avez parlé. La loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant prévoit qu’un bilan de santé soit systématiquement réalisé pour chaque enfant placé. En 2019, selon le Défenseur des droits, seuls 44 % des conseils départementaux avaient mis en œuvre ce bilan de santé et 28 % seulement l’avaient rendu systématique.

Lors de précédentes auditions, des faits de résurgence du syndrome de l’hospitalisme chez les nourrissons ont été rapportés. Pourriez-vous préciser en quoi consiste ce syndrome et quelles sont ses conséquences sur le futur de l’enfant ? Confirmez-vous ce constat d’une augmentation de ce syndrome ? Enfin, des témoignages ont fait état d’une surmédication de certains enfants placés, faute de place dans des structures adaptées et de professionnels disponibles. Confirmez-vous qu’il existe une tendance à la surprescription de médicaments tels que le Tercian, un neuroleptique pour les personnes schizophrènes, chez les enfants placés ?

Pr Jean-Marc Baleyte. Oui, il est crucial de ne pas séparer l’éducatif, le social et le soin dans le domaine de la psychiatrie. Cela ne signifie pas que nos modèles sont identiques. Je comprends bien ce que sont un soin psychiatrique et une action éducative. Nos actions sont extrêmement synergiques ou peuvent devenir contradictoires. Par exemple, si je travaille avec un enfant ayant des troubles de l’attachement, mon diagnostic de troubles de la personnalité et de dépression associée ne sera efficace que si j’aide les éducateurs à prendre en charge cet enfant, en tenant compte de ces observations. Il est essentiel d’aborder la dépression et les troubles de l’attachement en garantissant à l’enfant la solidité des structurations et des liens autour de lui. On lui annonce ce qu’on va faire, qui il va rencontrer, pourquoi il est dans ce lieu, et on assure de la continuité et de la cohérence par rapport à son parcours antérieur. De même, le psychiatre peut aider l’éducateur, le foyer ou l’équipe d’action éducative en milieu ouvert (AEMO). Ces équipes sont indispensables pour le psychiatre, surtout dans des situations complexes comme celles des pouponnières et des bébés. Il est essentiel d’engager des interventions psychologiques, éducatives et sociales, comme nous le faisons dans notre hôpital de jour, à l’unité de parentalité parent-bébé. Pendant les grossesses, les familles et les mères sont particulièrement disponibles, ce qui permet des interventions efficaces de psychologues, à condition que ceux-ci soient en nombre suffisant. Nous sommes souvent débordés par le nombre de situations psychopathologiques graves. Les mères et les familles nécessitant un accompagnement socio-thérapeutique peuvent bénéficier de notre unité de parentalité parent-bébé en hôpital de jour, avec des demi-journées d’accueil par semaine.

Nous cherchons à éviter les hospitalisations prolongées en favorisant un retour rapide dans l’environnement habituel grâce à l’aide des unités mobiles. Je n’ai pas de position a priori sur le retour des enfants dans leurs familles. Chaque cas est singulier et nécessite une évaluation fine. En France, nous sommes parfois trop attachés à la filiation biologique. Dans certains cas, il est nécessaire que la société prenne des décisions au nom des droits de l’enfant. Dans certaines situations, remettre un enfant dans sa famille d’origine après des années peut en effet être catastrophique. Le travail d’évaluation des unités mobiles est crucial pour un diagnostic de situation sans lequel on ne peut pas soigner efficacement un enfant. Les hospitalisations à temps complet ne sont pas idéales. Par exemple, un adolescent dans le Val‑de-Marne a été exclu de plusieurs foyers et le service d’urgence du département ne voulait plus le reprendre parce qu’il avait blessé deux éducateurs. Nous avons mis en place un groupe d’appui aux situations complexes, réunissant vingt-cinq personnes de divers services pour travailler ensemble. Ce jeune va mieux maintenant et garde sa place dans un foyer grâce à des réunions trimestrielles avec tous les partenaires. Les hospitalisations doivent être pensées et travaillées en amont, avoir du sens pour les éducateurs, la famille d’accueil et le jeune lui‑même, et être de très courte durée.

Concernant l’UAPED, nous en avons une en cours de création grâce à des élus très actifs. Cette salle permet aux psychologues d’accompagner le recueil des dépositions des enfants et de leurs familles, et d’orienter vers des prises en charge appropriées.

Pour répondre à la question sur la démographie des professionnels de santé, nous sommes quarante-neuf professeurs de psychiatrie en France, avec un taux d’encadrement des futurs psychiatres d’un pour trente-cinq, contre un pour quatre ou un pour six dans d’autres spécialités. L’investissement dans la formation des professionnels manque. La situation change doucement, mais pas à la hauteur des besoins. Or la baisse de la démographie psychiatrique s’accentuera dans les dix prochaines années, tandis que les psychologues sont insuffisamment valorisés. Il faudrait créer des postes de psychologues coordonnateurs d’équipe pour valoriser les professionnels expérimentés. Il y a des bricolages de génie, mais ils dépendent trop souvent de la qualité des liens entre les personnes. Nous devons donc nous doter de lignes de conduite nationales et d’exigences valant dans tous les départements pour les dispositifs psychiatriques consacrés aux enfants de l’ASE. Il faut des politiques volontaristes et des référentiels clairs, incluant des dimensions d’intervention, de formation et de questionnement sur les modalités d’intervention. Les délais d’attente de trois ans dans certains centres médico‑psychologiques sont inadéquats, surtout pour les bébés.

Mme la vice-présidente Ingrid Dordain. Je vous laisse conclure.

Pr Jean-Marc Baleyte Je tiens à souligner à quel point il est important de ne pas oublier l’hospitalisme. La place de ces enfants n’est pas de rester à l’hôpital. L’hospitalisme, découvert après la guerre, concerne des enfants accueillis pendant de longues années. C’est ainsi que la pédopsychiatrie a presque vu le jour, en découvrant la dépression chez les nourrissons, forme de dépression dans laquelle l’enfant se laissait mourir faute de relations. L’être humain, et en particulier le bébé humain, a besoin de relations autant que d’air et de sucre. Il est crucial d’approfondir ce diagnostic et de mettre en place les réponses appropriées.

Soutenir et développer ces structures constitue un enjeu majeur pour la PMI. Nous avons la chance, dans notre pays, de bénéficier de services de PMI de grande qualité. Il est essentiel de soutenir leur attractivité et leur fonctionnement, car ils sont centraux et parfaitement complémentaires avec les réseaux construits autour de ces enfants.

Sur la question des médications, je me méfie des conclusions du rapport récent sur les surmédications. Il est caricatural de dire que le médicament servirait de camisole chimique faute d’éducateurs. Ce discours existe, mais dans certains endroits, l’accès aux médicaments est insuffisant. De nombreux enfants ayant des troubles sévères n’ont jamais accès à un psychiatre ni aux médications qui leur sont nécessaires. Nous avons donc les deux extrêmes. Le fait que nous diagnostiquions mieux les dépressions chez l’enfant, les troubles de l’attention et l’autisme représente une avancée et les surmédications dues à des partis pris idéologiques sont des débordements. Il faut rester prudent avant de conclure qu’elles pallient uniquement les manques éducatifs. Il est certain que nous ne prescrivons pas de médicaments pour que les adolescents se tiennent tranquilles, ce qui serait contraire à toute bonne pratique. J’espère que peu de collègues procèdent ainsi.

Mme la vice-présidente Ingrid Dordain. Je tiens à exprimer ma gratitude au professeur Baleyte pour ses propos et son insistance sur une politique volontariste associée à des moyens adaptés, ainsi que sur une méthode d’intervention plus systémique. J’apprécie particulièrement votre évocation de l’importance du travail conjoint entre la psychiatrie, l’action éducative et l’éducation nationale. Trop souvent, chacun travaille dans son secteur, sans qu’il y ait suffisamment d’échanges au bénéfice de l’enfant.

  1.   Audition de M. Éric Ghozlan, directeur général adjoint de l’association OSE (Œuvre de secours aux enfants) (mardi 21 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Chers collègues, nous poursuivons aujourd’hui les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance avec l’audition de M. Éric Ghozlan, psychanalyste et directeur général adjoint de l’association Œuvre de secours aux enfants (OSE).

Monsieur Ghozlan, merci d’avoir répondu à notre invitation. Votre association prévoit d’ouvrir fin 2024 une nouvelle maison d’enfants destinée à accueillir des fratries. Vous pourrez nous présenter ce projet. Il est important de ne pas séparer les fratries lorsque les enfants sont confiés à l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Par ailleurs, vous avez été membre d’un groupe de travail consacré à la santé des enfants au sein du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE). Vous pourrez exposer à notre commission les propositions que vous aviez formulées dans ce cadre, ainsi que les suites qui y ont été données.

Avant de commencer, je rappelle que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera disponible à la demande.

En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Éric Ghozlan prête serment.)

M. Éric Ghozlan, directeur général adjoint de l’association Œuvre de secours aux enfants (OSE). Je vous remercie de m’auditionner dans le cadre de cette commission d’enquête.

Tout d’abord, j’ai eu la chance de participer aux travaux du CNPE depuis sa création. Cette instance a connu plusieurs changements, avec cinq ministres et trois présidents ou vice‑présidents en huit ans. Cette instabilité témoigne de la situation précaire de la protection de l’enfance. Les politiques publiques se sont souvent intéressées à ce domaine en réaction à des scandales médiatiques, qui ont donné une visibilité sociétale aux problèmes existants. Cependant, il est essentiel de ne pas se limiter à cette vision sensationnaliste, qui peut jeter le discrédit sur les associations et les professionnels œuvrant dans ce secteur difficile.

La protection de l’enfance repose sur des équilibres fragiles, notamment entre le droit de l’enfant et celui des parents. Selon l’orientation philosophique du juge des enfants, la balance peut pencher en faveur de l’intérêt de l’enfant à protéger ou de la conception de la famille comme lieu d’épanouissement. Il est important de noter que les intérêts de l’enfant et des parents peuvent diverger.

La gestion de la protection de l’enfance est déconcentrée au niveau des départements, dont les présidents sont responsables sur leur territoire, conformément à la loi du 5 mars 2007. Cela entraîne des politiques différentes selon les départements. Un rééquilibrage par l’État apparaît nécessaire pour harmoniser les pratiques et les politiques.

Je souhaite souligner l’importance d’une approche équilibrée et harmonisée de la protection de l’enfance, qui prenne en compte les divers intérêts en jeu et les spécificités territoriales. Le juge des enfants, ordonnateur des décisions de mesures de protection, délègue souvent l’exercice de ces mesures ou la prise en charge quotidienne de l’enfant à une association habilitée, comme l’est l’OSE. Cependant, le président du conseil départemental reste le chef de file de la protection de l’enfance.

Il existe également une pression financière importante, car l’ordonnateur de la mesure n’est pas le payeur, ce rôle revenant au département.

Peu après la promulgation de la loi du 14 mars 2016, la ministre Laurence Rossignol a confié au docteur Marie-Paule Martin-Blachais l’élaboration d’une démarche de consensus sur les besoins fondamentaux en protection de l’enfance. Cette initiative a durablement structuré les connaissances dans ce domaine en définissant le méta-besoin de sécurité, en référence à la théorie de l’attachement. Il faut se rappeler que ce dispositif de protection de l’enfance, à bout de souffle depuis plusieurs années, a été particulièrement affecté par la période du covid-19. Nous subissons encore aujourd’hui les effets de cette crise sanitaire qui a bouleversé nos repères. L’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) avait d’ailleurs publié, dès le 5 mai 2020, un rapport intitulé « Premières observations sur la gestion du confinement », à partir des retours d’expérience de quatorze départements. Ce rapport soulevait des questions pour l’avenir et s’interrogeait sur le paradoxe des enfants placés qui allaient mieux. Les professionnels de la protection de l’enfance avaient en effet observé que ces enfants étaient plus apaisés sur le plan affectif, n’étant plus déplacés d’un endroit à l’autre et vivant à leur rythme dans un contexte protégé. Il est important de noter que le confinement a créé une stabilité de l’environnement de proximité, favorable aux enfants ayant des troubles de l’attachement. Les théories de l’attachement, comme fondement théorique de la démarche de consensus, modifient la vision de la protection de l’enfance en y associant le besoin de sécurité comme un méta-besoin nécessaire au bon développement de l’enfant. Cela s’inscrit dans la continuité de la loi du 14 mars 2016, qui replaçait l’intérêt supérieur de l’enfant au centre du dispositif de protection de l’enfance.

Je souhaite attirer votre attention sur le problème de la formation des professionnels. Le recrutement de professionnels en protection de l’enfance devient de plus en plus difficile, entraînant une saturation des dispositifs et la fermeture de certains établissements. On observe un recours non maîtrisé aux agences d’intérim pour assurer la continuité des services en cette période de pénurie de professionnels. Selon une enquête de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss) datant de septembre 2022, 9 % des postes en protection de l’enfance sont vacants. Parallèlement, l’activité de la protection de l’enfance connaît une augmentation préoccupante, avec une hausse de 20 % des mesures prononcées sur certains territoires au cours des deux dernières années.

Les situations prises en charge par l’ASE se complexifient, se trouvant à l’intersection des missions de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et de la pédopsychiatrie, deux institutions également en grande difficulté.

Les missions régaliennes de l’État sont défaillantes et ne sont pas compensées par les départements, dont les recettes liées aux droits de mutation diminuent en raison de la crise des transactions immobilières. Avec le CNPE, nous avons interpellé l’État pour qu’il lance un plan Marshall. Nous proposons notamment la généralisation des parcours de santé coordonnés pour les enfants protégés et la valorisation des métiers du social, en incluant les professionnels laissés de côté par les mesures du Ségur. Au sein du CNPE, j’ai participé au groupe de travail sur la santé des enfants protégés, coordonné à l’époque par le docteur Céline Greco, aujourd’hui professeure. Elle interviendra à l’issue de mon audition pour détailler les constats et les propositions que nous avions formulés, basés sur des études nationales et internationales, ainsi que sur de nombreux rapports de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de la Haute Autorité de santé (HAS).

Les violences intrafamiliales, qu’elles soient physiques, sexuelles, psychologiques ou conjugales, ainsi que les négligences lourdes, entraînent des conséquences physiques et psychiques à court, moyen et long terme sur la santé des enfants et des adolescents. Ces violences peuvent entraîner des traumatismes physiques, voire des décès, altérer le développement cérébral, provoquer des troubles du développement pondéral, sensoriel et cognitif, ainsi que des troubles psychoaffectifs et sociaux. Leur impact peut être majeur sur les compétences psychosociales et la santé mentale. On observe l’apparition de troubles du comportement se manifestant parfois par des addictions, des mises en danger, des comportements sexuels à risque, une hétéro-agressivité, des grossesses non désirées, des syndromes douloureux complexes, mais aussi des maladies chroniques telles que l’obésité, les troubles cardiovasculaires, les accidents vasculaires cérébraux et le cancer à l’âge adulte.

Ces constats nous ont amenés à considérer la maltraitance comme une pathologie chronique dans son retentissement. Nous avions demandé à l’époque qu’elle soit prise en charge par la sécurité sociale sous la forme d’une affection de longue durée (ALD), avec un parcours de soins ciblé et spécialisé, ainsi que des remboursements appropriés. Nous avions fait ce premier constat en 2018-2019, ce qui avait donné lieu à un premier avis. Un second avis, qui reprend les mêmes constats et se fonde également sur d’autres travaux publiés par l’ONPE, en particulier en juillet 2022, sur la santé des enfants protégés, est paru récemment ou paraîtra en mai 2024. Le temps de réaction pour mener des politiques publiques est malheureusement très long et ne correspond pas à la temporalité des besoins des enfants protégés. C’est un réel problème dont il faut avoir conscience. Les enfants protégés ont une temporalité qui ne correspond pas du tout à celle des politiques publiques, ni à celle de l’ouverture d’établissements. On fait des constats en 2022, mais on ouvre des établissements en 2024 dans le meilleur des cas, voire en 2025. Il existe un décalage entre le moment où nous constatons les problèmes et celui où nous sommes en mesure de proposer des solutions concrètes pour protéger les enfants. C’est un fait.

Les constats sont connus, les recommandations sont précises et couvrent tous les domaines de la protection de l’enfance. Parfois, on note des avancées législatives et des expérimentations positives à généraliser. Pourtant, année après année, de nouveaux rapports et groupes de travail dressent un état des lieux alarmant sans qu’une réelle politique publique ne soit mise en place pour investir massivement dans ce secteur. En tant que professionnels, nous plaçons beaucoup d’espoir dans votre commission d’enquête pour qu’elle influence véritablement et concrètement les orientations politiques en matière de protection de l’enfance. Nous attendons la mise en place de moyens financiers conséquents capables de provoquer un choc dans le système et de le sortir de la grave crise qu’il traverse. Ce constat est partagé par tous.

En ce qui concerne l’appropriation des nombreuses réformes engagées dans le champ de la protection de l’enfance dans les territoires, notamment les lois du 14 mars 2016 et du 7 février 2022, il est important de rappeler que les lois de décentralisation de 1982 à 1984 ont confié la protection de l’enfance aux départements sans véritable régulation par l’État. Depuis une quinzaine d’années, la protection de l’enfance a été quelque peu négligée par la PJJ, qui jouait pourtant un rôle de régulation. Je me souviens des discussions budgétaires avec les départements où la PJJ s’intéressait beaucoup à la qualité de l’accompagnement des enfants placés et apportait sa voix aux débats budgétaires importants.

Aujourd’hui, les discussions budgétaires ont quasiment disparu des départements. Il est fréquent que ces discussions se déroulent rapidement et se concentrent uniquement sur le budget, c’est-à-dire sur les données financières, en négligeant les aspects qualitatifs. La loi de 2022 a professionnalisé le secteur, a introduit des appels à projets, des évaluations internes et externes, ainsi que l’obligation pour les départements de se doter de schémas départementaux révisés tous les cinq ans. Ces mesures ont eu un impact significatif sur les projets développés et confiés aux associations. Les schémas départementaux de prévention et de protection de l’enfance, mis en place ces dernières années, révèlent plusieurs tendances. La préparation de ces schémas est souvent confiée à des cabinets de conseil, qui soumettent ensuite leurs propositions aux conseils départementaux. Ces derniers adoptent les schémas, parfois en reprenant des éléments d’un département à l’autre, notamment concernant la mise en place de services de placement éducatif à domicile (PEAD). Le CNPE a rendu deux avis dénonçant l’appellation inappropriée de ces PEAD, les qualifiant plutôt de mesures de milieu ouvert. La Cour de cassation a récemment confirmé cette position.

La parole des enfants est mieux prise en compte par les départements et les associations, qui mettent en place une politique d’inclusion et de prévention. La mise en place de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) et d’une convergence tarifaire, ainsi que l’introduction d’indicateurs d’évaluation, témoignent de cette évolution. Parallèlement, il y a une volonté de passer de la protection à la prévention, comme le souligne le rapport de Boris Cyrulnik sur les 1 000 premiers jours. Le développement du placement à domicile, que nous préférons appeler « protection à domicile », est également une priorité. Enfin, nous observons une catégorisation de l’offre d’accueil, avec des distinctions entre les mineurs non accompagnés, les situations d’autonomie, les cas complexes et les situations classiques. Les prix de journée varient en fonction de ces catégories établies par les départements. Les appels à projets dans ces catégories proposent des tarifs journaliers souvent bien inférieurs à ceux d’un placement en maison d’enfants à caractère social (Mecs). Cela pourrait entraîner une dérive en matière de protection de l’enfance si l’aspect financier prenait le dessus. Nous risquerions de voir disparaître les établissements de vie collective, relativement coûteux, ou les établissements spécialisés pour des situations complexes, encore plus onéreux en raison des spécificités de ce public. Les cas complexes, situés au carrefour de la pédopsychiatrie, de la PJJ et de la protection de l’enfance, nécessitent des structures adaptées. Les tarifs journaliers y sont beaucoup plus élevés, parfois trois ou quatre fois plus, car il faut créer des microstructures avec des moyens importants, au moins du « un pour un », et des unités très réduites de sept à neuf enfants au maximum.

Par ailleurs, nous constatons une réorganisation des services de l’ASE avec la création de référents de parcours dans les territoires. Cette réorganisation est souvent liée à la crise de recrutement des travailleurs sociaux dans les départements. De plus, la gestion numérique de l’offre de places ne prend pas toujours en compte les spécificités des lieux d’accueil. Cette gestion repose sur l’idée qu’une place équivaut à un enfant à placer, sans considérer le contexte collectif, ni les besoins individuels de l’enfant.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous constatons un manque d’analyse en matière de protection de l’enfance, contrairement à d’autres pays où des recherches approfondies sont menées sur les profils des enfants concernés. Ces enfants proviennent de familles spécifiques, et il est essentiel de comprendre les différentes analyses. Si je ne me trompe pas, l’OSE gère environ trente-sept établissements et prend en charge environ 1 500 enfants. Elle propose différents modules d’intervention, tels que les mesures éducatives à domicile et des formes d’accueil variées. Il serait pertinent que vous nous détailliez ce panel d’interventions, tant auprès des familles qu’auprès des enfants confiés.

La recherche, notamment les recherches-actions, est fondamentale. Elle permet aux universitaires et aux professionnels de terrain de collaborer, offrant ainsi une perspective longitudinale pour accompagner les réflexions. La politique de protection de l’enfance souffre d’un manque de visibilité, de projection et de connaissances. Dans les territoires, les disparités sont notables. Par exemple, l’un des plus grands départements de France accueille 22 000 enfants, tandis qu’un autre n’en accueille que 700. Ces différences soulèvent des problématiques sociales, environnementales et familiales, constituant un écosystème complexe. Cette vision partagée est absente, en raison d’un déficit de ressources au niveau des données, ce qui constitue une problématique majeure. Ainsi, il est crucial de disposer d’analyses et de données précises pour mieux appréhender ces enjeux et améliorer la protection de l’enfance.

Tout d’abord, pourriez-vous nous expliquer brièvement l’historique de l’OSE afin que mes collègues puissent mieux se repérer ? Ensuite, pourriez-vous détailler les profils que vous rencontrez ainsi que les problématiques auxquelles vous êtes confrontés lorsque vous accompagnez les enfants dans le cadre de la protection de l’enfance ? Il serait également pertinent de nous exposer les principaux troubles que vous observez chez ces enfants, notamment en matière de santé psychique. Vous avez mentionné les travaux du CNPE et la proposition de la reconnaissance d’une ALD. Cette proposition a-t-elle été formulée en présence d’un ministre ? Avez-vous reçu une réponse ?

M. Éric Ghozlan. Je partage totalement votre constat : nous faisons face à un manque criant de recherches-actions dans le domaine de la protection de l’enfance. Quelques services spécialisés en pédopsychiatrie et en sociologie mènent des recherches, mais elles restent trop peu nombreuses et ne s’appuient pas suffisamment sur les connaissances des établissements et associations accueillant des enfants protégés. En 2012, pour le centenaire de l’OSE, nous avons mené une recherche-action avec l’université de Nanterre sur le devenir des enfants placés entre 1970 et 2000. Cette étude a été réalisée après la loi du 2 janvier 2002 et la loi du 5 mars 2007, qui ont modifié le paysage de la protection de l’enfance. Avant la loi de 2007, la subsidiarité de la mesure judiciaire à la mesure administrative n’était pas encore en place. La recherche de la contractualisation avec les familles, plutôt que le placement ordonné par le juge, a pris plusieurs années pour s’implanter. Les placements étaient alors beaucoup plus longs, ce qui était probablement lié à l’histoire de l’association, marquée par l’accueil des enfants juifs exilés pendant et après la guerre, notamment des enfants déportés et des enfants cachés, dont les parents ne sont pas revenus des camps d’extermination. Nous avons une longue expérience du psycho-traumatisme chez les enfants en protection de l’enfance et de l’accompagnement transculturel des familles ayant vécu l’exil.

L’histoire de l’OSE est très forte et noble. Parmi les personnes que nous avons accueillies après-guerre, Élie Wiesel, devenu prix Nobel de la paix, et Élie Buzyn, un grand chirurgien qui nous a quittés il y a plus d’un an, ont marqué notre histoire. Élie Buzyn a accompagné l’OSE tout au long de sa vie, transmettant ses valeurs aux jeunes générations, ce qui est essentiel.

Je tiens à souligner une spécificité de l’OSE. Nous avons la capacité d’accueillir, dans le respect des lois républicaines et du principe de laïcité, des enfants qui ne trouveraient pas d’accueil ailleurs. Je pense notamment aux enfants issus de la communauté juive, victimes de maltraitances, qui peuvent trouver chez nous un lieu de ressourcement et de résilience pour se reconstruire. L’OSE est une institution centenaire, fondée à Saint-Pétersbourg pour accompagner les populations victimes de pogroms dans la Russie tsariste. En 1923, après avoir été interdite d’exercer, l’association a émigré en Allemagne, avec Albert Einstein comme président d’honneur. À cette époque, Einstein venait de recevoir le prix Nobel, ce qui témoigne de l’importance de notre association, qui se déployait à travers le monde pour venir en aide aux populations juives persécutées. Malheureusement, les persécutions ont continué avec l’avènement du nazisme et de Hitler dans les années trente. L’association a alors dû se réfugier en France pour accompagner les mouvements d’exil des populations juives, d’abord de Russie, puis d’Allemagne et d’Europe de l’Est. Nous connaissons tous le sort tragique réservé à de nombreux juifs de France pendant la Shoah. Heureusement, de nombreuses personnes ont sauvé des enfants de la déportation. L’OSE a constitué le réseau de sauvetage d’enfants le plus important, sauvant 5 000 enfants juifs en les cachant dans des familles. Nous avons une longue expérience de l’accueil en famille d’accueil, ainsi que de l’accueil collectif d’enfants depuis 1938. Après la nuit de Cristal, des enfants ont été confiés par leurs parents et accueillis en France avec des médecins juifs émigrés et des éducateurs, grands pédagogues qui ont contribué à la renommée de notre institution.

Tout cela témoigne de notre longue expérience dans la protection de l’enfance. Mme Vivette Samuel, l’une des directrices générales historiques de l’OSE, a contribué à l’élaboration des lois de 1958 et à la création des services d’accueil en milieu ouvert en France. Nous possédons donc une longue expérience dans le domaine de la protection de l’enfance, couvrant à la fois le milieu ouvert et le placement.

Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le placement serait la pire solution, décidée en dernier recours par le juge, nous considérons qu’il doit être dimensionné en fonction des besoins de l’enfant, sans idéologie. En effet, le champ de la protection de l’enfance est souvent traversé par des idéologies, notamment l’idéologie familialiste, qui prétend qu’un enfant est toujours mieux dans sa famille naturelle. Cette conception est une absurdité, car la plupart des violences faites aux enfants se produisent dans le milieu familial, souvent par les parents eux‑mêmes. Il est donc impératif de séparer les enfants de leurs parents pour les protéger.

Dans le cadre de notre recherche, nous avons identifié 900 anciens enfants placés, ayant séjourné plus de deux ans dans nos maisons d’enfants et services de placement familial entre 1970 et 2000. Nous avons obtenu des réponses de 219 anciens enfants, dont la moyenne d’âge était de 37 ans et la durée de placement légèrement supérieure à cinq ans. Ces répondants ont ainsi pu apporter un regard et un recul significatifs sur leur expérience. La moyenne d’âge d’arrivée en placement se situait entre 6 et 12 ans, et 156 personnes sur les 219 ont accepté d’être interviewées par les éducateurs et directeurs de l’époque, qui avaient maintenu un réseau d’anciens enfants placés. Cette étude a été menée par le regretté Richard Josefsberg, directeur de la maison d’enfants de Taverny et docteur en sciences de l’éducation. Il a conduit cette recherche-action auprès de tous les établissements de l’OSE, avec pour objectif de comprendre ce que devenaient les enfants placés. Les chiffres circulant à l’époque indiquaient qu’au moins 25 % des anciens enfants placés finissaient à la rue, soulignant ainsi la nécessité de se pencher sur leur devenir. Les chiffres observés dans l’étude étaient très satisfaisants. En effet, 70 % des personnes interrogées déclaraient avoir été véritablement influencées dans leur vie par leur placement. De plus, 81 %, soit les quatre cinquièmes des anciens enfants ayant répondu, se disaient globalement satisfaits de leur vie et considéraient l’avoir réussie, ce qui constitue un élément de satisfaction important. Par ailleurs, 72 % des répondants n’avaient pas eu recours à des travailleurs sociaux, avec une répartition de 81 % d’hommes et 62 % de femmes. En outre, 80 % des répondants estimaient être en bonne santé, contre 73 % au niveau national selon les études de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) et de BVA. Il est également notable que 82 % des anciens enfants travaillaient, même s’il convient de rappeler que cette période correspond aux Trente Glorieuses, ce qui signifie que le contexte économique de l’époque, marqué par des facilités d’insertion professionnelle et sociale, était différent de celui d’aujourd’hui. Beaucoup de ces individus n’avaient pas de formation ni de diplôme, mais le contexte économique leur était favorable, ce qui n’est plus le cas pour les enfants placés actuellement.

Il serait pertinent de refaire cette étude dix ans après, car elle porte sur les années 1970‑2000. Il serait également intéressant de disposer des moyens nécessaires pour mener des recherches-actions. À l’époque, nous avions sollicité certains départements pour obtenir des financements, et l’OSE avait bien sûr apporté des moyens pour mener cette recherche-action, qui a marqué l’institution. Lorsque la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a été instituée, nous avions rencontré le juge Édouard Durand et Mme Nathalie Mathieu, qui coprésidaient cette commission. Nous avions proposé qu’une recherche-action soit menée dans nos établissements et associations pour vérifier les chiffres annoncés par des associations d’anciens enfants placés ou des associations de victimes de violences sexuelles, qui estiment que six millions de personnes seraient touchées par ces violences en France.

Lorsque nous réalisons nos statistiques en interne dans nos établissements, nous ne retrouvons pas ces chiffres. Pourquoi ? Probablement à cause du tabou des violences sexuelles et de l’inceste, qui est très important. Cependant, nous avons observé que souvent, les enfants, après un certain temps de placement, lorsqu’une relation de confiance est établie avec les adultes référents et les éducateurs, révèlent des abus sexuels qui n’ont pas été le motif initial du placement. C’est très intéressant et il serait pertinent d’obtenir plus de détails sur ces informations, qui sont capitales. Il reste de nombreuses recherches-actions à mener.

Concernant les troubles rencontrés et les profils des enfants, je ne comprends pas, et cela fait sept ans que je le répète au sein du CNPE, pourquoi nous n’avons pas l’obligation, en tant qu’établissement de protection de l’enfance, de produire des statistiques consolidées par les départements sur les motifs de placement et les troubles présentés par les enfants. Ce n’est pas très compliqué, d’autant plus que nous avons maintenant l’obligation de tenir des dossiers numériques des usagers. Je rappelle que des moyens considérables ont été mis en place, notamment avec le Ségur du numérique, pour inciter les associations et les établissements à investir dans des systèmes informatiques conformes au règlement général sur la protection des données (RGPD), permettant également de produire des statistiques utiles pour connaître les profils des enfants placés et les motifs de leur placement. On constate que les motifs pour lesquels les enfants sont placés ne sont pas toujours ceux révélés au cours du placement.

Concernant la reconnaissance d’une ALD et la réponse de la ministre, je laisserai le docteur Céline Greco répondre à cette question, car c’est elle qui avait présenté la fiche que nous avions élaborée ; elle sera donc mieux placée que moi pour répondre.

M. Paul Christophe (HOR). Je souhaite réagir à votre propos liminaire. Vous avez évoqué la décentralisation de la politique de protection de l’enfance, confiée aux départements. Vous vous êtes interrogé sur les potentielles inégalités de traitement concernant les différentes politiques menées par ces départements, ainsi que sur les moyens qui peuvent leur être alloués. Quelle serait, selon vous, la meilleure approche à adopter ? Défendez-vous une recentralisation des compétences au niveau de l’État ? Pensez-vous qu’il serait nécessaire d’instaurer davantage de contrôles ou de mettre en place une grille d’évaluation globale ?

M. Éric Ghozlan. Je n’ai pas connu la centralisation de la protection de l’enfance, étant arrivé dans le secteur après cette période. D’après ce que j’entends, la situation n’était pas meilleure auparavant. Je pense qu’il est pertinent de partir des territoires et des problématiques spécifiques qu’ils rencontrent. Cependant, il est nécessaire que l’État assure une régulation. Nous avions proposé que le préfet de département siège dans des commissions afin de garantir un regard étatique sur la politique de protection de l’enfance. Il est essentiel d’assurer une égalité de traitement pour tous les enfants protégés sur l’ensemble du territoire national, afin d’éviter toute disparité. Par exemple, un département ne devrait pas se permettre de développer des places hôtelières pour des enfants présentant des troubles sévères de la personnalité ou du comportement, et ayant vécu des ruptures de placement en raison de ces troubles. Les réponses apportées ne sont pas toujours adaptées aux besoins des enfants et ne sont pas toujours dignes de ce que nous leur devons.

Je ne plaide pas nécessairement pour une recentralisation, mais il est évident que la situation actuelle est insatisfaisante. Il est impératif d’améliorer la régulation et l’harmonisation des politiques publiques sur les territoires. Comme l’a mentionné la rapporteure Isabelle Santiago, certains départements doivent suivre 22 000 enfants, tandis que d’autres n’en comptent que 400 ou 700. De quoi parlons-nous ?

Il me semble judicieux de ne pas se limiter aux catégorisations que j’ai évoquées dans mon propos liminaire, telles que les mineurs non accompagnés, auparavant désignés comme mineurs isolés étrangers, les cas complexes, les semi-autonomies, les autonomies, les jeunes majeurs, etc. Un enfant reste un enfant. Nous plaidons pour que tous les enfants vivent ensemble dans le creuset républicain, sans disparité ni insuffisance de moyens pour accueillir les mineurs non accompagnés, qui méritent autant que les autres de bénéficier du dispositif de protection de l’enfance. Je n’ai pas de position tranchée sur la recentralisation ou le maintien de la décentralisation, mais je préconise une régulation par l’État.

Concernant les contrôles, les enquêtes, les enquêtes flash et les évaluations, nous vivons une époque où la prise de risque est devenue quasi impossible et où l’on exige un risque zéro. Or, en matière de protection de l’enfance, le risque zéro n’existe pas. La responsabilité doit être partagée entre le magistrat, l’ASE et l’établissement qui accueille l’enfant. Tout ne peut pas reposer sur l’établissement d’accueil. Les défaillances de l’ASE, qui peine à recruter des éducateurs référents dans certains départements et reporte parfois sa mission sur les établissements, constituent un problème à résoudre. Les projets pour l’enfant ne sont pas encore déployés dans tous les départements et dépendent parfois des établissements associatifs habilités. Il reste donc beaucoup à accomplir dans ce domaine.

Mme Éva Sas (Écolo-NUPES). Vous avez brièvement abordé la question des moyens financiers alloués à la protection de l’enfance. Disposez-vous d’une évaluation ou d’un chiffrage des besoins exprimés pour ce secteur ? S’agirait-il d’une dotation de l’État aux départements ou d’un renforcement des engagements financiers des départements eux-mêmes ?

Par ailleurs, vous avez mentionné que 25 % des anciens enfants placés étaient sans domicile fixe. J’avais entendu que 25 % des sans domicile fixe nés en France étaient d’anciens enfants placés, ce qui est différent. Votre recherche-action semble indiquer que ce n’est pas le cas pour les anciens enfants placés de l’OSE. Avez-vous des informations sur la véracité de ce chiffre au niveau national ? Selon votre expérience, quelles mesures sont mises en place et quelles mesures devraient être mises en place pour améliorer la situation des enfants placés lorsqu’ils atteignent la majorité ?

M. Éric Ghozlan. Je ne suis pas en mesure de répondre sur les moyens financiers. Le docteur Céline Greco pourra vous éclairer sur les questions de financement en santé, tant mentale que somatique, car elle dispose des chiffres précis.

Concernant la revalorisation des salaires des travailleurs sociaux, il est essentiel de souligner leur situation précaire. Un travailleur social, un éducateur spécialisé, une assistante sociale, un moniteur éducateur, une dame de service, une femme de ménage, ou un surveillant de nuit ne peuvent pas vivre décemment en Île-de-France ou dans les grandes métropoles avec les salaires actuels. C’est une situation intenable. Nous demandons à des personnes, ellesmêmes en situation de précarité, de s’occuper d’enfants et de familles également précaires. Il est impératif de se pencher sur ce sujet. Le Ségur de la santé a revalorisé les salaires de 238 euros bruts pour certaines catégories, mais pas pour toutes, créant ainsi des injustices. Par exemple, la secrétaire vers qui les enfants se tournent chaque matin, la dame de service, souvent mère d’une famille nombreuse, la cuisinière ou le cuisinier en poste depuis trente ans, et même le directeur ou la directrice de l’établissement se retrouvent parfois moins bien payés que le chef de service ou le directeur adjoint en raison des grilles salariales de la convention collective de 1966. Ces disparités ont engendré des tensions inutiles. Il convient donc de revaloriser les salaires des oubliés du Ségur pour éviter ces injustices. Il suffisait de ne pas faire de différenciation. Je ne sais pas qui a pris cette décision, mais elle est inadmissible.

Quant à l’idée que les départements assument davantage de charges, cela me semble difficilement réalisable. L’État doit doter les départements de moyens financiers adéquats. C’est une nécessité incontournable. Cela peut également constituer un moyen de régulation et d’harmonisation des politiques publiques au niveau départemental. Cette démarche avait d’ailleurs été amorcée à certains moments. Il est essentiel que l’État alloue des dotations aux départements pour soutenir les salaires et la création d’établissements répondant à des besoins spécifiques. Ces établissements sont particulièrement nécessaires pour les enfants dits « cas complexes », qui se trouvent à l’intersection de différentes politiques publiques fonctionnant en silos. Récemment, nous avons observé l’émergence d’appels à projets conjoints entre les agences régionales de santé et les départements, ce qui constitue une initiative positive. Il faut simplifier les financements des établissements pour le bien-être des enfants et cesser de penser qu’un pédopsychiatre n’a pas sa place dans une maison d’enfants, alors que l’accompagnement des équipes éducatives, qui nécessite une formation, est indispensable. Ce point est particulièrement important.

La recherche-action, ainsi que la formation des salariés cadres et non-cadres, revêt une importance capitale. Il y a une dizaine d’années, j’ai mis en place un diplôme universitaire de protection de l’enfance à l’université Paris-Diderot, aujourd’hui Paris-Cité. Ce diplôme pluridisciplinaire, voire transdisciplinaire, fait intervenir des experts en protection de l’enfance. J’ai sollicité les plus grands spécialistes dans les domaines juridique, historique, pédopsychiatrique, psychologique et sociologique pour offrir une vision la plus large possible de la protection de l’enfance. Chaque année, entre vingt et trente étudiants suivent ce cursus, et ce depuis dix ans.

Mon idée est née de ma formation initiale de psychologue. Lorsque j’ai débuté dans la protection de l’enfance, je n’avais aucune connaissance du dispositif, qui est extrêmement complexe et rempli d’acronymes. Comment se repérer en tant que psychologue dans une Mecs sans connaître ce dispositif ? Les générations précédentes ont dû faire preuve de courage pour y parvenir. Par la suite, je suis passé du côté de la direction d’établissement, motivé par un intérêt pour les dynamiques institutionnelles. J’ai alors jugé utile d’intégrer ce diplôme universitaire à la faculté de psychologie, afin de permettre aux psychologues entrant dans les établissements de protection de l’enfance de mieux comprendre ce domaine. De plus, cela permet de mélanger les publics assistant aux conférences et aux suivis, chaque étudiant devant rendre un mémoire en fin d’année sur une problématique choisie en lien avec un professeur. L’idée était de mélanger les étudiants, qu’ils soient psychologues ou professionnels de la protection de l’enfance. Chaque année, quatre places sont réservées aux éducateurs spécialisés, qui normalement ne pourraient pas accéder à ce diplôme. J’ai voulu que celui-ci soit non qualifiant afin de ne pas exclure ces salariés. Développer la formation continue et allouer davantage de moyens me semblent importants. Il s’avère également nécessaire de se pencher sur le droit du travail, notamment en ce qui concerne l’accompagnement des enfants dans nos maisons d’enfants et la continuité de cet accompagnement. J’ai évoqué la conférence de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant et le méta-besoin de sécurité, ainsi que la théorie de l’attachement qui s’y réfère. Si les éducateurs travaillent de 7 heures à 10 heures, puis de 16 heures à 21 heures, et reviennent trois jours plus tard pour respecter l’amplitude horaire et les droits des salariés, des questions finissent par se poser.

Les travailleurs sociaux peuvent-ils véritablement servir de figures d’attachement aux enfants ? Ces figures d’attachement sont cruciales pour permettre la résilience, comme l’ont démontré les travaux de Boris Cyrulnik et d’autres depuis de nombreuses années. Il convient donc d’introduire plus de souplesse dans le droit du travail pour permettre aux enfants de bénéficier d’un accompagnement continu. Je fais référence à ce que nous avons observé pendant la période de confinement, où tous les établissements de protection de l’enfance se sont affranchis, sur la base du volontariat, des règles de droit du travail. Il est important de le souligner. Pendant la première période de confinement, nous ignorions si, en rentrant chez nous, nous allions contaminer nos proches et les exposer à un risque mortel involontairement. Certains travailleurs sociaux sont restés quinze jours, trois semaines, voire un mois par roulement, sans interruption, dans les maisons d’enfants pour accompagner les jeunes. Paradoxalement, cette période de confinement, bien qu’extrêmement difficile pour tout le monde, a été bénéfique, si je puis dire, pour les enfants de la protection de l’enfance. Ces enfants n’étaient plus ballottés de droite à gauche, n’avaient plus à se rendre à des visites médiatisées, chez le psychologue ou à l’école, souvent source de souffrance pour eux. Cette période a permis de repérer des difficultés spécifiques. Les enfants restés dans les établissements de protection de l’enfance, accompagnés par les éducateurs dans leur scolarité, ont réalisé des progrès considérables. Nous devons tirer des leçons de cette période qui nous a profondément marqués et qui a eu un impact significatif sur la protection de l’enfance. Après le confinement, nous avons constaté de nombreux départs de salariés, qui, comme dans le reste de la société, ont souhaité soit faire du télétravail et changer de métier, soit se tourner vers des professions plus manuelles ou commerciales, abandonnant ainsi leur mission de protection de l’enfance. Aujourd’hui, nous faisons face à une pénurie à tous les niveaux ; l’Uniopss mène une étude à ce sujet. Cette pénurie ne concerne pas seulement les éducateurs spécialisés, mais également les psychologues, les directeurs, les chefs de service et les cadres. La situation apparaît très préoccupante.

La question de la majorité représente un véritable enjeu. On m’a même posé la question de savoir si la fin de l’accompagnement devait être fixée à 21 ans ou 25 ans. La question fondamentale est de savoir jusqu’à quand nous devons protéger les enfants les plus vulnérables. Ceux qui bénéficient d’un contrat jeune majeur sont généralement ceux qui ont été placés le plus longtemps en protection de l’enfance et qui ont vécu les traumatismes les plus importants. Ils ont passé de nombreuses années en protection de l’enfance, que ce soit en famille d’accueil ou en placement collectif, et arrivent à la majorité avec des besoins spécifiques. La loi du 7 février 2022 a permis de donner une orientation aux départements concernant les contrats jeunes majeurs, une avancée globalement respectée, mais insuffisante. Nous devrions imaginer que ces contrats deviennent « tacites ». En effet, bien que l’enfant majeur doive formuler une demande et contractualiser, il ne devrait pas être contraint de renouveler sa demande tous les trois mois pour continuer à bénéficier d’une prise en charge. Il est également inacceptable qu’il doive prouver constamment son inscription dans un parcours de formation rapide, car cela ne doit pas peser sur la collectivité. Les jeunes sont souvent orientés vers des formations courtes, sans possibilité de poursuivre de longues études. Cela me rappelle le docteur Céline Greco, qui partagera sans doute son parcours avec vous, et M. Élie Wiesel. Dans son autobiographie, ce dernier raconte comment, après avoir été accueilli dans les années 1945-1950, il a dû quitter l’OSE à 18 ans, en raison de l’absence de financement. Tous les enfants déportés ou enfants de déportés ont été émancipés à cet âge. Cinquante ou soixante ans plus tard, dans son ouvrage Tous les fleuves vont à la mer, Élie Wiesel exprime encore sa colère envers le directeur de l’époque pour l’avoir sorti de la protection de l’enfance à 18 ans. Il décrit les difficultés qu’il a rencontrées pour s’insérer socialement, comme le fait de porter des chaussures usées pendant des années faute de moyens pour en acheter de nouvelles. Cette situation est similaire pour les jeunes qui sortent aujourd’hui de la protection de l’enfance. Quinze ans après, certains reviennent me voir, moi qui ai été directeur de maisons d’enfants il y a une vingtaine d’années, en me disant : « Je suis à la rue, j’ai des difficultés, comment pouvez-vous m’aider ? ».

Ces témoignages illustrent les défis persistants auxquels ces jeunes font face. Ils soulignent l’importance de revoir et d’améliorer les dispositifs actuels pour leur offrir un soutien durable et efficace. Il est nécessaire de mettre en place des services de suivi, que ce soit au sein des associations ou des départements, pour accompagner les enfants sortant de la protection de l’enfance et qui en font la demande. Ce besoin n’est pas systématique, mais sur cent enfants suivis, environ six à dix nécessiteront un accompagnement prolongé, parfois au‑delà de 21 ans, voire 25 ans. Il nous faut disposer de la flexibilité nécessaire pour les accueillir et les guider.

La semaine dernière, une directrice d’établissement m’a rapporté qu’un jeune homme de plus de 30 ans, élevé par l’OSE en placement familial, est venu solliciter de l’aide. Issu d’une famille où le père était incarcéré et la mère disparue, son référent parental n’était pas le juge pour enfants ou l’ASE, mais bien l’OSE. Il peut donc s’agir d’une personne qui peut venir dans le bureau du directeur général adjoint demander une solution d’hébergement parce qu’elle est à la rue ou a été victime d’une agression. Des situations similaires sont fréquentes, illustrant la nécessité d’un accompagnement au-delà de 21 ans. Il est également essentiel de sécuriser le parcours entre 18 et 21 ans, en permettant aux jeunes de poursuivre des études. Tous ne doivent pas se limiter à des métiers manuels comme chauffagiste ou cordonnier. Par exemple, M. Gautier Arnaud-Melchiorre, auteur d’un rapport et diplômé de Sciences Po, ou encore M. Élie Buzyn, devenu chirurgien après avoir entamé des études de médecine à 27 ans, montrent la diversité des parcours possibles. M. Izio Rosenman, accueilli à l’OSE à 10 ans après avoir été déporté à Buchenwald, a fait carrière au CNRS tout en intervenant bénévolement comme psychologue dans notre centre médico-psycho-pédagogique pour accompagner des enfants.

Ces réussites exemplaires en protection de l’enfance doivent être mises en avant. Elles ne sont possibles que grâce à un accompagnement de longue durée. Si l’on décrète qu’un placement ne doit pas excéder deux ou trois ans, on se tire une balle dans le pied. Si l’on considère qu’une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO) qui dure au-delà de trois ans doit évoluer vers un placement ou être remise en question parce que la dynamique intrafamiliale n’a pas été modifiée, il faut envisager d’autres solutions. Il faut pouvoir innover et s’inspirer des pratiques étrangères, comme l’a mentionné la rapporteure Isabelle Santiago. Il est incroyable que nous ne nous inspirions pas davantage de ce qui se fait à l’étranger. Par exemple, je ne suis jamais allé au Canada, bien que je sache qu’il s’y passe beaucoup de choses intéressantes. Il y a quelques années, j’avais développé au sein des services de l’OSE la médiation par l’animal, un dispositif extrêmement courant en Israël. Dans de nombreuses institutions de soins, des instituts médico-éducatifs ou des instituts médico-professionnels, des petits zoos sont présents pour accompagner les enfants avec des professionnels spécialisés, souvent formés en psychologie et en médiation par l’animal. En France, l’équithérapie est déjà bien implantée et l’approche par les chiens commence à se développer, mais il reste encore beaucoup à accomplir. Inspirons-nous des pratiques existantes à l’étranger pour mieux accompagner les enfants ici.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je tiens à vous remercier pour votre allusion à la médiation animale, notamment en ce qui concerne les bienfaits du contact avec les animaux pour les enfants. Dans certaines structures, comme les unités d’accueil pédiatrique enfants en danger (UAPED), des chiens accompagnent les enfants, ce qui est très bénéfique.

Cela étant dit, je souhaite revenir sur la question des maltraitances. Quelles sont vos recommandations pour détecter des cas de maltraitance et extraire un enfant maltraité de son environnement familial ? Je rappelle, et je m’excuse auprès de cette commission pour cette répétition, que nous avons eu en Seine-et-Marne le cas du petit Bastien, décédé après avoir été placé dans une machine à laver, malgré neuf signalements. Avez-vous rencontré des cas similaires ou approchants en tant que directeur et, si oui, quelles seraient vos préconisations ? Quelles sont vos recommandations générales pour améliorer les contrôles, sachant que ceux-ci sont actuellement très rares ?

Enfin, pourquoi votre établissement semble-t-il plus performant que les autres pour remettre un jeune enfant sur la bonne voie, puisque les enfants de votre structure semblent s’en sortir mieux que ceux d’autres établissements ?

M. Éric Ghozlan. Sur la question de la maltraitance, j’ai évoqué l’importance de la formation. Il est impératif d’établir un référentiel commun d’évaluation du danger pour l’enfant, partagé par les travailleurs sociaux. Un référentiel, élaboré par la HAS, est destiné aux cellules de recueil des informations préoccupantes (Crip). Divers services évaluent les situations de danger pour l’enfant, notamment les mesures judiciaires d’investigation éducative (MJIE) et les services d’accueil en milieu ouvert, qui peuvent intervenir en urgence pour retirer un enfant de son milieu familial en cas de maltraitance ou de suspicion de maltraitance. L’essentiel réside dans la formation et l’adoption de référentiels communs.

L’année dernière, dès la mise en œuvre du référentiel d’évaluation de la HAS pour les Crip, nous avons exigé une formation pour nos services d’accueil en milieu ouvert, chargés d’évaluer les situations de danger. Cette formation vise à leur faire connaître ce référentiel et à l’adapter aux mesures éducatives en milieu ouvert ainsi qu’aux MJIE, qui diffèrent. Il est crucial d’avoir une meilleure connaissance des populations confiées à nos services et de former les travailleurs sociaux à détecter les signes de maltraitance, tant au sein des familles que dans les établissements. J’insiste donc sur l’importance de ce référentiel d’évaluation.

Je ne sais pas si nous sommes plus performants, mais je crois que les conditions d’accueil, bien que moins structurées qu’aujourd’hui, permettaient paradoxalement de créer davantage de liens entre les enfants et leurs encadrants. C’est une hypothèse. Si cette étude avait été réalisée dans d’autres maisons d’enfants partageant les mêmes valeurs que l’OSE, nous aurions probablement obtenu des résultats similaires sur une population comparable. La différence réside peut-être dans notre fonctionnement, qui se réfère à la tradition juive. Ce fonctionnement, proche de celui que l’on trouve en famille, est marqué par des moments inscrits dans le calendrier de vie des établissements. Il y a une ritualisation plus importante des moments clés de la vie de l’enfant, tels que les anniversaires et le passage à l’âge adulte. Cette ritualisation permet de créer un discours, un narratif dans la vie de l’enfant, l’accompagnant tout au long de son parcours.

Mme Christine Le Nabour (RE). Je souhaite revenir sur la question des jeunes majeurs. Il y a deux ans, j’ai consacré une partie de mon rapport relatif à la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances » du projet de loi de finances à l’égalité des chances des enfants placés. Dans ce rapport, j’ai constaté un manque d’interconnaissance et de coopération entre les différents acteurs d’un territoire. Cela fonctionnait dans les deux sens, les travailleurs sociaux ne connaissaient pas les actions des missions locales et, inversement, les missions locales ignoraient souvent les interventions des travailleurs sociaux auprès de ces publics. Je me demande si, parmi les multiples solutions que vous préconisez, il existe un travail sur cette interconnaissance et cette coopération autour du référent de parcours. Cela permettrait de prévenir les sorties sèches de l’ASE et de mieux accompagner les jeunes vers les dispositifs de droit commun. J’inclus également l’éducation nationale dans cette réflexion, ainsi que les Apprentis d’Auteuil et de nombreux autres acteurs présents sur les territoires, bien que ceux-ci varient selon les régions. Que pensez-vous de cette situation ? La ressentez-vous toujours de la même manière ? Est-ce que cela a évolué depuis 2022 ?

M. Éric Ghozlan. Je constate une progression notable, car nous sommes également incités à accompagner les enfants vers leur sortie de l’ASE. Nous nous efforçons désormais de construire des parcours au sein même des maisons d’enfants. Par exemple, dans notre foyer de Saint-Germain, nous avons mis en place une équipe spécialisée dans l’accompagnement des jeunes de 16 à 21 ans, afin d’assurer une transition la plus fluide possible. Cette équipe inclut un chargé d’insertion en lien avec les missions locales et les foyers d’hébergement, qui oriente les jeunes vers les dispositifs de droit commun. Aujourd’hui, nous sommes mieux équipés qu’il y a quelques années, où les enfants les plus discrets pouvaient échapper à l’attention des professionnels. Cela représente une avancée significative.

Concernant les contrôles et les enquêtes, je tiens à préciser que nous en subissons de nombreux, contrairement à certaines idées reçues. Nous faisons face à des enquêtes flash et à des inspections départementales inopinées, qui vérifient la conformité de nos établissements aux lois et règlements en vigueur. Actuellement, nous devons nous conformer à une évaluation calquée sur le secteur hospitalier et médico-social. Nous avons déjà réalisé plusieurs évaluations dans nos établissements. Une évaluation selon le référentiel de la HAS comporte 157 questions posées aux équipes. Elle ne se limite pas au directeur, mais inclut des recoupements avec les équipes de nuit, de jour, ainsi que le personnel de cuisine et de service. Cette évaluation, qui dure environ une semaine, concerne tous les aspects de la vie de l’établissement et de l’association. Les organismes habilités par la HAS vérifient minutieusement chaque aspect. Nous sommes donc bien familiers avec les contrôles et les évaluations.

Mme la présidente Laure Miller. Je vous remercie pour la qualité de cette audition et pour les réponses apportées.

  1.   Audition de la professeure Céline Greco, cheffe du service de médecine de la douleur et palliative de l’hôpital Necker‑Enfants malades, présidente de l’association Im’pactes (mardi 21 mai 2024)

Mme la présidente Ingrid Dordain. Chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance avec l’audition de la professeure Céline Greco, cheffe de service en médecine de la douleur et en médecine palliative à l’hôpital Necker-Enfants malades. Vous êtes également présidente de l’association Im’pactes, qui œuvre pour la promotion de la santé, de la scolarité et de l’accès à la culture des enfants, adolescents et jeunes majeurs victimes de violences.

Je vous remercie, docteure Greco, d’avoir accepté notre invitation.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera disponible à la demande. Conformément à l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(La professeure Céline Greco prête serment.)

Pr Céline Greco, cheffe du service de médecine de la douleur et palliative de l’hôpital Necker-Enfants malades, présidente de l’association Im’pactes. Je suis cheffe de service de médecine de la douleur et de médecine palliative à l’hôpital Necker, mais je suis également membre du comité de vigilance des enfants placés. J’ai moi-même été placée à l’âge de 14 ans en raison de violences intrafamiliales. Ce placement a été salvateur pour moi. En tant qu’ancienne victime et ancienne enfant placée, je suis devenue experte en protection de l’enfance. Je siège également au bureau du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et j’ai co-fondé la commission « Santé » du CNPE en 2017, que je copréside actuellement.

Je souhaite vous faire comprendre l’impact des violences subies par les enfants sur leur vie d’adulte, qui peut réduire leur espérance de vie de vingt ans. Pour illustrer cela, imaginez que vous croisez un ours dans la forêt. Votre cerveau ordonne alors à vos glandes surrénales de sécréter de l’adrénaline et du cortisol. Ces hormones provoquent une tachycardie, une augmentation de la tension artérielle et une modification de la respiration afin d’acheminer plus de sang vers les muscles, notamment les biceps et les jambes, pour vous permettre de combattre ou de fuir. Votre foie libère du glucose, source d’énergie, tandis que votre système digestif et immunitaire se met au repos. Après avoir combattu ou fui l’ours, un thermostat interne stoppe la sécrétion d’adrénaline et de cortisol, et le corps revient à son état de base. Mais que se passe-t-il lorsque l’ours rentre à la maison chaque soir ? Le thermostat ne fonctionne plus ; l’adrénaline et le cortisol sont sécrétés en permanence. Ce mécanisme explique les conséquences des violences faites aux enfants.

Vous avez deux fois plus de maladies cardiovasculaires, deux à trois fois plus de maladies respiratoires, deux fois plus de cancers, et onze fois plus de démences. Vous allez également souffrir d’asthme et votre tube digestif ne fonctionnera plus correctement, entraînant des troubles fonctionnels intestinaux. Votre système immunitaire sera également affecté, provoquant de nombreuses pathologies auto-immunes. Les violences subies dans l’enfance ont des conséquences graves et multiples chez l’adulte. Ces conséquences ne se limitent pas à la santé physique, mais touchent aussi le métabolisme et l’endocrinologie. L’architecture du cerveau se modifie, notamment avec une amygdale de taille différente, ce qui entraîne une mauvaise gestion des émotions. L’hippocampe, qui contrôle la mémoire, fonctionne mal, provoquant des troubles de la concentration. Les enfants victimes de violences ont plus de troubles des apprentissages et sept fois plus de risques de déscolarisation. Les conséquences épigénétiques sont également notables, avec des télomères raccourcis, ce qui réduit l’espérance de vie.

Le message à retenir est que ces violences ont des conséquences lourdes, coûtant à notre société 38 milliards de dollars par an, soit 1,4 % de notre produit intérieur brut (PIB). Une prise en charge précoce permettrait d’éviter ces coûts humains et économiques. En termes de santé publique, cela représente un million de Daly (disability-adjusted life years), soit le nombre d’années de vie perdues en raison d’un décès précoce ou d’un handicap. Il est donc impératif de prendre en charge précocement les conséquences de ces violences pour assurer la santé des adultes de demain.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous nous trouvons à un moment charnière pour aborder les questions de protection de l’enfance. Cette commission d’enquête, inédite dans son approche, se veut un véritable électrochoc. En effet, malgré une trentaine de rapports publiés ces dernières années sur la protection de l’enfance, les alertes se multiplient, soulignant l’urgence de la situation. La santé des enfants est souvent réduite à des problématiques psychiques, notamment en pédopsychiatrie, tandis que leur santé globale est moins souvent prise en compte. Les études récentes en neurosciences et sur le développement de l’enfant nous obligent à revoir notre approche.

Vous avez mentionné différents aspects de la santé des enfants qui sont essentiels. J’aimerais approfondir certains sujets que vous avez abordés dans diverses interviews, notamment le projet de centre d’appui à l’enfance que vous souhaitez mettre en place. Je soutiens pleinement cette initiative et j’aimerais que vous éclairiez les travaux de cette commission d’enquête sur ce point précis. Nous allons bientôt débuter les discussions autour du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2025. Je m’engage fermement sur les questions de formation, de revalorisation des salaires et, bien entendu, sur les enjeux de santé. Investir dans l’enfance, c’est investir dans l’avenir de notre société.

Les travaux internationaux que vous suivez constituent également un indicateur précieux. Ils permettent de disposer d’une vision transversale, au-delà des simples indicateurs économiques comme le PIB, et soulignent l’importance d’investir dans l’enfance pour préparer l’avenir de notre société. Ainsi, il est impératif que nous intégrions ces perspectives dans nos travaux pour disposer d’une politique de protection de l’enfance à la hauteur des enjeux actuels et futurs.

Les travaux de Nadine Burke Harris en Californie ont suscité de nombreux débats et ont influencé la recherche jusqu’au Canada. Il serait intéressant que vous puissiez nous en parler, ainsi que de l’association Im’pactes que vous avez récemment mise en place, et sur laquelle vous avez pu échanger avec le ministre Bruno Le Maire. J’ai proposé à la commission d’enquête d’auditionner le ministre car les questions budgétaires sont essentielles. Il est important que vous nous exposiez les travaux que vous menez actuellement avec le ministre chargé de l’économie et des finances.

Vous avez indiqué que l’impact financier des violences dont sont victimes les enfants se chiffrait à 38 milliards de dollars par an. Il est intéressant de considérer cet aspect à la lumière de l’investissement dès le plus jeune âge pour accompagner et repérer ces enfants, afin de prévenir les problèmes de santé que vous avez évoqués.

Pr Céline Greco. En 2013, j’ai publié un livre qui m’a permis de travailler avec la ministre Laurence Rossignol dans le cadre de l’élaboration de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant. J’ai commencé à donner des conférences destinées au grand public et aux travailleurs sociaux, en France et à l’international, notamment en Roumanie et au Japon. J’ai alors réalisé que la création d’une association me permettrait de mieux concrétiser mes idées pour améliorer la prise en charge des enfants en protection de l’enfance. En 2021, grâce à la Fondation des hôpitaux, nous avons mis en place des équipes Pactes dans sept hôpitaux : cinq à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), un à Brest et un à Grenoble. Ces équipes mobiles, spécialisées en protection de l’enfance, avaient pour mission de renforcer la prévention au sein des services hospitaliers, d’améliorer le repérage des situations préoccupantes, de faciliter la prise en charge et de mettre en place des consultations de guidance parentale. Ces équipes Pactes ont ensuite été pérennisées en Unités d’accueil pour les enfants en danger (UAPED), bien que les moyens alloués nécessiteraient d’être revalorisés.

À la suite de cette transformation, je me suis interrogée sur les actions à mener en aval, car les enfants pris en charge perdent en moyenne vingt ans d’espérance de vie s’ils ne bénéficient pas d’une intervention précoce. L’association Im’pactes se concentre sur deux volets principaux. Le premier volet concerne la scolarité et la culture. Il vise à améliorer les perspectives éducatives des enfants pris en charge par les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Les chiffres sont alarmants : seulement 15 % de ces enfants réussissent le brevet des collèges, 5 % le baccalauréat général et 1 % accède à l’enseignement supérieur. La prise en charge s’arrêtant à 18 ans, voire 21 ans au mieux, il est difficile pour ces jeunes de se projeter dans des études longues.

Vous connaissez les chiffres, comme Éric Ghozlan l’a mentionné plus tôt : près de 45 % des jeunes sans-abri âgés de 18 à 25 ans proviennent de l’ASE. Avec l’association Im’pactes, nous avons développé un volet « scolarité et culture ». Nous prenons en charge les enfants de 3 à 25 ans en leur offrant du soutien scolaire, des activités d’expression artistique, de la bibliothérapie, des sorties culturelles et des séjours linguistiques. Pour les jeunes adultes, nous organisons des séminaires de préparation à l’autonomie : comment faire une demande de logement, gérer un budget, se nourrir avec peu de moyens ? Nous leur fournissons un kit de sortie comprenant un ordinateur, un téléphone portable, une carte sim, et nous les aidons à obtenir leur permis de conduire. Nous mettons en place des bourses d’études, comme celles dont j’ai bénéficié. Si j’ai pu mener des études de médecine parallèlement à des études de sciences pour obtenir un MD-PhD (doctorate of medicine and of philosophy), c’est grâce à la Fondation Bettencourt Schueller. Sans cette aide, j’aurais dû travailler le soir à Carrefour et je n’aurais pas pu suivre ce double cursus qui m’a permis d’obtenir des diplômes en sciences et en médecine. Je m’efforce de rendre ce que j’ai reçu. Nous accompagnons ces jeunes jusqu’à 25 ans avec ces bourses. Grâce à Galileo Global Education, nous offrons des scolarités gratuites dans les écoles du groupe Galileo. Nous avons mis en place un ensemble de mesures pour accompagner ces enfants vers un avenir professionnel choisi jusqu’à 25 ans, incluant un volet santé.

Le deuxième volet concerne la santé. Aujourd’hui, nous savons que moins de 30 % des enfants bénéficient d’un bilan de santé somatique et psychique à leur admission dans le dispositif de protection de l’enfance, bien que cela soit obligatoire depuis la loi du 14 mars 2016, renforcée par celle du 7 février 2022. Parmi ces 30 %, seulement 10 % bénéficient d’un suivi effectif de leur santé. Ce n’est pas par manque de volonté, mais parce qu’il n’existe pas de structures adaptées. Le délai d’attente dans un centre médico-psychologique (CMP) est de dix-huit à vingt-quatre mois, alors que la durée moyenne d’un placement est de dix-huit mois. Lorsqu’un enfant est placé pour la première fois, une demande est formulée auprès du CMP. Cependant, lorsque cette demande est acceptée, l’enfant a souvent déjà changé de lieu de placement. Il n’existe actuellement aucune infrastructure capable de prendre en charge ces enfants très précocement.

De plus, il est essentiel de souligner que ces enfants nécessitent un soutien psychologique intensif. À ce jour, les consultations de psychologues, de psychomotriciens et d’ergothérapeutes ne sont pas remboursées par la sécurité sociale. Ces enfants subissent un double traumatisme : les violences et négligences qu’ils ont endurées, d’une part, et le déracinement lié au placement, d’autre part. Même si le placement est bénéfique, voire salvateur, il constitue aussi un traumatisme. Il est donc impératif de disposer d’experts capables de gérer ce double traumatisme.

Inspiré par des modèles étrangers tels que le Centre for youth wellness de San Francisco, fondé par Nadine Burke Harris, ou les centres d’appui à l’enfance canadiens présents dans chaque province, ainsi que le centre Ankerland à Hambourg, j’ai entrepris de créer le premier centre d’appui à l’enfance en France, spécifiquement pour la région Île-de-France. L’objectif est de disposer d’un centre d’appui par région, à l’instar des UAPED et des équipes pédiatriques régionales d’expertise et de diagnostic (Epred). Ce centre aurait pour mission non seulement de prendre en charge ces enfants, mais aussi d’assurer des formations sur la gestion des doubles traumatismes. Ces formations s’adresseraient aux professionnels libéraux, aux médecins hospitaliers et aux travailleurs sociaux. Il s’agit aussi de créer des centres d’appui départementaux afin de garantir une couverture territoriale adéquate.

En tant que membre du CNPE et co-animatrice de la commission « Santé », j’estime que des forfaits annuels par enfant, compris entre 1 500 et 2 000 euros, sont nécessaires. Le coût total de cette mesure s’élèverait à 550 millions d’euros pour couvrir les besoins des 370 000 enfants de l’ASE. Bien que cette somme puisse sembler conséquente, elle est à mettre en perspective avec le coût de l’inaction, évalué à 38 milliards de dollars, incluant des impacts sur la santé, la justice, l’insertion socioprofessionnelle et des conséquences humaines non négligeables. L’investissement en faveur ces forfaits représenterait donc 550 millions d’euros par an. En tant que médecin, je souligne que nous dépensons 5 milliards d’euros par an en bons de transport, dont une partie, et je parle en connaissance de cause, n’est pas totalement justifiée. Sans vouloir déshabiller Pierre pour habiller Paul, je pense qu’il serait possible de trouver ces 550 millions d’euros pour prendre en charge correctement ces enfants. Ces forfaits s’inspirent d’expériences menées aux États-Unis, au Canada, en Allemagne, ainsi que d’expérimentations en cours, notamment l’expérimentation « Santé protégée » et le programme d’expérimentation d’un protocole de santé standardisé appliqué aux enfants ayant bénéficié avant l’âge de 5 ans d’une mesure de protection de l’enfance (Pegase). Ils permettraient d’assurer des parcours coordonnés et gradués, sur une durée suffisamment longue pour que l’enfant retrouve une courbe de développement normal. Ils garantiraient également la coordination des soins.

Nous pourrions envisager un maillage avec les centres d’appui régionaux et une collaboration avec les coordinateurs de soins du centre, qui assureraient la coordination avec les professionnels libéraux, les hôpitaux et les référents ASE. Il serait également pertinent de développer le rôle des infirmières en pratique avancée au sein des centres d’appui à l’enfance et de l’ASE, afin qu’elles puissent assurer la coordination des soins.

C’est dans cette optique que nous avons conçu le premier centre d’appui à l’enfance, qui verra le jour fin 2025 en Île-de-France. J’espère que nous pourrons ensuite établir des centres d’appui régionaux, y compris dans les territoires ultramarins, ainsi que des centres départementaux.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Je vous remercie pour cette introduction rapide mais efficace et très pédagogique, tant pour les députés que pour le grand public. Il est essentiel d’ouvrir ce débat et, bien que ce sujet soit déjà abordé à l’Assemblée nationale, il doit être compris par l’ensemble de la société.

Ma première question porte sur le retard et le désinvestissement profond dans la protection de l’enfance. Comment l’expliquez-vous ? Pourquoi l’État est-il moins impliqué que dans d’autres pays ? Vous évoquez souvent le rôle des fondations et du secteur privé dans votre parcours. Il apparaît que l’État est très défaillant dans l’accompagnement des enfants placés, que ce soit en matière de scolarité, de santé, ou de politique éducative.

J’ai une autre question concernant les mesures d’urgence que l’on pourrait mettre en place pour améliorer rapidement la situation. Quelles grandes mesures proposez-vous ?

Enfin, j’aimerais aborder la question des mineurs non accompagnés, souvent négligée dans la protection de l’enfance. Ces mineurs rencontrent des obstacles encore plus profonds dans la prise en charge de leur santé, qu’elle soit psychique ou physique.

Pr Céline Greco. J’ai l’impression, et d’ailleurs j’en avais parlé au ministre Bruno Le Maire, que la société tout entière pense que les violences intrafamiliales n’affectent que les milieux sociaux défavorisés. Lorsque l’on interroge les gens, c’est souvent ce que l’on entend. Or, ces violences touchent tous les milieux. Les cantonner aux milieux sociaux défavorisés, c’est entretenir une sorte de confusion entre pauvreté et délinquance. J’ai l’impression que ces enfants n’intéressent pas. Notre société ne les connaît pas. Ce sont des invisibles.

Nous avons accompli un travail de visibilité des violences faites aux femmes. Aujourd’hui, ce sujet est devenu une question de société ; ces violences sont désormais visibles et ne sont plus tolérées. Nous connaissons le nombre de femmes tuées chaque semaine, chaque jour. En revanche, nous n’avons pas de chiffres pour les enfants. Parfois, c’est un enfant par jour, parfois un tous les trois jours, puis on estime que c’est un tous les cinq jours. En vérité, nous n’avons pas de chiffres précis. Pourquoi n’avons-nous pas de chiffres ? C’est un problème. Nous manquons de travaux de recherche dans ce domaine. Regardez les budgets de la recherche alloués à la protection de l’enfance. Ils sont dix à vingt fois inférieurs, par exemple, à ceux consacrés à la recherche sur l’autisme, alors qu’il y a dix fois plus d’enfants concernés. Je ne dis pas qu’il faut diminuer la recherche sur l’autisme, mais il serait nécessaire d’allouer davantage de budgets à la recherche sur la protection de l’enfance pour obtenir des chiffres fiables. Je fais toujours le parallèle avec la sécurité routière. Lorsque l’on connaît le nombre de tués et de blessés sur les routes, on peut mettre en place des politiques de prévention : radars, tests d’alcoolémie, système antidémarrage des voitures... Tant que nous n’avons pas de chiffres réels sur le nombre d’enfants tués et sur les violences qu’ils subissent, nous ne pouvons pas instaurer de politiques de prévention efficaces.

Il faut donc sortir de cette invisibilité en investissant massivement dans la recherche. La recherche sur le nombre d’enfants concernés et sur les conséquences à long terme de ces violences est essentielle. D’autres pays la réalisent, mais pas la France, faute de budgets. Cependant, il ne s’agit pas seulement d’une question budgétaire. La communauté internationale utilise un langage commun que nous ne partageons pas. Par exemple, la communauté internationale parle des adverse childhood events (ACE), qui sont au nombre de dix : violences physiques, sexuelles, psychologiques, toxicomanie d’un parent, séparation des parents, etc. En France, nous n’abordons pas les ACE, alors que tous les pays s’accordent sur des chiffres et réalisent des études montrant que plus de quatre ACE augmentent les risques d’infarctus et de cancer. La France est quasi-absente des congrès internationaux sur la protection de l’enfance, tels que l’Intercap (International course on child abuse paediatrics) ou l’Ipscan (International society for the prevention of child abuse and neglect). Nous devons commencer par parler le même langage et introduire la culture des ACE en France pour travailler à l’international avec les autres pays. C’est un point majeur, car sans normes communes, nous ne pouvons pas mettre en place les mêmes recherches, ni comparer nos résultats. Le point de départ est donc le développement de la recherche pour obtenir des chiffres fiables et éviter des estimations imprécises qui diluent la réalité du problème.

Par ailleurs, il est erroné de penser que tout ce qui se passe dans l’enfance est guéri à l’âge adulte. En tant que médecin spécialisée dans la douleur, je rappelle qu’avant 1987, on opérait les enfants sans anesthésie, car on pensait qu’ils n’avaient pas de système nerveux développé.

Ce que j’essaie de faire comprendre, c’est que si, en 2024, vous croisez un survivant du Bataclan qui a encore du mal à sortir de chez lui, qui sursaute au moindre bruit de voiture, jamais vous ne lui direz que c’était en 2015 et qu’il faudrait peut-être passer à autre chose. Vous pouvez vous identifier à lui et comprendre la peur qu’il a subie. On oublie souvent que les enfants victimes de violences psychologiques, physiques et sexuelles vivent un Bataclan tous les soirs. Quand je rentrais chez moi le soir, je me demandais si je serais encore vivante le lendemain matin. Et si je n’étais pas à l’école le lendemain matin, est-ce que quelqu’un allait appeler la police ou les pompiers ? À l’âge adulte, on nous dit : « Écoute, c’était quand tu étais enfant, il faudrait peut-être passer à autre chose ». Cette attitude contribue à minimiser les violences faites aux enfants. On considère à tort que la plasticité cérébrale et le développement de l’enfant effaceraient ces violences subies. Il est essentiel de sensibiliser les personnalités académiques, les politiques et la société tout entière à cette réalité. Ces enfants vivent un Bataclan chaque soir.

Mme Béatrice Roullaud (RN). J’avais suivi avec grand intérêt votre intervention télévisée lors de l’audition du juge Édouard Durand. Je vous remercie pour vos travaux.

Concernant les chiffres de la maltraitance, certains experts, comme le professeur Bernard Hoerni, évoquent deux enfants décédant chaque jour en France en raison de maltraitances. L’association L’Enfant bleu, basée à Lyon, mentionne ce chiffre. Toutefois, les chiffres les plus couramment cités parlent de cinq enfants. Je vous remercie de souligner l’importance de disposer de statistiques précises pour sensibiliser la population.

Ma question, qui me préoccupe profondément, concerne la détection et la prise en charge des cas de maltraitance. En Seine-et-Marne, un enfant a été retrouvé dans une machine à laver après neuf signalements et trois informations préoccupantes. En tant que médecin, que se passe-t-il lorsque vous identifiez un cas de maltraitance aux urgences ? Pourquoi des cas comme celui du petit Bastien sont signalés si tardivement ? Vous avez mentionné que plus l’intervention est précoce, moins les conséquences sont graves. Comment peut-on retirer un enfant de parents maltraitants le plus rapidement possible ?

Pr Céline Greco. Le problème réside dans les lacunes de la formation des professionnels en contact avec les enfants, ce qui complique leur repérage et leur prise en charge. On observe cela avec les équipes Pactes, devenues UAPED, dans les hôpitaux. Il est extrêmement difficile de repérer un enfant et de le signaler, surtout pour un médecin traitant isolé dans son cabinet, car cela représente une grande responsabilité. De nombreuses études montrent que la peur des représailles freine les signalements. C’est plus facile à l’hôpital car on travaille en équipe. La mise en place des équipes Pactes a permis aux professionnels de se dire : « J’ai un doute sur cet enfant, mais la présence de ces équipes à l’hôpital me permet de ne pas gérer seul ce qui m’effraie. Je peux appeler une équipe experte qui m’aidera à lever ou confirmer mon doute. » La création de ces équipes dans les hôpitaux a drastiquement augmenté le nombre de repérages. Il ne s’agit pas seulement de signalements ou d’informations préoccupantes, ni de placements. Je me souviens être passée sur France 5 lors de la mise en place des équipes ; je n’avais pas vu le bandeau en dessous de l’écran. En revoyant l’émission, j’ai constaté qu’il était écrit « équipe commando ». Ce n’était absolument pas cela. L’objectif n’était pas de repérer plus pour placer plus, mais de repérer plus tôt afin de faire des signalements et des informations préoccupantes lorsque nécessaire, et aussi de mettre en place des consultations de guidance parentale lorsque cela était possible.

À l’UAPED de l’hôpital Robert Debré, le médecin, la psychologue et l’infirmière de cette unité ont instauré des consultations de guidance parentale. Le taux de placement des enfants n’a pas augmenté, mais le repérage des situations à risque est désormais beaucoup plus précoce. Il est nécessaire de généraliser ces UAPED dans les hôpitaux, de les doter de davantage de moyens et de mieux former les professionnels. Aux États-Unis, par exemple, il existe un diplôme de pédiatrie sociale. Les jeunes médecins, notamment les internes, bénéficient d’une formation supplémentaire appelée formation spécifique transversale (FST). Certains internes suivent la FST « douleur » ou la FST « médecine palliative ». Nous gagnerions à former des jeunes médecins en pédiatrie sociale, qui effectueraient des stages dans les UAPED et en pédopsychiatrie, afin de se spécialiser dans le repérage et la prise en charge des enfants en danger.

De la même manière, il serait pertinent d’ajouter une formation en pédiatrie sociale pour les infirmières en pratique avancée, afin qu’elles puissent travailler dans les centres d’appui à l’enfance, qui se multiplient actuellement en France, ou en protection maternelle et infantile (PMI). Les psychologues devraient également bénéficier d’une formation spécifique. Ainsi, il est impératif de renforcer les compétences des professionnels de santé en pédiatrie sociale pour améliorer le repérage et la prise en charge des enfants en danger. Il est essentiel de suivre une formation aux bonnes pratiques cliniques avant de pouvoir postuler pour conduire un essai clinique. Cette formation en ligne exige un taux de réussite supérieur à 70 %. Pourquoi ne pas exiger la même chose des professionnels associatifs, des futurs bénévoles, mentors et parrains qui seront en contact avec des enfants dans le milieu sportif ? Bien que cette formation en ligne ne suffise pas à elle seule pour prendre en charge ces enfants, elle constitue néanmoins un premier pas vers une acculturation aux violences faites aux enfants. Elle permettrait également d’apprendre à écouter leurs paroles et à transmettre ces informations aux personnes compétentes. En tant que médecin, cette exigence nous est imposée pour les essais cliniques. Il serait pertinent de l’étendre aux milieux associatif et sportif, au-delà des seules professions de santé.

Les UAPED doivent se déployer sur le territoire. Par exemple, l’UAPED de l’hôpital Robert Debré accueille un tiers des enfants venant de l’extérieur. Les services de PMI, les écoles et les médecins traitants sollicitent cette unité, ce qui réduit l’angoisse liée à la réalisation d’un signalement ou d’une information préoccupante. Le travail en équipe est indispensable pour améliorer les signalements.

Mme Karine Lebon (GDR-NUPES). Pour rebondir sur vos propos et sur l’idée de vivre un Bataclan chaque soir, il est indéniable qu’un crime contre l’enfance constitue un crime contre l’humanité. Un individu en construction aura beaucoup plus de difficultés à surmonter des situations traumatisantes et des mauvais traitements, surtout lorsqu’ils sont répétés.

Je souhaite approfondir avec vous la question des enfants nés de mères alcooliques. Étant élue de La Réunion, je constate que, dans mon territoire, un bébé naît avec un trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale tous les deux jours. C’est une forme de maltraitance, même si souvent la mère qui consomme de l’alcool pendant sa grossesse n’a pas conscience des conséquences tragiques pour son enfant. Selon la professeure Bérénice Doray, généticienne au centre hospitalier et universitaire de La Réunion, 90 % de ces enfants sont placés.

La loi Taquet rappelle qu’un bilan d’entrée et un suivi annuel sont obligatoires pour chaque enfant suivi par l’ASE. Cependant, comme vous l’avez mentionné, seulement un tiers des départements respecte cette loi. Dans une interview sur France Inter, M. Adrien Taquet reconnaît lui-même que cette loi est difficile à appliquer, en raison de l’accès problématique aux soins pour l’ensemble de la population, des déplacements fréquents des enfants placés, et du manque de moyens pour les amener aux rendez-vous médicaux. L’État porte également une part de responsabilité. Comment assurer une prise en charge précoce dans de telles conditions ? Votre association, Im’pactes, s’efforce de répondre à ce défi en projetant de mettre en place des centres d’appui à l’enfance dans plusieurs régions, avec l’objectif d’en déployer partout, y compris dans les outre-mer. Je m’en réjouis, mais je m’interroge sur le calendrier. À La Réunion, 2 500 enfants sont placés et les moyens proposés par le département sont jugés insuffisants par de nombreux professionnels de terrain. Quand ces centres seront-ils opérationnels à La Réunion ? Pensez-vous qu’un système prioritaire pour l’accès aux soins généraux et spécialisés des enfants placés devrait être instauré ?

Pr Céline Greco. Je m’engage, de mon vivant, à tout mettre en œuvre pour établir un centre d’appui à l’enfance à La Réunion. Le premier est prévu pour 2025. Nous pouvons mettre en place ce premier centre grâce à un soutien fort de la Ville de Paris qui met à disposition du foncier, de l’AP-HP, de l’ARS, de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) et de la direction générale de l’offre de soins (DGOS). Une fois ce centre pilote monté, il sera beaucoup plus facile d’en déployer d’autres sur le territoire.

De plus, nous avons trouvé un modèle permettant sa duplication. L’idée est de s’adosser à un centre hospitalier afin que le centre puisse être assimilé à un hôpital de jour pour les enfants. Cela présente plusieurs avantages. Si nous étions restés sur un simple modèle de centre de santé, nous aurions été en difficulté dès le départ, notamment parce que les consultations de psychologues et de psychomotriciens ne sont pas remboursées. Pour ce premier centre en Île-de-France, nous avons prévu treize à quinze psychologues et cinq psychomotriciens, ce qui aurait généré un déficit d’un million d’euros. Le modèle des hôpitaux de jour permet une prise en charge complète par la Cnam. Lors de son admission, l’enfant bénéficie d’un bilan de santé complet réalisé par un pédiatre, un pédopsychiatre, un psychologue, une infirmière et, si nécessaire, un psychomotricien et un orthophoniste. La présence de trois ou quatre intervenants permet de rentrer dans le cadre des hôpitaux de jour, financés par la Cnam. Les avantages sont multiples. L’enfant est mobilisé une demi-journée, contrairement à la situation actuelle où il doit se rendre à plusieurs rendez-vous dispersés dans la semaine, ce qui est éprouvant pour lui. Par exemple, il peut avoir une séance de psychomotricité le lundi à 17 heures, un rendez-vous avec le pédiatre le mardi à 14 heures 30 et une consultation avec le pédopsychiatre le jeudi à 15 heures 30. Cette dispersion épuise des enfants déjà fragilisés.

Les éducateurs passent leur temps à transporter les enfants, alors que leur mission première est de les accompagner et de s’en occuper. Le modèle des hôpitaux de jour permet à l’éducateur de venir avec trois ou quatre enfants qui bénéficient d’une prise en charge durant une demi-journée, puis sont libres pour le restant de la semaine. Ce modèle, lorsqu’il est soutenu par un centre hospitalier, permet de créer ces centres d’appui partout, en région et dans les territoires ultramarins, sans être déficitaire. C’est grâce à ce modèle que nous avons obtenu, pour la région Île-de-France, le soutien de la Cnam et de la DGOS. Il nous faut parvenir à le dupliquer. Si nous réussissons à obtenir des forfaits dans le PLFSS pour 2025, cela constituera également une réponse à la demande. En attendant ces forfaits, le modèle actuel permet aux centres de ne pas sombrer et de rester à l’équilibre.

Mme Éva Sas (Écolo-NUPES). Je suis très intéressée par votre intervention, notamment par la description du centre d’appui à l’enfance. J’aimerais savoir comment il peut assurer un suivi tout au long de l’enfance pour des personnes parfois éloignées des soins. Le fait d’avoir un centre d’appui par région, surtout dans des régions très étendues, soulève la question de la fréquence du suivi des enfants.

Concernant le financement, pourriez-vous détailler le chiffrage des forfaits par enfant, que vous évaluez à 550 millions d’euros ? Nous sommes heureux de disposer de chiffres sur les moyens nécessaires, car cela nous permettra de les défendre efficacement. Bien que 550 millions d’euros puissent sembler insuffisants, nous serons à vos côtés pour en demander davantage au gouvernement, notamment à l’assurance maladie.

Pr Céline Greco. Les centres d’appui à l’enfance seront prioritairement dédiés aux enfants de 0 à 18 ans pris en charge par la protection de l’enfance ou victimes collatérales de féminicides. Ces centres auront pour mission de réaliser des bilans de santé somatique et psychique des enfants, ce qui permettra de mettre en place des parcours de soins coordonnés et gradués. Nous avons défini trois parcours, dont le parcours standard pour les enfants qui ne vont pas trop mal et qui pourront être pris en charge en ambulatoire, c’est-à-dire en ville, grâce à une coordination des soins, comme cela se fait par exemple dans le cadre des expérimentations « Santé protégée » ou Pegase. Pour les enfants des deux autres parcours, c’est-à-dire les parcours renforcés et intensifs, ils seront pris en charge au sein du centre. Pour les enfants du parcours renforcé, des consultations avec des psychologues et des psychomotriciens seront organisées bimensuellement. Pour les enfants du parcours intensif, les consultations seront hebdomadaires et incluront des psychologues, de la psychomotricité, et éventuellement de l’orthophonie en cas de troubles du langage.

Les études montrent que lorsqu’on prend en charge précocement ces enfants, un suivi moyen de vingt-quatre mois permet de les remettre dans des courbes de développement proches de la population générale. Pour ce premier centre, nous avons prévu de suivre les enfants pendant au moins vingt-quatre mois. Comme je l’ai mentionné précédemment, les délais d’attente dans les CMP sont de dix-huit à vingt-quatre mois. Cela signifie que dès l’arrivée de l’enfant, nous l’inscrivons sur liste d’attente dans un CMP, nous le prenons en charge au centre puis, dès qu’il va mieux, il peut basculer sur un parcours ambulatoire.

Le centre proposera aux enfants des ateliers d’art-thérapie et de la prévention secondaire, visant à renforcer la confiance en soi, l’estime de soi et la nutrition. Les enfants en protection de l’enfance présentent souvent des troubles du comportement alimentaire. La démarche permettra également de former les professionnels de santé aux spécificités de ces enfants, souvent victimes de double traumatisme, et d’aider les travailleurs sociaux en maisons d’enfants à mieux gérer les crises et prévenir les violences institutionnelles. Une meilleure gestion des crises et la prévention des violences limiteront les burn-out des travailleurs sociaux, actuellement démunis face à des enfants présentant des troubles du comportement de plus en plus massifs.

Pour répondre à votre question, un seul centre régional ne suffira pas. À Hambourg, lorsqu’Andreas Krüger a créé Ankerland, ils ont rapidement été dépassés, notamment dans les départements plus reculés. Ils ont alors mis en place des bus mobiles, des équipes mobiles allant à la rencontre des enfants pour des consultations avancées dans les départements où l’accès au centre est difficile. L’idée est de créer ce premier centre régional, puis de déployer des équipes mobiles pour atteindre les enfants dans les départements où l’accès est plus compliqué. En Île‑de-France, le réseau de transport permet d’accéder facilement à Paris, mais ce n’est pas le cas dans d’autres départements. Ainsi, il serait pertinent de mettre en place ces bus mobiles sur chaque territoire.

Les Allemands ont également mis en place des schreie Ambulances, des maisons pour les enfants hurleurs ou pleureurs, ce qui est très intéressant. Ces maisons de santé en Allemagne permettent aux parents de venir avec un bébé qui pleure en permanence pour bénéficier du soutien d’une puéricultrice ou d’une sage-femme. Ils peuvent également laisser leur bébé aux bénévoles de la schreie Ambulance pour se reposer un peu. Grâce à cette initiative, les Allemands ont réduit de 47 % le nombre de bébés secoués. De plus, ils ont développé une application gratuite appelée « Unser kleiner Schreiehals » (notre petit hurleur), qui a contribué à diminuer le stress parental. Cette application est extrêmement utilisée, avec un taux d’observance de 70 %. Tout cela s’inscrit dans une démarche de guidance parentale. Je pense que nous manquons de ce type de soutien si nous voulons réellement prévenir le syndrome du bébé secoué. Il serait pertinent de mettre en place des maisons des parents où ceux-ci pourraient venir déposer leur bébé et obtenir des conseils simples. Par exemple, si votre bébé pleure, passez l’aspirateur, fermez la chambre, mettez de la musique. Ces lieux offriraient aux parents la possibilité de laisser leur bébé quelques heures pour prendre du temps pour eux. Je pense particulièrement aux familles monoparentales qui n’ont aucun répit. En développant des schreie Ambulances à la française, accompagnées d’une application, nous pourrions, comme les Allemands, réduire drastiquement le syndrome du bébé secoué.

M. Léo Walter (LFI-NUPES). Je souhaite attirer l’attention sur un autre aspect de l’accueil des enfants de l’ASE, à savoir la question de leur scolarité. Vous avez mentionné précédemment que seulement 13 % de ces enfants obtiennent le brevet ou préparent un baccalauréat, comparé à des taux bien plus élevés dans le reste de la population. De plus, seulement 4 % poursuivent des études supérieures, tandis que 70 % quittent le système scolaire sans diplôme. Il me semble que dans les pôles d’appui à l’enfance dont vous parlez, l’éducation nationale est largement absente. Je m’interroge donc sur la nécessité d’accompagner et de former les enseignants pour qu’ils puissent accueillir ces enfants de manière adéquate. Venant d’un département très rural, où les écoles sont de petite taille, la situation est encore plus complexe. Par exemple, lorsqu’une petite école se trouve à proximité d’une maison d’enfants à caractère social (Mecs) ou d’un foyer, et qu’un grand nombre d’enfants y sont accueillis, cela crée des tensions. Les enseignants, souvent démunis, peuvent alors, malgré leurs bonnes intentions, ne pas parvenir à accueillir ces enfants de manière adaptée. Comment peut-on accompagner l’éducation nationale dans son ensemble, et plus particulièrement la médecine scolaire, qui, comme nous le savons, est particulièrement démunie ces dernières années ? Une réflexion mérite d’être menée en termes de formation et de structure d’accompagnement.

Le deuxième point que je souhaite aborder est lié à cette réflexion. Tous les jeunes que nous avons auditionnés ont mentionné la difficulté qu’ils rencontrent à l’approche de la majorité, notamment ceux qui ont réussi à poursuivre des études supérieures. Plusieurs d’entre eux, comme vous l’avez vous-même souligné, ont affirmé avoir été sauvés par des bourses privées. Ne serait-il pas pertinent de prévoir un dispositif pour que ces bourses privées ne soient plus nécessaires et que l’État assure un véritable accompagnement jusqu’à la fin des études ? L’État doit jouer le rôle des parents pour ces jeunes. En tant que parents, nous accompagnons nos enfants sans nous soucier de savoir s’ils ont atteint l’âge de 18 ans.

Pr Céline Greco. Ce que Nadine Burke et le Centre for youth wellness de San Francisco ont accompli est inédit. Ils ont établi des liens étroits avec les écoles. Je consacre beaucoup de temps à élaborer des projets d’accueil individualisés (PAI) pour des enfants allergiques ou souffrant de douleurs, leur permettant de prendre du Doliprane. Cependant, nous ne mettons pas en place de PAI pour les enfants présentant des troubles du comportement, souvent liés aux violences subies. Il manque une connexion avec l’école pour expliquer ces comportements et éviter de marginaliser un enfant turbulent, en comprenant que cette turbulence peut être une réaction aux violences vécues et qu’il convient de l’accompagner en conséquence.

Les centres d’appui à l’enfance auront pour mission de renforcer ces liens avec les écoles afin de mettre en place des PAI adaptés. Par exemple, en tant que médecin spécialisée dans la douleur, lorsque je rencontre des enfants atteints de maladies génétiques, je me rends parfois dans les écoles pour expliquer aux autres enfants et aux enseignants les conséquences de ces maladies. J’explique pourquoi l’enfant peut être absent ou pourquoi les lésions sur ses mains ne sont pas contagieuses. Ce travail d’explication doit également s’appliquer aux enfants ayant subi des violences, pour que l’école comprenne leurs réactions. La mise en place des UAPED a favorisé la collaboration avec les écoles. Il est également nécessaire de revaloriser les médecins scolaires, dont les salaires sont parmi les plus bas de tout le corps médical. Cette situation décourage de nombreux professionnels de s’engager dans la médecine scolaire. Il faut aussi valoriser le travail des infirmières en pratique avancée dans les établissements scolaires. Nous disposons de personnels compétents, mais il faut les rémunérer correctement et développer les structures existantes. J’ai une infirmière en pratique avancée dans mon équipe et il est extrêmement difficile pour elle de trouver sa place car, en réalité, on n’a pas accordé à ces infirmières la reconnaissance qu’elles méritent. Je pense que qu’elles pourraient également intervenir dans les écoles et établir des liens avec les UAPED, les centres d’appui et l’ASE, devenant ainsi des piliers essentiels dans la prise en charge des enfants.

Comment peut-on demander à des jeunes d’être autonomes à 18 ans alors que la moyenne d’âge de départ du domicile parental en France est de 25 ans ? Cette situation ne permet pas aux jeunes de se projeter dans des études supérieures. Nous constatons que les jeunes que nous accompagnons sur le plan psychologique vont très mal. Nous tentons, avec des moyens limités, de les intégrer dans un parcours psychologique comprenant huit séances avec un psychologue. Il n’existe pas d’accompagnement pour les jeunes majeurs, ni sur le plan psychologique, ni sur le plan de leur santé. Tout s’arrête brutalement. Or, nous ne pouvons pas exiger que ces jeunes soient autonomes à 18 ans. Il faudrait que l’État les accompagne systématiquement jusqu’à 25 ans. À 18 ans, il est impossible de se dire : « Je vais faire médecine ou je vais devenir avocat ». Par conséquent, ils sont souvent orientés vers des filières professionnalisantes qu’ils n’ont pas nécessairement choisies. Lorsque ce choix est délibéré, il n’y a pas de problème.

Notre objectif avec l’association Im’pactes est de permettre aux jeunes de choisir leur avenir professionnel plutôt que de le subir par défaut. C’est dans cette optique que nous avons obtenu le soutien du ministre Bruno Le Maire pour former une coalition d’entreprises françaises mobilisées pour l’enfance. Actuellement, l’État ne prend pas en charge cette initiative, mais nous avons réussi à mobiliser des entreprises et cela s’avère vertueux. En effet, les jeunes qui réussissent leur insertion professionnelle s’intègrent dans les entreprises qui les ont aidés à poursuivre leurs études.

Il est essentiel que les enfants de l’ASE, dès la classe de sixième, aient un rêve d’avenir, sans quoi nous risquons de les perdre. Il faut les inspirer dès l’école primaire. Pour cela, nous organisons un « village des métiers » où, tout au long de l’année, les enfants, avec leurs parents, peuvent rêver du métier qu’ils souhaitent exercer. Cette année, le 30 juin, des professionnels tels que des vétérinaires, des avocats, des boulangers, des juges et des médecins viendront à la rencontre des enfants pour leur expliquer leur métier. Les entreprises qui nous soutiennent dans cette démarche rencontreront ces enfants pour ensuite les accompagner en tant que mentors. De nombreux mentors issus d’entreprises se sont mobilisés. Ces jeunes, après avoir effectué un stage en alternance, signeront un jour un contrat à durée déterminée ou indéterminée. Nous avons également besoin du secteur privé pour nous aider à prendre en charge ces enfants. Je pense que la prise en charge minimale jusqu’à 25 ans ne devrait même pas être un sujet de débat.

Mme la présidente Ingrid Dordain. Je vous remercie d’avoir éclairé nos travaux.

  1.   Audition du docteur Marie-Paule Martin Blachais, directrice scientifique de l’École de protection de l’enfance, ancienne directrice du Groupement d’intérêt public « Enfance en danger » (Giped) et rapporteure de la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance (mardi 21 mai 2024)

Mme la présidente Ingrid Dordain. La commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance procède aujourd’hui à l’audition du docteur Marie‑Paule Martin-Blachais. Merci d’avoir accepté notre invitation.

Votre parcours de médecin et les responsabilités que vous avez exercées nous permettront de mieux comprendre les dysfonctionnements des politiques de protection de l’enfance, en nous concentrant sur l’enjeu central des besoins de l’enfant. Vous êtes l’auteure du rapport intitulé « Démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance », remis à la ministre Laurence Rossignol en 2017. Vous avez également dirigé le Groupement d’intérêt public « Enfance en danger » (Giped), dont les activités sont aujourd’hui reprises par le Gip « France Enfance protégée ».

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera disponible à la demande. Conformément à l’article 6 de l’ordonnance numéro 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. »

(Le docteur Marie-Paule Martin-Blachais prête serment.)

Dr Marie-Paule Martin-Blachais, directrice scientifique de l’École de protection de l’enfance, ancienne directrice du Groupement d’intérêt public « Enfance en danger » (Giped) et rapporteure de la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance. Je vous remercie de m’avoir conviée à cette audition. J’exerce mon activité professionnelle dans le domaine des publics vulnérables et de la protection de l’enfance depuis 1977, d’abord dans le secteur public, à l’échelon départemental et national. Aujourd’hui, je préside une association gestionnaire d’établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESMS), ce qui me permet de rester en contact avec la réalité de cette politique publique sur le terrain.

En 2017, la ministre Laurence Rossignol m’a demandé de conduire une démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant. Cette demande s’inscrivait dans un contexte d’évolution du cadre législatif et réglementaire de cette politique publique, après les lois du 5 mars 2007 et du 14 mars 2016. La notion de besoins fondamentaux de l’enfant, mentionnée dans ces lois, suscitait de nombreuses interrogations. Nous avons donc mené cette démarche de consensus pour clarifier cette notion. Je tiens à souligner l’importance de l’article premier de la loi du 14 mars 2016, qui a véritablement posé le cadre d’une doctrine de la politique publique de protection de l’enfance, en cohérence avec les principes de la Convention internationale des droits de l’enfant.

La finalité de cette politique publique, telle que définie par la loi du 14 mars 2016, est de rappeler que l’objectif central doit être l’enfant, en mettant l’accent sur ses besoins, le respect de ses droits et la garantie de son développement physique, affectif, intellectuel et social. Cette approche consolide le fait que les politiques publiques doivent être orientées par les besoins fondamentaux de l’enfant, qui sont universels. De quoi a besoin un enfant pour se construire, grandir et devenir une personne épanouie, capable de réaliser pleinement ses potentialités et de devenir un membre actif de la société ?

Depuis 1958, la politique publique de protection de l’enfance a oscillé entre protection administrative et protection judiciaire. Il est apparu nécessaire de clarifier la grille de lecture permettant d’appréhender la situation d’un enfant dans son environnement. Cela autorise la puissance publique, conformément à la Convention internationale, à intervenir dans l’éducation de l’enfant. Cette responsabilité éducative relève à la fois du droit privé, via les représentants légaux de l’enfant qui exercent l’autorité parentale prévue par le code civil, et de la puissance publique, qui doit assurer la protection et le bien-être des enfants, comme stipulé par la Convention internationale des droits de l’enfant.

La notion d’intérêt supérieur de l’enfant, inscrite à l’article 3 de la Convention internationale des droits de l’enfant, constitue notre boussole. Toute décision prise pour un enfant, que ce soit par ses parents, les autorités administratives, judiciaires ou autres, doit viser à garantir son intérêt. Entre l’intérêt supérieur de l’enfant et ses besoins fondamentaux, nous disposons aujourd’hui d’une doctrine claire qui nous guide. L’enfant est notre priorité. Nous devons nous demander ce qu’il exprime sur son environnement. Souffre-t-il de sa situation ? A-t-il besoin d’aide ? Cet environnement lui permet-il de se construire et de se développer ? Si nécessaire, nous devons apporter une aide et un accompagnement adaptés.

Cette politique publique, fondée sur ce nouveau paradigme et cette nouvelle doctrine, a des répercussions sur l’architecture du système de protection de l’enfance et sur les pratiques professionnelles. La formation des professionnels constitue un enjeu central, mais ce n’est pas le seul. Nous devons également aborder les problématiques médico-sociales, de santé et de scolarité des enfants accueillis en protection de l’enfance. En effet, 30 % des enfants pris en charge sont porteurs de handicap et nécessitent une double prise en charge, c’est-à-dire à la fois un plan de compensation du handicap et un projet pour l’enfant. Ces plans doivent être cohérents afin de placer l’enfant au centre de nos préoccupations, en tenant compte de son intérêt, quels que soient les professions, les compétences et les champs d’appartenance des politiques publiques.

La question des politiques publiques, que j’évoque au pluriel, est essentielle, car la politique de protection de l’enfance ne peut s’inscrire dans une démarche isolée. L’enfant doit être appréhendé dans sa globalité, ce que nos collègues étrangers appellent des approches holistiques. Un enfant est un tout : il doit être protégé, mais il a également besoin d’aller à l’école, de recevoir des soins, de participer à des loisirs, de s’enrichir culturellement, de bénéficier d’une formation professionnelle et, en grandissant, d’accéder à ses droits sociaux et à une insertion sociale et professionnelle.

La particularité de cette politique publique réside dans sa nécessaire transversalité avec les autres politiques publiques. Comment créer cette transversalité à l’échelle nationale et la décliner localement ? Nous disposons de plusieurs instruments. Au niveau national, le comité interministériel de protection de l’enfance favorise cette transversalité. Le Gip « France Enfance protégée » constitue également un outil important, rassemblant l’ensemble des acteurs concernés par la protection de l’enfance. Les groupes de travail mis en œuvre permettent des rencontres entre les deux autorités responsables de cette politique, l’État et les départements, facilitant ainsi l’échange, l’élaboration et la co-construction des politiques. À l’échelle locale, nous trouvons divers instruments. Les observatoires départementaux, par exemple, devraient être des lieux de partage, de diagnostic territorial, de mise en commun et d’évaluation des besoins du territoire et de la population. Ils permettent d’assurer un suivi des réponses apportées sur le terrain et des différents dispositifs en place.

La loi du 7 février 2022, en créant les conseils départementaux de protection de l’enfance (CDPE), pourrait faciliter la transversalité des politiques publiques. En effet, ces conseils permettent de réunir autour de la table les services déconcentrés de l’État. Durant la période difficile du Covid, certains acteurs se sont parfois sentis isolés, notamment lorsque les écoles ont fermé, et lorsque les services de pédopsychiatrie et le secteur médico-social ont suspendu leurs activités. Les acteurs de la protection de l’enfance ont particulièrement ressenti cette solitude. Il semble donc pertinent d’évaluer le fonctionnement et les apports des CDPE. Ces instances pourraient effectivement renforcer la transversalité des politiques publiques. De plus, plusieurs protocoles ont été prévus, notamment des protocoles de prévention avec les caisses d’allocations familiales (Caf) et les acteurs de la parentalité, ainsi que des protocoles concernant le passage à l’âge adulte et l’insertion des jeunes adultes, impliquant les présidents de conseils régionaux. Il est important d’examiner la mise en place de ces protocoles et leurs effets. Ils visent à garantir que les parcours des jeunes sortant de la protection de l’enfance soient anticipés et planifiés, afin qu’ils accèdent à leurs droits sociaux et bénéficient d’une insertion réussie.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. L’engagement en faveur de la protection de l’enfance ne doit pas se limiter aux cas médiatisés, aussi tragiques soient-ils. Historiquement, les lois en matière de protection de l’enfance ont souvent été adoptées à la suite de situations extrêmement graves, souvent des décès. Il est regrettable que l’engagement naturel envers cette politique publique ne soit pas plus constant. Nous devrions tous nous mobiliser pour accompagner au mieux les enfants les plus vulnérables, qui présentent parfois des vulnérabilités multiples.

Lorsque vous avez travaillé sur la question du consensus autour des besoins de l’enfant, j’ai eu le plaisir de collaborer avec vous et la ministre Laurence Rossignol sur les dispositifs créés par la loi du 14 mars 2016.

J’ai plusieurs questions à ce sujet. La première concerne votre rapport rendu le 28 février 2017, à la veille d’une élection présidentielle entraînant un changement de gouvernement. Je souhaite savoir quelles ont été les suites données à vos travaux. Comment ont-ils été perçus par les acteurs de la protection de l’enfance et comment se sont-ils traduits avec le changement de gouvernement ? Comment avez-vous réussi à faire en sorte que ces travaux irriguent les pratiques ? La loi du 5 mars 2007 demandait déjà des projets personnalisés pour l’enfant (PPE). Cependant, nous savons qu’aujourd’hui encore, certains départements ne les mettent pas en œuvre, ou très peu. Ancrer des politiques publiques dans les territoires, au plus près des pratiques professionnelles, demeure extrêmement complexe.

La durée de vos travaux a été extrêmement longue, notamment dans un écosystème très large qui justifie l’emploi du terme holistique par nos voisins étrangers. Je tiens à vérifier, dans le cadre de cette commission d’enquête, que les travaux que vous avez menés, qui préconisaient le respect des besoins fondamentaux des enfants, notamment ce méta‑besoin de sécurité, ont bien été suivis d’effets. Vous aviez structuré vos recommandations en sept chapitres, dont un consacré à la formation. Dix ans plus tard, nous en sommes toujours à discuter de ces sujets. Je souhaite comprendre quels processus ont permis d’intégrer ces travaux dans les politiques ministérielles entre 2014 et 2017, et comment cela a évolué par la suite, surtout en l’absence initiale d’un ministre de l’enfance. Nous avons souvent rencontré la ministre Agnès Buzyn, mais je voudrais savoir comment ces travaux ont été repris et intégrés. Nous devons veiller à ce qu’il n’y ait pas de rupture dans une politique publique aussi sensible. Si elle est véritablement portée au niveau national, elle doit l’être de manière cohérente en tenant compte de tout son écosystème, avec la compréhension que nous devons avancer ensemble sur ces sujets. Une rupture de politique publique nous fait prendre du retard. Or, je rappelle souvent à l’Assemblée nationale que le temps de l’enfant n’est pas celui de l’adulte, et encore moins celui des administrations ou des politiques.

Je suis consternée par la situation actuelle. Nous faisons face à deux crises majeures. Il y a tout d’abord une pénurie de personnel. La question de la formation et de la revalorisation des salaires est primordiale, l’attractivité des métiers du médico-social a considérablement diminué. Nous observons des phénomènes que je n’aurais jamais imaginés, comme l’ouverture de maisons d’enfants à caractère social (Mecs) en quinze jours, avec du personnel non formé, en réponse à des appels à projets également de quinze jours. Cela relève davantage de l’intérim, une forme de privatisation qui s’immisce dans le secteur de la protection de l’enfance. Nous nous éloignons des besoins fondamentaux de l’enfant qui avaient permis l’élaboration d’une doctrine partagée par tous, ce qui n’était pas une mince affaire à l’époque. Cette doctrine guide les travaux des colloques, mais elle doit également orienter les pratiques des professionnels.

Je suis également consternée par le manque de données chiffrées et de perspectives. Les départements se retrouvent confrontés à des situations extrêmement difficiles. Par exemple, certains enfants sont restés en maternité bien plus longtemps que prévu, faute de places en pouponnières ou dans d’autres structures d’accueil. En principe, cette durée ne devrait pas excéder trois mois, sauf erreur de ma part. Nous assistons à la réapparition du syndrome de l’hospitalisme, un phénomène que je n’avais pas observé depuis au moins dix ans. Nous sommes confrontés à des situations de sureffectif dans les pouponnières, entraînant des conditions d’accueil et de travail intolérables. Personne ne semble réagir, alors que nous devrions tous être révoltés par cette situation, compte tenu des besoins fondamentaux et des méta-besoins des enfants. La situation me paraît urgente.

Je souhaite que le décret de 1974 régissant les pouponnières soit révisé. Il est inadmissible que ce texte, datant d’une époque où l’approche était principalement sanitaire, soit toujours en vigueur. Un adulte pour trente enfants la nuit, c’est impossible, surtout quand on connaît la vulnérabilité de ces enfants. De même, un adulte pour six enfants durant la journée, avec le sureffectif actuel, peut mener en réalité à avoir un adulte pour neuf enfants, ce qui est dramatique, particulièrement pour des bébés. Les conséquences sur leurs besoins fondamentaux sont considérables. La professeure Céline Greco, qui est intervenue juste avant vous, a souligné les répercussions sur leur développement. Nous, parlementaires, avons la responsabilité de faire évoluer cette situation qui n’est plus acceptable.

Dr Marie-Paule Martin-Blachais. Vous m’interrogez sur de nombreux points et je ne suis pas certaine de pouvoir répondre à toutes vos attentes.

De quelle manière la question des besoins de l’enfant a-t-elle été portée depuis 2017 ? Cette démarche de consensus a été soutenue par une volonté affirmée. Après le rapport, nous étions conscients que pour que cette approche par les besoins imprègne la formation des professionnels et leurs pratiques, il nous fallait être très actifs. Nous avons donc été proactifs auprès des collectivités territoriales et des ESMS. Chaque expert du groupe de consensus a milité pour diffuser l’approche reposant sur les besoins fondamentaux de l’enfant, chacun dans son domaine et autant qu’il le pouvait. Les experts impliqués dans la démarche de consensus étaient très conscients de l’importance de cette approche par les besoins. Ils ont œuvré pour que cela devienne une référence pour tous les acteurs dans leurs domaines respectifs. Le cadre réglementaire a également joué un rôle, avec la publication de plusieurs décrets réaffirmant cette approche par les besoins. Nous avons pu nous appuyer sur ce cadre pour souligner l’importance de s’approprier ce concept.

En ce qui concerne l’appareil de formation, la situation est plus complexe, notamment dans les secteurs sanitaires et du travail social. Dans le secteur sanitaire, certains réseaux nous ont sollicités pour des publications et des interventions afin de sensibiliser les professionnels. Par exemple, le secteur psychiatrique hospitalier nous a sollicités, tout comme l’École nationale de la magistrature, qui inclut désormais un module sur cette démarche dans la formation initiale des magistrats souhaitant devenir juges des enfants. La situation est plus compliquée dans les instituts de formation en travail social, en raison d’une architecture dispersée et de l’attachement aux prérogatives de chacun. Aujourd’hui, je dirais que certains instituts de formation en travail social ont intégré l’approche par les besoins dans leur bloc de compétences, mais ce n’est pas systématisé. Vous avez évoqué la perte d’attractivité des métiers du travail social, que ce soit dans le secteur médico-social ou sanitaire. Les fédérations professionnelles se sont mobilisées en publiant des travaux ou en sollicitant des interventions lors de congrès et de conférences thématiques. Cependant, la formation en travail social présente la difficulté notable d’articuler le contenu des formations des jeunes professionnels avec les exigences de leur mission sur le terrain. Il existe un décalage important, d’autant plus que les formations restent polyvalentes et généralistes. La question de la spécialisation se pose donc. Dans notre rapport, nous avons souligné l’importance de doter les professionnels d’un socle de connaissances couvrant l’enfance et la famille, allant de la Convention internationale des droits de l’enfant aux dynamiques familiales, en passant par la théorie de l’attachement et l’approche par les besoins, ainsi que des aspects plus spécialisés. Nous avons également proposé un socle de compétences pour exercer dans le domaine de la protection de l’enfance, c’est-à-dire pour travailler auprès d’enfants en devenir, souvent exposés à des environnements délétères qui entraînent des difficultés sur le plan de la santé, des troubles de l’attachement, des psychotraumatismes et éventuellement des troubles de la conduite et du comportement.

Il est essentiel que les professionnels soient en mesure de faire face à divers événements et de comprendre les symptômes exprimés par les enfants, afin d’apporter les réponses les plus appropriées et de permettre à l’enfant de retrouver un environnement suffisamment sécurisé. En effet, au-delà des enfants porteurs de handicap, nous avons également des enfants présentant des problèmes de santé psychique pour lesquels il est nécessaire de fournir des réponses adaptées. Aujourd’hui, il convient de consolider le champ de la santé mentale, notamment par une approche globale telle que définie par l’organisation mondiale de la santé (OMS). Cette approche englobe la prise en charge de l’enfant dans toutes ses dimensions, et non pas uniquement sous l’angle de la psychopathologie, c’est-à-dire par le biais de la maladie psychiatrique et de la classification internationale des maladies mentales.

Il nous reste de nombreux chantiers à traiter. Avec le recul, je ne souhaite pas donner l’impression que nous avions une meilleure compréhension des choses dans le passé. Cependant, dans les années 1980 et 1990, la dynamique transversale entre les champs professionnels sanitaire, social et médico-social était centrée sur les situations individuelles et se réalisait également au niveau interinstitutionnel. Aujourd’hui, je constate que la situation s’est considérablement dégradée. La situation de la pédiatrie et de la pédopsychiatrie apparaît très préoccupante. C’est également le cas pour la médecine générale dans certains territoires. Il est devenu difficile d’accéder aux soins dans certaines régions. Vous avez mentionné la tension sur les structures d’hébergement ; je confirme qu’elle est bien réelle, les enfants présents dans ces structures sont en sureffectifs. Je pense que la diversification de l’offre de services et des modes de réponse s’est souvent faite à enveloppe constante, par une transformation des places existantes plutôt que par une création de places ex nihilo. Dans certaines situations, les interventions à domicile et le placement éducatif à domicile sont appropriés. Cependant, nous avons probablement sous-estimé le besoin d’hébergements à temps complet pour certains publics spécifiques. Parallèlement, la fermeture de structures d’hébergement du secteur médico-social et sanitaire a aggravé la situation. Les lits d’hospitalisation à temps complet en service de pédopsychiatrie ont été supprimés, à l’exception de quelques unités pour adolescents. Cette suppression visait à décloisonner et à favoriser l’insertion et l’intégration dans le droit commun. Toutefois, il est probable que nous avons sous-estimé les besoins réels justifiant ces hébergements à temps complet. Dans le domaine médico-social, nous avions des instituts médico-éducatifs (IME) qui disposaient de structures d’hébergement, mais ces dernières ont été fermées.

Il me semble que d’autres politiques publiques ont également modifié leur offre de services, ce qui a eu un impact sur la politique de protection de l’enfance. Nous n’avons peut‑être pas bien anticipé ni évalué ces changements, car les politiques publiques sont souvent cloisonnées. Pourtant, les enfants dont nous avons la responsabilité, qu’ils soient en milieu ouvert ou en structure d’hébergement, présentent des besoins significatifs qui justifieraient des prises en charge multiples, coordonnées et synchronisées. Cela impliquerait la contribution de plusieurs acteurs de politiques publiques différentes. À une certaine époque, j’ai fortement soutenu la création d’un internat socio-éducatif médicalisé pour adolescents avec une triple habilitation, à la fois de l’aide sociale à l’enfance (ASE), de la justice et de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), avec un financement de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) et du département ou de la PJJ. Même si cet établissement a rencontré des difficultés et a dû fermer, je persiste à penser que de telles structures devraient avoir leur place dans notre dispositif, en lien avec les agences régionales de santé (ARS).

J’ai tiré des enseignements de la fermeture de notre établissement sur les erreurs à éviter pour garantir le bon fonctionnement de ce type de structure. Il faut des établissements de petite taille, situés à proximité des filières de soins et répondant à un certain nombre de conditions. Aujourd’hui, nous avons besoin de ce genre de dispositif car certains enfants ne peuvent pas quitter les établissements faute de solutions en aval. Chacun considère qu’il n’a pas la compétence pour accompagner ces enfants qui nécessitent une prise en charge pluridisciplinaire. Il est essentiel de travailler collectivement, en apportant des moyens, du personnel, ou en intervenant en gestion de crise, par exemple avec des équipes mobiles dans les Mecs. Ces interventions peuvent inclure des hospitalisations temporaires en unité pour adolescents afin de stabiliser les situations de crise. Je suis convaincue qu’il est nécessaire d’avoir, dans les Mecs ou les foyers éducatifs, un médecin référent et un infirmier, comme c’est le cas dans les maisons de retraite. La question du suivi de la santé de ces enfants est cruciale. Ils arrivent souvent dans nos établissements sans que nous disposions de toutes les informations sur leur parcours de santé, ce qui constitue une perte de temps et d’efficience. Si nous avions ces informations, nous pourrions immédiatement leur apporter les réponses appropriées.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pouvez-vous nous donner votre avis sur le décret de 1974 et les normes dans les pouponnières ?

Dr Marie-Paule Martin-Blachais. Je partage votre point de vue sur la question des pouponnières, et j’irais même au-delà. En décembre 2022, j’ai publié une tribune de l’Union régionale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uriopss) du Centre-Val de Loire sur la nécessité de disposer de ratios d’encadrement à la fois quantitatifs et qualitatifs dans les établissements de protection de l’enfance. Ce secteur est le seul à ne pas bénéficier de normes de référence concernant la présence et la qualification des adultes. Or, le travail d’accompagnement psycho-socio-éducatif auprès de ces enfants repose fondamentalement sur la relation humaine. La présence humaine constitue donc une part essentielle de cet accompagnement. Je vous renvoie à l’alinéa 3 de l’article 3 de la Convention internationale des droits de l’enfant, qui stipule que les États signataires doivent assurer le respect de normes qualitatives et quantitatives pour le personnel dans les établissements accueillant des enfants au titre de la protection de l’enfance, et veiller à ce que ces normes soient respectées. La France se distingue de nombreux pays voisins par l’absence de telles normes. Il serait souhaitable que nous en disposions.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez mentionné la nécessité de disposer de ratios quantitatifs et qualitatifs. Pourriez-vous préciser ces ratios ? Par ailleurs, vous avez évoqué un cadre réglementaire, tout en affirmant que la France se distingue par l’absence de cadre. Pouvez-vous clarifier cette contradiction ?

Selon un article de la revue AJ Famille publié en novembre 2023, 37,7 % des médecins ayant suspecté des cas de maltraitance dans leur pratique ne signalent pas ces cas par une information préoccupante. Les raisons invoquées incluent la peur de se tromper, la crainte de perdre le patient, la peur de représailles et la peur d’engager leur responsabilité. Pensez-vous qu’il soit nécessaire de modifier la législation sur le secret professionnel ? Sinon, pourrait-on envisager un système où les informations seraient remontées à un médecin référent par département pour libérer la parole des médecins ?

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Depuis le début des travaux de cette commission d’enquête, les différents intervenants constatent unanimement un effondrement de la politique publique de protection de l’enfance. Ce constat est partagé par tous, à l’exception peut-être des services de l’État. La question des solutions me semble primordiale pour que nous puissions formuler des recommandations concrètes.

Vous avez évoqué une tribune qui a particulièrement retenu mon attention. En tant qu’éducatrice spécialisée en protection de l’enfance, je me suis souvent retrouvée seule avec des groupes de plus de douze enfants, sans collègues pour m’épauler. Vous avez souligné l’importance de taux d’encadrement élevés. Je souhaite aborder un autre angle, celui de l’attractivité de ces métiers. Il est essentiel, pour les enfants, de bénéficier de la présence d’un nombre suffisant d’adultes. Cependant, face à la fuite actuelle des travailleurs sociaux de la protection de l’enfance, il est tout aussi crucial d’assurer un nombre adéquat de collègues en poste pour garantir des conditions de travail acceptables. À mon avis, c’est un levier que nous pouvons actionner. Bien que le coût, estimé à 1,5 milliard d’euros, soit significatif, il n’est pas insurmontable dans le cadre d’un budget global. Je tiens à souligner la nécessité d’améliorer les conditions de travail, ce qui permettrait également d’optimiser les performances.

Un autre point important concerne le service du numéro d’appel 119, qui rencontre des difficultés persistantes et dont la situation ne s’améliore pas. De nombreuses personnes refusent de travailler dans ce service en raison de la dégradation des conditions de travail et de rémunération. Mon groupe politique propose d’augmenter la rémunération des travailleurs sociaux, dont les métiers ont perdu en pouvoir d’achat depuis vingt ans, se retrouvant à peine au-dessus du Smic. Cette situation n’aide pas à rendre ces postes attractifs. En évoquant le 119, je souligne une difficulté majeure liée à la présence d’un seul opérateur, ce qui est insuffisant et ne permet pas de transmettre toutes les informations ni de répondre à tous les appels.

Enfin, nous constatons une dégradation significative la protection maternelle et infantile (PMI), notamment du nombre de médecins de PMI sur le territoire. Cette situation empêche la mise en œuvre de véritables politiques de prévention. Avez-vous des propositions pour améliorer le fonctionnement des services de PMI ?

M. Paul Christophe (HOR). Nous sommes ici pour évaluer les manquements des politiques de protection de l’enfance. Récemment, la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) nous a indiqué que l’État investit 300 millions d’euros, tandis que les départements en investissent 9 milliards. Les manquements constatés sont-ils liés à une question financière ? Une question de responsabilité ? Un problème de contrôle et de coordination ? Vous avez mentionné le travail en silos. Il est évident que des dysfonctionnements organisationnels existent entre l’éducation nationale, les ARS et les départements. Sans évoquer l’axe de la formation, ne devrait-on pas envisager une vision plus nationale ?

Mme Karine Lebon (GDR-NUPES). Je souhaite revenir sur les chiffres alarmants concernant les professionnels de l’ASE, à la suite de la tribune publiée dans le journal Le Monde le 19 mars 2024. En 2019, le Haut conseil du travail social (HCTS) a recensé 21 millions de journées d’absence chez ces professionnels, ce qui témoigne d’une réelle souffrance au travail. Près de 97 % des établissements du secteur de la protection de l’enfance rencontrent des difficultés de recrutement, avec 9 % de postes vacants, contre 5 % en moyenne pour le secteur sanitaire, social et médico-social. Le recours à l’intérim devient de plus en plus important et de nombreux départs en retraite sont à prévoir d’ici à 2025.

La formation des prochaines générations est-elle également compromise ? Nous avons évoqué précédemment la baisse de 6 % du nombre d’étudiants inscrits dans les écoles formant aux métiers sociaux. Près de 10 % des étudiants abandonnent leur cursus dès la première année. Que faut-il mettre en place pour attirer les jeunes et les personnes en reconversion professionnelle vers les métiers d’éducateur et d’assistant familial ? L’augmentation des salaires ne peut être la seule réponse, même si elle est évidemment souhaitable. Il est nécessaire de trouver d’autres solutions.

Pour rebondir sur les propos de mon collègue Paul Christophe, l’État et les départements font-ils suffisamment ? Certains départements semblent avoir été pris de court, ils sont dépassés par la dégradation des conditions de vie des enfants et par l’augmentation du nombre d’enfants placés ces dernières années. Comment expliquer cette situation ?

Dr Marie-Paule Martin-Blachais. Concernant le corps médical, tout d’abord, vous avez mentionné que 37 % des médecins disent avoir suspecté des cas de maltraitance sans les avoir signalés. En travaillant avec les administrations centrales et l’Observatoire national de l’enfance en danger (Oned), nous avons constaté que seulement 3 % des informations préoccupantes proviennent du corps médical. Ce pourcentage est extrêmement faible, d’autant plus que le corps médical est souvent en première ligne pour connaître la situation des enfants, notamment à travers les consultations de prévention et les vaccinations.

Pourquoi cette réticence du corps médical ? Vous avez évoqué plusieurs raisons avancées par les professionnels de santé. Je tiens à souligner que le Conseil de l’ordre a réalisé d’importants progrès sur ce sujet. De nombreuses préconisations ont été émises concernant les modalités d’intervention et la formation des médecins. Aujourd’hui, la Haute Autorité de santé (HAS) formule des recommandations de bonne pratique à destination des médecins pour identifier un enfant suspecté de maltraitance, savoir qui contacter, comment procéder, sous quelles formes et quels risques cela comporte. Il me semble que, sur le plan de l’implication du corps médical, des ressources existent aujourd’hui vers lesquelles les médecins peuvent se tourner pour obtenir des informations. Cependant, au-delà des documents ressources, des préconisations, des recommandations et des conseils pratiques, rien ne remplace l’établissement d’une relation de confiance entre les professionnels de santé et les dispositifs vers lesquels ils peuvent se tourner. Normalement, ils peuvent se référer aux autorités judiciaires ou administratives, ainsi qu’à un médecin référent pour obtenir des conseils.

J’ai eu l’occasion de travailler dans des territoires où le médecin-chef de la PMI était l’interlocuteur privilégié du secteur libéral. Le conseil départemental avait informé les professionnels de santé concernant la problématique des enfants en danger, l’organisation du système de protection de l’enfance, les interlocuteurs disponibles et les procédures à suivre. Deux accès avaient été mis en place pour le corps médical : l’un pour demander des informations et des conseils sur des situations préoccupantes, l’autre pour élaborer des procédures et des circuits permettant aux médecins de disposer des informations nécessaires sur les ressources de proximité. Il est essentiel d’informer les praticiens sur l’offre de services du secteur public, en présentant la PMI non pas comme un service en rivalité avec la médecine libérale, mais comme une offre complémentaire. Cela implique de permettre aux praticiens de nouer des contacts avec les professionnels intervenant dans leur territoire d’implantation. Ainsi, en cas de situation problématique, les liens de reconnaissance réciproque déjà établis facilitent la communication et l’échange. Pendant un certain temps, il y a eu une certaine réticence du secteur de la santé libérale à collaborer, contrairement au secteur public hospitalier où les articulations sont plus évidentes, notamment parce que les professionnels sont parfois amenés à saisir directement le parquet en cas d’extrême urgence. Dans le secteur libéral, où l’activité est souvent individuelle, cette collaboration ne va pas de soi. Aborder la question des enfants en danger nécessite par définition un travail d’équipe pluridisciplinaire.

Il faut présenter, proposer, incarner et accompagner les initiatives, tout en instaurant un climat de confiance entre les différents professionnels. Une fois cette confiance établie, le corps médical, grâce à sa position d’observation privilégiée, peut repérer précocement les situations problématiques chez les enfants. En intervenant rapidement, il est possible de mettre en place des solutions d’accompagnement plus légères, évitant ainsi une dégradation de la situation et une intervention en période de crise, défavorable pour l’enfant.

En ce qui concerne le cadre de la politique de protection de l’enfance, je constate que nous disposons en France d’une véritable doctrine législative et réglementaire qui influence désormais les pratiques professionnelles. Cependant, il n’existe pas de cadre uniforme sur la question des normes en protection de l’enfance. Par exemple, en visitant des Mecs dans différentes régions de France, on observe des disparités en termes de ratios d’encadrement et de qualifications professionnelles, malgré des missions et vocations identiques. Cette situation pose un problème d’égalité de traitement pour nos concitoyens, suggérant que la qualité des services peut varier selon la localisation géographique. Prenons un exemple concret de Mecs avec des groupes de dix enfants, qui dispose de six éducateurs pour assurer leur prise en charge 24 heures sur 24, 365 jours par an. Or, en se référant à la convention collective de 1966 et aux règles du droit du travail, on constate que six équivalents temps plein (ETP) ne suffisent pas. Il est donc nécessaire de recourir à des contrats à durée déterminée (CDD) ou à de l’intérim, avec tous les risques que cela comporte. Ainsi, bien que nous ayons progressivement établi des usages pour déterminer ce qui est nécessaire à l’accueil des enfants, il demeure des incohérences et des besoins non satisfaits, nécessitant des ajustements pour garantir une prise en charge homogène et de qualité sur l’ensemble du territoire. L’intérim est extrêmement coûteux et, de surcroît, il implique l’embauche de personnes non qualifiées et non diplômées, que les enfants ne connaissent pas. Cela pose un problème de stabilité et de continuité, éléments essentiels pour les enfants en lien avec les adultes qui s’occupent d’eux. Je doute qu’il y ait un réel bénéfice à terme. Il est crucial de considérer les coûts au regard de l’application du droit du travail.

Aujourd’hui, un sujet qui me préoccupe particulièrement est celui des nuits. Il y a quelques années, les éducateurs assuraient des nuits couchées. Actuellement, en raison de la réglementation européenne, les nuits se font debout. Par conséquent, ce ne sont plus des éducateurs qui veillent la nuit, mais des veilleurs de nuit. Ces veilleurs de nuit jouent un rôle majeur pour les enfants accueillis en structure collective. Les enfants, souvent angoissés et stressés, souffrent de troubles du sommeil et de difficultés nocturnes. Les professionnels jouent aujourd’hui un rôle éducatif et de réassurance essentiel auprès des enfants. Il est impératif qu’ils soient présents en nombre suffisant la nuit.

En réponse à la question évoquée précédemment concernant la nécessité d’être plusieurs pour encadrer un groupe, il est évident qu’en cas d’accident nécessitant le transport d’un enfant à l’hôpital, le groupe ne peut être laissé sans supervision. De même, si un adulte fait un malaise, la présence d’un second adulte est indispensable pour garantir la sécurité des enfants. La question de la sécurité des enfants est donc primordiale, englobant à la fois la sécurité physique et matérielle, ainsi que la sécurité psychique. Les enfants ont besoin d’un environnement où un adulte de proximité est disponible pour les soutenir en cas de difficulté.

Vous avez également soulevé la problématique de la difficulté et de la faible rémunération du travail social. Nous faisons face à une véritable crise de recrutement, en partie due à une crise des vocations. N’effaçons pas cette réalité. Le statut et la rémunération sont des éléments importants. Vous avez mentionné la qualité de vie au travail. Il est indéniable que dans une structure fonctionnant sous tension en raison d’un nombre insuffisant de professionnels, un cercle vicieux s’installe. Lorsque les effectifs sont insuffisants et que certains enfants nécessitent une attention individuelle, la gestion des autres enfants devient problématique. Cela compromet la qualité de vie au travail. Les professionnels présents dans l’institution peuvent alors être exposés au burn-out et se sentir démunis face à la lourdeur de leur mission.

La qualité de vie au travail est essentielle. Elle est intrinsèquement liée à la formation professionnelle. Aujourd’hui, de nombreux professionnels ont besoin de formations de qualité pour affronter diverses situations. Ces formations doivent également favoriser le travail collectif, afin que les travailleurs ne se sentent pas isolés, mais au contraire intégrés dans une cohérence éducative partagée, en étant en accord sur les valeurs, les principes, les pratiques et les procédures pour éviter l’incohérence éducative. Cette dernière peut faire imploser une structure. Parfois, les injonctions paradoxales au sein d’une structure compliquent la situation, notamment lorsque les professionnels adoptent des positions divergentes. Prenons l’exemple de la sanction. Si les enfants perçoivent une sanction comme arbitraire et variable en fonction des personnes présentes, il en naît du désordre. Ce désordre affecte non seulement la structure, mais aussi la capacité à accompagner un collectif d’enfants sur des bases partagées.

D’autres interrogations se font jour sur la construction des projets d’établissement et l’élaboration des procédures. Le métier est complexe ; la confrontation à la souffrance de l’autre a des répercussions sur chacun d’entre nous. Il est indispensable d’accompagner les professionnels en généralisant l’analyse des pratiques au sein des institutions. Cela permet de créer des espaces-temps dédiés à la régulation des mouvements émotionnels. Le chantier est vaste, mais nécessaire. Nous sommes actuellement à un point de crise systémique important.

Je termine par le sujet de l’articulation entre l’État et les départements. Je me suis déjà exprimée concernant la gouvernance nationale. Concernant la gouvernance territoriale, des perspectives intéressantes se dessinent. Nous disposons d’outils tels que l’observatoire départemental de la protection de l’enfance, qui me semble être un dispositif capable de réunir tous les acteurs autour de la table. Cet observatoire permet de partager une connaissance approfondie du territoire, d’établir un diagnostic précis de ses forces, de ses faiblesses et des besoins de la population, afin d’apporter des réponses adéquates. Néanmoins, je pense que le schéma départemental de prévention et de protection de l’enfance, à lui seul, ne suffira pas à résoudre les problématiques territoriales. Il doit s’articuler avec les programmes de santé, les schémas d’organisation sanitaire, sans oublier ceux portant sur le handicap. Tous les acteurs concernés doivent être associés à l’élaboration de ces plans, afin que chacun puisse apporter une réponse pertinente à la complexité de la politique publique de protection de l’enfance.

  1.   Audition de Mme Anne Devreese, présidente du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), M. Sylvain Turgis, secrétaire général du CNPE, Mme Céline Truong, responsable de la petite enfance et des familles d’ATD‑Quart Monde, et du docteur Nathalie Vabre, pédiatre et coordinatrice de l’unité d’accueil des enfants en danger au centre hospitalier et universitaire de Nantes (mercredi 22 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête avec l’audition de Mme Anne Devreese, présidente du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), M. Sylvain Turgis, secrétaire général, ainsi que de Mme Céline Truong et du docteur Nathalie Vabre, membres du CNPE. Je vous remercie d’avoir répondu favorablement à notre invitation.

Créé par la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant, le CNPE a pour mission d’émettre des avis et de formuler des propositions relatives à la prévention et à la protection de l’enfance. Il est consulté sur les projets de textes législatifs ou réglementaires concernant principalement la protection de l’enfance. En octobre 2023, le CNPE, le Conseil national de l’adoption (CNA) et le Conseil d’orientation des politiques de jeunesse (COJ) ont alerté les pouvoirs publics sur la crise sans précédent du secteur, rendant impossible de garantir la protection des enfants en danger dans de nombreux territoires. Vous avez demandé la mise en place d’un plan Marshall pour la protection de l’enfance, incluant des moyens supplémentaires, un meilleur pilotage de cette politique, une plus grande équité entre les territoires et un renforcement de l’attractivité des métiers du secteur. Nous attendons vos éclaircissements sur les suites données à cette demande.

Je rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous devez prêter serment de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Je vous invite à lever chacun la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Anne Devreese, M. Sylvain Turgis, Mme Céline Truong et le docteur Nathalie Vabre prêtent serment.)

Mme Anne Devreese, présidente du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE). Il était important pour le CNPE d’être associé à cette commission d’enquête dès son ouverture pour partager nos préoccupations et nos propositions. Bien que le temps imparti soit court, je débuterai cette intervention et vous expliquerai les raisons pour lesquelles j’ai souhaité être accompagnée par Mme Céline Truong et le docteur Nathalie Vabre, avec l’accord des membres du bureau. Elles interviendront ensuite dans les échanges. Nous vous avons déjà transmis plusieurs textes élaborés et validés par les membres du Conseil national, qui répondent en partie à vos interrogations. Nous pourrons y revenir lors des échanges. Nous avons également pris note de votre demande de réponse écrite et formelle dans les trois semaines aux questions de votre questionnaire, que nous trouvons très complet et intéressant.

Vous avez rappelé que le CNPE rassemble les acteurs principaux de la protection de l’enfance, au-delà des appartenances catégorielles et des clivages partisans : services de l’État, représentants des collectivités, associations gestionnaires d’établissements et services, associations d’anciens de l’aide sociale à l’enfance (ASE), familles, réseaux professionnels et personnes qualifiées. Nous visons à fédérer ces acteurs autour de propositions constructives.

Avant d’aborder la crise actuelle de l’ASE et plus largement des institutions prenant soin des enfants, je souhaite souligner les avancées considérables du secteur ces dernières années. Ces progrès, largement traduits dans les lois récentes, expliquent en partie la période de transition difficile et à haut risque que nous traversons actuellement. Ces avancées se manifestent principalement de deux manières, ce qui a conduit les acteurs du secteur à parler de changements de paradigme structurants et récents, bien qu’ils soient soutenus depuis plusieurs années par diverses lois.

Le premier changement de paradigme concerne la gouvernance. Aujourd’hui, il est admis – et je pense que plus personne ne remet en question ce sujet – que la politique publique de protection de l’enfance est à la fois interministérielle et décentralisée. Lors de la naissance du CNPE en 2016, l’idée même d’un Conseil national était très débattue et contestée. Aujourd’hui, cette question est intégrée et il est rare d’entendre des acteurs, quel que soit leur domaine, contester le caractère régalien de la protection des enfants en danger. Cette avancée a conduit à la constitution du CNPE et a renouvelé la gouvernance de cette politique publique qui se traduit concrètement par des progrès significatifs dans la vie quotidienne des enfants. Par exemple, depuis quelques années, des crédits dans les lois de financement de la sécurité sociale sont consacrés, au titre de la santé, à la situation des enfants protégés. Un décret récent a introduit des mesures spécifiques pour les enfants de l’ASE dans le domaine scolaire. Il prévoit des critères plus favorables dans l’examen des candidatures et des choix d’orientation de ces enfants dans Parcoursup.

Ainsi, les questions relatives à la prise en compte des besoins fondamentaux des enfants confiés à l’ASE, et plus largement des enfants protégés, sont devenues des priorités dans les politiques publiques régaliennes. Ce premier changement de paradigme remet en question l’idée que le département serait le seul chef de file de la protection de l’enfance, un terme qui, d’ailleurs, n’est pas inscrit dans la loi. Le département est chef de file de l’action sociale, ce qui est différent. Depuis quelques années, il est reconnu que la protection des enfants en danger ne se limite pas au champ de l’action sociale, bien qu’elle y soit étroitement liée. Nous observons de plus en plus que la protection des enfants en danger constitue un enjeu majeur de politique publique en matière de santé, mais également en termes d’insertion sociale et professionnelle.

Le second changement de paradigme, qui représente une avancée considérable ces dernières années, réside dans le recentrage de cette politique publique sur l’enfant, en prenant en compte ses besoins fondamentaux et en respectant ses droits. Traditionnellement, notre système était largement centré sur les défaillances parentales. Désormais, nous nous orientons vers un système qui prend en compte la diversité des besoins fondamentaux de l’enfant. Cette dimension se traduit notamment depuis 2016 par la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux des enfants, qui demeure une référence pour tous les intervenants en protection de l’enfance. Ces deux changements de paradigme sont portés par les lois récentes de 2007, 2016 et 2022. Cependant, ces évolutions n’ont été possibles que grâce à deux avancées majeures très récentes.

Il s’agit tout d’abord de l’évolution considérable des connaissances dans ce domaine, avec des appuis scientifiques de plus en plus affirmés à cette politique publique. Cela permet aujourd’hui de porter une attention particulière aux tout-petits, car nous en savons davantage sur les conditions de leur développement et sur les conséquences de l’exposition à des expériences d’adversité durant l’enfance, tant sur le développement de l’enfant que sur sa vie à l’âge adulte. Ces connaissances extrêmement récentes marquent cette politique publique et ont largement inspiré le législateur récemment. Les recherches, bien qu’encore insuffisantes, se sont multipliées ces dernières années dans le champ précis des enfants de l’ASE, les sortant ainsi de l’invisibilité dans laquelle ils étaient. Ces connaissances deviennent de plus en plus précises. Le programme des 1 000 premiers jours en est une illustration, mais ce n’est pas le seul. Ces évolutions des connaissances scientifiques nous amènent à intervenir différemment auprès des enfants victimes de violences conjugales ou de prostitution. Désormais, nous disposons de résultats scientifiques qui nous permettent de les reconnaître comme des enfants en danger et de modifier nos pratiques en conséquence.

L’autre condition ayant permis ces avancées considérables est la prise de parole des premiers concernés. Vous avez choisi de débuter les travaux de votre commission en auditionnant des personnes concernées par l’ASE, convaincus, comme nous le sommes au CNPE, de la nécessité de prendre en compte les savoirs d’expérience pour construire les politiques publiques et comprendre leurs enjeux. C’est l’un des points forts du CNPE, qui a vu en 2022 la dimension des savoirs d’expérience davantage prise en compte, grâce à un nouveau collège des personnes concernées, enfants et familles, largement renforcé par la réforme, la loi du 7 février 2022 et surtout le décret qui a suivi celle-ci fin 2022.

Grâce à ces évolutions, nous travaillons différemment aujourd’hui. Ce qui est paradoxal et qui nous laisse penser que nous sommes dans une période de transition à la fois à haut risque et à haut potentiel, c’est que l’ASE n’a probablement jamais été autant attaquée au moment où elle s’efforce de mieux fonctionner. C’est un point d’ancrage très fort au CNPE : il n’y a pas de nostalgie d’un temps ancien. Il nous semble, au contraire, que nous avons beaucoup progressé sur de nombreux sujets, tels que la santé de l’enfant, l’éducation et la participation. Nous prenons mieux en compte la parole des enfants, qui participent davantage aux décisions les concernant. Cependant, il ne suffit pas de formuler nos intentions pour qu’elles se concrétisent dans la vie quotidienne de ces enfants et des professionnels qui s’en occupent. Il faut des réponses structurelles. Dans le secteur particulier de la protection de l’enfance, la simple promulgation de la loi ne suffit pas à provoquer des changements immédiats. Nous héritons d’un système fondé sur des approches caritatives très anciennes, datant du XIXe siècle, et un modèle très paternaliste. Il faudra donc des années pour instaurer de nouvelles pratiques professionnelles. Ces changements sont en cours, mais nous nous interrogeons sur leur déploiement effectif dans un contexte de crise institutionnelle sans précédent.

Le CNPE a été parmi les premiers à alerter, dès le mois de septembre 2023, sur les événements à venir. Malheureusement, ce que nous avions anticipé alors s’est confirmé par la suite. Grâce à la force de nos réseaux et à la pluralité des membres du Conseil, nous avions perçu les prémices de cette crise dès l’automne 2023. Certains affirment que l’ASE est constamment en crise. Avant chaque grande loi, cette crise a été évoquée. Avant la loi de 2007, les drames d’Angers et d’Outreau avaient profondément secoué les institutions de l’ASE, mettant en cause les dispositifs de signalement, ce qui a conduit à des réformes ultérieures. Peu de temps avant la loi de 2016, Céline Greco et Lyes Louffok ont respectivement publié La Démesure et Dans l’enfer des foyers, tandis que de nombreux documentaires à charge ont vu le jour. Cela a marqué le début de l’engagement médiatique sur ces questions, accompagné de rapports scientifiques, tels que celui d’Adeline Gouttenoire ou le rapport de la Défenseure des enfants sur l’affaire Marina, qui soulignaient déjà la crise et la nécessité de réformes. Certains membres du CNPE se demandent d’ailleurs si l’ASE n’est pas intrinsèquement en crise, en raison de la grande difficulté de ses missions et des défis auxquels sont confrontés les professionnels. Cela pourrait justifier des mesures spécifiques de soutien et d’accompagnement de ces derniers.

En 2023, nous faisons toutefois face à une situation d’une nature différente par rapport à la crise quasi structurelle des institutions de protection des enfants. Un ensemble d’éléments contextuels ont convergé à un moment précis, la fin de l’année 2023, créant une situation totalement inédite. Il est tout d’abord essentiel de souligner l’augmentation considérable de l’activité en protection de l’enfance, qui percute et bouleverse toutes les organisations. Elle n’a pas été uniforme partout, ni simultanée. Cependant, depuis 2021 jusqu’au début de l’année 2024, elle a touché presque tous les territoires. Certains ont connu une hausse significative des placements en urgence, d’autres une hausse du nombre d’informations préoccupantes. Les rythmes ont varié, mais une accélération générale de l’activité est observée. Cette hausse de l’activité découle de divers facteurs encore difficiles à discriminer et à comprendre pleinement. Toutefois, il est certain qu’elle résulte probablement d’une aggravation de la situation des familles et de signes évidents de souffrance chez les enfants et les jeunes. Ainsi, nous devons prendre en compte ces éléments pour appréhender la crise actuelle des institutions de protection des enfants et envisager des solutions adaptées à cette situation inédite.

Santé publique France a documenté, à travers des enquêtes significatives et alarmantes, une augmentation notable des passages aux urgences pour gestes suicidaires chez les enfants de moins de 15 ans. Cette tranche d’âge, auparavant moins concernée, a connu une bascule à partir de 2021. Nous observons également des éléments préoccupants concernant les tout-petits. L’exposition aux écrans est souvent évoquée comme une hypothèse de la dégradation de leur santé, bien que d’autres facteurs soient également en jeu. La souffrance des enfants est désormais au cœur de notre réflexion.

L’augmentation de l’activité découle aussi d’une avancée majeure de nos connaissances. Nous sommes aujourd’hui beaucoup moins insensibles à la souffrance des enfants et moins tolérants aux violences familiales, qu’elles concernent les femmes, les enfants ou toutes les personnes vulnérables. Les professionnels sont mieux formés et disposent de connaissances accrues sur ces sujets. Il y a dix ans, nous intervenions rarement auprès des très jeunes enfants. Les données montrent que la population des moins de 2 ans était peu représentée dans les dispositifs d’ASE. Or, depuis quelques années, nous constatons une augmentation considérable des placements de tout-petits, notamment les 0-6 ans, avec une attention particulière sur les 0-3 ans. Le nombre d’entrées d’enfants en placement a augmenté de 20 % à 30 % par rapport aux années de référence d’avant la crise sanitaire, en moyenne mensuelle d’entrées en accueil d’urgence. Ces placements en urgence concernent majoritairement de très jeunes enfants. Je manque de précisions car nous souffrons d’un manque criant de données fiables dans le domaine de la protection de l’enfance. Je sais que vous avez déjà procédé à l’audition de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) sur ce sujet, laquelle vous a peut-être renseignés sur ce qu’il se passait il y a deux ans. Dans le contexte de l’accélération de l’augmentation de l’activité que j’évoquais, parler de 2022 est déjà « à côté de la plaque ». C’est pourquoi le CNPE construit actuellement un réseau « sentinelle » de veille sur les territoires, constitué de quinze départements, pour partager des données non consolidées, afin d’être plus réactifs face aux évolutions locales.

Cette augmentation quantitative concerne également les enfants plus âgés, avec une protection accrue des jeunes adultes. Cela révèle probablement des signes de souffrance réelle chez les jeunes, mais aussi une attention renforcée depuis plusieurs années à leur situation. Les avancées que nous connaissons sont en partie dues aux prises de parole des premiers concernés, qui existent désormais dans le débat public. Le sujet de l’accompagnement des jeunes après la majorité a été essentiellement porté par les premiers concernés et les professionnels, notamment par des collectifs comme « Cause Majeur ! ». Cette augmentation quantitative de l’activité entraîne une saturation des dispositifs inédite et parfois dangereuse pour les enfants dans certains lieux d’accueil. Les taux d’occupation des structures d’accueil, qu’elles soient institutionnelles ou familiales, atteignent parfois 120 %, 130 %, 140 %, voire 150 %.

Cette situation s’accompagne d’une augmentation qualitative et d’une transformation du public accueilli. Des enfants, auparavant accueillis dans des structures spécialisées, sont désormais pris en charge par les structures de l’ASE, faute de place. Ce transfert de charge, bien que discret, est réel dans les territoires. Bien qu’ils ne concernent pas un grand nombre de situations par rapport à l’augmentation quantitative globale, ces cas spécifiques demandent beaucoup d’énergie et épuisent les professionnels de l’ASE. De nombreux départements cherchent à aménager des dispositifs particuliers, comme les micro-maisons d’enfants à caractère social (micro-Mecs) ou les unités de situations complexes pour des enfants ayant des besoins spécifiques. Cependant, de nombreux territoires peinent à relever le double défi de l’augmentation du nombre d’enfants à protéger et de l’adaptation des structures aux besoins spécifiques. Je pense notamment au champ médico‑social, à l’accueil des enfants en situation de handicap, plus présents qu’auparavant au sein de l’ASE, à l’offre sanitaire et aux placements familiaux thérapeutiques. L’Association des psychiatres de secteur infanto-juvénile, en collaboration avec le CNPE, a produit une analyse montrant l’effondrement du nombre de places en placements familiaux thérapeutiques.

Cette crise pourrait être gérée si elle n’était pas aggravée par deux autres facteurs de déstabilisation massive. D’une part, la crise des ressources humaines, marquée par une crise de l’attractivité des métiers du soin et de l’accompagnement, se traduit par des taux de vacances de poste sans précédent dans le secteur de la protection de l’enfance, atteignant jusqu’à 30 % dans les Mecs. Cela contraint fortement l’accueil dans le contexte évoqué. D’autre part, cette crise d’attractivité des métiers est liée à des conditions de travail difficiles.

Nous sommes nombreux à constater les avancées dans les dispositifs de protection de l’enfance. Toutefois, il existe un secteur où les progrès sont absents, voire où les conditions se sont dégradées : l’accompagnement professionnel et la clinique institutionnelle. Le principe qui consiste à prendre soin des professionnels pour qu’ils puissent prendre soin des enfants est central dans le Livre blanc du travail social, remis fin novembre 2023 par le Haut Conseil du travail social (HCTS). Sur ce sujet, il est aujourd’hui documenté que les professionnels prenant soin des enfants en grande détresse sont exposés à des risques accrus d’épuisement professionnel et de stress post-traumatique, comparativement à la population générale et même aux autres travailleurs sociaux.

Ces risques sont exacerbés dans des contextes où les perspectives sont limitées. À la fin de l’année 2023, nous observions une augmentation de l’activité, une crise des ressources humaines et une crise des financements. Dès l’automne 2023, nous alertions sur le fait que l’État semblait ne pas prendre en compte cette question. Les ressources des collectivités s’effritent : les recettes liées aux droits de mutation à titre onéreux (DMTO) ont été revues à la baisse en cours d’année 2023. Les perspectives pour 2024, annoncées dès l’automne 2023, sont catastrophiques. C’est d’ailleurs un autre point sur lequel nous souhaitons insister : la protection de l’enfance représente probablement la politique publique pour laquelle les départements ont la charge nette la plus importante, où les ressources propres des départements sont sollicitées le plus fortement et le moins compensées. Les recettes des collectivités, principalement issues des DMTO, sont en baisse. En résumé, les moyens alloués à un enfant dépendent en grande partie du nombre de transactions immobilières sur un territoire. Nous soulignons l’aberration d’un système dans lequel les modalités de financement de cette politique publique n’ont pas été revues.

En termes de gouvernance, de nombreuses questions se posent sur les responsabilités de chacun. Au CNPE, nous estimons que la politique publique de protection de l’enfance doit être à la fois interministérielle et décentralisée. Cependant, nous interrogeons clairement le financement et le contrôle de cette politique publique. Ce sujet est au cœur de la mission sur la décentralisation confiée à M. Éric Woerth aujourd’hui. Nous avons de vives attentes quant à un financement corrélé à des indicateurs objectifs de besoins de la population et contrôlé. Ce point fort de nos propositions est évident, car au-delà de cette crise, nous constatons qu’il est possible d’agir et de fédérer les différents acteurs autour de propositions concrètes. Nous avons formulé plusieurs propositions et commencé à y travailler de manière artisanale, car le CNPE dispose de moyens limités. Il compte toutefois sur la volonté de ses membres, qui est manifeste chaque jour. Nous avons donc abordé un certain nombre de questions en prenant soin de ne pas céder au sensationnalisme ou à « l’ASE-bashing ». Une polarisation du débat entre tout ou rien, bon ou mauvais, ne semble en effet pas être le levier le plus favorable pour faire avancer les choses. Nous tenons avec force un certain nombre de propositions très claires et concrètes. Au-delà des questions de clivage, nous insistons sur la nécessité d’adopter une démarche pragmatique, inspirée par les savoirs expérientiels et scientifiques, face à des sujets d’une grande complexité.

Je suis accompagnée par Mme Céline Truong, volontaire permanente de l’association ATD-Quart Monde et responsable de l’équipe nationale chargée de la petite enfance et des familles, ainsi que par le docteur Nathalie Vabre, pédiatre-coordinatrice de l’unité d’accueil pédiatrique des enfants en danger (UAPED) au centre universitaire et hospitalier de Nantes. Nous souhaitons présenter les leviers d’action disponibles du côté d’ATD-Quart Monde, notamment l’efficacité des actions de soutien aux familles dès la toute petite enfance. Chacun a besoin d’aide à l’arrivée d’un enfant et des interventions précoces sont possibles. Le Dr Nathalie Vabre est engagée depuis de nombreuses années dans la lutte contre les violences faites aux enfants, la lutte contre l’invisibilité de ces violences et la difficulté à les repérer et à les prendre en charge. Nous voulons vous démontrer qu’il est possible de travailler en bonne intelligence, sans choisir de camp entre le soutien aux familles et la lutte contre les violences faites aux enfants. Le CNPE a la chance de pouvoir collaborer avec toutes ces composantes, en se centrant résolument sur les besoins fondamentaux et le respect des droits de l’enfant. Il est crucial de se concentrer sur l’enfant, bien plus que sur les défaillances parentales, même lorsque l’on travaille avec les détenteurs de l’autorité parentale.

Mme la rapporteure Isabelle Santiago. Depuis 2014, les acteurs du secteur et le législateur se sont particulièrement investis dans la protection de l’enfance. En dix ans, malgré la mise en place du CNPE à l’échelle nationale, la gouvernance reste cependant un sujet de préoccupation. Nous sommes toujours confrontés à des crises majeures et les évolutions nationales ne se traduisent pas toujours dans les territoires. La situation actuelle, exacerbée par ces crises, a conduit le CNPE à lancer des alertes. En décembre 2023, après l’annonce du plan Marshall pour la protection de l’enfance, le CNPE, le COJ et l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss) ont lancé une alerte maximale, soulignant que nous nous trouvons à un carrefour nécessitant un changement de paradigme. Certains départements se mobilisent et demandent des états généraux. En 2024, la situation reste préoccupante pour de nombreux enfants, équipes et présidents de départements. Malgré les millions d’euros investis, les problématiques persistent. Quelles ont été les réponses de l’État aux propositions du CNPE ? Les grandes organisations ont lancé une alerte maximale, indiquant que nous sommes à un tournant nécessitant des actions concrètes pour éviter une détérioration supplémentaire de la situation. En conclusion, bien que des efforts significatifs aient été réalisés au niveau législatif, la mise en œuvre sur le terrain reste insuffisante. Les crises actuelles et les alertes soulignent l’urgence d’une action coordonnée et efficace pour protéger les enfants et répondre à la crise du secteur médico-social et des métiers du lien.

À l’époque où Mme Charlotte Caubel était secrétaire d’État chargée de l’enfance, quelles propositions vous ont été faites par le ministère et la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) pour répondre aux attentes du CNPE ? Comment la secrétaire d’État a-t-elle accompagné ce plan Marshall ? Aujourd’hui, quels échanges avez-vous avec la nouvelle ministre chargée de l’enfance, de la jeunesse et des familles, Mme Sarah El Haïry, , notamment sur la situation des professionnels ?

Il est essentiel de comprendre les mécanismes en place, surtout lorsque tout le monde a tiré la sonnette d’alarme, y compris à travers des tribunes et des lettres envoyées au Président de la République par de grands professeurs de médecine. Malgré ces alertes, la situation sur le terrain reste préoccupante.

Par exemple, il est impossible d’ignorer que les pouponnières sont à 150 % de leur capacité d’accueil. Les enfants, de quelques jours à l’âge de 3 ans, sont pris en charge dans des conditions inadéquates. Le décret de 1974 relatif à la réglementation des pouponnières n’a jamais été révisé et, pour trente-trois places, on accueille soixante-six enfants. Dans ces conditions, il est inacceptable qu’un travailleur s’occupe de neuf bébés, surtout à la lumière des avancées en neurosciences et des besoins fondamentaux des enfants. Ainsi, il est crucial de comprendre comment les propositions ministérielles et les actions de la DGCS répondent aux attentes du CNPE et aux besoins urgents sur le terrain.

À l’échelle nationale, les avancées sont notables, notamment grâce au législateur qui a su faire évoluer les choses. Cependant, le temps de l’enfant diffère de celui de l’adulte. À travers les propositions du CNPE, en collaboration avec le COJ et l’Uniopss, des mesures très concrètes ont été suggérées. Il est impératif de les mettre en œuvre immédiatement. Pourtant, quelques mois après ces propositions, nous ne constatons pas l’émergence d’une politique publique répondant à cette urgence absolue. Je souhaite connaître les réponses apportées et les lacunes des politiques publiques actuelles.

Il est très important d’aborder également les questions de formation professionnelle, en lien avec les régions. Ces dernières, bien que rarement consultées, jouent un rôle central dans le secteur médico-social et la formation. Dans cette situation critique, l’ouverture à l’intérim permet à des structures de répondre aux besoins des départements en quinze jours, avec des personnels souvent non qualifiés pour s’occuper des enfants. Cette situation est extrêmement préjudiciable pour l’avenir de ces enfants, notamment en termes de soins et de prise en charge des traumatismes psychologiques. Nous observons une dérive inquiétante, avec des personnels en grande souffrance, en partie à cause d’une formation de base inadaptée à la protection de l’enfance. La formation actuelle, trop généraliste, ne permet pas d’accompagner ces enfants de manière optimale. Il est donc urgent de rendre cette formation spécifique à la protection de l’enfance. Les propositions que vous avez formulées sont cruciales et il est impératif de ne pas laisser l’intérim privé s’emparer de ce domaine, au risque de causer des dommages irréparables aux enfants concernés. Certains départements répondent à des appels à projets en affirmant qu’ils n’ont pas d’autres options que l’intérim. Les grandes associations, aujourd’hui, ne peuvent répondre à ces appels à projets dans les délais impartis.

Il est essentiel, après l’annonce du plan Marshall pour la protection de l’enfance et la conférence de presse réunissant les principaux acteurs de ce secteur, de connaître les suites données par l’État et la manière dont il aborde la question de la formation. Je crois que des projets sont en cours sur ces sujets. Il est important aussi de savoir comment se déroulent les discussions avec les départements.

Mme Anne Devreese. En matière de gouvernance, le CNPE a la conviction profonde que, face aux défis actuels, la pire situation serait un renvoi des responsabilités entre les différents acteurs. Ce risque est permanent, surtout lorsque les ressources manquent de part et d’autre, ce qui incite à renvoyer la responsabilité sur autrui. Notre force réside dans la diversité de nos membres, qui représentent toutes les institutions. À titre personnel, j’ai exercé dans les services de l’État, en collectivité et j’ai été directrice générale d’une association. Cette expérience m’aide à résister à la tentation de renvoyer les responsabilités sur les autres, surtout dans un contexte inédit comme celui que nous traversons. Nous sommes convaincus que seule une mobilisation collective, où chacun fait un pas de côté, permettra de faire face aux défis actuels, peut-être pas de la meilleure manière, mais suffisamment pour tenir bon jusqu’à ce que les évolutions structurelles en cours produisent des effets.

Nous disposons aujourd’hui de plus de connaissances, de vigilance et d’exigences, mais avec des outils et des lunettes du passé, ce qui fait craquer le système. Le problème, c’est qu’au moment où il craque, nous n’avons plus la disponibilité nécessaire pour penser les autres évolutions. L’écart est important entre ce que nous aimerions accomplir et ce que nous réalisons réellement. Par exemple, au sein du CNPE, nous sommes très animés par la question de la permanence des liens affectifs des enfants et la possibilité de penser un accueil durable. Ces sujets, assez nouveaux pour les institutions, nécessitent sérénité, formation et soutien dans l’accompagnement des nouvelles pratiques. Or, aujourd’hui, ces sujets sont balayés. Actuellement, nous avons moins de disponibilités dans nos établissements classiques, comme les pouponnières, et nous recourons donc davantage à ces types de réponses institutionnelles. Même dans les grandes masses, on observe des changements : moins d’accompagnement à domicile, moins d’accompagnement renforcé, moins de tiers dignes de confiance. Et très paradoxalement, nous recourons davantage à l’accueil familial classique, qui est en voie d’effondrement, et aux structures classiques de protection de l’enfance, qui sont en train d’exploser. Pour tenir bon durant cette période et transformer l’essai des chantiers amorcés depuis une dizaine d’années, une mobilisation collective est indispensable.

C’est pourquoi nous appelons à un plan Marshall exceptionnel pour la protection des enfants. Il doit mobiliser et engager à un pas de côté l’État, les collectivités et les associations pour adopter une approche différente, innover et collaborer. Obtenir cette coopération a été complexe, chaque partie rejetant la responsabilité sur l’autre. Du point de vue des départements, l’État est responsable, tandis que l’État estime que les départements disposent des moyens nécessaires pour avancer sur ces sujets. Nous pensons qu’il existe des leviers favorables des deux côtés. En ce qui concerne le soutien aux familles précoces, nous pensons notamment à la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). Il est important de noter que les moyens alloués à l’aide à domicile précoce des familles, notamment l’intervention des techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF), ont considérablement diminué ces dernières années. Nous constatons une réduction du financement des aides à domicile en prévention du côté de la Cnaf. Nous pensons aussi que la Cnaf pourrait aujourd’hui, sur recommandation des services de protection maternelle et infantile (PMI) et des services sociaux départementaux, proposer très précocement une aide à domicile aux familles en situation de vulnérabilité aiguë, sans passer par des procédures complexes qui retardent souvent la mise en place des mesures nécessaires et sans reste à charge pour les familles. Les collectivités et les départements pourraient financer cette aide.

Nous soutenons depuis longtemps l’idée que la santé est un levier décisif pour l’évolution des pratiques professionnelles. Elle ne se limite pas aux soins somatiques et psychiques, mais est essentielle pour le bien-être global de l’enfant. Les enjeux à relever du côté de l’État sont considérables. Nous attendons beaucoup des conclusions des Assises de la santé de l’enfant, pour lesquelles nous avons dû faire beaucoup de lobbying. Nous avons notamment de grandes attentes concernant la mise en place effective des parcours de santé coordonnés.

Concernant l’insertion sociale et professionnelle des jeunes, nous avons formulé des propositions équilibrées. Il est impératif que les départements ne se posent plus la question de poursuivre l’accompagnement éducatif au-delà de 18 ans ; c’est une obligation légale depuis des années. Je profite de cette occasion pour rappeler que de nombreuses avancées législatives ont été réaffirmées dans les lois récentes. Par exemple, ne pas séparer les fratries est une obligation légale depuis vingt ans. Évaluer les ressources de l’environnement des enfants est inscrit dans le code civil depuis une dizaine d’années au titre de l’autorité parentale. La possibilité de conclure des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) était déjà prévue dans une loi précédente. Nous devons nous assurer que ces principes légaux sont effectivement appliqués et respectés pour garantir le bien-être et la protection des enfants et des jeunes.

Il est bénéfique de remettre en lumière ces sujets et de préciser les dispositions en vigueur. Cependant, il est essentiel de se poser la question du « comment », et non seulement celle de l’intention. Par exemple, le rapport conjoint du COJ et du CNPE démontre l’intérêt d’un effort conjoint de l’État et des départements pour accompagner les jeunes majeurs. Ces derniers, lorsqu’ils sont sous la protection de l’ASE, devraient bénéficier d’une allocation minimale garantie par l’État. Les départements doivent quant à eux assumer la responsabilité de poursuivre cet accompagnement. Ces propositions ont suscité de l’intérêt mais elles n’ont pas encore été concrètement mises en œuvre. Nous avons veillé à ce que l’État et les départements s’engagent dans ce domaine. Bien que ces sujets n’aient pas encore trouvé de traduction immédiate, ils ont permis l’ouverture de plusieurs chantiers.

Pour répondre précisément à la question du sort de nos propositions, nous avons essayé de les rendre concrètes, réalisables et équilibrées, sans renoncer à notre ambition. Concernant les mesures immédiates visant à garantir la continuité du service sur les territoires, nous n’avons pas été entendus, sauf de manière très marginale. Par exemple, sur un territoire, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) a pu apporter un soutien ponctuel à l’ASE pour certaines mesures, ou mener des investigations. Cependant, globalement, les mesures immédiates du plan Marshall n’ont pas été mises en œuvre.

Sur les chantiers structurels, nos propositions ont été reprises comme thématiques des chantiers État-départements, initiés par la Première ministre à la fin de l’année 2023. Ils devraient aboutir à des propositions en juin. Nous restons optimistes. Nous nous réjouissons que l’État et les départements dialoguent. Cependant, nous insistons pour que les autres acteurs ne soient pas négligés. Nous avons manifestement obtenu gain de cause à cet égard. Au début de l’été, une séquence de discussion et de restitution des groupes de travail sur les sept chantiers est prévue.

En attendant, nous avons décidé de ne pas rester inactifs. Sur le sujet des ressources humaines, il nous semble que des actions sont à entreprendre en matière d’attractivité des métiers. Cependant, certaines mesures échappent à notre compétence, comme la question des salaires. Le CNPE n’a quasiment aucune marge de manœuvre sur ce sujet. Nous rappelons néanmoins qu’en 1970, un éducateur gagnait deux fois et demie le Smic. Avant le Ségur, il commençait à 1 400 euros, comme fonctionnaire de catégorie A. Actuellement, c’est un peu plus, 1 500 ou 1 600 euros, mais l’écart s’est considérablement creusé en peu de temps. La question salariale concerne les pouvoirs publics, mais aussi les partenaires sociaux. Les négociations conventionnelles stagnent depuis des années. Si nous mettons de côté cette question fondamentale, mais hors de notre portée, nous pensons pouvoir agir avec les acteurs au sein du Conseil pour diversifier les recrutements, notamment en collaborant avec le réseau des écoles de travail social.

Nous avons donc proposé de recruter des travailleurs sociaux autrement que par Parcoursup, en intégrant des étudiants en licence de sciences humaines dès la deuxième année. L’objectif est de leur offrir une formation d’une année, validant leur niveau licence, directement liée aux besoins fondamentaux d’accompagnement des enfants. Cette initiative est particulièrement intéressante car elle est novatrice. Il nous faut maintenant obtenir l’agrément de l’État. En réalité, nous établissons un continuum de formation entre les employeurs, les universités et les écoles de travail social. Ce continuum inclut le pré-recrutement en salariant les élèves en formation, l’accompagnement à la prise de fonction et la formation continue. Ce projet a immédiatement suscité un grand engouement, démontrant que l’ouverture de nouvelles perspectives de réflexion et de travail suscite un fort enthousiasme et une grande motivation chez les participants. Nous allons insister pour que cette expérimentation soit validée par la DGCS. Nous plaçons également beaucoup d’espoir dans l’apprentissage et les pré‑recrutements. Nous travaillons intensivement sur ces sujets avec les employeurs et les écoles de travail social.

Mme la rapporteure Isabelle Santiago. Certains décrets d’application de la loi du 7 février 2022 n’ont toujours pas été publiés. Il serait intéressant de savoir si le CNPE a été saisi de ceux-ci. Il me semble que cela a été le cas pour le décret sur les normes d’encadrement. J’aimerais connaître votre avis sur les blocages identifiés. En effet, la protection de l’enfance est le seul secteur qui n’a jamais eu de normes, contrairement à l’ensemble du secteur médico‑social. J’ai formulé une demande d’évolution du décret de 1974, qui devrait être modifié à la lumière de nos connaissances actuelles sur les besoins fondamentaux des enfants. Au total, trois décrets sont donc attendus, dont deux issus de la loi Taquet du 7 février 2022 : l’un sur les assistants familiaux et l’autre sur les normes d’encadrement. Ce dernier est très attendu et son coût est évalué à 1,5 milliard d’euros. Il est crucial de vérifier si ce chiffre fourni aux principaux acteurs est correct.

Lorsque le législateur souhaite avancer sur des normes demandées par tous, il est également essentiel de redonner du sens aux métiers exercés par les professionnels. Actuellement, nous les épuisons en créant un cercle vicieux qui les pousse à quitter leurs postes, souvent en raison des conditions de travail. En matière de formation, nous avons la capacité de redonner du sens et d’assurer une meilleure qualité de vie au travail, au-delà des questions salariales, afin d’insuffler une nouvelle dynamique à ces métiers. Votre avis sur ce sujet est également très important.

Mme Astrid Panosyan-Bouvet (RE). Vous avez mentionné un pic de suicides chez les adolescents. Est-ce parce que ce phénomène est mieux documenté aujourd’hui qu’auparavant ? Comment expliquez-vous cette augmentation ? Ensuite, nous avons beaucoup discuté des taux de vacance d’emploi et de l’attractivité des métiers. Quelles sont les alternatives pour ces professionnels et vers quels autres métiers se tournent-ils ? Cela permettrait de mieux comprendre l’environnement concurrentiel du recrutement. Enfin, de nombreuses discussions médiatiques portent sur le poids des mineurs non accompagnés (MNA). Je souhaiterais connaître votre appréciation sur leur impact dans cette augmentation. Comment cela est-il appréhendé, notamment dans les départements les plus touchés par cette hausse ?

M. Hervé Saulignac (SOC). Cet exercice est toujours extrêmement frustrant, pour vous et pour nous, car vous avez beaucoup de choses à dire et nous avons de nombreuses questions à poser. Premièrement, cette commission d’enquête traite des dysfonctionnements et des manquements. Cela signifie que nous abordons parfois des sujets sensibles, notamment pour ceux qui ne souhaitent pas être pointés du doigt. Dans ce contexte, une question budgétaire se pose. Considérez-vous que les budgets de la protection de l’enfance sont parfois utilisés comme variable d’ajustement dans les budgets de certains conseils départementaux ?

Vous avez mentionné les DMTO. Heureusement, ces derniers ne constituent pas la seule recette des conseils départementaux, mais ils sont effectivement très volatils. Pendant des années, ils ont connu une croissance exponentielle, mais ils sont en déclin depuis au moins deux ans. Il serait pertinent de sécuriser ces recettes, notamment celles allouées à la protection de l’enfance. Avez-vous des propositions concrètes pour atteindre cet objectif de sécurisation ? Vous avez évoqué un plan Marshall en faveur de la protection de l’enfance, ce qui implique des besoins et donc des dépenses et nécessite d’approfondir cette question des recettes.

De plus, vous avez mentionné la crise des ressources humaines. Pourriez-vous illustrer les conséquences de cette crise, qui sont toujours regrettables, voire parfois dramatiques ?

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Il est évident que toutes les personnes que nous recevons ici s’accordent sur le fait que la situation en matière de protection de l’enfance est très préoccupante. Un consensus existe parmi les employeurs, les salariés et les institutions pour reconnaître la gravité de la situation actuelle dans ce secteur. J’ai qualifié cette situation d’effondrement. Ce terme a été repris et souligné par d’autres acteurs importants de la protection de l’enfance. Nous sommes effectivement sur une ligne de crête avec cette commission d’enquête, et il est essentiel de ne pas alimenter la défiance ou le complotisme vis‑à-vis de l’ASE. Cette défiance, je pense, est nourrie par l’inaction des pouvoirs publics, qui conduit à des placements de plus en plus mal exécutés, voire non exécutés. Cela pousse certaines familles à croire que leurs enfants seraient mieux avec elles qu’en protection de l’enfance, alors qu’ils relèvent clairement de celle-ci. Il y a une véritable urgence à ne pas entretenir cette défiance et ce complotisme, qui prennent de l’ampleur sur les réseaux sociaux.

J’aimerais comprendre les responsabilités de ces défaillances et de ces manquements. En tant que parlementaires, notre rôle est de bien identifier ces responsabilités, sans pour autant nous substituer à un tribunal. Prenons un exemple concret : celui du décret d’application de la loi du 7 février 2022 sur l’interdiction des placements hôteliers. Étant élue du Puy-de-Dôme et éducatrice spécialisée en protection de l’enfance, j’ai été directement touchée par le suicide de Lily dans mon département. À la suite de ce drame, un décret a été pris, mais il s’agit, selon moi, d’un décret dérogatoire par rapport à l’interdiction des placements hôteliers. J’aimerais savoir qui a bloqué ce décret, car il est crucial de comprendre pourquoi il a fallu plus de deux ans pour appliquer une loi essentielle. Il est également important de ne pas passer notre temps à voir l’État et les départements se renvoyer la balle en termes de compétences. Nous constatons qu’il manque une politique cohérente de protection de l’enfance dans notre pays. Il est nécessaire d’améliorer cette situation et de garantir une égalité territoriale dans les placements.

La France insoumise propose la recentralisation, non pas pour recréer les directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS), mais pour garantir qu’un enfant confié à un département bénéficie des mêmes chances d’accompagnement, de placement et de réussite qu’un autre enfant dans un autre département. Nous souhaitons que les départements soient tenus à une exigence de moyens. Je rappelle que les départements de France réclament de nouvelles compétences, comme l’agriculture, alors qu’ils peinent à assumer celles qui leur sont déjà attribuées et qui sont essentielles.

Concernant les changements de métiers, j’ai une réponse personnelle, bien que d’autres puissent avoir des avis différents. Mes collègues qui quittent ce secteur se réorientent totalement, souvent vers des domaines complètement différents. Cette réorientation est motivée par une profonde perte de sens, bien au-delà des questions de rémunération. En effet, rentrer chez soi avec le sentiment d’avoir accompli une journée indigne, voire d’avoir été maltraitant, est une réalité évoquée dans les services. Cette situation pousse les professionnels à changer radicalement de secteur, ce qui est dramatique. Il ne s’agit pas d’une crise de vocation, mais bien d’une forme de maltraitance envers les professionnels eux-mêmes.

Mme Karine Lebon (GDR-NUPES). Le troisième axe du plan Marshall pour la protection de l’enfance que vous préconisez comporte la révision des modalités d’évaluation et de mise à l’abri des MNA sur le territoire national. En 2023, le nombre de MNA a fortement augmenté, atteignant 19 370, contre 14 782 en 2022. On observe également une hausse significative du nombre de jeunes filles MNA, passé de 612 en 2017 à 1 613 l’année dernière. Certains, avec qui je ne suis pas nécessairement d’accord, suggèrent que la gestion et la prise en charge des MNA soient transférées à l’État. Quelle est votre position à ce sujet ?

Depuis 2012, la loi oblige les départements à transmettre au niveau national les données clés de chaque jeune protégé, via le dispositif Olinpe (observation longitudinale, individuelle et nationale en protection de l’enfance). Cependant, à ce jour, une dizaine de départements seulement respecte cette obligation chaque année et plus de la moitié n’ont jamais transmis de données en dix ans. Nous évoquions précédemment le risque que l’État et les départements se renvoient la balle, mais ici, ce sont les départements et leurs prestataires informatiques privés qui se renvoient la responsabilité. Actuellement, aucun indicateur fiable et actualisé ne permet de suivre à l’échelle nationale le parcours des enfants de l’ASE. Il est impossible de savoir combien d’entre eux sont hébergés à l’hôtel et comment évoluent les alertes sur les mineurs en danger ou les placements de très jeunes enfants. Le registre national de suivi des enfants protégés est quasiment vide. Nous sommes contraints de marcher à l’aveugle. Le pilotage de la politique publique de protection de l’enfance est totalement défaillant, faute de données nationales récentes permettant de mieux comprendre et anticiper les évolutions en cours.

Le ministère du travail, de la santé et des solidarités a lancé, en fin d’année dernière, un comité stratégique associant départements, administrations et associations. Il a missionné le cabinet d’audit Mazars pour établir un état des lieux d’ici le mois de mars. La ministre Sarah El Haïry avait affirmé qu’un plan d’action serait défini à l’issue de ce délai. Parmi les pistes évoquées, figurait le choix d’un prestataire unique à l’échelle nationale ou l’harmonisation des fonctionnalités des logiciels existants grâce à un label. Disposez-vous d’informations concernant l’audit du cabinet Mazars ? Quelle piste a été retenue ? Il est urgent d’agir.

Selon Michèle Créoff, aucune loi de protection de l’enfance n’est appliquée, ni la loi Taquet, ni la loi Rossignol du 14 mars 2016, ni même celle du 5 mars 2007. L’État négocie avec les départements pour qu’ils appliquent les textes de la République. C’est l’accord passé depuis la décentralisation. L’État a-t-il les moyens juridiques, financiers ou politiques de contraindre les départements à mettre en œuvre les lois de protection de l’enfance ? Que pensezvous de la renationalisation de cette compétence, demandée par des associations et des professionnels et qui avait été envisagée par l’ancienne secrétaire d’État chargée de l’enfance Charlotte Caubel ?

Mme Anne Devreese. En ce qui concerne la gouvernance, qui est responsable, finalement ? Tout dépend du contexte. Mon idée est de trouver un équilibre difficile mais nécessaire entre les niveaux interministériel et décentralisé. En matière de solidarité, les départements sont responsables, mais dans le domaine de la santé et de la scolarité des enfants, c’est bien l’État qui est en charge. Dans tous les cas, je tiens à souligner que c’est le ministre compétent qui est interrogé par le Comité des droits de l’enfant des Nations unies et, par substitution, le préfet de territoire qui est responsable de la situation de danger dès lors que la santé et la moralité sont compromises sur son territoire, surtout pour une personne vulnérable. Même dans un cadre décentralisé, l’État régalien doit répondre de certaines situations.

Il n’est pas question pour nous de dissocier les champs de compétence, mais il ne faut pas non plus les confondre. Vous mentionnez qu’il existe 101 politiques publiques de protection de l’enfance, ce qui est exact. On pourrait parler de la régularisation des MNA ou de l’accueil en UAPED. Selon que l’on habite à Lille ou à Nantes, l’accueil d’un enfant peut varier considérablement, même lorsqu’un risque vital est en jeu. La régularisation influence totalement le projet de vie de ces enfants. Ainsi, la question des disparités territoriales concerne non seulement les collectivités locales, mais aussi l’État régalien lui-même. C’est un véritable enjeu pour nous.

Le CNPE a toujours manifesté son immense attachement à l’organisation des comités départementaux de la protection de l’enfance (CDPE). Nous avons exprimé notre incompréhension face à l’absence d’imposition généralisée de ces comités par la loi du 7 février 2022. Cette position est majoritaire au sein du Conseil et nous semble être une ligne directrice à suivre. Pour répondre plus concrètement, la question de la recentralisation est stimulante car elle permet de poser les vraies questions, notamment en matière de financement, de contrôle et des rôles respectifs de l’État et des collectivités dans la mise en œuvre de la politique publique de protection de l’enfance. Cependant, il est largement reconnu que cette question reste théorique, car l’État n’a pas actuellement la capacité organisationnelle pour conduire cette politique publique, indépendamment des questions de financement. Il est donc essentiel de défendre la responsabilité conjointe de l’État et des collectivités dans la conduite des missions de protection de l’enfance. Le Conseil n’a pas encore débattu de manière prospective sur ce sujet, mais il est clair, notamment au sein de notre bureau, que la recentralisation ne constitue pas la réponse aux drames actuels. Il est important de ne pas déplacer le sujet. Lorsque nous appelons à des réponses immédiates sur certaines questions, la recentralisation ne peut pas constituer une réponse immédiate mais plutôt une action à envisager à moyen ou long terme.

Concernant la sécurisation des recettes, il est crucial de souligner que la question de l’adéquation des financements se pose. Ceux-ci sont largement liés aux dotations globales de fonctionnement. Dans un contexte d’augmentation considérable des besoins et d’exigences accrues pour les enfants et les familles, il est légitime de se demander si ces ressources sont suffisantes pour les collectivités. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il faille globalement plus de ressources, mais il est évident que, dans certains domaines comme la santé, des financements supplémentaires pourraient être nécessaires. Un plan Marshall, comme évoqué, implique des dépenses, mais aussi des synergies et des alliances.

Si les services travaillaient davantage ensemble, nous gagnerions en efficacité. Cependant, n’éludons pas la question des dépenses. Nous nous sommes exprimés à ce sujet. Il nous semble que prendre soin des enfants et investir dans leur protection est non seulement un impératif éthique, mais aussi un investissement humain et financier. Une étude récente indique que répondre aux besoins précoces des enfants victimes de violence permettrait d’économiser à terme 38 milliards de dollars. Nous constatons un écart considérable entre la connaissance des économies potentielles et l’investissement que nous sommes capables de réaliser. Autrement dit, nous restons bloqués sur des arbitrages à très court terme, quel que soit le niveau auquel nous nous adressons.

Vous nous avez demandé si la protection de l’enfance est une variable d’ajustement dans les budgets départementaux. Nous collaborons avec de nombreux départements et de véritables alertes nous remontent des services départementaux. Les départements ont globalement investi beaucoup plus d’argent dans la protection de l’enfance ces dernières années grâce, pour beaucoup d’entre eux, à l’évolution favorable des DMTO en 2021-2022, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les craintes sont donc maximales. Ce qui nous terrifie, ce n’est pas que la politique publique de protection de l’enfance soit une variable d’ajustement, car il y a une prise de conscience des présidents de département de leur responsabilité, y compris pénale, face aux drames de plus en plus médiatisés concernant la protection de l’enfance. Des variables d’ajustement existent toutefois au sein des politiques publiques, y compris celle de protection de l’enfance, autour d’interventions qui paraissent moins urgentes. Il est même envisagé, dans l’adversité, de faire sortir certains enfants des dispositifs de l’ASE, ce qui soulève de véritables questions au sein de notre groupe « sentinelle ». Les sorties de l’ASE posent un énorme problème, car nous savons aujourd’hui, de manière scientifique, que les allers et retours entre l’ASE et la famille sont destructeurs à terme pour les enfants. Si nous jouons à l’apprenti sorcier alors que les enfants s’intègrent bien dans le dispositif, nous courons un risque considérable. Cela pourrait finalement nous coûter infiniment plus cher, au-delà des drames potentiels pour les enfants et leurs familles.

Concernant les MNA, je n’ai pas abordé ce sujet volontairement, car il me semble que cette question très sensationnaliste occupe beaucoup l’espace médiatique. Bien que ce soit un véritable sujet, il ne constitue pas l’explication de la crise actuelle. Tout ce que j’ai mentionné précédemment existe indépendamment de la question des MNA. Tous les territoires ne sont pas concernés de la même manière par cette question. L’activité augmente et la population des MNA représente une part de cette augmentation globale, en particulier pour les plus âgés. Cependant, cette part reste relativement modeste par rapport à l’évolution globale que j’ai décrite. Elle concerne principalement les jeunes majeurs et les grands adolescents. Entrant tard dans les dispositifs, ils sont donc proportionnellement plus représentés sur la tranche d’âge de 18 à 21 ans : c’est arithmétique.

La prise en charge des personnes se présentant pour être mises à l’abri pose aussi une difficulté majeure. Contrairement aux MNA, qui sont confiés sur décision judiciaire après évaluation, la majorité des personnes cherchant à être mises à l’abri sont des adultes. Or, bien que les textes internationaux nous imposent une présomption de minorité, nous, acteurs de la protection de l’enfance, faisons face à une situation délicate. Nous ne pouvons pas accueillir enfants et adultes dans les mêmes lieux et, parfois, nous suspectons même la présence de passeurs parmi ceux qui se présentent. Il est difficile de distinguer les victimes. La pression sur la mise à l’abri est donc particulièrement forte dans certains territoires. Les personnes non concernées par le droit d’asile n’ont souvent d’autre recours que de se présenter comme MNA, quel que soit leur âge, ce qui complique la tâche des territoires d’accueil. Cette problématique est cruciale pour ceux-ci, mais elle n’est pas généralisée à l’ensemble du système de protection de l’enfance. Le CNPE a toujours soutenu que l’évaluation de la minorité et la mise à l’abri relèvent de la compétence régalienne de l’État, sous l’autorité du ministère de la justice et sous le contrôle du juge. Ce que nous questionnons actuellement, c’est la dimension régalienne des vérifications documentaires, qui sont une prérogative de l’État. Il existe déjà une cellule d’orientation des MNA au ministère de la justice. Pour le CNPE, la question de l’orientation vers le dispositif de protection des enfants devrait être organisée du côté de la PJJ.

Le décret sur les taux d’encadrement n’est pas prévu par la loi du 7 février 2022. Cet engagement avait été pris par le secrétaire d’État Adrien Taquet lors des débats parlementaires, mais l’amendement correspondant avait été retiré. Parmi les décrets prévus par la loi, il semble que seul celui sur la base nationale d’agrément des assistants familiaux reste à prendre. Nous avons été partiellement saisis de ce texte. Le CNPE s’était prononcé en faveur des taux d’encadrement, non pas pour réactualiser un projet de décret abandonné depuis longtemps, car il divisait le secteur de la protection de l’enfance et les associations, mais en abordant les taux d’encadrement autrement, en se fondant sur les besoins fondamentaux des enfants plutôt que sur l’offre de services. Le CNPE a sollicité le docteur Marie-Paule Martin-Blachais, qui a présidé la démarche de consensus sur les besoins de l’enfant, pour l’aider à élaborer une recommandation fédérant les différentes parties prenantes. Le Conseil est favorable à ce que cette question soit normée, comme dans d’autres politiques publiques. Le texte proposé se concentre sur les besoins des enfants en fonction de leur âge et de leurs besoins particuliers. Le gouvernement a été très attentif à notre proposition. Nous avons insisté sur la nécessité d’un effort des collectivités territoriales pour garantir des taux d’encadrement définis en fonction des besoins fondamentaux des enfants. Cependant, nous n’avons pas été entendus sur la partie concernant la contribution de l’État pour les enfants en situation de handicap, notamment sur la mise en place de forfaits de soins. Il est donc crucial d’examiner notre proposition sur les taux d’encadrement. Le coût de 1,5 milliard d’euros a été calculé par l’Association nationale des maisons d’enfants à caractère social (Anmecs) et le Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso) en fonction d’une organisation liée à des normes conventionnelles sur les tailles d’unités. Le texte initial est un peu décalé par rapport aux travaux que nous avons réalisés et, surtout, il ne prend pas en compte la révision du décret de 1974 concernant les enfants de 0 à 3 ans. Or cette question est une préoccupation majeure du CNPE, car nous devons commencer notre travail sur les taux d’encadrement en tenant compte de cette tranche d’âge.

Concernant l’orientation des professionnels, certains se tournent vers de nouvelles formes d’agriculture, comme la culture des fraises, et deviennent paysans. C’est assez fréquent.

En ce qui concerne l’augmentation du taux de suicide des adolescents, les données de Santé publique France indiquent que nous ne disposons jamais de certitudes absolues. Il existe tout de même un phénomène singulier, notamment chez les très jeunes filles : on a pu observer, de manière très vulgarisée, qu’elles passent à l’acte plus tôt et utilisent des méthodes plus violentes, pour des actes qui peuvent rapidement devenir définitifs. Cela n’était pas connu, ni dans les services de protection de l’enfance, ni de manière plus générale.

Dr Nathalie Vabre, pédiatre, coordinatrice de l’unité d’accueil des enfants en danger au centre hospitalier et universitaire de Nantes. Sur la question du suicide, il est important de noter que ce phénomène ne concerne pas uniquement les enfants protégés. Il s’agit d’un problème global, amplifié par un afflux notable d’enfants plus jeunes, garçons et filles, dans les services d’urgences pédiatriques, présentant des idées suicidaires et qui font des tentatives de suicide. Ce phénomène, que l’on peut qualifier de tsunami, a probablement été exacerbé par la crise du covid-19, qui a révélé un mal-être général. En ce qui concerne spécifiquement les enfants de la protection de l’enfance, il est avéré qu’ils consomment davantage de soins d’urgence. Ces enfants sont hospitalisés plus fréquemment et pour des durées plus longues que ceux de la population générale, tout en étant moins bien soignés. Ils n’ont souvent pas de médecin traitant, ce qui entraîne une plus grande utilisation de services comme SOS Médecins et les urgences pédiatriques. De nombreuses études confirment cette réalité, alors même que ces enfants ont des besoins de santé plus importants que ceux de la population générale. En plus des besoins de santé communs à tous les enfants, ils présentent en effet des besoins particuliers liés à une surreprésentation du handicap et des situations de surhandicap. Par exemple, un enfant peut avoir une maladie chronique ou être en situation de handicap, mais à cela s’ajoute un environnement maltraitant ou négligent qui peut aggraver ses problèmes de santé. Ces enfants ont également des besoins spécifiques liés aux traumatismes qu’ils ont vécus et que certains qualifient d’expériences adverses. Quant à moi, je préfère parler d’expériences négatives, de traumatismes, de violences et de négligences subies. Ainsi, ces enfants ont à la fois plus de besoins et sont moins bien soignés, ce qui constitue une iniquité de traitement et d’accès aux soins et à la prévention. Cette situation est non seulement éthiquement inacceptable, mais coûteuse. Comme le disait ma grand-mère, il y a du pas cher qui coûte cher. En dépensant moins maintenant, nous finissons par dépenser beaucoup plus par la suite pour des soins somatiques et psychiques. La santé mentale a en effet des conséquences à court, moyen et long termes sur la santé physique, ainsi que sur les comportements agressifs. Les coûts à long terme sont donc très élevés, alors qu’il existe des leviers pour agir.

Lorsque nous abordons la question de la santé, nous nous référons à la santé globale, telle que définie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui englobe les dimensions somatique, psychique et sociale, lesquelles sont indissociables. Deux programmes de parcours de soins ont été initiés par le CNPE et ont connu un développement significatif. Il s’agit tout d’abord du programme Pégase (programme d’expérimentation d’un protocole de santé standardisé appliqué aux enfants ayant bénéficié avant l’âge de 5 ans d’une mesure de protection de l’enfance), qui vise à fournir aux enfants des soins spécifiques dès leur prise en charge et jusqu’à leurs 7 ans, même s’ils quittent la pouponnière. Ensuite, le programme « Santé protégée » mérite également notre attention. En tant que médecin hospitalier et coordinatrice d’une UAPED, j’ai pu collaborer avec un médecin référent en protection de l’enfance, ainsi qu’avec le département. Ce programme, que nous avons présenté dans le cadre de l’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2018, a été largement soutenu et coporté par la DGCS. Actuellement en phase d’expérimentation, il concerne les enfants de 0 à 18 ans. Nous souhaitons vivement étendre cette prise en charge jusqu’à 21 ans, car il est impensable d’abandonner les enfants à 18 ans. Nous devons même les accompagner bien audelà de 21 ans, tant sur le plan financier qu’affectif et psychique. L’expérimentation fonctionne sur la base d’idées d’une simplicité extrême, avec un forfait très modeste de 430 euros.

Il est essentiel de coordonner les soins car, sans une personne dédiée pour suivre l’enfant, son dossier de soins risque de se disperser. Il faut pouvoir suivre les préconisations du médecin, vérifier leur application et s’assurer que les rendez-vous sont honorés. Il est impératif de voir le médecin chaque année pour réaliser des bilans, conformément à la loi du 14 mars 2016. Cette loi dispose que les enfants protégés doivent bénéficier d’un bilan d’entrée, d’un bilan annuel et, pour les moins de 2 ans, d’un bilan bisannuel. Cependant, elle n’est appliquée que pour un tiers des enfants, et pas de manière uniforme. En effet, les enfants confiés bénéficient de ces bilans, mais pas ceux qui font l’objet de mesures à domicile. Il est crucial de remettre la prévention par les médecins traitants au cœur des familles et auprès des enfants. Ces bilans doivent aussi être revalorisés. Depuis juillet 2022, le bilan d’entrée a déjà été revalorisé par la sécurité sociale, mais il faudrait que tous les bilans obligatoires le soient également, à hauteur de 46 euros, pour que le médecin puisse y consacrer le temps nécessaire. Des pédiatres réalisent ces bilans dans quatre départements et à la PJJ de Loire-Atlantique. Il est également nécessaire de graduer les soins en réintégrant les professionnels de ville, tant en médecine générale qu’en pédiatrie, ainsi que les professionnels de la santé mentale précoce. Le rapport issu des Assises de la pédiatrie et de la santé de l’enfant sera présenté vendredi prochain.

Les parcours de soins occupent une place importante en pédiatrie, notamment pour la santé des prématurés. Nous avons démontré en vingt ans que nous pouvions réduire la mortalité. Ce modèle, dont l’efficacité est prouvée, sert de référence. Il est essentiel de pouvoir offrir des soins très précocement, même lorsque des mesures ont été décidées mais qu’elles ne sont pas encore exécutées. Vous savez en effet que de nombreuses mesures ne sont pas immédiatement mises en œuvre en raison de diverses difficultés. Les soins en santé mentale précoce, tels que ceux dispensés par les psychologues, ergothérapeutes et psychomotriciens, sont disponibles. Malgré les déserts médicaux, les professionnels de ville, initialement perçus comme un obstacle, ont répondu présents. Ils sont débordés mais engagés. Je pourrai vous fournir des chiffres pour illustrer leur implication. L’hôpital joue également un rôle crucial, en collaboration avec les familles qui attendent une meilleure prise en charge de la santé de leurs enfants. Lorsqu’un enfant est confié, les familles reçoivent des nouvelles régulières sur sa santé. Je peux bien entendu vous fournir tous les documents relatifs à ces dispositifs.

Mme Anne Devreese. Le CNPE exprime ses inquiétudes quant aux modalités de généralisation de ce dispositif. Bien que l’on nous assure que cette généralisation est prévue, nous soulignons que ses modalités pourraient négliger des aspects essentiels. Nous avons démontré qu’une journée d’hospitalisation coûte autant que ce dont nous aurions besoin pour une année de suivi d’un enfant. Un autre point important concerne les études de cohorte menées dans le cadre du programme Pégase. Elles montrent que les enfants les plus à risque, souvent en mauvaise santé, bénéficient grandement du programme de santé coordonné. Cela souligne l’importance des économies potentielles à long terme. Nous craignons que nos propositions ne pas soient pas entendues.

Dr Nathalie Vabre. Nous avons constaté que travailler avec les familles permet parfois d’éviter des dégradations. Dans le cadre de l’initiative « Santé protégée », nous avons pu démontrer, à partir d’une petite cohorte et en analysant les données du système national des données de santé (SNDS), une diminution significative des recours aux soins d’urgence et des hospitalisations.

Mme la rapporteure Isabelle Santiago. Je souhaite savoir si le travail du CNPE sur l’expérimentation « Santé protégée » et le forfait de soins, qui viennent d’être exposés, est aligné avec ce que le docteur Céline Greco nous a présenté lors de son audition devant la commission d’enquête concernant la prise en charge des enfants. Il est essentiel de s’assurer de l’absence de redondances. Nous avons noté hier les propositions très claires du docteur Céline Greco autour de son projet de maisons d’enfants, dont le premier pilote sera lancé prochainement à Paris. Il est donc nécessaire que ces différents dispositifs soient bien coordonnés dans le cadre de l’expérimentation « Santé protégée » et du forfait de soins. Nous savons que ce dernier est actuellement très bas et qu’il faudra l’augmenter pour répondre aux besoins des enfants.

Mme Anne Devreese. Céline Greco co-anime avec Nathalie Vabre la commission santé du CNPE. Le centre de santé auquel vous faites référence ne sera opérationnel qu’en 2025, avec peut-être d’autres centres qui s’inscriront dans une logique de parcours de santé coordonné. La réponse est donc affirmative.

J’ai cependant une requête : est-il prévu que la commission puisse entendre l’association ATD-Quart Monde sur la question de la place des parents, afin que vous compreniez bien que ce n’est pas du tout en contradiction avec la prise en charge des enfants ? Il est essentiel de prendre en compte ce que vivent les parents à chaque étape, y compris lors des séparations. Ces contributions sont extrêmement enrichissantes. De plus, je connais votre attention particulière à la situation des tout-petits. Au sein d’ATD-Quart Monde, un travail approfondi a été réalisé avec des parents sur leur perception de l’intervention des travailleurs sociaux ou des bénévoles lorsqu’ils ont de très jeunes enfants. Les constats qui en ont émergé pourraient vraiment vous intéresser et ne sont absolument pas en contradiction avec l’idée de mieux prendre en compte les besoins de l’enfant et de lutter contre les mauvais traitements dont ils peuvent être victimes.

Mme Céline Truong, responsable de la petite enfance et des familles d’ATDQuart Monde. J’interviens également au nom du groupe de travail consacré à la question des parents concernés par l’intervention de la protection de l’enfance dans leur vie familiale, qui a été créé au sein du CNPE. L’intervention de la protection de l’enfance dans une famille, qu’elle soit demandée par les parents ou non, qu’elle se passe bien ou difficilement, a des conséquences sur les enfants. Je ne vais pas développer tout ce que nous ignorons sur ces parents, tant ils sont invisibles dans le paysage de cette politique publique. Cependant, parmi les quelques informations que nous possédons, il est établi qu’ils sont très nombreux et que plus de 300 000 enfants sont concernés. Ces parents se trouvent souvent en situation de grande précarité. Les plus pauvres sont massivement touchés par la protection de l’enfance et le placement des enfants en particulier. La majorité d’entre eux ne sont pas maltraitants ; ils rencontrent des difficultés qui les empêchent de fournir à leurs enfants des conditions propices à leur épanouissement. Il est crucial de ne pas réduire cette population à sa frange la plus dysfonctionnelle et violente. Des études, bien que restreintes, montrent que, sur 809 enfants en 2009, seulement 22 % des placements étaient dus à des maltraitances. Cela signifie donc que les autres placements avaient des causes différentes.

En lien avec la question posée sur les conséquences de la crise des ressources humaines sur les dispositifs de protection de l’enfance, il est important de souligner que cette crise affecte non seulement les professionnels et les institutions, mais également le droit des enfants à voir leurs parents, et réciproquement, c’est-à-dire le droit des parents à continuer à exercer leur rôle parental. Je pense notamment à une petite fille de 6 ans dont j’accompagne la famille à Lille. Elle a été placée le mois dernier, sans aucune notion de violence intrafamiliale, et le juge a décidé qu’elle pourrait voir ses parents une heure par mois. Une heure par mois : le calcul est simple. Malgré les reproches adressés aux parents, ils disposent de douze heures par an pour tenter d’améliorer le lien qui les unit à leur enfant et pour mettre en œuvre leurs compétences parentales. Très concrètement, le manque de ressources humaines a conduit les juges à ajuster les propositions faites aux parents et aux enfants en fonction des capacités des services à les mettre en œuvre. Le juge sait que, s’il décide que cet enfant doit voir ses parents deux heures par semaine, ce ne sera tout simplement pas possible. Le service n’en a pas les moyens humains. Il ne veut donc pas faire de promesses qu’il ne pourrait pas tenir. Je précise que ces parents ont eux-mêmes réalisé une information préoccupante et se retrouvent avec leur enfant placé. Ils avaient demandé de l’aide, mais celle-ci ne correspond pas à ce qu’ils attendaient.

La protection de l’enfance, dans sa mission la plus large et la plus noble, selon le code de l’action sociale et des familles, est définie comme un service aux familles et participant à une politique familiale. Au CNPE, nous nous efforçons continuellement d’éviter de réduire la protection de l’enfance à la question du placement, que l’on essaie d’éviter ou de réaliser de la manière la moins dommageable possible. Même la notion de prévention est souvent abordée uniquement en relation avec le placement, comme si elle n’existait que pour l’éviter. Compte tenu des moyens alloués à la prévention, les mesures à domicile n’ont souvent pas d’impact suffisant, ce qui conduit inévitablement à la nécessité de placer un enfant. Pourtant, dans le cadre d’une politique publique préventive de soutien global à la famille, incluant une dimension de protection de l’enfance, imaginer une approche plus large ne pose pas de problème. C’est même déjà prévu dans les lois. Il s’agit de disposer de moyens pour les appliquer efficacement.

À cet effet, il est essentiel de fournir un soutien approprié aux parents avant la naissance, qui comprendrait des actions de protection graduées et ajustées en fonction des situations, tant pour eux-mêmes que pour leurs enfants. Cela implique de prendre en considération les conditions de vie, d’emploi et de logement de ces parents, notamment lorsqu’ils vivent dans une grande pauvreté. Faire famille dans de telles conditions est une expérience infernale et ces parents ont davantage besoin d’aide que de sanctions. La protection et l’éducation des enfants ne relèvent pas uniquement de la responsabilité des parents et ne se résument pas à une interaction entre parents et travailleurs sociaux. Aucun parent, qu’il soit pauvre ou non, ne peut y parvenir seul, et aucune institution ne peut y suffire. C’est une responsabilité collective de la société. Cela ouvre des perspectives au-delà de la dichotomie traditionnelle entre l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) et le placement. Les parrainages de proximité, la priorité aux ressources familiales et environnementales de l’enfant sont des pistes à explorer et à mobiliser si nécessaire. Les séparations ne devraient intervenir que lorsque toutes les autres possibilités d’action se révèlent insuffisantes ou inadaptées, et elles doivent cesser dès que possible, sans perdre de vue l’intérêt supérieur de l’enfant.

Il est également crucial de garantir une participation effective des parents au processus décisionnel. Si des progrès sont réalisés pour les enfants, ils sont nettement moins perceptibles pour les parents, ce qui entraîne des effets délétères et durables dus à des situations de discrédit et de stigmatisation. Cela pousse les parents à éviter les lieux d’accueil et de soutien, pourtant publics et souvent gratuits, où règne une grande bienveillance, comme la PMI et les lieux d’accueil enfants-parents, au détriment de leurs enfants. Cette attitude pourrait leur être reprochée, alors qu’en adoptant leur point de vue, on peut comprendre les logiques à l’œuvre.

Mme Anne Devreese. Je précise que la population d’enfants maltraités, selon la définition scientifique actuelle, inclut l’ensemble du champ des violences et des négligences graves. Il est possible d’avoir des parents tout à fait conciliants dont les enfants se trouvent néanmoins dans des situations de danger en raison de négligences graves. Nous devons nous concentrer sur la prise en compte du vécu des enfants et sur la compréhension par les parents de ce qu’il se passe. La nécessité de se centrer sur l’enfant ne doit pas nous faire oublier ce que vivent les parents. Si nous négligeons cet aspect, nous risquons de passer à côté des besoins impératifs des enfants.

Dr Nathalie Vabre. Le dépistage des violences dans les milieux sociaux favorisés est beaucoup plus difficile.

Mme la rapporteure Isabelle Santiago. Ce sujet est passionnant et mérite d’être exploré au-delà de nos frontières. En France, nous avons tendance à travailler en silos alors que l’expérience d’autres pays, notamment le Canada et certains pays européens, montre qu’il existe d’autres approches. Par exemple, le centre de pédiatrie sociale au Québec adopte une approche globale et environnementale du soin autour de l’enfant et de sa famille. Ce centre mobilise les compétences parentales et met en avant une guidance parentale essentielle.

  1.   Audition de Mmes Caroline Nisand, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse, Frédérique Botella, sous-directrice adjointe des missions de protection judiciaire et d’éducation, Valérie Gorlin, cheffe du bureau des partenaires institutionnels et des territoires, Alice Bonatti, cheffe de la section de la protection de l’enfance et des relations avec les juridictions, et Marie-Laure Tenaud, cheffe de la mission sur les mineurs non accompagnés (jeudi 23 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance avec l’audition de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ), représentée par Mmes Caroline Nisand, sa directrice, Frédérique Botella, sous-directrice adjointe des missions de protection judiciaire et d’éducation, Valérie Gorlin, cheffe du bureau des partenaires institutionnels et des territoires, Alice Bonatti, cheffe de la section de la protection de l’enfance et des relations avec les juridictions, et Marie-Laure Tenaud, cheffe de la mission sur les mineurs non accompagnés.

La DPJJ est notamment chargée d’élaborer et de faire appliquer les textes concernant les mineurs en danger, d’assurer leur prise en charge dans les services et établissements de l’État et d’apporter une aide à la décision judiciaire.

Je vous laisserai la parole pour une intervention liminaire d’environ quinze minutes. Nous poursuivrons ensuite nos échanges sous la forme de questions-réponses.

Je rappelle que notre audition est publique et retransmise sur le site internet de l’Assemblée nationale.

En application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et de dire : « Je le jure. »

(Mme Caroline Nisand, Mmes Frédérique Botella, Valérie Gorlin, Alice Bonatti et MarieLaure Tenaud prêtent serment.)

Mme Caroline Nisand, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse. La DPJJ est l’une des cinq directions du ministère de la justice. Elle est composée d’une administration centrale et de services déconcentrés présents sur l’ensemble du territoire national, organisés en neuf directions interrégionales. Elle comporte 228 établissements et services du secteur public, 965 établissements et services associatifs habilités et 9 232 professionnels, dont 55 % d’éducateurs. Nous avons la chance d’avoir une École nationale de la protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ) avec onze pôles territoriaux de formation. Grâce à cette organisation, la DPJJ dispose à la fois d’une vision globale à l’échelle nationale et d’une vision au plus près des réalités du terrain.

La DPJJ est chargée de l’ensemble des questions qui intéressent la justice des mineurs et de la concertation entre les institutions intervenant à ce titre. Il est important de préciser que la justice des mineurs concerne à la fois les mineurs en danger, c’est-à-dire la justice civile dans le cadre de la procédure d’assistance éducative, et les mineurs qui ont commis des actes de délinquance, c’est-à-dire la justice pénale. Ces deux champs d’intervention ont de nombreux points communs que la DPJJ rappelle avec constance. En effet, nous promouvons une conception large de la notion de protection de l’enfance, qui englobe à la fois le volet pénal et le volet civil, contrairement aux oppositions caricaturales qui sont parfois faites entre les deux.

Les missions de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) sont régies par le décret du 9 juillet 2008 relatif à l’organisation du ministère de la justice, lequel a été modifié en 2017. Elle a pour mission de concevoir les normes et le cadre d’organisation de la protection des mineurs, en lien avec les directions compétentes. Elle garantit une aide aux décisions de l’autorité judiciaire, soit directement, soit par son secteur associatif habilité, par le biais des mesures d’investigation que ses services exercent au civil et au pénal. Elle assure directement, dans ses établissements et services, la prise en charge des mineurs sous main de justice par le biais de mesures éducatives ou de peines. Elle garantit à l’autorité judiciaire, par le contrôle, l’audit et l’évaluation, la qualité de l’aide aux décisions et celle de la prise en charge, quel que soit le statut des services et des établissements sollicités – outre le secteur public, il existe en effet un secteur associatif habilité (SAH). Le décret du 25 avril 2017 précise qu’elle anime et contrôle l’action du ministère public en matière de protection de l’enfance ; cette mission est d’autant plus essentielle que l’autorité judiciaire joue un rôle croissant dans la protection de l’enfance. Enfin, elle conduit la politique de formation de l’ENPJJ, seule école de l’État spécialisée dans la protection judiciaire de l’enfance et de l’adolescence.

Aux côtés des départements, qui sont chefs de file en la matière, la DPJJ joue un rôle important dans la mise en œuvre de la politique de protection de l’enfance. Premièrement, elle joue un rôle normatif. Elle a piloté les travaux d’élaboration des dispositions qui relèvent de la justice des mineurs dans la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, dite « loi Taquet », et elle a rédigé le décret du 2 octobre 2023 portant diverses dispositions en matière d’assistance éducative. Deuxièmement, elle joue un rôle de pilotage et de gouvernance de la politique publique de protection de l’enfance : elle participe à toutes les instances nationales et locales de gouvernance, aux côtés des autres acteurs concernés, dont la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), les autres administrations centrales, les départements et les associations. Troisièmement, elle est directement concernée par le prononcé et la mise en œuvre des mesures en matière de protection de l’enfance, puisqu’elle est pourvoyeuse de plus de 80 % de ces mesures. Au sein du ministère de la justice, la DPJJ est l’interlocutrice privilégiée des juridictions pour mineurs, avec lesquelles elle entretient des rapports réguliers, sous différents formats : d’une part, par le biais d’une communication descendante, en leur adressant régulièrement des notes et des circulaires et en publiant une newsletter destinée aux magistrats de la jeunesse pour les informer de l’actualité en la matière ; d’autre part, par le biais d’une communication ascendante, puisqu’elle fait remonter chaque année, en vertu du code de l’organisation judiciaire, les rapports d’activité des tribunaux pour enfants. Nous tirons de ces derniers un état des lieux de l’activité des juridictions pour mineurs, de leurs difficultés et des évolutions souhaitables. Nous entretenons aussi des échanges directs avec les juridictions pour mineurs au sein de différents groupes de travail, avec les magistrats du siège et ceux du parquet. Enfin, nous organisons les rencontres de la justice des mineurs, événement national annuel qui permet un lien direct avec les juridictions.

Les services de la PJJ exercent directement des mesures d’assistance éducative. Il s’agit des mesures judiciaires d’investigation éducative (MJIE), soit dans le secteur public, soit dans le secteur associatif habilité et, de manière plus résiduelle puisque les départements sont à la manœuvre, des mesures d’action éducative en milieu ouvert (AEMO), notamment pour un public vulnérable. En effet, la PJJ a une expertise reconnue concernant les mineurs non accompagnés et les mineurs de retour de zone d’opérations de groupements terroristes.

Nous participons aussi à l’élaboration des grands plans nationaux en matière de protection de l’enfance : le plan de lutte contre les violences faites aux enfants, la stratégie nationale de lutte contre le système prostitutionnel et l’exploitation sexuelle, etc.

Nous travaillons en étroite collaboration avec les acteurs qui agissent au service de la protection de l’enfance. Nous œuvrons notamment pour soutenir les associations et les structures de la protection de l’enfance et pour permettre aux services déconcentrés de bénéficier de leur action.

Le rôle de la PJJ en matière de protection de l’enfance a tendance à croître. Si, à partir de 2010, les missions exercées par les services déconcentrés ont été recentrées sur le champ pénal – à l’exception des MJIE, des AEMO et des mesures de protection judiciaire des jeunes majeurs –, de nouveaux textes ont renforcé la compétence de la PJJ en matière de protection de l’enfance. Le décret du 25 avril 2017, en indiquant qu’elle « anime et contrôle l’action du ministère public en matière de protection de l’enfance », lui confie un rôle clé dans l’animation de cette politique publique auprès des parquets.

Le plan stratégique national (PSN) formalise les grandes orientations de la PJJ pour la période 2023-2027. Le premier axe de ce plan est l’affirmation de la place de la PJJ dans la coordination de la justice des mineurs. Une note d’orientation publiée le 12 décembre 2023 réaffirme la place de la PJJ comme interlocuteur privilégié des juridictions des mineurs, en assistance éducative comme au pénal.

La meilleure preuve de la part croissante de la PJJ dans la protection de l’enfance est sa participation aux travaux actuels relatifs aux données statistiques de la protection de l’enfance et sa participation aux groupes de travail État-départements, dont un certain nombre sont copilotés par la DPJJ et la DGCS. La protection de la jeunesse étant de plus en plus judiciarisée, il est important que le ministère de la justice puisse donner sa vision des choses et que le dialogue entre les départements et l’autorité judiciaire soit approfondi, pour le bien des enfants pris en charge.

Voilà un bref panorama des missions de la DPJJ en matière de protection de l’enfance. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

Mme la présidente Laure Miller. Nous allons maintenant passer aux questions des députés, en commençant par celles de Mme la rapporteure.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je me félicite de votre présence dans cette commission d’enquête, qui s’inscrit dans le contexte plus large d’une mobilisation parlementaire autour de la protection de l’enfance : la délégation aux droits des enfants de l’Assemblée nationale a procédé à plusieurs auditions et le président du Sénat, à la demande d’un groupe politique, a mobilisé le Conseil économique, social et environnemental (Cese), lequel doit rendre prochainement un rapport sur la situation de la protection de l’enfance.

Malgré les avancées des lois du 14 mars 2016 et du 7 février 2022, auxquelles vous avez beaucoup contribué, le secteur est confronté à un choc de ressources humaines et à une croissance – faiblement analysée en France – des problèmes de sureffectif, à un degré catastrophique dans certains territoires, et du nombre de mesures non exécutées. Cette commission d’enquête est l’occasion de pointer, humblement, les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance. Nous recevrons également les syndicats de magistrats, dans leur diversité, pour qu’ils nous apportent leur éclairage.

En tant qu’ancienne vice-présidente du département du Val-de-Marne, département qui compte plus de 1 million d’habitants, j’ai toujours très bien travaillé avec la PJJ. Je sais également que tous les problèmes ne viennent pas des départements. Le tableau dressé par la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) indique que 121 306 mesures d’AEMO ont été prononcées en 2022, sans en donner le coût budgétaire. De mon expérience, le département paie, mais il a très peu de visibilité sur l’efficacité des mesures financées. Dans mon département, il a fallu mener un important travail budgétaire pour consolider le coût total, qui se montait à 8 millions d’euros. Certains éducateurs des associations habilitées rendaient aux jeunes une visite par mois ; parfois, ils se contentaient de leur téléphoner.

Nous voulons que les jeunes soient accompagnés de la meilleure manière possible, ce qui est difficile en situation de tension maximale. Je constate que les AEMO sont parfois renouvelées – nous avions d’ailleurs lancé un appel à projets en vue de renouveler les AEMO renforcées –, mais sans aucune visibilité ; trois ans plus tard, cela pouvait se terminer par une ordonnance de placement provisoire (OPP), l’enfant étant au plus mal.

En tant qu’élue, il m’est arrivé, lorsque nous nous inquiétions de la situation de certains jeunes confrontés à la prostitution, de demander l’intégralité de leur dossier sous le régime du secret partagé ; on constatait alors que, depuis le début, ils étaient suivis administrativement par la protection de l’enfance, avec AEMO, retour dans la famille, etc., si bien que, lorsqu’ils faisaient l’objet d’une OPP du parquet, le mal était fait : ces adolescents étaient abîmés dans leur construction même, et les éducateurs n’étaient pas armés face à leur situation.

Quand je suis devenue vice-présidente du département du Val-de-Marne en 2011, tous les éducateurs dénonçaient la décision de mettre fin à la prise en charge éducative par la PJJ, après le recentrage de 2010. Ils considéraient que la protection de l’enfance accueillait désormais des enfants qu’elle n’aurait pas dû accueillir – ils évoquaient notamment des cas d’agressions sexuelles. Il arrivait également que des mesures éducatives soient prises dans le cadre des nouvelles missions de la PJJ, mais les différents services ne se parlaient pas : les éducateurs de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ne parlaient pas à ceux de la PJJ. Comment réussir dans ces conditions ?

Je regrette de voir perdurer ces dysfonctionnements et je souhaiterais avoir votre éclairage. À l’époque, mon département avait élaboré un protocole avec la PJJ – notre interlocutrice était Mme Catherine Mathieu –, qui fonctionnait très bien pour les situations complexes. Ma première question est donc la suivante : existe-t-il des protocoles PJJdépartement partout en France métropolitaine et dans les outre-mer ? Au-delà des appels à projets en matière d’AEMO, pour lesquels c’est déjà le cas, il me semble que ce serait une bonne manière de travailler. Nous avons su développer une culture commune dans mon département, mais cela ne fait pas une politique à l’échelle nationale. Je ne parle pas de la réunion, une fois par an, de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), ni des dix départements qui expérimentent un comité départemental pour la protection de l’enfance (CDPE), qui ne changent rien à la vie des enfants. Je parle de travailler concrètement, main dans la main. L’administration fonctionne trop en silos.

Je dis toujours qu’investir dans l’enfance, c’est investir dans l’avenir : la protection de l’enfance représente un investissement de 10 milliards d’euros. On ne peut pas simplement dire aux départements qu’ils devront financer 200 000 AEMO, sans plus de précisions – sans travail de recherche, sans une connaissance affinée des territoires, sans détail budgétaire. Cela ne donne pas de bons résultats.

La recherche clinique en neurosciences nous apprend que les enfants victimes de maltraitance perdraient jusqu’à vingt ans d’espérance de vie ; selon une étude britannique, ils représenteraient, tout au long de leur vie, un coût annuel équivalant à 38 milliards de dollars pour la société française. Je participe à toutes les réunions sur la politique de la protection de l’enfance depuis dix ans, et c’est toujours une catastrophe. Qu’est-ce qui freine les politiques publiques ? Que deviennent ces jeunes ? Je suis intéressée par vos chiffres en la matière. On sait qu’ils sont peu diplômés et que leur sortie du dispositif est difficile. Combien de fois la PJJ a-t-elle demandé à la protection de l’enfance de mon département de l’aider à accompagner des jeunes majeurs qui sortaient de ses services ou qui avaient basculé dans la radicalisation, notamment dans le cas des retours de Syrie ! Nous n’étions pas les seuls à les prendre en charge ; il y avait parfois jusqu’à cinq services autour d’un enfant. Quand il s’agissait d’une jeune fille enceinte, elle ne pouvait pas être suivie par la PJJ, qui n’a pas de service dédié. C’est pourquoi il faut trouver des solutions ensemble à l’échelle du territoire.

J’ai beaucoup de respect pour le travail de la PJJ : les éducateurs que j’ai rencontrés sont des gens formidables et ses restaurants d’application, comme ceux des Apprentis d’Auteuil, sont de belles expériences qui permettent aux jeunes de retrouver un cadre. J’invite d’ailleurs tous les élus à participer aux portes ouvertes de la PJJ dans leur territoire afin de mesurer son action. Nous fonctionnons trop en silos : cela ne peut pas durer.

Nous luttons pour faire évoluer les normes d’encadrement. Les pouponnières sont soumises à des normes choquantes datant de 1974, et d’autres structures en manquent. Je souhaiterais savoir s’il existe des normes d’encadrement au sein des foyers de la PJJ – je ne parle pas des centres éducatifs fermés, mais bien des foyers.

Le budget de la protection de l’enfance est de l’ordre de 10 milliards d’euros par an. Quel est celui de la PJJ ? Les députés se battent pour augmenter ces financements, mais on nous répond que ce n’est pas la priorité. Ce n’est pas acceptable. Il faut absolument trouver des solutions pour que ces enfants aient un meilleur avenir.

Je suis consciente que vos budgets ne sont pas à la hauteur de nos ambitions. Je le sais d’autant plus qu’à l’époque, nous avons en grande partie financé une école destinée aux enfants de la PJJ et l’avons dotée d’outils innovants, en dehors des financements prévus.

Mme Caroline Nisand. Comme vous, nous constatons que les acteurs du secteur travaillent en silos et que leur articulation est insuffisante. Le principe de subsidiarité n’est pas respecté, ce qui occasionne une judiciarisation excessive de la protection de l’enfance. En principe, pourtant, l’autorité judiciaire ne devrait intervenir que de manière résiduelle dans ce domaine. Or plus de 80 % des mineurs bénéficient d’une prise en charge sur décision judiciaire ; ce n’est pas sans conséquences sur le fonctionnement de la justice, ni sur les mesures proposées.

Les mesures ordonnées par l’autorité judiciaire sont mises en œuvre bien trop tardivement, voire ne sont pas exécutées – c’est dramatique. Cela conduit à demander à la PJJ des mesures d’investigation éducative, pour s’assurer que des éducateurs se rendent dans les familles et suivent les mineurs. Ces effets collatéraux sont régulièrement dénoncés par les magistrats des mineurs.

Le manque de places d’accueil a aussi des conséquences sur les décisions de l’autorité judiciaire : la solution optimale – placement, suivi en milieu ouvert – ne peut pas nécessairement être retenue.

Nous souffrons aussi d’un manque criant de statistiques uniformisées, qui permettraient de juger de l’efficacité de cette politique publique. Nous disposons, d’une part, des statistiques des départements, qui ne sont pas harmonisées, et d’autre part, de celles, très limitées, du ministère de la justice – le tout, sans interopérabilité. Le logiciel Parcours que nous déployons actuellement devrait nous offrir une meilleure visibilité, mais son implémentation demandera plusieurs années et implique une refonte des dispositifs de remontée des données. Là encore, nous sommes dépendants des crédits qui nous sont alloués.

Par ailleurs, les départements et la PJJ sont confrontés à une crise d’attractivité des métiers de la filière socio-éducative. Nous n’avons pas suffisamment de candidats aux concours, ce qui nous conduit à recruter des contractuels insuffisamment formés : ils sont 22 % au niveau national et peuvent atteindre 40 % à 45 % dans certains territoires, notamment dans les métiers de l’hébergement, les plus difficiles, qui requièrent du personnel aguerri. Cette situation constitue un risque pour les mineurs : il faut posséder un socle commun de connaissances pour leur offrir une prise en charge de qualité, d’autant qu’ils présentent de plus en plus de troubles mentaux, de problèmes de santé et d’addictions.

Dans un tel contexte, comment avancer ? Il ne suffit évidemment pas d’assister à des commissions – vous l’avez souligné –, même s’il est important que l’État soit représenté dans les instances de gouvernance nationale des dispositifs en question. Je suis cependant persuadée que c’est au niveau local que nous pouvons faire avancer les choses. Nos services déconcentrés s’efforcent d’assurer une présence dynamique de l’État dans les territoires, tout particulièrement dans les instances quadripartites, pleinement opérationnelles : elles sont l’occasion de dresser un état des lieux avec les départements, les magistrats du siège, ceux du parquet et la PJJ, de fixer des objectifs communs en matière de délais d’exécution des décisions de justice, d’identifier des dysfonctionnements et d’élaborer des solutions. Tous les départements n’en sont malheureusement pas dotés. Nous élaborons un décret qui vise à institutionnaliser ces commissions quadripartites, afin qu’elles se tiennent partout de manière régulière – idéalement, quatre fois par an –, sans dépendre du bon vouloir des départements. Nos services déconcentrés œuvrent résolument en ce sens.

Nous misons aussi beaucoup sur les CDPE, qui, pour le moment, sont expérimentés dans dix départements. Ils ont le mérite de mobiliser les acteurs des commissions quadripartites, mais aussi le préfet, le président du conseil départemental, divers acteurs du champ de la protection de l’enfance et les agences régionales de santé (ARS) – la présence de ces dernières étant essentielle pour mieux prendre en charge les problèmes d’addictions et de santé mentale.

Il nous paraîtrait utile d’unifier les observatoires départementaux de la protection de l’enfance et les CDPE ; la gouvernance de ces instances y gagnerait en lisibilité.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Avez-vous connaissance du budget des AEMO à l’échelle nationale ?

Mme Caroline Nisand. Nous ne le connaissons pas, car nous avons peu de retours des départements en la matière.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quel est le budget de la PJJ au niveau national ? Comment est-il réparti dans les territoires ?

Mme Caroline Nisand. Nous vous en communiquerons le détail. Dans les grandes lignes, le budget global s’établit à 1 milliard d’euros ; il se répartit à parts presque égales entre les dépenses de personnel – compte d’affectation spéciale Pensions compris – et de fonctionnement. Parmi les mesures que finance la PJJ, 60 % sont de nature pénale et 40 % relèvent de l’investigation, au civil comme au pénal.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je tiens tout d’abord à saluer l’organisation, par le tribunal de Meaux, d’une journée de réflexion fort intéressante sur les mineurs victimes de violences sexuelles. J’y avais assisté, à l’époque, en tant qu’avocate. Les parlementaires mériteraient d’être invités à de tels événements.

Je m’interroge sur les suites données aux signalements pour maltraitance. En Seine‑et‑Marne, un enfant de trois ans, le petit Bastien, est décédé après avoir été enfermé dans une machine à laver. Il avait fait l’objet de neuf signalements et de trois informations préoccupantes – il était parfois laissé nu sur le balcon, à pleurer, entre autres exemples. Comment expliquer que la PJJ n’en ait pas été informée ou n’ait pas réagi ? Quel dysfonctionnement a pu se produire ?

Ne devrait-on pas faire de la protection de l’enfance une priorité nationale ?

Les parlementaires ne devraient-ils pas être conviés à certaines instances ou disposer d’un droit de visite dans les établissements qui accueillent des enfants ?

Vos services ne gagneraient-ils pas en efficacité s’ils n’étaient pas scindés entre les mineurs délinquants et les autres ?

Enfin, comment expliquer que les décrets d’application de la loi Taquet n’aient pas encore tous été pris ?

Mme Caroline Nisand. Je ne saurais répondre sur le cas précis du petit Bastien. J’imagine que cette situation a fait l’objet d’un retour d’expérience, pour identifier la faille : la cellule départementale de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (Crip) a-t-elle été saisie ? L’autorité judiciaire l’a-t-elle été ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de prise en charge ? Cette situation dramatique illustre la nécessité de mieux articuler les acteurs de la protection de l’enfance.

Il est important de préciser que la PJJ n’intervient qu’en aval de la chaîne de signalement, pour appliquer des décisions de justice. Il revient à la Crip d’émettre des signalements à partir des remontées qui lui parviennent. Il arrive aussi que les parquets soient destinataires d’informations préoccupantes et saisissent le juge des enfants pour qu’une mesure de protection soit prise. Nous nous efforçons cependant d’être présents en amont ; ainsi, nous détachons des éducateurs de la PJJ au sein des Crip pour harmoniser le dispositif de signalement et transmettre des informations de meilleure qualité à l’autorité judiciaire, afin qu’elle intervienne plus rapidement. Nous diffusons régulièrement à nos services déconcentrés les numéros d’appel dédiés au signalement de violences faites aux enfants et d’agressions sexuelles.

Je suis convaincue que la protection de l’enfance doit être érigée en priorité nationale. Les pouvoirs publics semblent en prendre conscience – en témoigne l’organisation de groupes de travail, auxquels nous participons et qui, je l’espère, connaîtront une traduction opérationnelle. Il s’agit en particulier d’assurer une meilleure articulation entre l’ASE et la PJJ.

Notez que les parlementaires peuvent désormais accéder à certains établissements accueillant des mineurs. En outre, nous organisons régulièrement des opérations portes ouvertes. Les parlementaires y sont invités et peuvent ainsi découvrir la façon dont nous fonctionnons, en milieu ouvert ou en structure d’hébergement. Les élus se montrent intéressés par ces événements.

Vous déplorez que la prise en charge soit scindée entre les mineurs délinquants et les autres. Comme je l’ai rappelé, la PJJ a dû se recentrer, en 2010, sur le champ pénal et les mineurs délinquants. Toutefois, nous intervenons aussi, par le biais des mesure judiciaires d’investigation éducative (MJIE) civiles, dans le champ propre de la protection de l’enfance. Nos éducateurs et nos professionnels tiennent à conserver une expertise en la matière.

Enfin, l’ensemble des décrets d’application relevant de la PJJ ont été pris.

M. Jean-Claude Raux (Écolo-NUPES). L’aide sociale à l’enfance repose à 90 % sur des mesures judiciaires. Paradoxalement, cette judiciarisation – que vous jugez excessive – entraîne une insécurité juridique croissante pour les enfants concernés. En raison du manque de places dans les établissements d’accueil, 77 % des juges des enfants ont déjà renoncé à demander le placement d’un enfant. Cela aboutit à des situations insensées de maintien à domicile auprès de parents pourtant défaillants, voire violents. D’autres décisions de placement ne sont pas appliquées ; cela peut avoir des conséquences dramatiques, quand on sait que 34 % des enfants décédés sous les coups de leurs parents vivaient dans une famille connue par les services de l’ASE. Comment résoudre cette situation et pallier le manque d’avocats chargés de veiller au respect des droits des enfants pendant la procédure et tout au long de leur placement ? Les associations préconisent la désignation obligatoire d’un avocat chargé de s’assurer que les intérêts des enfants sont défendus et que les décisions sont exécutées ; elles recommandent également qu’un greffier soit présent pendant l’audience. Qu’en pensez-vous ?

Ces cinq dernières années, les signalements pour proxénétisme sur mineur dans les structures d’accueil ont augmenté de 62 % ; les jeunes filles placées et les mineurs non accompagnés représentent 70 % à 80 % des victimes. Comment expliquer qu’autant d’enfants placés se prostituent ? Quels contrôles effectuent les services de l’ASE pour lutter contre le proxénétisme et l’enrôlement dans des réseaux ? Les professionnels sont-ils suffisamment formés à ces sujets ? Quelles mesures sont prises lorsqu’une victime est identifiée ?

Mme Caroline Nisand. Les juridictions pour mineurs souhaiteraient que des avocats interviennent systématiquement aux côtés des jeunes en matière d’assistance éducative. Malheureusement, nous n’avons pas de budget pour financer cette proposition. Les juridictions déplorent aussi le manque de greffiers. De fait, certains juges des enfants sont contraints de tenir leurs audiences en assistance éducative sans greffier, alors que la loi exige leur présence. Quant aux administrateurs ad hoc, la loi Taquet préconise qu’ils soient davantage présents auprès des jeunes mineurs, mais là encore, nous nous heurtons à un problème de financement. Au sein du ministère de la justice, le service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes pilote un groupe de travail sur le sujet. Le problème est toujours le même : qui finance ?

Concernant le proxénétisme au sein des foyers de l’ASE, je ne peux pas vous répondre car je ne sais pas ce qu’il se passe au sein de ces foyers. Toutefois, la PJJ est très impliquée dans le plan de lutte contre la prostitution des mineurs et la prise en compte du proxénétisme.

Nous finançons un dispositif expérimental créé par l’association Koutcha, qui vise à accueillir dix jeunes victimes de différentes formes d’exploitation – proxénétisme, mendicité forcée. Ils sont ainsi « mis au vert » dans un centre d’hébergement dont l’adresse est très soigneusement gardée afin d’éviter que les réseaux qui les exploitent ne les retrouvent et ne leur fassent reprendre le chemin des trafics en question. Nos professionnels sont très sensibilisés et sont formés à ce sujet. En Île-de-France, nous assurons également un suivi renforcé des victimes de proxénétisme. Enfin, nous participons au plan national de lutte contre l’exploitation et la traite des êtres humains.

M. Léo Walter (LFI-NUPES). La question de la double compétence civile-pénale revient souvent dans nos échanges avec les personnels de la PJJ, les organisations syndicales ainsi que les personnels de l’ASE. Tous nous font part de leur sentiment d’être bloqués par leur hiérarchie ; vous semblez partager leur diagnostic. Votre orientation vers le pénal plutôt que vers le civil répond-elle à une injonction politique, ou bien est-ce la conséquence des difficultés budgétaires que vous avez évoquées ?

Concernant la baisse des moyens, le coup de rabot de 10 milliards d’euros concernera la PJJ à hauteur de 38 millions d’euros. Sur quel secteur cela va-t-il porter ? Quelles difficultés cela posera-t-il à la PJJ ?

Je souhaite vous interroger également sur le recours à l’intérim, qui semble assez régulier, certains professionnels y trouvant leur compte car ils perçoivent une prime d’intérim. Quels problèmes cela pose-t-il ?

Quand on discute avec les jeunes majeurs issus de l’ASE, la question du couperet des 18 ans revient régulièrement, concernant par exemple la poursuite d’études supérieures. Les jeunes de l’ASE bénéficient automatiquement d’une bourse à l’échelon 7, mais qu’est-il prévu pour les jeunes majeurs de la PJJ ? Assurez-vous un suivi des jeunes de plus de 18 ans ?

Enfin, s’agissant des mineurs non accompagnés, quel impact ont eu les articles 39 et 44 de la loi « immigration » (loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration) sur le travail de la PJJ auprès de ces jeunes ?

Mme Caroline Nisand. S’agissant de la double compétence civile et pénale, qui était jusqu’en 2010 l’essence du travail de la PJJ, il ne m’appartient pas de discuter les choix politiques ayant abouti à un recentrage de notre activité sur le champ pénal. Je ne peux, de ma place, décider de réinvestir le champ civil ; les moyens actuels n’y suffiraient d’ailleurs pas. Cela étant, il ne s’agit pas d’une question de moyens mais d’une volonté politique, qui est totalement assumée de notre côté. Je ne peux donc pas vous répondre.

Nous intervenons dans le champ pénal en investissant le secteur de la protection de l’enfance et en étant présents dans la gouvernance des instances existantes. Nous avons à cœur d’éviter toute rupture dans le parcours des mineurs, même si nous sommes quand même limités à cet égard. Certes, le budget alloué à la PJJ a subi un coup de rabot de 33 % mais nous avons fait en sorte qu’il ne concerne pas les mesures déjà mises en œuvre à l’égard des mineurs, qui sont sanctuarisées. Dans le cadre du programme 182, que je pilote, et en lien avec le garde des sceaux, nous avons fait le choix de différer certaines opérations, essentiellement immobilières, afin que ces 38 millions n’affectent pas les actions éducatives décidées par la PJJ. Ce choix a été fait au profit des mineurs, qui ne doivent pas subir les conséquences d’une réduction des budgets.

Nous avons recours à l’intérim de manière marginale, lorsque nous sommes coincés, sans titulaire ni contractuel, et parce qu’il faut assurer la continuité des missions. Cela reste résiduel et ceux qui acceptent de faire de l’intérim y trouvent leur compte sur le plan financier.

Concernant le couperet des 18 ans, le code de la justice pénale des mineurs a élargi la compétence de la PJJ aux jeunes majeurs jusqu’à l’âge de 21 ans. Cela n’est donc pas inéluctable : nous pouvons continuer à nous occuper des jeunes jusqu’à 21 ans afin que des mineurs arrivant en fin de prise en charge ne se retrouvent pas laissés-pour-compte. Nous négocions leur prise en charge avec les départements, dans le cadre de la protection des jeunes majeurs. La négociation est très serrée – je ne vais pas vous dire que c’est facile – mais plus il y a de liens entre les départements et les services de la PJJ, mieux cela se passe.

Mme Marie-Laure Tenaud, cheffe de la mission sur les mineurs non accompagnés. Vous nous avez posé plusieurs questions relatives à la loi « immigration », qui relève plus spécifiquement de la compétence du ministère de l’intérieur.

L’article 39 prévoit le recueil des empreintes digitales et photographiques des mineurs soupçonnés d’avoir participé à la commission d’une infraction. La création de ce fichier ne relevant pas de la compétence de la PJJ, je ne pourrai donc pas répondre à cette question.

La loi Taquet a prévu la prise en charge des mineurs non accompagnés jusqu’à 21 ans dans le cadre d’un contrat jeune majeur. L’article 44 permet au président du conseil départemental d’interrompre un tel contrat si une obligation de quitter le territoire français (OQTF) a été prononcée contre le jeune. Nous n’avons pas reçu d’informations faisant état d’un recours massif à cette disposition par les présidents des conseils départementaux.

Mme Karine Lebon (GDR-NUPES). En 2023, plus de 35 000 jeunes ont été accompagnés par l’ASE et par la PJJ. Selon le rapport de la commission de l’insertion des jeunes du 23 juin 2023, les jeunes adultes passés par la protection de l’enfance, plus isolés que les autres à leur majorité, ne sont pas suffisamment accompagnés par les dispositifs relevant de l’État et des départements. Selon vous, qu’est-ce qui pousse les jeunes issus de l’ASE vers la délinquance ? Quel est le niveau de responsabilité des structures d’accueil des départements et de l’État ? Quels faits sont majoritairement reprochés à ces jeunes ?

En 2017, la sénatrice communiste Cécile Cukierman, dans son avis sur les crédits de la PJJ, recommandait de renforcer l’articulation avec les départements et soulignait que la coordination avec les services de l’ASE n’était pas efficiente dans les départements. Il me semble que ce n’est pas vraiment mieux aujourd’hui. Quel est votre avis sur ce point ?

Enfin, une question qui s’adresse à Mme Tenaud, une certaine classe politique voudrait faire croire aux Français que la raison de tous leurs maux est l’immigration. Les mineurs non accompagnés sont leur nouvelle cible. Pourtant, selon les chiffres de la mission sur les mineurs non accompagnés, qui a été créée au sein de la PJJ en 2013, il y a une baisse globale des présentations des MNA au pénal, le nombre d’incarcérés et de déférés diminue. En 2022, 15,1 % des mineurs incarcérés en France étaient des mineurs non accompagnés, en 2023, ce chiffre est passé à 8,9 %. Connaissez-vous les raisons de cette baisse sachant que, dans le même temps, le nombre de mineurs non accompagnés présents dans le territoire a augmenté ?

L’ASE et la PJJ recherchent des familles d’accueil pour des jeunes ayant commis des faits de délinquance. Pour certains jeunes, c’est un dispositif plus adapté que les centres éducatifs, qui peut être bénéfique pour leur parcours. Or le nombre de familles d’accueil a drastiquement chuté depuis plusieurs années. Ainsi, le département de l’Hérault en comptait treize il y a une dizaine d’années ; aujourd’hui, il n’en reste qu’une seule. Pourtant, selon un responsable d’unité éducative de la PJJ, n’importe qui peut devenir famille d’accueil, il n’y a pas beaucoup de conditions à remplir. Comment expliquer cette forte baisse ?

Mme Caroline Nisand. La réponse à votre question sur ce qui pousse les jeunes de l’ASE vers la délinquance mériterait une étude sociologique. Je ne suis malheureusement pas en mesure de vous dire ce qu’il en est en la matière. Néanmoins, nous savons que les jeunes faisant l’objet d’une prise en charge pénale cumulent plusieurs vulnérabilités. Une étude que nous avons réalisée met en évidence qu’au moins deux tiers des enfants placés en centres éducatifs fermés sont issus des publics de l’ASE. C’est pourquoi je dis qu’il y a un cumul des vulnérabilités. On le sait : la précarité, les violences, les parcours de vie chaotiques sont des facteurs qui peuvent pousser vers des parcours d’ordre pénal – attention, il ne s’agit pas de dire que c’est général. Je ne peux pas vous dire beaucoup plus ; cela mériterait une véritable étude sociologique.

Nous menons des recherches, nous avons un service de recherche à la PJJ en lien avec l’institut de recherche des études judiciaires ; on essaie de déterminer ce qu’il en est. Il est très difficile d’établir des cohortes ; il faudrait avoir des remontées d’informations avec des outils statistiques fiables, mais on essaie néanmoins d’avancer sur la question pour reconstituer le trajet des mineurs qui sont passés par plusieurs dispositifs – départementaux, judiciaires. Il est important pour nous de savoir ce qu’ils deviennent ensuite : est-ce que la prise en charge permet de les remettre dans un dispositif d’insertion ? Notre ambition est de les aider à sortir de cette trajectoire difficile et à trouver une voie d’insertion, qu’elle soit scolaire ou professionnelle. Tel est l’objectif sur lequel nous sommes concentrés ; cela fait d’ailleurs partie des politiques prioritaires du Gouvernement.

J’ai déjà répondu en partie à votre deuxième question. Nous poussons pour qu’il y ait une meilleure coordination avec les services de l’ASE, au travers des instances dont je vous ai parlé, qui ne sont pas simplement des instances formelles au niveau national mais des instances locales, au plus près du terrain.

La baisse du nombre de familles d’accueil constitue une véritable difficulté parce que ce dispositif est particulièrement adapté à la prise en charge de nos mineurs. Nous en sommes tellement persuadés que nous venons de mettre en place une campagne de communication pour recruter de nouvelles familles. Celles que nous avons déjà recrutées arrivent à un moment de leur vie où elles prennent leur retraite et ne veulent plus renouveler leur engagement en la matière. Ce problème d’ordre démographique nous amène à devoir renouveler les familles d’accueil. Nous avons lancé une campagne de communication sur les réseaux sociaux et par le biais d’affiches pour recruter de nouvelles familles, notre mot d’ordre étant que tout le monde peut être famille d’accueil.

Mme Karine Lebon (GDR-NUPES). Y compris dans les outre-mer ?

Mme Caroline Nisand. Il faudrait que je vérifie ce qu’il en est mais je ne vois pas pourquoi cette campagne ne serait pas diffusée en outre-mer. Notre objectif est que toutes les familles, dans leur diversité, se sentent concernées – couples, avec ou sans enfants, de deux hommes ou deux femmes, etc. Toute la diversité des familles est concernée ; c’est le message que nous voulons faire passer dans cette campagne de communication.

Mme Marie-Laure Tenaud. Je vous remercie de rappeler que la quasi-totalité des mineurs non accompagnés présents dans le territoire national ont une volonté d’intégration manifeste. Au cours de l’année 2023, 19 370 mineurs non accompagnés ont été pris en charge par les services de l’ASE et seuls un très petit nombre d’entre eux sont délinquants et mettent en tension les services de la justice, de l’ASE et de la PJJ. On a noté, au cours de la dernière année, une baisse manifeste du nombre de mineurs non accompagnés délinquants : comme vous l’avez rappelé, la proportion de mineurs non accompagnés détenus dans les lieux d’incarcération pour mineurs a fortement baissé, passant de 22 à 7 %. Je n’ai pas vraiment d’explication à vous donner, mais ce que l’on sait, c’est que les services de justice et de police identifient mieux désormais les majeurs qui se font passer pour mineurs, en interrogeant les services étrangers. L’entrée en vigueur du code de justice pénale des mineurs est un autre élément d’explication.

Mme Ingrid Dordain (RE). Vous avez déploré le manque de transversalité et le fait que le travail se fait en silos. Espérons qu’avec les CDPE, les choses vont s’améliorer et qu’il y aura davantage d’échanges entre tous les acteurs – ARS, maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), etc.

Les auditions nous ont montré que la question de la formation reste centrale. Quel regard portez-vous sur le contenu de la formation des travailleurs sociaux et de l’ensemble des professionnels au contact des enfants ? Le fait qu’il existe une formation spécifique pour chaque métier – éducateur spécialisé, éducateur de la PJJ –, avec des approches différentes, est peut‑être un frein aux échanges sur le terrain. Comment favoriser la transversalité entre les différents champs pour rendre le système plus efficient et éviter les doublons ? Il arrive que certaines familles soient accompagnées par plusieurs personnes, par exemple au titre de l’AEMO et d’une mesure judiciaire d’aide à la gestion du budget familial, et que ces dernières échangent peu entre elles, moins par mauvaise volonté que par manque de temps. Comment éviter cela ?

Par ailleurs, comment renforcer les liens entre le champ de la protection de l’enfance et ceux de l’insertion et de l’aide au logement, qui ont chacun leur langage et leurs objectifs, afin de mieux accompagner les jeunes majeurs ? Lorsque j’étais éducatrice spécialisée, j’ai constaté combien les jeunes âgés de 18 à 21 ans se retrouvent dans le vide, alors qu’un travail en amont permettrait d’éviter certaines situations dramatiques.

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Vous avez dit que les 38 millions d’euros d’économies ne concerneraient pas les mesures mises en œuvre à l’égard des mineurs, mais on nous annonce un nouveau coup de rabot de 10 milliards d’euros d’ici la fin de l’année concernant toutes les dépenses publiques. Vous a-t-on informée que des économies supplémentaires pourraient être demandées à la PJJ ?

Vous avez dit que le déploiement du logiciel Parcours pourrait prendre beaucoup de temps : pouvez-vous nous donner un ordre d’idée ? Notre commission d’enquête bute vraiment sur le manque de données et la faiblesse des remontées d’information. Il paraît donc essentiel d’accélérer la cadence.

Vous avez dit clairement que, selon les départements, les liens avec la PJJ sont plus ou moins faciles – et nous n’avons pas eu la liste des dix départements qui ont accepté le protocole. Selon vous, qu’est-ce qui peut expliquer ces différences de situation ? Vous dites ne pas savoir ce que l’AEMO coûte aux départements, mais je sais pour ma part qu’un placement en milieu ouvert coûte deux fois moins cher qu’un placement en foyer : c’est le genre de choses que l’on peut apprendre quand on creuse un peu la question au niveau départemental. Les départements ayant eux-mêmes des contraintes budgétaires, c’est un peu le serpent qui se mord la queue… Notre collègue Jean-Claude Raux a rappelé que 77 % des juges ont déjà renoncé à des mesures de placement, parce qu’ils savaient qu’il n’y avait pas de place en foyer : c’est donc qu’ils sont informés du nombre de places disponibles et qu’il doit y avoir des remontées à ce sujet. La PJJ demande-t-elle officiellement aux départements des remontées sur le coût des mesures et sur les mesures non exécutées ?

Au sujet des signalements « enfant en danger », vous avez évoqué la Crip, qui a connu quelques dysfonctionnements en Seine-Maritime : il est arrivé que des signalements prennent beaucoup de temps, parce que personne ne répondait. L’expérimentation que vous avez évoquée, consistant à placer des éducateurs de la PJJ au sein de la Crip, a-t-elle lieu dans tous les départements ? Avez-vous déjà des retours à son sujet ?

Enfin, vous avez soulevé de façon très franche la question de l’attractivité des métiers. Pouvez-vous nous donner le taux de contractuels parmi les professionnels de la PJJ et le montant du salaire d’entrée ? Vous avez dit que vous recrutez désormais des gens sans formation : quel est le taux de personnes diplômées dans vos services ? Et je terminerai par une question plus philosophique : comment peut-on espérer faire mieux avec moins ?

Mme Caroline Nisand. La question de la formation est effectivement centrale. Comme j’ai eu l’occasion de le dire dans mon propos liminaire, nous sommes très fiers de l’ENPJJ, qui fait un excellent travail. Il faut savoir que la formation qui y est dispensée ne s’adresse pas qu’aux lauréats des concours de la PJJ et que son catalogue de formation est ouvert aussi au personnel des départements. C’est la seule école d’application en France qui met vraiment l’accent sur la protection de l’enfance et le fait qu’elle soit ouverte au personnel des départements permet d’harmoniser la formation des différents acteurs.

Vous avez posé la question des doublons. Il est vrai que lorsque plusieurs mesures concernent la même famille, les personnes chargées de les appliquer ont peu d’échanges entre elles. Nous prônons une meilleure articulation entre les différents acteurs dans le cadre des groupes de travail auxquels nous participons et des instances locales que nous cherchons à généraliser. Il est insupportable que chacun travaille de son côté, sans échanger avec les autres : instaurer davantage de transversalité est vraiment l’une de nos priorités.

Nous sommes tellement convaincus de la nécessité de travailler à l’insertion, aussi bien des mineurs que des jeunes majeurs, que nous avons présenté au garde des sceaux un plan Insertion, qu’il a accueilli favorablement et validé. Grâce aux moyens qui nous ont été alloués l’année dernière, nous avons ainsi pu créer, dans notre schéma d’emplois, 92 équivalents temps plein pour des correspondants insertion, qui ont précisément vocation à faire l’interface entre tous les acteurs. La formation qualifiante dont ils bénéficient à l’ENPJJ vise à en faire des experts en matière d’insertion, qui est notre objectif phare. Plutôt que de multiplier les dispositifs, il s’agit de mettre nos mineurs et nos jeunes majeurs à niveau sur le plan scolaire et en matière de formation professionnelle pour qu’ils puissent, grâce au correspondant insertion, intégrer les dispositifs de droit commun en la matière – qu’ils soient en milieu ouvert ou en hébergement.

Nous venons de faire un bilan de la Crip, en adressant un questionnaire aux départements qui en ont fait l’expérimentation. Même si les résultats sont un peu hétérogènes, ils sont globalement positifs et nous souhaitons vraiment généraliser ce dispositif. Cela va nous coûter des équivalents temps plein – 0,2 par éducateur de la PJJ – mais cela vaut le coup, car c’est une vraie plus-value.

L’attractivité des métiers est un grand sujet. Comme je vous l’ai dit, on compte 22 % de contractuels au niveau national et 40 à 45 % dans certains centres d’hébergement, ce qui n’est pas satisfaisant. Afin de fidéliser et de former nos contractuels, nous avons créé des concours à affectation locale : les contractuels qui sont reçus, et qui bien souvent n’ont pas envie de changer de région, restent dans le service où ils étaient employés. Nous faisons beaucoup d’efforts pour que les contractuels qui ont donné satisfaction passent des concours et deviennent titulaires, avec la formation qui va avec, car de l’attractivité de nos métiers et de la fidélisation de notre personnel découle la qualité de la prise en charge de nos mineurs.

La question du salaire est importante, mais je ne suis pas sûre de pouvoir vous donner une réponse précise. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il y a eu une revalorisation des salaires versés aux éducateurs et qu’ils sont passés, au niveau statutaire, de la catégorie B à la catégorie A. Je ne dis pas que tout est parfait, mais je crois que le salaire d’entrée est compris entre 1 800 et 2 000 euros, ce qui est mieux qu’au niveau des départements.

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Effectivement, le personnel des départements est moins bien payé, et celui des structures qui travaillent pour le département, encore moins bien.

Mme Caroline Nisand. Il faut toutefois faire une distinction entre les éducateurs et les directeurs de service. Pour les directeurs de service, le salaire d’entrée est plus élevé, mais il évolue peu par la suite, si bien que le salaire proposé dans le milieu associatif peut être plus intéressant.

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Vous avez dit à plusieurs reprises que vous aviez parfois du mal à obtenir des informations des départements, par exemple le coût de certaines mesures. Comment analysez-vous ce problème de coopération ? Pensez-vous que cela traduit, de la part de certains départements, une forme de réticence qui peut s’expliquer par le fait qu’on leur délègue une politique qu’ils n’ont pas toujours les moyens d’assurer ? Ou bien faut-il y voir une forme de désintérêt de leur part ?

Mme Caroline Nisand. Je ne parlerais pas forcément d’un défaut de coopération. Il y a surtout un problème de remontée d’information, lié au fait que les départements n’ont pas tous les mêmes systèmes d’information. Par ailleurs, ils n’ont pas non plus les mêmes indicateurs, ce qui fait qu’on a beaucoup de mal à avoir des données fiables.

Nous essayons de fiabiliser nos données grâce à l’application Parcours. J’ai dit qu’il y avait eu des difficultés de mise en place, mais nous avons vraiment pris les choses à bras‑le‑corps depuis 2019 et différents lots ont été déployés successivement. Le premier, qui a donné lieu à une formation très soutenue au niveau de l’ENPJJ, concerne la saisie des informations par les services eux-mêmes, adossée à un système d’infocentre, qui nous permet déjà de faire remonter certaines informations et de les exploiter. Pour que les choses se fassent dans de bonnes conditions, il faut aussi élargir le dispositif au service associatif habilité. À l’heure actuelle, on enregistre les données, mais le délai de latence est considérable. Il faudrait aussi que l’autorité judiciaire puisse accéder au système, ce qui suppose une interopérabilité avec les données judiciaires. Tout cela est prévu, mais il y aura plusieurs phases, car on ne peut pas tout faire en même temps.

Nous veillerons à ce que tout cela se mette en place à notre niveau car, comme j’ai eu l’occasion de le dire, une politique publique qui ne peut pas être évaluée à partir de données fiables n’est pas une bonne politique publique.

Mme la présidente Laure Miller. Je vous remercie.

  1.   Audition de membres du collectif « Cause Majeur ! » : Mme Sophie Diehl, responsable du pôle « Justice des enfants et des adolescents » de l’association Citoyens et Justice, M. Thomas Larrieu, chargé du plaidoyer et de l’animation du réseau du Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso), Mme Lise‑Marie Schaffhauser, animatrice du pôle « Innovation, recherche et valorisation » de l’Union nationale des acteurs de parrainage de proximité (Unapp), et Mme Florine Pruchon, responsable du pôle « Plaidoyer » de l’association SOS Villages d’enfants (mardi 28 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance avec l’audition du collectif « Cause Majeur ! », représenté par Mme Sophie Diehl, responsable du pôle « Justice des enfants et des adolescents » de l’association Citoyens et Justice, M. Thomas Larrieu, chargé du plaidoyer et de l’animation du réseau du Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso), Mme Lise-Marie Schaffhauser, animatrice du pôle « Innovation, recherche et valorisation » de l’Union nationale des acteurs de parrainage de proximité (Unapp), et Mme Florine Pruchon, responsable du pôle « Plaidoyer » de l’association SOS Villages d’enfants. Merci à chacun d’entre vous d’avoir répondu favorablement à notre invitation.

L’âge d’accès à l’autonomie des jeunes recule en France, avec un départ du foyer familial autour de 24 ans. Cependant, les jeunes pris en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE) doivent, pour la plupart, devenir autonomes dès l’âge de 18 ans. Autrement dit, il est demandé aux jeunes les plus en difficulté, à ceux qui disposent d’un niveau de ressources moindre, de vivre seuls et d’être autonomes plus tôt que les autres. Face à cette situation paradoxale, votre collectif soutient la cause des jeunes majeurs sortant de l’ASE afin de leur permettre de bénéficier des dispositifs d’accompagnement nécessaires à leur insertion dans la société. Vous précisez dans vos récentes prises de position, notamment en février dernier, que la loi Taquet du 7 février 2022 avait permis certaines améliorations. En effet, les jeunes bénéficiant d’un contrat jeune majeur sont majoritairement accompagnés par un éducateur référent, dans le cadre d’un soutien pluriel. Toutefois, vous estimez que cette loi n’est pas totalement appliquée, en vous appuyant notamment sur l’augmentation du nombre de contrats jeune majeur délivrés et sur le fait que ces contrats ne s’étendent pas jusqu’à l’âge de 18 ans, comme la loi le prévoit. Vous serez donc invités à nous exposer comment votre enquête sur ce sujet a été élaborée et quels enseignements vous en tirez. Je vous laisserai la parole pour une intervention liminaire d’environ quinze minutes. Nous poursuivrons ensuite nos échanges sous la forme de questions-réponses.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera disponible à la demande.

Conformément à l’article 6 de l’ordonnance numéro 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Mme Sophie Diehl, M. Thomas Larrieu, Mme Lise-Marie Schaffhauser et Mme Florine Pruchon prêtent serment.)

Mme Florine Pruchon, responsable du pôle « Plaidoyer » de l’association SOS Villages d’enfants. Nous remercions sincèrement la commission d’enquête d’avoir identifié le collectif « Cause Majeur ! » comme acteur à auditionner. Nous saluons la mise en place de cette commission et souhaitons partager les constats et recommandations de notre collectif, particulièrement pour améliorer la situation des jeunes. Cette intervention liminaire sera réalisée à quatre voix, choix collectif qui illustre notre démarche commune depuis 2019, portée par une pluralité d’acteurs accompagnant des jeunes au quotidien. Je tiens à préciser que, lors de la phase de questions et réponses, notre collectif se positionnera uniquement sur les sujets débattus en amont. En dehors de ces éléments, notre position n’est pas considérée comme étant collective.

Savez-vous que 84 % des Français placent l’avenir de leurs enfants comme leur principale préoccupation ? Pourtant, trop peu de décideurs publics et politiques se préoccupent des enfants et des jeunes accueillis ou ayant été accueillis en protection de l’enfance, qui se trouvent en situation de vulnérabilité lors de la transition à l’âge adulte et qui représentent les citoyens d’aujourd’hui. Il est essentiel de rappeler qu’ils font face à de nombreuses difficultés au moment du passage à l’âge adulte. Actuellement, environ 400 000 enfants et jeunes bénéficient d’une mesure d’accompagnement en protection de l’enfance, qu’elle soit administrative ou judiciaire. À 18 ans, il leur est possible, sous certaines conditions, de bénéficier d’un accompagnement provisoire « jeune majeur » jusqu’à 21 ans au plus tard. Cependant, celui-ci est souvent insuffisant et les conditions d’octroi sont trop complexes pour garantir une inclusion complète et sécurisée dans la société. Il est ainsi demandé à ces jeunes d’être autonomes bien avant leurs pairs du même âge, alors même qu’ils disposent de moins de ressources, qu’il s’agisse de réseaux familiaux et sociaux ou de ressources financières.

Ces jeunes sont confrontés à de nombreuses difficultés : accès au logement, aux études choisies, aux droits et aux ressources, aux soins, etc. Pour répondre à ces enjeux, nous avons décidé de créer en 2019 le collectif « Cause Majeur ! » à l’initiative de l’association SOS Villages d’Enfants. Nous rassemblons aujourd’hui plus d’une trentaine d’acteurs, incluant des associations nationales et des collectifs engagés dans la protection de l’enfance et le champ de la jeunesse de manière plus globale. Il est en effet essentiel pour nous de ne pas enfermer ces jeunes dans la case de la protection de l’enfance, mais de les considérer comme des acteurs à part entière de la société. Nous avons également choisi d’intégrer des personnalités qualifiées aux profils divers, en dehors des professionnels habituels, tels que des sociologues ou encore des jeunes anciennement accueillis.

Ensemble, nous avons défini une charte d’engagement qui nous permet de présenter nos propositions de manière concertée. Notre objectif commun est de plaider pour une inclusion pleine et entière de chaque jeune majeur dans la société et de replacer les jeunes sortant de la protection de l’enfance ou ayant été pris en charge au cœur des politiques publiques. Notre collectif s’inscrit dans une logique de co-construction avec les pouvoirs publics. Nous veillons à la cohérence, à l’harmonisation et à l’efficacité des politiques publiques concernant tous les jeunes. Par ailleurs, nous organisons des échanges de pratiques afin de faire évoluer nos méthodes et d’améliorer notre accompagnement de ces jeunes.

Depuis 2019, notre collectif s’engage activement pour mettre en lumière la situation des jeunes en élaborant divers documents de positionnement et en participant à des moments politiques importants. Par exemple, nous nous sommes mobilisés en 2019 autour de la proposition de loi de Mme Brigitte Bourguignon, ainsi que durant la crise du covid en 2020 et en 2021, pour éviter toute sortie sèche pendant cette période. Nous avons également été actifs lors des échéances électorales et dans le cadre de l’examen de la loi Taquet du 7 février 2022, ainsi que lors de l’examen de différents projets de loi de finances. Je tiens à mentionner un amendement que vous aviez soutenu, Mme la rapporteure, visant à créer un fonds départemental de 1,5 milliard d’euros pour les jeunes majeurs et qui, malheureusement, n’a pas été retenu.

Le périmètre du plaidoyer porté par le collectif « Cause Majeur ! » concerne les jeunes accueillis ou ayant été accueillis par la protection de l’enfance, que ce soit l’ASE ou la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Il englobe plus généralement tous les jeunes susceptibles de se retrouver en situation de vulnérabilité lors de la transition vers l’âge adulte.

M. Thomas Larrieu, chargé du plaidoyer et de l’animation du réseau du Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso). Le collectif « Cause Majeur ! » s’est fortement mobilisé avant l’adoption de la loi Taquet pour faire de la question des jeunes majeurs un élément central des discussions parlementaires. Nous tenons à souligner à nouveau notre satisfaction d’avoir réussi à introduire ce sujet dans le débat public.

Cette loi a permis des avancées significatives pour les jeunes majeurs. Il est essentiel de noter qu’elle oblige aujourd’hui les conseils départementaux à proposer une solution à un jeune de 18 ans ayant été accueilli durant sa minorité par l’ASE, en prolongeant cet accompagnement en l’absence de ressources financières suffisantes ou de soutien familial. L’instauration d’un droit au retour est également très importante pour nous, en permettant à ces jeunes, même majeurs, de bénéficier à nouveau de l’ASE en cas de difficultés. De plus, ils doivent être prioritaires dans l’accès au logement social. De nombreux autres points pourront être développés ultérieurement sur ce sujet.

Cependant, le bilan de cette loi reste mitigé à nos yeux. De nombreux éléments, confirmés par la réalité des faits, suscitent notre vigilance. On peut tout d’abord citer l’absence de financement dédié au niveau national, ce qui interroge les capacités financières des départements à soutenir les jeunes. De plus, l’absence d’un droit garanti à l’accompagnement de tous les jeunes majeurs de 18 à 21 ans représente un point crucial, dont l’impact sur le terrain est très concret.

Le collectif s’est également interrogé sur l’effectivité de la loi Taquet par le biais d’une enquête renouvelée chaque année. Bien que n’ayant pas de vocation scientifique, ces travaux sont essentiels car ils mettent en lumière des tendances et des dynamiques. Ils permettent surtout de constater que le volet de la loi Taquet relatif à l’accompagnement des jeunes majeurs n’est pas entièrement sur l’ensemble du territoire national. On observe toutefois des progrès sur ce plan, comme le souligne la dernière enquête, avec une proportion de 90 % des jeunes majeurs désormais accompagnés par un éducateur référent, ce qui assure une certaine stabilité et une cohérence dans le suivi. Cependant, pour la majorité des autres mesures instaurées par la loi, de nombreuses défaillances persistent. Ainsi, deux tiers des répondants à notre enquête indiquent que les contrats jeune majeur ne s’étendent pas jusqu’à 21 ans. En réalité, leur durée moyenne est d’environ 11 mois, avec une médiane de 9 mois. Si l’on prend en compte les renouvellements, la durée moyenne atteint 20 mois, ce qui est bien loin des 36 mois prévus par l’esprit du texte de loi.

Par ailleurs, 44 % des personnes interrogées signalent que les jeunes majeurs ne sont pas prioritaires dans l’accès au logement social, contrairement à ce qui était expressément prévu dans le texte. Pourtant, l’accès au logement constitue le passeport vers une véritable autonomie. En l’absence de logement, de nombreux obstacles se dressent sur le chemin des jeunes vers l’inclusion professionnelle, sociale et affective. Par ailleurs, nous sommes extrêmement préoccupés par le fait que de nombreux conseils départementaux justifient le refus d’accompagner des jeunes majeurs par des raisons non conformes à la loi. Je n’en citerai qu’une parmi d’autres, à savoir l’absence de projet scolaire ou professionnel. Cela n’était absolument pas prévu par la loi. Cette situation confirme les craintes initialement exprimées en 2022 par le collectif concernant le caractère arbitraire des évaluations et des situations d’accompagnement des jeunes majeurs. Enfin, la loi Taquet n’a pas réduit les inégalités d’accompagnement sur le territoire, contrairement à son objectif. Au contraire, nous constatons actuellement une persistance, voire une aggravation des inégalités territoriales. Il est donc impératif de rappeler l’absolue nécessité de rendre cette loi plus effective. Ses dispositions doivent ainsi être applicables à tous les jeunes majeurs, partout sur le territoire.

Mme Sophie Diehl, responsable du pôle « Justice des enfants et des adolescents » de l’association Citoyens et Justice. Avant d’aborder l’impact du projet d’accompagnement vers l’âge adulte, je tiens à préciser que la loi Taquet a introduit un article discriminant pour les enfants qui n’ont pas été repérés avant leur majorité. Depuis le 7 février 2022, les jeunes suivis ou anciennement suivis par l’ASE bénéficient de cette aide. Cependant, d’autres jeunes de moins de 21 ans et ne bénéficiant pas d’un soutien familial ou de ressources financières suffisantes ne sont pas accompagnés de manière systématique ; ils peuvent seulement bénéficier d’une prise en charge temporaire. La loi crée donc elle-même une discrimination notable, qui s’est aggravée en février dernier avec l’exclusion des jeunes sous obligation de quitter le territoire français (OQTF) de l’obligation de prise en charge par le département. Par ailleurs, le contrat d’engagement jeune (CEJ) fait également une différence notable entre les jeunes relevant de l’ASE et ceux relevant de la PJJ. Pour les premiers, il est explicitement mentionné que le CEJ vient en complément de l’accompagnement départemental. En revanche, les jeunes placés sous la PJJ ne peuvent bénéficier du CEJ que s’ils ne bénéficient plus de suivi éducatif, alors que ce contrat vise l’insertion et non l’éducation. Il est donc évident que la loi comporte des incohérences qui ne garantissent pas les mêmes droits à des jeunes ayant pourtant des besoins similaires.

Le collectif « Cause Majeur ! » souhaite garantir à l’ensemble des enfants ayant les mêmes besoins le droit à un projet d’accompagnement vers l’âge adulte, fondé sur un socle socio-éducatif. L’objectif est de permettre aux jeunes de développer une « sécurité intérieure » et une autonomie en leur offrant un soutien tant éducatif qu’affectif, à travers le développement de réseaux de pairs aidants, de marrainage, de parrainage et de mentorat. Ce projet d’accompagnement vers l’âge adulte est construit en partenariat avec le jeune au lieu de lui être imposé. Il ne s’agit pas d’un contrat, mais bien d’un projet qui repose sur ses envies, ses besoins, ses appétences et ses rêves, comme le souligne le Conseil d’orientation des politiques de jeunesse (COJ). Le suivi par des référents et l’accompagnement socio-éducatif lui permettent de développer une confiance en lui et de se saisir des différents leviers d’insertion tels que le logement, la gestion des ressources financières, la santé, les loisirs et la culture. Nous avons également formulé plusieurs propositions pour permettre aux professionnels de revoir leurs méthodes d’accompagnement, afin de favoriser davantage l’autonomie des jeunes, tout en respectant leur cheminement personnel.

Nous nous sommes interrogés sur le coût de cet accompagnement. Nous ne pouvions pas nous contenter de recenser le nombre de jeunes actuellement pris en charge et d’en estimer le coût, dans la mesure où une trop large proportion d’entre eux échappe au système. Nous avons retenu le nombre de jeunes de 17 ans au 31 décembre 2020, partant du principe qu’il n’existait aucune raison pour que leur suivi cesse au lendemain de leur majorité. Nous avons également consulté les chiffres de l’Insee pour déterminer l’âge de sortie du système scolaire universitaire de chacun de ces jeunes de 17 ans. On compte ainsi 84 000 jeunes, contre 30 000 effectivement accompagnés, soit un écart notable. Pour être en mesure de soutenir ces 84 000 jeunes, il serait nécessaire de débourser 2 milliards d’euros. Cette somme permettrait d’assurer un accompagnement complet et permettre aux jeunes de devenir un atout pour notre société, plutôt que de les abandonner du jour au lendemain, comme c’est encore trop souvent le cas aujourd’hui.

Mme Lise-Marie Schaffhauser, animatrice du pôle « Innovation, recherche et valorisation » de l’Union nationale des acteurs de parrainage de proximité (Unapp). Il est essentiel de distinguer autonomie et indépendance financière. L’indépendance financière concerne les moyens, la capacité à travailler et les ressources disponibles. En revanche, l’autonomie est subjective et s’entend sur un plan relationnel. Ces deux notions, bien que souvent associées, ne sont pas interchangeables. S’il est indéniablement plus facile d’être autonome lorsque l’indépendance financière est assurée et inversement, il est frappant de constater que ces termes sont souvent confondus. Il convient de mettre un terme à cette confusion pour faire évoluer les choses.

Je souhaite également mentionner la question des droits opposables à l’accompagnement, visant à mettre fin aux sorties sèches, comme le prévoit la loi du 7 février 2022. Nous avons vraiment le sentiment que la compréhension et la mise en œuvre de ces droits restent floues. Le processus de sortie et d’accompagnement repose sur l’idée que les jeunes pris en charge par la protection de l’enfance doivent bénéficier des mêmes chances. Le secrétaire d’État Adrien Taquet affirmait que ces enfants doivent être traités comme les autres, ce qui a guidé notre analyse et par conséquent notre volonté de les accompagner jusqu’à l’âge de 25 ans. Nous sommes certes satisfaits de la manière dont la loi Taquet et le décret d’application ont permis de traiter la question jusqu’à 21 ans, mais nous sommes très déçus par la manière dont cette loi est comprise et mise en œuvre.

Pour en revenir à la question de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, nous constatons déjà que certains départements mettent fin à l’accompagnement des jeunes lorsqu’une OQTF a été prononcée, les laissant à la rue, ce qui crée une discrimination absolument incompréhensible.

Le soutien financier de l’État aux collectivités territoriales est essentiel, d’autant plus que cette politique est décentralisée. Il est primordial d’harmoniser les efforts et de faire travailler tous les acteurs en réseau, à tous les niveaux, y compris au niveau le plus local grâce à des réseaux relationnels sécurisants. Bien que le parrainage ne constitue pas une solution miracle, il peut représenter un complément précieux aux autres politiques. Il offre aux jeunes une sécurité qui favorise leur autonomie et leur indépendance.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Il est essentiel que vous puissiez présenter vos plaidoyers. Vous y travaillez depuis longtemps et cette commission d’enquête, la première du genre, a pour objectif l’obtention de progrès drastiques en matière de protection de l’enfance. Nous avons souhaité mettre en lumière les manquements des politiques publiques en nous inscrivant dans la réalité factuelle des acteurs, sans cibler l’un d’eux en particulier ni alimenter une guerre entre les départements et l’État. Nous visons à établir des constats souvent déjà connus et étayés par de nombreux rapports, tout en valorisant vos propositions.

En tant qu’acteurs engagés à travers vos plaidoyers et représentant de nombreuses associations, il est important de clarifier certains points. Aussi, pourriez-vous nous éclairer sur la mise en œuvre concrète du droit au retour instauré par la loi Taquet ? Cette mesure a-t-elle réellement commencé à être appliquée ? J’aimerais recueillir vos retours et vos préconisations sur ce sujet. On sait qu’environ 80 % des jeunes sont pris en charge par le secteur associatif habilité. Les pratiques professionnelles des grandes associations sont-elles en phase avec la loi du 7 février 2022 ? Les jeunes reviennent-ils vers le département, l’association ou la famille d’accueil ?

Par ailleurs, le décret du 5 août 2022 a créé des commissions départementales d’accès à l’autonomie des jeunes majeurs. Pourriez-vous nous fournir des détails sur la mise en œuvre de ce décret et son impact sur le terrain ?

Nous avions beaucoup soutenu l’article 19 de la loi Rossignol du 14 mars 2016 portant sur l’allocation de rentrée scolaire ou l’allocation différentielle pour un enfant confié à l’ASE, versée à la Caisse des dépôts. Il semble que celle-ci dispose à ce jour de près de 40 millions d’euros, qui doivent être reversés depuis 2016, conformément à la volonté du législateur, aux jeunes atteignant la majorité. On peut en déduire que les sommes allouées n’ont pas été correctement versées aux jeunes. Avez-vous été en mesure d’observer de bonnes pratiques au niveau des territoires à travers vos retours du terrain ? Quelles sont les améliorations possibles ? La réponse proposée par la secrétaire d’État Charlotte Caubel n’était pas satisfaisante car elle tendait à réduire l’ensemble du pécule destiné à ces jeunes, alors que la loi Rossignol avait pour objectif de les accompagner de la meilleure manière possible.

En outre, sachant que vous pratiquez le droit comparé et êtes en lien avec de nombreuses associations et réseaux, pourriez-vous nous éclairer sur les politiques publiques en vigueur dans d’autres pays ? Par exemple au Québec, en Australie, ainsi qu’en Nouvelle‑Zélande, il me semble que les politiques publiques prônent plutôt un accompagnement vers l’autonomie jusqu’à l’âge de 25 ans. Nous observons à notre niveau quelques exemples de bonnes pratiques en cours de déploiement, mais l’objectif est d’aller plus loin, ce qui n’est pas uniquement du ressort des collectivités, mais bien de l’État. Une des difficultés réside dans la répartition des responsabilités entre l’État et les départements concernant l’accompagnement des jeunes qui atteignent la majorité. Je souhaiterais recueillir vos retours et préconisations à ce sujet.

Enfin, certains jeunes majeurs bénéficient d’un bon accompagnement, d’autres moins. Parfois, certains jeunes sont laissés pour compte en cours de route. Ceux qui présentent des fragilités d’insertion particulièrement graves, notamment en raison de handicaps, se retrouvent dans une situation de double, voire de triple vulnérabilité. Ils sont en effet démunis, mais également non pris en charge d’un point de vue médical. Ils nécessitent souvent un accompagnement très spécifique, notamment à travers le placement dans des foyers adaptés à la question du handicap. Je souhaiterais savoir si vous avez observé de telles situations dans les territoires ou si cette problématique est négligée. La commission d’enquête pourrait formuler des préconisations à ce sujet. En effet, si la jeunesse est plurielle, ses fragilités le sont également.

Mme Florine Pruchon. En préparant cette audition, nous avons réfléchi aux points que vous venez de soulever. Je propose que nous les reprenions un par un, en fonction de leur importance, afin de pouvoir les aborder de manière exhaustive. Nous commencerons par la question du droit au retour.

M. Thomas Larrieu. Selon les éléments dont nous disposons, il apparaît que le droit au retour n’est effectif que dans une minorité de cas. Notre enquête révèle que seulement 25 % des jeunes majeurs en bénéficient. Par ailleurs, 66 % des répondants déclarent ignorer si ce droit est effectif ou non, ce qui souligne un manque de clarté sur le sujet. De plus, les motifs de refus ne sont souvent pas prévus par la loi. En effet, les refus sont principalement justifiés par un comportement du jeune juge inadapté, mais les critères d’inadaptation ne sont pas clairement définis. Un autre motif fréquent de refus, souvent avancé par les départements, est le manque de places disponibles. Cette situation reflète une crise plus générale de la protection de l’enfance.

Mme Florine Pruchon. Vous nous avez demandé si, au sein de nos associations membres du collectif « Cause majeur ! », des politiques de bonnes pratiques étaient mises en place. La réponse est positive. Plusieurs associations instaurent des politiques et des programmes d’accompagnement. Toutefois, il est important de souligner que ce n’est pas nécessairement le rôle des associations de financer, sur leurs propres fonds, l’accompagnement de ces jeunes jusqu’à 21 ans et au-delà. Nous avons le devoir d’accompagner nos jeunes, de ne pas les abandonner, de leur proposer des solutions d’aide, de leur permettre de se reposer, de reprendre confiance en eux et d’esquisser un projet professionnel. Cependant, il est essentiel de plaider auprès des pouvoirs publics pour que les responsabilités soient partagées et que nous puissions proposer un accompagnement au moins jusqu’à 25 ans.

Mme Sophie Diehl. La véritable problématique réside dans l’absence de financement de la protection judiciaire des jeunes majeurs. Bien que les juges puissent encore prononcer de telles mesures, elles ne sont plus effectives, car les associations ne peuvent financer des équivalents temps plein (ETP) sans ressources financières. Il est important de rappeler que nous représentons une association à but non lucratif, ce qui complique parfois notre capacité à agir. On demande trop souvent aux associations, notamment dans le cadre de l’injonction à l’autonomie, de prendre en charge des jeunes qui doivent passer très rapidement d’une famille d’accueil à un foyer, puis à leur propre logement. Cette transition se fait souvent de manière précipitée, avec une exigence d’autonomie excessive, ce qui met en difficulté non seulement les jeunes, mais aussi les responsables des associations, malgré leurs efforts pour que tout fonctionne au mieux.

Mme Florine Pruchon. Nous observons un certain nombre de succès, ce qui prouve que les initiatives des associations fonctionnent. Lorsque l’on accorde aux jeunes le temps nécessaire pour construire leur projet, on constate qu’ils peuvent être pleinement intégrés dans la société. C’est pourquoi il est essentiel de plaider pour un renforcement de cet accompagnement. Il est impératif de mettre en œuvre la loi du 7 février 2022 de manière effective et d’aller au-delà en soutenant ces jeunes jusqu’à l’âge de 25 ans.

Mme Lise-Marie Schaffhauser. Peut-être devrions-nous revoir l’appellation de droit au retour. Il serait pertinent de trouver une expression plus encourageante car, après avoir vécu des situations difficiles, revenir à l’état antérieur n’est pas vraiment ce que l’on souhaite. Il serait judicieux de réfléchir à une autre formulation, en concertation avec les jeunes. Cette notion de droit au retour est peut-être l’une des raisons pour lesquelles sa mise en œuvre est si compliquée.

Mme Sophie Diehl. On parle de droit au retour, mais le droit d’entrée n’existe pas réellement à ce jour. J’ai examiné la manière dont le contrat jeune majeur était présenté par les départements sur internet et le constat est édifiant. Pour bénéficier d’un tel contrat – qui ne constitue pas un droit automatique – il faut être confié à l’ASE, ou y avoir été confié, ce qui n’est pas explicité, être domicilié dans le département depuis au moins un an, ce qui ne correspond pas à une exigence légale, être âgé d’au moins 18 ans et de moins de 21 ans. Le contrat jeune majeur peut être accordé sur demande du jeune, alors que la loi mentionne une inscription de ce contrat dans la continuité de son parcours vers l’autonomie. Pourquoi exiger d’un jeune qu’il sollicite un accompagnement qui lui est dû ? De même, sur le site internet d’un autre département, il est indiqué qu’avant l’attribution du contrat, une évaluation sociale de la situation sera effectuée, prenant en compte l’âge, les besoins et la régularité administrative du jeune en cas de renouvellement. Le jeune doit présenter son projet de vie, notamment son projet professionnel, sa formation, ses études ou son emploi, ce qui est complètement illégal. Si le droit d’entrée n’existe pas, le droit au retour est forcément encore plus difficile à atteindre.

M. Thomas Larrieu. Aujourd’hui, la très grande majorité des refus de contrat jeune majeur sont juridiquement infondés. Selon notre enquête, plus des deux tiers des répondants affirment que la principale raison de non-acceptation d’un contrat jeune majeur réside dans l’absence de projet scolaire ou professionnel. Or cela n’est prévu nulle part dans la législation. On crée des dispositifs sans garantir de droits effectifs, laissant l’étude des dossiers à l’appréciation des départements qui parfois manquent de moyens pour gérer les enfants déjà pris en charge ou qui adoptent des politiques publiques différentes. Certains jeunes majeurs se voient refuser un contrat faute de place disponible ou pour comportement jugé inadapté. On constate que le dispositif, censé sécuriser, d’un point de vue légal et juridique, l’accompagnement jusqu’à 21 ans, n’est majoritairement pas mis en place jusqu’à cet âge. En général, même avec des contrats jeune majeur cumulés, la durée moyenne d’accompagnement atteint seulement 20 mois. Or la loi prévoyait un accompagnement jusqu’à 36 mois, durée que nous estimions déjà insuffisante.

L’écart est donc manifeste entre les dispositions légales et la réalité du terrain. Cela a des conséquences directes pour les jeunes à qui l’on impose, pour certains d’entre eux, des sorties contraintes. Ceux-ci peuvent alors développer des difficultés professionnelles et sociales, voire des troubles psychiques. Les impacts sont très concrets et aucun parent ne trouverait acceptable d’exiger de son enfant une indépendance soudaine et absolue le jour même de sa majorité.

Mme Florine Pruchon. Selon la loi, c’est bien l’absence de ressources financières ou de soutien familial qui constitue un critère déterminant, et pas nécessairement les deux. Nous avions d’ailleurs été particulièrement vigilants sur ce point lors de l’examen du projet de loi au Parlement. Or nous constatons encore que certains départements exigent des jeunes qu’ils fournissent leurs relevés bancaires. Un autre motif de refus de contrat jeune majeur, souvent négligé, concerne les choix de profils de jeunes. Il existe une distinction entre le « bon jeune », qui continue à être soutenu, et l’autre, à qui l’on enjoint de se débrouiller seul.

Mme Lise-Marie Schaffhauser. Il est important de souligner que nous continuons à utiliser le terme de contrat jeune majeur, qui sous-entend l’engagement de la part du jeune dans une logique de contrat. Or ce n’est pas le cas ; cette dénomination devrait être abandonnée.

M. Thomas Larrieu. Il n’était pas prévu, initialement, que nous assistions aux commissions départementales d’accès à l’autonomie des jeunes majeurs. Cependant, nous avons suivi ce sujet de près et avons proposé à nos structures de formuler une demande explicite auprès des conseils départementaux pour faire partie de ces commissions. À ce jour aucune commission départementale d’accès à l’autonomie n’a été constituée, à ma connaissance. Mes collègues me signalent toutefois qu’il en existe quelques-unes, mais cela reste à vérifier.

Mme Florine Pruchon. Trois initiatives en ce sens se seraient mises en place. La dynamique consistant à rassembler les différents acteurs autour de la table pour étudier le projet du jeune et l’accompagner dans sa transition vers l’autonomie est, à mon sens, très intéressante. Il ne faut pas oublier que le décret date d’à peine deux ans ; nous savons que cela prend du temps. Nous souhaitons vraiment la généralisation de ces initiatives.

Mme Lise-Marie Schaffhauser. Je vais aborder les questions d’évaluation et de coordination des acteurs locaux. Il me semble en effet que le problème réside principalement à ce niveau. On observe que la commission d’examen de la situation et du statut des enfants confiés a mis du temps à se mettre en place et n’est pas encore pleinement opérationnelle. L’intégration de l’accès à l’autonomie dans le projet pour l’enfant fait partie intégrante du processus. Cette question ne peut évidemment pas être envisagée si le projet pour l’enfant n’est pas clairement défini dès le départ. Si nous réunissons tous les acteurs concernés, y compris les jeunes, autour de la table, les résultats n’en seront que meilleurs.

M. Thomas Larrieu. La situation perdure depuis deux ans et les départements font face à de très nombreuses difficultés. Il est important de préciser que nous ne cherchons pas à incriminer qui que ce soit. De nombreux départements font de leur mieux, poussant parfois leurs efforts au-delà des attentes légales. Il convient de souligner que la situation est dégradée pour les jeunes majeurs comme pour les enfants de la protection de l’enfance en général. Il est donc nécessaire que les départements soient soutenus.

Ensuite, de nombreux jeunes majeurs ne bénéficient pas du pécule mentionné en amont, bien que le dispositif soit prévu par la loi depuis un certain temps. La précédente ministre avait exprimé la volonté de résoudre cette difficulté, mais la solution proposée nous était alors apparue comme davantage problématique que bénéfique et nous avions clairement exprimé notre opposition. Il faut savoir qu’un jeune ayant suivi un parcours à l’ASE tout au long de sa vie devrait accéder à un pécule d’environ 4 500 euros. Or on nous proposait trois fois moins, soit un plafond maximum de 1 500 euros. Nous sommes heureux de voir qu’il existe aujourd’hui une nouvelle dynamique et nous avons la volonté de retravailler différemment ce sujet du pécule. Il est à noter qu’actuellement la demande de pécule doit majoritairement émaner des départements. Or nous souhaitons inciter les jeunes à en faire eux-mêmes la demande avant leur passage à la majorité. En effet, les difficultés de la protection de l’enfance étant légion, ce sujet précis n’est parfois pas traité directement par les départements, ni même porté à la connaissance des jeunes, d’où les sommes importantes accumulées à la Caisse des dépôts. Des solutions sont envisagées et des pistes sont à l’étude. La Caisse des dépôts dispose d’un organe décentralisé, la Banque des territoires. Plutôt que d’attendre que les départements ou les jeunes concernés se manifestent, celle-ci pourrait adopter une démarche proactive en s’enquérant des droits au pécule des jeunes concernés. Par ailleurs, à l’inverse de ce qui a été proposé, nous serions plutôt favorables à un montant minimum, et non à un montant maximum.

Mme Florine Pruchon. Il existe des enjeux de communication autour de la question du pécule. Il s’agit en effet de déterminer comment transmettre efficacement l’information, notamment auprès des jeunes, afin qu’ils puissent accéder facilement à la somme qui leur est due. Lors de nos échanges avec les jeunes de nos réseaux, ce sujet revient systématiquement sur le devant de la scène et révèle qu’il s’agit d’une préoccupation quotidienne majeure.

Mme Sophie Diehl. Pour revenir à la question de l’accompagnement jusqu’à 25 ans, il ne s’agit pas tant d’une question d’âge que d’œuvrer vers un objectif d’accompagnement complet du jeune. Il est contre-productif de sécuriser progressivement les jeunes pour ensuite les abandonner soudainement. Pour concevoir le projet d’accompagnement vers l’âge adulte, nous avons envisagé trois types d’autonomisation. De 18 à 21 ans, nous parlons d’une autonomisation standard. Nous avons imaginé un système permettant à chaque jeune de déterminer s’il a encore besoin, à 18 ans, de rester en famille d’accueil ou s’il doit s’orienter vers des logements diffus. Nous avons établi des proportions pour chaque tranche d’âge en nous basant sur des projections réalistes et sur les chiffres de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Plus le jeune avance en âge, moins le caractère intensif de l’accompagnement s’avère nécessaire, sauf en cas de vulnérabilités particulières. Ensuite, pour les jeunes de 21 à 23 ans, l’accompagnement est destiné à ceux qui poursuivent des études plus longues ou qui se trouvent dans des situations de vulnérabilité importante. Nous avons également intégré le droit au retour, le droit à l’expérimentation et le droit à l’erreur, qui sont essentiels pour l’accompagnement des jeunes de cette tranche d’âge. Au-delà de 23 ans, l’accompagnement concerne principalement ceux qui poursuivent des études très longues ou qui rencontrent de réelles difficultés.

Lorsqu’on examine le budget envisagé, il est important à 18 ans puis décroît ensuite progressivement jusqu’à 25 ans. Il me faudra retrouver les chiffres exacts. En analysant nos propositions, nous avons alloué 2 milliards d’euros pour l’accompagnement des 84 000 jeunes mentionnés. Pour les jeunes jusqu’à 21 ans inclus, nous avons prévu environ 1,6 milliard d’euros. Ensuite, de 21 à 25 ans, bien que la somme de 400 millions d’euros puisse paraître significative, elle mérite d’être investie pour permettre à ces jeunes d’exploiter leur potentiel et de devenir une richesse pour notre société. Il est essentiel qu’ils puissent, à terme, participer activement à la vie sociale. Nous avons ainsi conçu ce projet comme un investissement d’avenir et une croyance en la jeunesse, perçue comme une force plutôt que comme une vulnérabilité. L’accompagnement des jeunes, tant sur le plan éducatif que moral, ne constitue pas une dette qu’ils auraient envers nous, mais plutôt un droit qu’ils possèdent. Ils n’ont pas choisi de venir au monde et lorsque nous assumons un rôle de suppléance parentale, nous devons les accompagner sans attendre de contrepartie.

Mme Lise-Marie Schaffhauser. La prise en charge des jeunes qui en ont besoin représente une forme de promesse d’accompagnement de la part de la société. Or on est en droit de se demander si celle-ci est bien tenue. Cette promesse n’engage pas seulement les professionnels, mais inclut également les autres acteurs de la solidarité. Les jeunes, face à la manière dont les accompagnements se déroulent aujourd’hui, peuvent ressentir une profonde colère ou, au contraire, disparaître dans la nature. Nous constatons que de nombreux jeunes sont sevrés de dispositifs contraignants, comme l’affirment de nombreux spécialistes.

Mme Florine Pruchon. Deux chiffres importants doivent être rappelés. Tout d’abord, l’âge moyen de décohabitation en France est actuellement de 24,7 ans. Par ailleurs, l’âge moyen d’accès à un premier emploi stable est passé de 20 ans en 1975 à 27 ans aujourd’hui, selon un rapport du Conseil économique, social et environnemental (Cese). Ces deux données nous incitent à réfléchir sur la limite d’âge fixée à 21 ans.

S’agissant de la mise en œuvre de la loi du 7 février 2022, nous avions interrogé les répondants sur l’occurrence des prolongations au-delà de 21 ans. Certaines réponses positives ont été exceptionnelles rapportées ; elles sont liées à des situations de maladie, de handicap ou de poursuite de formation. De plus, certaines initiatives intéressantes ont été développées par des conseils départementaux. Cependant, beaucoup d’entre eux reviennent en arrière, principalement pour des raisons budgétaires.

Mme Sophie Diehl. Un dispositif intéressant était destiné aux jeunes majeurs jusqu’à 25 ans. Financé par diverses fondations et institutions, il permettait la mise en œuvre d’un socle socio-éducatif et proposait des services de santé, d’accès au logement et une aide à la gestion budgétaire. Le dispositif fonctionnait très bien grâce à la collaboration de plusieurs associations. Cependant, l’un des financeurs a cessé de payer. Même si nous devons envisager une diversité des sources de financement, il est impératif de garantir leur pérennité pour assurer une prise en charge continue et sans rupture.

Mme Lise-Marie Schaffhauser. La question de la mise en réseau des acteurs est essentielle. Or ni les financements, ni les appels à projets ne sont pensés en ce sens. De nombreux exemples de travail en réseau existent, mais ils ne représentent pas des solutions pérennes dans la mesure où les financements ne le sont pas.

M. Thomas Larrieu. Nous avons évoqué les vulnérabilités multiples, notamment celles des jeunes majeurs présentant des troubles qui se sont parfois développés ou aggravés en raison d’un manque de prise en charge. Il est essentiel d’être cohérent à ce niveau. De nombreuses politiques publiques ne sont pas gérées par les départements mais relèvent des agences régionales de santé qui ne considèrent pas ces jeunes comme nécessitant deux fois plus de prise en charge, mais comme des jeunes déjà pris en charge. Cette décharge de responsabilité de l’État correspond à une absence de réponse qui, tout en aggravant les conditions de prise en charge dans les établissements concernés, engendre d’énormes surcoûts pour la société. Raisonner en termes d’investissement comme nous le faisons s’avérerait pourtant très rentable, puisque certaines études montrent que pour chaque euro investi, on en gagne 4 en surcoûts évités. Au-delà des considérations financières, il est crucial de se rappeler que ces jeunes, comme tous les autres, méritent un accompagnement adéquat. Ils possèdent un potentiel qui doit être soutenu, tout comme chaque parent le ferait pour son enfant. Nous sommes convaincus que ces jeunes constituent une véritable opportunité et ont beaucoup à offrir.

Mme Florine Pruchon. Nous devons aborder le sujet de l’accès aux minima sociaux. Chaque pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), à l’exception de la France et du Luxembourg, ouvre l’accès aux minima sociaux dès l’âge de 18 ans. Il s’agit vraisemblablement d’un point à revoir dans notre pays.

Mme Lise-Marie Schaffhauser. Il s’agit d’un point que nous n’avons cessé de souligner.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Le chiffre de 84 000 jeunes évoqué plus tôt m’a interpellée. J’aimerais comprendre précisément comment ce chiffre a été calculé dans la mesure où il me semble éloigné des données que nous possédons sur les jeunes majeurs pris en charge dans le cadre de la protection de l’enfance. Il est essentiel de clarifier ce point afin d’éviter toute confusion au sein de la commission d’enquête sur l’un des enjeux cruciaux des politiques de protection de l’enfance.

Mme Sophie Diehl. Comme je vous l’indiquais précédemment, nous nous sommes basés sur le nombre de jeunes pris en charge et confiés à l’ASE au 31 décembre d’une année, à partir des chiffres de 2020 transmis par la Drees. Nous avons estimé que ces jeunes devaient bénéficier des mêmes opportunités que tous les autres jeunes de France et qu’ils devaient par conséquent être accompagnés jusqu’à ce qu’ils n’en aient plus besoin. Pour garantir la fiabilité de nos chiffres, nous avons décidé de nous fier à une source statistique sûre. Nous avons ainsi utilisé les données de l’Insee et le taux de scolarisation comme référence. À 18 ans, 79,5 % des jeunes sont scolarisés. Ce taux est de 67,7 % à 19 ans, de 56,6 % à 20 ans et de 12,9 % à 25 ans. Cela signifie que notre cohorte de jeunes de 17 ans doit être suivie jusqu’à ce qu’ils ne soient plus scolarisés. Pour atteindre cet objectif et accompagner ces jeunes jusqu’à leur sortie effective du système éducatif, nous devons prendre en charge plus de 84 000 jeunes par an. Ce calcul reposant sur les taux de scolarisation des jeunes majeurs, qui sont très bas en ce qui nous concerne, il est possible que le chiffre de 84 000 soit surestimé. Toutefois, ces jeunes accusant bien souvent un certain retard et ayant le droit de redoubler et d’être accompagnés pour trouver leur voie et exercer leur droit au retour, nous avons considéré pouvoir continuer à nous appuyer sur ce chiffre de 84 000, pour progressivement parvenir à nous rapprocher des chiffres moyens de l’Insee. Nous sommes conscients que, durant les premières années, nous n’atteindrons pas cet objectif d’accompagnement, car beaucoup auront déjà quitté le dispositif. Cependant, nous espérons y parvenir d’ici sept ans.

Mme Lise-Marie Schaffhauser. Nous nous sommes engagés dans cette démarche car aucune donnée n’existait. Ainsi la question ne s’était simplement jamais posée de cette façon. Notre approche, qui peut sembler improvisée, répond à une impérieuse nécessité d’action.

Mme Sophie Diehl. Nous avons néanmoins présenté ce travail à la Drees, à la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), à l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) ainsi qu’au ministre. À chaque fois, notre sérieux a été salué, ces institutions aboutissant elles-mêmes à un résultat similaire au nôtre malgré l’emploi de méthodes moins rigoureuses. Tout est sourcé et les calculs peuvent être transmis, notre but étant de trouver des réponses tangibles. Nous avons vraiment eu à cœur de présenter ce travail pour solliciter des contradictions et ainsi l’améliorer. Actuellement, nous travaillons sur le coût évité. Nous comparons ainsi le coût et les bénéfices de la vie d’un jeune accompagné et de celle d’un jeune qui ne l’est pas ou pas suffisamment. Nous saurons ainsi combien coûte ou rapporte chacun. Nous ne pouvons cependant pas encore vous présenter les résultats, qui doivent d’abord être vérifiés comme nous l’avons fait pour le chiffre précédent.

M. Thomas Larrieu. En matière de protection de l’enfance, il est à noter que ce sont souvent les acteurs et les associations eux-mêmes qui se voient contraints de produire leurs propres données chiffrées. Cette problématique ne concerne d’ailleurs pas uniquement les jeunes majeurs.

S’agissant de l’accompagnement des jeunes présentant des vulnérabilités multiples, un chiffre mérite notre attention. Actuellement, seulement 24 % des professionnels ayant répondu à notre enquête estiment que l’accompagnement thérapeutique après le passage à la majorité est suffisant. Cela démontre clairement que le suivi dans les soins de santé reste insuffisant en termes de quantité et de qualité. Ces jeunes voient alors parfois leurs difficultés s’aggraver faute d’un accompagnement adéquat. En conséquence, certains professionnels ne sont pas pleinement aptes à prendre en charge des publics particulièrement vulnérables, ce qui aggrave encore la situation. Il est à noter qu’aujourd’hui, un jeune sur trois en protection de l’enfance bénéficie d’une reconnaissance de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Il s’agit d’une proportion considérable, sachant que certains jeunes, bien que potentiellement concernés, ne bénéficient pas de cette reconnaissance.

Mme Lise-Marie Schaffhauser. Il convient de souligner l’importance de la temporalité, à savoir la capacité à fournir une réponse adéquate au moment opportun, pour peu que la question soit posée de manière précise. En examinant certains récits de vie, on constate que si l’on avait évalué les besoins et les ressources de l’environnement de manière globale, en prenant en compte non seulement le jeune tel qu’il est, mais aussi toutes ses ressources potentielles, et si l’on avait répondu de manière appropriée aux questionnements au bon moment, on aurait pu éviter de nombreuses aggravations de situation ainsi que des dépenses supplémentaires. Cette question de la temporalité n’est malheureusement pas explicitement mentionnée dans la loi.

M. Thomas Larrieu. Notons, en outre, que les jeunes majeurs que l’on suit ne bénéficient pas, après l’âge de 18 ans, d’un cursus scolaire similaire à celui du reste de la population. Cette différence n’est-elle pas due au fait que ces jeunes n’ont pas bénéficié, avant leur majorité, d’un accompagnement adéquat pour suivre un cursus scolaire adapté et serein ?

Mme Sophie Diehl. Lors d’un petit-déjeuner organisé au Sénat en février dernier, nous avions invité des jeunes à venir témoigner de leurs expériences et de leurs perspectives d’avenir. Deux d’entre eux, en particulier, ont souhaité participer aux échanges. Le premier, malgré certains handicaps, exprimait une véritable confiance en l’avenir et se réjouissait de la qualité de l’accompagnement dont il bénéficiait. Le second, en revanche, rencontrait davantage de difficultés en raison d’un handicap plus complexe et moins connu, et ne trouvait pas les réponses adéquates au sein de l’institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep) où il était accueilli. Il souhaitait que son handicap soit mieux compris et pris en charge par des spécialistes. Il exprimait également des besoins plus simples, comme un accompagnement personnalisé jusqu’à ce qu’il n’en ressente plus la nécessité. Il a évoqué son expérience en Itep, où une personne dédiée, bien que non spécialisée dans son syndrome, l’a considérablement aidé. Cependant, cet accompagnement a été interrompu sous prétexte qu’il allait mieux. Il a souligné l’impact négatif de cette interruption sur son avenir, insistant sur l’importance d’un soutien continu jusqu’à l’autonomie complète. Il est essentiel de comprendre que cesser d’aider ces jeunes sous prétexte qu’ils progressent les replonge dans des situations difficiles. Il est par conséquent impératif de leur permettre de bénéficier d’un accompagnement jusqu’au bout.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Le témoignage de vous venez de partager me permet de mettre un visage et un nom sur ce jeune, qui avait évoqué une rupture de prise en charge à partir de juillet. Je voudrais vérifier si, à l’époque, nous avions exprimé notre souhait de prolonger cet accompagnement, compte tenu de sa double vulnérabilité, qu’il a su exposer aux parlementaires. Il est essentiel que ce jeune continue à être accompagné au-delà du mois de juillet. Si ce n’était pas le cas, la commission d’enquête pourrait intervenir.

Mme Sophie Diehl. Merci beaucoup. Je vous transmettrai une réponse dans les plus brefs délais.

Mme la présidente Laure Miller. Je vous remercie pour vos réponses très éclairantes.

  1.   Audition conjointe de M. Jean-Marie Muller, président de la Fédération nationale des associations départementales d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance (Fnadepape), MM. Christian Haag, Jérôme Beaury et Hakan Marty, éducateurs spécialisés et anciens enfants placés, M. Mads Suaibu Jalo, président du réseau d’entraide « Repairs », et Mme Aniella Lamnaouar, bénévole du réseau (mardi 28 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Je suis heureuse de vous accueillir aujourd’hui et vous remercie d’avoir accepté notre invitation.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

En outre, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Jean-Marie Muller, Christian Haag, Jérôme Beaury, Hakan Marty, Mads Suaibu Jalo et Mme Aniella Lamnaouar prêtent serment.)

M. Jean-Marie Muller, président de la Fédération nationale des associations départementales d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance (Fnadepape). Merci de nous avoir invités à témoigner devant cette commission d’enquête. Bien que nous n’ayons pas le même âge, mes collègues et moi-même partageons des points communs : une enfance marquée par des difficultés, un sentiment d’abandon et de défaillance parentale, notre désir de devenir quelqu’un, notre résilience et nos engagements militants, associatifs et professionnels. Notre instance a choisi une délégation conduite par son président, accompagné de MM. Jérôme Beaury et Christian Haag, tous deux professionnels et anciens de la protection de l’enfance. Leurs analyses et leurs parcours nous offriront un regard précis sur l’état des établissements accueillant les jeunes enfants confiés. Ils ont également écrit sur leur histoire personnelle, témoignant de la distance qu’ils ont pu prendre avec celle‑ci.

Notre mouvement représente 80 associations départementales d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance (Adepape) réparties sur l’ensemble du territoire. Il se trouvait quelque peu en difficulté dans le renouvellement de ses équipes il y a quatre à cinq ans. Cependant, une vingtaine d’associations ont été relancées au cours des trois dernières années, entre autres grâce aux effets de la loi du 14 mars 2016 et au soutien des directions départementales chargées de l’enfance et des familles. Le rapport du Conseil économique, social et environnemental (Cese) a également contribué à une meilleure santé financière de notre tête de réseau, dont le montant de la subvention a doublé, lui permettant ainsi de créer un poste de chargé de mission alors que, jusque-là, notre fédération fonctionnait uniquement grâce à l’engagement de bénévoles, sans ressources pour accomplir le travail nécessaire. Le rapport de la commission des affaires sociales lors de l’examen, en 2021, du projet de loi relatif à la protection des enfants a également été déterminant pour les Adepape, malgré un parcours administratif particulièrement difficile.

Nous ne parlons jamais d’enfants placés, mais d’enfants accueillis et d’enfants confiés à la protection de l’enfance, conformément à la terminologie légale. Bien que les termes « placement » et « ordonnance de placement » existent, nous préférons éviter cette appellation qui réifie l’enfant. Au contraire, la dénomination d’« enfants confiés » implique une certaine confiance envers la protection de l’enfance.

Notre objectif est de poser un regard critique sur la protection de l’enfance lorsque cela est nécessaire. Notre principal lieu d’observation se situe au sein des conseils de famille des pupilles de l’État, où nous siégeons sur l’ensemble du territoire. Nous en présidons d’ailleurs une vingtaine. Nous pouvons ainsi y scruter les disparités et les éventuelles défaillances des pratiques des professionnels de la protection de l’enfance. Nous y découvrons également des initiatives remarquables. Notre discours sur la protection de l’enfance se veut équilibré et sans détour lorsque des critiques s’imposent. La protection de l’enfance devrait aussi être mieux traitée par les médias, dans la mesure où une institution maltraitée devient maltraitante.

Nous défendons des principes incontournables en matière de politique de protection de l’enfance, dont il est essentiel de clarifier les missions en se concentrant exclusivement sur l’intérêt de l’enfant. Par exemple, nous revendiquons la désignation d’un avocat pour chaque enfant. De plus, il est impératif de protéger le plus rapidement possible les enfants en situation de délaissement ou exposés à des négligences graves. Nous saluons à ce propos, madame la rapporteure, l’aboutissement de la loi du 18 mars 2024 concernant la suspension de l’autorité parentale en cas de négligences graves, répondant à l’une de nos revendications les plus anciennes. Nous avons également à cœur de tracer des parcours d’avenir dans un souci d’équité sociale. Il nous paraît indispensable d’instaurer une discrimination positive pour rétablir l’équité qui faisait défaut à la naissance. Comme le souligne la Stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance, nous œuvrons à réduire les inégalités de destin.

Nous avons tenu à être présents dans toutes les instances qui nous sont accessibles, notamment pour les enfants qui ne sont pas pupilles de l’État, aux niveaux local et national et ce depuis l’adoption de la loi du 14 mars 2016, avant laquelle aucune instance ne nous était ouverte. Nous sommes ainsi membres, au niveau national, du groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée, du Conseil national de l’adoption (CNA) ou encore, au niveau local, des commissions d’examen de la situation et du statut des enfants confiés (Cessec). Notre volonté est de représenter les usagers afin qu’ils participent à la transformation de la protection de l’enfance de l’intérieur, par le biais d’observations constructives. Cela reflète par ailleurs notre engagement au Haut Conseil du travail social (HCTS) sur la question de la formation, ainsi qu’à la Haute Autorité de santé (HAS) pour la contribution aux recommandations de bonnes pratiques.

M. Christian Haag, éducateur spécialisé et ancien enfant placé. Je suis honoré d’avoir été invité aujourd’hui par la Fnadepape à témoigner aux côtés de mon camarade Jérôme Beaury, et d’avoir l’occasion de m’exprimer devant la représentation nationale. Cependant, je déplore la faible présence des députés dans cette salle. Je me console en me rappelant qu’ils étaient plus nombreux lors de précédentes auditions.

Je m’appelle Christian Haag, j’ai 37 ans et je viens de Strasbourg. Je travaille dans la protection de l’enfance en tant qu’éducateur spécialisé, précisément dans un foyer d’accueil d’urgence pour mineurs en situation de danger. Ayant été abandonné par mes parents dès le début de ma vie, j’ai vécu toute mon enfance en foyer et en famille d’accueil. J’ai passé huit années en structures d’accueil collectif, autrement dit en « foyer », et une dizaine d’autres en famille d’accueil et en famille relais. Aussi douloureuse qu’ait pu être mon enfance, elle a été sauvée par l’aide sociale à l’enfance (ASE), par mes éducateurs en foyer et par mes familles d’accueil, envers lesquels je serai éternellement reconnaissant. Je fais partie de ces anciens enfants confiés qui témoignent, partout où on les invite, d’un parcours globalement positif. Compte tenu des conditions difficiles de mon début de vie et de la suite de mon parcours, j’ai traversé de nombreuses périodes de détresse. Cependant, mes éducateurs et mes familles d’accueil m’ont toujours appris et rappelé que mon destin n’était pas écrit d’avance. Le roman de nos existences n’est pas fait de fatalité ; il laisse aussi la place à la liberté de modifier notre propre sort, à condition d’être aidé à le faire, ce qui fut mon cas.

Si je suis ici devant vous en tant qu’éducateur spécialisé, c’est parce que la majorité des travailleurs sociaux qui se sont occupés de moi ont accompli leur mission de manière exemplaire. Ils m’ont aidé à échapper à un destin que beaucoup considèrent comme inévitable pour les « enfants de la Ddass ». J’ai obtenu mon baccalauréat avec mention et je suis aujourd’hui travailleur social. Je mesure la chance qui a été la mienne : une famille d’accueil m’a soutenu, un peu comme des parents, même après leur départ à la retraite. Je doute que j’aurais suivi le même chemin si j’avais grandi uniquement en institution. Les chiffres et les témoignages le confirment malheureusement souvent.

Fort de ma double expérience, je formule des observations qui oscillent entre les constats issus de mon parcours personnel et ceux que j’établis depuis maintenant seize ans sur mes différents lieux de travail. La protection de l’enfance des années 1990-2000, que j’ai connue, n’existe plus aujourd’hui. Je me sens beaucoup plus à l’aise pour parler de mon métier dans son aspect le plus concret, le plus vivant, que de discuter de lois et de politiques, disciplines que je maîtrise assez peu. Je considère toutefois comme utiles ces allers-retours entre mon expérience d’enfant confié et celle d’éducateur, car de nombreuses thématiques, depuis longtemps, forment dans mon esprit des portions d’analyses dont j’espère humblement qu’elles porteront leurs fruits dans ce débat. Je suis heureux que cette commission d’enquête existe et je l’espère utile pour les enfants et les professionnels de notre secteur, en fonction des perspectives d’actions nouvelles qu’elle offrira.

Bien que j’estime qu’elle fonctionne globalement plutôt bien, la protection de l’enfance en France connaît des difficultés. Toutefois, vous ne m’entendrez pas jeter l’opprobre sur l’ASE ni sur les acteurs qui œuvrent de près ou de loin à la protection de l’enfance. Sans eux, des milliers d’enfants ne disposeraient de personne pour entendre leurs souffrances et les accompagner. Sans eux, des milliers d’autres mourraient. Avec l’équilibre et la nuance qui manquent parfois dans les constats dressés, j’aimerais donc souligner ce qui me semble être des manquements, des carences, des obstacles à franchir. Je suis en effet de porter la voix de tous ces « camarades de galère » qui ont partagé cette expérience difficile.

Au sein même de cette salle, des témoignages poignants ont révélé un aperçu des manquements de notre système de protection de l’enfance. Pourtant, de nombreux constats perdurent depuis trop longtemps, sans qu’aucune solution ne semble émerger. Ces problèmes expliquent en partie les drames trop fréquents vécus par des enfants censés être protégés. Les pénuries de travailleurs sociaux dans les départements, les associations, les établissements et les familles d’accueil, ainsi que la maltraitance en structure ou en famille d’accueil, sont préoccupantes. Le manque de places dans les institutions, le débordement des accueils d’urgence, les choix politiques parfois déconnectés de la part des départements, l’appauvrissement de la prévention spécialisée, les inégalités des parcours et des chances, le suivi encore trop fragile des jeunes majeurs, la formation des professionnels représentent autant de défis à relever. Je suis convaincu que nous surmonterons ces difficultés, comme nous l’avons fait depuis la loi de 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, grâce à une prise de conscience collective. Il est urgent d’agir, car trop d’enfants subissent encore les manquements d’un système qui a des atouts, mais nécessite un soutien, car il chancelle encore sur bien des points.

Pour m’éloigner des théories et des lois et me rapprocher du terrain, je peux témoigner des journées de travail où mes collègues et moi-même accompagnons des enfants en quête de reconnaissance et d’attention parce que nous ne sommes pas suffisamment nombreux pour les encadrer correctement, gérant plus souvent des groupes au détriment des individualités qui les composent. Les effets psychologiques de cette situation sont parfois dévastateurs pour les enfants, souvent usés par la vie en collectivité, dont la violence, qui n’est pas toujours perceptible de l’extérieur, n’en est pas moins réelle. La vie en collectivité est bruyante et peut être extrêmement éprouvante. Elle vous presse, vous perd dans un effet de masse continuelle et dans la violence. Je vous l’affirme en connaissance de cause. De nombreux enfants la subissent, 24 heures sur 24, et en sortent des mois, voire des années plus tard, considérablement abîmés, voire traumatisés.

Certains enfants voient leurs problématiques psychiques perdurer et s’aggraver, même lorsqu’ils sont confiés à nos services, car les dispositifs sont saturés. Il faut souvent attendre un an pour qu’un centre médico-psychologique (CMP) puisse suivre un enfant. Certains restent piégés chez eux avec des parents violents parce que les places en structure d’accueil manquent ; les décisions de placement des juges ne sont alors pas exécutées. Les services sociaux du département et les associations manquent également de personnel. Enfin, certains enfants sont malmenés, voire maltraités dans les institutions ou les familles d’accueil, qui ne sont pas suffisamment accompagnées, formées, voire contrôlées.

Je conclurai en citant le docteur Céline Greco, ancienne enfant confiée à la protection de l’enfance, devenue médecin à l’hôpital Necker et présidente de l’association Im’pactes, qui promeut la santé des enfants confiés. Elle explique que les enfants victimes de violences perdraient jusqu’à vingt ans d’espérance de vie. Selon elle, ils vont développer deux fois plus de maladies cardiovasculaires, de cancers, d’AVC, onze fois plus de démence, trente-sept fois plus de syndromes dépressifs et de tentatives de suicide. Nous, travailleurs sociaux, investissons notre temps, notre énergie et notre passion pour prodiguer aux enfants que nous accompagnons toutes ces nourritures qui apaisent beaucoup de leurs faims et que la politique ne saurait assouvir. Il s’agit de la relation, de l’attention, de la bienveillance, etc. Cependant, si certains pans du secteur facilitaient davantage notre travail – et c’est sur ce point que vos travaux importeront – toujours plus d’enfants se porteraient mieux, de professionnels aussi et, finalement, la société tout entière en bénéficierait.

M. Jérôme Beaury, éducateur spécialisé et ancien enfant placé. Merci beaucoup pour votre invitation. Je suis présent aujourd’hui en tant que personne-ressource au sein de la Fnadepape. Si le thème de ces auditions porte sur les manquements des politiques de protection de l’enfance, je vais vous offrir une perspective nuancée sur ce que représente cette protection à mes yeux. À travers mon expérience d’ancien enfant confié, d’ancien administrateur de maison d’enfants à caractère social (Mecs), de travailleur social et d’ancien directeur de l’ASE, je vais vous narrer cette histoire, empreinte tantôt de nostalgie, tantôt de jugement.

Mon parcours d’enfant placé a débuté à l’âge de 2 ans par une rencontre imprévue avec une assistante sociale, des signaux qui ne lui ont pas échappé et une première orientation en famille d’accueil. Par la suite, j’ai été placé dans une première Mecs, puis dans une seconde, j’ai été suivi par un service d’accueil en milieu ouvert, ai bénéficié d’un contrat jeune majeur et obtenu une aide financière proposée par le département jusqu’à mes 23 ans. J’ai fait des rencontres formidables, vécu des années inoubliables et noué des liens qui perdurent encore aujourd’hui. Contrairement à certains témoignages entendus au sein de cette commission, je peux affirmer que j’ai été un enfant heureux de l’ASE, qui a parfaitement répondu à mes besoins, comblant des défaillances parentales évidentes. En repensant à ces années, je me remémore le travail acharné des professionnels, qui a permis de me sécuriser dans ma vie d’adulte, la bienveillance quotidienne, la confiance, la disponibilité, l’amour, le non-jugement, la tolérance, la présence, le respect de nos singularités, une cohésion et des valeurs. Comment ne pas être nostalgique face à ces équipes unies, complètes, cohérentes, cet esprit familial qui régnait dans la Mecs ? Je n’ai assurément pas rêvé ce temps. Si notre système a pu créer ces conditions, il doit pouvoir le refaire. Il n’est pas à repenser entièrement, mais doit retrouver un second souffle. Il est, selon moi, victime d’un trop grand enfermement sur lui-même, d’un manque d’interaction, de temps et de sens. C’est un système qui a bâti son propre essoufflement.

Chers parlementaires, la protection de l’enfance vous demande de l’aide aujourd’hui et vous êtes désormais les décideurs de son cap. Je souhaite attirer votre attention sur le fait que le bien-être des enfants passe par le bien-être des travailleurs sociaux. Nombre des remarques qui vont suivre sont liées à un déficit majeur de personnel. En tant que professionnel, mes observations mettent en exergue plusieurs questionnements.

Le manque de sens dans nos pratiques et l’urgence à laquelle les professionnels doivent répondre aux injonctions de la collectivité, des familles, des associations, des spécificités du soin et des turnovers croissants, tout en préservant l’intérêt supérieur de l’enfant, sont préoccupants. Le manque cruel de professionnels, comme je l’ai déjà mentionné, ainsi que l’absence de transversalité et de coopération entre les différents acteurs et secteurs – protection de l’enfance, santé, éducation nationale et justice – voire les injonctions contradictoires que ces secteurs se renvoient, fragmentent les besoins de l’enfant. L’insuffisance des dotations affecte la qualité de la prise en charge. Les choix politiques créent des iniquités d’accès aux droits. Les délais d’exécution des placements et le décalage entre le niveau des travailleurs sociaux sortant de formation et les besoins de terrain sont également problématiques. Par ailleurs, les médias contribuent de façon inquiétante à la stigmatisation du travail social. Comment les jeunes peuvent-ils garder un semblant d’optimisme lorsqu’on leur rappelle constamment que les anciens de l’ASE sont majoritairement devenus les sans-abri d’aujourd’hui ? Abordons aussi les réalités de l’appareil judiciaire, souvent en contradiction avec celles des jeunes. Le nombre important de jeunes confiés à l’ASE relevant du champ du handicap pose question. Je pense notamment aux jeunes bénéficiant d’un droit à un accompagnement par une auxiliaire de vie scolaire, droit souvent non mis en œuvre. La psychiatrie est un autre domaine préoccupant. Quid de la pression exercée auprès des jeunes et auprès des éducateurs dans la préparation à la majorité ?

À en juger par les nombreux textes réglementaires de ces dernières années, j’estime que vivre dans une société qui protège les plus vulnérables, c’est vivre dans une société saine. La définition même de la protection de l’enfance ne cesse de s’élargir, posant ainsi le défi de protéger près de 400 000 enfants avec un nombre réduit d’acteurs. La plupart des dysfonctionnements mentionnés trouvent leur origine dans un manque de personnel. J’ai quitté la direction chargée de l’enfance et des familles du Calvados car, malgré le caractère noble de ses missions, nombre de décisions et dispositifs n’étaient pas mis en œuvre faute de professionnels. Quelle frustration de ne pas voir diminuer les chiffres alarmants dont j’étais informé chaque semaine ! Il est donc nécessaire d’embaucher, de valoriser, de fidéliser, de mieux former et de former davantage et au plus vite. Cependant, aucune loi ne peut obliger quiconque à embrasser nos formidables métiers de l’humain. Il va donc falloir convaincre. De nombreuses conventions collectives sont devenues obsolètes. Je prends pour exemple l’avenant 43 à la convention collective nationale de l’aide, de l’accompagnement et des soins et services à domicile ou encore le Ségur de la santé pour les métiers du social, dont les grilles de rémunération sont déjà inférieures au niveau du Smic. Il est impératif de revoir les formations, leur contenu, le nombre de diplômes d’État, et de sortir ces formations de Parcoursup, qui propose des orientations beaucoup trop aléatoires. La polyvalence constitue, à mon sens, un début de réponse aux problématiques des ressources humaines. Ma priorité serait d’accélérer le travail sur les aspects préventifs afin d’éviter de futurs déracinements. Honnêtement, une seule personne dans cette enceinte accepterait-elle de travailler auprès de jeunes ayant des difficultés accentuées par nos manques, au sein d’une équipe éducative instable, avec un encadrant submergé par sa charge administrative et qui doit en plus rendre des comptes en termes de chiffres et non de qualité ? Ajoutez à cela la colère du jeune qui se manifeste par des insultes ou des crachats dans les meilleurs des cas et une rémunération à peine supérieure à 1 800 euros après trois années d’études. Personnellement, je ne m’aventurerais pas dans cette folie.

La séance est suspendue de dix-huit heures vingt à dix-huit heures trente.

M. Jérôme Beaury. L’incapacité d’accueillir de nouveaux jeunes dans les structures est à la fois matérielle, financière, humaine, mais également idéologique et sociétale. Les jeunes relevant du champ du handicap et de la pédopsychiatrie se voient accueillis dans des lieux inadaptés. Il est crucial de ne pas confondre la complexité d’une prise en charge avec la complexité d’un jeune. Notre système est fragilisé et je constate que les Mecs, les familles d’accueil et les foyers de l’enfance souffrent majoritairement de ces dysfonctionnements. Dans tous ces lieux d’accueil, nous générons de la colère chez nos enfants. Il faut cesser de considérer les jeunes majeurs sortant de l’ASE et les mineurs non accompagnés (MNA) comme une simple charge financière pour la collectivité. Il est choquant de réduire leurs projets à un simple coût. Que sommes-nous en train de créer ? Comment les aider à bien se construire dans des conditions aussi insécurisantes ? Je peux personnellement assurer que mes deux filles de 18 et 22 ans ne sont absolument pas prêtes à affronter le monde sans soutien. Alors pourquoi imposerions-nous un tel risque à des enfants peu ou pas autonomes ? Les efforts en direction de la protection de l’enfance sont palpables, mais peut-être ne sont-ils pas bien orientés. Les enveloppes consacrées à la Stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance, par exemple, ne doivent pas servir à créer de nouvelles strates humaines, mais plutôt à préserver les acteurs existants, à les valoriser et à améliorer leurs conditions de travail. On multiplie les postes de chargés de mission alors que les postes les plus opérationnels sont réduits. Le pragmatisme doit être le maître mot de nos actions. Communiquons sur nos métiers et nos valeurs autrement que par le biais de reportages à charge. Si certains souhaitent complètement revoir notre système, je crains qu’ils ne perçoivent pas la pleine mesure de l’intensité du travail réalisé par des professionnels appliqués, impliqués, rigoureux et responsables. Nos missions concrètes consistent à accompagner la souffrance et à éveiller nos enfants à un monde meilleur. Hormis dans le domaine de la santé, je ne connais aucun travail plus important. Celui-ci requiert énormément de qualités humaines et de compétences techniques qui peuvent nous pousser à la faute très facilement. Les manquements dans notre secteur existent et ne doivent surtout pas être dissimulés, mais ils ne doivent pas servir de prétexte pour réformer tout un secteur dans sa globalité.

J’exerce actuellement en tant que directeur de la formation au sein d’un groupe privé de travail temporaire. Ma mission consiste à renforcer les compétences du personnel intérimaire, qu’il soit diplômé ou non, afin d’outiller ces professionnels dans leur quotidien auprès de publics vulnérables. Il s’agit de contrer la désaffection des métiers du travail social dans un contexte d’augmentation du nombre de personnes à protéger. J’entends ici et là des réticences, voire des accusations souvent erronées, à l’encontre de l’arrivée de nouveaux acteurs qui ne partagent pas notre culture. Nous avons raison d’avoir peur, de nous questionner et même de rejeter ce changement. Cette attitude semble naturelle, mais dénote un manquement à notre responsabilité. L’introduction du travail temporaire dans la protection de l’enfance est une nouveauté, tout comme le turnover dans nos structures d’accueil. Nous devons plus que jamais nous unir pour continuer à accomplir notre mission, tout en en conservant le sens. L’objectif aujourd’hui est de préserver les motivations et d’acculturer progressivement aux valeurs qui nous animent. La finalité de ce travail est de participer au « repeuplement » de notre secteur, tâche qui nous incombe à tous. Peut-être le rapport au travail a-t-il changé et peut-être assisteton à l’émergence d’un refus de continuer à travailler dans des conditions indignes ? Le risque de notre inaction est de laisser notre société sombrer dans la folie. Ces jeunes ont besoin de vous, de nous. Qui serions-nous si nous ne les écoutions pas ?

M. Hakan Marty, éducateur spécialisé et ancien enfant placé. Merci pour cette invitation. J’ai 32 ans et je suis éducateur spécialisé. J’ai été placé en protection de l’enfance. J’ai vécu en famille d’accueil pendant une quinzaine d’années, puis en Mecs et enfin en appartement éducatif. J’ai compris par la suite que la situation dans laquelle je me trouvais, censée être protectrice, ne l’était pas réellement. La famille d’accueil à qui j’avais été confié s’est révélée maltraitante, tant physiquement que psychiquement. Ces expériences ont laissé des séquelles et influencé ma vision de l’institution.

Mon parcours professionnel m’a permis de travailler dans différents départements en France, mais aussi à l’étranger, notamment en Espagne, à Madagascar et au Québec. Depuis mon retour, j’ai pris la direction de la Suisse, car je ne suis plus en accord avec les politiques sociales en France. Je ne souhaite pas critiquer pour le plaisir, mais certains aspects méritent d’être questionnés.

Avant de venir ici, j’ai échangé avec de nombreuses personnes, des professionnels de terrain, des parents et d’autres qui m’ont avoué ne rien connaître de la protection de l’enfance. Il est préoccupant de constater qu’en France, cette question semble marginale, alors que tous les parents se préoccupent de la protection et de l’épanouissement de leurs enfants.

Les points qui me préoccupent particulièrement sont le manque croissant d’accompagnement au sein des structures et la place accordée à l’enfant, notamment en termes de choix. Mon expérience au Québec m’a conduit à observer des pratiques très différentes et parfois plus pertinentes. Aujourd’hui, il est regrettable de constater que la question de la protection de l’enfance est quasiment inexistante dans le débat public. Je reconnais que certains professionnels et politiques s’efforcent de prendre les mesures nécessaires. Cependant, la diminution progressive du nombre de professionnels exerçant en structures d’accueil pose problème. Ces derniers se renvoient souvent mutuellement leurs responsabilités, jusqu’au niveau départemental, où l’on finit par déclarer qu’il incombe à l’État de prendre en charge les jeunes après 18 ans. Les politiques sont souvent mises en place à très court terme, comme les contrats jeunes majeurs, avec l’apparition de situations illogiques. Or il est maltraitant de ne pas réfléchir à l’accompagnement de l’enfant, à son parcours, dans le cadre d’une politique de long terme, c’est-à-dire sur dix ou quinze ans au lieu d’un an maximum. J’ai travaillé avec le tribunal de Lyon sur l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) ; j’ai eu l’occasion de recueillir les confidences informelles de certains juges, qui m’ont confié ne pas savoir quoi faire face au manque de places. J’étais choqué de cette absence de solution pérenne dans le milieu judiciaire, mal compensée par des accueils en foyer d’urgence d’une durée d’un à deux ans, où les jeunes se trouvent encadrés par des professionnels non formés. Certains collègues affirment en effet que des personnes peu qualifiées sont recrutées, disposant seulement du brevet d’aptitude professionnelle d’assistant animateur technicien (Bapaat), d’où mes interrogations sur la possibilité travailler de façon compétente. Au Québec, en revanche, des formations sont disponibles en permanence, agrémentées d’une réflexion sur les aspects cliniques du quotidien. L’une de mes amies, qui exerce en protection de l’enfance dans ce territoire, travaille dans une structure qui dispose d’une équipe médicale comprenant un dentiste, un médecin et des infirmiers. Les cadres sont disponibles du matin au soir pour intervenir en cas de crise et soutenir les professionnels de terrain. L’accompagnement à la parentalité y est également très développé. Bien sûr, tout n’est pas parfait et certaines pratiques peuvent être questionnées, mais l’écart avec le fonctionnement constaté en France est significatif. C’est pourquoi il ne m’est plus envisageable de travailler dans une institution en France, où j’aurais le sentiment de maltraiter les enfants que j’accompagnerais. Les directeurs de structure éprouvent aussi de la souffrance. En outre, certains collègues me rapportent que la police refuse désormais d’intervenir dans leur structure, tout comme l’hôpital voisin, avec lequel ils collaborent pourtant, faute de place chez les assistants familiaux pour accueillir les enfants.

Je voudrais également évoquer l’image des enfants placés aujourd’hui. En écoutant mes collègues, je constate que nous nous présentons souvent sous cette étiquette, ce qui me semble absurde dans la mesure où lorsque je vous observe, je vois simplement des êtres humains. Or cette image est particulièrement lourde à porter. Combien d’enfants, moi y compris, ont ressenti de la honte à l’idée d’être des enfants placés ? Nous portons non seulement notre histoire personnelle et familiale, tout comme vous qui avez peut-être eu des parents imparfaits, mais également le poids du regard de la société. Les reportages télévisés sont souvent à charge et bien que certains soient utiles, ils contribuent à une perception négative des enfants confiés. Lorsque je les visionne avec des amis extérieurs à ce milieu, ils imaginent que mon métier consiste continuellement à travailler avec des délinquants. J’ai récemment entendu une personnalité politique suggérer l’envoi de jeunes dans des foyers pour régler des problèmes de comportement, ce qui témoigne d’une méconnaissance totale de la vie en collectivité au milieu de dix autres enfants en souffrance. Il serait pertinent de réfléchir, sur le plan national, à la valorisation de l’image de la protection de l’enfance. La responsabilité des départements et de l’État doit également être envisagée sur le long terme.

Je souhaiterais mettre en avant l’approche d’accompagnement des Canadiens. Dans les institutions de ce pays, nous trouvons des sexologues, des spécialistes en activités cliniques pour soutenir les professionnels, ainsi que des ethnologues. Le gouvernement québécois a véritablement mis en place un dispositif complet en termes de formation et de participation pour tous. D’autres formidables initiatives à destination des jeunes ont également été mises en œuvre.

M. Mads Suaibu Jalo, président du réseau d’entraide « Repairs ». J’aimerais compléter les propos tenus concernant l’atmosphère dans laquelle vivent les enfants accueillis en foyer. Ayant grandi en famille d’accueil, j’ai eu la chance de ne pas connaître cette expérience. J’ai ainsi bénéficié d’un environnement familial qui répond à un besoin de normalité. En famille d’accueil, le développement individuel et personnel de l’enfant est favorisé, contrairement au foyer. J’ai visité un foyer dans lequel j’ai rencontré des enfants âgés de 6 à 12 ans. J’y ai passé deux heures, durant lesquelles nous avons partagé un repas et joué ensemble. Je vous assure que l’environnement à l’intérieur du foyer (disposition des tables, des lits, organisation des repas et activités, etc.) y est violent. Après ces deux heures, j’ai réalisé que je préférerais vivre n’importe où ailleurs que dans un foyer. Je me suis interrogé sur le quotidien de ces jeunes qui vivent là-bas à temps complet. Récemment encore, nous avons travaillé sur un projet dans un foyer accueillant des enfants de 3 à 11 ans. L’objectif était d’imaginer l’environnement et la vie de famille idéaux pour ces enfants. Nous leur avons posé des questions à travers la réalisation de dessins et de jeux. L’un des dessins, qui m’a particulièrement surpris, représentait une maison faite d’une multitude de bonbons très colorés. Lorsque nous avons demandé à l’enfant pourquoi elle avait dessiné cela, elle nous a expliqué que, lorsqu’elle rentrait chez elle, une de ses amies lui avait demandé « Pourquoi y a-t-il tant de gens qui entrent chez toi ? ». Pour elle, c’était une source de malaise, car elle ne savait pas comment expliquer cette situation. Selon moi, le système des foyers, aussi modernes soient-ils, pose problème. En effet, de nombreuses personnes y vivent, chacune avec ses traumatismes et son histoire, sans qu’il y ait de place pour l’individu en tant que tel. Ce système engendre beaucoup de violence. En Italie, par exemple, il n’existe pas de système de foyers, mais un système communautaire. Récemment, à Paris, j’ai participé en tant que jury à la création de différentes communautés de trois à quatre personnes vivant ensemble dans une maison ou un appartement, accompagnées par des professionnels médico-sociaux et éducatifs. Ce modèle me semble très pertinent, car il prend en compte la personne dans son individualité.

En France, cependant, la réflexion à long terme fait défaut. À 18 ou 21 ans, l’accompagnement cesse. Actuellement, les sorties s’avèrent catastrophiques : les jeunes se retrouvent brutalement sans logement, sans argent, sans emploi, sans nourriture et dans des situations administratives non régularisées. À mon avis, la protection de l’enfance accuse un retard par rapport à des problématiques qui existent depuis longtemps. Certaines personnes dénoncent les mêmes défaillances depuis déjà des décennies.

Je m’interroge aujourd’hui sur la responsabilité de la protection de l’enfance. Qui doit en assurer la réorganisation ? Qui doit combler le retard accumulé et garantir un accompagnement adéquat dans le temps ? Actuellement, aucun organisme ne semble, à mes yeux, capable de remplir cette mission. J’espère qu’à l’issue de cette commission d’enquête, des clarifications seront apportées et des mesures mises en place pour induire un changement positif et porteur d’espoir. Depuis l’annonce de la tenue de cette commission, nous avons rencontré de nombreux responsables politiques et échangé entre nous. Nous attendons beaucoup des conclusions qu’elle pourrait formuler pour conduire vers des changements substantiels. Les travailleurs sociaux, en particulier, sont en grande difficulté, submergés par un grand nombre de jeunes à prendre en charge, avec des ressources limitées et un temps insuffisant pour se concentrer sur des solutions efficaces. Cette situation est intenable pour eux et a des répercussions sur les jeunes qu’ils accompagnent, ainsi que sur leur propre bienêtre.

Mme Aniella Lamnaouar, bénévole du réseau d’entraide « Repairs ». Je vous remercie de nous accueillir pour aborder les manquements des politiques de la protection de l’enfance. Le nom de la commission d’enquête est significatif et mérite d’être rappelé. Les rapports et témoignages sont nombreux et les recommandations multiples. Nous avons choisi d’adopter une approche différente, préférant concentrer les politiques de protection de l’enfance autour des besoins des enfants, qui doivent en être le cœur. Actuellement, le terme « enfant placé » reflète tristement la réalité.

À 24 ans, ayant quitté la protection de l’enfance il y a moins de cinq ans, je constate malheureusement la répétition des mêmes manquements de génération en génération. Je me présente fièrement comme à la fois étudiante et issue de la troisième génération d’enfants placés, ce qui souligne le caractère systémique du problème et la nécessité d’une réforme structurelle.

Il est essentiel de distinguer un besoin de normalité, celle-ci étant souvent inexistante pour les enfants placés, et la nécessité de spécificité, compte tenu de leurs parcours et séquelles personnels. Par exemple, les rendez-vous au tribunal à 10 heures nous font manquer l’école. Les foyers, qui sont censés être des maisons pour tous, ne deviennent finalement la maison de personne. Cette absence de normalité accentue l’insécurité et l’instabilité de nos vies.

En reprenant la pyramide des besoins de Maslow, il apparaît évident que les besoins de base des enfants placés, à savoir les besoins physiologiques et de sécurité, ne sont pas toujours satisfaits. Bien que le nombre de placements et de mesures de protection de l’enfance augmente, traduisant une prise de conscience et une prise en considération de la voix de l’enfant, le nombre de décès d’enfants subissant des violences reste trop élevé. Par ailleurs, très récemment, une enquête du Syndicat de la magistrature a révélé qu’au moins 3 335 placements n’étaient pas exécutés, ce qui est extrêmement alarmant. Les enfants qui brisent le tabou de la maltraitance et qui sont censés recevoir une protection en retour sont confrontés à une absence de mesures, ce qui est terrible et montre à quel point l’enfant n’est pas au centre des réflexions.

Les besoins de sécurité sont bien documentés. La Défenseure des droits avait déjà souligné cette problématique il y a quelques années, notamment en ce qui concerne l’engagement sur la protection maternelle et infantile (PMI). Lorsque l’on parle de protection de l’enfance, on se concentre souvent uniquement sur les placements et les structures, alors que la prévention est tout aussi essentielle. Malheureusement, en raison de l’urgence et des manquements, celle-ci n’est plus suffisamment investie. Les moyens d’action et de suivi sont insuffisants, ce qui constitue un problème majeur. Légiférer est une chose, mais appliquer les lois s’avère encore plus utile.

La crise actuelle affecte également les professionnels. Certains départements sont en situation de crise totale. Par exemple, dans l’Hérault, 178 enfants sont placés alors que la capacité maximale est de 123 lits. Concrètement, cela signifie que des enfants dorment sur des matelas dans les couloirs. Ces enfants, extraits de milieux défavorisés, ne voient pas leurs conditions de vie s’améliorer, bien au contraire.

Parmi les besoins fondamentaux, la question de la sécurité est majeure et passe par la protection contre les violences sexistes et sexuelles. Il est essentiel d’aborder ces questions de manière claire et de nommer les problèmes. Le manque de professionnels n’est pas anodin. Il est également notoire que les pédocriminels s’orientent vers des milieux où ils peuvent trouver des victimes facilement, ce que les chiffres confirment. À ce titre, le rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) révèle l’importance des progrès nécessaires en la matière. Le docteur Céline Greco l’a par ailleurs très bien exprimé la semaine dernière lors de son audition par la commission d’enquête : les conséquences de ce type de violences sont désastreuses. Il est inacceptable qu’en 2024, dans notre pays, 160 000 enfants soient encore victimes de violences sexuelles chaque année.

Les besoins psychologiques ont été évoqués, notamment à travers la question des familles d’accueil, c’est-à-dire des assistants familiaux. Il est impératif de débloquer ce système qui devient un cercle vicieux et s’embourbe. Cependant, il faut veiller à ce que le cumul des emplois ne se fasse pas au détriment des enfants nécessitant un accompagnement très spécifique, en particulier sur les questions de handicap. Il est nécessaire d’adopter une approche spécifique en fonction des enfants, des besoins, des départements et des territoires, ce qui illustre toute la complexité de la protection de l’enfance.

Théoriquement, pour atteindre les derniers échelons des besoins, il faut d’abord s’assurer que les premiers sont bien en place, ce qui n’est malheureusement pas le cas actuellement. Si nous parvenons à atteindre ce que l’on appelle le plein potentiel, nous devons alors répondre au besoin de réalisation. Les chiffres actuels montrent que 30 % des jeunes, à la sortie des dispositifs, retournent dans des situations à risque. L’absence de contrat jeune majeur, qui est en réalité un abus de langage puisqu’il s’agit d’un accueil provisoire jeune majeur, est également problématique. Cette absence induit souvent la mise à la rue, ce qui n’est pas la meilleure solution en sortie de dispositif. Certains jeunes sacrifient leur sécurité et leur bien‑être en retournant dans leur famille, alors qu’ils avaient été placés en raison de situations délétères et de maltraitance.

M. Mads Suaibu Jalo. Les inégalités sont flagrantes dans la mise en œuvre des contrats jeunes majeurs, dans la mesure où certains départements, qui disposent pourtant des moyens nécessaires, choisissent de ne pas les mettre en place. Ainsi, que ce soit à 18 ou à 21 ans, certains jeunes ne bénéficient d’aucun accompagnement. Cette disparité départementale nécessite une harmonisation. Il est impératif de mettre en place un schéma ou un partenariat départemental. Certains départements prétendent accompagner les jeunes mais, en réalité, ils exercent une pression psychologique considérable. On exige en effet d’eux qu’ils deviennent autonomes dans les trois à six mois qui précèdent leur majorité. Pour bénéficier d’un accompagnement jusqu’à 21 ans, ils doivent présenter un projet concret. Cette exigence est extrêmement violente, car il est impossible de définir un projet d’avenir du jour au lendemain à l’âge de 18 ans. Même lorsqu’un jeune obtient miraculeusement un contrat jeune majeur, il subit une pression constante et doit continuellement faire ses preuves. J’ai personnellement vécu cette situation, qui empêche d’envisager sereinement son avenir et de se concentrer sur ses études. C’est pourquoi il me semble qu’aujourd’hui, les départements qui proposent un accompagnement doivent s’assurer de la qualité du dispositif mis en place afin qu’il ne génère pas de maltraitance.

Mme Aniella Lamnaouar. Concrètement, qu’est-ce qu’un contrat jeune majeur ? En ce qui me concerne, ce contrat représentait une atteinte à la dignité. Lors du fameux rendez‑vous, notre vie est littéralement passée au crible : cuisine et alimentation, gestion de la lessive, gestion budgétaire, études... Les disparités territoriales sont souvent évoquées. En revanche, l’utilisation de la pression psychologique est bien plus difficile à admettre. Ainsi, on s’entend parfois dire : « Tu fais des études, tu es plus maligne que les autres, tu sauras faire une demande de logement Crous, donc laisse ta place à un autre jeune en difficulté ». Or le nombre de places ne devrait pas être restreint et aucun jeune ne devrait subir de pression pour céder sa place à qui que ce soit. Il est souvent question de chance dans nos parcours. Mais je tiens à rappeler que nous sommes plus ou moins représentatifs dans les commissions et instances. Actuellement, je ne suis pas à la rue, je poursuis des études et je peux m’investir dans ce genre d’engagement. Ce n’est pas le cas de beaucoup d’entre nous, qui sont en grande difficulté et ne peuvent être représentés ici.

J’aimerais en outre apporter un regard international sur cette question. En 2020, la Finlande a étendu la limite d’âge de soutien à 25 ans pour les MNA et les jeunes en situation de vulnérabilité, contre 21 ans auparavant. En 2021, la Hongrie a porté cette limite à 30 ans pour les jeunes nécessitant un soutien, notamment dans le cadre de leurs études, de leur formation ou de leur cursus d’enseignement supérieur. Cela démontre que nous accusons un retard considérable et rencontrons d’importantes difficultés en matière d’investissement dans les politiques de protection de l’enfance. Si nous représentons la troisième génération d’enfants placés sans amélioration notable, c’est nécessairement en raison de manquements significatifs.

En ce qui concerne les formations, il est essentiel de s’inscrire dans les politiques de jeunesse de manière globale. Les questions de genre, d’orientation sexuelle ou plus récemment de discrimination capillaire, nous concernent directement, à l’instar de tous les autres jeunes. Actuellement, nous manquons de professionnels formés, attentifs et sensibilisés à ces problématiques. De plus, nous ne disposons pas de mécanismes efficaces pour traiter les cas d’homophobie et de transphobie, qui sont pourtant illégales. Nous restons encore trop souvent cantonnés à la catégorie des enfants placés, alors que nous devrions être intégrés dans l’ensemble des politiques de jeunesse.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Monsieur Marty, j’aimerais que vous nous exposiez ce que vous avez observé au Québec et en Suisse en termes de formation, question cruciale pour cette commission. Il est évident que sans des professionnels bien formés et présents, il est impossible de répondre aux besoins fondamentaux des enfants. En observant les pratiques à l’étranger, notamment au niveau universitaire et clinique, que ce soit en Europe, en Australie ou au Québec, on constate la création d’un écosystème beaucoup plus sécurisant pour l’enfant. On dispose ainsi de centres de pédiatrie sociale au cœur des dispositifs de parentalité, accompagnant les familles dans un environnement favorable, dans le cadre d’une approche psychosociale. Cet écosystème soutient les compétences parentales sans disqualifier les familles. J’aimerais donc que vous nous fournissiez des exemples concrets qui pourraient enrichir les travaux de cette commission d’enquête. J’aimerais en particulier un retour sur l’écosystème québécois, qui intègre la clinique et la recherche en protection de l’enfance et qui est soutenu par une politique étatique de long terme, s’étendant quasiment jusqu’à l’âge de 30 ans. Je souhaiterais également que vous partagiez quelques exemples issus de votre expérience en Suisse.

J’apprécierais par ailleurs de poser quelques questions à la Fnadepape. Vous couvrez l’ensemble du territoire national, y compris les territoires d’outre-mer. Vous avez donc une vision globale de ce qui se passe et de l’accueil généralement réservé aux jeunes majeurs que vous accompagnez. La loi du 7 février 2022 prévoyait la mise en place de nombreux dispositifs d’accompagnement des jeunes, tels que les entretiens de mi-parcours préalables à la sortie de l’ASE. La loi Rossignol du 14 mars 2016 avait également prévu l’octroi d’un pécule disponible pour les jeunes sortants de l’ASE. Je souhaiterais connaître votre retour issu des territoires compte tenu de votre pratique, notamment en ce qui concerne le travail des nombreux bénévoles qui accompagnent ces jeunes.

Monsieur Beaury, je me permets de vous poser quelques questions spécifiques à votre parcours. Votre expérience est évidemment très respectable et j’ai pris beaucoup de plaisir à vous écouter. J’ai pourtant été surprise par la nature de l’entreprise vers laquelle vous vous êtes dirigé. En tant qu’ancien directeur de l’ASE, vous connaissez les difficultés liées à la qualité de l’accueil des enfants relevant de la protection de l’enfance. Or les structures gérées par le groupe Domino RH font actuellement la une de la presse en raison de leur mode de fonctionnement : ouverture en quinze jours, tarif journalier dérisoire et professionnels non formés pour accueillir des jeunes. Nous venons de discuter de l’importance de partir des besoins fondamentaux des enfants. Il est impératif de les accompagner de la meilleure manière possible. Les politiques publiques actuelles présentent des lacunes et il convient d’y remédier très rapidement. Pourtant, un nouveau système privé est en train d’émerger, en collaboration avec des professionnels qui rencontrent eux-mêmes des difficultés en raison du manque de ressources humaines et de formation. Nous sommes donc préoccupés et allons auditionner les groupes concernés. Nous souhaitons à tout prix éviter que l’intérim ne devienne un scandale similaire à celui des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Il est inadmissible d’accompagner les enfants de cette manière. La situation est trop grave pour permettre l’intégration de ces dispositifs à un système déjà en grande souffrance, dont chacun reconnaît qu’il est à bout de souffle et qu’il craque de toutes parts.

En outre, je tiens à souligner l’importance de l’accompagnement des jeunes majeurs à travers le dispositif Repairs, souvent soutenu par de nombreux bénévoles. Je souhaiterais savoir si, dans le cadre de vos préconisations, vous portez une proposition concrète à soumettre à la commission d’enquête concernant la prise en charge des jeunes majeurs jusqu’à 25 ans. Je pense que prolonger l’accompagnement des jeunes redonnerait du sens aux métiers du social et du médico-social.

M. Jean-Marie Muller. Je répondrai à une question qui a été soulevée dans le questionnaire concernant l’aide aux jeunes de plus de 21 ans. Je souhaite partager une expérience que nous menons en Meurthe-et-Moselle depuis plus de trente ans. Le département a négocié avec l’Adepape une convention d’aide aux jeunes majeurs âgés de 21 à 25 ans, révisée tous les trois ans. À l’époque, nous étions satisfaits, car cela signifiait qu’il existait un dispositif pour les jeunes entre 18 et 21 ans. Cette convention a maintenant trente-cinq ans, ce qui nous pousse à plaider pour qu’à 21 ans, les jeunes sortent enfin du dispositif de protection de l’enfance et ne soient plus nécessairement protégés de la même manière. Le cap des 18 ans puis des 21 ans pourrait être l’occasion de changer d’interlocuteur, à la faveur d’un nouveau regard sur leur situation. Des conventions d’aide aux jeunes majeurs ont été instaurées dans certains départements, initiative toutefois assez peu répandue, malgré nos efforts en ce sens. Une convention de très bonne qualité a cependant été signée dans le département du Nord voici une dizaine d’années. Les Landes et quelques autres départements ont également mis en place une aide aux jeunes majeurs confiés à l’Adepape.

Il est vrai que nous avons encore tendance à appeler cette aide un contrat, terme assez peu approprié. Cependant, je peux vous assurer qu’une personne de l’âge de Mme Lamnaouar m’a récemment confié que, malgré tous les défauts propres à ce dispositif, c’est la première fois qu’à 18 ans, elle avait la possibilité de signer quelque chose pour elle-même et se sentait véritablement actrice de son propre projet. Je comprends vos arguments, chers collègues, et je partage en partie votre avis. Toutefois, je tiens à souligner l’importance des expériences vécues par les jeunes de 21 ans. Il est par ailleurs essentiel de noter que ce système coûte moins cher qu’un suivi en protection de l’enfance puisqu’il repose sur le bénévolat. Je pourrai vous fournir des témoignages et vous transmettre le type de convention que nous avons signée avec la Meurthe-et-Moselle.

M. Hakan Marty. Je tiens à préciser que je ne suis pas un spécialiste du Québec, mais je vais partager mon expérience et le contenu de mes échanges sur le terrain.

S’agissant des formations, celles-ci sont principalement universitaires avec un accompagnement pratique et concret caractérisé par une période de quinze jours à trois semaines avec une personne expérimentée sur le terrain. Cette méthode permet à l’étudiant de poser des questions et de s’imprégner de la culture de la structure.

Au Québec, le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) représente des milliers de professionnels et le système est complété par diverses fondations ou associations. Au sein du CIUSSS, il existe deux systèmes : le gouvernement emploie directement certains professionnels, tandis que d’autres travaillent pour des agences. Dans le second cas, les professionnels intérimaires reçoivent une formation équivalente à celle des employés permanents du CIUSSS. En ce qui me concerne, j’ai travaillé avec les communautés autochtones et j’ai reçu une formation adaptée en ce sens. Les formations sont proposées tout au long de l’année et il appartient aux professionnels ou aux équipes de les solliciter. Par exemple, des formations sur la sexualité peuvent être demandées. Je considère que ce fonctionnement génère une richesse incroyable en engageant les professionnels dans une réflexion perpétuelle.

Sur l’aspect financier, il existe une logique selon laquelle si l’on investit de l’argent au bon endroit et au bon moment, ce n’est pas une dépense que l’on devra compenser ultérieurement. Je suis personnellement choqué lorsque j’entends, en France, des collègues affirmer que les lits des fugueurs sont attribués à des enfants en accueil d’urgence, au détriment de ceux qui ont fugué. À l’inverse, au Québec, une spécialiste en activité clinique travaille avec le professionnel sur la question de la fugue, offrant ainsi un réel accompagnement. Cela donne du sens à notre action.

Au Québec, j’ai travaillé dans un service accueillant de jeunes déficients intellectuels pour lesquels la question du consentement apparaissait primordiale. À partir de 14 ans, le jeune décidait s’il souhaitait être accompagné ou non, indépendamment de l’avis de ses parents ou de toute autre personne extérieure. Dans ma pratique, je devais systématiquement requestionner le jeune quant à l’accord fourni antérieurement. En outre, les professionnels n’ont pas à gérer autant de jeunes qu’en France, comme c’est parfois le cas dans certaines structures débordées. En France, lorsque je travaillais en AEMO, j’étais chargé d’accompagner 28 familles, à raison d’une rencontre toutes les trois semaines, ce qui ne permet bien évidemment pas de prendre en compte les besoins et les envies de chacun. Pourtant, la question de l’émotion, de la sensibilité et de l’ego du professionnel comme de sa hiérarchie est primordiale. Au Québec, j’utilisais le tutoiement avec mes supérieurs, car nous travaillions ensemble, et non moi pour eux. Dans une structure, cela fait toute la différence. La culture sociale au Québec est extrêmement développée, bien qu’il existe certains manquements.

Concernant les moyens mis en œuvre, le Québec compte six à huit millions d’habitants. La possibilité est offerte d’aller exercer dans des régions éloignées, souvent touchées par une pénurie de personnel. Le gouvernement et les agences proposent alors un financement des logements pour les professionnels, des billets d’avion aller-retour et une augmentation de salaire. On valorise ainsi les professionnels, attitude inexistante en France. Comment motiver des personnes à qui on se contente de proposer le Smic ?

Je souhaiterais aborder le sujet du traitement de la délinquance en Suisse. Afin de limiter les comportements à risque, tels que la vente de drogue, les éducateurs disposent de budgets pour proposer aux jeunes des petits boulots dès l’âge 15 ans. Ainsi on peut rémunérer un jeune âgé de 15 à 25 ans pour des tâches diverses, soit au sein de la communauté, soit pour sa famille, soit à proximité de l’institution. Le salaire qu’il perçoit étant quasiment équivalent à ce qu’il pourrait gagner dans la rue, l’effet dissuasif est assuré. Par contre, au Québec – comme cela aurait pu se passer en France – un jeune pris en flagrant délit m’a demandé : « Pourquoi irais-je travailler pour 20 dollars de l’heure, alors qu’en une nuit, je peux en gagner 3 000 ? ».

En matière de prévention, j’ai beaucoup travaillé au Québec avec la communauté, où tous les professionnels se réunissent une fois par mois. Les acteurs locaux se rencontrent pour discuter des situations en général, sans stigmatiser les personnes. On anticipe les besoins d’accompagnement des familles pour leurs enfants l’année suivante, en se situant dans une démarche de prévention et de réflexion. Tout le monde est réuni autour de la table pour trouver des solutions ensemble. Cette approche fait cruellement défaut en France, où nous pratiquons davantage une politique de réaction plutôt que d’action ou de réflexion, ce qui peut s’avérer très dangereux.

M. Christian Haag. Ce qui vient d’être dit sur l’aspect formation est très intéressant. J’aimerais partager quelques réflexions issues de mon expérience dans un centre d’accueil d’urgence, où la situation des enfants est très complexe au quotidien. Dans la structure où je travaille, nous avons intégré de nombreuses pratiques, notamment la discipline positive. Il s’agit d’une méthode d’éducation diffusée aujourd’hui dans plus de 60 pays. Fondée par un psychothérapeute, elle prône l’alliance de la bienveillance et de la fermeté dans l’éducation des enfants, sans devoir choisir entre l’une ou l’autre. Cette approche crée des conditions optimales pour l’éducation. À la maison, on pourrait penser que cette méthode n’a pas de sens, voire qu’elle est un peu ridicule dans la mesure où crier sur un enfant de temps en temps n’entraînera pas de traumatismes. Cependant, la situation est totalement différente pour un enfant vivant en foyer, qui est un lieu de « fausse vie », selon l’expression de Françoise Dolto. Les cris, qu’ils proviennent d’enfants ou d’adultes, sont beaucoup plus fréquents qu’à la maison, ce qui rend la vie en institution intrinsèquement violente. La discipline positive vise à former les professionnels à réduire les cris, à éviter les confrontations et à adopter une posture de remise en question. Je pense que les structures gagneraient à former leurs professionnels à cette méthode d’éducation, qui a prouvé son efficacité et est enseignée partout dans le monde.

En outre, en tant que professionnels, nous manquons de connaissances en psychiatrie, qu’il s’agisse de la formation initiale ou continue. Aujourd’hui, nous constatons que nous accueillons de plus en plus d’enfants présentant des difficultés psychiatriques importantes. Nous ne savons pas comment prendre soin d’eux, ni répondre à leurs besoins. Nous rencontrons des enfants atteints de troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) et d’autres profils très complexes et nous ne sommes absolument pas formés pour nous en occuper correctement.

Je tenais enfin à vous rassurer sur la question des foyers, qui ne sont pas des endroits monstrueux où les enfants dorment dans des caves sombres infestées de toiles d’araignées. Il en existe d’exemplaires, tant sur le plan matériel que dans les modalités d’accueil.

M. Hakan Marty. Pour en finir avec les exemples positifs recensés en Québec, je souhaiterais faire part d’une dernière remarque au sujet des structures professionnelles. Nous étions en présence de petits groupes d’enfants bénéficiant d’un véritable espace dédié et d’un accompagnement pensé pour chaque besoin spécifique. En particulier, les structures étaient adaptées aux problématiques psychiatriques. En France, cependant, nous manquons d’une réflexion en profondeur à ce niveau.

M. Jérôme Beaury. Pour répondre à vos questions, madame la rapporteure, lorsque je suis arrivé au département du Calvados, je ne pensais effectivement pas que mon passage durerait moins de trois ans. S’agissant de votre remarque au sujet des structures Domino, selon laquelle vous y avez vu le pire, je dois vous avouer ne pas savoir moi-même si j’ai déjà vu le pire. Quoi qu’il en soit, je ne l’ai certainement pas vu dans les structures Domino. En travaillant avec l’ensemble des acteurs du département du Calvados, je me suis rendu compte que le pire se trouvait un petit peu partout, malheureusement. Les dysfonctionnements existaient préalablement à l’avènement de l’intérim. Ce n’est pas l’intérim qui les a provoqués. Au contraire, je pense qu’il peut nous aider aujourd’hui à combler des postes qui ne sont pas occupés, à condition évidemment que les personnes soient accompagnées. Vous avez évoqué la présence dans ces structures de personnes non diplômées. Il s’agit d’un vaste débat, qui se pose d’ailleurs quasiment tous les jours avec mes équipes. Il convient cependant de souligner que l’on trouve également des personnes sans diplôme au sein de structures historiques. Comme vous avez prévu d’auditionner le groupe Domino, vous obtiendrez des compléments de réponse à ce niveau.

Aujourd’hui, les agences Domino comptent des milliers de personnes qui souhaitent répondre à des besoins dans le secteur de la protection de l’enfance et qui ne sont pas outillées. Or elles se heurtent souvent à des personnels permanents qui maîtrisent généralement mieux le travail. Les frictions entre personnels permanents et intérimaires sont quotidiennes, ce qui ne nous facilite pas la tâche. Mon rôle consiste à élever les compétences de ces personnes tout en les incitant à collaborer davantage avec des structures d’ailleurs susceptibles de les embaucher par la suite.

Peut-être évoquiez-vous tout à l’heure les structures de l’association Domino Assist’M Ase, bien connues depuis quelques années. Je ne peux m’empêcher de l’évoquer, étant alors directeur de l’ASE lors de l’arrivée de cette association dans le Calvados. Aujourd’hui, je ne travaille pas avec cette association, faute de demandes de leur part. Néanmoins, le projet initialement prévu dans ce département me semblait extrêmement pertinent et répondait à des manques et à des besoins importants. Les élus ont à l’époque fait preuve de créativité en explorant des domaines inédits et en nous confiant les clés d’une Mecs éphémère, dans le cadre d’une convention renouvelée pour une année. Ces deux années étaient nécessaires au département pour mettre en place les actions prévues dans le schéma. Nous nous trouvions alors dans une situation précaire et il était impératif de réagir. À ce moment, la manière dont les élus et ma directrice chargée de l’enfance et des familles ont réagi était probablement la meilleure. La question de la réactivité, qu’il s’agisse de Domino ou de toute autre agence d’intérim, implique une connaissance approfondie du département dans lequel on intervient. Or c’est certainement la méconnaissance du département qui constituait un frein majeur pour l’association. Par exemple, il était difficile de trouver des hébergements adéquats. De plus, le tissu associatif n’était pas suffisamment développé. Les liens avec l’éducation nationale et la justice, que nous avons évoqués précédemment, représentent également des éléments essentiels. En outre, l’association n’a pas été intégrée à l’ensemble des associations présentes dans le secteur et ce malgré mes efforts, dans la mesure où l’intervention d’un secteur marchand à but lucratif peut sembler incongrue. À mon avis, ce travail aurait pu être anticipé. Les élus favorables à ce projet auraient dû prendre le temps de développer leur réflexion au lieu de l’imposer à l’ensemble des acteurs déjà présents dans le secteur. Ces difficultés relationnelles ont également été exacerbées par la réception régulière de courriers anonymes, preuve de la réticence à l’égard de l’association, alors qu’il aurait été bien plus profitable de réussir à travailler en collaboration.

Pour conclure, la question des personnes non diplômées me tient particulièrement à cœur. En tant qu’ancien formateur en travail social, j’ai souvent affirmé que le diplôme ne garantit pas nécessairement la compétence. Je préfère collaborer avec des personnes motivées, ayant une véritable volonté d’être utiles, qui comprennent les enjeux et souhaitent développer des initiatives. Mon objectif est de les maintenir dans cette approche, de les fidéliser et de les outiller adéquatement.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Avant d’être députée, j’exerçais en tant qu’éducatrice spécialisée en protection de l’enfance. Je connais malheureusement trop bien les sujets abordés aujourd’hui.

J’aimerais avant tout rappeler ici que nous nous réunissons non pas dans le cadre d’une mission d’information, mais bien d’une commission d’enquête. Il me semble donc essentiel de structurer nos échanges afin d’obtenir des réponses précises à nos questions.

Je m’adresse à vous, monsieur Beaury. Votre expérience avec le groupe Domino me paraît intéressante. J’aimerais connaître votre avis sur les conditions de travail et la qualité de l’accueil dans les structures gérées par Domino Assist’M Ase, tout en vous rappelant que vous vous exprimez sous serment. Par ailleurs, dans le Calvados, Domino proposait aux profils complexes des tarifs journaliers trois à cinq fois inférieurs à ceux du secteur public. Selon vous, cette approche correspond-elle à une tentative de concurrencer les structures associatives et publiques par le bas ? Actuellement, vous travaillez toujours pour une filiale de Domino nommée Operis Managers. Quelle est la stratégie de Domino RH concernant la protection de l’enfance ? Le groupe exprime-t-il une volonté de développer cette activité et de cibler certains publics, notamment les cas complexes ? Vous avez par ailleurs affirmé ne pas avoir vu le pire chez Domino. Cependant, je tiens à rappeler que la Mecs gérée par cette entreprise accueillait des enfants dans des gîtes insalubres, humides, avec des murs troués, des toilettes bouchées et parfois même dans des appartements Airbnb. Le turn-over incessant des professionnels non diplômés est également préoccupant. Pourriez-vous clarifier ce que vous entendez par « monter en compétence » dans ce contexte ? Pour ma part, je reconnais uniquement la valeur du diplôme. Je ne conçois pas un hôpital où exerceraient des infirmières non diplômées. Il en va de même pour ces enfants dont nous devons prendre soin. Ce modèle m’inquiète profondément. Tout scandale comparable à celui des Ehpad du groupe Orpea serait intolérable. Je refuse de voir un nouveau scandale dans la protection de l’enfance, secteur déjà en grande difficulté.

Enfin, j’ai récemment assisté à l’assemblée générale de l’Adepape du Puy-de-Dôme, mon département. On m’a signalé que ce dernier ne mettait pas en relation les jeunes de l’ASE avec les Adepape. J’aimerais par conséquent savoir ce qu’il en est au niveau national.

Mme Béatrice Roullaud (RN). J’aimerais poser une question à M. Jalo. Vous avez mentionné qu’il était préférable pour un enfant d’être placé en famille d’accueil plutôt qu’en foyer, en raison d’une plus grande humanité et d’une atmosphère plus familiale, comparable à celle que tout enfant devrait connaître. Pouvez-vous préciser pourquoi, selon vous, cette situation est meilleure ? Par ailleurs, ne pensez-vous pas que des problèmes ou des maltraitances peuvent également survenir dans une famille d’accueil, comme le décrit Lyes Louffok dans son livre ? Si la famille accueille des enfants principalement pour des raisons financières, la situation peut s’avérer problématique. Est-ce alors toujours préférable d’être en famille d’accueil ? En cas de difficultés avec les enfants ou la personne accueillante, ces problèmes peuvent être moins visibles et plus difficiles à gérer qu’en foyer. Je m’adresse également aux autres anciens enfants placés. Avez-vous, au cours de votre parcours, subi des maltraitances, quelle qu’en soit l’origine ? Si tel est le cas, avez-vous pu signaler ces abus et obtenir une réponse ou un soutien ? Vos expériences m’intéressent grandement.

Mme Karine Lebon (GDR-NUPES). Ma première question s’adresse à la Fnadepape. Sur votre site internet, il est indiqué que votre mission inclut l’interpellation de l’État ou des départements sur les initiatives législatives à prendre en matière d’adoption, d’obligations alimentaires et de recherche des origines. Pourriez-vous détailler le contenu de vos dernières interpellations ?

Les questions suivantes s’adressent à tous. Lorsque vous estimez que les placements ne sont pas adaptés, avez-vous la possibilité d’alerter votre hiérarchie et le département ? Vous sentez-vous écoutés ? Avez-vous connaissance du pourcentage de fugues dans les foyers ? Sans vouloir jeter l’opprobre sur la profession d’éducateur spécialisé, il est indéniable que certains professionnels ne sont pas irréprochables. Nous avons évoqué plus tôt des témoignages de mauvais traitements impliquant ces derniers. En cette période de pénurie de personnel, pensez‑vous que les recrutements d’éducateurs spécialisés soient suffisamment rigoureux ? Avez-vous déjà été témoins de comportements dangereux ou maltraitants de la part de collègues ? En général, quelles mesures sont prises dans ces cas ? La semaine dernière, lors d’un colloque sur les violences sexistes et sexuelles faites aux mineurs, une femme a témoigné qu’une personne en foyer avait été violée et que l’éducateur responsable avait simplement été déplacé. Ce genre de cas est-il fréquent ? Je pense aux propos polémiques de Ségolène Royal, il y a quelques années, lorsqu’elle affirmait que les enseignants auteurs de viols et d’abus sexuels sur mineurs étaient mutés dans les outre-mer et qu’elle disait lever l’omerta sur le sujet.

Enfin, monsieur Muller, je souhaite revenir sur vos déclarations de 2018 concernant l’adoption. Vous affirmiez alors ne rien avoir contre les couples de même sexe, mais continuer à privilégier les couples jeunes, stables, avec un père et une mère. Maintenez-vous ces propos ou avez-vous évolué sur la question ? Sur l’ensemble du territoire, combien de familles homoparentales ont obtenu l’agrément l’année dernière et combien ont pu accueillir des enfants ? Pourrions-nous obtenir les chiffres par département ?

M. Hervé Saulignac (SOC). Monsieur Beaury, vous avez effectué un parcours atypique, passant de la fonction publique territoriale à une entreprise privée d’intérim. Votre expérience est donc susceptible d’apporter un éclairage précieux à notre commission d’enquête. Selon vous, existe-t-il un marché de la protection de l’enfance ? Pensez-vous que ce secteur puisse être lucratif ? Dans le prolongement de cette question, comment une entreprise intérimaire peut-elle être compétitive dans ce domaine ? Par ailleurs, le groupe Domino est-il contrôlé en matière d’hébergement et de qualification du personnel ? Lorsqu’un opérateur est chargé d’une politique publique aussi importante que celle de la protection de l’enfance, le législateur doit s’interroger sur les mécanismes de contrôle en place. Enfin, dans l’exercice de vos fonctions au sein du groupe Domino, avez-vous été amené à signaler des dysfonctionnements dans des lieux de vie gérés par cette entreprise ? Cette question est cruciale. Pour rappel, vous témoignez sous serment et votre réponse se doit d’être sincère et véridique.

Mme la présidente Laure Miller. Je tiens à préciser que M. Beaury, salarié chez Domino, n’est pas responsable des décisions de ce groupe, pas plus qu’il n’est apte à répondre à l’ensemble des questions qui lui ont été adressées personnellement. Je vous informe que nous auditionnerons le responsable du groupe Domino le 13 juin prochain. Certaines de vos questions seront donc plutôt à poser à ce dernier.

M. Jean-Marie Muller. En 2018, j’ai tenu des propos qui ont été mal interprétés. Ces évènements m’ont conduit jusqu’au tribunal, qui a néanmoins reconnu ma bonne foi. En effet, mon discours avait été tronqué, la télévision n’ayant diffusé que 30 secondes d’une émission ayant en réalité duré 40 minutes. Pour clarifier cette question, notre site internet a publié une motion en 2019 sur l’adoption et l’apparentement pour toutes les personnes candidates à l’adoption. À mon sens, rien n’est donc propice à la polémique. Pour replacer les faits dans leur contexte, en 2018, soit cinq ans après la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, très peu de couples de même sexe se trouvaient en attente d’agrément. À l’époque, le mariage était un préalable nécessaire. Ce type de demande ne faisait donc qu’émerger. Dans mon département, où j’étais président du conseil de famille, j’ai permis le premier apparentement d’un bébé avec un couple d’hommes. Cela n’est plus un sujet aujourd’hui.

Je souhaite également aborder la question de notre participation aux évolutions législatives. Comme mentionné précédemment, nous sommes présents dans de nombreuses instances, où nous formulons des propositions. Nous avons la conviction d’être les interlocuteurs idéaux pour cette mission. J’ai dirigé pendant vingt ans un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep), un établissement à triple habilitation et je peux affirmer que notre expertise en la matière est certaine. Nous serons prochainement entendus par le ministère sur les questions de l’adoption. Je siège également au Conseil national de l’adoption (CNA), car la loi sur l’adoption ne me convenant pas parfaitement, plutôt que de la critiquer de l’extérieur, j’ai choisi de m’impliquer et d’assurer un suivi de la mise en place des mesures.

Je connais bien l’Adepape du Puy-de-Dôme, dont la présidente a longtemps été ma première vice-présidente. La difficulté que vous évoquez est réelle. Les conseils départementaux ont tendance à orienter vers les Adepape les jeunes nécessitant une aide à la majorité, ce que j’ai récemment qualifié lors du dernier congrès de la Fnadepape de « malsorties » de la protection de l’enfance. Il est impératif d’examiner ces cas de près, car souvent l’enfant retourne dans sa famille à 18 ans, ce qui est considéré comme une sortie positive. Certes, on peut comprendre la demande légitime du jeune qui souhaite renouer des liens avec sa famille. Cependant, il est impératif de rester vigilant face aux illusions potentielles. On envoie donc vers l’Adepape essentiellement les jeunes en besoin d’aide après arrêt du service. Les jeunes en situation de pouvoir devenir des aidants sont rarement envoyés vers nous. Le message qui leur a été donné est qu’ils n’ont pas besoin de l’Adepape, car ils ont réussi. Je peux même affirmer qu’un certain nombre de jeunes arrivent chez nous tout à fait par hasard. Comment des associations d’entraide peuvent-elles fonctionner si les publics sont si disparates ? Pour illustrer mon propos, il nous est presque systématiquement refusé, sur l’ensemble du territoire, d’assister aux entretiens des jeunes de 17 ans, bien que ces jeunes relèvent de la protection de l’enfance et soient de facto membres de nos associations et bien que nous participions aux conseils de famille, aux Cessec et aux commissions d’accès à l’autonomie qui examinent les situations des jeunes de 18 à 21 ans. Nous ne sommes pas non plus présents lors de l’entretien des 21 ans, moment crucial où le jeune adulte pourrait bénéficier d’un accompagnement pour effectuer les bons choix.

La loi du 14 mars 2016 est pour nous fondamentale. Le problème réside dans son absence d’application. En effet, nous constatons que les projets pour l’enfant (PPE) ne sont pas rédigés, quels que soient les territoires concernés. Or le PPE signifie à nos yeux « parti pris pour l’enfant », c’est-à-dire que l’on doit se consacrer exclusivement à lui. J’ai été profondément choqué de constater que, dans la loi du 21 février 2022 sur l’adoption, la notion d’intérêt supérieur de l’enfant a disparu au profit du seul intérêt de l’enfant.

M. Jérôme Beaury. Comme l’a précisé Mme la présidente, ne disposant pas des informations nécessaires, je ne pourrai pas répondre à certaines questions qui m’ont été posées. Mes supérieurs vous fourniront des explications certainement plus étoffées que les miennes. Dans les semaines à venir, l’enquête se précisera et les convocations successives révéleront des éléments importants. Je suis persuadé que le système intérimaire ne présente aucun dysfonctionnement spécifique, ce qui ne constitue évidemment pas une excuse pour fonctionner aussi mal que les autres. Au contraire, lorsque des problèmes existent ailleurs, nous devons nous efforcer de faire mieux. J’ai découvert, malheureusement, lors de mon séjour dans le Calvados et dans d’autres départements, que la maltraitance n’est pas liée aux diplômes. Les personnes, qu’elles soient qualifiées ou non, peuvent manquer des outils nécessaires pour agir correctement au bon moment, ce qui peut déclencher des situations de maltraitance. Madame la députée, vous avez mentionné l’état déplorable de certains logements. Il faut savoir que ces situations sont malheureusement habituelles dans de nombreux endroits.

S’agissant des contrôles, je peux vous apporter des précisions. Dans le département du Calvados, lorsque Domino Assist’M Ase est intervenu, nous lui avons confié les clés d’une Mecs éphémère, dont on m’a spécifiquement demandé de suivre de près le fonctionnement. Ainsi, j’entretenais un lien hebdomadaire avec le directeur général ou les chefs de service, ce que je ne faisais pas avec d’autres structures, faute de temps. Il est essentiel de ne pas se focaliser uniquement sur un aspect au détriment des autres. Certaines associations, que je connais bien et qui n’ont aucun lien avec l’intérim, fonctionnent très mal. Il est donc important de continuer à examiner la situation dans son ensemble. Dans le département du Calvados, certaines associations rencontrent des difficultés, à l’image d’Acséa, qui présente de nombreux dysfonctionnements et ne se voit pourtant pas inquiétée de la même manière. Il ne s’agit en aucun cas d’un concours de dysfonctionnements, mais nous devons inviter tous les acteurs à comprendre ce qui ne fonctionne pas. Pour poursuivre sur la question des contrôles, les hébergements utilisés par Domino Assist’M Ase ont été visités à l’époque par la directrice générale adjointe chargée de la solidarité. Chaque visite s’effectuait par une délégation de trois à cinq personnes, car nous anticipions les reproches. Nous n’étions en revanche pas présents sur les lieux en permanence.

Concernant les profils complexes et les prix de journée, je ne peux absolument pas vous répondre. Travaillant dans le domaine de la formation, j’ignore la stratégie du groupe.

Mme la présidente Laure Miller. L’audition du groupe Domino nous apportera plus d’informations.

M. Hervé Saulignac (SOC). Étant donné votre double expérience, d’abord en tant que fonctionnaire à la direction chargée de l’enfance et des familles, puis au sein du groupe Domino, j’aimerais connaître votre avis sur la manière dont une entreprise intérimaire peut rester compétitive. Où réalise-t-elle ses bénéfices ? Sur quels postes de dépenses se concentre‑t‑elle ? Je sollicite votre opinion personnelle à ce sujet.

M. Jérôme Beaury. Je n’ai qu’un point de vue personnel à apporter. Vous obtiendrez des réponses plus précises ultérieurement. Je n’ai pas fondé cette entreprise. D’autres personnes l’ont créée avant moi et la gèrent de manière compétente. Je ne dispose pas d’éléments de réponse concernant la stratégie, la motivation ou les tarifs journaliers. En revanche, je vais aborder la question du marché que vous avez évoquée précédemment. Si nous partons de la définition classique du marché, qui repose sur la loi de l’offre et de la demande, nous pourrions effectivement considérer que la protection de l’enfance constitue un marché. Toutefois, il est essentiel de ne pas interpréter ce terme de manière à laisser penser que l’on pourrait y agir de manière désordonnée. Un marché peut tout à fait être régulé.

Mme Aniella Lamnaouar. Depuis le début de cette audition, nous avons entendu à plusieurs reprises évoquer la politique du moindre mal. Ce n’est pas notre ambition. Affirmer que la situation est pire ailleurs n’est clairement pas ce que nous souhaitons pour les générations futures. Entendre qu’un enfant est satisfait simplement parce qu’il a, pour la première fois de sa vie, consenti et signé un document n’est plus acceptable. C’est précisément à cela que nous consacrons notre temps aujourd’hui. Nous refusons également l’existence, en 2024, d’établissements absolument insalubres.

Je n’ai pas encore répondu à la question des sorties de l’ASE. Le rapport du Conseil d’orientation des politiques de jeunesse (COJ) comporte 40 propositions, que nous pouvons évidemment vous transmettre. Nous y avons largement contribué. La Fondation Abbé Pierre a récemment publié un rapport sur les jeunes, notamment ceux qui retournent chez eux, et sur la difficulté de la décohabitation. Je vous invite donc à un parallèle avec la question de la protection de l’enfance. Nous ne pouvons pas accepter de telles situations à risque. Il est essentiel de briser les stigmatisations : les « Tanguy » n’existent pas en matière de protection de l’enfance.

Notre dernier point d’alerte concerne la psychiatrie. Cette discipline représente une profession à part entière, nécessitant de nombreuses années d’études en médecine. Nous avons recueilli de multiples témoignages de surmédicalisation d’enfants, souvent « shootés », si je puis me permettre ce terme. Il existe des initiatives très positives, comme l’expérimentation Pégase et les unités d’accueil pédiatrique enfants en danger (Uaped) qui disposent de compétences réelles, de professionnels qualifiés et dont le travail en maillage territorial est essentiel. Nous souhaitons rappeler que l’on ne peut pas attribuer des compétences psychiatriques à tout le monde, ce qui n’est d’ailleurs pas souhaitable en termes de surcharge de travail des professionnels.

M. Christian Haag. Il ne s’agit bien évidemment pas de transformer les éducateurs en psychiatres, mais simplement de leur fournir des bases solides afin qu’ils puissent réagir adéquatement face à certaines situations. En tant qu’éducateur, je ressens actuellement un manque à ce niveau. Ensuite, il convient de s’intéresser à la question des dotations de soins. Pourquoi ne pourrions-nous pas permettre aux établissements d’en bénéficier, à l’instar des Ehpad, ce qui leur permettrait de disposer de nombreux personnels soignants sur place ?

M. Mads Suaibu Jalo. En réponse à madame la députée, j’aimerais partager mon expérience personnelle en tant qu’ancien enfant placé en famille d’accueil. Selon ce que j’ai vécu et les témoignages que j’ai entendus, il existe indéniablement des violences, que ce soit en famille d’accueil ou en foyer. Les récits de violences sont similaires dans les deux contextes. Cependant, j’ai privilégié la famille d’accueil en raison du besoin de normalité familiale et du fait que le nombre de personnes traumatisées est généralement moindre, réduisant ainsi les risques. Lors de mes visites dans certains foyers, j’ai pu constater que certains étaient bien équipés, avec des infrastructures modernes comme des piscines et des jardins spacieux. Toutefois, malgré ces installations, l’ambiance y était souvent pesante, rendant l’expérience de vie difficile à mes yeux. C’est un avis personnel, mais je pense qu’un environnement familial est plus propice à une meilleure anticipation et à une meilleure gestion des situations. En discutant avec les éducateurs lors de mes visites de foyers, ceux-ci m’ont demandé ce que je considérais comme le plus important pour un éducateur. J’ai répondu qu’il s’agissait du temps passé avec les jeunes, car c’est le seul moyen de véritablement discuter avec eux, de les connaître et de comprendre leurs angoisses. Ce processus ne peut pas être précipité ou imposé dans un créneau horaire délimité. L’éducation n’est pas une approche mécanique, mais humaine.

Mme la présidente Laure Miller. Merci à tous pour votre présence, vos témoignages et vos explications.

  1.   Audition de M. Baptiste Cohen, coordinateur national du pôle « Protection de l’enfance » de la fondation des Apprentis d’Auteuil, M. Thomas Brichard, directeur de la maison d’enfants à caractère social Providence-Miséricorde à Rouen, et Mme Pauline Spinas-Beydon, directrice de la Mecs Saint-Jean à Sannois (mercredi 29 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance avec l’audition de la fondation des Apprentis d’Auteuil. Sont présents M. Baptiste Cohen, coordinateur national du pôle « Protection de l’enfance » de la fondation, M. Thomas Brichard, directeur de la maison d’enfants à caractère social (Mecs) Providence-Miséricorde à Rouen, et Mme Pauline Spinas‑Beydon, directrice de la Mecs Saint-Jean à Sannois. Merci d’avoir répondu à notre invitation. Vous proposez, à la demande des départements, des solutions aux difficultés rencontrées par les jeunes et leurs familles, allant du placement en Mecs à des modes d’intervention plus souples, tels que l’action éducative au domicile de la famille. Vous jouez également un rôle important dans la prise en charge des mineurs non accompagnés. Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire de 15 minutes.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que notre audition est publique et retransmise sur le site internet de l’Assemblée nationale. En outre, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et de dire : « Je le jure ».

(M. Baptiste Cohen, M. Thomas Brichard et Mme Pauline Spinas-Beydon prêtent serment.)

M. Baptiste Cohen, coordinateur national du pôle « Protection de l’enfance » de la fondation des Apprentis d’Auteuil. Nous souhaitons répondre à votre invitation en vous proposant deux approches complémentaires. La première, plus institutionnelle, abordera les problématiques majeures liées à votre questionnement. La seconde mettra en lumière, à travers des exemples et des témoignages de responsables d’établissements, comment notre activité est directement concernée par les questions que vous nous avez adressées.

Je commencerai par deux thématiques d’ordre général. La première concerne trois points aveugles de la protection de l’enfance. La seconde porte sur le manque de collégialité et de coordination entre les décideurs et les acteurs. Avant d’entrer dans le détail de cette analyse, je tiens à préciser qu’elle complète, sans jamais s’y opposer, les propos tenus devant vous par les représentants des enfants de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Ces enfants connaissent ou ont connu les services de la protection de l’enfance en raison des carences, défaillances, négligences ou violences de leurs parents, qui auraient dû être leurs premiers protecteurs. Nous cherchons néanmoins à apporter une contribution grâce à des éclairages complémentaires sur les politiques publiques. Il nous semble nécessaire d’évoquer trois points aveugles ou fils à relier pour comprendre ce qui se dessine autour des parents, de la prévention et de la pauvreté.

Il est indispensable de mieux connaître les parents pour mieux aider les enfants, tant par le repérage des situations de maltraitance que par la prévention et l’accompagnement précoce des familles. Cela peut parfois éviter la détérioration ou l’aggravation de situations éducatives susceptibles de mettre les enfants en danger. Notre analyse et nos propositions concernant les parents reposent sur trois piliers essentiels pour la politique publique : compter, distinguer, associer.

Compter, tout d’abord. En France, nous ne savons pas combien de parents sont concernés par des mesures de l’ASE, combien entrent dans ce dispositif chaque année, combien en sortent. Nous ne connaissons pas non plus les durées d’accompagnement, qui peuvent aller de six mois à trente ans. La population des parents n’est pas connue, alors qu’il est évident que la politique de protection de l’enfance les concerne directement. Cette population n’est pas homogène et ne peut être amalgamée en considérant qu’ils ont en commun de maltraiter leurs enfants. Nous renvoyons ici au récent séminaire de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) sur les négligences.

Distinguer, ensuite. Il est essentiel de souligner que la majorité des parents concernés par des mesures de l’ASE conservent leur autorité parentale. Cependant, il est impératif d’écouter les enfants concernés qui témoignent des souffrances subies lorsque la mise à distance entre eux et leurs parents n’est pas garantie, bien qu’elle soit indispensable. Actuellement, le système ne parvient pas à distinguer clairement et de manière consensuelle les situations des enfants, selon que le projet vise à aider et accompagner les parents ou à gérer une mise à distance plus radicale pour certains enfants. Il existe toujours une population intermédiaire dont on ne sait pas, au moment où on la voit, dans quelle catégorie elle se situe. Néanmoins, cette distinction est importante. Nous connaissons tous des situations où l’équipe éducative ne comprend pas comment des droits de visite et d’hébergement peuvent être maintenus alors que l’enfant souffre. À l’inverse, nous connaissons aussi des cas où le placement aurait pu être évité ou interrompu si la famille et les parents avaient été mieux accompagnés et soutenus, y compris socialement et financièrement.

Associer, enfin. Cela ne signifie pas rendre la politique de protection de l’enfance plus familialiste, mais reconnaître que tous les parents doivent contribuer aux mesures d’aide sociale et d’assistance qui les concernent. Ils peuvent nous apporter des éléments essentiels pour mieux comprendre les difficultés que vivent leurs enfants, ainsi que celles qu’ils connaissent ou ont connues.

Les parents violents ont quelque chose à nous apprendre sur leur propre comportement. Il nous faut apprendre à détecter, repérer, prévenir et accompagner, lorsque c’est encore possible. Les parents responsables de négligence doivent également être entendus et écoutés. Pour aider leurs enfants à surmonter ces difficultés et leurs conséquences, il est nécessaire de comprendre comment, lorsque c’est possible, nous pouvons aider ensemble parents et enfants à retrouver la voie de relations familiales.

Le deuxième point aveugle de la politique de protection de l’enfance concerne la prévention. Il est essentiel de souligner que cette politique ne se limite pas à éloigner les enfants maltraités de leurs parents. La prévention ne doit pas être réduite au seul évitement des situations les plus dramatiques. À l’instar des addictions ou de la santé publique, la prévention nécessite des orientations de politique publique à long terme, une grande diversité d’actions auprès des personnes, des plus précoces aux plus tardives, des stratégies de repérage des situations à risque et des campagnes régulières de sensibilisation. Chaque année, des dizaines de milliers de personnes deviennent parents et risquent de connaître les difficultés de la responsabilité éducative. S’intéresser aux parents ne signifie pas les excuser ou les dédouaner de leurs responsabilités, mais chercher à mieux comprendre les difficultés et dysfonctionnements rencontrés dans les familles. Les différences entre difficultés, défaillances, négligences, violences et maltraitances sont subtiles mais nombreuses, et ce n’est pas qu’une question de mots. En matière d’éducation, les risques à affronter sont difficiles à prévoir et impossibles à prédire. Il faut donc inventer, déployer et évaluer de multiples référentiels pour mieux accompagner les familles, parents et enfants, face à la diversité des situations.

Le troisième point aveugle concerne la pauvreté. Nous devons relier ce point aux deux précédents, en tenant compte du contexte social et socio-économique des familles, de la pauvreté, voire de la grande pauvreté. Comme décrit dans le numéro de la Revue française des affaires sociales, sous la direction de Mmes Flore Capelier et Isabelle Frechon, nos équipes soulignent souvent qu’une grande partie des familles et des enfants que nous accueillons connaît la précarité. La pauvreté, parfois extrême, ne génère pas directement la maltraitance, mais elle fragilise les familles jusque dans leurs convictions et leurs attachements les plus profonds.

Nous ne connaissons malheureusement pas la proportion de la population touchée par la précarité car ce type de mesure n’existe pas, contrairement à l’éducation nationale qui utilise l’indice de position sociale (IPS). Bien que cet indice ait ses limites, il fournit des informations utiles sur la durée. Ce que nous savons, c’est que les personnes les plus précaires doivent être prises en compte et accompagnées selon des modalités spécifiques, comme le montrent les travaux d’ATD-Quart Monde. Notre société exerce une grande violence envers les plus pauvres, qui souffrent non seulement de leur précarité, mais aussi du discrédit et du mépris social. Il est inacceptable que les plus fragiles craignent l’ASE, alors que cette aide devrait les soutenir face aux difficultés éducatives et dans la reconnaissance de leurs besoins.

La deuxième thématique que je souhaite aborder concerne le manque de coordination. Je fais ici référence aux travaux de notre analyse prospective, menée avec un groupe d’associations et présentée dans ces murs en novembre dernier. Cette démarche, particulièrement originale dans sa forme, est unique dans notre domaine d’activité, alors que nous en aurions grandement besoin. Les documents sont disponibles, et nous avons la particularité d’être présents dans soixante départements, ce qui nous permet d’avoir une perspective à la fois distanciée et spécifique, avec une vision à long terme. Cette démarche a été accompagnée par un cabinet spécialisé, Futuribles. Si la protection de l’enfance est en pleine ébullition, nous devons éviter le syndrome de la grenouille qui meurt en se laissant cuire. Plongée dans une casserole d’eau froide mise à chauffer, elle ne cherche pas à s’échapper, alors que celle qui est soudainement plongée dans de l’eau trop chaude s’en échappe immédiatement.

Aujourd’hui, en matière de protection de l’enfance, quels leviers devons-nous actionner pour sortir d’une crise qui semble systémique, où le chacun pour soi des acteurs semble être la seule règle commune appliquée par tous ? Une démarche prospective s’intéresse au futur en essayant de décrire, à partir de faits et de données, les évolutions en cours qui ne sont pas forcément compatibles, afin de repérer parmi ces tendances celles qui sembleraient souhaitables. Dès lors, peuvent se dégager les éléments d’une vision non limitée au court terme. La prospective ne cherche pas d’abord à régler les problèmes du présent, mais à engager une réflexion de fond qui associe tous les acteurs, parties prenantes et personnes concernées. Elle suppose du temps et un espace dédié, autrement dit une instance qui ne soit pas soumise aux questions les plus urgentes, qu’elles soient sociales, politiques, médiatiques ou économiques. La prospective est donc contre-intuitive car, en période de crise, chacun est tenté de chercher d’abord les responsabilités et des solutions. C’est sûrement indispensable, mais cela ne devrait pas empêcher d’exprimer et peut-être de réécrire l’ambition de notre société pour protéger ses enfants. Enfin, la prospective apparaît comme une invitation à l’un des exercices politiques les plus difficiles, celui des compromis. Dans un contexte de tension et d’impasse, que nous avons citées à plusieurs reprises dans nos travaux, il est probable que tous les efforts de coordination, mentionnés déjà dans de nombreux textes législatifs ou réglementaires, ne puissent faire l’économie de nouveaux compromis, voire de ruptures, notamment dans la répartition des rôles et la coordination des acteurs. À titre d’exemple, nous avons évoqué plusieurs pistes dans nos travaux concernant aussi bien les institutions que les professionnels et même les usagers. Nous restons à votre disposition pour vous les présenter et pour vous faire connaître les scénarios sur lesquels nous avons réfléchi dans le cadre de cette démarche, la protection de l’enfance à horizon 2030-2035, qui rejoint probablement certaines de vos préoccupations.

M. Thomas Brichard, directeur de la Mecs Providence-Miséricorde à Rouen. Les parents des enfants placés sont souvent les grands oubliés des politiques de protection de l’enfance. Bien que certaines situations individuelles soient catastrophiques, et que des liens toxiques puissent exister entre parents et enfants, il est important de souligner que la majorité de ces parents ne sont ni des criminels, ni des délinquants sexuels. Pourtant, nous avons tendance à les percevoir ainsi, les excluant de nos établissements et services de protection de l’enfance, et considérant comme impossible de les accompagner en même temps que leurs enfants. Comme l’a souligné M. Cohen, nous accompagnons souvent des enfants dont le projet est de permettre à leurs parents de retrouver leur capacité à exercer leurs responsabilités éducatives. Bien que peu de recherches ou de statistiques existent sur les parents en protection de l’enfance, l’expérience empirique nous enseigne beaucoup. Accueillir un enfant revient souvent à accueillir son parent, découvrant que celui-ci a souvent lui-même été pris en charge par les services de l’ASE. Ces parents se trouvent fréquemment dans une situation de cumul de difficultés financières, sociales, culturelles et professionnelles, et pour une immense majorité d’entre eux, en situation de monoparentalité. Les carences éducatives vécues et le manque de liens avec leurs propres parents durant leur enfance se reproduisent avec leurs enfants. En fin de compte, le modèle dans lequel ils ont grandi ne leur a pas appris à être parents. Nous sommes convaincus qu’en prenant soin des parents, nous prenons soin des enfants. Nous le constatons et les enfants eux-mêmes en témoignent. Ils souhaitent voir leurs parents, mais surtout ils désirent vivre avec eux. Si ce souhait naturel doit parfois être nuancé par une réalité qu’ils méconnaissent, nous devons néanmoins l’entendre. Certains départements ont mis en place une délégation globale de prise en charge, déléguant aux établissements l’accompagnement des familles, initialement compétence de leurs services.

Nous devons désigner un interlocuteur unique pour les parents, celui qui accompagne leurs enfants au quotidien, les aide à s’endormir le soir en leur racontant des histoires. Il est essentiel d’associer les parents au projet individuel de leurs enfants, de sa création à son évaluation. Ce n’est pas en les excluant qu’ils comprendront. Autant que l’ordonnance de placement le permet, nous devons intégrer les parents à la vie quotidienne de leurs enfants, par exemple, pour les achats de vêtements, les devoirs ou les rendez-vous médicaux. Il est primordial de les laisser accomplir ce qu’ils savent faire et de les soutenir dans leurs difficultés. Ce n’est pas en agissant à leur place qu’ils apprendront. Nous devons également les impliquer dans la vie de l’établissement, les décisions prises lors du conseil de vie sociale, ainsi que dans l’organisation et l’animation des festivités, pour renforcer les liens. Ce n’est pas en les excluant qu’ils adhéreront. Deux conditions sont nécessaires : la proximité géographique des parents et le regroupement d’une fratrie d’enfants placés sur un même site. Les résultats observés convergent vers un même constat, à savoir le mieux-être de l’enfant. On note une diminution du conflit de loyauté pour l’enfant, qui n’a plus à choisir entre l’institution et ses parents, une réduction des passages à l’acte (fugues, mises en danger, scarifications) et in fine une diminution des durées de placement. Il existe deux interprétations du nombre très élevé de placements non exécutés : le manque de places disponibles, d’une part, et le faible taux de sorties des dispositifs de l’ASE, d’autre part. Les parents témoignent de la difficulté de sortir du système de protection de l’enfance, malgré tous les efforts fournis, une fois qu’ils y sont entrés.

Mme Pauline Spinas-Beydon, directrice de la Mecs Saint-Jean à Sannois. Je suis directrice depuis quatorze ans d’une Mecs initialement réservée aux garçons, qui accueille désormais également des jeunes filles. Depuis la rentrée, nous prenons en charge des enfants dès l’âge de cinq ans, afin de réunir les fratries et de pallier la pénurie, particulièrement marquée dans notre département, de familles d’accueil qui partent à la retraite sans être remplacées. Contrairement à mes collègues, j’ai choisi de me concentrer sur les préoccupations de terrain et du quotidien. Il m’est difficile de parler des manquements de la politique de protection de l’enfance de manière globale car, au quotidien, je suis fière de ce que nous accomplissons. Environ 80 % de mes pensées sont tournées vers les beaux parcours et les réussites, et je suis fière de vivre dans un pays qui se soucie de ses enfants. Lors de la préparation de cette audition, nous avons discuté avec mon collègue de l’importance de se pencher sur ce qui fonctionne bien pour résoudre les problèmes. J’ai le sentiment que notre département fait de son mieux, et il est essentiel d’identifier les facteurs qui contribuent à ce succès. Depuis que je suis directrice, j’ai constaté un soutien politique et administratif constant en faveur de la protection de l’enfance. Les observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE), comme celui du Val‑d’Oise, rassemblent environ cinquante acteurs autour de la table, incluant la police, la justice, l’école et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).

Dans le réseau d’acteurs, tout le monde se parle et se connaît, ce qui permet de partager et de s’unir face aux nouvelles problématiques. La stabilité est essentielle : dans les départements, de l’éducateur proche du terrain jusqu’aux grands décideurs, plus il y a de mouvements, plus on risque de perdre le fil. Maintenir la stabilité, que ce soit au niveau des juges des enfants, des médecins ou des éducateurs sur le terrain, permet aux acteurs de mieux se connaître et d’établir des liens de confiance. La facilité d’accès et de prise de contact entre les acteurs est primordiale pour répondre à l’enjeu de décloisonnement. Je résume souvent mes préoccupations en disant que les enfants de la protection de l’enfance reflètent les maux de notre société. Gérer la vie d’un enfant revient à faire face à tous les dysfonctionnements des politiques publiques.

Parmi mes inquiétudes, je constate que les enfants sont surexposés à plusieurs grands sujets. Par exemple, la question des écrans et du risque numérique est préoccupante. Dans le département du Val-d’Oise, les jeunes filles ont rattrapé, voire doublé les garçons à l’adolescence en matière de mesures de placement. Nous nous interrogeons sur les raisons de cette situation, mais des indices indiquent qu’elles sont des victimes majeures de mises en danger à travers les écrans. C’est ce que je constate de manière très empirique lorsque je reçois aujourd’hui des demandes de placement pour des jeunes filles adolescentes. Cela peut-être parce qu’elles ont posté des photos intimes qui ont circulé, les empêchant de retourner à l’école, ou parce qu’elles recherchent de l’affection et tombent amoureuses de quelqu’un à l’autre bout de la France, se laissant piéger par les réseaux sociaux. Ces problématiques touchent tous les enfants de France, mais nos jeunes filles, dépourvues de protections affectives familiales et souvent exposées à un premier traumatisme sexuel, sont particulièrement vulnérables. Actuellement, elles représentent 40 % des effectifs. Cette vulnérabilité les expose également à des phénomènes de prostitution, rendant parfois très complexe leur maintien dans des structures collectives en raison de phénomènes de contagion. Aujourd’hui, avec le placement à domicile et les alternatives au placement, nous avons tendance à les laisser dans leurs familles, ce qui engendre des souffrances collatérales pour ces familles. De nombreuses initiatives, notamment dans le Val-d’Oise, visent à s’attaquer à cette problématique. Cependant, il existe peu de lieux pour des mises en sécurité immédiates. Mes équipes éducatives doivent souvent intervenir en urgence à la sortie de l’école pour protéger ces jeunes filles, mais ces solutions sont temporaires. Trouver des lieux pour les mettre à l’abri s’avère à la fois compliqué et urgent. Des drames peuvent survenir en vingt-quatre heures.

Un autre phénomène préoccupant est la dégradation psychique et psychiatrique des enfants que nous accueillons, et ce, de plus en plus tôt. Il est indéniable que des prises en charge adaptées sont nécessaires. J’observe plusieurs aspects préoccupants. De plus en plus d’enfants rencontrent des difficultés dans la vie collective, soit parce qu’ils nuisent aux autres, soit parce qu’ils se font du mal à eux-mêmes. Ces enfants requièrent une réactivité et des dispositifs adaptés, parfois coûteux. Le sur-mesure est indispensable, surtout avec la difficulté d’accès aux soins en pédopsychiatrie ou autres spécialités. Pour faire le lien avec les propos de la professeure Céline Greco, il en va de même pour les soins paramédicaux. J’ai entendu parler de son forfait soins. En pratique, lorsque nous avons une demande de soins paramédicaux, nous devons solliciter des financements ad hoc auprès du département. Ces financements sont souvent accordés, mais cela prend du temps. Ensuite, il faut trouver les professionnels, ce qui constitue un défi, surtout en matière d’orthophonie. Les familles lambda rencontrent déjà des difficultés pour trouver des orthophonistes, avec des délais d’attente pouvant aller jusqu’à deux ans. Nos enfants, qui ont encore plus besoin de ces soins, sont particulièrement affectés. J’avais réalisé une petite statistique parmi les premiers enfants accueillis. Je comptais deux enfants avec des notifications pour un institut médico-éducatif (IME) ou un institut médico‑professionnel (Impro) sans place disponible, trois notifications pour des unités localisées pour l’inclusion scolaire (Ulis), un pour un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep), trois pour des établissements régionaux d’enseignement adapté (Erea), deux nécessitant des ateliers en établissement ou service d’aide par le travail (Esat), un pour un institut d’éducation motrice (IEM). Pour très peu d’entre eux, j’ai pu mettre en œuvre ce à quoi ils avaient droit, selon la notification de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Il faut également mentionner la pénurie d’accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH). Finalement, nous nous retrouvons dans les établissements à essayer de pallier ces manques, mais il y a des domaines, notamment les soins psychiatriques, pour lesquels je ne peux pas demander à un éducateur d’intervenir.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous nous avez éclairés sur les manquements des politiques publiques, et c’est précisément ce dont nous avons besoin. À travers vos propos, en mettant en lumière la situation sur le terrain, il est évident que tout ne va pas bien. En détaillant les manquements des politiques publiques, nous cherchons à identifier les dysfonctionnements, non pas pour désigner des responsables, mais pour comprendre comment améliorer la gouvernance à l’échelle des territoires et avec les acteurs concernés. Vous intervenez dans soixante départements, ce qui fait de vous un acteur majeur de la protection de l’enfance. Il est essentiel que vous nous indiquiez quelles sont les meilleures pratiques pour répondre à l’urgence, car il s’agit du développement et des besoins fondamentaux des enfants. Cette commission d’enquête doit prendre en compte tous ces éléments. Ma première question est la suivante : sur les soixante départements dans lesquels vous intervenez, proposez-vous une prise en charge uniforme à l’échelle de tous les territoires ? Nous cherchons à garantir une égalité de prise en charge. Je vous poserai une deuxième question par la suite. Je rappelle que nous sommes sous serment et que je compte sur la sincérité de vos réponses.

M. Baptiste Cohen. Les soixante départements mentionnés correspondent au nombre de départements suivis par le groupe des six associations évoquées précédemment. Les Apprentis d’Auteuil, en revanche, sont présents dans quarante-sept départements. Cela ne change pas la nature des choses, mais il est important d’être précis. Il n’existe pas d’égalité de prise en charge, car il n’y a pas d’égalité de diagnostic. Il est très complexe de déterminer ce qui pose problème une fois que l’information préoccupante est arrivée, que les services sociaux se sont mobilisés et que le juge a pu intervenir, bien que ce ne soit pas systématique, surtout dans le cas du placement, qui n’est pas notre seule activité. À la fondation des Apprentis d’Auteuil, nous accompagnons environ 11 000 mesures par an pour 7 000 places à un moment donné. Parmi ces 7 000 places, 5 000 sont dédiées à l’accueil. Nous proposons également un accompagnement pour les jeunes majeurs, avec des dispositifs spécifiques d’accueil comme la Touline. De plus, nous avons développé un grand nombre de places pour l’accompagnement en milieu ouvert ou en accueil de jour. Il n’existe pas de critères de mesure des risques et des dangers pour l’enfant partagés entre tous les acteurs, que ce soit au sein d’un seul département ou à l’échelle nationale. Contrairement au covid-19, où l’on peut mesurer le degré de contamination de manière uniforme sur tous les territoires, il est impossible de faire de même en matière de risques éducatifs. Cela répond en partie à la question posée : nous ne savons pas comparer et dire si les départements assurent ou non une même qualité de prise en charge.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Ma deuxième question porte sur l’existence d’une charte de prise en charge au sein de votre réseau. Disposez-vous d’une telle charte dans les Mecs et les divers dispositifs que vous avez mentionnés ?

Mme Pauline Spinas-Beydon. Nous disposons d’un projet éducatif, de programmes de formation, de référentiels et de parcours personnalisés pour les jeunes. Nous disposons également de logiciels nationaux, tels que l’observatoire des incidents, accidents et infractions graves. Faire face aux dysfonctionnements de l’ASE implique avant tout de comprendre ce qui se passe dans nos établissements, afin de pouvoir analyser et corriger les problèmes. Cet observatoire est extrêmement utile pour obtenir une vision claire de la situation et pour garantir une réponse adéquate. En tant que directrice, lorsque je déclare un événement grave dans l’établissement, une chaîne d’informations se met en place, allant du niveau local au niveau national. Une cellule pluridisciplinaire, composée de juristes, de médecins et de spécialistes en communication, se réunit dans les vingt-quatre heures pour examiner la situation et rappeler le directeur de l’établissement afin de vérifier que les mesures appropriées ont été prises. Cette procédure vise à sécuriser la réponse apportée à l’enfant et à offrir un soutien adéquat.

Concernant votre question sur l’homogénéité des pratiques, il est important de noter que nous restons dépendants de certains facteurs. Le socle commun de la fondation des Apprentis d’Auteuil reste une base essentielle. Cependant, lors de nos réunions régulières entre directeurs, il arrive souvent que certains hésitent à s’exprimer librement sur leur département. Par exemple, nous évaluons actuellement la situation des jeunes à dix-huit ans. Jusqu’à récemment, avant les évolutions législatives, certains directeurs affirmaient : « À 18 ans, c’est joyeux anniversaire, tes affaires sont sur le trottoir. » Dans mon département, nous pouvions accompagner les jeunes jusqu’à 22 ans, leur offrir des bourses, etc. Il est surprenant de constater que parfois le département voisin adopte une approche totalement différente. Ces divergences soulèvent des questions importantes, notamment en matière de taux d’encadrement et de ressources allouées pour s’occuper des jeunes au quotidien. Les négociations sur les prix de journée, malgré le socle commun de la fondation des Apprentis d’Auteuil, créent des disparités significatives. Ces différences posent également des questions éthiques, influencées par les moyens et les politiques des départements. Que devons-nous faire ? Devons-nous accepter de fonctionner en mode dégradé ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pouvez-vous nous citer quelques départements auxquels vous faites référence ?

Mme Pauline Spinas-Beydon. Honnêtement, je ne saurais pas cibler un département en particulier. Je fais partie de ceux qui n’osent pas trop dire qu’ils sont chanceux…

M. Thomas Brichard. La situation dépend grandement des départements, des budgets alloués, des choix politiques, mais aussi du bassin de recrutement. Les candidatures et le nombre d’éducateurs diplômés varient d’un département à l’autre. En fin de compte, la qualité de l’accompagnement des enfants en dépend. Actuellement, je me trouve dans un département où les difficultés de recrutement sont minimes. En revanche, j’entends certains collègues d’autres départements se plaindre de l’absence quasi totale d’éducateurs diplômés dans les maisons d’enfants.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Depuis une quinzaine d’années, et plus particulièrement depuis une dizaine d’années en France, les neurosciences ont influencé de manière significative les travaux scientifiques. Nous disposons désormais des travaux de Boris Cyrulnik sur les 1 000 premiers jours, ainsi que des contributions de nombreux acteurs éminents. Comment ces avancées se traduisent-elles dans les pratiques professionnelles ? Observez-vous des difficultés pour les professionnels, notamment en raison d’une formation initiale souvent généraliste et peu spécialisée ? Nous souhaitons concentrer nos efforts sur la protection de l’enfance et les besoins fondamentaux de l’enfant.

Mme Pauline Spinas-Beydon. La question de la prise en charge du traumatisme et de l’adaptation des pratiques professionnelles aux enfants traumatisés, voire multi-traumatisés, est absolument essentielle. Nous avons expérimenté des initiatives intéressantes, mais tout dépend des budgets de formation alloués. La formation initiale reçue en école d’éducateur est trop généraliste pour répondre à ces besoins spécifiques. Il est donc impératif de former les professionnels tout au long de leur carrière. Les Apprentis d’Auteuil ont développé des programmes de formation en collaboration avec des psycho-éducateurs canadiens. Cependant, ces développements ont été possibles grâce à des fonds privés et à la sollicitation de mécènes. Un partenariat a été établi avec le centre Eido, spécialisé dans la prise en charge des traumatismes et des violences. Nous envoyions les enfants se faire soigner là-bas, mais nous avons constaté qu’il était également crucial de travailler en complémentarité. Ainsi, un coaching régulier de nos équipes est nécessaire pour détecter les traumatismes complexes, y répondre et structurer nos lieux d’accueil de manière qu’ils soient les plus soignants possible. Certaines thérapies intéressantes, comme l’EMDR (Eye movement desensitization and reprocessing) et l’intégration du cycle de vie, peuvent apporter des bénéfices significatifs. Toutefois, ces thérapies sont souvent coûteuses, ce qui soulève la question de leur prise en charge et de leur financement.

Mme Christine Le Nabour (RE). Je vous remercie pour vos témoignages et vos informations. Il est vrai que l’on évoque souvent les manquements des politiques de protection de l’enfance, mais il est également important de mettre en lumière ce qui fonctionne. Lorsque l’on est précurseur ou que l’on prend des initiatives comportant de bonnes pratiques, il est naturel de vouloir les partager. En tant que membre du réseau des missions locales, je peux en témoigner.

J’ai deux questions. Premièrement, vous avez mentionné des problèmes liés à une pénurie de familles d’accueil. Est-ce uniquement dû aux départs à la retraite, ou existe-t-il d’autres raisons qui expliquent la difficulté à intégrer de nouvelles familles dans ce réseau ? Deuxièmement, concernant les jeunes majeurs, nous avons préconisé et inscrit dans la loi la proposition de contrats d’engagement jeune (CEJ) afin d’éviter les sorties sèches de l’ASE. Est‑ce que cette pratique est mise en œuvre ? Dans certains départements, elle pose des difficultés, notamment en raison d’un manque de coordination entre les réseaux et d’un partage insuffisant des pratiques. Avez-vous observé des résultats positifs ou des bonnes pratiques spécifiques concernant l’accompagnement des jeunes vers d’autres réseaux pour éviter ces sorties sèches ?

Mme Pauline Spinas-Beydon. Sur les familles d’accueil, deux points méritent notre attention : les départs à la retraite et la crise des vocations. En effet, ce métier est souvent perçu comme une vocation. Bien que des progrès aient été réalisés, notamment en matière de rémunération, la situation reste préoccupante. J’ai eu l’occasion de travailler avec de nombreux jeunes, notamment des adolescents, qui avaient déjà été placés en familles d’accueil. Nous avons constaté des situations difficiles, alors que nous pensions que les cas les plus complexes se trouvaient en maison d’enfants. En décloisonnant les services et en créant une équipe mobile de soutien pour les familles d’accueil du département, nous avons compris qu’il était parfois nécessaire de s’entraider. Les familles d’accueil se retrouvent souvent seules face à des enfants présentant des situations très complexes. Par exemple, des assistantes familiales âgées de 60 à 65 ans se voient confier des enfants qui ne dorment pas la nuit et souffrent de terreurs nocturnes. Ces situations peuvent devenir extrêmement éprouvantes, au point de les faire craquer. Lorsqu’ils arrivent chez nous, nous avons parfois du mal à gérer ces cas, même avec six éducateurs, et devons les intégrer dans des dispositifs encore plus spécialisés. Il est donc essentiel d’améliorer l’accompagnement des familles d’accueil, souvent seules au quotidien avec les enfants. Ce travail, associé à une dynamique de soutien, peut faciliter le recrutement et la formation de nouvelles familles. Le problème ne se limite pas aux départs à la retraite. Dans certains bassins et départements plus ruraux, où les familles d’accueil sont plus nombreuses, la situation varie en fonction des territoires. Toutefois, il semble que ce phénomène soit national.

Sur le soutien aux jeunes majeurs, la fondation des Apprentis d’Auteuil a été précurseure sur le sujet dès le XIXe siècle. Nos statuts insistent sur la fidélité à vie aux anciens et les liens de confiance et d’amitié. Cependant, nous avons renforcé nos actions lorsque les statistiques ont révélé que de nombreux SDF avaient bénéficié de la protection de l’enfance. Nous avons alors professionnalisé nos services auprès des anciens, initialement axés sur le lien fraternel, en créant ce que le dispositif de la Touline, un service après-vente de l’ASE. Il ne suffit pas de signer des contrats jeunes majeurs pour continuer à aider jusqu’à 21 ans. Bien que les départements signent ces contrats et offrent un accompagnement, la rupture brutale à 21 ans pose problème. Un enfant qui quitte le domicile familial revient souvent pour des tâches comme laver son linge ou faire sa déclaration d’impôts. Le système de la Touline vise à offrir un soutien humain et à maintenir un lien affectif après 21 ans ou après la prise en charge en enfance. Ce dispositif aide également les jeunes à accéder à leurs droits en tissant des liens avec les missions locales. Il ne s’agit pas de se substituer à ces missions, mais de faciliter l’accès aux services qu’elles offrent.

Aujourd’hui, la Fondation en est à sa deuxième mesure d’impact social via le dispositif de la Touline. À l’origine, ces mesures ont été principalement financées par des fonds sociaux européens et par du mécénat. L’objectif était de démontrer leur efficacité afin de convaincre les pouvoirs publics de l’intérêt d’y investir. Nous avons réussi à montrer que chaque euro investi dans une Touline permettait d’économiser de l’argent public. Nous avons pour cela mené des études avant et après l’intervention du dispositif de la Touline, analysant les situations médicales, l’emploi, le logement, etc. Avec plus de dix ans de recul, nous savons désormais que ces dispositifs fonctionnent. J’ai la chance d’avoir une Touline dans mon périmètre d’action et je peux affirmer que je trouverais difficile d’exercer mes fonctions de directrice de la protection de l’enfance sans ce soutien. J’ai observé des parcours où la situation restait fragile à la fin, mais aussi des réussites éclatantes. L’absence de filet de sécurité familial rend les jeunes vulnérables, et certains seraient tombés sans l’intervention de ce dispositif.

M. Paul Christophe (HOR). L’ASE constitue un véritable investissement. Chaque euro dépensé garantit un retour sur investissement à long terme. En effet, ces jeunes aspirent à s’insérer et à réussir leur vie. J’ai été sensible à votre observatoire des incidents, accidents et infractions graves : cette capacité à accompagner ces événements lorsqu’ils se produisent, en soutenant les professionnels, me semble essentielle. Ne pensez-vous pas qu’un tel dispositif devrait être déployé à l’échelle départementale ? Il s’agirait de veiller à ce que ce dispositif soit organisé de manière adéquate et appropriée, afin d’éviter une simple hot-line avec des options automatisées. Il faudrait une personne physique, compétente et expérimentée, capable d’apprécier chaque situation et de fournir des réponses adaptées. Ce soutien psychologique de première ligne, en lien avec l’éducateur confronté à la difficulté, a déjà montré son efficacité dans le domaine du handicap. Je pense notamment aux communautés 360, développées département par département pendant la période du covid-19. Ne serait-ce pas une évolution à envisager, à la lumière de nos travaux, afin de garantir une réponse appropriée lorsque ces incidents indésirables surviennent ?

M. Thomas Brichard. Dans certains départements, des cellules de gestion des événements indésirables graves sont déjà mises en place. C’est le cas du département où je travaille. Parallèlement à la saisie des observatoires internes à la fondation des Apprentis d’Auteuil, où nous déclarons les incidents avec l’appui d’une équipe de ressources, nous déclarons également les incidents auprès du département. Il existe des formulaires à remplir, comprenant plusieurs parties : Les parents ont-ils été informés ? Le jeune a-t-il consulté un psychologue ? Une trame précise doit être respectée, avec plusieurs incidents à signaler, incluant les incidents indésirables (EI) et les incidents indésirables graves (EIG). Ce dispositif fonctionne déjà et s’avère efficace, du moins dans le département où je travaille. Il apporte un soutien significatif aux établissements.

Mme Pauline Spinas-Beydon. Pour compléter ce que dit Thomas Brichard, il est pertinent d’exploiter les remontées statistiques sur la nature des incidents. Cela permettrait d’organiser des temps de relecture communs, notamment lors des réunions de l’observatoire départemental de la protection de l’enfance (ODPE) ou d’autres instances similaires. Ces dynamiques sont déjà en place. En outre, ces remontées permettent de réagir rapidement face à des événements ayant des impacts financiers. Informer le département des conséquences financières d’une situation permet parfois de déclencher des soutiens et d’éviter d’aggraver la situation. Cela contribue également à ne pas décourager les professionnels engagés, qui pourraient vivre des situations très difficiles.

M. Thomas Brichard. Au sein des départements, nous disposons de différents outils. À la fondation, nous utilisons un logiciel bien conçu et simple à compléter. Cependant, dans le département, nous utilisons une fiche que nous complétons, que nous convertissons en PDF, que nous renvoyons, que nous recevons en retour sous format Word, que nous devons à nouveau convertir en PDF, puis compléter à nouveau. Ce processus entraîne une perte d’information et manque d’efficacité.

M. Baptiste Cohen. Votre question illustre bien les engagements que nous prenons au sein de notre organisation. Cependant, il est important de préciser que nous ne cherchons pas à donner des leçons en tant qu’institution. Nous ne nous engageons pas sur tous les sujets, même si notre fonctionnement est efficace. Cela serait inconvenant et irrespectueux du travail de chacun. Toutefois, votre question soulève des points intéressants. Nous sommes capables de rendre compte de nos actions grâce à notre observatoire. Cet outil est un instrument de travail, mais il repose sur une condition essentielle : la confiance entre les interlocuteurs. Cette confiance est un préalable indispensable, que nous rappelons lors de chaque formation. À travers cela, on peut établir un lien avec notre projet éducatif. Lorsque nous parlons de projet éducatif commun, l’un des éléments fondamentaux est la notion de communauté éducative. Ce terme, dans le domaine de l’éducation, signifie que nous sommes responsables non seulement des jeunes que nous accompagnons, mais aussi de nos collègues. Cette responsabilité, ce savoir‑faire, ces échanges de pratiques sont absolument essentiels. Nous ne savons pas fonctionner autrement. Nous avons la chance d’avoir développé une communauté forte, avec un sentiment d’appartenance prononcé au sein des Apprentis d’Auteuil. Cette appartenance à institution solide et engagée est une réponse aux besoins des professionnels et, à travers eux, aux besoins des jeunes et des familles.

L’éducation est une institution, tout comme la famille. La famille, pour surmonter les difficultés, a besoin de la confiance des autres, et ces réseaux de confiance passent par des services spécialisés comme les nôtres, par le travail des équipes, mais aussi par la société. J’ai évoqué la pauvreté ; il est terrible de constater à quel point notre société méprise les personnes simplement parce qu’elles sont pauvres. C’est incroyable. Notre travail sur l’accompagnement et l’observatoire ne se réduit pas à une simple mécanique ou à un logiciel. Nous ne cherchons pas à attribuer des bons ou des mauvais points aux départements. De même que le rôle d’un enseignant n’est pas de juger le travail du rectorat, de l’éducation nationale ou du ministre, mais de s’occuper de l’enfant. C’est pareil pour nos équipes et nos activités.

Mme Pauline Spinas-Beydon. En tant que directrice, je suis très satisfaite de disposer de cette cellule. Toutefois, si nous envisageons de la déployer ailleurs, il est essentiel de revenir sur la notion de confiance et de lien entre les acteurs. Si je déclare de nombreux événements, vais-je être perçue comme une mauvaise directrice en interne ? Si je remonte beaucoup d’incidents au département, cela déclenchera-t-il une inspection ? D’où l’importance de la confiance. Pour aborder les dysfonctionnements de l’ASE en France, il est primordial qu’un éducateur sur le terrain, un chef de service ou un directeur ose signaler les problèmes. La manière dont ces dysfonctionnements sont accueillis doit être constructive. Au-delà de la remontée d’informations, il faut se demander qui va traiter ces données et qu’elles seront les suites. Nous avons eu des échanges à ce sujet, car tous les départements sont en train de mettre en place des cellules d’audit et d’inspection. Plusieurs types d’inspections sont possibles, certaines sont prévues à l’avance, d’autres peuvent survenir à l’improviste, parfois tôt le matin. Je suis favorable à cette méthode de travail. J’apprécie la possibilité d’une inspection à tout moment, car elle me soutient en tant que manager. J’ai confiance dans le processus qui ne se traduira pas par des reproches de mauvaise gestion. Au contraire, cela permettra un dialogue constructif et, parfois, l’inspection offre des moyens nouveaux. L’outil est important, mais ce qui compte vraiment, c’est la manière dont nous l’utilisons, comment nous traitons les informations et comment nous permettons aux acteurs de s’exprimer librement. C’est ainsi que nous pourrons identifier les dysfonctionnements. Sinon, tout sera dissimulé et les problèmes finiront par nous exploser au visage.

M. Paul Christophe (HOR). Dans ma philosophie, il s’agit bien d’un outil d’accompagnement et non de sanction. Lorsque l’on est en première ligne face à un incident préoccupant, on peut se sentir désemparé et avoir besoin de soutien pour à la fois résoudre cet incident et s’en remettre.

M. Léo Walter (LFI - NUPES). Je souhaite aborder trois points principaux avec vous. Concernant tout d’abord votre travail prospectif et la question de l’accompagnement des familles et des parents, il m’a semblé – peut-être à tort – que vous mettiez sur un pied d’égalité l’intérêt des familles, des parents et des enfants. Pourriez-vous préciser où vous placez le curseur entre l’intérêt supérieur de l’enfant et le maintien des liens familiaux ? À quel prix ces liens sont-ils maintenus ? Ce point me paraît essentiel.

Deuxièmement, comme tous les lieux accueillant des enfants placés, la fondation des Apprentis d’Auteuil n’a pas échappé à certaines situations dramatiques, notamment en ce qui concerne les violences sexuelles, les agressions sexuelles et les violences éducatives. Au-delà de l’observatoire dont vous parliez, j’aimerais savoir quelles mesures vous avez mises en place pour répondre à ces situations et pour éviter qu’elles se reproduisent. Êtes-vous encore confrontés à ces difficultés aujourd’hui ? Peut-être pourriez-vous lier cela à ce que vous décriviez tout à l’heure concernant la qualification des éducateurs et la qualité des équipes d’encadrement.

Enfin, un troisième point auquel je tiens particulièrement dans le cadre de cette commission d’enquête concerne le parcours scolaire des enfants placés. 13 % d’entre eux obtiennent le brevet, contre 80 % dans la population générale ; ils sont 13 % à préparer un bac général, contre quatre fois plus dans la population générale ; seulement 4 % de ces jeunes poursuivent des études supérieures. Tous les anciens enfants placés que nous avons auditionnés ont évoqué cette difficulté supplémentaire. J’aimerais savoir quels sont vos liens avec l’éducation nationale et comment vous accompagnez les parcours scolaires des enfants que vous accueillez.

M. Thomas Brichard. Concernant la place des parents, je tiens à préciser que l’intérêt supérieur de l’enfant prime toujours. Nous ne maintiendrons jamais un lien toxique entre un parent et un enfant, lorsque l’enfant ne le souhaite pas ou si des violences majeures ont été commises à son encontre. Mon discours visait à rappeler que de nombreux parents ne savent tout simplement pas comment agir et qu’il est nécessaire de les accompagner. Cependant, il existe également des parents véritablement malveillants et, dans ces cas-là, nous ne maintiendrons jamais un lien à tout prix. Nous chercherons à trouver une place aux parents en fonction des droits ordonnés par le magistrat. Notre priorité est toujours le bien-être des enfants.

M. Baptiste Cohen. Ces questions sont essentielles. Pour l’anecdote, nous avons passé toute la matinée avec l’un des groupes de travail que nous co-animons avec l’association ATD-Quart Monde, portant sur la place des parents en protection de l’enfance. Il nous a fallu deux ans et demi pour créer ce groupe de travail. La question de la place des parents en protection de l’enfance est d’une importance capitale. Premièrement, il est nécessaire de compter. Comme vous l’avez constaté, nous ne savons pas combien de parents sont concernés. Sans cette donnée, il est impossible de mettre en place une politique publique efficace. C’est un véritable problème d’ordre public. Deuxièmement, il faut distinguer. La question que vous posez est légitime. Rien ne nous autorise à privilégier un aspect au détriment d’un autre. La loi et la convention internationale des droits de l’enfant prévoient que l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer. Cependant, cette même convention précise que cet intérêt inclut le maintien de l’enfant auprès de ses parents, sauf lorsque ces derniers sont nocifs. Toute la difficulté réside dans cette nuance. Nous ne sommes pas les seuls à le constater. Nous suivons de près les recherches sur ce sujet dans le cadre de nos travaux menés avec l’ONPE. Le problème est immense. Il se double d’un manque de connaissance entraînant des débats aux allures parfois idéologiques. Comme nous l’avons vu lors des débats législatifs des années passées, les références au familialisme, les positions pour ou contre, etc., n’ont pas lieu d’être. Il existe des éléments de droit importants. Nous vivons dans un État de droit qui précise les droits des parents en tant qu’éducateurs et protecteurs, mais également le droit de la société à protéger les enfants lorsque les parents ne remplissent plus leur rôle.

Nous savons tous, et cela est régulièrement affirmé dans les congrès consacrés à la protection de l’enfance, que l’identification et la clarification des situations posent de grandes difficultés. Les enjeux ne sont pas seulement réglementaires, mais sociaux et éducatifs. En examinant de plus près la situation des parents, notamment en ce qui concerne la pauvreté, il apparaît que cette question est d’une importance capitale. Ce matin encore, au conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), il a été unanimement reconnu que huit parents sur dix sont touchés par la pauvreté et la précarité. Or, la littérature, tant nationale qu’internationale, est très claire sur ce point : la pauvreté et la précarité compliquent considérablement la capacité à réagir adéquatement face à des situations éducatives difficiles. En tissant les liens entre ces différents éléments, il devient évident qu’il est nécessaire d’agir davantage en amont. Contrairement à certaines affirmations, il existe bien une politique de prévention en matière de protection de l’enfance. Ce n’est pas nous qui le disons, mais l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), l’Inspection générale de l’éducation nationale (Igen) et l’Inspection générale de l’administration, de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR). Leur rapport de 2019 est très explicite à ce sujet. Nous ne nous concentrons pas suffisamment sur les actions en amont, préférant intervenir en aval, une fois que l’enfant fait l’objet d’une mesure de placement. Il s’agit de comprendre comment nous pouvons anticiper et examiner ensemble les situations, en tenant compte des travaux de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) qui mettent en lumière la gravité des agressions sexuelles intrafamiliales, souvent non détectées, non prises en compte et non prévenues. Il est impératif de porter notre attention sur l’amont. Cela ne signifie pas que nous devons prendre parti, mais qu’il est nécessaire de prendre le temps d’analyser ces situations.

Ce matin, lors de notre discussion avec la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), nous avons abordé la mise à jour du guide concernant les actes usuels et non‑usuels, c’est-à-dire les décisions courantes que les éducateurs, les équipes, les services sociaux et les départements peuvent prendre, ainsi que celles relevant de l’autorité parentale. La loi est très claire à ce sujet, même si la pratique l’est beaucoup moins. Il a été clairement établi que ce guide, qui sera mis à jour en 2024 et qui traite de la répartition des actes relevant de l’autorité parentale ou de l’autorité éducative déléguée, n’aurait pas besoin d’être relu par des parents. Il n’est plus possible de travailler sans intégrer les usagers. Pour repérer les situations dramatiques, il est indispensable d’accepter de dialoguer avec ceux qui ont vécu ces situations ou qui en ont été responsables. Nous devons comprendre ces expériences pour ne pas continuer à ignorer la réalité vécue par les parents. Cela ne signifie pas que nous cherchons à les dédouaner de leurs responsabilités.

Mme Pauline Spinas-Beydon. Ces dernières années, de nombreux départements ont développé des alternatives aux placements, comme les placements à domicile ou les services d’accueil modulables. Il est important de souligner que cela constitue une avancée significative dans la gestion des problématiques familiales. Lorsque je suis arrivée dans le secteur de la protection de l’enfance il y a quatorze ans, les options étaient limitées entre, d’une part, une mesure d’aide éducative à domicile, souvent peu intensive, et d’autre part un placement de l’enfant. En tant que directrice, j’ai souvent été confrontée à des familles dont les situations avaient évolué, où les éléments de danger avaient été levés, mais où les placements persistaient, avec la crainte de remettre les enfants avec leurs parents après plusieurs années de séparation. Les effets collatéraux des placements étaient souvent délétères pour l’enfant, même lorsque la situation de danger initiale était résolue. Pour répondre à ces défis, nous avons mis en place des systèmes permettant de maintenir l’enfant dans son milieu naturel, avec des interventions fréquentes, parfois quotidiennes, en connexion étroite avec la maison d’enfants en cas de crise. Cette approche exige une grande réactivité et une coordination étroite entre les équipes de protection de l’enfance, avec des astreintes 24 heures sur 24. Ces dispositifs ont enrichi notre capacité d’accompagnement et amélioré notre intervention dans des situations où le danger pour l’enfant était présent, mais sans malveillance parentale. Souvent, il s’agissait plutôt d’un besoin de guidance parentale intensive, en raison de différences culturelles ou de maladies mentales enracinées chez les parents. Lorsque des ressources et des éléments positifs sont identifiés, nous pouvons éviter la séparation.

Nous sommes confrontés aux événements indésirables. La manière dont nous abordons ces situations est essentielle. Nos documents de référence, notamment la charte du management, jouent un rôle crucial pour déterminer comment la parole d’un éducateur sera reçue. Sera-t-il réprimandé ou écouté ? Il est également important de rappeler à chacun ses obligations lorsqu’il est témoin de certains faits. Tous les établissements doivent élaborer des plans de prévention de la maltraitance. Il est donc impératif de vérifier, notamment à travers les programmes d’évaluation externes et les référentiels de la Haute Autorité de santé (HAS), si l’établissement a bien pris en compte cette exigence. Parfois, nous doublons ces vérifications par des audits internes, où nous interrogeons directement les enfants pour savoir s’ils connaissent les procédures à suivre en cas de problème. Je suis convaincue que la manière d’incarner le métier de directeur est primordiale. On peut disposer de tous les logiciels et outils possibles, il est indispensable que les responsables d’établissements, les responsables de l’ASE en France et les magistrats se rendent dans les établissements et rencontrent les jeunes sur le terrain. Cette présence permet de constater de nombreuses choses. Une culture de la transparence s’est développée. Le fait que les paroles soient écoutées encourage la libération de la parole et permet de mieux appréhender les situations. Un autre aspect important est le pilotage par le directeur, en lien avec les services de l’ASE, des profils des enfants accueillis. Parfois, lorsque les places sont limitées, le département peut imposer l’accueil d’un enfant en disant : « Vous avez une place de libre, vous le prenez. »

La question du pilotage est essentielle. Il ne s’agit pas de placer l’enfant abuseur à côté de l’enfant abusé. Le directeur doit pouvoir dire : « Non, ce n’est pas pertinent, ce n’est pas possible. » Il est crucial de préserver cette capacité de décision, sinon, on pourra toujours se lamenter. Parfois, c’est la chronique d’un drame annoncé. Il faut assumer qu’une place reste vacante si nécessaire, pour le bien du groupe. Il est impératif d’établir un lien de confiance entre les acteurs qui doivent pouvoir communiquer et savoir que, lorsque les moyens d’aider existent, ils sont utilisés. Cela soulève la question des marges de manœuvre, du nombre de places disponibles et de la pression exercée, qui peut parfois entraîner des dysfonctionnements potentiels. Il est crucial que les responsables des admissions puissent gérer cette situation. La question des lieux de répit en bout de chaîne est également posée. Lorsqu’il y a des événements ou des signes avant-coureurs, comment les prévenir ? Entre collègues, il est essentiel de se concerter, parfois de mettre fin à des prises en charge, et de travailler sur des orientations rapides pour éviter des drames.

M. Thomas Brichard. Il devient de plus en plus difficile pour nous, directeurs d’établissement, de refuser l’accueil d’enfants. Or cet accueil pourrait devenir explosif face à des jeunes dont l’accompagnement est de plus en plus complexe. Dans la Mecs que je dirige et qui accueille cinquante enfants sur site, seulement deux jeunes avaient une notification de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) il y a dix ans. Aujourd’hui, ce nombre est passé à vingt-huit. Il y a dix ans, trois jeunes étaient suivis en centre médicopsychologique (CMP) et en centre médico-psycho-pédagogique (CMPP). Aujourd’hui, ils sont quarante-cinq. Il y a dix ans, aucun jeune n’était en scolarité adaptée ; aujourd’hui, vingtcinq jeunes suivent une scolarité adaptée à temps partiel. Pour piloter les établissements et gérer les incidents, nous avons besoin d’anticiper les problèmes. Nous avons une connaissance assez fine des dynamiques de groupe et des jeunes, ainsi que des dynamiques d’équipe, qui connaissent des hauts et des bas. Il est impératif de garder la maîtrise de notre activité, or nous sommes toujours en suractivité et en sureffectif.

Mme Pauline Spinas-Beydon. Concernant la scolarité, les fondateurs des Apprentis d’Auteuil avaient pour ambition de permettre aux enfants de trouver sur place tout ce dont ils avaient besoin, y compris en matière d’éducation et de formation. Aujourd’hui, le sur-mesure permet à chaque enfant de construire un parcours personnalisé, que ce soit sur les sites historiques ou ailleurs. Le maintien du lieu de scolarité lorsque le placement survient en cours d’année représente un véritable enjeu. Prenons l’exemple du département du Val-d’Oise : bien que j’accueille principalement des valdoisiens, j’ai récemment accueilli trois sœurs scolarisées à l’autre bout du département. Cela peut sembler anodin, mais si le département ne me fournit pas de ressources supplémentaires pour les accompagnements, je ne peux pas détacher un éducateur pour les accompagner à l’école chaque matin, à deux heures de trajet. Il est donc impératif de prévoir, dans le coût journalier, la possibilité de mettre en place un accompagnement jusqu’à la fin de l’année scolaire. Le droit de maintenir une scolarité dans un environnement où l’enfant se sent bien, où il a confiance en l’assistante sociale, est fondamental. Bien sûr, dans certains cas, il est nécessaire de changer d’établissement, notamment lorsque le problème y est enraciné. Nous menons actuellement une expérimentation intéressante, bien que cela puisse sembler désuet. Face à l’impossibilité pour les éducateurs de se démultiplier, nous testons la réintroduction de chauffeurs accompagnateurs. Ces derniers, qui connaissent les enfants et ne sont pas des taxis onéreux, font partie intégrante de l’équipe éducative et facilitent les divers déplacements. Comme l’a mentionné mon collègue, au-delà de l’école, les besoins accrus de soins impliquent d’effectuer tous les accompagnements quotidiens nécessaires pour les enfants.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaite aborder la question des placements éducatifs à domicile (PEAD), qui ont suscité de nombreux débats. Sur le fond, le terme placement à domicile a été remis en question, y compris par le CNPE. Par ailleurs, le but de ce dispositif a également été discuté, car beaucoup y voient une réponse à une situation de sureffectif et de difficulté à trouver des places dans certains départements. Vous avez mentionné que le PEAD semble être une action éducative en milieu ouvert (AEMO) renforcée. Quelles différences faites-vous entre ces deux dispositifs ? Quels sont les coûts journaliers associés à chacun ? Il a été dit que les départements optaient pour le PEAD car, en fin de compte, cela coûtait un peu moins cher pour la collectivité en matière de prix de journée. Pouvez-vous préciser la différence entre le coût journalier du PEAD et celui de l’AEMO renforcée ? L’AEMO classique implique une intervention une fois par mois, ce qui ne correspond pas à ce que vous avez décrit concernant le PEAD.

Par ailleurs, vous gérez plusieurs Mecs intégrées dans des dispositifs scolaires. J’ai toujours trouvé que la protection de l’enfance est trop refermée sur elle-même. Pouvez-vous nous fournir des exemples de bonnes pratiques, marquées par l’ouverture sur le territoire, y compris dans le cadre de la formation professionnelle ? Certains collèges se montrent particulièrement innovants, en proposant des pratiques très spécifiques aux problématiques des enfants, notamment en classe réduite. Pourriez-vous nous éclairer sur ces questions ?

De plus, nous recevons actuellement de nombreuses remontées concernant des problèmes de permis de construire. Ces difficultés sont souvent liées aux normes, mais pas uniquement. Certaines municipalités peuvent parfois résister à l’octroi de permis de construire, notamment pour des structures de protection de l’enfance comme les Mecs. Je souhaiterais savoir si, dans vos structures et dans les projets que vous portez, vous avez rencontré ce type d’obstacles liés à des problématiques administratives.

Mme Pauline Spinas-Beydon. Concernant les permis de construire, j’ai obtenu rapidement l’autorisation pour construire et ouvrir une maison destinée à quatre jeunes en difficultés multiples, sans rencontrer de problèmes. Cependant, il faut expliquer le projet au voisinage. À mon niveau, je n’avais donc pas connaissance de cette difficulté. Il est souvent plus compliqué de trouver des bâtiments adaptés pour ouvrir de nouveaux dispositifs, notamment parce que, au-delà d’un certain nombre d’enfants, il faut respecter les normes d’accessibilité. Les délais et les coûts des travaux d’accessibilité peuvent être importants, car les bâtiments disponibles ne sont pas toujours conformes.

Concernant l’éducation et la formation au sein de nos structures, lorsque je suis arrivée, environ 50 % des jeunes étaient scolarisés en interne. Aujourd’hui, ce chiffre est tombé à 30 %. Pourtant, les internats jouent un rôle important en matière de prévention ; ils accueillent les parents et permettent aux enfants de bénéficier d’une scolarité adaptée. Les internats de prévention, dont les parents payent en fonction de leurs moyens, offrent des classes réduites et un encadrement éducatif renforcé, grâce aux dons dont bénéficient les Apprentis d’Auteuil. Ils proposent également des projets de raccrochage scolaire. Par exemple, le collège avec lequel je partage le site utilise le sport pour favoriser le raccrochage scolaire. Les lycées professionnels internes offrent des formations avec des métiers à vocation, permettant aux enfants de poursuivre leurs études jusqu’au niveau du CAP et au-delà. Nous proposons aujourd’hui des solutions sur mesure. Je peux me permettre de dire, comme une grande chaîne de restauration rapide : « venez comme vous êtes ». Certains jeunes prennent le menu complet, d’autres choisissent des options spécifiques. Nous avons permis aux jeunes de l’ASE d’être scolarisés à l’extérieur, ce qui a nécessité des moyens d’accompagnement. De même, les élèves externes bénéficient du savoir-faire des Apprentis d’Auteuil à travers des dispositifs spécifiques.

La mixité des publics est essentielle. Ce que vous mentionnez concernant les manquements dans la protection des enfants est de moins en moins vrai, même s’il subsiste cette idée qu’un enfant doit être protégé en étant coupé de tout. Dans les projets d’établissement, chaque enfant doit avoir le droit à une activité extérieure et être intégré dans la vie locale. Les inscriptions pendant les vacances dans des organismes de vacances sont favorisées. C’est primordial. Les institutions, parfois perçues comme fermées, doivent se rapprocher des acteurs locaux pour se faire connaître et affirmer que nos enfants sont avant tout des enfants comme les autres.

Pour répondre à la question sur la réussite scolaire, qui fait partie de l’ADN des Apprentis d’Auteuil, la place des bénévoles dans la protection de l’enfance est fondamentale. Les lois ont évolué concernant le parrainage et le mentorat est aujourd’hui une réalité. Il m’est impossible d’assurer une qualité d’accompagnement scolaire optimale, même avec trois ou quatre éducateurs pour un groupe de dix enfants. Les devoirs, c’est une responsabilité partagée entre l’enfant et l’adulte. Il est essentiel de bénéficier de regards extérieurs, notamment par le biais du bénévolat. Mon projet, en particulier pour les plus jeunes, repose sur l’idée d’un enfant accompagné par un bénévole pour les devoirs. Il est fondamental d’apprendre à faire cohabiter bénévoles et professionnels de manière complémentaire. Pour les plus grands, le mentorat joue un rôle central. Il est primordial que ces enfants soient perçus comme les enfants de la Nation et que chacun, dans la mesure de ses capacités, puisse apporter son aide.

En ce qui concerne le PEAD, je ne le conçois pas de la même manière. Nous l’avons développé dans le département, où il y avait très peu d’AEMO renforcées. La formule actuelle, décidée par le magistrat, peut à tout moment basculer vers un placement classique. Elle n’a jamais été perçue chez nous comme une alternative moins coûteuse au placement, et les magistrats restent vigilants. Notre prix de journée a été récemment fixé à environ 90 euros. Cela nous permet d’anticiper des temps de repli en situation de crise, mais aussi des besoins de respiration pour l’enfant, comme l’envoi en colonie ou d’autres activités. Nous prévoyons également des enveloppes sur mesure pour répondre aux besoins spécifiques de l’enfant. Nous devons rester vigilants face à un glissement. Nous devons être attentifs aux situations renvoyées en PEAD, car elles sont parfois impossibles à gérer. Bien que le maintien à domicile puisse être pertinent pour l’enfant, des effets collatéraux sur les frères et sœurs peuvent exister. Nous avons alerté sur ce point, soulignant l’importance du dialogue avec les magistrats. Pour l’enfant, le PEAD peut être crucial, mais pour le petit frère ou la petite sœur de trois ans, exposés aux crises, scarifications, prostitution, et autres comportements perturbateurs, le développement du langage peut être compromis. Il est donc impératif de faire preuve de la plus grande vigilance.

La question de la régularité de nos rencontres avec les magistrats sur ces mesures un peu cousues de fil blanc est intéressante. En bonne pratique, ces réunions regroupant magistrats, services de l’ASE et acteurs du PEAD, sont essentielles pour s’ajuster et se comprendre mutuellement, afin d’éviter toute idée erronée de part et d’autre. Par exemple, il est parfois souhaitable de ne pas séparer les très jeunes enfants de leur mère. Cependant, il a été nécessaire d’expliquer nos interventions en précisant : « Attention, mesdames et messieurs les magistrats, soyez conscients qu’à un moment donné, nous fermons la porte du domicile et n’assurons pas une présence continue au domicile ». Il faut tenir compte de l’évaluation des risques et de la prise de décision appropriée au bon moment.

Je ne réponds pas de manière exhaustive sur l’AEMO renforcée, car elle varie autant que le nombre de départements existants. Certains PEAD peuvent ressembler à des AEMO renforcés, comme l’a d’ailleurs précisé la Cour de cassation.

Mme la présidente Laure Miller. Il nous reste à vous remercier très vivement pour vos interventions et pour les réponses à nos questions.

  1.   Audition de M. Hervé Laud, directeur chargé de la prospective, du plaidoyer et de la communication de l’association SOS Villages d’enfants, et Mme Florine Pruchon, responsable du pôle « Plaidoyer » (mercredi 29 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous reprenons les travaux de notre commission d’enquête consacrée aux manquements des politiques de protection de l’enfance avec l’audition de M. Hervé Laud, directeur chargé de la prospective, du plaidoyer et de la communication de l’association SOS Villages d’Enfants, et de Mme Florine Pruchon, responsable du pôle « Plaidoyer » de cette association. Merci d’avoir répondu à notre invitation.

Votre association se distingue par son accompagnement des frères et sœurs dont la situation familiale nécessite le placement. Dans le contexte difficile d’un placement, les relations fraternelles constituent souvent une ressource essentielle pour chaque enfant. La loi du 7 février 2022, dite loi Taquet, réaffirme ce principe de l’accueil en fratrie, sauf si l’intérêt de l’enfant requiert une autre solution. Nous pourrons revenir sur ce principe lors de votre audition. Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire d’une durée maximale de 15 minutes.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que notre audition est publique et retransmise sur le site internet de l’Assemblée nationale. En outre, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et de dire : « Je le jure. »

(M. Hervé Laud et Mme Florine Pruchon prêtent serment.)

Mme Florine Pruchon, responsable du pôle « Plaidoyer » de l’association SOS Villages d’enfants. Nous vous remercions pour l’opportunité donnée à notre association de s’exprimer dans le cadre de cette commission d’enquête. M. Hervé Laud est directeur chargé de la prospective, du plaidoyer et de la communication de l’association, fort d’une carrière de plus de trente ans en protection de l’enfance, d’abord en tant qu’éducateur, puis directeur d’établissement. Je suis quant à moi responsable du pôle « Plaidoyer » de l’association, engagée depuis plus de dix ans sur les questions des droits humains, en particulier ceux des enfants. Dans ce propos liminaire, nous souhaitons d’abord vous présenter brièvement notre association et ses spécificités, puis mettre en lumière les principaux enjeux que nous avons identifiés. À ce titre, nous avons échangé en amont de cette audition avec les membres de notre Comité jeunes plaidoyer, composé d’une quinzaine d’enfants et de jeunes. Ce comité travaille avec nous pour identifier les dysfonctionnements et proposer des solutions. Nous partagerons également certains de leurs constats. Nous avons pris connaissance du périmètre de la commission d’enquête, centré sur les dysfonctionnements de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Nous allons donc vous exposer notre point de vue en tant qu’acteurs de terrain, accompagnant des enfants et des jeunes en protection de l’enfance depuis près de soixante-dix ans.

M. Hervé Laud, directeur chargé de la prospective, du plaidoyer et de la communication de l’association SOS Villages d’enfants. Pour poursuivre, je tiens à rappeler que Mme Florine Pruchon possède une expertise notable dans l’accompagnement des droits humains, ainsi que dans la mise en œuvre et la participation de groupes.

SOS Villages d’Enfants est une association « loi 1901 », reconnue d’utilité publique, qui accueille aujourd’hui environ 1 500 enfants, principalement dans des villages d’enfants. Actuellement, nous comptons vingt villages d’enfants et un établissement à Valenciennes, la maison Claire Morandat, qui accueille des jeunes de 16 à 21 ans. Nous disposons également de quelques dispositifs appelés « programmes de renforcement des familles », assimilables à de l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) ou de l’aide éducative en milieu ouvert renforcée (AEMOR). Nous intervenons aujourd’hui dans environ quinze départements. Nous constatons que les services de l’ASE, bien qu’ils aient des lignes directrices et qu’ils présentent des homogénéités, présentent également des singularités. Ce constat est récurrent lorsque nous travaillons sur plusieurs départements.

Notre projet a été réaffirmé en 2023. Nous avons trois principaux domaines d’action : l’accompagnement des enfants dans le cadre de la protection de l’enfance en France, le partenariat en matière de solidarité internationale – nous sommes une organisation non gouvernementale (ONG) membre d’une fédération internationale présente dans 136 pays et territoires – et le plaidoyer. Nous assumons pleinement notre rôle dans le débat public, depuis les fondateurs qui ont analysé leurs actions et partagé leurs conclusions pour faire avancer les choses. Notre présence dans le débat public repose sur une expertise et des analyses, renforcées par notre rôle d’acteurs de la protection de l’enfance. Notre plaidoyer est ainsi étayé et légitimé par notre ancrage dans le concret.

Nous savons que concrétiser des actions n’est pas toujours aussi simple que de les annoncer. Nous plaidons en notre nom, au nom de notre fédération, mais aussi fréquemment au sein de réseaux et de collectifs. Nous sommes notamment à l’origine de collectifs tels que « Cause Majeur ! », auditionné hier. Au quotidien, nous avons développé au sein de l’association des dispositifs et des programmes associatifs complémentaires à l’accueil des enfants. L’un de ces programmes porte sur le sport, mais surtout sur le travail sur soi via le sport, que nous appelons le projet d’épanouissement par le sport. Un autre programme, nommé « espace national de consultation des jeunes », est centré sur la participation. Un troisième programme, baptisé Pygmalion, se concentre sur les enjeux d’accompagnement de la réussite scolaire. Nous avons également développé une politique singulière autour de l’accompagnement des jeunes majeurs, pour lesquels nous plaidons beaucoup ; nous essayons de faire au mieux. Nous nous appuyons sur les textes internationaux, cela fait partie de notre ADN. La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) de 1989 a structuré notre action. Les résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) de 2019 et les observations finales du Comité de Genève, adressées tous les cinq ans, sont vraiment précieuses – les dernières datent de juin 2023. L’année dernière, nous avons intégré le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et nous sommes membres du comité d’entente du Défenseur des droits. Nous allons aujourd’hui échanger avec vous sur nos analyses relatives aux manquements et sur nos pistes de recommandations ; certains enjeux étant devenus urgents au fil du temps.

Mme Florine Pruchon. Nous avons structuré notre présentation autour de cinq axes clés. Le premier axe, qui nous semble transversal à tous les autres, est celui de l’importance d’une approche par les droits en protection de l’enfance, en s’appuyant sur les quatre grands principes de la CIDE. Ces principes sont la non-discrimination, l’intérêt supérieur de l’enfant, le droit à la vie, à la survie et au développement et la participation. Nous estimons que l’approche par les droits constitue un puissant levier pour améliorer la qualité de la prise en charge proposée aux enfants. La CIDE reconnaît l’enfant comme sujet de droit et invite les débiteurs d’obligations, c’est-à-dire les pouvoirs publics, les professionnels de l’enfance et les familles, à se mobiliser pour accompagner les enfants dans la mise en œuvre effective de ces droits. La CIDE nous invite également à appréhender l’enfant dans sa globalité et à le sortir de la seule case de la « protection de l’enfance » pour s’intéresser à tous les aspects de sa vie, que ce soit sa scolarité, sa santé ou encore l’accès aux loisirs et au sport, afin qu’il puisse grandir comme un enfant vivant dans une famille traditionnelle. Pour illustrer ce point, notre Comité jeunes plaidoyer a remonté un problème concernant la distinction entre actes usuels et non-usuels, qui mérite d’être clarifiée aujourd’hui. Cette clarification permettrait à chaque enfant bénéficiant de la protection de l’enfance de vivre une enfance classique. Par exemple, les demandes d’autorisation multiples pour aller dormir chez un ami ou pour participer à des sorties scolaires et des voyages à l’étranger peuvent constituer des freins et conduire certains enfants à ne pas y participer. La loi du 7 février 2022 a permis de progresser sur ces sujets mais, à ce jour, nous estimons que le compte n’y est toujours pas, malgré les différents outils élaborés par les départements. Il nous semble essentiel d’aller plus loin sur ce sujet, notamment pour faciliter les démarches administratives et permettre aux enfants de vivre pleinement leur vie d’enfant. Lors de nos échanges avec les jeunes, ce point revient systématiquement comme une priorité.

Sur des enjeux plus thématiques, je souhaite également vous interpeller sur les questions liées à la santé. Il est important de rappeler que les enfants protégés ont des besoins en santé plus importants que la population générale. Cependant, ils rencontrent plusieurs obstacles à la prise en charge de ceux-ci, tels que la méconnaissance de leur état de santé lors de leur placement en protection de l’enfance, la pénurie de professionnels de santé et la crise aiguë que traverse le secteur de la pédopsychiatrie. Ils subissent également la stigmatisation et le manque de coordination entre les différents acteurs. Les enjeux de santé physique et mentale doivent être pris en compte dès le début de la prise en charge. La généralisation du dispositif « Santé protégée », annoncée lors du dernier Comité interministériel à l’enfance (CIE), est attendue. Les principales annonces des Assises de la pédopsychiatrie présentées vendredi dernier ne répondent pas suffisamment à nos attentes. Par exemple, le carnet de santé numérique constitue une piste intéressante, mais il est impératif de le mettre en œuvre rapidement.

Concernant les enjeux liés à la scolarité, les enfants confiés présentent plus souvent que la moyenne des retards scolaires et des redoublements. Les membres du Comité jeunes plaidoyer insistent particulièrement sur la question de l’orientation scolaire, souvent effectuée par défaut, dont ils se sentent parfois victimes. Ils affirment que trop de jeunes de l’ASE sont orientés vers les filières professionnelles. Les annonces faites lors du CIE de novembre dernier vont dans la bonne direction, mais il est essentiel de travailler dès maintenant à leur mise en œuvre. Pour réaliser cette approche par les droits en protection de l’enfance, il est impératif de renforcer la formation initiale et continue de tous les professionnels en lien avec les enfants. Je pense notamment aux médecins, infirmiers, enseignants, éducateurs, etc. La formation doit inclure le repérage des situations de danger dans la famille, la détection et l’accompagnement des victimes de violence, les droits de l’enfant, la participation, ainsi que les problématiques et réalités des enfants accueillis en protection de l’enfance. Ces enjeux de formation sont également partagés par notre Comité jeunes plaidoyer. M. Hervé Laud va maintenant vous présenter le second axe.

M. Hervé Laud. Ce second axe concerne le respect des standards de prise en charge, une terminologie quelque peu onusienne et dépassant les frontières de la France. Aujourd’hui, les manquements de l’ASE doivent être expliqués comme des défaillances systémiques. Nous sommes tous garants de faire au mieux pour que nous arrivions à nous occuper convenablement des enfants nécessitant une prise en charge alternative à celle de leur famille, au moment où ils en ont besoin. Il existe des standards importants, notamment les lignes directrices de l’ONU de 2009. Nous nous appuyons sur deux principes fondamentaux : la nécessité et l’adéquation. Sur ces deux aspects, il reste encore beaucoup à accomplir. Comment mieux déterminer ce qui est nécessaire pour chaque enfant ? Aujourd’hui, nous ne sommes pas encore assez performants dans cette évaluation. Lorsqu’une alerte est émise, que ce soit auprès de la cellule de recueil des informations préoccupantes (Crip) ou par un signalement venant de l’école, il est crucial de prendre le temps de bien comprendre la situation. Il est nécessaire de déterminer si l’enfant concerné a besoin d’une alternative à ses parents. Existe-t-il des alternatives au sein même de la famille, comme une tante, un oncle ou un grand-parent capable de prendre en charge l’enfant ? Ces solutions sont-elles durables et fiables ? Parfois, les parents peuvent faire partie de la solution en acceptant une situation de placement. Dans d’autres cas, ils ne peuvent pas être impliqués, car la nature du lien familial est trop détériorée, rendant les rencontres dangereuses. Il est impératif de consacrer plus de temps à cette évaluation, sans subir la pression de la place disponible. Ainsi, le principe d’adéquation pourrait être mieux mis en œuvre. Par exemple, pour un enfant, un projet SOS Villages d’enfants pourrait être parfaitement adapté, tandis que pour un autre, une maison d’enfants à caractère social (Mecs) ou un placement à domicile serait préférable. Cependant, je ne semble pas convaincre grand monde à ce sujet. Comment pouvons-nous nous donner les moyens nécessaires pour y parvenir ? Il s’agit d’une question fondamentale, car il est crucial de bien accompagner les enfants.

Actuellement, nous sommes confrontés au manque d’exécution des mesures, ce qui est catastrophique non seulement pour les enfants, mais aussi pour les responsables qui se sentent coupables de ne pas pouvoir mettre en œuvre les solutions qu’ils ont élaborées. Nous avons commencé à diversifier le panel de solutions, conformément à la loi du 5 mars 2007. Toutefois, est-ce toujours fait afin de disposer d’un éventail de solutions ? Ces mesures ne sont‑elles pas, parfois, influencées par des logiques financières, où l’on préfère trois placements à domicile pour une place d’accueil physique ? Ces questions méritent d’être posées. Si nous investissons dans des solutions hybrides et de prévention, il faut accepter que cela coûte presque aussi cher, voire plus. Peut-être trouverons-nous des pistes de réflexion à ce sujet. Pour l’instant, nous avons le sentiment que ce n’est pas tout à fait le cas. Concernant les fratries, les enfants eux-mêmes rappellent au Comité jeunes plaidoyer que conserver des liens fraternels reste compliqué. Bien que des progrès aient été réalisés, en cas de séparation, les enfants ont toujours besoin d’autorisations pour se rencontrer lorsqu’ils ne sont pas accueillis conjointement. Cette situation demeure très complexe et ils le dénoncent également.

Mme la présidente Laure Miller. Je me permets de vous interpeller parce qu’il y a cinq axes, si j’ai bien compris.

Mme Florine Pruchon. Les autres sont plus courts, rassurez-vous.

Mme la présidente Laure Miller. Nous avons déjà consacré vingt minutes à cette discussion. Nous recevrons vos réponses par écrit, ce qui nous permettra de clarifier les détails. Pourriez-vous mentionner rapidement les trois axes restants et y revenir si nous en avons le temps, afin que nous puissions disposer d’un temps suffisant pour les questions des députés et vos réponses ?

Mme Florine Pruchon. Le troisième axe concerne la participation des enfants et des jeunes. En matière de protection de l’enfance, nous devons encore progresser, tant dans les pratiques sur le terrain que dans l’élaboration des politiques publiques.

Le quatrième axe aborde l’accompagnement des jeunes majeurs. Nous en avons discuté hier, et bien que je ne souhaite pas m’étendre davantage, il est essentiel de souligner que nous partageons les principales recommandations du collectif « Cause Majeur ! ».

M. Hervé Laud. Le dernier point concerne la coordination de l’ensemble des acteurs. Je voulais juste vous signaler que les jeunes eux-mêmes expriment des difficultés lorsqu’ils doivent s’adresser à leur éducatrice familiale ou à leur éducateur spécialisé. Ils soulignent régulièrement qu’ils se sentent perdus face au nombre d’interlocuteurs qu’ils ont.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaite aborder la problématique spécifique des fratries. Le principe de non-séparation des fratries, réaffirmé dans la loi du 7 février 2022, semble encore peu effectif. Nous constatons, à travers nos échanges fréquents sur ce sujet, de nombreuses difficultés, notamment lorsque les enfants arrivent en centre d’hébergement d’urgence sans préparation, dans le cadre d’une ordonnance de placement provisoire (OPP). Il est souvent compliqué, au sein des structures, de garantir l’accueil de fratries, surtout lorsque celles-ci comptent plusieurs enfants d’âges variés, par exemple de 2 à 15 ans. Il est impératif que cela change. L’objectif est de garantir que, dans l’intérêt des enfants, les fratries puissent être maintenues ensemble, sauf en cas de présence d’un agresseur parmi eux. Il est essentiel de sécuriser les enfants au moment de leur accueil, qui constitue toujours un traumatisme.

Vous avez indiqué intervenir dans quinze départements. J’aimerais donc vous poser quelques questions. Premièrement, rencontrez-vous des difficultés liées au foncier pour l’ouverture de villages d’enfants ? Ces problèmes nous ont été remontés et il est crucial que vous nous en informiez afin que nous puissions lever les obstacles et rendre les projets plus efficaces, notamment en levant les freins associés.

Deuxièmement, je souhaite vous poser des questions sur la mise en œuvre de la loi Taquet du 7 février 2022. Est-ce que celle-ci correspond bien aux besoins que vous avez identifiés ? Le nombre de fratries dans les villages d’enfants est-il en adéquation avec le nombre d’enfants accueillis dans le cadre de la protection de l’enfance au niveau départemental ? Avez‑vous, dans le cadre de cette loi, participé aux contractualisations entre l’État et les départements ? Disposez-vous d’une vision claire concernant les 600 places supplémentaires demandées dans le cadre de la Stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance de 2020-2022 ? Pouvez-vous nous fournir des éléments concrets, indiquer les éventuels blocages et éclairer la commission d’enquête sur ces points ? Enfin, pensez-vous qu’il soit nécessaire de formuler des propositions concrètes concernant l’accueil, y compris en urgence, l’observation, l’orientation et la capacité pour ces enfants de se retrouver en fratrie et de construire un projet à long terme ensemble ?

M. Hervé Laud. En tant que responsable du développement depuis 2016, je tiens à rappeler qu’il y a presque vingt ans, lors des cinquante ans de l’association, nous avons demandé qu’il soit possible d’identifier nationalement le nombre d’enfants concernés par une mesure de protection de l’enfance, en particulier ceux ayant des frères et sœurs. Nous souhaitions savoir s’ils étaient accueillis conjointement ou non, si cela résultait d’un choix ou d’une motivation spécifique et déterminer l’adéquation du placement. À ce jour, ce chiffre n’existe toujours pas.

Pour guider les politiques publiques, il est essentiel de mesurer et d’identifier les problèmes afin d’y apporter des solutions. Par exemple, pour le plan « 1 000 piscines » des années 1960, il a fallu déterminer où installer ces piscines pour que tous les enfants en France apprennent à nager. De la même manière, il est nécessaire de définir les besoins et de quoi il est question ici. Certains départements font cet effort, bien que ce soit complexe, car cela implique un travail statistique et de consolidation. Il est compréhensible que la puissance publique hésite à identifier un chiffre qui pourrait démontrer qu’elle n’est pas au rendez-vous. Cependant, ce chiffre reste important. Par exemple, un département pourrait ainsi évaluer la nécessité de disposer de deux villages d’enfants de quarante-cinq places chacun, plutôt qu’un seul, pour commencer à répondre aux questions concernant les fratries. Par ailleurs, la loi Taquet, combinée à la mise en œuvre de la contractualisation, a eu un effet prescripteur massif. Bien que je n’aie pas les chiffres exacts, nous dépassons largement les 600 places si l’on cumule l’ensemble des appels à projets proposés et les réponses apportées. Parmi les opérateurs impliqués, on peut citer SOS Villages d’Enfants, Action Enfance, la fondation Ardouvin, ainsi que le groupe SOS, qui gère également un village.

Aujourd’hui, notre demande est de mieux organiser les choses. Je ne suggère pas de recentraliser quoi que ce soit, mais il est nécessaire de structurer un peu mieux les processus. Il existe peut-être des instances pour cela. Nous faisons face à un afflux d’appels à projets, tous urgents. Entre la recherche de terrains, la construction, le recrutement et la continuité des propositions d’accueil, il faut anticiper et planifier. Notre direction des activités est très claire sur ce point, et notre directrice générale insiste sur l’importance d’accueillir progressivement les enfants. Nous ne pouvons pas intégrer soudainement un groupe de cinquante enfants, frères et sœurs inclus. Pour que cela fonctionne, il faut avancer progressivement, prendre le temps nécessaire et anticiper les besoins. Il est essentiel de savoir précisément ce que nous voulons accomplir et d’obtenir les financements adéquats pour recruter massivement.

Un autre enjeu majeur est la compréhension des fratries. Il existe des fratries multicomposées, des fratries ayant vécu ensemble, des fratries réunies pour la première fois lors du placement et des fratries dysfonctionnelles dont il faut analyser les problèmes. Certains dysfonctionnements peuvent être résolus par les adultes pour remettre les choses sur la bonne voie. Dans certains cas, il est nécessaire de séparer temporairement les frères et sœurs. En tant que membre de SOS Villages d’enfants, je peux affirmer que, dans 80 % des cas, la fratrie est une ressource précieuse et il est important de partager la même enfance.

Pour formuler des recommandations, il est indispensable de définir des repères. Par exemple, le temps de vie en amont est crucial : les enfants se connaissent-ils et vivent-ils ensemble avant le placement ? C’est un élément essentiel à prendre en compte. Ce n’est pas parce qu’ils ont vécu ensemble qu’ils vont venir, ni parce qu’ils n’ont pas vécu ensemble qu’ils ne viendront pas. Mais la manière dont nous les accueillerons et ce que nous co-construirons avec eux sera fondamentalement différente. Dans un cas, il s’agit d’une rencontre et de la création de liens inexistants. Certes, ils ont des liens du sang, mais cela ne suffit pas. Dans l’autre cas, il s’agit de l’accueil d’un dispositif familial parfois dysfonctionnel au sein d’un établissement, ce qui nécessite un travail différent de la part de nos collègues et des enfants euxmêmes.

La durée du placement envisagé constitue également un facteur déterminant. Cette famille a-t-elle besoin d’un soutien temporaire de neuf à dix-huit mois ou d’une suppléance pérenne de cinq à six ans ? Parfois, la famille ne fait vraiment pas partie de la solution. D’autres fois, la famille est bienveillante mais absolument incapable de prendre en charge des enfants, pour mille raisons, souvent liées à la pauvreté. Lorsque l’on s’engage sur le long terme, il faut en être conscient.

Un autre aspect concerne l’aptitude à intégrer une prise en charge de type familiale, notamment dans le cadre des villages d’enfants. La symbolique pour une famille d’intégrer un village d’enfants, avec tout ce que cela implique, n’est pas anodine. Il faut également considérer l’adéquation des ressources du village d’enfants avec les besoins spécifiques des enfants. Ce n’est pas toujours évident mais idéalement, en collaboration avec l’ASE, nous pouvons mobiliser des ressources additionnelles. Par exemple, si le troisième enfant de la fratrie doit continuer à fréquenter un institut médico-éducatif (IME), il est bienvenu au village et grandira avec ses frères et sœurs, mais il nécessitera une double prise en charge. Il faut alors faire des choix : sommes-nous capables de gérer cette situation ou non ? L’enfant ne sera pas présent tous les jours. L’adhésion des enfants et des parents est évidemment essentielle, tout comme le travail important pour identifier les situations à risque.

Il est essentiel de comprendre que la capacité d’accueil d’une fratrie dépend directement des places vacantes. Cela peut sembler évident, mais pour accueillir quatre enfants, il est nécessaire de disposer de quatre places libres. Dans les familles d’accueil, qui sont excellentes pour recevoir des enfants, ainsi que dans les maisons d’enfants – j’ai moi-même dirigé une maison d’enfants par le passé, la pression du taux d’occupation est constante. L’idée de fluidité dans les parcours est souvent mise à mal par la réalité. Lorsqu’un enfant quitte sa chambre, un lieu où il a vécu pendant six mois, un an, voire dix ans, il n’est pas possible d’y installer un autre enfant immédiatement. Cela relève de la gestion des taux d’occupation. Pour accueillir des fratries, il est impératif que nos collègues de Mecs concernés parviennent à négocier, même dans les services d’accueil d’urgence et d’orientation, la possibilité de disposer de places vacantes. Il existe des astuces pour y parvenir, mais cela reste une question concrète et mathématique qui se négocie dans les budgets. Au-delà des considérations psychopédagogiques sur l’accueil des fratries, c’est un levier structurant essentiel.

En ce qui concerne le foncier, la situation est variable. Il peut être maîtrisé par le département ou, très souvent, offert à un euro symbolique par des communes qui voient l’arrivée de dix familles comme un atout. Notre objectif n’est pas de sauver des villages, mais d’assurer que les enfants soient accueillis dans des communes disposant des infrastructures nécessaires, au moins jusqu’au collège. L’installation d’un établissement soulève un enjeu d’aménagement du territoire. Cependant, la disponibilité du foncier n’est pas toujours le problème principal. Le véritable défi réside dans la nécessité d’investir pour construire. Actuellement, les départements rencontrent des difficultés à cause des problèmes de droits de mutation et des taux d’intérêt élevés. Ces sujets doivent être traités, par exemple sous forme de prêts bonifiés. Nous devons pour cela identifier les besoins précis pour établir un plan à long terme. Une approche pluriannuelle du système d’aide aux enfants serait une mesure de sauvegarde intéressante. Nous pourrions avancer progressivement avec l’appui de la Caisse des dépôts et consignations, qui propose désormais des prêts bonifiés avantageux.

Nous devons impérativement prendre cette question au sérieux. Si nous échouons à transformer l’offre de manière souhaitée et souhaitable, la déception sera immense. Nous avons longtemps défendu l’idée que, une fois inscrite dans la loi, une mesure devient acquise et qu’il est interdit de procéder autrement. Cependant, si nous n’y parvenons pas, cela représente un danger pour les enfants et pour la Nation. De plus, cela constitue une catastrophe en termes d’attractivité des métiers. Les individus souhaitent s’engager dans des initiatives qui fonctionnent. Il est donc essentiel de mettre en place les moyens nécessaires pour garantir leur succès.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). La question des pratiques en protection de l’enfance est un débat passionnant, à la fois éthique et philosophique. Aujourd’hui, la difficulté à laquelle nous sommes confrontés est l’étendue du sujet. Or notre commission d’enquête se concentre sur les manquements des politiques publiques. J’aimerais donc aborder les défaillances des départements, qui sont les chefs de file en matière de protection de l’enfance. Un premier déplacement de la commission d’enquête a permis de constater des insuffisances, notamment en termes d’anticipation du nombre d’enfants placés et de solutions pour ces enfants. De plus, l’État semble s’être fortement désengagé. Au sein du groupe La France insoumise, nous défendons l’idée de la recentralisation et d’une reprise en main des compétences par l’État. J’aimerais entendre votre position, au nom de l’association SOS Villages d’enfants, sur la manière de mettre en place une politique de protection de l’enfance efficace dans notre pays, car actuellement cela ne semble pas être le cas.

Vous avez également évoqué la question des métiers du secteur. Nous faisons face à une véritable crise d’attractivité, avec une perte de sens profonde pour les travailleurs sociaux, notamment les éducateurs spécialisés. Pourriez-vous nous expliquer vos pratiques en matière de recrutement ? Parvenez-vous à embaucher uniquement des personnes formées et diplômées ? Avez-vous recours à l’intérim pour faire fonctionner vos structures ? Rencontrez‑vous des difficultés à pourvoir certains postes, comme le signalent de nombreux employeurs dans diverses études ? Par exemple, en Auvergne, une ouverture de structures est prévue dans l’Allier et dans le Puy-de-Dôme. Cependant, la question de la disponibilité des professionnels nécessaires pour faire fonctionner celles-ci se pose.

J’aimerais aborder un dernier point concernant le secteur privé lucratif. Par exemple, le groupe SOS s’implante progressivement et devient de plus en plus présent dans le domaine de la protection de l’enfance. Nous avons observé cette tendance dans plusieurs départements. Hier, nous avons interrogé une personne travaillant pour le groupe Domino sur ce sujet, mais j’aimerais également connaître votre avis. La protection de l’enfance constitue-t-elle un marché comme un autre pour les entreprises privées ?

M. Hervé Laud. Je tiens à apporter une précision importante : Domino et le groupe SOS représentent deux entités très différentes. D’un côté, nous avons un acteur privé lucratif, et de l’autre, une organisation relevant de l’économie sociale et solidaire. Ces deux structures opèrent dans des registres distincts. Il est essentiel de le souligner. Lorsque vous m’interpellez sur la question de la privatisation, je ne peux en aucun cas inclure le groupe SOS dans cette catégorie. En effet, bien que je ne veuille pas les citer spécifiquement, d’autres entités beaucoup plus orientées vers le profit privé sont impliquées dans ce domaine.

Mme Florine Pruchon. En réponse à votre question sur les enjeux de recentralisation, des dysfonctionnements persistent même dans des systèmes où la protection de l’enfance est centralisée – nous sommes membres d’une fédération internationale présente dans 136 pays et territoires. Pour nous, le cœur du problème ne se situe pas nécessairement là. Nous devons plutôt œuvrer à un pilotage plus cohérent et efficace entre l’État et les départements, tout en renforçant la dimension de contrôle de l’État sur les actions des départements. À ce titre, la loi du 7 février 2022 avait notamment prévu la mise en place des comités départementaux pour la protection de l’enfance (CDPE). Même si leur mise en œuvre est laborieuse, nous considérons que c’est un bon moyen de piloter ces politiques publiques en réunissant les différents acteurs autour de la table. Chez SOS Villages d’enfants, nous prônons l’accélération de cette expérimentation et, si elle s’avère concluante, sa généralisation.

Vous avez également évoqué les manquements de l’État. Hier, j’ai été auditionnée par votre commission d’enquête sur la question des jeunes majeurs. Pour illustrer les manquements que nous avons identifiés, prenons l’exemple de la loi du 7 février 2022, qui demande aux départements de proposer une solution aux jeunes à partir de 18 ans, idéalement jusqu’à 21 ans. Je le formule ainsi volontairement, car il n’est pas explicitement écrit que l’on demande d’accompagner les jeunes jusqu’à 21 ans. Cependant, un transfert de fonds de seulement 50 millions d’euros a été effectué pour accompagner la mise en œuvre de cette disposition. Même si certains départements font preuve de volontarisme, des questions budgétaires subsistent, empêchant la mise en œuvre effective des compétences qui leur sont attribuées.

M. Hervé Laud. Lorsque nous abordons la question de la centralisation et de la décentralisation, il ne s’agit pas d’éviter le débat. En réalité, pour ceux d’entre nous qui œuvrent dans la protection de l’enfance depuis longtemps, nous avons constaté qu’il a fallu au moins quarante ans pour que les départements montent en compétences. Malheureusement, l’État a perdu ses compétences à ce moment-là. Si demain nous revenons en arrière, il faudra encore trente ans pour qu’il les acquière à nouveau, et nous ne nous en sortirons pas. Durant la crise de la covid-19, nous avons constaté qu’à certains endroits, les acteurs se sont véritablement unis pour agir. Les masques sont arrivés à peu près au bon moment et les problèmes ont été résolus de manière satisfaisante. En revanche, dans d’autres endroits, la coordination entre le département et l’État a été chaotique, entraînant une véritable catastrophe. De cette expérience, et en écho aux propos de Mme Florine Pruchon sur les comparaisons internationales, aucun pays ne nous a démontré que c’est la question du millefeuille administratif qui change la donne.

Nous affirmons qu’il est nécessaire de recouper les lieux d’action. Créer une instance supplémentaire à laquelle personne n’a le temps de participer reflète une certaine réalité. Une des logiques pourrait être que ces lieux ne soient pas des instances où l’on énonce encore les problèmes et où on les analyse davantage, pour ensuite repartir avec un sac de problèmes à traiter. Il serait plus pertinent d’amener dans ces lieux les situations critiques et de ne pas quitter la pièce tant qu’elles ne sont pas résolues. Nous pourrions ainsi résoudre trois problèmes par réunion, sans aborder tout ce qui se passe dans le département, mais en avançant concrètement sur ces points précis. Il nous semble que si les moyens de l’État et des collectivités territoriales sont mobilisés, avec la participation des personnes concernées, des familles et des associations, nous pourrions avancer efficacement.

Vous avez posé une question sur le recrutement, ce qui est légitime, car nous faisons face à une crise d’attractivité des métiers. Étonnamment, il existe une manière spécifique de travailler pour les éducateurs familiaux en village d’enfants, qui bénéficient d’un statut particulier dans le code de l’action sociale et des familles. Nous appelons ces éducateurs « père ou mère SOS », en référence à societas socialis, au sens d’une organisation solidaire. Ce métier se caractérise par des séquences de travail de trois semaines, suivies de périodes de repos et de relais. Nous avons toujours accueilli des personnes aux parcours atypiques. Ainsi, nous sommes un peu moins touchés que les structures employant des salariés aux horaires plus classiques, bien que nous soyons tout de même impactés. Concernant les diplômes, nous avons toujours recherché des compétences spécifiques pour ce métier. Nous disposons d’un dispositif de formation interne très solide, qui ne dépend pas de la validation d’un diplôme. Ces démarches nous permettent d’être moins affectés par la crise de recrutement. À ce jour, et je croise les doigts pour que cela continue, nous n’avons presque pas recours à l’intérim. En tant que concitoyens et acteurs globaux, nous sommes extrêmement vigilants sur cet enjeu.

Il n’est pas nécessaire d’être privé lucratif ou public pour paraître capter un marché. Notre association se développe mais elle ne vise pas à implanter des villages d’enfants SOS partout dans le monde. Cela ne nous rapporte rien et n’a pas de sens. Notre priorité est de maintenir la qualité de nos actions sans les dénaturer. Actuellement, nous collaborons avec d’autres associations pour définir des standards, en espérant que les parlementaires nous écouteront. Nous discutons beaucoup des normes d’encadrement. Nous avons validé l’avis du CNPE, mais nous continuons à insister sur la nécessité de normes spécifiques pour l’accueil de type familial, comme celui des villages d’enfants SOS. Il est essentiel de comprendre que, d’un côté, un équivalent temps plein (ETP) représente 35 heures de travail hebdomadaire, tandis que de l’autre, il s’agit d’un rapport annualisé, ce qui peut prêter à confusion.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Je veux bien distinguer les différents types de structures privées, mais la question du profit est essentielle. On observe un mouvement des entreprises, qu’elles relèvent de l’économie sociale et solidaire ou non, visant à récupérer des marchés. Prenons l’exemple de mon département : le groupe SOS gère un centre éducatif fermé (CEF) dans le domaine de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Je peux vous assurer que ce n’est pas un modèle de bientraitance ni de transparence, et je suis très inquiète de voir des groupes de ce type s’implanter. On peut distinguer le cas de l’entreprise Domino RH – que nous allons auditionner – qui est spécialisée dans l’intérim et très influente dans certains départements. Toutefois, on observe que les Mecs du groupe SOS ou leurs structures en PJJ n’offrent pas une meilleure gestion que celle assurée auparavant par les associations ou la fonction publique. C’est sur ce point précis que je m’interrogeais. Bien que je sois prête à distinguer les deux types de structures, je pense qu’il existe un point commun : nous ne sommes plus dans le cadre de l’associatif non lucratif.

M. Hervé Laud. Ma réponse sur ce point est que notre organisation a fait le choix d’être une association non lucrative, apolitique. Nous sommes cohérents avec cela. Nous n’avons pas ici à juger du reste.

Mme Karine Lebon (GDR-NUPES). Je souhaiterais aborder la question de votre présence dans les outre-mer, en particulier à La Réunion, dont je suis députée. Vous avez évoqué des situations de violences, notamment envers les enfants. Quelles mesures mettez-vous en place pour garantir la sécurité des plus jeunes, en particulier face aux violences sexuelles qui pourraient être perpétrées par d’autres enfants ou par des professionnels de la protection de l’enfance ? Par ailleurs, considérez-vous que le conflit de loyauté avec la famille, qui concerne certains jeunes de l’ASE, est correctement pris en compte par les départements et les structures d’accueil ? Vous avez mentionné la formation des éducateurs spécialisés, en soulignant un dispositif de formation que vous avez qualifié de très solide. Pourriez-vous détailler en quoi consiste ce dispositif ? Avez-vous dû faire des concessions en matière de compétences ou de savoir-être de candidats aux postes d’éducateurs pour réussir à recruter ? Enfin, concernant les disparités entre les départements, quels recours utilisez-vous lorsque vous constatez que la loi n’est pas appliquée par certains d’entre eux ? Selon vous, dans quels départements les enfants de l’ASE sont-ils les mieux pris en charge ?

M. Hervé Laud. Je vous prie d’accepter que nous ne répondions pas à la dernière question. En effet, après trente ans d’expérience en protection de l’enfance, j’ai constaté que les départements et les services peuvent très bien fonctionner à un moment donné, puis dysfonctionner cinq ans plus tard, souvent simplement en raison de changements de personnel. Il n’existe pas de champion en la matière. Nous parlons ici d’éducation et d’accompagnement d’enfants, un domaine que Freud qualifiait de plus beau des métiers impossibles. Je n’ai donc pas de modèle exemplaire à proposer.

Concernant les outre-mer, notre association n’y est pas présente ou très peu, à l’exception notable de la Polynésie française. Le village de Papara, associé à SOS Villages d’enfants France, en est un exemple. Bien que nous soyons conscients des besoins qui sont à la fois spécifiques et similaires en outre-mer, notre implication directe y est limitée. J’ai eu des contacts réguliers avec La Réunion et les Antilles, mais jusqu’à présent je n’ai jamais reçu d’appel à projets. Les enjeux organisationnels sont également un facteur. En Polynésie française, les défis sont singuliers, notamment en raison de la disparité territoriale. Le travail avec les familles, lorsqu’il est dans l’intérêt de l’enfant, est complexe. Par exemple, certains enfants vivent sur des atolls éloignés, nécessitant parfois trois jours de trajet pour les atteindre. Le recrutement y est également un défi majeur. Le projet de Papara, bien que similaire dans ses fondamentaux, est adapté aux spécificités locales. Il est mené par l’association autonome SOS Villages d’enfants Polynésie, sous l’égide de la France au sein de la fédération internationale. Leur travail est remarquable et mérite d’être souligné.

Mme Florine Pruchon. Concernant la prévention des violences, nous avons adopté une politique associative de protection des enfants en 2020. Concrètement, cela se traduit par la mise en place d’une référente associative qui pilote ce dispositif, ainsi que d’une cellule nationale de protection des enfants, déclinée dans chaque établissement sous forme de cellules locales. Cette politique se matérialise par une procédure de déclaration et de gestion des incidents. Si un collaborateur constate, craint ou a connaissance d’une situation de violence, il est tenu de déclarer cet incident via une application informatique, opérationnelle depuis 2022. Une fois l’incident déclaré, la direction de l’établissement reçoit une alerte par e-mail et procède à une évaluation de sa gravité. En fonction de cette évaluation, les étapes à suivre sont déterminées tant pour la déclaration externe auprès des autorités administratives et judiciaires que pour la gestion interne de l’incident. Les informations sont transmises aux services concernés et à la famille. Des actions d’accompagnement sont mises en place, incluant un plan de traitement de l’incident. Nous disposons d’un outil informatique dédié qui centralise toutes ces informations.

M. Hervé Laud. Nous développons également une culture globale de sensibilisation aux psycho-traumatismes, véritable gage de prévention des violences. Lorsqu’un enfant se montre particulièrement pénible ou insupportable, il faut savoir apaiser la crise et comprendre ce qu’il se passe. Parfois, dans un moment de fatigue, on peut dire : « File dans ta chambre ! ». Cela peut arriver quand on gère quotidiennement six enfants. La culture que nous développons vise à ce que les parents ou les éducateurs, aient le réflexe de revenir ensuite pour demander : « Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? » En général, l’enfant a quelque chose à exprimer. Lui dire : « Je t’ai trouvé très en colère, ce n’est pas normal » permet de démêler de nombreux fils, évitant ainsi des complications qui pourraient mener à la violence de l’enfant, qu’elle soit dirigée contre lui-même ou vers d’autres. En protection de l’enfance, les enfants présentent souvent des troubles de l’attachement, qu’ils expriment généralement envers eux-mêmes et parfois envers d’autres enfants. Il est crucial de les protéger des violences des adultes qui les entourent et qui peuvent se comporter de manière inappropriée, voire dangereuse.

À l’échelle nationale, il est également important de vérifier les antécédents judiciaires des personnes avant de les embaucher. Il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine. Mon collègue directeur des activités me rappelle régulièrement l’importance de cette vérification. Actuellement, nous devons souvent trouver des solutions complexes pour effectuer des remplacements, car nous avons des candidats potentiels pour ceux-ci, mais nous n’avons pas encore pu vérifier leur casier judiciaire. En résumé, il est impératif, d’une part, de développer une culture sensible aux psycho-traumatismes pour prévenir les violences et, d’autre part, de s’assurer de la fiabilité des personnes travaillant avec les enfants en vérifiant leurs antécédents judiciaires.

Concernant la formation, nous avons mis en place un parcours structuré autour de quatre grands axes : la protection et le respect des droits de l’enfant, l’attachement et le développement des liens affectifs, l’accompagnement sur la durée et le bien-être des enfants. Ces quatre pôles sont répartis sur quatre semaines de formation intensive. Des professionnels de divers villages se réunissent pendant une semaine au siège, où ils bénéficient d’interventions de juristes, de médecins pédopsychiatres, d’adjoints du Défenseur des droits, entre autres. Nous privilégions une approche reposant sur les compétences plutôt que sur des cours magistraux. Dès leur arrivée, les participants suivent une formation de trois jours pour comprendre les fondamentaux de l’ASE, la protection de l’enfance et les bases du projet. Cette formation se poursuit tout au long des deux premières années. Bien que cela puisse sembler long, cette méthode s’avère efficace. J’ai moi-même constaté, en intervenant auprès de groupes de professionnels travaillant quotidiennement avec les enfants, que ces formations ajustées aux réalités du terrain offrent un rendement bien supérieur. Contrairement aux cours magistraux où l’on retient peu sur le long terme, ces sessions pratiques permettent une meilleure assimilation des connaissances. Face à des situations concrètes, les participants sont plus impliqués et bénéficient d’un apprentissage plus durable. Voilà comment nous procédons.

Il est impératif que toutes les personnes qui viennent travailler chez nous en tant que « père ou mère SOS » bénéficient d’une supervision obligatoire. Nous ne précisons pas quel superviseur ni le type exact de supervision, mais une supervision individuelle doit être possible pendant les deux premières années, ou moins le cas échéant. Cette période constitue un moment de réarticulation significative de la vie personnelle et professionnelle, particulièrement avec des enfants qui, par leur nature, exigent une présence constante de l’adulte. Nous estimons que, au‑delà de l’analyse des pratiques entre professionnels, chacun doit disposer d’un espace pour réfléchir à sa situation et évaluer son état. Ces mesures de prévention, je les associe à la formation.

Par ailleurs, nous avons un enjeu majeur de développement des entretiens de carrière tous les deux ans, axés sur les compétences. Nous proposons également des formations spécifiques, telles que des sessions de deux jours sur la gestion du stress, la compréhension des adolescents, l’attention aux premiers signes de détresse ou l’initiation aux enjeux des violences sexuelles intrafamiliales et leur détection. En outre, nous sommes un centre de formation ouvert, sans concurrence avec les instituts régionaux du travail social (IRTS). Il est donc possible de se former chez SOS Villages d’enfants.

Mme Christine Le Nabour (RE). Le cinquième axe de votre plaidoyer concerne la coordination des acteurs. Je souhaite savoir s’il existe en France des villages d’enfants qui fonctionnent de manière exemplaire, notamment en termes d’accompagnement réussi. Peut-être que cela se produit dans des territoires où les acteurs se connaissent mieux et collaborent efficacement. Cette question est presque une affirmation, mais elle mérite d’être posée. Pour rebondir sur ce que vous avez évoqué précédemment, la loi Taquet oblige à proposer une solution, dans le cadre du contrat d’engagement jeune (CEJ), financé par les missions locales et France Travail. Il n’est pas toujours nécessaire de disposer de moyens supplémentaires, mais plutôt de solutions externes en lien avec les acteurs locaux. Est-ce que cela fonctionne mieux dans certains endroits parce que les acteurs se parlent, se connaissent mieux et collaborent ?

M. Hervé Laud. Depuis plus de soixante-dix ans, nous sommes présents dans certaines régions où nous avons établi quatre ou cinq villages. Cela découle du hasard, notre fondateur ayant débuté dans le Nord. Par la suite, nous avons bénéficié du soutien des Charbonnages de France, ce qui nous a permis de nous étendre vers l’est. Dans ces lieux, une imprégnation mutuelle entre l’ASE et les villages s’est développée ; ils collaborent étroitement. Cette relation dépasse les changements de directeurs ou le départ d’éducateurs. Des liens sont intégrés aux dispositifs, permettant aux gens de savoir comment utiliser au mieux les villages d’enfants pour ceux à qui cela convient, et de ne pas les utiliser pour d’autres – encore une fois, je défends fermement cette solution pour les enfants lorsqu’elle est adaptée à leur situation.

Concernant le lien avec le droit commun, nous avons une position claire. Il est de notre responsabilité de veiller à ce que les enfants soient le plus ancrés possible dans le droit commun. Cependant, il est également dans notre ADN de faire comprendre à tous que ces enfants vivent des situations exceptionnelles. Il est donc nécessaire d’assumer des accompagnements bien au‑delà de leurs 18 ans, qui ne se limitent pas aux missions locales ou aux aides pour passer le permis. Ces enfants ont souffert de carences éducatives et ont besoin de suppléance parentale et de soutien psychoaffectif. J’ai accompagné pendant des années des jeunes qui étaient autonomes sur le plan fonctionnel, payant leur loyer, mais qui restaient extrêmement vulnérables sur le plan affectif et émotionnel. Je défends ardemment, et continue de défendre, des mesures d’accompagnement pour les jeunes majeurs. Ces mesures ne sont pas des contrats, mais des accompagnements spécifiques pour répondre à leurs besoins.

Les enfants et les jeunes anciennement placés expriment très bien leurs besoins psychoaffectifs, le soutien nécessaire lors des premières relations amoureuses, ainsi que les enjeux liés aux choix professionnels. Ce sont des moments où la présence d’adultes référents est indispensable. Il ne s’agit plus seulement de s’occuper de petits enfants, mais de rester des personnes de confiance pour ces jeunes. Notre position est claire, il est essentiel de maintenir une personne référente pour les accompagner. Lorsque le territoire offre de nombreuses alternatives en matière de sport, de culture, etc., cela apporte évidemment une aide.

Mme Christine Le Nabour (RE). Je tiens à préciser que je ne suggère pas de se débarrasser du jeune en le plaçant dans un dispositif où il serait accompagné par quelqu’un d’autre. Il s’agit de créer une communauté éducative où chacun, dans son rôle, contribue à guider le jeune vers plus d’autonomie.

M. Hervé Laud. Chez SOS Villages d’enfants, chaque éducateur et la maison commune, composée de plusieurs éducateurs et de la direction, travaillent ensemble à cet objectif. Les psychologues, par exemple, ne proposent pas de thérapies aux enfants, mais animent un réseau de soutien. Nous avons également des éducateurs scolaires dans le cadre du programme Pygmalion, ainsi que des chargés d’insertion. Leur mission est de tisser des relations affectives durables et d’ouvrir les jeunes à la socialisation, à l’intégration, au droit au logement, à la gestion bancaire, etc., en établissant des partenariats au bénéfice des enfants.

Mme Florine Pruchon. Je souhaite revenir sur un point concernant le CEJ. Lors des débats ayant précédé l’adoption de la loi du 7 février 2022, nous avons veillé à ce que le CEJ puisse être cumulé avec l’accompagnement provisoire pour les jeunes majeurs. Cependant, dans la pratique, ce cumul n’est pas toujours effectif. En tant que coordinatrice du collectif « Cause Majeur ! », j’ai constaté que l’on considère que certains jeunes bénéficiant du dispositif CEJ disposent grâce à celui-ci de ressources financières suffisantes et n’auraient donc pas besoin d’un accompagnement provisoire pour les jeunes majeurs. Cette situation suscite une vigilance particulière.

Mme Christine Le Nabour (RE). Je suis d’accord avec vous sur le fait que proposer ne suffit pas ; il est essentiel de travailler ensemble et d’accompagner jusqu’à la fin. Nous sommes donc bien d’accord sur ce point. Toutefois, il est important de ne pas réduire le CEJ à une simple allocation. En réalité, il s’agit d’un accompagnement global et complet, à 360 degrés.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. J’ai observé une tendance croissante, bien que non quantifiée en raison du manque de données, des fondations privées à intervenir dans le domaine de la protection de l’enfance. Elles financent et accompagnent parfois des jeunes majeurs dans leurs projets, allant même jusqu’à effectuer des donations de biens immobiliers. J’ai moi-même été sollicitée par des personnes intéressées pour participer à des initiatives comme les villages d’enfants. Pour moi, c’est une nouveauté. Je voudrais savoir si vous avez connaissance de cette tendance et quel est votre avis à ce sujet.

Ensuite, j’apprécie souvent de prendre des exemples internationaux pour enrichir notre réflexion. Vous avez aussi cette capacité grâce à vos missions à l’échelle internationale. En France, comment expliquez-vous que nous n’ayons pas su nous inspirer de modèles étrangers ? En dépit de la décentralisation, nous ne parvenons pas à créer un écosystème territorial où tous les acteurs pourraient collaborer efficacement. Quels sont, selon vous, les freins rencontrés par les différents partenaires ? Nous constatons qu’il existe 101 politiques publiques, correspondant aux 101 départements, mais il y a aussi 101 politiques publiques de prise en charge par les services de l’État en matière de santé ou au niveau des IME.

Dans certains départements, il n’y a aucune place pour les enfants de la protection de l’enfance, tandis que dans d’autres, quelques places sont disponibles ou d’autres sont en cours de construction. On constate ainsi des inégalités de prise en charge au sein de l’écosystème de la protection de l’enfance, aujourd’hui en grande difficulté. Par exemple, certains départements n’ont que trois juges dans leurs juridictions, alors que d’autres en ont davantage. Les approches varient également quant à la manière de poursuivre la prise en charge d’un enfant dans le cadre d’une AEMO : parfois cela peut durer quatre ans, alors que dans d’autres cas il existe une dynamique plus proactive autour de la famille, qui ne s’est pas forcément assez mobilisée. La question de la guidance parentale est aussi un sujet en France.

Je tiens à saluer les professionnels de terrain pour la qualité de leur travail et leur investissement. Cependant, on observe également que la formation initiale et continue de ces professionnels est très inégale. Par exemple, certains départements offrent une formation initiale et continue, tandis que d’autres ne le font pas. Je souhaiterais avoir votre avis sur le sujet.

Mme Florine Pruchon. Je vais répondre à la première question concernant notre articulation avec les fondations d’entreprise. Notre association, reconnue d’utilité publique et agréée par le Comité de la charte de déontologie des organisations faisant appel à la générosité du public, collecte des fonds majoritairement destinés à des programmes soutenus par nos associations sœurs à l’international. Comme mentionné en introduction, nous sommes également une ONG. En examinant notre organigramme, on constate l’existence d’un pôle « Partenariats » au sein de l’association, consacré à la collaboration avec les entreprises. Nous restons ouverts à ces partenariats, tout en respectant une charte définissant des principes clairs pour ces collaborations. Nous privilégions des engagements à long terme, plutôt que des actions ponctuelles ou simplement destinées à des opérations de communication. Lors de l’introduction, nous avons évoqué divers programmes associatifs complémentaires que nous avons mis en place. Je pense notamment à notre programme d’épanouissement par le sport, entre autres initiatives. Certaines fondations cofinancent ces programmes spécifiques.

M. Hervé Laud. Nous avons une limite essentielle : nous pensons que notre mission principale consiste à inciter les pouvoirs publics à assumer leurs responsabilités. Ces missions régaliennes, qu’elles soient décentralisées ou non, doivent rester sous leur égide. Nous sommes ravis de pouvoir faire un peu plus, différemment, avec l’aide de mécènes occasionnels, ce qui est formidable et très utile. Cependant, nous ne cherchons pas à inverser les rôles. Pour lancer et développer des projets, comme par exemple Pygmalion, nous avons bénéficié de la générosité du public. Aujourd’hui, nous poursuivons et amplifions ce projet, tout en collaborant avec chaque département pour, par exemple, ouvrir un nouveau dispositif où l’éducateur scolaire est pris en charge par le département. Nous ne venons pas en disant : « Ne vous inquiétez pas, un mécène s’en occupe. » Cela ne nous semble pas être la bonne approche. L’articulation entre les différents acteurs est également remarquable. Vous mentionniez la création ; nous avons aussi des exemples de villages d’enfants qui ont vu le jour grâce à des dons de personnes très investies, avec un véritable engagement. La générosité du public représente un soutien extraordinaire sur lequel nous comptons énormément. Cependant, cela ne doit pas être perçu comme une alternative aux financements publics. À l’international, nous avons également développé nos programmes en obtenant davantage de financements institutionnels, notamment avec l’Agence française de développement.

Concernant la mise en place de bonnes idées venues d’ailleurs, il y a deux aspects à considérer. D’une part, comment intégrer ces idées, et d’autre part, comment établir un pacte autour de l’enfance.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Cette commission d’enquête est une première, mais il y a déjà eu de nombreux rapports, lois, feuilles de route et plans ministériels. Pourtant, les enfants rencontrent encore des difficultés concrètes dans leur accompagnement. On constate une problématique de coordination dans les territoires. À l’échelle nationale, la gouvernance est un sujet récurrent. L’objectif est de trouver des moyens efficaces, avec humilité, pour améliorer la situation. Il serait pertinent d’adopter une vision à long terme, avec une loi de programmation sur la protection de l’enfance qui se déclinerait de manière continue, et non pas sur une seule année. Il est également essentiel de réfléchir à un socle de base élevé pour la prise en charge, l’accompagnement et la suppléance parentale des enfants, afin d’éviter les situations actuelles. Notre collègue Marianne Maximi a évoqué la situation inimaginable d’une pouponnière dans le Puy-de-Dôme, qui accueille des enfants de quelques jours à 4 ans. Comment est-il possible que cela perdure encore aujourd’hui, en 2024 ?

M. Hervé Laud. Je ne suis pas sociologue, mais je m’interroge sur ces questions depuis longtemps. Nos collègues de la fondation des Apprentis d’Auteuil, avec qui nous avons collaboré sur un travail de prospective impliquant plusieurs associations, ont élaboré quatre scénarios pour l’horizon 2030-2035. Ces quatre scénarios reposent principalement sur des choix sociétaux. En France, nous avons peut-être des difficultés à aborder ces questions, ce que je vais illustrer par deux exemples. Premièrement, M. Camille Peugny, sociologue spécialisé dans la jeunesse, cite souvent le Danemark, un pays avec une démographie moins importante que la nôtre. Deuxièmement, on évoque fréquemment la Finlande pour son système scolaire. Aujourd’hui, nous percevons ces deux pays comme des modèles de réussite, mais ils ont dû surmonter des crises profondes. À un moment donné, ces nations ont décidé collectivement que leur enfance et leur jeunesse représentaient leur bien le plus précieux. Ce sont des pays vieillissants et ils ont investi massivement dans ces domaines. Une fois cette décision prise, il semble y avoir un consensus national pour avancer.

Il est troublant de constater que, à deux reprises dans ma carrière, en 2008 et actuellement, j’ai rencontré des difficultés à voir se concrétiser le travail que je réalise ou que j’accompagne. En 2008, en raison de la crise des subprimes, la plupart des départements ont contracté de mauvais prêts, se retrouvant dans des situations inextricables. Cela a particulièrement affecté les jeunes majeurs, devenus une variable d’ajustement. Actuellement, les droits de mutation sont une véritable problématique pour les départements. Lorsque deux leviers de cette nature sont activés, il devient difficile de protéger nos enfants. Je peine à comprendre pourquoi nous ne parvenons pas à sanctuariser certains budgets pour éviter de nous mettre en danger avec des financements non pérennes.

Nous avons eu une idée en visitant nos collègues de Grèce, SOS Villages d’enfants Grèce, qui ont mis en place des babies homes. Cette expérience en Grèce répond à un besoin différent de celui de la France, ancré dans une autre historicité. Cependant, nous avons identifié des éléments ingénieux dans ce modèle. Nous avons donc créé un village des tout‑petits au sein de SOS Villages d’enfants France. Avec la directrice Isabelle Moret, nous avons mis trois ans à réfléchir et à mobiliser nos équipes. Il était clair que nous ne pouvions pas simplement transposer ce modèle en France, mais certains aspects méritaient d’être adaptés à notre contexte.

En France, nous avons envisagé des alternatives aux pouponnières pour les enfants nécessitant une mesure de protection. Nous avons développé un projet, encore modeste et à ses débuts, mais qui semble prometteur. Deux maisons ont été ouvertes dans le Nord. Cela illustre bien l’importance de se mettre d’accord sur des principes fondamentaux, considérés comme intangibles et sanctuarisés. Cette approche facilitera grandement les discussions, parfois enlisées depuis des années.

Mme la présidente Laure Miller. Nous vous remercions pour votre participation à cette audition. Nous avons apprécié les réponses que vous nous avez fournies. Comme nous n’avons pas eu l’opportunité de développer tous les points initiaux, nous vous invitons à nous envoyer vos réponses écrites afin que nous puissions disposer de vos éléments introductifs.

  1.   Audition de Mme Alice Grunenwald, présidente de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF), première vice-présidente chargée des fonctions de juge des enfants au tribunal pour enfants de Saint‑Étienne, et Mme Muriel Eglin, vice‑présidente de l’AFMJF, présidente du tribunal pour enfants de Bobigny (mercredi 29 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous accueillons l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF), représentée par sa présidente, Mme Alice Grunenwald, également première vice-présidente chargée des fonctions de juge des enfants au tribunal pour enfants de Saint-Étienne, et Mme Muriel Eglin, vice-présidente de l’AFMJF et présidente du tribunal pour enfants de Bobigny. Merci à vous, Mesdames, d’avoir accepté notre invitation.

Nous avons de nombreuses questions à vous poser, notamment sur l’échec de la déjudiciarisation des mesures de protection de l’enfance, l’exécution des décisions de justice, la place de l’enfant dans la procédure et la désignation d’office par le juge d’un avocat pour l’enfant capable de discernement, une mesure que votre association avait proposée il y a près de trois ans. Si vous en êtes d’accord, je vous propose de commencer par une intervention liminaire d’environ quinze minutes, ce qui nous permettra ensuite d’engager un échange avec la rapporteure et les députés présents.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que notre audition est publique et retransmise sur le site internet de l’Assemblée nationale. En outre, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et de dire : « Je le jure. »

(Mmes Alice Grunenwald et Muriel Eglin prêtent serment.)

Mme Alice Grunenwald. L’AFMJF est représentative de la profession de juge des enfants. Notre double compétence, civile pour l’enfance en danger et pénale pour l’enfance délinquante, est essentielle. Les juges des enfants occupent une place particulière, entre prise en charge individuelle et participation à la définition de la politique publique de protection de l’enfance, tant au niveau local que national.

Nous avons structuré nos propos liminaires en deux parties, constats et propositions. Un premier constat est que le secteur de la protection de l’enfance est en crise, avec une perte de sens du travail effectué pour les travailleurs sociaux, des problèmes de recrutement, une valorisation insuffisante de la profession, une formation continue parfois inadéquate. Il y a aussi un manque criant de moyens, avec des mesures en attente d’exécution pendant de longs mois, que nous avons souvent dénoncées et qui contribuent à la dégradation des situations. Par exemple, une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO) non mise en place peut conduire à un placement. Le placement peut également être lié à l’absence de mise en place d’autres mesures de prévention. Il y a aussi des placements non exécutés qui peuvent entraîner des drames. Le manque de moyens conduit également à des prises en charge inadaptées. Vous avez récemment visité une pouponnière et constaté les effets de ce manque de moyens, qui décourage les professionnels.

Mme Muriel Eglin. Je souhaite aborder un second constat, relatif au développement de l’intérim et à la difficulté à trouver des professionnels qualifiés dans le travail social. Cette situation entraîne des sous-effectifs dans les services de protection de l’enfance, tant dans les lieux de placement que pour les mesures en milieu ouvert. Elle augmente également considérablement les coûts de la protection de l’enfance, car les budgets des associations et des conseils départementaux sont absorbés par ces dépenses. Cela dégrade la qualité des prises en charge et l’investissement des professionnels. En effet, lorsque les deux tiers de l’équipe sont des intérimaires présents pour une semaine, un mois ou de manière intermittente, il n’y a plus d’esprit d’équipe. La stabilité de cette dernière, ainsi que la cohérence et la continuité de la prise en charge des enfants sont alors mises à mal – par exemple, lorsqu’un enfant résidant dans un établissement ne sait pas qui sera là pour le petit-déjeuner le lendemain matin. Cette situation peut plus facilement conduire à des maltraitances, notamment en période de tensions. Si aucun lien n’a été créé dans des moments positifs et continus, la violence devient une issue plus probable. Dans certaines structures, on passe même du travail éducatif à une forme de gardiennage des enfants en raison de la succession des professionnels. Même formés initialement, l’absence de sentiment de destin commun au sein d’un service affecte la qualité de la prise en charge et la manière dont les enfants se sentent regardés, accompagnés et soutenus. Nous constatons également une multiplication des situations de danger au sein des structures de protection de l’enfance. Les prises en charge d’enfants dans le cadre du placement ne répondent pas à leurs besoins, et les ruptures dans les parcours des enfants confiés sont fréquentes et multiples. En période de crise, si l’équipe n’est pas suffisamment solide, cela aboutit à des demandes de mainlevée et de réorientation. Ces réorientations successives engendrent des troubles de l’attachement chez les enfants et les adolescents, qui font écho aux troubles de l’attachement constitués durant l’enfance. La situation est assez dramatique.

Nous constatons aussi que la protection de l’enfance se trouve actuellement prise en étau entre divers phénomènes. Nous sommes peut-être dans une phase de transition avec des éléments positifs, mais cela entraîne un degré d’exigence plus élevé auquel nous ne pouvons pas toujours répondre. Par exemple, nous avons amélioré le repérage des situations de maltraitance. Des progrès significatifs ont été réalisés, y compris dans les établissements, avec une meilleure prise en compte des informations préoccupantes et le développement d’outils d’inspection dans certains conseils départementaux, bien que cela ne soit pas généralisé. La tolérance à la violence des familles contre les enfants a également diminué, ce qui est très positif.

Cependant, nous observons une aggravation des situations due à un rétrécissement des actions de prévention, notamment de la prévention spécialisée. Les normes de prise en charge deviennent plus exigeantes, tout comme les exigences de reddition de comptes, nécessitant davantage de professionnels pour les mêmes mesures. Bien que les budgets augmentent, ils ne sont pas toujours à la hauteur des besoins constatés. Les services de l’État ne répondent pas toujours aux besoins des enfants, notamment en matière d’éducation et de santé. Confronté à un degré d’exigence accru, des budgets insuffisants et des normes de prise en charge plus importantes, le système se retrouve étranglé. Dans nos tribunaux, nous constatons que la protection de l’enfance est parfois la solution de dernier recours, tentant de résoudre toutes les difficultés résultant des défauts de prise en charge antérieurs. Un bon exemple de ce phénomène est la question du handicap, notamment concernant les enfants dont les familles ne bénéficient d’aucune aide. Ces familles ne disposent d’aucun répit ni soutien, ce qui les épuise considérablement. Cette fatigue extrême peut conduire à des situations de maltraitance réelle, avec des blessures graves, non seulement pour les enfants en situation de handicap, mais aussi pour leurs frères et sœurs. Cela résulte d’un manque d’intervention précoce.

Le déficit de moyens dans les domaines de la prévention, de la santé, du handicap et du logement est flagrant. Travaillant en Seine-Saint-Denis, je constate quotidiennement les effets de la surpopulation, du mal-logement et de l’absence de logement. Les carences sont également notables au sein de l’éducation nationale. De plus, les dysfonctionnements dans la gestion des conflits parentaux sont préoccupants. Les délais d’attente pour obtenir un rendez‑vous auprès du juge aux affaires familiales sont longs, ce qui aggrave les situations. Les couples en conflit ne peuvent pas se séparer correctement, et les mesures que le juge aux affaires familiales peut ordonner sont insuffisantes. Ces insuffisances conduisent à une dégradation des situations, mettant les enfants en danger. Les conflits peuvent dégénérer en l’absence de médiation familiale ou de visites médiatisées. Cela entraîne des ruptures familiales ou des visites inadaptées au contexte dans lequel évoluent les enfants. Ainsi, il devient impossible de soutenir une parentalité fragile, par exemple celle d’un père, ce qui enracine un certain nombre de difficultés.

Mme Alice Grunenwald. Un autre point concerne les pratiques professionnelles et les réformes, notamment les grandes lois de protection de l’enfance récemment votées. Ces lois apportent des changements significatifs, mais les pratiques professionnelles peinent à évoluer en conséquence. On observe que certaines dispositions ne sont pas ou peu appliquées. Le rapport du Sénat de juillet 2023 l’a bien décrit, notamment en ce qui concerne l’hyperjudiciarisation. Ce point mérite une attention particulière, car il touche au respect des droits des parents et des enfants dans leurs relations avec l’aide sociale à l’enfance (ASE). Les droits des usagers sont souvent négligés et il existe un manque criant de lieux d’accueil pour réunir les fratries, malgré quelques progrès réalisés, notamment avec les villages d’enfants et certains départements. Cependant, dans certains départements, l’offre d’accueil pour réunir les fratries reste très déficitaire. La culture de la réunion des fratries n’est pas suffisamment ancrée. Il y a eu une époque où l’on pensait qu’il valait mieux les séparer, bien que cette idée soit en train de changer. La culture du placement est très forte en France, avec une prédominance institutionnelle et un développement limité du recours au tiers digne de confiance. Les moyens alloués à l’accueil en milieu ouvert sont largement inférieurs à ceux du placement, créant un décalage important. La transition pour adapter le statut de l’enfant est également difficile.

Récemment, on a constaté une forte augmentation des placements précoces, sans parvenir à stabiliser les parcours des enfants. Cela empêche leur retour éventuel au sein de leur famille d’origine ou élargie par le biais de tiers dignes de confiance, ou de trouver une famille de substitution qui pourrait les accompagner tout au long de leur vie, y compris à l’âge adulte. Cette difficulté est particulièrement marquée pour les sortants de l’ASE. Nous alertons sur l’augmentation significative des placements précoces et la nécessité de formuler des propositions pour faire évoluer cette situation. Cette tendance conduit en effet à un isolement et à une précarité des jeunes sortants de l’ASE, créant parfois une forme de double peine. En effet, il n’est pas rare que ces jeunes aient été placés dès leur naissance. Par exemple, à 18 ans, après un parcours difficile au sein de l’ASE, une jeune femme enceinte peut être considérée à risque, entraînant le placement de son enfant. Cette situation est encore extrêmement fréquente et suscite une grande inquiétude.

Le climat de défiance entre les différents acteurs, notamment entre la justice et les départements, ainsi qu’entre les parents et les services du département, peut également poser problème. Bien que ce climat ne soit pas systématique, il peut entraver la co-construction nécessaire à tous les niveaux, entre parents et services, ainsi qu’entre services et justice. Il est essentiel de favoriser cette co-construction. Par ailleurs, la place du juge des enfants au sein du dispositif mérite d’être interrogée. C’est d’ailleurs le thème du colloque de l’AFMJF qui se tiendra demain. Il est crucial de définir clairement l’office du juge dans un dispositif qui a beaucoup évolué avec les différentes lois récentes.

Mme Muriel Eglin. Nous évoluons dans un système décentralisé qui, non pas en raison de la décentralisation elle-même, mais en raison de la manière dont elle est parfois mise en œuvre, engendre une véritable inégalité de traitement des enfants et des familles sur les territoires. Les dispositifs prévus par la loi ne sont pas tous appliqués ou le sont dans des conditions très disparates. L’État régule peu les disparités territoriales, sans même sanctionner l’absence de mise en place de dispositifs ou l’inexécution de missions. La question des mineurs non accompagnés constitue souvent une pomme de discorde entre l’État et les départements. Une part importante de jeunes se déclarent mineurs pour bénéficier d’un accompagnement, ce qui découle notamment de l’absence de prise en charge des jeunes majeurs migrants. Si nous assurions une prise en charge des jeunes majeurs, nous aurions moins de jeunes cherchant à bénéficier d’une prise en charge en tant que mineurs. Les inégalités sont parfois flagrantes concernant les prix de journée, les refus d’exécution de décisions ou l’inadéquation des outils d’évaluation, malgré le renforcement des exigences en la matière par la loi du 14 mars 2016. Nous observons parfois une souffrance généralisée des familles, des enfants, des travailleurs sociaux, des cadres de la protection de l’enfance et des magistrats. Lorsqu’on a un an de délai de mise en œuvre des mesures éducatives prononcées, cela complique la réflexion collective sur notre système.

Mme Alice Grunenwald. Malgré ce constat alarmant, il est indéniable que la protection de l’enfance demeure un vivier de pratiques innovantes. Vous en avez certainement entendu parler aujourd’hui. De nombreuses associations et départements portent des projets novateurs et fédérateurs qui fonctionnent et apportent du sens. La perte totale de sens n’est donc pas une fatalité. On peut citer la démarche prospective sur la protection de l’enfance à l’horizon 2035, les conférences des familles, les villages d’enfants, certains fonctionnements de centres parentaux très innovants, ainsi que les dispositifs de parrainage. La grande majorité des professionnels restent mobilisés et dévoués pour permettre aux dispositifs de fonctionner. Cependant, nous restons très inquiets quant à la pérennité de ce système en souffrance.

Vu le temps restant pour nos propos liminaires, je vais vous indiquer nos onze propositions sans les développer en détail.

La première urgence concerne la revalorisation du travail social et la mise en place d’une politique de recrutement accompagnée de moyens supplémentaires pour faire face à la crise actuelle.

La deuxième proposition porte sur les mécanismes d’évaluation et de contrôle du respect des lois, de la qualité de l’accompagnement en protection de l’enfance et du respect des droits fondamentaux de l’enfant et de sa famille.

La troisième proposition vise le développement massif de la prévention et des moyens alloués aux AEMO, afin que le placement ne soit plus ordonné en raison de la précarité, de la pauvreté ou de la défaillance d’autres politiques publiques.

Ensuite, nous devons passer d’une logique de suppléance à une logique de co‑construction avec les familles et les enfants, dans le respect de l’autorité parentale et des droits de chacun, afin d’adapter l’aide aux besoins effectifs des enfants et des familles.

La cinquième proposition consiste à garantir le respect du recours prioritaire à la famille élargie comme première protectrice de l’enfant après les parents.

La sixième proposition vise à prévenir les placements précoces par un soutien massif de la parentalité et des lieux d’accueil adaptés, tels que les lieux d’accueil parents-enfants et les accueils de jour.

La septième proposition est de développer des outils d’évaluation précis des compétences parentales. Il est essentiel de disposer des ressources nécessaires afin de repérer plus rapidement et plus tôt les enfants pour lesquels une suppléance durable doit être organisée. Il est également important de favoriser, et peut-être de manière plus rapide, le maintien ou le retour de ces enfants au sein de leur famille.

Mme Muriel Eglin. La huitième proposition consiste à favoriser dès que possible, pour les enfants qui ne pourront pas retourner dans leur famille, la construction de liens affectifs durables et non institutionnels, tels que la famille élargie, le parrainage, le mentorat ou l’adoption. Il est impératif de progresser sur ce point, car bien que ce sujet soit discuté depuis longtemps, sa mise en pratique tarde à se concrétiser.

La neuvième proposition concerne une évaluation des adaptations du statut de l’enfant prévues par la loi du 14 mars 2016. Bien que cette loi soit empreinte de bonnes intentions, nous constatons peu d’évolutions concrètes, tant du côté des juridictions que des conseils départementaux, pour entreprendre des demandes de changement de statut.

La dixième proposition vise à prévoir que les enfants protégés soient désignés comme prioritaires dans la mise en œuvre des politiques publiques de l’État. Il ne s’agit pas seulement des enfants placés, mais également de ceux bénéficiant de mesures en milieu ouvert dans le cadre de la protection de l’enfance. Ces enfants doivent être prioritaires pour bénéficier de traitements, de prises en charge en santé et de scolarités adaptées, à l’image des bourses automatiques pour les enfants issus de l’ASE, dans Parcoursup par exemple, ou encore du dispositif « Santé protégée », qui est particulièrement intéressant. Cela permettrait de compenser les effets du danger et de commencer à prendre en charge les situations les plus difficiles. Les parents des autres enfants, de ceux qui ne sont pas protégés et n’ont pas besoin de protection, savent se mobiliser pour exiger des mesures de soutien. Mais les parents des enfants protégés, souvent démunis, ne savent pas se mobiliser de la même manière. Ils ont besoin d’une compensation, d’une forme de discrimination positive pour rétablir un peu d’égalité.

La dernière proposition est de mieux articuler les rôles de l’État et des départements. Cela passe d’abord par le développement de mécanismes de soutien aux départements, comme la généralisation de la contractualisation entre l’État et les départements. Il est essentiel de définir des objectifs pluriannuels pour éviter le saupoudrage et le traitement au cas par cas, permettant ainsi d’investir, car l’investissement en protection de l’enfance est nécessaire. Il y a également besoin de contrôle : celui-ci doit être conjoint avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou avec l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) pour s’assurer que les départements remplissent correctement leur mission de contrôle et d’inspection. Certains départements le font, d’autres moins. En cas de manquement avéré des départements dans la mise en œuvre des textes légaux, il faut envisager la mise en place de mécanismes de sanction ou de contraintes par l’État. Il est donc nécessaire de réfléchir à la manière dont ces mécanismes pourraient être instaurés.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je vous remercie pour vos interventions ainsi que vos propositions. Vous représentez deux juridictions différentes et vous exercez des compétences relevant à la fois du pénal et du civil, ce à quoi vous tenez. Par ailleurs, il est évident que ce n’est pas la même chose d’être dans un tribunal avec deux ou trois juges que dans de grandes juridictions bien plus importantes.

J’aimerais que vous puissiez revenir sur les relations entre la justice et les travailleurs sociaux, notamment concernant la compréhension des décisions de chacun, qui est une problématique importante. Il est observé, lors de visites médiatisées ou de retours en famille durant les week-ends, que les familles peuvent parfois perturber l’enfant. Lors de la visite d’une pouponnière près de Clermont-Ferrand effectuée par une délégation de la commission d’enquête vendredi dernier, nous avons pu observer que certains considéraient que le lien avec la famille n’était pas une bonne idée pour un enfant en particulier.

Une réalité factuelle est apparue avec la pandémie de la covid-19 : tous les rapports ont montré que les enfants étaient plus apaisés, en partie parce qu’il y avait moins d’interactions et plus de référents, les gens étant restés sur place. Cependant, nous manquons de travaux de recherche, d’observations et de ce que l’on appelle des « recherches-actions » pour évaluer et éclairer les politiques publiques de manière clinique.

Vous avez également évoqué la nécessité de repenser ce qui avait été prévu par la loi du 14 mars de 2016, à savoir permettre à ces enfants, qui peuvent avoir des parcours longs, de ne pas être questionnés chaque année sur leur maintien au sein de la protection de l’enfance ou sur le retour chez leurs parents. Il existe aussi une certaine instabilité dans les décisions de justice, ce qui complique également l’approche des éducateurs. J’aimerais connaître votre avis sur cette question.

Concernant l’AEMO, actuellement, les mesures éducatives se résument souvent à une visite mensuelle, voire à un simple appel téléphonique. Ce n’est pas ainsi que l’on peut espérer des améliorations après un an. De plus, la guidance parentale, qui consiste à accompagner les parents, est essentielle. Je crois fermement en la mobilisation autour des parents. À mon avis, l’AEMO renforcée est plus efficace. J’aimerais connaître votre opinion à ce sujet, car les chiffres de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) au 31 décembre 2022 montrent que l’AEMO est largement utilisée. Elle peut être renouvelée sur une, deux, voire trois années. Bien que je ne dispose pas de statistiques, il est évident que de nombreuses ordonnances de placement provisoire (OPP) sont prises en raison d’urgences mal anticipées. Ainsi, il est légitime de se demander si l’AEMO constitue toujours une réponse adéquate.

Quel est votre avis sur les placements éducatifs à domicile (PEAD) ? Sur les AEMO renforcés ? À quelles autres pratiques, telles que le tiers digne de confiance, les juges ont-ils recours ? Vous semblez indiquer que ce type de pratiques n’est pas encore très répandu. Comment se construisent les partenariats entre les différents acteurs de la protection de l’enfance ? Pourriez-vous préciser le nombre de mesures civiles que vous suivez et les délais associés ? Quelles sont les conséquences du nombre significatif de dossiers suivis sur votre capacité à accompagner les familles ?

Enfin, pourquoi la déjudiciarisation prévue par la loi du 5 mars 2007 n’a-t-elle pas fonctionné comme prévu ? Environ 80 % des mesures sont d’ordre judiciaire, bien que ce chiffre varie, certains départements atteignent 75 %, d’autres 70 % et d’autres 90 %.

Mme Alice Grunenwald. Le premier point que vous avez abordé soulève de nombreuses problématiques, notamment sur les retours des services éducatifs ou des éducateurs concernant les décisions des juges. En tant que juge des enfants depuis 2001, je constate que cette question est récurrente. Il est important de comprendre que, face à une même situation, les éducateurs peuvent avoir des positions très variées et des perspectives différentes. Je me souviens d’une audience avec trois enfants d’une même fratrie, placés dans trois services différents, chacun ayant une vision distincte de la famille. Les avis allaient de visites strictement médiatisées à la possibilité de rendre l’enfant, et cela ne dépendait pas de l’âge des enfants. Il faut donc reconnaître que nous sommes dans un domaine où il n’existe pas de vérité absolue. La position que l’on adopte sur une famille, un enfant ou une relation parent-enfant reste subjective. La difficulté pour le juge des enfants réside dans la distinction des critères de danger. Par ailleurs, les services éducatifs éprouvent parfois des difficultés à fournir des éléments objectifs au-delà de leur ressenti sur une situation.

Un autre point crucial est que, pour obtenir ces éléments objectifs, il est nécessaire de se donner les moyens de vérifier. Prenons l’exemple d’un premier enfant d’une mère de 18 ans, placé dès la naissance. Cette mère n’a jamais eu l’occasion d’exercer son rôle. Dès lors, il est impératif de lui permettre de passer de véritables moments avec son enfant pour pouvoir évaluer ses capacités. Sinon, on reste sur l’idée préconçue que cette mère ne pourra pas construire un lien avec son enfant – ceux qui ont déjà été parents et celles qui ont déjà été mamans savent que le lien avec son enfant ne se construit pas en une seconde. Aucun parent ne crée ce lien facilement. Parfois, nous n’avons pas les éléments d’évaluation nécessaires pour affirmer qu’il est impossible de laisser cet enfant avec ce parent. Nous pouvons être amenés à prendre des décisions en l’absence d’éléments caractérisant clairement un danger, soit parce que ces éléments ne nous ont pas été expliqués de manière claire, soit parce que nous pouvons avoir un avis différent.

Toutes les situations existent. Il y a également de nombreuses situations où j’ai pu accorder des droits supérieurs à ceux proposés par l’ASE, et ces décisions se sont très bien déroulées. Ces droits ne se traduisent pas nécessairement par des échecs. Parfois, les juges des enfants ont permis de faire avancer des situations et ont conduit l’ASE à proposer le retour de l’enfant chez ses parents six mois, un an, voire deux ans après. Il est difficile de juger les situations uniquement à travers le prisme de celles qui se sont dégradées par la suite. D’autres situations évoluent différemment. Nous n’avons pas la prétention de toujours prendre la bonne décision. En tant que juges des enfants, nous essayons de prendre la décision la plus juste en fonction des éléments qui nous sont fournis. La protection de l’enfant demeure au centre des décisions, mais il est également essentiel de procéder à une analyse fine des situations et de disposer d’éléments objectifs permettant de prendre des décisions éclairées.

La question de la stabilité des parcours est également primordiale. Nous rencontrons des difficultés à appliquer pleinement tous les cadres existants. Il s’agit d’abord de co-construire avec les parents dès le départ, de pouvoir évaluer précisément ce qui est réalisable ou non, et ensuite de déterminer de manière rigoureuse l’incapacité parentale durable et d’en tenir compte. Il est indéniable que des progrès sont faits dans ce domaine. Les lois existent. Tant que l’on est chez le juge des enfants, nous travaillons sur la parentalité. C’est une réalité incontournable. Si nous ne pouvons plus travailler sur la parentalité, nous sortons du cadre du juge des enfants, ce qui signifie qu’à un moment donné, il faut stabiliser la situation autrement, par une adaptation du statut. Le temps du juge des enfants se situe entre les mesures administratives actuelles, le retour de l’enfant dans sa famille, la fin de la procédure et l’adaptation du statut. Cependant, pour une grande majorité des enfants relevant de la protection de l’enfance, le temps du juge des enfants ne s’achève pas. Nous ne parvenons ni à clore la procédure, ni à adapter le statut. Par conséquent, une réflexion collective s’impose sur ce sujet.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pouvez-vous expliquer pourquoi la France est l’un des pays d’Europe où le nombre de placements d’enfants est le plus élevé ? Nous constatons que la situation est critique et qu’elle nécessite une réflexion nécessairement collective. Je cherche à obtenir votre avis, en tant que juge, sur les pratiques actuelles, tout en réévaluant ce qui est connu à l’aune les besoins fondamentaux des enfants. Le législateur a tenté de progresser, notamment avec la loi du 14 mars 2016, concernant l’adaptation des statuts sur le long terme. Cependant, nous observons des difficultés, y compris dans la mise en œuvre des décisions de justice. Je voudrais savoir s’il existe des lacunes dans le cadre légal actuel. Est-ce un problème lié aux pratiques professionnelles des éducateurs – vous avez mentionné précédemment un manque de documentation adéquate ? Comment améliorer certains parcours d’enfants qui ne devraient pas se retrouver dans ces situations ?

Mme Alice Grunenwald. Lorsque j’évoque l’insuffisance des observations, je souligne une difficulté récurrente au moment du placement de l’enfant : l’attention se concentre principalement sur lui, au détriment du travail avec le parent. Je me souviens de débats en Seine‑Maritime lors de l’élaboration du schéma départemental de l’enfance, où la question de la visite à domicile annuelle chez le parent avait été soulevée. L’évolution de la situation du parent est essentielle, car l’enfant n’est pas toujours placé en raison d’une mauvaise relation avec celui-ci ; les raisons peuvent être environnementales, entre autres. Pour évaluer la possibilité de mettre en place des visites au domicile du parent, il est indispensable d’avoir une connaissance approfondie de sa situation. Si nous ne visitons pas le domicile du parent, si nous le rencontrons à peine et si nous ne menons pas d’entretien avec lui en dehors des visites médiatisées, il est difficile d’évaluer précisément sa situation. Ce n’est pas seulement une question de documentation, mais aussi de véritable expertise sur l’évolution du parent.

Un autre point concerne la culture du placement en France. Le placement éducatif à domicile (PEAD) en est un exemple significatif. Lorsqu’il s’agit de travailler intensivement avec l’enfant à domicile, cela est souvent assimilé à un placement. Avec ce contrôle exercé sur le parent, l’enfant reste sous la responsabilité du service. Il existe en France une forte culture du placement, qui ne se manifeste pas uniformément dans tous les départements. Des progrès ont été réalisés en termes de moyens alloués au milieu ouvert, notamment avec des mesures d’AEMO intensives. Cependant, il arrive que nous luttions, dans certaines situations, pour obtenir l’intervention de travailleuses familiales. Par exemple, j’avais refusé de placer un bébé à la naissance et avais demandé, avant celle-ci, une intervention significative de travailleuses familiales au domicile. Ces dernières ne sont intervenues qu’aux quatre mois de l’enfant, et seulement pour deux heures. Comme ce travail en milieu ouvert peine parfois à se mettre en place, on privilégie souvent la sécurité du bébé en le plaçant, bien que ce placement ne soit pas toujours sécurisé. Il est légitime de se demander si les pouponnières, lorsqu’elles sont surchargées, répondent pleinement aux besoins fondamentaux de l’enfant.

Mme Muriel Eglin. La question de l’intensité de la prise en charge est essentielle. Avant d’aborder ce point, il convient de revenir sur l’articulation entre le travail du juge et celui de l’éducateur. En 2016, lors de la promulgation de la loi relative à la protection de l’enfant, qui comporte notamment des dispositions sur l’adaptation du statut de l’enfant aux besoins fondamentaux, il a été souligné que sa mise en œuvre nécessitait une évolution culturelle. Il ne s’agissait pas d’une révolution, mais d’une évolution pour tous les professionnels concernés, qu’il s’agisse des juges des enfants ou des travailleurs sociaux. Cette évolution a débuté, mais elle progresse à des rythmes différents selon les lieux et les institutions.

Vous avez également soulevé la question de la formation des magistrats. En quelques mots, les magistrats sont initialement formés comme des généralistes, couvrant toutes les fonctions. Avant leur première prise de fonction en tant que juges des enfants, ils suivent une formation spécifique d’environ cinq mois, comprenant un mois de formation théorique et quatre mois de formation pratique dans un cabinet de juges des enfants. Ils y exercent aux côtés d’un autre juge pour développer leur spécialisation. Cependant, cette spécialisation se construit tout au long de l’exercice de la fonction, notamment grâce aux interactions avec les autres professionnels.

Nous avons besoin de professionnels compétents pour nous fournir des observations concrètes sur l’enfant et nous rappeler ses besoins fondamentaux. En audience, nous faisons face aux enfants, souvent accompagnés d’avocats, de travailleurs sociaux et de leurs parents. Chacun met en avant des éléments importants. Les parents, par exemple, soulignent souvent le manque de soutien dont ils ont souffert. Il est effectivement injuste qu’après quatre mois, seules deux heures d’intervention aient été effectuées par une travailleuse familiale, alors que des interventions plus précoces auraient pu être bénéfiques. Cela représente une perte de chance pour l’enfant. Une fois cette chance perdue, le lien ne s’est pas créé. Est-il juste de faire attendre l’enfant encore plus longtemps ?

Nous sommes confrontés à des questions extrêmement complexes, et l’évolution amorcée par la loi de 2016 ne peut se réaliser en six mois. Nous avons besoin de temps et de collaboration. Une idée très intéressante a été proposée : la construction de formations communes par les observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE). Il serait souhaitable que ces formations soient reconnues au titre de la formation continue des magistrats et qu’elles comptent ainsi dans les jours de formation obligatoire. Nous avons en effet la chance de bénéficier d’un système de formation continue obligatoire d’une semaine par an. Il est également essentiel que cette formation soit, notamment pour les jeunes professionnels, axée sur l’exercice concret des fonctions actuelles, plutôt que sur des projections dans des fonctions futures. Il est pertinent de se former aux besoins fondamentaux de l’enfant lorsqu’on est juge des enfants, plutôt que de se préparer à la tenue des audiences correctionnelles qui auront lieu dans deux ans.

Cela nécessite aussi une réflexion sur la durée des fonctions. Autrefois, les juges des enfants restaient très longtemps en poste, ce qui les rendait très spécialisés, mais peu enclins à se remettre en question. Une volonté de promouvoir la mobilité a émergé, visant une meilleure agilité professionnelle et une curiosité intellectuelle accrue, ce qui est très intéressant. Cependant, il ne faut pas que cette mobilité soit trop fréquente. Un juge des enfants doit pouvoir rester quatre ou cinq ans sur un poste pour mettre en place des partenariats, se former, connaître les secteurs et les familles, et être identifié. La continuité d’intervention du juge des enfants est importante pour les familles, les enfants et les travailleurs sociaux. La confiance se construit avec le temps.

En matière de formation, l’École nationale de la magistrature a également tenté de mettre en place des initiatives très intéressantes. Le cycle approfondi d’études sur la justice des mineurs est une formation de deux ans comprenant des modules de deux à trois jours. Ces modules abordent des questions spécifiques telles que le développement et la prise en charge des enfants, avec un accent particulier sur les sciences humaines. Cette formation inclut une partie théorique enrichie par des apports expérientiels, provenant à la fois de pratiques professionnelles, de témoignages d’anciens enfants placés, de parents, d’intervenants extérieurs, comme l’association ATD-Quart monde sur les problèmes de logement. Cette formation exige un véritable engagement de la part des juges des enfants, qui y consacrent deux à trois jours tous les deux mois pendant deux ans. Parmi les modules proposés, certains sont communs avec des psychologues ou des membres de la PJJ et sont également ouverts aux inspecteurs de l’ASE. Je considère que cette approche représente l’avenir et permettra une évolution culturelle nécessaire pour mieux appréhender les questions de statut et comprendre les besoins de l’enfant. Cela illustre bien l’importance de la connaissance réciproque dans notre domaine.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous avez mentionné la notion de temps d’appropriation des politiques publiques. Pouvez-vous mesurer le temps nécessaire pour que ces politiques soient effectivement mises en œuvre ? Le législateur fixe une ligne directrice à suivre, mais nous constatons des inégalités territoriales dans la mise en œuvre de diverses politiques publiques, comme la santé et l’éducation. À la suite de la décentralisation, certaines politiques publiques ont fait l’objet d’une bonne appropriation, mais d’autres, comme le projet pour l’enfant issu de la loi du 5 mars 2007, ne sont toujours pas mises en œuvre. Il existe également des résistances dans les pratiques professionnelles. Dans vos domaines de compétence, pouvez-vous quantifier le délai entre le moment où le législateur décide d’agir sur des problématiques spécifiques, comme celles du parcours des enfants, et le moment où ces mesures sont effectivement mises en place ? Il est essentiel de rappeler que le temps des enfants n’est pas celui des politiques publiques. Les enfants grandissent sans que nous leur offrions les ressources nécessaires, malgré les dispositions législatives en vigueur. Comment justifier des délais de cinq, dix ou vingt ans pour la mise en œuvre de ces politiques sur le terrain ?

Mme Alice Grunenwald. Il est difficile de répondre de manière générale, car certaines choses évoluent plus rapidement que d’autres. Par exemple, je me souviens qu’en 2002, lorsque l’on a annoncé que les familles pourraient consulter les rapports établis par les services de l’ASE, cela a provoqué un véritable séisme. Tout le monde pensait que cela ne serait jamais possible, mais cela s’est mis en place relativement vite. Il y a eu une réelle adaptation des écrits professionnels en un temps assez court. Pour d’autres aspects, comme l’audition de l’enfant, le travail est encore en cours. Les dispositions relatives au tiers digne de confiance commencent à peine à être mises en œuvre.

Les réflexions autour des adaptations du statut ont débuté, notamment avec l’idée de créer un véritable projet construit pour chaque enfant, ainsi qu’un lien avec un adulte ressource qui soit durable et gratuit. Ce lien n’est pas toujours affectif. Parfois, il peut s’agir de l’assistante familiale qui maintient un lien gratuit avec l’enfant, mais c’est de moins en moins fréquent. Je suis des enfants depuis plus de vingt ans et, auparavant, beaucoup plus d’enfants conservaient des liens durables avec leurs assistants familiaux et avaient des parcours linéaires avec eux. C’est devenu plus complexe.

Les adaptations du statut ont commencé de manière très différenciée selon les départements. Par exemple, la commission d’examen de la situation et du statut des enfants confiés (Cessec) va seulement commencer ses travaux dans la Loire, huit ans après la création de ce dispositif. D’autres départements l’ont mise en place immédiatement. Cela progresse tout de même un peu plus rapidement que la déjudiciarisation des décisions.

Il faut absolument penser ces adaptations du statut avec l’enfant dans un projet positif pour celui-ci, sans nécessairement se précipiter vers le délaissement. En effet, un enfant qui se sent abandonné par tous perçoit cette décision comme extrêmement violente, surtout lorsqu’il est dans une institution où il va très mal, sans lien extérieur et avec peu de liens au sein de celle‑ci. Comment envisager l’adaptation du statut de l’enfant en fonction de ses besoins spécifiques ? Ce travail avance lentement et nécessitera du temps.

Décider de la rupture des liens avec la famille est une question complexe qui doit être individualisée. On ne peut se contenter de généralités. Par exemple, les juges québécois adaptent les temporalités des mesures de protection de l’enfance aux différentes situations. Ils considèrent qu’un enfant placé à 7,8 ou 9 ans, ayant construit des liens avec ses parents, ne comprendrait pas nécessairement une rupture de lien après deux ou trois ans sans retour dans sa famille. Il est donc crucial de considérer le parcours de chaque enfant. Certains enfants, malgré leur parcours en protection de l’enfance, ne peuvent accepter une coupure des liens avec leurs parents. Cependant, la situation diffère pour les enfants placés très précocement par rapport à ceux placés plus tardivement.

Mme Muriel Eglin. Pour revenir sur l’intensité de l’intervention, il est évident, lors des audiences, que les familles reconnaissent les bénéfices d’une intervention plus intensive. Elles se sentent aidées, écoutées, soutenues et constatent des effets concrets dans leur quotidien, notamment dans l’accompagnement des démarches. Cela leur redonne confiance en elles et dans le travail effectué, permettant ainsi de surmonter les difficultés. Cette approche est bien plus efficace qu’un entretien mensuel, comme cela se faisait classiquement dans l’AEMO, avec des techniques de travail différentes. Certaines situations familiales peuvent progresser avec ce type d’approche classique, notamment car cela rappelle le cadre judiciaire, mais cela devient de moins en moins fréquent. Il est clair que plus l’intervention est soutenue, multifactorielle et construite autour des besoins spécifiques de l’enfant et des ressources ou des manques de la famille, plus elle est efficace et permet des interventions plus courtes.

Il est également essentiel de savoir s’arrêter, car des interventions trop longues peuvent devenir contre-productives. En tant que travailleur social, lorsqu’un lien est établi avec une famille et que l’on se sent utile, dire au revoir n’est pas facile. Cependant, cela doit être envisagé dès le début du parcours et vécu comme une victoire pour tous lorsque la porte se ferme. Il est toutefois nécessaire que les services de droit commun, de soutien et d’accompagnement, qui seront indispensables car les difficultés ne disparaîtront pas d’elles-mêmes, soient disponibles. Un accompagnement par le service social ou la protection maternelle et infantile (PMI) doit être accessible pour prendre le relais d’une mesure judiciaire. Or ce n’est pas toujours le cas et nous observons de nombreuses situations dans lesquelles les mesures se prolongent simplement parce que les autres institutions censées répondre aux besoins de l’enfant ou de la famille ne sont pas présentes. Cela concerne également le logement, l’école et la santé. C’est pourquoi nous proposons que les enfants bénéficiant d’une mesure de protection de l’enfance soient prioritaires pour bénéficier des mesures liées aux autres politiques publiques, y compris celles de l’État.

Concernant le placement à domicile, la Cour de cassation a récemment rendu un avis sur une mesure de placement à domicile qu’elle a jugée comme relevant en réalité du milieu ouvert. Nous devons nous interroger sur la nature du placement à domicile et sur la répartition des responsabilités qu’il implique. Ce type de placement, qui n’en est pas véritablement un, soulève la question de la frontière entre une intervention très intense et le transfert de responsabilités concernant la prise en charge de l’enfant. Il est vrai qu’il peut exister une confusion entre une AEMO intensive, renforcée par des possibilités d’hébergement ponctuel, et un placement à domicile sans solution de répit ou de repli. Il est nécessaire de se réunir pour réfléchir à cette problématique. L’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), qui a réalisé une étude sur ce sujet, nous y invite.

Il est essentiel de noter qu’en cas de placement, les obligations du conseil départemental diffèrent considérablement vis-à-vis de l’enfant. En effet, lorsqu’un enfant est confié en placement au conseil départemental, ce dernier a l’obligation de répondre globalement aux besoins de l’enfant. En revanche, lorsque l’enfant est pris en charge au titre d’une mesure en milieu ouvert, il n’est pas tenu de satisfaire l’ensemble des besoins de l’enfant. Je pense que c’est aussi pour cette raison que, lorsque le placement à domicile permet de répondre aux besoins de santé et de scolarité de l’enfant, parce que le conseil départemental y pourvoit, cette solution est retenue au détriment, peut-être, d’une intervention plus intensive. Cela questionne, d’une part, la priorité à accorder aux enfants protégés, y compris en milieu ouvert, pour l’accès aux soutiens des politiques publiques de l’État et, d’autre part, la notion de prise en charge globale. Ne devrions-nous pas partir des besoins de l’enfant pour définir une prise en charge, en fonction des ressources et des possibilités des parents, qui sont nécessairement évolutives ? Le degré d’intervention du département ou des associations mandatées s’adapterait à ces possibilités. C’est peut-être cela qui permettrait d’apporter une clarification. En tout cas, l’intensité de l’intervention, dès lors qu’elle est construite sur des constats précis des besoins de l’enfant et qu’elle n’est pas standardisée, est très utile et bénéfique pour l’enfant et la famille.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pourriez-vous répondre à ma question sur le nombre de dossiers suivis au civil ?

Mme Muriel Eglin. En 2022, les 522 juges des enfants en France ont été saisis de 112 919 nouvelles situations et assuraient en même temps le suivi de 254 462 enfants. Ces données sont issues des chiffres clés du ministère de la Justice. En moyenne, cela représente 487 enfants suivis par juge. Il existe des disparités territoriales, y compris dans les services de l’État. Globalement, les juges des enfants suivent en moyenne entre 350 et 400 dossiers, mais il existe aussi une inégalité en fonction de l’activité pénale, puisqu’ils ont cette double compétence civile et pénale. En 2012, un groupe de travail de magistrats coordonnateurs des tribunaux pour enfants a réfléchi à la charge raisonnable d’intervention pour un juge des enfants. Ils ont proposé qu’un juge des enfants à temps plein puisse suivre 350 dossiers d’assistance éducative pour les cabinets dont l’activité pénale est inférieure à 40 %, donc minoritaire. Si l’activité pénale représente 40 % ou plus de l’activité juridictionnelle, les juges des enfants ne devraient pas gérer plus de 290 dossiers d’assistance éducative.

À titre d’exemple, à Bobigny, chaque juge des enfants traite environ 350 dossiers d’assistance éducative, mais l’activité pénale constitue la moitié de leur charge de travail. Ces disparités sont également observables dans d’autres juridictions. En 2022, une conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires a proposé un référentiel selon lequel un juge des enfants à temps plein, se consacrant uniquement à l’assistance éducative, devrait gérer 450 dossiers. Actuellement, ce chiffre correspond à la charge de travail d’un juge des enfants qui s’occupe également du pénal. Le ministère de la justice élabore actuellement un référentiel de la charge de travail des juges des enfants. Ce travail s’inscrit dans un effort plus large visant à établir des référentiels de charge de travail pour l’ensemble des missions judiciaires, en réponse au mouvement de protestation d’il y a deux ans concernant les conditions de travail et la charge de travail des magistrats. Ce projet implique notamment des juges des enfants, des greffiers et des membres de l’administration centrale.

Mme Alice Grunenwald. Je vais aborder la question de la subsidiarité. Vous mentionnez une moyenne nationale de 82 % de mesures judiciaires, mais ce chiffre varie entre 56 % et 95 % selon les départements, ce qui reflète des situations sensiblement différentes. Certaines régions, comme la Bretagne, sont plus déjudiciarisées. Cela ne s’explique pas par une plus grande coopération des familles dans certaines zones par rapport à d’autres, mais plutôt par des pratiques et des cultures professionnelles différentes. Ce n’est pas seulement une question de départements, mais aussi d’institutions judiciaires, car nous avons un rôle à jouer. Personnellement, je suis une fervente partisane de la subsidiarité car elle permet de responsabiliser les familles. Lorsqu’un parent est prêt à collaborer et à recevoir de l’aide, je ne vois pas pourquoi je devrais prendre la décision à sa place. Travailler avec les parents dans ces conditions est vraiment intéressant. Si, malgré tout, le parent n’a pas été capable de prendre la décision ou de comprendre les difficultés qui lui sont reprochées, et que le juge des enfants doit intervenir, il est important de reconnaître son évolution. Même s’il a encore besoin d’aide, il est essentiel de lui signifier qu’il a progressé et qu’il a repris possession de son autorité parentale. Cela peut être un levier pour la participation d’un parent qui prend conscience des besoins de son enfant et de son propre besoin d’aide.

J’ai eu l’opportunité de travailler dans deux départements, notamment en SeineMaritime, où les inspectrices étaient favorables à la subsidiarité. Nous avons connu des expériences positives. À plusieurs reprises, lors d’audiences de renouvellement de placement, l’inspectrice m’a suggéré de passer à un accueil provisoire en raison de la bonne collaboration de la famille. J’ai ainsi déjudiciarisé des placements pour les transformer en accueils provisoires, et cela s’est très bien déroulé. La famille était partante et l’enfant n’était plus au centre d’un conflit sur les modalités de sa prise en charge. Il y avait une forme de coconstruction et de co-éducation entre la famille d’accueil et le parent. Les enfants étaient plutôt équilibrés dans cette situation, sans souffrance. Je n’étais alors pas utile. Lorsqu’on arrive aux audiences et que tout le monde est d’accord sur les modalités – l’enfant, le parent, l’ASE – cela se passe bien.

Une difficulté réside dans la manière dont les départements organisent les mesures administratives. Dans les deux départements où j’ai travaillé, les mêmes services étaient habilités pour l’administratif et le judiciaire, notamment en milieu ouvert. Cela permet, par exemple, lorsqu’une famille bénéficie d’une mesure d’aide éducative à domicile qui ne fonctionne plus de manière satisfaisante, de judiciariser la situation. Surtout, en fin de parcours, lorsque la situation évolue positivement, que la famille est partante pour continuer le travail avec l’éducateur, que les éléments de danger se sont atténués mais qu’il est encore trop tôt pour cesser toute mesure, on peut alors repasser à une mesure administrative et décider que la présence du juge n’est plus nécessaire. Cela a des conséquences sur le nombre de dossiers traités.

Dans les deux départements où j’ai exercé, un travail considérable a été réalisé par le parquet pour instaurer des mesures avec les familles qui collaboraient, ce qui n’était pas toujours le cas. Il ne s’agissait pas seulement d’attendre qu’une famille envoie un courrier recommandé pour demander une mesure, mais de proposer activement ces mesures et de les faire signer par les familles. Le nombre de mesures judiciaires a ainsi diminué. Avec moins de dossiers, le juge peut se concentrer davantage sur les cas compliqués et mieux respecter les délais, sous réserve que le président du tribunal ne lui impose pas d’autres tâches annexes. Les deux parts, administrative et judiciaire, du travail du juge doivent être reconnues. En effet, plus il y a d’administratif, plus les dossiers sont complexes, notamment pour le juge des enfants. Récemment, dans la Loire, le filtre mis en place par le parquet s’est renforcé : malgré une augmentation de 30 % des procédures et des informations préoccupantes (IP) dans tous les départements, nous avons perdu chacun une centaine de dossiers au tribunal pour enfants. Lorsque le filtre est efficace et qu’une véritable politique de subsidiarité est mise en œuvre, le recours au judiciaire diminue, produisant un effet tangible.

Mme Muriel Eglin. Je voudrais apporter quelques précisions. Il ne suffit pas de dire : « il faut faire autrement ». Il convient, en premier lieu, de cesser d’exiger des familles qu’elles signent une demande d’intervention d’aide éducative à domicile (AED) pour obtenir un soutien. Les services doivent être proactifs et identifier les besoins des familles pour y répondre de manière adéquate. La demande se construira d’elle-même. L’adhésion, tout comme la confiance, se bâtit progressivement, elle ne se décrète pas. Nous sommes l’un des pays qui recourt le plus au judiciaire pour la protection de l’enfance, avec un taux de placement supérieur. Là où les mesures administratives prédominent, les services sociaux parviennent à travailler avec les familles en construisant une adhésion. Ils adoptent peut-être une approche initiale plus bienveillante, mais également plus incisive en termes de propositions d’aide et de soutien, sans attendre une demande formelle en trois exemplaires.

Par ailleurs, les magistrats doivent exercer leur rôle de contrôle. L’article 375-2 du code civil dispose que le procureur saisit le juge des enfants d’une requête après avoir vérifié que les conditions prévues par le code de l’action sociale et des familles sont réunies, c’est‑à‑dire qu’une mesure administrative est insuffisante ou a échoué, ou que la famille s’y oppose. Cette vérification n’est pas toujours effectuée de manière uniforme sur le territoire.

Le contrôle du juge des enfants est crucial. Lorsque le juge constate que la famille demande une intervention, mais qu’il y a peut-être besoin de la présenter différemment, il peut renvoyer au conseil départemental la responsabilité de mettre en place une mesure administrative, plutôt que de recourir immédiatement à une mesure judiciaire. Cela nécessite parfois un travail préalable avec le département, car il arrive que des dossiers soient renvoyés au juge avec la réponse suivante : « nous avons déjà essayé, cela ne fonctionne pas ». Le juge des enfants peut également demander aux services de mesures judiciaires d’investigation éducative de faire le bilan de la situation de danger et de travailler sur des mesures administratives, en collaboration avec les services sociaux, avant l’audience. Ainsi, lors de celle-ci, il sera possible d’acter la fermeture du dossier. Enfin, lors des échéances des mesures d’AEMO, le juge doit se faire connaître auprès des services comme un magistrat qui privilégie le travail dans un cadre administratif. Il est également nécessaire que les conseils départementaux acceptent d’habiliter et de financer les services d’AEMO pour intervenir à la fois dans le cadre judiciaire et administratif. Cela permettrait de maintenir la continuité de l’intervention du service et de l’éducateur. En effet, ce qui nuit le plus aux mesures éducatives, c’est la discontinuité de l’intervention, la perte de l’éducateur apprécié ou le sentiment d’être oublié.

Un autre point essentiel concerne la réflexion plus globale autour de l’enfant. Il est impératif que cette réflexion soit portée dans les instances quadripartites où collaborent les juges pour enfants, le parquet, le conseil départemental et la PJJ. Elle doit également être intégrée dans les instances de pilotage de l’AEMO afin de déterminer comment progresser. En avançant sur tous ces fronts, nous pourrons faire évoluer la question administrative. Un seul aspect ne suffit pas, comme nous le constatons quotidiennement. La protection de l’enfance constitue une chaîne d’intervention, un véritable écosystème où chaque mouvement impacte l’ensemble. Il est indispensable de travailler sur tous les aspects dans les différentes instances : le statut des enfants, la responsabilité des familles, les dimensions administratives et judiciaires, pour mieux s’appuyer sur les ressources familiales internes ou la famille élargie.

Mme Alice Grunenwald. Je constate des différences marquées entre les services. Certains n’ont aucun problème à proposer une mesure administrative, tandis que d’autres préfèrent s’en tenir aux procédures judiciaires. Les services qui ont adopté des méthodes de travail participatives, en impliquant les familles dès que possible, trouvent plus de facilité à gérer des mesures administratives. En revanche, certains services trouvent complexe et insécurisant de ne pas recevoir des décisions directement du juge et de devoir les construire en collaboration avec les familles. Cette question de culture est également importante, car travailler en administratif signifie négocier en permanence avec les familles, impliquant un lien constant.

Mme la présidente Laure Miller. Madame Eglin, vous avez mentionné que les normes de prise en charge deviennent de plus en plus exigeantes, tout comme les redditions de comptes. Pourriez-vous fournir un exemple concret afin que nous comprenions bien ce que cela implique en termes de charges de travail supplémentaires ?

Mme Muriel Eglin. Il semble que la question des taux d’encadrement dans les établissements de placement ait évolué. Mon conseil départemental a indiqué que cette mise en œuvre est particulièrement lourde. Concernant le travail avec les assistantes familiales, les relais des assistantes familiales, le financement, leur formation et les congés, nous, juges des enfants, constatons une augmentation des exigences. Les mesures éducatives prononcées aujourd’hui sont beaucoup plus courtes qu’il y a vingt ans. Autrefois, de nombreuses mesures duraient deux ans ; aujourd’hui, la norme est d’un an ou moins. Par conséquent, les rapports éducatifs sont plus fréquents car la mesure doit être plus rythmée. Si l’on se dirige vers une intervention plus intensive, il faut également davantage rendre compte.

La question de la pluridisciplinarité est également cruciale lors de l’évaluation des informations préoccupantes. Par exemple, la loi du 14 mars 2016 a introduit des éléments médicaux lors du bilan. De même, le rapport de l’ASE, qui doit être établi lorsqu’un enfant est confié, nécessite des éléments médicaux et pluridisciplinaires. Le conseil départemental doit soumettre ce rapport au juge des enfants. Cette exigence n’existait pas avant 2016. Cette évolution, bien que positive pour l’enfant et la qualité de la prise en charge, engendre également des coûts supplémentaires.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Dans vos préconisations, vous avez proposé des mesures extrêmement intéressantes. Avez-vous des exemples concrets de départements où cette articulation en écosystème est déjà mise en œuvre avec succès ? Il ne s’agit pas de stigmatiser qui que ce soit. Mais en examinant les recours à l’AED, on observe que de nombreuses décisions s’inscrivent dans l’historique de pratiques professionnelles sur des périodes très longues, dans des zones soit rurales, soit périurbaines. Lors du transfert de compétences de l’État aux départements – nous l’avons constaté dans le Puy-de-Dôme – il y a eu un transfert du bâti et d’expériences. Alors que le bâti est resté identique, les pratiques professionnelles ont dû évoluer avec la décentralisation, mais le mode de fonctionnement initial n’a pas changé. Ces difficultés existent aussi pour le recrutement des assistants familiaux, car beaucoup partent à la retraite, alors même que ces difficultés de recrutement avaient déjà été évoquées lors des débats sur la loi du 7 février 2022.

Lors de notre discussion, vous avez mentionné la Bretagne. Historiquement, cette région comptait un nombre plus élevé d’AED. Nous constatons donc que les pratiques évoluent difficilement sur le long terme. Actuellement, cette situation est exacerbée par des problèmes de recrutement de professionnels, rendant l’accompagnement des enfants particulièrement complexe. À travers vos exemples et vos pratiques, ainsi que ce qu’il se passe dans les différents départements, pourriez-vous nous fournir des illustrations où ce fonctionnement entre les services de l’État, les services départementaux et les associations habilitées est efficace ?

Mme Alice Grunenwald. Nous ne pouvons pas répertorier les situations de manière exhaustive sur l’ensemble du territoire, mais nous savons qu’il existe de nombreux endroits où des initiatives intéressantes se développent. Toutefois, les dynamiques varient selon les régions, en fonction de leur histoire et de leurs besoins spécifiques. Concernant le PEAD, les approches divergent également, car chaque département a instauré des dispositifs distincts. Bien que nous partions, comme vous l’avez mentionné, d’un contexte historique, il est possible de co‑construire des solutions adaptées. Cependant, cela nécessite du temps et une volonté de collaboration.

Du côté de la justice, notamment des parquets, les petites juridictions sans parquet spécialisé pour les mineurs rencontrent des difficultés à se mobiliser sur la protection de l’enfance, en particulier au sein des instances partenariales. Pourtant, leur rôle est essentiel dans le dispositif, tout comme celui du juge des enfants, qui constitue la porte d’entrée dans le système et joue un rôle déterminant. Même parmi les juges des enfants, des difficultés peuvent survenir. Néanmoins, de nombreuses initiatives intéressantes émergent. Par exemple, la Haute‑Savoie se distingue par son modèle de tiers dignes de confiance. Cette initiative récente résulte de l’action d’une association qui a proposé un dispositif novateur. Aujourd’hui, d’autres associations s’inspirent de ce modèle et se développent ailleurs, comme c’est le cas pour les villages d’enfants.

Plusieurs départements ont déjà mis en place des initiatives depuis un certain temps. D’autres, notamment depuis la loi du 7 février 2022, ont sollicité les associations gérant des villages d’enfants pour en bénéficier. J’ai récemment discuté avec des directeurs chargés de l’enfance et des familles ; l’idée est de mieux repérer les bonnes pratiques et de les diffuser plus efficacement. L’ONPE et d’autres instances jouent un rôle clé dans cette démarche. Nous avons encore des progrès à réaliser pour que, malgré les différences historiques, chacun puisse s’inspirer et parvenir à une position commune.

Certaines mesures imposées par la loi doivent être mises en œuvre par les départements. Par exemple, certains départements continuent de considérer les centres parentaux comme des structures maternelles ou presque exclusivement maternelles. D’autres ont mis en place des centres parentaux véritablement consacrés à la protection de l’enfance, offrant un accueil 24 heures sur 24 pour les bébés, si nécessaire. Ainsi, une jeune fille de 16 ans qui ne peut pas gérer son enfant la nuit bénéficie d’un soutien adapté. J’ai travaillé avec de tels centres parentaux ; ils offrent une sécurité accrue pour l’enfant. Mais certains départements n’ont pas instauré de structures intermédiaires entre le centre parental et le centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) mère-enfant. Ces structures ne sont pas suffisamment protectrices et ne peuvent pas assurer pleinement la mission de protection de l’enfance. Elles accueillent principalement des mères déjà très autonomes, qui n’ont pas le même besoin de soutien.

Mme Muriel Eglin. Effectivement, il existe des éléments structurels importants à considérer. La loi a défini des instances de concertation très intéressantes, à condition de les faire vivre et d’y participer. Par exemple, dix départements ont candidaté à l’expérimentation des comités départementaux de protection de l’enfance (CDPE). Cette initiative est extrêmement pertinente. Avant l’instauration de ces comités départementaux, il y avait déjà des expériences de contractualisation. Il est essentiel de se demander combien de départements ont associé les juges des enfants à la définition des éléments de cette contractualisation. De même, combien de préfets ont sollicité les services de la PJJ pour apporter leur expertise et un véritable regard sur la protection de l’enfance ? Ces questions sont fondamentales.

Prenons l’exemple de la Seine-Saint-Denis, que je connais bien. Le conseil départemental a intégré dans la contractualisation toutes les demandes du tribunal concernant l’expression des besoins. Cela inclut notamment des équipes dédiées pour les mesures administratives, pour l’aide à la gestion du budget familial dans un cadre administratif, ainsi que pour développer le placement des fratries. Ces besoins avaient été identifiés comme manquants. La contractualisation constitue un véritable levier pour que l’État puisse encourager et aider les départements à adopter des dispositifs parfois non encore mis en place ou mis en place de manière disparate selon les territoires.

Il est essentiel que les juges des enfants comprennent l’importance de leur présence au sein des structures dédiées. Cela implique également de leur dégager du temps et de permettre aux magistrats coordonnateurs des tribunaux pour enfants de bénéficier d’une véritable décharge afin de s’y consacrer pleinement. Actuellement, cette décharge existe dans les grandes juridictions, mais elle est inexistante dans d’autres tribunaux. Par ailleurs, l’École nationale de la magistrature organise désormais une formation pour les magistrats coordonnateurs. Ces magistrats, responsables de la coordination des tribunaux pour enfants, se regroupent pour échanger sur leurs pratiques. Une attention particulière est portée à la question des partenariats avec le secteur associatif, la PJJ et les conseils départementaux. L’objectif est de déterminer comment collaborer efficacement pour aider les juges des enfants, initialement formés pour traiter des situations individuelles, à appréhender les politiques publiques dans toutes leurs dimensions. Les cultures professionnelles sont très différentes ; il est crucial de parvenir à un langage commun. Pour cela, une formation adéquate est nécessaire.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. J’aimerais aborder une dernière question avant de conclure nos échanges, celle des mesures non exécutées. Les décisions sont prises dans un environnement sociétal en dégradation, marqué par un manque de travaux de recherche et d’évaluation. Vous l’avez mentionné précédemment et nous le constatons également : il y a une augmentation importante des demandes d’accueil de tout-petits. Ces besoins n’avaient peut-être pas été identifiés auparavant. Sur quels critères auraient-ils pu être identifiés pour déterminer, par exemple, qu’il était nécessaire de prévoir cent ou soixante places supplémentaires ? Cela démontre un manque de construction et de partage, ainsi qu’une évaluation insuffisante des besoins du territoire pour élaborer une politique publique et des accompagnements cohérents. Cette situation conduit à des sureffectifs qui me préoccupent profondément. De plus, cela se conjugue avec le problème majeur des mesures non exécutées. Certains juges ne prononcent pas certaines mesures, sachant qu’elles ne seront pas exécutées, ce qui est extrêmement préoccupant.

Mme Muriel Eglin. La question des mesures inexécutées est dramatique. La protection de l’enfance repose sur un écosystème ou une chaîne ; lorsqu’un maillon dysfonctionne, c’est toute la chaîne qui s’effondre. Par exemple, en Seine-Saint-Denis, lorsqu’un juge des enfants prononce une mesure en milieu ouvert, celle-ci est mise en place en moyenne quatorze mois après avoir été prononcée. Certaines mesures peuvent être mises en place six mois après, d’autres deux ans après, ce qui n’a plus de sens. Je pourrais vous raconter de nombreuses histoires concrètes d’enfants victimes de violences familiales qui finissent en placement d’urgence simplement parce que la mesure n’a pas été exécutée. Il serait pertinent d’examiner les décisions qui restent inexécutées. Cela varie selon les départements. En Seine‑Saint-Denis, par exemple, ce sont principalement les mesures de milieu ouvert et le placement à domicile qui posent problème. Les placements, en général, sont exécutés, en particulier les placements d’urgence. Cependant, dans d’autres départements, certains juges des enfants connaissent cinquante ou soixante situations de placements inexécutés, ce qui est extrêmement grave. Il serait intéressant d’analyser ces situations.

Le département pilote certains dispositifs et contrôle l’organisation des placements, mais il n’exerce pas ce contrôle sur les associations d’AEMO. Comment garantir un recrutement adéquat alors qu’il existe des difficultés de recrutement dans certains secteurs ? Par exemple, l’AEMO intensive rencontre moins de difficultés de recrutement que l’AEMO classique, cette dernière faisant l’objet d’une perte de sens des professionnels. Il est important d’étudier ces questions de manière approfondie, au-delà des simples chiffres, pour comprendre comment se construit une politique de protection de l’enfance au niveau local. À Bobigny, le taux de placement a augmenté d’une année sur l’autre par rapport à la part des mesures de milieu ouvert. La part de mesures d’investigation a également augmenté. Nous cherchons à explorer des alternatives au milieu ouvert, car les délais d’attente sont trop longs et nous savons que cela ne fonctionne pas. Nous finissons par adopter des mesures en fonction de leur disponibilité plutôt qu’en fonction des besoins réels de l’enfant. Ce système devient incohérent, d’où l’importance de comprendre où se situe le problème. Cela nous permettra peut-être de déterminer où concentrer nos efforts.

Alors que nous évoquons la revalorisation du travail social, la meilleure rémunération et la reconnaissance du travail des éducateurs, il faut noter que les agences d’intérim d’éducateurs ne rencontrent pas de difficultés de recrutement, contrairement aux services d’AEMO. De même, les lieux de placement qui fonctionnent bien ne connaissent pas de problèmes significatifs de recrutement. Il est donc essentiel de réfléchir également à cet aspect.

Mme la présidente Laure Miller. Nous vous remercions très sincèrement pour cette audition et pour vos réponses qui vont nourrir les travaux de cette commission d’enquête.

  1.   Audition de Mme Cécile Mamelin, vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM), et Mme Natacha Aubeneau, secrétaire nationale (jeudi 30 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons ce matin les travaux de notre commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance avec l’audition de l’Union syndicale des magistrats (USM), représentée par Mme Cécile Mamelin, vice-présidente, et Mme Natacha Aubeneau, secrétaire nationale de l’USM. Mesdames, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation.

Cette audition vise à éclairer notre commission d’enquête sur le rôle du juge dans la protection et la prise en charge des mineurs en danger. Nous avons de nombreuses questions à vous poser, notamment sur l’échec manifeste de la déjudiciarisation des mesures de protection de l’enfance, l’inexécution de certaines décisions de justice ou encore la place de l’enfant pendant la procédure.

Avant de vous laisser la parole pour une intervention liminaire, je rappelle que notre audition est publique et retransmise sur le site internet de l’Assemblée nationale. En outre, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et de dire : « Je le jure ».

Mmes Cécile Mamelin et Natacha Aubeneau prêtent serment.

Mme Cécile Mamelin, vice-présidente de l’USM. Je suis magistrate depuis trente‑deux ans, avec une longue expérience en tant que juge des enfants. J’exerce aujourd’hui comme juge aux affaires familiales.

Mme Natacha Aubeneau, secrétaire nationale de l’USM. Je suis magistrate depuis plus de vingt ans. J’ai exercé la fonction de juge des enfants pendant environ cinq ans et celle de juge aux affaires familiales pendant trois ou quatre ans. Dans le cadre de nos activités syndicales, la protection de l’enfance est un sujet qui nous préoccupe particulièrement. Le focus sur les violences intrafamiliales a quelque peu négligé les enfants. Nous sommes donc ravies de constater que cette cause revient sur le devant de la scène.

Mme Cécile Mamelin. Je précise que j’ai exercé en tant que juge des enfants pendant plus de huit ans le département des Hauts-de-France, où j’ai été confrontée à des problématiques complexes, comme par exemple les fratries nombreuses.

Nous avons déjà répondu de manière détaillée à vos questions. Vous recevrez dans les prochains jours une note, qui est d’une importance considérable. Nous avons pris contact avec de nombreux collègues actuellement juges des enfants pour actualiser nos pratiques. En effet, étant en décharge d’activités à l’USM, nous ne sommes plus sur le terrain, mais nous continuons de suivre ce sujet de près.

Depuis longtemps, nous nous intéressons à la protection de l’enfance, un enjeu essentiel pour notre démocratie. La qualité de cette protection reflète l’importance accordée aux plus vulnérables, à savoir les enfants.

Je souhaite souligner que la protection de l’enfance constitue la prévention la plus efficace contre la délinquance des mineurs. Malheureusement, dans notre pays, on aborde souvent la question des mineurs sous l’angle pénal. La délinquance est certes réelle, mais il est regrettable d’oublier qu’un enfant est avant tout un être à protéger. La protection de l’enfance doit être le rempart contre la délinquance, la désinsertion et les addictions. Cet enjeu fondamental nécessite des moyens à la hauteur des besoins, ce qui n’est malheureusement pas le cas. Nous devons constater un véritable échec, voire une faillite, de ce système à bout de souffle. Les dispositifs de protection de l’enfance sont complètement saturés et font face à de grandes difficultés de recrutement, particulièrement dans les départements en grande tension comme les Hauts-de-France et la Seine-Saint-Denis. Les travailleurs sociaux, souvent mal rémunérés, souffrent énormément dans leur travail.

Vous trouverez dans notre note des exemples concrets sur les délais d’exécution, pour que vous ayez une idée précise de la situation. Ce ne sont pas des ressentis, mais des chiffres réels, qui concernent les délais d’attente pour les mesures d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO), mais aussi et surtout pour les placements.

Lorsque le juge des enfants constate un danger extrême et ordonne un placement, les ordonnances de placements provisoires (OPP) prises par le procureur de la République sont exécutées presque immédiatement par les départements, car le danger est particulièrement caractérisé. En revanche, les placements ordonnés par le juge des enfants dans le cadre de son cabinet, après une procédure incluant des investigations et l’audition de toutes les parties, peuvent prendre deux, trois, voire six mois à être exécutés selon les départements. Même lorsqu’ils sont exécutés, les modalités indiquées par le juge ne sont pas toujours respectées en raison d’un manque d’équipements adéquats en structures ou d’établissements spécialisés.

Cette situation soulève un enjeu sociétal majeur. À cet égard, l’USM demande depuis plusieurs années qu’une obligation d’exécution des décisions judiciaires soit instaurée. Nous avions déjà exprimé cette demande en 2019 lors d’une précédente mission sur la protection de l’enfance. Nous constatons une perte de crédibilité de la justice lorsque ses décisions ne sont pas suivies d’effets.

Nous sommes arrivés à un point de saturation. La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance prévoit une déjudiciarisation de la politique de protection de l’enfance, dont le président du conseil départemental est chef de file.

Malheureusement, nous constatons une augmentation continue des mesures judiciaires, ce qui démontre l’inefficacité du système actuel. Plusieurs explications peuvent être avancées. La dégradation des moyens sanitaires et sociaux affecte en premier lieu les enfants. Les parents, dont la situation économique se détériore, se trouvent démunis face aux situations de handicap et de maladies, notamment psychiatriques. L’évolution du traitement des violences intrafamiliales, marquée par une saisine plus systématique du juge des enfants, contribue également à cette situation. L’augmentation des prises en charge de mineurs non accompagnés aggrave le problème. Enfin, les maisons départementales des solidarités souffrent d’un déficit de moyens humains et financiers, ce qui met l’administration à rude épreuve.

Le principe de subsidiarité veut que la saisine judiciaire soit une option de dernier recours, utilisée uniquement si la mesure administrative ne peut être mise en place. Cependant, le manque d’adhésion des familles complique ce processus. L’adhésion des familles est essentielle mais elle demande un travail long et fastidieux. Les services, saturés, saisissent la justice dès que les familles ne répondent pas à une convocation.

Il est évident que la déjudiciarisation constitue un souhait partagé. Les juges des enfants, particulièrement chargés, gèrent encore trop de dossiers (600 à 700 par cabinet, pour un chiffre optimal fixé à 350).

Cela reflète la difficulté d’évaluer la charge de travail des magistrats. À la suite d’une demande de la Cour des comptes, des référentiels ont été élaborés par la direction des services judiciaires (DSJ), en collaboration avec l’ensemble des organisations syndicales et professionnelles, ainsi que les conférences des premiers présidents et procureurs généraux, sur les besoins budgétaires et d’effectifs supplémentaires. Ils démontrent de manière flagrante la nécessité d’une augmentation significative des effectifs, notamment des juges des enfants. Nous constatons en effet une augmentation d’environ 30 % pour la seule activité civile. L’activité pénale, quant à elle, a quasiment doublé.

Malheureusement, ces référentiels ne sortent pas du cabinet. Nous n’en comprenons pas la raison. Cette situation est très problématique. En effet, si les budgets n’augmentent pas, nous continuerons à faire face aux difficultés constatées dans la justice, qui se trouve dans un état de délabrement décrit par les États généraux de la justice.

Les juges des enfants en France sont confrontés à une charge de travail très importante. La déjudiciarisation représente un enjeu majeur. Pour y parvenir, des moyens sont nécessaires, ainsi qu’une priorité budgétaire et politique définie par les départements. Ces choix ne dépendent pas toujours de la richesse des départements. Des témoignages de collègues indiquent que même les départements relativement riches ne font pas forcément de la protection de l’enfance une priorité. Cela relève donc d’un choix politique.

De plus, il existe un manque de transparence dans de nombreux départements. Les juges des enfants rencontrent des difficultés pour connaître l’état exact des placements. Les réponses ne sont pas toujours fournies. Certains peinent à savoir quand les décisions seront exécutées et dans quel établissement. Cette opacité et ce manque de transparence sont unanimement décrits par les collègues, qui se retrouvent démunis face à la dégradation des situations familiales. Ils sont parfois contraints de prendre des mesures plus graves que celles qu’ils auraient initialement envisagées, simplement pour que les décisions soient appliquées plus rapidement.

Cela paraît d’autant plus choquant que la loi nous oblige à respecter certains critères, tels que l’intérêt supérieur de l’enfant, le maintien de la fratrie et les liens avec les parents – même si l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer sur les autres critères. Or parfois, sachant que la mesure éducative en milieu ouvert ne sera pas exercée avant plusieurs mois, certains juges sont amenés à prendre des décisions de placement ou de maintien à domicile sous conditions.

Pourtant, au niveau législatif et dans la pratique, une place très importante est désormais accordée à l’enfant dans la procédure. L’enfant discernant est entendu quasiment systématiquement. Néanmoins, parfois, par manque de temps, lorsque les fratries sont nombreuses, les collègues n’entendent pas toujours l’enfant seul. En effet, cela rallonge le temps d’audience, tout comme la présence de l’avocat.

En définitive, nous avons l’impression de courir après le temps. Les collègues posent la question suivante à l’enfant : « veux-tu être entendu seul ? ». Il arrive que l’enfant réponde positivement, mais parfois il n’ose pas le faire. Il est regrettable de devoir poser cette question, car le principe inscrit dans la loi est que l’enfant doit être entendu seul lors de son audition. Cependant, dans la réalité, ce n’est pas systématiquement appliqué pour les raisons évoquées.

Mme Natacha Aubeneau. Pour aborder les pratiques contra legem dues à un manque de temps, il faut souligner la difficulté que constitue la présence du greffier à l’audience. En effet, celle-ci est obligatoire, l’absence du greffier pouvant entraîner l’annulation du jugement. Pourtant, en pratique, les juges des enfants mènent souvent leurs auditions sans greffier en assistance éducative. Il serait impensable de tenir n’importe quelle autre audience sans greffier. Malheureusement, en matière de protection des enfants, cette absence est tolérée. Cela constitue un véritable problème, car la présence du greffier garantit les droits des justiciables et assure au juge une assistance précieuse pour la prise de notes. En effet, il est extrêmement difficile pour un juge d’écouter les familles confrontées à des problématiques sociales et familiales très complexes et douloureuses, tout en prenant des notes pour rédiger sa décision.

Il est fondamental de disposer de moyens adéquats pour la protection de l’enfance dès le plus jeune âge. On dit souvent qu’un enfant est un adulte en devenir. Ayant occupé diverses fonctions de magistrat, nous constatons malheureusement une continuité. En tant que juge correctionnel ou juge des libertés et de la détention, nous retrouvons des enfants suivis toute leur enfance par les services socio-éducatifs et les juges des enfants, soit juste avant l’incarcération, soit dans des établissements psychiatriques. Ce constat d’échec est évident. Si l’on investissait davantage dans la protection de l’enfance, dès la naissance, nous gagnerions du temps et de l’argent dans le traitement de la délinquance et des troubles psychiatriques. Les carences affectives et éducatives des premiers temps de la vie entraînent des conséquences irréversibles.

En outre, la déjudiciarisation n’a pas fonctionné principalement en raison du manque de moyens des départements. Ces derniers ont tenté de maintenir les mesures administratives, mais lorsque cela devenait ingérable, les juges des enfants se retrouvaient avec des situations beaucoup plus dégradées, sans pour autant disposer de moyens supplémentaires. En conséquence, nous avons constaté une augmentation des saisines. Les familles ont compris qu’un accord avec la mesure évitait de passer par le juge des enfants, mais cet accord n’était souvent qu’une façade. Bien entendu, l’intervention du juge est parfois essentielle pour obtenir une véritable adhésion. En effet, sans la menace d’une sanction ou même la simple représentation de l’autorité, cela ne fonctionne pas. À ce titre, il est nécessaire de repenser ce système.

En outre, judiciarisation ou non, le problème réside dans les moyens de prise en charge des enfants. Le suivi éducatif ne peut fonctionner que si l’éducateur n’a pas trop d’enfants à suivre, qu’il peut leur consacrer du temps, être réactif, présent et bien identifié par la famille. Il est impossible de redresser les problèmes éducatifs sans un interlocuteur privilégié pour rappeler les bonnes pratiques ou pour que la famille puisse demander de l’aide avant que la sanction ne tombe.

Dans le cadre des mesures de placement, il subsiste d’importantes difficultés en termes de maintien des liens, notamment en raison d’un manque de moyens. Lorsqu’un enfant est placé, l’objectif est qu’il puisse retourner dans sa famille le plus rapidement possible. Pour cela, il est nécessaire de travailler sur le lien avec la famille, de traiter la problématique ayant conduit au placement pour que la situation puisse évoluer. Malheureusement, ce n’est pas toujours possible, faute de moyens. Par exemple, les droits de visite ne sont pas toujours organisés en raison de l’absence de personnel pour les encadrer. De plus, les intervenants chargés de superviser ces visites changent fréquemment et ne connaissent pas les situations, ce qui empêche de travailler efficacement sur le lien familial et de faciliter le retour de l’enfant, même lorsque cela semble possible.

Par ailleurs, la priorité a longtemps été de maintenir coûte que coûte les liens avec la famille biologique, parfois au détriment du lien affectif créé avec la famille d’accueil, causant de nombreux dégâts. Nous avons toutes deux été juges des enfants il y a quelques années. À cette époque, le mantra des services éducatifs consistait à dire que si le lien entre l’enfant et la famille d’accueil devenait trop fort, il fallait changer l’enfant de famille d’accueil pour pouvoir travailler le lien avec les parents biologiques. Cette approche a causé énormément de dommages. Maintenir le lien à tout prix n’est pas forcément une bonne idée. Parfois, il faut admettre que ce lien est plus toxique que bénéfique.

Pour toutes ces raisons, nous sommes ravies que l’attention se porte désormais sur la protection de l’enfance. Nous avons constaté ces problèmes depuis longtemps et souvent déploré l’absence de moyens et de prise de conscience quant à l’importance des enjeux à long terme des mesures mises en place à ce stade de la vie.

Mme Cécile Mamelin. Il serait pertinent de vous rendre dans une cour d’assises. Les parcours de vie des individus qui y sont jugés sont souvent marqués par des enfances catastrophiques. La succession des lieux de placement et des ruptures avec les personnes auxquelles ils se sont attachés est frappante. Vous avez auditionné M. Lyes Louffok au sein votre commission. Son discours et sa réflexion sur son propre parcours de vie sont particulièrement éclairants et essentiels.

Quoi qu’il en soit, il y a une urgence absolue à agir. À ce titre, nous nous réjouissons que votre commission puisse mettre en lumière ces constats, que nous relevons depuis un certain temps. La situation est désormais critique, car il s’agit de parcours de vie brisés. Il arrive que des juges pour enfants se retrouvent à statuer sur le sort d’un mineur en se basant uniquement sur la lecture de rapports, lorsqu’ils existent, de personnes qui ne connaissent pas la situation.

Le turnover des référents est également désastreux pour un enfant. Si le référent n’est pas maintenu suffisamment longtemps, l’enfant éprouve beaucoup de difficultés à accorder sa confiance. De surcroît, la personne « oublie », car même si le dossier est écrit, il se joue une dimension relationnelle. Les juges des enfants connaissent également un turnover, en lien avec le statut, puisque cette fonction particulièrement épuisante ne peut pas être exercée plus de dix ans. Il faut aussi mentionner les demandes de déspécialisation en raison de la charge de travail. Bien que cela reste marginal pour l’instant, nous recevons des demandes en ce sens. Nous rencontrons des situations d’épuisement professionnel.

Tout cela témoigne d’un échec à tous les niveaux. Il est urgent de proposer des solutions et de faire de l’enfance une priorité. Derrière les violences intrafamiliales, on retrouve souvent des enfants, puisque ces derniers sont en situation de maltraitance dès que leur mère est atteinte. Ils subissent eux-mêmes des maltraitances, même en l’absence de violence physique. Il convient de rappeler un chiffre alarmant : un enfant meurt tous les cinq jours sous les coups subis dans le milieu familial. Ce chiffre devrait nous alerter. En tant que magistrats, nous portons la parole des enfants.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je tiens à souligner l’importance de vos remarques sur les pratiques professionnelles passées, qui ont pu entraîner un impact particulièrement lourd sur les décisions visant les enfants. Depuis quinze ans, les neurosciences et les connaissances sur le développement de l’enfant ont évolué, nécessitant de modifier certaines pratiques professionnelles.

Le garde des Sceaux ne publiera pas, pour la deuxième année consécutive, la répartition des emplois des magistrats. Qu’en pensez-vous ?

Mme Cécile Mamelin. Nous avons demandé une clé prospective dans le cadre de l’évolution des effectifs. Nous peinons à comprendre les raisons d’une telle décision, sinon que le ministère refuse de recréer un système de vacances de poste. La principale difficulté de la magistrature au cours des dix dernières années concerne en effet la vacance prolongée de nombreux postes. La DSJ s’est efforcée de pourvoir près de 500 postes vacants en France. Pour un total de près de 7 500 magistrats à l’époque, ce n’était pas négligeable. Il y a aujourd’hui moins de postes vacants, mais il en reste toujours. L’augmentation d’une clé créerait de facto de nouveau un système de vacances, ce qui n’enverrait pas un bon message politique, alors même que nous considérons qu’il est essentiel de reconnaître que les magistrats ne sont toujours pas en nombre suffisant et qu’il faut absolument pourvoir ces postes. Cela ne change pas concrètement les choses, et il est bien évidemment impossible d’obtenir 1 500 magistrats du jour au lendemain. D’ailleurs, nous souhaitons des magistrats suffisamment bien formés, capables de rester dans notre institution et d’apporter une réelle plus‑value.

Cette logique est regrettable, car elle contredit le discours parallèle du garde des Sceaux, qui admet « trente ans d’abandon budgétaire pour la justice ». Nous avons d’ailleurs été satisfaits d’entendre que la situation de l’institution était dans un état de délabrement. Ce propos constituait une reconnaissance de notre combat. En examinant nos archives, nous constatons que ce débat existe depuis quarante ans.

Les citoyens sont capables de comprendre qu’il subsiste des postes vacants, mais qu’ils seront progressivement comblés. Or aujourd’hui, nous craignons que l’augmentation des effectifs cesse d’ici trois à quatre ans. C’est la raison pour laquelle je mentionne les référentiels, qui sont les seules données objectives permettant d’affirmer qu’il manquera encore des juges, même avec le recrutement de 1 500 magistrats supplémentaires.

D’après les chiffres de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej), le nombre de juges devrait être doublé, et celui des procureurs multiplié par trois ou quatre, pour atteindre la moyenne européenne. Dans le cadre des organisations européennes et internationales, nous entretenons des liens avec des collègues étrangers. Certains d’entre eux, accueillis dans nos bureaux, sont stupéfaits par les conditions de travail des magistrats en France, tant en termes de conditions matérielles que de charge de travail.

La DSJ est consciente que renforcer l’équipe autour du magistrat pourrait apporter un soulagement, mais cela ne résoudra pas tous les problèmes. À titre d’exemple, l’amiable en matière d’assistance éducative n’est pas de nature à aider les juges des enfants.

En définitive, nous acceptons et intégrons les propositions pragmatiques pour améliorer notre institution, mais la tendance à taire les problèmes réels et à refuser d’établir une clé prospective depuis deux ans pose un sérieux problème.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous avez mentionné les échanges internationaux et européens avec vos collègues. J’ignore si ce sujet est abordé dans le cadre de vos échanges, mais je m’inquiète de voir la France en tête des placements d’enfants, alors même que notre système montre des signes de défaillance. Suivez-vous ces travaux ? Envisagez-vous des approches différentes, comme celles esquissées dans les lois du 14 mars 2016 et du 7 février 2022 concernant les placements longs ? Ces lois imaginaient plusieurs pistes, comme l’adoption simple. La loi de 2022 a introduit le concept de tiers digne de confiance, notion déjà en place au Québec ou en Belgique.

Mme Natacha Aubeneau. Le placement ne constitue pas une solution optimale. Il est essentiel de mettre en avant la prévention. Si nous sommes souvent considérés comme des experts en matière de placement, c’est peut-être parce que nous manquons de moyens en amont. On a tendance à attendre d’être confrontés à des situations critiques pour agir, au lieu d’intervenir dès le début du problème. Cela demande du temps, n’est pas rentable à court terme et n’est pas toujours visible en termes de communication.

Or nous restons convaincus qu’il faut investir dès le plus jeune âge. Les placements à la naissance ou pour des enfants très jeunes existent, notamment lorsque les parents souffrent de pathologies ou de problèmes graves. Dans ces cas, il n’y a souvent pas d’autre solution. Cependant, nous devons explorer d’autres méthodes pour offrir à l’enfant la possibilité d’être accueilli et élevé par une famille aimante, que ce soit un proche ou une personne de confiance, souvent appelée personne-ressource. Nous avons toujours été conscients qu’un enfant ayant une personne-ressource établira un lien affectif et évoluera positivement, même si ses parents ne peuvent pas répondre à ses besoins affectifs et éducatifs. La recherche de ces personnes‑ressources est essentielle, bien que cela demande également du temps.

Je pense que tout a dérapé à partir du moment où, par manque de temps et de moyens, on a agi dans la précipitation. Souvent, nous voyons des mesures éducatives accompagnées de rapports alarmistes indiquant que la situation familiale n’a pas évolué. Il subsiste un manque de recherche sur les autres possibilités de prise en charge et une sorte de défiance envers les proches. En effet, on craint que confier l’enfant à un oncle, une tante ou une grand-mère ne renforce les conflits internes à la famille. Cela peut être vrai, notamment pour les enfants souffrant du conflit parental. Confier l’enfant à l’une ou l’autre branche de la famille peut réactiver ce conflit.

Malheureusement, la tendance est de toujours vouloir extraire l’enfant de sa famille pour le placer dans une structure collective où ses besoins affectifs ne sont pas satisfaits. Je défends fermement l’idée de mettre des moyens en amont dans la prévention et l’accompagnement. La création d’une mesure éducative renforcée est bénéfique. En effet, lorsque l’éducateur est davantage présent, la situation peut évoluer positivement et cela permet également d’identifier les personnes-ressources, qui ne sont pas forcément désignées par les parents. Il est crucial que l’éducateur les identifie et vérifie leur rôle. Tout ce travail doit être réalisé en amont pour éviter le placement. Si le placement devient inévitable, il est essentiel d’identifier les personnes-ressources le plus tôt possible. Il faut déterminer si les parents traversent une mauvaise passe et ont besoin d’un accompagnement pour récupérer l’enfant rapidement, ou envisager une solution dans l’entourage familial si cela prend plus de temps.

Lorsque le placement se prolonge ou que les enfants sont placés dans des familles d’accueil où cela se passe bien, il est également important de permettre à l’enfant de s’intégrer pleinement dans cette famille. D’ailleurs, la présence à l’audience a longtemps été refusée aux familles d’accueil. Ces dernières ne rencontrent jamais le juge des enfants. Cette pratique mérite d’être questionnée. À l’audience, l’éducateur est parfois remplacé par un simple représentant du service socio-éducatif, qui connaît à peine le dossier et que la famille n’a jamais rencontré. Cette situation tend les relations car la famille entend des informations, peut-être mentionnées dans le rapport, mais que la personne présente ne maîtrise pas. Cette situation est extrêmement violente. On ajoute de la violence à une situation déjà difficile, alors même que la famille d’accueil attend dans la salle d’attente, sans aucun lien avec le juge des enfants.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Travaillez-vous sur ces pratiques professionnelles avec les juges dans les juridictions ou faut-il clairement que nous l’indiquions pour que ces éléments soient repensés, voire imposés ?

Mme Natacha Aubeneau. Cette question a été posée il y a un certain temps. Le choix délibéré a été de ne pas associer les familles d’accueil à la problématique de l’enfant et de sa famille d’origine. On estime que ce n’est pas leur place et qu’elles doivent être tenues à l’écart. La mission des familles d’accueil consiste à accueillir l’enfant temporairement, sans créer de lien trop proche, car l’enfant est destiné à retourner dans sa famille. Il est important d’éviter les interférences ou les mélanges entre le rôle de la famille d’accueil, qui apporte une présence matérielle et affective au quotidien, et le travail éducatif, qui est pris en charge par les services éducatifs, les éducateurs et les juges des enfants.

Ce choix initial mérite d’être respecté, mais il peut également être questionné. Il est peut-être nécessaire de faire évoluer les pratiques, bien que je n’aie pas de réponse absolue à ce sujet. Il serait pertinent de réfléchir sérieusement à cette question, sans nécessairement généraliser la réponse.

Mme Cécile Mamelin. La question de la présence des familles d’accueil relève véritablement de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Les juges des enfants n’ont pas voix au chapitre.

La complexité de ce travail réside dans le maintien des liens de l’enfant avec sa famille biologique, lorsque cette démarche est possible. L’implication des familles d’accueil est cruciale et doit être contextualisée. Il n’est nullement question de minimiser l’importance de ce travail.

D’ailleurs, les travailleurs sociaux font face à de grandes carences, en temps et en moyens, et souffrent d’un manque de reconnaissance de leur métier. Ils sont donc contraints de se concentrer sur l’essentiel. Par exemple, ils ne vont pas activement rechercher la famille élargie si celle-ci ne se manifeste pas auprès des services sociaux pour prendre en charge l’enfant. La solution de facilité consiste à utiliser les ressources disponibles (familles d’accueil, places dans les maisons d’enfants, etc.). En France, il existe un véritable problème pour trouver des personnes-ressources.

L’évolution de la structure familiale représente également un facteur important. De nombreuses familles se séparent, se recomposent, ce qui complique encore la situation. Accueillir un enfant d’une autre fratrie, notamment lorsqu’il s’agit de beaux-parents, complexifie les liens familiaux et disperse les personnes-ressources.

Ces impératifs, qui peuvent sembler contradictoires entre l’intérêt supérieur de l’enfant, le maintien des liens familiaux et l’attachement nécessaire à la famille d’accueil pour la sécurisation affective de l’enfant, demeurent des notions extrêmement difficiles à concilier.

L’objectif de réunir toutes les parties prenantes pour obtenir ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant est parfois un choix difficile à opérer. Cependant, cette évolution concernant le maintien des liens est indispensable et constitue un long travail. Historiquement, la protection de l’enfance est centrée sur des idées qu’il convient de faire évoluer.

Pour ma part, ces difficultés ont causé de réelles souffrances. J’ai cessé d’exercer comme juge des enfants dans les Hauts-de-France en raison de la politique de placement, certes, mais aussi à la suite de décès survenus dans les familles. Ces évènements ont profondément marqué les travailleurs sociaux, qui ont d’ailleurs été mis en examen à l’époque. Ces histoires laissent des traces, car elles concernent des personnes véritablement engagées dans leur métier. J’ai eu l’occasion de rencontrer des éducateurs absolument formidables. Cependant, lorsque l’on est confronté à la misère sociale et aux difficultés financières, on tend à choisir la solution la plus rapide, y compris pour se protéger soi-même. Le système est extrêmement complexe, mais il est essentiel de bien comprendre cette problématique.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Vous avez décrit la situation du côté des magistrats et abordé les enjeux de la protection de l’enfance sous un angle plus large. Tout d’abord, combien de juges pour enfants estimez-vous nécessaires pour réduire le nombre de dossiers par magistrat à moins de 325, ce qui correspondrait à une charge de travail normale pour un cabinet de juges des enfants ? En outre, pouvez-vous nous indiquer, en moyenne, la part des audiences en assistance éducative où un greffier est présent ?

Nous avons lu des témoignages évoquant un nombre excessif de placements, mais a contrario certains magistrats affirment qu’ils renoncent désormais à ordonner des mesures de placement sachant qu’elles ne seront pas exécutées.

Je souhaite vous interroger la notion de placement à domicile, un terme de plus en plus utilisé mais qui n’est pourtant pas encadré de manière rigoureuse. Cette solution manque d’efficacité, surtout en raison du manque de moyens d’intervention à domicile au sein des différentes associations ou services publics.

Par ailleurs, le Syndicat de la magistrature a récemment mené une enquête, par ses propres moyens, mettant en lumière une partie du désastre lié à la non-exécution des décisions de placement. Cette situation est inédite par son ampleur. Lorsque j’ai interrogé le garde des Sceaux sur l’absence de chiffres à ce sujet, il m’a été répondu que la mise en place de tels relevés était extrêmement complexe. Je souhaite connaître votre avis sur la possibilité pour les magistrats, en lien avec l’ASE, d’organiser une remontée nationale de l’exécution des mesures.

Mme Cécile Mamelin. En collaboration avec la DSJ, nous avons élaboré des référentiels qui nous ont permis de quantifier précisément les effectifs nécessaires. Pour faire face à la charge de travail actuelle, il nous faudrait ainsi 87 juges des enfants supplémentaires pour l’activité civile pure, en excluant les décisions concernant les mineurs non accompagnés et les enfants de retour de zones terroristes. Ces 87 juges représentent une augmentation de 32 % des effectifs. Concernant le pénal, il serait nécessaire de doubler les effectifs, en excluant également les mesures de soutien. En effet, les référentiels que nous avons construits sont très précis, prenant en compte une activité purement juridictionnelle ainsi qu’une activité de soutien. Cette dernière inclut tout ce qui est réalisé en partenariat, l’accueil et la formation de nos collègues et futurs collègues, l’accueil des stagiaires, notre propre formation continue. Malheureusement, ces référentiels restent bloqués, bien qu’ils démontrent clairement une insuffisance des moyens alloués par le ministère.

En ce qui concerne les greffiers, nous ne disposons pas de chiffres récents. Cependant, une enquête menée il y a une dizaine d’années révélait que près de 70 % des audiences se tenaient sans greffier. Je vais vous confier quelque chose de très grave : pendant environ huit ans, j’ai tenu des audiences sans greffier. Je prenais mes notes seule. À l’époque, ce n’était même pas un sujet de discussion, bien que la présence obligatoire d’un greffier soit inscrite dans la loi. Les greffiers sont plus fréquemment présents pour les jugements, mais je ne suis pas certaine que toutes les audiences de jugement se tiennent avec un greffier, ce qui constitue un non-respect flagrant de la loi. Il existe une clé pour les greffiers, mais celle-ci est également sous-dimensionnée. Il subsiste de nombreuses vacances de poste dans cette catégorie.

Je n’ai pas connu la mesure de placement à domicile, mais juridiquement, je ne la comprends pas. Selon moi, elle représente un pis-aller, faute de moyens pour placer les enfants à l’extérieur. Le placement à domicile est un oxymore et n’a aucun sens.

S’agissant des AEMO, il convient de préciser que les visites des éducateurs interviennent une fois par mois, et plus exceptionnellement tous les quinze jours. Or un placement est justifié par une situation de danger. Je ne comprends donc pas la notion de placement à domicile, car ce dernier implique nécessairement un maintien du lien.

Mme Natacha Aubeneau. J’ai pratiqué le placement à domicile, dont l’intérêt réside dans la disponibilité immédiate d’une place. L’idée initiale était de disposer d’un service de placement en relais pour les moments de crise ou de difficulté. Cela peut être pertinent sous cette condition, mais ce n’est pas une solution aux problèmes de manque de places. En effet, il faudrait qu’une place soit disponible pour l’enfant, place qu’il n’occuperait que sporadiquement, lorsque sa famille est dépassée ou que l’enfant est angoissé.

De nombreuses mesures ont été créées. À l’époque où Mme Cécile Mamelin et moi‑même exercions, nous ne disposions que de l’AEMO et du placement. En réalité, les mesures qui se sont ajoutées existaient déjà. Ainsi, le placement à domicile n’est rien d’autre qu’un placement avec des droits de visite et d’hébergement très élargis. Sinon, il s’agit d’une mesure éducative renforcée, où le rythme de présence de l’éducateur est insuffisant. La flexibilité devrait exister dans un cadre plus large, mais toutes ces mesures complexifient le système sans résoudre les problématiques.

De même, la non-exécution des placements n’est pas une nouveauté. Lorsque j’étais juge des enfants, les placements n’étaient déjà pas exécutés. J’ai d’ailleurs eu un différend avec le responsable de l’ASE qui m’avait dit : « il est inadmissible que vous soyez les décideurs, et nous les payeurs ». Peut-être est-ce un problème, mais cela fonctionne ainsi. Si le juge des enfants prend des décisions, mais que l’ASE ne les applique pas, quel est l’intérêt de judiciariser les situations ?

On apprécie l’intervention du juge des enfants lorsque la situation se détériore, car il incarne une figure d’autorité. Cependant, en réalité, le juge n’a aucun pouvoir effectif. Cela ne peut fonctionner que si un véritable travail de partenariat est mis en place, en réunissant tous les acteurs. Or les services éducatifs sont très hiérarchisés. Nous avons affaire à des responsables qui gèrent les dossiers sans être présents quotidiennement dans les familles. Pour établir un partenariat efficace, il faut du temps, une ressource dont nous manquons cruellement. C’est souvent cet aspect qui est sacrifié. La situation est extrêmement complexe.

Lorsque j’étais juge des enfants, j’ai eu le cas d’adolescents non placés faute de lieu d’accueil. Ces situations peuvent conduire à des drames. J’ai connu des enfants qui se sont fait violer, alors même que la mesure de placement était ordonnée. D’autres enfants sont morts, alors même que la mesure de placement était également ordonnée, mais non exécutée.

Je comprends que les services de l’ASE soient tétanisés, car ils ignorent où placer les enfants. On traite les dossiers des enfants comme des pions que l’on déplace, alors qu’il faudrait mener un travail de recherche. Il m’est arrivé de téléphoner aux services de placement pour négocier une place. De surcroît, un placement réussi suppose d’adapter le lieu de placement à la problématique de l’enfant. En réalité, cet aspect n’est nullement pris en compte puisque l’on met les enfants là où on trouve de la place.

Mme Cécile Mamelin. J’ai indiqué qu’il existe un véritable manque de transparence des départements. Néanmoins, ce phénomène n’est pas généralisé. Certains collègues témoignent avoir connaissance du nombre de mesures non exécutées. Certaines situations sont particulièrement choquantes : dans le Nord, au tribunal pour enfants de Lille, 80 mesures étaient en attente d’exécution en avril 2024, dont 57 sur le pôle de Roubaix-Tourcoing. Comme je l’indiquais précédemment, il n’est pas politiquement correct pour les départements de révéler une défaillance dans leur mission. Nous avons souvent entendu dans notre carrière : « vous êtes les décideurs, nous sommes les payeurs. » Ce système, bien que simple en apparence, est en réalité complexe. Les départements n’ont pas intérêt à ce que leurs carences soient affichées au niveau national car ils sont responsables de la protection de l’enfance, une mission inscrite dans la loi.

On se concentre actuellement sur les violences intrafamiliales, mais insuffisamment sur les enfants. Je ne comprends pas pourquoi des dégradations de situations, voire des décès d’enfants, ne suscitent pas davantage de réactions dans ce pays. C’est aussi dramatique qu’une femme qui meurt sous les coups de son mari, bien que cela ne fasse pas autant de bruit médiatique. On ne parle pas des enfants qui vivent ces situations, ni des adolescents placés à hôtel. Cette pratique a été introduite sous une forme dérogatoire, mais le dérogatoire a finalement été institué. Aujourd’hui, nul n’est choqué qu’un adolescent soit placé à l’hôtel. Pourtant, s’il est mineur, cela ne devrait pas être le cas. La loi a prévu une dérogation qui a entériné des pratiques existantes. Cependant, en entérinant ces pratiques, on finit par valider de mauvaises pratiques ; c’est un pis-aller face à des moyens insuffisants.

Il faudrait une véritable transparence des départements, mais elle serait difficile à assumer politiquement. La question se pose alors de recentraliser la protection de l’enfance. Ce choix incombe à l’État. Ce dernier ne doit-il pas reprendre la main sur certaines responsabilités ? Je m’exprime ici en mon nom propre. Ayant constaté l’échec de la politique actuelle, je considère qu’il est possible de revenir au système précédent, en conservant certaines évolutions comme le maintien des liens et l’intérêt supérieur de l’enfant. Nous ne sommes plus dans les années 1950, où il s’agissait uniquement de lutter contre trop de corrections. La prise en charge de l’enfant a évolué. N’est-ce pas l’une des missions fondamentales de l’État que de permettre aux enfants de notre pays que de devenir des adultes insérés, sans carences éducatives et affectives ? Ainsi que nous le répétons, les enfants d’aujourd’hui sont les adultes et les citoyens de demain.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je partage l’idée selon laquelle les enfants d’aujourd’hui sont les adultes de demain. À cet égard, ils ne représentent pas un coût, mais un investissement. Nous sommes nombreux à promouvoir cette vision.

La réflexion prospective est essentielle pour une politique publique, qu’elle soit départementale ou nationale, afin de prévoir un nombre adéquat de places d’accueil et des modalités d’accueil diversifiées. Pouvez-vous nous expliquer comment cela se travaille ? Pour le département du Nord, vous mentionnez 57 mesures en attente d’exécution sur le pôle de Roubaix-Tourcoing. Il s’agit du premier département de France en matière de protection de l’enfance, puisqu’il est question de 22 000 accueils entre l’AEMO (simple ou renforcée) et les placements. Je souhaiterais savoir si, dans des départements plus petits, qu’ils soient ruraux ou périurbains, les réflexions sont engagées sur le travail de la justice et le nombre de places permettant de créer une dynamique de politique publique.

Depuis le début des auditions, nous constatons un manque d’analyses et de données. Les services fonctionnent en silos, avec des logiciels différents, ce qui complique les remontées nationales. Chaque entité, que ce soit la justice, la santé ou les départements, utilise son propre logiciel. Nous rencontrons donc une problématique commune de prospective concernant l’accompagnement des enfants dans les meilleures conditions, tout en rappelant leurs droits fondamentaux. Avez-vous des exemples de bonnes pratiques où la prospective, le travail en commun et la réflexion se réalisent de manière constructive ? Comment ces réflexions peuvent‑elles être portées ? Il est inacceptable de travailler en se demandant constamment si l’on a une place ou non, surtout lorsque la protection des enfants est en jeu.

Les chiffres de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) montrent une augmentation significative des placements d’enfants, notamment en bas âge (0 à 6 ans), au 31 décembre 2022. Cette situation exige une politique publique spécifique, avec des personnels adaptés aux besoins fondamentaux de ces enfants. Cependant, les places disponibles sont insuffisantes, ce qui nous ramène au syndrome de l’hospitalisme. Il est scandaleux de constater que des enfants en grande souffrance psychique ne reçoivent pas l’aide nécessaire.

Ce manque de perspective et de planification à l’échelle des territoires constitue un problème majeur. Nous devons savoir combien de places sont nécessaires pour répondre adéquatement aux besoins des enfants.

Mme Natacha Aubeneau. Nous n’avons pas les outils nécessaires, nous ne disposons pas de logiciels performants ni adaptés. Nos logiciels travaillent en silos et jamais en chaîne, alors que notre travail de magistrat doit précisément s’inscrire dans une chaîne. Nous avons commencé à mettre en place une chaîne pénale, mais elle fonctionne difficilement, car les informations ne sont pas véritablement relayées. Il n’y a pas d’informations enregistrées en bout de chaîne qui soient récupérées sur toute la chaîne. Cela entraîne des réenregistrements systématiques.

Ce problème touche toutes les fonctions de la magistrature, mais la situation est tout bonnement catastrophique en ce qui concerne la protection de l’enfance. Premièrement, les outils et leur utilisation posent un problème. Deuxièmement, il existe une séparation entre la responsabilité du magistrat et celle du département. À ce titre, un travail de partenariat est nécessaire : il faut que nous disposions non seulement de temps, mais aussi de la possibilité d’intervenir de manière conjointe dans l’intérêt des enfants que nous suivons.

Or il subsiste une forme de rivalité. Parfois, les relations sont bonnes et nous collaborons, mais cela se fait de manière totalement empirique. Rien n’institutionnalise ces liens, ni ne permet une véritable réflexion avec le juge sur les besoins du territoire. Pourtant chaque territoire a des spécificités en termes de besoins de protection des enfants, en fonction de l’âge des enfants, de leurs problématiques, dans les villes et dans les campagnes.

 Nous avons besoin de diversifier les types de placements pour répondre aux besoins spécifiques de chaque enfant. Par exemple, nous disposons de lieux de placement mère-enfant pour les adolescentes avec des bébés, de placements pour des fratries, de systèmes d’appartements où une fratrie est placée avec un éducateur, de familles d’accueil, de foyers collectifs et de pouponnières. Chaque département devrait offrir une variété de ces options pour mieux répondre aux besoins individuels.

Il est également essentiel de réfléchir à la finalité des placements. Lorsque j’ai commencé en tant que juge des enfants, j’ai repris tous mes dossiers pour comprendre la situation d’origine et les raisons des mesures éducatives ou des placements. Ce travail est crucial car, souvent, des années plus tard, les causes initiales ne sont plus les mêmes, mais les mesures sont renouvelées par habitude ou par confort, sans réelles avancées. Il faut mener une réflexion sur la finalité des placements.

Toutes ces réflexions sont essentielles et intéressantes. Pour les juges des enfants, il serait formidable de disposer du temps nécessaire pour accomplir toutes ces tâches. En effet, lorsqu’on est constamment sous pression, à tenter de respecter les délais, de tenir les audiences et de rédiger les décisions, on finit par perdre le sens de nos fonctions. C’est ce que nous avons exprimé dans une tribune en 2021. Cette réalité est ressentie dans toutes les fonctions, mais peut-être plus particulièrement chez les juges des enfants. Comme Mme Cécile Mamelin, j’ai quitté cette fonction avec un profond désenchantement. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Certains juges des enfants restent passionnés, exercent de nombreuses années et continuent d’y croire. Cependant, il faut vraiment avoir la foi et lutter sans relâche. Être juge des enfants est épuisant car on se sent souvent démuni.

Mme Cécile Mamelin. L’absence de réflexion, de coordination et de prospective est réelle. Cependant, je peux vous assurer qu’à un moment donné, cela a existé avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Lorsque la PJJ, à travers les services éducatifs auprès du tribunal (Seat), était dans nos murs, j’ai souvenir de conversations et réflexions avec les éducateurs. Ce sont les meilleurs souvenirs de ma carrière de magistrat. Ces personnes avaient une vision globale, à la fois sur le civil et le pénal. Malheureusement, on a dépouillé la PJJ de ce regard sur le civil, afin de la recentrer sur le pénal. Cette logique résulte de décisions politiques relatives à la déjudiciarisation et à la décentralisation. Lorsque quelque chose fonctionne bien, étrangement, dans notre pays, on le « casse » pour que cela ne fonctionne plus. En tant que magistrat, c’est ce que nous avons observé.

Quoi qu’il en soit, ces éducateurs possédaient une connaissance globale de la situation. Je rêverais de recréer un véritable service auprès du tribunal, sur lequel nous pourrions avoir non pas une emprise, mais une réflexion et un partage commun, comme une décision collégiale lorsque nous sommes magistrats - ce qui se perd de plus en plus dans notre métier, car tout est fait pour que nous soyons des juges uniques et solitaires. Cette dynamique paraît fort regrettable : la qualité de la décision et son acceptation par le justiciable résultent davantage d’une collégialité que d’un juge unique, dont on imagine qu’il a des idées et des préjugés.

Je me souviens de situations très précises où des éducateurs, en se rendant régulièrement dans les familles, ont réussi à décrypter des éléments incompris. Ce travail n’est plus vraiment effectué aujourd’hui. L’ASE doit remplir des fiches, mais cette mission est très catégorisée et compartimentée. Autrefois, grâce au dialogue et au travail en partenariat, nous parvenions à comprendre les situations ensemble. Aujourd’hui, ce travail est impossible. Nous rencontrons ces personnels lors des audiences, nous les appelons parfois, mais le temps nous manque, à eux comme à nous.

À ce jour, dans le Nord, 240 mineurs relevant des maisons de solidarité de Roubaix‑Tourcoing ne bénéficient d’aucun suivi par un référent de l’ASE. Cela entraîne une absence d’accompagnement, de suivi des familles d’accueil, de soutien aux professionnels et de travail sur la parentalité. Je rapporte ici le témoignage de collègues lillois. D’ailleurs, de très nombreux travailleurs sociaux ont organisé des manifestations, comme en attestent différents articles parus dans La Voix du Nord.

L’absence de référencement constitue un problème majeur. Parfois, il n’y a même pas de rapport à l’audience. En outre, lorsque le représentant est présent, ce n’est pas toujours celui qui suit l’enfant, rendant finalement l’audience inutile. Or comment construire un partenariat si la personne présente à l’audience n’est pas celle qui suit l’enfant ?

Depuis que j’ai commencé mon activité en 1992, je n’ai quasiment jamais connu une année où les mesures éducatives étaient exercées immédiatement. Nous sommes en train de parler d’un véritable serpent de mer, existant depuis près de trente ans. Ensuite, après m’être éloignée de ce domaine pour exercer d’autres fonctions, j’ai été stupéfaite d’apprendre que les mesures de placement étaient également mises en attente. Cela fait une dizaine d’années que cette situation perdure et personne n’en parle. Il s’agit là d’un scandale insupportable.

La séparation absolue entre le judiciaire et l’administratif représente un obstacle que nous n’arrivons pas à surmonter. À Lille, une émulation existe : les deux parties, confrontées aux mêmes difficultés, se retrouvent dans les manifestations. Elles sont investies de cette mission de service public consistant à protéger les plus vulnérables, et y croient fermement.

J’ai mentionné avec nostalgie la PJJ, car j’ai souvenir d’un système qui fonctionnait. C’est la raison pour laquelle l’État doit peut-être recentraliser et réordonner un dispositif qui ne fonctionne manifestement pas.

Le manque de transparence et l’opacité sont flagrants. Sans la sincérité absolue des départements pour fournir des informations, comment mener un travail prospectif ? Nous travaillons dans le vide.

La majorité des juges des enfants sont des personnes passionnées par leur métier. J’ai cessé cette activité car je souhaitais explorer d’autres horizons. J’ai toujours exprimé le désir d’exercer en tant que juge des enfants, mais dans un autre département, pour découvrir de nouvelles perspectives. Je n’ai pas pu le faire pour des raisons personnelles. Bien qu’extrêmement difficile, j’ai adoré exercer cette fonction. Malheureusement, peu de retours positifs vous parviennent – seuls les échecs sont visibles – mais ces rares retours positifs donnent tout son sens à notre métier. On ressent une véritable utilité, qu’il serait dommage de gâcher. Les travailleurs sociaux sont également très investis et désireux de réussir. Ce sont des personnes extrêmement dévouées.

Mme Natacha Aubeneau. Outre la perte de sens perçue chez les magistrats, il convient de citer celle des éducateurs et des services éducatifs. Cette perte de sens s’accompagne d’une véritable crise de recrutement. En effet, même si des moyens sont alloués, il reste difficile de trouver des personnes prêtes à accomplir ce travail extrêmement difficile et devenu ingrat. En effet, si nous, magistrats, souffrons de la situation, ceux qui sont quotidiennement au contact des enfants en souffrance et qui ne peuvent intervenir suffisamment souvent, en pâtissent encore plus.

Cette perte de sens est donc partagée. Elle pourrait être fédératrice, mais il subsiste une forme de bureaucratie qui éloigne les acteurs de terrain et empêche un partenariat efficace. Lorsque nos interlocuteurs ne sont pas ceux qui connaissent les vraies difficultés du terrain, mais raisonnent en termes de budget, de nombre de dossiers ou de flux, la réflexion ne porte pas sur les besoins des enfants au sein des familles. Un travail important de partenariat est donc nécessaire.

Parfois, même en l’absence de perspective claire, l’information circule. Par exemple, les juges des enfants peuvent connaître le nombre de mesures éducatives en attente tous les quinze jours, le nombre de prises en charge intervenues au cours des mois écoulés, etc. Ces éléments permettent de disposer d’une vision d’ensemble et d’adapter les décisions. Ainsi, au lieu d’un placement qui ne sera a priori pas mis en place, on recourt à une AEMO, pour laquelle le délai d’attente est moins long. Néanmoins, cette logique demeure insatisfaisante dans la mesure où les délais d’attente persistent, alors que les enfants ont besoin d’aide immédiate.

La scission entre la PJJ et l’ASE a constitué une erreur majeure. En recentrant la PJJ sur le domaine pénal, on a instauré une barrière entre l’assistance éducative et l’assistance en matière de délinquance. L’ASE nous demandait de transférer certains enfants jugés trop « remuants » à la PJJ, considérant qu’ils ne relevaient plus de son champ de compétences. Ce discours était inaudible. De surcroît, il est impossible d’orienter vers la PJJ un enfant n’affichant aucun dossier au pénal.

Cette logique est regrettable, car nous effectuons tous le même travail et devrions garder l’intérêt de l’enfant au cœur de nos priorités, au lieu de nous battre sur des sujets de moyens ou d’affectation de l’enfant à tel ou tel endroit, faute de lieu adapté. À mon sens, cette perte de moyens entraîne une perte de sens, au cœur de laquelle l’enfant est finalement sacrifié.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez mentionné un manque de temps, tant pour les éducateurs que pour les juges. Quelles solutions proposez-vous pour pallier cette difficulté ?

En outre, vous avez indiqué que l’éducateur suivant l’enfant n’était pas toujours présent aux audiences. Pourtant, lors des quelques audiences de jeunes enfants auxquelles j’ai assisté, ce fut toujours le cas. Pouvez-vous préciser ce point ?

Vous avez également affirmé que la PJJ était plus efficace auparavant, car elle ne se concentrait pas uniquement sur le pénal, mais aussi sur le civil. Pourriez-vous donner un exemple précis illustrant comment cette approche plus globale aurait pu éviter des échecs ? Pouvez-vous expliciter comment, par un exemple concret, une vision englobant le civil aurait pu améliorer la situation ?

Enfin, en Seine-et-Marne, un enfant, le petit Bastien, est décédé après avoir été placé dans une machine à laver, malgré neuf signalements et trois informations préoccupantes. Même si vous ne connaissez pas le dossier en détail, qu’est-ce qui, selon vous, a pu dysfonctionner pour que cet enfant ne soit pas retiré de sa famille à temps ?

Mme Natacha Aubeneau. Concernant le manque de temps pour travailler, la solution réside dans le recrutement de magistrats et d’éducateurs. Nous l’avons mentionné à plusieurs reprises et cela reste valable dans de nombreux contextes.

Concernant l’absence de l’éducateur qui suit l’enfant lors des audiences, cela se produit fréquemment. En effet, l’éducateur n’est parfois pas disponible au moment de l’audience. Dans ce cas, un représentant de l’ASE donne lecture des éléments du rapport, dont il a souvent pris connaissance le matin même. Cependant, cela s’avère souvent inutile, car il arrive que nous ayons déjà reçu – et donc lu – ledit rapport. Quoi qu’il en soit, cela conduit souvent à des audiences peu productives, ce qui est extrêmement frustrant.

S’agissant de la PJJ, la situation était mieux avant. Bien que cette affirmation soit rapide, elle reflète une certaine réalité. Aucun exemple précis ne me vient à l’esprit, mais il est certain que le recentrage de la PJJ sur le pénal a été une source de frustration. En effet, il est impossible d’isoler un enfant dans son parcours en traitant uniquement la question de la délinquance. Si un enfant devient délinquant, c’est souvent en raison de carences éducatives et affectives. Il est donc essentiel de s’inscrire dans un parcours global de protection de l’enfance. Or la PJJ a perdu en partie cette vision, bien qu’elle continue de se voir confier des mesures d’instruction. Même si mon propos est quelque peu caricatural, l’enfant sage relève de l’ASE et l’enfant difficile de la PJJ. Cette approche ne peut pas fonctionner. Il est nécessaire d’identifier les profils autrement que par des parcours soit de prédélinquants et de délinquant, soit d’enfants maltraités. En réalité, les profils des enfants sont évidemment plus complexes et se croisent.

Enfin, je ne connais pas l’affaire du petit Bastien. J’ignore donc ce qui a failli. Une enquête spécifique sur cette affaire serait nécessaire. Parfois, des signalements conduisent à un placement rapide, mais d’autres fois, ces signalements se perdent dans les limbes de nos circuits. Cela s’applique à ce cas précis comme à de nombreuses autres situations que nous, magistrats, devons gérer. Chaque jour, des milliers de dossiers arrivent dans les tribunaux et il n’y a pas suffisamment de personnel pour prendre le temps de les lire. Malheureusement, nous devons souvent trier rapidement, ce qui peut nous faire passer à côté de situations graves. Cela peut malheureusement arriver, et pas uniquement au juge des enfants.

Je tiens à ajouter un dernier point. À mon sens, il est extrêmement important que l’enfant soit présent à l’audience, qu’il soit capable de discernement ou non. Pour le juge des enfants, observer le comportement de l’enfant à l’audience, ses interactions avec sa famille, avec son éducateur, ainsi que son attitude dans le bureau, même s’il s’agit d’un bébé, revêt une signification particulière. Il n’est pas nécessaire de faire venir un enfant à toutes les audiences, surtout s’il a 6 mois. Cependant, voir l’enfant est essentiel, tout comme lui parler seul. Même un très jeune enfant, qui n’a pas encore la capacité de discernement, peut exprimer beaucoup par son attitude corporelle et la confiance qu’il accorde à l’adulte. Je me souviens d’un enfant de 4 ans qui était venu à une audience. Il avait fait le tour du bureau, puis était venu dans mes bras en disant : « je veux partir avec toi. » Cela a du sens.

Il est primordial de permettre aux juges des enfants de travailler dans de bonnes conditions et de laisser le temps nécessaire aux services de protection de l’enfance pour accomplir leur mission efficacement.

Mme Cécile Mamelin. Notre débat a beaucoup porté sur les référents, qui constituent une partie des solutions. Nous militons pour que l’augmentation des effectifs ne soit pas une mesure temporaire, mais qu’elle s’inscrive dans une perspective à moyen terme. Il est impossible de réparer en trois ans ce qui a été négligé pendant trente ans. Bien entendu, cela dépend des moyens disponibles.

En ce qui concerne la PJJ et le Seat, je n’ai pas d’exemple précis, mais j’ai observé plusieurs situations relevant initialement du civil qui ont basculé dans le pénal. Lorsque le Seat intervenait dès le début, je peux affirmer que le fait que le même référent reste dans la famille faisait gagner un temps précieux, tant pour le magistrat que pour l’enfant. En devenant adolescent, ce dernier connaissait son éducateur et pouvait s’exprimer en toute confiance. Les parents le connaissaient également, ce qui représentait une richesse formidable et un gain de temps considérable, améliorant ainsi la qualité du travail. Lorsque l’on travaille en silos, la qualité ne peut évidemment pas être la même.

En ce qui concerne votre dernière question, il est malheureusement impossible de répondre à un cas particulier sans en connaître les détails. Par ailleurs, nous n’atteindrons jamais le risque zéro en matière de justice dans notre pays. Il est important d’avoir le courage de dire à nos concitoyens que la médiatisation de drames met en lumière des situations, mais que la justice intervient en bout de chaîne, récupérant ce qui n’a pas été fait en amont. Nous ne pourrons jamais éviter totalement les passages à l’acte dans notre société. Nous devons tout mettre en œuvre pour qu’ils soient statistiquement les moins nombreux possibles.

Il existe un réel problème d’accès à la prévention dans notre pays. Outre la justice, cette difficulté concerne aussi le domaine de la médecine et celui des violences sexuelles et sexistes, entre autres. Il est impératif de changer fondamentalement notre mentalité.

La particularité de la France réside dans cette tendance à vouloir résoudre de manière miraculeuse des situations dramatiques, sans prendre en compte les mesures préventives qui auraient pu être mises en place. Or il est essentiel d’intervenir le plus tôt possible dans cette chaîne, dont nous subissons malheureusement les dysfonctionnements accumulés à la fin. On nous demande souvent de réaliser des miracles, ce qui est presque mission impossible. Nous le faisons, mais sans être certains du résultat, tant la tâche est longue et difficile. Il m’est arrivé de rendre des enfants à leurs familles après des placements de sept ou huit ans, ce qui a été pour moi une expérience formidable. Cependant, dans certaines situations, j’avais l’impression de répéter les mêmes actions année après année, car les problèmes persistaient. Les carences parentales sont souvent le résultat d’une chaîne de dysfonctionnements. Tout le monde n’a pas la résilience nécessaire pour interrompre cette chaîne de maltraitances et de violences physiques et sexuelles. En l’occurrence, ceux qui y parviennent ont souvent été aidés très en amont.

Mme la présidente Laure Miller. Je vous remercie pour les réponses à nos questions.

  1.   Audition de Mme Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature, et Mme Juliette Renault, secrétaire permanente

Mme la présidente Laure Miller. Nous reprenons les travaux de notre commission d’enquête. Je souhaite la bienvenue à Mmes Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature, et Juliette Renault, secrétaire permanente de ce même syndicat.

Votre syndicat a rendu public, au début du mois de mai, un état des lieux de la justice chargée de la protection de l’enfance. Vous y dressez un constat alarmant et décrivez « un système qui craque ». Vous indiquez notamment que 77 % des juges des enfants ayant répondu à votre questionnaire ont déjà renoncé à prendre des décisions de placement d’enfants en danger dans leur famille en raison d’une absence de place ou de structure adaptée à leur accueil. Cet élément semble l’un des plus alarmants.

Avant de vous donner la parole, je dois vous préciser que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. En outre, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mmes Kim Reuflet et Juliette Renault prêtent serment.)

Mme Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature. En tant que présidente du Syndicat de la magistrature, deuxième organisation représentative des magistrats, je souhaite aborder la question de la justice des mineurs, qui nous préoccupe particulièrement.

Nous collaborons étroitement avec de grandes associations, avec le fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) et avec des organisations syndicales de travailleurs sociaux. Nous sommes deux anciennes juges des enfants.

Lorsque nous avons publié notre état des lieux, de nombreux collègues nous ont remerciés de mettre en lumière des aspects de leur quotidien professionnel souvent jugés insupportables. Les juges des enfants et les procureurs chargés des mineurs suivent avec beaucoup d’attention et d’espoir les travaux de votre commission d’enquête.

Concernant la réalisation de l’état des lieux, nous souhaitions, à l’origine, élaborer un « kit de survie » adressé aux juges des enfants et aux travailleurs sociaux. Ce projet visait à fournir des outils pratiques aux professionnels de la protection de l’enfance, confrontés à un système en grande difficulté. Ces outils pratiques devaient répondre à des questions concrètes : que peut faire un juge au quotidien ? Qui alerter ? Comment se débrouiller dans ce système complexe ?

Nous avons donc décidé de commencer par recueillir les témoignages de nos collègues sur la situation de la protection de l’enfance et de la justice des mineurs.

Lorsque nous avons pris connaissance des résultats du sondage, des retours de nos collègues ainsi que du nombre de réponses (avec une participation inhabituelle de près de 35 % de magistrats), nous avons identifié une forte attente de nos collègues pour rendre visible leurs préoccupations. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de formuler des propositions et de mettre de côté l’élaboration d’outils pratiques.

Deux séries d’informations importantes émergent de cet état des lieux : l’une porte sur l’état de la protection de l’enfance, l’autre sur la justice des mineurs.

S’agissant tout d’abord de la protection de l’enfance, le diagnostic révèle surtout le caractère systémique d’une certaine maltraitance institutionnelle. Il existe désormais un consensus sur l’effondrement que traverse ce secteur et la crise qui en découle. Il est nécessaire d’unir nos voix pour le dénoncer. Les professionnels le signalent depuis longtemps. Désormais, les usagers et les personnes concernées se font également entendre. Votre commission a d’ailleurs entendu le comité de vigilance des enfants placés sur ce sujet, notamment à la suite d’événements dramatiques dans certains départements.

Nous montrons que cette situation est généralisée. En tant que magistrats, nous sommes bien placés pour exposer ces problématiques systémiques. Nous traversons actuellement une crise majeure et de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer davantage que de simples mesures d’ajustement. Il est temps de renverser la tendance pour véritablement changer les choses.

La cartographie des décisions de placement inexécutées, intégrée dans cette étude, est particulièrement édifiante. Nous avons collecté des données dans deux tiers des départements et recensons au moins 3 335 placements inexécutés. Les départements comptent des centaines d’enfants qui devraient se trouver en sécurité dans des lieux de placement, mais qui sont encore chez eux.

Ces enfants sont passés devant le juge. Une audience a eu lieu, le juge a examiné le dossier, il y a eu un débat contradictoire sur les éléments de danger, et une décision de placement a été prise. Nous savons qui sont ces enfants, où ils vivent. Nous connaissons leur situation et le niveau de maltraitance qu’ils subissent au domicile. Pourtant, les décisions restent inexécutées.

Nous avons prévu de vous remettre une collecte de dizaines de situations adressées par nos collègues. J’ai retenu l’une d’entre elles pour cette audition. Elle émane d’une collègue exerçant dans le Maine-et-Loire, un département où les placements inexécutés sont nombreux. Cette collègue a placé quatre enfants de 11 ans, 10 ans, 5 ans et 2 ans en septembre 2023, en raison de violences conjugales et de violences sur les enfants. Le logement est suroccupé, des personnes alcoolisées passent au domicile et la mère expose très régulièrement ses enfants à des scènes de violence.

En avril 2024, le placement est toujours inexécuté, mais la situation a récemment changé. Des informations préoccupantes affluent de l’école de l’aîné. Ce dernier, âgé de 11 ans, déclare : « Maman a un nouveau compagnon. Elle aime bien se faire taper dessus. Moi, je vais passer un week-end pourri, je n’aime pas le nouveau compagnon de maman, je n’en peux plus ! Je veux partir de cette maison, j’en ai marre de cette violence ! Il y a toujours des problèmes. J’ai peur ! Je ne me sens pas en sécurité, j’ai peur pour mes frères et sœurs. » Cet enfant, âgé de seulement 11 ans, scolarisé en classe de CM2, n’a pas à subir cela. Il a déjà été exposé à trop de violences.

Les conclusions du service éducatif mandaté pour suivre ces enfants avant qu’ils ne soient placés sont les suivantes : « Bien que les enfants soient, chaque semaine, positionnés sur des places d’accueil disponibles, leurs candidatures ne sont pas retenues. Il apparaît clairement que les enfants sont à ce jour en grand danger au domicile, où le quotidien est empreint de violence. L’ensemble des professionnels sont inquiets pour les enfants et ceux exerçant la mesure d’investigation se retrouvent en difficulté compte tenu de la non-mise en œuvre du placement. »

Ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Nous avons reçu la semaine passée des dizaines de témoignages similaires tout aussi édifiants. Parler de « candidature non retenue » fait froid dans le dos.

Il est important de comprendre que ces placements inexécutés concernent des situations comme celle que je viens de décrire. Il ne faut pas imaginer que les choses sont différentes pour d’autres enfants. Au moment où nous parlons, ces enfants sont chez eux.

Les délais de mise en œuvre des mesures à domicile sont également excessifs. Plusieurs collègues vous ont déjà alertés sur ce problème et ses conséquences dramatiques. Par exemple, une collègue de Seine-Saint-Denis a ordonné une mesure d’assistance en milieu ouvert en février 2022 pour un enfant qui commençait à avoir de mauvaises fréquentations et risquait de commettre des actes de délinquance. En février 2024, deux ans plus tard, cet enfant, désormais âgé de 13 ans, est totalement déscolarisé. La mesure n’est toujours pas mise en œuvre. En avril 2024, lors de notre sondage, notre collègue apprend que la mesure éducative est enfin attribuée au « service des mesures mises en attente ». Au bout de deux ans, la mesure est enfin entrée dans la file d’attente, ce qui permettra peut-être qu’elle soit exercée. Le fait est que la situation de cet enfant s’est fortement détériorée. En effet, un enfant déscolarisé qui traîne dans son quartier peut rapidement se retrouver en difficulté.

Deux conséquences majeures découlent de cet état de la protection de l’enfance dans les pratiques judiciaires. Tout d’abord, des placements sont prononcés en raison de l’échec des mesures de milieu ouvert. Ensuite, 77 % des juges des enfants déclarent avoir renoncé à ordonner une mesure de placement, sachant qu’elle ne serait pas exécutée.

Il est essentiel de comprendre que cette situation est intégrée à nos prises de décision et notre mode de travail, en l’occurrence très dégradé. Par exemple, lorsqu’un adolescent de 16 ans et demi est concerné, nous savons d’emblée que le placement n’est pas une option viable. Nous cherchons donc des alternatives. Certains collègues tentent de quantifier ces situations. Il est ainsi question de deux à trois cas par mois, voire d’une centaine de cas chaque année, ce qui est considérable.

En ce qui concerne la justice des mineurs, il est crucial que votre commission se penche sérieusement sur cette question et formule des propositions pertinentes. Lorsque l’on évoque la protection de l’enfance, le rôle du juge des enfants, acteur essentiel, est négligé au profit des politiques publiques, du rôle des départements et de l’articulation avec les politiques régaliennes, notamment en matière d’éducation et de santé. Pourtant, les juges prononcent 82 % des mesures et ordonnent plus de 90 % des placements. L’autorité prescriptrice principale est souvent en dehors du champ des propositions. Les parlementaires ne s’autorisent pas toujours à formuler des propositions sur cette mission régalienne.

À cet égard, je souhaite faire une incise sur la subsidiarité, car elle fait partie des questions abordées dans votre questionnaire. Il faut cesser de croire que « tout irait mieux » si la protection de l’enfance était déjudiciarisée. Il reste des enfants en danger à prendre en charge et à mettre en sécurité dans des lieux de placement. Je ne saisis pas en quoi la démarche est plus facile si elle n’est pas ordonnée par un juge. La déjudiciarisation ne va pas forcément résoudre ce problème. La directrice de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) considère que le nombre de mesures judiciaires est excessif. J’ignore sur quels éléments elle se base, mais à mon sens, la question n’est pas bien posée.

Par ailleurs, si ces mesures sont judiciaires, c’est parce qu’elles sont extrêmement attentatoires aux droits des personnes. En réalité, les gens ne sont pas d’accord pour contractualiser avec le département pour placer un enfant après avoir reconnu de graves carences éducatives. La plupart des personnes qui se présentent aux audiences des juges des enfants ne sont pas d’accord avec ce qui est dit. Un long travail d’adhésion mené par les travailleurs sociaux est nécessaire pour que la famille finisse par reconnaître la situation. Certes, des marges de progression sont observées en sortie de mesure, mais elles ne sont pas considérables. L’inscription de la subsidiarité dans la loi ne permettra nullement d’obtenir subitement 70 % de mesures administratives et 30 % de mesures judiciaires. La logique est plus complexe. La même erreur d’analyse a été commise lors des États généraux de la justice.

S’agissant de la justice des mineurs, les juges des enfants sont particulièrement maltraités au sein de notre institution. Votre commission pourrait d’ailleurs peut-être formuler des propositions à ce sujet. Un juge maltraité dans son institution travaille sans greffier et ne bénéficie pas de soutien. Cette situation, devenue structurelle, est visible dans de nombreux tribunaux. Le juge des enfants est le seul à être traité de la sorte. En comparaison, si un juge aux affaires familiales prononce un divorce sans entendre les parties, cela constitue une violation inacceptable de la loi. De même, si un juge d’instruction procède à un interrogatoire sans greffier, il sera immédiatement sanctionné sur le plan procédural. En revanche, les juges des enfants se voient quotidiennement rappeler qu’ils doivent tenir leurs audiences sans greffier et prendre eux-mêmes les notes d’audience.

Il existe également un problème de charge de travail, partagé avec d’autres fonctions. Un juge des enfants est censé gérer 325 dossiers, mais il doit en réalité en traiter 500, voire 600. De nombreuses situations dépassent largement la norme établie par la chancellerie.

Les conséquences ne concernent pas tant la charge de travail des juges, bien que cela reste un sujet syndical, que les droits des personnes. En l’occurrence, un enfant n’a pas accès à son juge et ne peut pas être entendu seul, car les juges n’ont pas le temps de procéder aux auditions individuelles comme ils le devraient, conformément à la loi. Il subsiste un problème de respect des droits des personnes dans la procédure d’assistance éducative. Les décisions rendues sans greffier sont régulières.

L’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) et le ministère de la justice ont constaté une hausse de 10 % des saisines en assistance éducative entre 2020 et 2022. Pourtant, aucun nouveau poste de juge des enfants n’a été créé.

De surcroît, une sorte de « boîte noire » persiste. Des postes de juges sont annoncés, mais nous ignorons où ils seront attribués. Il est impossible d’obtenir du ministère de la justice des précisions sur les juridictions où ces juges seront affectés. Depuis deux ans, le garde des Sceaux annonce l’intégration de 1 500 juges supplémentaires, mais nous comprenons qu’il est en réalité question de 1 000 juges. Parmi eux, nous ignorons combien il y aura de postes de juge des enfants. Peut-être votre commission pourrait-elle formuler des recommandations sur ce point.

Par ailleurs, les violences sur mineurs ne constituent pas une priorité politique. Des changements ont été opérés dans la pratique professionnelle concernant les violences conjugales, mais cela s’est fait au détriment des violences sur les enfants. Nos collègues procureurs, juges des enfants et juges correctionnels rapportent que de nombreuses affaires de violences conjugales sont jugées, tandis que les violences sur mineurs passent au second plan. À la sortie des audiences, le juge des enfants signale au procureur des situations de violences, qu’elles soient incestueuses, psychologiques, ou relèvent de mauvais traitements. Il est finalement constaté un an plus tard qu’aucune enquête n’a été ouverte.

Cette indifférence relative aux violences sur les enfants résonne avec une certaine indifférence à la maltraitance institutionnelle. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons politiser le sujet, en affirmant que le problème institutionnel de maltraitance nécessite une réponse politique.

Nous soulignons la nécessité de renforcer les effectifs de juges des enfants et de greffiers. Bien que cela puisse sembler banal, cette réalité demeure incontournable. Des renforts devraient arriver, mais il est impératif que la justice des mineurs, tant civile que pénale, soit renforcée. Nous disposons désormais d’une évaluation précise du ministère, permettant de chiffrer le nombre de juges supplémentaires nécessaires. Il est crucial que le ministère publie ce référentiel, qui constitue une norme opposable pour les magistrats.

De plus, il est urgent d’augmenter les capacités d’accueil, notamment les places d’hébergement et les mesures à domicile. L’État doit intervenir financièrement, comme il le fait dans des situations de crise. Pour nous, la crise actuelle justifie pleinement la nécessité d’une politique pénale plus volontariste concernant les violences intrafamiliales et les violences faites aux enfants. Cela pourrait se traduire par des directives de politique pénale rapidement mises en œuvre.

Sur le long terme, il est impératif d’analyser et de collecter des données sur la protection de l’enfance, afin de piloter efficacement cette politique publique et de faire évoluer l’offre de services.

Actuellement, nous sommes dans un système dysfonctionnel où les juges, prescripteurs de mesures de protection, s’adaptent à l’offre existante. Or il est essentiel d’inverser cette logique. Pour ce faire, nous avons besoin d’instances partenariales concrètes et efficientes. Il ne s’agit pas simplement d’organiser une réunion annuelle de l’ONPE avec le département, mais plutôt avec les professionnels en mesure d’évaluer la situation et d’identifier les types de structures manquantes.

La direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) joue également un rôle de pilotage, mais le ministère de la justice est très défaillant en matière de collecte et d’analyse de données. En réalité, nous ne savons pas précisément ce que nous faisons. La DPJJ publie chaque année une synthèse des rapports annuels des tribunaux pour enfants. La synthèse relative à l’année 2021 révèle par exemple que 44 % des mesures prises sur le territoire sont des mesures d’assistance en milieu ouvert, tandis que 40 % concernent des mesures de placement. De fortes disparités territoriales existent. Ainsi, à Vannes, 64 % des mesures sont des placements, alors qu’à Évry, ce chiffre s’élève à 39 %. De telles disparités peuvent être liées à l’offre de services, aux pratiques des éducateurs ou aux pratiques judiciaires. En tout cas, nous ne disposons d’aucune autre information.

Il incombe au ministère de la justice de remédier à cette situation. Un pôle dédié a pour mission d’évaluer les politiques publiques, voire de financer des recherches. En la matière, des dispositifs existent. Il appartient à votre commission de faire progresser la question des données, y compris s’agissant des pratiques judiciaires. Par exemple, en tant que juge des enfants, lorsque je prononce une mesure de milieu ouvert, il est difficile d’en évaluer l’efficacité et la durée. Il est nécessaire de mener des études de cohortes.

Concernant les données, il est impératif d’améliorer l’accès aux informations pour les juges dans leur pratique quotidienne. Par exemple, en tant que juge des enfants, j’ignore quelles décisions ne sont pas exécutées, combien de mesures de milieu ouvert sont disponibles, ou dans combien de temps elles le seront. Ces informations doivent être fournies par les départements aux professionnels.

Il est également important de réfléchir aux questions de financement et de sanction. L’inexécution des décisions des juges des enfants n’est pas sanctionnée, ce qui nécessite une réflexion sur les moyens d’améliorer cette situation. Les parents ne saisiront pas le juge administratif pour demander l’exécution d’un placement avec lequel ils ne sont pas d’accord. De plus, le mineur n’a pas la capacité de saisir la justice administrative. Le juge des enfants n’a pas de moyen d’astreindre le département à exécuter ses décisions, ce qui entraîne une situation de blocage. Cette situation explique en partie l’inexécution des décisions, affaiblissant ainsi l’autorité des juges des enfants.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Le manque de données, de perspectives et d’échanges nécessaires pour travailler de manière plus sereine constitue un sujet majeur.

La justice a prononcé des mesures, mais certaines ne sont pas exécutées, et lorsqu’elles le sont, c’est souvent de manière inadéquate. Lorsque les enfants à prendre en charge sont en sureffectif, sans les infrastructures nécessaires ou sans éducateurs, faute de normes adéquates, la situation devient catastrophique. Nous constatons une très grande souffrance dans de nombreux endroits, notamment dans les situations d’urgence, comme nous avons pu le voir récemment lors de notre déplacement dans le Nord.

Dans le Puy-de-Dôme, nous avons assisté à un drame humain, avec des enfants en souffrance psychique et le retour du syndrome de l’hospitalisme. Les personnels restent admirables, et ce malgré une perte de sens dans leur mission eu égard à cette situation. En l’espèce, la décision de justice a été mise en œuvre, mais dans des conditions inadaptées.

Les données prospectives permettant de définir des politiques publiques doivent être disponibles. Il est crucial de savoir combien de places sont nécessaires pour les enfants de 0 à 3 ans. Ce manque structurel de données empêche de se projeter sur les besoins réels par territoire, sur ce que la justice attend, et sur les politiques publiques des départements.

Je souhaite connaître votre point de vue sur la question des enfants porteurs de handicaps qui nécessitent un accueil et un placement – pas forcément une action éducative en milieu ouvert (AEMO). Les familles craquent, faute de dispositifs d’État. Ces enfants, lorsqu’ils sont placés dans un dispositif de protection de l’enfance, souffrent énormément, en partie à cause des lacunes en matière de formation initiale et continue des éducateurs.

Vous expliquez rendre des décisions en désaccord avec la loi. Il vous a été demandé de mettre en place certains dispositifs en 2022, mais vous exprimez des doutes quant à l’efficacité de ces mesures. À cet égard, pouvez-vous fournir des éléments concrets et des propositions à destination du législateur ? En effet, celui-ci porte des politiques publiques qui, in fine, ne sont pas appliquées, tant au niveau des dispositifs d’État que départementaux. Or l’objectif est de déterminer nos capacités, y compris en ce qui concerne les tiers dignes de confiance, sujet sur lequel je souhaite connaître votre avis.

Par ailleurs, il semble que la France soit championne en matière de placement. Ce système, à bout de souffle, n’est vraisemblablement pas la meilleure solution en matière de protection des enfants. Les enfants concernés doivent être protégés, mais ils ne le sont pas suffisamment au sein de certaines structures collectives.

Je souhaitais également vous interroger sur les AEMO. Ces dernières, telles qu’elles sont conçues, ne semblent pas véritablement accompagner la guidance parentale ni même l’enfant, qui ne bénéficie parfois que d’une visite mensuelle. À l’échelle nationale, en termes de chiffres, ces mesures sont très importantes. Les délais sont particulièrement longs et les mesures sont parfois inexécutées. Des AEMO renforcées, dans des dispositifs de prévention et d’accompagnement, ne seraient-elles pas plus efficaces pour déterminer si la famille se mobilise et si l’enfant peut rester à son domicile ? Ne devrions-nous pas privilégier ce type de mesures plutôt que de persister dans un système ancien qui, à mon sens, ne semble plus remplir sa mission ? Je plaide en faveur de l’AEMO renforcée, car elle mobilise plusieurs partenaires autour de l’enfant et de sa famille. En la matière, nous manquons d’évaluation. Selon vous, combien d’AEMO supplémentaires seraient nécessaires ? Cette information est nécessaire pour engager des appels à projets. Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) fait état de 900 AEMO inexécutées, lesquelles se traduisent probablement par des placements en urgence et par des ordonnances de placement provisoire (OPP).

Nous avons étudié votre rapport avec une grande attention. Pouvez-vous préciser si les éléments qui y figurent incluent toutes les mesures ou s’ils ne visent que les placements ?

Mme Kim Reuflet. La cartographie à laquelle vous faites référence concerne les placements inexécutés, hors placements éducatifs à domicile. Notre objectif consistait précisément à identifier les mineurs censés être accueillis, mais qui ne le sont pas.

Néanmoins, il subsiste effectivement un débat s’agissant de la mesure de placement à domicile, qui, bien qu’elle existe en pratique, n’est juridiquement pas encadrée. Cette mesure, qui peut être qualifiée d’AEMO renforcée, est considérée comme très intéressante par certains magistrats. D’autres estiment plutôt qu’elle permet de dissimuler une partie des placements inexécutés.

En ce qui concerne l’évaluation des besoins dans les départements, nous ne possédons pas toutes les réponses. Toutefois, il est vrai que la conception de l’offre dans certains départements souffre d’un manque de recueil des besoins auprès des personnes capables de les exprimer. Par exemple, dans certains départements, le schéma départemental est élaboré sans la participation des juges. De surcroît, certains collègues ne sont pas très enclins à participer aux instances partenariales auxquelles ils sont pourtant conviés, ce qui nuit à la collaboration nécessaire.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Il est essentiel de préciser si certains départements et certaines juridictions sont particulièrement affectés. En effet, l’absence de prospective et l’incapacité à identifier les besoins du territoire sont des problèmes fondamentaux. Il est impératif de partager ces informations à travers un écosystème collaboratif. Nous ne pourrons pas résoudre cette difficulté de fond si chacun continue à penser que c’est la responsabilité de l’autre.

Mme Kim Reuflet. L’objectif n’est pas de dire que les départements sont totalement inefficaces et que les juges sont exemplaires. Cependant, il y a des améliorations à apporter dans l’élaboration du schéma départemental. Par exemple, le comité départemental de la protection de l’enfance (CDPE) a été créé par la loi Taquet du 7 février 2022 avec l’idée d’impliquer l’État, représenté par le préfet, pour articuler les dispositifs de droit commun, notamment en matière de handicap. Or, deux ans après l’entrée en vigueur de la loi Taquet, seuls dix départements sur les quinze identifiés, dont le Maine-et-Loire et la Somme, ont mis en place un CDPE.

Concrètement, le CDPE, qui réunit l’agence régionale de santé (ARS) et le préfet, ne donne lieu à aucune action. Il ne permet nullement d’évaluer les besoins. Les juges, travailleurs sociaux et services associatifs habilités doivent se rencontrer pour élaborer des projets concrets. Néanmoins, cette démarche suppose du temps, variable dont les juges coordonnateurs manquent cruellement. En pratique, ils doivent gérer un cabinet, 500 mesures, et trente audiences hebdomadaires.

Mme Juliette Renault, secrétaire permanente du Syndicat de la magistrature.  Il faut prendre en compte la manière dont nous exerçons notre profession. En moyenne, nous réalisons vingt-cinq audiences d’assistance éducative chaque semaine, ce qui représente environ 30 heures consacrées à l’audition des parties. Ensuite, il faut rédiger les décisions, traiter le courrier, gérer les urgences. À ces missions, il convient d’ajouter les affaires pénales. Nous apprécions de pouvoir assister aux réunions, mais la réalité est telle que notre charge de travail atteint déjà 70 heures par semaine pour prendre des décisions qui ne sont pas exécutées.

Nous avons recontacté des collègues pour remplir votre questionnaire, afin de fiabiliser nos informations. De surcroît, les pratiques étant départementales, et ayant toutes les deux exercé en Loire-Atlantique, nous souhaitions avoir des perspectives différentes. Nos collègues souffrent. Cette souffrance au travail doit être entendue. Un nombre croissant de juges des enfants demande à se déspécialiser. La perte de sens est particulièrement forte chez les travailleurs sociaux. La crise est immense, et il faut l’entendre. Les enfants souffrent, les familles souffrent, et les travailleurs sociaux souffrent. Les magistrats, parquetiers, et greffiers présents en audiences entendent cette souffrance et la ressentent également. Cette situation ne peut perdurer.

Bien que nécessaires, les partenariats sont difficiles à mettre en place dans un emploi du temps aussi contraint. En outre, certains collègues ne sont pas dans cette dynamique, car la culture du travail dans la magistrature est très solitaire, particulièrement pour les juges du siège.

S’agissant des enfants porteurs de handicaps, nous manquons bien évidemment de dispositifs. Il appartient à votre commission d’enquête, qui adopte une vision globale, de rendre compte de cette situation.

Outre les enfants porteurs de handicaps, il faut mentionner la pédopsychiatrie, qui manque de lits. Selon un rapport de l’Igas publié en 2019, certains départements ne disposent d’aucune place en pédopsychiatrie. Concrètement, cela signifie que ces enfants sont hospitalisés avec des majeurs, ce qui engendre une grande souffrance.

Je voudrais partager deux dossiers concernant les enfants porteurs de handicaps, car il me semble pertinent d’évoquer notre expérience personnelle. Tout d’abord, je souhaite aborder le cas d’un enfant censé être placé en institut médico-éducatif (IME). Il dispose d’une reconnaissance de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). L’IME refuse de le prendre en charge tant qu’il n’aura pas d’accueil pérenne. Seulement, en l’absence d’IME, aucune famille d’accueil thérapeutique n’accepte de le prendre en charge, car il représente une gestion trop lourde. Concrètement, cet enfant passe donc 24 heures en hôtel, puis en gîte, puis dans une famille d’accueil qui consent à le recevoir une fois par mois. Le reste du temps, il passe ses journées dans les locaux de l’aide sociale à l’enfance (ASE), sous la responsabilité d’une cadre de l’institution. Lors d’une audition avec lui, j’ai constaté qu’il ne pouvait pas rester calme pendant plus de dix minutes. Sa souffrance et son agitation sont telles que je n’ose imaginer ce que cela donne dans les locaux de la protection de l’enfance.

Je souhaite ensuite aborder le cas d’un enfant pour qui il a fallu attendre quatre ans avant qu’une place en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep) ne se libère. Durant quatre ans, ses troubles se sont multipliés. Une fois en Itep, sa situation s’est considérablement améliorée. J’ai finalement levé le placement et sa mère était extrêmement soulagée. Cet enfant prenait de plus en plus confiance en lui, devenait de moins en moins violent et la cohabitation redevenait possible grâce à des accueils séquentiels et à des périodes en internat.

Il n’y a pas de miracle. Nous constatons une véritable déliquescence du service public, notamment dans l’éducation et la santé. La situation du système de santé est catastrophique, ce qui nous impacte fortement.

Dans certains départements, comme en Loire-Atlantique, il faut attendre dix-huit mois pour obtenir un rendez-vous avec un orthophoniste au centre médico-psychologique (CMP). Lorsqu’on a 6 ans, et que l’on doit apprendre à lire, attendre dix-huit mois représente une éternité. Cela contribue à créer des troubles qui s’installent durablement. Il subsiste un réel manque de vision politique sur ce sujet.

Mme Kim Reuflet. La question que l’on peut se poser est la suivante : est-ce que le fait que des enfants soient étiquetés « protection de l’enfance » constitue un frein supplémentaire à l’accès aux dispositifs de droit commun ?

Par exemple, les listes d’attente au CMP sont très longues, pour les enfants placés sous protection de l’enfance, mais aussi pour les autres. Pour les enfants devant être accueillis en IME, les familles constatent que l’étiquette « protection de l’enfance » nuit à leur accès. Il y a cette idée que, parce qu’un enfant est en protection de l’enfance, il est déjà pris en charge et donc passera après les autres. Je n’affirme pas qu’il doive passer avant les autres, mais cela mérite discussion. En tout cas, il est clair qu’un enfant ne peut pas rester indéfiniment en attente sous prétexte qu’il est mineur à l’ASE.

Mme Juliette Renault. Passons aux propositions que nous pouvons formuler sur la subsidiarité, l’espace accordé aux tiers dignes de confiance et aux membres de la famille – ce qui n’est pas la même chose – dans les placements, et sur l’AEMO.

Concernant les placements auprès de personnes de confiance et des membres de la famille, il y a des progrès à faire. Nous sommes effectivement l’un des pays européens où ce principe est le moins développé. On ne peut pas dire que cela soit une spécificité des pays latins ou des pays anglo-saxons, car en Italie, en Espagne ou en Allemagne, presque 50 % des accueils se font dans l’entourage familial, ce qui n’est pas le cas en France.

Cette piste n’est pas explorée dans le cadre des évaluations émanant du département, parfois des mesures judiciaires d’investigation éducative. À cet égard, nous arrivons à l’audience sans proposition concrète. Parfois, il est possible de faire intervenir un membre de la famille, comme un grand-père, pour une visite à domicile ou un entretien, mais ce n’est pas toujours le cas. Pourtant, à mon sens, des décisions institutionnelles pourraient être évitées et des décisions différentes pourraient être prises.

La subsidiarité est inscrite dans la loi et dans nos pratiques, à des degrés variés, en lien avec les pratiques départementales. Par conséquent, nos collègues vérifient ces éléments. Seulement, en réalité, lorsque les situations nous parviennent, les familles n’adhèrent pas. Or il est nécessaire de disposer de la pleine adhésion des deux parents. De surcroît, de nombreux dossiers font état de violences. C’est la raison pour laquelle l’approche judiciaire doit être préservée. S’il est question de violences conjugales ou de maltraitances, il est en effet très délicat de fédérer les deux détenteurs de l’autorité parentale autour d’un projet commun pour le mineur.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance est souvent rappelée comme étant le cœur de ce dispositif de déjudiciarisation. Pourtant, lorsqu’on discute avec les partenaires de la justice, certains estiment que ce travail n’est pas accompli par les éducateurs et les personnes habilitées à réaliser les évaluations. Pour eux, ce manquement est de nature à justifier le taux persistant de 80 % des décisions judiciaires. Votre intervention montre que, dans certaines situations, il est impossible de procéder autrement, ce qui reflète une réalité complexe. Les chiffres en matière de décisions judiciaires varient de 57 % à 83 % selon les territoires.

Dans la mesure où la loi de 2007 nous engage collectivement à travailler de manière subsidiaire, cette commission d’enquête doit permettre de dépasser les dogmes, les dysfonctionnements et les idées reçues. Certaines situations familiales sont extrêmement compliquées à arbitrer. Même s’il est crucial d’améliorer les pratiques professionnelles, certaines mesures d’aide éducative à domicile (AED) resteront extrêmement difficiles à mettre en œuvre, c’est pourquoi la justice demeurera au cœur du dispositif. Il est important de rappeler que tout ne peut pas être réglé administrativement, même avec un personnel plus nombreux et mieux formé.

Mme Kim Reuflet. Je souhaite apporter une précision pour éviter toute confusion. Nous ne contestons pas le principe de subsidiarité, qui découle de la loi. Cependant, il est important de ne pas confondre subsidiarité et volume. Dans un dispositif de subsidiarité, le judiciaire intervient lorsque l’administratif échoue.

Toutefois, il faut comprendre que, dans la majorité des cas, la décision administrative ne fonctionnera pas, non pas parce que les éducateurs présentent mal le contrat, mais parce que les parents ne sont pas d’accord. Ils préfèrent attendre une audience pour exposer leurs arguments et obtenir une décision motivée du juge, plutôt que de se fier à un éducateur de l’ASE, qui se trouve juge et partie, et qui dépend du même service que la personne ayant réalisé l’évaluation.

La subsidiarité ne signifie pas une minorité de mesures judiciaires, mais simplement que nous intervenons en second lieu, ce qui représente la majorité des décisions.

Il existe un besoin fondamental de clarifier comment les parents et les mineurs bénéficiant d’une mesure d’assistance éducative judiciaire peuvent continuer à recevoir cette aide dans un cadre administratif, avec les mêmes éducateurs. Certains départements segmentent les services. Une famille peut avoir un éducateur pendant trois ans sous mandat judiciaire, puis accepter une aide éducative administrative pour une durée d’un an supplémentaire. Cependant, cela implique souvent un changement de service éducatif, car dans certains départements, seule une association spécifique est habilitée à gérer l’administratif. Ce système est absurde. En effet, les familles refusent souvent de changer d’éducateur après trois ans de travail éducatif, ce qui est compréhensible. Le juge, dans ces situations, tend à accorder une prolongation d’un an. Cela peut sembler commercial, mais il est essentiel de discuter avec les familles et de leur demander si elles acceptent de continuer avec le même éducateur pour une période supplémentaire. Les familles n’ont pas envie de tout recommencer et de raconter à nouveau toute leur histoire. Dans certains départements, il est possible de passer d’un service éducatif à un autre, car ces services disposent d’une double habilitation. Il serait intéressant, pour votre commission, d’examiner ces dispositifs, qui existent notamment en Loire-Atlantique, mais probablement aussi dans d’autres départements.

Mme la présidente Laure Miller. À la page 10 de votre enquête, vous indiquez que 69 % des magistrats ont tenté d’alerter sur la situation de la protection de l’enfance dans leur département. Lorsque vous étiez juge des enfants, aviez-vous également lancé une alerte ? Avez‑vous, le cas échéant, obtenu une réponse satisfaisante ou une écoute de la part des départements ?

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je souhaite vous remercier pour vos remarques, avec lesquelles je suis entièrement d’accord. Premièrement, que pensez-vous de l’idée de créer une ordonnance de protection pour les enfants, sur le modèle de l’ordonnance de protection spécifique aux violences intrafamiliales ? Actuellement, la loi prend en compte les violences faites aux enfants uniquement dans un cadre intrafamilial, laissant de côté les enfants victimes de violences en dehors de ce cadre. À ce titre, je suis ravie que vous ayez souligné que, si l’on protège mieux les femmes, on néglige souvent encore les enfants. C’est une proposition de loi que j’aimerais porter.

Deuxièmement, pensez-vous qu’il serait pertinent de faire de la protection de l’enfance une cause nationale ?

Troisièmement, faut-il travailler sur la responsabilité administrative de l’État ? Il existe un droit opposable au logement (Dalo), mais on maintient des enfants maltraités dans leur famille faute de placement. Estimez-vous qu’il serait nécessaire de développer un droit opposable ou une responsabilité de l’État, voire les deux, lorsque l’État ne sait pas protéger ses mineurs ?

Par ailleurs, je vous remercie pour votre livret. Je souhaite donner lecture des propos du juge des enfants de la cour d’appel de Douai : « Les signalements ne sont pas suivis. Nous restons avec des dossiers d’assistance éducative où des violences parentales sont dénoncées sans enquête pénale ». L’absence d’enquête pénale signifie-t-elle que le dossier est classé par le procureur ? Si tel était le cas, ce serait un scandale. Cela expliquerait pourquoi, en Seine‑et‑Marne, après neuf signalements et trois informations préoccupantes, un enfant est mort dans une machine à laver.

Enfin, que pensez-vous du placement à domicile ? De mon point de vue, cette mesure constitue un non-sens, car elle revient à laisser l’enfant à son domicile alors même qu’il doit être protégé.

Mme Juliette Renault. En ce qui concerne l’alerte, nous avons effectivement saisi le Défenseur des droits, dont nous avons reçu une réponse favorable. Le délégué des droits de l’enfant nous a indiqué que nous n’étions pas les seuls à le saisir sur l’état de la protection de l’enfance dans ce département. Plusieurs canaux de signalement ont fonctionné. Des enquêtes sont en cours.

Cependant, la question de la temporalité demeure. Nous avons parfois besoin de réponses plus rapides que le temps des enquêtes. Nous alertons notre hiérarchie, mais il faut garder en tête que ce qui touche aux mineurs est souvent considéré comme une sous-matière. Lorsque nous alertons sur les conditions de travail, la charge de travail, ou le fait que nos décisions ne sont pas exécutées, nous recevons généralement peu de soutien de la hiérarchie. Le droit des mineurs n’est pas perçu comme très intéressant, ni très important.

Nous avons eu rencontré le président du conseil départemental, à la suite d’un courrier adressé par l’ensemble des juges des enfants. Je ne veux nullement accabler ce président, mais j’ai eu l’impression qu’il découvrait beaucoup de choses lors de cette réunion. Il savait que les placements étaient régulièrement inexécutés, mais il ignorait que les personnes désignées comme référents n’étaient pas en place. Cela signifie que des parents ne voient pas leur enfant pendant plusieurs mois malgré des droits de visite ordonnés, faute de référent. Parfois, les parents appellent, mais la situation n’a été attribuée à personne, et il ne se passe rien pendant des mois.

Il se joue donc également un enjeu en termes de parentalité. Il n’est pas question de considérer que nous pouvons placer un enfant de sa naissance à ses 18 ans. Seulement, lorsqu’aucun travail éducatif n’a pas été engagé avec les parents durant un an, faute de désignation d’un référent, nous perdons beaucoup de temps. À l’échelle d’un enfant, un an représente une vie.

Par ailleurs, je ne vois pas en quoi l’ordonnance de protection différerait de l’OPP qui peut être prise.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Si je peux préciser mon propos, il s’agirait de la même ordonnance. Simplement, à ce jour, des lacunes subsistent concernant la protection des enfants. En examinant attentivement le texte législatif, bien que je ne me souvienne plus du numéro exact de l’article, il apparaît que l’ordonnance de protection permet de prévoir une audience en six jours. Cette ordonnance éloigne la personne à protéger, en l’occurrence la femme, du danger, en demandant au conjoint violent de quitter le domicile. Je propose d’appliquer une mesure similaire pour les mineurs. Ainsi, en six jours, un juge des enfants ou un autre magistrat pourrait être saisi pour éloigner un enfant en danger. Certes, la question de son placement se poserait également, mais il existe une faille dans le dispositif actuel. En effet, certaines personnes ont répondu que le texte prévoit déjà la protection des enfants en cas de violences intrafamiliales. Cependant, lorsque la violence n’est pas intrafamiliale, c’est-à-dire non liée aux disputes du couple, l’enfant n’est pas protégé de la même manière, et aucune audience n’est prévue sous six jours.

Mme Kim Reuflet. Pour moi, le dispositif existe déjà. Nous avons déjà la possibilité, en tant que juges des enfants, et le procureur peut également le faire, de prendre des mesures dans l’heure. Lorsqu’un mineur est victime de violences intrafamiliales et qu’il y a un signalement ainsi qu’une demande de placement, nous pouvons aller le chercher à la sortie de l’école et le placer immédiatement.

Certes, la mesure n’est pas toujours exécutée, mais juridiquement, tous les outils existent pour protéger immédiatement un enfant. La plupart du temps, lorsque le procureur place en urgence un mineur dans une situation de grave danger, le taux d’exécution des mesures est assez élevé. Nous ne disposons pas du chiffre exact, mais je pense que nous ne retrouverons pas du tout le même taux d’exécution dans d’autres contextes. En résumé, le dispositif existe, mais il y a un problème d’exécution.

Mme Juliette Renault. La question des violences faites aux enfants, qu’elles soient physiques, psychologiques ou sexuelles, n’est clairement pas considérée comme une cause nationale. Ma collègue a fait lecture d’un verbatim, mais nous avons dû faire un choix quant au nombre de pages à produire, car nous aurions pu en écrire davantage.

Les affaires qui visent des enfants sont moins « attrayantes » que les autres. La logique est la même s’agissant des parquetiers des mineurs. Le sous-effectif des parquetiers est chronique. Ainsi, au parquet de Nantes, en novembre 2022, 1 000 signalements et informations préoccupantes devaient être traités par cinq parquetiers. En novembre 2023, ce chiffre a quasiment doublé.

Quoi qu’il en soit, la protection de l’enfance n’est pas une cause nationale. Les situations ne sont pas toujours bien détectées et les enquêtes sont insuffisantes. À mon sens, il s’agit de choix.

Je souhaite partager un exemple quelque peu polémique : six enquêteurs de la section de la recherche sont positionnés à temps plein sur l’affaire des coups de cutter donnés dans les bassines. En comparaison, un nombre identique d’enquêteurs est affecté à la brigade des mineurs de Nantes pour traiter tous les dossiers de violences conjugales, de maltraitances et de violences sexuelles. Comment ces enquêteurs peuvent-ils effectuer leur travail de façon efficiente avec une telle surcharge de dossiers ? Ils doivent opérer des choix.

Mme Kim Reuflet. Sans doute y a-t-il un effet politique intéressant à décréter une cause nationale. Il est important que les pratiques changent, que des moyens soient alloués et que la vie de ces enfants et les conditions dans lesquelles les professionnels exercent évoluent. Mais annoncer une cause nationale sans actions concrètes associées serait insupportable.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La protection de l’enfance avait déjà été annoncée comme une cause nationale. Cependant, trois ans plus tard, la situation est catastrophique. Il est certain que cette commission d’enquête apportera au moins une meilleure lisibilité et des proposera des actions concrètes à long terme.

Mme Juliette Renault. En ce qui concerne la question de l’enquête pénale, son absence peut signifier que l’affaire est classée. Toutefois, il arrive que des informations préoccupantes n’atteignent pas toujours le parquetier des mineurs en charge des dossiers. Avant d’être juge des enfants, j’ai travaillé au parquet des mineurs. Lors de mes visites dans les commissariats, j’ai constaté que certaines enquêtes restaient non traitées pendant quatre ans. En revanche, dès qu’un appel ou un compte rendu est transmis au parquetier responsable, une décision pénale est prise.

Dans certains dossiers de maltraitance, des classements sans suite peuvent en effet être prononcés après analyse de la situation. Parmi les motifs de classement, il peut être considéré que l’infraction n’est pas suffisamment caractérisée, c’est-à-dire que les éléments nécessaires pour établir des violences sont insuffisants. En matière d’assistance éducative, il existe un motif spécifique de classement sans suite qui consiste à saisir le juge des enfants. Toutefois, il arrive parfois que ce motif soit utilisé de manière un peu abusive. En effet, si les parents ne reconnaissent pas les violences sur leurs enfants, il devient difficile de traiter la question de la violence.

Mme Kim Reuflet. Nous attendons avec impatience un rapport confidentiel – bien que déjà évoqué dans la presse – de l’Inspection générale de la justice (IGJ), de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), et de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) sur les stocks d’enquêtes dans les commissariats. Ce rapport révèle que plusieurs centaines de milliers de procédures sont en attente dans les commissariats. Nous savons, grâce à nos discussions avec des collègues et des services d’enquête, que ces stocks incluent de nombreux cas de violences intrafamiliales. À ce titre, lorsqu’il est dit « sans enquête pénale », cela ne signifie pas nécessairement que l’affaire est classée sans suite. Cela signifie surtout que l’enquête n’a pas encore démarré ou n’est pas menée.

C’est également une question de priorité. En tant qu’enquêteur, lorsque l’on doit gérer 300 enquêtes, il est évidemment impossible de tout traiter. De même, un juge des enfants chargé de 700 dossiers ne peut pas tout traiter.

Mme Juliette Renault. Je vais illustrer mon propos par un exemple concret. Une mineure suivie dans mon cabinet a été placée en raison de très graves violences physiques infligées par sa mère. Parmi les méthodes de punition utilisées, elle était privée de nourriture ou enfermée. Ce dossier a été traité dans le cadre de la protection de l’enfance. L’enquête pénale est toujours en cours. Il semble que, malgré la gravité des violences, le raisonnement des autorités soit de prioriser d’autres dossiers, cette mineure étant déjà protégée. Chacun fait ce type de calcul pour gérer la charge de travail.

Des violences aussi graves, qui devraient être traitées en audience publique au tribunal correctionnel, ne le sont pas. Pourtant, des privations alimentaires, des coups de balai ou des coups de câble ne sont pas des méthodes éducatives acceptables ; elles doivent faire l’objet d’un débat public. Ces violences ne sont pas rendues visibles en raison des techniques de priorisation, chacun faisant de son mieux avec les moyens dont il dispose.

Mme Kim Reuflet. Vous souhaitez savoir si nous sommes favorables ou non au placement à domicile. À mon sens, la question se pose différemment. En général, le placement à domicile est un dispositif utile lorsqu’il est mis en place dans les départements et qu’il remplace les mesures de milieu ouvert renforcées. Néanmoins, je suis assez surprise que les départements acceptent de se voir confier des enfants qui, en réalité, restent dans leur famille. Cette logique m’a toujours semblé mystérieuse, d’autant que je travaillais au sein d’un département qui ne pratique pas le placement à domicile, considérant que maintenir un enfant chez lui ne constitue précisément pas un placement. Un avis vient d’être rendu par la Cour de cassation pour tenter de clarifier cette situation. Cependant, les juges des enfants restent tributaires des dispositifs existants dans le département.

Lorsque l’on souhaite ordonner un suivi intensif, mais que le seul dispositif disponible est le placement à domicile, alors ce dernier est retenu, même s’il ne semble pas approprié et que l’orthodoxie juridique n’est pas respectée. Dans cette situation, le département est celui qui prend le plus de risques. En effet, si un enfant placé à domicile, c’est-à-dire confié au département mais restant chez lui, subit des violences graves alors qu’il est sous la responsabilité du département et que le juge l’a confié, cela peut poser des questions importantes en termes de responsabilité professionnelle. Quoi qu’il en soit, les départements ont accepté et ont même développé ces dispositifs. Il serait intéressant d’en comprendre les raisons, car cela paraît très étonnant.

Sur la question du droit opposable, certaines familles, inquiètes des fugues régulières de leur enfant, attendent avec impatience une décision du juge en faveur d’un placement. Mais, dans la plupart des situations, les familles ne sont pas d’accord pour que l’enfant soit confié. À ce titre, nous ne voyons pas quel dispositif pourrait créer un droit opposable permettant d’obtenir l’exécution de la décision. Cependant, il est vrai que ce droit opposable pourrait déjà concerner certaines familles demandeuses de placement, pour lesquelles ce dernier n’est pas exécuté. Cette question mérite d’être expertisée.

Mme la présidente Laure Miller. Vous avez fait état du défaut de recrutement de juge des enfants. Les chiffres dont je dispose indiquent 57 recrutements de juges des enfants depuis 2021. Certes, ce nombre peut sembler insuffisant, mais il convient de le comparer aux chiffres du quinquennat de M. François Hollande, au cours duquel 27 juges ont été recrutés au total.

Mme Kim Reuflet. Depuis 2021, des créations de postes ont effectivement eu lieu, mais pas 57. La circulaire de localisation des emplois (CLE) de magistrats indique qu’il y avait 500 juges des enfants en 2021 et 522 en 2022, soit une hausse de 22 postes. De plus, la CLE précise que ces 22 postes supplémentaires de juge des enfants ont été créés pour l’entrée en vigueur du code de la justice pénale des mineurs (CJPM). Ces effectifs ont donc été entièrement dédiés à la justice pénale des mineurs. Je maintiens donc mes propos : depuis 2021, aucun effectif supplémentaire n’a été alloué à la justice civile des mineurs. Entre 2017 et 2021, nous sommes passés de 466 à 500 juges des enfants. Les créations de postes, réelles, restent très insuffisantes. Selon nos évaluations reposant sur le référentiel du ministère, il faudrait aujourd’hui 235 juges des enfants supplémentaires uniquement pour l’assistance éducative, en prenant en compte la norme ministérielle de 350 mesures par juge. Il en faudrait presque autant pour le pénal. Nous sommes donc très loin du compte.

Le ministère justifie les créations de postes en fonction de ses priorités. Il affirme avoir créé des postes de juges des enfants, mais en réalité, ces effectifs supplémentaires ont été entièrement dédiés au pénal. Ce n’est pas un luxe, car l’activité pénale a considérablement augmenté en raison de cette réforme.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaite revenir sur une question posée précédemment concernant l’AEMO. Pouvez-vous préciser la différence entre l’AEMO renforcée et l’AEMO classique ? L’efficacité de cette dernière paraît faible ; il est insatisfaisant de constater que des enfants bénéficient d’une simple visite mensuelle. L’investissement en matière de protection de l’enfance est de l’ordre de 10 milliards d’euros pour les seuls départements. S’il est important d’investir, il convient de mieux investir en réfléchissant aux bénéfices réels pour l’enfant. En ce sens, l’AEMO renforcée pourrait être une piste intéressante. Pour les départements qui comptent en moyenne entre 1 500 et 2 000 AEMO, les coûts peuvent atteindre 8 millions à 10 millions d’euros. Il est possible d’être plus efficace dans les politiques publiques, tout en restant centré sur l’intérêt de l’enfant. Même si cela implique une augmentation des budgets, l’objectif doit être de trouver des solutions concrètes pour mieux accompagner ces enfants.

Mme Kim Reuflet. Cette question est aussi importante que complexe. Que signifie une mesure efficace pour un enfant en grande détresse, présentant des troubles du développement et du comportement, subissant des violences à domicile, déscolarisé et ne bénéficiant pas des soins nécessaires ? Une mesure efficace suppose-t-elle que cet enfant aille mieux dans un délai de deux ans par exemple ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Le contexte que vous venez de décrire confirme qu’une visite mensuelle est largement insuffisante.

Mme Kim Reuflet. Nous sommes tout à fait d’accord. Dans certaines situations, il est évident qu’une visite mensuelle est insuffisante. Les éducateurs ont pour mission de mobiliser des dispositifs de droit commun et de construire des solutions adaptées. Il serait nécessaire de renforcer l’accompagnement, mais cela se heurte à des délais d’attente considérables dans de nombreux départements, atteignant parfois dix-huit mois. Dans l’intervalle, on applique un cataplasme sur une jambe de bois : on choisit l’AEMO classique, même si cette action reste insatisfaisante. Les éducateurs parviennent, tels des magiciens, à raccrocher certains dispositifs. Néanmoins, ce n’est nullement optimal.

Mme Juliette Renault. De nombreux départements connaissent des délais d’attente de dix-huit mois. Dans d’autres, comme le Cher ou l’Allier, la mesure d’AEMO renforcée n’existe pas. C’est la raison pour laquelle les collègues ordonnent des placements éducatifs à domicile (PEAD). Ils tentent de pallier l’absence d’AEMO avec des interventions soutenues et relativement modulables.

Je rencontre des difficultés pour répondre à votre question, car elle est intrinsèquement liée à une autre question sous-jacente, à savoir : à quel moment commence le travail éducatif ? En Loire-Atlantique, le délai d’attente avant que l’AEMO ordonnée ne débute pouvait atteindre dix-huit mois l’année dernière. Cela est problématique. Quand une mesure est ordonnée, elle doit être exécutée très rapidement. Or il existe une très grande disparité géographique, ce qui signifie que certains départements ont des marges de progression importantes. Par exemple, une collègue juge des enfants à Coutances m’a confié attendre quatre mois avant que la mesure ne soit exécutée. Bien que cela puisse sembler long, la plupart des départements affichent un délai nettement supérieur. Il est évident que l’efficacité de la mesure est indissociable de son effectivité.

Mme Kim Reuflet. Il serait pertinent de mener des études de cohortes, même si la démarche demeure complexe en raison du caractère multifactoriel des trajectoires individuelles.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pour élaborer des politiques publiques efficaces, nous avons besoin de données précises et fiables. Nous manquons d’analyses, de recherches et de cohortes.

  1.   Audition de M. Arnaud de Saint-Rémy, responsable du groupe de travail « Droits des enfants » du Conseil national des barreaux (CNB), Mme Nawel Oumer, présidente de la commission « Égalité » et membre du groupe de travail « Droit des enfants », Mme Valentine Guirato, membre de la commission « Libertés et droits de l’homme », et Mme Mona Laaroussi, chargée de mission « Affaires publiques » (jeudi 30 mai 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous reprenons les travaux de notre commission d’enquête avec l’audition du Conseil national des barreaux (CNB), représenté par M. Arnaud de Saint-Rémy, responsable du groupe de travail « Droits des enfants » du CNB, Mme Nawel Oumer, présidente de la commission « Égalité » et membre du groupe de travail « Droits des enfants », Mme Valentine Guirato, membre de la commission « Liberté et droits de l’homme », et Mme Mona Laaroussi, chargée de mission « Affaires publiques ».

Merci d’avoir répondu favorablement à notre invitation. Nous avons de nombreuses questions à vous poser, notamment sur le rôle de l’avocat en matière de protection de l’enfance et sur le droit des enfants à disposer d’un avocat. Vous pourrez également nous éclairer sur l’échec de la déjudiciarisation des mesures de protection de l’enfance et sur la place de l’enfant dans la procédure.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera disponible à la demande. Par ailleurs, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Arnaud de Saint-Rémy et Mmes Nawel Oumer, Valentine Guirato et Mona Laaroussi prêtent serment.)

M. Arnaud de Saint-Rémy, responsable du groupe de travail « Droits des enfants » du CNB. Je vous remercie de nous permettre d’exprimer la voix des avocats sur ce sujet dont votre commission s’est emparée, en complément des travaux de la délégation aux droits des enfants présidée par Mme Perrine Goulet, que nous avons déjà rencontrée, et du Conseil économique, social et environnemental (CESE), que nous espérons rencontrer prochainement, puisque nous avons invité son Président à notre assemblée générale le 17 mai et qu’il manifestait un vif intérêt pour ce sujet.

Vous avez raison de vous saisir de cette question, car l’avenir de notre jeunesse est en jeu. S’agissant d’un véritable enjeu de société, il est toujours gratifiant de participer aux travaux parlementaires, en amont, et d’évaluer la mise en œuvre des politiques publiques en matière d’assistance éducative, en aval. Je tiens à vous remercier, au nom du CNB et de mes consœurs présentes ici, pour votre invitation.

Avec 76 274 avocats en janvier 2024, soit une progression de 2,6 % par an en moyenne sur dix ans, notre profession, jeune et féminine (avec un âge moyen de 40 ans et 58 % de femmes), s’est toujours montrée particulièrement attachée à la cause des populations les plus vulnérables, notamment les enfants.

Lors de notre serment, nous nous engageons non seulement à exercer nos fonctions avec dignité et conscience, mais aussi avec indépendance, probité et humanité, ce qui est fondamental en matière d’assistance des enfants. Il est donc naturel que nous intervenions régulièrement aux côtés des enfants nécessitant protection ou mise à l’abri, ou encore impliqués dans des actes de délinquance. Ces situations trouvent leurs causes dans la brutalité de notre société, une perte de repères et peut-être aussi certaines défaillances éducatives. La délinquance juvénile est intimement liée aux questions d’assistance éducative.

Enfin, 73 % des Français considèrent que les avocats sont les principaux acteurs de confiance dans la défense et la promotion de leurs droits. En France, 86 % des citoyens estiment que les avocats jouent un rôle essentiel dans la garantie d’une justice équitable pour tous. Vous trouverez ces chiffres dans le plaidoyer que nous avons rédigé en marge des élections européennes, espérant que les candidats tiendront compte des options que nous leur proposons.

Malheureusement, le législateur néglige parfois de réserver aux avocats la place essentielle qu’ils occupent dans l’assistance et la représentation de tous les justiciables, en particulier des enfants qui, dans certaines circonstances, n’ont toujours pas un droit systématique à être assistés de leur propre avocat.

Mme le Bâtonnier Valentine Guirato développera le rôle fondamental de l’avocat dans ces domaines. Ma consœur parisienne, Nawel Oumer, élue au CNB, vous exposera les difficultés liées à l’inexécution de certaines mesures prononcées par le juge des enfants en raison des manques de moyens observés, ce qui pose un problème de crédibilité de la justice des enfants. Pour ma part, je souhaite rappeler le rôle du CNB, acteur important dans l’élaboration des politiques de protection de l’enfance.

Le CNB contribue à la construction de ces politiques. Tout d’abord, le CNB siège au sein du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), admirablement présidé par Mme Anne Devreese, que vous avez rencontrée le 22 mai dernier, et dont je partage l’intégralité des observations.

Nous constatons ensemble la crise sans précédent post-covid qui affecte la protection de l’enfance, malgré les avancées législatives de 2007, 2016 et 2022. Cette crise trouve ses origines dans quatre causes principales :

La première concerne l’augmentation considérable de l’activité de la protection de l’enfance, comme le montrent les dernières statistiques de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), avec un nombre croissant d’informations préoccupantes et de placements. En outre, sans doute en lien avec la situation des familles, j’ai été très surpris de constater à quel point les jeunes, en particulier les plus jeunes, sont en souffrance. Il y a une augmentation très importante des gestes suicidaires, phénomène qui n’est pas propre à la France. En effet, selon la vice-présidente de la Commission européenne, le suicide est la deuxième cause de décès chez les 15-19 ans.

Un autre problème majeur a trait au financement. Les inégalités territoriales sont déconcertantes et parfois décorrélées des besoins réels au niveau local. Ces problèmes de financement entraînent des retards dans l’exécution des mesures de protection, une insuffisance des moyens consacrés aux enfants placés, ou tout simplement un manque de places dans les structures, y compris spécialisées, malgré les soins médicaux nécessaires. Je pense notamment au handicap. On relève aussi des recours occasionnels à l’intérim proposé par le secteur privé, qui peut être mal articulé au principe de désintéressement induit par la protection de l’enfant.

La troisième cause de la crise que nous traversons est sans doute liée à l’épuisement des juges des enfants et des greffiers, ainsi que le manque d’attractivité des métiers. L’insuffisance dans l’accompagnement professionnel, par capillarité, se ressent chez les enfants eux-mêmes. Lorsque des éducateurs et des juges des enfants sont épuisés, cela pose un certain nombre de difficultés. D’où la nécessité que l’avocat de l’enfant puisse lancer l’alerte en cas de difficulté dans la prise en charge par une équipe éducative. Le manque d’attractivité dans ces métiers ne se ressent pas chez les avocats, comme en témoigne le nombre croissant de confrères sollicitant la mention de spécialisation reconnue en octobre 2021 par le garde des Sceaux. Nous lui en sommes tout à fait reconnaissants. Le dynamisme des barreaux pour animer les groupes de défense dédiés aux enfants est également notable.

La quatrième cause concerne l’incapacité persistante à prendre en compte les besoins de l’enfant. Nous avons constaté chez les tout-petits des situations très angoissantes. Il y a une surpopulation carcérale et nous découvrons une surpopulation dans les pouponnières et les foyers, où des matelas sont disposés dans les couloirs pour accueillir ces enfants.

En contrepoint de ce que les bâtonniers peuvent entreprendre à l’égard des centres éducatifs fermés, des problèmes subsistent. Je crois savoir que vous allez visiter plusieurs lieux d’accueil des mineurs placés. La situation est encore plus dramatique dans les outre-mer, en particulier à Mayotte, en Nouvelle-Calédonie, qui a fait l’actualité récemment, et à La Réunion.

Nous sommes aujourd’hui moins insensibles et plus intolérants face aux souffrances et aux violences faites aux enfants, grâce à un personnel mieux formé et à des politiques pénales, notamment celles du parquet, plus systématiques.

Nous constatons néanmoins un engorgement des procédures, des rotations excessives des acteurs de la chaîne en assistance éducative, ce qui constitue une source de préjudice à long terme, étant précisé que l’avocat suit l’enfant tout au long de sa vie de justiciable, et un certain manque de transparence dans l’exécution des mesures en assistance éducative, outre des retards endémiques qui s’expliquent essentiellement par un manque de moyens consacrés à la protection de l’enfance et à la justice des mineurs.

Le CNB dispose d’un groupe de travail « Droit des enfants », créé en 2008, et que j’ai l’honneur de présider depuis maintenant quatre ans. Ce groupe réunit pratiquement tous les avocats référents en matière de droits des mineurs dans chacun des 164 barreaux français, qu’il s’agisse du bâtonnier lui-même ou de son délégataire, œuvrant main dans la main avec la conférence des bâtonniers et le barreau de Paris. Ce groupe de travail a pris un certain nombre de motions et donné divers avis, soit en assemblée générale, soit dans le cadre du collectif de la justice pénale des mineurs.

Je souhaite attirer votre attention sur la dernière motion que nous avons déposée le 17 mai 2024 concernant le rapatriement des enfants français détenus dans les zones de conflit, principalement en Syrie. Cette situation reste intolérable. Il y a encore 150 enfants français pour lesquels aucune solution n’a été trouvée. Dans le cadre de votre mission, il est essentiel de se pencher sur les questions d’assistance éducative. Les magistrats vous ont également parlé de ces enfants de retour de zones.

J’ai présenté un rapport à l’assemblée générale du 15 mars 2024 concernant la protection de l’enfance, en lien avec les récentes annonces gouvernementales. Un point central de ce rapport concerne l’expérimentation de l’intervention systématique de l’avocat en assistance éducative. Parfois, faute de temps, les magistrats reconnaissent ne pas entendre les enfants seuls. Malgré la loi Taquet du 7 février 2022, ils peinent à désigner d’emblée des avocats aux côtés des enfants. Par manque de temps, ils négligent certaines situations. Nous vous fournirons ce rapport détaillé. Nous avons identifié plusieurs difficultés liées au décret du 2 octobre 2023, notamment en ce qui concerne la notification de la décision des juges des enfants aux mineurs concernés, sans intermédiaire.

Nous avons également proposé un partenariat avec l’éducation nationale pour rapprocher l’institution judiciaire de l’enseignement. Le CNB suggère ainsi la création de permanences dans les écoles pour informer et sensibiliser les enfants de tous âges aux problèmes d’éthique, tels que la violence domestique et le harcèlement scolaire. La journée de sensibilisation dans les collèges, en place depuis 2018, est un succès.

Enfin, nous regrettons que le CNB ne soit pas invité aux assemblées générales du groupement d’intérêt public France Enfance protégée.

Mme Valentine Guirato, membre de la commission « Libertés et droits de l’homme » du CNB. Parce qu’il n’est pas un justiciable comme les autres, tout mineur, surtout lorsqu’il est considéré en danger, doit pouvoir bénéficier de l’assistance et de la représentation d’un avocat, afin que son droit à exprimer ses souhaits et sa propre volonté soit assuré avec une réelle effectivité.

Lorsqu’un mineur est poursuivi au pénal, la présence de l’avocat est obligatoire à tous les stades de la procédure, et fort heureusement. Cependant, en matière d’assistance éducative, ce n’est pas le cas. Or le mineur est le sujet principal de cette procédure et des mesures qui seront prises le cas échéant. On parle de protection de l’enfant, de l’enfant en danger. Celui-ci est évidemment le sujet de la procédure et son intérêt, son bien-être, sa protection, son devenir sont au cœur même de ces procédures d’assistance éducative. Parce qu’il est le sujet, et parce qu’il est particulièrement vulnérable du fait de sa minorité et de sa situation, il doit pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat. Ce dernier, par son rôle, sa formation, sa déontologie et son indépendance, garantit la représentation de la parole de l’enfant, le conseille et lui fait connaître ses droits. Plus généralement, l’avocat accompagne l’enfant tout au long de ce parcours judiciaire souvent douloureux.

Le recours à l’assistance de l’avocat est un droit constitutionnellement garanti. Les textes internationaux, comme la Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants, évoquent le droit des enfants à exprimer leur opinion. Cette convention promeut le droit des enfants en leur accordant des droits procéduraux, notamment en matière d’assistance éducative. La meilleure garantie de l’effectivité de ce droit à s’exprimer est la présence systématique de l’avocat aux côtés du mineur, sujet de la procédure, avec un financement adapté.

Actuellement, l’exercice et la garantie des droits procéduraux en assistance éducative sont conditionnés par la capacité de discernement de l’enfant et la bonne connaissance de ses droits – comment imaginer qu’un enfant, sujet d’une procédure d’assistance éducative, ait une bonne connaissance de ses droits ? À notre sens, ce n’est pas satisfaisant. En effet, comme l’ont souligné plusieurs universitaires, notamment Mme Adeline Gouttenoire, peu d’éléments permettent au juge d’apprécier le discernement de l’enfant, surtout avant même l’audition de ce dernier.

Il en résulte une rupture d’égalité entre les enfants jugés discernants, selon des critères flous par ailleurs, et ceux jugés non-discernants. De plus, il existe une inégalité entre les enfants faisant l’objet d’une procédure d’assistance éducative et ceux poursuivis pénalement.

Cela signifie-t-il que l’enfant non discernant dispose de moins de droits procéduraux que l’enfant discernant ? Cela signifie-t-il que l’enfant jugé en danger a moins de droits procéduraux que l’enfant poursuivi pénalement ?

Le CNB s’est fermement opposé à la notion de discernement, affirmant que l’enfant doit être écouté et assisté, quel que soit son âge, afin que ses droits procéduraux soient garantis et respectés et que sa parole soit entendue.

En 2008, une Charte nationale de la défense des mineurs a été adoptée par les bâtonniers. Les barreaux y ont adhéré, en mettant en place des groupes de défense des mineurs ou des référents des mineurs. Depuis cette date, le CNB plaide auprès des pouvoirs publics, aux côtés d’autres professionnels, pour garantir les droits procéduraux des mineurs.

Ainsi, le CNB propose depuis longtemps la présence systématique de l’avocat, pratique expérimentée dans une dizaine de barreaux. Cette expérimentation s’est révélée particulièrement positive et a démontré son efficacité. De nombreux professionnels réclament aujourd’hui cette systématisation.

Lors des auditions précédentes, j’ai notamment entendu que M. Lyes Louffok, ancien enfant placé, préconisait la présence de l’avocat, partout et tout le temps, auprès du mineur faisant l’objet d’une procédure d’assistance éducative. À ce titre, depuis 2021, les avocats peuvent obtenir une mention de spécialisation en droit des enfants, ce qui les forme dans tous les domaines et permet d’assurer aux enfants un accompagnement, une assistance et un conseil dans toutes les procédures.

Ainsi, cette présence systématique d’un avocat permettrait de garantir l’exercice effectif des droits procéduraux, de favoriser un traitement égal de chaque enfant devant la justice, d’assurer l’assistance et la représentation des enfants devant un juge, ainsi que le respect de leur parole. Elle consoliderait également un accompagnement pérenne de l’enfant par son avocat. En effet, ces enfants ont besoin, plus que d’autres, de stabilité dans les relations avec les professionnels qui les accompagnent. À ce titre, instaurer une relation de confiance avec l’avocat spécialement désigné pour eux ne peut être que bénéfique.

Il convient par ailleurs d’apprécier les aspects pratiques de cette systématisation. En pratique, cela aurait une incidence positive sur la gestion des dossiers, car les délais sont souvent très contraints. Le code de procédure civile prévoit un délai d’au moins huit jours entre l’envoi de la convocation et l’audience. À titre de comparaison, en référé civil, pour demander une expertise judiciaire, le justiciable doit pouvoir bénéficier d’au moins quinze jours pour consulter un avocat.

Ces délais sont évidemment trop courts et insatisfaisants. Outre notre souhait de voir ces délais allongés, si l’avocat est systématiquement désigné, concomitamment à la délivrance de la convocation, le greffe pourrait saisir le bâtonnier d’une demande de désignation de l’avocat, qui serait ainsi saisi plus tôt. Cela permettrait à l’avocat de prendre connaissance du dossier et de rencontrer l’enfant dans de meilleures conditions. On optimiserait ainsi la préparation du dossier, gagnant en temps et en qualité de travail pour préparer la défense et rencontrer le mineur, ce qui est parfois très compliqué en l’espace de quelques jours.

Enfin, un dernier aspect pratique concerne l’accès au dossier. Nous préconisons, comme en matière pénale, une numérisation du dossier en temps réel. L’avocat pourrait ainsi solliciter la copie numérique via une plateforme dédiée, comme cela se fait en matière pénale avec la plateforme d’échange externe (Plex), par exemple. Cela permettrait d’éviter des difficultés et de gagner un temps précieux dans la défense du mineur.

Mme Nawel Oumer, présidente de la commission « Égalité » et membre du groupe de travail « Droit des enfants » du CNB. Nous partageons pleinement le constat des difficultés rencontrées par la protection de l’enfance, notamment en ce qui concerne son relais judiciaire de l’assistance éducative.

De nombreux magistrats ont été entendus avant nous. Nous nous inscrivons pleinement dans les constats qui vous ont été exposés préalablement. Nous manquons de juges, de greffiers, de moyens, de mesures, et nous faisons face à une grande disparité des pratiques.

En ce qui concerne la phase purement juridictionnelle, les délais ne sont pas respectés, des décisions sont prises sans audience, sans entendre systématiquement ou individuellement l’enfant, ainsi que le prévoient pourtant un certain nombre de prescriptions légales.

Les professionnels sont obligés de s’adapter aux moyens disponibles, alors que l’inverse devrait être la norme. L’avocat se place souvent sur un strapontin, quand il n’est pas laissé dans le couloir de la salle d’urgence ou du tribunal, ce qui est préjudiciable pour toutes les raisons qui vous ont été exposées précédemment.

Il est essentiel de considérer également que, dans le domaine de la protection de l’enfance et de l’assistance éducative, ce sont les mêmes opérateurs qui interviennent pour l’exécution des mesures, qu’elles soient administratives ou judiciaires.

S’agissant de la déjudiciarisation envisagée, il est vrai que le moment judiciaire est celui de la prise de décision. Cependant, la problématique réside dans l’exécution. En effet, les difficultés rencontrées en matière administrative se retrouvent également en matière judiciaire, car ce sont les mêmes opérateurs qui exécutent les décisions. Ainsi, toute la chaîne est affectée, indépendamment des difficultés inhérentes à la justice, telles que les délais d’audiencement, le manque de moyens ou de jugements. Le manque de moyens affecte directement l’application des mesures.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je vous remercie pour votre intervention. Nous avons entendu de nombreux magistrats lors des auditions, ce qui nous a permis d’obtenir un état des lieux. Cependant, en commission d’enquête, il est essentiel d’apporter des éclaircissements supplémentaires.

De nombreuses décisions sont prises sans respecter les droits des enfants, puisque l’assistance éducative est effectuée sans greffier, et souvent sans la présence d’un avocat. Êtes‑vous saisis de ces sujets ? Avez-vous la possibilité d’intervenir sur des décisions qui pourraient être annulées car prises dans des conditions inappropriées ?

Par ailleurs, nous avons été nombreux à porter des amendements dans le cadre du projet de loi porté par M. Adrien Taquet pour défendre la présence des avocats. Malheureusement, ils n’ont pas été retenus par la majorité de l’époque. Un amendement concernant la personne ad hoc avait été adopté, mais ces personnes sont souvent peu formées. Avez-vous une visibilité sur ces personnes qui, in fine, n’accompagnent pas non plus les enfants ?

La loi du 14 mars 2016, sous l’impulsion de la ministre Laurence Rossignol, recentrait les priorités sur les besoins fondamentaux des enfants, contrairement à la loi du 5 mars 2007, plus axée sur la famille. En 2022, les évolutions se poursuivent, avec des questions importantes autour du tiers digne de confiance et de la présence d’avocats. Cependant, nous constatons que ces objectifs ne sont toujours pas atteints. J’aimerais connaître votre avis sur ces points et savoir si vous intervenez sur de nombreux dossiers, qui pourraient être accompagnés, dans la mesure où les décisions ne respectent pas les droits des enfants, ni même ceux de la famille, qui n’a parfois pas accès à la procédure.

M. Arnaud de Saint-Rémy. Une décision admise est une décision comprise. Un enfant ne peut admettre une décision de placement s’il ne l’a pas comprise. L’avocat prendra le temps, avant, pendant et surtout après l’audience, de lui expliquer le sens de cette décision. De surcroît, si cette décision ne le satisfait pas, il existe des recours.

La difficulté réside dans la manière dont l’enfant va décider lui-même d’être accompagné d’un avocat. Cela reste complexe. La loi Taquet prévoit une obligation d’information donnée à l’enfant lors du premier entretien sur son droit d’être assisté d’un avocat. Toutefois, il faut se mettre à la place de l’enfant et considérer sa capacité de compréhension. Il est face à un adulte, de surcroît un juge, dans une situation de fébrilité, voire de vulnérabilité. Il reçoit l’information sans véritablement la comprendre.

Hier, j’ai reçu un jeune garçon de 8 ans avec un discernement remarquable pour son âge, probablement en raison d’une histoire particulière. Ce sont ses grands-parents, tiers dignes de confiance, qui ont demandé au juge que l’enfant soit accompagné par un avocat, compte tenu des difficultés réelles avec la mère. Parfois, il faut qu’un tiers intervienne pour juger cette assistance nécessaire. En réalité, la solution pour les législateurs serait de proposer cette possibilité dès le départ, indépendamment de la question du discernement.

Concernant les administrateurs ad hoc, il existe une inégalité territoriale considérable. Certains administrateurs ad hoc sont formés, compétents, nombreux et suffisamment intéressés pour mener à bien cette mission. Il est impératif que le législateur se penche sur ce statut. Je sais que cela fait partie de vos préoccupations. Nous formulerons plusieurs propositions sur ce sujet.

Mme Nawel Oumer. En ce qui concerne les moyens de combattre le non-respect des droits, il est essentiel de souligner que l’absence de l’avocat dans une procédure l’empêche d’accompagner l’enfant ou ses parents. En ce sens, l’étape préalable précédemment explicitée est fondamentale. Il doit être précisé à l’enfant qu’il peut bénéficier d’un conseil.

Ce sujet est à mettre en perspective avec celui des convocations. En effet, il subsiste une disparité dans la manière dont l’information est transmise au stade de la convocation, puis envoyée par les juridictions lorsque l’affaire est audiencée. Si l’information est donnée au moment de l’audience, lors du premier contact avec le magistrat, la conséquence technique procédurale est d’envisager un renvoi de l’affaire, ce qui arrive rarement.

Si l’enfant souhaite bénéficier d’un avocat, encore faut-il qu’il en soit désigné un. Rappelons qu’il dispose du droit fondamental, comme tout justiciable, de pouvoir choisir son avocat. S’il n’en connaît pas, un avocat peut être désigné d’office.

La loi du 7 février 2022 a complété une sorte « d’angle mort ». En effet, en l’absence de demande de conseil, lorsque le magistrat ou le président du conseil départemental estime que la présence d’un avocat est requise, il peut en faire la demande d’office, sans demande préalable de l’enfant. C’est dans cet ordre que nous lisons les textes.

S’agissant de faire réexaminer les dossiers pour que les droits soient respectés, encore faut-il que nous soyons présents et que le mineur ait la capacité et la volonté de s’engager dans cette procédure, ce qui n’est pas toujours le cas.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Êtes-vous en lien avec les services départementaux de l’aide sociale à l’enfance (ASE) dans les territoires ? Je sais que cela existe dans certains départements, mais je souhaiterais savoir si c’est le cas à l’échelle nationale. Pouvez-vous partager des exemples de bonnes pratiques ? Avez-vous connaissance de départements qui n’ont jamais contacté les services des CNB ?

M. Arnaud de Saint-Rémy. Nous entretenons des liens étroits avec les départements. En premier lieu, un certain nombre d’avocats sont les avocats des départements et des services de l’ASE. D’autres collaborent avec les services éducatifs départementaux pour l’exécution des mesures, ce qui est fondamental.

Néanmoins, cette logique dépend de la synergie locale. Je me réjouis de constater l’existence des conseils départementaux de la protection de l’enfance (CDPE) et des observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE). Au niveau des chefs de cour, une synergie croissante se met en place. Les barreaux sont impliqués, que ce soit avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), les services d’enquête sur la sphère pénale et l’enfance maltraitée, ainsi que les départements. Ces interactions permettent de créer des liens, de mettre des noms sur des visages et d’assurer une meilleure coordination. L’intérêt de l’enfant est notre priorité commune. Lorsque l’avocat de l’enfant intervient lors des audiences d’assistance éducative, il ne doit pas s’agir de la première rencontre avec les parties concernées, que nous connaissons à travers les rapports.

Nous constatons une autre difficulté. À l’audience d’assistance éducative, l’auteur du rapport n’est pas toujours présent. Cela pose problème, car lorsqu’un enfant conteste la description de sa situation par rapport à ce qui est écrit dans le rapport du service d’accompagnement, des questions supplémentaires se posent et nous n’obtenons pas toujours de réponses.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je suis heureuse de constater que vous soutenez l’intervention systématique de l’avocat en matière d’assistance éducative. J’irai même plus loin en affirmant qu’il est impératif qu’un avocat soit présent dès que l’enfant est confronté à la justice, y compris dans les affaires civiles. J’ai en tête l’exemple concret d’une mère assignée devant un tribunal correctionnel pour ne pas avoir traité ses enfants de manière appropriée. Les faits étaient absolument épouvantables. Lors de cette comparution, les enfants, bien que victimes, n’avaient pas d’avocat pour les représenter. En assistance éducative, un enfant peut avoir un avocat. En revanche, ce n’est pas le cas d’un enfant victime, surtout en l’absence d’administrateur ad hoc, étant précisé que ce dernier n’est désigné que lorsqu’un conflit d’intérêts entre le parent et l’enfant est suspecté, ce qui prend du temps.

Dans cet exemple, l’enfant martyrisé – et il n’était pas le seul – n’avait pas d’avocat. Heureusement, le juge, conscient de la gravité des faits, a renvoyé l’affaire en cour d’assises, soulignant ainsi l’importance des violences subies. Je souhaite que ce type de situation ne se reproduise plus. Cet exemple n’est pas isolé. Il est crucial que même dans les affaires de divorce, un avocat soit systématiquement désigné pour représenter les enfants, et ce dès le premier signalement.

En outre, votre proposition d’un tiers de confiance, comme une grand-mère, est très intéressante. En tant qu’avocate, j’ai pris en charge des dossiers où des grands-mères, alertées par des maltraitances, ont joué un rôle essentiel. En effet, souvent, les mères sont elles-mêmes victimes de violences et ne réagissent pas toujours pour protéger leurs enfants. Il est donc pertinent de considérer cette idée de tiers de confiance. Cependant, il faudra allouer les moyens nécessaires, car actuellement, les avocats intervenant dans ces cas sont souvent surchargés et mal rémunérés.

Au sein du barreau de Meaux – auquel j’étais rattachée –, on veille à la présence d’un référent unique et on garantit un suivi de l’enfant par le même avocat tout au long de la procédure.

Les unités de valeur (UV) qui rémunèrent l’avocat ne sont vraiment pas à la hauteur. Par ailleurs, il est judicieux d’avoir une copie numérisée des dossiers. En assistance éducative, lorsque l’avocat doit rapidement consulter les documents et prendre des notes à la hâte, cela ne permet pas de défendre efficacement son client.

Vous avez mentionné que le conseil départemental pouvait désigner un avocat d’office. En réalité, cela reste théorique. Concrètement, au vu du nombre d’enfants concernés et du nombre d’audiences, le président du conseil départemental ne peut matériellement pas être informé de chaque cas. Bien que cela soit inscrit dans la loi, cette disposition n’est donc ni efficace, ni efficiente. Il est nécessaire de trouver un autre système.

Mme Nawel Oumer. En matière de procédure familiale, dès lors qu’un enfant est impliqué, même s’il n’est pas partie, il a la possibilité d’être assisté par un avocat ou le tiers de son choix lorsqu’il souhaite être entendu par le magistrat. Les enfants victimes peuvent bénéficier d’un avocat. Nous effectuons d’ailleurs très régulièrement des permanences régulières pour les enfants victimes, souvent par l’entremise des administrateurs ad hoc. Le code de procédure pénale permet ainsi, sur demande du procureur, la désignation d’un administrateur ad hoc, qui désigne à son tour un avocat, lorsque le parent est l’auteur de l’infraction dont l’enfant est victime. En ce sens, il existe plusieurs procédures où la présence d’un avocat est déjà prévue.

L’indemnisation des avocats dans le cadre de l’aide juridictionnelle est un sujet récurrent, notamment lors des débats budgétaires annuels. Actuellement, nous rencontrons une difficulté en assistance éducative. En effet, certaines juridictions ne nous délivrent une attestation de fin de mission que lorsqu’un jugement est rendu. Ainsi, même si le travail et l’audience ont été réalisés, si le magistrat rend une décision par la voie d’une ordonnance, nous ne recevons pas d’indemnisation. Nous discutons régulièrement de ce sujet avec la chancellerie. Une rémunération proportionnelle au travail et à l’investissement fournis faciliterait grandement les choses.

M. Arnaud de Saint-Rémy. Je souhaite compléter votre question pertinente concernant la désignation de l’avocat aux côtés de l’enfant victime. C’est prévu par l’article 70650 du code de procédure pénale, mais le réflexe d’y recourir n’est pas systématique. Ce réflexe devrait être présent dès le début de l’enquête. Or les services d’enquête ne prennent pas toujours en compte la nécessité de se poser la question des intérêts supérieurs de l’enfant. Ils ne se demandent pas si le parent va défendre les intérêts de l’enfant. Parfois, ils interrogent les parents : « Déposez-vous plainte dans l’intérêt de votre enfant ? » Si la réponse est négative, les services d’enquête doivent immédiatement se tourner vers le parquet pour désigner un administrateur ad hoc et un avocat pour l’enfant.

Cette procédure n’est pas systématiquement mise en place. J’ai eu un dossier d’instruction où toute la procédure s’est déroulée sans la présence d’un avocat. Ce n’est qu’à la veille de l’audience que le procureur de la République a remarqué l’absence d’un avocat pour le mineur et a décidé de le désigner. Ce dossier, volumineux, a finalement été renvoyé. Le fait est que cette situation aurait pu être anticipée.

La rémunération des avocats a connu une légère amélioration grâce aux conventions locales relatives à l’aide juridictionnelle (Claj). Cependant, les questions d’UV précédemment évoquées méritent d’être réexaminées régulièrement.

En ce qui concerne le dossier numérisé, il arrive fréquemment que nous recevions le dernier rapport dématérialisé, mais pas tout l’historique du dossier. Or ce dernier est particulièrement intéressant. Aussi, si l’on numérisait régulièrement un dossier d’assistance éducative, à l’instar de ce qui se pratique dans le domaine pénal, nous pourrions bénéficier d’un rapport ou d’une expertise de grande valeur. Actuellement, ce n’est pas toujours le cas. Il est impératif de disposer des moyens nécessaires pour permettre aux greffes et aux juridictions de procéder à cette numérisation.

Mme Valentine Guirato. C’est aussi la raison pour laquelle nous préconisons la présence de l’avocat dès le dépôt de plainte.

M. Léo Walter (LFI-NUPES). Tout d’abord, s’agissant de la présence de l’avocat dès le début de la procédure, disposez-vous d’éléments sur le coût de cette mesure ? Souvent, lorsqu’on interroge le ministre de la justice à ce sujet, il répond que ce serait souhaitable, mais financièrement inabordable.

Ma deuxième question porte sur les récentes annonces du Premier ministre Gabriel Attal en matière rétablissement de la procédure de comparution immédiate, supprimée en 2021.

En outre, il serait intéressant de vous entendre sur les courts séjours en foyer, tant en termes de faisabilité que de places disponibles.

Par ailleurs, quel regard portez-vous, en tant qu’avocats, sur la remise en cause de l’excuse de minorité ?

Enfin, j’aimerais aborder la situation des mineurs non accompagnés. Nous constatons dans nos permanences que la présomption de minorité se transforme souvent en présomption de majorité. Quelle est votre vision en la matière ? Quelles sont les conséquences potentielles des articles 39 et 44 de la loi « immigration » du 26 janvier 2024 ? Concernant l’ASE, j’ai été interpellé à plusieurs reprises par des situations absurdes où, en raison du refus de reconnaissance de minorité, le conseil départemental se déclare incompétent, tandis que l’État refuse de prendre en charge la personne faute de preuve de majorité. Cela crée une situation particulièrement complexe et délétère pour celle-ci.

M. Arnaud de Saint-Rémy. Le coût de la mesure est souvent présenté comme un obstacle insurmontable. On nous oppose régulièrement que cela coûterait trop cher. Néanmoins, peut-on sacrifier les droits d’une personne pour des raisons financières ? Il paraît absurde de refuser à quelqu’un le droit à un avocat sous prétexte que cela coûte trop cher. Pour la justice pénale des mineurs, il a été décidé que l’avocat était obligatoire. Cela ne fait pas débat, depuis l’ordonnance de 1945 modifiée. En assistance éducative, ce n’est pas le cas, car cela coûterait trop cher. Je ne comprends pas ce syllogisme.

L’expérimentation que nous avons appelée de nos vœux vise précisément à modéliser le coût. Nombre de chiffres fantaisistes ont été avancés, notamment lors de la discussion sur les amendements au projet de loi de finances, où l’on affirmait que cela coûterait des sommes absolument considérables. Or l’expérimentation menée dans les Hauts-de-Seine en 2021 a montré que ce n’était pas le cas. Ensuite, il est possible d’effectuer un travail de modélisation en rapport avec le nombre de situations d’enfants pris en charge chaque année, soit 112 000. De mon point de vue, cette démarche n’entraînerait pas un coût exorbitant. De surcroît, il est ici question d’un droit fondamental.

Les pouvoirs publics décident de ne pas recruter suffisamment de magistrats et de greffiers, alors même qu’il serait nécessaire de disposer d’une centaine de juges des enfants supplémentaires, ne serait-ce que pour traiter la question de l’assistance éducative.

Vous m’avez posé deux questions qui dépassent peut-être la mission de la commission d’enquête, mais je vais y répondre car elles restent d’actualité, à savoir la comparution immédiate et l’excuse de minorité.

La comparution immédiate serait une horreur intégrale, car nous n’aurions absolument pas le temps d’assurer la défense des intérêts du mineur. Nous rencontrons déjà des difficultés avec le code de justice pénale des mineurs, où les délais peuvent être très courts. En huit jours, une audience unique peut avoir lieu. Or les dossiers uniques de personnalité et les recueils de renseignements socio-éducatifs (RRSE) sont souvent incomplets. Comment peut-on assurer la défense des mineurs dans ces conditions, sous prétexte d’une délinquance juvénile importante ? Nous sommes très défavorables à la comparution immédiate.

L’excuse de minorité est également remise en cause. Le système de justice pénale des mineurs serait totalement révisé. Actuellement, le juge peut lever l’excuse de minorité dans certaines circonstances exceptionnelles. Cependant, il semble que l’excuse de minorité serait supprimée dès 13 ans ; les mineurs seraient jugés comme des majeurs, avec les peines correspondantes. Le problème réside dans le choix de la peine. Cette réponse semble satisfaire une certaine opinion publique, mais nous y sommes extrêmement défavorables.

Concernant l’article 44 de la loi « immigration », relatif aux mineurs non accompagnés, il est terrifiant d’imaginer que, sous prétexte d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), on remette en cause la protection des mineurs non accompagnés. Le Conseil d’État a validé cette disposition dans une décision de mars 2024, ce qui est extrêmement inquiétant. La question de l’accueil des jeunes majeurs pose déjà de nombreuses difficultés. Désormais, ces personnes, considérées comme mineures non accompagnées, n’auraient plus droit au même dispositif. Je ne sais pas dans quel monde nous vivons, mais ce n’est pas celui que j’espère pour les années à venir.

Mme Valentine Guirato. S’agissant des courts séjours, nous estimons qu’il s’agit d’effets d’annonce au vu du nombre de places dont disposent les foyers. En termes d’exécution, l’état des foyers n’est pas compatible avec un accueil de ces mineurs.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaite savoir si les conventions de partenariat entre les tribunaux judiciaires et les barreaux, préconisées par le garde des Sceaux, ont bien été conclues.

Lorsqu’une désignation est effectuée, est-elle réalisée d’office par le juge ou à la demande du président du département ?

Nous avons parlé du rôle de l’administrateur ad hoc. Je souhaiterais toutefois obtenir des exemples à l’échelle territoriale. Quel est l’état de la situation sur le terrain ? On constate que le système est à bout de souffle et que les droits des enfants sont souvent négligés.

Le discernement des enfants fait l’objet d’une appréciation incertaine par les juridictions. Par exemple, certains enfants de 8 ans sont jugés capables de discernement, mais ne bénéficient pas d’une assistance pour autant.

Mme Nawel Oumer. Je confirme l’existence d’une inégalité territoriale réelle concernant l’appréciation de la notion de discernement. Le décret du 2 octobre 2023, pris en application de la loi du 7 février 2022, a réintroduit cette notion dans le cadre des notifications des jugements. La difficulté réside dans le fait que le discernement est laissé à l’appréciation du magistrat, de même que le bénéfice éventuel d’un administrateur ad hoc et d’un avocat, ainsi que la notification du jugement.

Les pratiques varient considérablement selon les juridictions. Certaines juridictions fixent un âge de manière quelque peu arbitraire, même si ce terme paraît fort, car il est important de souligner que tous les juges des enfants sont profondément engagés dans leurs fonctions. Cependant, les décisions peuvent sembler manquer de fondement clair et reposent souvent sur une approche pragmatique visant à trouver une solution.

Par exemple, certaines juridictions ont décidé que les notifications se feraient à partir de l’âge de 13 ans pour les jugements. La notion de discernement pose problème car elle est appréciée par le magistrat à un moment qui peut parfois arriver trop tard. Cela est particulièrement problématique lorsqu’il s’agit de reconnaître le droit de bénéficier d’un avocat ou d’être considéré comme un acteur à part entière de la procédure, notamment pour la consultation du dossier.

La difficulté réside dans le moment où l’appréciation sera faite, mais elle concerne aussi les critères retenus et la manière dont elle sera débattue et communiquée à l’enfant. Par exemple, lorsque nous n’avons pas le temps de recevoir l’enfant en entretien individuel, ou lorsque nous manquons de temps pour expliquer une décision, sommes-nous en capacité d’apprécier son discernement ? Désormais, le décret prévoit que l’intégralité de la décision, donc toute la motivation du jugement, soit notifiée à l’enfant. Auparavant, seul le dispositif de la décision était notifié. Cela modifie l’office du juge.

La notion de discernement est nodale car elle conditionne les droits procéduraux et la manière de mener les débats. Elle influence l’approche retenue et doit être prise en compte dans l’évolution du dossier. De ce point de vue, cette notion, qui n’est pas définie par le législateur, constitue un aléa juridique et judiciaire. Le législateur a tenté de la définir en matière pénale dans le code de justice pénale des mineurs, mais pas en matière civile.

M. Arnaud de Saint-Rémy. Les chefs de juridiction, les barreaux et les bâtonniers tiennent particulièrement à organiser les interventions des avocats d’enfants dans le cadre de leurs missions. De plus en plus de conventions sont signées, notamment au travers des Claj. Ce dispositif a prouvé son efficacité en termes de formation, de permanence, de nombre d’avocats, de suivi et de respect.

Les juridictions respectent scrupuleusement le droit de suite pour les avocats, afin que celui qui intervient dans un dossier d’assistance éducative soit le même que lors de l’intervention précédente. Les juges sont particulièrement sensibles à cet aspect qui garantit un suivi continu.

Nous observons l’émergence de conventions s’inspirant de celle que nous avons proposée. Le CNB a en effet proposé un modèle de convention que les barreaux peuvent adopter pour l’intervention systématique de l’avocat en assistance éducative. Ces conventions sont adaptées localement en fonction des spécificités et des jours des audiences, et même des notions de discernement. Par exemple, une convention, rédigée très rapidement par le barreau et la juridiction de Bourges, constitue un véritable exemple d’efficacité dans ce domaine. Ces conventions fonctionnent, mais elles pourraient encore être améliorées en termes d’anticipation, dans le cadre de la politique menée par les juridictions en matière d’assistance éducative.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaite aborder la question de la protection de l’enfance et de la formation, notamment dans le cadre de l’assistance éducative. Dans les études des avocats, ce sujet est peu traité au fil des années, y compris dans les écoles du barreau. Il me semble, sauf erreur de ma part, que cette question des besoins fondamentaux des enfants est récente.

Dans cette commission d’enquête, nous constatons également que la question de la formation initiale et continue évolue. Ce que nous pensions il y a trente ans sur le développement de l’enfant, influencé par les neurosciences et les notions de besoin de sécurité et de développement, a changé. Les positions évoluent avec les connaissances, et les métiers, ainsi que la compréhension des enfants, doivent s’adapter. En protection de l’enfance, cela revêt une importance particulière, surtout pour ceux qui vont accompagner les enfants, comme les avocats. À ce titre, je souhaite savoir ce qu’il existe en matière de formation sur la compréhension des besoins fondamentaux des enfants, afin de les défendre et de comprendre les enjeux qui peuvent se nouer avec leur famille.

La protection de l’enfance a un accès très particulier à ce qui peut se jouer dans les relations entre l’enfant et sa famille. Cette dernière peut être maltraitante, mais, parfois, la situation est plus nuancée, avec des dynamiques toxiques. Quoi qu’il en soit, la connaissance de ces mécanismes est primordiale pour l’intérêt de l’enfant.

M. Arnaud de Saint-Rémy. Tout d’abord, il n’existe pas – et nous ne le souhaitons pas – d’école nationale du barreau. Il existe une École nationale de la magistrature (ENM), mais les spécificités locales justifient l’existence d’une quinzaine d’écoles d’avocats réparties sur tout le territoire français, en plus de l’École de formation professionnelle des barreaux (EFB) située à Paris.

Premièrement, concernant la formation initiale des avocats, il est important de noter que ce sujet n’est pas toujours au centre des préoccupations. Pour devenir avocat, il est nécessaire d’obtenir un master, ce qui implique une formation universitaire préalable qui enseigne les bases essentielles. Ensuite, l’école d’avocats intervient pour compléter cette formation. Cependant, il ne s’agit pas d’une école de spécialisation.

Des modules optionnels sont de plus en plus proposés dans le cadre de cette formation initiale. Dans le cadre du projet pédagogique individuel (PPI), les avocats peuvent choisir de se former à la prise en charge des enfants, par exemple en effectuant un stage dans une association, un service éducatif ou auprès d’une juridiction des mineurs, ce qui leur permet d’accumuler des « points de formation ».

Deuxièmement, je tiens à préciser qu’en tant qu’anciens bâtonniers, Mme Valentine Guirato à Bergerac et moi-même à Rouen, nous n’avons jamais rencontré de bâtonnier qui ne vérifie pas la formation initiale des avocats avant de créer un groupe de défense dédié aux droits des enfants. Cette formation initiale peut être contrôlée soit par le bâtonnier, soit par son délégataire.

La formation continue joue également un rôle crucial. En l’occurrence, les écoles d’avocats offrent une formation continue très variée. Les formations dispensées par l’ENM sont souvent enrichissantes, tout comme celles proposées par les instituts d’études judiciaires (IEJ).

Dans les Claj, il existe une obligation morale de former les avocats intervenant dans les dossiers d’assistance éducative. Lorsqu’un bâtonnier constate qu’un confrère ne possède pas le niveau requis, ce qui arrive très rarement, il lui demande de suivre une formation complémentaire.

De plus, il est impératif que la moitié de la formation annuelle soit dédiée à la mention de spécialisation. Ainsi, un avocat spécialisé en droit des enfants doit justifier que la moitié de son quota de 20 heures de formation annuelle est consacrée à cette spécialisation.

En définitive, nous sommes particulièrement friands de ces formations. Nous organisons également des colloques et le CNB propose des webinaires très suivis. Ces initiatives couvrent divers domaines, notamment les neurosciences ou le recueil de la parole de l’enfant. Chaque année, nous tenons les états généraux de la famille, incluant un atelier spécifique sur ce sujet. J’ai eu l’occasion d’animer cet atelier, mais mes obligations actuelles ne me le permettent plus. Quoi qu’il en soit, cet atelier attire toujours un grand nombre de confrères, très intéressés par ces thématiques.

Mme Nawel Oumer. Les universités forment des juristes, tandis que les écoles d’avocats forment des avocats. Le droit des mineurs et des enfants n’est pas encore surinvesti au niveau universitaire et de la recherche, même s’il gagnerait à l’être. En conséquence, le nombre de diplômes universitaires ou d’État consacrés à cette matière reste limité, ce qui montre qu’il y a encore une grande marge de progression.

La formation dans ce domaine intervient essentiellement dans le cadre de la formation continue. Pour être maintenus sur les listes des groupements d’avocats d’enfants, la plupart des barreaux exigent un certain nombre d’heures de formation continue obligatoire, soit 20 heures par an, dont une partie doit être dédiée à cette spécialité.

Il est important de noter que cette matière est particulière. Les magistrats, que vous avez auditionnés, revendiquent un office spécifique, différent de celui du magistrat classique qui tranche des revendications de parties. En effet, ce magistrat a la capacité exceptionnelle de statuer au-delà des demandes habituelles, ordonnant des mesures qu’il ne pourrait normalement pas prendre.

Ce débat judiciaire ne se limite pas à une recherche d’adhésion : il vise à construire quelque chose de plus vaste, impliquant un travail collectif. Nous gagnerions tous, et les enfants en premier lieu, à ce que cette recherche de construction, de collaboration et de regards croisés soit intégrée dès le stade de la formation. Lors d’une formation destinée aux magistrats, à laquelle j’ai participé l’année dernière, j’ai constaté une méconnaissance significative de nos métiers respectifs. Cette formation réunissait des juges des enfants, des juges aux affaires familiales, ainsi que des procureurs spécialisés dans les affaires de mineurs. Certains participants ne comprenaient pas bien notre rôle en tant qu’avocats d’enfants, que ce soit dans les affaires familiales pour les auditions d’enfants ou dans l’assistance éducative.

Il est évident que nous gagnerions à améliorer cette compréhension mutuelle. Malheureusement, ce domaine reste marqué par des pratiques anciennes et un cloisonnement persistant, ce qui affecte les procédures. Par exemple, le respect du contradictoire en matière d’assistance éducative est souvent négligé. Les avocats et les parties ne reçoivent pas systématiquement les rapports établis par les services, qu’il s’agisse des rapports d’évaluation à l’ouverture de la mesure ou des rapports d’étape et de bilan. Cette situation est unique, car dans les autres procédures, qu’elles soient civiles, commerciales ou autres, les rapports d’experts sont toujours communiqués à l’ensemble des parties.

Je pense qu’une attention particulière à la formation, au partage et à l’analyse des pratiques serait bénéfique. Une réflexion partagée sur nos pratiques respectives est essentielle, car nous concourons tous, à nos places respectives, à nourrir la réflexion de la juridiction. Nous ne sommes ni des éducateurs, ni des travailleurs sociaux, ni des magistrats, mais chacun de nous contribue à trouver des solutions pour mettre fin aux causes du danger, premier objectif de la saisine d’un juge des enfants.

Ce travail sera d’autant plus bénéfique que nous constatons que le contentieux familial déborde de plus en plus sur le travail d’assistance éducative. Lorsque les parties n’obtiennent pas satisfaction devant le juge aux affaires familiales, elles se tournent vers le juge des enfants, même si ce dernier n’est pas compétent pour traiter les mêmes aspects que le juge aux affaires familiales.

Ce phénomène illustre une tendance générale où les espaces de régulation intermédiaires dans notre société, qu’il s’agisse de la santé ou de l’éducation nationale, sont sollicités. Un proverbe dit : « il faut un village pour élever un enfant ». Ce principe, appliqué à notre société, montre que tous les acteurs de l’intermédiation et de la régulation sont mobilisés.

La justice se retrouve en bout de chaîne. En interne, le juge des enfants se voit confier des dossiers qui auraient pu être régulés plus en amont. Il est donc essentiel de trouver des espaces et des moyens de formation permettant des regards croisés et la création d’une culture commune. Cela serait bénéfique pour tous les acteurs impliqués.

  1.   Audition de M. Gautier Arnaud-Melchiorre, auteur du rapport « À (h)auteur d’enfants », remis en novembre 2021 au secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles (mardi 4 juin 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Chers collègues, nous reprenons les travaux de notre commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance. Nous recevons M. Gautier Arnaud Melchiorre, auteur du rapport « À (h)auteur d’enfants », remis en novembre 2021 au secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles.

Durant six mois, vous avez rencontré plus de 1 500 enfants protégés de tout âge et dans différents lieux d’accueil, dans plus de quinze départements, pour recueillir leur parole. Votre rapport établit une sorte de photographie de l’aide sociale à l’enfance (ASE) à partir de la perception qu’ont les enfants de leur accompagnement, de leur parcours et de leur réalité. Vous allez donc pouvoir éclairer notre commission d’enquête sur les dysfonctionnements de la politique de protection de l’enfance identifiés dans votre rapport.

Je vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Gautier Arnaud-Melchiorre prête serment)

M. Gautier Arnaud-Melchiorre, auteur du rapport « À (h)auteur d’enfants ». Je vous remercie de vous intéresser à la protection de l’enfance et d’avoir décidé de lancer une commission d’enquête sur ce sujet. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je tiens à saluer tous les travailleurs sociaux qui réalisent un très bon travail, ainsi que tous les enfants ont pu l’exprimer au cours de ma mission. Néanmoins, il existe des dysfonctionnements, que la mission que j’ai conduite a pu observer lors de ses déplacements dans une quinzaine de départements. La plupart de ces derniers nous ont d’ailleurs réservé un bon accueil, même si certains ont refusé de nous recevoir. La majorité des départements a essayé de nous présenter, à chaque fois, un panel le plus large possible des modes d’accueil, y compris les pouponnières, en respectant la trame que j’avais construite auparavant pour préparer les visites.

À ce sujet, il existe une réelle difficulté chez les professionnels des pouponnières, qui ne sont pas forcément des professionnels de la protection de l’enfance, mais des auxiliaires de puériculture ou des puéricultrices, et n’ont pas bénéficié à ce titre d’une formation adaptée et spécifique pour répondre à certaines problématiques qui touchent des bébés. Dès le début de la mission, j’ai informé la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) que lorsque je me rendais dans les pouponnières, les professionnelles m’indiquaient être en grande difficulté. Elles sont confrontées à une augmentation du nombre de bébés accueillis qu’elles n’arrivaient pas toujours à prendre en charge dans de bonnes conditions.

La principale recommandation concerne la nuit, qui n’est pas suffisamment évoquée. En effet, en matière de protection de l’enfance, rien ne pourra s’améliorer tant que les enfants ne dormiront pas bien la nuit. Tant que les enfants ne se sentiront pas en sécurité, ils ne pourront pas suffisamment dormir pour bien grandir et aller à l’école. Or le moment de la nuit, où il se passe des choses parfois terribles, a, pour des motifs peut-être économiques, été désinvesti du champ éducatif.

Mon engagement et ma mission n’ont jamais eu pour objet de jeter l’opprobre sur la protection de l’enfance. Cependant, il est indéniable qu’au cours de ma mission, un grand nombre de personnes – parfois de très jeunes enfants, beaucoup d’adolescents ou de jeunes majeurs – ont pu nous confier qu’ils avaient été victimes d’agressions sexuelles dans les établissements. À ce sujet, il est parfois difficile pour les professionnels d’établir une frontière entre ce qui relève du « touche-pipi » et ce qui appartient au registre de l’agression sexuelle. Dans un établissement qui a ensuite fait l’objet d’un signalement à la suite de mon passage et du témoignage de nombreux petits garçons, la directrice atténuait les faits en parlant précisément de simple « touche-pipi ». Pire encore, le directeur général de cette association « la Sauvegarde », devant mon indignation face à la situation de l’établissement, m’a répondu que je n’étais choqué que parce que j’avais dû être moi-même un enfant confié à l’ASE.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Où ces faits se sont-ils déroulés ?

M. Gautier Arnaud-Melchiorre. Ils ont eu lieu en Loire-Atlantique, département qui avait refusé d’accueillir la mission ; l’association « la Sauvegarde » m’avait finalement accueilli. Je ne peux pas évoquer ces faits plus longuement, dans la mesure où ils font actuellement l’objet d’une enquête judiciaire. Cette euphémisation de situations dramatiques existe bien ; nombre de jeunes majeurs me l’ont confirmé. En résumé, la nuit doit faire l’objet d’une attention majeure. À l’heure actuelle, les surveillants de nuit ne sont pas formés pour recueillir la parole de ces enfants.

Ensuite, je crois que votre commission aurait tout intérêt à appréhender les enjeux à travers le prisme des droits de l’enfant. Ces petits droits du quotidien, de la vie de tous les jours, sont loin d’être anecdotiques. À travers eux, on fait découvrir à l’enfant qu’il est un sujet de droit ; on lui apprend à être un acteur de ses propres droits et à les exercer. Cette vision constructive ne peut être que vertueuse, car elle permet de regarder l’avenir et de remettre parfois en question des pratiques.

Les enfants que la mission a interrogés partagent tous une demande principale : avoir une enfance normale. À certains égards, l’administration et le législateur sont ainsi responsables de certains dysfonctionnements. Les mots subsistent : on parle encore de « placement » ou d’anciens « enfants placés ». Lors des débats ayant précédé l’adoption de la loi du 5 mars 2007, une parlementaire avait demandé par amendement le retrait du mot « placement » du code de l’action sociale et des familles. La rapporteure du texte, Mme Valérie Pécresse, avait refusé cette modification, considérant que cela serait trop compliqué. Néanmoins, le terme de « placement » exprime réellement des dysfonctionnements, qui stigmatisent la vie de l’enfant. Cela peut paraître anecdotique, mais je pense par exemple aux logos sur les camionnettes qui conduisent ces enfants à l’école et qui les stigmatisent. Il ne coûte rien aux législateurs, aux administrations et aux départements de modifier le lexique désuet qui s’applique toujours à la protection de l’enfance.

L’enfant n’est malheureusement pas toujours un sujet de droit. Je pense notamment à une lettre que j’ai reçue d’un jeune garçon qui me disait : « Je voudrais que le juge m’écoute à propos des visites avec ma maman. Il me force à aller en visite avec maman ». Il ne s’agit pas d’opposer les parents aux enfants, mais de se dire que le droit de visite n’est peut-être pas prévu que dans l’intérêt des parents. Si l’enfant est pleinement sujet de droit, il a le droit de refuser.

S’agissant de la question du quotidien, j’en suis arrivé à élaborer une théorie, « la théorie du radis ». Je m’explique : quand on visite un établissement de protection de l’enfance, on vous montre un parterre où des radis sont cultivés par les enfants, mais ceux-ci n’ont pas le droit de les manger, au même titre que les œufs des poules qu’ils élèvent. Parce que la protection de l’enfance dysfonctionne, on a ainsi tendance à toujours vouloir rajouter des normes qui viennent enserrer la vie de l’enfant. Or, un éducateur a besoin de souplesse pour pouvoir s’adapter à la réalité d’un enfant. Il s’agit d’accepter le risque, d’accompagner un éducateur qui agit dans l’intérêt de l’enfant. De fait, les professionnels ont pu exprimer au cours de la mission qu’ils étaient paralysés par des organisations administratives hiérarchisées qui les empêchent finalement d’être force de proposition.

Dans le questionnaire que vous m’avez adressé, vous m’interrogez notamment sur le devenir de la charte qui a été rédigée par les enfants. La charte a disparu avec le changement de gouvernement. Au sujet de cette charte, de nombreux enfants interrogés demandaient ainsi un « droit » à être en colère et à être pardonnés. Cette question de la colère me permet d’évoquer celle de la pédopsychiatrie. Je ne suis pas pédopsychiatre, je ne suis pas médecin, je suis juriste de formation. Mais quelque chose m’interroge : quand un adolescent ne va pas très bien parce qu’il a été victime de maltraitance, qu’il s’énerve et qu’il casse une porte, du point de vue de l’ordre public, il commet une infraction pénale. Mais si nous nous plaçons à hauteur d’enfant, ne pouvons-nous pas nous dire qu’il est encore heureux qu’il soit suffisamment en vie pour être en colère et avoir envie de casser cette porte ?

Le droit à la colère ne consiste pas à inviter tous les jeunes à casser des portes, mais doit permettre de réfléchir à la manière de donner aux professionnels des outils pour qu’ils puissent accompagner l’expression des émotions et des troubles du comportement qui ne relèvent pas tous du champ de la pédopsychiatrie. Parmi ces outils, l’un d’entre eux n’est pas suffisamment priorisé : l’accès à la culture, à la littérature, aux arts. Cet accès à la culture, cette volonté exprimée par Condorcet de rendre la raison populaire constituent l’essence même de notre idéal républicain. La République n’est pas qu’un projet politique, c’est un ensemble de valeurs, un idéal pour permettre l’émancipation individuelle et à chacun de se forger son opinion. On dit souvent que les enfants de la protection de l’enfance présentent des troubles, mais peut-être faudrait-il aussi s’interroger sur les causes et les réponses qui y sont apportées. En stigmatisant leur vie, en ne leur permettant pas d’aller à l’anniversaire d’un camarade, en les enfermant dans un langage, l’institution ne crée-t-elle pas elle-même un trouble, ou plutôt ne renforce-t-elle pas des troubles qui préexistent ?

Enfin, deux autres thématiques me semblent essentielles. Je pense d’abord à la question des droits et du quotidien, qui me semble être problématique. La chambre de l’enfant doit être envisagée comme un domicile ; on n’y entre pas de n’importe quelle manière. Je pense ensuite à celle de la laïcité, qui ne s’applique qu’aux agents, mais pas aux mineurs. Si les mineurs ont envie de pratiquer une religion, s’ils ont envie d’avoir un régime alimentaire particulier en lien avec leur culture et leurs croyances, avons-nous le droit de leur opposer la laïcité ? S’ils sont pleinement sujets de droit, ne devons-nous pas leur permettre de pratiquer leur religion, dans le respect des autres ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Notre commission d’enquête porte sur les manquements des politiques publiques dans le domaine de la protection de l’enfance et a pour objectif de tracer des voies d’amélioration. Il ne s’agit pas d’une commission de réparation, même si elle pourra effectuer des demandes en ce sens.

Quand le secrétaire d’État Adrien Taquet vous a remis votre lettre de mission, nous étions à l’époque ravis. Vous avez rendu vos travaux à une date symbolique, celle du 20 novembre 2021. Il s’agit bien d’une lettre de mission et non d’un nouveau rapport destiné à s’ajouter à tous ceux déjà écrits sur la protection de l’enfance. Cette mission a donné lieu à des préconisations vis-à-vis d’enfants sujets de droit. Que sont devenues les préconisations de votre rapport, au-delà de la charte que vous venez d’évoquer ? Quel discours vous a-t-on tenu lors de sa remise ? Quelles ont été les réalisations concrètes découlant de vos préconisations ?

Votre version m’intéresse particulièrement. En effet, ce rapport présentait la singularité de se fonder sur la parole des jeunes qui ont été interrogés. Il est essentiel que cette parole soit suivie d’actes. Or il me semble que cela n’a pas été le cas et j’aimerais être éclairée sur ce sujet avant de vous poser d’autres questions.

M. Gautier Arnaud-Melchiorre. Un grand nombre de professionnels de terrain ont profité de ce rapport pour questionner leurs pratiques. De fait, il est étonnant de constater que ces professionnels ont davantage mis en œuvre le rapport que les autorités qui l’ont commandé. Je ne parle pas du secrétaire d’État Adrien Taquet, puisqu’il avait établi une seconde mission qui consistait à promouvoir la diffusion du rapport, mission qui avait été confiée à l’association La Voix de l’enfant, avec laquelle j’ai pu avoir certaines divergences concernant l’avenir du rapport.

À chaque enfant qui a pris la parole, j’ai indiqué que ses propos seraient pris en compte, que des réponses seraient apportées. Les enfants ont adhéré à cette idée ; ils se sont livrés, se sont confiés. À Rouen, j’ai croisé l’ancienne ministre, Mme Charlotte Caubel, que j’ai interrogée, car je souhaitais qu’elle mette en œuvre le rapport, pour les enfants. Quand je lui ai demandé ce qu’elle comptait faire du rapport, elle m’a répondu : « Je le conserve très précieusement sur une étagère de mon bureau pour qu’il puisse m’inspirer ». Elle ne m’a jamais reçu. Pourtant, certaines recommandations étaient simples à mettre en œuvre. Par exemple, j’avais demandé à la direction générale de la santé (DGS) d’établir un protocole de visites importantes pour chaque enfant au cours de son enfance – c’est assez simple à réaliser pour des spécialistes. En effet, certains enfants n’arrivent pas à suivre les cours d’école simplement parce qu’ils ne voient pas bien, mais personne ne s’en est rendu compte. D’autres éprouvent des problèmes d’élocution ou de mastication parce qu’ils souffrent des dents.

J’ai beaucoup axé mes travaux sur la prévention et l’accès à la santé. Or ces aspects ne sont pas connus des enfants et pas toujours perçus par les professionnels de la protection de l’enfance. Certains ne savent pas, par exemple, à quelle fréquence il est nécessaire d’aller chez un dentiste. De la même manière, dans les territoires, le rôle du référent ASE est traité de manière disparate. En effet, chaque département peut décider ce qu’il veut dans ce domaine ; il n’existe pas de cadre commun.

Au-delà de ce rôle mal défini, peut-être votre commission d’enquête pourrait-elle auditionner des enfants ? Lors de ma mission, lorsque je les voyais au ministère après les avoir rencontrés sur leur lieu d’accueil, je leur présentais la carte de France et leur expliquais ce qu’était un département. Je leur détaillais également le rôle du président de département et ses responsabilités à leur égard. À ce moment-là, leurs exigences vis-à-vis des référents ASE n’étaient plus les mêmes. Cependant, dans certains territoires, il n’existe pas de distinction entre le professionnel qui représente le département comme employeur du référent ASE, en raison de moyens insuffisants. Dans ce cas, le même agent du département est à la fois l’autorité hiérarchique ou l’accompagnant de la famille d’accueil, mais aussi le référent ASE de l’enfant. Comment est-il possible de concilier ces deux rôles ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Le département de l’Isère a mis en place une cellule départementale d’inspection. Pouvez-vous nous en dire plus ? S’agit-il d’une bonne initiative qu’il faudrait dupliquer ?

Ensuite, la recentralisation de l’ASE est aujourd’hui mise en avant par certains. Quelle est votre opinion à ce sujet, en tant qu’acteur de longue date de la protection de l’enfance ? Par ailleurs, dans votre rapport, vous avez notamment indiqué que les enfants devraient être accueillis selon un modèle ressemblant à une maison ou dans de petites unités d’accueil. Or j’ai constaté que souvent, les structures d’accueil n’avaient pas changé en quarante ans. Lors de vos visites dans les quinze départements, avez-vous plutôt observé des grandes structures accueillant des enfants de 0 à 18 ans ou des modèles de type petite maison ?

M. Gautier Arnaud-Melchiorre. La cellule d’inspection du département de l’Isère ne s’intéresse pas qu’à la protection de l’enfance, mais à tout ce qui relève du champ de l’action sociale. Elle ne relève pas de la direction chargée de l’enfance et des familles, mais de la direction générale des services ; elle est donc indépendante dans son fonctionnement.

Ensuite, lorsque je les ai interrogés, les professionnels m’ont répondu qu’ils ne sont pas défavorables aux inspections, à condition que celles-ci ne portent pas uniquement sur les lignes comptables ou d’autres modalités de sécurité. Bien souvent, ces inspections s’intéressent peu au travail des professionnels à proprement parler. Or ceux-ci souhaiteraient que ces inspections permettent de les valoriser. De plus, ils sont aussi en attente d’un regard extérieur qui puisse leur donner des clefs pour avancer, face aux difficultés auxquelles ils sont parfois confrontés.

Dans mon rapport, je souligne qu’à force de se concentrer sur « l’économie générale de l’accueil », on manque parfois l’essentiel, c’est-à-dire que les enfants soient heureux où ils sont, même si d’autres aspects matériels sont perfectibles. À ce sujet, votre commission pourrait auditionner avec intérêt Mme Gwenaëlle Fiori, que j’ai rencontrée dans le Vaucluse. En effet, dans ce département, j’ai pu visiter un établissement qui était à mon sens parfait, d’autant plus qu’il n’était pas totalement prévenu de ma venue. Or quelques années auparavant, cet établissement présentait un fonctionnement catastrophique, jusqu’à ce que cette agente du département retravaille l’ensemble du projet avec les équipes. En conséquence, elle dispose d’une grande expérience professionnelle, qu’elle pourrait partager avec vous.

Ensuite, je serais favorable à la recentralisation si j’étais convaincu qu’elle permettrait de changer la situation pour les enfants. Je rappelle en effet que si la recentralisation ne constitue pas une mauvaise idée en elle-même, le secteur est porté par les associations. Ensuite, le continuum entre prévention et protection me semble incontournable. Si l’on recentralise, peut‑être à juste titre, l’accompagnement des enfants confiés à l’ASE dans le cadre d’une mesure judiciaire, que ferons-nous de l’enfant qui bénéficie d’une mesure administrative ? Le lien qui aurait pu être tissé avec une famille pourrait ainsi être interrompu si l’on passe à une autre forme d’accompagnement, sous l’égide de l’État. Plus largement si la protection de l’enfance est ôtée aux départements, que leur restera-t-il ? Je rappelle en effet qu’il s’agit d’une de leurs missions principales. Mais il est exact que la qualité de la prévention est assez disparate selon les territoires, en fonction des ressources des départements.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je vous remercie pour votre intervention ; j’ai bu vos paroles. J’ai compris que, pour vous, le principal objectif consistait à s’intéresser à l’enfant en tant que sujet. Ces mots sont très importants. En effet, l’enfant doit avant tout se sentir considéré dans ses besoins, y compris dans la colère. J’espère que nous, députés membres de cette commission d’enquête, pourrons tirer les enseignements de vos travaux.

Vous avez estimé que l’enfant n’est pas reconnu comme sujet. Je le confirme : lorsque j’étais avocate, j’ai rencontré des enfants qui se plaignaient de ne pas être parties au procès en matière civile. Ne faudrait-il pas leur donner ce statut de sujet pouvant s’opposer à une décision judiciaire et ainsi estimer que leur consentement est important ? En effet, il me semble nécessaire de conduire une réflexion dans ce domaine, afin qu’ils puissent éventuellement s’opposer à des visites qui les feraient souffrir.

Ensuite, je partage complètement les propos que vous avez tenus concernant la nuit. Il est très important, pour l’équilibre des enfants, qu’ils se sentent en sécurité et, effectivement, de ne pas se voiler les yeux sur de possibles agressions, soit entre enfants, soit par un adulte. Il est tout autant exact qu’un veilleur de nuit n’est pas formé à s’occuper des enfants. Que pensez‑vous de doter les parlementaires d’un droit de visite inopinée ? S’agit-il selon vous d’une bonne ou d’une mauvaise décision ? Enfin, parmi les enfants que vous avez auditionnés, certains se sont-ils plaints que leur parole n’était pas assez prise en compte, notamment dans le cadre de démarches judiciaires ?

M. Charles Fournier (Écolo-NUPES). Je vous remercie pour vos paroles authentiques et pour la singularité de votre rapport. Celui-ci fait d’ailleurs écho à la démarche de l’association des Oubliés de la République, qui propose à chaque député de participer à l’opération « Chaque pas compte ». Elle consiste notamment à discuter régulièrement dans l’année avec des jeunes issus de l’ASE ou des oubliés d’une façon générale. J’ai le plaisir d’y participer dans ma ville et j’y retrouve un grand nombre des éléments dont vous avez fait mention.

Votre rapport concerne des paroles d’enfants, qu’il n’est pas toujours simple de transformer en préconisations. Cependant, vous y évoquez aussi la question des mesures judiciaires, du rôle du juge et de l’avocat. De multiples exemples sont évoqués pour regretter le manque d’écoute des avocats et des magistrats. Pouvez-vous développer un peu plus ces aspects ? Estimez-vous nécessaire que des avocats spécialisés soient systématiquement mobilisés ?

Enfin, à la fin de votre rapport, vous évoquez la question des sorties, sujet qui me semble essentiel. Nous savons en effet que les enfants issus de l’ASE sont surreprésentés dans les jeunes à la rue, soit environ 16 %. Je me suis beaucoup mobilisé sur cette question, mais j’ignore si vous avez pu rencontrer de nombreux jeunes majeurs susceptibles d’apporter leurs témoignages. Cet aspect me semble en effet particulièrement problématique. Quand l’État se substitue dans toutes ses dimensions au rôle des parents, il devient plus maltraitant. Pouvez‑vous évoquer cet aspect ?

Mme Christine Le Nabour (RE). Je vous remercie à mon tour pour votre témoignage. Je souhaite évoquer les contrôles effectués dans les familles d’accueil. Je me souviens ainsi avoir reçu une famille d’accueil qui avait été obligée de changer un enfant de chambre, car celle qu’il occupait était un mètre carré trop petite, alors même que l’enfant s’y plaisait bien. Certains départements déploient-ils des pratiques innovantes ? Certains territoires écoutent-ils davantage l’enfant ? Les personnes qui y effectuent les contrôles sont-elles appuyées par des professionnels formés ?

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Vous avez évoqué la question de l’institution, qui peut engendrer des troubles par différents types de privations et d’absences de considération de l’enfant. Nous recevons malheureusement des retours plus graves concernant des violences, notamment dans le cadre des maisons d’enfants ou des foyers, des structures collectives. Dans ce cadre, il ne s’agit plus de petites privations du quotidien, mais d’une exposition à des profils d’enfants violents, en raison des contraintes d’accueil, notamment d’accueil en urgence. Simultanément, les éducateurs sont de moins en moins formés. Lors des travaux préparatoires à votre rapport, avez-vous été alerté sur des comportements de ce genre, dont nous entendons malheureusement les échos ?

S’agissant de la recentralisation, j’ai particulièrement apprécié le risque que vous avez pointé de rupture de continuum entre prévention et politique sociale. De notre côté, nous observons également que les décisions de justice ne sont pas forcément appliquées et que les juges ne disposent pas forcément de suivi sur l’exécution effective de leurs mesures. De même, le volet sanitaire peut faire défaut en raison du manque immense de pédopsychiatres. Il apparaît en effet que de nombreux enfants, apparemment placés dans les institutions, présentent de plus en plus de troubles psycho-cognitifs.

Enfin, il convient évidemment de mentionner la question épineuse des financements des départements, dans la mesure où il leur est plus difficile que l’État de s’endetter.

Quelle est votre position sur ces différents sujets ?

M. Hervé Saulignac (SOC). Je vous remercie pour la clarté de vos propos. Vous avez conduit un travail de terrain. Vous avez recueilli la parole des enfants, mais vous avez aussi fréquenté de nombreux départements. Avez-vous constaté des disparités flagrantes entre départements dans les politiques mises en place en faveur de la protection de l’enfance ? Pouvez-vous également commenter ces disparités ?

Ensuite, dans vos recommandations, vous évoquez la nécessité de lutter contre les violences institutionnelles. Pouvez-vous nous préciser de quelles violences il s’agit ?

Enfin, vous préconisez de mieux préparer les enfants à l’autonomie du quotidien. Selon vous, en sortie d’ASE, l’impréparation condamne-t-elle des enfants à l’échec au moment de leur entrée dans l’autonomie ?

M. Gautier Arnaud-Melchiorre. Vous m’avez notamment interrogé sur le rôle de l’avocat. Dans mon rapport, je me suis efforcé de reproduire le plus fidèlement possible les propos des enfants interrogés. Ma position personnelle sur la place de l’avocat diffère de celle que j’ai pu retranscrire dans le rapport. En effet, lorsque je leur demandais s’ils voulaient un avocat, la première réaction des enfants était de dire qu’ils n’en avaient pas besoin, parce qu’ils n’avaient rien commis de répréhensible. Ensuite, je leur expliquais qu’ils avaient des droits – ce qu’ils ignoraient – et que les avocats avaient pour fonction de les protéger. Dans ce rapport, j’ai ainsi voulu indiquer que si les enfants avaient bénéficié auparavant d’une meilleure information sur le rôle de l’avocat et sur ce qu’il pouvait apporter, leurs réponses auraient sans doute été différentes.

Dans le domaine de la protection de l’enfance, on a souvent tendance à réfléchir de manière manichéenne, selon des mouvements de balancier. Aujourd’hui, on estime par exemple qu’il ne faut absolument pas séparer les fratries, mais il faut nuancer cette vision, en réfléchissant au cas par cas. Il faudrait que l’avocat soit effectivement plus présent et peut-être obligatoirement désigné en tant que spécialiste, mais en laissant le choix à l’enfant de décider s’il veut y recourir ou non.

Quoi qu’il en soit, il convient d’approfondir la réflexion sur la présence de l’avocat en matière d’assistance éducative, surtout dans les cas de violences. Les situations divergent tellement, entre une famille en situation de très grande précarité, mais qui n’est pas malveillante, et une autre où le père est incestueux et la mère ferme les yeux. Il n’existe pas de bonne ou de mauvaise réponse dans l’absolu, mais il est certain que l’avocat doit être plus présent, au moins pour informer les enfants, mais aussi les professionnels, qui ne savent pas eux-mêmes qu’un enfant doté de discernement peut avoir un avocat s’il en fait la demande.

Ensuite, vous avez estimé que le législateur devrait mener une réflexion complète sur le contenu de l’autorité parentale. Je ne dispose pas de réponse définitive en la matière, mais il existe bien là un véritable enjeu de société concernant les contours de la parentalité. Je vous laisse souverainement apprécier cette question, mais il est exact que ce débat n’est pas souvent conduit, ce qui peut placer en difficulté la protection de l’enfance, dans la mesure où sa mise en œuvre reflète les choix et tolérances de la société. De même, l’autorité parentale renvoie aussi à l’intime. Revient-il au législateur de déterminer ce qu’est un bon ou un mauvais parent ? Il me semble nécessaire de mener un débat sérieux pour approfondir ce sujet et y apporter des réponses.

En outre, les enfants qui ont le plus évoqué les violences institutionnelles n’étaient pas dans des lieux d’accueil collectif, mais le plus souvent dans des familles d’accueil. Ici aussi, il importe de ne pas généraliser. J’ai rendu par exemple visite à des familles d’accueil formidables, dans lesquelles les enfants étaient heureux. Cependant, de nombreux jeunes majeurs ont témoigné de violences liées à des différences de traitement par rapport aux propres enfants de la famille d’accueil. Cela ne signifie pas que les violences n’existent pas dans les structures collectives, mais celles-ci permettent néanmoins une circulation des acteurs et donc une détection plus rapide des situations de violence. D’autres enfants sont capables de me parler de leur « prix de journée », c’est-à-dire de ce qu’ils coûtent aux familles d’accueil, ce qui signifie qu’on leur en parle.

Vous m’avez également interrogé sur l’accueil dans les maisons et les petits lieux. Je pense que votre commission d’enquête devrait également s’intéresser aux lieux de vie, dont le régime juridique n’est pas celui des maisons d’enfants à caractère social (Mecs). Certains lieux de vie fonctionnent très bien. Mais il existe également des personnes qui profitent du système et qui maquillent des Mecs en lieux de vie, en en positionnant plusieurs, proches les unes des autres, sur un même territoire. De ce fait, certaines associations ne supportent pas les charges financières qui incombent aux Mecs et prennent en charge des adolescents plus complexes, ce qui leur permet d’émettre des factures plus importantes.

En résumé, s’agissant des lieux de vie, il existe de très belles initiatives, qui tiennent à la qualité des personnes qui sont présentes sur place, notamment la nuit.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. À quels « profiteurs » faites-vous allusion ?

M. Gautier Arnaud-Melchiorre. Je pense par exemple au réseau La Bonde, qui déploie trois lieux de vie peu éloignés, ce qui ressemble à un accueil de Mecs déguisé. Il importe donc d’accorder une attention particulière aux lieux de vie, sans pour autant établir un cadre complètement restrictif qui viendrait éroder les belles initiatives qui peuvent voir le jour. Deux lieux de vie m’ont particulièrement plu : la maison des lézards à Nîmes et un lieu de vie près d’Angers, une maison accueillant des enfants souffrant de troubles du neuro‑développement. Dans cette maison, il existe par exemple dans le jardin un petit espace carré dans lequel les enfants peuvent exprimer leur colère et dire des gros mots.

Par ailleurs, il n’existe pas vraiment de grandes disparités entre territoires lorsque l’on s’intéresse à la vie de l’enfant dans son quotidien. Les Mecs de Caen et d’Avignon sont confrontées aux mêmes difficultés dans le quotidien de l’enfant. En revanche, j’ai pu observer de grandes disparités dans le cadre de la sortie des dispositifs de l’ASE. Certains territoires investissent ainsi sur ses sorties, quand d’autres n’y prêtent pas vraiment attention. Les disparités sont aussi intra-territoriales, au sein d’un même département. Par exemple, les enfants ont souvent indiqué que lorsqu’ils étaient accueillis dans une petite maison, ils se sentaient mieux. Je rappelle que certains établissements accueillent par exemple plus de 100 enfants. Dans ce cadre, l’écran associatif pourrait sans doute jouer un rôle utile. En effet, le référent ASE est là pour veiller au projet de l’enfant, et non pour représenter le département en tant qu’employeur. Lorsque l’écran associatif existe, il permet à une association spécialisée d’accompagner les familles d’accueil et, partant, de bien distinguer les rôles.

En revanche, j’ai été frappé par le fait que certaines familles d’accueil sont spécialisées dans l’accueil d’urgence, en comparaison avec des familles « classiques ». J’ai interrogé les familles d’accueil spécialisées, qui m’ont indiqué que leur rôle consiste à observer l’enfant et à formuler des recommandations sur le meilleur accueil possible. Mais les délais administratifs et les méandres de la vie étant ce qu’ils sont, un enfant peut rester plus d’un an dans une famille d’accueil d’urgence, avant qu’il n’aille dans une autre famille d’accueil. Dans ces circonstances, comment s’étonner ensuite que l’enfant finisse par « exploser » et ne plus accorder sa confiance ? En résumé, plus les rôles sont spécialisés, plus la situation peut être compliquée.

Dans le rapport, au sujet de l’accueil et de son inconditionnalité, je me demande si l’enfant doit être celui qui, dans son quotidien, porte la responsabilité du dysfonctionnement de l’organisation. Les grands établissements d’urgence ne dysfonctionnent pas tous. Des enfants peuvent s’y sentir bien, mais on leur a indiqué qu’ils ne pourraient pas y rester, car il s’agit d’une solution supposément temporaire. De fait, il est frappant de voir que dans les établissements d’urgence, les chambres d’adolescents ne sont pas décorées, dans la mesure où ils attendent qu’on leur dise où ils iront finalement. Mais comme il n’existe pas de place ailleurs, les adolescents ne partent pas et s’attachent aux éducateurs. Ceux-ci sont placés en porte-à-faux car ils savent que ces enfants peuvent partir du jour au lendemain si une place devait finalement se libérer ailleurs. À un moment donné, il faudrait permettre à l’enfant d’exercer un recours, en tant que sujet de droit. S’il se sent bien quelque part, ce n’est pas à lui, mais à l’administration de s’adapter.

Enfin, je ne peux que vous inviter à établir un droit de visite, dans la mesure où la représentation nationale doit aller à la rencontre des enfants, que vous pouvez par ailleurs inviter à l’Assemblée nationale.

  1.   Audition de la professeure Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn (mardi 4 juin 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête avec l’audition de la professeure Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn, maison des adolescents de l’hôpital Cochin. Madame la professeure, vous accueillez dans votre service des adolescents et des familles à qui vous proposez des soins adaptés après une évaluation de leurs besoins, dans une approche pluridisciplinaire. À partir de votre expérience professionnelle, vous allez pouvoir éclairer nos travaux sur le suivi pédopsychiatrique dont bénéficient les jeunes faisant l’objet d’une mesure de placement, ainsi que sur les dysfonctionnements que vous identifiez dans la prise en charge de la santé mentale de ces enfants et adolescents.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera disponible à la demande. Enfin, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Marie-Rose Moro prête serment.)

Mme Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn. Je vous remercie de m’accueillir aujourd’hui. Je suis psychiatre de bébés, d’enfants et d’adolescents. La Maison de Solenn accueille d’ailleurs ces trois populations, et non uniquement les adolescents. Par ailleurs, j’ai conservé une activité avec les familles migrantes à l’hôpital Avicenne, où je travaillais au préalable en tant que cheffe de service. J’ai donc la chance d’intervenir sur deux territoires, de cerner les forces, mais aussi les difficultés de ce sujet, c’est-à-dire la bonne évaluation et prise en charge des enfants, dans leur intérêt.

D’une manière générale, ces enfants placés et ces familles cumulent une série de vulnérabilités, qui nous obligent à une grande rigueur pour bien les aider. Ces derniers temps, j’ai été confrontée à des situations difficiles qui conjuguent deux impératifs. D’abord, il s’agit d’agir le plus tôt possible : quand nous prenons en charge des bébés, des enfants, des adolescents qui se développent, nous agissons à la fois maintenant en diminuant une souffrance, en prenant une décision de protection, mais aussi pour l’avenir. Dès lors, si cette action n’est pas conduite dans la bonne temporalité, il faudra, plus tard, en traiter les conséquences, ce qui correspond à une forme de « double peine ». La question de la temporalité est donc très importante.

L’autre impératif concerne la pluridisciplinarité. J’agis sur la souffrance psychologique des enfants et des familles. Mais il faut également s’occuper du corps de ces enfants, de l’école, des lieux où ils vivent et même éventuellement de ce qu’ils mangent. En résumé, cette action doit être pluridisciplinaire ; elle suscite des interdépendances entre les différents acteurs, dont le juge des enfants, l’avocat, l’éducateur, le travailleur social, l’infirmière, le médecin, le psychiatre, l’enseignant. Lorsque nous parvenons à bien protéger ces enfants, les consoler puis les soigner, voire les guérir dans certains cas finalement assez nombreux, nous obtenons des résultats grâce à la mise en œuvre de l’ensemble des dispositifs. En agissant seuls, nous ne pouvons y arriver et nous ne menons pas une action de santé publique permettant de modifier le destin d’un enfant.

J’insiste particulièrement sur cette interdisciplinarité : si un seul des maillons manque ou est mis en difficulté, l’ensemble de la chaîne s’en trouve fragilisé. Par exemple, nous savons que la santé somatique de ces enfants placés est réellement très mauvaise. Des actions élémentaires ne sont pas conduites en matière de vaccination, de sommeil ou de nutrition. Dans le service, nous voyons ainsi des enfants boulimiques dont l’obésité morbide est extrêmement grave, mais n’a pas été prise en charge, pour une raison ou pour une autre, au sein de cette chaîne. La situation peut perdurer et demeurer reléguée au second plan jusqu’au moment où elle éclate au grand jour : les conséquences de cette obésité finissent ainsi par atteindre le cœur, les articulations et évidemment le fonctionnement psychique. Cette pluridisciplinarité constitue d’ailleurs la grandeur de nos métiers. Je ne me lasse pas de ce travail très collectif, qui engage les équipes et demeure particulièrement intéressant à réaliser.

Par ailleurs, le respect des droits de ces enfants et de leurs familles est essentiel, mais il fait très souvent défaut. Parfois, il peut s’agir de très petites choses. Récemment, une petite fille pleurait amèrement parce que ses parents n’avaient pu venir la voir, non pas le jour, mais même la semaine de son anniversaire. Le père n’était pas autorisé à venir par la justice, mais sa mère, ses frères et sœurs auraient pu être là. Il s’agit à la fois d’une question symbolique, mais aussi d’une question de droit. La loi définit naturellement une série de situations, mais ces enfants gardent des droits, de la même façon que leurs parents.

Un autre exemple, très différent, concerne des enfants dont la langue maternelle est différente du français. Quand les enfants sont placés, il s’agit d’une grande rupture, puisqu’ils changent de milieu de vie et d’interactions sociales. Mais plus encore, ils changent de langue maternelle. Cette situation est particulièrement violente pour eux. Dans le cadre de thérapies, nous faisons en sorte que ces enfants puissent avoir accès à des livres dans leur langue maternelle ou tout autre élément rattaché à celle-ci. Malheureusement, de telles actions manquent souvent, ce qui contribue à augmenter la violence du placement pour ces enfants.

J’ai évoqué plus tôt l’impératif de pluridisciplinarité, laquelle souffre effectivement de dysfonctionnements. S’il fallait en citer un seul, j’évoquerais le temps des mesures, la temporalité. Aujourd’hui, la plupart des mesures, sauf les mesures de grande urgence, sont prises dans une rupture de temporalité totale entre le moment où une évaluation est réalisée par différentes personnes, le transfert du dossier au juge et sa décision subséquente, et le temps où cette mesure sera exécutée. Compte tenu de ces différentes temporalités, lorsque la mesure est mise en œuvre, un très grand nombre de paramètres auront évolué, dont le développement de l’enfant. Les procédures interviennent ainsi à contretemps, ce que reconnaissent, par ailleurs, les équipes éducatives. En raison de la pénurie et du désordre, il est en quelque sorte impossible d’agir sur cette mécanique, qui augmente « l’embouteillage » et qui diminue l’impact, la crédibilité et l’efficacité de la mesure. J’utilise tout mon poids pour téléphoner, écrire, rencontrer les acteurs clefs comme le juge par exemple, mais il demeure extrêmement difficile d’intervenir. Tout se passe comme si le désordre appelait le désordre.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Dans tous nos territoires, en métropole ou dans les outre-­mer, la maison des adolescents, quand elle existe, ne dispose pas de lits d’hospitalisation, en dépit des batailles qui ont pu être menées. L’ensemble du spectre qui couvre la santé du bébé, de l’enfant, de l’adolescent est un sujet majeur, mais qui n’est pas convenablement traité dans nos territoires. Existe-t-il un modèle qui serait reproductible ? Quels freins faudrait-il lever, à part ceux d’ordre purement financier, pour développer un tel modèle à l’échelle métropolitaine et dans les outre-mer ?

Dans la foulée de l’après-covid, les ordonnances de protection sur les enfants ont très fortement crû. En février 2020, vous aviez indiqué qu’il faudrait probablement construire un nouveau modèle concernant les bébés, afin d’accompagner les familles en grande difficulté dans la relation avec leur enfant. Ce modèle pourrait ainsi constituer une réponse, dans certaines situations. Je pense notamment à la pouponnière que j’ai récemment visitée dans le Puy‑de‑Dôme.

Nous avons auditionné M. Gautier Arnaud-Melchiorre, auteur du rapport « À (h)auteur d’enfants », qui avait déjà alerté, en 2021, la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) sur ces situations dans les pouponnières. Aucune évolution n’a été observée et nous observons le retour de syndromes de l’hospitalisme et des sureffectifs d’enfants importants par rapport au nombre de personnels disponibles. Les ratios se dégradent. Même si je salue naturellement les personnels qui s’occupent des enfants, la prise en charge de leur développement est loin d’être satisfaisante. Je suis très inquiète et déplore l’inaction des pouvoirs publics dans ce domaine. Existe-t-il des éclairages, des réponses permettant d’engager un véritable changement pour les tout-petits ? Je souligne l’urgence de la temporalité chez ces enfants, dans la mesure où le biengrandir est encore plus fondamental pour eux.

Ensuite, il existe une très grande diversité dans l’accueil en matière de protection de l’enfance. Il semble que la formation initiale de base soit lacunaire s’agissant des compétences en matière de protection de l’enfance et de développement de l’enfant, particulièrement pour les classes d’âge allant de la petite enfance à l’adolescence. S’agissant des formations, nous souhaiterions disposer de propositions sur des classes d’âge de type 0-6 ans, 6-12 ans, 12‑18 ans. Il s’agirait de disposer d’un modèle de formation initiale et continue permettant aux éducateurs de bénéficier d’un meilleur contenu de formation sur les problématiques auxquelles ils sont confrontés au quotidien, dans leur activité. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

Enfin, à l’étranger, les modèles de la protection de l’enfance sont toujours adossés au système universitaire, dans le cadre de recherches-actions. En France, il est difficile d’améliorer la protection de l’enfance, car elle n’est pas suffisamment mesurée. De fait, nous manquons de données. En conséquence, il est compliqué de construire des politiques publiques quand ces données sont parcellaires, ce qui n’est pas le cas à l’étranger. Pour quelles raisons la France se distingue-t-elle négativement dans ce domaine ? Quels sont les freins qui nous empêchent de produire des modèles ressemblant à ceux qui existent ailleurs, notamment en Belgique, en Allemagne, au Canada, au Québec ou aux États-Unis ? De tels modèles permettent d’éclairer la politique publique et offrent un meilleur accompagnement. Pouvez‑vous mettre ces éléments en perspective ? Aujourd’hui, lors de leurs 1 000 premiers jours, les enfants sont extrêmement mal accueillis dans le cadre de la protection de l’enfance. Il existe ainsi des situations de grande souffrance, lesquelles engendreront de forts retentissements sur la santé des enfants en question.

Mme Marie-Rose Moro. Ces questions sont extrêmement importantes ; je vais m’efforcer d’être la plus directe et la plus explicite possible dans mes réponses. J’ai la chance de travailler dans l’une des rares maisons des adolescents disposant de lits d’hospitalisation ; cette dimension sanitaire permet de démultiplier l’efficacité de telles structures.

En réalité, il faut distinguer deux modèles en matière de maison des adolescents : le modèle médico-social et le modèle sanitaire. Dans le modèle sanitaire tel qu’il existe aujourd’hui, rien n’empêcherait en réalité une maison des adolescents sanitaire de disposer de lits. En effet, à partir du moment où elle est sanitaire, elle bénéficie d’une enveloppe globale de financement. Le modèle existe déjà, mais il doit être associé à une volonté de construire un parcours de soins permettant de recourir à ces lits, à partir d’indications bien définies.

La force des maisons des adolescents réside dans leur ouverture, les modalités d’évaluation et d’orientation. Simultanément, nous ne sommes pas allés au bout de la démarche, en complément de ce qui n’existait pas dans le dispositif, c’est-à-dire l’inter-secteur, les services d’hospitalisation, le système privé. Je souligne que les enfants de la protection de l’enfance bénéficient très rarement du système privé. En effet, ils cumulent de telles vulnérabilités qu’ils ne peuvent être pris en charge que dans des parcours de soins publics, qui assument cette complexité. En conséquence, il est très important d’établir un partenariat entre ces structures. Par définition, les maisons des adolescents disposent d’un très grand nombre de réseaux et de partenariats, qui doivent aller jusqu’à la pédopsychiatrie. De telles démarches pourraient être impulsées, à condition d’être véritablement portées politiquement.

Ensuite, vous m’avez interrogée sur la protection de l’enfance et les placements très précoces. Je vous avoue que ces situations m’empêchent de dormir. La maternité de Port‑Royal est une référence. Elle accueille des mamans de l’ensemble de l’Île-de-France, voire de plus loin, qui viennent y accoucher car elles présentent des pathologies complexes ou des pathologies rares. En général, ces situations mêlent à la fois le médical, le social et le psychologique. De la même manière, de très jeunes mères viennent accoucher, car elles sont prises en charge dans les systèmes de pédopsychiatrie. Un certain nombre de ces mères vivent dans des situations de précarité absolue et nous avons très rarement des solutions à leur proposer. Au cas par cas, nous recherchons parfois pendant plusieurs jours des solutions pour les faire sortir et nos collègues de la maternité doivent accepter d’attendre pendant ce temps-là, ce qui n’est pas simple dans le système sanitaire actuel. Dans de telles circonstances, je sais par expérience que l’on est tenté de placer les enfants, plutôt que de prendre en charge l’ensemble de la situation.

Des enfants sont donc placés pour des raisons sociales, d’autres parce que les conditions matérielles et les conditions de vie ne permettent pas aux parents de les prendre en charge. Il s’agit là d’une tragédie à la fois pour les parents, mais aussi pour les enfants. Dans ces situations que nous connaissons par ailleurs à l’avance, il faudrait être capable de mettre en place des systèmes de prévention. Il s’agit par exemple de trouver une chambre ou des lieux assurant un minimum de sécurité aux enfants et aux mères, afin d’éviter ces placements. Par ailleurs, un accompagnement éducatif et social est parfois, voire souvent, nécessaire.

Nous parvenons à bricoler, dans un certain nombre de cas, des prises en charge avec nos partenaires, pour éviter des placements. De fait, il est toujours plus efficace d’agir de la sorte, plutôt que de commencer par placer les enfants avant de s’interroger sur la suite. Selon les études menées sur ces enfants placés dans de mauvaises conditions, c’est-à-dire pour de mauvaises raisons, leur devenir est très négatif et même funeste.

Dans ce domaine, il existe deux grandes études en France. L’une avait été menée dans le département de la Seine-Saint-Denis par le professeur Serge Lebovici, dans le cadre d’une recherche-action-formation, un modèle très intéressant. En effet, la recherche permet d’agir immédiatement, par exemple sur un certain nombre de vulnérabilités, et de former les équipes en même temps. Une autre étude avait été réalisée dans le XIIIe arrondissement de Paris par l’équipe du docteur Myriam David, qui était une pionnière dans les pouponnières. Elle avait beaucoup travaillé sur les mères qui souffraient de difficultés psychologiques, et mettait en avant un modèle anglo-saxon de prise en charge. Dans les études d’implémentation de son travail, elle avait montré que le devenir des enfants placés avant l’âge de 3 mois était extrêmement négatif et qu’il fallait vraiment agir. Elle concluait que si l’enfant devait être placé, il fallait essayer de garder des liens et d’utiliser les ressources qui restaient aux parents pour justement protéger les enfants. Il s’agit en quelque sorte d’un système d’action éducative en milieu ouvert (AEMO), où l’on s’occupe des parents ou de la mère, mais aussi de l’enfant. Ce travail très pluridisciplinaire suppose des lieux d’accueil pour ces familles, mais ils sont très rares. Quand ils existent, ils produisent néanmoins un très bon travail.

Le troisième point concerne la formation initiale et continue de tous les professionnels qui interviennent. Ceux-ci doivent effectivement pouvoir disposer d’un minimum de connaissances sur le développement, la parentalité, les vulnérabilités sociales et culturelles. S’agissant des classes d’âge, il existe un problème de formation initiale et continue. J’ajoute que ces personnels qui exercent un travail dur doivent être supervisés par d’autres qui ne sont pas en contact direct avec les enfants, mais qui peuvent avoir du recul et proposer d’autres leviers.

Enfin, vous m’avez interrogée sur les obstacles aux études et la recherche-action ou la recherche-action-formation. Ces études sont difficiles à réaliser, elles doivent être conduites sur le long terme. Par ailleurs, la pédopsychiatrie n’est peut-être pas assez « sociale ». Il manque une articulation entre la médecine et les sciences humaines pour pouvoir conceptualiser un certain nombre de ces études. Ensuite, celles-ci doivent être très collaboratives et intégrer les éducateurs, les travailleurs sociaux, les infirmières, les médecins, les psychiatres. Elles doivent être très concrètes, pragmatiques. En France, les travailleurs sociaux ne sont certes pas assez informés, mais personne ne leur dit non plus qu’ils sont capables de mener des recherches. Par comparaison avec la Belgique ou la Suisse, pays avec lesquels nous avons beaucoup travaillé, nous ne sommes pas suffisamment collaboratifs pour conduire ce type d’études. Il importe donc d’agir à la fois en amont et en aval, sur les effets de ces actions, qui sont des actions sociales, éducatives, et pas seulement médicales. Elles ne sont pas assez soutenues.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Je vous remercie pour votre présentation et pour vos travaux éclairants sur les pratiques. Notre commission d’enquête s’attache aux défaillances et aux manquements en termes de politique publique. J’aimerais connaître votre point de vue, en tant que Professeure, mais aussi femme de terrain, sur ces défaillances, qu’elles émanent des départements ou de l’État, qui sont tous deux compétents en matière de protection de l’enfance.

Vos travaux portent également sur l’interculturalité et l’accueil, notamment des publics migrants. Je pense particulièrement aux mineurs non accompagnés (MNA). J’ai observé une grande défaillance des départements. Je suis ainsi très inquiète du discours de cinq départements français qui ont annoncé ne plus prendre en charge les services d’accueil des MNA, en expliquant que les difficultés de la protection de l’enfance étaient justement liées à un afflux insupportable de MNA. Or les statistiques nous disent le contraire ; je souhaiterais connaître votre opinion à ce sujet. Je considère qu’il est particulièrement inquiétant d’opérer un tri selon la nationalité des enfants.

Enfin, puisque notre commission d’enquête consiste évidemment à formuler des propositions d’amélioration, quelles mesures phares proposeriez-vous pour améliorer à la fois la prévention – un grand manque des politiques publiques –, mais aussi l’accompagnement en tant que tel ? Vous avez évoqué des partenariats et des réseaux autour des enfants, afin de les protéger et surtout de permettre l’émancipation des enfants accompagnés et placés en protection de l’enfance.

Mme Alexandra Martin (LR). Vous avez parfaitement décrit les multiples vulnérabilités des enfants placés et des conséquences induites tout au long de leur vie, sur les plans psychologiques et de la santé. Que pensez-vous de la proposition consistant à reconnaître une affection longue durée (ALD) à ces enfants placés devenus majeurs, afin qu’ils puissent accéder plus facilement aux soins qu’ils devront suivre toute leur vie ?

Mme Karine Lebon (GDR-NUPES). J’ai suivi avec intérêt vos travaux sur la psychiatrie transculturelle. Je retiens notamment vos propos sur la langue maternelle, sujet qui me renvoie aux enfants de mon département, La Réunion, dont beaucoup ont le créole pour langue maternelle. D’après une étude sortie le mois dernier, le créole est même la seule langue parlée par la moitié de la population. Les études concernant la protection de l’enfance menée sur l’ensemble du territoire prennent rarement en compte les enfants ultramarins. Pourtant, ils se retrouvent aussi dans des situations transculturelles. Pensez-vous qu’une adaptation des dispositifs de protection de l’enfance à destination des enfants ultramarins serait nécessaire ?

Je souhaite également revenir sur le cas des enfants de la Creuse. Selon l’étude de la transplantation des mineurs de La Réunion en France hexagonale, transmise à la ministre des outre-mer en 2018, entre le début de cette politique de transfert en 1962 et sa clôture en 1984, entre 1 630 et 2 150 mineurs réunionnais ont été déplacés. Parmi eux, près d’un enfant sur trois a été déplacé avant l’âge de 5 ans dans le cadre d’adoptions et de placements familiaux. Ces mineurs transplantés arrivant sur le territoire hexagonal ont été, pour nombre d’entre eux, touchés par un choc métropolitain, aggravé par le grand éloignement. Ils ont été déracinés d’une île de l’hémisphère sud située à plus de 9 000 kilomètres de leur territoire d’accueil, dans lequel l’adaptation a été rendue difficile par des différences objectives, comme le ressenti de couleur de peau, de langue, de culture, de paysages ou encore de températures. Les enfants issus de fratries ont été séparés de leurs frères et sœurs. Certains, alors pupilles de l’État, ont fait l’objet d’un changement d’état civil, procédure alors réservée aux enfants nés sous X ou à ceux dépourvus d’acte de naissance. L’étude de la politique de l’aide sociale à l’enfance (ASE) à l’origine des placements de ces enfants a fait ressortir une gestion administrative défaillante, des traitements inadmissibles, des manques affectifs et des violences éducatives. Dans certains foyers, les témoignages laissent imaginer des faits de harcèlement, d’esclavage et de violences physiques et sexuelles.

Avez-vous eu l’occasion de vous pencher sur le sujet et, si oui, quel est votre éclairage sur le vécu de ces enfants ? Les enfants de la Creuse ont maintenant grandi, mais vous savez qu’un tel crime contre l’enfance laisse des traces. Aujourd’hui encore, les familles ultramarines dont les enfants ont été placés dans l’hexagone dénoncent des situations de racisme et de différences culturelles non prises en compte. Qu’en pensez-vous ?

M. Charles Fournier (Écolo-NUPES). Ma première question se situe dans le prolongement de celle posée par ma collègue Marianne Maximi sur les défaillances de notre système, notamment le manque de pédopsychiatres. Pouvez-vous évoquer ce sujet et l’effet particulier sur les enfants placés ? Existe-t-il des réponses particulières pour accompagner les enfants placés ?

Ensuite, certains enfants, placés dans plusieurs familles d’accueil, vivent plusieurs ruptures. Quels effets ces ruptures peuvent-elles entraîner ? Existe-t-il à chacune de ces ruptures un accompagnement, des entretiens avec les familles ?

Enfin, des professionnels évoquent le fait que certains enfants sont surmédicamentés et sédatés pour éviter des crises supposées. Ces mesures entraînent des conséquences catastrophiques pour leur santé. Quel regard portez-vous sur ce sujet ? Effectuez-vous les mêmes constats ? Quelles sont vos préconisations ?

Mme Marie-Rose Moro. S’agissant des défaillances, nous manquons effectivement de pédopsychiatres. En tant que professeure de médecine, je m’occupe également de la formation des pédopsychiatres en Île-de-France, aux Antilles et en Guyane. Je ne pourrai pas rentrer dans le détail, mais sachez que de multiples facteurs expliquent notre carence grave en pédopsychiatres. L’un des facteurs sur lesquels il serait possible d’agir consisterait déjà à prévoir un professeur de pédopsychiatrie dans chaque région française, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Ce poste n’existe pas aujourd’hui aux Antilles, mais nous sommes en train d’en former un actuellement. De la même manière, jusqu’à récemment, il n’existait pas de professeurs de psychiatrie dans de nombreuses régions ou départements. Je pense notamment au Puy-de-Dôme où exerce le professeur Lachal, qui s’est formé chez nous. Vous comprenez tous ce que peut signifier l’absence de professeur dans une université pour former les pédopsychiatres. Cette question commence à faire l’objet d’une prise de conscience, mais les changements interviennent trop lentement, ce qui n’est pas acceptable. En résumé, il est nécessaire que des professeurs de pédopsychiatrie soient présents sur l’ensemble du territoire métropolitain, mais aussi dans les outre-mer comme les Antilles, la Guyane ou la Nouvelle‑Calédonie. Une telle démarche permettrait déjà d’augmenter la capacité de formation.

Ensuite, la pédopsychiatrie n’est pas totalement indépendante de la psychiatrie adulte. Il faudrait donc la reconnaître comme une discipline, mais aussi que la sécurité sociale rembourse de manière adaptée les actes des pédopsychiatres, comme c’est le cas en Suisse ou en Belgique, deux pays proches qui ont modifié radicalement leur offre de pédopsychiatrie. Par ailleurs, je souligne que la pédopsychiatrie n’est pas considérée comme une discipline en tension : quand un pédopsychiatre quitte un service, il n’est pas automatiquement remplacé.

Vous avez également évoqué les défaillances et dysfonctionnements de l’État et des départements, illustrés par le cas des MNA, qui sont très mal pris en charge. Il est exact que notre discipline est soumise à un très grand nombre de ruptures. À titre d’exemple, la semaine dernière, j’ai été informée du cas d’une petite fille qui devra quitter sa famille d’accueil parce qu’il est estimé que les liens entre celle-ci et la famille d’accueil actuelle sont trop proches. Naturellement, je m’y suis très fortement opposée, mais l’on m’a répondu que je n’étais pas Dieu sur terre.

Mme la présidente Laure Miller. Où ce problème a-t-il eu lieu ?

Mme Marie-Rose Moro. En Seine-Saint-Denis, mais cela peut arriver partout. Ensuite, la rupture concerne les liens entre les parents et l’enfant, les frères et sœurs, mais aussi les substituts, c’est-à-dire tous ceux qui sont conduits à intervenir.

Des problèmes de surmédication peuvent effectivement exister par souci d’économie, même si je ne pense pas qu’il s’agisse d’un problème majeur. Les soins pédopsychiatriques sont complexes et le médicament peut parfois être utilisé comme une sorte de petite camisole.

Vous m’avez questionnée sur mes propositions. Je réitère l’idée de maisons des adolescents sanitaires offrant un dispositif pluridisciplinaire contextualisé et adapté. Il est également possible d’envisager des AEMO renforcées, c’est-à-dire des actions intensives réalisées en amont, pour éviter des placements ou des décisions à contretemps.

Les ALD doivent être prises en compte dans la mesure où un certain nombre d’enfants présentent des séquelles, mais au cas par cas. Je n’en ferai pas quelque chose de systématique. En revanche, une étude menée à Paris montre que les sorties sèches de l’ASE conduisent les enfants à se retrouver à la rue.

La prise en compte de la langue maternelle représente selon moi un droit fondamental des enfants. Dans mon laboratoire, l’équipe de Marion Feldman et Malika Mansouri conduit un travail sur La Réunion et les départements où vivent ces anciens enfants, placés dans le département de la Creuse, afin de retracer leur parcours, recueillir leur parole et effectuer un certain nombre de propositions. Ces faits constituent en effet un scandale absolu et attestent de la violence d’actes qui peuvent être effectués au nom de pseudo « bons sentiments », ce fameux intérêt supérieur de l’enfant, qui en vient à être totalement dévoyé. Ils placent non seulement l’enfant dans une situation de grande vulnérabilité, tout en étant éthiquement et politiquement inacceptables. En tant que spécialistes transculturels, nous observons que de telles situations ont en commun de nier l’être de l’enfant et ses liens d’attachement individuels, collectifs et sociétaux. En conséquence, il importe de travailler pour protéger les enfants en situation de grande vulnérabilité ou d’éloignement géographique. Aujourd’hui encore, nous recevons dans les hôpitaux spécialisés des enfants venant des Antilles ou de La Réunion.

Chaque fois que nous prenons une décision, il faudrait se demander quels sont les liens d’attachement et les systèmes de protection – qu’il s’agisse de la langue, de la religion, de la famille, notamment élargie –, plutôt que de renforcer les vulnérabilités des enfants par des mesures abstraites. À ce propos, nous organisons demain à Aubervilliers un colloque intitulé : « À qui appartiennent les enfants ? »

  1.   Audition du juge Édouard Durand, ancien président de la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles (Ciivise) (mardi 4 juin 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons nos travaux par l’audition du juge Édouard Durand. Merci beaucoup d’avoir répondu à notre invitation.

Vous êtes un expert reconnu des questions de protection de l’enfance, des violences conjugales et des violences faites aux enfants. Vous avez été, entre autres, juge des enfants, membre du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et du conseil scientifique de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE). Vous avez participé à l’élaboration du premier plan contre les violences faites aux enfants, lancé par la ministre Laurence Rossignol, et à la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux des enfants en protection de l’enfance. Vous avez, enfin, coprésidé la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, la fameuse Ciivise.

Pour vous, le basculement d’une posture de déni à une réelle protection des enfants résultera d’une politique publique qui suivra quatre axes : le repérage des enfants victimes, le traitement judiciaire, la réparation incluant le soin, la prévention. Vous pourrez nous préciser ces différentes recommandations.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que notre audition est publique et retransmise sur le site internet de l’Assemblée nationale. En outre, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et de dire : « Je le jure. »

(M. Édouard Durand prête serment.)

M. Édouard Durand, ancien président de la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles (Ciivise). Depuis vingt ans, j’ai l’habitude de faire prêter serment à mes semblables ; vous me faites l’honneur de me demander de prêter serment à mon tour devant la représentation nationale.

C’est un grand honneur, en effet, de contribuer aux travaux de cette commission d’enquête. J’ai été très heureux qu’elle voie le jour. Ce n’était pas évident : elle était attendue depuis longtemps et n’existait toujours pas. Je sais l’opiniâtreté dont ont fait preuve les parlementaires et la rapporteure pour qu’elle soit enfin créée.

Pendant trois ans, j’ai présidé la Ciivise, à la demande du Président de la République. Ce fut un grand honneur, là aussi. On m’a mis à la porte et j’ai maintenant l’honneur de présider le tribunal pour enfants de Pontoise et de me trouver devant vous.

Ma colère, depuis décembre 2023, ne s’est pas atténuée. Ma détermination non plus. Dans les questions que vous m’avez envoyées, vous reprenez les mots « déni », « impunité » et même « consentement meurtrier passif ». Qu’est-ce à dire, de parler de consentement meurtrier passif à propos des manquements d’une politique publique ? C’est dire que lorsqu’un enfant naît, le risque qu’il soit victime de violences extrêmes – physiques, sexuelles, psychologiques –, qu’il soit négligé, que ses besoins fondamentaux ne soient pas pris en compte, donc qu’il ne puisse pas exister, ou exister conformément à ce que son épanouissement lui aurait permis, est extrêmement élevé. Que, pour les enfants, le risque de subir des violences – c’est un point commun avec les femmes – se situe d’abord dans l’espace privé, dans la maison. La plus grande des inégalités entre les êtres humains est celle qui sépare les personnes vivant dans une maison qui est un lieu de protection et de réassurance et celles qui vivent dans une maison qui est un lieu de danger, de violence et même de confrontation à la mort.

Le problème est que cette perception de la réalité, assez consensuelle, se heurte à un problème de conscience que les humains n’ont pas résolu : celui de la frontière entre la liberté privée fondamentale de vivre en famille et l’ordre public. Il a fallu aux humains un temps extrêmement long pour parvenir à penser que la loi devait structurer la maison. Ce n’est qu’à partir de 1889 qu’une législation a émergé, avec la première loi sur la déchéance de la puissance paternelle pour mauvais traitements sur les enfants. La puissance maritale n’a été abolie qu’en 1938 et la puissance paternelle qu’en 1970, pour que lui soit substituée l’autorité parentale. Outre que ce dernier basculement conceptuel fait émerger la mère comme sujet légitime de droit de la protection de ses enfants, c’est la légitimité de la violence que l’on écarte de la maison.

Mais pourquoi protéger l’enfant ? Au nom de quel motif ? Je dirai même : au nom de quel motif, dans une société libérale et marchande, se reconnaître la responsabilité de protéger un enfant ?

Il y a à cela deux raisons principales. La première est la vulnérabilité, donc le principe responsabilité – Hans Jonas. Nous protégeons les enfants parce qu’ils n’ont pas la capacité de le faire eux-mêmes et en raison de la culpabilité de les faire advenir dans le monde pour y souffrir et mourir. La seconde raison est ce que Hannah Arendt appelle la continuité du monde, c’est-à-dire la transmission d’un rapport à l’existence par l’éducation. Ces raisons sont d’ordre public. Elles ne relèvent pas seulement des valeurs du privé.

Dans le dispositif de protection de l’enfance, il y a, me semble-t-il, trois failles principales. La première est l’aléa : l’enfant réel, et non pas l’enfant conceptuel ou imaginaire, est confronté à la subjectivité des professionnels qui représentent la société dans l’exercice de la protection. Selon qu’un enfant sera regardé, évalué, jugé par tel ou tel professionnel, il sera protégé ou non. Et la politique publique s’accommode de cet aléa. Autrement dit : elle s’accommode de l’interprétation variable et aléatoire de la loi que vous votez.

Le deuxième problème est que nous ne parvenons pas – peut-être que nous ne le voulons pas – à anticiper les risques. Or que veut dire protéger, sinon anticiper le risque ? Je l’ai compris lorsque j’étais jeune juge des enfants et que j’ai reçu en audience un enfant d’une dizaine d’années, un petit garçon, qui avait le visage tuméfié parce qu’il avait été victime de violences et qui ne m’a rien dit, mais qui m’a regardé, et ses yeux me disaient : « Je croyais que tu étais là pour me protéger ». Nous interposons les principes entre l’enfant et la protection, mais protéger veut dire anticiper le risque, c’est-à-dire, à partir de ce que nous savons des besoins fondamentaux des enfants, prévoir l’impact des négligences et des violences sur leur existence et leur développement.

Le troisième problème tient à un déficit d’articulation entre le niveau macro et le niveau micro : entre la construction d’un dispositif, d’un flux, d’un stock, extrêmement coûteux pour les conseils départementaux qui n’ont plus de marges budgétaires sans fiscalité, et l’adaptation d’une mesure à un enfant selon ses besoins.

Un autre problème vient du même raisonnement dans un ordre différent : le déficit d’articulation entre le droit pénal, le droit de la famille et le système de protection de l’enfance. Ainsi, la transgression de la loi peut être constatée sur le plan pénal sans qu’aucune conséquence en soit tirée sur le plan du droit de la famille ou de la protection de l’enfance.

La résolution de ces problèmes dépend de ce que j’appelle une législation plus impérative : que vous ne consentiez pas, en votant la loi, à ce que le risque soit extrême qu’elle ne soit pas appliquée. Vous avez déjà voté une loi qui représente le modèle que je souhaite : la loi du 18 mars 2024 visant à mieux protéger et accompagner les enfants victimes et covictimes de violences intrafamiliales, chère à Mme la rapporteure.

L’enjeu est de parvenir à modéliser les situations dans lesquelles un enfant en danger peut se trouver. Je voudrais vous proposer trois ou quatre modèles.

Le premier correspond à ce que j’appelle les quatre configurations familiales : l’entente, l’absence, le conflit et la violence. Dans une société comme la nôtre, qui admire le rapport de force et son succédané, la médiation, nous ne parvenons pas à voir que la résolution des problèmes familiaux ne peut pas être la même quand les parents s’entendent et quand ils ne s’entendent pas, ni quand il y a deux parents et quand il n’y en a qu’un seul. On aura beau imposer un devoir d’hébergement, lorsqu’un parent ne veut pas assumer ses responsabilités, on augmente alors énormément le risque pour l’enfant. J’appelle votre attention sur le fait que, dans beaucoup de cas d’inceste, l’inceste a commencé lorsqu’on a imposé au père de reconnaître l’enfant, lorsqu’on lui en a fait le devoir, si vous voyez ce que je veux dire. Il n’y a qu’à relire Christine Angot. S’il ne veut pas de cet enfant et qu’on lui fait devoir de l’assumer, il va le détruire. La violence n’a pas d’autre objet.

Deuxième modèle : ce que j’appelle les quatre registres de la parenté, que nous confondons depuis des millénaires – la filiation, l’autorité parentale, le lien et la rencontre. On peut concevoir de tout enlever à un être humain, même la liberté, même la liberté avant qu’il ne soit reconnu coupable – ça s’appelle la détention provisoire –, mais lui retirer l’autorité parentale, la société ne le supporte pas, et s’y refuse au prix du sacrifice de l’enfant et de son parent protecteur. Ce n’est pas parce qu’il y a la filiation qu’il faut qu’il y ait l’autorité parentale, ce n’est pas parce qu’il y a l’autorité parentale qu’il faut qu’il y ait le lien et la rencontre. La différence entre le lien et la rencontre, telle que l’enseigne le docteur Jean-Louis Nouvel, est que le lien est psychique tandis que la rencontre est physique.

Le dernier modèle distingue trois cas de figure : deux parents protecteurs, un parent protecteur et un parent dangereux, deux parents dangereux. Quand un enfant révèle des violences parentales, la société, dans la quasi-totalité des cas, qualifie cette situation de conflit, d’aliénation parentale et, en conséquence, estime que les deux parents sont dangereux. Cette modélisation permettrait de faire des économies, sur un plan humain et existentiel : l’économie des vies brisées par l’injustice.

Vous parlez d’incommunicabilité dans le questionnaire que vous m’avez envoyé. L’incommunicabilité, c’est faire l’expérience d’être étranger au milieu des autres, de ne pas être compris. Mais quand un enfant révèle des violences, que sa mère le protège, qu’on accuse sa mère de mentir et qu’on le place à l’aide sociale à l’enfance (ASE), au prix d’un coût économique élevé, parfaitement inutile et injuste, c’est son rapport au monde qui est transformé.

J’en viens enfin à la Ciivise. Je me permets de l’évoquer parce que vous me l’avez demandé, à un moment où ma colère est légèrement augmentée par la circulation d’informations sur la commission, son travail et celui que j’y ai fait qui sont grotesques et si évidemment fausses, non factuelles, qu’il suffit d’ouvrir le rapport, ne serait-ce que consulter sa table des matières, pour s’en rendre compte. Si j’avais voulu la gloire et l’argent, j’aurais choisi un autre métier que celui de juge des enfants. On est venu me chercher pour présider la Ciivise parce que le précédent projet était en échec. Moi, je n’ai jamais rien demandé. Et on m’en a viré pour une raison que j’ignore. Mais ce que je sais, c’est qu’on m’a demandé de piloter la Ciivise par ces simples mots : « on vous croit », prononcés par celui que la Constitution de la Ve République désigne comme le garant de l’indépendance de la justice.

Est-il non consensuel ou consensuel de dire « on vous croit » ? Manifestement, cela apparaît, d’une manière absurde, comme contraire à tous les principes fondamentaux de notre droit, ce qui est totalement erroné. Mais ce qui est consensuel dans la société, c’est de dire aux enfants : « si vous êtes victimes, révélez-le », « si vous êtes victimes de violences, dites-le nous ». Je vous mets au défi, madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, de me trouver une justification au fait d’estimer à la fois consensuelle l’invitation à révéler les violences et risqué de dire « on vous croit » à ceux qui font confiance à cette invitation. C’est un fonctionnement social pervers, qui s’appelle une injonction paradoxale.

Jusqu’en janvier 2021, on disait aux enfants violés : « taisez-vous ». Le 23 janvier 2021, on leur a dit : « vous n’êtes plus seuls », « on est là », « on vous croit ». C’est mieux. À condition que ce soit vrai. Sinon, mieux vaut ne pas les inviter à parler.

Je passe ma vie en audience. J’ai compris trop tard, mais tout de même assez vite, dans mes fonctions de juge des enfants, que lorsqu’on dit quelque chose à un enfant, il faut le faire. Sinon, c’est le monde des adultes qui n’est plus crédible. Ne nous étonnons pas des conduites de transgression dans l’espace public si nous ne protégeons pas l’enfant dans l’espace privé de la maison. Il sera parfaitement vain de créer des commissions sur les devoirs d’hébergement et le rétablissement de la puissance paternelle et du devoir de correction pour nous prémunir des transgressions des adolescents dans l’espace public si nous consentons à la transgression dans l’espace privé, car la loi est la même. C’est ça, le consentement meurtrier passif.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Monsieur le juge, cher Édouard, merci pour vos propos. Je suis ravie de vous entendre à propos d’un sujet que vous connaissez bien et sur lequel nous avons beaucoup à faire.

La question des violences sexuelles faites aux enfants a été complètement invisibilisée dans la protection de l’enfance, pendant très longtemps. Quand on discute avec des éducateurs dans des foyers de l’enfance, où l’accueil d’urgence marque souvent l’arrivée de l’enfant dans le système de protection de l’enfance, on voit qu’il est impossible de savoir quand le mineur a été victime. Parfois, l’ordonnance de placement provisoire (OPP) du parquet parle de « carence éducative ». Ainsi, l’enfant, qui n’était pas protégé dans sa maison, ne l’est pas davantage quand il arrive dans un lieu qui devrait être protecteur. On ne sait pas non plus quand il a été acteur – un enfant qui a été victime peut lui-même agresser ensuite un autre enfant. Tous ces sujets ont été peu abordés et étudiés par la protection de l’enfance. C’est encore moins le cas de dispositifs spécifiques.

La Ciivise a proposé des formations. Les travaux conduits à l’échelle nationale pourraient-ils être mis en œuvre en urgence s’agissant des professionnels de la protection de l’enfance ? Où en est-on du développement d’une culture commune dans ce domaine ?

Le Président de la République avait aussi annoncé, en janvier 2021, l’instauration de deux rendez-vous de dépistage et de prévention des violences sexuelles faites aux enfants. Où en sommes-nous, là aussi ? En avez-vous une idée ? On ne ressent plus de dynamique de mise en œuvre des préconisations faites.

Quelle est la responsabilité des pouvoirs publics dans le tabou dont ces violences ont fait l’objet pendant si longtemps ?

Dans le cadre de la protection de l’enfance, la parole de l’enfant au sujet des violences sexuelles est rarement entendue. Que proposeriez-vous ? Le département de la Gironde a développé un dispositif d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) spécifique aux situations d’inceste. En avez-vous entendu parler, de celui-ci ou bien d’autres similaires ?

Votre travail est reconnu – nous sommes nombreux à avoir vu et apprécié le documentaire Bouche cousue. Nous avons auditionné les syndicats de magistrats, et j’ai beaucoup entendu parler du maintien du lien familial, cette idée qui a nourri des décisions de justice pendant très longtemps : il faudrait conserver la visite médiatisée d’un parent, quelle que soit la façon dont celui-ci se comporte. J’ai trouvé ce que vous disiez des différents modèles de parentalité particulièrement intéressant : y a-t-il un parent protecteur, y a-t-il un parent dangereux, voire deux ? Les pratiques professionnelles doivent évoluer, y compris celles des magistrats. Chaque juridiction, chaque juge a sa liberté de décision, et l’on voit beaucoup de pratiques différentes : sur ces sujets très sensibles, c’est une forme d’inégalité.

Grâce à la Ciivise, on sait à quel point les violences sexuelles faites aux enfants sont répandues, mais je ne suis pas sûre que cela ait été intégré par tous les professionnels et par tous ceux qui accueillent. Il y a des ruptures : parfois, une parole a été entendue mais n’a pas, ensuite, été transmise. Une meilleure coordination me semble essentielle.

M. Édouard Durand. Nous serons tous d’accord, conceptuellement, sur les deux extrémités du processus.

D’un côté, les êtres humains sont libres de concevoir un enfant ; et, en principe, les parents sont les deux personnes les plus à même de protéger l’enfant, parce qu’il est vulnérable et parce qu’il faut garantir la continuité du monde. Nous sommes ainsi aristotéliciens plus que platoniciens. Par exception, quand les parents ne peuvent pas accomplir leurs devoirs, la société doit protéger les enfants.

À l’autre extrémité, nous serons aussi d’accord pour dire qu’il faut que la puéricultrice, le juge, le psychologue ou le pédopsychiatre ajuste son évaluation à chaque enfant : chaque professionnel fait du cas par cas.

Entre les deux, il faudrait que nous soyons davantage capables d’analyser ce que nous faisons. La somme des diagnostics et des prescriptions d’un médecin fait une clinique. La somme des décisions d’un juge fait une jurisprudence ; cette jurisprudence se voit et s’analyse.

Lorsque l’on regarde la pratique des professionnels, on s’aperçoit que les enfants victimes d’inceste ne sont crus que lorsqu’ils ont 50 ou 60 ans et qu’ils ont pu venir à la Ciivise avant sa fermeture ; on observe que les enfants victimes de violences ne sont soignés que dans une extrême minorité des cas. C’est le résultat de l’invisibilisation progressive des causes de leur entrée dans les dispositifs institutionnels. C’est donc un problème de repérage, de formation, de culture, mais surtout de loi.

Le droit de la famille est devenu un champ de ruines. Il ne dit plus rien. De ce fait, il est vulnérable à toute instrumentalisation perverse parce qu’il est possible de tout demander.

Lorsque, dans une formation à l’École nationale de la magistrature, un pédopsychiatre raconte qu’il est parfois confronté à des décisions judiciaires qui lui paraissent, du point de vue du développement et des besoins des enfants, délirantes, ce n’est pas la pratique du juge Durand ou de son collègue qui est en cause ; c’est que la loi le permet. Aucun principe – ni celui de la présomption d’innocence, ni celui d’égalité devant la loi pénale, ni celui du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond, ni celui de la liberté de diagnostic – ne pourrait cautionner ce qu’un pédopsychiatre appelle un délire.

Ce que je suis en train de vous demander, c’est de limiter mon pouvoir souverain. On dit que je suis mégalomaniaque. Mais si je suis un expert reconnu, comme vous le disiez, c’est peut-être tout simplement parce que je sais qu’un enfant est aussi réel que cette table. Je n’ai aucun pouvoir sur cela. Si je vous disais que cette table s’appelle une chaise, vous diriez non seulement que je suis mégalomaniaque, mais que je suis délirant. Or la loi permet que l’on décide, quel que soit notre métier, y compris celui d’éducateur, de juge ou de pédopsychiatre, que le besoin d’un enfant est autre chose que ce qu’il est, c’est-à-dire la sécurité. Les seules questions qui vaillent sont celles-ci : cet enfant est-il en sécurité ? Qui répond à ce besoin de sécurité ? Comment protéger la personne qui répond de manière adéquate à ce besoin ? Ce n’est pas compliqué ; il suffirait d’écrire, à l’article 371‑1 du code civil : « l’intérêt de l’enfant, c’est‑à-dire la prise en compte de ses besoins fondamentaux ». Ce n’est pas le bout du monde ! Et cela résoudrait le problème des quatre registres de la parenté.

Je vous remercie infiniment d’avoir parlé de formation, question qui rejoint celles du repérage et des rendez-vous de dépistage, des préconisations de la Ciivise et de la responsabilité des pouvoirs publics.

Si la Ciivise avait été maintenue, le programme de formation que nous avions conçu et dont le Gouvernement a reconnu la qualité aurait permis de former 1 000 ou 2 000 professionnels depuis le mois de janvier. Nous étions là ! Je le dis avec beaucoup de sérieux et de colère. Le livret de formation « Mélissa et les autres » est consacré au repérage et au signalement des enfants victimes ; il est reconnu, jusqu’à preuve du contraire, de manière unanime comme un outil utile et performant. Nous l’aurions diffusé et nous aurions commencé à créer une doctrine de pratique professionnelle. Il n’est pas justifiable que ce ne soit pas le cas.

J’ai été mis à la porte. On m’a dit qu’il fallait un nouveau souffle. Peut-être ! Mais pendant ces six mois, le livret de formation n’a pas été utilisé pour la formation. Imaginez‑vous la persévérance qu’il a fallu pour que ce livret soit inscrit dans un plan interministériel de formation ? Vous croyez que c’est tombé du ciel ? Avant de nous remercier, on nous a donné une journée de formation des formateurs. Mais, depuis janvier, ce sont 80 000 enfants – si l’on compte 160 000 enfants victimes par an – qui auront été victimes de violences sexuelles.

Je ne dis pas que le livret « Mélissa et les autres » aurait évité ces violences. Je dis qu’il aurait structuré la pratique des professionnels à qui vous, les pouvoirs publics, envoyez une injonction paradoxale : faites le maximum, sans aide, et si vous le faites, vous risquez d’être sanctionné.

Oui, au bout du compte, la Ciivise préconise le cas par cas. Mais ce cas par cas est une politique publique. En contrepartie, il faut soutenir les professionnels, c’est-à-dire les protéger contre toute poursuite disciplinaire et garantir une doctrine qui sécurise leur pratique.

Ce programme de formation guide l’entretien avec un enfant, y compris porteur d’un handicap et même d’un handicap cognitif. Quelqu’un ici, au sein de l’Assemblée nationale, peut-il m’expliquer pourquoi, depuis janvier, aucun professionnel n’a été formé à l’utilisation de cet outil ?

Pourquoi une doctrine ? Parce que l’enfant est le même ; l’enfant réel a les mêmes besoins quel que soit le département où il habite. C’est cela, une politique publique : dire « on vous croit », et le décliner dans une action.

Nous avons modélisé un parcours de soins : lorsqu’on écoute les pédopsychiatres et les psychologues spécialisés dans la clinique de la violence, ils nous disent, bien sûr, qu’il faut ajuster en fonction des besoins de chaque enfant. Mais lorsqu’on évalue une, deux, trois, dix années de pratique clinique, on s’aperçoit qu’on fait à peu près trois séances d’évaluation, dix à quinze séances de stabilisation, dix à quinze séances de soins centrés sur le trauma et trois séances de suites. Eh bien, cela fait un parcours de soins.

Le coût du non-soin, le coût de l’impunité des agresseurs, c’est 10 milliards d’euros par an. Le coût des soins spécialisés n’est pas nul, évidemment ; mais il n’est pas comparable au coût de l’inaction.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. L’ASE découvre parfois très tard, une fois qu’un enfant est en confiance, qu’il a pu être victime d’inceste. Ils ne sont pas protégés parce que personne n’a l’information.

M. Édouard Durand. C’est en effet l’enjeu crucial du repérage par le questionnement systématique. De nombreux enfants entrent dans le système de protection de l’enfance pour d’autres motifs que les souffrances extrêmes qu’ils subissent. C’est une très grande leçon que je tire de la Ciivise : le récit des enfants devenus adultes est au-delà de la représentation que l’on s’en fait quand l’enfant le dit. C’est donc que le risque n’est en réalité pas de surinterpréter les violences mais d’invisibiliser non seulement la violence elle-même, mais son extrême gravité, c’est-à-dire la cruauté délibérée et persistante des agresseurs.

Nous n’avons pas cette information parce que nous ne posons pas la question. Et si on ne dit pas la loi à un enfant victime, il ne peut pas savoir si nous sommes de son côté.

Nous demandons aux enfants victimes de violences, d’inceste, de toute violence sexuelle et de toute violence en général de nous faire confiance. Nous leur disons : « Fais-nous confiance, surtout dis-le-nous ». Mais, à l’instant même où ils nous font confiance, nous posons sur leur visage le masque de l’enfant menteur. Alors l’enfant se tait à jamais ! Et puis, après quatre ou cinq placements, quand il est en sécurité, il demande : « Pourquoi ne m’avez-vous pas écouté ? ».

Je vous donne un exemple très simple, qui remonte au temps où j’étais juge des enfants dans un autre tribunal. Nous nous étions rendu compte qu’une adolescente était victime du système prostitutionnel. Tout le monde lui parlait de respecter son corps, de dignité, etc. Au bout d’un moment, elle a dit : « quand quinze garçons m’ont violée dans une cave » – et ce ne sont pas ces mots fleuris qu’elle a utilisés –, « personne n’en avait rien à faire ; maintenant, je fais n’importe quoi avec mon corps et c’est un problème pour vous ? ». Nous regardons le symptôme de la violence et du trauma ; nous ne sommes pas intéressés par la violence qui en est la cause parce que nous la tolérons.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je suis très malheureuse que vous ne présidiez plus la Ciivise. Peut-être avez-vous dit trop de choses vraies. Nous sommes beaucoup à continuer à vous écouter, à vous admirer, à être de votre côté, pour le bien des enfants, et à vouloir améliorer la situation.

J’ai beaucoup apprécié votre livre Défendre les enfants. Vous y citez notamment François Molins, procureur général près la Cour de cassation, selon lequel il y a tout dans la loi et il faut seulement la faire appliquer. Vous considérez, vous, que des progrès sont encore nécessaires dans la loi elle-même. Plus loin, vous dites aussi que la loi permet l’impunité des agresseurs d’enfants en laissant trop de marge d’interprétation. Devant la commission des lois, vous nous avez dit en substance qu’on laisse l’enfant dans la gueule du loup.

Pensez-vous qu’un avocat devrait être désigné dès que l’on a connaissance de violences à l’encontre d’un enfant, ou même dès qu’un signalement intervient ?

Ce n’est pas simple, bien sûr, mais serait-il possible de faire du consentement de l’enfant – en fonction de son âge – une condition du droit de visite ou d’hébergement ou du placement ?

Dans mon département, un enfant qui avait fait l’objet de multiples signalements et informations préoccupantes est mort dans une machine à laver alors qu’il était encore chez ses parents. Dans votre expérience de magistrat, avez-vous connu des cas similaires ? Que faire pour éviter de tels drames ?

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). En tant que président du tribunal des enfants de Pontoise, savez-vous si beaucoup de mesures ne sont pas exécutées, notamment quand elles sont prononcées en raison de violences sexuelles au sein des familles ? Arrivez-vous à suivre les cas de violences sexistes et sexuelles dans les lieux d’accueil ou de placement ? J’ai entendu dire que des juges renoncent à des mesures de placement parce qu’il leur est difficile d’évaluer quand le risque est le plus grand pour l’enfant : s’il reste dans sa famille ou s’il est placé dans certaines structures.

Vous avez évoqué un parcours de soins. C’est la première fois que j’entends une feuille de route aussi claire. Dans la pratique, nous en sommes très loin : dans mon département, les jeunes qui sont accueillis dans une maison d’enfants à caractère social (Mecs) ont accès à un psychiatre toutes les cinq semaines en moyenne. Le parcours que vous décrivez prendrait donc des années et arriverait bien trop tard. Quel est votre regard sur ce point ? Vous avez donné un chiffre, mais nous manquons surtout de travailleurs : pensez-vous que les conditions de travail et de rémunération des psychiatres dans les structures d’accueil soient suffisamment attractives ?

Les juges des enfants sont débordés, et il semble arriver que certaines mesures, notamment de placement, soient reconduites sans qu’ils aient vu l’enfant ni les éducateurs. Est‑ce rare ? Cela vous est-il déjà arrivé ? N’est-ce pas là une violation d’un des principes les plus fondamentaux du droit, c’est-à-dire le droit au contradictoire ?

M. Léo Walter (LFI-NUPES). Puisqu’il faut faire vite, je me contenterai de vous dire ma gratitude pour vos propos, ainsi que pour l’ensemble de votre œuvre.

Quel regard portez-vous sur les dernières annonces du Premier ministre Gabriel Attal – comparution immédiate pour les mineurs, très courts séjours en foyer, atténuation de l’excuse de minorité ?

Dans les affaires de violences sexuelles, le rôle des experts dans les parcours judiciaires suscite de nombreuses interrogations et récriminations. Ils – ce sont souvent des hommes – rendent parfois leur rapport d’expertise sans avoir rencontré la mère ; ils retiennent des qualifications qu’il n’est pas toujours facile d’évaluer ; ils sont encore nombreux à fonder leur analyse sur le syndrome d’aliénation parentale ou sur le mensonge des mères. Lorsqu’ils rencontrent des jeunes femmes ayant été agressées – mineures ou très jeunes majeures –, ils peuvent les interroger sur leur sexualité et en faire un élément de culpabilité. J’ai questionné récemment le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti sur ce point et je n’ai pas reçu de réponse à ce jour.

Mme Laure Miller (RE). Les annonces gouvernementales auxquelles vous faites référence n’entrent pas dans le champ de la commission d’enquête.

M. Léo Walter (LFI-NUPES). Dans ce cas, j’accepte que le juge ne réponde pas à ma question. Pourtant, l’excuse de minorité, le placement en foyer ou la comparution immédiate sont au cœur de la politique de protection de l’enfance.

Mme Karine Lebon (GDR-NUPES). Je vous remercie pour vos travaux, notamment le tour de France des rencontres de la Ciivise auquel j’ai eu la chance de participer à La Réunion.

L’ASE a-t-elle selon vous les moyens de recueillir la parole de l’enfant ? Avez-vous noté des différences selon les départements et les partis qui sont à la tête de l’exécutif ? Le manque de moyens financiers est régulièrement mis en avant pour justifier les défaillances de la politique de protection de l’enfance, mais l’argent est-il vraiment seul en cause ? En tant que juge, faites-vous confiance à l’ASE ?

Le Gouvernement n’a donné aucune suite aux quatre-vingt-deux préconisations formulées par la Ciivise. Pire, on voudrait couler l’instance que l’on ne s’y prendrait pas autrement. Qui sont finalement les gardiens de cette justice qui n’agit pas souvent dans l’intérêt des enfants et des femmes ? Je partage la remarque sur les experts, ceux dont les rapports disent bien souvent combien monsieur est courageux et madame dépassée par son rôle de mère.

Les condamnations dans les affaires de violences sexuelles ou conjugales sont bien souvent dérisoires. Qu’en pensez-vous ?

Êtes-vous soutenus par vos collègues dans votre souhait de voir limiter le pouvoir souverain des magistrats ?

M. Charles Fournier (Écolo-NUPES). Je me joins aux remerciements. Votre parole compte et inspire de nombreux professionnels bien au-delà du monde de la justice.

L’invisibilisation des violences sexuelles dans la protection de l’enfance est malheureusement un constat partagé. Le fait que celles-ci se produisent avant le placement mais aussi après nous renvoie à notre accommodation aux aléas, pour reprendre votre formule, ou à notre incapacité à anticiper.

Une étude de l’observatoire des violences envers les femmes de la Seine-Saint-Denis indique que sur cent dossiers d’enfants placés, cinquante-sept mineurs ont été victimes de violences sexuelles pendant leur placement et quinze ont été agressés ou violés lors des droits de visite ou d’hébergement décidés par le juge. Comment est-ce possible ? Comment des enfants peuvent-ils être une nouvelle fois victimes de violences ?

Vous constatez qu’il est peu fréquent que les départements prennent la question à bras‑le-corps. Iriez-vous jusqu’à parler d’un silence de leur part face aux violences sexuelles subies par les enfants ? Le manque de moyens est-il vraiment le nœud du problème ? Faut-il recentraliser l’ASE ?

M. Édouard Durand. Je commencerai par vous remercier de vos paroles, que je reçois comme un encouragement. C’est important pour moi.

Plusieurs de vos questions relèvent de ce que j’appelle la doctrine. Le mot n’est pas très heureux car il renvoie à l’endoctrinement, au gourou, ce que je préfère éviter désormais. Je parlerai donc plutôt de politique publique, autrement dit d’un choix pour l’avenir qui structure une action institutionnelle, une pratique sociale en direction de personnes en chair et en os.

Qu’il s’agisse d’experts ou de juges, c’est la doctrine – la politique publique –, et non les moyens, qui détermine leur manière d’agir. Qu’il s’agisse d’humilier une personne en la soumettant – je l’ai lu et cela m’a beaucoup choqué – à une reconstitution du viol, en l’interrogeant sur sa vie sexuelle ou son intimité, en inversant la culpabilité – la mère serait trop protectrice, fusionnelle ou aliénante –, en recourant à l’idée d’un syndrome d’aliénation parentale ; ou qu’il s’agisse de ne pas empêcher les nouvelles violences que subissent les enfants lors des droits de visite et d’hébergement alors qu’ils sont confiés à l’ASE pour être protégés : c’est toujours une question de moyens, mais c’est d’abord une question de politique publique.

On ne peut pas à la fois vouloir protéger les enfants et donner du crédit à la théorie selon laquelle un enfant qui révèle des violences est forcément manipulé ou manipulateur. On ne peut pas écrire dans un jugement à la fois qu’un enfant est confié à l’ASE parce qu’il est victime de violences et qu’il doit retourner sans protection dans le lieu où s’exercent ces violences. C’est une question de politique publique. Le droit de la famille est devenu un champ de ruines. Il ne faut pas que soient possibles tout et son contraire.

Pourquoi récuser le concept d’aliénation parentale plutôt que le tolérer dans les pratiques, me direz-vous ? Il me semble que nous élisons des représentants pour faire ce choix. Vous tracez la route de l’intérêt général. Je vous propose de récuser le concept dangereux d’aliénation parentale.

Il est vrai qu’on ne peut pas évacuer la question des moyens. Il faut du temps : pour être formé, pour développer une compétence, pour structurer une équipe professionnelle, pour construire un partenariat durable avec le département, pour développer des soins spécialisés du psycho-traumatisme. Et le temps est aussi une question de moyens.

S’agissant des difficultés de recrutement dans les structures de protection de l’enfance et du recours à l’intérim, pourquoi ces métiers qui font l’honneur de la société ne sont plus attractifs ? Où sont nos priorités ?

En ce qui concerne la prorogation des mesures sans audience, le manque de moyens est aussi en cause. Mais, encore une fois, vous pourrez multiplier le nombre de professionnels autant que vous voulez, si ceux-ci n’ont pas une doctrine ou une politique publique pour les guider, le risque reste le même. Ensuite, il faut bien sûr du temps pour recevoir un enfant en audience. Sur la parole des enfants, je rends un hommage appuyé au travail de M. Gautier Arnaud-Melchiorre.

Oui, j’ai confiance dans l’ASE ; j’admire ses professionnels, mais ils doivent davantage prendre en considération les besoins fondamentaux des enfants, les quatre registres de la parenté et les quatre configurations conjugales ; ils ne doivent pas faire courir de risques aux enfants. Comment se fait-il que des enfants signalés soient assassinés dans leur maison ? Comment se fait-il que des enfants sous mesure de protection rentrent le week-end dans la maison où on les viole ? Parce que nous ne voulons pas tirer les conséquences de la signification du mot « protéger » – anticiper le risque.

Un Président de la République avait dit sur un autre problème : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». D’une certaine manière, la Ciivise avait pour mission de tenir le même discours. Quand il y a un signe, il y a un risque. Sur qui faisons-nous porter le risque ? Si c’est sur l’enfant, la réponse est mauvaise.

J’ai signé la tribune des juges des enfants de Bobigny intitulée « Mineurs délinquants, mineurs en danger : le bateau coule ! ». Je maintiens. Aucun professionnel de la protection de l’enfance n’assumerait de ne pas exécuter une décision prise en urgence qui serait motivée par la violence. Mais pour combien de temps la mesure est-elle prise ? Une adolescente révèle à son professeur principal ou son conseiller principal d’éducation être victime de violences chez elle. Il me semble que raisonnablement, dans les deux heures qui suivent, elle sera confiée à l’ASE de son département par le procureur de la République et accueillie dans les lieux d’accueil d’urgence. Il est raisonnable d’imaginer que dans les huit jours, elle dira : « J’ai exagéré, je veux rentrer à la maison. » Là se posent les questions de la doctrine et de la parole de l’enfant, laquelle, selon les quatre configurations familiales – entente, absence, conflit, violence –, doit être prise en compte d’une manière adaptée. Il faut entendre la parole de l’adolescente mais la protéger quand même. Or il est assez probable que, pour plusieurs raisons, on dise d’elle : « Encore une qui a menti. » Ce faisant, on reporte le risque sur l’enfant.

Il est tragique que des professionnels soient contraints de choisir entre deux périls : la maison de la violence et le lieu de protection, autour duquel rôdent les proxénètes. Pour ma part, je ne raisonne pas de cette façon : quand le risque dans la maison est certain, il n’est pas possible d’accepter de le prendre au motif que les éducateurs risquent de ne pas être suffisamment contenants. La présence des proxénètes à proximité des foyers est évidemment un problème social considérable.

Un jour, à Marseille, en sortant de mon garage, je vois une petite fille qui n’avait pas quatorze ans sur le trottoir – littéralement. Après m’être posé la question une seconde comme tout le monde, j’ai décidé que j’avais vu quelque chose et j’ai couru pour arrêter la voiture de police qui passait. Les policiers ont pris en charge la jeune fille et photographié la voiture des proxénètes. À ce moment-là, j’aurais voulu qu’ils les arrêtent et pour longtemps. Sinon on continuera à dire que tout le monde savait. Ce n’est pas une question de principes.

S’agissant de la recentralisation, ce qui importe à mes yeux, c’est la cohérence d’une pensée. Je vous laisse juge des moyens. Si l’aléa est reporté des départements aux directions déconcentrées, vous ne répondrez pas au problème. La protection de l’enfance est l’une des plus éminentes et des plus nobles politiques d’État. Je ne suis pas compétent pour me prononcer sur la nécessité de décentraliser sa mise en œuvre. En tout état de cause, la politique doit être nationale. Elle doit être la même pour tous les enfants, où qu’ils vivent ; c’est bien le minimum que nous leur devons.

Quant à l’avocat, la doctrine doit s’appliquer à lui aussi. Il ne faut pas multiplier les interprétations du risque. Au contraire, il faut éviter sa dilution. Le rôle de l’avocat est de porter la parole de l’enfant, pas d’interpréter l’intérêt de l’enfant.

Le droit pénal de l’enfance illustre la manière dont on pense le rapport entre le privé et le public. Il traduit le choix de la société, après la disparition du droit de correction paternelle, d’assurer l’ordre public d’une manière adaptée aux enfants. N’oubliez pas que le droit pénal de l’enfance est né à la demande des mères – le premier tribunal pour enfants a été créé à Chicago à l’initiative de clubs de femmes de l’Illinois qui réclamaient que les enfants soient jugés d’abord en tant qu’enfants.

Le premier enfant que j’ai mis en prison s’est pendu dans sa cellule ; il n’est pas mort. Le deuxième enfant, je ne l’ai pas mis en prison et il a commis une autre infraction. Depuis vingt ans, j’essaie de ne pas autoriser les enfants délinquants à détruire la vie des autres et de permettre à tous les enfants de devenir des citoyens. Il est parfois indispensable de contenir les enfants qui ne sont pas capables de maîtriser leurs pulsions. J’ai vu des enfants qui ont commencé à penser et même à parler parce qu’ils étaient contenus entre les quatre murs d’une cellule : la contention du corps a libéré la pensée et le langage.

Pour accepter cette idée, il a fallu que je me fasse presque violence car ce n’était pas ma pente naturelle. Le fait de voir la gravité des violences faites aux enfants m’a fait penser la gravité de toute violence, y compris des violences entre enfants comme on en a vu la semaine dernière. Mais il ne me paraît pas possible d’appliquer aux enfants les règles qui concernent les adultes parce qu’on ne peut pas démembrer l’enfance elle-même.

C’est la raison pour laquelle je ne suis pas du tout favorable à ce qui est présenté comme un progrès : l’extension du domaine de l’autonomie de l’enfant – le fait de permettre à l’enfant d’exercer, avant sa majorité, des droits appartenant aux adultes avec une liberté croissante au sens de l’économie de marché, c’est-à-dire sans protection et sans accompagnement. Si un enfant est pénalement majeur à partir de 16 ans, il devra l’être civilement aussi – et inversement. Si un enfant est reconnu capable de saisir le juge aux affaires familiales quand ses parents divorcent, comme certains ont osé le proposer, il faudra en tirer les conséquences sur le plan pénal.

L’enfance ne se démembre pas. Le concept de majorité sexuelle à 15 ans est erroné et profondément pervers. Il traduit un regard inacceptable qui est porté sur l’enfant. Si on veut protéger l’enfant de ce concept, il faut aussi reconnaître que celui-ci doit être, jusqu’à sa majorité, traité comme un enfant, y compris quand il transgresse, ce qui n’équivaut pas à la complaisance.

À chaque fois que j’ai mis un enfant en prison, j’avais parfaitement conscience de l’extrême gravité de ma décision, mais je l’ai fait.

  1.   Audition de M. Didier Tronche, président de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (Cnape), et de M. Pierre-Alain Sarthou, directeur général (mercredi 5 juin 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous nous retrouvons aujourd’hui pour poursuivre les travaux de notre commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance. Cet après-midi, nous auditionnons la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (Cnape), représentée par son président, M. Didier Tronche, et son directeur général, M. Pierre-Alain Sarthou. Merci d’avoir répondu favorablement à notre invitation.

Votre Convention fédère de nombreuses associations présentes sur l’ensemble du territoire. Avec cette vision globale qui est la vôtre, vous pourrez sans doute nous éclairer sur les causes des disparités importantes de la politique de l’enfance, tant selon les départements que selon le type de structure concernée. Nous aimerions également vous entendre sur les moyens de remédier à ces disparités, ainsi que sur les difficultés financières et de recrutement des associations, les taux d’encadrement et le manque d’attractivité des métiers de l’enfance. Vous avez aussi récemment pris position sur la santé des enfants, un sujet dont nous entendons beaucoup parler depuis le début des auditions. Vous pourrez ainsi nous donner votre avis sur les expérimentations « Santé protégée » et « Pégase » et nous éclairer sur les propositions que vous portez pour améliorer le suivi médical des enfants, en particulier concernant la santé mentale et le handicap. Comme vous le voyez, les questions sont nombreuses. Mme la rapporteure en ajoutera sans doute d’autres, plus précises.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que notre audition est publique et retransmise sur le site internet de l’Assemblée nationale. En outre, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et de dire : « Je le jure ».

(MM. Didier Tronche et Pierre-Alain Sarthou prêtent serment.)

M. Didier Tronche, président de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant. Vous avez rappelé que la Cnape regroupe 170 associations et treize mouvements, représentant la diversité des actions menées dans le cadre de la protection de l’enfance, qu’il s’agisse de placement familial, d’action en milieu ouvert ou de prévention. Cela concerne 250 000 enfants suivis, près de 30 000 professionnels et 8 000 bénévoles. La Cnape bénéficie d’une reconnaissance légitime de sa représentativité, ce qui explique notre présence à cette audition, pour laquelle nous vous remercions.

Je ne vais pas répéter les constats que nous connaissons depuis des années. Vous avez auditionné la présidente du Conseil national de protection de l’enfance (CNPE), dont nous sommes membres. Je siège au bureau du CNPE, dont la Cnape a validé l’ensemble des positions, notamment le plan Marshall pour la protection de l’enfance que nous souhaitons voir mis en œuvre, avec des adaptations selon les priorités définies.

Mon intervention se concentrera essentiellement sur la situation des associations aujourd’hui, le risque de marchandisation du secteur de la protection de l’enfance et la situation des professionnels, qui se sentent déclassés et usés.

Concernant les associations, le problème est bien sûr financier, mais il touche également aux ressources humaines. Il s’agit de bien plus qu’un simple cri d’alarme. L’enquête que nous avons menée fin 2023 auprès des adhérents de la Cnape révèle un modèle de financement non pérenne et inadapté à l’évolution rapide des besoins et à la restructuration de l’offre. Nous sommes conscients de la nécessité de faire évoluer l’offre en matière de protection de l’enfance, mais le système actuel d’encadrement financier ne favorise pas cette évolution. Cela entraîne une faible visibilité pour nos associations, qui s’appauvrissent compte tenu de l’inflation. Des efforts ont été faits pour reconnaître les professionnels, notamment avec le Ségur de la santé ou la prime Macron. Cependant, ces avancées restent insuffisantes, laissant de nombreux professionnels sur le carreau. Le recouvrement financier ne correspond pas aux décisions prises au niveau national. Certains départements n’ont pas versé la prime Ségur, tandis que d’autres l’ont fait selon des taux laissés à leur discrétion.

Dans un contexte de rationalisation budgétaire, une écrasante majorité d’associations (neuf sur dix) observent une tendance inquiétante à la baisse de leur trésorerie. Près de 70 % d’entre elles constatent une augmentation de leur dette à court terme entre le 31 décembre 2019 et le 31 décembre 2022. En 2024, environ 60 % des associations n’ont pas reçu de retour des autorités de tarification sur leur compte administratif de 2022. De plus, près de 70 % d’entre elles ont constaté un écart significatif entre les comptes administratifs et les budgets accordés. Par exemple, lorsque l’on reçoit l’arrêté de financement de 2022 pour la protection de l’enfance en janvier 2023, c’est du pilotage à vue. L’expertise des comptes administratifs de l’année n-2, qui a des effets sur l’année n+2, devient catastrophique. Les trésoreries des associations s’assèchent ; certaines pourraient même se retrouver en situation de faillite. Nous ne pouvons pas continuer à faire de la cavalerie budgétaire.

Face à cette situation, deux pistes se dégagent. Premièrement, revenir à l’esprit de la loi du 2 janvier 2002 qui a introduit les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM). Ces contrats, mis en place par l’État dans le secteur de la santé, sont aujourd’hui très rarement appliqués par les départements. Certains départements n’honorent même pas les CPOM déjà signés. Ces contrats sont pourtant essentiels pour assurer une gestion financière stable et prévisible. Ils donnent une visibilité à plus long terme, permettent d’améliorer l’offre d’intervention et d’adapter les modalités d’accompagnement des parcours individuels, à condition d’établir une temporalité de cinq ans, comme pour la santé. Ceci nous paraît d’autant plus important que nous constatons, en protection de l’enfance comme dans le secteur médico‑social, l’apparition de doubles vulnérabilités. Par exemple, nous avons en institut médico-éducatif (IME) des enfants relevant de la protection de l’enfance. La responsabilité de l’application de la loi est partagée entre différents financeurs : l’État et le département. Cette double prise en charge des besoins fondamentaux et spécifiques de l’enfant constitue aujourd’hui la question centrale de la protection de l’enfance. Il nous semble également nécessaire, au-delà des CPOM, d’établir de bonnes pratiques budgétaires pour éviter les ponctions de trésorerie ou les rattrapages budgétaires en fin d’exercice, qui ne sont jamais satisfaisants.

Par ailleurs, notre système de protection de l’enfance souffre d’un manque de prévention en amont, que ce soit pour la petite enfance ou pour la santé physique et morale des jeunes enfants, ce qui a des effets délétères. Il y a un lien évident avec le secteur de la pédopsychiatrie et, plus généralement, avec la psychiatrie infanto-juvénile.

Dans le contexte actuel de crise d’attractivité des métiers du travail social, nous sommes très inquiets face au risque d’ubérisation ou de marchandisation du secteur de la protection de l’enfance. Je sais que vous allez auditionner la semaine prochaine l’entreprise Domino RH. Dans mon département, je dois avouer que son intervention n’est pas une réussite et que cela se termine de manière déplorable pour les enfants confiés, ainsi que pour les personnels exerçant dans ces structures. La question de l’intérim est aujourd’hui une véritable problématique pour nous en termes de permanence de l’accompagnement.

Mme la présidente Laure Miller. De quel département s’agit-il ?

M. Didier Tronche. Le Calvados. En tant que président de l’association de la Sauvegarde du Calvados, je tiens à souligner les problèmes liés à l’encadrement budgétaire des appels d’offres. Lorsqu’un appel d’offres pour la création de Mecs fixe un prix de journée à 175 euros, il devient impossible de répondre, sauf peut-être pour le secteur privé lucratif qui pourrait respecter ces contraintes budgétaires. Nous ne répondons pas par manque d’intérêt pour ces structures, mais parce que notre proposition à 220 euros, déjà très modeste, dépasse l’encadrement budgétaire fixé. Ce montant de 175 euros ne permet même pas de respecter le code du travail et la convention collective. Ce point, bien que rapidement évoqué, est essentiel pour comprendre les risques de marchandisation et d’ubérisation du secteur.

La crise actuelle de l’attractivité des métiers est un problème majeur pour les professionnels du secteur. Ils doivent souvent travailler avec des intérimaires ou des salariés en contrat en durée déterminée (CDD), ce qui nuit à la stabilité des projets. Il est crucial d’analyser les raisons de cette désaffection à l’entrée des instituts de formation et de repenser notre approche. Nous devons améliorer nos pratiques managériales car les jeunes préfèrent aujourd’hui des CDD plutôt que des contrats à durée indéterminée (CDI). Cela ne signifie pas qu’ils manquent d’engagement, mais que la nature de leur engagement a changé. Nous rencontrons également de grandes difficultés sur les fonctions support. Les conséquences sont bien connues : difficultés à appliquer les mesures en matière de placement et de milieu ouvert, liste d’attente importante. Cela engendre un véritable problème de responsabilité et un découragement persistant.

Ces difficultés ne relèvent pas des exigences directes de nos financeurs, qu’il s’agisse des départements ou de l’État. Toutefois, elles relèvent indirectement de l’État qui joue un rôle déterminant dans l’ingénierie des formations, leur adaptation et leur capacité d’évolution. Nous estimons qu’il est impératif de repenser les parcours professionnels et de promouvoir davantage l’apprentissage, car c’est une voie de stabilisation pour des personnels souvent devenus nomades. Il est également essentiel de renforcer l’utilisation de la validation des acquis de l’expérience (VAE) en mobilisant les fonds collectés au titre de la formation continue. Le secteur dépasse le seuil fiscalisé de 1 % de la masse salariale collecté par les opérateurs de compétences, ce qui laisse des fonds disponibles pour ces accompagnements. De plus, dans le cadre de la solidarité interbranche professionnelle, des objectifs précis pourraient être fixés.

Il est tout aussi important d’organiser les secondes parties de carrière pour offrir de nouvelles perspectives aux professionnels, de mieux penser les passerelles, de valoriser les compétences antérieures et d’adapter la pédagogie des organismes de formation aux profils spécifiques. Nous recrutons souvent sur la base de compétences individuelles plutôt que de diplômes. En tant qu’association et employeur, il nous incombe d’accompagner les personnes dans la reconnaissance de leurs qualifications et l’acquisition de nouvelles compétences. Nos diplômes du travail social sont de nature générique et nous constatons que la plupart des professionnels postulant dans le domaine de la protection de l’enfance n’ont jamais été formés spécifiquement à ce secteur. La raréfaction des lieux de stage et l’obligation de rémunérer les stagiaires ont conduit la quasi-totalité des départements à ne plus offrir de stages en protection de l’enfance, ce qui réduit considérablement l’attractivité de notre secteur. D’autres éléments doivent être pris en compte, notamment les normes d’encadrement, que vous avez mentionnées précédemment.

Lors d’un entretien la semaine dernière avec le président de la Haute Autorité de santé (HAS), le président de la commission sociale et l’administratrice chargée du développement de la qualité et de l’évaluation de la HAS, nous avons constaté le manque d’éléments concernant l’évaluation en matière de protection de l’enfance. Ils s’étonnent que, dans la plupart des dix Mecs qu’ils ont examinées de près, les personnels aient une image totalement dévalorisée de leur propre travail. Cette situation s’explique par l’absence d’analyse des pratiques prises en charge financièrement, bien que cela soit obligatoire et inscrit dans la loi. Les budgets excluent le financement associé, il n’y a pas de pluridisciplinarité des équipes et les travailleurs sociaux, qu’ils exercent dans des Mecs ou des foyers éducatifs, se retrouvent toujours seuls face à un groupe hétérogène. Comment ne pas s’user et porter un regard critique, voire avoir un sentiment d’impuissance et de défaillance par rapport à son propre travail dans de telles conditions ?

Il existe des solutions concrètes et peu coûteuses, qui consistent simplement à appliquer la loi et à faire preuve de bon sens, ce qui semble parfois faire défaut. Nous pourrions également envisager la création d’un comité de filière des métiers de la protection de l’enfance, similaire à celui de la petite enfance, pour réfléchir sur les métiers et les besoins, notamment pour les assistants familiaux. Ces derniers se font de plus en plus rares, ce qui va assécher une partie des orientations. De plus, les placements éducatifs à domicile posent problème : la Cour de cassation a indiqué qu’une telle mesure n’est pas constitutive d’un placement. Il faudra donc que vous, mesdames et messieurs les députés, pensiez à adopter une nouvelle loi ou à adapter la loi.

Je sais que vous allez recevoir l’Association nationale des maisons d’enfants à caractère social (Anmecs), l’une des fédérations de notre Convention. Je m’étonne que vous ne receviez pas également des représentants de l’action éducative en milieu ouvert (AEMO), qu’il convient de redéfinir. Le placement doit être considéré comme le dernier recours lorsque toutes les autres options ont été épuisées. L’AEMO, qui englobe actuellement tout et n’importe quoi, doit être réévaluée. Nous menons actuellement une étude avec le Carrefour national de l’action éducative en milieu ouvert (CNAEMO) pour clarifier les différents sigles et déterminer les distinctions entre une AEMO classique, telle qu’elle était initialement conçue, et une AEMO renforcée, qui devrait être une version plus suivie dans le temps. Nous avons également des AEMO avec des structures d’hébergement d’accueil de crise, qui sont indispensables, mais qui ne constituent pas un placement au sens strict du terme. De plus, les départements appliquent des règles différentes concernant ces orientations, ce qui rend nécessaire une harmonisation rapide. L’AEMO, en tant que milieu ouvert, reste une forme de prévention essentielle.

Mme la présidente Laure Miller. En effet, je peux vous assurer que c’est un sujet que nous abordons à chacune de nos auditions.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous représentez une Fédération nationale regroupant de nombreuses associations consacrées à la protection de l’enfance. Si je ne me trompe pas, cela concerne 140 associations et 250 000 enfants sur les 377 000 pris en charge au total en France. Étant donné que nous sommes dans le cadre d’une commission d’enquête, je souhaitais vérifier ces chiffres.

Ma première question porte sur le budget de la protection de l’enfance, qui s’élève aujourd’hui à environ 10 milliards d’euros annuels pour ce qui concerne les départements. Ce budget recouvre notamment l’accompagnement et la prise en charge des enfants. À l’échelle des 250 000 enfants et des 140 associations que la Cnape représente, pouvez-vous nous fournir un ordre de grandeur de la part budgétaire que représentent ces associations dans ce budget de 10 milliards d’euros ? Cette information n’est référencée nulle part et il serait utile d’en avoir une idée précise.

Ma deuxième question concerne les habilitations des associations en protection de l’enfance. C’est un aspect que j’essaie de clarifier dans le cadre de cette commission d’enquête. Pouvez-vous nous préciser les règles en vigueur ? En général, ces habilitations sont accordées par les départements pour une durée de quinze ans renouvelable tacitement. Pouvez-vous confirmer que lors de la décentralisation, qui a transféré la compétence de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de l’État aux départements, les associations déjà habilitées par l’État ont vu leur habilitation reconduite de manière tacite par les départements ? Cela nous conduit à un historique de la protection de l’enfance où certaines associations sont implantées dans les territoires depuis le XIXe siècle, ce qui montre un ancrage profond. Cette question soulève d’ailleurs le problème des infrastructures, souvent anciennes et parfois inadaptées aux besoins actuels des enfants. La société a évolué et nous avons acquis de nouvelles connaissances sur les besoins fondamentaux des enfants, notamment grâce aux neurosciences. Nous savons aujourd’hui que de petites structures sont plus adaptées aux enfants que les anciennes structures des années 1940, 1950 ou 1960, même si des travaux de rénovation peuvent être entrepris. C’est un élément important à prendre en compte. Je souhaite savoir si, au niveau de la Cnape, compte tenu de l’historique de l’implantation de la protection de l’enfance, qui, avec la décentralisation, a très peu évolué, une réflexion est en cours sur ces sujets. En effet, les besoins fondamentaux des enfants aujourd’hui nécessitent une réévaluation de ce fonctionnement. Vous avez esquissé cette question en mentionnant que les besoins des enfants ont changé. Est-ce que des discussions ont lieu avec les départements ou à l’échelle nationale concernant un grand plan de reconstruction ou de rénovation afin que vos associations, y compris les plus anciennes, accueillent les enfants de manière plus appropriée ?

Je soulève cette question car, bien que je ne dispose pas de chiffres précis ni ne vise une association en particulier, certaines structures accueillent jusqu’à quatre-vingts ou cent enfants. Nous savons pertinemment que ce n’est pas la solution idéale, surtout pour des enfants présentant plusieurs vulnérabilités. Vivre en collectivité en permanence est extrêmement difficile. Personne ne souhaiterait vivre en groupe 24 heures sur 24. Or cette pratique n’a pas été réinterrogée. J’aimerais connaître votre avis sur cette question, sachant que j’ai toute confiance dans les travaux menés par la Cnape.

Certaines associations font l’objet de rapports de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) ou de saisines du Défenseur des droits en raison de situations jugées dramatiques. Je prendrai un seul exemple : l’association la Sauvegarde 13 dans les Bouches-du-Rhône, qui a connu un pic d’alerte dramatique. Défenseur des droits, Igas… tout le monde s’est mobilisé récemment, en 2021-2022. Il y avait notamment plus de mille mesures d’AEMO en attente. Comment, au niveau national, la Cnape se saisit-elle ou s’autosaisit-elle de ces manquements graves ? Quel travail est réalisé avec les associations et les départements ?

Je souhaiterais également revenir sur la question du recours à l’intérim en protection de l’enfance. En Seine‑Saint-Denis, le budget pour l’intérim s’élève à 2 millions d’euros, car l’intérim coûte cher. Cependant, aujourd’hui la protection de l’enfance ne pourrait pas fonctionner sans l’intérim, faute de personnel. L’urgence est absolue, tant budgétairement que structurellement. Compte tenu de la masse de personnel nécessaire, alors même que les normes d’encadrement réglementaires n’ont pas été définies – il est pourtant essentiel d’avoir des normes pour que les enfants soient bien accompagnés –  la vérification du casier judiciaire des personnes avant leur recrutement en intérim, pourtant imposée par la loi du 7 février 2022, n’est pas appliquée. En 2022, le législateur souhaitait absolument que les personnels travaillant auprès des enfants ne soient pas des agresseurs sexuels ; or, avec le système de l’intérim qui s’est mis en place, nous ne sommes pas en capacité de le vérifier. Si cela est bien confirmé, c’est très important pour la commission d’enquête.

Concernant les propositions budgétaires, je soutiens le plan Marshall et j’espère que la commission d’enquête apportera un poids supplémentaire pour exiger sa mise en place urgente. En effet, l’intérim représente un surcoût de 500 à 700 euros par jour pour les associations, alors même que vous avez rappelé qu’elles sont en difficulté financière. Elles devront donc également supporter ces coûts exorbitants, ce qui crée un cercle vicieux et nous mène droit à la catastrophe. Les enfants n’ont aucune stabilité, subissent un turnover constant et cette situation s’est dégradée depuis environ cinq ans. Nous sommes désormais au pied du mur pour résoudre ces problèmes.

J’aimerais connaître votre avis sur ces sujets, car la situation me semble extrêmement grave. Une partie de la question de la formation, ainsi que celle des primes, relève de la responsabilité de l’État. Aujourd’hui, de nombreux acteurs de la protection de l’enfance quittent ce domaine pour des postes en intérim, mieux rémunérés. Certains refusent des CDI, préférant l’intérim. Le problème des salaires et de la revalorisation des métiers est une urgence absolue pour endiguer cette tendance actuelle.

M. Didier Tronche. Je vais répondre à la plupart des questions, puis M. Pierre‑Alain Sarthou, directeur général, apportera des précisions sur certaines d’entre elles. Vous mentionnez 140 associations sur les 170 qui se consacrent à la protection de l’enfance. Il est possible que ce soit davantage. Une partie de nos associations se concentre sur la protection de l’enfance au titre du volet pénal (protection judiciaire de la jeunesse - PJJ). Nous avons des associations qui se consacrent exclusivement à la protection de l’enfance au titre de l’ASE. La partie relevant de la PJJ inclut les services d’investigation auprès des magistrats, les mesures fondées sur l’ordonnance du 2 février 1945, les centres éducatifs renforcés (CER) et les centres éducatifs fermés (CEF). Nous sommes l’un des principaux acteurs de la politique publique en matière de CER et de CEF. Ce sont souvent des associations qui jouent un rôle central dans la protection de l’enfance, au sens large de la défense des droits des enfants. En revanche, je suis dans l’incapacité de vous répondre sur la question budgétaire ; M. Pierre-Alain Sarthou pourra peut-être vous donner des éléments à ce sujet.

Il est indéniable que l’histoire est un élément fondamental dans le secteur de la protection de l’enfance, comme vous l’avez rappelé. Cette dernière repose largement sur des principes établis au XIXe siècle, notamment en ce qui concerne le respect des droits des mineurs. L’ordonnance du 2 février 1945, souvent citée, ne se limite pas à un texte judiciaire ; elle définit également les bases de la protection de l’enfance en situation de danger, y compris s’agissant des mesures administratives. Je rappelle fréquemment que le préambule de cette ordonnance souligne que la France, trop pauvre en enfants, ne peut se permettre de négliger son devoir de les accompagner pour qu’ils deviennent des adultes sains et pleinement citoyens, selon le langage de l’époque. Lors de la construction des politiques publiques, il est important de ne pas oublier les antécédents d’accompagnement des orphelinats et autres institutions depuis le XVIIIe siècle. À cette époque, il n’a pas été décidé de créer un service public de protection de l’enfance. Ainsi, aujourd’hui, ce sont les associations qui assurent cette mission à hauteur de 75 %, voire 80 %, avec parfois un positionnement ambigu.

Quand je parle d’ambiguïté, je souhaite illustrer mon propos. La puissance publique perçoit souvent le secteur associatif comme une extension de son action, chargé de mettre en œuvre ses décisions. Cependant, ce n’est pas la vocation première des associations. L’association joue un rôle essentiel dans la vie sociétale en participant activement à la représentation de la société civile. Malheureusement, aujourd’hui, elle est souvent perçue comme un simple organisme gestionnaire qui applique, ce qui est déresponsabilisant. Une association doit non seulement participer au débat public, mais aussi nourrir ceux qui ont la capacité de prendre des orientations et des décisions, qu’il s’agisse de l’État ou des départements, en leur fournissant des données d’expertise. Elle doit également assumer une co‑responsabilité dans son approche des situations, en tenant compte des difficultés, qu’elles soient financières ou humaines. Concernant l’architecture des associations, bien que reposant souvent sur des modèles du XIXe siècle, il est désormais évident que l’accompagnement des familles en difficulté et des enfants en situation de danger ne peut plus se faire par une simple mise au vert à la campagne, avec des établissements de quatre-vingt-un lits. Aujourd’hui, les associations constatent que leur patrimoine historique n’est plus adapté. La plupart se séparent de ce patrimoine qui coûte cher en entretien, en chauffage, en électricité, etc. On abandonne ainsi les bijoux de famille, souvent des châteaux donnés ou acquis.

Il ne faut pas sous-estimer que plus on se concentre sur des lieux d’animation territoriale, la proximité à l’environnement et des structures à caractère plus chaleureux pour de petits groupes, plus on augmente les besoins d’encadrement, les coûts de location, etc. Je vais prendre l’exemple de l’association calvadosienne que je préside, qui s’appelle désormais Acséa. Mais accès à quoi ? C’est tout l’enjeu de notre mission. Nous n’avons plus de château ; le dernier, nous l’avons vendu il y a sept ou huit ans, et nous étions bien contents de nous en débarrasser car il était totalement inadapté. Aujourd’hui, nous nous sommes rapprochés des lieux de décision et d’orientation. Nous avons implanté nos services et nos établissements sectorisés au cœur des lieux de vie, à l’intérieur même du territoire départemental, en les répartissant sur quatre zones. Cependant, nous rencontrons de grandes difficultés à faire accepter que cela engendre des coûts, même si nous nous sommes rapprochés des circonscriptions administratives du département.

Au niveau de la Cnape, nous avons signé un accord de partenariat et de développement avec la Banque des territoires, en prévoyant 100 millions d’euros pour accompagner les associations de protection de l’enfance dans leur évolution. Cela leur permet d’accéder aujourd’hui à des prêts bonifiés, alimentés par les livrets, les placements et les intérêts des placements gérés par la Caisse des dépôts. C’est la solution que nous avons trouvée pour répondre aux urgences actuelles.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pouvez-vous nous éclairer sur la question budgétaire, notamment par rapport au budget global de 10 milliards d’euros ? Ensuite, j’aimerais savoir comment sont traitées, à l’échelle nationale, les problématiques rencontrées par les membres de votre fédération. Par exemple, dans le cas de la Sauvegarde 13, qui a fait l’objet d’une intervention du Défenseur des droits et d’un rapport de l’Igas, quelles actions spécifiques sont mises en œuvre, étant donné que cette association est membre de la Cnape ?

Enfin, concernant l’intérim, constatez-vous que le casier judiciaire, notamment pour les infractions sexuelles, n’est pas systématiquement demandé, malgré la loi ?

M. Didier Tronche. Sur cette dernière question, je vais répondre très directement : oui, nous avons un problème important, qui n’est pas nouveau. Nous l’avions souligné auparavant. Lorsqu’il y a des remplacements, par exemple pour un poste de surveillant de nuit, ou lorsqu’un éducateur qui doit assurer une garde nocturne ne se présente pas à cause d’un accident, nous activons le dispositif d’astreinte. Cependant, si toutes les astreintes ont déjà été utilisées, nous devons parfois recourir à un emploi de très courte durée. Dans ce cas, nous n’avons pas la capacité de vérifier certains éléments, même avant la loi du 7 février 2022 et le décret récent sur les antécédents judiciaires. Auparavant, nous avions assoupli les procédures en demandant au département d’obtenir rapidement des renseignements sur l’inscription au bulletin du casier judiciaire, ce qui n’était pas toujours efficace.

Je vais vous donner un exemple personnel, bien qu’il soit un peu ancien. Nous avions recruté un surveillant de nuit qui avait déjà travaillé dans la fonction publique, effectué des remplacements, notamment en collectivité territoriale et municipalité. Nous avons ensuite été confrontés à de sérieuses questions, c’était comme une bombe qui explose : notre salarié était fiché S, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’une personne est condamnée. Comme il était en contrôle judiciaire, il n’y avait encore rien d’inscrit sur son bulletin. De nombreux petits problèmes subsistent donc.

Pour les personnels stables, cela fonctionne actuellement, mais cela fonctionnera sans doute mieux lorsque le processus sera informatisé, car il y a encore des questions en suspens. Pour l’instant, la transmission passe par le ministère de la justice, via les services du directeur interrégional de la PJJ, pour obtenir des informations. Lorsque nous n’avons pas de renseignements par le service du ministère, nous passons par les présidents de conseils départementaux pour accéder au bulletin. Cependant, ce système n’est pas satisfaisant.

M. Pierre-Alain Sarthou, directeur général de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant. Sur la partie budgétaire, vous avez mentionné, Mme la rapporteure, un budget global d’environ 10 milliards d’euros, probablement similaire pour 2024. D’après les dernières données de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), d’il y a un ou deux ans, ce budget s’élève à 9 milliards d’euros. Sur ce montant, 8 milliards d’euros sont consacrés aux dépenses liées aux placements, donc à l’accueil des enfants. Cela concerne environ la moitié des enfants bénéficiant d’une mesure de protection de l’enfance. Le milliard restant couvre l’ensemble des autres types d’intervention de protection de l’enfance : milieu ouvert, aide éducative à domicile, AEMO, prévention spécialisée et autres types d’accueil et de prise en charge. Effectivement, il existe une énorme disparité entre les dépenses relatives à l’accueil et les autres types de dépenses en protection de l’enfance.

Sommes-nous en mesure, à la Cnape, de fournir un coût par enfant pris en charge ? Non, nous ne sommes pas capables de le faire. Nous n’avons pas les compétences en interne, car je n’ai pas d’économistes dans mon équipe, ni de spécialistes en économétrie. C’est quelque chose que nous regrettons énormément et dont nous avons discuté avec l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), qui anime une communauté de jeunes chercheurs et supervise de nombreuses thèses en cours, en psychologie, en sciences de l’éducation, en sociologie. Aujourd’hui, il n’existe pas en France de thèse en économie publique de la protection de l’enfance, alors qu’il y aurait beaucoup à en tirer. Une source d’inspiration pour la commission d’enquête serait de créer de la connaissance pour améliorer l’efficacité de l’action publique sur le plan budgétaire et de la prise en charge des enfants.

Concernant la Sauvegarde 13, la directrice chargée de l’enfance et des familles du département des Bouches-du-Rhône a quitté ses fonctions à la suite du rapport de l’Igas. Du côté de la Sauvegarde, comme dans l’ensemble de nos associations dans tous les départements, un important phénomène de liste d’attente pour le milieu ouvert s’est manifesté. Cela signifie que des enfants bénéficiant d’une mesure judiciaire, prononcée par le juge des enfants, ne peuvent pas être pris en charge parce que les services associatifs manquent de moyens, financiers la plupart du temps, ou parfois humains, pour exécuter ces mesures.

Il est essentiel de souligner la question de la responsabilité. Étant donné qu’il y a plus de cent départements, la Cnape ne peut pas participer au dialogue de chaque association avec son département pour trouver des solutions spécifiques. Cela serait impossible à gérer. Cependant, nous soutenons nos adhérents du mieux possible, notamment en matière de responsabilité. Lorsqu’un juge a confié au département, puis à une association, la tâche de protéger un enfant en danger et que la mesure n’est pas exécutée, que se passe-t-il si cet enfant voit sa situation s’aggraver, voire, dans le pire des cas, décède, comme cela a été le cas récemment dans certains faits divers ? Ce problème ne concerne pas uniquement les Bouches‑du-Rhône, mais l’ensemble des départements ; nous en sommes extrêmement préoccupés.

Concernant le lien entre intérim et antécédents judiciaires, le président a déjà partiellement répondu. Le problème du contrôle des antécédents judiciaires n’est pas uniquement lié à la question de l’intérim. De nombreux dirigeants associatifs souhaitent vérifier les antécédents judiciaires des personnes qu’ils embauchent et le font. Cependant, il y a un tel délai entre la demande aux administrations et la réception de la réponse concernant le bulletin n° 2 (B2) du casier judiciaire que les associations sont contraintes de recruter ces personnes sans attendre. En effet, les besoins en recrutement sont tels qu’il est impossible de patienter quatre mois pour obtenir une réponse administrative. Nous recrutons donc immédiatement en raison de l’urgence des besoins. L’intérim peut effectivement aggraver cette situation. Il faudrait peut-être examiner la régulation de ce secteur. Si les entreprises d’intérim ne sont pas obligées de vérifier elles-mêmes les antécédents judiciaires des intérimaires qu’elles emploient, cela pose un problème, non pas aux associations, mais à ces entreprises d’intérim.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous avez évoqué que certaines associations possèdent des listes de mesures qu’elles ne peuvent pas mettre en place. Les magistrats, notamment le Syndicat de la magistrature, ont fourni des chiffres à ce sujet. Il semble que ce soient principalement les mesures d’AEMO, plutôt que les ordonnances de placement provisoire (OPP) du parquet, qui soient concernées. Ainsi, pouvez-vous, en tant que représentants des associations, nous indiquer si vous disposez d’un chiffre approximatif concernant les mesures non exécutées par les associations ?

M. Didier Tronche. Non, tout simplement parce que les listes d’attente fluctuent énormément. Je suppose que vous faites référence aux 3 335 ordonnances déférées qui ne sont pas prises en compte. Ce chiffre est sûrement vrai, mais il masque de nombreuses autres mesures que l’on oublie, notamment celles relevant de mandats administratifs. Nous avons donc des listes d’attente dans plusieurs centaines de départements, je dirais au moins 50 % d’entre eux. Si vous examinez le Nord, où la commission d’enquête se rendra prochainement, la liste d’attente sera extrêmement longue. En Rhône-Alpes, avec la double organisation de Lyon Métropole et du département, nous observerons la même situation. Dans les Bouches‑du‑Rhône et dans des départements de moindre importance, comme le Puy-de-Dôme, le Morbihan ou le Calvados, on compte environ 400 mesures non réalisées.

La situation est complexe car nous trouvons des solutions intermédiaires qui nous préoccupent en matière de responsabilité. Lorsqu’il y a un signalement de la justice ou un signalement des services sociaux du département, nous tentons parfois, dans certains départements, de trouver un consensus pour prendre des mesures temporaires et non définitives, telles que des interventions auprès des familles, puis nous effectuons un bilan. Mais nous avons dû mettre de côté ce mode opératoire en ce qui concerne la Cnape : nous avons réalisé une étude de responsabilité qui révèle que dès que nous commençons à mettre en place des mesures, nous assumons l’entière responsabilité des résultats, sans aucune garantie de succès.

Nous faisons également face à des équipes qui manquent de ressources pour gérer ces mesures de manière cohérente. Nous avons alerté à plusieurs reprises les ministres concernés, en leur indiquant que nous étions en train de créer des situations de maltraitance institutionnelle, ce qui affecte le moral des professionnels. Ces derniers savent qu’ils ne sont pas maltraitants par nature. Si certains le sont, nous les dénonçons. Cependant, ce sont parfois les conditions d’accueil qui deviennent maltraitantes. Vous avez visité une pouponnière dans le Puy-de-Dôme, département que je connais bien pour y avoir travaillé ; il y a des Mecs qui sont dans un état similaire. Cette situation n’est pas rassurante.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je souhaite vous interroger sur trois points : le casier judiciaire, l’état de faillite et le manque de ressources des associations. J’ajouterais une question annexe sur les détournements de fonds.

Concernant le casier judiciaire, vous avez mentionné le bulletin B2, où figurent les principales infractions. Pensez-vous qu’il serait envisageable pour nous, députés, de bénéficier d’un accès direct via le procureur ? Ce dernier dispose en effet des informations en temps réel. Ne pourrait-on pas imaginer que certaines associations, sous des conditions strictes, puissent bénéficier d’un accès direct ou via le procureur, afin d’obtenir les informations nécessaires dans la journée pour recruter quelqu’un ?

Ma deuxième question est liée à sur l’une de vos déclarations. Vous avez mentionné que certaines associations sont en état de faillite. J’aimerais que vous expliquiez les principales causes de cette situation. Quels remèdes proposez-vous pour ces associations ? J’imagine qu’un meilleur financement est nécessaire, mais par quels moyens pourrait-il être obtenu ? Vous avez également affirmé que vous ne disposiez pas des ressources nécessaires pour mettre en œuvre des mesures cohérentes. Cette situation est alarmante, notamment en pensant à des cas comme celui de Seine-et-Marne, où un enfant ayant fait l’objet de neuf signalements n’a pas pu être placé et est décédé. Pour nous, députés, comme pour la plupart des citoyens, il est inquiétant d’entendre que vous manquez de ressources. Ce n’est pas de votre faute, mais bien celle de l’État et du législateur si rien n’est entrepris.

Enfin, une dernière question : le manque de moyens et de ressources n’est-il pas exacerbé par l’augmentation du nombre de mineurs non accompagnés (MNA) ? Pouvez-vous nous donner une idée de l’ampleur de ce phénomène ?

M. Charles Fournier (Écolo-NUPES). Vous avez mentionné le manque d’attractivité des métiers dans le secteur. Deux causes principales ont été identifiées, même si elles ne sont pas forcément nouvelles. La première concerne la question de la rémunération, notamment l’inégalité d’accès à la prime Ségur. J’aimerais que vous détailliez cet aspect en abordant plus largement la question des salaires dans le secteur. Ensuite, vous avez évoqué, dans la Gazette des communes, une communication négative de la part des pouvoirs publics sur ces métiers. Pourriez-vous expliciter ce que vous entendez par là, en fournissant des exemples concrets ?

Concernant les MNA, je salue votre position face aux départements qui se désengagent de l’accueil et de l’intégration de ces jeunes dans la protection de l’enfance. Selon vous, s’agit-il uniquement d’une question de moyens ou bien d’un problème de doctrine d’intégration spécifique à la protection de l’enfance des MNA ?

Enfin, j’aimerais connaître votre avis sur les contrats jeunes majeurs, dont la mise en œuvre est souvent inégale et conditionnée. Cette situation soulève de nombreuses questions quant à leur efficacité. Vous semblez penser qu’il y a des progrès à réaliser dans ce domaine. Pourriez-vous préciser votre analyse à ce sujet ?

Mme Karine Lebon (GDR-NUPES). Ma première question s’adresse spécifiquement à vous, monsieur le directeur général. Lors de votre audition dans le cadre du rapport d’information de la délégation aux droits des enfants sur les violences faites aux mineurs dans les outre-mer, vous avez indiqué que les dispositifs de protection maternelle et infantile ou de périnatalité étaient insuffisants et que les observatoires de la parentalité étaient défaillants. Vous avez mentionné que cela était dû à un manque de moyens financiers, à des professionnels insuffisants, mal formés et qui ne restent pas en poste. La situation des enfants des outre-mer n’est peut-être pas connue de tous. Pourriez-vous, s’il vous plaît, développer vos propos et expliquer la situation particulière de ces enfants et de la protection de l’enfance dans ces territoires ?

En prenant les choses un peu plus en amont, je m’adresse cette fois-ci à vous deux. Pensez-vous que l’État pourrait jouer un rôle plus important en matière d’accès aux soins et de soutien à la parentalité pour mieux accompagner les familles et éviter les drames, notamment les morts violentes d’enfants dans le cadre familial, ainsi que pour réduire le nombre d’enfants confiés à l’ASE ?

M. Léo Walter (LFI-NUPES). J’ai deux questions à poser rapidement. La première concerne un sujet qui me tient particulièrement à cœur depuis le début de cette commission d’enquête : la scolarité et les parcours scolaires des enfants pris en charge par l’ASE. Les chiffres sont alarmants : seulement 13 % de réussite de ces enfants au brevet, contre 80 % en population générale ; 13 % d’entre eux préparent un bac général, contre près de cinq fois plus en population générale ; seulement 4 % poursuivent des études supérieures. De plus, 70 % d’entre eux quittent le dispositif sans aucun diplôme. Ce point a été régulièrement soulevé par les anciens enfants placés que nous avons auditionnés. Premièrement, quel regard portez-vous sur cette réalité et quelles actions les associations que vous fédérez peuvent-elles mettre en place pour répondre à cette problématique ? Deuxièmement, quelles relations ces associations entretiennent-elles avec l’éducation nationale et quelles difficultés rencontrent-elles éventuellement dans ce cadre ?

Ma deuxième question concerne les disparités territoriales que vous avez évoquées. Le rapport récent de M. Éric Woerth sur la décentralisation propose une recentralisation de la politique de prévention pour l’enfance. Que pensez-vous de cette proposition ?

Mme Marianne Maximi. (LFI-NUPES). Vous avez mentionné avoir alerté à plusieurs reprises les ministres concernant l’état d’effondrement de la protection de l’enfance. Je profite de cette commission d’enquête et de votre présence sous serment pour vous demander quelles réponses vous ont été fournies par les ministres.

Par ailleurs, nous nous sommes déjà rencontrés au sujet du taux d’encadrement dans les structures de protection de l’enfance. Pour ceux qui nous écoutent, il est important de préciser qu’il s’agit du ratio entre le nombre d’adultes et le nombre d’enfants dans les foyers et les Mecs. Un décret a été rédigé, travaillé et budgété à ce propos. J’aimerais savoir, en tenant compte des échanges que vous avez eus avec les départements et les ministères à cette époque, qui a bloqué la publication de ce décret et quels arguments ont été avancés pour justifier ce blocage.

M. Didier Tronche. J’ai alerté à plusieurs reprises les ministres successifs. Pendant un temps, nous n’avons pas eu de ministre dédié et, durant de telles périodes de vacance ministérielle, l’administration ne suit pas, ce qui a compliqué les choses. Les suites données à nos actions sont souvent des suites de façade. Je suis désolé d’employer un langage direct, mais j’ai l’impression de m’adresser à des ministres qui n’ont pas les réponses. Ils pourraient les avoir, mais celles-ci se trouvent ailleurs, à Bercy, à Matignon ou à l’Élysée. Nous avons mené des actions avec les ministres. Avec la secrétaire d’État Charlotte Caubel, nous avons progressé sur plusieurs dossiers. Toutefois, nous avons rapidement constaté que le fait qu’elle soit rattachée à la Première ministre ne garantissait pas l’efficacité de l’action interministérielle.

À la même époque, nous avons connu deux ministres dont les approches concernant la double vulnérabilité n’étaient pas totalement convergentes. La secrétaire d’État à la protection de l’enfance était réceptive, tandis que la ministre déléguée au handicap l’était moins. Nous plaidions pour la protection des jeunes majeurs, qu’ils soient handicapés ou socialement inadaptés. Malheureusement, malgré une écoute apparente, les résultats concrets se font attendre, ce qui est décevant.

En ce qui concerne les taux et les normes d’encadrement, ce sujet traîne depuis l’époque où M. Adrien Taquet était secrétaire d’État. Bien que cela ne figure pas dans les décrets d’application de la loi du 7 février 2022, il s’était engagé à aborder cette question, et cette démarche consensuelle avait satisfait tout le monde. Cependant, après son départ, son successeur a préféré prendre le temps de réfléchir et s’est davantage intéressé aux mesures en milieu ouvert dans un premier temps. Les mesures en milieu ouvert doivent être évaluées par rapport à leur fondement, leur référentiel professionnel, leur pratique et les attentes qu’elles suscitent, et non sur des normes d’encadrement.

Nous avons mené une étude spécifique au sujet des normes d’encadrement, plus précise que ce qui est prévu dans le cadre du CNPE, portant sur deux volets des besoins fondamentaux : ceux de l’enfant en protection de l’enfance, relevant d’une tarification départementale, et les besoins spécifiques pouvant relever de l’État, notamment en matière de santé et d’éducation. Nous avons chiffré les besoins à 1,5 milliard d’euros. Nous avons clairement indiqué que le décret avait une valeur symbolique pour les professionnels, bien que nous soyons conscients qu’il ne serait pas immédiatement applicable en raison du manque de ressources humaines. Un moratoire progressif sera nécessaire. Nous avons estimé qu’une application en trois ans serait déjà une réussite. Il faudra recruter et former, ce qui demandera des investissements parallèles, mais il faut rester réaliste. Notre étude, réalisée avec l’Anmecs, a surtout mis l’accent sur l’évolution des structures. L’encadrement ne se calcule pas de la même manière selon que l’on se trouve dans une structure unique avec soixante ou quatre‑vingts lits, ou bien dans des structures marquées par une dispersion géographique correspondant aux réalités actuelles de l’accompagnement éducatif. Nous nous attendions à ce que le décret soit signé mais nous avons changé de ministre, ce qui a entraîné un certain retard car il a été difficile de trouver un ministre en charge de ce sujet.

Aujourd’hui, nous ne sommes pas prêts, car la Cnape, poussée par ses adhérents, signale un état d’asphyxie du secteur. Si vous avez lu notre compte rendu d’assemblée générale, vous savez que nous ne sommes ni des gauchistes, ni des extrémistes qui descendent dans la rue. Cependant, nous constatons que nous ne pouvons plus accepter des lois non appliquées, des décrets qui tardent à venir et, lorsqu’ils arrivent, qui sont inapplicables. Il me semblait que le principe démocratique et législatif était de voter une loi et de disposer des moyens pour la mettre en œuvre. Cela devrait être le cas.

En ce qui concerne les relations entre l’État et les départements, ce n’est pas notre rôle de gérer ce dialogue. C’est la responsabilité de l’État et des départements. Nous avons particulièrement apprécié la démarche entreprise fin 2022 par l’ancienne secrétaire d’État Charlotte Caubel pour initier un travail avec l’association des Départements de France. Nous avons récemment repris ce sujet avec la ministre Sarah El Haïry, rappelant qu’une fois que l’État et les départements se sont mis d’accord sur les compétences régaliennes, il est nécessaire que l’État vérifie si les départements accomplissent leur mission. Si ce n’est pas le cas, il faut déterminer si cela est dû à un manque de moyens budgétaires ou à un choix délibéré de ne pas agir malgré des moyens disponibles. Prenons un exemple concret : doit-on choisir entre la protection de l’enfance et la construction de ronds-points ? Ce n’est pas une question de recentralisation, mais d’application des lois.

Nous avons rappelé l’importance d’associer les associations, qui interviennent au nom des politiques publiques, à la réflexion. Si un plan Marshall devait être élaboré ou s’il fallait préciser les attentes et les mesures à prendre, il est essentiel que nous soyons autour de la table. Nous ne pouvons pas accepter une situation où une seule partie déciderait et financerait sans concertation. Nous ne sommes pas à la botte de qui que ce soit, ce n’est pas ainsi que nous concevons notre travail. Aujourd’hui, les associations sont effectivement à bout.

Concernant la question de la faillite, oui, certaines associations accumulent des dettes qui devraient déclencher une mesure d’alerte de la part des commissaires aux comptes. La plupart du temps, ces derniers ne le font pas car ils constatent que les comptes sont sincères et véritables. Ils savent aussi que certaines pratiques sont curieuses, comme le fait que les provisions pour congés payés ne sont souvent pas prises en compte par les départements, ou que les provisions pour les départs en retraite sont soumises à la règle de la comptabilité générale, mais chacun interprète cette règle à sa manière. Ainsi, les dettes sont chiffrées, mais on sait qu’elles ne seront pas immédiatement exigibles, ce qui offre des temps de respiration. Cependant, cette situation ne tient plus, car il n’y a plus de fonds de trésorerie, ni de fonds propres. Certaines associations, certes, n’en ont jamais eu : elles survivent malgré tout.

Pour répondre à la question sur les améliorations possibles, il faudrait d’abord instaurer une gestion prévisionnelle et prospective, avec une obligation d’objectifs, des systèmes d’évaluation et de réajustement si nécessaire, dans une perspective pluriannuelle. Comment peut-on raisonner sur une année civile lorsque le budget nous est souvent attribué au dernier trimestre, voire l’année suivante ? Qui peut gérer une telle situation, à part l’État, qui a les moyens de faire de la cavalerie budgétaire – et encore, de manière limitée à un moment donné ? On nous rappelle que nous sommes des entreprises comme les autres, avec la responsabilité des emplois, des contentieux, etc. Cependant, ce n’est pas tout à fait ainsi que cela fonctionne. Nous serions plus sereins si, comme je l’ai mentionné précédemment, nous avions des CPOM départements et agences régionales de santé (ARS) sur les mêmes durées. En effet, les populations sont perméables, notamment en raison des doubles vulnérabilités. Il est essentiel que cela soit pris en compte, car certaines compétences et moyens financiers relèvent de l’État, tandis que d’autres dépendent du département. Ce que nous attendons, c’est une gouvernance partagée et claire.

Concernant les MNA, notre position est bien connue. Un mineur non accompagné reste un mineur. Nous ne pouvons pas accepter que certains départements conditionnent leur prise en charge à un quota. Cela doit relever de la politique nationale et éventuellement de la confrontation avec ce que l’État apporte en termes de financement. Cela ne peut pas reposer uniquement sur nous. Prenons l’exemple du droit du sol à Mayotte. Remettre en question ce droit constituerait une entorse aux engagements pris par la France dans la Convention internationale des droits de l’enfant. Un engagement signé par l’État doit être respecté et ne peut être de pure forme. Vous avez évoqué le manque de moyens aggravé par les MNA. Je tiens à préciser que les MNA ne doivent pas être pris pour cible. Ils ne constituent pas une variable d’ajustement pour nous. Je ne peux être plus clair.

Quant aux jeunes majeurs, la situation est similaire. Il y a actuellement des contrats jeunes majeurs qui, conformément à la loi du 7 février 2022, représentent une avancée significative. Il est impératif de préparer ces jeunes majeurs à leur sortie. Nous constatons que, dans une cellule familiale fonctionnant de manière équilibrée et normale, les jeunes majeurs restent souvent dépendants de leur famille jusqu’à 25, 26, voire 27 ans. Nous souhaitons que nos jeunes majeurs ayant eu un parcours chaotique, et dont l’accès à la qualification est souvent très limité, puissent atteindre une performance comparable à celle des autres. Cependant, certaines décisions départementales ne prennent pas en compte la nécessité d’une prise en charge sur une durée relativement longue. Même pour un adulte vivant dans des conditions normales, cette période de transition s’allonge. Or, en moyenne, les décisions de prise en charge sont limitées à six mois ou moins. De plus, certains départements ajoutent des conditions à l’octroi de cette prise en charge, conditions qui ne sont pas prévues par la loi et qui sont donc illégales. Nous resterons toujours vigilants lorsque nous estimons que la loi n’est pas appliquée correctement, surtout lorsque cela met en difficulté des publics déjà vulnérables.

Concernant la question des détournements de fonds, s’ils existent, ils doivent être condamnés sans équivoque. La Cnape n’a jamais défendu une direction générale ou une gouvernance prise en flagrant délit de malversation. Nous veillons scrupuleusement à ce qu’au sein de notre propre gouvernance, au niveau de notre Fédération nationale, il n’y ait pas de comportements indélicats. L’être humain a ses faiblesses, mais je ne crois pas que le système associatif soit globalement condamnable pour quelques brebis galeuses. De même, l’ensemble de la jeunesse ne doit pas être jugé sur les actes délinquants de certains individus.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Ma question n’était pas de savoir si des associations en général étaient concernées. En effet, j’ai été informée de cas similaires dans d’autres contextes, mais je m’interroge spécifiquement sur votre expérience. Avez-vous eu connaissance de directeurs peu scrupuleux ayant détourné des fonds ?

M. Didier Tronche. Si j’avais connaissance de telles situations, je considérerais qu’il est de mon devoir de citoyen de les rendre publiques. Parfois, nous recevons des informations par l’intermédiaire de la presse, mais il nous est également arrivé de prendre position de manière proactive. Récemment, un conseil départemental a rendu publiques des auditions, mettant en lumière des dysfonctionnements ou des pratiques de favoritisme. Dans ce contexte, nous avons pris des positions claires. Nos règles de fonctionnement stipulent que nous ne pouvons pas retenir une candidature qui nous semble suspecte.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pourriez-vous expliquer le processus mis en place pour gérer les incidents majeurs rencontrés par les associations que vous représentez et s’occupent de 250 000 enfants ? Comment ces incidents, qualifiés d’indésirables, sont-ils remontés aux autorités départementales, notamment au président ou à son cabinet, ainsi qu’à la direction de la cellule de protection de l’enfance départementale ? Existe-t-il une procédure organisationnelle spécifique par territoire ou bien s’agit-il d’un dispositif uniformisé et clarifié au niveau national ?

M. Charles Fournier (Écolo-NUPES). Vous n’avez pas répondu à mes questions concernant l’attractivité des métiers, notamment en ce qui concerne les rémunérations issues du Ségur. De plus, vous n’avez pas abordé la question des discours qui dévalorisent ces professions, comme vous l’avez mentionné dans la presse. Je souhaite obtenir des éclaircissements sur ces deux points.

M. Didier Tronche. Nous avons mis en place un système territorial d’animation et de délégués territoriaux, ce qui nous permet d’être informés très rapidement en cas d’incidents majeurs. En règle générale, lorsqu’un incident majeur survient, un signalement rapide est effectué auprès de l’autorité compétente. Ce dispositif fonctionne relativement bien et fait partie des recommandations que nous adressons aux gouvernances associatives.

M. Pierre-Alain Sarthou. Sur la chaîne de responsabilités au sein du département, du référent ASE jusqu’au président du conseil départemental, c’est évidemment les départements qu’il faut interroger, car nous n’avons pas la main sur celle-ci.

M. Didier Tronche. Concernant l’attractivité des métiers et le Ségur, la Cnape n’est pas un négociateur conventionnel, mais nous entretenons des relations étroites avec les deux principaux syndicats d’employeurs, à savoir la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne (Fehap) pour la convention collective du 31 octobre 1951 et Nexem pour la convention collective du 15 mars 1966, ces deux syndicats étant réunis au sein d’Axess. Ce matin même, nous étions à l’Assemblée générale de Nexem. Des accords sont en cours de négociation. Nous avons exprimé notre avis et insisté pour que les revalorisations salariales soient pleinement intégrées. Nous ne souhaitons pas, en cette période de difficultés de recrutement, subir des concurrences déloyales, que ce soit avec le secteur public territorial, qui offre des primes pour attirer des employés, ou avec le secteur commercial qui, grâce aux marges de manœuvre dont il dispose, peut se permettre de proposer des avantages que nous ne pouvons pas offrir. Cela se produit parfois sans marges de manœuvre, mais plutôt grâce à la capacité à capter des marchés non rentables aujourd’hui, mais qui le deviendront après la disparition des opérateurs classiques. Vous connaissez bien la loi du marché et cela me gêne particulièrement lorsqu’il s’agit de politiques à caractère public et social. Ces enjeux relèvent de votre responsabilité en tant que législateur et de celle de l’exécutif.

Actuellement, nous faisons face à des problèmes de rémunération. Un bac +3 termine souvent au Smic. Travailler en internat et en externat est peu valorisé, alors que dans un cadre classique, les employés bénéficient de deux journées de repos pour cinq travaillées, de vacances attitrées, etc. Et ce alors même que la protection de l’enfance nécessite une disponibilité 365 jours par an et 24 heures sur 24.

Un éducateur en Mecs, qu’il soit diplômé ou non, regarde avec intérêt les conditions de travail en Itep. En effet, l’éducateur en Mecs est responsable de l’hébergement de nuit toute la semaine, ainsi que de l’hébergement pendant les week-ends et les vacances scolaires. En revanche, l’éducateur en Itep travaille sur un nombre de jours réduit, environ 220 jours par an, soit un tiers de moins que les 365 jours d’une année complète. Cette différence crée un manque d’attractivité pour les postes en Mecs.

De plus, les normes d’encadrement imposent souvent de travailler seul avec des publics difficiles, nécessitant une attention particulière, notamment le soir et à l’approche de la nuit. L’adaptation aux rythmes scolaires et l’accès à la scolarité exigent également une vigilance accrue. Travailler seul toute la journée avec un groupe de dix à douze enfants implique de gérer à la fois l’animation du groupe et les spécificités de chaque individu. Les éducateurs subissent une pression considérable et ont besoin d’un soutien institutionnel. Il est également important de noter que parmi les jeunes motivés pour entrer dans ce métier, un tiers des sélectionnés en formation ne terminent pas leur cursus. C’est un gâchis humain, car nous perdons 30 % des participants en cours de formation. C’est également un gâchis financier, puisque 100 % des formations ont été financées, mais seulement 70 % des participants ont terminé leur parcours. Cela fait partie de nos grandes préoccupations.

Nous souhaitons donc que soit mis en place un véritable travail autour des parcours de formation, des accès à la formation et des suivis tutoraux. J’ai présidé la commission de réforme des diplômes d’État, une mission confiée par la ministre de l’époque, Mme Brigitte Bourguignon. J’avais rendu un rapport jugé trop ambitieux. Aujourd’hui, on me dit qu’on aurait peut-être dû appliquer le plan A que j’avais proposé, au détriment du plan B qui a conduit à un déficit de formation. Je pense que le secteur possède les capacités de former et d’agréger. Il y a actuellement un creux de vague, mais dans la protection de l’enfance, il n’y a pas de manque d’envie de ceux qui souhaitent y travailler. Souvent, ce ne sont pas des jeunes sortant directement du lycée, mais des jeunes ayant déjà un parcours de vie. Il est important de noter qu’il y a dix ans, la moyenne d’âge des diplômés des centres de formation était de 26 à 27 ans. Aujourd’hui, elle est de 21 à 21 ans.

Mme la présidente Laure Miller. Un grand merci pour vos réponses et pour le temps consacré à cette commission d’enquête.

  1.   Audition de M. Daniel Goldberg, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss), et Mme Katy Lemoigne, co-présidente de la commission « Enfances, familles, jeunesses » de l’Uniopss (mercredi 5 juin 2024)

Mme Maud Petit, présidente. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance avec l’audition de M. Daniel Goldberg, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss), et de Mme Katy Lemoigne, co-présidente de la commission « Enfances, familles, jeunesses » de l’Uniopss. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation. Votre réseau, présent sur l’ensemble du territoire, regroupe les associations des secteurs sanitaires, sociaux et médico‑sociaux dans le but de développer les solidarités. Vous allez pouvoir éclairer notre commission sur les dysfonctionnements des politiques de protection de l’enfance que vous avez pu observer dans vos activités. Vous avez récemment saisi, avec d’autres associations, le Conseil d’État concernant le respect de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) en matière de mise à l’abri et d’évaluation des mineurs isolés. J’ai une première question à ce sujet : comment les établissements que vous représentez abordent‑ils cette problématique ?

En novembre 2023, vous avez également publié les résultats d’une enquête sur la pénurie de professionnels en protection de l’enfance. Nous souhaitons donc connaître vos préconisations et les mesures que vous estimez nécessaires pour améliorer l’attractivité des métiers de la protection de l’enfance.

Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire de quinze minutes maximum. Nous poursuivrons ensuite nos échanges sous forme de questions-réponses. Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera disponible à la demande. Enfin, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Daniel Goldberg et Mme Katy Lemoigne prêtent serment.)

M. Daniel Goldberg, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux. Nous allons effectuer une présentation à deux voix. Je tiens à préciser que Mme Lemoigne possède de nombreuses qualités : en plus d’être co-présidente de notre commission « Enfances, familles, jeunesses », elle est membre du bureau du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE). Les propos que nous allons tenir ont également été élaborés avec l’autre co-président de cette commission, M. Jean-Pierre Rosenczveig, bien connu dans le secteur de la protection de l’enfance.

L’Uniopss salue la mise en place de votre commission d’enquête. Vos travaux complètent les multiples rapports ou alertes émanant des professionnels du secteur, des personnes accompagnées ou ayant été accompagnées, ainsi que des administrations publiques. Nous espérons qu’ils permettront de placer la protection de l’enfance au cœur du débat démocratique. Cette problématique dépasse l’accueil et l’accompagnement des mineurs et des jeunes majeurs. De nombreux constats ont été dressés ces dernières années, mais peu de réponses concrètes ont été apportées pour résoudre les difficultés. Ce fossé grandissant entre les recommandations et les réalisations contribue à nourrir la crise du secteur et la lassitude des professionnels.

Nous espérons donc que les travaux de votre commission ne resteront pas sans suite et que vos recommandations incluront des mesures rapides. Il est impératif de mettre en œuvre toutes les décisions de protection non exécutées à ce jour, car la République ne respecte pas son engagement de protection envers de nombreux mineurs et jeunes majeurs. Vos recommandations doivent également proposer des pistes pour concevoir collectivement une protection de l’enfance pleinement respectueuse des droits fondamentaux et des besoins de tous les enfants et jeunes majeurs. Il est essentiel que cette protection soit également valorisante et épanouissante pour les professionnels du secteur.

Dans le secteur des solidarités et de la santé, l’Uniopss, comme vous l’avez rappelé, est intersectorielle et très transversale. Mon propos concerne donc l’ensemble des secteurs des solidarités et de la santé. Premièrement, les droits des personnes accueillies et accompagnées, ainsi que de toutes celles qui devraient l’être, sont un sujet central. Un deuxième sujet est celui de la reconnaissance des professionnels, de la valorisation de leur métier et de leurs conditions d’exercice. Troisièmement, il existe des enjeux autour de la place du secteur associatif dans la mise en œuvre des politiques publiques de l’État et des départements. Ces trois sujets représentent les trois facettes d’une même exigence de conformité à notre République.

L’Uniopss tient à rappeler, dans ses propos liminaires, que malgré les difficultés, les insuffisances et parfois les dysfonctionnements, les établissements et services associatifs continuent quotidiennement de proposer des accompagnements de qualité. Ils développent régulièrement de nouvelles solutions pour répondre aux besoins des personnes concernées. Nous refusons que les dysfonctionnements majeurs, parfois mis en lumière par des situations dramatiques, occultent le fait qu’au quotidien, les professionnels et nos associations œuvrent ensemble pour accompagner des centaines de milliers de mineurs. Sans les associations et les professionnels, ces enfants et jeunes majeurs n’auraient que peu ou pas de solutions concrètes de protection et d’accompagnement. Bien sûr, les départements ont leurs responsabilités. Cependant, ce sont majoritairement les associations qui exécutent concrètement cette politique publique.

Cette fonction de mise en œuvre des politiques publiques pour le compte des départements et de l’État nous engage. Nous revendiquons d’être des co-constructeurs des politiques publiques, tant au niveau national que départemental, et non de simples opérateurs ou sous-traitants, comme on tente parfois de nous y réduire. Le mandat que nous recevons est donc un mandat pour agir, mais aussi pour dénoncer les dysfonctionnements. La protection de l’enfance a connu ces dernières années des évolutions positives qu’il convient de souligner et de préserver. L’amélioration des connaissances sur le développement des enfants, la prise de conscience de la nécessité d’accompagner les jeunes au-delà de leur majorité, ainsi que le renforcement de la participation des premiers concernés et la diversification des modalités d’accompagnement en sont des exemples notables.

Cependant, nous avons tiré la sonnette d’alarme à plusieurs reprises. En novembre 2023, nous avons accueilli dans nos locaux Mme la rapporteure, ainsi que le CNPE et le Conseil national de l’adoption (CNA), qui ont dressé un constat alarmant de la situation actuelle. Concrètement, la sécurité des enfants, le respect de leurs droits et de leurs besoins, ainsi que l’avenir du secteur associatif sont aujourd’hui en péril. En d’autres termes, alors que la maison des solidarités risque de s’effondrer, nous espérons que votre commission permettra de ne pas détourner le regard. L’Uniopss appelle ainsi à des évolutions majeures sur plusieurs aspects. Nous devons inscrire les débats sur les dysfonctionnements de la protection de l’enfance dans un cadre plus large, englobant l’ensemble des politiques en faveur des enfants et des familles. Cela inclut notamment le renforcement de toutes les politiques de prévention : protection maternelle et infantile (PMI), santé scolaire, services sociaux, centres médico‑psychologiques (CMP), centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), maisons des parents – nous y reviendrons.

Mme Katy Lemoigne, coprésidente de la commission « Enfances, familles, jeunesses » de l’Uniopss. Un premier pilier à aborder a trait à l’augmentation continue du nombre d’enfants et de jeunes à protéger depuis des décennies. Cela démontre à la fois une évaluation beaucoup plus fine de la situation et une meilleure capacité à identifier les enfants en danger ou à risque. Cependant, cela peut aussi indiquer une aggravation des situations familiales, se traduisant par une grande précarisation des familles concernées et une difficulté accrue à les accompagner, surtout face à la faiblesse des politiques de prévention. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement.

L’Uniopss réaffirme ici l’universalité des droits de l’enfant et de la protection de l’enfance. Nous dénonçons également les discours qui font des mineurs non accompagnés (MNA) les responsables de la crise actuelle. Deux points essentiels doivent être entendus. Les enfants en danger ou à risque doivent être traités en fonction de leurs besoins de développement et non de leur statut. Il est impératif d’adopter un regard humain sur cette question. Les données publiques confirment l’augmentation du nombre d’enfants et de jeunes à protéger, mais en excluant les MNA. Cela signifie que les MNA ne sont pas la cause de l’embolisation du système.

L’enjeu principal est de réduire le nombre d’enfants en danger ou à risque sur le territoire national. Pour y parvenir, plusieurs leviers sont nécessaires. Voici ce que l’Uniopss propose : renforcer les politiques de lutte contre les violences, y compris les violences sexuelles dont sont victimes les enfants, et renforcer les actions de soutien aux parents. De nombreux dispositifs d’accompagnement collectif et individuel sont en danger, faute de financements suffisants des collectivités territoriales. Il faut également accorder une place centrale aux enfants protégés en situation de handicap dans le cadre du plan « 50 000 solutions ». Des solutions multiples doivent être garanties, allant des plus légères aux plus intensives, afin de favoriser la diversification plutôt que l’homogénéisation ou la généralisation. Souvent, lorsque des trésors d’inventivité émergent sur certains territoires, une tendance à vouloir généraliser se manifeste. Or la réponse à un besoin est parfois singulière à un territoire et ne doit pas nécessairement être généralisée partout. Rétablir la prévention spécialisée dans tous les départements constitue un arbitrage nécessaire. Il est impératif de mettre en œuvre de nombreuses recommandations issues des Assises de la pédiatrie et de la santé de l’enfant, notamment le renforcement du nombre de professionnels de santé et des actions spécifiques à mener auprès des publics les plus en difficulté. Il est également essentiel de conduire une véritable politique de lutte contre la pauvreté des familles. La pauvreté, le mal-logement et les difficultés d’accès aux soins peuvent exacerber les problèmes éducatifs. Confier un enfant à une institution alors qu’il pourrait vivre dans une famille aimante, mais sans toit, est inacceptable.

En ce qui concerne les financements, ceux-ci ne correspondent pas aux besoins des enfants et des jeunes majeurs à protéger. Il est souvent mal vu de parler de finances, car c’est une question délicate et on nous rappelle souvent que les finances publiques ne sont pas un tonneau des Danaïdes. Cependant, la plupart des associations, voire toutes, sont extrêmement rigoureuses et attentives à la dépense publique. Elles ne demandent des financements que pour garantir la qualité des services qu’elles rendent.

Par ailleurs, l’Uniopss estime que la protection de l’enfance doit nécessairement être une compétence partagée. Ainsi, les dysfonctionnements actuels de cette politique pour répondre aux besoins de l’enfant ne peuvent être uniquement attribués à l’aide sociale à l’enfance (ASE). Cette politique doit bénéficier d’une approche transversale et interministérielle. L’Uniopss ne considère pas la recentralisation de la protection de l’enfance comme une solution durable à la crise actuelle. Cette approche n’est pas plus garante d’équité territoriale et de coopération que la décentralisation. Nous devons retenir deux principes clés : l’équité territoriale et la coopération. L’Uniopss s’interroge néanmoins sur les conditions de mise en œuvre de cette répartition des compétences. Les moyens financiers sont restreints. Les décisions en matière de protection de l’enfance dépendent largement des ressources financières disponibles, et les départements font face à un contexte tendu en la matière, notamment en raison de la baisse des droits de mutation à titre onéreux (DMTO). De plus, les départements subissent l’adoption de lois successives relatives à la protection de l’enfance, imposant de nouvelles exigences sans compensation financière adéquate ou avec une compensation insuffisante. Cette pression financière impacte les associations et les personnes accompagnées, qu’il s’agisse des enfants ou des familles.

Nous proposons plusieurs leviers pour améliorer la situation. Premièrement, une compensation réelle des nouvelles exigences légales. Deuxièmement, une refonte des modalités de financement de l’ASE et de la PMI, afin de sécuriser ces financements et de lutter contre les inégalités de ressources. Troisièmement, un recours beaucoup moins fréquent aux marchés publics et aux appels d’offres. La mise en concurrence n’a jamais permis de générer des économies, bien au contraire. Il est nécessaire de faire un usage réel des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM), qui ne doivent pas se transformer en réductions d’objectifs faute de moyens nécessaires.

Enfin, notre réseau s’oppose fermement à la segmentation des enfants et des jeunes qui doivent être protégés en fonction des secteurs. La tendance actuelle à la sanitarisation, notamment pour les mineurs présentant des problèmes complexes, pourrait conduire à la création d’unités spécifiques, engendrant des dualités terribles entre les enfants en grande précarité et ceux dont les crises sont considérées comme éteintes. Les réponses aux dysfonctionnements et le respect des droits et besoins des enfants reposent sur l’exercice effectif des responsabilités des départements, de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), des agences régionales de santé (ARS), de l’éducation nationale et des préfectures, avec une volonté sincère de mise en œuvre.

L’Uniopss demande le déploiement des comités départementaux de protection de l’enfance (CDPE), non pas pour traiter uniquement la question des mineurs présentant des problèmes complexes et celle de la gestion des places, mais pour aborder de manière plus globale, avec une ingénierie portée par les observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE), la question des appels à projets auxquels les associations pourraient participer. Nous ne sommes pas de simples opérateurs, mais des acteurs capables de co-réfléchir à l’activité sur un territoire.

Dans l’intérêt des enfants, l’Uniopss souhaite que les cahiers des charges des appels à projets soient définis avec l’ensemble de l’expertise présente sur le territoire, qu’elle soit associative ou institutionnelle : PJJ, ARS, éducation nationale. Pour que ces instances deviennent de véritables espaces de gouvernance partagée, il est nécessaire de renforcer les compétences en matière de protection de l’enfance dans les préfectures, notamment par le recrutement de délégués départementaux à la protection de l’enfance, actuellement présents dans seulement quelques départements.

M. Daniel Goldberg. Abordons deux points supplémentaires dans cette intervention liminaire, en réponse à une question posée sur la manière dont nous vivons la situation actuelle et comment les associations que nous représentons la perçoivent, notamment en ce qui concerne la pénurie de professionnels. Cette crise des recrutements, accentuée par le départ de nombreux professionnels, affecte non seulement ceux en contact direct avec les mineurs et les jeunes majeurs à protéger, mais aussi le personnel de direction d’établissements ou de services, créant de grandes difficultés.

Pour cette raison, nous avons mené une enquête auprès de nos adhérents, qui représentent largement le secteur. Tout d’abord, 97 % des structures interrogées déclarent rencontrer des difficultés de recrutement, avec un taux moyen de postes vacants de 9 % de manière pérenne. Cette vacance concerne massivement les travailleurs sociaux, mais aussi les postes d’encadrement, de secrétariat et d’autres personnels non éducatifs. De plus, 40 % des répondants à notre enquête déclarent recourir à l’intérim, avec un surcoût moyen de 67 % par rapport à un contrat à durée déterminée (CDD) classique.

Dans ce contexte dégradé, de nombreux établissements et services doivent s’adapter, que ce soit pour l’accueil en institution ou l’accompagnement à domicile des familles. Les structures et les professionnels font face à cette situation en recrutant souvent des personnes sans aucune formation préalable. Une large partie de nos structures fait appel à ce type de professionnels pour pallier les manques. Les reports d’activité sur le reste de l’équipe épuisent d’autant plus les professionnels et entraînent un nombre accru d’enfants et de jeunes par intervenant. Ces missions non assumées bafouent les droits des parents et des enfants, réduisent la capacité d’accueil, diminuent la fréquence des interventions en milieu ouvert et mettent en attente tout nouvel accueil ou accompagnement. Bien entendu, plusieurs leviers d’amélioration existent, mais nous pourrons en discuter ultérieurement.

Le dernier point que je souhaite aborder concerne les questions de gouvernance. Mme Katy Lemoigne en a évoqué un aspect, mais je tiens à partager avec la représentation nationale les difficultés rencontrées par nos associations lorsque certaines décisions, que nous jugeons illégales, sont prises par des collectivités territoriales. Je précise cela en lien avec mon propre parcours, sans remettre en cause la légitimité des élus locaux. Toutefois, lorsque l’on nous demande d’appliquer des dispositions qui ne sont pas conformes à la loi, cela heurte l’éthique de responsabilité et de conviction que nous défendons dans nos projets associatifs. Une association regroupe des professionnels, mais aussi des bénévoles engagés dans des projets communs.

Par exemple, des décisions récentes de certains départements visant à suspendre la mise à l’abri de personnes se présentant comme MNA, ou à développer des offres d’accueil et d’accompagnement pour les MNA à des prix de journée réduits, fondées sur un principe erroné de semi-autonomie, posent problème. De plus, la non-effectivité de la loi du 7 février 2022, dite loi Taquet, en matière d’accompagnement des jeunes majeurs aggrave la situation. Ces décisions, que nous considérons comme illégales, mettent en grande difficulté les enfants et les jeunes concernés et interrogent sur le sens du métier et de l’action des professionnels.

Enfin, il est important de souligner la coopération parfois difficile entre les associations et les pouvoirs publics, tant au niveau départemental que national. Je me permets de m’exprimer ainsi devant vous pour évoquer ce sentiment de défausse de responsabilité sur les associations. En effet, on nous demande parfois d’accueillir les enfants dans des conditions que nous ne jugeons pas normales. Les dialogues en place sont souvent des dialogues de gestion plutôt que des échanges de qualité sur l’accompagnement. De plus, les appels d’offres ou les appels à manifestation d’intérêt favorisent parfois des logiques de réduction des coûts plutôt que d’amélioration des services. Les associations et les bénévoles qui en assurent la présidence sont alors confrontés à des dysfonctionnements, notamment en raison de la saturation des dispositifs.

Nos associations, pour fonctionner correctement, ont besoin de professionnels et d’un cadre structuré. Les bénévoles qui assurent la gouvernance doivent être rassurés dans leurs fonctions. Il est impératif que les risques légaux et financiers ne reposent pas uniquement sur eux, car les associations ne sont pas les premières responsables de ces risques.

Mme Maud Petit, présidente. Nous allons maintenant passer aux questions des députés. Pour ma part, je souhaite insister sur la crise des recrutements. Pourriez-vous nous indiquer précisément les points sur lesquels nous devrions travailler pour redonner de l’attractivité à ces métiers et les pérenniser ? Vous avez évoqué un taux moyen de postes vacants de 9 %, ce qui est alarmant. Je souhaite donc vivement connaître vos recommandations pour améliorer et pérenniser le recrutement. Pourriez-vous également préciser les départements auxquels vous avez fait allusion dans vos propos liminaires ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. L’Uniopss, tout comme la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (Cnape), est un acteur majeur du secteur associatif. Il faut rappeler que ce secteur joue un rôle essentiel en protection de l’enfant, puisqu’il prend en charge la majorité des 377 000 enfants de l’ASE.

Ma première question concerne les capacités d’hébergement, dont le besoin est croissant depuis plusieurs années. Organisez-vous, à travers les réseaux de l’Uniopss, des dialogues de gestion à ce sujet avec les départements ? Nous manquons de données pour construire une politique publique efficace et prospective. De plus, les chiffres varient considérablement selon les territoires : le Nord accueille 22 000 enfants, cinq départements en accueillent plus de 15 000, tandis que d’autres en accueillent entre 3 000 et 5 000. Cette disparité et ce manque de données posent un véritable problème, notamment en termes de sureffectifs et de mesures en attente d’exécution. J’aimerais connaître votre point de vue sur cette situation. Est-ce que les associations que vous représentez rencontrent également ces problèmes de sureffectifs et de mesures en attente d’exécution, comme l’a mentionné la Cnape pour les associations qu’elle représente lors de son audition devant la commission d’enquête ? Quelles sont vos préconisations, notamment sur le plan financier, pour les établissements d’accueil ? La Cnape nous a signalé que certains établissements sont au bord de la faillite. Les situations sont-elles les mêmes pour les établissements représentés par l’Uniopss ? Structurellement, existe-t-il un modèle à proposer, puisque nous ne pouvons plus continuer avec des ressources fondées sur les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) ? Par ailleurs, il est essentiel de souligner que le calendrier d’expertise des comptes ne vous permet pas de vous projeter sur la gestion administrative et budgétaire de vos associations. En commission d’enquête, les questions budgétaires sont des éléments très importants.

Lors de l’annonce du plan Marshall pour la protection de l’enfance, il a été mis en évidence un manque de places et de nombreux postes vacants. Nous nous retrouvons face à une ubérisation du secteur qui pose d’énormes problèmes, notamment à travers l’intérim, un sujet dramatique. Si l’on considère les besoins fondamentaux de l’enfant, l’intérim a des conséquences sur le turnover des professionnels, qui est préoccupant. De plus, certains appels à projets peuvent atteindre des coûts auxquels les associations nationales, même reconnues, ne peuvent répondre, car le prix de journée n’est pas adéquat. Le secteur marchand s’engouffre alors dans cette brèche. Nous allons auditionner le groupe Domino RH, un acteur de ce secteur.

Il est évident que cette problématique n’est pas nouvelle : des rapports ont déjà été établis et cela fait plus de cinq ans que la situation se détériore, nécessitant le recours à l’intérim. J’aimerais comprendre comment, à l’époque, vous avez pu dialoguer avec les ministres et au niveau de l’État : quelqu’un a-t-il pris la mesure du problème en train de se créer dans le domaine médico-social en général et dans celui de la protection de l’enfance en particulier ? Il y a aujourd’hui un manque cruel de professionnels et une problématique d’emploi, qui est également lié au dispositif Parcoursup.

Je terminerai par une question que j’avais posée à la Cnape et qui m’horrifie. Cette situation de l’emploi et de l’intérim conduit les associations à ne pas respecter ce que nous avions exigé en tant que législateurs dans la loi du 7 février 2022, à savoir l’accès au bulletin numéro deux (B2) du casier judiciaire. Aujourd’hui, comme ce bulletin est transmis tardivement, il est tout à fait possible d’embaucher des personnes ayant commis des violences sexuelles pour travailler avec des enfants. Ce problème soulève évidemment de nombreuses questions. N’hésitez pas à nous faire part des difficultés rencontrées, mais aussi des propositions que vous pouvez nous soumettre.

M. Daniel Goldberg. Concernant la question du manque de données, dans toutes les politiques publiques des solidarités et de la santé, nous demandons des états des lieux partagés par territoire. Cela fait plusieurs années que nous soutenons ce sujet auprès de différents ministres. Nous avons eu l’opportunité d’en discuter avec plusieurs ministres ces dernières années, y compris au niveau des ARS et des conseils départementaux. Il est essentiel d’objectiver l’état des besoins. Les données qui sont disponibles – car heureusement nous disposons tout de même de données – doivent permettre d’établir un état des lieux prédictif, par exemple de la situation dans cinq ans. Je parle ici du cas de la protection de l’enfance, mais cela s’applique à toutes les politiques publiques. L’État possède ses données, les départements ont les leurs, les régions aussi, notamment en matière d’aménagement du territoire et de formation, tandis que les communes ont une visibilité de terrain. Nous estimons également disposer d’une visibilité, à la fois par l’action concrète de nos associations sur le terrain, par nos unions régionales, les Uriopss, ainsi qu’à l’Uniopss au niveau national. Cependant, ce travail d’état des lieux partagé n’est pas réalisé.

Mme Maud Petit, présidente. Pourquoi ce travail n’a-t-il pas été réalisé, bien que vous ayez transmis le message à plusieurs reprises ? Il est vrai qu’il y a eu des remaniements et des changements d’interlocuteurs, mais qu’est-ce qui explique l’absence de réalisation de ce travail ? Est-ce un manque de volonté ? Est-ce dû à une absence de continuité dans la mise en œuvre de cette politique publique ?

M. Daniel Goldberg. Il y a effectivement eu des changements de ministres, mais la difficulté vient d’un manque d’habitudes. Entre l’État, les départements et les régions, il n’y a pas cette habitude de considérer une politique publique sur laquelle chacun a son champ de compétences et de regarder, par territoire – que ce soit dans les zones les plus urbaines de 300 000 à 400 000 habitants ou dans les zones moins urbanisées, avec des populations moins nombreuses –, avec les chiffres à disposition, ce qu’il est possible de faire et surtout quelle dynamique commune adopter pour faire face aux besoins à venir. Par exemple, dans le champ du grand âge, il y a un enjeu démographique. Mais l’augmentation des besoins en termes de protection de l’enfance, hors MNA, n’a quant à elle pas été anticipée. Cette hausse est liée à de nombreux facteurs. Nous en avons cité quelques-uns et nous pourrons y revenir : nous pensons notamment que les actions de prévention sont essentielles. Par exemple, la disparition des maîtres E et des maîtres G à l’école élémentaire, qui étaient des professeurs des écoles spécialisés pour détecter et accompagner des mineurs rencontrant leurs premières difficultés, est problématique. De même, la difficulté d’obtenir des places en CMP ou en CMPP, les difficultés de la médecine scolaire, des services sociaux et de l’éducation nationale sont des obstacles majeurs. Toutes ces mesures de détection, de prévention et d’action proactive sont importantes, avant même que soient prises des mesures de protection de l’enfance au sens strict. Cela justifie la nécessité d’un dispositif commun.

C’est pourquoi nous avons soutenu la demande d’un plan Marshall pour la protection de l’enfance. En termes de communication, cela résonne bien. Cependant, nous avions plutôt défendu l’idée d’Assises de l’enfance, permettant de disposer d’une vision globale. Nous appelons de nos vœux chaque acteur, qu’il s’agisse de l’État, des départements, des régions, des communes, et nous, les acteurs de terrain, à réaliser ces états des lieux partagés pour un territoire donné. Il s’agit d’établir un diagnostic commun, validé par tous, et d’adopter des démarches communes et prédictives. Par exemple, dans le cadre du développement des quartiers, il y a des enjeux de zones de transport, de rénovation urbaine, etc., dont nous connaissons désormais les effets à cinq ans. Il est essentiel d’avoir cette vision prédictive de l’action publique en protection de l’enfance.

Mme Katy Lemoigne. Les associations, lorsqu’elles signent un CPOM, remplissent une quantité considérable de critères et de données qui ne sont pas exploités. Par exemple, l’association de protection de l’enfance que je gère en Mayenne produit environ soixante pages informatiques d’indicateurs CPOM chaque année. Cependant, ces données ne sont même pas consultées, y compris par les ODPE. Lorsque les ODPE rendent compte de l’activité sur le territoire chaque année, les données des associations ne sont pas prises en compte. Pourtant, nous sommes les principaux acteurs dans les territoires. Cela constitue un premier dysfonctionnement.

Deuxièmement, les systèmes d’information actuels ne sont pas interopérables. Il existe des cloisonnements : la justice dispose de son propre système et les associations ont parfois le leur. Même si nous militons pour l’utilisation d’un outil de référentiel métier commun au niveau national et formons nos professionnels à la collecte d’informations, les données ne sont pas étudiées. La direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) ne dispose pas de nos indicateurs CPOM, qui ne sont jamais comptabilisés. En réalité, nous ne recevons des retours que de ce qui est transmis par les conseils départementaux. Ces retours peuvent intégrer nos données partiellement, totalement ou pas du tout. À ce niveau, nous n’avons aucune visibilité.

Aujourd’hui, motiver des professionnels à coter une activité demande un temps considérable. Le personnel éducatif préfère passer du temps avec les enfants et les familles plutôt que de s’occuper de tâches administratives. Pour ma part, je collabore avec eux sur l’intérêt d’une stratégie prédictive pour cette politique publique de protection de l’enfance. Actuellement, les professionnels comprennent la nécessité de cette cotation. Cependant, demain, je serai incapable de soutenir cette nécessité si leur travail n’est pas utilisé, alors que celui-ci est pourtant essentiel.

M. Daniel Goldberg. J’en viens aux questions de recrutement, de pénurie des métiers de l’humain et d’ubérisation du travail social. J’avais évoqué ce terme d’ubérisation dans une tribune, il y a quelques années. Il est aujourd’hui une réalité. Il est compréhensible, du point de vue des professionnels, de vouloir travailler en intérim pour obtenir une rémunération supérieure à des salaires souvent bas, tout en respectant un équilibre entre vie familiale et vie professionnelle. Cependant, cette situation devient ingérable pour les structures.

Vous avez demandé des préconisations à ce sujet. Certaines, comme les revalorisations salariales, ne vous surprendront peut-être pas. J’étais avec la ministre Catherine Vautrin avant‑hier pour faire le bilan du pacte des solidarités et de la stratégie pauvreté. Je lui ai expliqué que, dans tout le champ du travail social, médico-social et sanitaire, nos associations souhaitent revaloriser les salaires. Celles-ci doivent bien sûr consentir des efforts en matière d’évaluation ou de justification des ressources publiques ; elles sont d’ailleurs prêtes à le faire. Cependant, il faut être clair : nous sommes les employeurs et non les payeurs. Si l’on veut revaloriser les métiers de l’humain, l’État et les départements doivent suivre une trajectoire budgétaire en conséquence, certes complexe en cette période. Il n’existe pas de solution miracle. Mais il faut définir concrètement, en matière de protection de l’enfance, combien d’enfants, de mineurs et de jeunes majeurs sont à protéger, avoir la volonté d’offrir cette protection, connaître le nombre de professionnels requis. Ensuite, qui paie ? Qui décide ? Ce sont d’ailleurs les questions dont m’a fait part un directeur de structure dans la Somme il y a quelques jours.

Si nous voulons attirer de jeunes professionnels, mais aussi des personnes en reconversion vers des métiers qui ont du sens, il est essentiel que le cadre de travail permette de mener une vie personnelle normale. Le sens du métier inclut également les questions de taux d’encadrement, c’est-à-dire la qualité de vie au travail. Dans des secteurs tels que le handicap, il est crucial que les professionnels n’aient pas à s’occuper de trop de mineurs à la fois, que ce soit en institution ou en milieu familial. Cette question est fondamentale pour la qualité des accompagnements. Un débat existe autour des dispositions du décret sur les taux et normes d’encadrement. Il est impensable d’avoir un décret qui responsabilise les directeurs de structures et les présidents d’association en les rendant fautifs de ne pas l’appliquer, avec des risques légaux en cas d’accident ou d’incident. D’un autre côté, il est nécessaire de considérer la trajectoire des finances publiques. Le véritable enjeu réside dans l’écart entre les droits proclamés et les droits effectifs.

Par ailleurs, Parcoursup soulève des questions concernant les formations au travail social et médico-social. Les instituts régionaux du travail social (IRTS) et autres structures de formation de notre réseau rapportent que Parcoursup a considérablement modifié le profil des étudiants inscrits en première année.

Vous avez évoqué la place grandissante et inquiétante du secteur marchand dans le secteur de la protection de l’enfance. Je ne reproche pas au secteur marchand d’être marchand, mais la question est de savoir si le législateur et les pouvoirs publics, notamment les départements, régulent ou non les activités d’accompagnement des personnes. Nous avons déjà constaté plusieurs scandales dans le secteur du grand âge ainsi que dans celui de la petite enfance. Notre grande crainte est que ces mêmes problèmes se reproduisent dans d’autres secteurs des solidarités et de la santé, tels que la protection de l’enfance, le handicap et la lutte contre l’exclusion. Les mêmes causes pourraient produire les mêmes effets, bien que de manière légèrement différente en protection de l’enfance. Des acteurs lucratifs pourraient s’approprier les segments de marché les plus rentables, en fonction des publics. Nous ne sommes pas dans le cas du secteur du grand âge, où les personnes payent deux fois plus dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) privés que dans les Ehpad publics ou non lucratifs. Le risque est de répondre à une partie du problème seulement, sans aucune obligation d’intervenir dans tous les territoires ou d’accompagner les cas les plus complexes en protection de l’enfance, comme les doubles vulnérabilités. Nous pourrions nous retrouver dans une logique de sous-traitance avec des acteurs moins soucieux du contenu des politiques publiques et des moyens alloués, car ils seraient entièrement dans une logique de sous-traitance. Nous n’attaquons pas par principe la présence d’acteurs lucratifs, mais les pouvoirs publics doivent réguler ce secteur.

Il est également essentiel de veiller à ce que le secteur associatif ne soit pas négligé, notamment sur le plan financier. Mme Katy Lemoigne a précisé le problème des CPOM. Nous avons accompagné la mise en place de ces contrats, qui n’en sont plus vraiment. En effet, on nous impose de prendre une activité à un tarif fixé ou de la laisser, ce qui ne correspond plus à la notion juridique de contrat entre deux parties privées. De plus, nous défendons le fait que nos associations sont des entreprises. Nous évoluons dans le champ de l’économie sociale et solidaire, avec des dépenses contraintes telles que l’alimentation, le chauffage, les bâtiments ainsi que les rémunérations des salariés et des sous-traitants. Nous avons, nous aussi, besoin de protection. Les contrats doivent être de véritables contrats prévisionnels, avec des objectifs clairement définis, qui correspondent aux projets associatifs et aux réalités territoriales des départements, et des moyens adéquats. Un acteur de notre réseau a suggéré de passer des « CPOM de discorde » à des « CPOM d’amour » : nous sommes dans cette logique. Il serait également intéressant de bénéficier de CPOM permettant le recours à l’apprentissage, lequel pourrait être développé dans notre secteur.

Sur le plan financier, vous avez mentionné plusieurs cas que nous pourrons détailler dans nos réponses écrites. Il est essentiel de souligner que, sur l’ensemble des territoires, indépendamment de la taille des structures, toutes les entités impliquées dans la protection de l’enfance rencontrent des difficultés budgétaires extrêmes. Ces difficultés peuvent parfois mener à une cessation d’activité ou à une réduction de celle-ci. Les chiffres évoqués récemment montrent que certaines structures, en raison d’un manque de professionnels ou de moyens, ou de la conjonction des deux, réduisent leur activité sans fermer complètement. Cependant, elles se retrouvent en situation de surbooking. En effet, lorsqu’une mesure de placement est décidée, ces structures sont contraintes d’accueillir le mineur ou le jeune majeur concerné, faute de place ailleurs. Ainsi, selon l’enquête que nous avons réalisée, environ 60 % des structures ont été contraintes de dépasser leur capacité autorisée d’accueil, malgré une réduction de leur activité par ailleurs. De plus, 44 % à 45 % des structures indiquent qu’elles doivent accueillir des mineurs dont la prise en charge ne correspond pas à leur savoir-faire. En effet, toutes les associations ne sont pas conçues pour prendre en charge n’importe quel type de difficulté. En particulier, la question des doubles vulnérabilités est cruciale. Il y a une augmentation significative de mineurs en situation de handicap ou victimes de violences intrafamiliales. Ces situations exigent que les associations possèdent le savoir-faire nécessaire, tant au niveau des professionnels que des structures elles-mêmes. En conséquence, les responsabilités pesant sur les professionnels en contact direct avec les personnes, sur les directeurs de structures, ainsi que sur les bénévoles des associations, ne sont pas les leurs.

Mme Maud Petit, présidente. Vous dites que l’on fait reposer les responsabilités sur la direction des établissements. Concrètement, avez-vous connaissance de situations de condamnations ?

M. Daniel Goldberg. Je n’ai pas connaissance de condamnations. En revanche, je suis conscient du poids moral et des responsabilités qui incombent aux responsables associatifs, bénévoles et professionnels. Certains affirment qu’en l’état actuel des choses, ils sont contraints de cesser leur activité. De plus, plusieurs reportages médiatiques ont mis en lumière des situations indésirables, accusant les professionnels et leurs structures. Lorsque des manquements, dysfonctionnements ou violences surviennent, nous les condamnons fermement. Nous n’hésitons pas à exprimer notre opinion à nos adhérents lorsque ces dysfonctionnements se produisent. Cependant, laisser des acteurs sans moyens suffisants pour mettre en œuvre des orientations publiques revient à les mettre en danger, les exposant potentiellement à des situations critiques.

En ce qui concerne la distinction entre les secteurs lucratif et non lucratif, j’ai affirmé que nous étions des entreprises. Pour se développer et innover, aucun secteur économique de notre pays ne vise un résultat nul en fin d’année. Or actuellement, nous faisons face à des déficits importants.

Pour revenir sur la question des ressources humaines, notamment en lien avec le Ségur pour tous, il est essentiel de souligner les avancées réalisées, même si des problèmes subsistent, notamment le fait que les 183 euros promis n’ont pas été versés à tous les professionnels impliqués dans l’accompagnement des mineurs. De plus, certaines mesures du Ségur n’ont pas été budgétées correctement dans les ressources des associations, entraînant des conséquences concrètes pour de nombreuses structures. Ces associations se trouvent parfois contraintes de recourir à des pratiques de cavalerie budgétaire, en espérant que les ressources suivront. D’autres doivent puiser dans leurs fonds propres, qui s’épuisent rapidement. Ainsi, ces questions financières et budgétaires sont intrinsèquement liées.

Mme Katy Lemoigne. Je vais aborder les différents points que vous avez soulevés, notamment les mesures en attente d’exécution et l’emploi intérimaire.

Premièrement, nous avons créé l’urgence actuelle par un manque de politiques de prévention et de prospective. Si nous ne sommes pas en mesure d’anticiper à cinq ans ce qui va se passer, nous restons constamment dans l’urgence. C’est ce que vous avez mentionné en introduction. Cette situation représente une véritable difficulté. Par urgence, j’entends des placements non effectifs et des mesures judiciaires de milieu ouvert non exécutées, ce qui a mis sous pression les conseils départementaux, responsables en tant que chefs de file, et les a contraints à trouver des solutions.

À partir de là, quelle est la réponse la plus agile en matière d’emploi si l’on veut répondre rapidement à cette difficulté et augmenter les effectifs ? C’est l’intérim. Une niche s’est ainsi créée, et le groupe Domino RH s’y est largement infiltré en affirmant : « Nous, Domino, avons la capacité de vous décharger de cette responsabilité, car en quinze jours, nous pouvons mettre en place une maison d’enfants à caractère éphémère ». Cependant, l’éphémère en protection de l’enfance est tout sauf viable. Nous avons besoin de permanence et de continuité. Or, dès leur arrivée sur les territoires, cela a été extrêmement compliqué. Comment parviennent-ils à mettre en place une maison d’enfant à caractère social (Mecs) en quinze jours ? Parce qu’ils louent des bâtiments initialement destinés à du locatif pour les vacances, par exemple des maisons à la campagne. Cela ne prend absolument pas en compte la territorialisation des enfants, c’est-à-dire leur lieu de vie, la proximité avec leurs parents et les droits de visite et d’hébergement. Rien n’est pensé en ce sens.

Il est impératif de maintenir la diversification de l’offre en protection de l’enfance. Quand nous orientons un enfant vers un placement familial, c’est parce que nous avons jugé que cela permettrait à l’enfant de se développer au sein d’une famille d’accueil. De la même manière, si nous choisissons de le diriger vers une Mecs, la décision est mûrement réfléchie. Il est essentiel de cesser de considérer les placements comme de simples places à pourvoir et de penser que les départements gèrent des flux et des stocks avec les associations. Tant que cette mentalité persistera, nous n’atteindrons pas nos objectifs. Aujourd’hui, notre capacité à orienter les enfants vers la place qui leur convient repose sur la réponse à leurs besoins fondamentaux.

J’en viens à la question de Mme la rapporteure sur la durée depuis laquelle nous avons recours à l’intérim. Il y a quelques années, nous y avions recours de manière extrêmement ponctuelle, notamment lorsque nous avions un creux et qu’un professionnel que nous souhaitions embaucher en contrat à durée indéterminée (CDI) n’était disponible qu’à une certaine période. En attendant, nous avions besoin de quelqu’un et, faute de CDD disponible, nous faisions appel à l’intérim. Cette pratique était alors quasi inexistante dans le secteur. Aujourd’hui, nous en sommes même arrivés à remplacer les personnes partant en formation par des intérimaires, faute de vivier de CDD. Il est donc pertinent d’examiner l’objet de l’intérim.

Parcoursup constitue un problème majeur : 30 % des jeunes abandonnent leur cursus dès le premier trimestre, puis à nouveau 30 % à la fin. Cette situation découle d’orientations par défaut. En effet, ces jeunes, faute d’avoir été retenus dans les filières qu’ils souhaitaient, s’inscrivent sur Parcoursup pour ne pas perdre une année. Ils se retrouvent alors dans des écoles d’éducation spécialisée sans conviction. Or ce domaine requiert un degré de maturité important pour établir des relations et faire preuve d’altérité. S’occuper de personnes vulnérables est un métier qui s’apprend et qui doit être valorisé. Ce n’est pas du bénévolat. Aujourd’hui, le travail social est souvent perçu comme une vocation. On me dit fréquemment : « Madame Lemoigne, réenchantez le secteur et continuez de parler de vocation », mais je dis : « Stop ». Ce métier est un métier à part entière. Il faut trois ans pour devenir éducateur spécialisé, soit l’équivalent d’une licence. Les salaires actuels, comme l’a mentionné M. Goldberg, sont honteux. Il est inadmissible de prétendre s’occuper de personnes vulnérables lorsque nos professionnels sont eux-mêmes vulnérables. Nous devons nous ressaisir collectivement sur cette question. Les CPOM doivent inclure des lignes budgétaires permettant de prendre des apprentis et de gratifier les stages. Actuellement, la majorité de nos CPOM n’inclut pas cette capacité de financement. Cette situation contribue à la dégradation du secteur.

Pourquoi les professionnels désertent-ils aujourd’hui ? Nous avons évoqué Parcoursup, le manque de prévention et le sens de l’action. Lorsque nos professionnels perdent le sens de l’action sociale, ils ne peuvent plus retrouver la motivation nécessaire. Imaginez‑vous seul avec un groupe de douze jeunes, dont certains ne correspondent pas à l’habilitation délivrée. On vous demande de les encadrer, de leur faire pratiquer des activités sportives le week-end, de les accompagner à leurs diverses activités, tout cela alors que les coûts de transport sont prohibitifs et que vous ne pouvez pas recourir aux taxis. Comment est-ce possible ?

Je forme des étudiants en certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (Cafdes) dans une école de travail social d’Askoria depuis cinq ans. Les futurs directeurs et directeurs généraux me disent qu’ils n’iront pas travailler dans la protection de l’enfance. Leur décision est mûrement réfléchie. Pourquoi ? La responsabilité pénale est trop lourde, la charge de travail est écrasante et ils ne peuvent pas faire face à l’urgence permanente. La protection de l’enfance est devenue une machine à laver pour les cadres, où tout tourne beaucoup trop vite.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. J’ai trois questions complémentaires. Premièrement, est-il autorisé que des enfants, même très jeunes, prennent le taxi sans accompagnement ? Nous trouvons cela absolument scandaleux et sommes prêts à légiférer sur cet aspect. Deuxièmement, j’ai découvert que certaines offres d’emploi, y compris dans le Val‑de‑Marne, sollicitent des personnes en service civique pour encadrer des jeunes. Cela me semble poser un énorme problème. J’aimerais avoir votre retour sur ce point. Enfin, seriez-vous d’accord pour réviser complètement le cadre de la formation initiale ? Actuellement généraliste, elle devrait, selon moi, se spécialiser dans la protection de l’enfance.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Nous avons bien compris que la question des moyens est essentielle. Cependant, je suis moins convaincue en ce qui concerne le secteur associatif. Par définition, une association n’est pas destinée à générer des bénéfices. Quoi qu’il en soit, il est clair qu’il faudrait davantage de subventions et que l’État et les départements assument une part plus importante de la charge financière. Je souhaiterais revenir sur un point que vous avez mentionné précédemment. Vous avez évoqué l’idée de « co-réfléchir » avec le département. Pourriez-vous préciser dans quel cadre ou lors de quelles réunions vous envisageriez de siéger et de participer aux décisions ?

Par ailleurs, vous avez mentionné le fichier des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Fijais). Souhaiteriez-vous que le Fijais, qui recense toute personne impliquée dans une agression sexuelle, même non condamnée, vous soit accessible, peut-être par l’intermédiaire du parquet ?

Mme Astrid Panosyan-Bouvet (RE). Quelles sont les perspectives d’évolution des salaires, de l’entrée en poste après un bac + 3 à la fin de carrière ?

Mme Katy Lemoigne. La co-construction pourrait par exemple être réalisée dans les ODPE. Cependant, tous les départements n’ont pas mis en place des ODPE et leur fonctionnement peut varier. Il est donc légitime de créer des commissions où tous les acteurs impliqués dans la protection de l’enfance peuvent participer. Toutefois, il y a une complexité liée à la démarche d’appels à projets. En effet, participer à la construction des appels à projets peut être perçu comme une tentative d’influencer la réponse et l’obtention du marché. Nous avons souligné dans notre propos liminaire qu’il est impératif de repenser la question des appels à projets, car ils ne garantissent pas nécessairement une réduction des coûts. La mise en concurrence, souvent perçue comme essentielle pour la bonne gestion des finances publiques, ne fonctionne pas. Il existe également des marchés publics qui s’ouvrent en protection de l’enfance, notamment pour les visites médiatisées.

La loi du 7 février 2022 permet actuellement de mettre en place des CDPE, où tous les acteurs, tels que la justice, la santé, l’éducation nationale, les départements et les associations, sont présents. Ces commissions pourraient devenir des lieux d’analyse, soutenues par les ODPE qui disposent de l’expertise nécessaire pour fournir des données territoriales précises, afin de répondre aux besoins spécifiques de chaque territoire.

En effet, tous les territoires ne sont pas identiques. Par exemple, en Mayenne, nous ne disposons que d’un seul dispositif intégré des instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (Ditep). Les listes d’attente y sont très longues : il faut parfois attendre trois ans après avoir reçu une notification pour y accéder. Des jeunes se trouvent alors dans le dispositif de la protection de l’enfance, sans que nous disposions des moyens nécessaires pour répondre adéquatement à leur situation.

Nous appelons donc à une concertation entre les différents acteurs, plutôt qu’à un libre champ concurrentiel. Lorsqu’un appel à projets est lancé, il peut mettre en péril la survie des associations. En effet, nous constatons aujourd’hui un détournement de ces appels à projets, qui servent à remettre en concurrence des structures existantes. Plutôt que de perpétuer la défiance actuelle, il est nécessaire de nouer des liens en confiance pour co-construire des solutions au bénéfice des jeunes et des familles, en s’appuyant sur une connaissance partagée des territoires et des données disponibles.

M. Daniel Goldberg. Nous répondrons par écrit aux questions relatives aux taxis et à l’emploi de personnes en service civique.

Concernant la formation, il s’agit de déterminer si nous formons les jeunes à devenir les meilleurs rédacteurs de dossiers pour obtenir des appels d’offres ou des appels à manifestation d’intérêt pour leur propre structure, ou si nous les formons à être en contact avec des mineurs et des jeunes majeurs protégés. Cette question se pose dans les modules de formation, parfois obligatoires.

Je tiens à souligner que nous avons besoin de réaliser des bénéfices. Nous ne souhaitons pas rémunérer des actionnaires, mais il est essentiel de générer des profits pour maintenir le caractère non lucratif de nos associations. Être déficitaire en permanence nous empêcherait d’innover, de nous développer, d’améliorer la qualité de vie au travail et de développer de nouvelles modalités d’ingénierie sociale. C’est pourquoi je fais le parallèle avec d’autres secteurs économiques et revendique notre statut d’acteurs économiques qui embauchent dans les territoires et ont une activité dans le champ de l’économie sociale et solidaire (ESS). Nous célébrons les dix ans de la loi ESS et, à l’occasion du congrès de l’ESS, j’interviendrai dans un atelier consacré aux solidarités. Si l’on impose aux associations l’objectif unique d’être déficitaires ou, au mieux, de parvenir à l’équilibre financier, elles ne pourront pas se développer. Elles disparaîtront car le secteur lucratif s’emparera des parts de marché les plus rentables.

Sur l’évolution des salaires, je rappelle que les employeurs ne sont pas les payeurs. Il est donc nécessaire de connaître, sur une période de cinq à dix ans, les trajectoires financières des politiques publiques pour pouvoir rémunérer nos professionnels de manière adéquate. Il existe également des questions conventionnelles en discussion depuis longtemps. Nous soutenons des évolutions, notamment une convention collective unifiée qui permettrait des parcours professionnels différenciés.

Cependant, la question principale reste celle de l’évolution de carrière en termes de rémunération. Nos adhérents, qui se trouvent en situation d’employeurs, sont confrontés à cette problématique, souvent soulevée par les salariés ou les jeunes envisageant ces métiers.

Mme Astrid Panosyan-Bouvet (RE). De manière très opérationnelle, quels sont, en moyenne, le salaire d’entrée et les perspectives d’évolution ? Cela nous aidera à avoir une connaissance concrète de l’historique des rémunérations des professionnels.

Mme Katy Lemoigne. Je vous transmettrai les informations nécessaires, car je ne connais pas par cœur la grille des éducateurs et des moniteurs-éducateurs. Nous vous présenterons ainsi l’évolution complète des rémunérations, du début à la fin de la claire, de manière claire et détaillée. Il est essentiel de comprendre que la convention collective du 15 mars 1966, la plus répandue dans le secteur, ne prévoit des évolutions qu’en fonction de l’ancienneté. Cela fige les situations et empêche la mobilité. Le système actuel d’ancienneté ne reconnaît pas les évolutions en matière de responsabilité et ne prend pas en compte les nouveaux métiers.

Pour compléter ce que disait M. Goldberg, nous ne réalisons pas de bénéfices, mais des excédents budgétaires. Je tiens à le préciser, car beaucoup pourraient s’inquiéter. Ces excédents ne sont pas intentionnels ; ils résultent mécaniquement de notre gestion. Notre objectif est de maintenir un équilibre budgétaire. Mais nous savons bien que, dans une structure budgétaire où les ressources humaines représentent 80 % du budget, lorsque nous ne remplaçons pas un professionnel faute de candidat ou par choix, cela génère des économies sur le glissement vieillesse technicité (GVT). Ainsi, ces économies conduisent à des excédents budgétaires.

Nous insistons sur le fait que les excédents budgétaires, une fois un CPOM signé, doivent rester disponibles pour permettre des évolutions, y compris sur une période de cinq ans. Par exemple, nous avons mis en place un accueil de jour au sein de notre association, initialement financé par le crédit d’impôt et les taxes sur les salaires, car lors de la signature de notre CPOM, ces éléments n’étaient pas inclus, générant ainsi un excédent. Par la suite, nous avons fléché ces excédents budgétaires pour inscrire cette initiative dans notre budget. Aujourd’hui, le problème réside dans le fait que si nous ne répondons pas à un appel à projets ou ne sommes pas reconnus, nous restons dans une phase expérimentale. Actuellement, certains appels à projets prévoient que cette phase expérimentale peut durer jusqu’à quinze ans, ce qui est inacceptable. Il faut distinguer entre un besoin contextuel, justifiant une phase expérimentale, et un besoin structurel, qui nécessite une pérennisation. Sinon, nous créons une insécurité pour tous les acteurs impliqués. Il n’est alors pas surprenant que les gens soient réticents à s’engager ; qui accepterait de signer un CDD reconduit sans explication mais sans être pérennisé, alors même que cela fait dix ans que la personne concernée occupe le poste ?

M. Daniel Goldberg. Notre convention collective commence en dessous du Smic. Il y a également eu un tassement des rémunérations, si bien que les professionnels exerçant des fonctions de responsabilité ne perçoivent pas beaucoup plus que les autres.

Avant de conclure mon propos, je souhaiterais aborder deux points importants. Premièrement, les points nous avons évoqués concernent à la fois les établissements de protection de l’enfance et l’action au domicile des familles. Souvent, lorsqu’on discute de la protection de l’enfance, on se focalise uniquement sur les établissements. Or nous pensons que l’action en milieu ouvert, au sein des familles, doit être privilégiée lorsque cela est possible. Elle doit également être réformée. Il est essentiel de disposer de professionnels compétents à la fois en établissement et dans les familles, même si les métiers ne sont pas exactement les mêmes.

Deuxièmement, il est crucial de considérer la protection de l’enfance comme une composante d’une politique plus globale de l’enfance.

Pour conclure nos débats, trois constats s’imposent. D’abord, les mesures non exécutées doivent être objectivées. Concernant les mesures de placement, le Syndicat de la magistrature a fourni des chiffres. Ceux-ci ne prennent pas toujours en compte les mesures en milieu ouvert. Il est donc nécessaire d’objectiver ces données et d’examiner les disparités territoriales. En d’autres termes, la décentralisation ne signifie pas que l’État se désengage des territoires en laissant les conseils départementaux gérer seuls. Il est impératif de respecter la parole de la République, qui se discrédite face à des objectifs nationaux non vérifiés dans tous les territoires.

Deuxièmement, je souhaite insister sur la défaillance des dispositifs de prévention. Concrètement, quels sont les moyens alloués à la santé mentale, à la santé scolaire, aux services sociaux scolaires, aux maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), aux PMI et à la prévention spécialisée, cette dernière ayant disparu de certains départements ? Ces moyens permettraient de réduire l’urgence dans la protection de l’enfance, en diminuant le nombre de situations critiques. J’ai mentionné les maîtres G, les réseaux d’aide et de soutien aux élèves en difficulté, ainsi que les structures d’appui familial, telles que les maisons des parents, qui permettraient de considérer autrement les structures et les besoins dans le cadre de la protection de l’enfance.

Troisièmement, l’insécurité des acteurs associatifs est préoccupante. Nous en avons beaucoup parlé, notamment en ce qui concerne l’exercice des mesures prescrites, tant en termes de parole écoutée dans des lieux de co-construction de l’action publique que de moyens financiers et organisationnels.

Les professionnels doivent être plus nombreux, mieux formés et reconnus. Cela nécessite tout d’abord de maintenir les effectifs existants, d’améliorer les salaires, la qualité de vie au travail et le sens du travail, y compris pour les postes de direction. Il est également crucial d’attirer de nouveaux professionnels. Nous avons évoqué la question des jeunes professionnels et les limites de Parcoursup à cet égard, ainsi que celle des professionnels en reconversion. Nous pensons qu’il est possible que des professionnels, en milieu de carrière, recherchent des métiers davantage porteurs de sens et choisissent ces professions. Peut-être parce qu’ils ont eu une autre vie professionnelle auparavant, ils seraient encore mieux à même d’accompagner des mineurs nécessitant une protection. Nous avons véritablement besoin de professionnels investis dans leur travail, des professionnels militants de la protection de l’enfance.

Il convient également de garantir la qualité des prestations fournies par les acteurs associatifs. Cela inclut les normes et le projet d’accompagnement. Aujourd’hui, on demande trop souvent aux structures de simplement garder les enfants, sans réfléchir à leur épanouissement afin de les préparer progressivement à devenir des jeunes adultes autonomes. Vous êtes bien au fait de la question des sorties sèches de l’ASE, qui n’a pas été abordée ici, ainsi que de ce qui se passe à l’issue des contrats jeunes majeurs, lesquels ne sont pas généralisés. Pour le dire autrement, un jeune majeur de 21 ans, dans une famille où tout se passe bien, n’est généralement pas laissé seul sans ressources.

Je souhaite également m’arrêter sur la clarification des compétences au sein de la famille, notamment le rôle des beaux-parents et des grands-parents. La question de la visite obligatoire du père, lorsque la mère s’occupe seule de l’enfant, peut sembler anecdotique. L’enjeu n’est pas l’obligation de visite, mais bien d’assurer un rôle parental continu, et non pas seulement de contraindre à des visites ponctuelles. Trop d’enfants n’ont pas aujourd’hui de référents, qu’ils soient biologiques ou qu’il s’agisse de beaux-parents. Je tiens à souligner l’importance de la décision que M. Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation, doit rendre concernant la responsabilité civile des parents dans les prochains mois.

Il est donc essentiel de clarifier les compétences au sein des familles, ainsi qu’entre les autorités publiques. Nous ne pouvons plus tolérer les renvois de responsabilité entre l’État et les départements, qui se font un peu à nos dépens et surtout au détriment des mineurs sans solution. Nous ne croyons pas au « grand soir » institutionnel. La proposition de recentraliser la protection de l’enfance, en raison des dysfonctionnements observés dans les structures dépendant de l’État, nous semble difficilement envisageable. La décentralisation a également eu des effets positifs. À l’inverse, confier entièrement cette responsabilité aux départements pose la question d’un accompagnement équilibré sur l’ensemble des territoires. Nous devons donc adopter une approche de co-responsabilités, avec des responsabilités clairement définies pour chaque partie, en fonction des prérogatives que vous, législateurs, leur attribuez dans la loi. C’est pourquoi nous appelons à des Assises de l’enfance, englobant plus largement la protection de l’enfance. Il est crucial de réfléchir à la protection de l’enfance dans les années 2040, tout en agissant ici et maintenant pour répondre aux besoins des mineurs qui doivent être protégés. Il est également urgent de soutenir les acteurs associatifs en difficulté.

Mme Katy Lemoigne. À l’Uniopss, nous pensons que mener une digne politique de protection de l’enfance nécessite une volonté d’investir dans l’enfance, et non d’en reprocher le coût immédiat pour la société.

Mme Maud Petit, présidente. Je vous remercie pour vos propos. Certains points restent en suspens. Vous nous avez promis des éclaircissements sur l’utilisation des taxis pour les enfants de deux ans non accompagnés, le recours à des personnes en service civique, la grille de salaires et l’évolution salariale, ainsi que tout ce qui concerne la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. Vous avez également mentionné que la loi du 7 février 2022 n’était pas appliquée dans son intégralité. Pourrez-vous préciser à quels aspects vous faisiez référence concrètement ? Enfin, pour conclure sur une note positive, pourrez-vous nous fournir quelques exemples de bonnes pratiques ? Même si une pratique exemplaire ne doit pas nécessairement être généralisée, elle peut néanmoins être source d’inspiration. Je vous remercie.

 

 

 

 


  1.   comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance (du Mardi 12 novembre 2024 au Mercredi 29 janvier 2025)

 


Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.

Les enregistrements vidéo des auditions ouvertes à la presse sont disponibles en ligne à l’adresse suivante :
https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.manquements-des-politiques-de-protection-de-l-enfance-ce
 

 

  1.   Audition de Mme Josiane Bigot, corapporteure de l’avis « La protection de l’enfance est en danger » du Conseil économique, social et environnemental (CESE) (mardi 12 novembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Je suis heureuse d’ouvrir les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance et remercie les députés ayant fait le choix de la rejoindre. La précédente commission d’enquête sur ce sujet avait entamé ses travaux en mai dernier mais n’avait pas pu les achever, en raison de la dissolution de l’Assemblée nationale.

Depuis, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) a adopté un avis intitulé « La protection de l’enfance en danger : les préconisations du Cese », rendu public il y a un mois. En accord avec la rapporteure, j’ai souhaité que les travaux de la nouvelle commission d’enquête s’ouvrent avec l’audition de Mme Josiane Bigot, corapporteure de cet avis. La protection de l’enfance et la promotion des droits de l’enfant jalonnent votre parcours professionnel et militant. Vous avez en effet exercé en qualité de juge des enfants pendant près de quinze ans et avez publié le livre Des enfants sans voix ni lois. Vous avez également présidé, entre autres, l’association Themis en faveur de l’accès aux droits pour les enfants et les jeunes, ainsi que la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (Cnape).

L’avis que vous avez récemment présenté avec Mme Élisabeth Tomé‑Gertheinrichs pointe la crise systémique que traverse la protection de l’enfance. Vous alertez sur les dysfonctionnements qui persistent, voire s’aggravent, et sur le décalage entre les lois existantes et leur application sur le terrain. Alors que la protection de l’enfance est en danger, votre expérience et votre témoignage sont précieux pour notre commission d’enquête. Partageant avec vous la nécessité de placer l’enfant au cœur du dispositif, nous serons à l’écoute de vos recommandations.

J’ai noté que votre rapport soulevait des questions que la commission d’enquête avait déjà abordées, notamment celle de l’invisibilité statistique en matière de protection de l’enfance. Vous évoquez aussi la nécessité d’avoir un État stratège qui puisse définir les grandes orientations de la politique dans ce domaine mais qui puisse aussi – ce qui n’est pas toujours le cas – garantir sa mise en œuvre dans les territoires. Vous proposez également de cadrer davantage les départements, en conditionnant notamment les financements supplémentaires versés dans le cadre de la contractualisation au respect de leurs obligations – s’agissant, par exemple, de l’établissement d’un projet pour l’enfant (PPE). Évoquant le handicap, vous suggérez la systématisation des conventions entre l’aide sociale à l’enfance (ASE), les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) et l’agence régionale de santé (ARS). Sur 70 000 enfants pris en charge par l’ASE, 25 000 seulement bénéficient d’un accompagnement médico-social.

Je précise que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que son enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Josiane Bigot prête serment.)

Mme Josiane Bigot, corapporteure de l’avis « La protection de l’enfance est en danger » du Conseil économique, social et environnemental. Je vous remercie de nous recevoir car il est essentiel que le Cese puisse présenter l’avis qu’il a rendu, en réponse à une demande du Sénat, sur l’évaluation des lois de 2016 et de 2022. J’ai rejoint le Cese en 2021, au moment où un poste libéré dans le champ de la protection de l’enfance était proposé à la Cnape. Siégeant habituellement au sein de la commission « Éducation, culture et communication », j’ai rejoint la commission « Affaires sociales » lorsqu’elle a été désignée pour travailler sur cette demande d’avis.

Ma corapporteure Élisabeth Tomé‑Gertheinrichs a un parcours différent du mien ; cela nous aura permis, je crois, de nous compléter habilement. Ayant une formation de directrice d’hôpital, elle a exercé de nombreuses missions dans les ministères, notamment en tant que directrice de cabinet d’une secrétaire d’État chargée de la famille. Elle a ensuite rejoint le Mouvement des entreprises de France (Medef), dont elle est l’actuelle représentante au Cese. Actuellement en mission en outre-mer, elle regrette fort de ne pouvoir être présente aujourd’hui : elle mesure en effet l’importance de notre avis dans le contexte de la suspension contrainte de vos travaux. Nous avons d’ailleurs débuté nos auditions en entendant votre rapporteure, Isabelle Santiago, ainsi que les sénatrices à l’origine de la saisine du Cese – dont Laurence Rossignol. Nous avons également entendu Adrien Taquet, que vous devriez recevoir sous peu.

Nos travaux ont débuté en avril et notre avis, adopté à la quasi-unanimité, a été rendu le 8 octobre. Dans ce délai très court, nous avons organisé des tables rondes et des auditions des acteurs de la protection de l’enfance, usagers comme professionnels.

Alors qu’il existait déjà plusieurs rapports sur le sujet, notamment du Sénat, quelle plus-value notre avis pouvait-il avoir ? Rappelons d’abord que le Cese rassemble les représentants des citoyens organisés. Répartis dans une vingtaine de groupes, des conseillers d’horizons très divers représentent les syndicats, pour la moitié d’entre eux, mais aussi le monde associatif et celui de l’environnement.

L’enjeu, pour notre commission, a consisté à trouver des voies d’entente sur un sujet que certains maîtrisaient tandis que d’autres le découvraient. Sans doute cela explique-t‑il le regard quasi holistique que nous y avons porté. Partant du même constat et des mêmes chiffres que vous, nous nous sommes efforcés d’identifier les moyens de remédier à la situation paradoxale que connaît notre pays. D’un côté, nous avons un excellent arsenal législatif. La loi de 2007, au fondement de celles de 2016 et 2022, a donné aux présidents des conseils départementaux la responsabilité de la protection de l’enfance. Les trois textes, qui placent l’enfant au cœur du dispositif, forment un ensemble cohérent. D’un autre côté, pourtant, le secteur vient de traverser une crise très grave dont il est loin d’être sorti. Certains d’entre vous ont d’ailleurs pris part au mouvement des professionnels, baptisé « les 400 000 » en référence au nombre d’enfants pris en charge par la protection de l’enfance. Rappelant le manque de moyens budgétaires et humains – 40 % des postes sont vacants –, ces professionnels revendiquaient simplement de pouvoir exercer leur mission.

Le syndicat de la magistrature, dont je suis membre depuis plus de quarante ans, a mené de son côté une enquête sur le volet judiciaire de la protection de l’enfance. Il en ressort notamment une information alarmante pour l’ancienne juge des enfants que je suis : 70 % des magistrats indiquent ne plus prendre les mesures nécessaires pour protéger les enfants, sachant qu’elles ne seront pas mises à exécution. Quid des enfants ? Cette enquête certes partielle, à laquelle n’ont répondu que ceux qui le souhaitaient, n’en est pas moins affolante. Le directeur de la protection de l’enfance de la collectivité européenne d’Alsace m’a quant à lui indiqué que 400 mesures – un nombre considérable – y étaient actuellement non exécutées.

Nous nous sommes vite accordées sur les mots-clés sur lesquels se fonderaient nos recommandations : le déficit d’une ambition collective ; la désorganisation institutionnelle ; l’épuisement et le découragement des acteurs. L’ensemble de ces constats aboutit à ce qu’aujourd’hui, la protection de l’enfance soit en danger.

Comment rendre à chaque enfant le droit, qui est le sien, d’être protégé ? Telle est la question à laquelle nos préconisations tentent de répondre. Avant de les détailler, je rappelle que le président du Sénat nous a saisies sur les lois de protection de l’enfance, ce qui exclut le sujet de l’enfant en conflit avec la loi.

D’abord, il nous semble nécessaire de mettre fin à la désorganisation institutionnelle ; c’est le premier des piliers sur lesquels repose notre avis. Nous partageons le constat que l’État s’est trop désengagé et déresponsabilisé. Il est pourtant régulièrement rappelé à ses devoirs lorsque la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le condamne pour n’avoir pas mis en œuvre l’ensemble des moyens qui auraient permis de protéger un enfant. Alors que l’État est le garant de l’égalité de traitement des citoyens, il est frappant de constater qu’il existe une cruelle inégalité territoriale entre les enfants dans notre pays.

Il est donc indispensable de redéfinir un nouveau cadre. De nombreux travaux ont déjà été menés en ce sens, aboutissant notamment à la création du groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée, mais la question n’a jamais été prise à bras-le-corps. Nous n’avons pu, bien sûr, éviter de mentionner le rapport Woerth sur la décentralisation, mais nous avons décidé de ne pas nous engager dans cette voie : ce qu’il faut selon nous, ce n’est pas recentraliser mais réintroduire l’État comme garant. Ayant débuté comme juge des enfants il y a quarante ans, j’ai été témoin du bazar qui a suivi le transfert de la protection de l’enfance de l’État vers les départements. Il est hors de question, alors que le secteur va déjà si mal, de recréer un autre bazar !

Il faut donc permettre à l’État de reprendre son rôle. Pour cela, il convient d’abord de remédier à l’absence totale de statistiques, qui empêche d’identifier les besoins et les défaillances. Nous préconisons d’octroyer au GIP, auquel la loi a confié cette mission via les observatoires départementaux de protection de l’enfance (ODPE), les moyens de l’exercer. Il faut notamment qu’il puisse obtenir à tout moment, de la part de chaque département, un état des lieux des besoins, des capacités d’accueil et d’accompagnement – mais aussi du nombre de mesures décidées et non exécutées, que nous n’avons aucun moyen de connaître. Si j’ai pu vous donner celui de l’Alsace, c’est parce que le directeur de la protection de l’enfance a bien voulu me le donner.

Nous préconisons aussi d’adopter en urgence une stratégie interministérielle comme celle que nous avons connue du temps où Charlotte Caubel était rattachée directement au Premier ministre. C’est indispensable pour que puissent être rassemblés à tout moment des éléments issus de l’ensemble des ministères concernés par la protection de l’enfance.

Ainsi renseigné, l’État pourra procéder à une évaluation puis à une indispensable péréquation financière entre les départements, éventuellement assortie d’incitations. Nous préconisons à cet égard d’élargir le champ de la contractualisation, qui a commencé du temps d’Adrien Taquet et concerne désormais quatre-vingt-dix départements. Ce levier doit permettre d’apprécier la façon dont ceux-ci mettent en œuvre la protection de l’enfance.

Une autre de nos préconisations concerne le comité départemental de protection de l’enfance (CDPE), instauré à titre expérimental par la loi de 2022 et au sujet duquel le représentant de l’un des dix départements concernés, lors de son audition, s’est déclaré très satisfait. Les CDPE obligent en effet les acteurs de la protection de l’enfance à se coordonner. Je ne disconviens pas que la justice, en particulier, agisse dans ce domaine comme un électron libre – les départements reprochant souvent aux magistrats d’être les ordonnateurs et non les payeurs. Un débat a eu lieu au sein de notre commission entre ceux qui considéraient que les CDPE devaient être généralisés – j’en fais partie – et ceux, plus prudents, qui préféraient qu’une évaluation soit menée au préalable. De ce fait, nous demandons une évaluation rapide du dispositif permettant, le cas échéant, sa généralisation.

J’en viens à notre deuxième pilier : comment mieux protéger les enfants ? Les lois ont certes tissé un système permettant de protéger les enfants, mais elles ne sont pas respectées. Le PPE, instauré par la loi de 2007, n’est par exemple pas encore mis en œuvre dans tous les départements. Nous préconisons de rendre effective l’obligation qui pèse à cet égard sur les départements, de telle sorte que l’ensemble des intervenants s’en préoccupent.

Nous préconisons aussi le développement de toutes les actions possibles en matière de prévention primaire. Cela implique de soutenir davantage les parents, qui sont les premiers garants de la protection de leur enfant, mais aussi d’être en mesure de repérer les enfants en situation de maltraitance ou de mal-être.

Nous proposons que l’ensemble des personnes intervenant auprès des enfants suivent pour cela une formation. Cette exigence figure d’ailleurs dans la Convention européenne de Lanzarote ratifiée par la France en 2010, mais elle n’est pas respectée.

Nous préconisons également, suivant l’avis des enfants protégés que nous avons auditionnés, la diversification des modes de prise en charge. Tous ont une préférence pour les petites unités voire pour les familles d’accueil qui, malheureusement, sont de moins en moins nombreuses. Nous proposons aussi le développement du milieu ouvert et le renforcement, dans ce cadre, des interventions auprès des familles ; cela implique de réduire le nombre de situations suivies par chaque travailleur social.

Nous nous sommes enfin intéressées aux enfants présentant une double vulnérabilité : dans la mesure où 50 % de ceux qui sont pris en charge par la protection de l’enfance présentent un handicap, il est urgent de proposer des lieux de prise en charge pluriprofessionnelle et de contraindre l’ASE, les MDPH et les ARS à travailler ensemble.

Le fil conducteur de l’avis est l’intérêt supérieur de l’enfant, que nous avons défini comme une dialectique entre ses besoins et ses droits.

J’en viens à notre troisième pilier, qui consiste à mieux respecter les droits des enfants. Notre première recommandation est la présence systématique d’un avocat aux côtés d’un enfant pris en charge par la protection de l’enfance, et à plus forte raison dans le cadre d’une procédure judiciaire. La loi du 5 mars 2007 portant protection de l’enfance a bien failli inclure cette disposition ; Valérie Pécresse, alors rapporteure de l’Assemblée nationale sur ce texte, avait déposé un amendement en ce sens, mais la mesure n’avait finalement pas été retenue en raison de son coût.

Notre deuxième préconisation est de donner un véritable statut aux administrateurs ad hoc, qui ont été introduits par le législateur et qui sont de plus en plus sollicités. Leur mission auprès des enfants est très délicate, mais aucune formation obligatoire ne s’impose à eux et ils ne font pas l’objet de contrôles, ce qui met en cause leur fiabilité. Leur rémunération, qui dépend du ministère de la justice, est également un problème. Je rappelle qu’un administrateur ad hoc ne perçoit que 200 euros pour représenter les intérêts d’un enfant, même si celui-ci se trouve dans une situation très grave et fait l’objet d’une procédure criminelle qui peut durer plusieurs années. Les départements complètent cette somme lorsque cette mission est accomplie par une association, mais pas lorsqu’il s’agit d’un administrateur individuel, qui doit en outre assurer lui-même sa formation. Je m’arrête là, mais il y aurait beaucoup à dire sur cette question.

Notre troisième recommandation est de s’assurer que tous les dispositifs d’accompagnement des jeunes majeurs, particulièrement ceux introduits par la loi Taquet, sont opérationnels et effectifs. C’est pourquoi nous proposons de confier une mission de contrôle systématique à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas).

Enfin, quatrième préconisation, nous proposons de créer une autorité indépendante de contrôle à même de se rendre à n’importe quel moment et sans obstacle dans une structure d’accueil. Les enfants eux-mêmes seraient informés de son existence et auraient la possibilité de la saisir. Certes, les départements et les magistrats peuvent déjà procéder à des contrôles, mais ils ne le font pas, sachant que cela revient de toute façon à se contrôler soi-même. Une autorité indépendante aurait donc une portée différente, mais une telle mesure relève du domaine législatif ; elle ne pourrait donc venir que de vous, mesdames et messieurs les députés.

Le quatrième pilier est celui sans lequel le système de protection de l’enfance ne tiendrait pas : les professionnels. Or en raison du manque d’attractivité et de reconnaissance des métiers, les assistants familiaux et les techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF) sont de moins en moins nombreux. Souvenons-nous de la période du covid : les travailleurs sociaux sont restés auprès des enfants, mais n’ont pas été applaudis et n’ont pas immédiatement obtenu une prime dans le cadre du Ségur ; il a fallu batailler. Il y a beaucoup à faire pour revaloriser leurs conditions de travail et reconnaître leur action comme essentielle, afin de remédier au manque de candidats pour intégrer les écoles de travail social.

Il convient également de prendre un décret relatif aux normes d’encadrement, car s’il en existe s’agissant de l’enfance et de la petite enfance, ce n’est curieusement pas le cas en ce qui concerne la protection de l’enfance. Ce décret est prêt, la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) y ayant travaillé et le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) s’étant prononcé, mais il est bloqué, car l’introduction de telles normes coûtera cher et contraindra certains établissements à recruter.

J’ajoute que la commission « Travail et emploi » du Cese envisage d’engager une nouvelle réflexion en vue de renforcer l’accompagnement à long terme des parcours professionnels des travailleurs sociaux. Chacun comprend qu’il est difficile de travailler dans la protection de l’enfance pendant quarante ans et qu’il est nécessaire de prévoir des possibilités d’évolution et des passerelles. Il faut également que les travailleurs sociaux, qui ont souvent reçu une formation très généraliste, aient accès à des formations renforcées. Ils doivent en effet être préparés à la gestion de relations familiales et aux situations de violences intrafamiliales ou de grande pauvreté.

En conclusion, nous souhaitons que les responsables politiques ne soient pas les seuls à s’engager dans le domaine de la protection de l’enfance, mais que la société dans son ensemble se sente concernée par les dangers que courent certains enfants. Or, pour que la protection de l’enfance soit reconnue comme une nécessité publique, il faut mobiliser beaucoup de moyens. C’est pour cette raison que nous proposons l’élaboration d’un code de l’enfance qui regrouperait toutes les dispositions éparses relatives à leurs droits, qui figurent aussi bien dans le code civil, dans le code pénal, dans le code de la famille, que dans le code de l’éducation. Nous estimons qu’une telle démarche conférerait à l’enfant un statut particulier, sans que cela ne le sorte pour autant de la cellule familiale. Je le précise d’emblée, car c’est la crainte qu’ont exprimé certains membres du Cese lorsque cette idée leur a été soumise. La Convention des droits de l’enfant n’aurait pas vu le jour si nous avions estimé qu’accorder des droits aux enfants revenait à supprimer l’autorité parentale.

Je vous remercie de votre attention et me tiens à votre disposition pour toute question, y compris par écrit ultérieurement.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Tout d’abord, madame la rapporteure, chère Josiane, je tenais à vous féliciter, ainsi que votre corapporteure, Élisabeth Tomé-Gertheinrichs, pour l’adoption de votre avis par l’ensemble du Cese. Je n’ai pu assister au vote, car au même moment l’Assemblée nationale approuvait à l’unanimité la relance de cette commission d’enquête. J’en profite pour remercier tous mes collègues : c’est un signe très important de l’engagement des parlementaires.

À la lecture de votre avis, je constate que nous travaillons nous-mêmes sur nombre des points que vous avez abordés, lesquels entrent d’ailleurs dans le champ de cette commission d’enquête, ainsi que de travaux conduits au Sénat.

C’est ce dernier qui, à l’origine, a saisi le Cese sur la question de la protection de l’enfance. J’aimerais donc d’abord savoir si vous avez eu l’occasion de présenter votre travail aux sénateurs, mais aussi au gouvernement – le cas échéant, à qui –, ainsi qu’à l’association Départements de France. Et si ce n’est pas le cas, est-il prévu que vous le fassiez prochainement ?

Mme Josiane Bigot. Je vous remercie pour vos commentaires, madame la rapporteure.

Nous avons été immédiatement reçues par la ministre déléguée chargée de la famille et de la petite enfance, avant même, d’ailleurs, que la protection de l’enfance soit officiellement incluse dans son portefeuille. Elle s’est dite très intéressée par notre rapport et a semblé en accord avec certaines de nos préconisations, sans, bien sûr, qu’elle ne puisse prendre d’engagements à ce stade. L’une de ses conseillères doit prendre attache avec nous pour aller plus avant.

En ce qui concerne le Sénat, je suppose qu’un rendez-vous aura lieu. La commission des affaires sociales est sans doute aussi occupée par le budget que vous. Je pense que l’occasion se présentera ensuite de lui présenter notre avis.

Quant à Départements de France, les choses sont plus compliquées. Alors que nous avions été invitées à intervenir lors de leur prochaine assemblée générale, on nous a ensuite indiqué que ce ne serait finalement pas possible étant donné que nous appartenons à une autre institution. Nous en sommes là, mais nos administrateurs continueront d’essayer de nous obtenir un rendez-vous.

Je précise que j’ai également approché la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ), étant donné que le ministère de la justice est concerné au premier chef par nos recommandations. Sa directrice n’avait pas souhaité être auditionnée, car elle était tenue à une obligation de réserve lors de la période de dissolution de l’Assemblée nationale, mais elle m’a assuré avoir lu le rapport dans son intégralité. Le ministère de la justice semble également intéressé par certaines propositions, à commencer par celles relatives aux administrateurs ad hoc, même si je doute que nous aboutissions à un accord étant donné que le projet de décret les concernant est pour l’heure d’un vide abyssal.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Ma question suivante fera appel non seulement à votre fonction de rapporteure, mais aussi à votre parcours professionnel.

Vous connaissez mon attachement aux normes, aussi comment expliquez-vous que l’ensemble du secteur de la protection de l’enfance, depuis des décennies, ne se préoccupe pas davantage d’en avoir ? En effet, il n’en existe pas plus depuis la décentralisation qu’auparavant, lorsque la protection de l’enfance dépendait de l’État, par l’intermédiaire des directions départementales des affaires sanitaires et sociales (Ddass) – on notera que l’organisation était donc déjà territoriale.

Comment est-ce possible que le décret de 1974, pris dans le cadre du plan Pouponnières, qui a expiré en 1997 et qui prévoyait des équipes pluridisciplinaires de cliniciens, n’ait pas connu de suites ? Vous ne faites qu’évoquer cet élément dans votre rapport, mais l’historique de la protection de l’enfance est l’une des clés pour faire bouger les lignes, surtout au regard des connaissances que nous avons désormais. Si nous ne faisons pas ce travail, tous les rapports que nous pourrons produire, aussi brillants soient-ils, se heurteront aux acteurs prédominants dans ce domaine.

De la même manière, votre rapport n’aborde pas non plus la question des associations, alors qu’elles sont parfois responsables de 90 % voire de 100 % de la protection de l’enfance, quoique formellement sous l’autorité des présidents de département. Il en allait ainsi avant la décentralisation ; la situation n’a pas changé depuis. J’aimerais donc également vous entendre sur ce point.

Mme Josiane Bigot. Comme vous m’y encouragez, ma réponse sera davantage alimentée par mon parcours judiciaire et associatif que par mes travaux pour la rédaction de l’avis, notre commission ne s’étant effectivement pas penchée sur les raisons de l’absence de normes. Je crois même que la grande majorité des membres ont découvert cette situation avec effarement.

Historiquement, la protection de l’enfance a bénéficié – j’utilise ce mot avec précaution, car certains scandales ont suscité des craintes – de l’apport du réseau caritatif et religieux. En Alsace, par exemple, où j’ai commencé ma carrière, 80 % des structures accueillant des enfants fonctionnaient avec du personnel religieux, donc gratuit.

Lorsque ces acteurs se sont retirés, des professionnels formés ont logiquement pris la main, la question des normes d’encadrement se posant alors. À cet égard, certaines associations – notamment les plus importantes – membres de la Cnape, que je présidais, étaient réservées, car elles se demandaient comment elles allaient pouvoir recruter des personnels formés et si elles n’allaient pas devoir licencier certains de leurs salariés.

J’ai dit que je ne parlerai pas des enfants en conflit avec la loi, mais l’organisation des centres éducatifs fermés (CEF) est éclairante, dans la mesure où l’accueil des enfants est très comparable et où nombre d’associations disposent à la fois de CEF et de maison d’enfants à caractère social (Mecs). Or, dans les CEF, il existe une norme d’encadrement. Elle est difficile à tenir et les structures doivent constamment batailler pour la conserver, mais elle représente un gain. La Cnape, qui compte beaucoup d’associations parmi ses adhérents, demande donc avec insistance à ce que le décret relatif au socle minimal d’encadrement soit signé.

Je reconnais que cette situation est hallucinante. Quand, dans mes fonctions de juge des enfants, je l’ai découverte, je suis tombée des nues. Les magistrats n’en ont en effet pas nécessairement connaissance : nous découvrons les enjeux au fur et à mesure. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que j’ai insisté, tout à l’heure, sur l’importance des contrôles indépendants. Si, à mon époque, les juges des enfants se rendaient dans les établissements accueillant des enfants, ils n’en ont désormais presque plus la capacité. C’est pourtant de cette manière que l’on peut découvrir des dysfonctionnements.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). En vous écoutant, madame Bigot, je me suis remémoré le comité de pilotage contre les violences intrafamiliales auquel j’ai participé en juin dernier. Instauré par décret il y a un an presque jour pour jour et organisé par le procureur de la République de mon département, il a réuni tous les acteurs judiciaires, associatifs et administratifs pour, justement, mieux connaître le champ d’action des uns et des autres, mais aussi leurs problèmes et leurs besoins, afin de dénouer les situations et d’améliorer la prise en charge des victimes et des familles, grâce au partage des compétences et des expériences.

Un tel fonctionnement me paraît intéressant, d’autant plus que la question de la protection des enfants victimes de violences fait partie du périmètre du comité de pilotage. Que penseriez-vous de reprendre ce dispositif pour la protection de l’enfance dans son ensemble ?

Mme Géraldine Grangier (RN). Comme vous, madame Bigot, j’estime qu’il est indispensable de contraindre la coordination des acteurs de la protection de l’enfance dans le cadre des CDPE, partout sur le territoire.

Pour avoir travaillé dans ce domaine pendant une vingtaine d’années, j’ai pu constater les difficultés que vous avez pointées. En tant que travailleuse sociale, j’ai vu combien il est compliqué de faire remonter les problèmes et d’éviter les dysfonctionnements dans les familles d’accueil et les foyers pour enfants.

Par ailleurs, alors que la protection maternelle et infantile (PMI) accomplit un travail formidable, grâce à des professionnels passionnés qui agissent chaque jour en faveur de la prévention et de la protection de l’enfance, certains départements manquent de relais parentaux. J’ai vu, dans mon département du Doubs, combien le soutien de certaines associations est indispensable pour accueillir temporairement des enfants quand leurs parents n’en peuvent plus, dans le but d’éviter des placements ultérieurs. Je regrettais d’ailleurs, dans l’exercice de mon métier, que cet accueil ne concerne pas les enfants de moins de 3 ans, alors que, souvent, les parents en difficulté étaient ceux qui devaient s’occuper de nourrissons ou d’enfants en bas âge. Il s’agit selon moi d’un soutien à développer.

Je répète que les travailleurs sociaux accomplissent un travail très difficile, formidable, et je m’interroge sur les moyens de motiver les candidats à s’engager dans cette voie professionnelle – même s’il faut prendre garde à ne pas abaisser le niveau des études. Pour ma part, j’ai passé un concours pour devenir assistante sociale. Depuis, Parcoursup a malheureusement ouvert les vannes du recrutement et je note une réelle baisse du niveau des formations. Certes, nous avons besoin de professionnels, mais pas à n’importe quel prix.

M. Denis Fégné (SOC). Pour ma part, je souhaite vous interroger sur l’articulation entre l’administratif et le judiciaire car, comme vous le notez dans votre avis, il est difficile d’assurer la gradation des interventions. Si le passage d’une action éducative à domicile (AED) à une action éducative en milieu ouvert (AEMO) s’effectue encore dans de bonnes conditions, les choses sont déjà plus compliquées lorsqu’il s’agit de passer d’une AEMO judiciaire à un placement. Il existe des AEMO renforcées et les placements à domicile, mais ces derniers sont remis en cause. Ainsi, pour les départements, le coût passe de 7 ou 8 euros par enfant pour une AEMO judiciaire à 200 euros pour une mesure de placement. Et comme la gradation est insuffisante, nous nous retrouvons avec des Mecs et des familles d’accueil complètement saturées.

Nous pensions que cette gradation, que les travailleurs sociaux appellent de leurs vœux depuis des années, ferait partie du PPE et des schémas départementaux des services aux familles, qui la préconisent, mais les fiches actions qui les accompagnent ne sont assorties ni des moyens nécessaires, ni de la mise en cohérence des systèmes administratif et judiciaire.

Avez-vous donc des préconisations concrètes s’agissant de la gradation des différents types d’intervention que sont la prévention, la protection et, ensuite, le curatif, avec les placements ?

Mme Marine Hamelet (RN). Madame Bigot, la décentralisation a provoqué le bazar, avez-vous dit. Outre le fait que tout changement induit des complications, maintenant que nous avons du recul et que vous avez l’expérience des deux systèmes, pourriez-vous présenter leurs avantages et inconvénients respectifs ? Nous constatons en effet des disparités selon les départements, qui induisent une différence de traitement pour les enfants en fonction de leur lieu de résidence, ce qui est tout à fait contraire à nos principes.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je ne sais pas si cela engage le Cese dans son ensemble ou seulement vous-même, mais vous avez dit, madame Bigot, préférer parler d’enfants confiés que d’enfants placés. Or les anciens enfants concernés utilisent eux-mêmes le terme « placés », car leur sentiment est bien de ne pas avoir été confiés. Cette expression a donc une dimension politique et vise à interpeller la société sur le fait que les enfants demeurent placés et non confiés, même si nous préférerions que ce soit l’inverse. À cet égard, un travailleur social du Nord m’a récemment indiqué qu’un enfant de 4 ans de sa connaissance avait déjà connu six lieux de placement différents.

J’en viens à ma question à proprement parler, qui porte sur l’absence d’ambition collective s’agissant de la protection de l’enfance. D’où vient-elle ? À force de m’interroger, il me semble que tant que nous isolerons la protection de l’enfance du reste de notre politique en faveur des enfants, cette ambition collective nous fera défaut.

Il s’agit d’ailleurs d’un paradoxe. Alors que huit groupes sur dix, lors de la précédente législature, étaient convaincus du bien-fondé de cette commission d’enquête, que celle-ci a été relancée à l’unanimité le mois dernier, et qu’il existe également un consensus au Sénat, au Cese et même au sein de l’opinion publique, qui est scandalisée par les affaires successives – cet émoi populaire ne saurait être occulté –, les immenses lacunes dans la protection de l’enfance demeurent. Ainsi, tant que nous ne réfléchirons pas à ce que signifie être un enfant en France et au niveau d’attention que nous devons lui apporter, nous n’avancerons pas.

Je suis mère de famille et je n’envisage pas de dire à mes enfants, quand ils auront 18 ans, que mon devoir est terminé, qu’ils peuvent prendre la porte et que je leur signerai désormais un contrat tous les six mois, à la condition que leur projet professionnel me convainque. Ce serait inhumain et j’espère que la société interviendrait pour dénoncer un tel traitement de ma part. Nous devons inscrire le débat sur la protection de l’enfance dans le cadre d’une réflexion globale sur ce qu’est un enfant dans notre société.

Je conclurai par un souhait. Sauf erreur de ma part, il n’existe pas, au Cese, de délégation aux droits des enfants. La publication de votre avis serait selon moi une excellente occasion d’en créer une.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Pour ma part, j’essaie de penser comme un enfant. Les enfants ont besoin d’adultes référents, stables et de confiance. Moi aussi, je connais des exemples d’enfants qui ont connu dix adultes référents différents en l’espace de trois ou quatre ans ; c’est un problème auquel il faut remédier.

Mme Josiane Bigot. S’agissant du besoin de coordination, Mme Amiot a évoqué les comités de pilotage de la lutte contre les violences intrafamiliales, organisés par les procureurs, tandis que Mme Grangier a vanté les mérites des CDPE. Je pense moi aussi que cet outil nous permettra de progresser ; j’ai dit tout à l’heure qu’à titre personnel, j’aurais souhaité que la loi de 2022 impose d’emblée la généralisation de ces comités départementaux plutôt que de mettre en place une expérimentation dont l’évaluation n’était d’ailleurs pas prévue au départ.

À titre de comparaison, Gilbert Bonnemaison a eu une intuition formidable lorsqu’il a suggéré la création des conseils départementaux de prévention de la délinquance (CDPD), mais les élus locaux étaient peut-être alors plus enclins à se pencher sur le sort des mineurs en conflit avec la loi que sur celui des enfants ayant besoin d’une protection. Je suis toutefois très optimiste, car je crois que les élus locaux s’intéressent dorénavant à ces derniers : aussi pourrions-nous sans doute généraliser les CDPE, qui connaîtraient le même succès que les CDPD. Le Cese préconise d’ailleurs d’articuler ces comités avec les ODPE, qui ne fonctionnent pas partout. Si nous confions à ces observatoires locaux le soin d’alimenter les CDPE en données, de même que l’observatoire national nourrit les travaux du GIP France Enfance protégée, alors nous parviendrons peut-être à rendre cette question plus visible et à imposer la coordination des acteurs. Il existe bien sûr des endroits où les relations interpersonnelles permettent déjà une certaine fluidité, où les services départementaux discutent avec les juges des enfants et l’ARS, mais ils ne sont malheureusement pas légion.

Monsieur Fégné, vous avez souligné la nécessité d’assurer la gradation des interventions et de donner la priorité à la prévention et au soutien. C’est précisément ce que dit le rapport du Cese : nous pourrions faire des économies formidables en favorisant les dispositifs de prévention. Certes, les enfants sont parfois pris en charge dans de bonnes conditions : au‑delà des dysfonctionnements, de nombreux jeunes s’en sortent parce qu’ils sont passés par l’ASE et qu’ils ont trouvé sur leur chemin des familles d’accueil et des éducateurs attentifs. Toutefois, nous n’aurions pas à consacrer des sommes aussi importantes à l’accueil d’enfants à temps complet si nous dépensions, en amont, un peu d’argent pour des missions de soutien parental. De même, je le disais tout à l’heure, nous n’en serions pas là si les éducateurs en milieu ouvert n’avaient que quelques enfants à suivre et qu’ils pouvaient leur rendre visite tous les jours.

Vous avez relevé les difficultés d’articulation entre les mesures administratives et judiciaires. Je suis de ceux qui se sont réjouis que l’intervention judiciaire devienne subsidiaire, puisqu’elle n’est opportune qu’en cas de refus ou de conflit – c’est le propre du juge que de régler les conflits. On constate cependant que 70 % à 90 % des mesures continuent de relever de l’autorité judiciaire. Nous devons donc continuer à travailler pour inverser la tendance et faire en sorte que les juges ne cèdent pas à la facilité de maintenir dans le domaine judiciaire une situation qui pourrait revenir au domaine administratif. Cela prendra malheureusement du temps, car nous avons sans doute encore trop le réflexe judiciaire.

Madame Hamelet, vous m’avez demandé de comparer les deux systèmes. J’aurai bien du mal à le faire : j’ai commencé ma carrière de juge des enfants à 24 ans, à l’époque des Ddass, mais j’ai surtout connu les changements successifs, qui se sont accompagnés de beaucoup de flottement. L’égalité de traitement n’était pas plus évidente lorsque la protection de l’enfance était du ressort de l’État, car, comme l’a très justement rappelé Mme Santiago, le système était déjà territorialisé. À l’instar de la majorité des membres du Cese, je pense donc qu’il faut trouver d’autres moyens d’action au sein du système actuel, parce qu’on ne peut se payer le luxe de détricoter un dispositif qui est déjà en grande difficulté. En revanche, j’admets qu’il est scandaleux de trouver qu’il vaut mieux être un enfant à protéger dans un département plutôt que dans un autre, car il est inadmissible d’ajouter à une inégalité de naissance une inégalité de prise en charge.

Madame Hadizadeh, vous avez relevé que je parlais d’enfants confiés plutôt que d’enfants placés. Heureusement, nous progressons sans arrêt en matière de vocabulaire. De même, j’utilise l’expression « enfant en conflit avec la loi » car je n’aime pas le terme « délinquant ». Ce qui importe, c’est que nous puissions respecter davantage le projet élaboré pour l’enfant et trouver des réponses adaptées au profil de celui-ci. Nous avons connu trop d’enfants déplacés de service en service. Encore aujourd’hui, les foyers de l’enfance, normalement dédiés à l’accueil d’urgence, gardent dans leurs effectifs des enfants qui devraient être accueillis dans d’autres établissements, lesquels sont malheureusement complets.

Comment promouvoir une réelle ambition collective ? Il faut reconnaître que nous avons beaucoup progressé. Souvenez-vous des campagnes pour l’élection des anciens conseillers généraux : les candidats ne parlaient pas de protection de l’enfance – je pense même qu’ils ne savaient pas trop ce que c’était. Aujourd’hui, les conseillers départementaux sont convaincus qu’il faut prendre des mesures dans ce domaine. Dès lors qu’ils ne sont plus gênés d’en parler, ils peuvent entraîner derrière eux l’opinion publique.

L’opinion justement, s’émeut lorsque surviennent des drames, mais son émotion ne m’émeut guère : pour ma part, je me suis toujours indignée que l’on organise des marches blanches quand, dans le même temps, on entend un enfant pleurer dans son immeuble sans se sentir concerné, sans avoir envie de lui tendre la main ou de s’occuper de lui, parce qu’on le considère comme un enfant qui dérange, un enfant qu’il faut éviter.

Nous avons essayé de montrer, dans notre rapport, que la protection de l’enfance était liée au regard que la société porte sur l’enfant. Je vous l’ai dit, nous préconisons la création d’un code de l’enfance, qui intégrerait notamment la notion de protection de l’enfance. De même, il n’est absolument pas gênant d’avoir, au sein du gouvernement, un ministre chargé de l’enfance, si tant est qu’il soit compétent en matière de protection. Les attributions de Mme Canayer vont au-delà de la petite enfance puisque, aux termes d’un décret récemment publié, la ministre déléguée traite « de toutes les affaires en matière de famille, d’enfance et de petite enfance ». Au fondement de la protection de l’enfance se trouve l’intérêt supérieur de l’enfant, ce qui nous amène à considérer ce dernier de manière globale, comme le montre la définition de l’autorité parentale rappelée dans les livrets de famille.

Oui, monsieur Bonnet, les enfants ont besoin de stabilité et de relations de confiance. À ce propos, je me félicite que le discours des écoles de travail social ait beaucoup évolué. On recommandait jadis aux familles d’accueil de se garder des affects, mais comment peut-on envisager de réparer un enfant et de le faire grandir sans se laisser toucher ? C’est impossible ! En revanche, il faut aider les professionnels et les familles d’accueil à gérer leurs affects. Par ailleurs, je suis catastrophée par le nombre de travailleurs sociaux intérimaires. Comment ce statut permet-il de créer, dans la stabilité, la relation de confiance nécessaire à un enfant ? Ce dernier doit avoir l’impression de trouver, face à lui, un adulte qui se sente concerné.

Quoi qu’il en soit, je constate que vous êtes tous de fins connaisseurs de la protection de l’enfance. J’en suis épatée.

  1.   Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, et M. Éric Delemar, défenseur des enfants, accompagnés de Mme Marguerite Aurenche, cheffe du pôle « Droits de l’enfant », et Mme Nathalie Lequeux, juriste au pôle « Droits de l’enfant » (mardi 12 novembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous sommes réunis ce soir pour entendre Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, et M. Éric Delemar, défenseur des enfants, accompagnés par Mme Marguerite Aurenche, chef du pôle « Droits de l’enfant » et de Mme Nathalie Lequeux, juriste au sein de ce même pôle.

Le Défenseur des droits est une autorité administrative indépendante, chargée de défendre les personnes dont les droits ne sont pas respectés. Vous êtes à ce titre chargée de la défense et de la promotion des droits de l’enfant, aidée en cela par votre adjoint, défenseur des droits des enfants. Il suffit d’aller sur votre site internet pour voir à quel point vous êtes sollicitée par ce sujet ; vous disposez d’ailleurs à ce titre de pouvoirs d’investigation. Vous pouvez également vous saisir d’office, comme vous l’avez fait en 2022 dans deux départements, le Nord et la Somme, sur la question de la protection de l’enfance. Vos rapports et vos décisions alertent régulièrement sur les insuffisances en matière de protection de l’enfance. Nous souhaitons vous entendre sur les dysfonctionnements que vous avez constatés et les solutions à y apporter.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Claire Hédon, M. Éric Delemar, Mme Marguerite Aurenche et Mme Nathalie Lequeux prêtent serment.)

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je commencerai par définir le champ d’intervention du Défenseur des droits en matière de promotion et de protection des droits de l’enfant. Nous avons deux missions : protéger les droits et les promouvoir – nous avons ainsi des échanges très nourris et fréquents avec l’Assemblée nationale et le Sénat.

Nous possédons cinq domaines de compétences, dont la protection des droits de l’enfant et la lutte contre les discriminations. Nous sommes l’organe de contrôle externe de la déontologie des forces de sécurité. Nous défendons les droits des usagers des services publics. Nous sommes chargés de la protection et de l’orientation des lanceurs d’alerte. La question des droits des enfants traverse l’intégralité de l’institution, parce qu’un enfant peut être auditionné par les forces de l’ordre, parce qu’il y a des lanceurs d’alerte en protection de l’enfance, parce que l’enfant est aussi usager de services publics et qu’il peut être victime de discriminations – je pense entre autres aux enfants en situation de handicap.

Enfin, l’institution possède trois atouts. Le premier, c’est notre indépendance, inscrite dans la Constitution. Le deuxième, c’est notre connaissance du terrain, grâce à nos 600 délégués territoriaux et aux réclamations très concrètes qui nous sont faites et que traitent nos juristes au quotidien. Le troisième, c’est la solidité de notre expertise juridique.

Nous sommes donc chargés de promouvoir et de défendre l’intérêt supérieur de l’enfant, tel qu’il est défini dans nos engagements internationaux, entre autres dans la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide). On peut estimer à 27 équivalents temps plein (ETP) les moyens consacrés à la mise en œuvre des missions en faveur des enfants. Outre les juristes, une quarantaine de délégués référents des droits des enfants sont répartis sur l’ensemble du territoire. Ces délégués sont des bénévoles qui touchent une indemnité. Ils se sont engagés à recevoir les réclamants deux demi-journées par semaine ; en réalité, la plupart d’entre eux travaillent plutôt trois ou quatre jours pour l’institution et représenteraient 6 ETP.

La première mission, c’est de traiter les réclamations. Les enfants, les familles, les professionnels, les associations peuvent nous saisir d’une atteinte aux droits d’un enfant. Si la plupart de ces réclamations portent sur des situations individuelles, elles peuvent aussi déplorer des difficultés plus générales. Ces réclamations sont absolument essentielles, parce qu’elles nous permettent de mesurer le décalage entre le discours et la réalité, entre le droit annoncé et son effectivité. Le pôle « Droits de l’enfant » est composé d’une douzaine d’agents, essentiellement juristes. En 2023, sur les 3 900 dossiers reçus en matière de droits de l’enfant, il en a traité 1 103, les plus complexes, tandis que le reste a été traité par nos délégués territoriaux en médiation.

Nos champs d’intervention sont très vastes, puisqu’ils couvrent l’ensemble des droits de l’enfant, tels que définis par la Cide – le handicap, l’éducation, la santé, la petite enfance. Nous tentons de régler les situations, lorsque cela s’y prête, de façon amiable, mais lorsque la médiation n’aboutit pas ou qu’elle n’est pas appropriée, nous procédons à des instructions qui peuvent conduire à la prise d’une décision portant recommandations ou observations en justice. L’institution du Défenseur des droits dispose à cet effet de pouvoirs d’instruction importants et contraignants. Nous pouvons convoquer les personnes en audition, demander des pièces sans que le secret puisse nous être opposé ou procéder à des visites sur place. En revanche, le pôle « Droits de l’enfant » ne dispose pas d’un budget propre à sa mission, comme l’ensemble des pôles d’instruction de l’institution.

De manière générale, la dotation en moyens humains consacrés aux droits de l’enfant n’apparaît pas suffisante pour répondre à la volonté formelle du législateur de confier au Défenseur des droits un rôle de vigie dans la bonne application de la Cide et pour faire face à des situations de plus en plus nombreuses et complexes. Nous l’avons fait remarquer dans le cadre du débat sur le projet de loi de finances. Parmi les institutions européennes comparables, nous faisons plutôt partie des plus pauvres.

Notre mission prend aussi la forme d’une action de promotion, conduite par la direction de la promotion de l’égalité et de l’accès aux droits, qui n’est donc pas une direction d’instruction. Elle comporte un pôle « Jeunesse, formation et prospective » dont cinq agents sont affectés spécialement aux questions des droits de l’enfant. Nous donnons des avis sur les projets législatifs. Nous conduisons aussi des études. Il y en a par exemple une en cours, inédite, sur le parcours des mineurs ayant été incarcérés, cofinancée par la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) et l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ).

Nous organisons aussi des réunions deux fois par an avec un comité d’entente sur la protection de l’enfance, dans lequel une vingtaine d’associations sont présentes. Cela nous permet d’identifier des problématiques émergentes, d’échanger à propos des réclamations traitées, de faire remonter des pratiques de terrain. Cet échange avec la société civile est très important. Nous le menons dans tous nos domaines de compétences. Nous sommes en lien avec plus de 110 associations dans le cadre de ces différents comités d’entente.

Nous coordonnons aussi le programme éducatif des jeunes ambassadeurs des droits de l’enfant (Jade) – environ 80 volontaires en service civique, âgés de 16 à 25 ans. Ils vont dans les écoles, les collèges, les lycées, les hôpitaux parler des droits de l’enfant et de la lutte contre les discriminations. Nous animons également le programme Éducadroit, un programme éducatif pour sensibiliser les enfants à leurs droits, mis à la disposition des enseignants. Enfin, nous pilotons chaque année la consultation des enfants dans le cadre de notre rapport annuel sur les droits de l’enfant. Notre prochain rapport, sur le droit des enfants à un environnement sain, sortira le 20 novembre, à l’occasion de la Journée internationale des droits de l’enfant.

La protection de l’enfance représentait, en 2023, 18 % des réclamations de l’institution sur les droits de l’enfant. Cela peut aller du non-respect du droit de visite d’un parent à son enfant ordonné par le juge à des situations de maltraitance dans un établissement ou dans une famille d’accueil non prises en compte par l’autorité de contrôle. L’institution alerte depuis de nombreuses années sur l’état de la protection de l’enfance en France, par des rapports périodiques au Comité des droits de l’enfant des Nations unies, des avis au Parlement, des rapports annuels, des décisions. Depuis longtemps, elle appelle à clarifier le rôle de l’État en protection de l’enfance, ainsi que les moyens affectés. Certaines recommandations ont été suivies : élaboration d’un référentiel national pour l’évaluation des informations préoccupantes, recommandé en 2015 ; consécration dans la loi d’un référent pour les enfants confiés à un tiers ; développement de formations communes pour créer une culture commune.

Nous constatons une forte dégradation de la situation au cours des dernières années. Nous avons été alertés, pour la première fois dans l’histoire de l’institution, par des juges des enfants sur la situation catastrophique de la protection de l’enfance dans leur département : évaluations de danger non faites ou faites dans des délais déraisonnables ; absence de rapports éducatifs en prévision des audiences ; levées de placement sans que le magistrat ne les ait décidées ni même en ait été avisé ; manque de places en foyer et d’assistants familiaux ; mesures de placement non exécutées ; actions éducatives en milieu ouvert (AEMO) prises en charge dans des délais pouvant excéder six mois ; absence de référents de l’ASE. La communication semblait très défaillante entre la justice et le département. Les magistrats ne pouvant pas nous saisir, nous nous sommes autosaisis, avant d’autres saisines par des travailleurs sociaux et des professionnels du soin. Plus d’une dizaine de grosses instructions sont en cours. Sept d’entre elles donneront lieu à la publication de décisions fin janvier, ainsi qu’à la publication d’une décision-cadre. Les problématiques concernant ces territoires particuliers sont assurément le reflet d’une situation plus générale.

Pour traiter ces réclamations, nous avons procédé à une instruction écrite et sollicité de nombreuses informations. Lorsque la saisine émanait de magistrats, nous avons recueilli les observations des juges des enfants du tribunal pour enfants. Une délégation du Défenseur des droits s’est également déplacée dans quatre départements, afin de rencontrer le président du conseil départemental, les cadres des directions solidarité et enfance-famille, plusieurs professionnels du territoire et des cadres de proximité. Après une phase de contradictoire, qui est en cours avec les départements, nos décisions poseront nos constats et nos recommandations au regard des droits de l’enfant.

Nous nous attachons avant tout à ce que nos analyses éclairent les travaux et la conduite des missions des départements, de l’État et de l’ensemble des acteurs mobilisés dans un objectif d’amélioration des réponses institutionnelles, ainsi que des pratiques et des modalités d’intervention des professionnels. Les instructions que nous menons sur la protection de l’enfance dans certains départements se sont inscrites dans cette démarche. Elles ne prétendent pas du tout à l’exhaustivité. Elles ne sont pas un audit ou un contrôle comme peuvent les réaliser les inspections ou la Cour des comptes. Je vous renvoie à ce titre aux nombreux rapports de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de la Cour des comptes.

Je ne remets pas en cause l’investissement de l’ensemble des professionnels qui, chacun à leur niveau, dans leur quotidien, consacrent leur énergie à la protection des enfants et à l’accompagnement des familles. Je ne mésestime pas non plus les efforts notamment financiers des départements ces dernières années, ni ceux consentis par l’État, par le biais notamment de la contractualisation débutée en 2020 et poursuivie depuis. Si celle-ci lui permet d’assumer une part du coût de certains projets mis en œuvre pour améliorer le dispositif, il est cependant nécessaire de relever que cette participation représente une partie relativement réduite des dépenses des départements.

Quoi qu’il en soit, dans les prises en compte des situations et malgré la mobilisation des professionnels, je constate, moi aussi, des atteintes aux droits et à l’intérêt supérieur de certains enfants, au mépris de leurs besoins fondamentaux. De manière générale, l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas toujours la boussole qui préside aux décisions prises le concernant.

Dans la décision 2024-055 du 5 avril 2024, j’ai ainsi rappelé que l’intérêt de l’enfant confié à l’ASE devait être une considération primordiale dans l’évaluation de l’opportunité d’un changement de lieu d’accueil. En l’espèce, une enfant était accueillie depuis toute petite dans une famille d’accueil, où les liens d’attachement étaient très forts. Lorsque la maman a changé de département, l’ASE a préconisé que l’enfant change de lieu d’accueil pour la suivre. Si cela peut paraître logique pour maintenir le lien maternel, j’ai constaté que les rapports du service de l’ASE ne faisaient état à aucun moment d’éléments relatifs à la manière dont l’enfant, alors âgée de 4 ans et accueillie depuis ses 9 mois, évoluait au sein de la famille d’accueil, aux liens d’attachement qu’elle y avait développés, ou à la qualité du lien avec sa maman. De même, aucun élément n’était rapporté sur d’éventuels moments d’échange avec l’enfant dans cette perspective ni sur ses réactions. De fait, par la suite, la maman ne s’est pas du tout mobilisée dans le lien avec son enfant.

Nous constatons, par ailleurs, des atteintes aux droits des enfants d’avoir des parents qui soient aidés en cas de besoin. En effet, les services de protection maternelle et infantile (PMI) sont en grande difficulté, d’une part, pour assumer leur vocation universaliste et, d’autre part, pour intensifier leurs interventions en direction des familles qui en ont le plus besoin. Ce sont également des services de TISF saturés, avec une offre de services qui n’est pas toujours calibrée au plus près des territoires et des besoins. Ce sont des mesures administratives ou judiciaires d’accompagnement à la gestion du budget familial sous-utilisées dans la plupart des départements dans lesquels nous avons enquêté, alors que cela pourrait être un levier très intéressant.

Une grande précarité persiste. Dans ses observations finales, en 2023, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies recommandait notamment à l’État d’accroître l’offre de logements sociaux pour les familles les plus précaires et d’adopter un programme pluriannuel pour le logement et l’hébergement, axé plus particulièrement sur les enfants et les familles. Dans les faits, trop de parents font face à une précarité telle qu’elle rend très difficile la prise en compte des besoins de leurs enfants. Le manque de construction de logements sociaux et très sociaux a un impact direct sur la protection des droits de l’enfant.

Nous voyons ensuite des atteintes aux droits de l’enfant d’être protégé contre toute forme de violence. Au cours de nos investigations, nous avons mis en évidence de lourdes difficultés dans les procédures d’évaluation des informations préoccupantes concernant des enfants en danger ou en risque de danger, dont un très grand nombre sont en attente. La plupart ne sont pas non plus pluridisciplinaires. Or cette évaluation est essentielle, puisque c’est sur son fondement que sont déterminées les actions à mener en faveur de l’enfant. Depuis plusieurs années, l’évaluation s’est complexifiée, s’élargissant à juste titre à l’entourage de l’enfant, à sa fratrie. Cela nécessite des compétences particulières, une formation solide, alors que, depuis la crise sanitaire, les informations préoccupantes se multiplient. Il faut évaluer plus et mieux, mais dans un délai contraint. Ces contingences pèsent sur les professionnels, qui portent collectivement la lourde responsabilité de protéger les enfants signalés, mais aussi de mettre en œuvre les mesures prises.

Nous avons aussi mis en évidence la nécessité de mieux adapter l’action éducative à domicile (AED) aux situations des enfants et des familles, et ce à plusieurs niveaux. Au niveau administratif, une intervention rapide, intense et resserrée au moment où le parent manifeste son accord est évidemment le gage d’une meilleure mobilisation des familles, d’une meilleure compréhension du sens de l’accompagnement proposé et donc d’une possible amélioration de la situation de l’enfant.

Cette adaptation est aussi essentielle au niveau judiciaire, parce que l’intervention décidée par un juge doit être exécutée immédiatement, avec l’intensité que la situation réclame et en usant de toutes les possibilités ouvertes par la loi : action intensive, hébergement séquentiel, repli. Les offres d’accompagnement doivent être calibrées afin que chaque famille soit accompagnée par la mesure adéquate au moment précis où elle en a besoin. Admettre des retards dans la prise en charge, c’est admettre l’amplification du danger pour les enfants et la dégradation de situations qui conduiront inévitablement à l’urgence d’un placement.

Le dispositif d’accueil des enfants confiés à l’ASE connaît également de lourdes difficultés et porte atteinte aux droits des enfants à bénéficier d’une protection. Tous les départements constatent une hausse drastique des placements judiciaires. Ils sont parallèlement confrontés au départ à la retraite d’une partie importante de leurs assistants familiaux et aux difficultés d’en recruter de nouveaux, du fait du manque d’attractivité du métier. Le manque de structures d’accueil collectif pouvant couvrir l’ensemble des territoires départementaux participe à la pression qui pèse sur le dispositif de protection de l’enfance, dont le sous‑dimensionnement met en tension les professionnels et les assistants familiaux. Souvent mal préparés, les accueils en surcapacité mettent à mal la prise en charge des enfants déjà présents, ainsi que l’assistant familial lui-même ou l’établissement qui finit par refuser de poursuivre l’accompagnement.

D’autre part, la multiplication des ruptures d’accueil fragilise les enfants, allant jusqu’à créer ou à accroître des troubles du comportement, de l’attachement et de la santé mentale. Le dispositif en lui-même est cause de nouveaux problèmes chez ces enfants. Le travail des référents de l’ASE en souffre inévitablement. Ils disent devoir gérer l’urgence en permanence : trouver une place d’accueil, gérer une rupture de placement, pallier l’absence d’un collègue. Très peu disponibles pour les jeunes dont l’accueil est pérenne et ne pose pas de difficultés, les référents peinent en conséquence à organiser les temps de synthèse, à élaborer des projets, à travailler avec les mineurs ainsi qu’avec les familles sur les raisons de leur placement et sur le potentiel retour dans leur famille, entraînant de fait des placements de plus en plus longs. Ces défaillances dans la qualité du suivi des enfants et des familles ont des conséquences sur la durée des placements et participent du manque de places disponibles dans les départements.

Le contrôle des établissements et des services sociaux, des assistants familiaux, des lieux de vie et d’accueil autorisés est encore beaucoup trop lacunaire. Les procédures obligatoires de remontées des événements indésirables et des événements indésirables graves n’existent pas toujours ou sont mal connues, peu maîtrisées et n’associent pas forcément les préfets. Les modalités de contrôle conjoint rappelées et développées dans l’instruction de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) du 10 juillet 2024 doivent être mieux connues et les services en charge des contrôles mieux pourvus.

L’accueil dans des structures non autorisées comme les gîtes ou la prise en charge en résidence hôtelière ou en appartement, avec des éducateurs intérimaires, est pour nous une inquiétude majeure que nous dénonçons déjà depuis un moment. Elle perdure alors qu’elle est parfaitement identifiée.

Nous sommes également toujours très inquiets de la façon dont sont considérés les mineurs non accompagnés (MNA) au sein de la protection de l’enfance. Malheureusement, ils cristallisent les débats et les positionnements dans un sens peu conforme à la Cide. Je suis interpellée par la manière dont certains départements assument, publiquement parfois, de ne pas respecter leurs obligations légales, en particulier celle de l’accueil provisoire d’urgence (APU) des mineurs dans l’attente de leur évaluation. Ces départements évoquent un afflux massif ces dernières années. Si cela est vrai pour certains, nos instructions montrent que ça ne l’est pas pour tous ceux qui ont mis fin à l’aide provisoire d’urgence.

Dans un département, aucune place n’est réservée à l’APU des MNA, qui se fait donc en recourant à des dispositifs de prise en charge pérenne eux-mêmes saturés. Nous constatons également que, dans certains départements, ces fins d’APU ne concernent que les mineurs non accompagnés, les autres étant toujours accueillis. Tout ceci envoie un très mauvais message selon lequel nous ne serions pas égaux devant la loi.

De même, la qualité de la prise en charge socio-éducative de ces adolescents, qui sont des enfants en danger, est encore malheureusement bien en deçà de ce que l’on est en droit d’attendre d’un État comme le nôtre. Je rappelle à ce titre que le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a relevé dans deux décisions récentes de lourdes lacunes dans le processus d’évaluation conduit auprès des MNA. Je vous renvoie sur ce sujet à nos travaux, notamment à notre rapport de février 2022.

Enfin, nous avons relevé des atteintes au droit à la santé et à une prise en charge adaptée à la situation de handicap des enfants. Si nous pouvons saluer la mobilisation des pouvoirs publics, ces dernières années, sur la situation des enfants en double vulnérabilité, le dispositif de protection de l’enfance et l’offre médico-sociale ne sont pas en adéquation pour permettre à tous les enfants de bénéficier d’un accompagnement adapté à leur problème.

À cela s’ajoutent les carences de l’offre de soins en santé mentale, la pénurie de pédopsychiatres, l’absence d’offres de services d’accueil familial thérapeutique (AFT), les délais d’attente pour des rendez-vous dans les centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), incompatibles avec l’urgence de prodiguer des soins à ces enfants les plus vulnérables.

Cette dernière difficulté, sur laquelle sont revenues à plusieurs reprises les personnes auditionnées devant la commission d’enquête lors de la précédente législature, m’amène à un point auquel j’attache une importance particulière : la responsabilité de l’État en matière de protection de l’enfance – de protection de tous les enfants. Les départements sont les chefs de file de la protection de l’enfance mais nous ne pouvons pas leur imputer les carences des politiques publiques régaliennes, dans la mise en œuvre desquelles l’État est loin de prendre toute la part qui lui revient. Je pense notamment aux politiques de lutte contre la pauvreté et contre la précarité et au soutien aux politiques de solidarité menées au niveau départemental. Les avancées liées à la contractualisation et au pacte des solidarités ont permis aux préfets d’apporter un soutien financier aux départements pour le développement de programmes de soutien à la parentalité, de prévention et de protection de l’enfance mais, par comparaison avec les sommes que ceux-ci engagent, cet accompagnement est résiduel. Par ailleurs, même si l’expérimentation des comités départementaux pour la protection de l’enfance (CDPE) est à saluer, leur fonctionnement n’est pas encore opérationnel, qu’il s’agisse de l’impulsion donnée à la politique publique de protection de l’enfance, de la coordination des acteurs ou des orientations transmises aux professionnels de terrain.

Dans les départements, l’action de l’État passe non seulement par les préfets mais aussi par la mobilisation de l’éducation nationale. Il s’agit de savoir comment celle-ci peut contribuer à protéger les enfants. Face aux trop nombreux cas de décrochage scolaire, les moyens sont insuffisants. Accompagner les enfants qui ont du mal à apprendre dans le cadre d’un parcours classique et modifier les trajectoires demande beaucoup de temps et de coordination. Nous déplorons le délitement de la médecine scolaire et la lourdeur de la charge des assistantes sociales – souvent présentes une demi-journée seulement dans chacun des trois ou quatre collèges entre lesquelles elles doivent naviguer –, sans oublier l’absence de représentants des services sociaux dans les établissements du premier degré. Il faut se demander aussi quels moyens les agences régionales de santé (ARS) consacrent au développement dans les territoires de l’offre médico-sociale et de l’offre de soins de santé mentale pour les mineurs.

Ces dernières années, la prise en charge des enfants en situation de handicap s’est orientée vers une offre médico-sociale plus inclusive. Cette volonté de désinstitutionnalisation est à saluer car elle est conforme à nos engagements internationaux. Elle se matérialise par une augmentation des prestations en milieu ordinaire, une diminution des accueils de jour et des séjours en internat. Il n’en demeure pas moins que de nombreux enfants pâtissent du manque de prise en charge, faute de dispositifs inclusifs en nombre suffisant ou de dispositifs réellement adaptés à leurs besoins, besoins que l’ouverture de huit à dix places au sein de dispositifs mixtes dans certains départements est loin de pouvoir satisfaire.

Il importe également d’évoquer les moyens alloués à la justice. Dans notre décision 2020-148, nous dénoncions l’absence de greffiers dans les audiences d’assistance éducative, alors que leur présence est obligatoire, le nombre insuffisant de juges des enfants, l’allongement des délais de procédure devant les cours d’appel, le manque d’administrateurs ad hoc, l’absence de logiciels à vision nationale dans le domaine de la protection de l’enfance et déplorions, de manière générale, les évolutions contribuant à la perte de confiance des citoyens à l’égard de la justice.

Nous nous interrogeons, par ailleurs, sur les moyens alloués à la lutte contre les violences faites aux enfants. Trois plans nationaux se sont succédé depuis 2017. Un rapport de l’Igas de 2018 a alerté sur les morts violentes d’enfants au sein de leurs familles ; cinq ans plus tard, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a établi des constats analogues. Certes, des progrès ont été accomplis mais nous ne pouvons que souhaiter que la lutte contre les violences faites aux enfants donne lieu à une mobilisation aussi large que la lutte contre les violences conjugales. L’accompagnement des forces de l’ordre dans le recueil de la parole des enfants doit être amélioré, nous l’indiquons régulièrement dans nos recommandations. Et quand on sait que l’Office mineurs (Ofmin), qui reçoit 800 signalements chaque jour, ne dispose que d’une cinquantaine d’enquêteurs au lieu des plus de quatre-vingts prévus, on ne peut que se poser des questions.

Je salue le développement des unités d’accueil pédiatrique des enfants en danger (Uaped), nouveau nom des unités d’accueil médico-judiciaires pédiatriques (UAMJP) dont le Défenseur des droits demandait le déploiement dès 2014, à la suite de l’affaire Marina. Par ailleurs, nous constatons que lorsque les violences sur mineurs donnent lieu à des plaintes, les victimes ne sont pas toutes orientées vers ces structures.

S’agissant de l’exécution de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamnant la France dans l’affaire Marina, je suis perplexe. Le service de l’exécution des arrêts de la CEDH (Servex) a considéré que le cadre légal avait changé en France depuis le drame. Certes, il s’est particulièrement étoffé mais je gage que la France pourrait de nouveau se retrouver devant la CEDH pour avoir failli à sa responsabilité en matière de protection des enfants.

En conclusion, j’aimerais appeler votre attention sur ce qui me semble être de fausses bonnes nouvelles, à commencer par de nouvelles lois. Les travailleurs sociaux et les cadres, saturés, ne parviennent pas à appliquer tous les textes parus depuis 2007, faute de formation juridique suffisante et de temps. L’exemple du projet pour l’enfant (PPE) est révélateur : de nombreux départements ne le déploient pas par manque de disponibilité des personnels. L’arsenal législatif me semble suffisant pour protéger les enfants. C’est plutôt l’application des dispositions qui pose question. Les cas dont je suis saisie montrent que l’État ne s’est pas suffisamment investi dans ses missions régaliennes. Une homogénéisation s’impose, ne serait‑ce que dans les dénominations des différentes mesures susceptibles d’être ordonnées et, à cet égard, une recentralisation ne serait nullement une garantie d’harmonisation. J’estime, en outre, qu’il convient de mieux ajuster les politiques publiques, au plus près des personnes qui en ont besoin et, dans cette perspective, il serait salutaire de remobiliser les collectivités locales.

Mme la présidente Laure Miller. Madame la Défenseure des droits, j’aimerais que vous nous indiquiez quels départements ne respectent pas leurs obligations à l’égard des MNA. Cela pourrait éclairer les travaux de notre commission d’enquête.

Mme Claire Hédon. Nous vous transmettrons cette information.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je vous remercie, madame la Défenseure des droits, pour votre intervention passionnante.

Les pouvoirs de notre commission d’enquête nous autorisent à connaître le nom des départements pour lesquels vous vous êtes autosaisis. Nous savons que figurent dans cette liste la Somme et le Nord. Pouvez-vous nous citer les autres ? Il y en aurait une dizaine, si j’ai bien compris.

Les dysfonctionnements dans la protection de l’enfance renvoient à des questions de société plus larges. C’est la raison pour laquelle je milite depuis des années en faveur d’un plan global de l’enfance. La situation est telle que des personnes peuvent être maltraitantes alors même qu’elles ne veulent pas l’être. Prenons le cas de l’accueil des tout-petits : les professionnels, alors qu’ils sont extrêmement compétents, ne sont pas en mesure de répondre aux besoins fondamentaux des enfants, du fait de leurs effectifs insuffisants. Pensons encore aux parents de familles pauvres : leurs difficultés à s’occuper de leurs enfants ne devraient pas être assimilées systématiquement à de la maltraitance. Comment peut-on s’interroger sur les capacités d’accueil au sein de la protection de l’enfance sans assurer le nécessaire accompagnement des parents à travers des structures comme les maisons maternelles, les maisons des parents ou les centres parentaux ? Nous disposons de multiples moyens, notamment réglementaires, susceptibles d’éviter à de nombreux enfants d’être pris en charge par la protection de l’enfance. Quelle est votre position sur cet enjeu ?

Par ailleurs, j’aimerais avoir votre avis sur les placements dits abusifs, sur lesquels nous sommes très souvent alertés. Notre commission d’enquête doit pouvoir aborder tous les sujets, y compris celui-ci qui est rarement questionné. Notre législation évolue avec la société mais il faut rappeler que, pendant longtemps, des mères refusant le droit de visite et d’hébergement (DVH) à un ex-conjoint qu’elles soupçonnaient d’être violent, voire incestueux, se plaçaient dans l’illégalité et étaient considérées comme exerçant une protection trop forte sur leurs enfants.

Nous allons consacrer une semaine d’auditions aux outre-mer mais je ne veux pas manquer l’occasion d’avoir votre regard sur la situation de ces territoires.

Je ne peux qu’être d’accord avec vous quand vous insistez sur les responsabilités qui incombent à l’État. C’est lui, le premier parent défaillant. L’exemple des enfants à double vulnérabilité l’illustre bien. La France n’est plus capable de les accueillir et c’est en Belgique que certains sont envoyés. Dans cinq départements, l’ASE a la responsabilité de plus de 15 000 enfants – dans le Nord, où nous nous sommes rendus, il y a 22 000 enfants placés ! De tels chiffres montrent qu’il existe un dysfonctionnement global, auquel notre pays ne s’attaque pas. Les moyens budgétaires ne sont pas à la hauteur.

Mme Claire Hédon. Je commencerai par les enfants en situation de handicap. Rendez-vous compte : nous ne pouvons pas savoir combien exactement relèvent de la protection de l’enfance. Ces lacunes en disent long sur la qualité de leur prise en charge. Elles reflètent aussi les difficultés rencontrées par les parents. Quand ceux-ci ne trouvent pas de places adaptées aux besoins de leurs enfants, c’est la protection de l’enfance qui prend le relais. Quel système absurde !

S’agissant des outre-mer, nous y sommes présents, avec nos délégués territoriaux et nos chefs de pôles régionaux, que ce soit à La Réunion, à Mayotte, aux Antilles, où je me suis déjà rendue, ou en Guyane où j’irai au mois de mai 2025. Je précise qu’un seul des départements sur lesquels nous enquêtons se situe en outre-mer. Je vous enverrai la liste complète car nous préférons qu’elle ne soit pas citée publiquement.

Mme la présidente Laure Miller. Vous pouvez les nommer dans le cadre de cette commission d’enquête, madame la Défenseure des droits.

Mme Claire Hédon. Alors les voici : outre le Nord et la Somme, il s’agit de la Loire‑Atlantique, de l’Isère, de la Guadeloupe, du Pas-de-Calais, des Côtes-d’Armor, du Var, du Maine-et-Loire, de l’Ille-et-Vilaine, de la Sarthe et de la Côte-d’Or. Nous ne prendrons pas de décisions pour chacun d’entre eux mais élaborerons une décision-cadre où figureront des recommandations à destination de l’État et des services de soins. Je m’engage à vous les envoyer à la fin du mois de janvier, au plus tard la veille de leur publication, et me félicite que vous puissiez en prendre connaissance avant la publication de votre rapport. Vous imaginez bien que traiter les réclamations à l’échelle d’un département impose à nos équipes une lourde charge puisqu’il leur faut produire des évaluations à partir de centaines de pages de documents.

Vous mettez en lumière les relations entre placements et pauvreté. Il est évident que les conditions de vie des familles jouent un rôle, en particulier s’agissant du logement : je défie quiconque d’éviter toute carence éducative en élevant quatre enfants dans une chambre de bonne ! Je suis effrayée par le lien qu’on pourrait établir entre augmentation de la pauvreté et augmentation des mesures de placements relevant de la protection de l’enfance. Cela renvoie à un enjeu plus global, le difficile accès aux droits, qui caractérise la situation de pauvreté. C’est la raison pour laquelle l’accompagnement des parents et le soutien à la parentalité sont décisifs. Si les enfants ont des places en crèche, l’accompagnement sera meilleur et les risques de carences éducatives seront moindres. Cela renvoie aussi à l’accompagnement pendant la scolarité, qui accroît les chances de réussite scolaire. Il faut prendre en compte un ensemble de paramètres.

Je finis en précisant que nous ne pouvons pas intervenir pour contester une décision de justice, par exemple une décision de placement.

M. Éric Delemar, défenseur des enfants. Dans un État comme le nôtre, il est aberrant que nous ne soyons pas capables de disposer des chiffres nécessaires. Chaque semaine, je me déplace dans les départements où je rencontre divers responsables, dont ceux des observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE). En trente secondes, un directeur ou une directrice de l’enfance et de la famille peut m’indiquer combien d’enfants relèvent dans son département de la protection de l’enfance, en distinguant les enfants confiés de ceux qui font l’objet d’actions éducatives, à domicile ou en milieu ouvert. Les directeurs généraux adjoints s’inquiètent fortement de l’augmentation de la précarité et constatent une dégradation de la santé mentale des enfants et des familles. La libération de la parole a contribué à donner une importance croissante sur la place publique aux droits de l’enfant, auxquels les enfants sont de plus en plus sensibilisés, mais les moyens ne suivent pas.

Nous devons changer certains paradigmes culturels. En France, les crèches sont avant tout considérées comme des lieux de garde, dont on évince les enfants de parents qui ne travaillent pas. Pourquoi ne pas les penser comme des lieux d’éveil, en liaison avec la politique des 1 000 premiers jours ? Dans ces structures pourraient être mises en œuvre des pratiques éducatives du quotidien contribuant au bien-être des enfants. Les chercheurs ont bien montré qu’éloignés des écrans, ils font davantage de découvertes, développent leur curiosité, deviennent plus alertes, notamment au contact avec la nature. Tout cela contribue à améliorer leur état de santé. De telles politiques de prévention devraient être généralisées. On peut faire des reproches à l’ASE, mais il faut bien voir que le chef de file qu’est le département ne peut pas faire grand-chose. Dans un contexte où le cloisonnement l’emporte, on peut même se demander s’il n’y a pas une forme de déresponsabilisation non des personnes mais des systèmes.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je tiens à vous remercier pour la densité des éléments que vous nous avez fournis et les constats que vous avez partagés avec nous.

Il n’y a plus que des députés de gauche dans cette salle : vos propos sur les MNA ont pu déranger des députés appartenant à d’autres groupes politiques. Nous savons qu’à droite et à l’extrême droite, certains attribuent les dysfonctionnements de la protection de l’enfance à la présence sur notre territoire des MNA. Je vous remercie d’avoir affirmé avec tant de vigueur que leur responsabilité n’était nullement en cause et qu’ils étaient des enfants comme les autres.

J’aimerais vous interroger sur les saisines. Les mineurs peuvent-ils vous saisir ? Quels types de réclamations reviennent le plus souvent ? Quelle part représentent les placements abusifs ? De nombreux parents nous alertent à ce sujet et il nous est parfois difficile de faire la part des choses. Avez-vous noté une évolution dans les recours individuels ces dernières années ?

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je vous remercie pour votre intervention, particulièrement pour vos propos sur le non-respect de la prise en charge des MNA. Le gouvernement pourrait-il exercer une contrainte légale sur les départements concernés ?

S’agissant des établissements médico-sociaux, il importe de prêter davantage attention à leur fonctionnement, notamment en matière de contrôle financier. Un nouveau modèle peut‑il être envisagé ?

Je précise qu’avant d’être élue députée, je me consacrais à une thèse de doctorat en sociologie portant sur les jeunes à double vulnérabilité pris en charge par la protection de l’enfance et que j’ai une formation d’éducatrice spécialisée. Nous disposons d’une multitude de chiffres produits par les ARS, les départements, les centres régionaux d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité (CREAI) ou les réseaux d’associations mais, comme vous le souligniez, il est toujours impossible de savoir combien d’enfants en situation de handicap sont accompagnés par la protection de l’enfance. Le recoupement des données pourrait pourtant être obtenu en deux clics puisque les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) relèvent, comme l’ASE, des départements. Il suffirait qu’un président de département s’engage avec un peu de conviction dans cette voie. Cet enjeu est d’importance car chiffrer, c’est comprendre. Arrivée à la fin de ma récolte de données, j’ai pu montrer combien les jeunes à double vulnérabilité étaient exposés aux ruptures d’accueil, réalité insoutenable. Le plus jeune de mon échantillon, âgé de 4 ans, avait connu, en l’espace de seulement un an, vingt-quatre lieux d’accueil différents. Cela revient à casser des enfants pour toujours. J’ai apprécié, madame la Défenseure des droits, que vous disiez que le dispositif actuel crée de l’enfance en difficulté.

Des problèmes se posent aussi en matière d’indicateurs. La direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) n’utilise pas les mêmes que l’Insee. Clarifier le dispositif de collecte et de production des données contribuerait à alimenter des recherches plus approfondies et à mieux éclairer certains phénomènes sur lesquels portent vos analyses.

En matière de handicap, vous avez indiqué qu’il serait intéressant de connaître le montant des investissements des ARS dans les établissements médico-sociaux et dans les services de pédopsychiatrie. Avez-vous des premiers éléments à nous fournir ?

S’agissant de la prévention, les dispositifs varient d’un département à l’autre, dans des proportions dramatiques. Élue de Bretagne, je connais les différences qui séparent les deux départements que vous avez cités. On peut aussi s’interroger sur le fait que des départements sponsorisent des coureurs du Vendée Globe à hauteur de 2 millions d’euros et en fassent des parrains de la protection de l’enfance. Cela sert-il l’intérêt supérieur de l’enfant ?

Dans nos circonscriptions, nous observons une hausse du recours à l’intérim, ce qui ne peut que mettre à mal le travail relationnel que suppose la prise en charge des enfants. Avez‑vous une vision plus globale de ce phénomène ? Comment parvenir à le quantifier ?

Depuis 2022, l’hébergement en hôtel des enfants pris en charge par l’ASE est interdit par la loi. Il semble malheureusement que ce mode d’accueil perdure, y compris pour des enfants en situation de handicap et des mineurs de moins de 14 ans. J’aimerais avoir votre avis sur cette situation.

Les enfants à double vulnérabilité relèvent à la fois de la pédopsychiatrie, du médico‑social, du judiciaire et de l’ASE et sont exposés à de multiples ruptures de parcours. Ils sont en effet accueillis dans divers types de structures où l’on peine à les garder, notamment parce que le personnel, en grande partie intérimaire, a du mal à prendre en charge leurs nombreux troubles associés et à faire face à la violence qu’ils peuvent manifester.

Je terminerai par l’augmentation du nombre de lieux d’accueil non habilités au titre de l’ASE : centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam), centres de voile agréés par le ministère de la jeunesse et des sports, gîtes, voire hôtels, quand ce ne sont pas des campings. Des collectifs d’anciens enfants placés alertent sur cette évolution, dénonçant un usage détourné du service public de la protection de l’enfance. Avez-vous reçu des saisines à ce sujet ?

M. Denis Fégné (SOC). Merci de votre travail.

Vous dites en somme, monsieur, que le Défenseur des enfants n’est sollicité que quand le système de protection de l’enfance ne répond plus. Si, pour élever un enfant, il faut tout un village, qu’en est-il donc du rôle des maires, impliqués dans le système de prévention et de soutien à la parentalité depuis la loi de 2007 ?

La formation à la bientraitance existe dans le système de soins et les établissements médico-sociaux. Elle est moins présente, notamment en ce qui concerne la bientraitance institutionnelle, dans les services sociaux et de protection de l’enfance. Ne faudrait-il pas l’y intégrer ?

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Dans l’éducation nationale, d’où je viens, il est très difficile d’obtenir des données ; c’est pourtant le préalable indispensable à une décision éclairée. Est-ce qu’elles n’existent pas ou est-ce qu’on ne parvient pas à les avoir ?

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Vous avez cité le nom des départements à propos desquels vous vous êtes saisis. Vous serait-il possible de nous transmettre le détail des défaillances, afin d’orienter nos investigations ?

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Lors d’une audition, des enfants placés ou anciens enfants placés nous ont alertés sur le développement de pratiques de repérage et de recrutement de ces enfants par des réseaux de prostitution. Nous avons eu d’autres échos concernant des prédateurs qui les exploitent pour le trafic de drogue. Avez-vous reçu les mêmes informations ? Quelle est l’ampleur du phénomène ? Évolue-t-il par rapport à ce que vous constatiez par le passé ?

Mme Claire Hédon. En ce qui concerne les départements, je redis que vous aurez nos décisions au plus tard la veille de leur publication officielle.

Il est évident qu’il faut des formations à la bientraitance. Elles commencent à se développer beaucoup dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ; il en faudrait aussi dans les foyers de la protection de l’enfance. Mais la bientraitance et la lutte contre la maltraitance dépendent d’abord du nombre de personnels mis à disposition. Il est très injuste de mettre en difficulté à ce sujet des travailleurs sociaux qui le sont déjà faute de moyens. La situation est parfaitement comparable à ce qui se passe en Ehpad. Nous avons parlé de taux d’encadrement dans ces derniers établissements ; il faut engager la même réflexion en protection de l’enfance.

En ce qui concerne les MNA, arrêtons avec les fantasmes, nourris par l’absence de chiffres. Nous n’avons pas de données officielles et objectives sur le nombre d’enfants qui se présentent spontanément dans les services d’évaluation. Les seuls chiffres dont nous disposons ont trait aux décisions de justice liées à une demande de protection. Quant au nombre de MNA pris en charge par la protection de l’enfance, il était de 17 022 en 2018, de 16 760 en 2019, de 14 782 en 2022 – la baisse fait suite aux confinements –, de 19 370 en 2023 – l’augmentation par rapport à 2018 n’est pas effrayante. Pour 2024, le chiffre était de 11 706 au 31 octobre.

Je continuerai à dire qu’un enfant en danger est un enfant en danger, quelle que soit sa nationalité. C’est précisément à cause des risques de prostitution et de traite des êtres humains que nous demandons que ces enfants soient protégés : ils sont pour la plupart victimes de traite, c’est-à-dire poussés à la délinquance et à la prostitution. Quand on loge à l’hôtel des enfants confiés à la protection de l’enfance, le risque de recrutement par des réseaux est manifeste. Tout cela est lié. Nous n’avons aucun intérêt à ne pas protéger les MNA.

Quant à l’éternelle question de l’appel d’air, il faut arrêter de penser que des jeunes traversent la Méditerranée parce qu’ils savent qu’ils vont être confiés à la protection de l’enfance. Ils sont victimes, eux aussi, de réseaux et de traite.

Les mineurs peuvent nous saisir directement sans avoir à demander d’autorisation. En réalité, ils ne le font pas du tout suffisamment – le nombre de mineurs qui nous saisissent est d’environ 4 %. Nous restons mal connus du grand public, malgré notre travail auprès des enfants.

En ce qui concerne l’idée de créer une autorité de contrôle ad hoc, il existe déjà des organismes de contrôle ; ce qu’il faut, ce sont des moyens et des effectifs leur permettant de contrôler, notamment sur place.

S’agissant des enfants en situation de handicap, je répète que nous n’avons pas les chiffres globaux. Vous nous demandez aussi le nombre d’enfants logés à l’hôtel ou dans une structure inadaptée, mais, d’une manière générale, nous n’avons ni la capacité ni la mission de dresser un état des lieux d’ensemble, à la différence de la Cour des comptes ou de l’Igas. Nous partons des réclamations ou des alertes que nous recevons. En revanche, nous pouvons demander les chiffres dans le cadre de nos pouvoirs d’enquête. C’est le sens de certaines de nos autosaisines. On sait par exemple que 460 000 enfants en situation de handicap sont scolarisés dans l’éducation nationale, mais pour combien d’heures ? Cet élément change beaucoup la donne.

En tout cas, nous constatons d’énormes disparités entre les départements, par exemple pour l’attribution d’un accompagnant d’élèves en situation de handicap (AESH). Pour nous, l’évaluateur ne doit pas être le payeur, car le risque est trop grand que la décision soit déterminée par le manque de moyens.

Dans le cadre de notre décision « Lycéens sans lycée », concernant des jeunes admis en seconde mais non affectés dans un lycée – il aurait d’ailleurs été intéressant de savoir combien d’entre eux étaient pris en charge par la protection de l’enfance –, nous avons obtenu de l’éducation nationale des chiffres département par département – elle a reconnu ne pas les avoir consolidés. Nous avons ainsi découvert que 18 000 jeunes, en 2022, étaient non affectés en seconde, première ou terminale – je rappelle que si un élève rate son bac, le lycée a l’obligation légale de le reprendre. Ils sont plus de 22 000 en 2023 et plus de 23 000 en 2024 : la situation ne fait que s’aggraver.

Nous avions pourtant formulé des recommandations. Il s’agissait en particulier que tous les tours Affelnet aient lieu en juillet, de sorte qu’en l’absence d’affectation, les familles puissent rencontrer physiquement au rectorat quelqu’un qui leur explique ce qui est possible. C’est d’une violence inouïe pour un jeune de ne pas faire sa rentrée scolaire le jour prévu. Début novembre, normalement, la situation est régularisée, mais cela a donc pris deux mois. Je pense à un jeune de 16 ans qui a été incarcéré la veille du jour où il devait rentrer à l’école, il y a une semaine : début novembre, il n’était toujours pas au lycée, en classe de première. Quand interrogera-t-on la part de responsabilité de l’État, qui n’a pas scolarisé ce jeune ?

En tout cas, il y a des chiffres que nous essayons de demander et que nous commençons à obtenir quand nous les demandons.

M. Éric Delemar. Dans le contexte que nous connaissons de repli sur soi, de sédentarité et d’isolement, où le risque de violences intrafamiliales augmente, le village qu’il faut pour élever un enfant, ce devrait être les institutions : le maire, les structures de prévention, le service public de la petite enfance, en lien avec le département. Les maires sont très confrontés à l’aspect visible du passage à l’acte – les enfants qui ont subi des difficultés, des délaissements, et qui se retrouvent livrés à eux-mêmes –, aspect qu’il faut traiter mais qui prend parfois le pas sur les enjeux de prévention et de protection de l’enfance. Or la prévention – spécialisée, par la lutte contre la pauvreté ou par l’aide à la parentalité – est le maillon faible de nos politiques publiques.

Vous parliez de prostitution. Dans ce contexte difficile, citons des éléments positifs : j’étais la semaine dernière à Rouen, à l’ODPE de Seine-Maritime ; ce département a mis en œuvre des moyens comme des maraudes et des « aller vers ».

Il faut mesurer la complexité de la démarche. Ces jeunes – ce sont des filles que l’on parle le plus, mais des garçons sont aussi concernés – ne sont pas dans la rue, mais dans des Airbnb ou des hôtels. Des Audi A8 noires sont garées devant les établissements de la protection de l’enfance : on est dans le domaine du grand banditisme. Quels sont les moyens des forces de l’ordre face à des proxénètes qui viennent d’un autre département ? Dans ce cas, deux parquets sont concernés, deux brigades des mœurs ou de protection des mineurs. De façon très perverse, ces proxénètes surfent sur la précarité, notamment culturelle, de ces enfants qui sont un peu à l’école, mais pas beaucoup, un peu socialisés, mais pas beaucoup, qui ont un peu accès aux soins, mais pas suffisamment. Il faut du lien social pour qu’ils aient accès au droit commun et puissent être protégés. S’y ajoutent les enjeux de la conscience, de la protection et du respect du corps dès la petite enfance.

Mme Marguerite Aurenche, cheffe du pôle « Droits de l’enfant » du Défenseur des droits. S’agissant des structures non habilitées à recevoir des enfants, vous verrez dans nos décisions qu’à défaut de pouvoir fournir des données, nous constatons que beaucoup d’enfants sont pris en charge dans des structures hôtelières alors que l’on sait désormais avec certitude que ce n’est même pas dérogatoire, mais tout simplement interdit. Nous sommes aussi très inquiets du développement, dans certains départements en particulier, de l’hébergement dans des gîtes qui ne sont ni habilités ni agréés, se trouvent souvent dans un autre territoire que le département qui a la charge de l’enfant et figurent sur des listes très officiellement communiquées au ministère concerné. On retrouve le décalage entre le droit et la réalité dont parlait Mme la Défenseure des droits.

M. Éric Delemar. Cette situation pose aussi, comme l’intérim, la question du contrôle des antécédents des professionnels.

Mme Nathalie Lequeux, juriste au pôle « Droits de l’enfant » du Défenseur des droits. Le problème du contrôle est moins le fait que le contrôleur soit le financeur que le fait que le rapport de forces entre contrôleur et contrôlé puisse être inversé ; en d’autres termes, que le contrôleur ait tellement besoin de la structure contrôlée qu’il ne peut pas la fermer. C’est cela qui nuit à la qualité du contrôle et empêche qu’il ait des suites. Quand l’État entre en jeu, cela apporte un regard plus neutre. Le préfet peut décider la fermeture de l’établissement si cela s’impose, sans avoir à en gérer ensuite les conséquences.

L’autre problème, ce sont les moyens dont disposent les organes de contrôle. Dans un département, ce sont deux ou trois personnes qui diligentent les contrôles et, parfois, une personne de la préfecture accompagne le processus. C’est très insuffisant pour contrôler des foyers de l’enfance, des maisons d’enfants à caractère social (Mecs), des lieux de vie et d’accueil, des familles d’accueil – qui devraient être mieux contrôlées par la PMI. Il faut renforcer ces moyens.

En ce qui concerne la typologie des saisines, la plupart ne visent pas à contester le placement, mais concernent l’état des relations entre les parents et les services de l’ASE. Les parents nous disent qu’ils n’ont pas de relations avec l’ASE, qu’ils n’arrivent jamais à avoir leur référent au téléphone, qu’ils n’ont pas pu travailler le PPE, qu’ils ne savent pas ce que l’on attend d’eux pour obtenir un droit de visite, voire le retour de l’enfant à la maison, qu’ils ne comprennent pas quels sont les objectifs. Il n’y a plus de calendrier des visites en présence d’un tiers. Nous intervenons alors pour proposer une médiation et tenter de recréer du lien entre les parents et les services, malgré la sursollicitation de ces derniers et malgré toutes les autres contingences. Les éducateurs de l’ASE, monopolisés par l’urgence – des enfants à double vulnérabilité ou à problématique complexe, qui enchaînent les ruptures et auxquels il faut trouver un lieu d’accueil –, n’ont pas de temps pour celui qui est bien dans sa famille d’accueil mais dont les parents rencontrent des difficultés.

Concernant les données, nous les demandons aux départements. Certains, comme la Somme, ont instauré une transmission croisée entre MDPH et protection de l’enfance, sous une forme encore artisanale. La principale donnée manquante est le nombre de notifications MDPH qui ne sont pas exécutées ou qui le sont mal – par exemple, un service d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) au lieu d’un accueil en établissement médico-social. Pour nous fournir cette donnée, les départements nous disent qu’ils auraient besoin d’aller voir dans les dossiers.

J’appelle enfin votre attention sur les services de prévention spécialisée au sein des départements. Ils sont en première ligne pour lutter contre la délinquance et la prostitution, mais il n’y en a pas partout. Quand ils sont absents, il ne faut pas s’étonner d’être confronté à ces problèmes.

Mme Claire Hédon. Il est important de refaire le point sur la protection de l’enfance ; de ce point de vue, votre commission d’enquête a un rôle essentiel à jouer.

Nous vous enverrons nos réponses à votre questionnaire ainsi que nos décisions. La version que nous vous enverrons ne sera pas anonymisée, alors que c’est notre pratique habituelle – nous nous engageons normalement à ne recourir au name and shame, par exemple vis-à-vis de certains départements, que si nos recommandations ne sont pas suivies. Il vous reviendra d’en tenir compte dans ce que vous direz publiquement.


  1.   Audition de l’association ATD Quart Monde, représentée par Mmes Céline Truong, responsable de l’équipe nationale « Petite enfance et famille », Isabelle Toulemonde, responsable de l’équipe nationale « Droits de l’homme et justice », et Gaëlle Le Dins, maman concernée par l’intervention de la protection de l’enfance (mercredi 13 novembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Le mouvement ATD Quart Monde place le respect des droits des enfants et des familles au cœur de la lutte pour empêcher la transmission de la pauvreté et éradiquer la misère. L’accompagnement des familles en situation de pauvreté est donc au centre de votre action.

En 2001, Claire Brisset, alors Défenseure des enfants, évoquait le « délit de pauvreté » : dans certaines situations, le placement par l’aide sociale à l’enfance (ASE) serait justifié par les conditions matérielles de la famille. Vous pourrez notamment nous éclairer sur cette notion, comme sur la peur du placement, ancrée chez certaines familles que vous accompagnez. Nous sommes également intéressés par les conclusions de votre récent rapport sur la maltraitance institutionnelle, paru en septembre dernier : que recouvre cette notion dans le champ de la protection de l’enfance ?

Cette audition est publique et retransmise sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Céline Truong, Isabelle Toulemonde et Gaëlle Le Dins prêtent serment.)

Mme Céline Truong, responsable de l’équipe nationale « Petite enfance et famille » d’ATD Quart Monde. ATD Quart Monde est un mouvement de lutte contre la misère. Pourquoi nous entendre au sujet de la protection de l’enfance ? D’abord, parce que l’immense majorité des enfants protégés sont nés dans des familles qui connaissent la pauvreté, voire la grande pauvreté. Ensuite, parce que les parents élevant leurs enfants dans la précarité font un lien très fort entre reproduction du placement – qui existe de génération en génération dans leurs familles – et reproduction de la pauvreté – transmise elle aussi de génération en génération. Ces parents attendent beaucoup des institutions, et souhaitent que celles-ci les aident à offrir à leurs enfants une vie meilleure que celle qu’ils ont menée, en particulier sur le plan de la pauvreté. Or, ces parents déclarent souvent que non seulement l’aide reçue des pouvoirs publics ne les a pas aidés, mais qu’elle a même contribué à les enfoncer. Nous devons nous interroger là-dessus.

Rien de ce que nous allons présenter aujourd’hui n’est en opposition avec ce que dénoncent les représentants des anciens enfants placés. Les dysfonctionnements de l’institution que nous allons pointer sont ceux que subissent les parents, dont le point de vue est, bien entendu, différent de celui des enfants. Il nous semble néanmoins possible et nécessaire de les dénoncer sans perdre de vue l’intérêt supérieur de ces derniers.

La misère est une violation des droits de l’homme et elle est violence en elle-même, pour citer le titre d’une publication d’ATD Quart Monde de 2012. La misère s’accompagne de honte, d’humiliation, de mésestime de soi, de perte de confiance et de peur. Élever ses enfants dans la grande pauvreté consiste à essayer de les protéger de cette violence. Ces parents, souvent présentés comme fragiles, développent en effet des capacités de résistance inouïes face à l’usure et au désespoir. Or, pour un parent, constater que les efforts fournis pour bien s’occuper de ses enfants ne sont pas reconnus et vivre dans la terreur permanente de leur placement a des conséquences concrètes sur la façon dont il va s’efforcer d’être le meilleur parent possible. Cela conduit, par exemple, à du non-recours, notamment aux lieux de prévention, dans le but de fuir le regard des professionnels.

Les situations auxquelles nous ferons référence aujourd’hui ne sont pas de celles qui imposent une mise à l’abri indispensable et indiscutable des enfants. Nous allons, au contraire, évoquer toutes les situations dans lesquelles la mesure à prendre dans l’intérêt de l’enfant est sujette à discussion. Or, les parents souhaitent être associés à cette discussion, et il est indispensable qu’ils le soient, indépendamment de la décision finale. En effet, dans la zone grise des interventions pour carences éducatives, se nichent la subjectivité, les incompréhensions mutuelles, les biais de classe ou encore le simple fait de nommer « problèmes éducatifs » des aspects de la vie familiale qui sont, au fond, des conséquences de la misère. Dans cette zone grise, la pauvreté des parents apparaît comme un facteur aggravant de l’évaluation de la situation familiale comme de la réponse apportée par les pouvoirs publics, entre incompréhension réciproque, violence sociale et déni de droits.

Mme Gaëlle Le Dins va compléter ce propos liminaire. Elle devait partager cette prise de parole avec M. Andreu, qui n’a pas été en mesure de venir : il bénéficie cet après-midi d’un droit de visite à ses enfants placés. Or, son propos concernait précisément la rigidité de l’organisation des droits de visite et les empêchements importants qu’elle engendre. M. Andreu aurait souhaité être présent et prendre sa place dans la vie citoyenne : c’est Madame Le Dins qui lira sa contribution. Leurs deux propos s’appuient sur un travail participatif international mené par ATD Quart Monde, en lien avec des professionnels de la justice de l’enfance, qui pourra compléter les prises de parole nécessairement courtes d’aujourd’hui.

Mme Gaëlle Le Dins, maman concernée par l’intervention de la protection de l’enfance. Je suis maman de trois enfants qui sont ou ont été placés. Je suis aidante familiale auprès du père de mes enfants, hémiplégique après un accident vasculaire cérébral. Je suis membre d’ATD Quart Monde en Bretagne depuis longtemps, et j’ai participé en tant que militante au travail européen sur la famille et la transmission de la pauvreté.

Mme Céline Truong. Vous avez notamment réfléchi aux aides qui vous sont proposées par les professionnels intervenant dans votre famille.

Mme Gaëlle Le Dins. L’ensemble des parents consultés ont déclaré qu’ils avaient besoin d’aides qui puissent vraiment les aider. En effet, nous, parents, constatons qu’on nous regarde toujours de haut : quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, on a toujours tort, que ce soit en situation de prévention, ou encore davantage quand les enfants sont placés. C’est comme si les professionnels de la protection de l’enfance savaient tout et nous, rien ; ils veulent toujours tout décider. Par exemple, une mère avait souhaité que son enfant puisse parler à un psychologue extérieur à l’ASE : les professionnels ont refusé.

Nous souhaitons donc que les professionnels co-construisent avec les parents un projet de coéducation des enfants. Le projet pour l’enfant (PPE) prévu par la loi, aussi bien en prévention qu’en protection, n’est toujours pas mis en place systématiquement, et cela dans de nombreux départements. Pourtant, quand ce projet est construit entre parents, enfants et professionnels, il permet aux parents de gagner en confiance, notamment dans leurs échanges avec les professionnels. Il permet de construire une relation plus équilibrée entre parents et professionnels, de mieux prendre en compte l’environnement familial, de se mettre d’accord ou, au moins, de mieux se comprendre.

Une maman me dit ainsi : « J’ai eu un PPE pour mes enfants au début du placement. C’est un travail à faire ensemble, entre parents, enfants et professionnels. Cela apporte une clarification : chacun apporte son envie, ses souhaits pour l’enfant. On voit ensuite des objectifs. La référente tenait compte de ce que je disais, on avançait ; mais quand elle est partie, c’était terminé, la référente suivante n’en a plus parlé du tout. Ça s’est arrêté. Aujourd’hui, c’est plus difficile entre la référente, les enfants et moi. »

Mme Céline Truong. Pour obtenir cette relation de respect, de confiance et d’écoute entre parents et professionnels, vous avez réfléchi à la question de la formation. Votre première proposition, c’est de former les professionnels avec des personnes ayant l’expérience de la pauvreté.

Mme Gaëlle Le Dins. Le but de cette formation serait de mieux comprendre la pauvreté et ses conséquences sur la vie familiale. Elle permettrait aux professionnels de mieux distinguer ce qui est de notre fait, ou pas, et d’apporter des réponses qui tiennent compte des conséquences de la pauvreté. Le groupe d’ATD Quart Monde Normandie a rappelé, par exemple, que lorsqu’une famille est hébergée à droite et à gauche, elle s’habitue à vivre dans une seule pièce. Ainsi, même après avoir obtenu un logement, elle continue, par habitude, à ne vivre que dans une seule pièce, même si elle a de l’espace. Il pourra alors être reproché aux parents de dormir dans la même pièce que leurs enfants…

Pour aider les parents à changer leurs habitudes, il faut que les professionnels comprennent ces logiques, et qu’ils tiennent compte de ces vies difficiles. Ce sont celles-ci qui expliquent le temps nécessaire à nous, parents, pour accorder notre confiance, ou les difficultés à remplir les conditions qui nous sont imposées pour garder le lien avec nos enfants et pour que ceux-ci nous reviennent. Il faudrait également des formations à l’écoute, comme celles que propose ATD Quart Monde.

Mme Céline Truong. Vous proposez également des formations pour vous, parents qui vivez dans des conditions précaires.

Mme Gaëlle Le Dins. Il faudrait en effet des formations pour les parents, comme dans les universités populaires d’ATD Quart Monde ou les universités populaires de parents, afin que les parents puissent connaître le fonctionnement de la société, les institutions et leurs droits et qu’ils apprennent à prendre la parole et à garder une capacité d’action.

Mme Céline Truong. Vous avez également travaillé à des propositions visant à rendre le débat devant le juge des enfants plus contradictoire et plus équilibré entre les parents et les services de la protection de l’enfance. Vous souhaitiez notamment insister sur le temps nécessaire aux parents pour lire et comprendre le rapport transmis au juge, et ainsi se défendre correctement.

Mme Gaëlle Le Dins. Beaucoup de parents n’ont pas connaissance de l’ensemble du rapport remis au juge. On leur parle très peu avant l’audience, et on ne le leur transmet pas. Les parents peuvent prendre rendez-vous avec la greffière au tribunal et y avoir accès, mais ils n’ont le droit ni d’en faire des copies ni d’en prendre des photos. Pendant l’audience, sous le coup de l’émotion, et en découvrant les éléments négatifs que contiennent les rapports des professionnels, c’est difficile de s’exprimer. Nous nous sentons désespérés, dévalorisés ou révoltés, sans oser le montrer, car nous avons bien compris que tout pouvait se retourner contre nous.

Dans l’idéal, nous souhaiterions être associés à l’écriture du rapport. Nous ignorons s’il est possible de le demander. Nous voudrions aussi recevoir tous les éléments transmis au juge, dans un délai qui nous permette de les lire, de les comprendre et de nous faire notre avis. Nous aimerions aussi pouvoir écrire notre version des faits, nos demandes et nos propositions et qu’elles soient lues par le juge avant l’audience, au même titre que celles des professionnels. Ainsi, celui-ci n’aurait pas seulement accès à une seule version. Enfin, à l’audience, nous souhaiterions prendre la parole en premier : nous savons que certains juges l’autorisent, à Caen, à Paris ou en Suisse. C’est donc possible.

Pour ce qui est du jugement rendu, nous souhaitons que les soutiens possibles de la famille – amis, associations – soient pris en compte et qu’il soit précisé comment les parents peuvent exercer l’autorité parentale en matière scolaire, médicale, ou de droit de visite, donc qu’il ne s’achève plus simplement par la formule « selon l’appréciation du service gardien ».

Mme Céline Truong. Vous avez également échangé avec les autres parents sur le poids de votre passé d’enfant placé, qui influence la manière dont on vous considère comme parents.

Mme Gaëlle Le Dins. Régulièrement, des éléments de notre passé sont mentionnés dans ces rapports. Nous, parents, réclamons un droit à l’oubli, notamment devant le juge. Ce n’est pas parce que nos parents ont eu des difficultés que nous aurons nécessairement les mêmes ! Et nous n’agirons pas forcément avec nos cadets de la même manière qu’avec notre premier enfant. Cela est vrai pour tous les parents – même si tous ne sont pas surveillés comme nous.

Mme Céline Truong. Nous finirons par évoquer le droit à l’accompagnement, qui pourrait avoir un impact très positif sur vos relations avec les juges et l’ensemble des professionnels de la protection de l’enfance.

Mme Gaëlle Le Dins. Nous souhaiterions qu’après en avoir fait la demande au juge des enfants, nos convocations précisent que nous avons le droit d’être accompagnés par une personne de notre choix. Cet accompagnement nous donnerait de la force pour oser dire ce que nous avons à dire, et nous permettrait, en discutant, de vérifier ce que nous avons compris. Ce ne serait pas le même rôle que celui d’un avocat.

C’est ce que Styven Andreu, d’ATD Quart Monde Normandie, avait prévu de vous expliquer. Nos demandes de venir accompagnés aux rendez-vous de suivi sont parfois mal reçues par les professionnels qui pensent qu’elles montrent que nous ne sommes pas capables d’être autonomes. En réalité, nous demandons cet accompagnement dans le but d’être moins stressés, de mieux comprendre ce que disent les professionnels et de pouvoir, après le rendez‑vous, reparler de ce qui a été dit avec quelqu’un. En effet, si nous comprenions mieux ce que l’on nous reproche et ce que l’on nous demande, nous pourrions mieux adapter nos comportements et mieux suivre les progrès et les difficultés de nos enfants, ce qui serait positif pour eux.

Mme Céline Truong. Au nom de son groupe de parents concernés de Normandie, Styven Andreu aurait voulu parler de l’organisation des rencontres entre parents et enfants lorsqu’ils ne vivent pas ensemble pour cause de placement, et notamment de l’agenda des visites. Mme Le Dins va relayer leur message.

Mme Gaëlle Le Dins. En tant que parents, nous recevons un calendrier auquel nous devons nous adapter. Mais, lorsque les visites sont prévues en semaine, il est compliqué de chercher un emploi. Nous sommes tiraillés entre les visites à nos enfants et cette recherche de travail, qui est pour nous un devoir, nécessaire à la stabilisation de notre vie et de celle de nos enfants, ainsi parfois qu’une condition pour qu’on nous les rende. Le calendrier des visites est parfois tout aussi difficile pour nos enfants : ils peuvent être amenés à rater l’école ou, lorsque les visites ont lieu à l’issue de la journée de classe, être fatigués. Dans ce cas, il arrive que la visite se passe mal : la faute sera alors rejetée sur les parents. Nous proposons donc d’être associés à l’organisation précise des visites, avec les services gardiens et les familles d’accueil.

Mme Céline Truong. Le lieu des visites est tout aussi important.

Mme Gaëlle Le Dins. Nous comprenons bien que les visites se fassent dans un lieu proposé par les services de la protection de l’enfance au début du placement, afin de protéger les enfants et d’observer comment elles se passent, entre les parents, les enfants et les travailleurs sociaux. Passée cette première étape, nous proposons que ces visites, médiatisées ou non, aient lieu au domicile des parents, tant que celui-ci ne constitue pas un danger. Tant que ces visites se déroulent au sein des services gardiens, nous avons l’impression d’être dans une bulle gérée par d’autres. Le sentiment d’être sous surveillance prend toute la place dans la mesure où se trouvent dans la salle non seulement de nombreux professionnels mais aussi d’autres familles. Il n’y a aucune intimité.

À domicile, nous reprenons confiance dans notre rôle de parents. Nous nous autorisons à être plus naturels que dans des lieux médiatisés. Nous parvenons mieux à parler à nos enfants ou à faire des activités avec eux. Nous pouvons leur transmettre des savoir-faire et connaître leurs habitudes. Nos enfants se sentent eux aussi plus à l’aise : ils peuvent aller et venir dans l’appartement, voir des photos d’eux et ainsi constater que nous ne les oublions pas. Ils sont comme des enfants normaux.

Mme Céline Truong. Que pouvez-vous dire de la durée et de la fréquence de ces visites ?

Mme Gaëlle Le Dins. Dans notre groupe, nous avons l’exemple d’une petite fille qui a été placée à l’âge de 3 mois. Au cours des dix-huit mois suivants, ses parents ne l’ont vue que douze heures. Comment peut-on construire un lien avec son enfant en un temps si court ? Parfois, en raison d’un manque d’éducateurs ou de techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF), les visites peuvent être raccourcies, voire supprimées sans être remplacées. En outre, les temps d’échange avec les professionnels sont compris dans ces temps de visite. Parfois, quand la visite se termine, nous posons une question et nous nous entendons répondre : « On n’a pas le temps, on a une autre famille derrière. »

Nous proposons donc que les temps de transmission avec les professionnels soient prévus avant ou après ces temps de visite, de manière à garantir les moments privilégiés entre parents et enfants. De cette manière, nous construisons ensemble l’avenir de nos enfants, notamment dans la perspective d’un retour après leur placement.

Mme Céline Truong. Diriez-vous que ces visites sont médiatisées ou qu’elles sont surveillées ?

Mme Gaëlle Le Dins. La présence des TISF qui médiatisent les visites devrait nous aider. Or, cette présence nous bloque souvent. En effet, il n’est pas simple d’agir sous le regard permanent d’un observateur qui prend des notes sur son téléphone. En leur présence, nous ne nous autorisons pas toujours à dire notre amour à nos enfants ; par pudeur, nous mettons une carapace sur nos émotions. Nous proposons donc que l’organisation des visites puisse s’adapter au besoin des parents de transmettre leur amour et leurs valeurs. En effet, nos enfants ont besoin de sentir que leurs parents les aiment pour bien grandir.

De plus, les TISF changent souvent et, à chaque nouvelle personne, il faut repartir de zéro pour bâtir une relation de confiance. Pour que leur présence nous aide vraiment, nous proposons que, dans la mesure du possible, cela soit toujours le même TISF – une personne qui nous connaisse et qui connaisse nos enfants – qui nous suive et assiste à ces visites. Nous pourrions ainsi, en tant que parents, nous investir davantage dans les visites et les enfants seraient plus à l’aise. Ils verraient que nous nous intéressons à eux et à leur avenir, et que nous faisons ce qu’il faut pour qu’ils grandissent bien, en étant associés aux décisions qui ont des conséquences sur leur vie quotidienne.

Mme Céline Truong. Vous avez aussi beaucoup réfléchi aux manières de réunir la famille et de permettre aux frères et sœurs de se connaître.

Mme Gaëlle Le Dins. Lorsqu’elles sont placées, les fratries sont souvent séparées, alors que personne, pas même le juge, n’a dit qu’il était mauvais pour elles de se fréquenter. En vérité, cette séparation est souvent due au manque de places dans les lieux de placement. Il arrive parfois que des frères et sœurs ne se voient pas, ou, alors même que le juge a requis des visites communes avec leurs parents, que les services gardiens ne les organisent pas. Ces services ont droit à l’erreur… mais pas les parents : nous, lorsque nous ne faisons pas ce qu’ils nous demandent, ils espacent nos droits de visite.

Nous proposons donc que tout soit fait pour que la fratrie puisse se bâtir et qu’il existe une possibilité de faire appel si le juge a demandé que les frères et sœurs soient réunis et qu’ils ne le sont pas. Nous pensons en effet que pour bien grandir, nos enfants doivent sentir qu’ils appartiennent à une famille : c’est pour eux une force, pour leurs vies d’enfants comme pour leur avenir d’adultes, notamment au moment où ils sortiront du placement.

Mme Céline Truong. Pour conclure, il vous faut une aide qui vous aide vraiment.

Mme Gaëlle Le Dins. Bien souvent, les parents en situation de pauvreté ne sont pas considérés comme des parents qui ont besoin d’aide mais comme des parents en échec. Nous, nous demandons de l’aide pour acquérir des savoir-faire utiles pour nous occuper de nos enfants et donner plus de chances pour leur avenir. L’aide apportée ne répond pas toujours à nos besoins, et n’est pas toujours à la hauteur de nos attentes. La personne qui vient nous aider doit savoir privilégier l’intérêt de l’enfant tout en considérant la famille dans sa globalité. Ainsi, ensemble, nous parviendrons à éviter le placement  ou, au moins, à éviter que celui-ci ne dure trop longtemps  et à faire que nos enfants aient une meilleure vie que la nôtre.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Madame Le Dins, je vous remercie pour ce témoignage essentiel à notre commission d’enquête. La France a en effet beaucoup de retard dans le domaine de la protection de l’enfance, notamment au sujet de l’appréciation des compétences parentales. Les pratiques de justice que vous avez évoquées – les visites imposées en pleine semaine par exemple – reçoivent, à l’étranger, des réponses différentes : nous préconiserons certainement de nous en inspirer.

Le mouvement ATD Quart Monde dispose-t-il de statistiques qui montreraient que la majorité des enfants placés sont issus de familles en situation de pauvreté ou de familles marquées, sur plusieurs générations, par des placements au sein de l’ASE ? Bien que nous connaissions ces situations, nous ne disposons pas, à l’échelle nationale, de données chiffrées – ce que rappelle d’ailleurs un rapport du Conseil économique, social et environnemental (Cese).

Par ailleurs, avez-vous, parmi les familles que vous avez suivies, des exemples où l’accompagnement a permis la levée des mesures de placement et donc le retour d’enfants dans leurs familles ?

À la lecture de votre rapport, j’ai été très touchée par les questionnements éducatifs concrets – comment donner le biberon ou le bain à un bébé ? – dont témoignent les parents. Il arrive que ces hésitations les pénalisent dans les rapports des travailleurs sociaux alors qu’il s’agit moins de carences éducatives que d’un manque d’expérience, auquel un accompagnement aux habiletés parentales pourrait remédier. Organisez-vous ce type d’ateliers en lien avec l’exercice de la parentalité ? Vous évoquez en outre l’accès à l’information sur ces questions parentales : il est à mon sens grand temps de mener en France des campagnes d’information d’ampleur. Il faut également favoriser l’émergence de lieux d’accompagnement pour les familles – toutes les familles, et pas seulement celles qui sont en difficulté. Est-ce que certains des parents que vous avez accompagnés ont eu recours aux centres maternels ou aux centres parentaux ? Ont-ils pu y trouver de l’aide, y compris pour construire leur parcours professionnel et favoriser leur insertion ?

Enfin, la question du prisme des travailleurs sociaux est très présente dans votre rapport : comment percevez-vous leur point de vue ? Selon quelles méthodes concevez-vous le type de rapport que vous nous avez transmis ?

Je voudrais terminer en rappelant, madame Le Dins, que votre témoignage à l’Assemblée nationale est d’autant plus important qu’il y a aujourd’hui, en politique, deux manières de considérer l’aide que reçoivent les plus pauvres. Certains, comme moi, pensent que cette aide est une assistance aux personnes en difficulté, d’autres la considèrent comme de l’assistanat. Votre témoignage et votre engagement nous ont montré combien nous étions loin de cette deuxième représentation.

Mme Isabelle Toulemonde, responsable de l’équipe nationale « Droits de l’homme et justice » d’ATD Quart Monde. En parallèle de mes responsabilités au sein d’ATD Quart Monde, je suis avocate au barreau de Nanterre, après une carrière comme magistrat du parquet. Je défends exclusivement des familles en situation de grande pauvreté, en particulier dans les dossiers d’assistance éducative.

En ce qui concerne les statistiques, on s’accorde à dire, du côté des administrations centrales, que beaucoup de personnes suivies en assistance éducative sont dans des situations de pauvreté, voire d’extrême pauvreté. Mais quand on examine les rapports de l’ASE, le problème de la pauvreté se trouve complètement invisibilisé – c’est le terme employé par une sociologue dans un article de la Revue française des affaires sociales consacré à la protection de l’enfance et la pauvreté.

Par exemple, les rapports de l’ASE décriront les désordres familiaux causés par un logement indigne, en insistant sur le manque de sommeil de l’enfant, sur l’absence d’espace pour jouer ou faire ses devoirs, sur les conséquences sur l’atmosphère familiale d’un appartement surpeuplé bien au-delà des critères du droit au logement opposable (Dalo). Mais jamais ils ne mentionneront le fait que tout cela est lié à la grande pauvreté de la famille et que celle-ci aurait besoin d’aide pour mieux se loger. C’est caricatural : comment la protection de l’enfance pourrait-elle obtenir des résultats sans reconnaître la pauvreté ou la grande pauvreté des familles ? Ce qu’il faut, ce sont des aides appropriées. C’est ce qu’imposent la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide) et le Comité des droits de l’enfant dans son dernier rapport sur la France et ce que préconisent certains arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), notamment en matière de logement. Il n’est jamais rappelé, dans les rapports de l’ASE, que le droit à un logement digne est un droit fondamental des enfants.

Il n’existe donc pas de statistiques. Pour connaître la proportion de dossiers d’assistance éducative liés à des contextes de pauvreté, il faudrait mener une recherche-action et des analyses qualitatives approfondies sur un nombre conséquent de dossiers. Le centre de recherche du ministère de la justice essaie de lancer des études sur ce thème. Il ne fait par ailleurs aucun doute que les autres dossiers présenteront une surreprésentation de cas de violences intrafamiliales.

Comment définir la grande pauvreté ? Sa définition repose sur des critères quantitatifs – 50 % du revenu médian pour l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), 40 % pour ATD Quart Monde – auxquels s’ajoutent, aujourd’hui, treize critères qualitatifs définis au niveau européen et qui tiennent compte des conditions de vie – l’impossibilité de payer ses factures de chauffage, de s’offrir un verre à l’extérieur de la maison, de partir en vacances, de posséder deux paires de chaussures convenables... Pour l’Insee, la situation de grande pauvreté d’une personne est établie lorsque celle-ci gagne moins de 50 % du revenu médian et que neuf de ces treize critères sont remplis. Cela concerne, en France, 2 millions de personnes et 700 000 enfants. On peut concevoir que les enfants suivis par l’ASE figurent parmi eux.

Mme Céline Truong. Puisqu’il n’existe pas de statistiques et que la puissance publique ne parvient pas à mesurer les liens qui existent entre placement, protection de l’enfance et pauvreté – alors que c’est l’éléphant au milieu de la pièce – on peut se référer à la vie vécue. Depuis vingt-cinq ans que je suis engagée chez ATD Quart Monde, je n’ai pas rencontré une seule famille en situation de très grande pauvreté qui n’ait pas été concernée par le placement – des enfants, des parents, ou des enfants des sœurs, des cousines ou des bellesmères. Ce n’est donc pas une vue de l’esprit que d’affirmer qu’une partie de la population française élève ses enfants dans la terreur – absolument fondée – de se les voir enlever. Or, cette peur a des effets pervers sur la parentalité : on n’élève pas son enfant comme les autres parents lorsque l’on vit sous cette menace. Je me souviens d’une scène significative. J’ai un jour assisté, invitée par une maman, à une fête de Noël dans un foyer d’enfants placés. Au moment du repas, j’ai réalisé qu’une des mères s’était installée, non pas à la table des parents, mais à celle des éducateurs. Cette mère, qui avait bien un enfant placé dans ce foyer, ne vivait pas en situation de grande pauvreté et, ne se reconnaissant pas dans les autres parents présents, s’était assise à la table où elle se sentait le plus à l’aise. Les autres mamans ne se reconnaissaient pas non plus en elle : « Elle n’est pas comme nous, elle s’assoit là-bas, c’est normal. »

Au sujet des retours d’enfants après placement, ceux-ci existent, fort heureusement, mais ils ne sont pas toujours bien préparés. Il est en effet rare, après qu’un tel lien d’étrangeté s’est créé entre des parents et des enfants – et je ne remets en aucun cas en cause les raisons du placement –, que les uns et les autres se sentent bien lors de ces retours. L’exemple le plus récent que je puisse vous donner concerne trois petites filles qui ont pu revenir et être élevées chez leur maman. J’avais accompagné cette mère à une audience lunaire, à l’été 2023, au cours de laquelle elle avait demandé au juge, en accord avec la référente de l’ASE, le maintien du placement. Cette demande n’était fondée sur aucune raison éducative, mais sur le fait qu’elle n’avait pas de logement, qu’elle dormait à droite et à gauche pour ne pas finir à la rue – et on sait ce que représente, pour une femme, le fait de dormir à la rue : il lui paraissait impossible d’élever ses enfants dans ces conditions. Elle était consciente que ce n’était pas une vie pour ses gosses. Le juge était très mécontent, dans la mesure où il ne s’agissait pas d’une carence éducative. Mais quel juge a les moyens d’agir sur la politique publique de logement social ?

Mme Isabelle Toulemonde. J’aimerais à mon tour insister sur la difficulté du retour des enfants dans des familles concernées par la très grande pauvreté, une fois que les mesures de placement ont été levées.

En effet, dans la mesure où la pauvreté de ces familles est invisibilisée, les services de la protection de l’enfance peuvent reconnaître des progrès significatifs en matière d’éducation sans que le problème des conditions de vie ne soit réglé – et cela, alors même que les enfants placés se sont habitués à d’autres types d’environnements. La chercheuse Vanessa Stettinger a suivi pendant quinze ans sept familles vivant dans l’extrême pauvreté. Ses entretiens avec les professionnels de la protection de l’enfance ne révèlent qu’une seule initiative prise pour faciliter le retour des enfants dans leur environnement familial : une prise de contact avec une association pour que leur chambre soit repeinte avant leur arrivée. Or, le manque d’aide appropriée rallonge inutilement la période de séparation, ce qui rend le retour plus difficile encore.

Ce n’est ni le rôle des services de la protection de l’enfance, ni celui des juges des enfants que de trouver un logement aux familles. Mais ils ne doivent pas non plus se concentrer uniquement sur la dimension éducative de leur action : les services de protection de l’enfance, comme dans d’autres pays, devraient coordonner une politique globale, menée dans l’intérêt supérieur des enfants. Nous sommes à l’opposé de cette conception aujourd’hui. Il faut un changement de paradigme.

Mme Céline Truong. Je souhaite revenir sur le prisme des travailleurs sociaux, dont vous avez perçu une dénonciation dans notre rapport. Il ne s’agit en aucun cas de disqualifier l’ensemble d’une profession engagée au quotidien. Au contraire, nous travaillons, pour nos publications que nous espérons équilibrées, avec des parents qui ont suffisamment de recul pour reconnaître les pratiques de la protection de l’enfance qu’il faut dénoncer et celles qu’il faut défendre.

Les travailleurs sociaux ont la noble mission d’intervenir dans la vie des familles pour comprendre ce qu’il s’y passe, à l’aune des besoins fondamentaux de l’enfant, pour estimer si l’enfant vit des choses qui ne sont pas compatibles avec son développement, si le parent est capable de changer son attitude. Mais, par-delà la bonne volonté et la compétence de ces acteurs du quotidien, nous affirmons que parmi les mécanismes à l’œuvre dans leurs décisions et leurs évaluations, se trouve, comme l’ont montré différents chercheurs, un biais de classe – inconscient le plus souvent. Ainsi, Caroline Maupas décrit comment les pratiques éducatives des milieux populaires se trouvent disqualifiées par des travailleurs sociaux qui élèvent différemment leurs propres enfants ou qui, par leur formation professionnelle, légitiment d’autres pratiques parentales.

Le rapport à la nourriture – fréquent sujet de crispations entre parents et travailleurs sociaux – constitue en cela un bon exemple. Voir un enfant de 6 ans avec les dents toutes noires, bien sûr que cela fait mal au cœur : il faut évidemment aider les parents à ne pas en arriver là. Mais, s’il faut bien sûr aider les parents à donner une alimentation adéquate à leurs enfants, nous devons comprendre que les erreurs qu’ils commettent peuvent manifester d’importantes valeurs éducatives – par exemple, le refus que leurs enfants subissent la faim comme eux l’ont subie. Il faut savoir faire ce détour par l’idée que ces parents se font d’une bonne parentalité pour pouvoir changer leurs habitudes.

Enfin, ces biais de classe – mécanisme, je le redis, pour l’essentiel inconscient – aboutissent, de la part des travailleurs sociaux, à une présomption permanente de mensonge, d’incompétence ou de culpabilité qui empêche les parents de montrer à quel point ils essaient d’être de bons parents.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Merci pour vos témoignages, dans lesquels j’ai été surprise d’entendre davantage parler des parents que des enfants.

Vous souhaitez que certaines visites médiatisées se passent au domicile des parents plutôt que dans les lieux, certes impersonnels, où elles sont habituellement programmées. Or, ce type de visites est souvent requis par le juge en cas de violences familiales, notamment conjugales : dans ce cas, l’endroit où elles se déroulent permet aux parents de ne pas se rencontrer. Pourriez-vous préciser où, selon vous, ces visites devraient avoir lieu ?

Pourriez-vous d’autre part revenir sur la question de l’accès des parents aux rapports d’assistance éducative remis aux juges ? Pour avoir exercé comme avocate, je confirme que je n’avais pas le droit de remettre ces rapports à mes clientes, qu’il vaut d’ailleurs mieux préserver des constats parfois blessants qui y figurent. Cela dit, les avocats en traduisent les idées principales à leurs clientes et peuvent même demander des ajouts, voire un autre rapport. Je vous rejoins sur l’idée qu’un travail pourrait être mené sur cette question, afin d’entendre plusieurs voix.

M. Denis Fégné (SOC). Merci pour vos propositions pertinentes concernant l’accès des parents aux rapports des travailleurs sociaux, la sortie de l’illusion de leur neutralité ou la possibilité de mettre en place d’autres lieux de rencontre.

Les mesures de placement sont au centre des politiques de protection de l’enfance, comme la crainte que celles-ci suscitent chez les parents. C’est regrettable. Il est nécessaire de mobiliser davantage de moyens pour développer la prévention – primaire, individuelle – et la contractualisation, avant d’en arriver à des mesures d’aide contrainte.

Il est ensuite fondamental de travailler sur la question du temps – sur celui des enfants, sur celui des parents, et sur la durée de leurs rencontres. Celui des associations et des administrations n’est pas le même que celui des parents, et il est de plus en plus contraint. Certains délais sont très longs : six mois peuvent s’écouler entre une décision du juge et sa mise en œuvre.

Enfin, la parole est pour les parents un moyen efficace de sortir de l’impuissance sociale : il faut donc donner davantage de moyens à la mise en place de groupes de parole, d’ateliers d’expression et d’entretiens.

Ma question porte sur les données qui pourraient nous permettre de mieux comprendre comment certaines familles cessent de subir la logique de répétition des mesures de placement d’une génération à l’autre. Avons-nous des données accessibles sur les trajectoires des personnes qui, après avoir fait l’objet de mesures de placement et d’assistance éducative, parviennent à s’en sortir ?

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Merci à vous trois, et particulièrement à vous, madame Le Dins, d’avoir courageusement porté la parole des parents ayant participé au Chantier familles.

Madame Le Dins, si vous ne deviez en choisir qu’une, quelle dimension de la procédure de placement dont vos enfants ont fait l’objet changeriez-vous ? En d’autres termes, laquelle vous a semblé la plus anormale ou la plus scandaleuse ?

J’introduirai ma deuxième question sur les lieux d’accueil par un témoignage. Le 12 octobre dernier, lors de la Journée internationale du refus de la misère animée par les membres d’ATD Quart Monde à Méry-sur-Oise dans ma circonscription, j’ai fait la rencontre de Françoise. Enfant placée, Françoise est aujourd’hui la mère d’une fillette de 10 ans, placée, et d’un petit garçon de 2 ans, Georges, qui pourrait bientôt lui aussi faire l’objet d’une mesure de placement. Françoise est en situation de handicap fort, tout comme le père de Georges avec lequel elle réside en centre parental. Elle ne demande qu’à être aidée dans son exercice de la parentalité, ce que constatent les équipes du centre qui reconnaissent à la fois des carences dans l’éducation de Georges et la bonne volonté et l’attachement de sa mère.

Il manque un lieu qui puisse accueillir Georges et ses parents et qui, ainsi, leur permette de rester ensemble et de préserver leurs liens affectifs tout en recevant un accompagnement de la part de professionnels. Pourriez-vous évoquer le centre de promotion familiale de NoisyleGrand, ce lieu expérimental que vous faites exister depuis plus de vingt-cinq ans ? Ce centre ne peut être dupliqué, faute de moyens. Or, là-bas, il ne s’agit pas de sauver un enfant de sa propre famille par le placement, mais plutôt, par l’accueil de familles entières, de réparer les liens familiaux et ainsi rompre le cercle vicieux du placement en lien avec la grande pauvreté.

Mme Géraldine Grangier (RN). Il est vrai qu’il faut innover pour rendre l’aide plus appropriée et améliorer le vécu du placement, tant du côté des enfants que des parents.

J’aimerais néanmoins insister sur le fait que les travailleurs sociaux ont pour mission de rendre les adultes libres et responsables de leurs choix. Ils sont formés à la grande pauvreté, à prodiguer une écoute bienveillante et à considérer tout parent avec son histoire, parfois douloureuse. Si les évaluations menées par les services de la protection de l’enfance décrivent si précisément les conditions de logement parfois indignes des familles, ce n’est pas pour pénaliser les parents. Au contraire, c’est toujours, en coordination avec le travailleur social référent du département, pour travailler sur ce point : c’est la première mission de ces professionnels et une obligation des services sociaux départementaux. Si une maman se retrouve à la rue avec son enfant, celui-ci ne sera pas automatiquement placé, au contraire : le département devra la reloger, notamment dans des hôtels. Ce sont des choses que je faisais au quotidien.

À partir de là, pourriez-vous nous rappeler les causes de placement des enfants, qui ne sont pas directement liées à la pauvreté ? Les causes d’un placement ne sont ni le mal-logement, ni la malnutrition, mais des événements traumatiques graves.

Mme Isabelle Toulemonde. En tant qu’avocate et ancienne professionnelle de la protection de l’enfance, je ne partage pas votre appréciation. Certes, un juge ne déclarera jamais qu’il place un enfant pour cause de pauvreté. Cependant, certaines carences éducatives à l’origine des placements sont aggravées par la pauvreté, et, si telle famille avait reçu une aide appropriée au logement, certains des problèmes éducatifs qu’elle rencontre n’auraient pas pris une telle ampleur. Une recherche-action sur les dossiers d’assistance éducative pourrait mettre en lumière cet engrenage.

En outre, la plupart des dossiers de protection de l’enfance ne sont pas ceux que vous décrivez. Ces dossiers sont parfois extrêmement lacunaires : ils fournissent peu d’analyses concrètes, ne rendent pas compte de la parole des parents et ne mentionnent pas les situations de grande pauvreté dans lesquelles se trouvent certaines familles. Ils ne permettent donc pas toujours aux juges de prendre des décisions éclairées.

Or, si ces rapports étaient co-construits par les parents et les professionnels de l’ASE comme nous le recommandons, les deux parties seraient amenées à évoquer ensemble les étapes concrètes du parcours de placement : le PPE, l’évaluation de mi-parcours, l’évaluation de l’impact des visites sur les enfants. Certaines associations habilitées produisent d’ailleurs des rapports plus détaillés et coécrits avec les parents, dont la position est relayée sur l’ensemble des sujets qui concernent l’enfant.

Les rapports sont en effet d’une pauvreté dramatique lorsqu’ils ne relaient que le point de vue de l’ASE. On peut par exemple y lire qu’une visite s’est mal passée et qu’elle a déstabilisé l’enfant sous le prétexte que celui-ci n’a, ensuite, plus été propre. Mais comment s’interprètent ces symptômes de souffrance ? Sont-ils nécessairement le signe que la visite s’est mal déroulée du fait des parents ? Nous pourrions, à l’inverse, considérer que l’enfant, après une visite satisfaisante, souffre d’avoir à attendre plusieurs semaines avant de revoir ses parents. L’appréciation des résultats de cette visite doit ainsi être le fruit du travail commun des professionnels de l’ASE et des parents, dans l’intérêt supérieur de l’enfant.

Enfin, pour l’avoir constaté comme avocate, et auparavant comme magistrate, j’ajoute qu’il est courant que les rapports de l’ASE soient déposés très tardivement, parfois le matin de l’audience. Les parents, qui n’en reçoivent pas de copie, prennent généralement connaissance de ce rapport par leurs avocats au tribunal et il leur est difficile d’en comprendre la substantifique moelle s’ils ne sont pas accompagnés.

Afin que nous cessions de croire qu’un débat contradictoire puisse exister dans ces conditions, nous avons proposé que le parent soit écarté du débat si le rapport n’avait pas été déposé dans un délai qui lui permette d’en prendre connaissance et de préparer sa défense. Il n’existe dans aucun autre secteur de la justice un tel déni du principe du débat contradictoire : il faut y remédier.

Mme Céline Truong. En ce qui concerne le droit de visite à domicile et le danger qu’il pourrait représenter pour un enfant en cas de violences familiales, je souligne que la demande des parents – qui vous a été lue et dont la formulation a été travaillée pendant deux ans – prend en compte ce paramètre. Ces parents n’envisagent ces visites à la maison que tant que le domicile ne constitue pas un danger et ils sont conscients qu’il n’est pas souhaitable dans certains cas.

Si nous sommes devant vous, c’est précisément pour adopter le point de vue des parents. Il est possible de prendre leur point de vue en considération – ils ont souvent une expérience terrible de la protection de l’enfance et ont les moyens de réfléchir à leurs pratiques éducatives – sans oublier notre responsabilité de protéger les enfants.

Par ailleurs, vous dites, monsieur Fégné, que la formation de groupes de parole pourrait être une aide efficace pour les parents. Ils ont réfléchi à ce que nous appelons la pair-aidance : je laisse Mme Le Dins vous l’expliquer.

Mme Gaëlle Le Dins. Il devrait en effet y avoir des lieux de rencontres entre parents d’enfants confiés. Cela donnerait de la force à ceux qui vivent seuls cette expérience car à plusieurs, on se soutient. On peut tout se dire sans crainte que ça se retourne contre nous. Entre parents, on peut aussi se donner des conseils et créer des liens d’amitié. On doit être en confiance pour cela : attention, ce que l’on dit doit rester entre nous ; on ne doit pas être surveillés. Le groupe ne doit pas être animé par un professionnel de l’ASE ou d’un service de protection de l’enfance, mais par une personne neutre et de confiance venant d’une association ou d’un centre social, accompagnée, si possible, d’un parent ayant vécu cette situation.

Vous me demandez ce qui m’a semblé le plus insupportable dans les procédures de placement de mes enfants. Mes trois enfants ont été placés mais ma fille cadette a pu revenir à la maison. Cette différence de traitement entre frères et sœur a créé un conflit qui n’avait pas lieu d’être et qu’il est très difficile de gérer.

Mme Céline Truong. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut placer tous les enfants d’une fratrie par principe ! Il s’agit là d’évoquer les conséquences éducatives induites par des mesures de placement différentes selon les enfants – différences au demeurant peut-être tout à fait justifiées.

Mme Isabelle Toulemonde. Madame Hadizadeh, vous évoquez les cas des familles pour lesquelles la durée de l’accueil en centre maternel, qui s’achève aux 3 ans de l’enfant, ne suffit pas. Nous avons effectivement besoin de lieux d’accueil parents-enfants, en particulier quand le juge constate chez ces familles à la fois l’absence de problèmes éducatifs et des fragilités telles qu’une action éducative en milieu ouvert (AEMO) ne serait pas suffisante. Ces cas conduisent à des mesures de placement trop longues – par ailleurs coûteuses à la collectivité.

La mise en œuvre des mesures d’AEMO, et notamment la fréquence des visites des professionnels, est souvent trop pauvre pour mener un véritable travail sur les difficultés des familles et obtenir des changements. Pourtant, ces AEMO presque vides aboutissent à des placements, le plus souvent à la suite de jugements soulignant l’incapacité des parents à « se saisir » de ces aides éducatives. Pour limiter ces placements, il faut donner du contenu aux mesures d’AEMO, et mener un travail sur les conditions matérielles des familles par des partenariats avec d’autres services de l’action publique.

Enfin, le personnel politique persiste à croire que les placements sont presque tous liés à des contextes de violences familiales. Or, si nous menions une recherche-action sur les dossiers d’assistance éducative, par-delà les jugements parfois hâtivement rendus, nous constaterions que les placements d’enfants sont nombreux à se situer hors de ce spectre.

En revanche, nous sommes chez ATD Quart Monde les premiers à considérer que si la violence est avérée, la seule mesure possible est une mise à l’écart jusqu’à ce que la sécurité de l’enfant soit assurée. Nous sommes absolument en accord avec ce type de placements.

Mme Céline Truong. Je veux insister sur le poids des représentations sur les parents d’enfants placés. Ces parents, dans leur grande majorité, ne sont ni des criminels, ni des pervers sexuels – le directeur de la maison d’enfants à caractère social (Mecs) Providence-Miséricorde à Rouen l’a aussi rappelé devant vous.

Or, les récits sociaux et médiatiques sur les parents d’enfants placés sont si négatifs – par exemple, l’unique information donnée sur les parents ayant enlevé leur enfant de la maternité il y a quelques jours était qu’ils étaient tous deux connus des services de police – qu’ils ont des conséquences concrètes sur les rapports entre parents et travailleurs sociaux. Une chercheuse a ainsi montré aux Assises nationales de la protection de l’enfance en 2018 à Nantes que la représentation selon laquelle les enfants placés étaient tous des enfants battus était très forte au sein de la population globale, mais qu’elle était encore plus forte chez les étudiants en travail social. En effet, leurs études, qui reposent sur des cas d’étude particulièrement violents, les forment davantage à identifier le danger qu’à considérer les réalités rassurantes des familles.

Le centre de promotion familiale de Noisy-le-Grand, construit sur les lieux du bidonville où est née l’association en 1957, est un lieu historique d’ATD Quart Monde. C’est pour nous un lieu d’expérimentation qu’il serait difficile de reproduire ailleurs et qui n’a d’ailleurs pas vocation à l’être. Notre méthode, à ATD Quart Monde, consiste en effet davantage à mener des expérimentations puis, par nos interventions, à nous efforcer d’inspirer les travailleurs sociaux et de leur donner, à eux aussi, l’envie d’innover et de sortir, par exemple, de la simple alternative entre AEMO et placement.

Cette cité de promotion familiale a été voulue par le fondateur d’ATD Quart Monde afin de travailler sur la conjugalité en contexte de très grande pauvreté. Que signifie alors le fait se mettre en couple ? Pour quelles raisons le fait-on ? Il n’y a pas que l’amour qui soit à l’origine du couple, il peut y avoir aussi, par exemple, l’envie de quitter une famille dysfonctionnelle. Comment ces raisons affectent-elles la stabilité de ce couple et le désir ou non de faire famille ? La parentalité y était également abordée, avec des pratiques parfois très semblables à celles d’autres centres parentaux.

Aujourd’hui, la cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand a obtenu le statut de centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), ce qui, d’un point de vue institutionnel, limite les possibilités d’expérimentation. Nous y soutenons les familles dans toutes les dimensions de leur vie, en les sécurisant en premier lieu par un logement. Toutes les décisions sont prises en croisant les perspectives des professionnels d’ATD Quart Monde et celles des travailleurs sociaux  ce qui nous prouve que, pour apporter la juste réponse, ces méthodes collectives sont possibles, même si elles posent des difficultés toujours renouvelées. La bonne réponse, c’est forcément de la dentelle.

Face à la misère, personne n’a de baguette magique. Après quelques années passées au centre de promotion familiale, les familles se dirigent vers un autre type de logement et des dispositifs de droit commun. Nous accompagnons cette transition par un soutien. Il est arrivé, à ce moment-là, que des enfants fassent l’objet d’un placement : cela nous prouve, en creux, que le droit commun ne parvient pas à soutenir ces familles à la hauteur de leurs besoins. Quels lieux d’accueil collectif et de soutien serait-il donc possible de créer ?

De tels lieux pourraient en effet apporter une réponse aux placements comme à ces droits de visites médiatisées qui s’éternisent. J’ai récemment assisté à un colloque avec des travailleurs sociaux qui se demandaient, à juste titre, à partir de quel moment il fallait renoncer à un droit de visite médiatisée qui ne fonctionnerait pas. Dans certains cas, il serait juste de tout arrêter – une manière pudique de parler d’adoption. Mais il existe d’autres situations dans lesquelles le lien d’attachement du parent à l’enfant est sain, dans lesquelles les parents, même s’ils auront toujours besoin de soutien parental, sont capables d’apprendre. Un enfant peut comprendre ces situations et peut s’attacher à d’autres adultes que son parent de façon saine. Il y a donc d’autres solutions que ces placements sans fin que dénoncent les parents comme les professionnels de l’ASE.

Quant aux statistiques sur les sorties de la protection de l’enfance et les trajectoires ultérieures, ce ne seront pas des statistiques nationales, nous ne sommes pas en mesure de les produire. Nous pourrons simplement vous donner des exemples dans les réponses écrites complémentaires que nous vous enverrons.

Mme Isabelle Toulemonde. Je conclurai par ce que nous voudrions vraiment voir changer dans le domaine de la protection de l’enfance.

Il faut, d’une part, que les professionnels de l’ASE comprennent qu’il est obligatoire que les parents soient associés de manière adéquate aux processus de décision : ce sont des arrêts de la CEDH qui l’établissent. Certaines associations habilitées ont ainsi mis en place de bonnes pratiques dont il faut que l’ASE s’inspire.

D’autre part, en tant que juriste, le droit à l’accompagnement me paraît très important. À l’audience, à côté de l’avocat, doit se trouver un tiers taisant : nous travaillons actuellement à ATD à la définition de son statut. Celui-ci pourrait sécuriser le parcours judiciaire du parent : il interviendrait avant l’audience, pour aider à sa préparation, et après, pour faciliter sa bonne compréhension. Nous pensons que cela peut être utile. Des bénévoles, choisis par le justiciable, pourraient tenir ce rôle : ils y seraient formés afin qu’il n’y ait pas de confusion. Certaines expériences ont réussi.


  1.   Audition de l’association nationale des directeurs d’action sociale et de santé (Andass), représentée par M. Patrick Genevaux, président, Mme Ève Robert, représentante de l’Andass au Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), et M. Axel Harkat, membre du conseil d’administration de l’Andass (mercredi 13 novembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de l’Association nationale des directeurs d’action sociale et de santé (Andass), représentée par son président, M. Patrick Genevaux, également directeur du pôle « Solidarités » du département du Pas-de-Calais, Mme Ève Robert, représentante de l’Andass au Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et directrice générale adjointe du pôle « Solidarités » du département de Seine-Saint-Denis, et M. Axel Harkat, membre du conseil d’administration de l’Andass et directeur « Enfance et famille » du département de l’Allier.

Je vous remercie tous trois d’avoir répondu à notre invitation. Dans une contribution adoptée le 17 septembre dernier par son conseil d’administration, l’Andass estimait que le débat public autour de la protection de l’enfance se concentrait sur des questions en réalité secondaires, à savoir la gouvernance – le « Meccano institutionnel », comme vous l’appelez : répartition des compétences, coordination des acteurs – et les moyens accordés à son acteur central, l’aide sociale à l’enfance (ASE), et aux institutions périphériques, comme le secteur médico-social, la psychiatrie, la justice. Sans occulter leur importance, vous proposez d’élargir le débat à la conception même de la politique publique de protection de l’enfance, et de questionner son périmètre, qui s’étend bien au-delà de la lutte contre la maltraitance, ses objectifs et ses modalités d’intervention. Votre approche et les mesures fortes que vous préconisez intéressent tout particulièrement les membres de cette commission d’enquête.

Avant toute chose, je dois vous préciser que cette audition est retransmise en direct et sera disponible en différé sur le site de l’Assemblée nationale. En outre, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je dois préalablement vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Patrick Genevaux, Mme Ève Robert et M. Axel Harkat prêtent serment.)

Je vous cède maintenant la parole pour une vingtaine de minutes, à l’issue desquelles la rapporteure, puis les autres membres de la commission, vous poseront leurs questions.

M. Patrick Genevaux, président de l’Andass. L’Andass est une association professionnelle représentant les directeurs généraux adjoints et les directeurs qui agissent dans les compétences sociales des départements, c’est-à-dire l’enfance, l’insertion, l’action sociale de terrain, les personnes âgées et les personnes handicapées. Présente dans 80 % des départements, elle est représentative de la diversité des champs d’intervention autant que des typologies de territoire.

Depuis quatre décennies, l’Andass défend le développement social et territorial, et l’ambition d’un travail collectif qui accompagne les personnes. Trois convictions forment le cœur de notre projet associatif. Tout d’abord, la pertinence de l’action sociale décentralisée pour produire une action publique de qualité en matière de solidarité : non, la décentralisation n’est pas incompatible avec l’égalité d’accès au droit des personnes, partout dans le territoire. Ensuite, l’importance de la convergence entre les politiques publiques : la vie ne se découpe pas en dispositifs sectoriels, et nous pensons que les politiques d’action sociale n’ont de sens que par les liens qu’elles entretiennent non seulement entre elles, mais aussi avec les autres politiques publiques. Enfin, la nécessaire coopération des acteurs : jamais vous n’entendrez l’Andass opposer les acteurs publics, comme les départements, aux associations, ni les travailleurs sociaux aux juges. Nous sommes convaincus que nous ne pourrons résoudre les gigantesques difficultés rencontrées dans la protection de l’enfance qu’en travaillant tous ensemble.

Bien qu’elle soit une association professionnelle, l’Andass assume d’intervenir dans le débat public à travers des contributions. Celle que vous avez évoquée visait à ouvrir le débat, et de fait, elle a fait débat au sein de nos adhérents ! Il faut absolument accepter d’aborder la question de la protection de l’enfance sous un autre angle que celui du Meccano institutionnel et des moyens, même si ce sujet est évidemment prégnant.

Nous avons publié récemment une autre contribution, intitulée « Comment les solidarités peuvent-elles résister par gros temps ? ». Le contexte politique inédit lié aux dernières élections législatives et la crise des finances publiques que nous traversons doivent nous amener à penser différemment les solidarités dans les mois qui arrivent et à rompre avec certains facteurs de désespérance – annonces non financées, succession de dispositifs... Ils doivent, surtout, nous inciter à retrouver un cap, c’est-à-dire un projet social, et à renouer avec une véritable politique de l’enfance et de la famille – j’y reviendrai.

Avant d’entrer dans le fond du sujet, permettez-moi de poser trois préalables.

Tout d’abord, nous ne pourrons pas évoquer la situation d’un département en particulier : ce sera peut-être frustrant pour vous, mais nous représentons ici les adhérents d’une association professionnelle, et non les départements dans lesquels nous officions.

Ensuite, nous n’avons pas de salariés permanents, et tous nos adhérents exercent bénévolement leurs fonctions au sein de l’association, en plus de leurs activités quotidiennes. Nous ne serons donc pas en mesure de vous fournir des données chiffrées.

Enfin, en tant qu’acteurs engagés au quotidien dans la protection de l’enfance dans un contexte extrêmement difficile, nous sommes en prise directe avec les conséquences des manquements qui font l’objet de votre commission d’enquête. Au cœur de nos préoccupations, il y a évidemment les enfants – notamment ceux dont les besoins n’ont pas été couverts de manière satisfaisante par l’action publique, au sens large du terme –, mais aussi les familles qui n’ont pas reçu de soutien adapté, les professionnels engagés sur le terrain, parfois condamnés à faire l’impossible – c’est à eux, travailleurs sociaux et médico-sociaux, que nous devons les petits miracles du quotidien –, et nos adhérents, bien sûr, souvent surengagés, parfois épuisés : peu de métiers impliquent une pression opérationnelle aussi forte que les nôtres.

Les finances des départements sont dans l’impasse ; ce serait une erreur de ne pas le souligner. Ces trois dernières années, la plupart ont mobilisé des moyens considérables, en hausse de 30 %, pour répondre à la crise de la protection de l’enfance, sans parvenir à un résultat totalement satisfaisant. Les décisions que le Gouvernement et la représentation nationale pourraient prendre en matière de protection de l’enfance risquent de nuire gravement à cette dynamique qui, malgré des résultats pas totalement satisfaisants, est pourtant la seule à avoir permis de limiter les conséquences de la crise systémique que nous traversons.

Nous n’y répondrons pas en tirant le fil d’une unique pelote, ni en désignant des coupables et des responsables, ce qui ne ferait que mettre la tête sous l’eau à ceux qui sont souvent le dernier rempart face aux difficultés. Les acteurs de terrain n’attendent pas de nouvelles instances, de nouveaux dispositifs, de nouvelles obligations procédurales, des annonces non financées ou des sursauts après chaque drame : ils appellent de leurs vœux un projet cohérent pour la politique publique de l’enfance et de la famille. Ils veulent que la protection de l’enfance cesse d’être la voiture-balai de l’échec des différentes politiques publiques : voilà tout l’enjeu à nos yeux.

Mme Ève Robert, représentante de l’Andass au CNPE. Il est essentiel de conserver une vision large de la politique de protection de l’enfance, encore trop souvent réduite à la seule question de l’aide sociale à l’enfance (ASE). En réalité, et c’est une évidence pour les institutions départementales où nous travaillons, les missions de l’ASE sur le terrain sont étroitement imbriquées avec le travail social de proximité – ce que l’on appelle la polyvalence de secteur –, avec les missions de suivi périnatal – notamment postnatal – et avec le soutien à la parentalité assurés par les services de protection maternelle et infantile (PMI). Ces structures connaissent d’ailleurs elles-mêmes des difficultés, dont on parle trop peu dans les débats sur la protection de l’enfance.

Si la protection de l’enfance traverse aujourd’hui une telle crise, c’est parce qu’elle est devenue le réceptacle des difficultés, des dysfonctionnements et des échecs des autres institutions et des autres politiques publiques. Je pense notamment à la crise de la pédopsychiatrie et au déficit de places adaptées pour les enfants en situation de handicap, en particulier à l’absence de solutions intensives adaptées aux handicaps les plus lourds et aux familles les plus fragiles – un sujet qui tient à cœur aux membres de l’Andass. On déplore aussi les fragilités de l’éducation nationale et l’insuffisante prise en considération du soutien à la parentalité dans les politiques de droit commun, notamment celles de la branche famille.

Bien des situations échoient à l’ASE faute d’avoir été prises en charge de manière adaptée par d’autres institutions de droit commun en amont. Au-delà des difficultés qu’elles présentent pour l’ASE, ces situations sont donc avant tout un échec pour les autres institutions et pour les familles concernées, car il n’est jamais anodin de s’entendre dire par un juge qu’on n’est pas, ou plus, en mesure de s’occuper seul de ses enfants. Il nous semble donc évident que seule une intervention large, intersectorielle, permettra de résoudre la crise de la protection de l’enfance. À l’inverse de la tendance actuelle dans laquelle les prises en charge sont toujours plus tardives et, de fait, plus coûteuses et plus intensives, il nous semble urgent de développer des prises en charge de droit commun plus précoces et de travailler en profondeur la question des ressources mobilisables dans les familles et leur environnement.

Par ailleurs, il nous semble important de veiller à l’apaisement du débat, et de garder à l’esprit le contexte dans lequel se déroulent les missions de protection de l’enfance : gardons‑nous d’une vision trop étriquée ou trop restrictive. Le débat médiatique, par exemple, a tendance à réduire la protection de l’enfance à des dysfonctionnements et des faits divers. Si graves soient-ils, ils sont loin de résumer à eux seuls la prise en charge de l’ASE qui, depuis une trentaine d’années, a beaucoup progressé : nous avons aussi de nombreux parcours réussis et des professionnels très engagés.

Ne la réduisons pas non plus au seul contrôle des conditions d’accueil des enfants, que ce soit dans des établissements ou au sein de familles d’accueil. Certes, le contrôle est essentiel, et les départements se sont notoirement investis ces dernières années pour faire progresser les dispositifs d’alerte, de suivi, d’agrément et d’inspection, même s’il reste des fragilités – nous y reviendrons. Mais l’absence de dysfonctionnement et de maltraitance n’est pas synonyme d’un accueil de qualité : nous défendons une vision plus ambitieuse de la qualité de prise en charge dans le cadre de la protection de l’enfance. Cette politique doit se recentrer sur l’enfant dans son environnement.

M. Axel Harkat, membre du conseil d’administration de l’Andass. J’aborderai pour ma part la question importante de l’attractivité et du sens des métiers de la protection de l’enfance.

De nombreux chantiers ont été engagés, mais, au-delà des revalorisations salariales, il faut mener une réflexion beaucoup plus large sur la reconnaissance de l’engagement tout particulier des professionnels, qu’ils interviennent sur le terrain – assistants familiaux, éducateurs, médecins de PMI – ou assurent des fonctions d’encadrement.

Les métiers de la protection de l’enfance s’exercent au sein d’équipes pluridisciplinaires, et leur attractivité passe tout d’abord par la reconnaissance de chacun d’eux. Les assistants familiaux, par exemple, souhaiteraient être reconnus comme des travailleurs sociaux professionnels et, à ce titre, représentés dans les différentes instances et réunions, afin de travailler plus étroitement avec les autres travailleurs sociaux. C’est une demande d’autant plus forte que leur profil a beaucoup évolué ces dernières années : de nombreux assistants familiaux sont en reconversion, après avoir occupé d’autres postes dans le privé ou le public.

Le sens donné aux métiers est également une question fondamentale. À cet égard, la loi relative à la protection des enfants, dite loi Taquet, a permis d’importantes avancées sur le terrain, que ce soit en systématisant la réflexion des départements autour du statut du tiers digne de confiance ou en créant un droit au retour pour les jeunes qui ont refusé le contrat jeune majeur mais qui se rendent compte, quelques mois après, qu’ils ont besoin d’un accompagnement. C’est un progrès majeur pour l’autonomie des jeunes, et la jurisprudence du Conseil d’État a permis d’harmoniser les pratiques des départements en la matière.

Mais, comme l’ont rappelé Patrick Genevaux et Ève Robert, il est essentiel de se rendre compte que la protection de l’enfance implique d’autres institutions, comme l’éducation nationale ou les caisses d’allocations familiales (CAF), car le versement des prestations familiales au tiers digne de confiance peut poser problème dans certains territoires. La grande variabilité des délais d’instruction des demandes de titre de séjour des jeunes majeurs ayant été accueillis en tant que mineurs non accompagnés (MNA) est également un problème : trop longs, ils peuvent démotiver des jeunes qui avaient pourtant la volonté de s’intégrer et obérer la réussite de leur projet.

Il faut aussi aller plus loin dans la réflexion pour assurer davantage d’équité entre les différents statuts. L’allocation de rentrée scolaire est consignée pour les jeunes confiés par la protection judiciaire, par exemple, mais pas pour les pupilles. Il faut donc bien garder à l’esprit la diversité des statuts juridiques des enfants protégés, et assurer la défense de leurs droits quel que soit leur statut.

M. Patrick Genevaux. Vous l’aurez compris, des petits ajustements qui peuvent simplifier le quotidien des enfants à une réflexion plus globale sur le périmètre de la politique de protection de l’enfance et le sens qu’on peut lui donner dans les années à venir, nous avons hâte de répondre à vos questions !

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Votre contribution, que j’ai lue avec attention, invitait au débat : tant mieux, c’est l’objet de cette commission d’enquête. De tous les intitulés possibles, j’ai opté pour « Les manquements des politiques publiques », car la protection de l’enfance est un écosystème à la croisée de toutes les politiques publiques. Je dis d’ailleurs souvent que l’État est le premier parent défaillant.

Comme vous l’avez dit, la politique de protection de l’enfance doit aborder l’enfant dans sa globalité, avec l’ensemble des problématiques qui lui sont liées. Cela nécessite une réflexion large autour de la justice, des moyens, du rôle de l’éducation nationale et de la santé scolaire, mais aussi, plus largement, de la santé en général, de la pédopsychiatrie et de l’accompagnement, y compris dans le droit commun.

Néanmoins, le modèle de protection de l’enfance lui-même doit évoluer, car j’ai l’impression que la manière dont il a été conçu est l’une des clés pour comprendre les dysfonctionnements actuels.

Lors du mouvement de décentralisation, en 1983, les compétences ont été réparties par thèmes d’action : l’État a conservé le sanitaire, et confié le social aux départements. Il me semble que c’est l’erreur originelle, car la protection de l’enfance relève évidemment de ces deux domaines. Or, cette répartition a permis à l’État de se désengager fortement de toutes les politiques publiques en santé sociale, comme on en trouve dans d’autres pays. Cette situation explique d’ailleurs que la santé scolaire soit si faible et que les établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS) se permettent d’opposer des refus aux demandes des directions de la protection de l’enfance et de la jeunesse (DPEJ), au simple motif qu’ils en ont le pouvoir. Pourtant, je sais le temps que les DPEJ peuvent passer à essayer d’obtenir une place en institut médico-éducatif (IME) ou en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep) pour un enfant ! Faute de prise en charge adaptée, les enfants souffrant d’un handicap se retrouvent parfois en grande difficulté, ce qui engendre in fine des coûts colossaux, qui sont supportés par le budget de la protection de l’enfance alors qu’ils relèvent du handicap. Pour votre part, considérez-vous que la répartition de 1983 est un problème majeur ?

Avant le transfert des missions de la direction des affaires sanitaires et sociales (Ddass) aux départements, en 1983, il existait déjà un fonctionnement territorial, et les associations qui accompagnaient les enfants ont continué leur mission, ne changeant que d’interlocuteur. Mais leur bâti, parfois vieux de soixante-dix ou quatre-vingts ans, qui pouvait accueillir jusqu’à cent enfants, n’est plus du tout adapté aux attentes que l’on a aujourd’hui pour les enfants, qui ont besoin de grandir dans de petites unités familiales. Il faudrait donc que les départements accompagnent les associations dans la transformation de leur bâti. Aujourd’hui, les contrôles, lorsqu’ils existent, se focalisent sur le bon usage de l’argent public, et ne portent que très rarement sur la qualité des conditions d’accueil – si vous vous en assurez, tant mieux, mais je vous mets au défi de trouver des emplois à temps plein (ETP) qui y seraient consacrés. C’est pourtant extrêmement important.

Je m’étonne que votre secteur ait tant tardé à demander des normes garantissant la qualité d’accueil des enfants. Vous avez longtemps été le seul à n’en avoir aucune, hormis en ce qui concerne les pouponnières. Or les normes bénéficient évidemment aux enfants, mais aussi aux professionnels, puisqu’elles assurent qu’ils sont en nombre suffisant. Cela permet à chacun de se sentir mieux dans son poste, de ne pas agir dans l’urgence mais, au contraire, de prendre le temps de s’occuper des enfants. On peut aussi s’étonner que le décret de 1974 qui prévoit des normes pour les pouponnières n’ait jamais été remis en cause, alors que les neurosciences nous apprennent que le collectif n’est pas bon pour ces enfants. Certains pays ont d’ailleurs abandonné le modèle des pouponnières. Nous devons absolument mener une réflexion clinique, de fond, sur ce sujet. Même à l’occasion de la loi de 2016, qui consacre l’importance de couvrir les besoins fondamentaux des enfants pour leur permettre de se sentir en sécurité et de bien grandir, personne n’a jugé bon de revenir sur ce décret. Comment est-ce possible ?

La crise des pouponnières, surchargées, est riche d’enseignements. Pourquoi les départements sont-ils incapables de réaliser des statistiques et des projections des besoins ? J’ai été vice-présidente d’un conseil départemental pendant plusieurs années, et je sais combien le recueil d’informations est important pour développer des politiques adaptées aux besoins. Par exemple, les projections fournies par la direction des services de l’éducation nationale (Dasen) permettent au président du conseil départemental de savoir combien de collèges il doit construire pour absorber l’augmentation prévue du nombre d’élèves. Or, si les services de la protection de l’enfance sont débordés, c’est parce qu’ils n’ont globalement aucune visibilité sur d’éventuelles augmentations des besoins, comme on en a connu après le covid. Malgré ce manque de visibilité, certains départements ont su innover pour absorber le surcroît d’enfants. Pourquoi ces solutions et les bonnes pratiques que vous essayez de mettre en place avec vos présidents et vice-présidents de département ne se diffusent-elles pas dans l’ensemble du territoire, par exemple à travers votre réseau ?

La prise en charge des enfants étant inégale selon les territoires, il me semble essentiel d’harmoniser les usages. Parvenez-vous à mutualiser et à diffuser les bonnes pratiques dans l’ensemble des départements, ou rencontrez-vous des blocages ? À titre d’exemple, certains départements n’hébergent pas les mineurs à l’hôtel. La situation est évidemment plus difficile dans les cinq départements de France où l’ASE accueille plus de 15 000 enfants – ils sont même 22 000 dans le Pas-de-Calais. Travaillez-vous avec des chercheurs pour comprendre les spécificités de vos territoires ? J’estime que la dimension territoriale doit être davantage explorée.

Le manque de données statistiques sur le suivi des mineurs relevant de l’ASE est criant – les défaillances des logiciels censés les recenser sont telles qu’elles ont donné lieu à des articles dans la presse. Or nous avons besoin de ces informations pour élaborer des politiques publiques.

Par ailleurs, comment expliquer que les départements ne soient pas capables de distribuer aux jeunes majeurs le pécule auquel ils ont droit, qui est consigné par la Caisse des dépôts ? Quels sont les freins et comment les lever ?

La loi de 2007, qui accordait une trop large place aux familles dans la protection de l’enfance, a été corrigée par la loi de 2016, qui consacre l’enfant comme sujet de droit, mais nos relations avec les familles restent défaillantes. Nous devrions davantage travailler avec elles, en nous inspirant des pratiques d’autres pays. Au Québec par exemple, les familles d’enfants placés sont invitées à participer aux grands rangements occasionnés par les changements de saison ; cela maintient des liens et des rituels. Je n’ai rien vu de tel en France.

M. Patrick Genevaux. Les départements disposent de données de pilotage, mais elles ne peuvent pas être consolidées au niveau national, faute de référentiels et d’interopérabilité des systèmes. Nous avons besoin que l’État conçoive un référentiel et un cadre pour les systèmes d’information. Des outils de qualité amélioreraient le pilotage et permettraient aux professionnels de se consacrer davantage et plus efficacement à l’accompagnement.

S’agissant de l’identification et du partage des bonnes pratiques, nous attendons beaucoup du groupement d’intérêt public (GIP) France enfance protégée. L’Andass est aussi un lieu d’échanges – ce matin même, nous avions une discussion sur nos stratégies de repérage, d’accompagnement et de soutien des tiers dignes de confiance. Cela reste néanmoins trop informel. Nous n’avons pas l’équivalent des What Works Centres britanniques et nous ne sommes pas suffisamment connectés au monde de la recherche. Des études rigoureuses sont pourtant disponibles, notamment sur la pertinence du droit de visite médiatisé, sujet qui intéresse nos voisins européens. Nous adhérons au European Social Network, ce qui nous permet de nous ouvrir aux pratiques des autres pays, mais aussi de constater que nous rencontrons les mêmes difficultés qu’eux.

Oui, il est important de retracer l’histoire de la protection de l’enfance, ne serait-ce que pour mesurer les progrès accomplis. Le repérage et l’accompagnement des jeunes sont indéniablement meilleurs que dans les récits de Jean Genet ! Cela étant, des décisions politiques prises naguère ont eu pour effet d’éloigner les cultures professionnelles les unes des autres. Par exemple, le choix de ne pas décentraliser certaines compétences, notamment en matière de santé des enfants protégés en situation de handicap, va à l’encontre d’une approche globale de la vie de l’enfant et donne lieu à des discussions absurdes, pour savoir, par exemple, si l’internat d’un IME est thérapeutique ou non – car l’État paie dans un cas, le département dans l’autre.

Nous composons avec cette réalité institutionnelle ; la bouleverser présenterait plus d’inconvénients que d’avantages, d’autant que nous avons la chance d’avoir un tissu social connecté : la protection de l’enfance est en lien avec l’action sociale de terrain et avec la PMI. En revanche, nous devons nouer une coopération plus étroite avec les agences régionales de santé (ARS) – le plan « 50 000 solutions » peut constituer un support intéressant en la matière. Nous devons bâtir une approche commune des besoins des enfants à double vulnérabilité et nous accorder sur l’accès aux soins des enfants confiés à l’ASE, notamment en matière de santé mentale. Il faut parvenir à concevoir ensemble des projets de soins qui concilient l’approche sociale du département et celle des professionnels de la pédopsychiatrie, si tant est qu’ils existent. Deux mondes doivent être rapprochés par des coopérations de terrain. Les instances institutionnelles sont utiles et nous y participons bien volontiers, mais les connexions de terrain entre professionnels le sont plus encore.

Mme Ève Robert. La prise en charge des enfants protégés a dû s’adapter rapidement à des phénomènes concomitants. Ainsi, le nombre de mesures de placement n’a cessé d’augmenter, au-delà des capacités disponibles. En parallèle, la profession des assistants familiaux s’est amenuisée dans la quasi-totalité des départements, d’où un déport contraint vers les établissements, qu’il faut faire sortir de terre. Les profils et les attentes ont également évolué. Ainsi, la disposition de la loi Taquet demandant de ne pas séparer les fratries induit de modifier les bâtiments, alors que l’offre était jusqu’alors organisée par groupes d’âge. Nous passons également d’une approche hospitalière à une organisation en petites unités de vie, ce qui a des conséquences sur les bâtiments et les pratiques. Notons aussi la plus grande proportion de jeunes majeurs et de grands adolescents parmi les jeunes confiés à la protection de l’enfance, qui tient notamment – mais pas uniquement – aux flux migratoires.

Nous devons adapter l’offre à tous ces phénomènes, c’est-à-dire faire évoluer les implantations et les bâtiments dans lesquels se déroulent les activités, mais aussi les pratiques éducatives et les projets d’établissement.

Selon moi, la délégation au monde associatif d’une grande partie des activités ne freine pas l’adaptation, car celle-ci n’est pas moins difficile pour les foyers publics que pour les associations. En revanche, la relation avec les gestionnaires associatifs doit passer d’une posture de tutelle à une posture d’accompagnement et de dialogue, focalisée sur les enjeux de qualité. Les départements ont accompli de très importants progrès en la matière depuis quatre ou cinq ans. Les équipes d’inspection ne se concentrent plus sur la seule tarification, c’est-à-dire sur le contrôle de l’usage de l’argent public, mais se rendent désormais sur place. Dans mon département par exemple, quatre ETP sont consacrés à l’inspection et au contrôle des ESMS enfance.

Deux facteurs incitent les gestionnaires associatifs – mais aussi publics – à réfléchir à la qualité des prises en charge et à s’adapter. Le premier réside dans les difficultés de recrutement. Les travailleurs sociaux votent avec leurs pieds, si vous me permettez l’expression. Les secteurs qui ont le plus de mal à recruter sont ceux où le projet éducatif et organisationnel est le moins avancé, le moins moderne et de moindre qualité.

Le second facteur est lié aux immenses progrès réalisés ces dernières années dans le recueil de la parole des jeunes. Quand ils sont interrogés, ils évoquent des questions très concrètes, déterminantes pour la qualité de leur prise en charge : alimentation, respect de l’intimité, vie affective et sexuelle, événements de la vie quotidienne. Par exemple, peut-on organiser un goûter d’anniversaire dans un foyer de protection de l’enfance ? Ce sujet était loin d’être identifié par les autorités publiques jusqu’à ce que les enfants nous en parlent – et ils y tiennent. La multiplication des conseils des jeunes et des conseils de la protection de l’enfance nous tire vers le haut.

L’adaptation à ces facteurs reste néanmoins trop lente. Les gestionnaires et les départements se heurtent à une offre immobilière et foncière contrainte, notamment dans les zones tendues. À la différence des communes, nous n’avons pas la maîtrise du droit des sols et du droit de l’urbanisme.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les communes refusent-elles les permis de construire ?

Mme Ève Robert. Certaines communes s’opposent en effet – ou menacent de le faire – à la construction d’établissements de protection de l’enfance, quelle qu’en soit la nature. Les publics accueillis sont souvent perçus comme indésirables ou sources de nuisances pour les riverains. Ils présentent aussi un risque de surcharge pour les écoles.

Par ailleurs, les départements n’ont pas une capacité d’investissement illimitée ; ils ont déjà accompli d’importants efforts financiers ces dernières années.

Les départements disposent de données assez précises – sans être exhaustives – sur leur système de protection de l’enfance. L’enjeu est de les consolider à plus grande échelle, mais aussi d’élaborer des projections. Pour le moment, les besoins en protection de l’enfance sont évalués sur la base des signalements, des décisions du juge et des mesures administratives constatées les années passées. Nous pouvons donc prolonger les courbes, mais pas anticiper les ruptures. Celles-ci ont pourtant été nombreuses ces dernières années : les flux migratoires se sont accrus, ont cessé pendant la crise sanitaire puis ont repris ; les placements de tout-petits se sont multipliés pour des raisons largement extérieures aux politiques départementales. Pour mieux anticiper les besoins, nous devons nous appuyer davantage sur la recherche et nourrir un dialogue avec le monde des sciences sociales. À titre d’illustration, les différences de taux de placement entre départements restent mal expliquées.

Enfin, le système doit être le moins rigide possible, pour que nous puissions nous adapter à des évolutions que nous ne pouvons prévoir.

M. Axel Harkat. De nombreux départements ont créé des instances de recueil de la parole des jeunes. Dans l’Allier par exemple, un référentiel sur la qualité de l’accueil – notamment en urgence – a été construit avec les jeunes et est en cours de formalisation.

S’agissant du pécule, avant que les sommes soient consignées par la Caisse des dépôts jusqu’à la majorité du jeune, la CAF doit consolider les montants sur la base des informations transmises par les départements. Or elle se heurte à la complexité des circuits : l’interlocuteur change aux 18 ans du jeune, ce qui crée une rupture administrative et freine la reconstitution de l’historique. Il faut donc mieux se coordonner avec les CAF ; nous les invitons déjà à retracer chaque année les montants dus à chaque jeune.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Un outil informatique pourrait-il résoudre le problème ? Alors que la mesure date de 2016, nous ignorons toujours combien de jeunes ont perçu leur pécule ! Si vous identifiez des dysfonctionnements administratifs et des pistes d’amélioration, il faut absolument nous les communiquer. Cette situation ne saurait perdurer.

M. Axel Harkat. Au-delà des modalités de transmission de l’information, il faut surtout harmoniser les pratiques entre CAF. Dans certains territoires, l’argent est consigné à condition que le lien soit maintenu avec les parents, or la notion est subjective. Une consignation automatique des montants pour tous les jeunes protégés serait plus pertinente, en y incluant les pupilles – actuellement, leur allocation de rentrée scolaire n’est pas consignée par la CAF. Enfin, il faut communiquer sur ce droit : peu de jeunes majeurs savent qu’ils doivent réclamer leur pécule auprès de la Caisse des dépôts et non de la CAF.

Mme Ève Robert. Certains départements rechignent à communiquer sur le pécule auprès des enfants pour ne pas frustrer les pupilles, qui n’en bénéficient pas alors qu’ils sont les plus fragiles.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez souligné que nous étions plus prompts à parler des problèmes que des réussites, mais c’est bien l’objet d’une commission d’enquête. Les contrôles sont nécessaires. Or un rapport de la Cour des comptes de 2014 signale que seuls trente-huit contrôles ont été effectués dans des établissements publics en cinq ans. Tout doit être fait pour éviter des cas comme celui du petit Bastien, qui est mort à l’âge de 3 ans après avoir été enfermé dans une machine à laver, alors qu’il avait fait l’objet de neuf signalements et de trois informations préoccupantes. Quelles seraient, selon vous, les mesures les plus importantes pour que de telles situations ne se reproduisent pas ? Faut-il réfléchir au secret médical et à l’anonymat des personnes susceptibles de dénoncer des situations de danger ?

Le Syndicat de la magistrature relate que 77 % des juges pour enfants ont, au moins une fois dans leur vie, renoncé à prendre une décision de placement faute de place en foyer ou en famille d’accueil. Vous avez signalé que les communes refusaient parfois les permis de construire d’établissements de protection de l’enfance : en tant que législateurs, nous devons nous emparer de ce problème.

Enfin, quel est le nombre de jeunes majeurs qui dépendent de l’ASE ?

Mme Géraldine Grangier (RN). Depuis plusieurs mois, de nombreux départements tirent la sonnette d’alarme concernant la prise en charge massive de MNA. Ils demandent à l’État de prendre ses responsabilités et de financer leur mise à l’abri durant l’évaluation de la minorité, qui grève leur budget. Les départements nous alertent également sur les difficultés budgétaires qu’annonce le projet de loi de finances (PLF) pour 2025, qui amputera gravement leurs ressources.

Je m’interroge sur le droit au retour dont bénéficient les jeunes anciennement confiés à l’ASE. Les départements devront faire des choix. Ils ont l’obligation de protéger les mineurs, y compris les MNA, mais comment pourront-ils également les accompagner une fois qu’ils ont atteint la majorité et qu’ils exercent leur droit au retour ? Ce droit est-il effectif ?

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous indiquez qu’en Allemagne, les placements sont deux fois moins fréquents qu’en France. Comment l’expliquez-vous ? Peut-on en tirer des enseignements – puisque comparaison n’est pas raison ?

Par ailleurs, une proposition de loi visant à supprimer les allocations familiales pour les parents d’enfants placés par décision du juge vient d’être déposée. Même si elle a l’apparence du bon sens, elle me semble dangereuse. En tant que professionnels du secteur social, quelle est votre position sur celle-ci ?

Mme Katiana Levavasseur (RN). Pensez-vous qu’il faille améliorer la formation des travailleurs sociaux ?

La majorité des anciens enfants placés que je rencontre m’indiquent qu’à leur sortie du foyer, ils ne connaissaient pas leurs droits. Je suis une personne de terrain, je souhaiterais me rendre dans un foyer d’accueil de jeunes mineurs sans la presse, mais l’accès à ces structures est refusé aux députés, alors qu’ils peuvent visiter les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) sans difficulté, par exemple. Y verriez-vous un inconvénient ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je précise qu’en 2022, dans le cadre de l’examen du projet de loi Taquet, nous avions proposé, entre autres, la création d’un droit de visite des parlementaires dans ces structures d’accueil, sur le modèle de celui prévu pour les lieux de privation de liberté. Mais cette proposition avait été rejetée.

Actuellement, les parlementaires ne peuvent donc visiter les foyers de leur circonscription que s’ils obtiennent l’autorisation de l’exécutif départemental, qui n’est pas automatique.

Présidence de Mme Béatrice Roullaud, vice-présidente de la commission d’enquête

M. Patrick Genevaux. La politique publique de la protection de l’enfance ne peut se résumer aux contrôles et aux inspections, même s’ils sont importants. Face aux dysfonctionnements du quotidien, qui, à la longue, deviennent des irritants, ou aux événements indésirables, nous promouvons les retours d’expérience entre les acteurs institutionnels de terrain. Actuellement, ceux-ci sont insuffisants, alors qu’ils permettent de comprendre les causes du problème et de renforcer les coopérations.

Les drames inacceptables que vous évoquez posent une autre question. Les portes des structures de protection de l’enfance ont toujours été grandes ouvertes à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), ou, pour ce qui concerne les aspects financiers, à la chambre régionale des comptes (CRC), car leurs contrôles sont légitimes.

Le sondage du Syndicat de la magistrature concernant le nombre de placements non exécutés pointe une vraie difficulté. Pour notre part, nous abordons le problème à partir d’un autre prisme : quel est notre potentiel d’accompagnement et qu’est-il raisonnable d’attendre de la protection de l’enfance ? Les enfants à protéger sont nombreux : il faut s’interroger sur la pertinence de certains placements, quand d’autres solutions d’accompagnement ou de mobilisation des familles et d’accès aux soins existent. Par exemple, quel sens a le primo‑placement d’un adolescent, s’il n’obtient pas son adhésion ? De même, le placement n’est jamais la solution face aux troubles mentaux.

Actuellement, une approche procédurale prédomine face au risque – nous parlons de « logique du parapluie ». Les institutions demandent des placements par crainte d’un accident, sans étudier le bien-fondé de leur demande du point de vue des politiques publiques de protection de l’enfance. Mon propos n’est pas pour autant de dire « circulez, il n’y a rien à voir ». Il subsiste des cas, inacceptables, d’enfants qui ne bénéficient pas de la protection de l’enfance alors qu’ils le devraient.

Quant à la question de la répartition des compétences pour la mise à l’abri, l’évaluation et l’accompagnement des MNA, elle fait débat parmi nos adhérents, dont les positions reflètent tout le spectre des possibles. Nous constatons que dans les autres pays européens, ce ne sont pas nécessairement les opérateurs de la protection de l’enfance qui les prennent en charge. Peut-être les exécutifs départementaux sont-ils plus légitimes que nous pour prendre position en la matière ? L’important est pour nous le respect des droits des personnes, notamment des conventions internationales des droits de l’enfant, quel que soit l’opérateur. Il faut également prendre en compte les spécificités des besoins de ces mineurs. Les traumatismes du parcours migratoire et le manque d’autonomie peuvent justifier une prise en charge particulière pour certains des jeunes qui arrivent en France à 16 ans, par exemple.

Mme Ève Robert. Précisons que les enjeux d’un tel débat sur la répartition des compétences ne sont pas budgétaires. En effet, les dépenses engagées par les départements pour évaluer la minorité des MNA et les mettre à l’abri pendant cette évaluation sont remboursées par l’État – même si la compensation est légèrement inférieure aux frais de mise à l’abri quand l’évaluation est trop lente. Le fond du débat est plutôt de savoir si les MNA doivent d’abord être considérés comme des migrants ou comme des mineurs – et donc bénéficier de la protection de l’enfance.

Il est vrai que les MNA représentent une part importante de l’augmentation du nombre de placements à l’ASE ces dernières années. Mais c’est une question distincte de celle de la mise à l’abri et de l’évaluation, puisqu’elle ne concerne que les jeunes reconnus mineurs à l’issue de l’examen de minorité, sachant que celui-ci fait souvent l’objet d’une série de recours.

Quant aux drames et aux dysfonctionnements que vous évoquez, ils s’expliquent notamment, selon moi, par la lenteur de l’évaluation des informations préoccupantes par les départements. Nous devrons y remédier durant les prochaines années.

Une partie du problème est l’inflation du nombre d’informations préoccupantes, avec des pics juste avant les vacances scolaires. Cette saisonnalité, bien connue des acteurs du secteur, interroge sur la compréhension du dispositif par les personnels de l’éducation nationale. Nous devrons travailler avec nos partenaires pour mieux cibler les alertes et étudier les solutions alternatives.

Dans certains cas, les familles ne sont même pas prévenues qu’elles font l’objet d’une information préoccupante. Nous pouvons pourtant travailler avec elles et résoudre leurs problèmes en mobilisant des solutions de droit commun : une place en crèche, un accompagnement périscolaire, un projet de réussite éducatif, un relais parental, un service d’accueil de jour ou un accompagnement social de la famille, par exemple. Ces démarches sont souvent beaucoup plus efficaces que la transmission d’une information préoccupante, qui contribuera à emboliser le système de la protection de l’enfance, notamment dans ses fonctions d’évaluation.

Effectivement, la formation des travailleurs sociaux est une question majeure, qui doit être examinée. Les formations initiales ne correspondent plus aux besoins du secteur.

Les instituts de formation rencontrent des difficultés croissantes pour attirer les étudiants, dont la qualité ne va pas forcément en s’améliorant. À leur arrivée en institut, ils ont souvent un projet professionnel très flou : quand on sait combien ces métiers sont exigeants, c’est dommage.

Les départements se sont beaucoup mobilisés ces dernières années pour proposer des accompagnements professionnels et des parcours de formation aux nouveaux arrivants dans les métiers du secteur social. Pourtant, la qualité de la formation initiale pose manifestement question. La responsabilité en incombe aux départements, mais aussi aux conseils régionaux, en tant qu’autorités de tutelle des organismes de formation dans le secteur sanitaire et social.

Enfin, il est très délicat d’évaluer le nombre de jeunes relevant de l’ASE alors qu’ils ne le devraient pas. Une telle évaluation devrait être menée au cas par cas et serait forcément subjective.

Mentionnons simplement que selon différentes études, environ un tiers des jeunes reconnus comme handicapés se trouvent dans les circuits de la protection de l’enfance. Dans certains cas, cette prise en charge est justifiée par des défaillances parentales lourdes ; dans d’autres, c’est justement l’absence de prise en charge médico-sociale adaptée qui a conduit à l’épuisement parental et au placement. Cela crée des situations extrêmement difficiles pour les familles, pour les enfants, qui ne bénéficient pas d’une prise en charge adaptée, et enfin pour les établissements de protection de l’enfance, qui se retrouvent à prendre en charge des enfants souffrant de troubles autistiques sévères, sans disposer des ressources, des plateaux techniques et des formations nécessaires. Au final, ce sont des intérimaires qui se relaient vingt‑quatre heures sur vingt-quatre auprès de ces jeunes. Nous en sommes collectivement coupables.

M. Axel Harkat. Madame Grangier, je ne pense pas qu’il faille opposer le financement de la prise en charge des MNA et celui des contrats jeunes majeurs. Des études montrent le bénéfice que tirent les MNA de leur accompagnement, qui n’est pas seulement financier. De même, le contrat jeune majeur donne lieu, en plus d’une allocation, à un accompagnement pour la formation et pour l’accès au logement social. Au-delà des départements, ces contrats engagent toute la société. La loi Taquet a donc été perçue par tous les professionnels du secteur comme une avancée.

Les études illustrent notamment la vulnérabilité des jeunes visés. Le travail de prévention est par exemple nécessaire face au risque de prostitution des mineurs ou des jeunes majeurs. Ces accompagnements ne sont donc pas envisagés sous le seul prisme budgétaire par les exécutifs départementaux. Ceux-ci doivent coopérer de manière intelligente avec des tiers – les bailleurs sociaux et privés pour le logement, ou encore les opérateurs de l’éducation, pour l’octroi de bourses et la poursuite d’études après 21 ans.

Un problème particulier, mal documenté, se pose en revanche pour les jeunes en situation de handicap qui sont placés. Une fois qu’ils ont atteint la majorité, même si certaines familles – et nous pouvons leur en être reconnaissants – continuent de les accueillir pour éviter les ruptures de prise en charge, il est souvent difficile de leur trouver des accueillants familiaux ou des places en foyer occupationnel. Nombre d’entre eux restent donc dans les structures de l’ASE entre 18 et 21 ans, et il est de plus en plus difficile de trouver des solutions pour la suite. Une réflexion devrait ainsi être menée sur « l’après 21 ans » de ces jeunes à double vulnérabilité.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous constatons un développement inquiétant de l’intérim dans le secteur de l’aide à l’enfance, qui tient notamment aux appels à projets lancés par les départements eux-mêmes.

C’est très grave. Nous connaissons les scandales auxquels l’intérim a donné lieu dans les Ehpad et dans les crèches : dans le secteur de la protection de l’enfance, déjà, des professionnels ont émis des signalements au titre de l’article 40 du code de procédure pénale sur ce point ; la presse s’est également fait l’écho de situations problématiques.

Dans de nombreux départements, les cahiers des charges fixent par exemple des tarifs journaliers pour les places en maison d’enfants à caractère social (Mecs) qui sont déraisonnablement bas, au point qu’aucune des associations ayant pignon sur rue ne peut les satisfaire. Il faut donc recourir massivement à l’intérim, avec des fiches de poste qui sont des plaisanteries. Des Mecs peuvent ainsi ouvrir sans aucun professionnel diplômé ! Ces conditions d’accueil ne sont pas acceptables, même si nous connaissons la pénurie de professionnels et la crise des finances des collectivités locales – nous sommes nombreux ici à tenter d’amender les textes budgétaires sur ce point. J’imagine que vous échangez avec vos collègues chargés de la rédaction des appels à projets. La tendance actuelle doit absolument être enrayée, sinon, nous courrons à la catastrophe.

Je rappelle qu’il s’agit de l’accueil d’enfants vulnérables, souffrant de traumatismes, qu’il est déjà difficile de sécuriser. Ne laissons pas des boîtes à fric faire de l’argent sur leur dos. Évidemment, la question de l’intérim à but non lucratif est toute autre. Celui-ci s’est développé dans le secteur associatif faute de revalorisation des salaires – un autre sujet majeur.

M. Patrick Genevaux. Pour l’Andass, le secteur privé lucratif n’a pas sa place dans la protection de l’enfance. Or quand il faut accueillir en catastrophe des enfants souffrant de troubles lourds du comportement, seul le privé lucratif propose des solutions. Nous devons réfléchir sur les causes de cette situation inadmissible ; il faudrait mieux anticiper.

Quant au moindre taux de placement en Allemagne, il s’explique probablement par la culture locale du travail avec les familles et par des méthodes de réduction des risques pour les adolescents plus efficaces dans ce pays. Au sein même du territoire français, les taux de placement sont très disparates. Nous plaidons pour un renforcement de nos connaissances scientifiques à ce sujet.

J’en viens au projet de supprimer automatiquement les prestations familiales pour les parents des enfants placés. Le droit en vigueur permet déjà au juge de priver les familles de ces prestations pour les reverser au département, s’il l’estime opportun, en fonction de la durée du placement et de la présence d’un projet de retour. Ce n’est pas plus mal ainsi. Mon seul regret est que le juge ne puisse pas fractionner ces prestations pour les répartir entre les familles et le département et que sa décision emporte des conséquences pour le calcul du montant d’autres prestations familiales ou du RSA.

Mme Ève Robert. Effectivement, nous notons un essor des éducateurs spécialisés intérimaires, alors que ce statut est contradictoire : le travail éducatif doit être mené sur le long terme, alors que l’intérimaire, par définition, n’est que de passage. Cette question doit être distinguée de celle de la place du secteur privé lucratif, puisque l’intérim concerne toutes les structures – y compris des établissements publics et parfois même des circonscriptions d’ASE, au niveau départemental.

Nous exerçons d’autant plus strictement notre rôle d’autorité de contrôle de la tarification des établissements que l’intérim est problématique et coûteux. Nous essayons de le réguler au maximum, mais il est difficile de l’exclure totalement, car nous devons assurer la continuité de la prise en charge des enfants par des professionnels diplômés.

Nous sommes préoccupés par le développement de Mecs animés exclusivement par des travailleurs sociaux intérimaires, mais, on l’a vu, l’intérim n’est pas circonscrit à ces structures.

M. Axel Harkat. Des intérimaires sont souvent recrutés pour éviter que les placements judiciaires restent en attente d’exécution, car personne ne se satisfait de ces situations. Nous touchons là au vaste chantier pour garantir l’attractivité et le sens des métiers de la protection de l’enfance. Nous devons être particulièrement exigeants envers les professionnels qui s’engagent dans cette voie.


  1.   Audition du Groupe national des établissements sociaux et médico-sociaux (Gepso), représenté par M. Julien Blot, président, M. Franck Bottin, membre du bureau, Mme Jeanne Cornaille, déléguée nationale, et Mme Christine Omam, membre de la commission « Parcours prévention et protection de l’enfant » (mardi 19 novembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête avec l’audition du Groupe national des établissements publics sociaux et médico‑sociaux (Gepso), représenté par M. Julien Blot, son président, M. Franck Botin, membre du bureau, Mme Jeanne Cornaille, déléguée nationale, et Mme Christine Omam, membre de la commission « Parcours prévention et protection de l’enfant ». Je vous remercie d’avoir répondu favorablement à notre invitation, et vous invite à la concision pour vos propos liminaires afin que tous les députés puissent vous poser des questions.

Votre association représente de nombreux établissements publics de protection de l’enfance. Vous animez des échanges de pratiques entre professionnels et valorisez les expériences et les innovations déployées sur le terrain. Le Gepso mène également des actions de formation et formule des propositions d’évolution du secteur. Que proposez-vous pour améliorer l’attractivité des métiers de la protection de l’enfance afin de mettre fin à la pénurie actuelle de travailleurs sociaux dans ce secteur ? Nous aimerions vous entendre également sur les taux d’encadrement et sur les pouponnières.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Julien Blot, M. Franck Bottin, Mme Jeanne Cornaille et Mme Christine Omam prêtent serment.)

M. Julien Blot, président du Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso). Les nombreux rapports qui ont documenté ces dernières années la situation de l’enfance vulnérable ont servi à l’élaboration de la Stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance portée par Adrien Taquet de 2020 à 2022. Les constats sont donc largement connus et partagés.

Nous formons le vœu que cette commission d’enquête, dont nous saluons la démarche, soit suivie de mesures rapides et fortes pour mettre fin à la crise systémique qui touche l’ensemble d’un secteur à bout de souffle et pour favoriser des ambitions d’envergure nationale pour l’accompagnement des enfants protégés.

Alors que le secteur a connu plusieurs lois successives et que les connaissances scientifiques sur les besoins fondamentaux de l’enfant ont considérablement progressé, nous assistons sur le terrain à une précarisation alarmante des structures de la protection de l’enfance et même, plus largement, des services publics qui gravitent autour de l’enfant. Nous souhaitons vous présenter, sans misérabilisme, un état des lieux lucide, objectif et transparent car la situation nous interpelle profondément, en tant que fonctionnaires, mais aussi en tant que militants pour un service public social et médico-social de qualité.

Malgré ces difficultés, le Gepso a la conviction profonde que des solutions sont possibles et nous formulerons des propositions concrètes sur la base des actions que nous menons. La protection de l’enfance est un secteur qui devrait être reconnu à sa juste valeur par l’ensemble de la société, car ces enfants sont nos enfants et ils relèvent de notre responsabilité collective de les accompagner dans le respect de leur dignité et de leurs droits fondamentaux. L’heure n’est plus au diagnostic, mais bien à la construction d’une politique publique nationale de l’enfant en le prenant comme un tout et en partant de ses besoins fondamentaux.

Le Gepso représente plus de 800 établissements et services, notamment, mais pas seulement, du domaine de la protection de l’enfance. Notre association, qui est présente dans 80 % des départements, est la seule qui fédère les établissements publics de la protection de l’enfance.

Les établissements publics de protection de l’enfance – les foyers de l’enfance – sont en première ligne parce qu’ils accueillent les enfants dans le cadre de l’urgence, mais beaucoup d’entre eux gèrent d’autres missions : centres parentaux, centres maternels, placement familial, pouponnières ou maison d’enfants à caractère social (Mecs). L’association et ses adhérents prônent des valeurs de diversité, d’engagement et de partage. Nous sommes mobilisés pour l’accueil de tous les publics – expression que je mettrais volontiers en majuscules –, quels que soient leur situation et leur degré de vulnérabilité.

J’illustrerai nos trois missions – animer, former et impulser – par des thématiques sur lesquelles nous travaillons : la petite enfance, la protection de l’enfance, le programme national Pegase – Protocole de santé standardisé appliqué aux enfants bénéficiant avant l’âge de 5 ans d’une mesure de protection de l’enfance –, la prévention, le soutien à la parentalité et la communication en protection de l’enfance, avec notamment la plateforme « Job de liens ». Le Gepso est donc à l’initiative de nombreuses actions en faveur de l’amélioration des pratiques professionnelles et d’un accueil de meilleure qualité dans l’intérêt supérieur des enfants.

Nous sommes membres du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et nous organisons tous les deux ans des assises nationales des établissements publics de protection de l’enfance. Nous faisons également du plaidoyer et publions les travaux réalisés dans le cadre de nos commissions et groupes de travail. Nous venons de publier un livre blanc intitulé « Des enfants à protéger. 70 propositions pour agir vite. »

Je laisse la parole à mes collègues sur les besoins fondamentaux des enfants, les métiers de l’enfance et la gouvernance.

Mme Christine Omam, membre de la commission « Parcours prévention et protection de l’enfant » du Gepso. Répondre aux besoins fondamentaux des enfants confiés, c’est d’abord leur offrir un accompagnement adapté grâce à un taux d’encadrement suffisant. En 2016, le législateur a inscrit dans la loi que la protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant. Pour que les professionnels de l’aide sociale à l’enfance (ASE) puissent relever le défi complexe de l’accueil de ce public en grande vulnérabilité, il est indispensable de réinstaurer des conditions d’accueil et d’accompagnement adaptées.

Tout – chaque dispositif, chaque organisation, chaque décision – doit partir des besoins fondamentaux de l’enfant. La vulnérabilité de ces enfants est aujourd’hui clairement documentée sur le plan scientifique au-delà de la période cruciale des 1 000 premiers jours, puisqu’elle s’étend durant toute la période de développement vers l’autonomisation. Leur accompagnement doit donc viser à répondre aux besoins de sécurité et aux métabesoins. Dans les lieux de placement, l’organisation permet, pour partie, d’assurer une continuité et de poser les bases de la réponse aux besoins de sécurité telles que la contenance et la fiabilité. L’enfant y fait l’expérience de la permanence du lien. Pour ce faire, il est nécessaire de garantir des taux et des normes d’encadrement adéquats. Pendant plus de deux ans, les associations représentatives du secteur de l’ASE, les conseils départementaux, la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et le secrétariat d’État chargé de l’enfance ont œuvré ensemble à l’élaboration d’un projet de décret sur les taux et normes d’encadrement en protection de l’enfance. Ce travail a abouti, en avril 2022, à un projet de décret répondant, selon nous, efficacement aux besoins des enfants protégés et des professionnels du secteur. Malheureusement, il n’a toujours pas été publié, alors même que les taux et les normes d’encadrement existent dans d’autres lieux accueillant des enfants moins vulnérables.

La réponse aux besoins fondamentaux des enfants suivis au titre de la protection de l’enfance demande un encadrement à la hauteur : c’est là un consensus des professionnels, des enfants et des familles accompagnées. Pourtant, dans les faits, la situation s’aggrave. Deux enquêtes menées en 2022 et en 2023 par l’Association nationale des maisons d’enfants à caractère social (Anmecs), la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (Cnape) et par le Gepso ont ainsi mis en lumière un décalage significatif entre les taux d’encadrement observés sur le terrain et les taux d’encadrement socle qui avaient été définis pour répondre aux besoins fondamentaux des enfants concernés. Ce travail d’enquête au niveau national a permis de souligner combien les conditions d’hébergement actuelles au sein des structures ne permettent pas d’assurer la permanence éducative effective tout au long de l’année. Il est vital d’agir de façon urgente et immédiate.

Le code de l’action sociale et des familles (CASF) énonce les principes généraux en matière d’accueil et d’accompagnement des mineurs, mais ne précise pas de manière exhaustive les modalités d’encadrement nécessaires pour assurer la sécurité et l’épanouissement de ces enfants. Au regard de l’intérêt supérieur des enfants, il est inconcevable que les structures d’hébergement de la protection de l’enfance ne disposent d’aucun texte relatif aux taux et normes d’encadrement en dehors de la réglementation des pouponnières, qui est aujourd’hui obsolète puisqu’elle date de 1974. Il faut cesser de penser que les professionnels de la protection de l’enfance font de la garde : ils font un accompagnement fin et expert.

M. Franck Bottin, membre du bureau du Gepso. Des taux d’encadrement adaptés sont importants, mais il faut d’abord que les personnes aient envie de faire ce métier et qu’elles soient bien formées. Il manque en effet 30 000 emplois dans le secteur de la protection de l’enfance, et ce dans l’ensemble des filières : métiers de l’accompagnement socio-éducatif, éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs, mais également assistants familiaux, dont le nombre est en diminution constante, métiers administratifs et même métiers de direction d’établissements publics, à la suite du changement de législation les concernant.

Il n’existe pas de ratio d’encadrement et, paradoxalement, aucune exigence de diplôme n’est requise pour exercer dans ce secteur. Or c’est un secteur exigeant et difficile, qui nécessite des connaissances approfondies sur le développement de l’enfant, mais aussi pour faire face à des enfants et des adolescents en déroute et qui sont déroutants. Ces métiers de la déroute requièrent une formation exigeante. Le fossé entre l’apprentissage à l’école et la pratique du terrain doit être le plus réduit possible. Je constate dans mon établissement que les travailleurs sociaux qui sortent de l’école présentent un taux de souffrance au travail important au cours des premières années, mais cette souffrance diminue avec l’expérience.

Nous souhaitons qu’un plan pluriannuel de formation voie le jour afin de donner envie aux jeunes générations de s’engager dans ces métiers. La crise de l’attractivité a trois causes : dégradation des conditions de travail, inadéquation de la formation et insuffisance des rémunérations.

Le premier levier est la revalorisation financière : un choc des rémunérations des métiers de la protection de l’enfance, et du médico-social en général, est nécessaire. Je rappelle que 3 000 agents des établissements publics, notamment des filières administrative, technique et logistique, ont été exclus du Ségur pour tous.

Le deuxième levier est l’amélioration des conditions de travail, et notamment des taux d’encadrement. Il faut aussi changer la manière dont on parle de la protection de l’enfance pour donner envie de faire ces métiers. De nombreux reportages et articles de presse font du bashing de la protection de l’enfance. Il faut au contraire montrer que le social réalise de grandes et de belles choses. Nous avons ainsi développé la plateforme « Job de liens » pour promouvoir les métiers de la protection de l’enfance et nous souhaitons que le recours à l’intérim soit davantage encadré pour éviter la marchandisation du travail social.

Le dernier levier est la formation. Le référentiel de la protection de l’enfance doit être renforcé. La formation d’éducateur spécialisé dure trois ans, mais quelques jours seulement sont consacrés à la protection de l’enfance. Les assistants familiaux doivent être soutenus dans leurs efforts de formation grâce à une offre adaptée. L’analyse des pratiques par les professionnels doit être développée et les dirigeants et les cadres, qui sont soumis à de fortes pressions, doivent également être soutenus.

Mme Jeanne Cornaille, déléguée nationale du Gepso. La politique publique de l’enfance et des familles est une responsabilité régalienne car les besoins de l’enfant et de sa famille relèvent avant tout d’enjeux de santé, d’éducation, de soutien aux familles, de logement et de lutte contre la pauvreté. Départements et État agissent de concert au service de l’enfant et de sa famille, dont les besoins doivent être considérés dans leur globalité.

Même dans un système décentralisé, la protection de l’enfance est aussi l’affaire de l’État. Celui-ci doit s’assurer de la bonne application des lois sur les territoires et contrôler plus régulièrement et plus efficacement la mise en œuvre de la politique de protection de l’enfance. À cette fin il devrait se doter d’un système d’information performant, adapté et unifié, qui n’existe pas aujourd’hui.

L’investissement dans la recherche, notamment dans la recherche-action en protection de l’enfance, nous paraît également important. Celle-ci permet en effet de trouver des marges de manœuvre et d’améliorer l’efficience des actions.

La moyenne des budgets des départements consacrés à la protection de l’enfance est en hausse constante d’environ 10 % par an, alors que les recettes des départements sont en baisse. Il n’est pas normal que la protection des enfants soit dépendante de la richesse d’un département. Les modalités de financement doivent donc être revues ainsi que la gouvernance, car le conseil départemental ne peut jouer tous les rôles – autorité de tutelle, financeur, gardien de l’enfant, contrôleur et désormais employeur des établissements publics. Il faut donc clarifier le rôle de l’État afin de responsabiliser chacun des acteurs. L’enfant et sa famille sont aujourd’hui pris dans des logiques de silos et souffrent du manque de dialogue sur les territoires entre agences régionales de santé (ARS), éducation nationale, justice et ASE. Il est indispensable de renforcer l’articulation entre les services de l’État et ceux des départements. Les comités départementaux pour la protection de l’enfance (CDPE), expérimentés aujourd’hui dans dix départements, devraient être généralisés. La mise en place d’outils de coopération est aussi de nature à favoriser cette articulation. L’Anmecs, l’Association des dispositifs intégrés des instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques (Aire), le Carrefour national de l’action éducative en milieu ouvert (Cnaemo) et le Gepso travaillent d’ailleurs à une charte de coopération interassociative pour œuvrer ensemble dans les territoires au service de l’enfance vulnérable.

En outre, il nous paraît nécessaire de renforcer les politiques publiques de solidarité, qu’elles relèvent des départements ou de l’État, en investissant massivement dans la prévention afin d’éviter les coûts de demain.

Enfin, un changement de paradigme nous semble nécessaire afin d’arrêter la course à la place et de faire du placement l’exception. Les dispositifs doivent être adaptés aux situations ; leur capacité d’intervention pour répondre aux besoins doit être évaluée.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous avez évoqué les moyens des départements. Mon expérience m’a montré que des départements avec des excédents de 600 millions d’euros arrivaient à mettre des centaines d’enfants dans des hôtels alors que d’autres, avec des financements plus réduits, essayent de faire le maximum.

Je me bats depuis plusieurs années, avec vous tous, pour des taux et des normes d’encadrement adéquats, mais ce n’est que récemment que cette question se pose. Historiquement, elle n’a été posée ni par les organisations syndicales, ni par les grandes associations du secteur, ni par les services de l’État. Seul le décret de 1974 sur les pouponnières y avait répondu, mais il est désormais obsolète.

Une proposition de loi transpartisane relative à l’instauration de normes d’encadrement dans les établissements d’accueil de la protection de l’enfance a été déposée, mais elle sera inopérante si l’on se contente de demander tous les ans aux départements de rajouter 1,5 milliard aux 10 milliards de crédits de l’État. Un grand plan de formation et d’attractivité des métiers du social est également nécessaire, car il manque aujourd’hui 35 000 postes et les conditions de travail continuent de se dégrader. Je note également que le secteur privé s’engouffre dans ce désespoir.

J’ai lu les principales propositions du Livre blanc que vous avez publié hier avec la Fondation Jean-Jaurès. Il faut mettre davantage l’État devant ses responsabilités. De fait, il s’est désengagé depuis des années auprès des départements. Ainsi, dans certains territoires, aucune possibilité d’accompagnement d’un enfant atteint de troubles autistiques n’existe et, pour certains handicaps pourtant très graves, les taux d’encadrement sont trop faibles et les formations insuffisantes. La formation initiale du travailleur social doit être revue, car les métiers du handicap et de l’accompagnement de seniors et de personnes dépendantes ne sont pas les mêmes que ceux de la protection de l’enfance.

J’avais alerté la ministre responsable sur la situation des pouponnières. Le Gepso avait alors mené une enquête flash avant de lancer une enquête plus large. J’aimerais que notre commission puisse avoir accès aux résultats de cette dernière enquête.

Mme Christine Omam. En ce qui concerne les raisons historiques de l’absence de taux d’encadrement, je vous répondrai comme Mme Josiane Bigot, que vous avez précédemment auditionnée.

Ce n’est que depuis une date récente que le secteur fait l’objet d’une politique publique. La protection de l’enfance vient à l’origine d’une démarche caritative, celle d’associations religieuses qui accueillaient des enfants abandonnés par des filles mères. Beaucoup des associations des débuts exercent d’ailleurs encore en s’appuyant sur leur histoire, que reflète parfois leur nom. Avec le temps, le secteur s’est structuré et professionnalisé et les religieux bénévoles ont laissé la place à des professionnels : on a perdu cette main-d’œuvre disponible et gratuite. Mais la professionnalisation n’a pas été suivie d’une organisation des institutions.

Il faut donc rattraper ce retard. C’est important également pour passer le relais, transmettre l’expertise. De plus, le public d’enfants a changé : il s’agit désormais d’enfants qui ont vécu des situations adverses ; ils n’ont pas les mêmes besoins, donc la protection doit être adaptée.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Il est très important pour la commission d’enquête de connaître cet historique, sans lequel le présent est incompréhensible. Il y a des situations qui durent depuis plusieurs décennies du fait de l’emprise du bénévolat et du cadre religieux, dont la marque reste forte dans certains endroits.

La protection de l’enfance est le seul secteur de l’enfance dénué de normes ; nous allons nous battre pour l’en doter.

M. Franck Bottin. En quoi le public accueilli dans les établissements justifie-t-il un certain taux d’encadrement et un renforcement des effectifs ? C’est que la protection de l’enfance est la petite lumière qui reste allumée quand toutes les autres s’éteignent. Les enfants y présentent des profils très divers : troubles du spectre autistique, handicap, troubles du comportement, difficultés avec la loi. Aux centres départementaux et aux établissements publics de les accueillir. Nous n’opposons pas ces profils les uns aux autres, mais cette diversité explique qu’il faille accentuer la professionnalisation pour apporter à chacun la réponse la plus juste et la plus appropriée.

Mme Jeanne Cornaille. L’opération « Pouponnières » a duré cinq ans, de 1972 à 1977. Elle a consisté en des travaux pluridisciplinaires très riches, fondés sur les différentes disciplines scientifiques.

L’enquête flash du Gepso et les travaux de refonte de l’arrêté de 1974 sont un peu, en toute modestie, une nouvelle opération « Pouponnières ». Il s’agit d’un travail de fond et nous sommes déjà en mesure de faire des propositions en matière de taux d’encadrement, notamment pour l’accueil des tout-petits : le passage d’un taux d’un adulte pour six enfants à un pour cinq fait consensus au sein de notre réseau.

Mais nous aimerions approfondir davantage les conditions de mise en œuvre de cet encadrement. En cinquante ans, beaucoup d’éléments nouveaux sont apparus, qu’il faut prendre en considération. Le profil des enfants accueillis au sein des établissements a évolué. Il est essentiel de ne pas raisonner uniquement en termes de taux d’encadrement, mais de tenir aussi compte de l’architecture et de la taille des unités de vie. Le taux d’encadrement n’est pas un déterminant suffisant pour garantir la qualité d’accueil de ces enfants, qui sont – on ne le répète jamais assez – particulièrement vulnérables, qui nous arrivent de plus en plus jeunes et qui ont besoin de soins particuliers.

Les métiers du secteur de la protection de l’enfance consistent à accompagner les enfants, mais aussi les familles. Ils incluent l’accompagnement à la santé, qu’il faut développer et budgéter, et le lien avec les acteurs du territoire, du médico-social, de l’éducation nationale, de la protection maternelle et infantile (PMI) – ce maillage fait partie du programme Pegase.

Nous sommes en train d’évaluer tout cela dans le cadre de notre enquête, qui sera bientôt finalisée et dont nous vous transmettrons les résultats en avant-première. Notre étude complète permet de documenter la manière dont, en cinquante ans, les missions des établissements publics de protection de l’enfance qui ont des pouponnières se sont enrichies, au-delà du seul accompagnement en face-à-face avec l’enfant.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Le temps de l’enfant n’est pas celui de l’adulte, encore moins celui de nos réflexions et de nos travaux. J’ai lancé une alerte en mai dernier sur la difficulté majeure en matière d’encadrement, au sens du maternage, du portage et de la satisfaction des besoins fondamentaux de l’enfant, dont souffrent toutes les pouponnières de France – votre enquête flash l’a corroborée – à cause des sureffectifs. Cette question ne peut pas attendre plusieurs mois. Les bébés concernés qui avaient 3 mois en mai en ont désormais 9 et leur état de santé se dégrade. La réapparition en France du syndrome de l’hospitalisme, confirmée par les pédiatres qui l’observent au sein des structures, montre la gravité de la situation.

Vous avez eu des échanges avec le cabinet de la ministre. Qu’en est-il et quand les choses vont-elles changer ? Il faut, d’une part, agir dans l’immédiat pour la santé et le bien-être des enfants, alors que notre pays fait face à une augmentation du nombre de tout-petits parmi les enfants protégés – qu’il faudra aussi analyser –, et, d’autre part, poursuivre votre travail de fond, dont les résultats, que j’aurai beaucoup de plaisir et d’intérêt à lire, pourront alimenter les conclusions de notre commission d’enquête.

Mme Jeanne Cornaille. Nous avons des réunions dans le cadre des travaux que nous menons avec la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), dont les services sont très mobilisés à ce sujet. Nous en aurons une demain au sujet des ressources humaines, dans le cadre de l’évaluation des besoins qu’implique le passage de un pour six à un pour cinq. Les taux d’encadrement, en particulier dans les pouponnières, seront aussi, bien sûr, à l’ordre du jour du premier rendez-vous prévu avec madame la ministre Canayer.

Mme Christine Omam. Ce travail est délicat, car le sujet est sensible, en particulier en raison de l’âge des enfants. En réalité, demander des taux et normes d’encadrement dans une pouponnière n’est pas si simple. Mais une fois que l’on aura fait ce travail pour les tout-petits, on aura bien avancé pour les plus grands, parce que l’encadrement des petits est la base.

Un tout-petit a besoin d’une attention particulière, que ce soit en pouponnière ou en famille d’accueil, mais il ne faut pas que dix personnes soient présentes. Le taux d’un pour cinq concerne la personne qui materne l’enfant il ne doit pas permettre de mettre deux ou trois fois cinq enfants dans la même pièce en augmentant d’autant le nombre d’adultes qui les encadrent.

Ces adultes interviennent auprès des enfants, mais il y a aussi des adultes qui les soutiennent dans leur intervention : quand vous maternez, vous ne pouvez pas vous occuper aussi du linge ou de la logistique.

Si l’enfant a des besoins en santé, il faut l’accompagner à l’extérieur pour des consultations. Est-ce la personne qui le materne qui va le faire ou une autre personne ? Dans cette dernière hypothèse, il faut que l’enfant puisse la repérer. C’est donc une personne de plus qui va entrer dans le cercle et dans le ratio d’encadrement de l’établissement.

De plus, celles et ceux qui sont aux pieds des enfants, à genoux auprès d’eux doivent aussi pouvoir réfléchir à la situation et l’analyser. Qui va les encadrer pour cela, comment va‑t‑on les former ? Cela suppose encore un nouvel intervenant.

Vous voyez qu’il y a différents étages d’intervention. Le taux d’encadrement de l’arrêté de 1974 ne concerne que les maternantes au sens strict. Nous parlons d’enfants qui ont subi des situations adverses. La montée en régime et en compétences nécessaires pour tenir compte de cette évolution suppose d’identifier les besoins d’intervention, le cadre d’intervention de chacun et de structurer l’organisation dans cette perspective. Le chiffrage auquel nous pourrons aboutir devra être justifié de ce point de vue.

À cela s’ajoute la question de l’architecture. Vous ne pouvez pas fonctionner de la même façon dans une pièce et dans un couloir où, pendant la nuit, vous devez surveiller vingt‑cinq bébés. Pendant que vous donnez le biberon à l’un, comment, seul, surveiller les vingt‑quatre autres ? Or l’arrêté de 1974 permet encore ce genre de situation.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Pourriez-vous expliciter l’effet considérable de Parcoursup sur les métiers du travail social ? Comment en est-on arrivé à l’augmentation massive de l’intérim dans ces métiers ?

Les CDPE, en phase d’expérimentation dans dix départements, ont pour mission d’assurer la permanence du dialogue entre tous les acteurs du territoire, ce qui n’est pas simple – sur le seul sujet des enfants à double vulnérabilité, beaucoup de réunions et de cadres de discussion se superposent. Que pensez-vous de leur pertinence et de leur opérationnalité ? Comment améliorer et faire évoluer l’expérimentation ? Comment voyez-vous leur généralisation, que vous appelez de vos vœux ?

Vous avez évoqué les recherches-actions. Selon plusieurs organes qui évaluent le secteur social et médico-social, dont la Cour des comptes et le Conseil économique, social et environnemental (Cese), nous souffrons d’une pénurie de données : il y a très peu d’études longitudinales ; on peine à comprendre la nature des publics et leur évolution. Pourtant, comprendre, c’est se donner la possibilité d’améliorer son action. Pour cela, il faut des chiffres. Ceux issus des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), des ARS, de l’ASE et de la protection de l’enfance représentent un gros enjeu. Que manque-t-il à nos structures pour mener des recherches-actions ?

Le dispositif de convention industrielle de formation par la recherche (Cifre) est utilisé par de grandes entreprises comme Orange ou Bouygues, qui bénéficient aussi du crédit d’impôt recherche à ce titre. Comment nos institutions, les départements, vos associations peuvent-ils se saisir de ces outils ? Le font-ils ?

Avez-vous des préconisations concrètes s’agissant de la place de l’État ? Je songe notamment aux préfets, en particulier pour les contrôles. Par ailleurs, nous avons désormais un ministère de la famille et de la petite enfance. La petite enfance renvoie aux 0-3 ans ; et les autres enfants ? Cette situation a-t-elle des conséquences pour vous ? Y a-t-il eu des questionnements de la part de vos associations sur le relatif effacement de cette politique publique des périmètres ministériels ?

M. Julien Blot. Effectivement, le recours à l’intérim s’est accru dans l’ensemble du champ social et médico-social, notamment depuis la crise sanitaire. On observe une difficulté à recruter, mais aussi à fidéliser les professionnels. Il faut signaler leur impréparation lors de la formation initiale. En tout cas, c’est dans les premiers mois, voire les premières années suivant leur recrutement qu’ils expriment des difficultés et sont susceptibles de quitter leur emploi dans nos structures. Ensuite, des questions se posent quant à la formation continue étant donné les nouveaux publics et les cas complexes dont l’incidence augmente – je rappelle qu’au moins 30 % des enfants que nous accueillons sont à multiple vulnérabilité ; nos professionnels sont insuffisamment préparés pour les accompagner.

M. Franck Bottin. Dans l’établissement que je dirige, nous avons eu recours à l’intérim, puis nous avons cessé de le faire. Au préalable, nous avions reçu les personnes qui intervenaient chez nous en étant employées par une entreprise d’intérim, pour évaluer la différence entre le salaire qu’elles touchaient et celui que nous aurions pu leur donner. Cette différence étant minime, nous leur avons proposé de les recruter directement, puisque nous avions des besoins. Elles ont refusé car, contrairement à tout ce que nous pensions à propos des métiers du lien, elles n’étaient intéressées que par des missions courtes n’impliquant pas d’engagement de leur part. Elles ne venaient que si elles en avaient envie : c’était le deal passé avec leur employeur. Autrement dit, le modèle de l’engagement du travailleur social que l’on a longtemps cru nécessaire à ce secteur a vécu.

En ce qui concerne les effets de Parcoursup, le phénomène est analogue. Tous les instituts régionaux du travail social (IRTS) attribuent à l’entrée en école de formation par cette plateforme le taux très élevé, de 40 %, d’arrêt dans les premiers mois. En fait, les personnes ne savaient pas à quoi elles s’engageaient. Ce peut être leur seizième ou dix-septième choix qui a été retenu. Réciproquement, nous regrettons que des personnes qui auraient tout lieu d’être admises ne le soient pas et nous militons pour une formation particulière, une spécialisation en protection de l’enfance.

Mme Jeanne Cornaille. Il y a de plus en plus de recherche dans le secteur, notamment de recherche-action, ce dont nous nous réjouissons. Cela reste insuffisant, raison pour laquelle l’un des axes de plaidoyer du Gepso concerne le fait de favoriser la recherche en protection de l’enfance. Plus nous aurons d’éléments chiffrés et de recul, plus nous pourrons faire évoluer cette politique publique. Voilà pourquoi nous nous sommes associés au programme Pegase, qui est aussi un programme de recherche et d’évaluation.

Cette dimension d’évaluation nous paraît indispensable, car il n’y a jamais eu autant de milliards investis dans la protection de l’enfance ni autant d’insatisfaction à son endroit. L’efficience de cette politique publique est donc bien un enjeu. Pour cette raison, nous souhaitons une étude sur la notion de coûts évités : quand les pouvoirs publics – État ou départements – investissent dans ce champ, quel est le gain pour la société ? Et comment améliorer l’efficacité de cette politique ? Car c’est aussi cela la question, au-delà du manque de financements.

En ce qui concerne la place de l’État, nous avons encore peu de recul sur les dispositifs récents que sont les CDPE, mais aussi les délégués départementaux à la protection de l’enfance rattachés aux préfets. En tout cas, ils permettent de mettre en mouvement les acteurs et de les asseoir autour d’une même table alors qu’ils n’avaient pas forcément l’occasion de se rencontrer. C’est une première étape, la seconde étant de faire collaborer des services dans une logique de parcours au service de l’enfant.

M. Denis Fégné (SOC). Je partage vos constats : manque d’ambition politique, manque de moyens pour les travailleurs sociaux, manque d’attractivité des métiers, aggravation des problèmes des familles, délais trop longs entre la décision et la prise en charge effective, problématiques de plus en plus complexes à gérer. Et moins on investit dans la prévention, plus les problèmes liés à la protection – problèmes de places pour les enfants, difficultés du métier pour les travailleurs sociaux – s’aggravent.

La loi de 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, très ambitieuse, a eu des conséquences très importantes sur le fonctionnement des différents types d’établissements. Elle prévoyait en outre la révision des habilitations, de la tarification, des évaluations. A-t-on évalué le résultat de cette obligation d’évaluation ? Y a-t-il des travaux conduits au sein des établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS) qui sont relayés au niveau des conseils départementaux et de l’État ? Je songe notamment à la mutualisation des moyens entre les établissements, qui était l’un des objectifs de la loi.

Quelles sont vos préconisations pour améliorer les possibilités offertes aux professionnels en matière de formation continue, dans le cadre du compte personnel de formation (CPF), et concernant l’analyse de pratiques et la supervision ? Il s’agit des moyens alloués aux établissements pour permettre à leurs agents de se former efficacement, notamment là où sont reçus les enfants les plus en difficulté.

M. Franck Bottin. La loi du 2 janvier 2002 a créé beaucoup de difficultés au sein des ESMS, car c’était la première fois qu’on leur demandait une évaluation de leurs pratiques. Bien sûr, les évaluations ont elles-mêmes été évaluées. Aujourd’hui, ce n’est plus l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm), qui est chargée de l’évaluation, mais la Haute Autorité de santé (HAS), et la notion même d’évaluation s’est transformée. Cela étant, l’évaluation des pratiques et de la qualité de la prise en charge se poursuit. Je n’en ai pas les comptes rendus exhaustifs, mais la démarche qualité – y compris s’agissant, pour les encadrants, du management par la qualité – a été investie par les directions et par les professionnels, pas seulement pour se conformer à une obligation, mais aussi pour l’utiliser dans la conduite de l’action au sein des établissements.

M. Julien Blot. La mutualisation est en cours ; nous y travaillons notamment en lien avec les groupements territoriaux sociaux et médico-sociaux (GTSMS). La prise en charge sociale et médico-sociale s’organise désormais autour du parcours de l’enfant, à travers le dispositif intégré médico-éducatif (Dime) et le dispositif institut thérapeutique éducatif et pédagogique (Ditep) si l’enfant est porteur de handicap, à travers un foyer de l’enfance s’il bénéficie de la protection de l’enfance. Ces foyers ne gèrent pas simplement l’accueil dans leurs murs d’un enfant, mais le parcours de toute une fratrie, y compris quand ses membres sont placés en famille d’accueil, ou bénéficient d’une action éducative en milieu ouvert (AEMO), dispositif qui permet d’inclure pleinement l’enfant.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Quelles sont les principales difficultés opérationnelles et réglementaires des ESMS dans la prise en charge des mineurs de l’ASE ?

Ce midi, j’ai participé à un rassemblement en soutien aux personnels des services de l’ASE de Paris. Ces personnels, très féminisés, souffrent de la dissonance entre leur souci du bien-être des enfants et l’impossibilité de le garantir, au vu de leurs conditions de travail. Les travailleurs de tous les secteurs de l’enfance, des crèches jusqu’à l’éducation nationale, sont touchés par les burn-out, à cause de la maltraitance institutionnelle.

Mme Christine Omam. Malgré les évolutions, un invariant caractérise le secteur de la protection de l’enfance : chacun y a une idée de ce qui est bon pour les enfants, chacun est expert.

La protection de l’enfance est loin d’être une science exacte – elle l’est beaucoup moins que la médecine, par exemple. Toutefois nous bénéficions désormais d’un corpus de connaissances cliniques concernant les conséquences de l’adversité et de la maltraitance sur les enfants et, pour chaque type de cas, les accompagnements les plus efficaces pour apprendre aux enfants à réagir de manière socialement adaptée. Le Canada s’est appuyé sur ces connaissances pour créer des programmes d’intervention, qui doivent permettre à l’enfant d’évoluer, voire de réintégrer sa famille.

En France, il nous manque encore des référentiels fondés sur une démarche scientifique pour évaluer la situation et la prise en charge des enfants ou des familles. Au sein d’une même équipe, chaque professionnel a un avis différent, si bien qu’il est difficile de mener des recherches-actions ou des formations-actions. Il faudrait établir, sinon des référentiels cliniques standardisés, du moins des points de consensus.

Cette situation accroît encore l’importance de la formation continue. Outre les formations liées au programme Pegase, les établissements développent une offre autonome, notamment pour les nouveaux arrivants. Cela peut prendre la forme de Mooc (massive open online course), des cours en ligne ouverte à tous.

Toutefois, en protection de l’enfance, les formations ne suffisent pas. À tous les niveaux de responsabilité, les professionnels doivent également travailler sur les raisons pour lesquelles ils ont choisi ce secteur, sur ce qu’ils éprouvent, sur les résonances individuelles de chaque situation. Sinon, ils risquent une confusion des genres préjudiciable à la qualité de l’accompagnement. Il est donc nécessaire de superviser et d’analyser leur pratique tout au long de leur carrière, avec des personnes formées, disposant de l’acuité nécessaire. Si les établissements, tant publics que privés, prévoient en général des crédits à cet effet, la difficulté est que ces intervenants ne disposent pas d’un référentiel commun.

Mme Marine Hamelet (RN). En tout, combien d’enfants sont pris en charge dans les 800 établissements et services membres du Gepso ? Vous n’êtes présents que dans 80 % des départements. Lesquels ?

Vous avez souligné les disparités de traitement entre enfants. N’est-ce pas un effet de la décentralisation ? La décentralisation est-elle une bonne chose ?

Nous devons trouver des solutions dans un contexte budgétaire très contraint. Que préconisez-vous ?

Enfin, le nombre de mineurs non accompagnés (MNA) accueillis augmente-t-il ?

Mme la présidente Laure Miller. Vous trouverez la liste des départements où le Gepso est présent sur le site internet de l’association.

Mme Jeanne Cornaille. Le Gepso regroupe 800 établissements et services, sachant qu’un même établissement public gère souvent de nombreux services différents. Parmi les structures gestionnaires représentées, quatre-vingt sont des établissements publics de protection de l’enfance, qui gèrent les 15 000 places proposées par l’ASE. Les autres établissements représentés sont dédiés à la prise en charge du handicap, des personnes âgées ou de la grande précarité sociale.

Depuis la fin de la crise du covid, nos capacités d’accueil d’urgence sont soumises à une forte tension, qui, si elle concerne toutes les tranches d’âge, touche particulièrement les tout-petits, alors même que nous connaissons des difficultés de recrutement. La machine s’est emballée. Il faut mettre fin à cet engrenage et assurer des conditions d’accueil adaptées aux besoins des enfants.

M. Julien Blot. Parmi les soixante-dix propositions formulées en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, la première s’intitule « s’assurer du respect de la loi et de l’adéquation des moyens avec les besoins ». L’État doit garantir que les départements respectent leurs obligations en matière de protection de l’enfance et qu’ils disposent des moyens financiers nécessaires.

Le Gepso demande davantage de flexibilité et de coordination entre l’État et les départements.

M. Franck Bottin. Les MNA bénéficient de la protection de l’enfance au même titre que les autres jeunes.

L’augmentation des mesures de protection de l’enfance ne correspond pas forcément à une hausse du nombre de MNA. La situation est variable selon les territoires ; le nombre d’entrées de MNA dans mon département a par exemple nettement diminué cette année. Bref, ce n’est pas un sujet.

  1.   Audition de Mme Charlotte Caubel, ancienne secrétaire d’État chargée de l’enfance (mardi 19 novembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition de madame Charlotte Caubel.

Madame Caubel, vous avez été secrétaire d’État chargée de l’enfance auprès de la première ministre Élisabeth Borne entre mai 2022 et janvier 2024. Vous avez exercé, à ce poste, une belle mission : protéger les enfants et faire respecter leurs droits. Cette audition portera sur votre bilan en matière de protection de l’enfance. Les sujets sont variés, qu’il s’agisse du renforcement de la connaissance statistique, de la continuité des parcours des enfants, de la formation et de l’attractivité des métiers ou de la gouvernance du secteur. Sur ce dernier point, vous aviez dit, lors d’une interview dans la presse nationale d’octobre 2023, qu’il était envisageable de recentraliser la protection de l’enfance. Selon vous, quel rôle devrait être dévolu à l’État ?

Vous avez aussi été chargée d’assurer l’application de la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, dite loi Taquet. Comment expliquez-vous le retard pris dans la publication de certains décrets, notamment ceux relatifs à l’interdiction des placements à l’hôtel ou aux nouvelles modalités d’encadrement ?

Enfin, malgré votre engagement et celui des autres ministres chargés de la protection de l’enfance, force est de constater que des dysfonctionnements demeurent. Pour y mettre fin, plusieurs acteurs vous avaient appelée, à l’automne 2023, à bâtir un plan Marshall pour la protection de l’enfance. Vous pourrez nous éclairer sur les suites apportées à cette demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Charlotte Caubel prête serment.)

Mme Charlotte Caubel, ancienne secrétaire d’État en charge de l’enfance. Merci de me donner l’occasion de présenter, dans le cadre de cette commission si importante, le bilan d’un mandat certes intense mais un peu bref. La politique de protection de l’enfance est en réalité le miroir de toutes les politiques publiques menées en faveur des enfants, ce qui ne va pas sans difficultés. Ces politiques sont essentielles, puisqu’elles ont vocation à faire respecter les droits, la vie, la santé, l’esprit des plus vulnérables d’entre nous, les enfants, et parmi eux des plus vulnérables encore, ceux qui n’ont pas la chance d’avoir un entourage qui leur permette de s’épanouir et de préparer leur vie d’adulte.

Ces politiques publiques sont au cœur de mon engagement au service de l’État depuis vingt-cinq ans. C’est l’un des fils rouges de ma carrière de magistrate, de directrice de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), de conseillère en charge des questions de justice au cabinet d’Édouard Philippe, où nous avons lancé, avec Adrien Taquet, le premier plan de lutte contre les violences faites aux enfants, et bien sûr de secrétaire d’État à l’enfance. Comme vous, je continue à m’interroger sur les défaillances, pour reprendre votre terme, de la politique de protection de l’enfance, en dépit de nombreux rapports, de constats unanimement partagés, d’un investissement financier considérable, de l’engagement des institutions et de nombreux professionnels sur le terrain – en dépit même de notre pays, qui se prétend respectueux de la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide). J’espère que nos échanges seront éclairants.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-moi d’insister sur cette problématique des politiques de protection de l’enfance. À chaque droit de la Cide, notre colonne vertébrale, correspond au moins une politique – santé, éducation, insertion, sécurité, famille, etc. Aussi, pour protéger les enfants de l’aide sociale à l’enfance (ASE), il nous faut conduire toutes ces politiques ; pour protéger les enfants les plus vulnérables, il faut d’abord protéger tous les enfants. C’est toute la richesse et toute la difficulté du secrétariat d’État que j’ai eu l’honneur de conduire.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Madame Caubel, les auditions de ministres sont, pour nous, des moments importants, étant donné le rôle central de l’État dans les politiques publiques de l’enfance, dont notre commission d’enquête vise à montrer les manquements et les dysfonctionnements. La question n’est pas tant celle de la gouvernance que du désengagement de l’État depuis les lois de décentralisation, en particulier en ce qui concerne la protection de l’enfance dans le domaine du handicap, où des éducateurs sont laissés seuls face à des situations très complexes. J’aurai plusieurs questions.

Pourquoi le décret relatif à l’interdiction des placements à l’hôtel, prévu par la loi du 7 février 2022, n’a-t-il pas été immédiatement publié ? Concrètement, qu’est-ce qui a bloqué ? Il a fini par être publié peu de temps après le décès de la petite Lily.

Autre décret en retard, celui sur les normes d’encadrement. Il y a une dizaine d’années, on ne parlait pas de telles normes. Lors de la précédente audition, avec le Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso), nous sommes revenus sur l’historique de la protection de l’enfance pour tenter de comprendre pourquoi l’État n’avait jamais pensé à définir de taux d’encadrement pour les enfants qu’il protège, alors même que la qualité de l’accompagnement et de la formation est l’une des clés du sujet.

Pourriez-vous aussi nous expliquer pourquoi le décret relatif au contrôle des antécédents judiciaires des professionnels et des bénévoles de la protection de l’enfance n’a pas été facile à appliquer ? On conçoit que le manque de personnel, quand il faut accéder aux documents du jour au lendemain pour faire travailler quelqu’un, ait compliqué la tâche.

La loi du 14 mars 2016, dite loi Rossignol, attribue un pécule au jeune majeur ou au mineur anticipé. Certes, y accéder est complexe et le montant qui y est affecté ne dépasse pas 20 millions d’euros, consignés à la Caisse des dépôts (CDC). Ce pécule serait pourtant utile pour accorder une autonomie symbolique à ces enfants. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? En 2023, vous avez fait une proposition qui a heurté tout le secteur de la protection de l’enfance. Qu’est-ce qui vous a conduite à vouloir remplacer ce pécule par une aide lissée de 1 500 euros, avant de rétropédaler ?

Quelles étaient vos relations avec les départements ? Quels chantiers avez-vous lancés ?

De façon plus générale, entre septembre et décembre 2023, l’ensemble des cadres de la protection de l’enfance vous ont lancé des alertes. Le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), qui ne s’était jusqu’alors jamais mobilisé, s’est mis en alerte rouge et a proposé un plan Marshall pour la protection de l’enfance. Les départements de gauche ont proposé, quant à eux, des états généraux de la protection de l’enfance. Le Conseil d’orientation des politiques de jeunesse (COJ) vous a également alertée. Un Livre blanc du travail social a été remis à cinq ministres. Malgré tout cela, alors que tous les indicateurs de la protection de l’enfance et du travail social étaient au rouge, nous n’avons pas réussi à obtenir un plan à la hauteur. Je sais bien que ce n’est pas simple et que l’enchaînement des ministres – une erreur grossière – a empêché d’avancer. Néanmoins, vous avez été alertée, au sommet de l’État, et cela aurait pu être le début d’un travail important. Les propositions étaient très concrètes, pour des applications à court, moyen et long terme.

Enfin, votre rattachement à la première ministre, que vous aviez considéré comme une bonne chose, vous a-t-il conféré un réel pouvoir politique et budgétaire ?

Mme Charlotte Caubel. Dans le cadre de mes précédentes fonctions, j’avais eu l’occasion d’écrire des notes sur la dimension interministérielle des politiques de l’enfance et, globalement, sur leur dimension interinstitutionnelle. Plutôt qu’un ministère de plein exercice de l’enfance, réclamé par plusieurs associations, il faut favoriser la coordination entre les ministères – l’éducation nationale, la santé, la justice, l’intérieur, les affaires sociales, sans oublier le sport et la culture – et les institutions. On imagine mal réunir au sein d’un ministère unique la pédiatrie, la justice des mineurs et l’école maternelle ! C’est pour cela que le Président de la République m’avait proposé de travailler auprès de la première ministre.

Je ne prendrai que deux exemples des avancées concrètes obtenues par mon secrétariat d’État. D’abord, un comité interministériel à l’enfance a été créé – je passe sur les difficultés de définition : où s’arrête la jeunesse, à 18, à 21 ou à 25 ans ? Ce comité a réuni deux fois, sous l’autorité de la première ministre, l’ensemble des ministres concernés par les sujets de l’enfance et de la jeunesse : la ministre chargée du handicap, le ministre de l’intérieur pour ce qui est de la politique de la ville, la ministre de la santé… Nous avons défini cinq priorités pour l’enfance. La première, c’était la lutte contre les violences, quelles qu’elles soient, avec la continuation et le renouvellement du plan de lutte contre les violences, en lien notamment avec la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). La deuxième, c’était la santé des enfants. Ont été lancées les assises de la pédiatrie et de la santé de l’enfant, conduites par mon prédécesseur Adrien Taquet. La troisième, c’était l’égalité des chances, ce qui nous permettait de couvrir à la fois le sujet des enfants protégés et celui des enfants en situation de handicap. La quatrième, c’était le service public de la petite enfance, avec la question des centres de protection maternelle et infantile (PMI). La cinquième, c’était le numérique, notamment la pédocriminalité en ligne ou l’accès aux sites pornographiques. Ce comité interministériel a permis de prendre plusieurs décisions et d’avancer.

Nous avons aussi obtenu un jaune budgétaire, ce qui n’est pas anecdotique. C’était une manière de concrétiser les moyens mis en œuvre pour la politique de l’enfance et de manifester l’aspect global de ces politiques publiques. Il comprenait deux parties, l’une globale, l’autre consacrée aux enfants les plus vulnérables. Il a été maintenu.

Je pourrais entrer dans le détail sur le travail interministériel. Les ministères dont j’ai parlé n’avaient pas besoin de moi pour exister politiquement et le calendrier des uns n’était pas nécessairement le mien ni celui des autres. J’ai eu des séquences très positives avec l’ensemble des ministres. Mais quand on est pour la première fois ministre, on ne se rend pas totalement compte des conséquences de son titre. En tant que secrétaire d’État, huit personnes composaient mon cabinet. J’aurais aimé avoir un conseiller pour chaque ministère ! L’un était à lui seul chargé de la santé et de l’éducation nationale – je le remercie encore.

Mon équipe a travaillé d’arrache-pied en s’appuyant sur la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), qui avait alors sept ministres de tutelle, et sur la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ). Les autres directions sur lesquelles j’avais autorité ont fait preuve de coopération, mais il n’empêche que mon cabinet déployait une très grande énergie pour aller chercher les informations. Quoi qu’il en soit, être auprès de Matignon nous a permis de beaucoup travailler en interministériel et, oui, l’interministérialité nous a donné une vraie force de frappe. On peut regretter que cette dimension n’ait pas été préservée.

Le fait d’être auprès de la première ministre m’a incontestablement donné aussi un poids à l’égard de Départements de France, tout en me permettant d’obtenir des informations en direct de la première ministre sur d’autres enjeux qui concernaient lesdits départements – car si la protection de l’enfance est au cœur de leur budget, ils ont aussi bien d’autres sujets à traiter. Élisabeth Borne étant très engagée dans le domaine du travail, il a fallu combiner les différentes priorités.

Quand je suis arrivée, en mai 2022, la loi Taquet venait d’être adoptée. En période électorale, les administrations travaillent mais elles obtiennent assez peu d’arbitrages sur les décrets à rédiger. Il y en avait une vingtaine à prendre. La loi avait été enrichie lors des débats parlementaires de mesures d’un grand intérêt pour la protection des enfants, certes, mais le temps avait manqué pour mener une étude d’impact sur l’ensemble de ces dispositions. Or quasiment toutes avaient un fort coût budgétaire : l’augmentation de la rémunération des assistants familiaux, l’interdiction de l’hébergement à l’hôtel, le contrat jeune majeur… Cela venait après le Ségur social, qui avait conduit à une augmentation très nette des budgets des départements.

Il fallait donc régler urgemment des questions financières. La première ministre a demandé que l’ensemble des ministres travaillent en concertation avec Départements de France. Tous les projets de décret, dont les miens, ont donc fait l’objet de discussions, et les échanges ont été réguliers. C’était très positif pour moi, parce que je défends une forte solidarité entre l’État et les départements sur la question des enfants protégés. Mais les échanges ont pris plus de temps que je ne le souhaitais, du fait notamment des séquençages budgétaires de chacun.

La volonté d’avancer était donc là, mais les difficultés financières aussi, d’autant qu’à ce moment a été aussi créé le groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée : cela a été un moment fort, mais à l’occasion duquel les départements ont dû verser encore un peu d’argent au pot commun. Or la politique de protection de l’enfance, par rapport à d’autres comme celle du handicap, a un véritable problème de contribution de la solidarité nationale. La branche famille n’y contribue quasiment pas, sauf pour le pécule, et il n’y a pas de tuyau, si je puis dire, de l’État vers les départements, comme c’est le cas dans le champ du handicap ou de la vieillesse, où les mesures du Ségur ont été un petit peu appuyées par la sécurité sociale. Le levier financier de l’État avec les départements, c’est la contractualisation, qui représente près de 200 millions d’euros, soit finalement assez peu et assurément pas assez, étant donné les surcoûts – absolument légitimes – imposés par la loi Taquet.

C’est dans ce contexte qu’intervenait la fin des hébergements à l’hôtel, qui est une mesure absolument essentielle. Cela recouvre l’hôtel pour les mineurs non accompagnés (MNA) – nous reviendrons sur ce sujet important – mais aussi l’hôtel, absolument inacceptable, pour…

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Ce serait donc plus inacceptable pour certains mineurs que pour d’autres ?

Mme Charlotte Caubel. Pardonnez-moi, c’est aussi inacceptable, mais rappelons qu’il y a parmi les MNA des personnes majeures qui se prétendent mineures. C’est très différent des enfants, des jeunes qui souffrent de vrais problèmes psychologiques ou de santé et qui se sont retrouvés dans un hôtel parce qu’aucune structure n’était capable de les accueillir – cela a causé des drames, y compris pour des MNA. Or, dès lors qu’ils sont mineurs, ils relèvent de la protection de l’enfance et doivent bénéficier d’une prise en charge adaptée à leur profil.

Quoi qu’il en soit, il fallait aller vers la fin de l’hébergement à l’hôtel. Mais vu le nombre d’enfants concernés, notamment issus de l’immigration, un temps de transition était prévu dans la loi. Or le temps que l’on discute des transitions, la loi entrait en vigueur. C’est pourquoi j’ai temporisé afin de publier directement le décret définitif.

Pour ce qui est des normes d’encadrement, elles n’étaient pas fixées dans la loi Taquet. Il est absolument inacceptable que les enfants de la protection de l’enfance n’aient pas de normes d’encadrement, mais leur définition est particulièrement complexe puisqu’elles doivent être adaptées à la diversité des situations. Or les profils sont très variés : il y a des bébés, des enfants qui ont besoin d’être entourés de trois professionnels, alors que des MNA de 16 ou 18 ans qui ont traversé la planète pour rejoindre un lieu qu’ils considèrent comme sûr n’ont pas les mêmes besoins d’accompagnement, c’est évident.

Du fait de cette complexité, le décret ne faisait pas l’unanimité, et pas seulement pour des raisons de coût. Un psychologue doit-il être présent dans chaque structure de la protection de l’enfance ? Ce n’est pas le cas dans les familles ! L’ensemble des professionnels doivent-ils être internalisés ou faut-il mobiliser des professionnels extérieurs à la protection de l’enfance ? Faut-il bunkériser les établissements ou faire entrer les enfants dans le droit commun ?

Ma politique consistait à donner aux enfants l’accès au droit commun, en matière de santé et d’éducation, ainsi qu’en attestent les expérimentations « Santé protégée » et « Scolarité protégée » que le comité interministériel à l’enfance avait validées.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. S’agissant du décret relatif au placement en hôtel, vous savez parfaitement qu’il ne correspond pas aux attentes. Il laisse un grand flou autour de l’accompagnement des enfants, en particulier sur les qualifications de ceux qui en sont chargés. Il laisse la porte ouverte à des placements inacceptables.

Comment a-t-on pu aboutir à un texte insatisfaisant ? Dans quelles conditions le décret a-t-il été élaboré ?

Par ailleurs, vous ne m’avez pas répondu sur le pécule.

Mme Charlotte Caubel. S’agissant de la rédaction du décret, aucune souplesse ne devait être laissée pour les enfants en situation de handicap ni pour les jeunes enfants. Les exigences posées par la loi s’imposaient et la plupart des départements y ont souscrit. En revanche, compte tenu de la reprise de flux migratoires importants, il était nécessaire de conserver une souplesse pour l’accueil des jeunes se prétendant MNA.

Nous avons été confrontés au même moment à la reprise des flux migratoires, à l’explosion des placements en pouponnière et à la hausse des placements liés à la lutte contre les violences. Face à l’urgence, il convenait de hiérarchiser les priorités. Le public des jeunes MNA n’est pas moins prioritaire au regard des droits des enfants, mais n’a pas forcément besoin, compte tenu de son âge, d’une place en maison d’enfants à caractère social (Mecs). Certains jeunes issus de l’immigration ne sont pas adaptés à ce type de structure. Nous avons donc exclu des hôtels les enfants en situation de handicap et les petits, mais en laissant de la souplesse pour les plus de 16 ans.

En ce qui concerne le pécule, son principe a été opportunément entériné par la loi de 2016. Il a néanmoins ses limites.

L’idée était que l’allocation de rentrée scolaire (ARS) soit versée sur un compte à la Caisse des dépôts (CDC) plutôt qu’à l’enfant, considérant que les besoins à couvrir à la rentrée scolaire étaient pris en charge par les départements. Or l’ARS est une allocation familiale : sans famille, pas de pécule. Les pupilles de l’État et les enfants dont les parents ont été privés de leur autorité parentale, autrement dit ceux qui en ont le plus besoin, ne pouvaient donc pas bénéficier d’un pécule à 18 ans.

Ensuite, le pécule se constituait au fil du placement. Les jeunes en rupture, placés seulement entre 16 et 18 ans par exemple, ne pouvaient donc espérer plus de 400 euros alors que nombre d’entre eux, parce qu’ils sont davantage restés dans le milieu familial, ont tendance à envisager des études plus longues que ceux qui sont placés depuis longtemps.

Par ailleurs, imaginons des enfants placés entre 3 et 12 ans et qui retrouvent ensuite leur famille : peuvent-ils récupérer leur pécule à 18 ans ? Cela pousserait à considérer le pécule comme une sorte d’indemnisation du placement ; mais surtout, comment retrouver l’enfant ? Les caisses d’allocations familiales (CAF) n’ont pas toujours les moyens de le faire.

Enfin, on se heurte à un obstacle comme notre pays sait en fabriquer : la CAF ne parle pas au département, le département ne parle pas à la CAF, le département n’utilise pas le numéro de sécurité sociale et la CDC patauge au milieu…

L’idée selon laquelle les enfants de la protection de l’enfance auraient été volontairement spoliés de 20 millions d’euros est fausse : il faut rappeler que la création du pécule date de 2016 et que plusieurs enfants ne sont pas encore sortis de placement. Quant aux autres, la CDC a déployé, avec la DGCS, des moyens pour les retrouver mais ce n’est pas facile.

Compte tenu des difficultés que je viens d’évoquer, a été envisagée la possibilité d’attribuer aux jeunes qui sortent de la protection de l’enfance un forfait, dont le montant a été déterminé, par rigueur budgétaire, en fonction de ce qui était déjà versé au titre de l’ARS et du temps de placement moyen – trois ans. C’est ainsi qu’a été calculé le montant de 1 500 euros. Il paraissait avantageux pour de nombreux enfants et à même d’aider les jeunes, qui disposent rarement d’une telle somme à 18 ans. Il a été annoncé dans le cadre du comité interministériel à l’enfance.

Je comprends parfaitement que les enfants placés depuis longtemps aient eu l’impression d’être lésés mais il y avait bien plus d’injustice à ne pas proposer ce forfait. Quoi qu’il en soit, la réforme n’a pas eu lieu. Reste qu’il faut absolument réfléchir au soutien de la protection de l’enfance par la branche famille de manière générale.

Pour ce qui est des relations avec les départements, elles découlaient par construction de toutes les actions de mise en œuvre de la loi Taquet, qui avait été adoptée largement – je n’ai pas hésité à m’appuyer sur cette légitimité parlementaire – mais aussi de la création du GIP France Enfance protégée ou des comités départementaux de protection de l’enfance (CDPE) dans dix départements. J’ai effectué des déplacements dans plus de cinquante départements et je n’en ai jamais rencontré aucun qui ne se sente pas concerné par la politique de protection de l’enfance. Les conseils départementaux ont d’ailleurs sous leur responsabilité l’ensemble des enfants.

La réalité est que les placements sont en hausse constante, en dépit des lois, et que cela pèse sur les départements. Car la loi ne suffit pas, dans le dernier kilomètre. Les obligations qu’elle impose ne sont toujours pas respectées, qu’il s’agisse de celle de 2007, de 2016 ou de 2022. C’est notamment le cas en ce qui concerne la subsidiarité entre protection administrative et protection judiciaire : les chiffres sont constants depuis la loi de 2007 – je pourrai les préciser dans le questionnaire. La saisine judiciaire continue de représenter 80 % et la saisine administrative 20 %. Pourquoi ? Je pense que c’est parce qu’on a décentralisé une politique que l’on qualifie de sociale alors qu’elle comporte une forte dimension régalienne – en effet, on porte atteinte aux droits des parents en intervenant dans le cercle familial.

L’une des difficultés tient à ce qu’en matière de protection de l’enfance, contrairement au domaine du handicap, les parents sont inexistants. Dieu merci, d’anciens jeunes de la protection de l’enfance prennent la parole mais les parents ne le font pas, ou très peu, à l’exception des fameux parents protecteurs – sur lesquels je ne souhaite pas m’étendre, mais qui considèrent que leurs enfants leur ont été retirés à tort. J’avais saisi le CNPE mais j’ignore où en sont ses travaux sur la place des parents dans la protection de l’enfance.

Globalement donc, les familles sont inexistantes. On en réfère très rapidement au juge – parce que l’un des parents est défaillant, parce que les parents ne comprennent pas, parce que le département peut-être n’a pas pris la mesure de la négociation avec les parents, parce qu’on touche aux fondamentaux de la famille, au lien éminemment complexe entre parents et enfants.

La politique de protection de l’enfance a donc une très forte dimension régalienne, a fortiori quand elle s’inscrit dans le cadre de violences sur les enfants et plus largement de violences intrafamiliales, même si ce terme mélange des sujets qui ne sont pas nécessairement liés.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). J’aurais beaucoup à redire sur votre intervention, notamment sur les familles inexistantes. C’est factuellement faux : les familles existent en protection de l’enfance ; des professionnels ont pour mission de les accompagner en cas de placement ; peut-être ne peuvent-ils pas travailler avec toutes les familles, car parfois les difficultés sont trop importantes, mais on ne peut pas dire que les familles sont inexistantes.

Je reviens sur la loi Taquet, adoptée le 7 février 2022, qui donne deux ans à l’État pour publier un décret visant à interdire les placements en hôtel. Dans l’intervalle, un décret transitoire devait être pris pour encadrer les modalités selon lesquelles un enfant mineur ou jeune majeur pouvait être placé en hôtel.

Vous êtes nommée le 20 mai 2022 et restez en poste jusqu’au 11 janvier 2024.

Le 25 janvier 2024, Lily, 15 ans, se suicide dans un hôtel de mon département du Puy‑de-Dôme, dans lequel elle était placée sans aucun accompagnement renforcé en dépit de ses nombreuses difficultés, notamment psychiques et psychiatriques. Devant le Sénat, le 24 mai 2023, plus d’un an après votre prise de fonctions et un an et demi après la publication de la loi Taquet, vous aviez annoncé que la publication du décret transitoire était imminente. Je vous cite : « Le décret sur le point d’être publié interdit, dans la période transitoire courant jusqu’en 2024, le placement à l’hôtel des enfants de moins de 16 ans ».

Quelques mois plus tard, en novembre 2023, vous dites l’inverse devant notre délégation aux droits des enfants. J’ai besoin de comprendre ce qui s’est passé entre les deux. Vous mettez en avant le travail compliqué avec les départements et les tensions qui en résultent. J’aimerais savoir qui précisément a bloqué la sortie du décret transitoire.

J’ai une autre question sur la non-exécution des placements : avez-vous pu aborder le sujet avec le garde des Sceaux pendant la période où vous avez été secrétaire d’État ? Qu’avez‑vous fait pour remédier à la non-exécution de ce qui est une mesure de justice ?

Mme Charlotte Caubel. Pour clore le débat sur les hôtels, dans les premiers mois de 2023, la situation pour les départements s’est compliquée en raison de la reprise des flux migratoires et donc de la hausse du nombre d’enfants migrants à placer, mais aussi du flux croissant d’enfants en situation de handicap et de l’explosion des besoins dans les pouponnières. Cette conjonction des flux – le terme est évidemment inadapté à la réalité de ce que vivent les gens – a accentué la pression en matière de placement. Depuis la loi de 2016 qui fait du placement une solution subsidiaire, les chiffres n’ont pas évolué : le placement représente toujours plus de 60 %, et le milieu semi-ouvert moins de 40 % des cas.

Au printemps, les discussions étaient enlisées : les départements de droite refusaient de les poursuivre tant que le problème des MNA n’était pas résolu, et les départements de gauche réclamaient un plan Marshall. L’organisation d’états généraux ne me semblait pas nécessaire puisque les constats, après d’innombrables rapports sur le sujet, étaient connus. La loi Taquet était en quelque sorte la conclusion des travaux que mon prédécesseur avait conduits pour faire le point sur les besoins. Nous avions besoin d’efficacité et de passer aux actes plutôt que de nous poser des questions qui l’avaient déjà été.

Le second point d’achoppement concernait les finances. Encore une fois, mon positionnement dans le gouvernement a montré ses avantages : la protection de l’enfance, si elle est essentielle, n’est pas l’unique sujet des départements et les débats sur les priorités ont eu lieu chez la première ministre, avec des enveloppes beaucoup plus larges que celle de la seule protection de l’enfance. Je ne détenais pas les clés d’un éventuel plan Marshall.

Le décret est resté en discussion d’avril à juin. Les vacances aidant, nous nous sommes retrouvés en septembre à nous dire qu’il semblait plus pertinent de travailler sur le décret définitif, des dispositions transitoires n’ayant plus guère de sens. Mon souhait a toujours été de sortir les décrets, parce que je suis juriste et que j’ai eu à les appliquer au cours de ma carrière. Ils étaient en discussion, des réunions ont été organisées.

Je rappelle tout de même le contexte : la pression à la frontière franco-italienne était réelle ; la politique migratoire de notre voisin consistait à donner des billets de train pour la France. Les départements limitrophes ont donc sollicité le ministre de la justice, le ministre de l’intérieur et moi-même, puis la première ministre, pour demander de l’aide face aux cinquante enfants qui entraient sur leur territoire par semaine.

Le fait d’être placée auprès de la première ministre et le dialogue avec l’ensemble des acteurs ont permis d’avancer sur plusieurs points. Ainsi, à l’automne, la baisse envisagée des crédits alloués aux départements pour les MNA a été annulée. Vous le savez, le contexte évolue tous les mois et parfois, les engagements pris à un instant T sont remis en cause à l’instant T + 1.

Je reviens sur le décret sur les antécédents des professionnels. Nous ne partions pas de rien, car les antécédents étaient déjà vérifiés. Notre objectif était d’industrialiser le processus afin, d’une part, d’instaurer une actualisation régulière du contrôle effectué lors du recrutement, et d’autre part, de l’étendre à de nouvelles personnes, parmi lesquelles la famille des assistants familiaux, mais aussi les pères Noël qui visitent les foyers par exemple. Cela faisait un nombre considérable de gens à contrôler. Avant 2022, les professionnels du monde du sport avaient été soumis à la même démarche.

Nous avons cherché à rationaliser et à harmoniser le processus pour l’ensemble des professionnels et des bénévoles en contact avec des enfants. Nous avons mis en place un système d’information, ce qui a nécessité des moyens financiers et le concours de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Je crois que le système est désormais opérationnel. Ce changement de dimension a demandé un travail considérable.

En ce qui concerne la place de la justice dans les placements, l’application du principe de précaution, que je peux parfaitement comprendre comme magistrate et comme citoyenne, est légitime face à des situations dont on ne comprend pas les tenants et aboutissants. La justice continue aujourd’hui à ordonner un nombre important de placements en institution. Elle le fait évidemment pour répondre aux situations qui lui sont soumises : ce n’est pas moi qui contesterai une décision prise par des magistrats.

Pour en avoir discuté avec plusieurs d’entre eux, le recours au dispositif du tiers de confiance est loin d’être évident dans l’urgence de certaines situations, d’autant que la personne envisagée doit faire l’objet d’un criblage avant de se voir confier l’enfant. Compte tenu de ces contraintes, il est plus rassurant de placer l’enfant dans un foyer dont tous les intervenants sont des professionnels qui ont déjà été contrôlés. Voilà pourquoi le taux de placement reste fort.

La loi Taquet a cherché à résoudre une autre difficulté, celle posée par la gouvernance au niveau local. Il est problématique que les juges des enfants prennent des décisions de placement sans pouvoir s’intéresser à l’aval ni au nombre de places disponibles. Il ne s’agit pas d’en faire un paramètre de leur décision, mais d’instaurer un dialogue avec les acteurs locaux. Cette préoccupation est à l’origine de la création des CDPE, qui permettent aux présidents de conseils départementaux, aux préfets et aux procureurs de disposer d’une vision transversale et de nouer un dialogue fondé sur la réalité des territoires.

Il faut savoir qui sont les enfants placés. Il faut savoir si les professionnels sont très sensibles à la politique des 1 000 premiers jours – une très belle politique, mais dont les conséquences sont très fortes sur le placement des enfants. On protège les enfants dès la sortie de la maternité, c’est très bien, mais il faut des pouponnières pour les accueillir. Presque tous les départements en ont construit. Il faut savoir quelles sont les difficultés des enfants en situation de handicap. L’école inclusive a donné un formidable espoir à tous les parents, celui de pouvoir mettre leurs enfants à l’école avec les autres, mais cela ne va pas sans difficultés. Nous avons néanmoins obtenu un budget dédié à protection de l’enfance et au handicap.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Vous vous exprimez devant une commission d’enquête après avoir prêté serment. Or vos réponses sont bien trop évasives pour nous donner matière à travailler et à comprendre ce qu’il s’est passé. Nous pourrions peut-être auditionner madame Borne, en tant qu’ancienne première ministre, puisque nombre de discussions ont eu lieu à Matignon.

Je note que la réponse que vous servez à nombre de nos questions est toujours la même : c’est la faute aux MNA. Je trouve que ce n’est pas à la hauteur.

Mme Charlotte Caubel. Sur le dernier point, j’ai évoqué la croissance de plusieurs flux d’enfants à placer. J’ai parlé des pouponnières, des placements d’enfants en situation de handicap qui ont explosé depuis le covid – j’indiquerai les chiffres dans le questionnaire. Tout cela a posé des difficultés aux départements. La progression de leurs investissements dans les lieux de placement a été considérable.

Les MNA viennent s’ajouter à tout cela mais dans leur cas, il y a besoin d’une certaine souplesse car on ne peut pas construire des structures selon les flux migratoires et les saisons. En outre, si les travaux menés depuis 2017 ont nettement amélioré les choses, il n’en demeure pas moins que certains jeunes arrivent en se prétendant MNA et attendent leur évaluation.

Certains font des MNA un enjeu politique. Ce n’est pas mon cas : un mineur, quel qu’il soit, doit être protégé.

Mme la présidente Laure Miller. Le compte rendu permettra d’établir les propos de madame la secrétaire d’État.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Quels résultats concrets avez-vous obtenu pour les enfants avec le GIP France Enfance protégée que vous avez lancé ? Comment mesurez-vous le succès de cette structure ?

La protection de l’enfance souffre de disparités selon les départements. Comment expliquez-vous l’incapacité de l’État à harmoniser les politiques locales et à réduire les défaillances des services de l’ASE ?

Enfin, vous avez évoqué à plusieurs reprises les difficultés causées par les MNA. Ma question sera directe : faut-il continuer à privilégier le soutien aux mineurs étrangers, parfois majeurs, vous l’avez dit, au détriment des enfants français ?

Mme Charlotte Caubel. Le GIP France Enfance protégée, prévu par la loi de 2022, est un lieu de concertation dont nous avions incontestablement besoin. Le législateur lui a rattaché de nombreux acteurs, y compris le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles, le Conseil national de l’adoption et le CNPE, et a légitimement confié sa présidence aux départements. Son installation a pris un peu de temps, pas excessif : nomination du directeur, organisation interne, recrutement de techniciens pour s’occuper des fichiers d’agrément des assistants maternels et des assistants familiaux…

J’ai la conviction que c’est un lieu indispensable, qui doit développer encore sa mission d’accompagnement des départements. Je l’ai chargé de recueillir les bonnes pratiques partout sur le territoire, avec l’objectif, d’une part, de mettre en valeur les réussites pour nourrir la motivation de tous les acteurs – il ne faut pas se concentrer uniquement sur les défaillances, car la protection de l’enfance, ce sont aussi de formidables histoires. D’autre part, il s’agissait de diffuser des pratiques très opérationnelles, en s’éloignant de la tendance naturelle – et légitime – de ce secteur à mener des réflexions pluridisciplinaires extrêmement approfondies et à théoriser le sujet ô combien complexe de l’enfance et de l’adolescence. La théorisation est nécessaire, mais sur le terrain, les éducateurs ont aussi besoin de conseils pratiques, concrets : toutes les réponses ne figurent pas dans le référentiel plus ou moins digeste de la Haute Autorité de santé (HAS) ! Les acteurs du GIP prendront progressivement la mesure de cette mission de concertation et de coordination opérationnelle.

Le GIP a aussi la mission fondamentale de produire des statistiques. Il est par ailleurs chargé du 119, le numéro national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger. Celui-ci peine à recruter des écoutants car le métier est difficile, malgré la revalorisation salariale décidée de concert par les départements et l’État.

Peut-être avons-nous confié un peu trop de missions au GIP – l’avenir le dira.

Quant aux MNA, je ne reviendrai jamais sur ce principe : quelle que soit sa nationalité ou son origine, un mineur isolé ou en danger doit être protégé.

La difficulté, c’est que des personnes se prétendant mineures cherchent à obtenir une protection qui se justifierait humainement, mais qui ne relève pas du champ de l’ASE. Malgré les nombreux travaux qui y ont été consacrés, les modes d’évaluation de la minorité sont très hétérogènes ; ce n’est pas une science exacte et la minorité est, hélas, un état passager ! Quoi qu’il en soit, nous sommes une terre d’accueil – comme beaucoup de nos voisins – et nous devons faire face à l’arrivée d’enfants qui ont besoin d’être accompagnés. J’ai participé récemment, à Naples, à un colloque sur la traite des êtres humains : des intervenants ont montré comment ces enfants étaient utilisés pour commettre des délits, entre autres. Il faut par ailleurs une politique migratoire extrêmement encadrée et opérationnelle, qui ne peut se concevoir qu’à l’échelle européenne. C’est le message que j’ai délivré à Naples : le sujet des MNA ne peut être traité qu’au niveau communautaire, certains pays étant des lieux d’arrivée des mineurs, d’autres des territoires de transition – ce qui est dans une certaine mesure le cas de la France. Mais la gestion des flux migratoires dépasse la politique de l’enfance.

Extraire les mineurs – véritablement mineurs – non accompagnés du champ de la protection de l’enfance poserait un problème de principe. Les y laisser, c’est incontestablement provoquer une augmentation du nombre de placements, laquelle tient pour un quart ou un tiers à des enfants issus de l’immigration, très isolés. Cela ne doit pas empêcher de travailler sur les placements et, surtout, sur les alternatives au placement pour les enfants nés sur notre territoire : soutien à la parentalité, politique des 1 000 premiers jours, accompagnement des jeunes et des familles en milieu ouvert. Les deux ne sont pas en concurrence.

Mme Alexandra Martin (DR). Les violences sexuelles entre mineurs au sein des institutions ou des familles d’accueil, souvent dissimulées, ont des conséquences dévastatrices pour les victimes. Elles témoignent des manquements de l’ensemble du système de protection de l’enfance. Ce phénomène est sous-estimé, voire ignoré, en particulier quand il survient dans les structures de placement, tant il est difficile d’identifier de tels actes dans un cadre déjà fragilisé. Plusieurs rapports ont mis en évidence des failles, notamment le manque de suivi des enfants placés en établissement. Considérez-vous que ces violences sont suffisamment documentées et mesurées ? Quelle prévention en est faite ? Votre ministère a-t-il pris des mesures pour les prévenir ?

C’est par ailleurs sous votre ministère que la Ciivise a été restructurée – pour ne pas employer un autre terme – et que le juge Durand a été remercié. Des campagnes de sensibilisation sont diffusées auprès du grand public et des enfants, et c’est très bien. Cependant, la Ciivise a permis à des centaines d’adultes de trouver le chemin de la réparation. Ceux qui sont désormais à sa tête agissent avec détermination et compétence, mais il est dommage qu’elle ait été détournée de ses missions premières.

Mme Charlotte Caubel. Le problème des violences sexuelles au sein des institutions était identifié avant la création de la Ciivise – je le dis en tant qu’ancienne directrice de la PJJ. J’ai d’ailleurs visité des foyers où les enfants étaient quasiment surveillés avec des caméras pour prévenir ces événements.

Plus généralement, nous devons travailler au niveau national sur les violences sexuelles faites aux enfants et au sein des familles, ainsi que sur l’accès des plus jeunes aux images pornographiques. Nous avons mené de nombreux travaux dans ce domaine ; ce combat de long terme, aux multiples facettes, est le mien.

La Ciivise 1 a rendu un rapport nourri sur l’inceste, mais n’a pas eu le temps de traiter les violences institutionnelles dans le cadre de la protection de l’enfance, de l’accueil d’enfants handicapés et de la PJJ – dans ce dernier cas toutefois, je peux témoigner que les professionnels ont été formés et informés. Cette mission a été confiée à la Ciivise 2.

Sans m’étendre sur le sujet, je tiens à préciser que certains membres de la Ciivise 1 ont souhaité la quitter entre autres raisons parce que le sujet de l’inceste y était trop présent par rapport à d’autres violences sexuelles sur les mineurs. La Ciivise n’a pas été vraiment restructurée, elle s’est plutôt vu confier un nouveau mandat et a accueilli des compétences dont elle manquait, par exemple en matière de pédocriminalité en ligne.

La délégation interministérielle à l’aide aux victimes doit s’assurer de la mise en œuvre des recommandations de la Ciivise 1. Croyez-moi, je me suis investie dans ce combat. J’ai regretté que des querelles internes aient entraîné le départ du président et de la vice-présidente de la Ciivise 2 – je n’étais plus alors en fonction. Cela a porté atteinte au combat de cette commission, qui est bien plus important que les personnes.

M. Denis Fégné (SOC). Les rapports du Conseil économique, social et environnemental (Cese) et de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (Cnape) décrivent un système à bout de souffle qui manque d’orientation politique forte et d’ambition, au niveau national comme départemental. S’y ajoute évidemment un problème de moyens. Cela occasionne un retard dans les prises en charge et un encombrement des mesures administratives et judiciaires. Il manque une gradation entre les mesures de prévention – prévention primaire, action éducative à domicile, action éducative en milieu ouvert (AEMO) – et le placement, sans compter que le placement éducatif à domicile pose un problème juridique. Le système néglige les actions les plus légères, dont le coût est modeste, au profit de mesures de protection plus coûteuses. L’inertie perdure depuis des années, en dépit du renouvellement des dispositifs – les professionnels résument en disant que plus ça change, plus c’est la même chose ! Quelle analyse en avez-vous faite, quelles réponses avez-vous apportées et quel bilan en tirez-vous ?

Mme Charlotte Caubel. Je n’ai pas un bilan complet de ce qui a été fait depuis 2017 et il ne serait certainement pas entièrement positif, mais les ministres successifs ont cherché à agir sur toute la chaîne : politique familiale, prévention, 1 000 premiers jours, scolarisation à 2 ans, etc. Les travaux se poursuivent avec le service public de la petite enfance. Mon prédécesseur a tiré parti de la contractualisation entre l’État et les départements pour étoffer en personnel les cellules départementales de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (Crip), et le 119 a été renforcé. Bref, beaucoup de choses ont été faites.

Dans le cadre du comité interministériel à l’enfance, mon intention était de faire revenir l’État autour de la table pour accompagner les départements, dont on se dit trop souvent que, si on leur confie quelque chose, cela ira mieux quoi qu’il arrive ; les magistrats ne sont d’ailleurs pas étrangers à ce réflexe. Or si les départements n’ont pas les dispositifs de santé adéquats – de santé primaire, de santé complexe, de santé psychologique, voire psychiatrique –ils sont démunis face à un certain nombre d’enfants. Il n’est pas non plus satisfaisant qu’ils récupèrent des enfants qu’on aurait confiés, à une autre époque, à un institut médico-éducatif (IME) par exemple. C’est pourquoi le rapprochement avec le champ du handicap est indispensable – une mission a été confiée au président du conseil départemental de la Somme sur ce sujet, et en particulier sur les milliers d’enfants en situation de handicap qui sont placés en Belgique. De même, pourquoi les départements devraient-ils assurer le soutien scolaire alors qu’il existe des dispositifs nationaux en la matière ? Est-il normal que certains enfants n’aient pas accès aux colos apprenantes, au pass colo, au pass culture ou au pass’sport ? Malheureusement, ce public est invisibilisé.

Je me suis donc efforcée d’intéresser l’ensemble des ministres concernés par les politiques de l’enfance « de droit commun » aux enfants protégés. Ainsi, la loi Taquet prévoit que les jeunes de l’ASE bénéficient d’un mentor : c’est indispensable, sans quoi, à 18 ou 21 ans, ils n’ont plus d’adultes autour d’eux. Un budget était alloué au mentorat ; Élisabeth Borne a donc veillé à ce qu’il profite tout autant aux enfants de l’ASE qu’aux jeunes des quartiers difficiles. Mais de façon générale, ces enfants sont invisibles. Je me suis attachée à mobiliser la société civile, y compris les entreprises qui pratiquent le parrainage, pour favoriser l’insertion professionnelle des anciens enfants placés – qui, souvent, ont honte de dévoiler leur parcours.

Il faut tout de même reconnaître ce que font les départements. Je ne connais pas de président de conseil départemental qui dorme sur ses deux oreilles ; tous sont inquiets du devenir de ces enfants et s’en sentent responsables. Ils ont besoin d’être soutenus par tous les dispositifs existants et, j’insiste, par la société civile. La protection des jeunes est un des seuls secteurs de l’enfance qui ne bénéficie quasiment pas de la philanthropie, en dehors des grandes associations comme les Apprentis d’Auteuil. Pourquoi les entreprises à mission, dont les statuts intègrent des objectifs sociaux et environnementaux, ne lui accordent-elles pas un soutien financier ? J’ai œuvré, avec Bruno Le Maire, au développement de la philanthropie dans ce domaine, car la solidarité nationale fait défaut.

J’ai donc impulsé une coordination des gouvernances nationale et territoriale. Il faut désormais généraliser les CDPE et doter les préfectures de compétences ad hoc – j’ai obtenu des postes à cet effet. La société doit ouvrir les yeux sur ces enfants.

Mme Julie Ozenne (EcoS). Quelle stratégie et quels moyens de contrôle avez-vous mobilisés en matière de surveillance des activités et des acteurs de la protection de l’enfance ?

Mme Charlotte Caubel. Le contrôle des établissements et des services s’effectue à deux niveaux. Sur le plan national, il est possible de saisir l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’Inspection générale de la justice (IGJ). Ce fut le cas lors d’événements tragiques récents. Sur le plan territorial, plusieurs acteurs interviennent, à commencer par les payeurs, c’est-à-dire les départements. Certains n’ont toutefois pas de politique en la matière, car ils préfèrent affecter leurs moyens aux placements et aux professionnels de l’enfance. Le GIP France Enfance protégée a diffusé des documents pour les aider à construire des plans de contrôle.

D’autres administrations sont également chargées des contrôles au nom de l’État, comme la DPJJ pour les établissements habilités par la justice. En tant que directrice de la PJJ puis secrétaire d’État à l’enfance, j’ai obtenu des renforts pour que les directions territoriales de la PJJ participent à ces actions avec les autres services dépendant du préfet. Les directions régionales ou départementales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités peuvent en outre effectuer des contrôles à la demande du préfet, et collaborer avec la PJJ. Enfin, les agences régionales de santé peuvent intervenir dans les établissements accueillant des enfants en situation de handicap.

Les CDPE, qui réunissent les départements, les services de l’État et ceux de la justice, sont chargés d’élaborer des plans de contrôle. C’est, déjà, l’occasion de rappeler aux établissements qu’ils peuvent être contrôlés – alors que statistiquement, ils peuvent estimer que cela n’arrivera pas avant le siècle prochain. Ainsi, chaque année, un à deux établissements du département doivent faire l’objet de contrôles financiers, éducatifs et relatifs à la qualité.

Enfin, les établissements procèdent à une autoévaluation annuelle pour la HAS.

Les moyens sont donc là ; il faut les mobiliser pour stimuler l’ensemble des établissements et recadrer certaines pratiques. Moi, j’y crois.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous avez affirmé que les familles étaient absentes de la politique de l’enfance : il n’y a rien de plus faux. Les représentants d’ATD Quart Monde que nous avons auditionnés, accompagnés d’une mère dont les enfants étaient placés, nous ont prouvé le contraire. Le « chantier famille » qu’ils ont mené en 2022 fut l’occasion pour de nombreux parents issus de la misère de prendre la parole et de dire qu’ils ne se sentent pas accompagnés par la protection de l’enfance, mais enfoncés. On ne leur prête pas suffisamment l’oreille.

Par ailleurs, j’ai le sentiment à vous écouter qu’on parle beaucoup de protection de l’enfance, mais sans prendre conscience que des vies humaines sont sacrifiées. Oui, il y a des belles histoires et des réussites, mais les statistiques montrent que le système est en faillite, à bout de souffle. C’est pour cela que tous les groupes politiques sont aujourd’hui face à vous. Face au covid-19, le Président de la République a su mettre en place le « quoi qu’il en coûte » pour sauver les entreprises et l’économie. Mais quand il s’agit de sauver la vie des enfants les plus vulnérables de la République, on ne sait pas déployer les moyens nécessaires ! Tout ce qu’on répond, c’est que c’est compliqué, qu’il faut comprendre les départements, qu’il faut du temps, des financements, de la solidarité. On nous parle de gestion quand nous alertons sur des vies humaines.

Vous dites qu’il est difficile de déterminer quand un jeune sort de la catégorie de l’enfance. Diriez-vous à votre enfant de tout juste 18 ans que vous en avez fini avec votre rôle de parent, qu’il peut prendre la porte et que s’il vous présente un projet professionnel convaincant, peut-être que vous lui signerez un contrat d’accompagnement, à renouveler régulièrement ? Jamais un parent bien traitant ne ferait cela, et cela attirerait d’ailleurs la réprobation de toute la société. Pourtant, c’est exactement ce que dit la République à des centaines de milliers d’enfants, qu’elle laisse seuls. En France, c’est la solitude qui tue. En presque deux ans de fonctions ministérielles, vous ne semblez pas être arrivée à cette prise de conscience.

Mme Charlotte Caubel. C’est la limite de l’exercice : je n’ai pas pu exposer l’action que j’ai menée de façon transversale car j’ai répondu d’emblée à des questions précises, en commençant par l’interdiction d’héberger des mineurs à l’hôtel.

Pour avoir été substitut du procureur chargée des mineurs et de la famille, puis juge au tribunal de Bobigny, je connais la situation des enfants. En tant que secrétaire d’État, j’ai effectué quatre-vingts déplacements lors desquels je suis systématiquement allée à la rencontre des structures d’accueil, des professionnels, des services de l’État. Je n’ai en rien minimisé la réalité – les notes que j’ai rédigées en témoignent.

La situation des enfants est polymorphe. Certains souffrent de la pauvreté. Il n’est pas normal de placer des enfants au motif que leur famille connaît des difficultés financières – c’est d’ailleurs une revendication d’ATD Quart Monde et de l’Unicef. La stratégie de lutte contre la pauvreté et les chantiers conduits par le ministère des solidarités et de la santé dans le domaine ont contribué à aider les départements, par ricochet. Je pourrais parler des heures de tout ce qui a été réalisé, brique par brique.

La mission de protection de l’enfance ne s’arrête pas aux portes du conseil départemental ; elle recouvre un ensemble de politiques publiques dont il faut embrasser la complexité. Je l’ai dit, cette politique que l’on qualifie de sociale est éminemment régalienne. Elle rencontre la problématique actuelle des violences – dans les familles, dans les foyers. Est‑il pertinent de placer un enfant dans un foyer où il risque de subir plus de violences que dans sa propre famille ? Ces décisions sont éminemment complexes.

J’ai essayé de mettre autour de la table tous les acteurs et j’ai obtenu un certain nombre de choses. Ma politique prioritaire concernait la mise en œuvre de la nouvelle obligation légale d’accompagner les jeunes majeurs jusqu’à 21 ans. J’ai conduit moi-même les travaux sur ce sujet. Nous avons créé le pack autonomie jeune majeur, travaillé avec la délégation interministérielle de la transformation publique pour faciliter l’accès à l’information, nous avons développé le mentorat, et j’en passe.

Dans le domaine de la santé, nous avons demandé la généralisation du dispositif « Santé protégée » et travaillé sur les unités d’accueil pédiatrique des enfants en danger (Uaped).

Nous avons même obtenu un budget pour le dispositif « Scolarité protégée » dans le cadre du plan d’investissement France 2030, afin que les enfants puissent régulièrement faire le point non seulement sur leurs capacités scolaires, mais aussi sur leurs envies. Car, oui, d’anciens jeunes protégés m’ont confié qu’on les avait dirigés vers un parcours d’infirmier alors qu’ils voulaient être médecins ! J’ai rencontré un jeune, premier prix au conservatoire en violon, qui avait été privé de son instrument pendant six ans parce qu’il était placé ! C’est un crève‑cœur.

Ce genre de situations, j’en ai rencontré beaucoup. J’ai essayé de mobiliser toutes les énergies, y compris celle du Parlement, et j’ai bénéficié de soutien. Tous les départements ne sont pas parfaits, mais tous se sentent concernés. Ils ne peuvent pas tout faire seuls si nous n’agissons pas, en parallèle, sur les violences sexuelles et intrafamiliales entre autres. Or parmi tous les publics sur lesquels nous travaillons et qui se font en quelque sorte concurrence – femmes victimes de violences, personnes en situation de handicap… – celui des enfants est le moins visible. Ma mission était de les rendre visibles et je crois que nous y sommes arrivés, au moins un petit peu.

Quand je dis que les familles ne sont pas présentes, je ne dis évidemment pas qu’on ne doit pas travailler avec elles. Mais si, dans le champ du handicap, des gens comme vous et moi peuvent attraper un micro et dénoncer le traitement scandaleux réservé à leur enfant, dans le champ de la protection de l’enfance les familles sont par définition discréditées ; on ne leur demande pas leur avis sur ce qu’il faut à leurs enfants. Il n’existe pas d’association de parents d’enfants placés. ATD Quart Monde a réalisé un travail formidable avec des parents qui se sont vu retirer leurs enfants pour des raisons de pauvreté, mais la perception n’est pas la même que quand les placements sont motivés par des violences, notamment sexuelles, ou par des difficultés éducatives. Les parents ne sont pas représentés au CNPE : là encore, ces familles sont invisibles. J’ai demandé au CNPE d’y remédier.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Cela aurait pu être changé !

Mme Charlotte Caubel. La protection de l’enfance mobilise une multitude d’acteurs engagés et de bonne volonté – et permettez-moi de considérer que c’était le cas de mon équipe. La difficulté tient à leur foisonnement. Les moyens existent, il manque la coordination nécessaire pour qu’ils arrivent dans le dernier kilomètre, pour intervenir auprès des jeunes les plus fragiles le plus tôt possible, sans pour autant discréditer les familles.

Si les placements augmentent, c’est aussi parce que nous avons de moins en moins de professionnels formés et susceptibles de visiter les familles – et ce malgré nos efforts conjoints avec le Haut Conseil du travail social (HCTS). Il est parfois difficile d’entrer dans la cellule familiale. Cela se comprend parfaitement : qui a envie qu’un travailleur social pénètre dans son foyer ?

Le milieu ouvert nécessite une adhésion des intéressés ; or ils n’en ont pas toujours les moyens, ne serait-ce que le temps. Et est-il besoin de parler de la technocratie que nous créons nous-mêmes ? Quand une famille apprend qu’elle a droit à une AEMO dans un SAAD, est-ce que cela lui parle ? Que signifie pour elle un « placement à domicile » ?

Tant de sujets percutent la protection de l’enfance, depuis la géopolitique jusqu’à la désagrégation de la cellule familiale ! Un enfant peut avoir neuf adultes référents au long de son parcours, au gré des séparations de ses parents. On se plaît à promouvoir la parentalité, mais qui, après une séparation, dispose de deux logements pour organiser une garde alternée ? Vous et moi, oui, mais pas un couple modeste ! Et je ne parle pas des cas où un parent a commis une infraction pénale.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous ne répondez pas à ma question : pourquoi met‑on ces jeunes dehors à 18 ans ?

Mme Charlotte Caubel. Non ce n’est pas le cas, c’est faux. Nous considérons tous que tout ne doit pas s’arrêter net à 18 ans, et la loi Taquet en a fait une obligation légale. Mais il est hors de question de laisser aux départements la charge de cette période de 18 à 21 ans. En tant que maman, je peux m’appuyer sur l’université et le centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous), il existe des aides et des services qui accompagnent les jeunes. Les départements doivent pouvoir bénéficier de ces dispositifs de droit commun pour les jeunes dont ils ont la charge. Imaginez un éducateur qui doit inscrire douze jeunes de son foyer sur Parcoursup ! L’éducation nationale doit aller vers ces enfants plus rapidement et plus efficacement : c’est le travail que j’ai fait avec le ministre de l’éducation nationale, qui a donné le dispositif « Scolarité protégée ».

Il en va de même pour la santé. La branche santé doit aller vers ces enfants, qui sont globalement plus traumatisés que la moyenne : c’est le dispositif « Santé protégée ». Le dispositif « Mon soutien psy » doit s’ouvrir à eux – pourquoi les départements devraient-ils systématiquement embaucher des psychologues ?

La logique est encore la même pour le sport. De nombreux enfants de l’ASE ont participé à la grande fête des Jeux olympiques. Cela peut paraître anecdotique, mais il est essentiel qu’ils se mêlent aux autres. Le Défenseur des enfants a mené un travail remarquable sur les loisirs des enfants protégés. Combien sont éloignés de leurs amis ! Ils sont certes protégés dans leur nouveau foyer, mais à 45 minutes de la moindre de leurs connaissances et ils ne peuvent pas participer aux fêtes d’anniversaire de leurs copains ! Tous ces sujets doivent être pris en considération ; ils ne relèvent pas uniquement de la responsabilité des départements ou de l’État, mais aussi de la solidarité et des associations, qu’il faut soutenir et aider grâce à la philanthropie.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Le premier des cinq axes que vous avez définis pour l’enfance est la lutte contre les violences. Étant particulièrement intéressée par la détection au plus tôt des maltraitances, ma question portera sur le secret médical. Un article de la revue juridique AJ famille relève que, pour 112 919 mineurs en danger en 2022, les signalements provenaient à 1,95 % du milieu médical, alors même que le médecin est bien sûr un maillon essentiel de la détection. Parmi les freins au signalement, il y avait pour 61,66 % des médecins la peur de se tromper, pour 53 % la crainte de perdre leurs patients, pour 57 % la méconnaissance des procédures et seulement pour 4 % l’entrave au secret médical. Il y a donc plein de raisons pour ne pas agir. Pensez-vous que nous devrions légiférer sur le secret médical pour rendre les signalements anonymes ?

Enfin, pour moi, l’arrivée des jeunes migrants est un malheur, car ils sont souvent victimes de trafics. Quand j’étais avocate, un homme m’avait ainsi raconté comment on l’avait obligé à monter sur un bateau lorsqu’il était mineur – il m’avait montré ses blessures. L’humanité n’est pas toujours là où l’on croit. Il ne faut surtout pas encourager la traite des mineurs.

Mme Charlotte Caubel. Le travail sur les violences sexuelles a commencé et je pense que les choses ont un peu bougé, notamment grâce à la campagne diffusée par les médias. En revanche, nous n’avons pas de discours national sur la question des violences faites aux enfants et sur les enfants protégés, alors que nous en avons un assez clair sur la sécurité routière et un, enfin, sur les violences faites aux femmes.

S’agissant des enfants, quand les faits les plus atroces se sont produits – un enfant découpé, un père qui tue ses trois enfants parce qu’il ne veut pas les donner à son ex-conjointe –on n’en parle que quelques secondes dans les médias. J’ai essayé de comprendre les raisons de ce rejet. Il me semble que c’est parce que ces faits sont tellement inhumains, qu’ils résonnent tellement aux tréfonds de nous-mêmes que nous refusons de les voir. On trouve des excuses – la femme était folle, c’était une histoire de couple –, ce qui est une autre façon de les invisibiliser. Voyez donc en l’espace d’un an combien d’enfants et de fratries sont poignardés chez eux sans que l’on en parle !

Il y a eu récemment des débats sans fin, autour des violences éducatives ordinaires, entre les partisans de Mme Goldman et les autres. On en a conclu que les parents faisaient bien comme ils pouvaient, parce que c’est compliqué d’avoir des enfants. C’est un sujet culturel qu’il faut faire bouger.

S’agissant des signalements, beaucoup de professionnels ont en effet peur de se tromper, parce que le sujet est très grave. J’ai passé près de deux ans à leur dire que non : en cas de doute, il faut signaler. Signaler, ce n’est pas condamner.

Malheureusement, en cas de contestation et de passage devant l’Ordre, les médecins ne sont pas protégés de la même façon selon qu’ils signalent des violences conjugales ou des violences faites aux enfants. Si vous signalez un enfant et que l’un des parents saisit l’Ordre, les médecins doivent se débrouiller pour se défendre. Quand je suis partie, un texte était en gestation pour aligner les deux situations. Je ne sais ce qu’il en est…

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. J’avais déposé un amendement, qui a été déclaré irrecevable.

Mme Charlotte Caubel. Il faut donc régler ce problème juridique. Les médecins doivent être protégés, d’autant que les enjeux en matière de responsabilité et de poursuites ne sont pas du tout les mêmes.

Il faut aussi prendre en compte un aspect psychologique et professionnel : certains médecins ne souhaitent pas perdre le fil avec l’enfant et la famille.

C’est pourquoi nous avons créé le 119 pro, une ligne où les professionnels qui ont un doute sur leurs obligations et sur les risques qu’ils encourent peuvent joindre d’autres professionnels de leur corps pour discuter, ce qui leur permet d’une part d’étayer leurs soupçons et, d’autre part, de saisir les bonnes instances.

  1.   Audition de Mme Michèle Créoff, vice-présidente de l’Union pour l’enfance (mercredi 20 novembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition de Mme Michèle Créoff, vice-présidente de l’Union pour l’enfance.

La protection de l’enfance jalonne votre parcours professionnel : vous avez été inspectrice à l’aide sociale à l’enfance (ASE), chargée des politiques de l’enfance et de la famille du département du Val-de-Marne et vice‑présidente du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE). Vous êtes également co-autrice, avec Françoise Laborde, de l’ouvrage Les indésirables. Enfants maltraités : les oubliés de la République, paru en 2021.

Vous dénoncez régulièrement les difficultés de l’ASE, que vous qualifiez de dispositif « à bout de souffle » dont « personne ne se soucie vraiment ». Vous avez récemment affirmé dans la presse : « Le Gouvernement doit forcer les départements à appliquer les lois sur la protection de l’enfance. » Vous pourrez préciser ces propos devant nous et nous indiquer comment garantir une meilleure application des lois et de la volonté du législateur.

Vos travaux soulignent également que le souci de maintenir un lien entre l’enfant et ses parents biologiques peut entraîner des décisions contraires à l’intérêt supérieur de l’enfant. Comment mieux prendre en compte les besoins de celui-ci dans les pratiques d’évaluation, de transmission de l’information et de mise à l’abri ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Michèle Créoff prête serment.)

Mme Michèle Créoff, vice-présidente de l’Union pour l’enfance. Je ne détaillerai pas les dysfonctionnements de la protection de l’enfance, que vous avez amplement examinés au cours des auditions précédentes ; je me concentrerai plutôt sur leurs causes et sur les évolutions qui me paraissent nécessaires.

Ces dysfonctionnements ont des causes structurelles, inhérentes à la mission de service public de protection de l’enfance, et requièrent par conséquent des régulations. La première de ces causes tient au fait que la violence intrafamiliale et la négligence des parents sont une thématique sidérante, qui provoque le plus souvent du déni et du silence. Le phénomène étant euphémisé, les organisations et les pratiques professionnelles sont largement inadaptées. La protection de l’enfance a été pensée, vécue et organisée comme une politique d’action sociale spécialisée, et non comme une politique de secours aux enfants par le biais d’une suppléance parentale. Cette différence de nature explique en partie les difficultés actuelles.

Considérant – à tort, selon moi – qu’elle était une politique sociale comme une autre, la protection de l’enfance a été embarquée dès 1983 dans le train de la décentralisation et de la répartition des compétences entre les collectivités et l’État. La lutte contre les négligences et les violences intrafamiliales relève pourtant, pour l’essentiel, de l’exécution de mesures judiciaires adossées à des lois de police – les lois d’assistance éducative, qui visent la mise à l’abri de l’enfant, sont en effet des lois de police ; elles dérogent en partie au droit commun, notamment quant à la possibilité de faire des recours immédiats. Contrairement au principe fondateur de la décentralisation voulant que le décideur soit le payeur, en matière de protection de l’enfance, le décideur est le tribunal – il détermine le nombre d’enfants à protéger, donc l’effort budgétaire –, tandis que le payeur est le département. Cela crée une tension structurelle fortement dommageable.

Pour résoudre cette tension, la loi de 2007 réformant la protection de l’enfance a tenté de déjudiciariser cette dernière, en faisant disparaître la notion de maltraitance et l’obligation pour les départements de signaler les situations de maltraitance et de danger grave et immédiat. Cette tentative a échoué, puisque près de 90 % des mesures de protection restent judiciaires.

La mission de protection de l’enfance est par ailleurs complexe et requiert d’articuler des politiques sociales, de justice, de santé et d’éducation. Cette coordination demande un leadership fort, expert et légitime. Quarante ans après la décentralisation, les départements peinent à asseoir leur légitimité en tant que chefs de file ; cela nuit à la coordination des politiques.

Au fil des évolutions législatives, un deuxième grand principe de la décentralisation a été mis à mal : la libre administration des collectivités territoriales. Pour réguler les tensions dues aux contours imprécis de la protection de l’enfance, le législateur n’a eu de cesse de la définir, de la nommer – car « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », écrivait Albert Camus. Ce faisant, l’organisation des services de l’ASE a été décidée par voie légale et réglementaire. Citons par exemple l’interdiction de séparer les fratries, l’obligation de créer des cellules départementales de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (Crip), de produire des projets pour tous les enfants admis, ou encore de former les cadres qui prennent leurs fonctions dans les dix-huit mois suivant leur arrivée. Ce corpus de textes – certes nécessaires – a tenté de réguler les difficultés, mais a affecté la liberté d’administrer des collectivités.

Confrontés à ces tensions structurelles, à des contraintes budgétaires – qu’il faut relativiser – et à l’arrivée massive de mineurs non accompagnés (MNA), entre autres facteurs, les départements n’ont-ils pas fait sécession ? N’ont-ils pas fait le choix plus ou moins conscient de ne pas appliquer les lois et les mesures judiciaires ? Si tel était le cas, ce serait un déni démocratique, d’autant que les lois en question créent des droits pour les enfants : l’interdiction pour le département de séparer les fratries donne à l’enfant le droit de vivre avec ses frères et sœurs ; l’interdiction pour le département de déplacer le mineur sans raison majeure et de le placer à l’hôtel donne à l’enfant le droit à la sécurité de son parcours. Nous aboutissons à un paradoxe insupportable dans lequel une puissance locale démocratiquement élue décide de ne pas appliquer les lois de la République. Le président de Départements de France juge ainsi la loi Taquet « optionnelle ». Voilà un régime juridique qui m’échappe ! Ce refus d’appliquer les lois est donc construit.

Un autre déni démocratique réside dans la non-exécution des mesures judiciaires, même urgentes, y compris lorsqu’elles imposent la mise à l’abri d’enfants en bas âge.

Comment sortir de ce marasme ? Je souscris à la revendication d’un « plan Marshall pour la protection de l’enfance » formulée par plusieurs grands acteurs du secteur. Il faut confirmer la définition de la mission en la concentrant sur les besoins fondamentaux de l’enfant et de son développement. Il faut revoir l’ensemble de l’organisation et des moyens, depuis l’évaluation jusqu’à la sortie du dispositif, en passant par la sécurité et la mise à l’abri. Cela doit-il passer par une recentralisation ou par une nouvelle politique vis-à-vis des départements ? Quel que soit le modèle choisi, il nécessite des budgets substantiels, une volonté politique inébranlable, prête à surmonter de féroces résistances, ainsi qu’un pilotage national légitime et expert.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. J’ai grand plaisir à vous recevoir. Nous nous sommes côtoyées pendant des décennies, puisque vous occupiez la fonction de directrice générale adjointe du département du Val-de-Marne lorsque j’étais conseillère départementale chargée de la prévention spécialisée et de la protection de l’enfance.

Je reviendrai sur certains de vos constats, après quoi je vous soumettrai des questions issues du Comité de vigilance des enfants placés.

Vous déplorez que les départements n’appliquent pas les lois et les décisions judiciaires. Or, d’expérience, nous savons combien il est difficile pour les collectivités de mettre en œuvre bon nombre de dispositions. La loi de 2007 impose d’établir un projet pour l’enfant (PPE), mais encore faut-il arriver à se coordonner avec les nombreuses associations qui prennent en charge les jeunes. De même, l’interdiction de séparer les fratries se heurte aux capacités d’accueil des structures, qui ne sont pas prévues pour abriter sous le même toit des enfants de 7 ans et de 6 mois. Malgré une volonté politique forte, une administration puissante et des acteurs de grande compétence, il n’est pas aisé de faire évoluer la protection de l’enfance – sans compter que les organisations syndicales opposent parfois une résistance.

J’en viens aux questions des jeunes.

L’Union pour l’enfance a dénoncé la tendance à la surmédicalisation des enfants protégés. Pourquoi ce phénomène est-il aussi répandu, et quelles réformes spécifiques proposez-vous pour promouvoir des approches éducatives et psychologiques plus adaptées ?

Quels dispositifs très concrets pourraient être mis en place pour mieux préserver les liens familiaux et éviter la séparation des fratries ?

Vous avez souvent évoqué la nécessité de renforcer les effectifs et de revaloriser les métiers de la protection de l’enfance. Quelles mesures de formation et de revalorisation recommandez-vous à court, moyen et long terme pour garantir aux enfants placés un accompagnement de qualité ?

Le manque de coordination entre les acteurs de la protection de l’enfance entraîne des dysfonctionnements notables. Quelles sont, selon vous, les priorités pour clarifier les responsabilités et renforcer les contrôles ?

L’Union pour l’enfance appelle à davantage de prévention pour soutenir les familles avant les crises. Quels types de programmes éducatifs ou de soutien préconisez-vous ?

J’ajouterai une dernière question de mon cru. La loi de 2016 relative à la protection de l’enfant a créé le CNPE, en réponse au constat partagé qu’il manquait une colonne vertébrale nationale à la protection de l’enfance, une instance qui irrigue les travaux à l’échelle nationale et gouvernementale. Ce conseil a été rattaché au Premier ministre, et sa vice-présidence vous a été confiée. Une élection présidentielle a suivi, et le pays n’a plus eu de ministre chargé de l’enfance jusqu’en 2019. Le CNPE a poursuivi ses travaux durant cette période, mais sans moyens. Cela illustre le manque de visibilité à long terme sur la politique de protection de l’enfance. Nous aurions besoin d’orientations qui s’inscrivent dans la durée, assorties de budgets pluriannuels, à l’instar des lois de programmation.

Mme Michèle Créoff. La difficulté de l’application des lois tient en une question simple : comment faire évoluer les pratiques professionnelles quand la mission de la protection de l’enfance n’est pas clairement définie ? L’article 1er de la loi de 2007 parle de « prévenir les difficultés auxquelles les parents peuvent être confrontés dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives ». Heureusement que la protection de l’enfance n’est pas là pour toutes les familles confrontées à des difficultés ! Un enfant en danger, c’est bien autre chose. Cette euphémisation de la violence au sein de la famille est la même que celle qui entoure les féminicides et les violences faites aux femmes.

Il y a également une contradiction entre l’évolution des connaissances permise par les neurosciences et l’imagerie médicale du cerveau, qui a inspiré les exigences législatives prenant en compte l’impact de la violence sur le développement de l’enfant, et les pratiques de professionnels parfois sidérés, mal accompagnés et mal outillés, dont la mentalité se rapproche de celle de la population générale. Il y a vingt ans, lors de la création du PPE, nous étions en butte à une forte résistance au changement. Je constate, lors des formations que j’anime auprès de mes collègues, que les mentalités commencent à bouger ; il existe de nouveaux outils, notamment le référentiel d’évaluation obligatoire de la Haute Autorité de santé (HAS). C’est le bon moment pour passer à la vitesse supérieure. Pour cela, il faut rendre ces métiers attirants et mettre de l’argent dans des formations plus longues. Pourquoi ne pas considérer une spécialisation pour les éducateurs spécialisés qui s’orienteraient vers la protection de l’enfance ? C’est un travail au caractère émotionnel fort qui pose des questions profondément éthiques liées à la tension entre deux droits équivalents, celui des parents et celui de l’enfant. Les résistances au changement sont à la hauteur de ces problèmes éthiques.

Il faut enfin mentionner la légitimité des administrations départementales, dont l’expertise en matière de protection de l’enfance a été affaiblie au début de la décentralisation, puis lors du départ à la retraite des experts des ex-directions départementales des affaires sanitaires et sociales (Ddass). Le choix n’a pas été fait d’actualiser cette expertise au sein des organismes de formation des collectivités territoriales, le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et l’Institut national des études territoriales (Inet). Quand, de surcroît, la volonté manque en raison de problèmes budgétaires ou de la faible rentabilité électorale de cette politique – je pense aux MNA –, il devient compliqué de faire appliquer les réformes profondes votées par le législateur. Nos collègues des départements et des associations sont placés dans une situation de tension qui rend difficile l’application des lois. Ces mêmes facteurs expliquent la séparation des fratries, le manque de personnel qualifié et l’insuffisance de la coordination.

Il me tient à cœur de donner aux enfants des armes pour faire valoir leurs droits. Là est le rôle du législateur. Sur quels contre-pouvoirs peuvent-ils s’appuyer en cas de déni démocratique ? Le juge pour enfants n’est pas le juge de l’application du code de l’action sociale et des familles ; il ne peut pas contraindre l’administration départementale, séparation des pouvoirs oblige, et ce ne sont pas les parents qui saisiront le tribunal administratif si des frères et sœurs sont séparés ou si l’enfant doit quitter sa famille d’accueil pour rejoindre une autre structure alors qu’il n’est pas demandeur et que cela compromet sa sécurité. Comment faire des enfants des justiciables à part entière ? Comment leur permettre de saisir le tribunal administratif en cas d’illégalité flagrante de l’administration ? Il serait souhaitable qu’une réforme législative attribue systématiquement un avocat à l’enfant confié à l’assistance éducative et qu’elle permette, le cas échéant, la nomination d’un administrateur ad hoc capable de former un recours. Cela répondrait à une demande des collectifs d’anciens enfants placés.

Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur les morts violentes d’enfants rappelle que 49 % des infanticides ont lieu au sein de familles suivies par les services sociaux. C’est la preuve que l’évaluation est bonne, mais il faut mobiliser plus en amont les services hospitaliers chargés de l’expertise des violences intrafamiliales et les Crip pour repérer dès le début de la grossesse les vulnérabilités des parents – maladie mentale, addiction, handicap – dont on sait pertinemment qu’elles ne s’arrangeront pas à la naissance, en vue d’accompagner ces personnes le plus tôt possible. Là encore, nous devons cesser de travailler en silos.

L’idée d’un pilotage national de la protection de l’enfance était intéressante. Hélas, que peut faire le CNPE sans moyens, sans volonté politique et sans missions clairement définies ? Quelle n’a pas été notre surprise de voir que l’on ne nous demandait pas notre avis sur le seuil d’âge définissant le viol sur enfant ! On a considéré que cela ne relevait pas de la protection de l’enfance... Le CNPE s’est donc autosaisi, et il l’a payé cher.

Il faut choisir entre des organismes aux attributions étroites – enfants handicapés, enfants placés, enfants délinquants, enfants scolarisés – et une réflexion plus large sur la politique de l’enfance. Et qu’est-ce qu’un pilotage national sans moyen de contrainte ? Les maires paient une amende quand ils ne construisent pas suffisamment de logements sociaux au regard de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain, dite loi SRU. Les départements récalcitrants à signaler à la préfecture les MNA sont pénalisés financièrement – c’est par ce biais que nous avons appris qu’il était possible de contraindre les départements en matière de protection de l’enfance, ce que l’on prétendait impossible du fait de la décentralisation. Un pilotage national fort permettrait de contraindre les départements à appliquer les textes tout en les aidant par des budgets fléchés. Ou alors, il faut recentraliser la protection de l’enfance.

M. Denis Fégné (SOC). Les professionnels des Hautes-Pyrénées que j’ai interrogés décrivent un système à bout de souffle et une grande souffrance due à leur surcharge de travail. Ils réclament des normes pour le suivi des enfants, qu’il s’agisse de l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) ou des maisons d’enfants à caractère social (Mecs). Ils déplorent le manque de places d’hébergement, qui entraîne une augmentation des mesures administratives et judiciaires dont les délais de mise en œuvre s’allongent – dans mon département, il faut environ deux ans pour trouver une place en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep) ou en institut médico-éducatif (IME) –, et le fait que les problèmes des enfants soient de plus en plus lourds. L’absence de graduation des interventions entre l’AEMO et les mesures judiciaires entraîne des surcoûts pour les départements : le coût journalier passe de 10 euros en AEMO à environ 200 euros pour un placement en Mecs. Enfin, les professionnels regrettent l’inégalité de moyens entre les départements et la baisse des dotations de l’État et des compensations aux collectivités territoriales, dont la charge est alourdie par l’accroissement de la précarité et l’évolution de la société vers un individualisme qui freine le lien social et les actions de solidarité. Ils décrivent également une méfiance vis-à-vis de l’institué.

Vous avez dit qu’une politique nationale était nécessaire. Qu’entendez-vous précisément par là ? Selon les professionnels, les schémas départementaux sont purement formels et rarement actualisés tous les cinq ans, et les fiches d’action censées graduer les mesures, de l’AEMO jusqu’au placement, ne sont pas toujours mobilisées. Comment imposer aux départements une aide de l’État pour redynamiser le système ? Pouvez-vous présenter un modèle d’intervention et un calendrier ?

Mme Michèle Créoff. Avant la décentralisation, deux grands rapports de l’Igas ont procédé à une remise à plat de la protection de l’enfance : le rapport Dupont-Fauville, au début des années 1970, et le rapport Bianco-Lamy, en 1980. À leur suite, l’État a lancé un plan d’action en passant en revue les files actives des départements en vue de déterminer quels enfants avaient vraiment besoin d’être placés et lesquels pouvaient être orientés vers d’autres solutions. Chaque mois, les directeurs des Ddass rendaient compte de leurs chiffres au ministre. Le Val-de-Marne est ainsi passé de 8 000 à 3 000 enfants placés. J’étais trop jeune pour être en poste à l’époque, mais je me rappelle l’avoir appris lors de mes études à l’École nationale de la santé publique.

Un autre exemple est celui de l’opération « Pouponnières », qui a duré vingt ans et a conduit à l’éradication totale de l’hospitalisme par le ministère. Elle doit son succès à la prise en compte de l’évolution des connaissances, à un budget affecté, à l’existence d’un contrôle et à la mobilisation du champ professionnel, avec une auxiliaire de puériculture référente dans chaque pouponnière. C’est bien la preuve que nous savons dresser des plans d’action quand la volonté politique et le budget sont au rendez-vous de l’évolution des connaissances.

Je ne crois pas qu’il y ait un problème de gradation des mesures. Le terme sert parfois de cache-sexe à une mauvaise évaluation des situations. Je rappelle que la temporalité de l’enfant n’est pas celle de l’adulte : pour son bon développement, il a besoin que le danger prenne fin rapidement et ne se renouvelle pas. Il y a des fenêtres de tir à ne pas manquer.

En revanche, je suis convaincue de la nécessité des normes. Cela implique de financer des professionnels qualifiés et, par extension, de revoir tout le système de formation. Vous direz que je suis décidément jacobine, mais je rappelle que la formation des travailleurs sociaux et paramédicaux relève de la compétence des régions. Que sait-on de la communication entre les départements et les régions sur les besoins de formation ? Que sait-on de la communication entre les départements, les régions et l’État sur leur financement ? Il faut un vrai plan Marshall. Nous ne pouvons pas nous contenter de rustines.

La méfiance vis-à-vis de l’institué fait partie de la culture professionnelle du travail social ; il faut l’avoir en tête lorsqu’on traite avec nos collègues. Néanmoins, pour une politique qui présente des risques aussi liberticides que la nôtre, je considère qu’une part d’institué est souhaitable. Nous entrons dans l’intimité des familles en contrôlant comment des parents élèvent leurs enfants. Ces gens ont le droit à la transparence et à des outils objectifs.

Mme Julie Ozenne (EcoS). Environ 16 % des jeunes majeurs sortant de l’ASE connaissent le sans-abrisme et 1 % d’entre eux seulement poursuivent des études supérieures, contre 52 % pour l’ensemble de la classe d’âge. Face à cette situation alarmante, que préconisez-vous pour assurer un accompagnement plus efficace et prolongé vers l’autonomie ? Serait-il pertinent de prévoir des dispositifs de soutien étendu, voire une prise en charge jusqu’à 25 ans pour favoriser l’intégration sociale et professionnelle ?

La métropole de Lyon, par exemple, a créé l’accompagnement et le revenu de solidarité jeunes majeurs (ARSJM) qui offre un suivi éducatif et financier aux jeunes issus de l’ASE dans leur transition vers la formation et l’emploi.

Mme Michèle Créoff. Je reviens toujours à la définition de la mission. S’il s’agit d’une action sociale, seule la question de l’insertion se pose ; s’il s’agit d’une suppléance parentale, les départements doivent se demander comment être de bons parents.

Que fait un bon parent pour autonomiser son enfant ? Il l’accompagne le plus loin possible. Il s’efforce de lui payer ses études, de lui faire profiter de son réseau pour obtenir un stage, un premier emploi ou un logement. Les départements mobilisent-ils toutes leurs compétences pour accompagner les jeunes qu’ils ont élevés vers une autonomie complète ? Non, car la seule préoccupation est l’insertion. On considère que ces jeunes sont comme les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), qu’ils doivent faire leurs preuves, alors que ce sont des enfants qu’il faut élever.

Quand Christian Favier, l’ancien président du Val-de-Marne, me demandait quel était son rôle, je lui répondais qu’il était le père de 3 000 enfants et qu’il devait tout faire pour qu’ils aillent bien. Le département a ainsi créé un réseau d’entreprises, ajouté une clause à ses marchés publics, qui ne pouvaient être remportés que si l’offre incluait la formation ou l’emploi de jeunes issus de l’ASE, et garanti le paiement du loyer en cas de défaut. Nous avons agi comme l’auraient fait des parents, comme Isabelle Santiago et moi-même le ferions pour nos enfants. Je suis donc favorable à une prise en charge jusqu’à 25 ans.

J’ajoute qu’on ne peut pas accepter que 70 % des enfants sortent de l’ASE sans aucun diplôme. Dans le cadre d’une formation récente, nous avons demandé s’il était opportun de déscolariser un élève de CP tous les vendredis matin, car c’était le seul moment pour sa visite médiatisée. Toute l’équipe interrogée était prête à accepter, mais je considère qu’on ne doit jamais déscolariser un enfant. C’est aux parents et aux personnels de s’organiser pour que cette visite ait lieu le mercredi. Cet exemple tout bête interroge le sens même de notre mission et le rôle de la puissance publique. Pour qui travaillons-nous ? Qui est notre usager ? Je répète qu’il doit s’agir d’une suppléance parentale : nous devons élever jusqu’au bout les élèves dont nous avons la charge.

Mme Liliana Tanguy (EPR). Je viens de rencontrer une assistante familiale et une référente professionnelle dont les constats sont les mêmes que les vôtres s’agissant de la prévention et de l’évaluation. Comme vous, elles estiment qu’il faut cesser de fonctionner en silos, que les différents services concernés doivent partager leurs informations et ainsi créer des synergies, un écosystème – ce qui signifierait remettre complètement à plat l’organisation et raisonner par PPE au moins jusqu’aux 18 ans de l’enfant. Elles s’appuient sur l’exemple du Canada et insistent sur la nécessité de ne pas laisser les enfants dans une incertitude récurrente s’agissant du lieu où ils seront placés.

À cet égard, les assistants familiaux, censés assurer cette coordination, se sentent parfois démunis et insuffisamment épaulés dans leur mission. Ce n’est pas faute de volonté, mais le nombre de dossiers à suivre par référent est en augmentation. La personne avec qui j’ai discuté m’a expliqué qu’elle en avait dix-huit lorsqu’elle a été embauchée, qu’elle en suit désormais vingt-cinq, alors que le nombre idéal serait plutôt de quinze. Quel serait selon vous le bon chiffre ?

Enfin, est également ressortie de notre entretien la question de l’accès aux professionnels paramédicaux, car le nombre d’enfants en situation de handicap ou souffrant de troubles du comportement, voire de troubles psychiatriques, est en hausse. Ils nécessitent encore plus de soins et cela suppose de mieux aider les familles d’accueil.

Mme Michèle Créoff. J’apprécie beaucoup le terme « écosystème », qui me semble très bien correspondre à ce dont nous avons besoin en matière d’évaluation.

Comme je l’ai dit, grâce au législateur et à la démarche qui a été menée de façon consensuelle sur les besoins fondamentaux de l’enfant, nous disposons déjà des outils pertinents. Je pense aux lois de 2016 et de 2022, cette dernière ayant consacré le référentiel de la HAS, issu des travaux conduits par le Val-de-Marne et le centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité (Creai) d’Auvergne‑Rhône-Alpes – travaux qui ont francisé un référentiel québécois, région où la protection de l’enfance a connu de grandes évolutions.

Nous avons ainsi importé et testé les outils à même de construire cet écosystème et de sortir de l’évaluation en silos. Des unités d’accueil pédiatrique des enfants en danger (Uaped) vont être installées partout : utilisons ces ressources et ce moment charnière que nous traversons. Grâce à des évaluations objectives, expertes et efficaces, nous progresserons et limiterons les contraintes et les souffrances des enfants. Si le diagnostic est bien posé, la thérapeutique est adaptée.

De plus, nous devons nous appuyer sur le PPE. Les lois de 2007 et à plus forte raison de 2016 ont insisté sur la sécurité du parcours et la nécessité d’adapter le statut juridique de l’enfant à sa réalité. Si une maman connaît de grandes difficultés mentales, nous savons qu’elle ne pourra élever seule son enfant. Dès lors, ce n’est pas d’une assistance éducative dont la famille aura besoin : il faudra réorganiser l’exercice de l’autorité parentale, avec une tutelle ou une délégation, afin de sécuriser la maman, l’enfant et son parcours.

Je le répète : les outils législatifs et juridiques existent ; ne manque que la volonté de les utiliser. À qui appartient l’enfant ? Il n’appartient qu’à lui-même. L’objet de la protection de l’enfance doit être de lui préparer un avenir à l’abri du danger.

Après, encore faut-il que les personnels soient formés et en nombre suffisant. Encore faut-il, aussi, qu’il y ait des normes, par exemple en matière de suivi des placements familiaux. Dans les années 1990, le travail des référents, que vous avez évoqué, faisait encore l’objet de normes implicites. Elles existent donc déjà, mais en raison des difficultés de recrutement, on peine à les appliquer. Il faut donc des moyens et s’assurer qu’ils soient fléchés de la bonne manière et assortis d’objectifs chiffrés et annuels. C’est tout l’enjeu d’une réforme d’ampleur de la protection de l’enfance.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je tiens d’abord à vous remercier pour ces propos éminemment politiques, qui font du bien. J’aurais aimé que les mots que nous avons entendus hier de la part d’une ancienne ministre chargée de la protection de l’enfance soient aussi puissants, précis et éclairés. C’est possible pour peu que l’on souhaite changer d’approche, de philosophie, de paradigme, c’est-à-dire passer d’une logique d’aide sociale à une politique de protection des êtres les plus vulnérables de notre société. Cette politique différente, pour reprendre les mots si justes que vous avez employés, doit être celle de la suppléance parentale. Je vous remercie de remettre la tour Eiffel à l’endroit et de nous montrer le chemin. Vous n’êtes pas qu’une observatrice : vous avez mis les mains dans le cambouis et avez affaire depuis des années à des élus chargés de cette question.

De quelle manière la décentralisation a-t-elle influé sur cette politique ? Constatez‑vous une aggravation de la situation ces dernières années, ou bien y a-t-il tout de même des choses qui fonctionnent, mais dans un contexte de plus grande sensibilité du public ? De mon point de vue, c’est plutôt la seconde option, même si, comme vous l’avez dit en évoquant les pouponnières, j’ai le sentiment que la situation régresse s’agissant des plus jeunes enfants, avec la réapparition de l’hospitalisme, que nous avions fait reculer.

Mme Michèle Créoff. Comme je l’ai dit en introduction, il s’agit d’une politique d’autant plus complexe et fragile qu’elle dépend de plusieurs paramètres.

Les quinze premières années de la décentralisation ont été une sorte d’âge d’or, ou de lune de miel ! Les élus, soudainement investis de compétences, étaient mobilisés. Beaucoup de places ont été créées ; il y avait de l’expertise et de l’imagination. Des dispositifs alternatifs, avec des accueils différentiels, ont été élaborés. On a fait appel à l’ethnopsychiatrie pour mieux comprendre les façons de faire de familles migrantes. Il y a eu un continuum de la mobilisation de la pédopsychiatrie.

Je rappelle que, au moment de la décentralisation, venait de s’achever l’expérience du service unifié de l’enfance, lequel avait vocation à devenir la nouvelle organisation de cette politique en France, avec un même service administratif responsable de la protection de l’enfance, du service social et de la médecine scolaire, de l’enfance inadaptée et de la pédopsychiatrie. C’eût été une politique de l’enfance vulnérable et non une politique en silos, en fonction des symptômes de l’enfant. Voyez quel changement aurait eu lieu !

La décentralisation, au contraire, a tout éclaté. Non seulement, il n’était plus question de s’appuyer sur une seule et même entité administrative, mais elle a modifié le partage des responsabilités entre l’État et les départements. Il a donc fallu reconstruire une coordination même si, comme j’ai commencé à le dire, quand j’ai démarré ma carrière, l’esprit était encore celui du service unifié de l’enfance. La mobilisation de la pédopsychiatrie était très intéressante, en lien avec le champ du handicap.

En quoi le tableau clinique d’un enfant est-il différent suivant que les troubles du comportement ou du développement dont il souffre sont dus à des maltraitances ou non ? Le fait d’avoir créé des catégories plutôt que des synergies n’aide pas à répondre à ces situations.

L’effet ciseaux s’est accentué à partir des premières contraintes budgétaires, autour de l’année 2004. Et comme cette politique est très peu rentable électoralement, qu’elle concerne très peu d’administrés, qu’elle est très complexe et que les travailleurs sociaux sont difficiles à piloter, même les départements les plus volontaires ont lâché prise. J’ajoute que, dans le même temps, on leur a diffusé un discours selon lequel la prévention et le développement social local suffiraient à la protection de l’enfance et éviteraient donc de créer des places d’accueil. Nous avons ainsi assisté à un désengagement.

J’ajoute qu’à cette même période, le nombre de placements a augmenté, en raison de la hausse significative du nombre de MNA, mais aussi de la dégradation des situations familiales. Le nombre de très jeunes enfants, c’est-à-dire de moins de 6 ans, accueillis dans les dispositifs de placement a augmenté de 14 %, au moment où la volonté de s’adapter aux besoins était très émoussée.

Avec un écosystème aussi fragile, si vous n’êtes pas en permanence à la manœuvre, les avancées s’étiolent et le serpent se mord la queue : le sens se perd, les collègues se fatiguent, les recrutements chutent, les solutions s’amenuisent. Et cela coûte bien évidemment beaucoup plus cher de réparer que de créer. La facture pour remédier à la situation sera plus élevée que si les investissements avaient eu lieu régulièrement, en fonction des besoins.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). On constate un décalage entre l’amélioration du repérage, des connaissances et de la formation – ce qui est une bonne chose – et l’action des départements, qui ont supprimé des places. Nous arrivons ainsi à plus de 3 000 placements non exécutés dans notre pays et à des chiffres assez affolants dans certains territoires.

Vous avez évoqué la question, mais quel est votre sentiment face à l’irrégularité, voire l’illégalité dans laquelle se trouvent certains départements et face au manque de réaction de la part des services de l’État ? Mme Caubel, que nous avons auditionnée hier, n’avait pas réagi lorsque des départements de droite ont refusé de prendre en charge des MNA il y a deux ans.

De la même manière, quelle est votre réaction lorsque les dispositions légales que nous votons ne bénéficient pas, ensuite, des budgets correspondants ? Hier, on nous a en effet expliqué que les décrets d’application de la loi Taquet avaient tardé à être publiés, car il n’y avait pas de budgets supplémentaires pour les départements – leurs finances étant effectivement grevées par les investissements qu’ils doivent faire.

Lors des premiers travaux de la commission d’enquête, avant la dissolution, nous avons aussi appris que le nombre d’équivalents temps plein (ETP) pour le contrôle de la protection de l’enfance était minable ; il n’y a pas d’autre mot. Dans mon département du Puy‑de-Dôme, il n’y a que 0,5 ETP pour le contrôle et la contractualisation : nous sommes donc loin d’une politique sérieuse.

Comment, dès lors, remettre l’État au cœur du système ? Je suis plutôt partisane d’une recentralisation de cette politique, mais comment améliorer les choses à court terme ?

Enfin, la délégation aux droits des enfants a auditionné hier l’actuelle ministre chargée de la petite enfance et de la famille. J’ai été heurtée lorsqu’elle a indiqué que pour définir les normes et les taux d’encadrement dans les pouponnières, un objectif minimal de vingt minutes de portage par enfant avait été retenu. Vous avez parlé de la résurgence de l’hospitalisme, que l’on constate notamment dans le Puy‑de‑Dôme, aussi aurais‑je également voulu avoir votre avis sur cette question.

Mme Michèle Créoff. La perte d’expertise qui a accompagné la décentralisation a aussi concerné l’État. Entre mes affectations en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne, j’ai coordonné l’action interministérielle contre l’enfance maltraitée : c’était avant la révision générale des politiques publiques (RGPP) et le mot d’ordre était déjà le dégraissage de toutes les compétences ayant été décentralisées. Soyons honnêtes : l’opération « Pouponnières » ne s’est pas terminée parce qu’elle n’était plus utile, mais parce qu’il a été mis fin à de tels pilotages étatiques au nom de la décentralisation et de la réduction des dépenses. Cette expertise a donc été perdue, à plus forte raison encore dans les préfectures.

C’est dans ce contexte que le Puy-de-Dôme a lancé un marché public pour des prestations hôtelières afin de placer des enfants dans le cadre de l’ASE, alors que c’est totalement illégal, le code de l’action sociale et des familles prévoyant qu’il faut un agrément pour accueillir des mineurs. Mais personne, au sein de la préfecture, pas même le préfet – et j’aimerais bien savoir pourquoi –, n’a pensé que ce marché public n’avait pas lieu d’être et devait être interdit d’emblée.

Quand les Ddass et les directions régionales des affaires sanitaires et sociales (Drass) ont été liquidées, les préfectures se sont retrouvées complètement dépourvues d’expertise. Les contrôles ont été confiés, en leur sein, à une cellule dédiée, avec le concours de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et des services de la jeunesse et des sports, mais sans que les personnels ne soient nécessairement compétents en matière de protection de l’enfance, ni que les départements ne forment les agents.

À leur décharge, il est particulièrement compliqué d’être à la fois le payeur, l’organisateur et le contrôleur, sans parler du manque d’objectivité qu’une telle situation peut engendrer. Quels ont été, par ailleurs, les efforts des organismes de formation des collectivités territoriales, sachant qu’on n’inspecte pas un dispositif de protection de l’enfance comme on inspecte, par exemple, un programme d’urbanisme ? Et je répète qu’à la perte de compétence et d’expertise s’est adjoint un manque de volonté politique vis-à-vis d’un enjeu qui – heureusement d’ailleurs – ne concerne qu’une faible part de la population.

À cet égard, l’émergence d’une émotion collective et citoyenne me semble remarquable. C’est cette émotion qui va obliger à agir, au-delà des résistances politiques, qui existeront toujours. Les pouvoirs publics vont devoir en tenir compte, ainsi que des condamnations répétées de la France par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Dans le cadre de l’affaire Loste, notre pays vient en effet d’être de nouveau condamné pour absence de recours effectif contre une décision de l’ASE. Une dame qui a vécu une enfance absolument abominable a mis vingt-trois ans à obtenir réparation à la suite d’une procédure devant le tribunal administratif !

Nous sommes arrivés à un point de non-retour et il va falloir que des décisions importantes soient prises. J’espère que, dans ce contexte, nous n’oublierons pas de doter les enfants eux-mêmes des moyens de défendre leurs droits, c’est-à-dire d’être des justiciables à part entière. Il s’agirait d’une réforme d’envergure en matière de protection de l’enfance.

Mme Nathalie Colin-Oesterlé (HOR). Vous avez beaucoup insisté sur le manque de personnel spécialisé et formé. Pour avoir travaillé dans le domaine de la formation professionnelle dans le Grand Est, il y a quelque chose qui m’échappe. Les régions ne sont pas opposées à former des personnels en matière de protection de l’enfance. Les besoins ne remontent-ils pas des départements vers les régions ? Le nombre de candidats pour suivre ces formations est-il faible ? Souffrons-nous d’un fonctionnement en silos, comme vous l’indiquez ?

Mme Béatrice Roullaud (RN). Comme vous, je crois que nous sommes arrivés à un point de non-retour. Devrions-nous faire de l’enfance une priorité nationale et ainsi consacrer davantage de moyens financiers, notamment pour que les jugements soient bien exécutés ?

Par ailleurs, que pensez-vous de la présence d’un avocat aux côtés des enfants, aussi bien en matière civile qu’en matière pénale ?

Enfin, vous qui avez été inspectrice de l’ASE, pensez-vous qu’une ordonnance de protection, sur le modèle de celle qui a été instaurée pour les femmes victimes de violences conjugales, pourrait être une solution ? Un médecin, un éducateur, un enseignant pourrait saisir le juge de manière anonyme, et sous six jours une ordonnance pourrait être prise pour éloigner l’enfant du danger, qu’il s’agisse de violences intrafamiliales ou non.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Selon vous, d’où vient la dégradation de l’évaluation des risques et des dangers auxquels les enfants sont exposés, et comment y remédier ?

Mme Michèle Créoff. Madame Colin-Oesterlé, le Val-de-Marne gère directement soixante-dix-huit crèches et dispose d’une école d’auxiliaires de puériculture. Nous avons essayé de monter un programme commun aux communes du département, au Val-de-Marne lui-même et à la région pour augmenter le nombre de personnes formées ; nous en manquions et continuons d’en manquer cruellement. Alors que cela nous a demandé un travail de coordination considérable, nous avons accouché d’une souris. Nous avons établi la cartographie des besoins – le nombre, la localisation géographique et les spécialités –, mais nous nous sommes heurtés à la petitesse de l’effort financier de la région. C’est pour cette raison que je répète que tout le monde doit monter à bord ! Quand on voit l’ampleur de la pénurie de personnels et l’effort de formation qu’il va falloir fournir, il est clair que chacun devra jouer sa carte et mobiliser des moyens. Et je ne parle pas que de la protection de l’enfance : cette situation concerne l’ensemble du secteur médico-social et paramédical.

Pour répondre ensuite à Mme Roullaud, faire de l’enfance la priorité d’une société me semble un objectif aussi exaltant qu’apaisant, surtout dans un moment aussi complexe que celui que nous traversons. Tout ce qui peut contribuer à construire des politiques coordonnées est bienvenu.

S’agissant d’une potentielle ordonnance de protection, il faut bien sûr protéger les enfants dès les premières révélations. Rien n’est pire, pour un enfant, après l’évaluation de l’infraction – surtout si elle est d’ordre incestueuse – et son audition, de rentrer « tranquillement » à la maison alors que s’y trouvera son papa ou une autre personne mise en cause. La procédure pénale doit protéger l’enfant dès le début des investigations policières ; c’est extrêmement important, car l’enjeu dépasse le cadre de l’ASE.

Quant à l’évaluation, madame Amiot, je ne suis pas sûre qu’elle se dégrade ; je pense même qu’elle s’améliore. Lorsque j’ai commencé ma carrière, le terme « maltraitance » était un gros mot : lors des colloques, on nous expliquait que c’était l’exception. Nous n’en sommes plus là ! Grâce aux mouvements féministes et à la médiatisation des violences faites aux femmes, il y a une vraie prise de conscience, une émotion citoyenne, au sujet des violences intrafamiliales. On ne pense plus qu’elles sont rares ou qu’elles ne concernent que des cas monstrueux.

D’ailleurs, il n’y a pour ainsi dire qu’à correctement appliquer la loi de 2022, qui comprend un référentiel de la HAS sur l’évaluation des situations de danger. Nous en avons parlé : ce référentiel est robuste et issu de celui que nous avions élaboré dans le Val-de-Marne, sur le fondement de celui en vigueur au Québec. C’est un outil de référence qui permet d’objectiver les choses.

Une dernière difficulté, que je n’ai pas encore mentionnée, est qu’il conviendrait aussi de transposer les dispositions inscrites dans le code de l’action sociale et des familles dans le code civil. En effet, il serait bon que le juge des enfants et le parquet utilisent le même vocabulaire et disposent de la même représentation du danger que le champ de la protection de l’enfance, faute de quoi nous continuerons de fonctionner en silos. J’y insiste : cette double codification des besoins fondamentaux de l’enfant et de son développement créerait un langage et des critères d’appréciation communs entre l’autorité judiciaire et le dispositif médico-social et socio-éducatif à même de considérablement faciliter les collaborations.

Mme la présidente Laure Miller. Merci, madame Créoff, pour votre présence et ces réponses très éclairantes.

  1.   Audition de Mme Laurence Rossignol, ancienne ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes (mercredi 20 novembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition de Mme Laurence Rossignol.

Madame Rossignol, vous avez été secrétaire d’État chargée de la famille, des personnes âgées, de l’autonomie et de l’enfance entre avril 2014 et février 2016, puis ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes de février 2016 à mai 2017. Vous étiez ministre lors de l’élaboration et du vote de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant. Dès son article 1er, cette loi replace l’intérêt de l’enfant au centre des interventions de la protection de l’enfance, en affirmant que : « La protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation, dans le respect de ses droits. » Le renforcement du projet pour l’enfant (PPE) devait contribuer à la stabilité et à la continuité des parcours.

La loi de 2016 avait aussi pour ambition d’améliorer la connaissance de la protection de l’enfance et de renforcer la coordination des acteurs, grâce à la création du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE). Cette loi a également réaffirmé la place de la prévention, en consacrant les centres parentaux, et a cherché à améliorer le repérage des enfants en danger. Je ne peux toutes les citer, mais la loi que vous avez défendue, madame la ministre, est à l’origine de nombreuses avancées.

Pourtant, malgré votre engagement et celui des autres ministres chargés de la protection de l’enfance, malgré une nouvelle loi en 2022, force est de constater que des dysfonctionnements importants demeurent. Comment l’expliquez-vous ?

Au-delà des questions de gouvernance et de moyens financiers, des améliorations sont attendues sur de nombreux sujets, notamment en matière de connaissances scientifiques et de données, de prévention, de prise en charge des enfants et de continuité de leurs parcours, de formation et d’attractivité des métiers de la protection de l’enfance, de normes d’encadrement.

Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine de minutes, avant un temps d’échange.

Je le rappelle, cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demanderai de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Laurence Rossignol prête serment.)

Mme Laurence Rossignol, ancienne ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes. Je vous remercie de cette audition qui me permettra de resituer le travail qui a été mené sur la protection de l’enfance entre 2014 et 2017.

Je prendrai d’abord la protection de l’enfance dans son sens global, avant d’en venir à l’action de l’aide sociale à l’enfance (ASE). En 2014, j’étais ministre des familles et des personnes âgées. J’ai agi auprès du Président de la République et du Premier ministre pour faire inclure l’enfance dans la titulature de mon ministère. Les droits des femmes y ont également succédé aux personnes âgées. Cela m’a permis d’aborder la question des violences intrafamiliales dans leur globalité. Guidée par une approche féministe de l’ensemble des questions humaines qui étaient au cœur de mon ministère, j’ai pu faire le lien entre les violences faites aux femmes, celles faites aux enfants et ce que cela signifiait dans la structure familiale patriarcale, ainsi qu’entre la condition des enfants, celle des femmes et la politique familiale.

C’était il y a dix ans. Depuis, l’état de la société et de la connaissance de ces sujets a changé. J’ai passé plusieurs mois à répéter, partout où je le pouvais, qu’un enfant témoin de violences intrafamiliales est un enfant victime. Cette phrase, que j’avais empruntée au juge Édouard Durand, était loin d’être partagée et consensuelle. Je ne suis pas sûre qu’elle s’impose dans l’ensemble des décisions judiciaires et des pratiques sociales aujourd’hui, mais il y a dix ans, c’était presque original de dire qu’un enfant témoin est un enfant victime. Parmi les actions que nous avons menées en matière de protection de l’enfance, je citerai : le premier plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants et la mission que j’avais confiée à Flavie Flament sur la question de l’imprescriptibilité des crimes sexuels, de manière à laisser à mes successeurs – je savais que j’en aurais après les élections de 2017 – un dossier bien engagé, non pas sur le fond mais déjà expertisé.

Permettez-moi une parenthèse. Un événement a profondément marqué ces années et mon propre ministère : l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015. Un sujet inédit s’est imposé à nous : la question des mineurs radicalisés. Les frères Kouachi étaient passés par l’ASE. On s’est donc questionné sur l’articulation possible entre le fait d’être passé par l’ASE et la radicalisation qui mène jusqu’au terrorisme, ainsi que sur la radicalisation des mineurs. Il a d’abord fallu rencontrer beaucoup de gens pour comprendre ce phénomène qui était hors des écrans. Quelques chercheurs parlaient sur les plateaux de la radicalisation des jeunes mais ils étaient assez peu écoutés.

À partir de janvier 2015, tout a changé. Je me vois confier par le Premier ministre et le ministre de l’intérieur le suivi des familles des jeunes radicalisés. Je prends donc connaissance de leurs parcours de vie. On va découvrir qu’une jeune fille de 13 ou 14 ans qui, à la suite d’un mariage contracté par internet, est partie rejoindre l’État islamique n’est pas une fugueuse banale, ce qu’elle était auparavant. Il y a tout un travail à mener autour des familles et des mineurs radicalisés, qui va me prendre beaucoup d’énergie. Il va conduire à la mise en place du protocole de retour des femmes et des enfants qui commencent à rentrer de l’État islamique à partir de 2016. Si les mères sont judiciarisées, comment accueillir les enfants, qui sont incontestablement en situation de stress post-traumatique et dont certains ont été formés pour être des « lionceaux du califat » ? On va mettre en œuvre tout un protocole de prise en charge par l’ASE, d’hospitalisations, de recherche de pouponnières ou de familles d’accueil spécifiques, sous l’égide d’un juge des enfants. S’est posée également la question des ressources familiales : étaient-elles ou non liées au parcours des mères parties ?

Avant d’en venir à la loi de 2016, j’insiste une nouvelle fois sur la grande cohérence d’un ministère qui liait la famille, l’enfance et les droits des femmes. Il a permis de faire remonter de nombreuses informations concernant les droits des enfants, les violences dont ils sont victimes et leur dimension systémique et patriarcale.

S’agissant de la loi de 2016, j’ai travaillé dans une perspective de continuité en amont et en aval. L’amont, c’était de s’inscrire dans la continuité de la loi de 2007 ; l’aval de faire adopter une proposition de loi – j’y reviendrai – dont la pérennité devait être la même que celle de la loi de 2007. Nous avons pensé la loi sur le long cours, parce que nous savons que les lois de société ne sont pas comme les lois fiscales : il n’y a pas besoin d’acculturer les fonctionnaires de Bercy pour qu’ils appliquent les nouveaux taux votés par le Parlement. En revanche, faire changer la protection de l’enfance, faire changer la philosophie de la protection de l’enfance, ses pratiques, sa culture, celle des juges, celle des départements, des travailleurs sociaux, tout cela s’inscrit dans le long terme.

Quant aux difficultés que j’ai rencontrées, en réalité, j’y suis allée un peu toute seule. J’ai eu les coudées franches. Le Premier ministre ne m’a pas demandé de faire une loi sur la protection de l’enfance. Au Sénat, la sénatrice de Loire-Atlantique, Michelle Meunier, avait déposé une proposition de loi sur la protection de l’enfance, dont nous sommes partis pour travailler. J’ai obtenu du gouvernement qu’il l’inscrive sur le temps gouvernemental. Elle n’a donc pas vécu la triste vie de beaucoup de propositions de loi qui finissent par s’échouer à l’Assemblée nationale ou au Sénat. Le gouvernement a pris en charge de la mener à son terme.

Que reste-t-il de tout cela ? À mon sens, trois choses. La première, c’est la concertation sur les besoins de l’enfant et les défaillances parentales. Alors que l’on partait auparavant des défaillances parentales pour penser la protection de l’enfance, à partir de la loi de 2016, on améliore ce qui était dans la loi de 2007 : partir des besoins de l’enfant. J’ai fait conduire une mission sur les besoins de l’enfant destinée à l’accueil des enfants de moins de 3 ans. Ensuite, nous avons commandé à Mme Marie-Paule Martin-Blachais un deuxième rapport sur les besoins de l’enfant en protection de l’enfance. Cela nous a permis de poser comme principe que les besoins de l’enfant en protection de l’enfance sont strictement les mêmes que ceux des autres enfants – la construction de la figure d’attachement est la même. Il faut donc considérer la protection de l’enfance en partant de l’universalité des besoins des enfants, tout en pensant aux besoins spécifiques liés aux carences, aux défaillances et au fait d’être accueilli en pouponnière, en famille d’accueil ou en maison d’enfants à caractère social (Mecs). L’approche par les besoins fondamentaux de l’enfant demeure. Elle s’est poursuivie dans la loi Taquet autour des besoins en matière de santé.

Deuxièmement, nous avons posé comme principe que la politique de protection de l’enfance était une politique publique interministérielle, donc régalienne, et décentralisée. Quand il y a un drame en matière de protection de l’enfance – et j’en ai vécu quelques-uns en tant que ministre –, on se tourne non seulement vers le président du département mais aussi vers le ministre chargé de l’enfance, auquel on demande comment une telle défaillance des services sociaux a été possible. On voit bien que cette double dimension est continuellement à l’œuvre.

Enfin, et c’est un élément très important, cela a été le début d’une valorisation des savoirs expérientiels dans les politiques publiques. Pour construire la loi, après le dépôt de la proposition de loi de Michelle Meunier, nous avons créé un comité de pilotage. La concertation a volontairement été très longue. Ce comité comprenait des magistrats, des experts, des psychologues, des vice-présidents de département et deux personnes qui étaient directement concernées, deux anciens enfants placés, qui ont eu la chance de pouvoir s’exprimer, d’écrire, Lyes Louffok et Céline Greco. Je les voyais au moins une fois par mois.

Cette manière de fonctionner était nouvelle. J’ai appliqué une intuition que j’avais : le grand problème des politiques sociales, c’est qu’elles ne sont jamais construites avec leurs usagers. Elles sont pensées dans des instances administratives – technocratiques, dirais-je, si j’étais plus négative – sans que l’on ne pense jamais à leurs effets sur les usagers. Dans ce processus de concertation, le fait d’avoir deux anciens enfants placés, qui avaient écrit l’un et l’autre un livre, ainsi que les associations d’entraide des personnes accueillies ou ayant été accueillies en protection de l’enfance (Adepape), a été très précieux.

Surtout, lors de la concertation, nous avons rencontré tout le monde et très longuement. J’ai été particulièrement marquée par notre journée avec les parents d’enfants placés. Je pense que c’était la première fois que ces gens étaient entendus par un ministre. Je me souviens très clairement de ce qu’ils m’ont dit. Ils étaient d’anciens enfants placés. Pour eux, appeler les services sociaux, c’était prendre le risque que leurs enfants soient placés à leur tour. De peur d’un placement, ils n’ont pas appelé les services sociaux, et le manque d’accompagnement préventif a conduit au placement. Dans certaines familles, il y avait eu des maltraitances, d’autres étaient simplement pauvres, carencées ou en grande difficulté. Parfois, des enfants sont placés, parce que les logements sont insalubres. Les parents ne sont pas forcément de mauvais parents.

Quand je dis que nous avons travaillé avec les enfants placés, ce n’est pas de la communication. L’article 9 de la loi de 2016, qui prévoit, dans le cadre d’une information préoccupante, une évaluation de l’ensemble des enfants de la fratrie et non pas simplement de l’enfant qui en a fait l’objet, vient de Céline Greco. Il a été introduit par amendement gouvernemental. Nous avons eu la chance de travailler avec Lyes Louffok et Céline Greco et, d’un certain point de vue, eux aussi ont eu la chance – ce que je vais vous dire va vous paraître terriblement immodeste mais je l’assume – d’avoir à ce moment-là une ministre qui voulait instaurer de tels processus de concertation.

Il n’y a rien qui me réjouisse autant aujourd’hui que de voir ce qu’est devenu le mouvement des enfants placés. Lorsque j’étais ministre, j’avais coutume de dire que les enfants placés n’avaient pas de représentants, alors qu’il y a des mouvements associatifs qui défendent les personnes handicapées, les personnes âgées ou les usagers des routes. Il n’existait pas de groupe de pression des enfants placés. Ils existent aujourd’hui, ils manifestent, ils se coordonnent. Cette parole-là est déterminante. Je pense qu’elle est en partie issue de la manière dont nous avons travaillé pendant toute cette période.

La loi a mis du temps à s’élaborer. Isabelle Santiago le sait, puisqu’elle était viceprésidente de la protection de l’enfance et de la jeunesse au conseil départemental du Valde-Marne. On avait créé un groupe de travail des vice-présidentes – c’était en effet très majoritairement des femmes – des départements chargées de la protection de l’enfance. Il a travaillé régulièrement pendant tout le temps qu’il a fallu pour accompagner ce qui était déterminant : l’impulsion d’un changement culturel lié à l’histoire de la protection de l’enfance, qui est passée du tout-placement au tout-maintien du lien. Il fallait rompre en douceur avec cette habitude, ce qui est plus facile à dire qu’à faire, tant les pratiques sont ancrées.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Madame la ministre, je suis ravie de pouvoir échanger avec vous.

Pensez-vous qu’un plan interministériel pluriannuel de l’enfance permettrait d’éviter l’écueil des périodes électorales ? Si la loi de 2007 a été un premier acte, celle de 2016 a été un moment phare de recentrage sur les besoins des enfants, on a vu ce qu’il est advenu des décrets d’application de la loi de 2022.

Aujourd’hui, tous les clignotants sont au rouge. Nous souhaitons, de manière transpartisane, instaurer des normes d’encadrement, afin de répondre à la fois à une attente des personnels et aux besoins fondamentaux des enfants. Le chiffrage d’une telle mesure s’élève à 1,5 milliard d’euros. Cela étant, le problème n’est pas uniquement financier, il concerne aussi la formation. Il est nécessaire de travailler sur la formation initiale et continue et de lancer une grande conférence autour des métiers du social. En effet, quand bien même notre proposition de loi serait adoptée, il manquerait, à ce stade, 35 000 personnes.

À votre avis et compte tenu de votre expérience, comment pourrions-nous aborder ce sujet dans nos recommandations en alliant la nécessité d’être en phase avec la réalité budgétaire et l’obligation de regarder ces dépenses comme un investissement sur l’avenir ? Selon une étude de The Lancet, que j’ai encore cité récemment en séance et qui avait été évoquée par Céline Greco lors de son audition, le coût global de la mauvaise prise en charge de ces enfants serait de l’ordre de 38 milliards de dollars par an pour un pays comme la France. Et les enfants en question ont une espérance de vie raccourcie de vingt ans. Grâce aux recherches, les connaissances progressent, y compris sur le plan statistique. Cependant, malgré les efforts du législateur pour proposer des mesures au plus près des besoins des enfants, nous constatons tous sur le terrain que le système est à bout de souffle. L’appel du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) à lancer un plan Marshall pour la protection de l’enfance n’a pas été suivi d’effets. Ne faudrait-il pas développer une vision pluriannuelle de ces sujets ?

À la lumière des événements qui ont marqué le secteur au cours des dernières années, on peut en effet s’interroger sur la continuité des politiques publiques. La loi du 14 mars 2016 était assortie d’une feuille de route qui nous engageait tous, mais elle n’a fait l’objet d’aucun suivi après les élections présidentielles et législatives de 2017. Le texte était assez peu connu des magistrats, comme j’ai pu le constater lorsque je me rendais au tribunal de Créteil, et mal appréhendé par les professionnels du secteur, en dépit de notre forte mobilisation. En 2019, un nouveau ministre est arrivé, qui a lancé des groupes de travail et annoncé une stratégie pour la période 2020-2022. De grandes réunions destinées à élaborer des préconisations ont eu lieu en 2019 et 2020, suivies de comités interministériels. Dans les faits, tous les clignotants sont actuellement au rouge et nous observons un retour de l’hospitalisme dans les pouponnières. Comment faire pour éviter une telle discontinuité à l’avenir ?

Enfin, je voudrais relayer des questions qui m’ont été transmises par le comité de vigilance des enfants placés. Lorsque vous étiez ministre, quelle stratégie et quels moyens avaient été mis en œuvre pour remédier à la carence des contrôles ? Aviez-vous envisagé la création d’un organe de contrôle indépendant pour superviser les structures accueillant les enfants ? Comment expliquez-vous que l’idée d’un accompagnement systématique des jeunes par un avocat ait reçu aussi peu de soutien ? Que pensez-vous de l’application de la loi Taquet ?

Mme Laurence Rossignol. Tout d’abord, je tiens à dire que l’une des carences de la loi de 2016 est de n’avoir été accompagnée d’aucun moyen financier : on ne m’a pas empêché de la faire, mais on ne m’a pas accordé un centime de budget dans ce cadre. Les départements ont-ils été de bons partenaires à cette occasion ? Les vice-présidentes de départements, qui avaient accepté de participer à la concertation, l’ont été. L’Assemblée des départements de France (ADF) a-t-elle été un bon partenaire ? Non, très clairement. La plupart des départements de droite n’avaient qu’un sujet dans leur viseur : les mineurs non accompagnés (MNA). Le financement de la prise en charge des MNA est incontestablement un sujet de préoccupation, mais ils sont loin d’être le problème de la protection de l’enfance. Si c’était le cas, la protection de l’enfance n’irait pas si mal. Dans la plupart des départements de gauche, des gens étaient mobilisés et faisaient beaucoup de choses. Je pourrais vous citer des départements exemplaires des deux bords politiques, mais, globalement, l’un était centré sur les MNA et l’autre pas. Quoi qu’il en soit, nous avons fait sans argent – nous y reviendrons peut-être en parlant du pécule.

Faut-il adopter une vision pluriannuelle ? Bien sûr. Entre l’adoption de la loi et la fin de mon mandat, j’ai pris mon bâton de pèlerin pour faire le service après-vente du texte. Je suis allée dans de nombreux départements où je demandais aux préfets d’organiser des réunions avec tous les intervenants concernés – les procureurs et juges spécialisés sur les mineurs, les représentants de l’éducation nationale, de l’ASE et des associations délégataires – car nous avions repéré d’emblée que tous ces gens ne se parlent pas. Pour défendre cette loi, j’avais la chance d’avoir des collaboratrices exceptionnelles que je tiens à citer : Anne Devreese, Marie Derain et Léonor Sauvage – qui est devenue commissaire de police. Elles ont pensé la loi et connaissaient le terrain, deux d’entre elles étant passée par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Il nous est arrivé de trouver des solutions pour certains gamins depuis le ministère parce que mes collaboratrices avaient réussi à organiser une réunion téléphonique avec plusieurs personnes – nous savions d’expérience que six ou sept intervenants peuvent se relayer auprès d’une famille sans jamais se parler. Le travail pluridisciplinaire faisait d’ailleurs partie de l’esprit de la loi. En 2017, je n’ai pas eu de successeur : l’enfance a disparu de l’intitulé des ministères. Tout s’est arrêté pendant deux ans. Or l’application d’une telle loi requiert une très forte implication de l’État. En 2019, Adrien Taquet a été nommé grâce à la mobilisation d’associations et de collectifs d’anciens enfants placés. Comme moi, il a travaillé sans un centime, ce qui s’est senti dans la loi de 2022.

Un travail interministériel est évidemment indispensable dans ce domaine comme dans d’autres. À mon arrivée au ministère, j’ai lancé le cinquième plan interministériel triennal de lutte contre les violences faites aux femmes. Pendant douze ans et malgré les alternances politiques, les ministres successifs se sont inscrits dans cette continuité, ce qui a permis d’évaluer les mesures prises et d’en proposer de nouvelles. Lorsque j’ai lancé le premier plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants, je m’attendais à ce qu’il soit suivi d’un deuxième puis d’un troisième. Ce ne fut pas le cas. D’ailleurs, il n’y a pas eu non plus de sixième plan de lutte contre les violences faites aux femmes. Il n’y a plus de continuité puisque, comme chacun sait, 2017 est l’an 1 des politiques publiques : il ne fallait surtout pas laisser entendre que d’autres auraient pu ouvrir un chemin dans lequel il était possible de s’inscrire ; il fallait tout reprendre de zéro.

En résumé, il faut donc une pluridisciplinarité, un cadre interministériel, une perspective pluriannuelle et un suivi de l’application des lois. À mon avis, la fonction de ministre consiste en 80 % de travail souterrain obscur et invisible et 20 % de travail exposé – dont 15 % constitué de critiques et de douleur. La rétribution narcissique d’un ministre est concentrée sur 5 % de son activité. S’il n’accepte pas cette loi, le ministre ne peut pas faire du travail correct. Et il doit penser à l’après-soi.

J’en viens à la formation. Globalement, les métiers du travail social souffrent de divers problèmes liés à la rémunération, au statut et à la reconnaissance. En ce qui concerne la protection de l’enfance, j’en étais arrivée à la conclusion qu’il fallait en finir avec les éducateurs généralistes – qui s’appellent d’ailleurs éducateurs spécialisés. Il faut des éducateurs spécialisés en protection de l’enfance car le métier nécessite un savoir et des connaissances, notamment en pédopsychiatrie. Un éducateur ne peut pas s’occuper indifféremment d’adultes handicapés ou d’enfants accueillis par l’ASE. Il en va de même au niveau des départements : il me semble hasardeux qu’un directeur des routes devienne du jour au lendemain directeur de l’enfance et de la famille. Il faut d’autant plus défendre la spécificité des métiers de la protection de l’enfance que les compétences et les savoirs ont beaucoup progressé en l’espace de dix ans.

En matière de contrôles renforcés, sujet sur lequel nous avions travaillé sans l’inscrire dans la loi, il me semble qu’il y a un absent : les agences régionales de santé (ARS). Ne serait‑ce qu’en raison de la dimension sanitaire du placement, les ARS devraient être beaucoup plus impliquées dans la protection de l’enfance qu’elles ne le sont. Elles pourraient même devenir un autre lieu de pilotage sans être chargées des contrôles. Pour ma part, je pense que les contrôles doivent être confiés à des structures indépendantes. Les inspections générales ? Elles en font déjà un peu mais de manière plus globale. Le besoin de contrôle se fait d’ailleurs sentir dans tout le secteur médico-social, notamment dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) qui étaient de mon ressort comme les Mecs.

Pourquoi l’idée d’un accompagnement systématique des jeunes par un avocat rencontre-t-elle si peu de soutien ? La première réponse est que cela coûte de l’argent et qu’il n’y a pas de budget prévu. Certains y sont aussi hostiles par philosophie, je m’en rends compte quand je présente un amendement sur le sujet, c’est-à-dire à chaque fois qu’un véhicule législatif adéquat s’arrête au Sénat.

La loi Taquet, je l’ai votée et je la trouve bien. Dès qu’un véhicule législatif se présentera, il faudra quand même apporter quelques précisions sur le tiers digne de confiance qui peut accueillir un enfant – on a pu voir que certains tiers n’étaient pas vraiment dignes de confiance. En fait, il est assez difficile d’évaluer certaines mesures comme celles qui concernent la fin de l’hébergement hôtelier ou les jeunes majeurs. Il faut faire un travail de fourmi parce qu’on ne sait pas ce qui se passe dans les départements. C’était une très bonne idée de créer les comités départementaux pour la protection de l’enfance (CDPE), mais on ne sait pas très bien s’ils fonctionnent tous ni ce qui s’y passe. En définitive, la loi Taquet a le même effet déceptif qu’a pu avoir la loi de 2016 : elle affiche de belles ambitions, mais il est difficile d’en mesurer l’application. En 2016, nous avons créé le projet pour l’enfant (PPE), outil destiné à accompagner l’enfant tout au long de son parcours à l’ASE. En 2024, ils sont encore moins de 90 % à en bénéficier.

Ces difficultés d’évaluation plaident aussi pour l’adoption de plans triennaux. Lors de l’adoption d’un plan triennal, on fait nécessairement une évaluation du précédent plan, avant de prévoir des réajustements et de nouvelles mesures. En 2015, nous avions établi une feuille de route de la protection de l’enfance à titre préventif, dans l’hypothèse où nous ne serions pas parvenus à finaliser la loi. Pour qu’il reste quelque chose.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). On dit en Afrique qu’il faut tout un village pour élever un enfant. La protection de l’enfance n’est malheureusement pas un village mais une galaxie dotée de nombreux satellites qui ne communiquent pas toujours entre eux. Nous constatons des difficultés de dialogue entre les différents intervenants et des failles dans les dispositifs de surveillance, qui peuvent conduire à la mort d’enfants. Dans d’autres secteurs, lorsque se produit un crash avec mort d’homme, on ne se contente pas de l’enquête de police mais on crée une commission pluridisciplinaire pour tirer les enseignements du drame afin d’éviter qu’il ne se répète. Pour avoir un père qui est partie prenante de ce type de commission dans l’aviation civile, j’en ai une certaine expérience. En cas d’accident, on réunit tout le monde : constructeurs, responsables de la sécurité, dirigeants, ceux qui donnent les ordres et ceux qui les exécutent. Il s’agit de dessiner l’arbre de défaillances, en n’oubliant aucune branche afin d’essayer de comprendre la responsabilité de chacun. Aviez-vous envisagé un tel système en 2016 ? Serait-il possible de l’envisager à chaque fois qu’il y a mort d’enfant, afin de s’assurer que cela ne se reproduira pas ?

Mme Laurence Rossignol. C’est une bonne comparaison. Dans la protection de l’enfance, il existe une procédure un peu similaire à celle que vous décrivez, et qui s’est appliquée notamment lors de l’affaire Marina, cette petite fille morte de maltraitance parentale. Organisés dans la maltraitance, les parents déménageaient dans un nouveau département à chaque fois qu’ils se sentaient repérés par les services sociaux, et le dossier repartait de zéro. La mort de l’enfant a donné lieu à une enquête et à une inspection de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), à la publication de conclusions et de préconisations. Nous avons agi sur ce qui était à notre portée, c’est-à-dire ce qui impliquait des modifications législatives.

À l’issue de cette affaire, j’avais ainsi découvert qu’après sa condamnation, le père avait gardé l’autorité parentale sur les frères et sœurs de Marina, ce qui m’avait laissée sans voix. Nous avons modifié le code pénal. À cet égard, je tiens à dire que ce n’est pas facile d’être une ministre chargée de la protection de l’enfance : il n’y a pas d’argent, mais il y a la Chancellerie où l’on a tendance à se demander pourquoi une ministre sociale cherche à intervenir dans le code civil et le code pénal, qui sont quand même des ouvrages sérieux. Nous n’avons pas obtenu le retrait automatique de l’autorité parentale dans ce genre de circonstances, mais le juge est désormais obligé de motiver spécialement sa décision quand il laisse le parent exercer son autorité parentale. Les juges ont compris le message ; la Chancellerie a été satisfaite de cette rédaction. L’idée est qu’il faut laisser beaucoup de liberté au juge, et ne pas trop encadrer sa pratique.

En Seine-et-Marne, il y avait eu l’affaire de Bastien, un petit garçon qui avait fini sa vie dans une machine à laver – une horreur absolue. Disons-le, les services sociaux avaient dysfonctionné, car ils n’avaient pas réagi de manière adéquate à un signalement et plusieurs informations préoccupantes. Après un retour d’expérience, il est plus facile de changer la loi que les pratiques, celles-ci restant à la main des départements, des associations délégataires, des juges des enfants.

La protection de l’enfance ne se résume pas à l’accueil des enfants placés, elle intervient dans toute la sphère du droit civil et notamment dans l’adoption. Nous avons essayé de pousser l’adoption simple pour les enfants nés de mères sous tutelle, qui ne peuvent pas être adoptés pour deux raisons intriquées : leur mère n’est pas en état de faire un acte d’abandon ; ce droit ne peut pas être transféré à la tutelle. On se retrouve donc dans une situation kafkaïenne où il n’y a pas de solution. Nous avons constaté que l’adoption simple est de plus en plus utilisée dans le cas de familles recomposées, mais pas pour les enfants nés de mères sous tutelle. J’en suis arrivée à la conclusion qu’il faut changer nos lois sur l’adoption et accepter la pluriparentalité.

On ne peut pas décider qu’une mère schizophrène, et donc sous tutelle, doit perdre tout lien de filiation avec son enfant. Cette femme n’a rien fait de mal, elle est seulement schizophrène. On ne peut pas non plus condamner un enfant à passer sa vie dans des structures de protection de l’enfance parce qu’il est né d’une mère schizophrène. Au ministère de la justice, il faudra repenser l’adoption et surtout la parentalité de manière à ce que tout le monde ait une place : les parents adoptifs, qui doivent se voir octroyer des droits supérieurs à ceux de l’adoption simple ; la mère biologique, qui ne doit pas être effacée. Autant je ne suis pas pour la sacralisation des liens biologiques, autant je pense qu’il ne faut pas aller vers l’excès inverse comme le fait le système britannique. C’est tout un champ à explorer, qui n’est pas sous le feu des projecteurs parce qu’il est complexe et qu’il ne porte pas directement sur les conditions du placement.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je voudrais revenir sur les contrôles indépendants. En 2014, la Cour des comptes indiquait qu’il y avait eu trente-huit contrôles d’établissements publics en cinq ans. C’est évidemment trop peu, insuffisant pour déceler des cas de maltraitance. Avez-vous une idée des moyens financiers qui seraient nécessaires pour organiser un contrôle régulier dans ces établissements ?

Selon le Syndicat de la magistrature, 77 % des juges des enfants ont, au moins une fois au cours de leur carrière, renoncé à demander un placement, faute de place en foyer ou en famille d’accueil. Pourriez-vous nous donner une estimation du budget nécessaire pour remédier à cette situation ?

Ma troisième question porte sur le consentement des enfants aux décisions de placement qui sont prises à leur égard. Dans son livre, Lyes Louffok décrit des enfants ballottés de familles d’accueil en foyers, sans qu’ils aient à donner leur avis. D’autres anciens enfants placés racontent aussi n’avoir pas compris pourquoi ils avaient dû quitter une famille où ils se sentaient bien pour aller dans une autre. Ne serait-il pas envisageable d’imposer, par voie légale ou réglementaire, que l’on demande au moins l’avis de l’enfant sinon son consentement ?

Mme Laurence Rossignol. Je n’ai aucune idée des montants nécessaires – j’avais déjà du mal avec les questions budgétaires quand j’étais ministre, alors maintenant que je ne le suis plus… Ce n’est pas là que se situe mon champ de compétence et, pour ces questions, je me tourne vers les sachants, dont je ne suis pas. On doit pouvoir trouver ces données auprès des services.

Un élément important de la loi de 2016 est la stabilité du parcours de l’enfant placé. Vous avez raison de rappeler ce qu’était la vie de certains de ces enfants : ils étaient ballottés de la pouponnière à la famille d’accueil, jusqu’à ce que le juge des enfants considère qu’on pouvait les remettre dans leur famille puisque leur mère semblait avoir fait des efforts et aller mieux ; en fait, la mère n’allant pas mieux, ils devaient retourner dans la famille d’accueil où ils se trouvaient précédemment, mais celle-ci avait, entre-temps, accueilli d’autres enfants et ne pouvait pas les reprendre. Or les besoins de l’enfant impliquent de la stabilité.

Les départements sont chargés d’assurer la stabilité du parcours de l’enfant, au même titre que la loi Taquet leur prescrit de ne pas séparer les fratries. Tout cela est toutefois aléatoire et dépend de nombreuses circonstances matérielles. Par ailleurs, j’ai encore eu à traiter des affaires dans lesquelles des enfants étaient retirés de leur famille d’accueil parce que celle-ci s’était trop attachée à eux. Cela ne devrait, en principe, plus se produire, car on considère aujourd’hui que l’attachement est, au contraire, important dans la construction de l’enfant.

Je ne sais pas s’il faut recueillir le consentement des enfants. De fait, la participation des enfants placés aux décisions les concernant est une vraie question, dont la réponse passe, selon moi, par le PPE. Il faut veiller à ne pas mettre ces enfants dans un conflit de loyauté constant, or le conflit de loyauté envers leurs parents et leur famille d’accueil fait partie de la vie des enfants placés. La stabilité du parcours doit normalement éviter cela et, s’il y a un PPE, l’enfant y est associé. Souvent, toutefois, faute d’éducateurs qui aient le temps de monter un tel projet et de ressources pluridisciplinaires, le projet ne se fait pas. J’ignore combien ça coûte, mais je sais qu’il faut des moyens.

Les montants supplémentaires à ajouter au titre de la protection de l’enfance ont déjà été évalués à plusieurs milliards d’euros si on prend en compte tous les besoins, des juges à la prévention – domaine dans lequel nous rencontrons, du reste, d’énormes problèmes.

On dit toujours que les départements sont défaillants, mais l’État n’est pas infaillible pour autant. On reproche aux départements de ne pas suivre l’augmentation du nombre d’enfants placés et celle des dépenses mais, à bien y regarder, ils ont suivi cette évolution en augmentant les budgets destinés à l’ASE plus que ne l’a fait l’État pour ce qui relevait de sa propre responsabilité. Il manque des lits en pédopsychiatrie, alors qu’il s’agit là d’un volet de la protection de l’enfance qui dépend bien de l’État, au même titre que la prise en charge du handicap, la médiation ou les contrôles. Il existe donc deux défaillances, qui se manifestent dans des domaines différents et ne s’exonèrent pas mutuellement.

M. Denis Fégné (SOC). Forte de votre expérience ministérielle, vous vous attachez à relier l’ensemble des dispositifs législatifs – vous reprenez ainsi avec la loi de 2016 le travail réalisé en 2007, pour déboucher sur un nouveau dispositif en fonction de l’évolution des contextes sociétaux. Cette démarche très intéressante diffère de l’empilement de dispositifs que déplorent les professionnels de la protection de l’enfance que j’ai rencontrés. Il faudrait aussi citer la loi de 2002 concernant les établissements médico-sociaux, qui introduit notamment le droit des usagers. Cette logique d’évaluation se retrouve aujourd’hui encore dans le fonctionnement des associations et des institutions.

Le barycentre de l’action sociale dans le domaine de la protection de l’enfance reste toutefois le placement, autour duquel tout s’organise et que redoutent les familles dès qu’elles s’apprêtent à faire une demande d’aide financière ou relevant d’un autre domaine de la vie familiale.

Pour ce qui concerne le PPE, ce qui prévaut aujourd’hui est une logique de places plus que de projet. Dans les Hautes-Pyrénées, dont je suis élu, il faut six mois pour exécuter une mesure d’assistance éducative prise par le juge des enfants – je ne sais pas ce qu’il en est dans les départements voisins de la Haute-Garonne et de l’Hérault mais, d’après les retours que je reçois de ces départements beaucoup plus importants, la situation y est bien pire. Il s’ensuit une dégradation des situations et une difficulté croissante pour procéder aux placements, par manque de places.

Pensez-vous que la prolongation des mesures d’accompagnement jusqu’à l’âge de 25 ans pourrait être une solution viable pour les jeunes majeurs sortis de l’ASE, qui sont souvent dans des situations très précaires ? Quelles autres initiatives pourraient aider ces jeunes à se construire un avenir stable et autonome ? Je sais que de nombreuses expérimentations ont été menées dans ce domaine. Je pense ainsi à l’intégration des anciens enfants placés dans les structures institutionnelles mêmes, notamment dans les comités de la vie sociale et les associations de sauvegarde de l’enfance, pour leur permettre de se repérer dans leur parcours et de distinguer les mécanismes de reproduction ou de répétition.

Au bout du compte, pour ces enfants placés, la seule famille qu’ils ont à retrouver est souvent celle des éducateurs et des services qui les ont accompagnés depuis la petite enfance jusqu’à l’âge adulte.

Mme Laurence Rossignol. Pour les jeunes majeurs, beaucoup de choses se jouent avant la sortie de l’ASE. La loi de 2016 prévoit un entretien à l’âge de 16 ans et un autre six mois avant la sortie, qui sont supposés y préparer les enfants. Je ne suis toutefois pas certaine que ces entretiens aient toujours lieu ni qu’ils soient utiles et ne soient pas seulement des formalités, mais ils ont un sens. Nous avions également observé que les enfants placés à l’ASE n’ont, par définition, pas d’accompagnement parental, et sont totalement assistés dans leurs démarches administratives. À la différence de la famille d’accueil, qui peut apprendre aux enfants diverses choses, le foyer est un lieu où l’on n’apprend pas la vie. Dans la famille, les parents vont projeter l’enfant vers une démarche d’autonomie progressive. On lui apprendra ainsi à gérer un compte en banque et à se servir d’une petite carte bleue, ce qui n’est pas le cas pour l’enfant de l’ASE, qui se trouve plongé dans la vie sans disposer des outils. La manière de traiter les besoins à la sortie de l’ASE doit donc être préparée, car ces besoins ne sont plus les mêmes.

Par ailleurs, la scolarité de ces enfants n’est pas satisfaisante. Il n’est pas normal que l’on tienne pour acquis presque fatalement que, dans leur immense majorité, les enfants de l’ASE n’aient pas de parcours scolaire. Cette situation devrait préoccuper l’ensemble des structures qui accompagnent les enfants placés.

À la sortie se pose un problème de continuité. Je me souviens que le conseil départemental des Landes accompagnait les enfants jusqu’à l’âge de 25 ans, même si ce n’était évidemment pas de la même manière que lorsqu’ils avaient 15 ans. Ils n’étaient pas lâchés dans la nature : un éducateur continuait à les suivre et ils pouvaient avoir accès à un accompagnement psychologique. Des formules existent donc.

Pour faire face au problème des moyens financiers, j’ai créé le pécule. C’est une question dont vous aurez à débattre, mais c’est tout ce que j’ai pu faire, parce que je n’avais pas d’argent. Il n’est pas normal de lancer des enfants dans la vie sans un centime – aucun d’entre nous ne ferait cela à ses propres enfants, en leur disant de se débrouiller maintenant qu’ils sont grands ! Pour trouver de l’argent, nous avons dévié l’allocation de rentrée scolaire (ARS), qui était toujours versée aux parents, même quand les enfants étaient placés, à la différence des allocations familiales, qui sont à l’appréciation du juge. Il est, au demeurant, normal que ces dernières puissent encore être versées à des familles qui ont d’autres enfants à la maison et qui doivent loger toute la famille, car le placement n’est pas toujours conditionné à des situations de maltraitance collective – c’est par exemple le cas lorsque des parents d’ados n’en peuvent plus. Les départements rêvent de mettre la main sur la totalité des allocations familiales mais je plaide, quant à moi, pour le système actuel. Il était un peu bizarre, en revanche, que l’ARS soit toujours versée aux familles. Nous avons donc dévié cette allocation en direction de la Caisse des dépôts, de telle sorte que les enfants puissent la toucher à leur sortie de l’ASE.

La gestion de ce pécule demande beaucoup de travail. D’abord, en effet, les caisses d’allocations familiales (CAF) font ce qu’elles veulent et créent leur propre jurisprudence, se mêlant de ce qui ne les regarde pas. Nous avons donc besoin que les CAF se mettent à appliquer la loi telle qu’elle est. Surtout, il n’existe pas de fichier central des enfants. Il faut donc créer un tel fichier et prévenir les enfants qu’ils disposent d’une somme d’argent.

Il y a cependant des trous dans la raquette, notamment pour les enfants pupilles, pour qui il n’y a pas d’ARS à détourner, mais il me semble que nous devrions tout de même trouver de quoi compenser ces sommes pour ces enfants. En outre, le pécule est proportionnel au temps passé à l’ASE – mais la souffrance l’est aussi et il n’est donc pas scandaleux que la somme soit proportionnelle. Certains sont tentés de demander une somme fixe versée par l’État, mais le mode de financement actuel, même si l’on peut en discuter, est au moins garanti, ce qui n’est pas le cas lorsque le financement est assuré par l’État et qu’une loi de finances peut réduire le budget.

La scolarité des enfants de l’ASE et l’accompagnement scolaire sont, je le répète, un vrai problème. Lorsque j’étais ministre, j’ai encore vu des gamins s’entendre dire par l’ASE au mois de février de l’année du bac que, puisqu’ils avaient 18 ans, ils devaient se débrouiller. La loi l’a interdit, mais on peut incontestablement faire mieux – à condition d’y mettre des sous.

Présidence Mme Béatrice Roullaud, vice-présidente de la commission

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Selon les informations qui me sont remontées, le traitement des documents civils est un problème pour les jeunes qui sortent de la protection de l’enfance. De fait, aucune check-list des documents nécessaires n’existe, même pour la délivrance d’une simple carte d’identité, alors que ces enfants peuvent avoir des parcours différents et qu’il peut être difficile pour eux d’obtenir un certificat de naissance s’ils ne disposent pas des informations concernant leurs parents. N’est-il pas aussi de la responsabilité de la protection de l’enfance de s’assurer, avant leur majorité, que les jeunes aient une existence administrative complète et puissent disposer de l’ensemble des documents dont ils ont besoin pour entrer dans la vie ?

Quant à l’accompagnement nécessaire pour aider ces jeunes à savoir comment ouvrir un compte bancaire, demander diverses aides ou accéder à un logement, il est habituellement assuré par la famille, mais de nombreuses familles ne savent même pas comment faire. Il y a parfois, en effet, une défaillance parentale, même si elle n’est pas malveillante. Il pourrait revenir à l’éducation nationale de donner les outils permettant de s’en sortir dans un pays aussi administratif que le nôtre. Il faut, à cet égard, sortir du seul prisme de la protection de l’enfance, car tous les jeunes devraient avoir accès à ces informations. Quel est votre avis à ce propos ?

Mme Laurence Rossignol. Mon avis de mère de famille qui assure encore une assistance aux documents administratifs à de jeunes adultes est que vous avez mille fois raison ! Les enfants de l’ASE ont assurément besoin de savoir comment obtenir des documents administratifs, mais nous ne devrions pas avoir à nous demander ici, au Parlement, où nous écrivons des lois, comment faire pour que quelqu’un explique aux enfants de l’ASE la marche à suivre pour demander une carte d’identité. Il y a une carence des services chargés de la protection de l’enfance, qui devraient au moins traiter cela lors des deux rendez-vous prévus respectivement à 16 ans et six mois avant la sortie de l’ASE. Comment est-il possible que nous devions discuter de cela ?

Cela révèle qu’après avoir subi des négligences parentales, ces enfants subissent une négligence institutionnelle, dans laquelle les personnes chargées de les accompagner ont aussi une responsabilité personnelle. Nous faisons tous notre travail du mieux que nous pouvons le faire. Parfois, nous nous trompons ou nous le faisons moins bien, mais nous essayons de faire au mieux. Cela vaut pour tous les acteurs d’une société, en particulier pour les agents des collectivités locales et les agents publics. Faire au mieux, après quelques années d’expérience, c’est repérer ce que nous, parlementaires, avons repéré et se dire que ce n’est pas si compliqué de le faire. Le Parlement ne peut pas tout porter et les gens doivent être responsables de leur boulot.

Quant au rôle de l’éducation nationale, on devrait certes apprendre aussi à l’école à demander un document administratif, mais la liste des choses qu’on demande aux enseignants d’apprendre aux enfants est déjà longue – accessoirement, ils doivent leur apprendre à lire, écrire et compter, transmettre du savoir et développer leur esprit critique, leur apprendre à ne pas se laisser manipuler par les réseaux sociaux, à trier les déchets et à se brosser les dents, sans parler de l’éducation affective et sexuelle. Je n’ose plus charger la barque des enseignants.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Merci pour vos propos et la clarté de votre engagement. Merci également d’avoir établi le lien entre les violences faites aux femmes et aux enfants. Bien que la prise de conscience collective ait mis du temps à émerger, les violences faites aux femmes sont désormais un sujet de société : elles ne sont pas seulement l’affaire des femmes et nous sommes tous impliqués. Les hommes politiques savent qu’ils ne peuvent pas faire l’économie d’une réflexion sur ce sujet et sont très attentifs à montrer qu’ils ont une position en la matière. Or j’ai le sentiment que ce n’est pas encore le cas pour la protection des enfants. Merci donc d’avoir fait ce rapprochement, car il y a évidemment une convergence des luttes.

À propos de votre passé de ministre, vous avez évoqué quelques résistances et difficultés, et non des moindres, comme l’absence de budget pour mettre en place cette grande loi. Quelles ont été les autres forces de résistance que vous avez rencontrées et qui vous semblent être encore à l’œuvre aujourd’hui pour faire obstacle à cette grande réforme de la protection de l’enfance, qui est de plus en plus nécessaire et sur le principe de laquelle nous sommes d’accord ? Outre l’ADF, que vous avez évoquée, en identifiez-vous d’autres ? En considérant votre action et la loi que vous avez faite, vous reste-t-il un regret ou un sentiment d’inachevé, l’idée que vous auriez reculé sur un point ou un autre et qui vous ferait dire que, si c’était à refaire, vous iriez plus fort ? Merci de nous faire bénéficier de votre expérience très engagée et très politique.

Mme Laurence Rossignol. J’ai évoqué tout à l’heure l’ADF, tout en disant que j’ai aussi rencontré des vice-présidents de départements très motivés, comme c’était le cas au sein du groupe de travail des vice-présidentes de départements, qui avait un caractère transpartisan et où les gens travaillaient bien ensemble et manifestaient une forte envie de faire. Je dissocie les élus de l’ADF, qui m’a souvent envoyé un collaborateur pour discuter avec nous.

Quant à la Chancellerie, institution qu’il faut manier avec le respect dû à son rang, il est difficile de faire changer la loi. Ainsi, j’aurais voulu aller beaucoup plus loin que je n’ai pu le faire pour faciliter l’adoption des enfants placés sans effacer les parents biologiques lorsque c’est nécessaire et possible. Il se trouve que la question se posait entre 2014 et 2016, alors que nous sortions du débat sur le mariage pour tous et de la Manif pour tous, de telle sorte que, lorsque j’évoquais la pluriparentalité, mon propos se heurtait à des biais de compréhension. De fait, le climat n’était vraiment pas favorable à la pluriparentalité et les oppositions n’étaient pas très réceptives.

Le plus difficile a été, au moment de la mise en œuvre de la loi plus que durant son élaboration, de constater une inertie, une sorte d’indifférence que je qualifie aussi de désintérêt et qui touche tous les étages de la protection de l’enfance – je le dis au risque de me fâcher avec bien des gens. Les problèmes de statut ou de rémunération ne justifient pas ni n’excusent la négligence à l’égard des enfants. C’est le signe d’une société qui ne va pas bien que ceux qui sont chargés de protéger les autres ne le fassent plus et s’y habituent. Les évolutions de culture jouent aussi, et il faut les porter.

Je regrette que la loi ne soit pas mieux appliquée – pas davantage que la précédente et pas mieux que la suivante. En effet, le PPE date de 2007. Mon regret est qu’il faille que les anciens enfants placés doivent descendre dans la rue pour qu’on s’intéresse à eux. Parmi les éléments positifs, toutefois, on observe un intérêt médiatique pour ce sujet, et je rends hommage aux journalistes, aux enquêteurs et aux auteurs qui ont écrit des livres et réalisé des documentaires sur la protection de l’enfance et sur les foyers, contribuant à une prise de conscience collective.

Ma grande inquiétude porte sur l’état des finances publiques et sur la démobilisation qui règne dans notre pays, induisant un risque qui pèsera forcément sur les plus vulnérables – or, dans cette société, il n’y a pas plus vulnérable que les enfants placés, et je crains qu’on les efface.

Il y aurait pourtant beaucoup à faire – avec de l’argent, certes, mais aussi avec de la volonté et de la stabilité politiques. Je connais la nouvelle ministre chargée de l’enfance, Agnès Canayer, qui est une ancienne collègue sénatrice et qui, même si nous ne sommes pas d’accord – elle est de droite et moi de gauche –, est une femme bien mais, pour pouvoir agir, il faut avoir de la sécurité dans sa fonction et un peu de marge de manœuvre. Il n’y a donc pas eu de continuité dans les politiques publiques ni de portage politique. Les mouvements sont erratiques, avec parfois des pulsions, puis l’activité redescend. Cela m’inquiète beaucoup, car les contraintes budgétaires pèseront sur les départements. Dans certains d’entre eux, les premières dépenses sociales sont celles qui sont consacrées à la protection de l’enfance, et ce sont probablement celles dont la réduction sera la moins visible. Il n’y a pas de lobby et pas de transparence.

La situation du secteur de la pédopsychiatrie, totalement sinistré, est un problème majeur. J’observe en effet qu’il y a de plus en plus d’enfants qui font l’objet de mesures de protection. Si on veut le dire d’une manière positive, il y a de plus en plus d’enfants protégés et de plus en plus de signalements, mais cela signifie aussi que de plus en plus de familles, d’ados et de gamins ne vont pas bien. M. Fégné disait qu’il fallait six mois pour exécuter une ordonnance de placement rendue par un juge ; il faut également six mois pour trouver un pédopsychiatre pour un gamin victime d’inceste. Il n’y a en France qu’un seul foyer, une seule Mecs dévolue aux filles victimes d’inceste, et il n’y en a pas pour les garçons.

Mme Julie Ozenne (EcoS). Pourquoi la protection juridique systématique n’existe‑t‑elle pas et que pourrions-nous mettre en place en la matière ?

Mme Laurence Rossignol. J’aurai besoin de retravailler ce point pour pouvoir vous répondre avec précision.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Il a été dit que, dans les départements, les coupes budgétaires pourraient rendre nécessaires des choix politiques. Je tiens à souligner que, comme je l’ai constaté lors d’un déplacement que j’ai fait la semaine dernière, une grande partie des enfants accueillis ne le sont pas par des services publics dépendant du département, mais par des associations, lesquelles doivent financer la prime Ségur et toutes les augmentations, et dont les comptes sont au rouge, avec des budgets qui, pour les plus grandes d’entre elles, peuvent accuser des déficits de 450 000 à 900 000 euros. La situation pourrait être catastrophique : il suffirait qu’une seule association se déclare en banqueroute pour que le département ait, du fait de ses compétences, 600 enfants à accueillir. Tout le monde a donc intérêt à ce que nous trouvions des solutions aux questions budgétaires, qui deviennent terribles.

Je rappelle que, malgré les difficultés, ces personnels, qui n’ont peut-être pas été applaudis tous les soirs à vingt heures, étaient sur le terrain auprès des enfants et que certains, à l’époque, ne sont pas rentrés chez eux pour rester dans les foyers. Ils ont fait un travail exceptionnel et, trois ans plus tard, il a fallu se battre pour qu’ils soient autorisés à bénéficier de la prime Ségur, car ils avaient été oubliés.

Mme Laurence Rossignol. Les difficultés du secteur du travail social et la souffrance au travail des travailleurs sociaux sont une vraie réalité, qui se traduit par des difficultés de recrutement. Une chose qui ne nous avait pas été signalée quand nous avons travaillé sur ce dossier voilà une dizaine d’années est l’arrivée de structures privées à but lucratif dans le secteur de la prise en charge des enfants.

Par ailleurs, les départements où les placements ont été les plus nombreux sont aussi ceux qui ont beaucoup travaillé sur la prévention et le repérage. C’est la raison pour laquelle nous ne parvenons pas vraiment à évaluer si les familles vont plus mal. Plus les départements travaillent sur le repérage et plus ils identifient d’enfants, plus ils ont d’enfants à placer et sont en difficulté pour prendre en charge ce qu’ils ont eux-mêmes généré par une politique de repérage.

Pour les structures financières, je tiens à vous avertir que nous aurons le même problème que dans les crèches. Je ne vois pas, en effet, ce que le secteur privé à but lucratif peut faire de mieux en termes de prise en charge, tout en étant moins disant, que les associations à but non lucratif. Pour certains enfants « incasables », le prix de journée est de 900 euros car ils doivent être accompagnés toute la journée par un professionnel. Si le privé à but lucratif intervient dans ce domaine, tout se passera comme dans le domaine de la santé, où les cliniques font ce qui est facile et renvoient vers l’hôpital public dès que la situation est tendue : il prendra les cas faciles et renverra les cas à 900 euros par jour vers les autres structures. S’il y a donc une préconisation à faire, c’est bien celle d’opposer un « stop » au privé à but lucratif, de lui interdire d’approcher de la protection de l’enfance.

À l’époque, cette question, comme celle des pouponnières, n’avait pas encore pris l’ampleur catastrophique qu’elle a aujourd’hui et nous ne l’avions pas dans notre viseur. Ce n’est qu’à la fin de mon mandat que j’ai vu le problème toucher quelques pouponnières, dans une proportion encore modeste. Il faudrait encore citer les graves problèmes de l’intérim et du personnel non qualifié, en rappelant que le turnover ne permet pas l’existence de figures d’attachement.

Je continue de penser que les familles d’accueil, quand c’est bien, c’est très bien – et beaucoup sont très bien. Ce sont des lieux de vie beaucoup plus chaleureux pour les enfants. Personne n’a envie de voir les gamins se retrouver dans les Mecs, à moins qu’il s’agisse de petites structures.

Une dernière question, que Mme la rapporteure connaît bien, est celle de la prostitution des mineurs.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Une dernière question : si je ne me trompe, Manuel Valls, qui était Premier ministre en 2014, n’avait pas accepté de faire de la cause de l’enfance une cause nationale, au grand dam des associations à l’époque. Pensez-vous qu’il serait temps de le faire ?

Mme Laurence Rossignol. J’ai une mémoire sélective et j’ai dû oublier ce que vous évoquez. J’en avais, pour ma part, fait une grande cause. Toutefois, en voyant ce que les gouvernements ont fait, depuis 2017, de la grande cause de l’égalité femmes-hommes, je suis un peu perplexe.

Le Premier ministre a fait le choix de faire de la santé mentale une grande cause nationale. Je soutiens pleinement ce choix, en espérant toutefois qu’elle permettra à la fois d’adopter une approche genrée des questions de santé mentale et de donner une place spécifique aux problèmes de santé mentale des enfants. En outre, je n’imagine pas une grande cause sans budget.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Merci, madame la ministre. Je vous invite à nous transmettre par écrit tout document qui vous semblerait compléter votre intervention.


  1.   Audition de Mme Sarah El Haïry, ancienne ministre déléguée en charge de l’enfance, de la jeunesse et des familles (mardi 3 décembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition de Mme Sarah El Haïry.

Je vous remercie, madame, d’avoir répondu à notre invitation. Vous avez été ministre déléguée chargée de l’enfance, de la jeunesse et des familles entre février et septembre 2024. Bien que vous n’ayez exercé cette fonction que quelques mois, cette audition permettra de vous entendre sur votre bilan en matière de protection de l’enfance, les initiatives que vous avez lancées et les difficultés que vous avez rencontrées.

Les sujets qui intéressent notre commission d’enquête sont variés, qu’il s’agisse du renforcement de la connaissance statistique, de la continuité des parcours des enfants, de la formation et de l’attractivité des métiers de la protection de l’enfance, ou encore de la gouvernance de ce secteur.

Les sujets sont nombreux, tout autant que les difficultés. En effet, malgré votre engagement et celui des autres ministres en charge de la protection de l’enfance, force est de constater que des dysfonctionnements importants demeurent. Pour y mettre fin, plusieurs acteurs ont appelé, à l’automne 2023, à bâtir un « plan Marshall » pour la protection de l’enfance. Vous pourrez nous éclairer sur les suites apportées à cette demande.

Par ailleurs, vous avez déclaré, lors d’une précédente audition devant le Sénat, que vous souhaitiez la pleine application de la loi Taquet. Comment expliquez-vous que les lois relatives à la protection de l’enfance soient si peu ou si mal appliquées, qu’il s’agisse de celle de 2007, de 2016 ou de 2022 ?

Enfin, vous avez, au cours des quelques mois où vous étiez en charge de la protection de l’enfance, lancé des initiatives, comme la tournée « France Familles ». Vous êtes également intervenue pour améliorer la situation dans les pouponnières. Vous pourrez donc nous éclairer sur votre action et les résultats que vous avez obtenus en la matière.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle qu’en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Sarah El Haïry prête serment.)

Mme Sarah El Haïry, ancienne ministre déléguée en charge de l’enfance, de la jeunesse et des familles. Je rappellerai au préalable le contexte dans lequel j’ai eu le grand honneur de prendre en charge la protection de l’enfance – les jeunesses et les familles. Nous venions de vivre un énième drame : le suicide de la petite Lily. L’aide sociale à l’enfance (ASE) traversait alors une crise très profonde. C’est toujours le cas aujourd’hui.

À cet égard, je me réjouis que la commission d’enquête initiée par Mme la députée Santiago sous la précédente législature puisse reprendre ses travaux ; j’avais effectué des déplacements et travaillé avec certains d’entre vous. N’étant plus en fonction, je m’appuierai sur ma mémoire et mes souvenirs. Je peux dire que j’ai rencontré beaucoup de personnes de bonne volonté, de grandes disparités d’un département à l’autre, des enfants avec des réalités, des besoins et des difficultés spécifiques, qui m’ont énormément touchée. La République doit aider ces jeunes, tant les situations qu’ils vivent sont dramatiques, parfois même insupportables à entendre.

Vous m’avez interrogée sur les différents axes de mon bilan. J’en évoquerai deux : les actions spécifiques destinées aux enfants protégés ; la volonté de faire bénéficier ces enfants du droit commun, dont ils étaient largement exclus, par manque d’information ou d’accompagnement. Dès ma prise de fonctions, je n’ai eu de cesse de faire appliquer la loi, de prendre au plus vite les décrets d’application et d’échanger avec tous les acteurs de la protection de l’enfance afin de rétablir, voire d’instaurer, le dialogue.

Très vite, j’ai réussi à sortir trois textes. Le premier est le décret relatif au mentorat, un thème que j’avais déjà porté en tant que secrétaire d’État chargée de la jeunesse et du service national universel (SNU), rattachée au ministre de l’éducation nationale. Le décret sur les structures d’hébergement – dit décret hôtel – a également été pris, tandis que l’instruction sur le contrôle des établissements a été renforcée. Ces trois textes avaient pour seul objectif d’améliorer les conditions de prise en charge. Par ma pugnacité, je voulais signifier que lorsqu’une loi est votée, elle a vocation à être appliquée. J’ai été confrontée à des difficultés d’entrée de jeu, les décrets ne sortant pas. Ayant eu la chance d’être députée, je savais à quel point c’était pourtant essentiel. Je ne pensais pas que la sortie de ces textes constituerait un objectif ambitieux. Or, cette action n’a pas été des plus évidentes, j’y reviendrai.

Par ailleurs, les débats institutionnels – certes, indispensables – sur l’attribution des champs de compétence prenaient énormément de place. Le temps qui leur était consacré nous conduisait à éluder l’urgence du quotidien. C’est la raison pour laquelle j’ai très vite voulu renouer la discussion, afin de trouver des solutions à très court terme. Nous avons ainsi relancé, avec les départements et le groupement d’intérêt public (GIP) « France Enfance protégée », sept groupes de travail en suspens – c’était l’une des demandes du « plan Marshall ». Ils portaient respectivement sur l’attractivité des métiers, qui constitue l’un des éléments de la crise, sur la fidélisation des professionnels, beaucoup de départs étant liés à l’épuisement, sur la sécurisation et la diversification des placements, sur l’articulation entre la justice et l’ASE, qui manquait de fluidité, sur les mineurs non accompagnés (MNA), pour lesquels les questions de l’évaluation et de l’accompagnement faisaient débat, sur l’accompagnement à l’autonomie, alors que les trop nombreuses sorties sèches étaient contraires à l’esprit du législateur et que la qualité d’accompagnement des jeunes majeurs variait d’un département à l’autre, sur la gouvernance et le financement de la protection de l’enfance. S’agissant de l’accès au droit commun, je me suis concentrée sur la question de la santé, en lien avec la crise de la pédopsychiatrie, qui manque de professionnels, et plus largement des secteurs médico-social et de l’éducation.

Avec l’appui du GIP, les travaux ont repris et ont été fructueux : des auditions ont été réalisées, débouchant sur des solutions très opérationnelles. Ainsi, la Banque des territoires a accordé des prêts bonifiés pour le foncier, à hauteur de 87 millions d’euros, afin de faciliter les rénovations énergétiques et la réhabilitation du bâti. La question de la formation initiale et continue a également été traitée. Du fait de la pénurie de personnel, le recours à l’intérim devenait massif, en effet, ce qui pouvait constituer un risque. Il fallait se préoccuper de la formation pour garantir la sécurité, y compris affective, des enfants. Compte tenu des difficultés auxquelles étaient confrontées les structures d’accueil, il fallait aussi recruter. Nous avons également veillé à l’accès au droit des jeunes de l’ASE. Cela passait par le contrat d’engagement jeune, le mentorat, l’accès au logement social, lui-même en crise, les Colos apprenantes, pour que les enfants sous notre responsabilité puissent bénéficier de beaux moments de mixité pour sortir de leur quotidien.

Par ailleurs, j’ai pu constater la nécessité d’un accompagnement concernant la protection maternelle et infantile (PMI). Une évolution est souhaitable, même si le temps m’a manqué sur ce sujet : comment séparer la question des contrôles de celle de l’accompagnement ? Comment recréer de la confiance ? J’ai vu en effet des parents qui avaient peur de demander de l’aide.

Il y avait aussi la généralisation du programme expérimental Pegase (protocole de santé standardisé appliqué aux enfants bénéficiant avant l’âge de 5 ans d’une mesure de protection de l’enfance). J’avais pu constater la belle réussite de ce dispositif dans mon département de la Loire-Atlantique. Les professionnels attendaient toutefois des garanties financières pour la suite du dispositif « Santé protégée ». Je me suis aussi penchée sur le renforcement de l’accueil familial thérapeutique, car certains enfants ont besoin de soins, au sens médical du terme, ce qui suppose de mieux doter et accompagner les familles. C’était une opportunité de soutenir des professionnels de l’ASE.

La réalité était toutefois celle de la pénurie de professionnels, dans un contexte budgétaire extrêmement dur, notamment pour les départements, en raison de la chute des recettes liées aux droits de mutation. La question de l’humain demeurait, à mes yeux, la difficulté majeure, même s’il y avait énormément d’espérance : j’étais convaincue de la capacité des jeunes ayant réussi à s’en sortir, sinon à servir de modèles, du moins à donner de l’espoir aux autres.

Deux autres enjeux me tenaient à cœur : le tiers digne de confiance, pour que plus de personnes puissent garantir la sécurité affective ; le cumul d’activités, sur lequel je souhaitais avancer davantage.

Mon quotidien revêtait deux aspects, celui du travail interministériel stricto sensu, en lien avec les ministères de la santé, de l’éducation nationale et de la justice, et le dialogue avec les différents acteurs – départements, associations. Les enfants cependant ne participaient pas aux échanges. Je voyais donc se réunir d’un bon œil le collectif des anciens enfants placés, qui faisaient ainsi entendre leur voix.

J’ai eu la particularité de relever de trois tutelles, étant rattachée aux ministères sociaux, au garde des sceaux et à l’éducation nationale. Je l’ai vécu comme une chance, puisque cela a permis de mobiliser les administrations de manière plus directe et plus rapide.

Globalement, l’objectif était de faire prendre conscience de la priorité à accorder aux enfants protégés. Nous sommes intervenus en ce sens lors des assises de la pédiatrie et de la santé de l’enfant. En matière d’éducation, il existe certes le dispositif « Scolarité protégée » mais il n’est pas encore parvenu à maturité et mériterait d’être complété. Il y a aussi eu de jolis moments, comme lors des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, qui ont accordé une attention particulière aux enfants protégés.

Plus largement, les grandes avancées supposaient, selon moi, une mise en lumière de ces enfants et des difficultés rencontrées par la protection de l’enfance. S’agissant des deux champs complémentaires que sont les statistiques publiques et le travail, j’ai ainsi toujours donné la consigne de communiquer les données, notamment pour la recherche, même si nous n’avons pas été saisis. La reprise des travaux de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a constitué une exception, permettant de donner de l’importance à la lutte contre les violences sexuelles sur les enfants les plus fragiles. J’ai également identifié de nouveaux facteurs de risque : les addictions, la prostitution des mineurs, la précarité des familles monoparentales, la hausse du nombre de placements. S’agissant de la judiciarisation, si les signalements augmentent, ce qui est une bonne chose, leur accompagnement n’est pas à la hauteur.

Le plus déterminant a été de parvenir à remettre tout le monde autour de la table, pour que le sujet ne soit plus isolé. J’ai également fait le choix d’avoir des remontées d’informations plus rock’n’roll, si vous me permettez l’expression : au-delà des remontées traditionnelles via les préfectures et les alertes, j’ai noué des relations plus directes avec des associations ou des jeunes. J’ai ainsi parfois été amenée à faire des déplacements en urgence.

Enfin, il y a des sujets sur lesquels nous n’avons pas suffisamment avancé. Je pense au tiers de confiance, à l’adoption simple, à la prévention et au soutien à la parentalité en amont, qui reste le parent pauvre de la politique de protection de l’enfance, au retour des enfants dans les familles, qui sont trop peu nombreux. Sur ce dernier point, comment accompagner les parents, lorsque la situation le permet ? Je pense aux cas de manques affectifs ou aux questions de précarité, mais j’exclus bien sûr toutes les situations comportant des violences physiques ou sexuelles. De même, j’ai l’obsession des fratries : comment les garder ensemble ? J’ai visité des structures de l’association SOS Villages d’enfants, un modèle intéressant mais qui nécessite le recrutement de profils particuliers.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Ma première question, sous la forme d’une observation, s’adresse à la femme politique que vous êtes. La protection de l’enfance est un sujet majeur et constitue un écosystème extrêmement complexe. Pour autant, les enfants doivent être au cœur de toutes les politiques publiques. Or, je constate que l’État ne s’est pas saisi de cette question de manière forte et efficace. Vous avez en effet été ministre déléguée durant quatre mois avant la dissolution, puis de nouveau quelques mois, tandis que d’autres ont exercé leurs fonctions pendant six mois. J’ai le souvenir d’un candidat, en 2022, qui avait fait de ce sujet l’une de ses priorités. Les ministres se sont pourtant succédé sur ce secteur, qui plus est avec des portefeuilles différents. Pensez-vous que les politiques publiques pour les enfants peuvent être efficaces dans de telles conditions ?

Les politiques publiques doivent en effet s’inscrire dans le temps long. S’agissant de questions aussi sensibles, qui nécessitent précisément de mobiliser l’ensemble des politiques publiques à travers tous les ministères, les services de l’État ne peuvent pas être au rendez-vous si les ministres changent fréquemment. Vous avez été plusieurs à dire en effet que le dialogue était brisé ou absent, que vous aviez relancé des groupes de travail et essayé de prendre des décrets qui n’étaient pas sortis. Pourquoi ne l’étaient-ils pas ? Sans doute en raison des résistances de l’administration. Je ne prendrai que l’exemple du décret relatif aux taux et aux normes d’encadrement et au fichier des assistants familiaux.

Je terminerai par un sujet qui m’a meurtrie. J’ai lancé une alerte nationale sur les pouponnières. J’ai expliqué que les enfants pris en charge dans ces structures, qui ont un méta‑besoin de sécurité, étaient en danger, que victimes d’hospitalisme, ils seraient porteurs de handicaps à vie. Or il ne s’est rien passé – ou si peu. Le Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (Gepso) a, certes, réalisé une enquête flash. Je revois les visages de ces enfants, qui ont fêté aujourd’hui leurs 6 mois, ou leur 1 an. Toutes nos pouponnières sont en sureffectifs. Cette réalité s’impose à tous les ministres qui se sont succédé. La responsabilité n’incombe pas aux seuls départements : les services de l’État doivent être en mesure de bouger les lignes, pour que ces enfants aient un autre destin.

J’avais demandé une révision du décret de 1974 mais cela n’a pas été fait. Si je connais votre engagement, je voudrais comprendre comment de tels manquements sont possibles. Ce sont les enfants qui en font les frais. Dans cette commission d’enquête, ayons l’honnêteté de reconnaître que certains problèmes, au-delà de ceux posés par les départements, incombent aux services de l’État ou relèvent d’une organisation défaillante. Je dis souvent que l’État est le premier parent défaillant : il est en effet au cœur de la question de la protection de l’enfance, via la justice, la santé, l’éducation nationale. Le département, qui accueille les enfants, doit être, quant à lui, en mesure de les accompagner au mieux.

Enfin, je travaille depuis des années avec le Québec. Même si certaines réformes n’ont pas aidé, le système québécois de prévention, de recherche, de clinique et de projection pour accompagner les enfants et les familles est très différent ; nous pourrions grandement nous en inspirer. Aucun enfant de 0 à 5 ans n’est placé en collectif au Québec, sauf exception. Cela fait six ans que le ministre de la santé l’a demandé.

Mme Sarah El Haïry. J’ai agi tout le temps que l’on m’a donné, c’est-à-dire chaque jour où j’étais en responsabilité. Tous les ministres qui m’ont succédé, quelle que soit leur sensibilité politique, ont agi dans l’intérêt des enfants. Personne ne peut se dire que ce sujet n’est pas prioritaire, surtout après avoir rencontré les enfants et constaté l’urgence de la situation.

Afin de remédier aux lenteurs de l’interministérialité, ma nomination s’est traduite par un renforcement de mon autorité sur les administrations de la justice et de l’éducation. J’ai par ailleurs recruté des membres des cabinets précédents pour assurer une continuité dans les travaux. J’avais la possibilité de convoquer dans mon bureau les directeurs d’administration concernés par la santé des mineurs protégés, l’éducation, la jeunesse et les sports. Ainsi, c’était moi, et non pas mon collègue de l’éducation nationale, qui pilotais les Colos apprenantes. Disposer de temps permet de travailler plus en profondeur, comme j’ai pu le constater pendant quatre ans et demi lorsque j’étais chargée de la jeunesse. J’ai ainsi pu faire avancer les sujets relatifs au service civique, au SNU et à l’éducation populaire sans perdre de temps à découvrir les acteurs. Cependant, vous connaissez la situation électorale et les conséquences de la dissolution. Mon action s’en est trouvée restreinte mais les gens n’ont pas levé le stylo pour autant.

S’agissant des pouponnières, ce qui m’a le plus marquée, ce sont les mesures de placement non exécutées et la surpopulation. J’ai tenté d’organiser un déplacement au Québec pour tirer des enseignements de ce modèle – malheureusement, la dissolution est passée par là. La volonté politique était de sortir le décret sur les taux d’encadrement le plus vite possible. Toutefois, elle se heurtait au problème de son effectivité car on n’arrivait pas à l’appliquer. Alors que nous connaissons une crise générale de la protection de l’enfance, il est nécessaire d’adosser ce décret à un calendrier organisant le recrutement et la formation de familles d’accueil. Les objectifs doivent être fixés et leur exécution doit être suivie afin de ne pas accroître la pression sur les professionnels. Par ailleurs, la priorité doit être donnée au placement des enfants de 0 à 3 ans, qui sont ceux qui risquent le plus de subir de graves conséquences de la surpopulation dans les pouponnières.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). J’entends vos bons sentiments et je veux bien croire que personne au gouvernement ne veut du mal aux enfants mais ce que je souhaite, c’est un signe de volonté politique. Je trouve de plus en plus fatigant d’écouter ces discours très niais et très dégoulinants alors que la situation se dégrade. Je l’ai déjà dit à votre prédécesseure, dont les communications me semblaient à côté de la plaque au regard des enjeux. Alors qu’Emmanuel Macron est au pouvoir depuis sept ans, avec une stabilité politique de cinq ans, peu d’actions ont été accomplies, si ce n’est une loi qui a été vue comme facultative par les principaux responsables de la protection de l’enfance, à savoir les départements.

Vous êtes arrivée à la tête de ce ministère quatorze jours après le suicide de Lily, dans le Puy-de-Dôme, et deux ans après l’adoption de la loi Taquet, qui n’est pas appliquée. Le décret visant à interdire les placements hôteliers est paru le 16 février, soit huit jours après votre arrivée. Quelle situation avez-vous trouvée en arrivant dans ce ministère ? Comment avez-vous pu, en huit jours, publier ce décret alors que Charlotte Caubel, votre prédécesseure, nous a expliqué que la situation était totalement bloquée avec les départements ? Quels ont été vos échanges avec ces derniers ?

Mme Sarah El Haïry. Madame la députée, vous avez utilisé des propos que je trouve brutaux. Personne n’a le monopole des émotions ni de la volonté d’agir et de protéger. Vous trouvez peut-être qu’il y a trop d’émotion dans mes propos ; en tout cas, c’est comme cela que j’ai vécu ma mission, comme cela que j’ai reçu les enfants et rencontré les professionnels concernés. Je continuerai donc à m’exprimer comme je l’ai vécu, avec la simplicité qui est la mienne.

La sortie du décret étant un objectif prioritaire, j’ai mis la pression sur les administrations pour qu’il soit publié. Cela ne signifie pas qu’il a été rédigé en quarantehuit heures – les travaux étaient déjà bien avancés – mais que c’était une obsession de ma part : je demandais tous les jours à ma direction de cabinet et à mes administrations où on en était. Par ailleurs, le décret avait été soumis au Conseil d’État et, la procédure ayant été menée à son terme, nous avons pu le publier rapidement, dans une rédaction totalement sécurisée.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Je vous livre aussi l’émotion qui est la mienne en tant que professionnelle de la protection de l’enfance. Vous trouvez peut-être mes propos brutaux mais la brutalité est aussi celle que vivent les professionnels et surtout les enfants placés.

Vous n’avez pas répondu à ma question sur les échanges que vous avez eus avec les départements.

Mme Sarah El Haïry. J’ai évidemment demandé à rencontrer l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance : le président de Départements de France, le GIP « France Enfance protégée » ainsi que les grandes et les petites associations d’accueil.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Ce n’est pas vraiment une réponse.

Mme Sarah El Haïry. J’ai demandé à voir le président de Départements de France, j’ai reçu ensuite le GIP « France Enfance protégée », puis les associations. J’ai de plus fait le choix de voir les leaders des départements de gauche, puis les leaders de départements de droite pour connaître la réalité par sensibilité politique. J’ai donc rencontré absolument tout le monde.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Je vous remercie pour votre agenda. J’aimerais maintenant savoir quelle a été la teneur des échanges avec les départements, notamment l’association Départements de France, au sujet de l’interdiction des placements hôteliers ? Avez-vous obtenu des arbitrages budgétaires avec Bercy sur ce point ?

Mme Sarah El Haïry. Dans mon souvenir, les échanges étaient très généraux et ne portaient pas exclusivement sur la question du décret. Nous avons évoqué notamment les difficultés de recrutements, certains acteurs ou élus étant dans une situation compliquée. Mais surtout, nous avons tenu à réactiver les échanges pour ne pas rester sourds aux situations de crise que connaissaient plusieurs départements, quelle que soit leur sensibilité politique.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Vous avez également affirmé dans un communiqué que, depuis le 1er février 2024, l’hébergement en hôtel était totalement interdit, sans dérogation possible. Reconnaissez-vous aujourd’hui que ce communiqué était totalement mensonger, dans la mesure où le décret que vous avez publié prévoit des dérogations ? De plus, des placements en hôtel continuent d’être effectués dans des départements en France.

Mme Sarah El Haïry. Si vous avez connaissance de placements en hôtel, je vous invite à saisir le parquet.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). C’est fait !

Mme Sarah El Haïry. Et c’est exactement ce qu’il fallait faire : vous avez la possibilité de saisir le parquet à chaque fois que vous avez connaissance d’un tel fait.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Merci de répondre à mes questions.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Répondez à la question qui vous est posée !

Mme Christine Le Nabour (EPR). Il n’y a pas un lieu à l’Assemblée nationale où vous faites preuve de respect ! C’est incroyable ! Vous poussez des soupirs, vous interpellez les personnes auditionnées : ce n’est pas respectueux !

Mme la présidente Laure Miller. Non, en effet, ce n’est pas respectueux. Je constate de plus que l’indignation de nos collègues est à géométrie variable parce que quand Mme Rossignol nous a expliqué la semaine dernière que le gouvernement socialiste n’avait pas mis un centime de plus sur la protection de l’enfance en cinq ans, il n’y avait personne pour s’indigner !

Mme Béatrice Roullaud (RN). Madame El Haïry, vous avez dit que l’accompagnement n’était pas à la hauteur des signalements. C’est un sujet qui m’intéresse car je trouve que trop peu de cas sont détectés – vous vous rappelez sans doute celui du petit Bastien, enfermé dans une machine à laver et qui en est mort, alors qu’il y avait eu neuf signalements et trois informations préoccupantes. De même, vous vous étonnez du taux énorme de placements non exécutés. Avez-vous une idée du budget qui serait nécessaire pour la création de foyers ainsi que d’une unité d’accueil pédiatrique des enfants en danger (Uaped) par département, ou encore pour améliorer la détection des cas de maltraitance et renforcer l’information du parquet ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous confirmer que le décret relatif au référentiel unique, qui donne à tous les professionnels les mêmes critères pour déterminer si un enfant est maltraité ou non et s’il y a lieu de faire un signalement, a bien été publié ? Savez-vous pourquoi sa publication a provoqué tant de résistance ?

Mme Sarah El Haïry. Malheureusement, je ne suis plus en mesure de répondre sur l’aspect budgétaire car je n’ai plus accès aux services chargés de l’évaluation. Toutefois, j’ai pu constater que les Uaped fonctionnaient bien, les différents professionnels parvenant à alerter très rapidement lorsqu’ils détectent un cas et à apporter un accompagnement adapté aux enfants.

S’agissant du nombre d’alertes, la conscience que chaque adulte – voisin, enseignant, professionnel de santé, parent – a une responsabilité est de plus en plus forte. La situation évolue dans le bon sens. Il faudrait toutefois améliorer les choses bien en amont pour éviter d’en arriver à une situation grave. Il faut pouvoir demander de l’aide avant que l’enfant ne soit en danger, obligeant à le retirer de son foyer ou à mettre en place un accompagnement à domicile.

Enfin, j’ai évoqué avec la présidente du GIP une expérimentation menée avec les bâtonniers et visant à former les avocats à recueillir la parole de l’enfant. C’est une initiative que je trouve particulièrement intéressante.

Mme la présidente Laure Miller. Et qu’en est-il de la publication du décret ?

Mme Sarah El Haïry. Je n’ai malheureusement plus accès à cette information.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Madame El Haïry, avant de vous écouter, j’ai cherché à savoir ce que vous aviez accompli pour la protection de l’enfance à la tête de votre ministère. Il en ressort que vous vous êtes davantage investie à Nantes que sur les politiques en direction des enfants – ce n’est pas moi qui le dis mais vos équipes ministérielles. Vous avez également augmenté significativement les crédits consacrés au SNU, gabegie de 160 millions d’euros pour un dispositif militaire coûteux et inutile de mise au pas de la jeunesse alors que, dans le même temps, des coupes budgétaires ont été opérées dans des secteurs essentiels, avec par exemple la suppression par décret d’un quart des postes de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Comment expliquez-vous ces baisses de crédits pour la protection de l’enfance alors que des financements aussi importants ont été alloués au SNU ?

Vous dites avoir constaté l’épuisement professionnel. Quelles actions concrètes avez‑vous menées pour y remédier ? Pourquoi ne pas avoir accepté la revalorisation salariale demandée depuis des années par les travailleurs sociaux ?

Des départements ont décidé d’arrêter l’accompagnement des MNA, en désaccord total avec la Convention internationale des droits de l’enfant, pour des raisons budgétaires. Il était de votre devoir, en tant que ministre, de faire respecter la loi ; or vous n’avez rien fait. Pouvez-vous nous expliquer ce silence ? Que feriez-vous autrement ?

Les mesures prévues par la loi Taquet pour lutter contre les sorties sèches de l’ASE sont appliquées de manière inégale et limitée. S’agissant de jeunes très vulnérables, en situation de précarité et sans soutien familial, ces sorties sèches demeurent un gros problème. Quelles actions concrètes avez-vous décidées pour garantir un accompagnement égal et uniforme dans tout le territoire ? Les anciens enfants placés demandent, par la voix de leur comité de vigilance, que l’accompagnement soit obligatoire jusqu’à 25 ans, en fonction des besoins des jeunes. Qu’en pensez-vous ?

Mme Sarah El Haïry. J’assume tout : à chaque fois que j’ai agi, je l’ai fait dans l’intérêt des jeunes. J’assume le SNU, qui est une bonne politique publique. C’est un projet qui permet la mixité sociale tout en réunissant des jeunes autour de la culture de l’uniforme, celui des pompiers comme celui des gendarmes. (Protestations.) Madame la députée, c’est vous qui m’avez posé la question et j’entends y répondre, même si ma réponse ne vous convient pas.

Les enfants protégés doivent avoir accès à l’ensemble des politiques pour la jeunesse, qu’il s’agisse du service civique, des Colos apprenantes ou du SNU. Le SNU est un très joli programme qui permet de découvrir le bénévolat et de se rendre dans d’autres régions – pour la majorité des jeunes concernés, c’était d’ailleurs la première fois qu’ils avaient la possibilité de quitter leur domicile sans que l’on s’intéresse au quotient familial de leur famille, à leur établissement scolaire ou à leur territoire d’origine. Ces temps sont précieux pour construire l’unité dans notre nation. Lever un drapeau ou partager une Marseillaise ne signifie pas que le SNU est militarisé, celui-ci n’étant pas encadré par des militaires d’active. Il offre à chaque jeune une chance de trouver son chemin, par exemple en s’engageant dans le bénévolat ou le service civique écologique, ou encore en rejoignant les cadets de la gendarmerie. Un grand pays ne décide pas à la place de ses enfants. Voilà pourquoi je souhaite que les enfants confiés à l’ASE aient accès à l’ensemble des dispositifs et des programmes auxquels ils peuvent prétendre.

Concernant l’ASE, nous avons constitué un groupe de travail spécifique avec les départements et les associations. Il s’agit d’échanger sur les meilleures pratiques et de tenter de remédier aux dysfonctionnements – certains enfants n’ont par exemple pas accès au pécule à leur sortie de l’ASE parce qu’ils ne possèdent pas de compte bancaire. Il ne faut pas laisser les mineurs sans accompagnement à leur majorité. Pour cela, il faut intervenir plus tôt, dès 16 ans.

Vous avez parlé des MNA, évoquant des départements qui ne respecteraient pas les règles. La loi impose une solidarité nationale et ce sont les services de l’État qui désignent le lieu d’accueil. À chaque fois qu’un problème m’a été remonté, j’ai saisi le préfet pour que tout rentre dans l’ordre et, le cas échéant, pour mener les actions judiciaires nécessaires.

Enfin, concernant la revalorisation des professionnels, ceux-ci sont salariés non pas de l’État mais des départements et des associations. La négociation a donc été globale et incluait leurs employeurs.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Concernant le SNU, vous avez peut-être la culture de l’uniforme mais moi j’ai la culture du service public, de la prévention et de la protection. Ne pas supprimer un quart des postes en PJJ aurait été une bonne mesure.

Pour lutter contre l’épuisement professionnel, il n’y a pas que la revalorisation salariale – vous auriez pu concevoir d’autres plans – mais il n’empêche que nous appelons de nos vœux une telle revalorisation, notamment pour les fonctionnaires qui relèvent de l’État.

S’agissant des MNA, la Défenseure des droits nous a heureusement donné plus d’informations sur la question, notamment sur le désengagement des départements. Nous attendons donc avec grand intérêt son rapport en janvier.

Mme Sarah El Haïry. À chaque fois que j’ai eu connaissance d’un cas concernant les MNA, le préfet a été saisi. C’est comme cela que fonctionne un État de droit.

Par ailleurs, je considère que l’uniforme, dans le cadre du SNU, est une chance car il permet à l’ensemble des enfants de participer à une communauté d’aventure sans faire de distinction selon les marques.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Mon problème n’est pas l’uniforme, c’est le service public.

Mme Sarah El Haïry. Madame la députée, c’est vous qui avez soulevé la question de l’uniforme. Pour ma part, je suis très fière du SNU mais si vous ne voulez pas que j’en parle, ne m’interrogez pas sur ce sujet.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). J’aimerais revenir sur le décret relatif à l’interdiction du placement des mineurs à l’hôtel. Il prévoit de labelliser des hôtels sociaux et des campings pour continuer d’accueillir les mineurs. M. Xavier Iacovelli, sénateur du parti Renaissance, vous avait interpellée en disant que c’était un contournement du vote du Parlement. Vous aviez répondu que, tout en respectant l’esprit de la loi, les dérogations étaient le fruit de deux ans de discussion avec les départements, ces derniers disposant de moyens très limités. Mais vous aviez reconnu, dans la même audition, que ce décret manquait de clarté sur certaines des garanties à apporter comme la présence obligatoire d’un adulte formé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ou encore l’impossibilité de rester plus de deux mois dans un hôtel. Vous vous étiez engagée à ce que soit publié un décret pour lever toutes ces ambiguïtés. Qu’avez-vous fait pour publier ce décret ?

Mme Sarah El Haïry. J’ai veillé à une publication rapide du décret. Celui-ci prévoit, de mémoire, une dérogation à l’interdiction de logement à l’hôtel des enfants de l’ASE pour les enfants de plus de 16 ans sans handicap, et uniquement dans des établissements accueillant déjà des mineurs, pour une durée ne devant excéder deux mois.

Vous avez raison, le texte du décret est toutefois trop flou concernant l’encadrement de cet accueil par un adulte. Après avoir été interpellée à ce sujet, j’avais proposé d’attendre une évaluation de l’application du dispositif pour éventuellement le corriger. Le temps qui m’a été imparti ne me l’a pas permis.

L’esprit de la loi Taquet impose la présence d’un encadrant vingt-quatre heures sur vingt-quatre auprès des enfants, mais le décret ne le précise pas. Ce texte manque également de clarté concernant la formation de l’encadrant.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je repose ma question : quelles démarches avez-vous entreprises pour que ce nouveau décret, qui n’est toujours pas publié, le soit ?

Mme Sarah El Haïry. Encore une fois, le décret est sorti à mon arrivée au ministère, mais je n’ai pas pu aller au bout de ce travail.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Combien faut-il de temps aux services de l’État pour publier un tel décret, qui met en jeu la vie d’enfants ?

Mme Sarah El Haïry. Je rappelle qu’à mon arrivée au ministère, la publication du décret était attendue depuis des mois, voire des années. J’ai permis qu’il sorte rapidement. Toutefois, faute d’une rédaction suffisamment précise, il permet à des personnels insuffisamment qualifiés, par exemple des surveillants ne disposant que du Bafa (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) d’encadrer les enfants la nuit, ce qui ne correspond ni à l’esprit de la loi Taquet, ni à ma volonté.

Comme je l’avais répondu à M. Iacovelli, je comptais donc m’appuyer sur une évaluation de l’application du décret pour le corriger. Des échanges avaient commencé ; il doit en rester des traces.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Si je comprends bien, vous vous êtes précipitée pour sortir un décret dont la publication tardait depuis deux ans – c’est noble à vous. Toutefois, la rédaction de ce décret n’est pas suffisamment claire et vous n’avez pas eu le temps de la corriger. Pourquoi n’avoir pas publié d’emblée un décret clair ?

Mme Sarah El Haïry. Encore une fois, nous voulions faire appliquer l’interdiction de l’accueil en hôtel des mineurs. C’est seulement lors de l’application du décret que le problème d’encadrement de nuit, relayé par M. Iacovelli, est apparu.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je n’ai toujours pas la réponse à ma question.

En mars 2024, vous avez annoncé que des contrôles dans les hôtels accueillant des mineurs auraient lieu. Selon quelles modalités ? Quel en a été le nombre ? Ces contrôles ont-ils permis de constater que certains départements ne remplissaient pas leurs obligations ? Si oui, lesquels ?

Mme Sarah El Haïry. Je dois retrouver ces informations de mémoire.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). De mémoire ?

Mme Sarah El Haïry. Quand on n’est plus ministre, il ne nous reste que notre mémoire.

Un groupe de travail avait été organisé concernant les contrôles. À la suite d’alertes d’organisations syndicales et de la presse, nous avions procédé à un contrôle dans le Nord et constaté que des enfants étaient hébergés à l’hôtel.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Après avoir constaté que ces placements étaient illégaux, avez-vous saisi le procureur de la République ?

Mme Sarah El Haïry. Nous avons saisi le préfet, qui a suivi la procédure. Je ne sais pas quelle suite y a été donnée. De mémoire, les faits avaient lieu à Roubaix.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous ne savez donc pas si le préfet a saisi le procureur de la République.

Mme Sarah El Haïry. Il doit être possible de savoir quelle démarche le préfet ou son successeur ont suivi. C’est le préfet qui a autorité sur le département.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous évoquez vos émotions, mais la moindre des choses aurait été de vous assurer que la procédure lancée face à des actes illégaux aboutisse et serve d’exemple, surtout qu’elle touchait un département où les manquements sont graves et où les personnels sont en grève.

Par ailleurs, vous auriez pu anticiper les questions de cette commission d’enquête, pour éviter d’avoir à vous en remettre à votre mémoire.

Enfin, après trois années au secrétariat d’État de la jeunesse, à votre arrivée au ministère de l’enfance, de la jeunesse et des familles, vous avez dû vous apercevoir très rapidement – au bout de deux ou trois réunions – de l’effondrement du système de protection des enfants les plus vulnérables de notre société. N’avez-vous pas eu un sursaut de conscience ? Ne vous êtes-vous pas interrogée sur l’opportunité de consacrer les ressources publiques au SNU, de donner la priorité à ce dispositif, quelle que soit la valeur qu’on lui accorde par ailleurs ? J’en appelle à votre sens des responsabilités et des priorités.

Mme Sarah El Haïry. Je n’ai jamais opposé les enfants entre eux selon les programmes qui les visent.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Et la hiérarchie de la douleur ?

Mme Sarah El Haïry. Oui, le SNU, qui a permis à plus de 100 000 enfants de vivre l’aventure de l’éducation populaire, était une priorité. L’éducation populaire, l’engagement des jeunes et les programmes de citoyenneté ont été mes priorités, tout comme la protection de l’enfance.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). À quel prix ?

Mme Sarah El Haïry. Supprimer des politiques de mixité sociale, d’émancipation, qui permettent aux jeunes d’espérer, ce n’est pas leur rendre service, bien au contraire.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). La généralisation du SNU coûterait 5 milliards d’euros chaque année.

Mme la présidente Laure Miller. Vos interruptions et vos questions sont insupportables. Si vous ne souhaitez pas obtenir de réponse, partez ! Certains députés ont quitté la salle, à cause de votre agressivité. Nous ne sommes pas un tribunal, vous n’êtes pas des procureures.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Vous nous reprochez de poser des questions insupportables ? Mais enfin, il s’agit d’une commission d’enquête !

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Je demande une suspension.

Mme la présidente Laure Miller. La moindre des choses est d’écouter les réponses. Je ne suspendrai pas la séance.

Et c’est votre réaction aux réponses qui est insupportable. Quant à vos questions elles‑mêmes, je ne vous ai pas empêché de les poser.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). C’est seulement le camp présidentiel qui a un problème avec nos questions.

Mme la présidente Laure Miller. Non. Je vous demande simplement du respect.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Nous ne sommes pas là pour passer de la pommade.

Mme la présidente Laure Miller. Vous n’avez pas la parole. C’est à moi qu’il revient de la distribuer. Votre refus d’écouter les réponses est difficile à supporter.

En outre, je vous ai bien laissé poser toutes les questions que vous souhaitiez.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Mme El Haïry n’a pas répondu à nos questions. Je vous ai donc demandé d’intervenir, mais vous ne l’avez pas fait.

Mme la présidente Laure Miller. La réponse de Mme El Haïry était claire ; simplement, elle ne vous convenait pas. Par ailleurs, je ne vous ai pas donné la parole. Je ne vous l’accorderai que dans un instant.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). À la suite des confinements liés au covid, les problèmes de santé mentale des jeunes sont devenus un fléau.

Les enfants de l’ASE, déjà fragiles, sont désormais surmédicalisés, alors que c’est d’abord de présence humaine qu’ils ont besoin. Or les personnels de l’ASE pointent la difficulté de leurs conditions de travail et le risque de burn-out. Pour qu’ils puissent aider les enfants, il faut, entre autres, revaloriser leur salaire et assurer le sens de leur mission.

En dehors des approches médicamenteuses et médicales, quelles mesures spécifiques avez-vous déployées pour pallier les difficultés psychologiques des enfants placés sous la protection de l’ASE ?

Mme Sarah El Haïry. La question de la santé mentale des enfants, saisissante, avait été traitée lors des assises de l’enfance. En réponse aux besoins, nous avons mobilisé autant que possible le chèque psy. Toutefois, l’accès aux pédopsychiatres reste inégal, faute de professionnels disponibles.

Nous avons également recouru au dispositif Pegase, qui obtient de bons résultats, en permettant une prise en charge globale par la communauté médicale et paramédicale. En identifiant les problèmes en amont, il est possible d’éviter la médicalisation.

Vous évoquez à juste titre l’importance du bien-être au travail des professionnels. Il faut prendre en compte les besoins spécifiques des enfants, en leur procurant un cadre adéquat et en permettant de s’engager. Dans certaines associations, les professionnels multiplient les activités en dehors du temps scolaire, pour ouvrir la vie des enfants sur l’extérieur. Ils assurent ainsi un rôle de prévention et de détection des problèmes de santé mentale. Mais encore faut-il que des professionnels soient disponibles pour ces activités.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je suis d’accord avec vous. Sur ce sujet comme sur d’autres, je suis frappé par la déconnexion entre les discours – le vôtre, par exemple, que je ne remets pas en cause – et la réalité du terrain.

Le problème est le manque de moyens matériels et humains. Quand les professionnels ne manquent pas, ils sont maltraités et ne voient jamais d’amélioration.

Mme Sarah El Haïry. Vous pointez un problème bien réel. D’un territoire à l’autre, la situation est inégale. Certains départements n’accordent pas une place prioritaire à la protection de l’enfance ou sont confrontés à des difficultés budgétaires et de recrutement.

La politique de protection de l’enfance dépend des départements. Le ministre peut simplement fixer un cap, impulser un objectif, et essayer d’accompagner les départements et l’association Départements de France dans sa réalisation.

L’État doit se montrer ferme pour garantir l’égalité entre les territoires, à travers des référentiels de formation, des normes d’encadrement ou la généralisation de certains dispositifs, comme Pegase. Mais l’application de ces mesures revient aux départements, ce qui explique l’écart entre la volonté politique formulée au niveau ministériel et son application dans les territoires.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Selon vous, l’organisation actuelle et les moyens attribués aux départements sont-ils suffisants pour protéger efficacement les enfants dont la nation a la charge ?

Mme Sarah El Haïry. Il est certain que le produit des droits de mutation à titre onéreux, dont les départements dépendent pour leur budget, a fortement baissé. Le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) avait demandé un plan Marshall pour le secteur, combinant des mesures budgétaires et des réformes profondes. À mon arrivée au ministère, en février, je n’ai pas voulu attendre le débat budgétaire prévu pour la fin de l’année, car je voulais des solutions immédiates.

Nous avons dressé un bilan du foncier d’État qui pouvait être mis à disposition des départements, pour réduire leur charge financière. Nous avons recensé les places d’internat disponibles dans tous les départements. Les enfants de l’ASE qui n’avaient pas besoin d’un accompagnement spécifique ont ainsi pu bénéficier de ce droit commun. Nous avons également débloqué des fonds avec la Banque des territoires. En somme, nous avons recouru à tous les moyens qui étaient disponibles en février et mars pour accompagner les départements, tout en préparant le débat budgétaire de fin d’année, dont on sait comme il est difficile.

Mme la présidente Laure Miller. Puisqu’il ne nous reste que dix minutes, je propose aux derniers orateurs de regrouper leurs questions et de les condenser.

Mme Anne Bergantz (Dem). Selon moi, l’augmentation soutenue des mesures, notamment de placement, est à l’origine des difficultés actuelles, puisque nous n’avons pas les moyens de les appliquer.

Plus spécifiquement, nous constatons une baisse de la part des enfants accueillis par des familles. Alors qu’en 2015, ce type d’accueil représentait 50 % de l’ensemble des placements, en 2021, ce n’était plus que 40 %. Il faut donc réfléchir sur le statut des accueillants, leur formation, la reconnaissance dont ils bénéficient. Il faudrait également étudier la possibilité de concilier l’accueil avec une activité professionnelle. Comment redynamiser le recrutement des assistants familiaux, selon vous ?

M. Denis Fégné (SOC). Pour renforcer l’articulation entre le ministère de la justice, les conseils départementaux et tous les acteurs de terrain, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) préconise d’accélérer l’expérimentation des comités départementaux pour la protection de l’enfance (CDPE) et d’y rattacher les observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE). Comment évaluez-vous ces comités et quelles sont vos préconisations ?

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Selon vous, en matière de protection de l’enfance, l’État est-il soumis à une obligation de résultat ou à une obligation de moyens ?

Quand vous étiez ministre, vous n’aviez pas le temps de tout faire, dites-vous. Mais peut-être auriez-vous pu vous dispenser de certaines actions qui étaient coûteuses en temps et en argent et ne bénéficiaient pas à la protection de l’enfance ?

Mme Sarah El Haïry. Près de 50 % des assistants familiaux partiront à la retraite d’ici à 2030, alors qu’ils constituent la pierre angulaire de la réponse à la crise. De fait, l’accueil familial répond aux besoins d’une partie des enfants. Il leur apporte une sécurité affective et un accompagnement personnalisé, dès lors qu’un lien de confiance s’est établi. La question du cumul des activités se pose. Il me semble possible pour certains enfants et pour certains âges. Ce type d’accueil est une belle aventure, dès lors que les assistants sont accompagnés, formés et se sentent sécurisés.

Il faut poser la question de la reconnaissance des accueillants familiaux. Ceux-ci doivent pouvoir faire confiance aux autorités de contrôle. Ils doivent savoir quelle sera la durée de l’accueil et les besoins spécifiques de l’enfant qu’ils accueillent. Ils doivent pouvoir choisir à quel moment de leur vie ils accueillent un enfant, parce qu’ils sont prêts à le faire.

Les refus d’agrément, dont les causes sont multiples, doivent également être motivés, car cela permet aux candidats de s’améliorer. Enfin, il faut mieux communiquer sur le métier d’assistant familial – certains départements ont lancé de très belles campagnes d’information en la matière.

Outre qu’il faut ainsi sécuriser le parcours des assistants familiaux, il faudrait également structurer leurs organisations. En nous appuyant sur ces deux jambes, nous pourrions renforcer l’attractivité du métier.

Nous devons par ailleurs accepter que le métier a évolué et que l’offre s’est diversifiée. Par exemple, les assistants familiaux thérapeutiques répondent à des besoins très spécifiques. Je souhaite que des assistants familiaux puissent demain accueillir un enfant pendant le week‑end, afin de lui permettre de sortir de la maison d’enfants à caractère social (Mecs) ou de sa famille.

Quoi qu’il en soit, j’en suis convaincue, c’est notamment grâce aux assistants familiaux que l’ASE sortira de la crise.

Monsieur Fégné, je juge excellente la proposition du Cese d’accélérer l’expérimentation des CDPE, qui fonctionne bien, et de rattacher à ces comités les ODPE, qui permettent d’accéder à des données consolidées et donc de prendre du recul par rapport au présent.

Les CDPE permettent de réunir tout le monde autour de la table. C’est nécessaire, car les représentants de la justice, notamment, se tiennent parfois trop éloignés du terrain. Pensons aux enfants qui relèvent à la fois de la PJJ et de l’ASE : il est dommage que les représentants de ces deux administrations n’échangent pas avec le médecin pilote du programme « Santé protégée », par exemple, ou même avec un représentant de l’équipe enseignante.

Au passage, certains chefs d’établissements empêchent la bonne circulation de l’information. Non par mauvaise volonté, mais parce qu’ils craignent que l’enfant placé soit stigmatisé. Pourtant, en évoquant sa situation avec le professeur principal, ils peuvent permettre un accompagnement spécifique.

Les adultes qui ont la responsabilité de l’enfant doivent pouvoir se réunir et les CDPE doivent permettre d’institutionnaliser le partage de l’information, en mettant fin aux inégalités selon les territoires.

Madame Amiot, j’ai consacré chaque seconde du temps qui m’a été imparti aux missions qui m’ont été confiées. Vous me demandez si j’ai délaissé la protection de l’enfance. Elle a été ma priorité, tout comme la jeunesse.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Je répète mes deux questions, car vous n’y avez pas répondu : selon vous, l’État a-t-il une obligation de moyens ou une obligation de résultat, en matière de protection de l’enfance ?

Par ailleurs, auriez-vous pu vous dispenser de certains projets ?

Au mois de juillet, le Gouvernement démissionnaire a pris pas moins de 930 décrets. Pourquoi le projet de décret évoqué par Mme Hadizadeh n’en faisait-il pas partie, alors que vous reconnaissez vous-même qu’il était urgent d’agir ? Combien avez-vous pris de décrets en juillet ?

Mme Sarah El Haïry. De mémoire, j’ai pris trois décrets, dont un en juillet, relatif au contrôle des antécédents judiciaires des professionnels exerçant auprès des jeunes enfants et des mineurs de moins de 13 ans.

Pour répondre à votre question, la protection de l’enfance est une compétence des départements.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Ce n’était pas ma question.

Mme Sarah El Haïry. Si, vous m’interrogez sur le champ de mes compétences et sur mes priorités. À chaque seconde, les enfants, tous les enfants, ont été ma priorité.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Ce n’est pas ce que montre le budget.

Mme Sarah El Haïry. J’ai appliqué le budget décidé par le Parlement.

M. Olivier Fayssat (UDR). La question de savoir si vous méritez une médaille ou une peine de galère pour votre action passée ne m’intéresse pas. Je souhaite plutôt envisager l’avenir, car je préfère la construction à la destruction. De quelles mesures relevant du champ législatif regrettez-vous l’absence, qu’il s’agisse de procédures, de budget, d’effectifs ou du contrôle de l’exécutif ? Si le temps manque, pourriez-vous me répondre par écrit ?

Mme Katiana Levavasseur (RN). Année après année, les rapports formulent les mêmes constats : baisse du nombre de professionnels, manque de moyens, faible coordination. Pourquoi, selon vous, n’arrivons-nous pas à obtenir des résultats tangibles à court, moyen ou long terme ?

Mme Sarah El Haïry. Monsieur Fayssat, je reviendrai vers vous par écrit. En premier lieu, la prévention et le soutien à la parentalité sont un impensé de nos politiques publiques. Or, pour protéger les enfants, il faut d’abord accompagner les parents.

En outre, nous n’accordons pas une attention suffisante au retour des enfants, notamment dans les situations d’urgence.

Enfin, de nombreuses familles ayant obtenu l’agrément pour adopter des enfants doivent attendre sept ou huit ans pour le faire. Dans le même temps, dans certains cas, nous savons très vite que l’enfant ne pourra pas retourner dans sa famille d’origine, faute d’un tiers de confiance. Pourquoi alors ne pas réformer l’adoption simple, pour offrir davantage de stabilité à ces enfants et éviter qu’ils ne soient promenés d’un foyer ou d’une famille à l’autre ? Nous connaissons les témoignages sur ces parcours brisés.

La question de l’autorité parentale n’est pas facile à traiter, car elle heurte les pudeurs, mais elle devrait au moins être creusée. Je l’aurais fait, si j’avais pu. Nous devons à ces enfants de bonnes conditions d’accueil. Or la famille adoptive peut devenir une famille de cœur, qui n’a pas moins de sens que la famille dont ces enfants ont hérité.

Madame Levavasseur, pouvez-vous me rappeler votre question ?

Mme Katiana Levavasseur (RN). Alors que les enquêtes se multiplient, les résultats sont de plus en plus faibles. Pourquoi ne parvenons-nous pas à remédier au manque de coordination entre les échelons local, national et départemental ? La création d’une cellule réunissant toutes les parties semblerait un bon point de départ.

Mme Sarah El Haïry. La coordination pose problème.

Au niveau local, alors que nous nous contentons parfois de gérer les crises lors de leur survenance, les CDPE, en réunissant les acteurs du quotidien, pourraient permettre d’assurer la continuité du suivi.

Au niveau national, il faut également instaurer une coordination. La création et la montée en puissance du GIP « France Enfance protégée » nous en offrent une belle occasion, puisque cette structure regroupe les départements, l’État et les associations.

Les CDPE et le GIP « France Enfance protégée » pourraient devenir les lieux d’un renouveau, précisément parce qu’ils sont protégés des fluctuations politiques que nous connaissons.

En tout cas, si le ministre doit fixer un cap, la protection de l’enfance reste une politique départementale. Ce sont les présidents des départements qui ont la responsabilité des enfants.


  1.   Table ronde, ouverte à la presse, sur les familles d’accueil (mardi 3 décembre 2024)

La Commission procède à la table ronde sur les familles d’accueil réunissant :

 M. Bruno Roy, président de l’Association nationale des assistants maternels, assistants et accueillants familiaux (Anamaaf) ;

 Mme Cathy Blanc-Chardan, présidente de l’Association nationale des placements familiaux (ANPF) ;

 Mme Sonia Mazel-Bourdois, présidente de la Fédération nationale des assistants familiaux et de la protection de l’enfance (Fnaf-PE), et Mme Lydie Servonnat, vice-présidente de la Fnaf-PE ;

 M. Thierry Herrant, chargé de mission à l’Union fédérative nationale des associations de familles d’accueil et assistants maternels (Ufnafaam), M. Steeve Penin, assistant familial dans le département du Nord, membre du bureau de l’Ufnafaam, et Mme Amilie Gadel, assistante familiale dans le département de Haute-Savoie.

Mme la présidente Laure Miller. D’après une enquête de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) de mars 2024, 60 100 enfants ou jeunes adultes de moins de 21 ans vivaient principalement en famille d’accueil en 2019 en France métropolitaine, la région des Hauts-de-France concentrant à elle seule un sixième des enfants dans cette situation.

L’accueil au sein d’une famille d’accueil peut être plus adapté aux besoins et à l’épanouissement des enfants qu’un accueil en structure collective. Il constitue une solution alternative intéressante aux placements en foyer. Cependant, les effectifs d’assistants familiaux diminuent chaque année depuis 2017, un déclin démographique qui devrait se poursuivre dans les années qui viennent en raison du vieillissement de la profession et du manque de renouvellement. Pour améliorer l’attractivité de cette profession, la loi relative à la protection des enfants, dite loi Taquet, a prévu la hausse des rémunérations et des indemnisations des assistants familiaux.

La création d’une base nationale de recensement des agréments, gérée par le groupement d’intérêt public (GIP) « France Enfance protégée », était une autre mesure particulièrement utile de cette loi. Le procès de Châteauroux qui s’est ouvert en octobre a en effet révélé que des assistants familiaux ont pu accueillir des enfants sans disposer d’un agrément. Identifiez-vous, dans le suivi et le contrôle des familles d’accueil, des lacunes ayant pu mener à de tels drames ?

Je précise que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. Avant de vous laisser la parole, je vous demande, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bruno Roy, Mmes Cathy Blanc-Chardan, Sonia Mazel-Bourdois et Lydie Servonnat, M. Thierry Herrant, Mme Amilie Gadel et M. Steeve Penin prêtent serment.)

M. Thierry Herrant, chargé de mission à l’Union fédérative nationale des associations de familles d’accueil et assistants maternels (Ufnafaam). J’orienterai mon propos liminaire sur l’intérêt et les besoins fondamentaux des enfants. L’Ufnafaam a identifié trois grands manquements qui doivent être comblés pour sortir de cette crise par le haut.

Le premier manquement est l’absence de vision ambitieuse et partagée concernant l’accueil familial en France, alors que l’intérêt de l’enfant commande de privilégier ce mode d’accueil. L’article 20 de la Convention relative aux droits de l’enfant prône en effet le placement en famille d’accueil plutôt qu’en foyer, tandis que le dernier avis du Conseil économique, social et environnemental (Cese) voit le nombre de familles d’accueil comme un indicateur d’efficacité d’une future stratégie interministérielle. De telles recommandations officielles sont nombreuses ; pourtant, nous faisons l’inverse. La part de l’accueil familial dans le total des placements ne cesse de diminuer et les chiffres du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) pour 2024, qui seront publiés prochainement, confirmeront cette tendance. Il s’agit d’un angle mort incompréhensible dans la décision et l’action publiques.

L’État devrait jouer un rôle d’impulsion stratégique, mais ce n’est pas le cas. Même en sachant que cette forme de prise en charge est celle qui répond le mieux aux besoins des enfants, nous sommes incapables de porter collectivement une vision globale et de fixer un cap qui se déclinerait dans l’ensemble des départements. Cette incroyable incapacité illustre parfaitement le problème de gouvernance entre l’État et les départements, souvent évoqué lors des auditions de cette commission d’enquête.

Le deuxième manquement est le délitement du collectif de travail – la fameuse équipe pluridisciplinaire – qui soutient l’assistant familial. Dans l’exercice professionnel de ce dernier, le huis clos ne devrait pas être une option ; c’est pourtant trop souvent le cas. Là encore, nous allons à l’encontre de l’intérêt de l’enfant. Engagée en 2016, la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant conclut pourtant que la réponse au besoin de stabilité de l’enfant est écosystémique – il faut tout un village pour élever un enfant, pour le dire de manière plus douce. Le travail en équipe n’est pas une faveur que l’on accorde à un assistant familial, c’est un élément consubstantiel de son métier, au plus près des besoins de l’enfant. De ce point de vue, nous sommes vraiment très loin du compte.

Les longues séries d’entretiens que nous avons menées partout en France on fait ressortir une nette dégradation des conditions de travail depuis trois ans, avec un effet tenaille qui isole et met en difficulté les professionnels. D’un côté, les enfants arrivent dans leur famille d’accueil dans un état de santé nettement plus dégradé qu’auparavant. Ils sont plus nombreux à souffrir de troubles dys et du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), d’autisme, de troubles de l’attachement et du lien. À cela s’ajoute l’insistance des services départementaux pour augmenter le nombre d’enfants accueillis par famille, faute de places. De l’autre côté, le collectif de travail autour de l’enfant se délite, en raison du manque de personnels de soins et des déserts médicaux, du manque d’éducateurs, du turnover incessant, de la surcharge de travail, de la démission du personnel d’encadrement de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Résultat, les assistants familiaux sont de plus en plus isolés et gagnés par un sentiment d’abandon, alors qu’ils doivent prendre en charge des situations toujours plus complexes. La question n’est plus de savoir comment favoriser une meilleure intégration dans l’équipe – une vieille revendication de l’accueil familial ; il s’agit maintenant de trouver comment enrayer la désintégration en cours du collectif de travail autour de l’assistant familial.

Troisième manquement, répondre au métabesoin de sécurité de l’enfant est une gageure quand les professionnels et la famille qui le prennent en charge vivent eux-mêmes dans une insécurité permanente, aussi bien sur le plan contractuel qu’institutionnel. Cette insécurité est due à plusieurs irritants, pour ne pas dire répulsifs, liés à l’entrée ou au maintien dans le métier.

Le principal irritant, que nous ne parvenons pas à traiter, est la multiplication des informations préoccupantes visant des assistants familiaux. Il s’agit d’un poison rapide pour ce métier qui n’avait pas besoin de cela. La crainte de faire l’objet d’une information préoccupante injustifiée, voire calomnieuse, est désormais permanente, source d’une énorme charge mentale, d’insécurité au quotidien et d’un large sentiment d’abandon de la part de l’institution.

Ce sentiment d’insécurité et la précarité du métier sont également alimentés par les trop fortes disparités territoriales en matière de statut, de contrat de travail et de droits des assistants familiaux, dans un contexte de restrictions budgétaires qu’ils subissent aussi. Leurs primes de fin de carrière sont parfois supprimées, leurs indemnités ne suivent pas l’évolution de l’inflation, leur salaire n’est pas réajusté. Et aux effets de la pyramide des âges s’ajoute la multiplication, partout, des démissions, des départs anticipés à la retraite et des passages éphémères dans un métier qui pourrait ainsi disparaître plus tôt qu’on ne le croit.

Pour enrayer ce déclin, il faut susciter un véritable choc d’attractivité, défendre une vision ambitieuse de l’accueil familial, resserrer le maillage autour de l’enfant et de l’assistant familial, sécuriser le statut et le métier.

Mme Sonia Mazel-Bourdois, présidente de la Fédération nationale des assistants familiaux et de la protection de l’enfance (Fnaf-PE). La Fnaf-PE est forte de 2 500 adhérents et regroupe trente associations départementales actives sur l’ensemble du territoire métropolitain et ultramarin. Elle représente uniquement des assistants familiaux, acteurs essentiels de la protection de l’enfance.

La protection de l’enfance est une responsabilité collective qui doit faire de l’intérêt supérieur de l’enfant la priorité absolue. Cet impératif guide chacune de nos actions, qu’il s’agisse d’améliorer les dispositifs existants ou d’apporter notre expertise au service des réflexions nationales et départementales. Le rôle des assistants familiaux qui accompagnent quotidiennement les enfants, souvent marqués par une grande fragilité, est crucial. Pourtant, ce métier, exigeant par essence, demeure sous-estimé et souffre d’un manque criant de reconnaissance.

Les assistants familiaux doivent être considérés comme des travailleurs sociaux à part entière. Cette reconnaissance implique leur intégration systématique dans les équipes pluridisciplinaires, afin de valoriser leur expertise et leur expérience directe auprès des enfants confiés ; l’écoute et la valorisation de leur parole, notamment dans les instances où se jouent l’avenir et le bien-être des enfants ; la sécurisation de leur statut par des formations adaptées, un accompagnement professionnel soutenu et un cadre juridique renforcé respectant le principe de présomption d’innocence face aux signalements intempestifs ; et l’établissement de priorités claires pour bâtir un dispositif plus juste et efficace.

Pour répondre à l’urgence des besoins des enfants et à l’exigence de responsabilité des professionnels, il faut garantir la stabilité des parcours des enfants confiés. Les changements de lieux d’accueil répétés et non justifiés, souvent synonymes de rupture traumatisante pour les enfants, doivent être limités au maximum par les départements.

Il faut porter et renforcer la parole des enfants. Les assistants familiaux, qui sont leurs référents, doivent être pleinement associés aux décisions qui les concernent. Revaloriser leurs conditions de travail passe par une amélioration des ressources mises à leur disposition, mais aussi par la reconnaissance de leur engagement professionnel et de leur rôle central dans la protection de l’enfance.

Enfin, la situation alarmante que nous connaissons appelle des réformes urgentes. En France, 344 000 enfants, soit 2,4 % des mineurs, sont pris en charge par l’ASE. Parmi eux, 60 000 sont placés hors de leur famille, souvent dans une famille d’accueil. Les 35 000 assistants familiaux jouent un rôle indispensable dans l’accompagnement de ces enfants placés, même s’ils ne peuvent répondre qu’à 40 % des besoins. Malgré leur engagement, chaque année, entre 10 000 et 20 000 mesures de protection ne peuvent être exécutées, faute de moyens suffisants et de places d’accueil. Ces chiffres soulignent l’urgence d’agir pour renforcer les dispositifs existants et soutenir ceux qui en sont les piliers.

La protection de l’enfance est une mission de société exigeant une mobilisation sincère et concertée de tous les acteurs. Pour être à la hauteur des attentes et des besoins des enfants, il est impératif de reconnaître pleinement la contribution centrale des assistants familiaux et de renforcer en profondeur un système fragilisé. Nous sommes présents aujourd’hui pour porter leur voix, pour appeler à des réformes justes, ambitieuses et indispensables, afin que l’enfant soit véritablement placé au centre de nos préoccupations et que les professionnels soient soutenus dans leur mission.

Mme Cathy Blanc-Chardan, présidente de l’Association nationale des placements familiaux (ANPF). À notre tour, nous tenons à faire part de nos inquiétudes grandissantes pour ce mode d’accueil, eu égard aux chiffres publiés par la Drees en 2024. Pour la première fois, l’accueil familial n’est plus majoritaire dans notre pays : fin 2022, 38 % des enfants accueillis dans le cadre de l’ASE lui étaient confiés, contre 56 % en 2006.

L’ANPF s’est fixé pour but de promouvoir l’accueil familial des mineurs et jeunes majeurs relevant de structures institutionnelles publiques ou privées. L’association participe et contribue à l’évolution des pratiques en accueil familial en favorisant à tous les niveaux, depuis l’échelon local jusqu’à l’échelon européen, les échanges, la réflexion et la recherche entre les différents acteurs de l’accueil et du placement familial. Nous participons et contribuons aussi à l’évolution des politiques publiques en valorisant l’expertise des praticiens du secteur médical et médico-social et en nous affirmant comme un interlocuteur des pouvoirs publics. L’ANPF organise chaque année des journées d’études nationales, qui regroupent environ 800 personnes, ainsi que des journées d’études régionales. Notre action est nationale, mais notre organisation régionale nous permet d’être au plus près des problématiques des territoires. L’association a obtenu en 2021 la certification Qualiopi, qui atteste de la qualité des formations que nous délivrons au bénéfice des professionnels de l’accueil familial. Ce dernier élément est pour nous très important, car il nous semble que la formation des assistants familiaux est une question centrale.

L’actualité judiciaire met en lumière les dysfonctionnements de la protection de l’enfance, avec le procès de Châteauroux dans le cadre duquel dix-neuf personnes sont jugées pour avoir accueilli sans agrément, donc illégalement, des enfants de l’ASE. Ces personnes non agrémentées n’étaient donc pas des assistants familiaux.

Certes, la loi Taquet a modifié les conditions de repérage, d’accueil et d’accompagnement des enfants relevant de la protection de l’enfance. Un décret a été promulgué en 2024 pour garantir les modalités du régime dérogatoire d’accueil des mineurs dans des structures relevant de la jeunesse et des sports ou du régime de déclaration auprès du conseil départemental. Cependant, des dysfonctionnements persistent.

Le premier touche au respect du droit des enfants, car les lois successivement votées ne sont toujours pas appliquées, à commencer par la loi Taquet. L’accueil dans l’entourage de l’enfant demeure lettre morte dans la plupart des départements. La non-séparation des fratries reste un vœu pieux dans de nombreuses situations, celles-ci étant mal évaluées et les décisions mal appliquées. Le texte dispose que « l’enfant est accueilli avec ses frères et sœurs […], sauf si son intérêt commande une autre solution », mais la seconde partie de la disposition est parfois oubliée.

Le projet personnalisé pour l’enfant (PPE), issu de la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance, est un autre élément non appliqué. Dix-sept ans après la promulgation de la loi, les PPE ne sont pas systématiquement élaborés par les départements, alors même que l’équipe psycho-socio-éducative qui travaille autour du placement familial affirme depuis longtemps l’importance de concevoir un fil rouge de toutes les interventions dont l’enfant a fait l’objet.

Un deuxième dysfonctionnement affecte le respect du besoin de stabilité de l’enfant dans son parcours. L’accompagnement des jeunes à leur sortie de l’ASE et les efforts de chaque acteur sont en deçà des espérances du législateur. La loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant prévoit un entretien obligatoire d’accès à l’autonomie, organisé par le président du conseil départemental, un an avant la majorité de l’intéressé. L’ASE doit y associer les autres organismes et institutions pouvant concourir aux besoins des jeunes en matière éducative, sociale, sanitaire, de logement, d’emploi et de ressources, mais plus de 50 % des départements n’ont toujours pas établi de protocole en la matière.

Un troisième dysfonctionnement est lié à l’inadéquation des budgets aux besoins des enfants. La démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant, que Thierry Herrant a évoquée, a identifié sept de ces besoins, en particulier dans les domaines concourant au traitement des conséquences de son exposition traumatique. Or, dans certains départements, il n’y a plus de ligne budgétaire pour le suivi des soins des enfants, et cela va de pair avec les disparités constatées en matière de rémunération des assistants familiaux, de montant des indemnités d’entretien et de vestiaire, et de droits des enfants. Selon qu’il se trouve en Gironde, à Paris ou à Marseille, un enfant placé n’a pas les mêmes droits. L’indemnité de vêture varie du simple ou double. Certains départements acceptent de soutenir les enfants pour passer le permis de conduire ou pour obtenir des équipements professionnels nécessaires à leur formation, prévoient systématiquement des contrats jeune majeur, des primes à l’accueil pour les assistants familiaux, des primes pour les équipements informatiques ou la téléphonie, etc. D’autres, en revanche, ne proposent rien de tout cela, arguant que la crise budgétaire est telle qu’il faut aller jusqu’à réduire de 10 % l’accueil d’enfants, et grossir ainsi le nombre de mesures non exécutées.

M. Bruno Roy, président de l’Association nationale des assistants maternels, assistants et accueillants familiaux (Anamaaf). Je ferai écho à mes collègues en me plaçant sur le terrain des maltraitances institutionnelles infligées par l’ASE.

Pour les enfants, ce sont des difficultés d’accès aux soins généralistes ou spécialistes, que ce soit dans un centre médico-psychologique (CMP), un centre d’accueil et de permanence des soins (Caps), ou un service de pédopsychiatrie ; ce sont des placements à tout prix, sans prise en compte du projet d’accueil, ni de la capacité de l’assistant familial à assurer une bonne prise en charge ; c’est une déscolarisation intempestive en cas de difficultés ou d’inadaptation scolaire, l’école inclusive n’étant évidemment plus au rendez-vous ; ce sont des parcours multiples conduisant à des ruptures qui accentuent bien souvent la complexité de leur situation.

Pour les assistants familiaux, c’est la disparition du travail en commun avec les acteurs extérieurs du soin, de l’éducation, de la psychiatrie, car tous ces secteurs sont en crise ; c’est la mise à mal de la présomption d’innocence, alors que certains départements ont élaboré des solutions qui, si elles sont imparfaites, ont le mérite d’exister.

Nous pensons nécessaire de revenir sur le principe de l’autorité parentale qui, trop souvent, prend en otage les enfants et les professionnels qui assurent leur suivi. Il faudrait pouvoir envisager que cette autorité soit, au moins partiellement, suspendue. De plus en plus, celle-ci s’exerce depuis un pays étranger sans présence ni contrepartie demandée aux parents. Ces derniers ont évidemment des droits, mais ils ont aussi des devoirs ; il serait bon de s’en rappeler pour le bien des enfants.

L’accueil des fratries, tantôt regroupées dans un même lieu, tantôt séparées, alors que le contraire serait souhaitable, nous semble devoir tenir compte plus clairement des besoins de prises en charge. La loi Taquet prévoit d’ailleurs une telle clarification.

Les mesures de délaissement parental, prévues par la loi de 2016, tardent encore à s’appliquer ; il faut les réactiver. Nous rencontrons en effet un nombre croissant de situations où les enfants placés n’ont plus de lien avec leurs parents depuis des années. À cet égard, les pédopsychiatres demandent de tenir compte des cas de dysparentalité, afin de bâtir un projet fiable et durable pour l’enfant, dans son intérêt supérieur.

La prise en charge financière des enfants doit être rééquilibrée entre tous les départements en ce qui concerne l’entretien, l’habillement et la scolarité. Cela a été dit, les enfants n’ont actuellement pas les mêmes chances d’un territoire à l’autre.

Enfin, il faut réactualiser l’interdiction des mises à l’abri dans des hôtels – la loi Taquet avait pourtant fixé un délai d’adaptation relativement important.

Ces dysfonctionnements que l’on constate sont d’ailleurs en partie dus au fait que la loi Taquet a oublié l’accompagnement des assistants familiaux. Le problème n’est pas que financier. Un important travail de concertation avait pourtant été mené en amont, et tous les professionnels s’étaient mis d’accord sur le principe d’un accompagnement, sous la forme notamment de plateaux techniques, leur permettant de travailler dans les meilleures conditions au service des enfants. Or cet aspect a été totalement oublié dans la loi, ce qui contribue de façon fort dommageable aux difficultés actuelles de l’ASE.

J’ajoute que les assistants familiaux ne doivent plus être la variable d’ajustement budgétaire, et subir systématiquement les manques financiers. Ils ne doivent plus avoir à justifier leur activité ou à craindre des informations préoccupantes. S’il y a aujourd’hui autant de démissions et de licenciements que de départs à la retraite, c’est bien que les problèmes d’effectifs ne sont pas entièrement liés à l’âge des personnels.

Juste une fois, nous aimerions que vous puissiez écouter et considérer la parole des assistants familiaux, sans demander à d’autres de s’exprimer à leur place.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Ayant participé aux groupes de travail de préparation de la loi Taquet, j’allais vous demander ce qu’il manquait à ce texte, mais vous avez déjà largement répondu. L’aspect financier, donc, n’a en rien réglé les inégalités territoriales, et les dysfonctionnements persistent.

Compte tenu de l’avancement des connaissances dans le domaine des neurosciences et des besoins fondamentaux de l’enfant, notamment le métabesoin de sécurité, comment les assistants familiaux sont-ils formés à l’accueil des enfants ? Le secteur fait face à une vague de départs à la retraite et voit partir des personnes qui étaient dans la profession depuis longtemps : les départements leur proposaient-ils des formations continues ?

Par ailleurs, j’aimerais vous entendre sur les disparités territoriales, notamment en matière de salaires. Avant la décentralisation, l’État conduisait la politique publique de la protection de l’enfance. Vos organisations existaient-elles et revendiquaient-elles l’obtention d’un statut national ? Pour ma part, il me semble une bonne idée que de vous définir comme travailleurs sociaux. Alors que les assistants familiaux et les associations constituent les deux piliers historiques de la protection de l’enfance, je me demande pourquoi ces revendications ne sont pas portées depuis des décennies. Qu’est-ce qui a péché et quelles lignes faudrait-il bouger pour que vous soyez représentés, avec un statut différent, à l’échelle nationale ?

Pour remédier à la baisse d’attractivité du métier, on avait évoqué pour la loi Taquet des améliorations sur les conditions de départ à la retraite, ainsi que sur le niveau des pensions et des salaires. Dans la mesure où vous représentez des associations implantées partout en France métropolitaine et ultramarine, pouvez-vous indiquer quels sont les écarts de salaire ? Qu’est-ce qui pousserait les personnes à poursuivre leur activité au-delà de l’âge légal de la retraite ? Pouvoir accompagner les enfants dont elles ont la charge jusqu’à leur majorité pourrait être une réponse, même si, pour certains enfants très jeunes qui devront de toute façon changer de lieu d’accueil, la rupture sera toujours dramatique. J’aimerais connaître votre position sur cette question également.

Le décret créant la base nationale de recensement des agréments n’a toujours pas été publié, ce qui constitue à mes yeux une faute, car il y va de votre sécurité. Il est hors de question qu’une minorité de personnes qui font du tort à la profession et aux travailleurs sociaux en général puissent s’installer dans un autre département et reprendre leur activité sans que personne ne soit au courant de leurs antécédents. Un tel fichier est essentiel pour la sécurité des enfants, mais n’est pourtant pas sorti. Nous n’avons obtenu que peu de réponses de la part des ministres que nous avons auditionnés jusqu’à présent.

Pour en venir au quotidien des enfants, pourriez-vous nommer précisément les départements dont vous parlez ? Il est essentiel pour les travaux de notre commission d’enquête que de disposer d’informations concrètes.

Le Comité de vigilance des enfants placés m’a adressé quelques questions que je voudrais vous poser. Comment un travailleur familial peut-il s’occuper d’une fratrie alors que cela l’amènerait à dépasser le nombre maximal d’enfants qu’il est autorisé à accueillir ? Il ne peut pas cesser de recevoir des enfants en attendant l’arrivée d’une fratrie.

Comment mieux anticiper les choses pour éviter les surcharges et garantir des conditions d’accueil dignes des enfants ? Cela concerne notamment le placement en urgence des adolescents et des tout-petits, pour lequel les familles d’accueil subissent une pression particulière de la part des départements, eux-mêmes confrontés à celle des décisions de justice. Comment cela se traduit-il dans votre pratique professionnelle ? Il arrive que, pour faire venir des plus petits, l’on fasse partir des adolescents, qui ont des amis, un projet de vie et suivent parfois une formation. Il est essentiel de lutter contre de telles ruptures de parcours.

La France ne dispose d’aucune base de données permettant de réaliser des projections sur les sujets que nous abordons. Nous n’avons pas de visibilité sur les besoins de nos populations. À l’étranger, les chercheurs suivent des cohortes depuis dix ou vingt ans, ce qui leur permet de guider les politiques publiques. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Mme Cathy Blanc-Chardan. L’ANPF a contribué à une note à l’attention du CNPE à la suite du projet de décret et d’arrêté modifiant la formation des assistants familiaux.

Actuellement, les assistants familiaux qui entrent dans un service effectuent un stage préalable à l’accueil de l’enfant de 60 heures, puis suivent, dans un organisme, pendant environ deux ans, une formation de 240 heures à l’issue de laquelle ils peuvent se présenter à l’examen. En tout état de cause, dès lors qu’il a suivi le nombre d’heures de formation requis, l’assistant familial est considéré comme formé.

Les nouvelles modalités prévues dans le projet de décret et d’arrêté sont pour nous un motif d’inquiétude. Avec 540 heures de formation et 100 heures de stage préalable, les assistants familiaux acquerraient un niveau presque plus élevé que celui des référents éducatifs, qui auraient bénéficié de moins d’heures de formation consacrées à la protection de l’enfance. Nous craignons que cela serve de prétexte pour les laisser encore plus seuls dans l’exercice de leur mission.

Le projet de décret – qui est en stand-by et qui, je l’espère, ne sortira jamais – prévoit, en outre, que l’assistant familial devra se présenter à l’examen et obtenir son diplôme. Quid s’il ne le décroche pas ? Les professionnels ont une moyenne d’âge relativement élevée ; ils ont parfois quitté les bancs de l’école depuis une trentaine d’années et éprouvent, pour certains, une phobie scolaire. Des personnes qui travaillent dans mon service de placement familial me disent qu’elles ne suivront pas cette formation de 540 heures. Cela freine la motivation de personnes qui seraient tout à fait aptes à exercer ce métier en suivant des sessions de formation continue. Au sein de l’ANPF, par exemple, nous offrons des formations liées à la pratique des assistants familiaux sur des sujets précis, tels que l’adolescence, le travail en équipe, etc.

Nous doutons fort que l’attractivité du métier passe par la revalorisation du diplôme. En outre, le stage de 100 heures signerait la fin des associations comme employeurs des assistants familiaux. À l’heure actuelle, un service de placement familial embauche une dizaine d’assistants familiaux par an. Ces structures ne pourront pas leur faire réaliser les 100 heures de stage préalables à l’accueil de l’enfant. En outre, le décret ne prévoit rien concernant la rémunération du stage. Or l’assistant familial n’est rémunéré que s’il accueille un enfant.

M. Steeve Penin, assistant familial, membre du bureau de l’Ufnafaam. J’ai participé, avec la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), à la constitution du fichier national du certificat d’honorabilité. Ce document n’est, pour l’heure, pas connu des assistants familiaux. À nos yeux, cette disposition est bienvenue, car il faut que nous soyons contrôlés.

Dans le cadre du diplôme d’État d’assistant familial (DEAF) évoqué par Mme Blanc‑Chardan, un seul contrôle serait effectué par la protection maternelle et infantile (PMI) dans les cinq ans suivant l’obtention du diplôme. Par la suite, il n’y en aurait plus, ce qui laisse la porte ouverte à la malveillance d’un assistant familial. Dans le cadre du certificat d’honorabilité, en revanche, un contrôle aurait lieu tous les trois ans, ce qui nous paraît une bonne chose, même si une fréquence bisannuelle aurait été préférable, car un assistant familial peut devenir malveillant sans même s’en rendre compte. Nous devons être épaulés et contrôlés. Tout adulte, ainsi que tout mineur âgé d’au moins 13 ans qui vit sous le toit d’un assistant familial devrait obtenir un certificat d’honorabilité. Ces dispositions devraient s’appliquer en 2025.

Mme Sonia Mazel-Bourdois. Conformément à l’agrément qui leur est délivré, les assistants familiaux ne peuvent accueillir plus de trois enfants, et il leur est en effet difficile de n’en accueillir aucun dans l’attente d’une fratrie. Le roulement est très rapide  un enfant part, un autre arrive – et l’accueil est inconditionnel : nous devons accepter l’enfant que l’on nous propose. Lorsqu’on sait qu’un enfant va partir dans quelques mois, on ne peut pas demander à bénéficier d’un temps de battement pour pouvoir ensuite accueillir une fratrie, si bien que beaucoup d’assistants familiaux finissent par demander à la PMI une autorisation de dépassement. Très souvent, ils ont quatre, voire cinq enfants et se trouvent donc, peu ou prou, hors-la-loi. Mais on doit maintenir les fratries ensemble, sauf si elles ont besoin d’être séparées, au moins momentanément.

Pourquoi ne créerait-on pas des homes, comme il en existe au Canada ? Ces maisons, où l’on peut recevoir un plus grand nombre d’enfants grâce à la présence de plusieurs assistants familiaux, permettraient d’accueillir des fratries tout en restant dans un cadre familial. Au sein de cette toute petite communauté de vie, chaque enfant aurait son assistant familial référent. Cela réglerait peut-être aussi le problème des bébés, qui doivent partir au moment où les assistants familiaux prennent leur retraite. La moyenne d’âge de la profession étant de 56 ans, au moment de leur départ, les enfants ont 8 ans et vivent une rupture et une souffrance supplémentaires, qui peuvent engendrer un sentiment d’abandon. Au sein d’un home, de jeunes assistants familiaux pourraient bénéficier de la pair-aidance et seraient accompagnés par des collègues plus anciens. Cela éviterait à l’enfant de connaître une rupture.

Mme Amilie Gadel, assistante familiale. Les assistants familiaux plus jeunes élèvent leurs propres enfants et ne pourraient donc pas vivre au sein d’un home. Le principe de notre activité est d’accueillir les enfants au sein de notre foyer, qui est à la fois un lieu professionnel et un lieu privé. Notre conjoint, nos enfants sont présents au quotidien. C’est grâce à cela que les enfants se développent et que nous arrivons à construire de jolies histoires.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. En France, contrairement à d’autres pays, nous n’avons pas travaillé sur la prévention primaire, autour de la famille, dès la grossesse. On constate à l’heure actuelle un fort développement des placements avec pour résultat que nous ne respectons ni les droits ni les besoins fondamentaux des enfants, faute de réponses adaptées. Compte tenu de la situation, ces réponses doivent être plurielles, étant entendu qu’il convient de privilégier les petites unités et les assistants familiaux.

J’aimerais vraiment savoir quelle a été votre représentation et quelles revendications vous avez portées au long des soixante-dix ans d’histoire de la protection de l’enfance, depuis qu’elle était à la charge des services de l’État jusqu’à la désorganisation qu’elle connaît aujourd’hui sous la tutelle des départements.

M. Thierry Herrant. Il suffit de suivre le cours de l’élaboration de la loi. La professionnalisation des assistantes familiales a été actée par la loi de 2005, un choix qui n’a pas été fait dans tous les pays. Depuis quelque temps, une petite musique tend à revenir un peu sur cette professionnalisation au profit du développement du bénévolat. Cela introduirait certes une différenciation de l’accueil familial, mais constituerait aussi une espèce de fuite en avant pour des motifs essentiellement financiers. Surtout, cela remettrait en cause un mouvement qui se déploie depuis une vingtaine d’années. Nous ne sommes pas là pour revendiquer quoi que ce soit ; nous sommes là pour promouvoir le mode d’accueil familial au bénéfice des enfants, parce que nous considérons que c’est la meilleure forme d’hébergement à leur offrir.

Je vous livre un chiffre que j’ai eu du mal à trouver – signe de la misère statistique dans laquelle nous nous trouvons : 90 % des assistantes familiales sont salariées des départements et 10 % d’entre elles travaillent pour le secteur associatif. Or c’est toujours par le mouvement associatif que l’on entend parler des assistantes familiales.

S’il faut parler de revendications, celles que les assistantes familiales portent depuis vingt ans sont une meilleure reconnaissance et une plus forte intégration dans le travail d’équipe. Sur ce dernier sujet, un rapport de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) de 2015 avait tout dit ; dix ans plus tard, le constat est le même, en pire. À force, tels des Sisyphe, nous avons le sentiment de répéter inlassablement les mêmes choses, en vain. Un problème culturel, très fortement ressenti par les assistants familiaux, tient à ce que les travailleurs sociaux ne les considèrent pas comme leurs pairs. Les assistants familiaux sont d’ailleurs la seule profession qui a été oubliée dans le Livre blanc sur le travail social. C’est un problème qui dure, dont je ne connais pas la racine historique. On se demande quand on fera bouger les lignes.

Mme Lydie Servonnat, vice-présidente de la Fnaf-PE. Tant que nous ne serons pas reconnus comme des travailleurs sociaux, on ne pourra pas avancer. Le changement de statut est primordial.

Mme la présidente Laure Miller. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Une ancienne enfant placée, qui avait été brutalisée par sa famille d’accueil, m’a dit qu’il n’y avait pas de contrôles inopinés et que les familles d’accueil étaient averties deux mois à l’avance. Ma mère a été assistante maternelle et, de façon tout à fait normale à mon avis, elle faisait l’objet de contrôles inopinés. Êtes-vous favorables à ce type de contrôles ?

Mme Lydie Servonnat. Je demande aux travailleurs sociaux de venir chez moi, y compris de partager un repas avec les enfants, pour qu’il y ait un contrôle. Je leur demande aussi de faire une petite sortie avec les enfants pour que ceux-ci puissent parler en dehors de la maison. C’est une pratique qui devrait être étendue à l’échelle nationale. Les enfants doivent avoir une liberté d’expression.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Si je comprends bien, vos organisations sont favorables à une évolution du mode de contrôle pour pouvoir repérer des assistants familiaux dysfonctionnels.

Mme Sonia Mazel-Bourdois. Je suis très favorable aux contrôles inopinés. Si l’on n’a rien à se reprocher, pourquoi n’ouvrirait-on pas sa porte à quelqu’un qui vient voir comment vont les enfants et qui souhaite s’assurer que les conditions d’accueil sont demeurées les mêmes depuis la délivrance de l’agrément ? Laisser l’enfant parler avec son éducateur, hors de notre présence, paraît relever du bon sens.

Mme Cathy Blanc-Chardan. Le mot « contrôle » me gêne un peu appliqué au référent éducatif. Dans mon service, je ne demande pas aux éducateurs d’aller contrôler leurs collègues. Nous formons une équipe. Nous faisons fonction de tiers pour que l’enfant ait un autre espace de parole. Pour cela, il doit bien connaître son éducateur, le voir assez souvent pour avoir confiance en lui et, éventuellement, lui confier des choses qui n’iraient pas à domicile. Il n’est pas tant question de contrôle que d’offrir la possibilité à l’enfant de parler, ce qui permet d’identifier d’éventuels dysfonctionnements dans son quotidien et de proposer des réponses éducatives.

Mme Sonia Mazel-Bourdois. Celui à qui l’on ouvre sa porte pour un contrôle n’est pas nécessairement l’éducateur référent de l’enfant ; parfois, celui-ci ne le voit qu’une fois par an. Nous rencontrons très peu souvent les éducateurs référents, dont la présence devrait être plus régulière. Outre les nombreux arrêts maladie et le taux important de turnover, les difficultés de recrutement ont un impact réel.

Le « contrôle » devrait être effectué par une commission spécifique, plutôt que par l’éducateur référent, dont le travail consiste à s’occuper des enfants. Il ne devrait pas non plus incomber aux PMI, qui tendent à produire des informations préoccupantes pour tout type de motif, comme une barrière de sécurité dont les dimensions ne sont pas aux normes.

M. Bruno Roy. Les assistants maternels sont contrôlés, de façon inopinée ou non, par les PMI, alors que les assistants familiaux sont contrôlés par l’ASE – ce sont les textes qui le prévoient ainsi. Pour que des contrôles inopinés soient effectués, il faut des éléments qui laissent à penser que des choses anormales se passent.

En tout cas, le contrôle est prévu dans les textes ; normalement, il est fait – à tout le moins dans certains départements – à l’initiative de l’ASE, par le biais d’un service dédié. Malheureusement, compte tenu de la pénurie de main-d’œuvre, les contrôles sont très rares.

Mme Amélie Gadel. Les enfants que nous accueillons vont à l’école et certains bénéficient de multiples prises en charge : les instituteurs, mais aussi les ergothérapeutes, les psychologues, les psychomotriciens et les orthophonistes ont également un regard sur notre travail.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Précisément, lorsqu’il y a plusieurs contrôleurs, cela signifie qu’aucun n’est véritablement responsable. Le terme de contrôle peut en heurter certains, mais je ne le récuse pas : il est essentiel. Contrôler le bien-être et la santé des enfants, pour éviter qu’ils ne subissent de nouvelles violences, est une responsabilité. Certains d’entre eux ne parlent pas encore ; plus largement, on ne peut se reposer sur la seule parole des enfants pour dénoncer les violences qu’ils subiraient.

Par ailleurs, quels sont les départements qui n’ont plus de ligne budgétaire pour le suivi des soins des enfants, comme vous l’avez évoqué ?

M. Steeve Penin. Je peux citer le département du Nord, le plus peuplé de France, qui compte le plus grand nombre d’enfants placés.

Les équipes de suivi de scolarisation (ESS) ont besoin de bilans psychométriques ; comme il n’y a plus de psychologues dans les PMI, elles doivent se tourner vers des psychologues externes et demander une prise en charge au département. Ce dernier n’ayant plus de budget pour les financer, les enfants restent en attente de leur bilan psychométrique, ce qui retarde d’autant la constitution de leur dossier auprès de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) et la mise à disposition d’un auxiliaire de vie scolaire (AVS).

M. Bruno Roy. Des professionnels de santé ont manifesté pour protester contre le département des Deux-Sèvres, qui ne paye plus leurs interventions auprès des enfants placés à l’ASE.

Mme Sonia Mazel-Bourdois. Je décerne une bonne note à mon département de la Drôme. Nous sommes tous confrontés aux mêmes restrictions budgétaires, particulièrement prégnantes en fin d’année, mais pour ne pas réduire les budgets relatifs aux soins, le département de la Drôme a choisi de diminuer les autres – indemnités pour les déplacements ou les petites vacances. Par ailleurs, certains enfants sont en attente de soins, non pour des raisons budgétaires, mais parce que nous manquons de personnels de santé – psychologues, pédopsychiatres et neuropsychiatres.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Certains enfants placés ont expliqué avoir été changés de famille d’accueil pour éviter de s’y attacher. Une telle justification semble ahurissante, compte tenu de tout ce que l’on sait du besoin d’attachement des enfants. J’aimerais connaître votre opinion à ce sujet. Cette pratique perdure-t-elle dans les services de l’ASE ?

M. Thierry Herrant. Les situations varient en fonction des services. Ces consignes étaient encore en vigueur il n’y a pas si longtemps : on demandait aux assistants familiaux de trouver « un juste équilibre » entre le professionnalisme et l’affection. Concrètement, cette ligne de crête n’existe pas.

Depuis plusieurs années, les connaissances sur la théorie de l’attachement ont beaucoup évolué et ont imprégné les pratiques des services de l’ASE. Quelqu’un qui demanderait à un assistant familial de ne pas s’attacher serait complètement en dehors des clous, puisque l’accueil familial est structuré autour de l’attachement, qui est fondamental. Nous sommes désormais bien engagés dans cette voie.

Mme Sonia Mazel-Bourdois. Pendant longtemps, on a donné aux assistants familiaux la consigne de pas s’attacher aux enfants, parce que ces derniers ne pourraient s’attacher à leur famille naturelle s’ils étaient attachés à leur famille d’accueil.

En réalité, non seulement un enfant peut s’attacher aux deux familles, mais celles-ci ont tout intérêt à coopérer, afin de le sécuriser. Un accueil est réussi lorsque l’enfant n’a plus de conflit de loyauté et se construit en s’appuyant sur les deux familles.

Mme Lydie Servonnat. Permettez-moi de partager avec vous un témoignage : une petite fille de 8 ans, en se bouchant les oreilles, a dit à sa psychologue : « Je sais, j’ai une mère, mais actuellement je vis avec maman. »

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Durant ma formation d’éducatrice spécialisée, on m’a en effet recommandé de ne pas embrasser les enfants au moment du coucher, parce que ce n’est pas notre rôle.

Je vous remercie pour vos propos liminaires : ils expriment des revendications et des propositions qu’il est important de faire connaître. Nous les entendons depuis longtemps et nous les reprendrons, qu’il s’agisse du nécessaire statut d’assistant familial, de leur plus grande reconnaissance ou de la prise en considération de leur parole auprès de la justice ; les assistants familiaux sont en effet les mieux placés pour parler des enfants dont ils partagent le quotidien.

J’aimerais revenir sur le procès de Châteauroux, non pas pour établir un quelconque parallèle entre vous et les accusés, qui n’étaient pas des familles d’accueil, mais pour vous demander comment l’État et les départements se sont saisis de cette affaire pour progresser. Ce procès aurait dû être une déflagration pour le secteur de la protection de l’enfance ; les départements concernés, tout comme l’État, auraient dû y être partie prenante.

Les départements avec lesquels vous travaillez vous ont-ils demandé votre avis à ce sujet ? Vous ont-ils demandé quelles pistes d’amélioration vous aviez identifiées en la matière ? La ministre alors en exercice vous a-t-elle invité pour recueillir votre avis sur ce procès et sur les dysfonctionnements qui y ont été révélés ? Les faits jugés ne sont pas anecdotiques et révèlent des défaillances de la protection de l’enfance, tant au niveau des départements qu’à celui de l’État.

M. Bruno Roy. J’ai été interrogé à ce sujet, à la fois par un journaliste et par le gouvernement. Avant toute chose, j’ai recommandé de ne pas faire d’amalgame entre les familles incriminées et les assistants familiaux. À la question de savoir si de tels faits pouvaient se reproduire, j’ai répondu par l’affirmative ; on n’a pas encore pris la mesure de ce qui s’est passé.

Il y a deux ans, une affaire similaire avait éclaté dans les Deux-Sèvres ; l’association mise en cause, basée en Eure-et-Loir, ne disposait pas d’un agrément et a été condamnée. Les propos de son président m’avaient frappé : il reconnaissait les dysfonctionnements, mais ne s’en tenait pas pour responsable puisqu’il n’était pas au courant.

De tels faits se reproduiront, parce que rien n’a été fait pour qu’ils ne se reproduisent plus. Seuls certains départements ont cessé de travailler avec des assistants familiaux installés en dehors de leur territoire.

Mme Katiana Levavasseur (RN). Monsieur Roy, dans un article du Média social paru en janvier 2024, vous avez évoqué la présomption de culpabilité dont seraient victimes les assistants familiaux. Comment le système de gestion des informations préoccupantes pourrait‑il être réformé, afin de protéger les enfants et les assistants familiaux, notamment des conséquences psychologiques et professionnelles négatives ?

Par ailleurs, êtes-vous formés pour aider les parents à construire ou reconstruire des liens avec leurs enfants ?

M. Bruno Roy. Pour éviter la présomption de culpabilité, qui est l’envers de la présomption d’innocence, il faudrait instaurer des procédures particulières. J’ai déjà évoqué ce sujet avec différents ministres : les assistants familiaux ne doivent pas se retrouver systématiquement sur le banc des accusés, dès qu’une information préoccupante est émise.

Lorsque les procédures concernent des tiers, une enquête sociale objective est menée et les informations sont ensuite transmises aux personnes concernées. L’inverse se produit pour les assistants familiaux : on leur retire immédiatement et systématiquement les enfants dont ils ont la charge. Le principe de précaution devrait prévaloir dans les deux situations, mais ce n’est malheureusement pas le cas.

Dans le département du Nord, une procédure a été instaurée, permettant d’éviter à la fois de violenter les enfants et de culpabiliser les assistants familiaux : la décision de retirer ou non les enfants de leur famille d’accueil est prise par la commission Erdaf (évaluation des risques de danger en accueil familial), à laquelle participent des représentants d’assistants familiaux.

Nous souhaitons la généralisation de cette procédure pluridisciplinaire, afin que la décision de retrait ne soit pas prise par un chef de service, seul, qui ne connaît ni l’enfant concerné ni l’assistant familial. D’autant que bien souvent, ce n’est pas tant ce dernier qui est mis en cause que son environnement.

Par ailleurs, pour permettre aux assistants familiaux de se défendre, il est nécessaire de leur donner accès au dossier qui les concerne. Il y a quelques années, une assistante familiale a porté sa demande d’accéder au dossier la mettant en cause jusque devant le Conseil d’État. Bien que celui-ci lui ait donné raison, elle n’y a toujours pas accès !

De bonnes pratiques émergent dans certains territoires : cette commission Erdaf en est une, qui mérite d’être développée et généralisée.

M. Thierry Herrant. Les informations préoccupantes sont un problème majeur, qui est en train de pourrir la profession. Tous les assistants familiaux en parlent et s’en inquiètent, alors même que cette pratique n’est pas du tout documentée : nous ne parvenons pas à obtenir des statistiques permettant de déterminer si elles sont massives ou s’il s’agit d’un fantasme. Nous souhaitons que l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) soit missionnée pour les documenter de manière très précise.

Lorsqu’une famille d’accueil est visée par une information préoccupante, les dégâts sont considérables. Nous connaissons tous des familles tellement stigmatisées qu’elles ont été contraintes de cesser leur activité, voire de déménager, en raison d’informations préoccupantes calomnieuses – ce qui n’est pas rare.

M. Denis Fégné (SOC). Vous avez évoqué les disparités entre départements s’agissant de la rémunération et des indemnités d’entretien et de vestiaire.

Or au sein même de chaque département, des disparités existent en raison des différents statuts et des différents employeurs des familles d’accueil : agréées par l’ASE, mandatées par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), liées à des services de placement familiaux, ou encore mises à disposition d’instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (Itep), de maisons d’enfants à caractère social (Mecs) ou d’instituts médico-éducatifs (IME), voire d’établissements scolaires privés.

Outre la rémunération et les indemnités, ces disparités concernent également l’aide à l’accompagnement, ainsi que l’accès à la pluridisciplinarité et à la supervision. Toutes ces disparités font-elles l’objet de discussions dans vos associations ?

Mme Sonia Mazel-Bourdois. Oui, ces disparités nous sont signalées et font l’objet de discussions. Suivant son employeur – le département lui-même ou une association –, un assistant familial ne percevra, en effet, pas le même salaire ni la même indemnité d’entretien.

À travers la revendication d’un statut national, envisagé comme une véritable colonne vertébrale, nous souhaitons uniformiser autant que possible la profession. La loi Taquet a entamé un travail en ce sens sur le salaire, puisqu’elle garantit une rémunération égale au Smic dès le premier enfant accueilli et un minimum de soixante-dix heures au Smic pour le deuxième et le troisième ; certains départements ont choisi d’octroyer un deuxième Smic dès le deuxième.

L’indemnité d’entretien est d’au moins 14,53 euros – en théorie, puisque certains départements n’appliquent pas ce minimum légal – et peut aller jusqu’à 24 euros. Dans certains départements d’outre-mer, l’indemnité est de 14 euros, alors même que les difficultés y sont plus aiguës – en particulier à La Réunion ; là aussi, les disparités sont grandes.

Le montant de cette indemnité change très concrètement la vie des enfants : une fois réglés les dépenses en eau, électricité, alimentation et les frais de déplacements, il ne reste plus grand-chose pour les loisirs avec 14 euros ; avec 24 euros, on peut voir un peu plus loin et changer le quotidien. Les sommes versées au titre de l’argent de poche ou pour les anniversaires sont également très aléatoires – quand elles existent.

Ces disparités sont injustes et nous demandons une uniformisation des salaires et des indemnités ; les enfants doivent avoir les mêmes droits, quel que soit l’endroit où ils vivent.

Mme Cathy Blanc-Chardan. L’ANPF milite pour la création d’un dispositif permettant de défendre l’intérêt, les besoins et les droits des enfants.

Monsieur le député, peut-être faisiez-vous référence à l’instauration de taux d’encadrement, auxquels l’Association nationale des maisons d’enfants à caractère social (Anmecs) a réfléchi ? Dans les différents services avec lesquels nous travaillons, les enfants n’ont pas les mêmes besoins et il est difficile de dégager des données précises. Les besoins d’un enfant accueilli dans une famille associée à un Itep, qui pâtit d’une double vulnérabilité, seront différents de ceux d’un enfant scolarisé de façon classique.

Les taux d’encadrement sont difficiles à définir et le temps d’échange avec les référents éducatifs n’est pas le même. Ainsi, les assistants familiaux associés à des Itep rencontrent les référents plus souvent, parce que ces derniers suivent moins d’enfants.

M. Bruno Roy. L’Anamaaf a beaucoup milité à ce sujet. Nous demandons la création d’un cadre d’emploi dans la fonction publique et l’application du code du travail dans le secteur privé. Ce sont des solutions simples et peu coûteuses : il suffit de légiférer.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je suis particulièrement sensible au sujet des informations préoccupantes. En Seine-et-Marne, le petit Bastien, mort après avoir été mis dans une machine à laver, avait fait l’objet de neuf signalements et de trois informations préoccupantes. Il me semble que ces dernières sont recueillies par la cellule départementale de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (Crip).

Je plains beaucoup les familles d’accueil sur lesquelles est jetée une suspicion ; elles ne craignent cependant rien si elles ne sont pas coupables. Mais je plains encore plus les enfants en situation de souffrance, à côté desquels on est passé ; je suis inquiète pour eux. Ainsi, Bastien serait encore en vie s’il avait été retiré de sa famille.

Vous avez dit que les assistants familiaux faisaient l’objet de signalements intempestifs : qui en est à l’origine ? Pouvez-vous donner des exemples ?

Par ailleurs, quelles mesures précises demandez-vous en matière d’harmonisation ?

Vous avez fait état de vos inquiétudes concernant la formation initiale, le nombre d’heures risquant de décourager des candidats. Pensez-vous que ce nombre devrait être réduit, au profit d’un renforcement du diplôme pour les référents, qui sont à même d’écarter les assistants familiaux défaillants ?

Enfin, vous avez évoqué tout à l’heure le problème de l’accueil des fratries : pensez‑vous que le nombre d’enfants autorisés par famille d’accueil devrait être augmenté ?

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Je suppose que vos associations accompagnent les familles en cours d’agrément, ainsi que des familles qui cessent cette activité. Avez-vous identifié les freins et les obstacles auxquels elles sont confrontées, tant pour obtenir l’agrément que pour poursuivre leur activité ? Dans quelle mesure pourrions-nous agir, en tant que législateurs, pour améliorer les choses et susciter des vocations ?

Vous avez indiqué qu’il serait pertinent que les assistants familiaux puissent être entendus par la justice, notamment par les juges des enfants et les juges aux affaires familiales. Pensez-vous qu’il faudrait intégrer un accompagnement à cette dimension juridique à la formation des assistants familiaux ?

Lors de précédentes auditions, des éducateurs nous ont expliqué à quel point leur main tremblait lorsqu’ils rédigent leurs rapports, tant leurs mots peuvent avoir des conséquences à très long terme sur les enfants et leur parcours ; et à quel point ils s’inquiètent des mots de ceux dont la main ne tremble pas. Serait-il pertinent d’envisager une formation pour les assistants familiaux en la matière ?

Enfin, l’intérêt juridique des enfants n’est pas toujours défendu : devrait-il l’être par une personnalité spécifique ou les assistants familiaux peuvent-ils prendre en charge cette dimension ?

Mme Sonia Mazel-Bourdois. Accueillir correctement trois enfants demande du temps et de l’énergie, en particulier lorsqu’ils sont pris en charge plusieurs fois par semaine – par un ergothérapeute, un psychologue, un orthophoniste, etc. Leur suivi scolaire est également chronophage, parce qu’il serait trop facile de les orienter tous vers des certificats d’aptitude professionnelle (CAP) ; certains enfants ont de grandes capacités, mais aussi de grandes difficultés ; nous devons les accompagner et cela prend beaucoup de temps.

Au-delà de trois enfants, je ne suis pas certaine qu’une prise en charge correcte soit possible. Les familles d’accueil se transforment alors en « mini-lieux de vie », d’autant qu’elles s’occupent également de leurs propres enfants. Il arrive que des assistants familiaux accueillent plus de trois enfants, mais quatre me semble être un maximum. Au-delà, il est impossible de fournir un travail professionnel et adapté aux enfants.

M. Thierry Herrant. La connaissance scientifique a beaucoup progressé à ce sujet. Tous les travaux le montrent, plus le nombre d’enfants placés dans une même famille augmente, plus la qualité de l’accueil de l’enfant et la qualité de vie au travail de l’assistant familial se détériorent. C’est une situation perdant-perdant.

Dans le secteur de la protection de l’enfance, statistiquement, 60 % des fratries comptent plus de trois enfants. Cela pose un problème général d’accueil, au-delà des seuls assistants familiaux.

Mme Sonia Mazel-Bourdois. Sans compter que de nouveaux enfants arrivent. Une fratrie qui a commencé avec deux ou trois enfants peut en compter, au bout de quelques années, jusqu’à huit ou neuf.

M. Bruno Roy. L’accompagnement des assistants familiaux doit commencer dès les réunions d’information préalables à l’agrément (Ripa). Nous essayons d’obtenir des informations de la part des PMI pour savoir qui sollicite ces réunions, qui va au-delà et entre dans le parcours, qui demande l’agrément et qui l’obtient. Du côté de l’employeur, nous cherchons aussi à savoir qui conserve l’agrément dans la durée, car beaucoup se retirent très rapidement. Nous avons besoin de toutes ces informations – c’est le rôle de nos structures –, sur l’ensemble du parcours, pour travailler de façon optimale et contribuer à accroître le nombre de postulants.

À cet égard, n’oublions pas que, dans notre métier, le bouche-à-oreille est primordial pour attirer les candidats. Cependant, dans la mesure où nous sommes beaucoup maltraités, il nous est difficile de coopter. Nous sommes actuellement dans une logique de protection : nous ne voulons pas que nos enfants, notre famille, nos amis soient à leur tour confrontés une information préoccupante. Il faut que nous sortions de ce cercle pernicieux.

En ce qui concerne ensuite le nouveau DEAF, j’aurai logiquement un avis différent de Cathy Blanc-Chardan, étant donné que j’ai participé à son élaboration. Je suis d’ailleurs frustré que le décret le concernant n’ait toujours pas été publié. Toujours est-il que je suis davantage optimiste, car les deux tiers des assistants familiaux ont au moins le niveau bac. C’est ce niveau qui est visé pour le diplôme, ce qui nécessite, je le reconnais, des modules plus importants et un plus grand nombre d’heures. En contrepartie, nous avons insisté sur la nécessité de ne confier qu’un seul enfant à un assistant familial débutant, car le futur ex-décret – je ne sais pas comment le qualifier – prévoit 420 heures de formation et 100 heures de stage.

La défense des droits des enfants, c’est notre quotidien. Nous le faisons pour les enfants que nous accueillons au sein de notre foyer, mais aussi de manière collective, avec des collègues, comme lorsque nous nous mobilisons pour qu’un enfant ne soit pas retiré de sa famille d’accueil, pour qu’il ne soit pas maltraité, pour qu’il soit mieux accompagné. Cet accompagnement n’est d’ailleurs pas seulement juridique ; il est aussi psychologique. L’actualité le montre, de plus en plus d’assistants familiaux se rendent devant les tribunaux sur leurs deniers personnels pour défendre les droits des enfants qu’ils accueillent, alors que leur employeur et le secteur ne se mobilisent pas.

Quant aux informations préoccupantes, dont j’ai déjà beaucoup parlé, il faudrait qu’elles soient émises de manière parfaitement objective et sereine, qu’elles respectent nos droits et qu’une enquête sociale ait réellement lieu, ce qui n’est pas toujours le cas. En cas de suspicion, le juge rend une ordonnance de placement provisoire le temps que l’enquête sociale soit menée, mais compte tenu du manque de personnel, elle n’est pas toujours finalisée avant le retour de l’enfant. L’efficacité de l’ensemble de cette chaîne mériterait d’être améliorée ; le problème étant toujours celui de la pénurie de personnel.

Mme Cathy Blanc-Chardan. Pour lutter contre le fléau des informations préoccupantes, qui fait peser une véritable chape de plomb sur le métier, nous pouvons nous appuyer sur l’article 22 de la loi Taquet, qui prévoit que toutes les structures doivent inscrire la politique de prévention et de lutte contre la maltraitance dans leur projet d’établissement. Tous les services ont intérêt à travailler avec leurs assistants familiaux pour définir précisément ce que sont la bientraitance et la maltraitance. En effet, certaines choses que l’on pourrait considérer comme anodines sont bien de la maltraitance – ou du moins éloignées de la bientraitance – envers les enfants. Cette question étant bien documentée, des formations seraient intéressantes et de nature à protéger les assistants familiaux contre des informations préoccupantes.

J’aimerais conclure en citant Victor Hugo qui, il y a 160 ans, donc il y a bien longtemps, devant le Congrès international pour l’avancement des sciences sociales, a dit : « L’enfant, je le répète, c’est l’avenir. Ce sillon-là est généreux ; il donne plus que l’épi pour le grain de blé. Déposez-y une étincelle, il vous rendra une gerbe de lumière. »

Mme la présidente Laure Miller. Je vous remercie toutes et tous pour votre présence et vos éclairages, qui alimenteront évidemment notre réflexion.

  1.   Audition de M. Alain Vinciarelli, président de l’Association nationale des maisons d’enfants à caractère social (ANMECS), directeur du dispositif Cèdre de l’association vosgienne pour la sauvegarde de l’enfance, de l’adolescence et des adultes, M. Noël Touya, secrétaire du bureau de l’ANMECS, directeur de la MECS Saint-Vincent-de-Paul à Biarritz, et Mme Sophie Latournerie, secrétaire adjointe du bureau de l’ANMECS, directrice de la maison d’enfants Clair Logis à Paris (mercredi 4 décembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition de l’Association nationale des maisons d’enfants à caractère social (ANMECS), représentée par M. Alain Vinciarelli, son président, également directeur du dispositif Cèdre de l’association vosgienne pour la sauvegarde de l’enfance, de l’adolescence et des adultes ; Mme Sophie Latournerie, secrétaire adjointe du bureau de l’ANMECS, directrice de la maison d’enfants Clair Logis à Paris, et M. Noël Touya, secrétaire du bureau de l’ANMECS, et directeur de la MECS Saint-Vincent-de-Paul à Biarritz.

Les établissements d’accueil que vous représentez prennent en charge des enfants aux multiples vulnérabilités : près de 30 % d’entre eux sont en situation de handicap et 20 % d’entre eux sont déscolarisés, d’après une enquête de 2022. En outre, de nombreux enfants en situation de handicap sont confrontés au manque de place et restent dans l’attente de prise en charge au sein d’établissements médico-sociaux.

Dans ce contexte, la question du temps de présence, de la disponibilité des éducateurs et des personnels de santé est particulièrement importante. Les spécificités du public accueilli en protection de l’enfance posent également la question des taux d’encadrement et de la formation du personnel des MECS. Enfin, la question de l’attractivité des métiers du secteur du travail social est tout aussi essentielle, alors que 30 000 postes ne sont pas pourvus et que 71 % des établissements et services du secteur ont des problèmes importants de recrutement, d’après le Livre blanc du travail social de 2023.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure. »

(M. Alain Vinciarelli, M. Noël Touya Mme Sophie Latournerie prêtent serment.)

M. Alain Vinciarelli, président de l’Association nationale des maisons d’enfants à caractère social (ANMECS). Nous tenons tout d’abord à vous remercier de nous avoir sollicités en tant que professionnels de terrain, en compagnie des collègues qui nous accompagnent – éducateurs spécialisés, psychologues, chefs de service – pour nous exprimer sur ce vaste sujet de la protection de l’enfance.

En préambule, nous adressons une pensée aux enfants et aux jeunes de la protection de l’enfance qui, malheureusement, connaissent des destins tragiques et des parcours chaotiques, mais aussi à ceux qui arrivent à se projeter positivement dans la construction d’un avenir malgré les embûches et les blessures. Dans le monde de la protection de l’enfance, il existe des enfants et des établissements qui se portent très bien. Mais manifestement, les trains qui arrivent à l’heure intéressent moins de monde. Pour autant, les jeunes de la protection de l’enfance sont en situation d’inégalité sociale. Elle se mesure par des statistiques très peu glorieuses s’agissant de la réussite scolaire et professionnelle. Il serait effectivement coupable et injuste de ne pas y remédier. C’est en cela que les travaux de cette commission parlementaire sont pour nous cruciaux.

Avant de présenter notre association et son objet, je souhaite évoquer en quelques mots la crise de la protection de l’enfance, que les maisons d’enfants vivent de l’intérieur, à la fois dans l’accueil des souffrances des enfants et des familles accompagnées, mais également du fait d’un contexte qui s’est fortement dégradé. Une crise inédite étreint aujourd’hui notre secteur et n’épargne aucun dispositif, aucun établissement, aucun service. Cette crise est systémique, globale et massive. Nous en avions déjà perçu quelques signes avant la crise sanitaire, mais elle se révèle depuis de manière plus encore pressante. Les indicateurs sont nombreux et traduisent une accélération exponentielle de l’activité et donc des placements en maisons d’enfants à caractère social (MECS) ; un fonctionnement général du secteur, essentiellement mû par l’urgence ; une recherche désespérée de places, notamment en hébergement, et enfin des orientations inadaptées. Il convient également de citer un nombre grandissant de mesures non exécutées, des signes évidents d’épuisement professionnel, une accélération du turnover de nature à déstabiliser les équipes institutionnelles, une saturation de tous les dispositifs et une plus grande difficulté à coopérer entre les partenaires.

Les risques sont nombreux, qu’il s’agisse des risques dans l’exercice de la continuité éducative et relationnelle auprès des enfants ; des risques dans la capacité de contenance des jeunes qui sont confrontés à de grandes difficultés personnelles, familiales, psychiques et sociales ; des risques d’aggravation des parcours des enfants et de leur mise en danger quand où nous sommes tenus de les protéger.

Ils révèlent certainement une crise de moyens, mais aussi une crise idéologique entre deux approches qui s’affrontent depuis des décennies dans notre pays et qui apparaissent antagonistes : le primat de la protection contre la prise en compte des familles. Ce paradoxe apparent occupe toutes les dimensions de la protection de l’enfance, de la clinique à la conception de cette politique publique. Pour penser cette complexité, il faut accepter cette tension comme étant structurelle, tant sur le plan juridique que clinique.

L’ANMECS est une association créée en 2010 et qui rassemble l’ensemble des maisons d’enfants à caractère social. Les administrateurs sont tous des professionnels en activité dans les maisons d’enfants. Leur engagement au sein de l’ANMECS est bénévole et militant. Cette association est née de la volonté de fédérer les professionnels de maisons d’enfants, qui ont bien évolué depuis ces dernières vingt dernières années, pour permettre leur expression, mais également de mener des réflexions et des échanges et de lutter contre une forme d’invisibilité de notre secteur. Le nombre d’établissements adhérents s’élève à 607 ; ils regroupent à peu près 9 560 professionnels.

Notre projet stratégique se décline en trois points forts : participer et contribuer à l’élaboration et à l’évaluation des politiques publiques ; identifier, capitaliser, diffuser les connaissances, les savoir-faire et les pratiques au sein de nos établissements et services, mais aussi diffuser les bonnes pratiques et favoriser une dynamique entre les professionnels des MECS au niveau territorial et national.

Depuis sa création, l’ANMECS a organisé des journées nationales de formation, qui rassemblent chaque année entre 700 et 800 professionnels sur des thématiques diverses. En mars 2025, nous nous réunirons à Issy-les-Moulineaux pour évoquer la question sensible du rapport des maisons d’enfants avec le champ du numérique et des nouvelles technologies. Nous développons également une dynamique territoriale, notamment à partir de colloques régionaux.

Par ailleurs, l’ANMECS intervient dans le débat public autour de la protection de l’enfance, non seulement avec le Groupe national des établissements sociaux et médico-sociaux (GEPSO), mais également avec nos collègues de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (CNAPE). Elle veut être un acteur proactif et porteur de propositions concernant les problématiques complexes de notre secteur.

Nous menons un travail qui a commencé autour du besoin impérieux des enfants et qui s’est poursuivi, à la demande de Mme Caubel, que nous avons eu l’occasion de rencontrer quatre fois lorsqu’elle était secrétaire d’État chargée de l’enfance. En compagnie de la CNAPE et du GEPSO, nous avons élaboré un texte pour rendre visible la question du coût des taux énormes d’encadrement. Le dernier dossier en date concerne le placement éducatif à domicile (PEAD), dans le but de faire évoluer le code de l’action sociale et des familles, afin que cette mesure puisse exister.

Nous réalisons également des coopérations avec nos collègues du secteur médico-social. Le 12 décembre prochain aura lieu une journée nationale inter-associations au sein de l’amphithéâtre Laroque, au ministère de la santé à Paris pour évoquer les coopérations, notamment entre les dispositifs institut thérapeutique éducatif et pédagogique (DITEP) et la protection de l’enfance. L’objectif consiste à mieux se connaître et mieux travailler ensemble, dans une réelle dimension d’accompagnement des jeunes confiés à nos deux secteurs. Nous aurons peut-être l’occasion de revenir lors de notre audition sur cette construction en silos des réponses publiques en France.

Nous souhaitons un réinvestissement de l’État, sans parler pour autant de recentralisation de la protection de l’enfance, afin de promouvoir une égalité de traitement sur l’ensemble du territoire national. En effet, nous déplorons de véritables inégalités de traitement pour les mineurs accueillis, en fonction des départements où ils se trouvent. S’il existe de nombreux schémas départementaux de l’enfance, ceux-ci ne sont jamais accompagnés de plans de financement, ce qui paraît un peu paradoxal. Il s’agit donc de sortir des logiques budgétaires annuelles et de considérer que la protection de l’enfance nécessite un réel investissement.

La protection de l’enfance est proche d’un certain nombre de politiques publiques que nous aimerions pouvoir travailler un peu plus ensemble, notamment les politiques publiques de la ville, du contrat social dans son ensemble et du logement. En effet, un certain nombre d’enfants que nous accueillons sont issus de familles qui vivent depuis très longtemps dans des formes de pauvreté multiples. La formation, tant initiale que continue, constitue également un enjeu de taille, qui renvoie à la question de l’attractivité et du sens de nos métiers. Il s’agit effectivement de pouvoir sortir d’une logique en silos et d’une politique de construction de « millefeuille », pour faire en sorte que l’État s’investisse dans une véritable politique de la jeunesse en France afin d’aider les plus vulnérables.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je partage un grand nombre des éléments que vous venez d’évoquer. Vous représentez des établissements qui accueillent des enfants et, à ce titre, je souhaiterais que nous évoquions aujourd’hui des sujets d’ordre très pratique. À l’échelle nationale, nous avons souvent tendance à évoquer les problématiques organisationnelles de coordination entre l’État et les départements, le dysfonctionnement de ce « millefeuille ».

Je m’intéresse particulièrement à l’historique de la protection de l’enfance, dont la situation actuelle découle directement. Parmi les enjeux majeurs figure la question de l’immobilier. Le bâti est-il très ancien ? Un plan de rénovation de ce bâti a-t-il été réalisé sur l’ensemble du territoire ? En effet, à l’échelle nationale, le bâti était réparti entre les départements et l’État, lequel s’est désinvesti de longue date, bien avant la décentralisation. Le problème se pose dans les mêmes termes vis-à-vis des structures que vous représentez. Il est donc difficile d’établir une vision nationale en l’absence de données bien établies. Les besoins en matière de bâti ont-ils été budgétisés ? Pour ma part, j’ai pu connaître des structures âgées parfois de soixante-dix à cent ans, sans douches dans les chambres, qui sont inadaptées aux enfants accueillis et témoignent d’un enjeu de sécurité. À l’inverse, dans certains endroits, nous avons su reconstruire des petites unités de vie, ce qui n’entraîne pas moins une inégalité territoriale.

Ensuite, pouvez-vous m’indiquer le nombre d’enfants accueillis dans les MECS ? Les fratries sont-elles concernées ? Quels âges sont-ils représentés ? Avez-vous distingué des pôles consacrés aux enfants – les moins de onze ans – et des pôles dédiés aux adolescents – les plus de onze ans ? En effet, il ne faut pas cacher que des adolescents peuvent exercer des violences sexuelles, notamment sur des enfants plus jeunes.

Je souhaiterais que vous évoquiez également la formation – initiale et continue – qui mérite à mon sens d’être revue. Il existe des moyens de formation plus rapides et sans besoin de se déplacer, comme les MOOC (massive open online courses) mais beaucoup se font encore sur site. L’enjeu de ces formations est que les éducateurs puissent avoir de meilleures relations avec les enfants, une posture professionnelle clinique, y compris dans des conditions de travail très difficiles. S’agissant de la nuit, fonctionnez-vous avec des éducateurs ou des veilleurs de nuit ?

Disposez-vous de chartes de qualité pour la prise en charge des enfants dans les MECS ? Si tel est le cas, sont-elles établies au niveau national ou dans les territoires ? Étant donné qu’il faut absolument que les enfants soient pris en charge de la même manière, quelle que soit la diversité des territoires, considérez-vous que vos 607 établissements en prennent soin de manière égale ?

Enfin, quel est le budget global associé à l’accueil des 25 000 enfants évoluant dans vos structures ? Je porte manière transpartisane la proposition de loi dont vous êtes à l’initiative avec le GEPSO et nous savons tous que l’enjeu budgétaire est particulièrement marqué. Bien que l’histoire ne justifie rien, elle peut expliquer que ces taux d’encadrement et ces normes ne sont jamais sortis en raison du coût de telles mesures.

M. Alain Vinciarelli. L’ANMECS n’est pas une fédération d’associations qui gère directement des établissements, mais réunit des professionnels qui essayent de faire évoluer la politique publique de protection de l’enfance, laquelle ne bénéficie pas à ce jour de plan national. L’État s’est perdu en même temps qu’il a décentralisé cette politique publique entre 1982 et 1984. Les conseils départementaux et l’aide sociale à l’enfance (ASE) se retrouvent ainsi parfois en manque de soutiens.

Nous assistons aujourd’hui à une forme de déréglementation de la question de la protection de l’enfance, et même à une forme de marchandisation. Aujourd’hui, il est possible de monter un établissement sous la forme d’une société coopérative de production (SCOP) et de se partager les bénéfices. Selon nous, il est nécessaire que l’État réinvestisse ce sujet, dans le cadre d’une politique publique favorisant plutôt des organisations à but non lucratif.

L’historique de la protection de l’enfance et de ses mécanismes d’éloignement des enfants a bien été dressé par Boris Cyrulnik dans son livre Les vilains petits canards. Nous sommes désormais sortis de cette logique et la tendance actuelle s’inscrit dans un travail le plus proche possible des difficultés sur les territoires, là où sont les enfants. Nos maisons d’enfants ont effectivement besoin de se rapprocher des publics, de la ville, de tout ce qui fait socialisation.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. À quelle période situez-vous ce changement ?

M. Alain Vinciarelli. J’estime qu’il date d’une vingtaine d’années. Aujourd’hui, une MECS propose des hébergements diversifiés. Les réponses ne sont pas uniques en collectif, notamment grâce à une forme de mutualisation. Le bâti correspondait historiquement à des grosses structures ; aujourd’hui ces dernières sont de moindre taille et regroupent des publics mixtes de dix à douze enfants. Ces modifications architecturales correspondent à la vie contemporaine et à l’accompagnement des besoins de ces enfants. L’intention est forte, mais tout est question des crédits accordés et des financeurs. Ces enjeux sont ainsi rattachés aux dépenses départementales d’investissement pour l’amélioration des bâtiments. Les normes évoluent de manière fréquente et exponentielle – il ne se passe pas trois ou quatre mois sans qu’une nouvelle norme de sécurité, type incendie, n’indique comment mieux équiper nos structures.

En résumé, cette prise en compte s’effectue département par département, association par association, établissement par établissement, en fonction de leur propre situation et des difficultés éventuelles. Mais la volonté commune est bien de s’orienter vers des structures plus petites. Si tout le monde s’accorde sur le principe de la protection de l’enfance, personne n’accepte vraiment qu’elle s’effectue à proximité de chez soi, car les MECS suscitent une forme de peur, voire un sentiment d’« invasion ». À ce titre, il importe de mener un travail de communication pour réaffirmer que ces enfants viennent de « chez nous » et non « d’ailleurs » ; la société civile doit être responsabilisée à cet égard.

Nous avons besoin d’un plan de financement qui devrait pouvoir conduire, à un moment donné, l’ensemble des associations, via les départements et l’État, à pouvoir effectivement réaliser des programmes immobiliers à la hauteur de ce qu’exigent aujourd’hui la sécurité et l’accompagnement du mieux-être des enfants accueillis.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. L’ANMECS a-t-elle produit un plan sur la situation du bâti à l’échelle des 607 établissements ? De fait, en matière de protection de l’enfance, nous manquons d’énormément de données, dans tous les domaines, alors même qu’elles sont essentielles pour améliorer la vie des enfants.

M. Noël Touya, secrétaire du bureau de l’ANMECS. Nous avons particulièrement travaillé sur ces questions, notamment à l’occasion de nos journées nationales, pour établir une architecture « idéale ». Sur le plan national, il est évident que nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne. Nous essayons de faire évoluer le modèle historique des MECS, mais il existe encore. Ainsi, nous exerçons ce métier dans des bâtis qui ont parfois été construits il y a cent ans et qui sont issus du modèle de l’orphelinat. Ces bâtis ne sont plus adaptés aux conditions contemporaines, ce qui engendre des difficultés. La question de l’accompagnement se pose de manière très différente entre un collectif d’une vingtaine ou une trentaine d’enfants accueillis dans un même bâti ou un collectif de six ou huit enfants accueillis dans une petite villa. Cependant, ces petites unités supposent effectivement des taux d’encadrement spécifiques, qui impliquent des moyens financiers en conséquence.

L’ANMECS est née d’un besoin des professionnels de la protection de l’enfance, qui se sentaient éparpillés, esseulés, sans organisation venant les rassembler pour exercer un métier qui est pour nous essentiel. L’ANMECS a donc notamment vocation à opérer ce rassemblement, notamment à l’occasion des journées nationales, qui contribuent à nous former et à réfléchir à un modèle plus adapté aux enfants que nous accueillons. Il s’agit là d’un travail que nous menons d’année en année, en sachant que chacun d’entre nous est confronté sur son territoire à des limites économiques dans le développement de ces modèles d’unités éducatives restreintes, qui permettent de protéger et de ne pas exposer les enfants. Nous sommes confrontés à des contraintes pour lesquelles il faut trouver des solutions, la plupart du temps à moyens constants.

Mme Sophie Latournerie, secrétaire adjointe du bureau de l’ANMECS. Dans l’établissement que je dirige, nous accueillons exclusivement des fratries. C’est donc un sujet que nous maîtrisons bien et qui se généralise. De fait, la loi de 2022 établit l’obligation d’accueillir les frères et sœurs ensemble, et nous observons bien que cet aspect commence à se diffuser, en tout cas dans le territoire parisien, que je connais bien.

À ce titre, j’estime que les MECS représentent un bon outil pour l’accueil des fratries, contrairement aux familles d’accueil, car elles offrent plus de souplesse. Je pense notamment aux fratries très nombreuses qui seraient de facto séparées en familles d’accueil et qui peuvent être accueillies dans nos établissements, même si elles ne peuvent pas toujours l’être dans une même unité. Je pense en particulier à une fratrie de six enfants qui peut tantôt être séparée, tantôt se retrouver à n’importe quel moment de la journée grâce au dispositif de notre MECS.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Combien d’enfants accueillez-vous dans votre établissement ?

Mme Sophie Latournerie. Nous accueillons cinquante-quatre enfants, âgés de trois à dix-huit ans. Nous revendiquons des unités mélangées, des unités verticales, qui ont été pensées dès le départ pour pouvoir accueillir et maintenir les frères et sœurs ensemble, particulièrement de grandes fratries. Pour reprendre l’exemple de la fratrie de six dont je parlais, les âges s’échelonnent de quatre à seize ans. Ensuite, les éducateurs inventent des dispositifs, une manière de faire au quotidien, avec des services séparés et adaptés à chaque tranche d’âge, afin que les enfants ne soient pas constamment mélangés.

Par ailleurs, nous disposons aujourd’hui à Paris de surveillants de nuit pour prendre en charge les enfants. Quelques établissements résistent et ont encore des éducateurs en nuit couchée, mais ce système tend à disparaître. Désormais, nous utilisons des surveillants de nuit qualifiés.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous confirmez bien qu’ils sont qualifiés ?

Mme Sophie Latournerie. Oui, car il s’agit d’une obligation. Quand bien même nous les recrutons non qualifiés, nous avons l’obligation de les former rapidement.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. En pratique, comment cela se passe-t-il la nuit ? Nous savons tous que la nuit constitue une problématique particulière ; ces enfants ne dorment souvent pas bien. Les nuits représentent des moments d’extrême fragilité, où les psycho-traumas se déploient. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais compris la bascule vers des veilleurs de nuit, en dehors des problématiques de coûts financiers. Cette évolution ne s’inscrit pas dans le sens des besoins de sécurité de l’enfant. Qui intervient la nuit si les enfants sont confrontés à des problématiques diverses ?

Mme Sophie Latournerie. Les surveillants de nuit interviennent en cas d’énurésie nocturne, de cauchemars. Ils sont les interlocuteurs de l’enfant la nuit, où ils exercent de vingt-deux heures à sept heures du matin. Il est important de rappeler qu’il s’agit de nuits « debout ». Si la situation s’avère plus compliquée, le cadre d’astreinte prend le relais.

M. Denis Fégné (SOC). Je souhaite vous interroger tout d’abord sur la diversité des prises en charge en amont et en aval du placement en MECS. Vous avez précédemment évoqué le placement éducatif à domicile (PEAD). Le rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) recommande une graduation dans les prises en charge, dans le cadre du projet pour l’enfant. Quel est l’état de l’existant ? Quels sont les placements alternatifs en amont et en aval aux placements classiques en MECS, qu’il s’agisse, en amont, du placement avec hébergement à domicile (PHD), du PEAD ou du placement familial associé (PFA), et, en aval, de l’action éducative en milieu ouvert (AEMO), éventuellement de l’AEMO renforcé ?

Ensuite, quel est le coût moyen d’un placement en MECS, même si je suis conscient des variations selon les départements ? Qu’en est-il de l’application de la loi de 2002 sur les établissements sociaux et médico-sociaux ? Cette loi invite notamment à la mutualisation, pour la gradation des interventions et pour permettre à des éducateurs de travailler en MECS, mais également sur un service d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) ou d’accompagnement éducatif à domicile (AED).

Enfin, ma dernière question concerne la bientraitance, élément des formations à l’œuvre dans les établissements sanitaires, les ITEP, les instituts médico-éducatifs (IME), les instituts médico-professionnels (IMPRO). Qu’en est-il de ces formations pour l’encadrement, les travailleurs sociaux ? Cette bientraitance à l’égard des enfants est-elle déployée aujourd’hui dans les établissements ?

Mme Sophie Latournerie. Laissez-moi répondre à ce dernier point, qui permet d’évoquer le sujet de la formation, également mentionnée par Mme la rapporteure. Parmi les difficultés que nous rencontrons dans le recrutement, nous avons affaire à des jeunes professionnels dont une grande partie n’est pas formée. Ils ont tendance à s’inscrire dans des systèmes de punitions/récompenses, davantage centrés sur les symptômes et les manifestations des enfants plus que sur la compréhension des parcours de vie, des psycho-traumas et de leurs conséquences.

À Paris, le département a donné une véritable impulsion pour former les structures à ces questions. Dans ma MECS, mais aussi à Lille, nous commençons à être formés sur une méthode québécoise, issue de l’université McGill, qui s’appelle la formation ARC (attachement-régulation des affects-compétences) pour essayer de déconstruire l’idéologie selon laquelle le système de punitions/récompenses fonctionnerait. Il peut éventuellement fonctionner avec des enfants qui vont plutôt bien, mais dans nos établissements il est inopérant vu que nous accueillons des enfants qui ne vont pas bien.

M. Noël Touya. Il faut également mentionner les travaux de M. Gaillard sur la manière dont il faut appréhender ces enfants qui vont très mal. La démarche doit être institutionnelle ; il importe de créer une communauté éducative cohérente et cohésive, qui assure la continuité éducative. Il faut bien comprendre que les seuls « permanents » dans nos institutions sont les enfants et non pas les professionnels qui se relaient. C’est pourquoi il faut absolument travailler les articulations, la qualité des transmissions. Il s’agit là d’une attention de tous les instants, qui nécessite des outils particuliers. C’est en cela qu’un système est considéré comme bientraitant lorsqu’il assure sécurité et continuité éducative.

M. Alain Vinciarelli. La préoccupation de ce lien d’attachement avec des enfants qui nous sont confiés est partagée par l’ensemble des collègues qui nous rejoignent à l’ANMECS. À cet égard, pendant de très longues années, la France a été influencée dans la formation des éducateurs spécialisés et des travailleurs sociaux par des théories issues de la psychanalyse, qui établissaient une espèce de dogme autour de ces questions. Je pense notamment à la question de la « juste » distance ou « juste » proximité, selon laquelle on pouvait aimer un enfant, mais de loin : on se souvient alors d’enfants qui ont été retirés de familles d’accueil parce que ces dernières leur auraient voué un « trop » grand attachement.

Les neurosciences sont heureusement venues fournir un apport essentiel, en soulignant que ces enfants avaient surtout besoin d’être aimés et accompagnés. Cela implique naturellement une stabilité dans les équipes d’accompagnement. Directeur d’établissement depuis vingt et un ans à Épinal, je suis plutôt confiant dans le développement du lien d’attachement auprès des enfants que nous accueillons, de six ans à vingt et un ans. Nous en venons parfois à penser qu’il vaut mieux former des gens qui n’ont pas encore « appris », parce qu’ils n’ont pas besoin de désapprendre pour réapprendre autre chose. Je rappelle que le programme du diplôme d’État des travailleurs sociaux est établi par des commissions et qu’il conviendrait sans doute de revoir la construction des programmes de formation : non pas former seulement des coordinateurs, mais également des professionnels qui doivent être capables d’accompagner les enfants dans nos établissements, quitte à se mettre à quatre pattes et à jouer aux petites voitures.

Le pédiatre Janusz Corsac expliquait déjà en précurseur, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, comment les enfants sont « chez eux » lorsqu’ils sont en maisons d’enfants et quelle est leur place dans la construction des règles de fonctionnement. Certaines grandes règles sont immuables et n’ont pas à être modifiées ; d’autres peuvent être accommodées par les professionnels. Il s’agit là d’une « démocratie de vie » dans les établissements. L’ANMECS essaie de diffuser des bonnes pratiques, fruits de l’expérience sur le terrain. Il ne faut pas tout confondre : ce sont bien des enfants qui habitent dans nos maisons et non des professionnels.

À ce titre, la loi sur les 35 heures a énormément complexifié le fonctionnement en affectant la présence éducative auprès des jeunes, notamment dans l’établissement dont j’avais la gestion, car les journées ont continué à durer vingt-quatre heures, trois cent soixante-cinq jours par an. Cette loi devait créer de l’emploi mais tel n’est pas le cas puisque le financement de ces 35 heures a abouti à une perte de 25 % du pouvoir d’achat en vingt ans pour les éducateurs spécialisés. La loi a créé en tout et pour tout un mi-temps par maison mais une désorganisation conséquente, notamment au niveau de la totalité du temps de présence des éducateurs. Certes, chaque association, chaque employeur, a toujours la possibilité de signer des accords particuliers avec les syndicats pour déroger aux mesures prévues par le code du travail.

Il est évident ici que la loi n’est pas adaptée aux besoins réels de l’enfant : ce dernier est présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et nous avons besoin de nous occuper de lui. Aujourd’hui, je ne pense pas qu’il soit possible d’assurer une continuité de service au bénéfice des enfants en faisant travailler des éducateurs de huit heures à quatorze heures, remplacés ensuite par une autre équipe de quatorze heures à vingt-deux heures, avant que les surveillants de nuit ne prennent le relais. En résumé, il me semble nécessaire de revoir la continuité du service pour la bientraitance de l’enfant.

Par ailleurs, la question de la formation est effectivement essentielle. Nous avons besoin de former les maîtresses de maison et les surveillants de nuit. La question des taux d’encadrement est par ailleurs incontournable, pour pouvoir correspondre aux besoins des enfants : nous avions d’ailleurs formulé la demande d’être au minimum deux. En effet, huit équivalents temps plein (ETP) pour dix enfants correspondent à deux professionnels en permanence auprès des enfants, de sept heures jusqu’à vingt-deux heures. Ce nombre minimal d’encadrants est nécessaire lorsque des enfants sont à moitié scolarisés, voire pas, ou bien lorsque certains sont en partage avec l’ITEP ou avec la MECS.

Le décret prévoyait aussi des taux de majoration en fonction des publics accueillis (jeunes en situation de double vulnérabilité, accueil d’urgence ou non). De telles dispositions contribuent également à affecter le système. Les enfants qui sont accueillis ont besoin d’être protégés ; nous devons veiller à ne pas faire uniquement de l’accueil en urgence, qui dérègle l’ensemble des groupes de vie.

Mme la présidente Laure Miller. Pourriez-vous répondre à la question du coût moyen et de la graduation ?

M. Noël Touya. Aujourd’hui, l’offre peut être graduée et diversifiée selon les départements. Le placement à domicile est une « innovation » qui date malgré tout d’une quarantaine d’années. Il témoigne de la nécessité de trouver un intermédiaire entre le placement-séparation et l’AEMO ou l’intervention en milieu ouvert, qui ne paraît pas suffisante dans certaines situations. Il s’agit également du produit de notre propre droit en France, puisque les enfants peuvent être confiés, mais les parents peuvent aussi conserver l’autorité parentale. Cet espace intermédiaire s’ouvre entre protection de l’enfant, respect des droits parentaux et accompagnement à la parentalité.

Ce dispositif permet de traiter un certain nombre de situations qui se situent dans cette zone intermédiaire, où les parents ne sont pas maltraitants mais éprouvent des difficultés dans l’exercice de leur parentalité et qu’il faut guider, cadrer et surveiller, d’une certaine manière. L’objectif consiste à accompagner un groupe familial qui rencontre des difficultés.

En réalité, nous pouvons être confrontés à des situations qui sont déjà en « zone rouge », témoignant de grandes difficultés déjà établies. Elles entraînent des orientations en AEMO renforcée ou en placement à domicile, qui s’opèrent un peu par défaut, en l’absence de places en hébergement. Face à cet effet retard, les solutions ne sont pas complètement adaptées. Il est important de proposer une offre diversifiée sur un département, allant de l’AEMO jusqu’au placement avec hébergement, mais également d’avoir la possibilité de moduler. Parfois, l’hébergement avec séparation s’impose à un moment donné, avant que des améliorations n’interviennent et ne permettent à l’enfant d’aller un peu plus souvent chez lui, de manière séquentielle.

Ici aussi, nous avons besoin d’un cadre, notamment financier, pour pouvoir moduler en fonction des besoins de la famille et de l’enfant. Cependant, nous rencontrons des difficultés en raison des moyens, mais aussi de l’échec de la prévention en matière de protection de l’enfance, qui a conduit à une recrudescence des placements en établissement.

M. Alain Vinciarelli. Le prix moyen d’une journée en établissement MECS est environ de 180 euros à 210 euros. En pleine période du Covid, en lien avec le département, j’ai par exemple pu monter une réponse d’accueil en urgence. Ce service a depuis été pérennisé. À cet effet, je salue les « accords Macron », qui ont permis de faciliter la réduction du temps administratif lors de la période du Covid : en quatre semaines nous créions une structure alors qu’aujourd’hui il nous faut deux ans. J’aurais souhaité que ces accords soient maintenus, mais tel n’a pas été le cas.

La question de l’urgence en protection de l’enfance doit pouvoir faire partie d’une analyse et d’un travail spécifique. En principe, les départements organisent eux-mêmes dans leurs établissements l’accueil en urgence, les MECS recevant les enfants après observation. Mais cela ne fonctionne plus de cette manière, depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, dans ces endroits, il est encore plus nécessaire de disposer de taux d’encadrement plus importants que les huit ETP dont je parlais précédemment. Il nous faut en effet à peu près trois personnels éducatifs en soirée, pour une dizaine d’enfants maximum accueillis au même endroit, et deux surveillants de nuit plutôt qu’un seul.

Ces éléments entraînent naturellement des coûts, mais le budget d’un établissement est composé à 75 % ou 80 % de masse salariale. Le groupe 1 nous permet de fonctionner en matière éducative et le groupe 3 concerne les charges. Pour pouvoir effectuer des économies, il faut dans ce cas se pencher en priorité sur le groupe 2 qui concerne les professionnels.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Madame Latournerie, vous avez indiqué qu’un cadre d’astreinte est présent la nuit. Qui est-il ? Comment peut-il être joint ? Est-il à proximité ? S’agit-il d’un médecin, d’un psychologue ?

Monsieur Vinciarelli, vous avez souligné que les enfants sont présents vingt-quatre heures sur vingt-quatre. D’après ce que j’ai compris, vous suggérez de revoir le code du travail concernant le temps de présence. Est-ce bien le cas ?

Ensuite, j’ai vu une émission qui m’a marquée. Elle parlait de viols ou d’agressions sexuelles s’étant déroulés dans des structures d’accueil des enfants. Avez-vous connaissance d’exemples concrets dans ce domaine ? Pouvez-vous les évoquer ? Quelle est la procédure mise en place lorsqu’un enfant se plaint d’une agression sexuelle ? D’après vous, que faudrait-il faire ? J’ai été heureuse que vous répondiez à la question des moyens, puisque cela nous permettra d’évaluer les éventuelles sommes à débloquer. Lors de cette émission, il était indiqué que le président du conseil départemental ne réagissait pas nécessairement, faute de savoir où placer les enfants, sûrement par manque de moyens pour construire d’autres établissements.

Enfin, vous avez regretté l’absence de politique nationale. Ne pensez-vous pas que la protection de l’enfance devrait être érigée au rang de priorité nationale ? Quand il existe un cap, il est possible de trouver des solutions et les moyens afférents.

Mme Sophie Latournerie. Les structures peuvent prévoir des astreintes de premier et de deuxième niveau. Chez nous, les cadres d’astreinte de premier niveau sont les chefs de service, qui peuvent éventuellement m’alerter en tant que cadres de deuxième niveau si quelque chose de particulièrement grave intervient.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Quels sont les profils de ces chefs de service ?

Mme Sophie Latournerie. Ces professionnels possèdent le certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale (CAFERUIS) ou peuvent être éventuellement des éducateurs. Dans le cadre des recrutements des chefs de service, nous sommes attentifs à la proximité : ils doivent pouvoir intervenir dans un délai maximum de trente à quarante-cinq minutes.

M. Alain Vinciarelli. Il faut effectivement revoir le code du travail. Il ne s’agit pas de savoir s’il faut travailler trente-cinq ou trente-neuf heures, mais comment s’organiser. Le problème concerne d’ailleurs autant les hôpitaux que les maisons d’accueil. Il ne s’agit pas tant de modifier que d’adapter, pour se simplifier la vie. Les équipes ne font pas que se succéder, elles se croisent et communiquent. Les surveillants de nuit passent au moins une demi-heure, voire une heure, avec les éducateurs de journée. Dans mon établissement, ils sont pleinement intégrés aux autres personnels éducatifs et bénéficient des mêmes formations que les éducateurs, de même que les autres fonctions support comme les secrétaires ou les comptables. Il est important que l’ensemble des fonctions support soit associé à un projet d’établissement. Les MECS sont des communautés de vies où les enfants qui ne sont pas scolarisés vont passer un peu de temps avec la secrétaire, la comptable. Dans ce contexte, le déploiement de l’accord du Ségur nous a quelque peu crispés.

S’agissant des violences sexuelles, il existe depuis quelques années un certain nombre de protocoles nationaux qui s’appliquent en cas d’incidents et de signalements. Ils sont gradués en fonction des violences. Chaque département dispose ainsi d’une cellule départementale de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (CRIP), qui sont évaluées et éventuellement renvoyées vers le procureur. Les violences sont catégorisées dans les MECS et concernent aussi bien les enfants que les professionnels, qui peuvent également être agressés.

Au-delà, la question de la sexualité des enfants nécessite de réaliser un véritable travail de formation auprès des professionnels. Ces sujets relatifs à l’information sur la vie sexuelle pâtissent d’un réel retard, d’où la réforme également des programmes de l’Éducation nationale. Je suis par ailleurs très attentif aux questions relatives à l’exploitation sexuelle et la prostitution des mineurs. À ce sujet, l’ANMECS fait partie depuis février 2024 de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE).

Ces aspects nous renvoient également aux sujets d’évaluation. Il faut être conscient que nous ne savons jamais vraiment qui nous accueillons dans une maison. Les projets pour l’enfant (PPE) des départements n’existent pas ou s’établissent au mieux à hauteur de 7 % à 10 %. Nous sommes confrontés à un réel problème d’évaluation en France, qui renvoie peut-être également aux services de prévention, lesquels sont précisément supposés mener un certain nombre d’évaluations en population générale.

Nous accueillons des enfants dont nous ne connaissons pas totalement l’étendue et l’origine des traumas, qu’ils soient psychologiques, physiques ou sexuels. À chaque accueil d’enfant en MECS, il est nécessaire de se reposer la question de sa trajectoire et de son expérience de vie. Un certain temps de construction de confiance avec l’enfant est nécessaire avant de pouvoir appréhender son parcours. Certains rapports que nous recevons indiquent qu’une jeune fille, parfois un jeune garçon, « s’expose » et « prend des risques » au point de fréquenter des hommes majeurs. Je rejette ces appréciations : à ces âges, à partir du moment où il existe un écart de plus de deux ans dans une supposée relation amoureuse, quelque chose ne va pas.

Les enfants qui découvrent leur corps et parfois ceux de leurs camarades à six ou sept ans ne sont pas toujours des prédateurs sexuels en puissance. Il faut donc avoir suffisamment de recul, tout en prenant ces sujets très au sérieux.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Ma question concernait surtout les cas de viol avéré. Avez-vous été confronté à de telles situations ? Avez-vous eu connaissance de cas où rien n’a été entrepris une fois la situation connue ?

M. Alain Vinciarelli. Des actions se mettent en place très rapidement. Par ailleurs, les dispositifs de maisons d’enfants offrent les moyens de séparer la victime et la personne incriminée. Il existe de grandes règles concernant la violence « ordinaire » qui doit faire l’objet d’un traitement immédiat, faute de quoi elle peut s’aggraver.

Il est donc nécessaire de travailler sur des sites différents. Les jeunes ont besoin de savoir si, à un moment donné, leur parasitage va contaminer l’ensemble d’un groupe. À ce titre, le financement de la protection de l’enfance est là aussi essentiel, pour sortir du sacro-saint prix de journée. Celui-ci convient peut-être pour les Ehpad ou pour l’hôpital, mais il n’est absolument pas adapté aux maisons d’enfants.

Cette notion de prix journée interdit, à travers du code de l’action sociale et des familles, d’avoir deux prix de journée pour même enfant. Cela contredit la notion de prolongation de parcours dans l’accompagnement d’un enfant. Par exemple, je ne pouvais donner un prix de journée si l’enfant en hébergement nécessitait d’une activité de jour, s’il avait besoin d’un autre type de prise en charge. Nous plaidons donc en faveur de la mesure unique, qui permet de procéder par un budget global plutôt que par un prix de journée. En effet, nous ne pouvons pas être « sanctionnés » pour avoir réalisé un bon travail, dans l’intérêt de l’enfant et des familles. Il est absolument nécessaire de sortir de ces contingences qui bloquent et parasitent les actions à mener auprès de l’enfant.

M. Noël Touya. La boussole qui nous guide est la protection de l’enfant. Dès lors que des actes de violences se déroulent dans un établissement, nous œuvrons immédiatement pour trouver des solutions de mise à l’abri. Celles-ci peuvent intervenir à l’intérieur d’une même association si des places libres sont disponibles pour protéger un enfant victime. Il faut également pouvoir trouver une solution, au moins momentanée, pour l’enfant qui est passé à l’acte. Quoi qu’il en soit, il est évidemment nécessaire d’apporter une réponse immédiate à ce type de violence. Il s’agit à la fois de prendre en compte la souffrance de tous les enfants, y compris ceux qui effectuent des passages à l’acte, tout en mettant en place des stratégies de protection.

Nous sommes particulièrement sensibles à ces questions, quels que soient les problèmes qu’elles peuvent engendrer, au quotidien. Des cas de violence intervenant assez régulièrement, il est absolument nécessaire de travailler sur la formation des professionnels, mais aussi la sensibilisation des enfants. Dans ce cadre, une éducation particulière doit pouvoir être mise en place, pour pouvoir parler de ces questions. Il faut également rendre possible le témoignage des enfants, dans les institutions. Les enfants doivent pouvoir parler.

Mme Julie Ozenne (EcoS). Mon intervention concerne les contrôles et l’harmonisation des pratiques dans les MECS. Pensez-vous qu’un contrôle indépendant des MECS devrait être systématisé, afin de garantir une qualité homogène sur tout le territoire, mais surtout au regard de l’application de la loi ?

Ensuite, quelle solution proposez-vous pour réduire les disparités territoriales dans le fonctionnement des MECS, autant auprès des départements que de l’État ? Par ailleurs, la question du bâti et du parc immobilier a déjà été mentionnée, notamment par Mme la rapporteure. D’après ce que j’ai compris, l’information manque concernant l’inventaire de la construction et de la rénovation de ce parc immobilier. Rencontrez-vous des difficultés pour obtenir le prêt habitat, amélioration, restructuration, extension (PHARE) et son complément économie-rénovation à taux zéro, qui prévoit environ 33 000 euros par chambre rénovée ?

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Vous avez déjà évoqué les cas de prostitution. Je constate néanmoins que 30 % des mineurs prostitués sont issus de la protection de l’enfant. Il me semble que ce sujet mériterait d’être davantage creusé.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous avons prévu d’y consacrer une audition.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je souhaite également vous interroger sur l’éventuelle surmédicalisation des enfants placés. Comment serait-il possible de réduire encore davantage le traitement médicamenteux des enfants qui sont accueillis dans vos maisons ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pour ma part, je souhaite ajouter deux autres questions. Vos structures sont normalement habilitées sur des renouvellements et des autorisations de quinze ans, qui sont signés par le préfet et par le président de la collectivité. Sauf erreur de ma part, il s’agit du seul moment où l’État me semble intervenir. D’expérience, je n’estime pas que ces renouvellements de quinze ans sur soixante-dix ans ou cent ans constituent de bonnes mesures. Avez-vous signé des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) triennaux ou des contrats correspondant à des échéances plus courtes ?

Ensuite, nous avons découvert que des enfants de moins de quatre ans, y compris des bébés, étaient déplacés en taxi sans être accompagnés. De telles pratiques sont-elles à l’œuvre dans vos structures ? En avez-vous déjà entendu parler ?

M. Noël Touya. Des contrôles commencent à intervenir. Aujourd’hui, les départements se dotent de dispositifs dédiés au contrôle et la qualité. Ainsi, certains établissements font l’objet de contrôles inopinés. Il faut également mentionner le dispositif lié à l’analyse et l’évaluation du fonctionnement, qui porte également ses fruits. Les maisons d’enfants se sont évidemment inscrites dans les exigences de la loi de 2002, ce qui a permis d’établir un cadre pour les institutions.

Ce contrôle est nécessaire, mais il faut également se poser quelques questions à son sujet. Est-il pertinent qu’il soit confié aux services du département ? Ce contrôle devrait-il être systématiquement organisé avec des agents de l’État, du département ou de la protection judiciaire de la jeunesse ? À ce stade, nous sommes au début de la mise en place de ces contrôles, dont il faudra également assurer l’évaluation. Cependant, je peux assurer qu’ils existent.

S’agissant du bâti, les maisons d’enfants et les associations ont besoin d’être conseillées dans l’ingénierie financière. Je suis particulièrement concerné par cette question, dans le cadre d’un projet de rénovation architecturale et d’humanisation des locaux que nous voudrions mener. À l’heure actuelle, les associations se sentent un peu seules et les départements éprouvent des difficultés pour répondre positivement à des investissements importants.

M. Alain Vinciarelli. Le CPOM fait partie du changement de dimension que nous appelons de nos vœux. Il est plus aisé de parler de financements lorsque l’on dispose d’une vision claire de cette politique publique.

Pour ma part, j’ai la chance de travailler dans un département dont le conseil départemental est assez à l’écoute sur ces questions. Par exemple, nous n’avons jamais été contraints de nous poser la question de la prolongation de l’accompagnement d’un jeune majeur, parfois même au-delà de vingt et un ans.

Je comprends que compte tenu de l’évolution de son propre financement, un département puisse être réticent à s’engager sur un CPOM de trois ans voire cinq ans. Ensuite, la question des CPOM doit être envisagée, non pas à l’aune des budgets prévisionnels, mais plutôt des comptes administratifs. En effet, pour nos établissements, les comptes administratifs reflètent mieux les coûts.

Nos établissements disposent de projets d’établissement à cinq ans. Avant la mise en place de l’évaluation de la Haute Autorité de santé (HAS), un contrôle interne était effectué tous les cinq ans, puis une évaluation externe au bout de cinq ans. Aujourd’hui, il s’agit uniquement d’une évaluation externe de la HAS.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaiterais également connaître votre avis sur les habilitations renouvelables signées pour quinze ans. Pour ma part, j’ai été pendant douze ans vice-présidente d’un département, en charge de la protection de l’enfance. D’expérience, je pense que cette question doit être prise en compte.

M. Noël Touya. Aujourd’hui, il me semble que les départements s’inscrivent plutôt dans des autorisations à cinq ans, avec des évaluations calées sur cette échéance.

Mme Sophie Latournerie. Je n’ai pas eu connaissance de l’utilisation des taxis. Il est extrêmement choquant d’imaginer que de très jeunes enfants puissent être concernés.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. J’ai également été particulièrement choquée. Puisque nous intervenons dans le cadre d’une commission d’enquête, je souhaite rappeler au département du Puy-de-Dôme que de tels agissements sont interdits.

Mme Sophie Latournerie. Je partage l’idée que la protection de l’enfance doive constituer une priorité nationale, je vous rejoins parfaitement. Cependant, je considère qu’elle doit s’intégrer dans une stratégie interministérielle. Je pense notamment aux cas d’adolescents qui présentent des manifestations psychiatriques et devraient être pris en charge par la pédopsychiatrie ou d’enfants qui souffrent de décrochage scolaire et devraient être pris en charge par l’Éducation nationale.

M. Alain Vinciarelli. S’agissant de la question des médicaments, il est évident que nos structures doivent être conçues dans un cadre socio-thérapeutique, qu’il s’agisse de leur architecture, de la manière d’organiser les locaux et de la formation des professionnels. Il faudrait également que les départements soient capables de dénombrer le nombre de jeunes pris en charge par l’ASE et de croiser ces chiffres avec ceux qui sont accueillis par les maisons départementales pour les personnes handicapées (MDPH). Aujourd’hui, nous ne savons pas réaliser ce décompte, hormis pour ceux que nous prenons en charge dans nos MECS. Il serait utile de pouvoir croiser ces deux données, dans le cadre de statistiques départementales.

Les enfants qui sont en DITEP avec une reconnaissance MDPH suivent un traitement, qui est naturellement prolongé lorsqu’ils arrivent en MECS, car il n’est pas possible d’interrompre ce traitement. Cela étant, il faut naturellement être vigilant quant à l’effet d’un certain nombre de médicaments distribués aux enfants de la protection de l’enfance afin de les rendre un peu plus « calmes ».

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Ici aussi, il faut déplorer le manque de place dans les services de l’État.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Ressentez-vous le besoin d’un plus grand accompagnement par des services médicaux ou, à tout le moins, le besoin de davantage d’échanges avec ces derniers ?

Mme Sophie Latournerie. Oui, naturellement. Néanmoins, de plus en plus de services mobiles se déplacent dans les établissements. Il s’agit là d’une réelle avancée, d’une bonne pratique.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Il me revient de conclure cette audition, Mme la présidente ayant dû nous quitter. Je vous remercie pour vos témoignages, qui seront utiles pour les travaux de notre commission d’enquête.

  1.   Audition de M. Manaf El Hebil, directeur général du groupe Domino RH (mercredi 11 décembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Manaf El Hebil, directeur général du groupe Domino RH.

Le groupe Domino RH est présent dans des secteurs aussi variés que l’industrie, le bâtiment, les travaux publics ou les transports. Depuis quelques années, son offre s’est étendue à la protection de l’enfance, à travers l’entité Domino care, spécialisée dans les métiers du social et du médico-social. La gestion d’établissements de protection de l’enfance par une entreprise privée à but lucratif, spécialisée dans l’intérim, n’est pas sans soulever quelques questions, relayées ces dernières années dans plusieurs articles de la presse locale et nationale. Y sont régulièrement dénoncés un « turnover incessant », un personnel ne disposant pas toujours des diplômes requis, des contrats « reconduits de semaine en semaine », un accueil dans des « gîtes insalubres » ou des appartements loués parfois à travers Airbnb, et, plus généralement, une « gestion défaillante » et un « fonctionnement opaque ». Comment expliquez-vous cette dérive ? Comment, dans ce contexte, ne pas être inquiet quant à la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant et de ses besoins essentiels, en particulier en matière de suivi, de continuité et de qualité de la prise en charge ?

Je précise que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

Enfin, en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Manaf El Hebil prête serment.)

M. Manaf El Hebil. Cette audition me permettra de présenter le groupe Domino RH, ainsi que sa filiale Domino care, dont je suis le directeur général, et d’évoquer l’association Domino Assist’M ASE, devenue Liberi depuis mai 2024, que j’ai créée et dont je suis le président.

Même si l’association Liberi compte parmi les 5 000 clients du groupe pour une partie de ses activités de ressources humaines (RH), les deux structures n’ont aucun lien juridique. Nous avons d’ailleurs changé son nom pour clarifier cette séparation, notamment après des amalgames dans la presse entre Domino Assist’M ASE et Domino care.

La première activité du groupe Domino RH, à sa création à Paris, il y a vingt-cinq ans, concernait l’intérim dans le secteur médico-social. Le groupe propose l’ensemble des services RH – travail temporaire, formation, gestion et recrutement – à des associations, fondations, hôpitaux, cliniques et établissements du domaine médico-social. Nous permettons le remplacement de professionnels absents, qu’ils soient éducateurs, chefs de service, assistants sociaux ou conseiller en économie sociale et familiale (CESF). Nous aidons ces établissements à faire face à des accroissements temporaires d’activité – pour les maraudes lors des plans Grand Froid, par exemple.

En 2008, certains départements d’Île-de-France ont commencé à faire appel à Domino care, la filiale de Domino RH dédiée au secteur médico-social, pour l’accompagnement ou la mise à l’abri de certains jeunes placés. Concrètement, faute de solution d’accueil d’un jeune auprès des opérateurs classiques, un agent du département, après avoir réservé un hébergement à l’hôtel, demandait à l’agence d’intérim de proximité de monter une équipe éducative.

Au début, le recours à l’intérim était marginal et concernait exclusivement des jeunes qualifiés de « patates chaudes » ou d’« incasables » – des termes que je ne supporte pas. Nous parlons désormais de « jeunes à problématiques complexes ». Domino RH n’était d’ailleurs pas le seul prestataire d’intérim pour ce type de mission.

Ce type de mission était pensé pour être ponctuel et ne durer que quelques semaines. Or dans certains cas il a duré des années. Notre groupe mettait à la disposition de son client, le département, des équipes de cinq éducateurs se relayant auprès du jeune sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans un hôtel. Dans le cadre d’une telle prestation, le droit du travail impose que le département manage les équipes, par exemple qu’un référent de l’aide sociale à l’enfance (ASE) travaille avec elles sur un projet éducatif. Or parfois, voire souvent, ce n’était pas le cas.

Progressivement, nous nous sommes rendu compte que les éducateurs étaient souvent livrés à eux-mêmes, sans contrôle de la part du client. Au vu du volume d’activité, les agences ont commencé à créer des postes de chef de service pour coordonner le travail des éducateurs, en lien avec l’aide sociale à l’enfance, qui est le service gardien.

Ces pratiques se sont diffusées dans le reste de la France. Nos agences de travail temporaire étaient contactées par le département, la DEF (direction de l’enfance et de la famille) ou l’ASE, pour trouver des solutions d’accueil dans l’urgence. Alors qu’au début le département réservait lui-même une chambre d’hôtel et fournissait un pécule pour les dépenses du quotidien, il s’est progressivement déchargé de ces tâches sur les intérimaires, en leur demandant d’avancer les frais. Ces pratiques ont encore cours, tant avec Domino RH qu’avec d’autres agences d’intérim.

Chacun des jeunes concernés doit être encadré par cinq équivalents temps plein. Si l’on ajoute à cette masse salariale le coût de l’hébergement en hôtel et de la nourriture, un tel accompagnement coûte entre 1 000 et 1 200 euros par jour. Or il peut durer des années – sept ou huit pour certains jeunes. Dans ces cas-là, les départements renouvellent la demande de prise en charge auprès des agences d’intérim tous les mois ou toutes les semaines.

À partir de 2019-2020, notamment pendant la crise du covid, les demandes des départements ont gagné en complexité. Ils ont tout simplement demandé aux agences de créer de petites structures collectives, des MECS (maisons d’enfants à caractère social) éphémères, notamment pour des raisons budgétaires. Nous étions chargés de trouver un gîte validé par le département, de louer des maisons plutôt que des chambres d’hôtel afin d’héberger deux, trois, quatre ou cinq jeunes en même temps. Les éducateurs que nous y affections pendant un, deux ou trois mois étaient supposés être managés par le département, mais le plus souvent ce n’était pas le cas. Les éducateurs mis à disposition par l’agence d’intérim ne recevant pas de réponse du donneur d’ordre, c’est à elle qu’ils adressaient leurs questions.

En 2021, j’ai décidé de dire stop. Puisqu’aucun opérateur ne traitait ces situations d’urgence, j’ai créé une association pour répondre aux appels à projets des départements, signer des conventions avec eux et manager des structures dans le domaine de la protection de l’enfance. L’association a recruté des équipes en CDI, en CDD ou en intérim.

Mon constat était et reste double. L’encadrement par des intérimaires de jeunes hébergés à l’hôtel coûte entre 1 000 et 1 200 euros par jour, soit une charge très lourde pour les finances publiques et donc le contribuable. En outre, alors que sur le papier ce type d’hébergement est supposé ne durer qu’une semaine, il peut durer plusieurs années. Pourquoi ne pas mutualiser l’accueil et proposer à ces jeunes de sortir de l’hôtel pour aller dans des structures plus adaptées à leurs besoins ?

Selon la relation qui s’établit avec le département, l’association peut être conventionnée à titre expérimental pour six mois, neuf mois ou un an ; cela permet de sortir d’une gestion à la petite semaine. Liberi peut également répondre à des appels à projets et obtenir l’habilitation du département pour des structures d’accueil dédiées aux cas très complexes.

Ainsi, notre association a créé des établissements – même si nous évitons ce terme, car nous voulons que les structures restent le plus anonyme possible pour éviter aux jeunes concernés d’être stigmatisés. Ils permettent aux jeunes de quitter l’hôtel et d’être hébergés dans des pavillons ou des maisons à la campagne comptant de deux à cinq chambres, au maximum. Les jeunes concernés bénéficient d’une équipe éducative à même de traiter des cas très complexes. Nous répondons ainsi à un besoin.

Pour revenir au groupe Domino RH, en 2023, un peu moins de 50 % de son activité concernait le secteur médico-social. Le groupe compte soixante-six agences d’intérim, trois ou quatre cabinets de recrutement et un centre de formation, Domino care academy, pour accompagner la formation professionnelle de ses collaborateurs éducateurs, quel que soit leur contrat – intérim, CDI ou CDD. Notre groupe est également présent dans le tertiaire, le bâtiment et la logistique.

La branche Domino care, que je dirige, représente à peu près 2 500 équivalents temps plein (ETP), répartis entre 15 000, 16 000 ou 17 000 salariés selon les années, car les missions sont parfois ponctuelles. Les agences sont ouvertes sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour répondre à nos différents clients – dans la protection de l’enfance, ce sont des MECS, des CER (centres éducatifs renforcés), des CEF (centres éducatifs fermés), des structures liées au handicap, des hôpitaux ou des cliniques. Actuellement, 80 % des commandes d’intérim doivent être exécutées dans un délai inférieur à douze heures.

Mme la présidente Laure Miller. Quels sont les premiers départements à avoir recouru aux prestations d’intérim de Domino RH ? Les premières années, de telles demandes étaient-elles anecdotiques ou ont-elles été d’emblée importantes ? Et aujourd’hui ? En outre, vous n’avez pas évoqué la qualification des personnes que vous recrutez.

M. Manaf El Hebil. La procédure de recrutement suivie par les agences d’intérim est complète. Après que les candidats ont postulé à des offres d’emploi pour des métiers aux intitulés clairs – éducateur spécialisé, assistante sociale, CESF, moniteur-éducateur, auxiliaire socio-éducatif, aide-éducateur, maîtresse de maison, et ainsi de suite – l’agence leur demande de compléter un dossier administratif, dont elle vérifie toutes les pièces. Un organisme externe nous aide à contrôler l’authenticité des diplômes présentés, car dans environ 1 % des cas ils sont faux. Un entretien de motivation est ensuite mené avec le candidat. Si sa candidature est validée, nous lui demandons des références que nous contrôlons.

Nous répondons aux demandes du client. S’il a besoin d’un moniteur éducateur, nous en mettons un à sa disposition ; s’il demande un auxiliaire socio-éducatif, c’est-à-dire un professionnel expérimenté mais non diplômé, nous en déléguons un.

L’association Liberi a un directeur général, des chefs de service et des directeurs de territoire. S’il leur est nécessaire de recourir à l’intérim, ils contactent une agence locale, qu’elle relève ou non de Domino RH. Si l’agence Domino RH ne dispose pas du profil demandé, elle l’indique et propose un autre profil, qui peut être validé ou non par l’association selon les besoins.

Nous veillons à éviter tant la surqualification que la sous-qualification. Par exemple, est-il pertinent de recruter un éducateur spécialisé pour une mission de veille de nuit ? Ne vaut-il pas mieux recourir à un auxiliaire socio-éducatif, à un moniteur-éducateur ou à un surveillant de nuit qualifié ? À l’inverse, si le client demande un auxiliaire socio-éducatif pour une mission de six mois impliquant des écrits et des contacts avec le juge ou des organismes extérieurs, nous l’alertons sur les risques et nous lui proposons un profil d’éducateur spécialisé.

Il en va de même pour les métiers du secteur sanitaire. Nous vérifions l’adéquation du profil demandé – d’infirmière, d’aide-soignante, et ainsi de suite – avec la mission prévue par le client et l’équipe dont il dispose.

J’en viens aux départements ayant recouru aux services d’intérim. En 2008, globalement, seul Paris était concerné. Entre 2008 et 2013, la demande s’est élargie à tous les autres départements franciliens. Lors de certains pics d’activité, les agences d’intérim – pas seulement Domino RH – devaient gérer dix, vingt, trente ou quarante situations. Puis nous avons été contactés par le Nord, le Pas-de-Calais, l’Ille-et-Vilaine, les Côtes-d’Armor, la Côte-d’Or, l’Ain, la Saône-et-Loire, la Savoie, la Haute-Savoie, les Bouches-du-Rhône, les Pyrénées-Atlantiques et les Pyrénées-Orientales. Actuellement, chacune de nos soixante-six agences a travaillé au moins une fois avec un département.

Quelques-uns ont adopté une approche pragmatique. Ils confient le jeune à un opérateur historique, local ou national, tout en allouant un budget supplémentaire à celui-ci pour qu’il recoure à l’intérim. Ainsi, les intérimaires sont managés par un opérateur. Malheureusement, peu de départements s’organisent ainsi. C’est la raison pour laquelle nous avons créé Liberi.

Aujourd’hui, le Nord, le Pas-de-Calais, Paris, le Maine-et-Loire, la Loire-Atlantique et les Pyrénées-Atlantiques font appel à nos agences d’intérim. Ce n’étaient pas les mêmes départements hier et ce ne seront pas les mêmes demain.

Certains départements choisissent d’émettre des appels d’offres publics pour leurs besoins d’intérim. Depuis que j’ai fondé Liberi, en tant que directeur général de Domino RH, je demande aux agences d’intérim de ne pas répondre à ces appels d’offres, car ce n’est pas leur rôle, en l’absence de management par le département.

En revanche, dans les départements où le management est confié à une association locale de sauvegarde de l’enfance ou à une association nationale telle qu’Apprentis d’Auteuil, le recours à une agence d’intérim fonctionne très bien pour répondre à un accroissement temporaire de l’activité.

Depuis trois ou quatre ans, quand un département contacte directement nos agences d’intérim, nous lui demandons de fournir le maximum de garanties et de prendre des engagements – qui parfois ne sont pas respectés. De fait, quand le responsable de l’EDEF (établissement départemental de l’enfance et de la famille) ou le directeur de l’ASE changent tous les trois ou six mois, il est difficile au département de tenir son rôle de management et de contrôler les équipes éducatives.

Quant à Liberi, elle répond à des appels à projets émis par un département, parfois pour la création d’une structure expérimentale. L’association peut également intervenir dans le cadre d’une convention, notamment pour des mises à l’abri en urgence.

Le directeur général de Liberi m’indique qu’actuellement l’association est présente dans les Pyrénées-Orientales, en Mayenne, dans les Côtes-d’Armor et en Saône-et-Loire à travers des structures habilitées, mais aussi dans la Drôme à travers une convention signée avec le département. En Île-de-France, nous avons signé des conventions pour la mise à l’abri ou l’éloignement de certains jeunes de leur département d’origine. De telles mesures ont des motivations diverses. Nous sommes de plus en plus souvent confrontés à des problématiques très complexes, avec des cas de prostitution de mineurs et des jeunes relevant à la fois de la protection de l’enfance et de la MDPH (maison départementale des personnes handicapées), parfois même de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse), face auxquels les départements sont dépourvus de solutions. Les jeunes que nous accueillons ont souvent mis en échec au moins sept solutions de placement ; parfois vingt-six ou vingt-sept.

Mme la rapporteure Isabelle Santiago. Selon, je crois, la majorité des parlementaires présents, la situation que vous décrivez renvoie à un manquement de la politique publique de protection de l’enfance. Je note qu’elle a cours depuis 2008.

L’intérim dans le secteur médico-social et hospitalier a toujours existé – pour remplacer une infirmière, par exemple. Toutefois, les faits que vous décrivez témoignent d’une dérive. À travers l’intérim, le secteur privé lucratif s’est engouffré dans le domaine de la protection de l’enfance après avoir pénétré celui de l’accueil des personnes âgées et les crèches.

Les personnes âgées reçoivent des visites de leur famille, même si elles sont parfois rares ; les enfants accueillis à la crèche rentrent à la maison le soir. Cela a permis de porter au jour des pratiques scandaleuses du secteur privé lucratif pour ces deux types d’accueil. Les enfants relevant de l’ASE, eux, ne reçoivent aucune visite, ce qui rend les scandales encore plus durs.

Des articles ont paru concernant vos pratiques à Nantes et en Mayenne. Des signalements ont été émis au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Considérez-vous que les propos tenus par vos salariés sur vos pratiques sont faux ? Avez-vous porté plainte ?

Vous vous plaignez d’avoir été laissé à l’abandon par les collectivités, tout en les désignant, ici comme dans la presse, comme des « clients » passant des « commandes ». Même si j’ai le plus grand respect pour les entreprises, l’usage de ce vocabulaire à propos de la protection de l’enfance me heurte profondément.

En tant que groupe d’intérim, vous avez accueilli des enfants à l’hôtel pendant quatre, six, voire huit ans, pour 1 200 euros par jour. C’est inacceptable. Quand vous preniez cet argent, n’avez-vous jamais songé que ces jeunes n’avaient pas leur place à l’hôtel ?

Certes, vous avez créé une association, mais seulement très récemment, en 2021. N’était-ce pas pour anticiper l’interdiction de l’hébergement en hôtel des mineurs, en débat depuis plusieurs années, actée par la loi Taquet de 2022 et appliquée cette année par décret ?

Je souhaite obtenir la liste des départements qui ont eu ces pratiques.

Je m’interroge sur les MECS éphémères que vous décrivez. Vous évoquez des cas très complexes. Des approches nouvelles, d’ailleurs absentes en France, se sont développées pour accompagner de tels cas, qui reposent sur l’interdisciplinarité, avec des formations très pointues. Elles permettent d’insister sur le besoin fondamental de sécurité affective. Or les intérimaires, par principe, sont de passage.

Vous mettez en cause de nombreux départements. Pourquoi ne pas avoir mis fin à vos prestations face à ces manquements ? Était-ce pour faire tourner votre entreprise ?

Vous indiquez répondre aux commandes des départements en moins de douze heures. Une réponse aussi rapide vous laisse-t-elle le temps de vérifier le casier judiciaire des professionnels, pourtant d’un accès difficile, et de garantir la compétence de tous ceux qui sont au contact des enfants ?

La presse, comme les acteurs de terrain de la protection de l’enfance indiquent qu’à côté de vrais professionnels de la petite enfance, qui acceptent des missions d’intérim pour améliorer leur salaire, vous recrutez des jeunes simplement titulaires du BAFA (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) pour accompagner des cas très complexes.

Depuis plus de deux ans, les finances des départements sont lourdement affectées par la baisse des recettes de droits de mutation à titre onéreux (DMTO). Or l’intérim leur coûte une fortune. Selon un article récent du journal Le Point, un intérimaire coûterait 62 % plus cher qu’un salarié en CDD ou en CDI.

Vous dirigez à la fois une association loi de 1901 et un groupe privé, ce qui me semble problématique. Voici la description de l’association Liberi qui figure sur le site officiel de l’annuaire des entreprises : « Son domaine d’activité est : activités de soutien à l’enseignement. En 2022, elle était catégorisée Petite ou Moyenne Entreprise. Elle possédait 1 ou 2 salariés. Elle possède 7 établissements dont 6 sont en activité. » Presque tous ces établissements ont ouvert très récemment : deux le 1er octobre 2024, un le 1er novembre 2024 et le dernier le 1er décembre 2024 – un « hébergement social pour enfant en difficulté » en Saône-et-Loire. Combien d’enfants accueille Liberi ? Quel âge ont-ils ? Connaissez-vous leur parcours ? Comment les accompagnez-vous, quel lien avez-vous créé au quotidien ? Dans ces établissements, vous avez la responsabilité de ces enfants : ne me répondez pas que c’est l’éducateur référent qui est chargé de leur accompagnement. Je veux tout savoir sur ces établissements.

Ne soyez pas surpris lorsque mon rapport sera publié : si l’intérim est courant dans les secteurs hospitalier et médico-social pour assurer des remplacements ponctuels, je considère que, dans le secteur de la protection de l’enfance, il est responsable d’une dérive inadmissible. Tout d’abord parce que les enfants concernés présentent de multiples vulnérabilités, mais aussi parce que les intérimaires, malgré leur probable bonne volonté, ne travaillent pas dans des conditions acceptables. Des signalements au titre de l’article 40 du code de procédure pénale ont été effectués quinze jours après l’ouverture de certaines MECS, concernant des enfants entre quatre et huit ans. Ces pratiques sont inacceptables et tout l’enjeu de cette commission d’enquête est de rétablir du sens pour les enfants.

Le secteur de la protection de l’enfance est régi par une convention collective : elle peut être décriée et discutée, mais elle a le mérite d’exister ; vos activités auprès des mineurs, elles, ne sont encadrées par aucune convention collective, charte de qualité ou formation aux besoins fondamentaux des enfants. Vous ne répondez qu’à l’urgence, alors que nous proposons de revoir tout le modèle.

M. Manaf El Hebil. Commençons par le recrutement : lorsqu’un client exprime un besoin, quel qu’il soit, les agences ne se mettent pas à chercher quelqu’un en urgence, mais consultent leurs bases de profils, constituées de candidats préalablement reçus en entretien et dont les diplômes ont été vérifiés. Ainsi, lorsqu’une personne s’inscrit dans une agence, il s’écoule en moyenne quarante-huit heures avant qu’une mission lui soit proposée.

Le groupe Domino RH a fêté ses vingt-cinq ans le 7 décembre dernier ; sa première agence, spécialisée dans le domaine médico-social, a été ouverte à Paris. Déjà à cette époque, des MECS avaient besoin de remplacer des surveillants de nuit ou des maîtresses de maison : l’intérim dans le secteur social existe donc depuis au moins vingt-cinq ans. Et avant même l’ouverture de cette agence, des concurrents répondaient à des demandes dans le champ du social, comme ils répondaient à des besoins d’hôpitaux, de cliniques, d’Ehpad ou de crèches. La dérive dont vous parlez n’est donc pas récente.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La dérive dont je parle est différente.

M. Manaf El Hebil. Peut-être les députés en ont-ils pris conscience ces cinq ou six dernières années, mais elle est plus ancienne.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Non, ils en ont pris conscience avant.

M. Manaf El Hebil. J’ai commencé à travailler dans le secteur de l’intérim il y a seize ans. À cette époque, les effectifs des MECS, des CER, des centres éducatifs fermés (CEF), des instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (ITEP) et des instituts médico-éducatifs (IME) étaient déjà largement composés d’intérimaires – jusqu’à 80 % parfois – faute de parvenir à recruter. Aujourd’hui encore, ces établissements ne pourraient fonctionner sans faire appel à des sociétés d’intérim. Il en existe d’ailleurs près d’une soixantaine dans le champ médico-social.

Ne parlons pas de la convention collective, ce n’est pas l’objet de cette audition.

Depuis 2010, le recrutement dans le champ du social est marqué par une tension croissante, que ce soit dans le domaine de la protection de l’enfance ou dans ceux du handicap et de l’exclusion. Hier, je discutais avec le directeur général et le directeur des ressources humaines d’une association francilienne œuvrant dans la protection de l’enfance : plus de 30 % des candidatures qu’ils reçoivent proviennent d’éducateurs auto-entrepreneurs ou libéraux. Nous ne travaillons pas avec eux mais nous les avons vus arriver sur le marché du travail il y a plusieurs années déjà.

J’ai parlé d’enfants qui restaient hébergés plusieurs années à l’hôtel. Lorsqu’un département renouvelle sa prise en charge de façon hebdomadaire ou mensuelle, ou lorsqu’un référent annonce le transfert d’un enfant vers un autre établissement pour finalement recontacter l’agence d’intérim deux semaines plus tard parce qu’il faut à nouveau des éducateurs pour le prendre en charge, de qui est-ce la faute ? Autant que faire se peut, les agences s’efforcent de solliciter les mêmes éducateurs, mais contrat d’intérim et durée d’intervention ne sont pas nécessairement synonymes : certains éducateurs travaillent dans l’intérim depuis vingt ans ; ils interviennent globalement dans les mêmes structures et restent auprès des mêmes enfants pendant douze, quatorze ou dix-huit mois, qu’ils soient délégués auprès de l’association Liberi ou ailleurs. Les éducateurs sont de plus en plus nombreux à passer par des agences d’intérim afin de choisir le moment où ils travaillent, de préserver l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, ou de profiter de la « permittence » – ce qui est aussi un problème : un éducateur intérimaire qui travaille neuf mois par an gagne aussi bien sa vie qu’un éducateur en CDI et bénéficie des mêmes droits.

Au-delà de la protection de l’enfance, tout le secteur social – insertion, exclusion, handicap – est concerné par ces professionnels qui refusent les CDI au profit de CDD ou de missions d’intérim. Soit on refuse de les recruter, mais le poste n’est pas pourvu, soit les opérateurs s’adaptent pour pouvoir les recruter. Tout le monde subit ce fonctionnement permis par le système de protection sociale.

Dans l’intérim existent le CDI intermittent (CD2I) et le CDI aux fins d’employabilité (CDITFE). Le groupe Domino RH aurait suffisamment de commandes pour transformer les 2 500 ETP intérimaires qu’il recrute dans le secteur médico-social en 1 500 CD2I, mais ses agences ont beau proposer cette évolution aux intérimaires, ces derniers refusent très majoritairement – seuls 82 ou 83 ont accepté.

À Nantes, les MECS éphémères ont été créées à la demande du département par des agences d’intérim, mais celles-ci n’ont pas la compétence pour les gérer. Ainsi, afin de créer des places en urgence du 1er juillet au 31 août, un chef d’agence va louer un gîte ou un hébergement sur Airbnb et y placer des jeunes, des éducateurs intérimaires et un chef de service. La commande sera ensuite éventuellement renouvelée par le département.

Quant à l’association Liberi, elle comptait 150 collaborateurs en CDI au 30 novembre 2024 : un directeur général, des chefs de service, des éducateurs spécialisés, des infirmiers, des maîtresses de maison et des aides-soignants, c’est-à-dire les équipes pluridisciplinaires nécessaires à l’accompagnement des jeunes. Chaque structure recrute 90 ETP pour accompagner environ 150 jeunes.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quel âge ont les enfants accueillis dans chacune de ces structures ?

M. Manaf El Hebil. Ce sont souvent des maisons pavillonnaires, qui accueillent cinq enfants au maximum à l’exception d’un ou deux cas particuliers où les enfants sont six ou huit. Les enfants accueillis dans ces pavillons appartiennent à la même tranche d’âge : de trois à huit ans, de huit à douze ans, de douze à seize ans et de seize à vingt et un ans – il y a quelques jeunes majeurs.

Un département nous a même demandé de prendre en charge en urgence une « fratrie » de dix enfants âgés de deux mois à quinze ans – le nourrisson étant l’enfant de l’aînée – qui avaient été abandonnés dans un appartement insalubre.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Soyez précis : de quel département s’agit-il ?

M. Manaf El Hebil. De l’Ille-et-Vilaine, mais n’importe quel département aurait pu faire cette demande. Une très grande maison, dotée de sept ou huit chambres, a été louée pour six à sept mois, le temps que le département trouve une solution pérenne.

La Drôme nous a demandé de trouver une place en urgence en dehors du département pour une jeune fille de douze ans prise dans un réseau de prostitution.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les professionnels sont-ils formés aux enjeux de la prostitution, du handicap, du premier âge ? J’entends les demandes que vous font les départements mais j’aimerais savoir comment les enfants sont pris en charge.

M. Manaf El Hebil. Lorsque nous sommes confrontés à l’accueil de nourrissons, nous essayons de déléguer des auxiliaires de puériculture ou des éducatrices de jeunes enfants.

L’année dernière, le groupe Domino RH a formé plus de 1 200 intérimaires à différentes typologies du secteur social comme la radicalité, la toxicomanie, la prostitution ou l’autisme – car la prise en charge d’enfants atteints de ce trouble est de plus en plus fréquente. Nous travaillons avec différents formateurs et instituts régionaux du travail social (IRTS), qui proposent des modules courts ou longs, de 35 à 140 heures, pour des travailleurs sociaux diplômés ou expérimentés. Comme je l’ai expliqué en préambule, de plus en plus de demandes concernent des enfants placés par l’ASE mais qui relèvent aussi de la MDPH, pour lesquels il faut trouver des solutions rapidement.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je suis très intéressée par une visite de ces structures.

M. Manaf El Hebil. Vous êtes la bienvenue. Le directeur général de Liberi possède les diplômes et les compétences nécessaires et dispose d’une expérience significative dans le domaine de la protection de l’enfance.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les six structures de l’association sont-elles dirigées par des personnes ayant le même profil ?

M. Manaf El Hebil. Le directeur dont je parle est le directeur général de l’association, qui a un Siren. Les autres établissements sont secondaires et ont des Siret ; il y a en tout six Siret différents, correspondant aux départements dans lesquels nous disposons d’habilitations après avoir répondu à un appel à projets.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Répondez-vous à des appels à projets ou travaillez-vous avec des conventions directes ?

M. Manaf El Hebil. Nous fonctionnons selon les deux modes.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pourriez-vous nous communiquer la liste des conventions directes et des appels à projets ?

M. Manaf El Hebil. Vous l’aurez pour le 6 janvier 2025.

Les appels à projets donnent lieu à des habilitations pour cinq, dix ou quinze ans. Nous avons commencé par un appel à projets pour cinq places et nous avons sollicité une extension pour en créer cinq autres.

J’aimerais clarifier la distinction entre Domino care, qui est une société de travail temporaire, et Liberi, qui est une association structurée, dotée d’un conseil d’administration.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La création de celle-ci est-elle récente ?

M. Manaf El Hebil. Elle a été créée en 2021 pour répondre aux besoins d’un département qui voulait créer une MECS de quarante places en quarante-huit heures.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. C’est bien ce que je disais !

M. Manaf El Hebil. Par ailleurs, j’ignore où vous avez trouvé la description de ses activités, mais ses statuts, déposés auprès de la préfecture, sont rédigés comme suit : « L’association a pour objet d’exercer une action sociale et éducative en faveur de tous les publics en difficulté sociale et psychosociale, principalement les mineurs et jeunes adultes, en vue de favoriser leur protection ainsi que leur insertion sociale et professionnelle ; de venir en aide aux personnes en difficulté en raison de leur âge ou de leur situation de handicap ; d’améliorer les conditions de leur protection et principalement la protection de l’enfance ; de contribuer au développement tant moral que physique de l’enfant ; d’apporter son appui aux familles ; de promouvoir et mettre en œuvre les dispositifs fondés sur l’accompagnement préventif ou une prise en charge adaptée des personnes en difficulté, principalement les enfants et les adolescents en danger, ou de l’enfance délinquante. » Je vous les ferai suivre.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je les ai déjà. Quant à la source de mes informations, il s’agit de l’Insee.

Mme la présidente Laure Miller. Nous en venons aux questions des députés.

M. Denis Fégné (SOC). Nous sommes vraiment au cœur de la dérive du secteur. En amont du dispositif de la protection de l’enfance, les IRTS ne trouvent plus de candidats pour les métiers d’éducateur, d’assistante sociale. En aval, on a recours à l’intérim, y compris pour accueillir des enfants qui présentent des troubles graves et pour lesquels il faudrait au contraire mobiliser les professionnels les plus qualifiés. La situation est complètement ubuesque !

La dérive est également financière. À chaque audition est évoqué le besoin de graduer les interventions : d’abord les mesures de prévention, puis l’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) qui coûte entre 8 et 20 euros, ensuite la prise en charge dans une MECS, qui coûte environ 200 euros par jour, et la prise en charge que vous évoquez, qui est facturée de 1 000 à 2 000 euros. Là encore, c’est ubuesque !

La responsabilité des collectivités locales est inouïe : lancer des appels d’offres visant à créer, en seulement quelques jours, des structures accueillant les enfants les plus en difficulté, est à peine croyable. Au-delà de la sidération que provoque cette situation, ma question porte sur les habilitations : quel est le rôle de la PJJ ? Vos établissements ont vocation à fournir un « hébergement social pour enfants en difficulté » : cela ne correspond strictement à rien. Qui leur délivre des habilitations ?

M. Manaf El Hebil. Quand les départements font appel à des agences d’intérim pour trouver cinq éducateurs pour un jeune, le coût varie de 1 000 à 1 200 euros par jour – et non 2 000 euros ; ce montant inclut notamment le prix de l’hôtel. La prise en charge par l’association Liberi coûte entre 280 et 600 euros par jour, en fonction de la complexité des cas.

C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons créé cette association : pour 1 200 euros par jour, avec une gestion différente et une perspective plus longue, on peut faire trois ou quatre fois plus. Gérer l’urgence et les courtes durées coûte forcément cher : avec davantage de visibilité, on peut travailler différemment et louer des pavillons plutôt que de payer des chambres d’hôtel, par exemple.

Nous ne sommes pas habilités par la PJJ mais par l’ASE ; nous travaillons dans le champ de l’aide sociale enfance, pas dans celui de la protection judiciaire. Nous répondons, dans différents départements, aux appels à projets de l’ASE, qui habilite les pavillons. Je peux vous transférer plusieurs habilitations, signées par des présidents de conseils départementaux. Différentes commissions – sécurité, éducative, police, etc. – visitent l’établissement avant son ouverture afin d’en garantir la conformité.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Vous avez raconté une histoire dans laquelle l’objectif de votre association consiste à « faire économiser de l’argent aux contribuables » et proposer aux enfants et aux jeunes mieux que les conditions précaires jusqu’alors imposées.

Je m’interroge sur le potentiel conflit d’intérêts existant entre la création de cette association et vos fonctions professionnelles, lesquelles sont amplement nourries par les contrats obtenus par l’association. Cela ressemble à un montage permettant de mieux capter l’argent public.

Vous avez signalé des situations gravissimes impliquant notamment des logements inadaptés ou insalubres, ainsi que des situations temporaires qui perdurent. Vous avez affirmé que tous vos salariés intérimaires sont formés, diplômés et compétents, capables d’évaluer les situations et de donner l’alerte lorsqu’un enfant est en danger. Combien de signalements vos équipes ou vos structures ont-elles effectué ? Combien de fois avez-vous saisi les autorités pour signaler des logements insalubres ou la mise en danger d’enfants ? Combien de fois avez-vous vous-même pris des sanctions contre des salariés qui auraient laissé des mineurs seuls dans des hôtels, comme l’ont rapporté certains journaux ?

Vous avez de nombreuses fois reporté la responsabilité sur les présidents de départements, mais vous continuez à développer votre activité malgré les défaillances du système – vous avez encore ouvert un établissement il y a à peine dix jours. Quelles lignes rouges vous décideraient à ne plus répondre favorablement aux demandes des départements que vous avez cités ?

Vous dites proposer des solutions pour les enfants placés ; d’après ce que nous venons d’entendre, vous contribuez bien plus au problème qu’aux solutions !

M. Manaf El Hebil. Tout d’abord, il ne faut pas confondre le rôle de Domino RH, qui œuvre dans le travail temporaire, et celui de Liberi, qui est une association intervenant dans le champ de la protection de l’enfance, avec des processus clairs validés par un conseil d’administration. Celle-ci a vocation à répondre aux appels à projets au même titre que n’importe quel opérateur du secteur médico-social. Si un appel à projets est lancé pour créer un établissement, Liberi y répond, en proposant un taux d’encadrement assorti d’un prix de journée, des spécificités, des programmes de formation et en détaillant la méthodologie de constitution des équipes.

J’ai décidé de créer une association dans le domaine de la protection de l’enfance pour répondre à des appels à projets et mener des actions. Celles-ci peuvent être bonnes ou mauvaises, ce n’est pas à moi de les évaluer. Créer cette association est un choix personnel ; s’il y avait eu un conflit d’intérêts, comme vous dites, je ne l’aurais pas fait. D’ailleurs, elle entraîne plutôt une perte de chiffre d’affaires pour Domino RH – même si celle-ci n’excède pas 3 % ou 4 %, car le secteur éducatif ne constitue pas le cœur de son activité – car la prise en charge par des collaborateurs de l’association embauchés en CDI diminue de fait le recours à des intérimaires.

Le groupe, présent dans plusieurs pays, pèse plus de 360 millions de chiffre d’affaires ; il emploie plus de 15 000 ETP en mission et près de 800 collaborateurs permanents. Mettre des enfants à l’abri et déléguer des éducateurs ne constitue pas une activité stratégique. Ce secteur est peut-être plus important pour d’autres sociétés de travail temporaire.

J’ai créé cette association pour répondre à un besoin, à la suite de discussions avec des professionnels de terrain regrettant l’absence d’une structure d’ampleur nationale. Jusqu’à preuve du contraire, j’ai le droit, en tant que citoyen français, de monter une association tant que je respecte la loi. J’ai décidé, humblement, de la créer en m’appuyant sur un conseil d’administration pluridisciplinaire composé de membres venant de différents horizons, dont la protection de l’enfance. Nous essayons de répondre aux appels à projets, d’établir des conventions ou de mener à bien des projets expérimentaux à la demande de certains départements.

Je n’ai pas dit que tous nos salariés étaient formés ; c’est malheureusement impossible du point de vue logistique. Nous recrutons des salariés titulaires de diplômes d’État ; de ce fait, ils ont reçu une formation. S’ils ne sont pas diplômés, nos salariés bénéficient d’une expérience acquise auprès d’autres opérateurs du secteur, chez lesquels la situation est la même, quelle que soit leur taille : des collaborateurs diplômés côtoient des collaborateurs expérimentés, ainsi que des alternants et des apprentis en cours de formation.

Si vous connaissez une structure dont 100 % des effectifs sont des éducateurs spécialisés ou des travailleurs sociaux au sens large diplômés d’État, faites-moi savoir laquelle. Moi, je n’en connais pas !

Les sanctions, qui vont de l’avertissement au licenciement, sont fréquentes. Dans le secteur de l’intérim, les responsables d’agence sanctionnent régulièrement des collaborateurs intérimaires qui n’ont pas respecté leur contrat de travail, qu’il s’agisse de missions dans le champ de la protection de l’enfance ou dans d’autres secteurs.

À Nantes, des équipes éducatives ont été déléguées auprès du département par une agence d’intérim mais il n’y avait aucun mécanisme de contrôle. Quand je délègue un infirmier dans un hôpital, il pointe et fait son travail en étant encadré par un cadre de santé. Là, la présence des intérimaires n’a pas été contrôlée. Alors qu’ils devaient travailler en trois équipes se relayant nuit et jour, ils se sont arrangés pour se couvrir mutuellement et travailler de façon opaque. Lorsque j’ai été alerté par une éducatrice spécialisée en juillet 2023, une enquête a été menée et toutes les personnes concernées ont été sanctionnées, pour beaucoup par un licenciement pour faute.

Chaque fois qu’un fait survient, il est signalé à l’ASE, qui est le service gardien. Il peut s’agir d’informer d’une simple fugue – un événement qui peut paraître grave pour le commun des mortels mais qui est relativement anodin et fréquent le cadre de la protection de l’enfance – ou d’une information très préoccupante, lorsqu’il s’avère que, faute de vérification préalable par l’ASE, l’enfant est accueilli dans un hébergement insalubre – cela arrive lorsque l’ASE a recours à l’intérim.

Comme vous nous l’avez demandé, nous avons commencé le recensement de tous les signalements que nous avons adressés aux différentes autorités compétentes – procureurs, Départements de France (DF), directeurs d’aide sociale à l’enfance, directeurs généraux de département : nous sommes déjà remontés jusqu’en 2012, mais nous essayons de remonter plus loin encore.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Quelles lignes rouges vous décideraient à ne pas répondre favorablement à un appel à projets ?

Par ailleurs, l’association Liberi fait-elle appel à Domino RH, ou à d’autres agences d’intérim pour recruter des intérimaires ?

M. Manaf El Hebil. L’insuffisance des moyens alloués pour mener la mission est l’une de nos lignes rouges. Certains appels à projets concernant des mineurs non accompagnés (MNA) prévoient un prix de journée qui ne permet même pas d’affecter un éducateur pour douze ou quinze enfants. Dans ce cas, l’association n’y répond pas.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Pouvez-vous nous préciser ce prix ?

M. Manaf El Hebil. J’ai vu des prix de journée inférieurs à 70 euros : à ce prix-là, on ne peut pas garantir un encadrement suffisant pour accompagner les jeunes. Il est difficile de s’abstraire des réalités économiques : la main-d’œuvre a un coût, surtout quand un éducateur doit être présent en permanence.

Pour l’agence d’intérim, les choses sont différentes : les départements qui font appel à ses services sont des clients qui passent une « commande » en fonction de leurs besoins. Jusqu’à récemment, les agences d’intérim estimaient – à tort ou à raison – que le donneur d’ordre était responsable de l’encadrement des intérimaires, mais dans les faits les départements ne s’acquittaient pas de cette mission. Désormais, nous leur demandons donc clairement de garantir l’encadrement des équipes éducatives que nous leur déléguons par un coordinateur ou un chef de service.

Fin novembre, l’association Liberi employait 150 collaborateurs en CDI, auxquels s’ajoutent 80 ETP en intérim. À l’instar d’autres associations – je préfère ne pas les citer car cela fournirait à des confrères des informations sur le portefeuille de clients du groupe Domino RH –, il lui arrive de faire appel à Domino RH pour répondre à ses besoins ; s’il ne peut pas y répondre, elle a évidemment toute latitude pour s’adresser à d’autres cabinets de recrutement ou agences de travail temporaire.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Mais y faites-vous appel ?

M. Manaf El Hebil. C’est arrivé, mais ça reste anecdotique. Lorsque Domino RH n’a pas d’agence dans un département où Liberi aurait besoin d’un intérimaire en urgence – par exemple pour remplacer un surveillant de nuit titulaire dans une MECS –, alors l’association peut faire appel à toute agence d’intérim compétente pour répondre à son besoin.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Vous considérez les départements comme des clients : cette vision très commerciale de votre mission me semble tout à fait symptomatique du problème.

À leur demande, vous vous êtes occupé des enfants placés pendant des années, avant de dénoncer les mauvaises conditions de leur prise en charge, notamment l’insalubrité des logements. Vous avez sous-entendu que, d’un point de vue légal, la responsabilité en incombait aux conseils départementaux : n’estimez-vous pas que vous avez vous-même une part de responsabilité morale pour avoir laissé des enfants fragiles dans une telle situation pendant toutes ces années ?

Par ailleurs, au regard des situations dont la presse s’est fait l’écho, il est surprenant que vous n’ayez pas imaginé que nous vous interrogerions sur le nombre de sanctions prises et de signalements effectués en 2023 et 2024. Pourrez-vous nous faire parvenir ces données ?

Vous avez également indiqué qu’il pouvait vous arriver de recruter des intérimaires « plus ou moins compétents ». Les départements acceptent-ils que vous leur envoyiez des intérimaires qui n’ont pas les qualifications initialement attendues ?

Enfin, vous avez déclaré que suite aux problèmes dont la presse s’est fait l’écho, les diplômes et le casier judiciaire des intérimaires étaient désormais vérifiés. Est-ce à dire que ce n’était pas le cas auparavant ? Le cas échéant, c’est évidemment un gros problème.

M. Manaf El Hebil. Je rebondis sur votre dernière question. Les candidats qui postulent dans une agence d’intérim doivent remettre un dossier administratif comprenant impérativement un curriculum vitæ, une pièce d’identité, la carte vitale, leurs diplômes, un justificatif de domicile et un extrait de casier judiciaire, en l’occurrence le bulletin n° 3 car une agence d’intérim n’a pas le droit de demander le bulletin n° 2 – c’est d’ailleurs un sujet que nous avions évoqué avec Charlotte Caubel. Jusqu’en 2014, le contrôle des diplômes était purement visuel. Or, il s’est avéré que certains originaux étaient des faux, imprimés sur le même papier que les vrais diplômes. Depuis, nous demandons à la société EveryCheck de contrôler tous les diplômes qui nous sont présentés.

Pour Domino RH, les départements sont bel et bien, comme les 6 000 sociétés et collectivités qui font appel à ses services, des clients : je ne vois pas comment les qualifier autrement. Avec l’association Liberi, la relation est différente : c’est celle entre un opérateur et un département – je vous laisse le soin de la définir.

S’agissant du recensement des sanctions et signalements, je n’ai pas de baguette magique : nous avons reçu la convocation à cette audition il y a à peine six jours, le 5 décembre, et les questions le lendemain. Or le groupe Domino RH compte soixante-six agences et 2 500 ETP : avec le meilleur logiciel du monde, nous ne pouvions pas avoir cette information aujourd’hui. Nous avons commencé le recensement des sanctions prononcées et des litiges prud’homaux, et nous serons en mesure de vous en communiquer le résultat d’ici à la date limite que vous nous avez fixée, le 6 janvier – et même avant, j’espère, mais nous ne pouvons pas faire plus vite.

S’agissant de la compétence des intérimaires, je me suis peut-être, là encore, mal exprimé : je voulais souligner qu’il existe une gradation des compétences dans le champ éducatif – auxiliaire socio-éducatif, titulaire d’un brevet professionnel de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport (BPJEPS) ou personne pouvant justifier d’une expérience de quinze ou vingt ans, moniteur éducateur, éducateur spécialisé. Les départements qui font appel à Domino RH précisent la composition de l’équipe qu’ils recherchent – c’est l’expression du besoin. Si l’agence ne peut pas y répondre, elle propose les dossiers d’autres candidats avec un niveau d’expérience ou de qualification différent : libre au client, ensuite, d’accepter ou non et, le cas échéant, de démarcher d’autres agences de travail temporaire.

Il m’est souvent arrivé de me demander s’il était vraiment pertinent de répondre à une commande publique. En tant que responsable d’une agence du groupe Domino RH à Paris, je faisais très régulièrement des contrôles inopinés des équipes d’intérimaires, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit – ils pourront en témoigner –, pour vérifier qu’ils étaient bien présents auprès des jeunes – il y allait de ma responsabilité morale. À mes yeux, accueillir ces jeunes dans des hôtels relevait de l’aberration intellectuelle. Je me suis d’ailleurs demandé pourquoi c’était le département qui faisait directement appel aux agences d’intérim et non les opérateurs normalement chargés de prendre en charge les enfants : en réalité, ils s’y refusent parce que les délais de règlement des départements sont très longs et qu’eux-mêmes n’ont pas une trésorerie suffisante pour avancer plusieurs mois de prise en charge par des intérimaires.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Sous combien de temps les départements acquittent-ils les factures ? Trois à six mois ?

M. Manaf El Hebil. Douze ou dix-huit mois, parfois deux ans. Par exemple, nous attendons toujours le règlement de factures éditées en 2023 – et encore, le groupe Domino RH passe par une société d’affacturage. Avancer ces frais est très lourd en termes de trésorerie.

En 2019, j’ai été amené à prendre la direction des opérations de Domino RH et l’idée a germé de créer une association : quitte à endosser une part de responsabilité dans le sort de ces jeunes, autant avoir réellement le contrôle. Lorsque Domino RH délègue un maçon pour construire un mur, peu importe le résultat, et il n’en est d’ailleurs par responsable : si le mur n’est pas droit, il sera détruit et reconstruit ; c’est évidemment tout à fait différent lorsqu’il s’agit d’un éducateur spécialisé délégué auprès d’un opérateur ou d’un département pour s’occuper d’enfants. Au moins, s’il y a une défaillance, Liberi en est bien la seule responsable : c’est que nous n’avons pas su accompagner les jeunes du mieux possible.

Mme la présidente Laure Miller. L’audition touche à sa fin et nous avons encore plusieurs demandes de parole. Aussi, je vous demande d’être brefs.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je vais tâcher d’être courte dans mes questions, je vous invite à en faire autant pour vos réponses, monsieur El Hebil. L’association Liberi est-elle propriétaire du bâti dans lequel sont hébergés les enfants ?

M. Manaf El Hebil. Non : nous passons par des agences immobilières locales pour louer des biens à différents types de bailleurs, selon des baux tout à fait classiques. L’association, qui existe depuis maintenant trois ans et a donc un peu de trésorerie, cherche désormais à acheter des biens dans les départements où elle a été habilitée : trois achats sont ainsi en cours.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Existe-t-il un lien entre vos activités dans la protection de l’enfance et les treize sociétés civiles immobilières (SCI) que vous dirigez ?

M. Manaf El Hebil. Aucun : ces sociétés civiles détiennent des biens familiaux ou professionnels, en lien avec le groupe Domino RH, mais aucun n’est occupé ou utilisé par Liberi.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). L’une de ces SCI est baptisée Roméo.

M. Manaf El Hebil. Ce sont les initiales des prénoms des cinq associés, qui n’ont aucun lien avec l’association Liberi.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Ni avec l’association ni avec les enfants ?

M. Manaf El Hebil. Aucun ! En l’espèce, la SCI Roméo loue son bien à une agence du groupe Domino RH.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Confirmez-vous qu’il n’y a aucun lien entre votre activité immobilière – que, personnellement, je qualifierais de florissante – et votre activité d’hébergement d’enfants ? Je vous rappelle que vous répondez sous serment.

M. Manaf El Hebil. Pour la troisième ou quatrième fois, je répète qu’il n’y a aucun lien entre le bâti ou le foncier utilisé par Liberi et les SCI dont je suis propriétaire ou gestionnaire. J’ai même interdit à des cadres de l’association qui en avaient exprimé le souhait de mettre en location un de leurs biens : c’est une ligne rouge que nous ne franchirons jamais, même si cela aurait été plus facile pour Liberi, qui peine parfois à trouver des biens à louer.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Nous sommes troublés par l’importance de votre activité immobilière et de celle de M. Labouche, le président de Domino RH. Et nous ne sommes pas les seuls : dans une enquête publiée le 5 juin 2024, Mediapart indiquait que les dirigeants d’une association – qui n’était pas citée, faute d’éléments suffisants – étaient propriétaires, via des sociétés civiles immobilières, de biens immobiliers hébergeant des jeunes placés, laissant ainsi à penser que des dirigeants d’entreprise se constituent un patrimoine grâce à de l’argent public – en l’espèce, celui des départements.

Pour la dernière fois, êtes-vous sûr que la commission d’enquête ne mettra en évidence aucun lien entre votre activité sociale, que vous présentez comme tout à fait altruiste, et votre activité immobilière, clairement lucrative ?

M. Manaf El Hebil. Je répète qu’il n’y en a aucun. Pour faciliter votre travail, nous pouvons vous fournir les baux de tous les pavillons loués par l’association et vous constaterez que ni moi ni M. Labouche n’en sommes propriétaires, directement ou indirectement. D’ailleurs, M. Labouche n’intervient pas du tout dans l’association.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Liberi est le nouveau nom de Domino Assist’M ASE : pourquoi avoir rebaptisé l’association ?

M. Manaf El Hebil. Pour éviter tout amalgame : pendant la première année, l’activité de l’association a pu être confondue avec celle de l’agence de travail temporaire, comme il arrive que l’on appelle nos agences d’intérim pour commander des pizzas.

Mme Béatrice Roullaud (RN). À Nantes, vous avez recruté et délégué des personnes qui n’étaient ni diplômées ni formées – faute de mieux, dites-vous, même si vous auriez aussi pu indiquer aux départements que vous n’étiez pas en mesure de répondre à leur besoin. Avez-vous systématiquement informé les départements de ce manque de compétences ? J’ai cru comprendre que certains avaient accepté malgré tout.

Par ailleurs, vous avez indiqué que l’agence d’intérim se contentait de déléguer des professionnels. Partant, à qui le contrôle de la bonne exécution de la mission revient-il ? Au département ? À une tierce entité ? Autrement dit, qui est responsable des dysfonctionnements rencontrés en Loire-Atlantique ?

Enfin, selon vous, faut-il modifier la loi pour permettre aux agences d’intérim d’avoir accès au bulletin n° 2 ?

M. Manaf El Hebil. La situation en Loire-Atlantique était très complexe. À un moment, le département a dû faire face à des besoins très importants. Pour y répondre, il a donc fait appel à plusieurs agences de travail temporaire, dont Domino RH : pas moins d’une cinquantaine d’enfants ont ainsi été pris en charge, dans des hôtels, par des travailleurs – pas tous sociaux – délégués par différentes agences d’intérim.

Dans le cadre de la relation tripartite qui les lie, c’est bien l’entreprise utilisatrice – en l’espèce, le département – qui est chargée de manager le salarié mis à disposition par l’agence de travail temporaire, et dont les qualifications sont stipulées sur le contrat de mise à disposition. Au regard de l’important recours à l’intérim, le département de Loire-Atlantique a confié cette tâche d’encadrement à un chef de service qui, en l’occurrence, a lui-même été délégué par l’agence d’intérim. C’est cette personne, qui aurait dû être encadrée par le département, qui est responsable du recrutement de personnels qui n’étaient pas compétents. Parallèlement, à travers un système de prête-noms, certains enchaînaient les gardes de jour et de nuit. Lorsque nous avons pris connaissance du témoignage d’une éducatrice, nous avons fait le nécessaire pour mettre fin à ce système et, depuis, nous demandons systématiquement au département de garantir l’encadrement des personnels mis à disposition.

S’agissant de l’extrait de casier judiciaire, Liberi, en tant qu’association assurant une mission dans le champ de la protection de l’enfance, a bien le droit de demander le bulletin n° 2 du casier judiciaire des collaborateurs qu’elle recrute en CDI comme des professionnels délégués par l’agence d’intérim. Le groupe Domino RH, lui, n’en a pas le droit : seuls ses clients peuvent en faire la demande. Nous nous en étions ouverts à Mme Charlotte Caubel, alors secrétaire d’État chargée de l’enfance, qui n’était pas opposée à l’idée de permettre aux prestataires de services et de ressources humaines dans des domaines sensibles – hôpitaux, cliniques, Ehpad, crèches, protection de l’enfance – d’accéder au bulletin n° 2. La limite, d’ailleurs, ne concerne pas que les personnels éducatifs : on ne connaît pas non plus le contenu du bulletin n° 2 des employés des entreprises qui assurent le ménage ou la surveillance de nuit dans les MECS, par exemple.

Mme la présidente Laure Miller. Si vous le voulez bien, nous allons regrouper les dernières questions.

M. Olivier Fayssat (UDR). Ne perdons pas de vue que c’est bien la demande des départements qui est à l’origine du problème : M. El Hebil se contente d’y répondre et il ne me semble pas très juste de le lui reprocher.

La commission d’enquête est en train de conclure qu’il faut absolument sortir la protection de l’enfance de la logique de marché : soit, mais si on est dans une telle situation depuis vingt ans, c’est précisément parce que les départements ne sont pas en mesure de répondre aux besoins de prise en charge et qu’il n’y a aucune autre solution. Ne faisons pas grief à M. El Hebil de problèmes sur lesquels il n’a pas la main : les cahiers des charges doivent être plus précis, notamment s’agissant des qualifications des personnels et de leurs horaires de travail. Il me semble que, sur ce point, le département ne prend pas suffisamment ses responsabilités.

Reste qu’il faut travailler à davantage de transparence, tant sur les demandes des départements auxquelles vous ne pouvez répondre que sur les solutions alternatives qu’ils acceptent. C’est peut-être culturel chez moi, mais j’estime que les pouvoirs publics qui décident de faire appel au secteur privé doivent prendre leurs responsabilités.

Mme Anne Bergantz (Dem). Les appels à projets précisent-ils la tranche d’âge des enfants accueillis et le degré de complexité des cas ? Quelle part est accordée respectivement au prix et à la qualité de l’offre dans la note attribuée par le département ? Êtes-vous nombreux à répondre aux appels à projets et quels sont vos principaux concurrents – si tant est qu’il y en ait – à l’échelle nationale ?

Par ailleurs – et je vous prie d’excuser ma méconnaissance du système –, le suivi des enfants qui vous sont confiés relève-t-il de vos salariés ou des professionnels de l’ASE – je pense notamment à l’accompagnement aux audiences et à la rédaction des rapports à destination des juges ?

M. Arnaud Bonnet (EcoS). D’après un journal, l’intérim coûte 62 % plus cher qu’un CDD traditionnel. Selon vous, comment s’explique ce surcoût ?

M. Manaf El Hebil. Au salaire brut d’un intérimaire s’ajoutent 10 % au titre des indemnités de congés payés et 10 % au titre des indemnités de fin de mission (IFM) : au total, il est rémunéré 21 % de plus qu’un collaborateur en CDI, ce qui, mécaniquement, engendre un surcoût des charges patronales puisque les allègements de charges sont moins importants. Au final, le coût du travail chargé est le même pour un CDD ou un contrat d’intérim à ceci près que, dans le second cas, s’ajoute encore la rémunération des agences d’intérim qui proposent leurs services, lesquelles doivent elles-mêmes faire face à des frais de fonctionnement. La communication coûte très cher : pour Domino RH, la gestion du site internet pour recruter – le job board – coûte à elle seule plus de 2,5 millions d’euros par an. L’agence doit également rémunérer ses collaborateurs permanents, louer ses locaux, payer les logiciels métier.

Je ne sais pas comment le journal que vous citez est arrivé à un surcoût de 62 %, mais cela me semble tout de même excessif : selon la complexité du profil recruté, on est plutôt entre 5 % et 20 % – par rapport à un CDD, car ce n’est pas comparable à un CDI.

S’agissant du rôle des éducateurs dans le suivi des enfants, il faut distinguer les professionnels délégués par l’agence d’intérim de ceux qui interviennent au titre de l’association Liberi. Les premiers, encadrés par le département, rédigent des notes éducatives qui sont ensuite communiquées aux référents ASE, lesquels peuvent les utiliser auprès du juge ; ils accompagnent parfois les jeunes aux médiations et aux audiences. Les seconds assurent, eux, un travail éducatif classique : ils accompagnent les jeunes chez le juge, aux audiences, à l’école quand ils sont scolarisés, dans leur famille lorsqu’il y a encore un lien familial. Si les jeunes sont placés par la PJJ, c’est elle qui assure ces missions – sachant qu’elle est elle-même cliente du groupe Domino RH.

Le niveau de détail des appels à projets pour la création de MECS est très variable même si, depuis trois ou quatre ans, ils sont de plus en plus précis, notamment en ce qui concerne la typologie du public qui sera accueilli – jeunes filles mineures issues de réseaux de prostitution, jeunes tombés dans la toxicomanie, enfants victimes de violences familiales ou radicalisés, un cas que l’on rencontre de plus en plus fréquemment. Le cahier des charges – un terme marchand qui en choquera peut-être certains – précise également le taux d’encadrement attendu en nombre d’ETP, les éventuels besoins en pédopsychiatrie ou en soins infirmiers et le type d’hébergement souhaité. Aujourd’hui, le prix et la qualité de l’offre comptent généralement chacun pour 50 % de la note finale.

Le groupe SOS Jeunesse, les Apprentis d’Auteuil, les associations de sauvegarde de l’enfance, de l’adolescence et des adultes en difficulté, Coallia, Acolea, la fondation OVE, la Fédération des pupilles de l’enseignement public (PEP) ou Le Prado : les nombreux opérateurs intervenant dans le champ de la protection de l’enfance – on en compte au moins quatre ou cinq par département, en plus des acteurs nationaux – peuvent choisir de répondre aux appels à projets, seuls ou à plusieurs. Selon les projets, certaines associations sont plus compétentes ou ont plus d’expérience que d’autres : on ne peut pas vraiment parler de concurrence, car les associations communiquent. En revanche les cas les plus complexes n’ont émergé qu’il y a une quinzaine d’années : personne ne peut se targuer d’avoir beaucoup d’expérience, pas même des acteurs de la protection de l’enfance qui existent depuis un siècle.

S’agissant enfin de la transparence sur les incidents, je ne suis pas responsable de la chaîne de décision au sein des départements. Pour ma part, je pense que le premier responsable, c’est l’État, qui a délégué aux départements une mission de service public qu’ils n’ont pas les moyens d’assurer. On demande aux référents ASE de suivre cinquante à soixante dossiers : c’est impossible ! Je ne suis pas à votre place, mais il me semble qu’à l’instar de l’éducation nationale, la protection de l’enfance devrait relever de l’État.


  1.   Audition de Mme Anne Raynaud, psychiatre, directrice de l’Institut de la parentalité (mercredi 11 décembre 2024)

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition du docteur Anne Raynaud, psychiatre, fondatrice de l’Institut de la parentalité.

Merci d’avoir répondu à notre invitation. Votre institut s’efforce d’apporter une réponse écosystémique aux difficultés qui peuvent naître de la parentalité, en s’appuyant sur quatre piliers : des groupes de soutien, des séances individuelles et deux organismes consacrés respectivement à la recherche et à la formation. Vos travaux de recherche, qui mobilisent les neurosciences, ont permis de mettre en évidence l’importance de la prévention et du soutien à la parentalité, mais également le besoin d’attachement de l’enfant.

Comment mieux tenir compte de ce besoin fondamental, en particulier chez les très jeunes enfants ?

Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Anne Raynaud prête serment.)

Mme Anne Raynaud, psychiatre, directrice de l’Institut de la parentalité. Merci pour votre invitation. Je suis honorée de participer à vos travaux.

Je consacrerai mon propos liminaire aux politiques publiques de soutien à la parentalité, sur lesquelles l’évolution de la société et la dégradation de l’état des enfants, des parents, des professionnels et des institutions nous imposent de poser un regard renouvelé et plus aiguisé.

Tout au long de mon parcours professionnel, j’ai eu l’occasion de prendre soin de très nombreux enfants et de leurs familles.

Mon expérience en tant que médecin urgentiste et généraliste, d’abord, m’a inspiré deux grands constats. En premier lieu, j’ai observé au cours des ans une évolution très forte de la famille, d’un modèle très vertical et moralisateur articulé autour de l’autorité paternelle vers un fonctionnement plus horizontal reposant sur les notions d’égalité et d’équité. Plusieurs lois – le mariage pour tous, la PMA (procréation médicalement assistée) accessible à toutes – ont contribué à cette transformation que les familles vivent au quotidien et qui mérite d’être interrogée et prise en compte dans nos politiques publiques.

Ensuite, les familles que j’ai accompagnées éprouvaient de grandes difficultés à demander de l’aide. Le lien de confiance que j’avais forgé avec elles en tant que médecin traitant leur permettait d’évoquer certains problèmes, mais leurs demandes d’aide restaient souvent cryptées, parce qu’elles n’étaient pas en mesure de se connecter à leurs propres besoins. Or les politiques publiques de soutien à la parentalité s’adressent à des parents qui élaborent une demande, ce dont tous ne sont pas capables, en particulier les plus vulnérables. Certains perçoivent même le fait d’être interrogés sur leur besoin comme une menace. L’aide est alors perçue comme inutile, insatisfaisante, voire menaçante.

J’ai par la suite exercé comme psychiatre à l’hôpital. J’en tire, là encore, deux grandes observations.

La première est celle d’une embolisation totale des services de santé de l’enfant. Contrairement à d’autres pays, la France ne propose pas de gradation dans la prise en charge : les enfants et les familles sont soit accompagnés par des professionnels de première ligne, soit directement orientés vers des secteurs de pédopsychiatrie déjà saturés. Au Québec, au contraire, il existe trois niveaux de réponse, si bien que seuls les enfants qui en ont réellement besoin sont pris en charge par l’institution hospitalière. Le système français crée des listes d’attente interminables, donc des pertes de chance pour les enfants, qui s’installent dans des difficultés, voire seront confrontés à des troubles.

La seconde est celle d’une nette dégradation de l’état de santé des enfants. En tant que clinicienne, je rencontre très fréquemment des petits patients de quatre ou cinq ans évoquant des idées suicidaires. Une telle détérioration, dont témoigne la prévalence accrue de toutes les pathologies, est très angoissante. Elle s’étend d’ailleurs aux parents : la première cause de décès périnatal en France est le suicide maternel. Cette situation devrait vraiment nous interpeller.

Cette expérience m’a incitée à créer les instituts de la parentalité. J’estimais en effet que le champ de la prévention devait être investi de manière beaucoup plus massive, les structures existantes, comme les services de protection maternelle et infantile (PMI), ne permettant pas de répondre à toutes les familles. Là aussi, deux grands constats en ressortent.

D’abord, la définition de la prévention reste assez floue et une grande partie des financements étaient alors versés à des partenaires qui ne savaient pas toujours comment investir ce champ, les instituts étant jugés trop innovants. S’est ainsi institué un système pervers, consistant à accorder des moyens parcellaires à travers des appels à projets, donc de façon non pérenne et en opposant les opérateurs entre eux puisque le fait de renvoyer vers une autre structure nuisait à leurs bilans.

Ensuite, j’ai voulu m’inscrire dans une démarche d’universalisme proportionné, c’est-à-dire ouvrir les instituts à toutes les familles tout en calibrant l’aide en fonction des difficultés rencontrées. Les politiques publiques existantes sont centrées sur des facteurs de risque et de vulnérabilité. Les 600 consultations mensuelles assurées par chaque institut s’adressent pourtant à tous types de familles : toutes rencontrent des difficultés dans la période périnatale, qui renvoie à des enjeux personnels complexes. La grille de lecture actuelle exclut donc de nombreuses personnes, qui passent à travers les mailles du filet.

Le soutien à la parentalité suppose, en premier lieu, de définir cette notion en réalité très complexe. J’ai rédigé avec Charles Ingles un rapport visant à définir un socle de compétences en matière de soutien à la parentalité. Les très nombreux acteurs que nous avons interrogés dans ce cadre avaient chacun leur propre définition de la parentalité : il s’agit d’une notion très subjective, dans laquelle chacun projette ses représentations en fonction de son expérience personnelle. La définition dominante est en outre très centrée sur les parents : seuls 12 % des professionnels que nous avions sollicités indiquaient agir pour améliorer le bien-être de l’enfant, qui reste l’angle mort des politiques de soutien à la parentalité.

Les connaissances nouvelles – qui, contrairement aux critiques qui nous sont parfois adressées, ne sont pas normatives, pas plus qu’elles ne remettent en cause le pouvoir d’agir du parent ou la singularité de l’humain – devraient pourtant permettre de s’abstraire à la fois d’une lecture purement sociale faisant du parent une personne vulnérable et d’une posture purement répressive ne voyant en lui qu’un coupable. Il existe d’autres voies qui permettent, par exemple en mobilisant des processus de psychoéducation, d’engager la responsabilité des parents tout en soutenant leurs compétences.

Une fois ces constats posés, que faire ? Il faudrait commencer par s’accorder sur les quelques grands principes qui sous-tendent les préconisations de mon rapport et qui sont réfutés par les acteurs historiques du soutien à la parentalité.

Premièrement, les politiques publiques doivent être centrées sur les besoins fondamentaux de l’enfant, non pas au détriment du parent mais en adoptant une lecture binoculaire et en prenant soin du lien entre parent et enfant. Un parent est bien un adulte qui a eu un enfant : on ne peut pas laisser ce dernier de côté.

Deuxièmement, il faut avoir une vision intégrée de ces problèmes. La France est riche de très nombreux dispositifs de soutien à la parentalité mais son action est totalement morcelée. La situation s’est un peu améliorée avec l’entrée en vigueur de la politique des 1 000 premiers jours mais les progrès restent fragiles et balbutiants. Nous devons construire des réseaux synergiques et adopter une vision écosystémique dans laquelle chacun exerce sa part de responsabilité.

En parvenant à ce consensus, qui ne relève pas de la pensée unique mais de la culture partagée, on obtiendrait des résultats dans plusieurs champs.

Ce serait d’abord un progrès pour le développement et la santé de l’enfant, qui ne serait plus l’oublié des politiques publiques et dont le vécu serait réellement pris en considération. Peut-être pourrait-on ainsi éviter de promulguer des dispositifs dramatiques comme le plan d’action pour l’école maternelle. Déployé depuis 2022 en réaction au recul de la France dans le classement PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), celui-ci vise à garantir la réussite scolaire des enfants en intégrant dès l’âge de trois ou quatre ans des enseignements fondamentaux en mathématiques et en français. Une telle orientation est une menace pour l’enfant, qui n’est pas, à cet âge, en mesure d’investir ces champs d’apprentissage. Or un enfant qui se sent menacé peut adopter plusieurs stratégies : il peut manifester des retraits relationnels se traduisant par des retards ou des épisodes dépressifs, ou au contraire adopter des attitudes opposantes, provocatrices, agressives, qui seront très vite qualifiées de violentes. Ces cas sont de plus en plus fréquents : la dernière publication de Santé publique France révèle que 8 % des élèves de maternelle ont des problèmes de santé mentale. La crise sanitaire a certes créé des difficultés, mais notre système en rajoute et les pédopsychiatres ne peuvent pas compenser ce que l’enfant vit dans son quotidien, notamment à l’école.

On améliorerait également la situation des parents, qui sont totalement perdus et se sentent jugés, à tel point que certains adultes ne veulent plus avoir d’enfants, ce dont témoigne l’émergence de mouvements comme No kids. Or les parents démunis ne mobilisent pas leurs compétences parentales. Appliquer une réelle politique des 1 000 premiers jours, avec un vrai congé parental, atténuerait les violences éducatives ordinaires et le burn-out parental. Au contraire, on induit ces phénomènes en inscrivant les politiques du service public de la petite enfance dans des lois travail, parce qu’on veut que les parents soient plus productifs et non que les enfants aillent mieux.

On pourrait aussi regarder les parents différemment et cesser de les accuser, comme le font de nombreux acteurs de terrain, d’être passifs, voire défaillants, au motif qu’ils ne se saisissent pas de l’aide qui leur est offerte. La réalité, c’est que les acteurs de terrain ne savent pas aller à la rencontre des parents, parce qu’ils n’ont pas été formés à le faire. Cette absence de formation conduit à judiciariser de très nombreuses situations parce que les professionnels n’ont pas les clefs pour distinguer ce qui relève de la prévention et ce qui relève de la protection. Des familles se retrouvent ainsi prises en charge par la protection de l’enfance alors qu’elles pourraient bénéficier d’une réelle politique de prévention.

Les conséquences seraient aussi positives pour les professionnels, dont beaucoup expliquent, par exemple dans les centres d’action médico-sociale précoce (CAMSP), ne plus savoir comment faire pour obtenir des résultats. Nous aurions vraiment besoin d’adopter enfin une culture partagée, en dispensant des formations fondées sur ce consensus afin de changer le regard sur les parents et d’interroger les postures. Il s’agit là d’une question centrale qui m’a d’ailleurs valu des critiques lors de la publication de mon rapport. On sait désormais, par exemple, qu’un conseil non sollicité est vécu par le parent comme menaçant. Or c’est dans ce type de voie que de nombreux professionnels, ne sachant pas faire autrement, s’engagent.

Enfin, nous pourrions réaliser d’importantes économies en réformant les institutions : en intégrant mieux les services, nous pourrions mutualiser nos moyens et mettre fin au morcellement et à l’instabilité des financements, qui pervertissent le système en empêchant les associations d’intervenir de façon satisfaisante, donc d’obtenir des résultats à la hauteur des attentes. On pourrait ainsi construire une chaîne de sécurité.

Il y a beaucoup à faire avec les dispositifs existants et les moyens dont nous disposons déjà, si nous nous engageons dans une démarche intégrative, fondée sur une culture commune partagée – et non sur une pensée unique –, pour construire une politique beaucoup plus efficace, au bénéfice des enfants.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous avons en commun de travailler depuis de longues années sur cette question de la chaîne de sécurité et de travailler avec le Québec. Ayant eu l’occasion de m’y rendre récemment pour échanger avec des chercheurs dont les travaux irriguent depuis plus vingt ans les politiques publiques qui y sont conduites, je m’explique mal le retard pris par la France dans l’élaboration de cette chaîne de sécurité, qui constitue à mon sens notre axe de progression majeur. Comment se fait-il que tant de très jeunes enfants soient confiés aux services de la protection de l’enfance par la justice française ? Cette judiciarisation montre que nous manquons cruellement d’un écosystème de prévention qui accompagne et soutienne les familles, y compris les plus vulnérables, comme c’est le cas à Montréal, où de très nombreux enfants échappent ainsi au placement.

Ce problème est d’autant plus grave que dans le système français la majorité des enfants sont accueillis dans des structures collectives, qu’il s’agisse des pouponnières ou des services de la protection de l’enfance. Certains sont placés auprès d’assistants familiaux, mais ces derniers sont de moins en moins nombreux et l’accueil collectif tend à se généraliser, ce qui crée des situations de sureffectif et des dysfonctionnements qui peuvent conduire à des syndromes d’hospitalisme.

Cette réalité historique mérite d’être éclairée si nous voulons être capables de proposer un plan global pour mieux protéger les enfants, dont tous ne seraient pas pris en charge par la protection de l’enfance ni, surtout, accueillis en pouponnière si nous appliquions un autre modèle. Comment l’histoire de la santé et de la psychanalyse nous a-t-elle conduits à la situation actuelle ? Je pense par exemple à certaines tendances qui prévalaient dans les années 1970, au cours desquelles la théorie de l’attachement n’était pas connue de tous, et qui ont marqué durablement l’accompagnement de la famille en France. Connaître cette histoire permet de comprendre ce contexte, ce qui est très important pour notre commission.

Notre pays consacre par ailleurs beaucoup d’argent à la protection de l’enfance : les départements dépensent près de 10 milliards d’euros au bénéfice des enfants accueillis, tandis que l’État finance les caisses d’allocations familiales (CAF) et divers soutiens aux familles. Malgré ces investissements, le système ne marche pas bien. Toutes les politiques publiques en place datent de 1945 ou des années 1960. Depuis, l’écosystème n’a jamais été repensé, notamment pour prendre en compte les avancées des neurosciences.

Le rapport que vous avez produit en 2022 à la demande d’Adrien Taquet est d’une qualité exceptionnelle en ce qu’il s’attache à aborder l’enfant dans sa globalité pendant ses 1 000 premiers jours. Pour autant, vous avez éprouvé des difficultés à diffuser les bonnes pratiques qui y sont promues. Comment expliquez-vous ces résistances ? Il est important que nous les comprenions si nous voulons engager, de façon transpartisane, un changement de paradigme dans l’intérêt de l’enfant.

Depuis longtemps, nous demandons que la formation initiale et continue des professionnels de la protection de l’enfance soit totalement revue. Je sais que ceux auprès desquels vous intervenez vous indiquent regretter ne pas avoir su plus tôt comment traiter certaines situations. C’est un terrible constat : ils n’avaient pas les clefs pour accompagner correctement les enfants. Les dérives qui marquent le secteur de la protection de l’enfance sont inacceptables. Nous devons absolument reprendre le chantier pour le bien des enfants, y compris des plus âgés impliqués dans les comités des jeunes, que nous devons aider à comprendre en quoi certaines situations peuvent résulter d’une chaîne historique de dysfonctionnements, dont tous ne sont pas imputables aux départements.

J’ai aussi été très frappée par la manière d’aborder le lien entre parents et enfants au Québec : on y privilégie la réunification de la famille, cette dernière étant accompagnée très étroitement, à travers des dispositifs très innovants et par des personnels très bien formés, qui ne perdent jamais l’attache avec l’enfant protégé. Dans le même temps, ce processus est régulé – il ne peut, par exemple, excéder deux ans pour certaines tranches d’âge – et laisse place, lorsque les enfants ne peuvent pas retourner dans leur famille, à d’autres dispositifs, qu’il s’agisse de la tutelle, de l’adoption libre ou d’un autre programme. Tout repose sur la nécessité de donner de la stabilité à l’enfant pour lui construire un avenir, ce qui devrait être l’approche privilégiée dans tous les cas. Par contraste, en France, on ne cherche pas à réunifier les familles, ni à promouvoir des systèmes positifs : on préfère remettre en cause la parentalité. Or, vous l’avez dit, un parent qui se rend à un rendez-vous n’est pas forcément un parent qui s’engage dans une démarche. Pouvez-vous développer ces questions ?

La protection de l’enfance en France a d’abord été une affaire de charité. Celle-ci a ensuite laissé place au secteur associatif, mais l’esprit reste celui du bénévolat et de la gratuité, avec des enfants accueillis dans des sites obéissant aux mêmes configurations qu’il y a soixante-dix, voire cent ans – les associations se targuent d’ailleurs de leur ancienneté. Nous devons réformer la prise en charge dans son intégralité. Sans prétendre accomplir ne serait-ce que la moitié de ce dont le Québec est capable, nous serions déjà heureux si les enfants et leurs parents pouvaient être mieux accompagnés.

Mme Anne Raynaud. La question du contexte historique est en effet majeure, tant dans le champ de la protection de l’enfance que dans celui du soutien à la parentalité. L’évolution de la famille, ainsi que la difficulté d’adapter les politiques mises en œuvre à ces transformations et de traiter les questions éthiques qu’elles soulèvent, justifient de réviser régulièrement les objectifs assignés à nos politiques publiques. Des efforts sont faits, mais ils restent souvent insuffisants au regard du vécu concret des familles.

La première difficulté vient de ce que les politiques de l’enfance sont pensées par des adultes, qui tendent parfois à oublier l’enfant – même si notre enfant intérieur peut toujours nous titiller. De ce fait, les politiques promues n’intègrent pas suffisamment les connaissances actuelles sur le développement de l’enfant.

Les sciences du développement de l’enfant sont assez récentes : avant 1943, les enfants étaient considérés soit comme débiles, soit comme idiots, parce qu’ils manquaient d’iode. Cette perception a évolué mais il reste, encore aujourd’hui, très difficile d’imaginer ce que vit l’enfant, malgré l’apport des neurosciences, de la théorie de l’attachement et de toutes ces nouvelles informations qui viennent enrichir et éclairer les connaissances antérieures – et non s’y opposer. Toutes ces avancées n’ont pas encore été intégrées. Souvent, on s’en remet à la parole de l’enfant pour nous guider. Or beaucoup d’enfants parlent sans être entendus, quand d’autres ne disent pas les choses clairement – ils s’expriment de manière cryptée, comme le font les parents. Seulement, nous ne sommes pas équipés de décodeurs. De nombreux professionnels n’imaginent pas qu’un comportement agressif, provocateur, violent ou harceleur puisse traduire un sentiment de peur ou de menace. De ce fait, ils tendent à punir l’enfant, ce qui ne fait que renforcer le phénomène.

En fin de compte, la parole de l’enfant est négligée et l’on utilise souvent des concepts comme l’attachement ou la résilience pour se dédouaner du refus de nous transformer nous-mêmes. Le dernier ouvrage de Boris Cyrulnik le dit clairement : la véritable résilience, ce n’est pas quand l’enfant s’adapte à l’environnement, c’est quand l’écosystème change pour que l’enfant aille mieux.

Deuxièmement, il y a encore en France de fortes résistances théoriques. Certains collègues ont le sentiment de trahir la pensée d’hier en appliquant les connaissances d’aujourd’hui, alors que celles-ci sont complémentaires. Le dogmatisme crée des conflits stériles et irrationnels qui paralysent les avancées en matière de prévention et de protection de l’enfance.

Troisièmement, pour reprendre le vocabulaire de l’attachement, la société française est insécure. Nos collègues québécois racontent en plaisantant que, dans un pays régulièrement traversé par des tempêtes de neige, si l’on n’est pas solidaire, on meurt. Il est donc acceptable de dire que l’on a besoin d’aide. En France, le changement n’est pas une chance, c’est une menace. On a également tendance à rechercher une cause externe au problème au lieu de se demander comment le résoudre.

Ces trois points aboutissent à une absence de logiciel partagé entre les professionnels. La loi de 2016 et les travaux de Marie-Paule Martin-Blachais ont investi le champ de la protection de l’enfance, où l’on observe un timide frémissement autour des besoins fondamentaux de l’enfant même si le métabesoin de sécurité fait toujours l’objet d’une interprétation adultomorphe. En revanche, ce référentiel n’est pas pris en considération dans le champ de la prévention, comme en témoigne l’accueil réservé à mon rapport : la centration sur l’enfant a été comprise comme un oubli du parent, voire une attaque contre lui. Or, en l’absence de culture partagée, les parents passent d’acteur en acteur, de la puéricultrice à l’enseignant ou au référent de la crèche, et chacun tient un discours différent. Cette incohérence aggrave leurs difficultés.

L’absence de référentiel partagé se traduit par une absence de formation à tous les niveaux, y compris chez les décideurs. Cela conduit à des initiatives comme le plan d’action pour l’école maternelle, qui est censé favoriser la réussite, la sécurité et l’épanouissement de l’enfant mais contribue en réalité à l’insécuriser. Quand j’en ai parlé à Lionel Carmant, le ministre québécois responsable des services sociaux, il était sidéré. Au Québec, qui monte dans le classement PISA, la scolarité ne commence pas avant six ans. La France est un des rares pays à avoir abaissé à trois ans le seuil des apprentissages, ce qui est contraire aux besoins fondamentaux de l’enfant.

L’absence de logiciel partagé se traduit également par une absence d’évaluation des dispositifs de prévention. Le collectif qui s’est créé à l’encontre de notre rapport estime que l’évaluation est enfermante ; or, sans évaluation, on risque des dérives, lesquelles appellent des politiques de contrôle menaçantes qui ne mènent pas à l’amélioration des pratiques. Les acteurs historiques rejettent également les apports de la recherche. Ils considèrent que, chaque humain étant unique, l’evidence-based medicine n’a pas sa place dans le champ du soutien à la parentalité, malgré les apports tangibles de la psychologie humaniste.

Pour toutes ces raisons, le rapport n’a pas trouvé de résonance à l’échelle ministérielle. Les acteurs historiques n’ont pas souhaité qu’il soit remis au ministre et nous n’avons été reçus que par le directeur de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Le rapport est cependant utilisé par les professionnels de terrain qui recherchent un nouveau regard sur leurs missions et se demandent pourquoi ils n’arrivent pas à prendre soin des enfants.

Pour avoir la chance de siéger à la commission d’examen de la situation des enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance (CESSEC) de Gironde, qui rencontre fréquemment les familles pour analyser leur situation, je peux vous dire que l’écoute du parcours des enfants est très éprouvante. Récemment, nous avons même demandé à l’équipe venue nous présenter une situation de s’interrompre. C’était une torture d’entendre des professionnels se protéger de l’insupportable en s’en dissociant, au point de tenir des propos inacceptables. La formation des professionnels est un enjeu majeur qui doit s’appuyer sur un référentiel consensuel.

Le statut de l’enfant est encore régi par l’idéologie du lien biologique et l’espoir du retour chez le parent, qui ne concerne pourtant qu’un quart des cas. De ce fait, des adolescents de quinze ou seize ans souhaitant ouvrir un compte bancaire sont contraints de demander l’autorisation d’un parent qu’ils n’ont pas vu depuis dix ans, parent qu’ils devront d’ailleurs aider par la suite s’il a besoin de soutien. Il faut lancer une réflexion structurelle. La loi de 2016 et la politique des 1 000 premiers jours ont permis d’engager cet effort, mais les progrès restent balbutiants.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Au Québec, Lionel Carmant, par ailleurs neurologue très connu dont les travaux ont orienté la politique locale des 1 000 premiers jours – les femmes y sont suivies dès la douzième semaine de grossesse –, a donné l’ordre qu’aucun enfant de moins de cinq ans ne soit accueilli dans une structure collective de protection de l’enfance, sauf situation exceptionnelle.

En France, c’est très majoritairement la justice qui décide du placement des tout-petits en structure collective, ce qui n’est pas bon pour eux, a fortiori quand les pouponnières sont en sureffectif. Un vice-président de département me disait récemment que son département avait inauguré il y a deux ans une pouponnière de soixante berceaux et que celle-ci était déjà saturée… Un dispositif de prévention graduée calqué sur le modèle québécois, qui distingue trois niveaux d’intervention auprès des familles, ne permettrait-il pas d’éviter cette situation ?

Mme Anne Raynaud. Lionel Carmant disait que l’investissement dans la protection était le signe d’une politique de prévention peu pertinente. De nombreux pays ont fermé les pouponnières après avoir compris qu’elles ne répondaient pas aux besoins fondamentaux de l’enfant. J’ai récemment rencontré l’équipe d’un CAMSP dont les membres étaient effondrés après avoir vu dans une pouponnière des enfants présentant des syndromes d’hospitalisme, à tel point qu’ils auraient voulu les ramener chez eux. La puéricultrice, chargée de sept ou huit berceaux, était démunie et incapable de répondre aux besoins fondamentaux de tous les enfants. Avec le temps, certains professionnels en viennent à dire devant la CESSEC : « Cet enfant est trop adhésif, il a besoin de trop de proximité », alors qu’un bébé de quatre ou cinq mois a précisément besoin de cette proximité.

Il est cependant délicat d’établir un taux d’encadrement dans les pouponnières : cela revient à valider le dispositif, alors qu’il faudrait refonder le système et établir un plan global pour les faire disparaître en dix ans.

Dans d’autres pays, le placement est défini pour un temps donné qui dépend de l’âge de l’enfant. Pendant ce temps, on investit massivement dans des actions de soutien à la parentalité qui associent le volet social, répressif et psychoéducatif ; ce n’est pas le vécu de l’adulte qui importe, mais les besoins de l’enfant. Cela a donné des résultats. En France, on passe du social au répressif sans investir le psychoéducatif et le retour du parent est vécu comme un miracle. Il arrive par exemple qu’un parent cesse de rendre visite à son enfant et disparaisse brutalement pendant trois ou quatre ans avant de revenir. Ce retour est alors accepté sans difficulté et l’enfant reste exposé à un schéma qui le désorganise et le fait entrer dans une posture d’adversité iatrogène. Le fonctionnement de nos institutions est insupportable : il crée de la douleur, que l’on demande ensuite aux pédopsychiatres de compenser alors que le soin ne compensera jamais les événements auxquels l’enfant a été exposé. Il faut admettre la responsabilité partagée des institutions et des parents au lieu de privilégier une lecture répressive qui rend le parent seul responsable de la délinquance de son enfant.

M. Denis Fégné (SOC). Des parents et des enfants en souffrance, des problématiques ancrées qui ne se sont pas arrangées depuis l’isolement dû au covid-19, de moins en moins de ressources en pédopsychiatrie et en médecine de manière générale, un manque de prévention qui entraîne l’augmentation des demandes de placement : on est loin du projet pour l’enfant, et les adolescents les plus en difficulté sont confiés aux encadrants les moins formés, comme l’a montré l’audition précédente.

Certains adolescents dits « incasables » ont subi de multiples placements. Leur suivi oscille entre la prévention et la protection, entre la psychiatrie et le pénal. J’ai assisté à une journée d’information organisée par l’observatoire départemental de la protection de l’enfance des Hautes-Pyrénées au cours de laquelle une équipe pluridisciplinaire nous a présenté les ateliers appelés Déclic, qui existent aussi dans d’autres départements. Quel est votre point de vue sur ce type de dispositif ?

La formation des éducateurs et des assistantes sociales a été perméable à divers courants au fil du temps – la psychanalyse dans les années 1980, puis la sociologie, et enfin le droit –, mais les éléments de psychologie de l’enfant restent insuffisants pour faire face aux problématiques que nous rencontrons aujourd’hui. Que préconisez-vous pour améliorer la formation initiale ?

Enfin, certaines associations, comme les écoles des parents et des éducateurs, proposent des actions de prévention, de médiation et de soutien à la parentalité, ou bien des groupes de parole. Elles interviennent de manière désordonnée, chacune ayant son pré carré et touchant des financements multiples. Comment mieux coordonner leur action ?

Mme Anne Raynaud. Les enfants dits « incasables », « sans solution » ou « cas complexes » sont désormais repérés de manière plus précoce, dès l’âge de sept ans, avec des tableaux de plus en plus inquiétants. Leurs pathologies doivent évidemment être prises en charge, mais les soins ne compenseront pas l’ensemble des ruptures qu’ils ont subies. Il faut donc mieux comprendre comment ils en sont arrivés là et renforcer la prévention pour éviter les ruptures itératives qui créent un traumatisme d’attachement. Alors que ces enfants devraient bénéficier davantage du « un pour un », on a tendance à les placer en collectif, ce qui renforce leurs difficultés et embolise des lieux inadaptés à leurs besoins. Enfin, il est essentiel de questionner le statut de l’enfant : souvent, quand le délaissement parental est acté, même tardivement, le tableau clinique des enfants s’améliore nettement. Il ne faut pas se dire qu’un enfant de quinze ans peut attendre jusqu’à sa majorité.

La formation initiale est en passe d’évoluer. Certains formateurs s’adressent à nous car ils constatent que les travailleurs sociaux ne sont pas équipés pour agir efficacement sur le terrain. Notre rapport formule plusieurs préconisations : définir clairement le soutien à la parentalité ; mobiliser les connaissances actuelles sur le développement de l’enfant, à savoir les neurosciences et la théorie de l’attachement, qui font partie des recommandations nationales formulées dans le rapport de consensus, en lien avec le métabesoin de sécurité ; enfin, faire connaître l’écosystème, car les acteurs d’un même territoire ne se connaissent généralement pas entre eux, ce qui les empêche d’orienter les familles. Tout cela nécessite un accompagnement des pratiques professionnelles. La formation initiale ne doit pas être décorrélée de la formation continue.

Certaines associations que vous avez évoquées font partie du collectif qui s’est opposé à mon travail car elles estiment que l’action des acteurs historiques est suffisante. Je ne m’oppose pas à leur présence mais je considère qu’il faut élargir les actions de soutien à la parentalité au domaine psychoéducatif, sans quoi la lecture des situations restera morcelée et produira des résultats insatisfaisants.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). On s’occupe de nos enfants en fonction de ce que l’on connaît soi-même et les échecs de l’aide sociale à l’enfance témoignent de la société dysfonctionnelle dans laquelle nous vivons. Ne craignez-vous pas que les transformations nécessaires prennent un temps excessivement long sans un choc de société et une réflexion collective ? N’est-il pas indispensable que l’ensemble de la société s’empare du sujet ?

Un des membres du Comité de vigilance des enfants placés nous a livré le témoignage suivant : « J’ai fait une soixantaine de lieux d’accueil, foyers, familles d’accueil et établissements d’urgence. Il y en a qui font le tour du monde. Moi, j’ai fait le tour de la France. J’étais un peu l’objet de tout le monde, dans tous les sens du terme. Les services ne savaient pas trop quoi faire de moi, alors ils faisaient ce qu’ils pensaient être bien. » En tant que psychiatre, que pensez-vous de ces multiples ruptures ? Certains enfants sont suivis par une soixantaine de personnes, voire plus, sur un temps parfois très court.

Mme Anne Raynaud. Je ne sais pas ce qui réveillera notre société, mais elle doit se réveiller car la situation est dramatique. Une puéricultrice de pouponnière me disait récemment que cette méconnaissance et les freins institutionnels qu’elle entraîne étaient criminels. Nous passons de l’effondrement à la colère, de l’effroi à la révolte. Nous ne savons plus quoi faire, si ce n’est former les familles et les professionnels et affirmer nos positions, même si elles dérangent. Ce matin, au cours d’une formation, une professionnelle se demandait encore comment transmettre ses connaissances à sa collègue sans trop la heurter. Il faut arrêter d’avoir peur de déranger. Nous devons être guidés par les besoins des enfants. À une époque, on emportait des canaris dans la mine pour qu’ils préviennent des coups de grisou. Aujourd’hui, ces enfants nous hurlent qu’ils vont très mal. En consultation, certains expriment des idées suicidaires dès l’âge de quatre ou cinq ans. Les adolescents ne font plus des tentatives de suicide, ils se suicident. C’est glaçant. La société doit se réveiller. Je suis honorée de participer à ces travaux et j’espère que la commission d’enquête sera le choc qui permettra le réveil urgent et vital de la société.

Les parcours des enfants sont insoutenables et nous sommes effondrés de constater la résignation des professionnels devant une énième rupture. Peut-être s’explique-t-elle en partie par la dysrégulation du stress chez les enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance, qui vivent de manière bruyante des petits stress et masquent l’expression des gros stress : les professionnels n’ont pas conscience de ce que ressentent ces enfants quand on leur annonce qu’ils changeront une fois de plus de famille d’accueil. Sans verser dans le bashing ou la dramatisation, la situation n’est plus tenable : nous ne pouvons plus faire vivre cela à nos enfants. L’écosystème doit prendre soin d’eux. Cela nécessite de sortir du déni et des oppositions théoriques stériles.

M. Philippe Bonnecarrère (NI). Je remercie Mme la rapporteure de m’avoir fait connaître le syndrome de l’hospitalisme. Le docteur Raynaud a laissé entendre qu’une scolarisation trop rapide pouvait être défavorable au développement de l’enfant. J’en suis surpris car j’ai toujours entendu dire que l’éducation devait commencer le plus tôt possible. Pourriez-vous préciser votre pensée à ce sujet ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Cette question doit être analysée à la lumière de l’environnement international.

Mme Anne Raynaud. Je ne remets pas en question le principe de scolarisation de l’enfant mais la méthode proposée dans le plan d’action pour l’école maternelle. L’accueil des enfants dans un espace collectif où on leur transmet des référentiels, des valeurs et des règles de vie en société a du sens et leur est généralement bénéfique. Néanmoins, l’un des objectifs du plan est l’acquisition de savoirs fondamentaux en mathématiques et en français qu’un enfant de trois ou quatre ans n’est pas en mesure d’assimiler.

Je prends un exemple clinique : la semaine dernière, j’ai reçu en consultation un enfant en petite section de maternelle. L’enseignante m’avait adressé un mot dans lequel elle faisait part de sa vive inquiétude car l’enfant dépassait lorsqu’il coloriait et ne collait pas les gommettes ; il risquait donc d’échouer au CP. Elle suggérait de monter un dossier auprès de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Voilà la réalité rencontrée par les cliniciens de terrain. Je me suis entretenue avec l’enseignante : elle considérait que l’enfant risquait d’échouer par sa faute car elle n’avait pas su lui transmettre les premières règles numériques, la reconnaissance et l’association des lettres, alors même que l’enfant a trois ans !

Ce programme n’est pas en adéquation avec le métabesoin de sécurité de l’enfant. D’après les connaissances relatives au développement de l’enfant dont nous disposons, celui-ci a avant tout besoin de vivre en société et d’apprendre des règles éducatives.

Le Japon, confronté au problème du suicide des enfants, a refondu son système éducatif. Au Québec, l’enfant ne vit pas dans un cadre collectif durant sa première année, ce qui lui permet de construire des liens solides avec ses figures d’attachement, lesquelles bénéficient de congés parentaux beaucoup plus longs. Ensuite, l’enfant intègre une structure collective pour favoriser la socialisation et partager des valeurs, et non pour apprendre des savoirs fondamentaux.

Ici, dans les quinze premiers jours qui suivent la rentrée en moyenne section, les enfants font l’objet d’évaluations ! On entendait autrefois des enseignants de CP et de CE1 déplorer que l’enfant n’ait pas le statut d’élève ; désormais, ce sont les enseignants de moyenne section qui s’en inquiètent. L’enfant doit rester assis sinon il sera considéré comme hyperactif dès trois ans, alors que le diagnostic d’hyperactivité est posé à six ans. Je ne nie pas l’existence des troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Néanmoins, je m’interroge sur les résultats de l’enquête de Santé publique France qui révèle que plus de 8 % des enfants scolarisés en maternelle connaissent au moins une difficulté de santé mentale. Les professionnels de petite section se disent démunis face à des enfants de plus en plus agressifs.

Nous avons travaillé, avec l’observatoire départemental de la protection de l’enfance de la Gironde, sur les difficultés d’apprentissage des enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance. Pour les enfants placés, la menace de l’enseignement, qui pèse même sur les enfants qui évoluent dans un cadre de vie normal, s’ajoute aux visites médiatisées et aux audiences, et l’on ne peut compenser leur mal-être par des consultations au centre médico-psychologique (CMP), au centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) ou au CAMSP. Il existe une chaîne de responsabilité à tous les niveaux qui justifie la formation de l’ensemble des acteurs qui accueillent l’enfant et sa famille au quotidien, dans le cadre de l’école, d’un mode d’accueil ou des loisirs.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. J’ai du mal à comprendre votre réserve s’agissant de l’apprentissage des fondamentaux par des enfants très jeunes. Je connais des enfants qui, bien avant cinq ans, avaient envie d’apprendre à lire et à écrire. Il ne faut pas adopter une attitude trop rigide : l’apprentissage épanouira ceux qui veulent apprendre, même s’ils sont très jeunes.

Mme Anne Raynaud. Ce n’est pas l’envie d’apprendre de l’enfant, mais le modèle d’apprentissage que je remets en question. La méthode scolaire actuelle, qui fonctionne sur le principe acquis/non-acquis, est très menaçante ; de surcroît, cette approche linéaire ne prend pas en compte les centres d’intérêt de l’enfant. Faisons plutôt appel à la culture, à l’art et aux loisirs. L’enfant doit apprendre de manière ludique.

Les équipes éducatives disent sans cesse que tel ou tel enfant est immature sur le plan émotionnel. Il n’est pas immature, il a trois ans ! Il est en train de mûrir. Il doit apprendre autrement qu’assis sur une chaise, en bougeant, en explorant et en touchant ; il ne rêve que de cela. Prenons exemple sur les pays nordiques.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Je vous remercie d’avoir précisé votre position, avec laquelle je suis parfaitement d’accord.

S’agissant des 1 000 premiers jours, êtes-vous favorable à l’instauration d’un congé parental rémunéré, dont bénéficierait l’un des deux parents au moins jusqu’au premier anniversaire de l’enfant, voire jusqu’à ses trois ans ?

Par ailleurs, pourriez-vous expliquer ce qu’est l’attachement et en quoi il est si utile ?

Ensuite, pourriez-vous préciser les circonstances dans lesquelles les enfants de moins de cinq ans pouvaient avoir des idées suicidaires ? Je suis très surprise d’apprendre que cela existe.

Je suis également choquée d’apprendre que certains enfants peuvent mourir de maltraitance. En tant qu’urgentiste, vous avez souvent dû être confrontée à des parents maltraitants. La réponse des services sociaux a-t-elle été rapide ? L’enfant a-t-il été éloigné des parents maltraitants ? Au contraire, avez-vous déjà constaté que tel n’avait pas été le cas et que la situation s’était aggravée, pouvant conduire au décès de l’enfant ? Comment pourrait-on éviter cette situation ?

Enfin, pensez-vous qu’il faille réformer l’adoption pour en faciliter l’accès ? Pensez-vous qu’il faudrait demander son avis à l’enfant et limiter le nombre de placements pour éviter les ruptures ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Dans le rapport d’information relatif aux perspectives d’évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches que j’ai remis avec Sandrine Gipson sous la dernière législature, nous avions proposé d’instaurer un congé parental de plus d’un an dont la rémunération s’élèverait à 67 % du salaire antérieur, sur le modèle allemand. De nombreux parlementaires sont favorables à cette proposition.

Il est important que nos travaux ne restent pas dans la bibliothèque et qu’ils s’inscrivent dans une réflexion globale sur les politiques de protection de l’enfance.

Mme Anne Raynaud. Pendant la première année, l’enfant qui bénéficie de la présence de ses figures d’attachement principales se sentira protégé, à condition que celles-ci assurent sa sécurité. Il est important de tenir systématiquement compte du contexte.

Le premier motif de consultation dans les structures de parentalité, ce sont les troubles du sommeil de l’enfant. Lorsque les parents reprennent le travail précocement, les enfants témoignent d’un besoin de proximité très tôt, ce qui les perturbe. Il est essentiel que les parents aient le choix. Aujourd’hui, ils n’ont d’autre choix que de reprendre le travail tôt et de définir le mode de garde avant même la naissance de l’enfant.

Bénéficier de la présence d’une ou de deux figures d’attachement principales pendant la première année de vie est une évidence pour les pays – pays nordiques, Italie, Portugal, Suisse – qui ont choisi de mettre les besoins fondamentaux de l’enfant au centre de leur système de valeurs. La France accuse un retard en la matière et se retrouve isolée. La politique des 1 000 premiers jours, qui prévoit seulement quinze jours de congé paternité, est bien trop timide et n’est pas adaptée aux besoins de l’enfant.

La difficulté est qu’en France, on a traduit le mot attachment par attachement, qui induit une dimension affective et renvoie à l’amour. Or, pour John Bowlby, il ne s’agit pas d’amour mais d’un lien affectif durable avec une personne capable d’apporter protection et réconfort. On peut définir l’attachement par ce qu’il n’est pas : si je ne sais pas évaluer l’amour que porte une mère à son enfant, en revanche, je peux dire si elle répond à son métabesoin de sécurité. L’attachement n’est pas de nature biologique. L’enfant tissera des liens avec la personne qui lui apportera protection et réconfort, qu’il s’agisse de sa référente, de son enseignante, de sa nounou ou de ses parents. Le système d’attachement est corrélé au système d’exploration. Le sentiment de peur évolue dans la vie, et même au cours d’une journée : si l’enfant se sent menacé, s’il est en mode « survie », il ne mobilisera pas ses capacités d’exploration, lesquelles jouent un rôle essentiel dans le sommeil, l’alimentation, les apprentissages, la relation au père, le langage et la motricité.

Cela nous ramène au plan d’action pour l’école maternelle. Ce plan n’est pas en adéquation avec les connaissances actualisées issues des neurosciences affectives, qui ont démontré leur efficacité à l’international. Les enseignants sont effondrés lorsqu’ils comprennent, à l’occasion d’une sensibilisation, que leur posture est contre-productive alors qu’ils n’aspirent qu’à la réussite de leurs élèves. Ce n’est pas que l’enfant ne veut pas apprendre, mais qu’il ne peut pas apprendre sous la menace.

Je ne fais pas une lecture dogmatique de la théorie de l’attachement, qui est bien plus large que la seule relation mère-enfant. Les autres théories m’intéressent également. C’est leur application pragmatique sur le terrain qui m’importe. Je veux que les personnes disposent d’une clé pour décoder le comportement des enfants et agir dans l’intérêt de leur santé. Je propose donc une lecture intégrative de cette théorie.

Il est terrifiant d’entendre des enfants parler de suicide. S’ils n’ont pas la maturité des adultes, ils peuvent néanmoins exprimer leur peur et signaler qu’on ne répond pas à leurs besoins. Dans un ouvrage qu’il a écrit à ce sujet, Boris Cyrulnik expliquait que de nombreux accidents domestiques n’étaient en réalité pas des accidents mais des mises en danger par l’enfant qui pouvaient conduire à son décès. Avant, les enfants de quatre ou cinq ans n’exprimaient pas leurs émotions. Aujourd’hui, grâce à l’éducation émotionnelle, ils arrivent à les identifier et à les partager, mais il serait faux de croire qu’ils parviennent davantage à les réguler.

Nous devons faire passer le message qu’on en demande énormément aux enfants. Ils sont confiés très jeunes à des personnes extérieures, ils doivent disposer d’acquis scolaires, ils doivent se montrer raisonnables, ils subissent les transformations familiales en cas de séparation parentale qui peut être conflictuelle. Les premières causes des violences intrafamiliales sont les discordances éducatives ; l’enfant se sent donc coupable. C’est trop lourd à porter pour les enfants. De plus, grâce à la contraception, les parents choisissent le moment où ils auront leur enfant : non seulement ils se mettent la pression, mais ils mettent également la pression sur l’enfant.

Nous y réfléchissons beaucoup entre techniciens : nous ne considérons pas que les enfants saisissent ce qu’est la mort. Ils expriment le fait que leur environnement les fait trop souffrir, ce qui est insoutenable à entendre.

S’agissant de l’évaluation du danger, des travaux ont été menés l’an dernier pour définir la maltraitance et la négligence. Dans de nombreux cas, on ne constate plus d’actes de violence caractérisés, comme des fractures ou des brûlures. Malheureusement, l’absence de formation en matière d’attachement et de comportement ne permet pas aux professionnels de terrain d’évaluer de manière précise les signaux envoyés par l’enfant. Certaines situations seront dramatisées alors qu’elles ne nécessitent pas une judiciarisation, tandis que d’autres seront banalisées.

L’attachement ne peut tout expliquer, mais il constitue un socle à partir duquel les professionnels peuvent travailler. Les équipes des centres régionaux d’information et de prévention du sida et pour la santé des jeunes (CRIPS) ou des CAMSP qui ont suivi notre formation sur les besoins fondamentaux de l’enfant – métabesoins de développement et de sécurité, stratégies d’attachement – et sur leur mise en pratique dans d’autres pays se demandent comment ils ont pu correctement remplir leur mission auparavant. Leurs compétences sont plus aiguisées. Ils arrivent à distinguer les familles au sein desquelles de simples actions de prévention devront être menées de celles au sein desquelles il faudra protéger l’enfant, voire dont il faudra l’extraire tout en continuant à apporter un soutien à la parentalité, qui ne peut se faire durant les visites médiatisées.

Enfin, s’agissant de l’adoption, les mesures relatives à l’adoption simple issues de la loi Taquet devraient être mieux appliquées. On constate que de jeunes majeurs demandent à être adoptés par des assistants familiaux qui ont pris soin d’eux car ils ont besoin d’ancrer le lien qu’ils ont construit avec leurs figures d’attachement.

Là encore, la théorie de l’attachement nous permettrait de cerner la question de l’adoption. À partir du moment où l’attachement n’est plus confondu avec l’amour, on peut concevoir que l’enfant ait plusieurs figures d’attachement qui ne sont pas en compétition ; au contraire, il saura qu’il peut compter sur plusieurs personnes. Ce n’est pas ce que pensent les professionnels, qui méconnaissent encore largement cette théorie et considèrent qu’une famille d’accueil peut être trop attachée à un enfant. Or c’est totalement faux à la lumière des données scientifiques rigoureuses dont nous disposons.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Je vous remercie pour cette audition passionnante.


  1.   Table ronde sur les mineurs non accompagnés (mardi 17 décembre 2024)

La Commission procède à la table ronde sur les mineurs non accompagnés réunissant :

 Mmes Elsa Faucillon et Michèle Peyron, rapporteures d’une mission d’information sur les mineurs non accompagnés au nom de la délégation aux droits des enfants de l’Assemblée nationale ;

 MM. Hussein Bourgi et Laurent Burgoa, sénateurs, auteurs du rapport d’information du Sénat « Mineurs non accompagnés, jeunes en errance : 40 propositions pour une politique nationale ».

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons nos travaux avec une table ronde consacrée aux mineurs non accompagnés (MNA).

Nous accueillons Elsa Faucillon, députée des Hauts-de-Seine, et Michèle Peyron, ancienne députée de Seine-et-Marne. Elles étaient, sous la précédente législature, co‑rapporteures d’une mission d’information sur les MNA conduite au nom de la délégation aux droits des enfants (DDE). Leurs travaux ayant été interrompus par la dissolution, elles n’ont pas pu en présenter les conclusions. Se joignent également à nous MM. Hussein Bourgi, sénateur de l’Hérault, et Laurent Burgoa, sénateur du Gard. Avec leurs collègues Xavier Iacovelli et Henri Leroy, ils furent co-rapporteurs d’une mission d’information sur les MNA, qui a rendu son rapport en septembre 2021. Merci à tous d’avoir répondu à notre invitation.

Les MNA, dont la situation ne saurait être occultée par cette commission d’enquête, font l’objet d’une prise en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Vous indiquez dans votre rapport, messieurs les sénateurs, que « l’entrée dans le dispositif [de l’ASE] concentre une grande partie des difficultés et des incohérences de cette politique conduite avec des disparités importantes entre départements ». Ces difficultés se manifestent notamment lors de l’évaluation de la minorité et à travers les conditions de mise à l’abri, qui se fait souvent à l’hôtel. Des disparités entre départements sont également observées concernant l’accès à la scolarisation et à l’autonomie – par les contrats jeune majeur –, ainsi que l’obtention des titres de séjour.

Quelles mesures recommandez-vous pour améliorer la prise en charge des MNA par l’ASE ? Si un mineur se retrouve sans solution et en situation irrégulière à sa majorité, cette prise en charge aura été vaine, alors même qu’elle représente un investissement humain, éducatif et financier important, particulièrement pour les départements.

Avant de vous laisser la parole pour une intervention liminaire de quinze minutes, à répartir entre vous, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Elsa Faucillon, Mme Michèle Peyron, M. Hussein Bourgi et M. Laurent Burgoa prêtent serment.)

Mme Elsa Faucillon, députée. Michèle Peyron et moi-même sommes ravies d’être auditionnée dans le cadre de cette commission d’enquête, qui prolonge les travaux que nous avions commencés – et presque terminés.

Conduire une mission d’information sur les MNA impose de traiter une multitude de sujets, les vies de ces enfants soulevant des enjeux très divers, difficiles à résumer en quelques mots. Nos auditions ont cependant révélé, en premier lieu, que les procédures dont ils font l’objet et qui devraient consister à identifier et à qualifier les besoins de ces enfants aux parcours particuliers, ayant subi des traumas spécifiques, débouchent souvent sur une prise en charge express, soit parce qu’elle intervient trop tardivement – du fait de leur âge à leur arrivée ou de procédures qui traînent en longueur –, soit en raison d’une volonté de les rendre autonomes très vite, et même trop vite. Des parcours professionnels ou de formation leur sont bien souvent imposés, parfois pour leur permettre une régularisation rapide par le travail, ce qui part d’une bonne intention mais conduit à les mener à la majorité avec un très faible bagage scolaire, voire à briser leurs rêves.

Leur prise en charge est en outre hétérogène d’un département à l’autre et diffère de celle réservée aux publics nés en France. Certaines associations nous ont ainsi indiqué avoir répondu à des appels à projets imposant des coûts journaliers de prise en charge des MNA compris entre 45 et 60 euros, quand les tarifs s’établissent plutôt, pour les natifs, autour de 100 ou 120 euros, voire 170 euros dans les meilleurs des cas.

Les disparités sont également manifestes en fonction des juridictions, les délais d’attente en cas de recours devant les tribunaux pouvant parfois atteindre huit mois, ce qui induit d’énormes pertes de temps dans la scolarisation et la prise en charge. Des jeunes deviennent ainsi majeurs avant même que la décision judiciaire finale ne soit rendue.

L’hétérogénéité caractérise aussi l’évaluation de la situation de ces jeunes, même s’il existe désormais, en la matière, un référentiel de plus en plus largement partagé. Même ceux qui sont convaincus du bien-fondé de cette évaluation notent qu’elle relève souvent plus de la recherche de la preuve de la minorité – ou de la majorité – que de l’analyse des besoins, alors même qu’il s’agit en théorie d’une évaluation sociale visant à définir la prise en charge la plus adaptée.

Il peut en résulter des faits assez graves. Un jeune envoyé en Saône-et-Loire s’y est ainsi vu signifier par un agent de la protection de l’enfance qu’il ne serait pas pris en charge, le département manquant ainsi totalement à ses obligations. On nous a aussi révélé la situation d’une mineure non accompagnée placée dans un hôtel à Pigalle : en matière d’évaluation des besoins et des risques, on est très loin du compte. J’y vois des cas très clairs de mises en danger d’enfants.

La rapporteure demandait, dans le questionnaire qu’elle nous a transmis, si nous estimons que l’évaluation des mineurs devrait revenir à l’État. Ce choix reviendrait à priver le département de son rôle d’acteur majeur de la protection de l’enfance. L’Assemblée des départements de France ne demande pas ce transfert, dont la Défenseure des droits estime par ailleurs qu’il ne serait pas la garantie d’une meilleure efficacité de l’action publique.

Enfin, les associations qui viennent en aide aux mineurs non accompagnés plaident pour l’instauration d’une présomption de minorité jusqu’à la décision judiciaire, afin d’éviter les pertes de temps dans la prise en charge. Le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a d’ailleurs rappelé, dans ses observations à la France formulées en juin 2023, que, pendant la durée de la procédure, la personne concernée doit se voir accorder le bénéfice du doute, être traitée comme un enfant et être maintenue dans le système de protection de l’enfance.

Nos travaux mettent finalement en évidence une nécessité simple : il faut sortir de la logique de suspicion pour en revenir à une logique de protection.

Mme Michèle Peyron, ancienne députée. Je partage entièrement les propos d’Elsa Faucillon.

Notre mission d’information, qui était nécessaire malgré le travail antérieur conduit par le Sénat, ne traitait pas des départements d’outre-mer, qui auraient mérité un rapport à part entière. Toutefois, l’actualité m’impose malheureusement de revenir sur la situation que nous avions observée lorsque nous nous sommes rendues à Mayotte avec la présidente de la DDE, en juillet 2023, pour faire le point sur la protection de l’enfance dans ce département.

La prise en charge des mineurs y est insuffisante malgré les efforts déployés. S’il est difficile de connaître leur nombre exact, tant ils sont mal identifiés, on estime qu’environ 4 000 d’entre eux sont en situation d’errance. La cellule chargée de l’évaluation de la minorité et de l’isolement familial ne traite que 20 % des signalements qu’elle reçoit. Le premier centre d’accueil n’a ouvert qu’en 2018 et ne dispose pas d’assistants familiaux en nombre suffisant pour accueillir les enfants dans des conditions satisfaisantes : certains assistants accueillent jusqu’à dix enfants – je doute d’ailleurs que tous vivent effectivement sous leur toit. Parce que la conception familiale traditionnelle qui prévaut à Mayotte et aux Comores repose sur une prise en charge collective des enfants, ceux-ci sont souvent confiés à des adultes, qui leur sont apparentés ou non, sans délégation de l’autorité parentale.

Par ailleurs, au moins la moitié de ces mineurs ne sont pas scolarisés, ce qui les condamne à errer dans l’île. Enfin, les MNA sont parfois retenus dans le centre de rétention administrative (CRA) de Mayotte et expulsés en raison d’un rattachement arbitraire à des adultes avec lesquels ils n’ont aucun lien de parenté.

La situation défaillante de l’aide sociale à l’enfance dans ces territoires, soulignée par la délégation aux droits des enfants dans son rapport sur la lutte contre les violences faites aux mineurs en outre-mer, contribue à ces dysfonctionnements. Les rapporteurs y soulignent que le processus d’évaluation et de prise en charge de ces mineurs, marqué par la défiance, demeure variable d’un département à l’autre, comme dans l’Hexagone. Son efficacité dépend non seulement des moyens du département concerné et de l’État, ce qui est compréhensible, mais aussi de leur bon vouloir, ce qui l’est beaucoup moins.

La question la plus critique reste celle de la prise en charge de ces jeunes lorsque leur minorité n’a pas été reconnue et qu’ils ont saisi le juge des enfants pour contester cette décision. Elsa Faucillon et moi-même préconisons d’améliorer le dispositif en reconnaissant la présomption de minorité et de garantir l’égalité de traitement avec les enfants nés en France.

M. Laurent Burgoa, sénateur. Nous sommes honorés d’être conviés à vous présenter le rapport produit de manière conjointe par les commissions des lois et des affaires sociales du Sénat. Votre invitation a été pour moi l’occasion de relire le rapport publié il y a trois ans et me permettra, moi qui préside la commission d’enquête sur les pratiques des industriels de l’eau en bouteille, de mieux comprendre le ressenti d’une personne auditionnée !

Lorsque nous avons commencé nos travaux en 2021, la France comptait, selon les chiffres disponibles, 19 893 MNA. Ce chiffre atteindrait 29 965 en 2023, soit une augmentation de près de 50 % en deux ans.

Nous avons conduit de nombreuses auditions et effectué un déplacement à Bordeaux, où nous avons rencontré le président du conseil départemental de la Gironde, visité une structure d’accueil de MNA et échangé avec le commissaire divisionnaire, qui dirige un service pilote spécialisé dans les affaires liées à cette population, notamment dans les trams. À ce sujet, je précise qu’il nous paraît préférable, s’agissant de ces questions, de parler de migrants plutôt que de MNA, au moins en attendant les évaluations de minorité. Si nous ne voulons pas que ces jeunes soient stigmatisés, il importe en effet de ne pas systématiquement qualifier de MNA les migrants qui commettent des faits délictueux et qui sont parfois majeurs, pour éviter certaines polémiques. Tous les rapporteurs, malgré leurs sensibilités politiques différentes, partagent cet avis.

Notre travail s’est traduit par divers amendements retenus dans la loi Taquet du 7 février 2022. Quatre points majeurs méritent ici d’être abordés : l’hébergement, l’évaluation, l’orientation et la situation des jeunes après dix-huit ans.

En matière d’hébergement, nous avons exprimé le souhait que les MNA ne soient plus logés à l’hôtel, sauf s’il est vraiment impossible de les accueillir ailleurs. C’est la règle qu’établit l’article 7 de la loi Taquet : les enfants protégés doivent être placés dans des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Si son application est parfois difficile dans certains départements, elle est plutôt respectée à l’échelle nationale.

Pour ce qui est de l’évaluation et de la mise à l’abri, nous étions satisfaits du protocole prévu dans la loi Taquet pour éviter le nomadisme administratif des MNA. Les départements nous ont fait savoir qu’ils souhaitent effectivement conserver leur compétence en matière d’évaluation, mais qu’ils aimeraient que les coûts de mise à l’abri soient pris en charge par l’État. Sur les cent un départements français, seuls quatre-vingt-sept ont signé une convention avec leur préfecture, ce que je regrette : quand une loi est votée, elle doit s’appliquer sur tout le territoire de la République.

S’agissant de l’orientation des jeunes reconnus MNA, l’article 38 de la loi Taquet a fixé des critères de répartition géographique, incluant notamment la situation socio-économique des départements. Alors que son article 39 l’interdit, on constate malheureusement que certains départements procèdent à une réévaluation de la minorité et de l’état d’isolement du MNA à son arrivée.

Enfin, je déplore le caractère insuffisant des moyens alloués à l’amélioration de la situation des jeunes après dix-huit ans, notamment au contrat jeune majeur : seulement 50 millions d’euros y étaient consacrés en 2023 et 2024, ce qui ne permet pas de soutenir les départements. Quant à l’exercice 2025, les prochains mois diront si nous pouvons espérer disposer d’un budget conséquent.

M. Hussein Bourgi, sénateur. Notre mission d’information a effectivement réuni deux sénateurs de la commission des lois et deux sénateurs de la commission des affaires sociales – deux sénateurs Les Républicains (LR), un sénateur du parti Renaissance et un sénateur socialiste, ce qui lui a permis de produire un rapport adopté à l’unanimité par le Sénat.

Ce travail a été l’occasion de mieux appréhender ce que j’appelle le grand gâchis.

Un grand gâchis sur le plan humain, tout d’abord, puisque les mineurs non accompagnés pris en charge par les départements à la demande de l’État le sont au titre de l’ordonnance de 1945.

Un grand gâchis budgétaire, ensuite, car cette prise en charge coûte beaucoup d’argent. Dans les conseils départementaux, à l’heure de voter le budget, des élus, généralement minoritaires, contestent systématiquement ce coût. Leur discours peut changer une fois la minorité devenue majoritaire, mais, lorsque la presse quotidienne régionale rend compte de ces séances budgétaires, le lecteur n’en retient que la confrontation sur les dépenses liées aux MNA.

Le gâchis est également politique : les départements, si vertueux et volontaristes soient-ils, ont souvent le sentiment de se voir imposer des décisions verticales, notamment lorsqu’on leur envoie des MNA sans qu’ils puissent en maîtriser le nombre ou qu’on leur impose de les prendre en charge sans leur allouer les moyens qu’ils seraient en droit d’attendre de l’État. Il peut également arriver qu’un MNA, pourtant évalué comme mineur, fasse l’objet de manœuvres dilatoires et soit soumis à une nouvelle procédure d’évaluation dans son département d’accueil, période pendant laquelle il n’est pas scolarisé et devient vulnérable.

Le grand gâchis s’étend ainsi aux plans scolaire et professionnel. Un jeune qui n’est pas pris en charge par l’institution éducative devient la proie d’adultes plus aguerris et tombe dans la petite délinquance qui défraie régulièrement la chronique. Les MNA s’en trouvent stigmatisés, d’autant qu’on qualifie ainsi à la fois de vrais mineurs et des migrants majeurs en errance qui prétendent être âgés de moins de dix-huit ans même quand leur morphologie montre clairement que c’est impossible, car ils savent que la législation est beaucoup plus favorable aux mineurs qu’aux majeurs.

Ce grand gâchis prend donc aussi une dimension médiatique. J’en appelle à la responsabilité des journalistes : parce que la presse régionale désigne systématiquement les jeunes majeurs en errance comme des MNA, ces derniers deviennent, dans l’opinion publique, ces petits délinquants qui chapardent aux arrêts de tram ou dans les gares et qui les importunent sur la voie publique. Il faut faire de la pédagogie et ne qualifier de MNA que les jeunes qui sont réellement mineurs.

Le principal problème des MNA concerne les conditions de leur prise en charge, qui sont parfois proprement scandaleuses. Certains hôtels se spécialisent dans l’accueil et l’hébergement de publics précarisés. Bénéficiant d’une rente de situation – ils savent qu’ils rempliront leurs chambres sans effort et que le département honorera toujours sa facture –, ils ne font presque jamais l’objet de visites de contrôle, si bien qu’ils peuvent s’abstenir de réaliser les travaux d’entretien qui leur incombent et mettre à disposition des chambres insalubres, à la plomberie ou à l’électricité défectueuse, sans en subir les conséquences. La pression qui pèse sur les départements est telle qu’ils se soucient uniquement de mettre ces jeunes à l’abri, sans considération pour leurs conditions d’hébergement.

En procédant ainsi, on assure une rente à vie aux propriétaires de ces hôtels. Les enfants étant tenus de libérer leurs chambres durant la journée – soi-disant pour y faire le ménage, même s’il est en réalité des plus sommaires –, ils se retrouvent à la rue, désœuvrés, livrés à eux-mêmes, et tombent sous la coupe d’autres, plus aguerris. C’est ainsi qu’ils deviennent vulnérables, se transforment en petites frappes et finissent par consommer des produits addictifs qui les conduisent à chaparder mais aussi, de plus en plus souvent, à commettre des actes de délinquance plus graves – vols avec effraction, violences avec arme blanche.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Merci de nous avoir présenté vos travaux.

En cet instant, j’ai une pensée pour les enfants de Mayotte, qui vivent un moment terrible. J’ai reçu hier un mail de l’association Apprentis d’Auteuil qui m’indique être sans nouvelles de 4 500 jeunes et de plus de 200 collaborateurs et nous exhorte à être pleinement mobilisés sur ces questions. Je tiens donc à rendre hommage à tous les acteurs de la protection de l’enfance œuvrant à Mayotte.

La Défenseure des droits, dans la synthèse de son rapport de 2022, dénonçait déjà la « relégation [des MNA] aux frontières de la protection de l’enfance, discriminante par rapport aux autres enfants en danger, alimentant l’idée d’un droit d’exception qui leur serait applicable ». Avez-vous eu l’occasion, au cours de vos travaux, de comprendre quels mécanismes, parmi ceux déployés par l’État, freinent l’obtention des documents administratifs par ces jeunes ? Cette obtention est très inégalitaire sur le territoire, et ce n’est pas que du fait des départements, ça l’est aussi des services de l’État, à savoir les préfectures. Par ailleurs, les documents ne sont souvent valables que trois mois. Le temps qu’il faut pour avoir des papiers est monstrueux, et ils ne sont délivrés que pour trois mois, ce qui signifie qu’il faut déjà recommencer la procédure. Cette instabilité, qui est organisée, pose un énorme problème tant pour les professionnels, les éducateurs, qui accompagnent les jeunes, que pour ces derniers, car cela les bloque et les insécurise.

Comme vous l’indiquez dans vos travaux – et je l’ai moi-même constaté dans mes anciennes fonctions –, ceux qui relèvent de ce qu’on appelle, en particulier dans les médias, la délinquance sont très minoritaires. J’ai aimé la différence que vous avez faite à cet égard. Les MNA sont majoritairement engagés dans des parcours scolaires, de formation professionnelle et d’accès à l’emploi. J’ai surtout rencontré, au fil des années, de belles personnes avec lesquelles j’ai eu plaisir à échanger et que nous étions heureux d’accompagner le mieux possible. Avez-vous fait les mêmes observations de votre côté ? Depuis que je suis députée – je siège depuis 2020 –, je trouve que les dispositions qui nous sont proposées ont un prisme très particulier.

Monsieur Bourgi, je partage ce que vous avez dit au sujet du volet financier. Les MNA représentent plus de 1 milliard d’euros sur le budget de 10 milliards dévolu à la protection de l’enfance. À l’échelle du territoire que j’ai piloté, cela faisait 12 millions d’euros par an, dont j’ai toujours dit que c’était de l’argent public gâché si on ne donnait pas des papiers à ces jeunes pour permettre leur inclusion. Je faisais donc de la délivrance des documents administratifs une priorité. Fait nouveau, on leur signifie maintenant une OQTF – obligation de quitter le territoire français – avant même qu’ils ne s’engagent dans des procédures administratives avec ceux qui les accompagnent, ce qui bloque toutes leurs démarches. Je me suis rendue la semaine dernière à Nancy avec deux autres parlementaires : des jeunes nous ont raconté des parcours de vie qui forcent l’admiration ; en revanche, la situation administrative dans laquelle on les place m’a fait une peine immense. Quel a été votre ressenti en la matière ? Que pensez-vous de tous les manquements que nous constatons en matière de politiques publiques, en particulier au vu de tout l’argent qui est investi par beaucoup de collectivités, l’État n’étant pas, pour sa part, à la hauteur en matière d’accompagnement, y compris sur le plan financier ?

J’en viens à des questions qui nous ont été proposées par des anciens de l’ASE, réunis dans un comité de vigilance des enfants placés – j’écoute toujours avec beaucoup de respect la parole des jeunes. S’agissant de l’harmonisation des politiques départementales en matière de prise en charge des MNA, comment assurer une répartition plus équilibrée des responsabilités et des financements entre les départements et l’État ? Avez-vous abordé ce sujet dans le cadre de vos travaux ? En ce qui concerne l’hébergement et la prise en charge, vous avez évoqué les hôtels, auxquels il n’est normalement plus possible de recourir depuis un décret pris très récemment en application de la loi de 2022. Quel regard portez-vous sur cette question ? Enfin, les évaluations ont souvent été un sujet majeur de polémique. Avez-vous pu présenter au gouvernement de l’époque les dix-huit propositions concernant non pas ce que vous avez appelé les « jeunes en errance », mais les MNA, qui figuraient dans le rapport remis à vos collègues sénateurs ? Vous ouvriez dans l’ensemble de bonnes pistes, très concrètes : avez-vous été suivis par le Gouvernement ?

Mme Elsa Faucillon. Les mineurs non accompagnés qui deviennent majeurs ou sont juste avant leur majorité se retrouvent dans la même situation que beaucoup d’autres personnes aspirant à un titre de séjour : ils subissent un dysfonctionnement généralisé dans les préfectures dont chacun d’entre nous se rend compte dans son département, y compris pour des procédures qui devraient normalement prendre moins de temps comme le renouvellement des cartes de séjour de dix ans. Des gens se retrouvent dans de très grandes difficultés, pouvant aller jusqu’à la perte d’emploi et de droits, parce que les procédures sont extrêmement longues. Les mineurs non accompagnés n’échappent pas à ces difficultés dans les préfectures, notamment en raison d’un turnover très important qui renforce les problèmes. Il ressort de nos échanges avec des jeunes, des institutions et des associations qu’il existe une très grande méconnaissance des droits à régularisation des mineurs non accompagnés du côté des préfectures et de la protection de l’enfance, où il est clair que les agents ne sont pas suffisamment formés à cette question. Dans une fratrie prise en charge par des départements différents, deux sœurs avaient ainsi été naturalisées mais pas leur frère qui, en matière de droit au séjour, était toujours en errance. Nous avons donc préconisé une formation spécifique à l’accompagnement de la demande de titre de séjour pour permettre à ces personnes, comme le demande la Convention internationale des droits de l’enfant, non seulement de reconstituer leur identité mais aussi d’être en situation régulière dans le pays où elles se trouvent.

Par ailleurs, nous étions pour la suppression du critère d’âge en matière de délivrance des titres de séjour. On voit bien qu’il existe un allongement volontaire, quelque part, de la durée des procédures pour attendre que les mômes aient plus de seize ans et faire en sorte qu’ils soient ainsi non seulement moins protégés, et moins longtemps, mais qu’en plus ils aient moins de chances de régularisation. Parce que les messages passent, cela pousse également des enfants à partir plus tôt, donc à se trouver sur les routes de l’exil en étant plus jeunes encore. La barrière mise à l’âge de seize ans n’a pas vraiment de logique et elle crée des biais qui ne sont bons pour personne.

S’agissant des questions financières, j’ai été assez surprise de voir qu’il existait finalement très peu de demandes chiffrées et argumentées de la part des départements. Nul doute que certains d’entre eux veulent mieux faire et ont besoin de plus de moyens pour cela, mais j’ai ressenti que Départements de France avaient bien des difficultés à adresser à l’État des demandes faisant l’objet d’un consensus.

Par ailleurs, même si j’ai vraiment beaucoup de respect pour les conseils départementaux, nous avons constaté que tout ce qui était prévu dans le cadre de la procédure de mise à l’abri n’était pas toujours fait, notamment les bilans de santé – 100 des 500 euros donnés par l’État y sont consacrés et ces crédits vont de toute façon au département, qu’il utilise ou non le fichier AEM (appui à l’évaluation de la minorité). Les bilans de santé sont pratiqués soit de manière très hétérogène soit pas du tout. Il faudrait vraiment creuser cette question pour voir comment l’octroi des deniers de l’État pourrait s’accompagner d’une forme de contrôle sur ce qui est réellement fait. Je trouve à titre personnel que ce serait plus pertinent qu’une discrimination sur le fondement de l’utilisation du fichier AEM.

Mme Michèle Peyron. Je reviens sur les contrats jeune majeur. Très peu de MNA qui atteignent l’âge de dix-huit ans obtiennent un titre de séjour, mais ils peuvent bénéficier, comme les autres enfants placés, d’un contrat jeune majeur. En réalité, sauf dans quelques départements, on constate que ce n’est pas le cas. Cette mission a été dure pour nous, comme pour d’autres collègues, députés ou sénateurs, qui ont travaillé sur le sujet depuis quelques années et qui ont formulé des propositions fortement appuyées par la Défenseure des droits et le Défenseur des enfants – elles ont été piétinées.

Sur certains points cruciaux de la loi Taquet de 2022, dont j’étais une rapporteure, il a fallu deux ans pour aboutir. S’agissant des hôtels, le décret est sorti comme par enchantement en février 2024, ce qui était la date butoir. En deux ans, certains départements avaient commencé à ne plus mettre de MNA dans les hôtels, mais les enfants ont encore une fois pâti des iniquités territoriales. Je me demande quel titre, quelle position il faut avoir pour faire avancer les choses : quand on est député, ce que je ne suis plus, ou sénateur, qu’on mène des missions et qu’on fait partie de délégations, on n’arrive pas à faire avancer la machine. Pourtant, les MNA sont aussi nos enfants. Je rappelle qu’un texte international dit que chaque enfant qui met le pied sur le territoire national doit avoir les mêmes droits que les autres, ce qui signifie que nous avons les mêmes devoirs envers eux qu’envers les enfants nés en France.

J’ai poussé mon coup de gueule – il fallait que je le fasse. Pour ce qui est des contrats jeune majeur, je rejoins Claire Hédon, la Défenseure des droits. Il faut préciser dans la loi que l’enfant, même s’il est devenu majeur entre-temps, doit pouvoir aller jusqu’à la fin de son cursus de formation scolaire ou professionnelle, qui ne doit pas être interrompu par une OQTF. Une loi de 2004, toujours en vigueur, permet aux présidents des conseils départementaux de refuser ces contrats ou d’y mettre fin, ce qui favorise les ruptures de parcours. Je m’adresse aux députés et aux sénateurs que vous êtes : il faudrait faire tomber cette disposition de 2004 afin d’améliorer, pour utiliser des termes gentils, la situation des enfants et des jeunes.

Pour ce qui est des MNA hébergés dans les hôtels, il n’y avait pas d’amélioration en juin 2024 et je ne pense pas que la situation ait beaucoup changé, même si mes voisins en parleront mieux que moi : je suis sûre que j’en trouverais encore si je prenais mon bâton de pèlerin.

M. Laurent Burgoa. Je vais dans le même sens que Mme Peyron : beaucoup de MNA sont encore dans des hôtels. Dans le Gard, à Nîmes ou aux alentours, des hôtels en sont remplis. Il serait effectivement intéressant de savoir pourquoi certains hôtels n’hébergent que des MNA ou des migrants n’ayant pas encore fait l’objet d’une évaluation. À Nîmes, c’est le cas de deux ou trois hôtels.

Les départements peuvent procéder eux-mêmes à l’évaluation ou la déléguer à des structures associatives. En la matière, une préconisation de notre rapport a été reprise, comme d’autres – une bonne dizaine en tout –, dans la loi Taquet, de façon consensuelle, puisque la commission mixte paritaire (CMP) a été conclusive, comme cela peut arriver lorsque les deux chambres s’entendent bien, notamment sur des sujets qui touchent à l’humain. Lorsque l’évaluation est déléguée, l’article 40 de la loi Taquet prévoit, comme nous l’avions proposé, que le département assure au moins une fois par an un contrôle des conditions d’évaluation, afin de ne pas laisser les structures procéder à leur guise.

S’agissant de ce qu’on peut appeler les problèmes administratifs, je rejoins ce qui a été dit. Je constate dans mon département, et c’est un sénateur LR qui le dit, la pauvreté des services administratifs, notamment ceux des étrangers, qui se réduisent chaque année comme une peau de chagrin. De moins en moins de personnes y travaillent. Compte tenu des problèmes financiers actuels, différents CDD ne sont pas renouvelés et il est vrai que l’État transforme parfois des personnes qui sont en situation légale en personnes en situation irrégulière parce que les délais légaux sont dépassés. Cela se produit dans mon département et, je pense, dans beaucoup d’autres.

En ce qui concerne l’harmonisation des politiques départementales, nous entrerons dans un mois dans la période des vœux : on ne peut être que favorable à une telle harmonisation, mais on est également très attentif, quand on est sénateur, à l’autonomie des collectivités territoriales. Par ailleurs, il est parfois compliqué d’imposer des choix à une collectivité, quelle qu’elle soit. La loi devrait suffire : les élus, comme les citoyens, devraient normalement respecter la loi, mais on voit que parfois, comme certains citoyens, certains élus ne la respectent pas totalement, pour des raisons qui leur sont propres et que je n’ai pas à commenter. Il serait intéressant que vous rencontriez des élus de départements qui ne veulent pas signer des conventions, afin qu’ils vous disent pourquoi, ou qui ont peut-être une approche différente en matière de mise à l’abri.

M. Hussein Bourgi. Nous avons eu la confirmation dans le cadre de nos travaux que, comme nous le supposions, les services de l’État et des départements ne sont ni assez outillés, c’est-à-dire formés, ni assez étoffés, ni assez coordonnés, ce qui conduit à un fonctionnement en silos : chacun travaille dans son coin, qu’on soit un agent du département, de la préfecture, de l’éducation nationale ou d’un des opérateurs qui interviennent au bénéfice des MNA ou des jeunes majeurs en errance.

S’agissant de la répartition entre les départements, il serait intéressant de s’interroger sur les indicateurs actuellement retenus. On pourrait peut-être ajouter un indicateur relatif au nombre de personnes bénéficiant d’un contrat jeune majeur dans chaque département : c’est un public supplémentaire que les services sociaux doivent prendre en charge et on pourrait peut-être charger un peu moins la barque dans certains cas. Les contrats jeune majeur sont plutôt concentrés dans les grands départements qui ont de grandes villes ou de grandes métropoles urbaines et où les opérateurs associatifs sont concentrés. On a beaucoup critiqué l’État et pointé la responsabilité des collectivités locales, mais je me permets une petite critique à l’égard des opérateurs, en particulier les associations : pourquoi se concentrer dans les grandes métropoles ? Pourquoi de tels volumes de MNA dans les grandes villes ?

Lorsque nous sommes allés en Gironde, j’ai apprécié la répartition fort intelligente qui était organisée. On parle souvent, au Parlement, d’aménagement du territoire : cela peut aussi concerner la prise en charge de ces publics. Si vous concentrez trois cents ou quatre cents MNA dans la ville de Bordeaux, ce n’est pas la même chose que si vous n’en avez que deux cents et que vous placez les autres dans des sous-préfectures ou d’autres territoires, d’une façon beaucoup plus diffuse. Il est plus facile de prendre en charge vingt-cinq ou trente personnes et de travailler sur leur acceptabilité auprès de la population, des élus et des structures locales. Il est également beaucoup plus simple de contacter un club de football, de handball, de rugby ou de judo dans une commune pour lui demander s’il est possible, dans le cadre d’une action de solidarité, de permettre à vingt MNA de bénéficier d’une licence sportive que de faire la même démarche pour cinq cents personnes.

Quant à l’interdiction de l’hébergement dans les hôtels, je ne parlerai pas, comme tout à l’heure, d’un grand gâchis, mais d’une grande hypocrisie : on se donne bonne conscience en se disant qu’on a fait voter une loi. Je salue et remercie Adrien Taquet, qui a été un ministre particulièrement à l’écoute et qui a objectivement fait tout ce qu’il pouvait. Nous n’étions pas du tout de la même sensibilité politique, mais il est normal, lorsque des ministres font le boulot, de le reconnaître. On dit que nul n’est censé ignorer la loi, et cela vaut en premier lieu pour les élus, mais je suis sûr que si vous meniez une mission d’information sur l’évaluation de la mise en œuvre de la loi Taquet, vous constateriez qu’un certain nombre de dispositions ne sont pas appliquées. Ainsi, des MNA sont toujours hébergés dans des hôtels et on vous dira que c’est faute de mieux. De fait, nous n’avons pas de structures dans mon département, parce que nous n’avons pas d’opérateurs.

J’illustrerai la grande hypocrisie actuelle par un autre exemple, celui des sous-effectifs chroniques dans les sous-préfectures. L’État organise lui-même le basculement en situation irrégulière d’étrangers en situation légale, d’adultes insérés dans la vie professionnelle et sociale, parce qu’ils n’arrivent pas à prendre rendez-vous à la préfecture.

Par ailleurs, les MNA sont des jeunes dans lesquels nous investissons de l’argent, qui bénéficient d’un accompagnement et auxquels est consacré de l’énergie de travailleurs sociaux et d’enseignants. Lorsque ces jeunes deviennent majeurs, c’est un parcours du combattant. Le fil peut être coupé immédiatement, mais on les garde parfois jusqu’à la fin de l’année. Pourquoi ? Parce que si on leur demande de circuler en cours d’année, les parents d’élèves, les camarades du lycée et les enseignants peuvent se mobiliser. Ce genre de rupture a plutôt lieu l’été pour éviter une mobilisation à l’échelle de l’établissement.

Deux anciens députés de mon département, Patrick Vignal, de La République en marche, et Muriel Ressiguier, de La France insoumise, sont intervenus avec moi auprès du préfet pour qu’un jeune apprenti boulanger obtienne un titre de séjour, mais pour un enfant ou une jeune dont la situation est portée à la connaissance de parlementaires, pour une belle histoire que la presse raconte, pour une fin heureuse grâce à la mobilisation des enseignants et d’un boulanger, à Fabrègues, qui n’est pas passé à télévision, contrairement à celui de Besançon qui a fait une grève de la faim pour sauver son apprenti, combien de MNA ne croisent pas la route d’une association, d’un collectif ou d’un parlementaire ? Cette rupture d’égalité est aussi une grande hypocrisie. Ce n’est pas selon que vous serez puissant ou misérable, mais selon votre carnet d’adresses : selon que vous aurez été présenté à un député ou une députée, à un sénateur ou une sénatrice, vous aurez peut-être une chance de poursuivre votre parcours. Telle est la réalité que nous constatons les uns et les autres.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). J’ai également une pensée pour les enfants de Mayotte. Nous connaîtrons à la rentrée le nombre de ceux qui ont disparu – depuis le 14 décembre, jour du cyclone, les cours sont finis là-bas. Tellement de personnes sont portées disparues et les problèmes des réseaux de télécommunication sont tels que nous ne saurons vraiment que le 13 janvier. Et encore, cela ne concernera que ceux qui allaient à l’école ou avaient un domicile : 4 000 enfants, cela a été dit tout à l’heure, étaient dans une situation d’errance à Mayotte. J’ai une pensée particulière pour toutes les familles qui vivent maintenant l’insoutenable et celles qui le vivaient déjà auparavant. Aller à l’école est un droit fondamental pour les enfants, comme le rappelle la Convention internationale des droits de l’enfant.

Si un mineur non accompagné devenu majeur veut poursuivre ses études, à condition de ne pas faire l’objet d’une OQTF après sa majorité, seules certaines formations sont acceptées, celles correspondant à des métiers en tension, pour lesquels existent des besoins spécifiques. Nous devrions politiquement, en tant que parlementaires, députés ou sénateurs, valoriser les droits fondamentaux et permettre à chacun la libre détermination de son avenir par le choix de son métier. Je n’aurais pas du tout apprécié, par exemple, qu’on me dise de faire tel métier alors que je rêvais depuis toujours d’être éducatrice spécialisée – et non députée, mais cela fait partie des choses qui arrivent… Comment envisagez-vous la valorisation des formations pour les MNA devenus majeurs sur notre territoire ? Comment peut-on les protéger d’une OQTF pendant leur formation ?

Par exemple, j’ai été sollicitée par une association de protection de l’enfance qui cherche en urgence un logement pour un ancien MNA de dix-neuf ans, apprenti et très bien intégré. On en vient à devoir mettre en valeur les qualités de ce jeune alors que le droit au logement est un droit fondamental.

Madame Peyron, je vous remercie d’avoir rappelé que les MNA sont nos enfants et d’avoir souligné le fait que, malgré de nombreux travaux convergeant vers le même constat dramatique, les parlementaires n’ont pas le pouvoir de changer les choses. J’espère donc que, grâce à cette commission d’enquête, la loi pourra être appliquée différemment et évoluer.

Monsieur Bourgi, lorsque vous avez indiqué que les MNA ou anciens MNA étaient exposés au risque d’entrer dans des parcours de délinquance, d’errance, de dépendance, et Mme Peyron a ajouté : de prostitution. Je souhaiterais que vous évoquiez cette question car, si ces jeunes sont majoritairement des garçons, certaines jeunes femmes se retrouvent aussi dans des situations dramatiques.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je vais faire entendre une voix un peu différente. Un élu est là pour représenter les Français, et non pour se faire plaisir. Personne ne conteste que tous les enfants, où qu’ils naissent ou vivent, ont les mêmes besoins. Il ne s’agit donc pas de savoir si nous devons apporter notre aide aux enfants qui en ont besoin – nous aimerions tous leur offrir notre plus grand soutien –, mais si nous pouvons le faire quand les derniers textes financiers prévoient un moindre remboursement des soins, une désindexation partielle des retraites et une augmentation de 40 milliards d’euros des impôts et taxes.

Même si je ne partage pas vos opinions, j’ai beaucoup apprécié la sincérité avec laquelle vous vous êtes tous exprimés et je souhaiterais que vous respectiez la mienne. Tout à l’heure, monsieur Burgoa, vous avez indiqué que le nombre des MNA avait augmenté de 50 % entre 2021 et 2023. Ne craignez-vous donc pas que la présomption de minorité conduise à la création d’une filière d’immigration supplémentaire ? Mon groupe est plutôt favorable à une présomption de majorité dès lors que l’on refuse de pratiquer des tests osseux fiables. Il m’est arrivé, au cours de mon expérience professionnelle, de défendre des mineurs dont je me disais qu’ils étaient tout sauf mineurs…

Peut-on accueillir tous les MNA alors que les Français doivent parfois renoncer à des soins ? J’ai été très touchée par des jeunes que j’ai rencontrés à Nancy. Il est très cruel – et je pèse mes mots – d’accueillir un mineur de seize ans puis de le mettre dehors à dix-huit ans – alors que, pendant ces deux années, il a appris le français. Si l’on vous accueille, on doit le faire bien, et non pas vous laisser dans la rue, drogué, faute de pouvoir s’occuper de vous. Ce n’est pas le modèle que défend mon groupe.

Pensez-vous que l’on peut accueillir tout le monde ? Encore une fois, si l’on ne peut pas bien accueillir, alors il faut avoir le courage d’y renoncer.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Actuellement, à Paris, deux cents jeunes campent à la Gaîté lyrique parce qu’on est manifestement incapables de leur venir en aide, de les loger de manière décente et de leur permettre de poursuivre normalement leur scolarité. À Mayotte, il est possible que l’on retrouve, parmi les victimes du cyclone, des enfants dont l’État n’a même pas connaissance ! Il y a de quoi s’interroger sur ses responsabilités.

L’État a également le devoir d’aider les collectivités territoriales à assumer leurs missions de protection et d’assistance des mineurs non accompagnés. Toutefois, certaines d’entre elles ne veulent plus assumer ces responsabilités ; d’autres – je pense notamment à Paris – estiment qu’elles ne peuvent plus faire face à la situation avec les moyens dont elles disposent.

Comment préconisez-vous d’articuler les actions respectives de l’État et des collectivités pour remédier à ces difficultés ? Comment disposer des moyens nécessaires pour accompagner dignement les enfants ?

M. Laurent Burgoa. Madame Roullaud, en tant que sénateur LR, j’assume de dire qu’un mineur, de quelque pays qu’il vienne, a droit à l’ASE : il y va du respect de la sensibilité humaniste de la France. Mais peut-être – et je vous le dis avec respect – confondez-vous MNA et migrants. Il faut faire attention : certains médias parlent parfois de migrants comme de mineurs non accompagnés alors qu’ils ne le sont pas. C’est pourquoi nous avons bien insisté dans notre rapport sur le fait que tout mineur relève de l’ASE, qu’il soit français, européen ou d’un autre pays étranger – et c’est tout à l’honneur de notre pays. Les majeurs, quant à eux, relèvent d’autres dispositifs.

Selon Départements de France, au moins sept MNA sur dix seraient en réalité majeurs.

Enfin, les départements sont devenus des guichets uniques sociaux. L’État doit donc être au rendez-vous : il a transféré les compétences sans les accompagner des moyens financiers correspondants.

M. Hussein Bourgi. Monsieur Bonnet, nous avons préconisé, pour en finir avec le fonctionnement en silos que j’évoquais tout à l’heure, la création d’un poste de délégué interministériel chargé de coordonner l’ensemble des acteurs. Parmi ces derniers, le ministère des affaires étrangères est traditionnellement absent ; or il importe de préciser son rôle en ce domaine.

Vous dites que c’est au département de gérer la situation mais, une fois qu’un enfant est reconnu mineur, il doit être scolarisé dans l’Éducation nationale, et une partie de ping-pong s’engage.

Pour pouvoir plaider la cause des véritables MNA, il faut dire la vérité sur ceux qui ne le sont pas. De fait, nous avons constaté que de nombreux jeunes majeurs qui arrivent, essentiellement d’Afrique du Nord, dans le sud de la France via l’Espagne déchirent leurs documents d’identité dès qu’ils sont sur le territoire français, puis donnent une fausse identité au service social, au policier ou au gendarme qui les interroge.

Il arrive que des jeunes dont la majorité a été établie soient impliqués dans des faits délictueux en état de récidive. Souvent, la presse s’en fait l’écho et on a le sentiment qu’il s’agit de MNA. Or, je le redis, ce n’est pas le cas. Ces personnes-là relèvent du ministère des affaires étrangères, qui doit négocier leur reconduite à la frontière et leur expulsion vers les pays d’origine. Mais ces derniers savent très bien à qui ils ont affaire et ne veulent surtout pas que ces jeunes, qui étaient déjà tombés dans la délinquance et que les autorités locales étaient très contentes de voir partir, reviennent ; ils ne sont donc pas du tout disposés à aider la France à les rapatrier.

Tout socialiste que je suis, je me dois de dire cette réalité. La plupart de ceux qui posent des problèmes judiciaires sont de jeunes majeurs – 5 % seulement des MNA sont concernés – qui trempaient déjà dans la délinquance avant d’arriver en France. Je le dis par honnêteté car j’ai prêté serment devant vous.

M. Laurent Burgoa. Je confirme !

Mme Michèle Peyron. En 2016, un comité national avait été créé, où le ministère des affaires étrangères était représenté aux côtés des ministères de la famille, de l’intérieur, de la justice et de l’éducation nationale. Mais ce comité ne s’est réuni qu’à deux reprises, en 2016… Cela nous ramène à la continuité des actions menées par le Gouvernement. Nous ne pouvons pas continuer ainsi : c’est d’enfants qu’il s’agit ! Dans notre pays, chaque enfant a les mêmes droits et nous avons les mêmes devoirs envers tous. Peut-être faudrait-il nous en souvenir plus souvent – et je mets tout le monde dans le même panier. Les parlementaires font le job et je fais confiance à ceux qui ont été élus récemment pour se saisir, dans le cadre de la commission des affaires sociales, de l’évaluation de la loi Taquet – je comptais m’y atteler en 2025, mais je la suivrai de l’extérieur.

Tout le monde doit se mettre autour de la table et avancer dans le même sens car, encore une fois, il y va d’enfants.

Mme Elsa Faucillon. L’intervention de Mme Roullaud nous place un peu face au cœur du problème. On transpose dans la problématique des mineurs non accompagnés – que nous devons protéger – des pratiques et des discours liés aux questions migratoires et sécuritaires. On les regarde comme des migrants – lesquels devraient, au demeurant, être mieux traités qu’ils ne le sont actuellement dans de nombreux pays de l’Union européenne – et non avant tout comme des enfants. Comment la septième puissance mondiale peut-elle se demander si elle peut s’en occuper ? Pourrait-on se poser dignement cette question à propos des 150 000 enfants pris en charge directement par la protection de l’enfance ? Nous devons les prendre en charge, et bien ! C’est ainsi qu’il faut envisager les choses, et pas autrement.

De jeunes Ukrainiens ont été scolarisés dans l’école de mon fils après l’invasion de leur pays par la Russie : en dix-huit mois, ils parlaient français. On peut apprendre à parler français en deux ans quand la scolarité est au rendez-vous : les unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants (UPE2A) doivent être en nombre suffisant – et ce n’est pas le cas.

Tous les acteurs qui pratiquent les évaluations le disent, un môme de seize ans qui passe un mois dans la rue, dans le froid, après avoir traversé la Méditerranée fait parfois dix ans de plus. Le temps de répit est donc crucial : ces jeunes doivent pouvoir se reposer. Je vous l’assure, des parcours de ce type font grandir bien plus vite.

J’ajoute que parmi les 5 % de mineurs non accompagnés qui ont basculé dans la délinquance – ce qui est effectivement très faible – figurent des victimes de traite des êtres humains. Ce taux serait donc encore plus faible si un véritable repérage était effectué. Nous espérions que le procès dit des enfants du Trocadéro aurait des suites à cet égard ; nous les attendons encore.

S’agissant de la formation, nous devons modifier notamment l’article L. 435-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) pour que la condition de régularisation soit, non plus la détention d’un diplôme, mais un diplôme en cours d’obtention. Ce faisant, nous améliorerions la régularisation des jeunes concernés et nous les protégerions des OQTF. Par ailleurs, l’assiduité est très mal évaluée. Il arrive en effet que les ruptures de scolarité s’expliquent par des ruptures d’accompagnement. Or elles ne sont pas prises en considération. Il faut partir du postulat que les jeunes en question veulent tous apprendre. S’ils viennent, n’en doutons pas, c’est pour obtenir un diplôme et travailler.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je souhaiterais prendre la parole : j’ai été interpellée.

Mme la présidente Laure Miller. Peut-être la réponse ne vous satisfait-elle pas mais je crois qu’on vous a répondu.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je remercie nos collègues ou anciens collègues députés et sénateurs d’avoir rappelé des évidences.

En affirmant que la France, parce qu’elle traite ou veut traiter dignement les enfants qui viennent sur son territoire, envoie un message qui encourage les autres à les rejoindre, on crée de la confusion. Aucun pays développé n’a jamais dit aux pays qui le sont moins qu’ils devaient lui envoyer leurs mineurs et qu’il s’en occuperait bien. C’est ce que vous avez dit, madame Roullaud, en évoquant un appel d’air.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous vous trompez complètement !

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). En tout cas, c’est ce que j’ai entendu. Il faut avoir discuté avec certains de ces enfants pour comprendre que, bien souvent, ils quittent leur pays contre l’avis de leurs parents, poussés par une forme d’urgence liée à la misère et voyagent dans des conditions épouvantables. Commence un parcours d’errances et de violences décuplées par les conditions dans lesquelles on les accueille.

Il est tout à fait faux de dire que les accueillir de manière digne, c’est les inviter à tous venir.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je ne veux pas que mes propos soient déformés !

Mme la présidente Laure Miller. Veuillez poser votre question, je vous prie, madame Hadizadeh.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Si des enfants ont été victimes de la traite des êtres humains, nous avons l’obligation – c’est bien plus fort que le devoir – de bien les accueillir lorsqu’ils arrivent en France. Du reste, lorsqu’on les interroge, les anciens enfants placés « nationaux » disent qu’ils sont des frères et des sœurs et que tous sont dans la même galère : ils ne supportent pas que les uns et les autres soient traités différemment.

Laisser penser, comme certains groupes politiques, que les mineurs non accompagnés provoquent l’embolie du système est faux, criminel et dangereux. Vous avez rappelé, madame Faucillon, et je vous en remercie, que nous avons été capables de bien accueillir les enfants ukrainiens, qui, en quelques semaines, ont pu apprendre le français, s’intégrer et envisager un meilleur avenir. Quand il s’en donne les moyens, notre pays peut faire de grandes choses !

Compte tenu des manquements que vous avez soulignés dans certains départements, estimez-vous que la politique concernant les mineurs non accompagnés doit être recentralisée ? Et que pensez-vous de la politique nationale concernant les autres enfants placés ?

Mme Marine Hamelet (RN). Je souhaiterais également savoir si la centralisation vous apparaît comme une solution. Dans un département comme le mien, le Tarn-et-Garonne, le nombre de MNA accueillis a fortement augmenté, au point que le système arrive à saturation : les enfants confiés à l’ASE par voie judiciaire sont sur liste d’attente.

M. Burgoa a indiqué que sept MNA sur dix étaient en fait majeurs. Pourriez-vous nous dire, madame Peyron, comment vous concevez la présomption de minorité ?

Enfin, ne pensez-vous pas qu’il faudrait contrôler certaines associations qui favorisent l’immigration illégale et font, à l’instar de certains hôtels, des bénéfices sur le dos de ces gens ?

M. Denis Fégné (SOC). Dans le département des Hautes-Pyrénées, qui compte 200 000 habitants, environ 1 500 enfants sont suivis au titre de l’aide sociale à l’enfance : 800 sont placés, les autres relèvent de l’action éducative à domicile (AED) et de l’assistance éducative en milieu ouvert. En quatre ans, le nombre des MNA a augmenté de 82 %. Il s’agit bien là de mineurs qui, pour l’essentiel, sont sortis du dispositif de l’aide sociale à l’enfance parce qu’ils n’ont pas trouvé la prise en charge – maison d’enfant, service de pédopsychiatrie, scolarité… – qui leur convient, auxquels s’ajoutent quelques jeunes migrants.

Quelles perspectives proposez-vous pour renforcer la cohérence du dispositif et la continuité entre les dispositifs d’accueil et d’accompagnement des mineurs non accompagnés ?

Mme Elsa Faucillon. La question de l’amélioration du repérage des enfants victimes de traite des êtres humains a été fréquemment abordée lors de nos auditions – je pense notamment à celle de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF). Trop peu de dispositifs permettent d’aller vers les MNA, ou ceux qui pourraient être considérés comme tels, qui, parce qu’ils sont immédiatement captés par les réseaux de traite, n’arrivent pas jusqu’aux cellules d’accueil des mineurs non accompagnés.

De ce fait, on ne connaît pas leur âge ; ils n’ont pas été évalués et échappent à la protection de l’enfance. De formidables associations, mandatées par l’État ou non, accomplissent ce travail, mais ces structures sont trop rares. L’association Koutcha, par exemple, dont le rôle est de protéger et d’héberger les jeunes qui échappent aux réseaux de traite, n’a que six places. Pour venir en aide à ces enfants victimes, il faut changer de logiciel et de moyens. Ainsi, nous estimons que l’État pourrait apporter une aide particulière aux départements frontaliers, confrontés aux difficultés propres aux territoires de transit, ainsi qu’aux collectivités qui mettent à l’abri les jeunes qui ont formé un recours en minorité à la suite de leur évaluation. Elles doivent être soutenues tant que la minorité ne sera pas présumée dans l’attente de la décision finale du juge.

Du reste, lorsque l’ADF estime la part de MNA réellement mineurs à 30 %, elle se fonde sur les chiffres des départements et ne prend donc pas en compte les décisions rendues à la suite d’un recours, qui, dans certains départements, aboutit dans 60 % des cas à une remise en cause de la première évaluation.

Sur le point de savoir si la recentralisation est la solution, ma religion n’est pas complètement faite. Tant que les pouvoirs publics n’auront pas pris conscience que la protection est une véritable obligation, cela ne changerait rien. La nationalisation pourrait être utile si l’on considérait que la protection des mineurs est une belle compétence et que notre pays peut l’assumer parce qu’il doit investir dans sa jeunesse et s’il estimait, comme en 1945, que les plus vulnérables doivent bénéficier d’une protection particulière. Mais dans l’état actuel des choses, où les uns et les autres se renvoient la balle, on continuerait à avoir besoin des départements et des structures locales existantes.

L’État doit assumer cette responsabilité et la considérer comme une belle et véritable responsabilité.

Mme Michèle Peyron. Ma religion n’est pas faite non plus, même si notre belle mission a duré six mois.

La clé de répartition des mineurs doit être plus humaine ; elle ne peut pas se limiter à un mode de calcul : il faut prendre en compte le parcours individuel de chaque mineur. Sinon, on se retrouve en effet avec des mineurs non accompagnés relativement trop nombreux dans certains départements. Je précise que même les départements du centre de la France, que l’on oublie un peu, accueillent leur part de mineurs non accompagnés et que, dans certains d’entre eux, les choses se passent très bien : les mineurs sont bien intégrés dans la population. Je n’en dirai pas plus, car ce n’est pas le lieu indiqué pour monter sur ses grands chevaux…

M. Hussein Bourgi. Certaines associations encouragent-elles les filières d’immigration ? Non. Nous avons interrogé différents services de police – notre collègue Henri Leroy, qui est loin d’être un gauchiste, s’est entretenu avec ceux qui sont en poste à la frontière italienne – et il ressort de ces échanges qu’il n’existe pas de filières qui incitent ces jeunes à venir en France. Lorsqu’ils arrivent et ne sont pas pris en charge par les pouvoirs publics, ils rencontrent, dans leur errance, d’autres jeunes parfois à peine plus âgés qu’eux qui vont les prendre sous leur coupe.

Par ailleurs, les mineurs qui se rendent seuls en France sont très majoritairement des garçons. Les filles arrivent avec leur fratrie, laquelle est originaire souvent d’Afrique subsaharienne, parfois d’Asie et très exceptionnellement d’Amérique latine. Tant qu’elles sont avec leurs frères, ceux-ci les protègent. En revanche, lorsque les pouvoirs publics prennent des décisions autoritaires visant à séparer la fratrie, elles ne se trouvent plus sous leur protection, sont isolées et peuvent basculer dans la prostitution. Il arrive également que les frères fassent une bêtise, qui n’est pas forcément un acte de délinquance – ils peuvent se battre avec des gens qui importunent leur sœur –, et se retrouvent en prison ou en garde à vue. La fille est alors isolée, peut basculer, et on ne la retrouve plus.

M. Laurent Burgoa. Sur la question de la recentralisation, il serait intéressant que vous rencontriez des représentants de la Seine-Saint-Denis et des Pyrénées-Orientales, qui ont précisément souhaité que cette compétence soit renationalisée, pour qu’ils vous disent comment les choses se passent.

Enfin, de manière générale, compte tenu de la situation financière de notre pays, il faut avoir une vision globale de l’ensemble des compétences et déterminer leur répartition entre l’État et les différentes collectivités pour savoir qui fait quoi.

Mme Elsa Faucillon. En 2023, les filles, même si elles restent très minoritaires, ont été un peu plus nombreuses que les années précédentes : leur part est passée de 5 % à 8 %. Souvent, elles sont enceintes – soit c’est la raison pour laquelle elles sont parties, soit elles ont été violées durant leur parcours – et doivent alors faire l’objet d’une prise en charge spécifique. C’est une donnée nouvelle.

M. Hussein Bourgi. On dit souvent que le développement d’une société se mesure au traitement qu’elle réserve aux plus fragiles, à savoir : les prisonniers, les fous, les personnes âgées et les enfants. N’attendons pas qu’un journaliste publie un livre pour nous pencher sur la manière dont les enfants sont pris en charge par l’aide sociale à l’enfance ou dont les enfants en situation de handicap sont traités dans certaines structures.

  1.   Audition conjointe de Mme Isabelle Frechon, chargée de recherche au laboratoire Printemps (Professions, institutions, temporalités) de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et Mme Flore Capelier, chercheuse associée au laboratoire Printemps (mardi 17 décembre 2024)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition conjointe de Mme Isabelle Frechon, sociologue et démographe, chargée de recherche du CNRS au laboratoire Printemps (Professions, institutions et temporalités) de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et Mme Flore Capelier, docteure en droit public, chercheuse associée au laboratoire Printemps.

Vous avez toutes deux écrit de nombreux ouvrages et articles sur la protection de l’enfance. Madame Capelier, vos travaux portent notamment sur l’histoire de la protection de l’enfance, les droits fondamentaux des enfants placés, ou encore la prise en compte de la parole et de l’avis de l’enfant. Vous avez également été directrice de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE).

Madame Frechon, vos travaux portent sur les parcours et les conditions de vie et de sortie des jeunes pris en charge dans le cadre la protection de l’enfance. Vous êtes responsable du projet de recherche ELAP (Étude longitudinale sur l’accès à l’autonomie des jeunes placés). Vous vous êtes également intéressée à la question des violences faites aux enfants, en dénonçant un « continuum des violences » dans l’expérience des jeunes de l’aide sociale à l’enfance (ASE), entre violence familiale et violence institutionnelle. Vous aurez l’occasion de préciser vos propos.

Les résultats de vos études intéressent particulièrement la commission d’enquête. Par ailleurs, les auditions que nous avons menées jusqu’à présent ont mis en évidence un manque criant de données, de remontées d’informations, de suivi et de statistiques en matière de protection de l’enfance. Partagez-vous ce constat et, si oui, comment l’expliquez-vous et comment y remédier ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Flora Capelier et Isabelle Frechon prêtent serment.)

Mme Flora Capelier, docteure en droit public, chercheuse associée au laboratoire Printemps (Professions, institutions et temporalités). Notre propos liminaire à deux voix portera non pas sur nos travaux respectifs, mais sur un travail commun publié dans la Revue française des affaires sociales en 2023 sous le titre « Protection de l’enfance et pauvreté ».

Ce travail partait du constat suivant : si la majorité des familles pauvres ne sont pas maltraitantes, la majorité des enfants accompagnés au titre de l’aide sociale à l’enfance sont en situation de pauvreté. Il nous semblait intéressant de mieux connaître le profil des enfants et des familles concernés par une mesure de protection de l’enfance et de mieux comprendre leur parcours. En effet, les informations sur les caractéristiques sociodémographiques des parents sont rares ; on sait peu de choses sur les catégories socio-professionnelles ou sur les familles monoparentales qui sont pourtant fortement représentées au sein du dispositif de protection de l’enfance.

Il nous semblait également important de mieux comprendre les mécanismes des violences intrafamiliales. Si celles-ci existent dans tous les milieux sociaux, la recherche et la littérature scientifique sur les violences dans les familles les plus aisées manquent.

Avant de vous faire part de certains enseignements de ce travail, je commencerai par vous livrer quelques données sur la pauvreté des enfants. En 2021, 23 % des enfants sont en situation de pauvreté monétaire ou en situation de privation matérielle spécifique à l’enfance. Dès 2017, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) soulignait que le taux de pauvreté en conditions de vie est plus défavorable aux enfants qu’aux adultes. Selon l’Insee, 610 000 enfants en logement ordinaire vivent en situation de grande pauvreté. Ces chiffres doivent nous alerter et nous inciter à développer des politiques de prévention et de lutte contre la pauvreté ambitieuse.

S’agissant des enjeux juridiques, la législation appelle des remarques, d’une part sur le sens de l’action menée, d’autre part sur l’équilibre entre droits des enfants, respect de l’autorité parentale et poursuite de l’intérêt général par des services publics qui sont en partie décentralisés. Le code de l’action sociale et des familles comme le code civil fondent l’intervention de la puissance publique sur la notion de danger ou de risque de danger, une notion particulièrement large. Celle-ci a l’avantage de recouvrir un ensemble de situations mais elle a aussi pour limite d’englober toutes les violences sans toujours les nommer. Ainsi, la notion de négligences faites aux enfants est complètement passée sous silence par le droit français alors que l’Organisation mondiale de la santé la reconnaît.

La notion de danger suppose aussi un travail d’évaluation et de qualification des situations individuelles. En ce qui concerne les liens entre pauvreté et protection de l’enfance, la portée juridique est double. D’une part, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle régulièrement que la situation de pauvreté vécue par l’enfant ne peut à elle seule caractériser un danger pour l’enfant. Autrement dit, le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait à lui seul justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques. D’autre part, la Cour n’hésite pas à condamner l’État français pour une protection insuffisante des enfants qui seraient soumis à des violences intrafamiliales et qui auraient été insuffisamment protégés. Ce fut le cas récemment dans l’affaire Marina. Il est indispensable d’évaluer le danger, de le caractériser et de le qualifier juridiquement.

Je terminerai par un mot sur l’impensé collectif sur les conditions de vie de l’enfant avant, pendant et après la mesure de protection de l’enfance. Le travail sur la pauvreté et la protection de l’enfance conduit à s’intéresser au continuum des liens entre les conditions de vie de l’enfant et la mesure. Dès lors que l’intervention de la protection de l’enfance vient modifier le quotidien de l’enfant, elle peut aussi avoir des effets sur sa situation de pauvreté éventuelle et sur son milieu social. Si les recherches sont nombreuses sur les interactions individuelles – on évalue les relations entre l’enfant et les parents, entre l’enfant et les professionnels qui l’accompagnent, entre les parents et les professionnels –, il est plus rare qu’elles abordent l’écosystème familial ou les responsabilités collectives et sociétales dans l’exercice de la protection de l’enfance. Or la multiplication des acteurs compétents pour protéger l’enfant mais aussi le choix du traitement juridique, politique et administratif de la protection de l’enfance imposent de questionner les responsabilités des adultes, à la fois des particuliers et des professionnels, mais aussi plus globalement des institutions, qu’elles soient publiques ou privées.

Une dernière remarque d’ordre terminologique : si nous nous félicitons de la création d’une commission d’enquête sur les dysfonctionnements de l’aide sociale à l’enfance, qui appelle un discours de vérité et un état des lieux de la situation, il nous semble cependant que certains prérequis doivent être respectés pour que le terme de « dysfonctionnements » n’oppose pas davantage. Sur le terrain, on observe des oppositions entre enfants et parents, entre parents et professionnels, entre professionnels et institutions, mais aussi entre les fins et les moyens. L’enjeu est aujourd’hui de redonner du sens et de l’espoir et de rassembler pour répondre aux besoins fondamentaux, présents et futurs, des enfants et des parents.

Mme Isabelle Frechon, sociologue et démographe, chargée de recherche au laboratoire Printemps. Notre travail explore les différentes étapes du parcours de la protection de l’enfance – le repérage, la prise en charge, les suites après la fin de la mesure.

Ce parcours invite à réfléchir aux responsabilités dans le champ de la protection de l’enfance. Celui-ci dépasse le cadre des services de l’aide sociale à l’enfance et de la justice des mineurs et implique un large éventail d’institutions – la santé, l’éducation, la justice aux affaires familiales, les services sociaux, la préfecture pour les mineurs non accompagnés, le logement etc.

S’agissant du repérage, si la violence intrafamiliale concerne tous les groupes sociaux, le dispositif de protection de l’enfance ne semble pas être mobilisé de la même manière selon le milieu social. Les familles les plus précaires sont ainsi plus surveillées tout simplement car elles sont davantage en contact avec les services publics. Elles deviennent les principales bénéficiaires de l’aide sociale à l’enfance et de la protection de l’enfance en général. En revanche, les enfants des milieux plus aisés ont davantage accès aux réseaux de soutien alternatifs – ils ont un entourage plus étayé, ils ont recours plus facilement aux professionnels libéraux tels que les psychologues ou les psychiatres ainsi qu’à l’enseignement privé dont l’internat. Cet état de fait crée un risque d’invisibilisation des violences dans certains milieux et entraîne une disqualification parentale dans d’autres.

Les institutions de première ligne – maternités, écoles, hôpitaux – jouent un rôle crucial dans le repérage des enfants en danger. Cependant, elles ciblent souvent prioritairement les familles pauvres, ce qui renforce une logique de surveillance sociale. Les politiques de réduction des inégalités par le transfert de revenus ou les programmes nationaux ne suffisent pas, et ne suffiront jamais, à éliminer le besoin en protection de l’enfance. Celles-ci gagneraient en efficacité si elles étaient plus équitables et mieux adaptées aux réalités territoriales. Je fais écho ici à l’article de Tonino Esposito et son équipe au Québec qui figure dans la revue.

Enfin, il existe une fragmentation institutionnelle des responsabilités. Chaque institution a tendance à transférer les responsabilités à une autre : ce n’est pas un problème social, c’est un problème psychiatrique ; ce n’est pas un problème scolaire mais familial ; ce n’est pas un problème de logement, c’est un problème de travail ; ce n’est pas un problème administratif, c’est un problème systémique. Dans ce contexte, la protection de l’enfance est perçue à la fois comme le dernier rempart de protection et comme une institution censée pallier les défaillances des autres.

En ce qui concerne la prise en charge, une question fondamentale se pose : la mission de l’aide sociale à l’enfance est-elle d’extraire l’enfant de ses difficultés familiales et, par extension, des difficultés sociales rencontrées par ses parents, ou bien d’accompagner cet enfant vers un retour dans sa famille, à condition que celle-ci soit en mesure de le reprendre ? Cette tension est particulièrement visible pour les enfants placés mais elle existe aussi pour les mesures en milieu ouvert, dans le cas desquelles les familles peuvent ressentir la menace d’un placement.

Les contributions rassemblées dans la revue montrent que les pratiques des professionnels se concentrent souvent sur la dimension éducative, sans pouvoir tenir compte des conséquences de la précarité sociale et économique des familles. Dans l’article d’Alice Anton et Benjamin Denecheau, les auteurs se demandent comment une mesure d’action éducative en milieu ouvert (AEMO), avec seulement deux heures de face-à-face par mois, peut-elle vraiment résoudre les difficultés scolaires d’un enfant quand la famille vit dans la précarité, dans un logement insalubre ou quand le seul parent dans du foyer a des horaires décalés ou encore quand il y a d’autres problèmes dans la fratrie ? Face à ces situations, il est nécessaire d’orienter certains parents vers des services publics autres tels que la santé, le logement ou l’emploi pour répondre à leurs besoins de façon accompagnée et coordonnée.

Les services de protection de l’enfance ne considèrent pas toujours cela comme faisant partie de leur mission. En se concentrant uniquement sur les enfants, la prise en charge n’offre qu’un répit temporaire, tant pour les enfants que pour la famille. Les difficultés réapparaissent souvent après la sortie du dispositif lorsque l’enfant retourne dans sa famille. Comment envisager un retour en famille après un placement si la situation sociale n’a pas été prise en considération pendant toute cette période ?

La coconstruction des savoirs, méthode défendue par ATD Quart Monde, permet de travailler dans le respect mutuel avec les familles mais elle nécessite la formation de l’ensemble des membres d’une équipe dans un même territoire.

Une politique ambitieuse peut malheureusement ne pas avoir les moyens de ses ambitions. La politique de protection de l’enfance manque de pérennité dans la vie des enfants qui deviendront des adultes. Le fait de ne pas considérer les difficultés des parents comporte le risque de voir le placement prolongé jusqu’à la majorité, voire vingt ans. On laisse de côté un entourage familial fragilisé. Or l’entourage familial constitue l’un des leviers essentiels dans le passage à l’âge adulte de l’ensemble des jeunes de tous les milieux sociaux puisqu’il offre l’hébergement. En moyenne, les jeunes décohabitent à l’âge de vingt-quatre ans et demi.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. L’histoire explique à mes yeux une large part des manquements des politiques publiques en matière de protection de l’enfance.

Comment expliquez-vous l’absence de données et la faiblesse de la recherche française dans le domaine de la protection de l’enfance alors que les grands chercheurs du Québec – vous avez cité les travaux de Tonino Esposito – accompagnent depuis plus de vingt ans toutes les politiques publiques ? Leurs travaux éclairent les élus sur les manquements et non sur les responsabilités – nous ne sommes pas un tribunal – dans cette matière.

Vous faites partie des rares chercheurs en France sur le sujet mais vos travaux n’irriguent pas les politiques publiques – c’est un drame puisqu’ils sont de grande qualité. La protection de l’enfance est pourtant une politique transversale qui ne peut se satisfaire d’une gouvernance dans laquelle l’État s’est désengagé en matière de santé sociale – entendue comme l’accompagnement de l’enfant dans son environnement, conformément à la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Depuis 1983, l’État a abandonné le social et conservé le sanitaire, ce qu’il n’aurait jamais dû faire car cette séparation est à l’origine des pires dérives. Pourquoi, selon vous, vos travaux sur la pauvreté n’ont-ils pas aidé les responsables politiques à comprendre dans les années passées ? Pourquoi tant de temps perdu ?

La protection de l’enfance devrait être une loi d’exception. Elle ne devrait pas justifier les sureffectifs. Faute d’évaluation de nos politiques publiques, le juge continue à prendre une décision en silo de placement en pouponnière et notre pays connaît une suroccupation des pouponnières, dont le modèle est pourtant décrié par toutes les recherches internationales. Les travaux au Québec montrent qu’aucun enfant de zéro à cinq ans ne devrait vivre dans une structure collective. Les neurosciences ont apporté de profonds changements. On sait qu’un bébé a besoin de sécurité pour bien grandir.

Quelle appréciation portez-vous sur les politiques menées sachant qu’elles ne sont fondées sur aucune analyse ? Comment la France peut-elle faire fi de tous les travaux de recherche – les vôtres et ceux de l’étranger ? Vos travaux auraient dû nous permettre d’engager la nécessaire bifurcation dans la protection de l’enfance.

Mme Flora Capelier. Nous sommes toutes les deux convaincues des vertus de l’approche pluridisciplinaire et des regards croisés mais le fonctionnement en silos reste une réalité, et la recherche n’y échappe pas.

En ce qui concerne les travaux scientifiques, il convient de distinguer la recherche stricto sensu, qui permet de produire des connaissances, et celle qui permet de concevoir des outils de pilotage pour les politiques publiques. J’ai beaucoup travaillé depuis plusieurs années sur le transfert de connaissances, opération délicate qui consiste à traduire les connaissances scientifiques pour les mettre au service des politiques publiques.

Dans le domaine de la protection de l’enfance, l’approche doit mêler sanitaire et social. Vous avez évoqué les lois de décentralisation de 1983, mais dans l’histoire de la protection de l’enfance et du droit qui la régit, la question de l’articulation entre sanitaire et social se pose depuis longtemps. De même, la répartition des compétences entre département, État et secteur associatif habilité a beaucoup oscillé dans le temps. Vous avez raison, l’histoire apprend beaucoup.

Plusieurs disciplines s’intéressent aujourd’hui à la protection de l’enfance. Quand j’étais directrice de l’ONPE, nous avions lancé un réseau des jeunes chercheurs. Il existe une centaine de thèses sur la protection de l’enfance mais on méconnaît largement les résultats des recherches qui sont menées.

Par ailleurs, certains champs sont totalement délaissés alors que les travaux de recherche seraient très utiles au pilotage des politiques publiques – l’économie publique, la sociologie des organisations. Dans le cadre de mes fonctions actuelles, j’aimerais lancer un travail doctoral sur les enjeux de territorialisation car les inégalités territoriales sont aussi liées à l’organisation et à la répartition entre les niveaux local, très local et plus centralisé.

Se pose également la question du financement de la recherche en protection de l’enfance. Ce sujet est traité en marge. Parmi les institutions qui soutiennent la recherche, outre les universités, l’ONPE, dont le conseil scientifique garantit une certaine rigueur et un suivi des travaux, peut financer trois à quatre recherches par an. L’enveloppe globale de 100 000 euros ne permet évidemment pas de soutenir davantage de projets, notamment ceux qui pourraient concourir au transfert de connaissances que j’évoquais précédemment.

Nous avons toutefois réussi ce transfert en ce qui concerne l’évaluation des situations individuelles. Une thèse de Pierrine Robin a ainsi donné lieu à un consortium scientifique piloté par l’ONPE et plusieurs éléments ont été repris par le centre régional d’études d’actions et d’informations (CREAI) en faveur des personnes en situation de vulnérabilité en Île-de-France. L’aboutissement n’a pas permis de conserver complètement l’équilibre et la substantifique moelle du projet mais on constate une montée en compétences des équipes en matière d’évaluation qui doit beaucoup à l’investissement des uns et des autres. Il est toutefois difficile de l’inscrire dans la durée et de trouver un débouché institutionnel.

Parmi les acteurs qui financent la recherche, je citerai aussi le Défenseur des droits, qui peut allouer des crédits à des colloques et à des projets ponctuels, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ), le GIP Mission de recherche Droit et Justice, etc. La liste est assez éclectique. Elle amène à s’interroger sur les orientations et les moyens que l’on consacre à la recherche. Le secteur associatif habilité a investi depuis quelques années la recherche, mais là encore il faut réussir à passer du particulier au général.

Nous avons vraiment des progrès à faire pour que la recherche irrigue le pilotage des politiques publiques. Nous devons également réfléchir aux raisons pour lesquelles les décisions politiques ne s’appuient pas sur les travaux de recherche ainsi qu’aux moyens d’y remédier. Cela permettrait sans doute de faciliter la prise de décisions dans cette matière. Il faut améliorer la visibilité de l’état des connaissances, développer les transferts de connaissances, proposer des outils qui serviraient de support aux professionnels, qui leur offriraient une doctrine et qui leur apporteraient une sécurité dans leur pratique quotidienne auprès des enfants et des familles.

Il ne faut pas oublier la complexité du droit en vigueur, sa technicité, et l’absence d’indicateurs de pilotage. On manque d’indicateurs d’activité –  nombre de mesures ordonnées, temps de mise en œuvre, nombre de places occupées, autorisées, vacantes, etc. Vous évoquiez les pouponnières : si on décide de ne plus y recourir, il faut des familles d’accueil. On se heurte alors à la pyramide des âges, au turnover et au manque d’attractivité des métiers. On a besoin d’indicateurs d’activité précis et fiables et de définitions rigoureuses sur le plan scientifique.

La gouvernance participe aussi de l’enjeu global. Il faut soutenir davantage les politiques de prévention spécialisée, en particulier en matière maternelle et infantile, ce qui permettrait que les mesures de protection de l’enfance demeurent l’exception, comme vous y appelez. Le maillage territorial des dispositifs de protection de l’enfance est source d’inquiétude.

Enfin, de récentes études de législation comparée entre la France et le Québec – notamment celle de Caroline Siffrein-Blanc et Carmen Lavallée – ont mis en évidence la nécessité d’avancer encore dans la réflexion sur le statut juridique des enfants confiés. Au Québec, les enfants peuvent être placés jusqu’à leur majorité ; la loi du 14 mars 2016 a permis des avancées mais il est essentiel de pouvoir évaluer les réformes pour bien en comprendre toutes les implications.

Mme Isabelle Frechon. Peut-être s’agit-il uniquement d’autoconviction mais, pour ma part, j’ai l’impression que les résultats de la recherche commencent à infuser.

En tant que démographe, je concentrerai mon propos sur les données quantitatives.

Au début des années 2000, Paul Durning, le premier directeur de l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED), m’a dit : « De toute façon, on a vingt ans de retard sur le Québec et on ne les rattrapera jamais ! »

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. C’est vrai !

Mme Isabelle Frechon. Certes, mais on peut au moins essayer de réduire l’écart. Et n’oublions pas que la population québécoise est bien moins importante que la population française et que le système de protection de l’enfance est organisé différemment. En France, il est largement départementalisé : partant, les seules données dont nous disposons à l’échelle nationale correspondent en réalité à l’agglomération des données remontées par les départements. Pour pallier ce manque et recentrer les données sur l’enfant, l’ONED, l’ONPE et la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) ont développé au milieu des années 2000 un système d’observation longitudinale, individuelle et nationale en protection de l’enfance (OLINPE). Mais là encore, la multitude des logiciels métier utilisés par les départements est source de difficulté.

Lancé il y a quelques années, le projet DataCare, développé par le réseau Eurochild, ambitionne de créer une cartographie des données statistiques en protection de l’enfance à l’échelle européenne – y compris le Royaume-Uni –, en s’appuyant sur des indicateurs communs à tous les pays. L’objectif est de nourrir un plaidoyer autour de la désinstitutionnalisation de la protection de l’enfance. Je devais, en tant que correspondante nationale, fournir des données statistiques sur le taux d’enfants accueillis – ce qu’ils appellent alternative care –, et plus particulièrement le taux d’enfants placés en foyer – le residential care – ou en famille d’accueil, en France. Or les statistiques de la DREES sont très complexes ; les dernières données dont nous disposons datent de 2017, car reconstituer les indicateurs attendus nécessite de croiser les résultats de plusieurs enquêtes – notamment l’enquête sur les bénéficiaires de l’aide sociale des départements (ADEP-ASE) et l’enquête auprès des établissements et services de la protection de l’enfance (ES-PE). En outre, au nom de la continuité de la statistique publique, on continue d’utiliser des indicateurs dont le périmètre n’est plus pertinent au regard de l’évolution de l’offre des maisons d’enfants à caractère social (MECS).

À l’issue d’un important travail, nous sommes finalement parvenus à fournir les indicateurs demandés à Eurostat. Reste que nous ne pourrons pas les leur communiquer tous les ans : si nous pouvons le faire une fois tous les quatre ans, cela ne sera déjà pas mal !

L’accès aux données reste problématique : les résultats de l’enquête ES-PE, par exemple, ne sont disponibles que sur le Centre d’accès sécurisé aux données (CASD), dont l’accès est payant, y compris pour les chercheurs ! Ces quelques données vont me coûter pas moins de 3 000 euros alors qu’elles devraient être mises à disposition des laboratoires de recherche.

L’étude sur l’accès à l’autonomie des jeunes placés (ELAP) est d’une ampleur inédite à l’échelle internationale : aucun autre pays n’a suivi 1 600 jeunes placés en même temps, nous pouvons donc en être fiers. Reste que pour l’instant, contrairement au Québec, nous ne pouvons pas en apparier les résultats avec les autres données de la statistique publique. La DREES y travaille, elle cherche notamment à croiser les données issues d’Olinpe avec celles de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) pour reconstituer les parcours de scolarité des jeunes inclus dans l’enquête longitudinale. Peut-être parviendrons-nous par la suite à réaliser d’autres appariements et aboutir à un indicateur unique. Toute la difficulté réside dans la départementalisation de la protection de l’enfance.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La recherche en protection de l’enfance existait-elle déjà avant la décentralisation et, le cas échéant, quelle était sa qualité ? Le mouvement de décentralisation y a-t-il mis un coup d’arrêt ?

Mme Isabelle Frechon. La première enquête d’ampleur a été menée en 1974 : nous disposons donc bien de statistiques, mais je n’en garantis pas la robustesse. Cette étude n’a pas été numérisée mais j’ai pu en récupérer les résultats et je pourrai vous les faire parvenir.

Mme la présidente Laure Miller. Nous en venons aux questions des députés.

Mme Marie Mesmeur a été contrainte de partir, mais elle souhaitait avoir votre opinion sur le champ de compétences, les moyens d’action et les obligations réglementaires des observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE). Ne pourrait-on pas envisager une évolution légale de ces observatoires, y promouvoir le recours aux conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE), qui ouvrent droit au crédit d’impôt recherche (CIR) pour les départements, voire rendre les CIFRE totalement gratuites pour les collectivités ?

M. Denis Fégné (SOC). La recherche a montré que le placement restait le barycentre de la protection de l’enfance : aujourd’hui encore, des familles hésitent à demander de l’aide aux services de protection de l’enfance, par crainte que cela entraîne le placement de leurs enfants. Or notre système de placement est embolisé car il y a à la fois de plus en plus d’enfants placés, faute de moyens suffisants alloués aux dispositifs de prévention, et un manque de place dans les Mecs et les familles d’accueil.

Parallèlement, on assiste à une augmentation du placement chez les tiers dignes de confiance : est-ce par défaut, faute de place dans les MECS ou en famille d’accueil, ou parce que les potentialités de prise en charge dans l’environnement familial sont davantage prises en considération ? Les tiers dignes de confiance sont-ils un objet de recherche ?

Mme Flore Capelier. À mes yeux, les observatoires de la protection de l’enfance sont un très bel outil – mais je ne suis pas objective, car j’ai été responsable de l’ODPE de Paris, puis de l’ONPE ! Quoi qu’il en soit, inscrire leurs missions dans la loi – formulation de propositions sur la politique de protection de l’enfance, recueil et analyse des données relatives à l’enfance en danger, suivi de la mise en œuvre du schéma départemental de la protection de l’enfance – a permis de renforcer l’action de ces établissements au positionnement assez particulier. Aujourd’hui, la plupart des départements en ont un, et on ne peut que s’en féliciter. De nombreuses évolutions légales ont déjà été apportées par les lois du 14 mars 2016 et du 7 février 2022. Aujourd’hui, le cadre me semble très complet.

De plus en plus de départements s’engagent dans des CIFRE, et c’est heureux : pour disposer de davantage de chercheurs spécialisés dans la protection de l’enfance, il est essentiel de continuer à soutenir les doctorants et les équipes de recherche qui les accueillent à travers le cofinancement des thèses, mais aussi les chercheurs en post-doctorat. À cet égard, j’espère que la création d’un centre national de ressource au sein du GIP France Enfance protégée – dont vous entendrez demain des responsables – permettra de poursuivre l’animation des réseaux d’acteurs lancée lorsque j’étais responsable de l’ONPE. Cela avait permis d’identifier beaucoup de subventions pour des doctorants ou jeunes chercheurs en protection de l’enfance. Je crois beaucoup à ce levier pour améliorer le transfert de connaissances.

Votre question sur les modalités de placement interroge, plus largement, le sujet des normes – et je vous renvoie notamment aux travaux de Jacques Commaille. En matière de protection de l’enfance, elles sont définies principalement par le droit, mais aussi par l’ensemble des stratégies déployées, comme les schémas départementaux. La législation a beaucoup évolué ces dernières années : les décrets se sont considérablement étoffés et les règles sur l’assistance éducative qui figuraient dans le code civil ont, depuis peu, été inscrites dans le code pénal. La loi de 2007 – et, dans une moindre mesure, celle de 2016 – tendait à diversifier les modalités de prise en charge, mais la question se pose différemment aujourd’hui. En effet, l’interprétation de la loi de 2022 a finalement conduit à un dispositif binaire : les mesures sont soit administratives, soit judiciaires ; les enfants font l’objet soit d’un placement, soit d’une action en milieu ouvert – au sein de laquelle on ne trouve, bien souvent, qu’une aide éducative à domicile (AED) ou une AEMO, alors qu’il existe d’autres mesures – par exemple, la mesure judiciaire d’aide à la gestion du budget familial s’est très peu développée en France alors que la recherche a montré que c’était un levier efficace.

Par ailleurs, certains travailleurs de l’intervention sociale et familiale sont financés par les départements, d’autres par les caisses d’allocations familiales (CAF), d’autres encore par la protection maternelle et infantile (PMI) : il faut absolument améliorer le pilotage des acteurs afin de développer un maillage plus fin en matière de prévention.

S’agissant de l’augmentation des placements dans l’environnement de l’enfant, la loi du 7 février 2022 est ambivalente : centrée sur le tiers digne de confiance, elle reste silencieuse sur l’accueil durable par les bénévoles. Si l’on souhaite privilégier l’accueil chez un tiers, il faut absolument clarifier les textes. Il ne faudrait pas, cependant, que l’accueil chez un tiers digne de confiance ou dans la famille soit une solution par défaut : ce serait inacceptable et contribuerait à désinstitutionnaliser la protection de l’enfance. Au-delà d’une mauvaise évaluation des ressources disponibles dans l’environnement des familles, les très fortes contraintes juridiques et administratives restent un frein au développement de l’accueil par des tiers dignes de confiance ou des proches de l’enfant : le versement des indemnités peut être très long, or les tiers se retrouvent souvent à devoir accueillir des fratries du jour au lendemain, sans y être vraiment accompagnés car ils ne figurent dans le périmètre d’aucun des acteurs – les services d’aide en milieu ouvert s’occupent du soutien à la famille, le juge des enfants… Il faudrait faciliter les choses.

Aujourd’hui encore, nous ne savons pas dénombrer le nombre de tiers dignes de confiance et le nombre d’enfants placés de manière durable, bien qu’informelle, auprès de bénévoles ou de proches. Là encore, il y a un véritable enjeu en matière de pilotage. Une thèse, soutenue par l’ONPE, est en cours sur ces sujets, j’espère qu’elle nous apportera davantage d’éléments.

L’augmentation du nombre de placements est perçue négativement car elle peut être la traduction de l’échec des dispositifs de prévention et des mesures de suivi en milieu ouvert, qui sont parfois trop ponctuelles et ne répondent pas aux besoins de la famille. Le risque d’un placement abusif existe, bien sûr, mais ces placements peuvent aussi être vus comme le fruit d’une meilleure formation des professionnels au repérage des négligences, violences sexuelles et physiques sur les enfants, et d’une meilleure prise en considération de leurs conséquences à long terme pour l’enfant. La loi invite aussi à une réflexion sur le statut : ainsi, il est de plus en plus fréquent que le juge pénal décide du retrait de l’autorité parentale. Ces deux dynamiques conduisent à une hausse des placements qui n’a pas été suffisamment anticipée. Face à la saturation du dispositif, il faut adapter l’offre de placement, en particulier pour ceux qui sont placés très tôt et risquent de l’être longtemps, et en finir avec le renouvellement permanent de mesures provisoires.

Mme Isabelle Frechon. Les ODPE sont une porte d’entrée pour les chercheurs, même si l’apport de certains établissements reste limité.

Par ailleurs, je peux dire après étude que les jeunes majeurs devenus parents ont effectivement très peur de recourir aux services sociaux par crainte que leur enfant ne soit placé à son tour. Malheureusement, le placement est souvent la solution de dernier recours : il signe l’échec de toutes les autres institutions – école, hôpitaux, services sociaux – en matière de prévention.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Quelles sont les données manquantes, ou difficiles à compiler, qui limitent les travaux de recherche ?

Mme Isabelle Frechon. C’est surtout le manque d’appariement aux autres données de la statistique publique qui fait défaut et nous empêche de vérifier les dynamiques que l’on pressent – par exemple, que les enfants placés sont majoritairement issus de milieux défavorisés, ou qu’ils rencontrent des difficultés scolaires. L’enquête ES-PE nous fournit ce genre de données s’agissant du parcours scolaire, mais elle n’est menée qu’une fois tous les quatre ans.

Nous manquons aussi de données sur les motifs de prise en charge et de placement. Ils n’ont même pas été recueillis à travers l’étude ELAP.

Mme Flore Capelier. Je pense que l’on manque également de données sur le parcours des enfants – entrée et sortie du dispositif, mesures décidées.

Nous manquons aussi d’une étude épidémiologique de grande ampleur sur les enfants victimes de violences ou, au moins, sur les enfants protégés, mais cela nécessite un investissement important en termes financiers et appelle des équipes robustes en termes scientifiques.

Enfin, nous manquons cruellement de données pour mieux comprendre les causes des morts d’enfants – c’était l’une des propositions du rapport Gouttenoire en 2014. Recenser les morts inexpliquées dans les familles ou celles affectant un jeune pris en charge en milieu ouvert – un cas rare, mais qui existe – permettrait de mieux identifier les maltraitances.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Élue de Seine-et-Marne, où le petit Bastien, qui avait fait l’objet de neuf signalements et trois informations préoccupantes, est finalement mort dans sa famille après avoir été enfermé dans une machine à laver, je m’interroge sur l’amélioration de la détection des maltraitances. Madame Capelier, vous avez travaillé pour le 119-Allô enfance en danger et l’ONED : pensez-vous que le 119 fonctionne bien ? Les appels font-ils systématiquement l’objet d’un suivi et de mesures judiciaires ou éducatives ? Existe-t-il des dysfonctionnements – des appels mal traités, qui ne permettent pas d’éviter le décès de l’enfant – et, le cas échéant, quelles sont vos recommandations pour y remédier ?

Par ailleurs, les maltraitances et négligences sont-elles de même nature dans les milieux défavorisés et dans les milieux aisés – qui, vous l’avez rappelé, ne sont pas épargnés par ce phénomène ?

Mme Anne Bergantz (Dem). Le retour dans la famille après un placement est souvent un échec, dites-vous, car dans près d’un tiers des cas il conduit à un nouveau placement. Quelles en sont les raisons ? Que suggérez-vous pour mieux aider les parents qui ont des difficultés et, peut-être, permettre davantage de retours pérennes dans les familles ?

En outre, le placement après un retour dans la famille n’est-il pas aussi la preuve que notre système de protection fonctionne correctement ?

M. Denis Fégné (SOC). La diminution constante des moyens alloués à la formation continue, tant par les universités – en particulier dans les UFR de sciences humaines et sociales – que par les établissements où exercent les travailleurs sociaux, obère la capacité des travailleurs sociaux à accéder au diplôme supérieur en travail social (DSTS) ou au diplôme d’État d’ingénierie sociale (DEIS) et aggrave la raréfaction des recherches axées sur les récits de vie et les trajectoires individuelles des jeunes et des familles.

Mme Flore Capelier. J’ai dirigé l’ONPE et non le service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger (SNATED) – il me semble que vous auditionnerez demain Mmes Florence Dabin et Anne Morvan-Paris, présidente et directrice générale du groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée. J’ai effectué des immersions auprès de l’équipe pluridisciplinaire et engagée du 119, dont le fonctionnement m’a beaucoup intéressée. Il y a un enjeu de recrutement comme partout ailleurs, mais également de traitement de l’ensemble des appels.

Dans le cas du jeune Bastien comme dans d’autres situations, on constate que des bribes d’appel au 119 ou aux cellules départementales de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (CRIP) ou des signalements judiciaires ont été effectués. L’errance des familles de département en département est un facteur de complication, renforcé par la difficulté des institutions de communiquer entre elles. Il arrive par exemple qu’un signalement dans une école remonte jusqu’au rectorat sans être transmis ensuite à la structure capable de traiter l’affaire. Nous devons progresser dans ce domaine, qui dépasse le seul cadre du 119 pour toucher aux responsabilités individuelles et collectives de l’ensemble des institutions. Il faut diffuser des messages clairs comme celui de saisir la CRIP en cas de doute, malgré certains problèmes – les horaires d’ouverture ne sont pas réguliers, les permanences téléphoniques, prévues par la loi, sont plus ou moins assurées, les cellules renvoient parfois au 119, etc.

Dans le numéro de la Revue française des affaires sociales qui contient l’article que j’ai rédigé avec Isabelle Frechon, il y a un papier très fort d’Aubrie Jouanno, qui a bénéficié d’une CIFRE, dans lequel elle décrit l’équilibre à trouver entre le contrôle social, qui ne doit pas empiéter sur le droit à la vie privée, et le croisement des informations pour identifier les maltraitances et éviter rapidement le pire. L’inexécution de certaines décisions de justice, malgré la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), est inquiétante. Le contentieux sur la responsabilité des acteurs publics reste très léger. Dans le champ du handicap ou de la vieillesse, les évolutions ont été bien plus rapides car les associations et les parents y jouent un rôle de contre-pouvoir et ouvrent des procédures contentieuses qui font avancer l’application de la loi.

Sur les maltraitances, des stratégies d’évitement sont déployées mais très peu de travaux de recherche ont étudié le sujet et il faudrait en financer. Les magistrats, les avocats et les travailleurs sociaux que nous avons consultés ont repéré les stratégies d’évitement mises en œuvre par les familles aisées. Elles sont inquiétantes car, par exemple, il n’y a pas d’assistantes sociales dans les internats privés, donc les signalements sont moins nombreux. Par ailleurs, les parents sont accompagnés d’avocats mais les enfants n’en ont pas toujours, des recours sont formés devant le juge aux affaires familiales mais pas devant le juge des enfants dans des cas de conflits conjugaux violents, etc.

Il faut procéder à une distinction entre les familles pauvres pour lesquelles les mesures de prévention ont échoué et qui ont fait l’objet d’une décision de placement. J’ai vu peu de placements abusifs dans les départements où je me suis rendue, car la pauvreté du ménage et l’insalubrité du logement ne suffisent pas pour prendre une telle mesure. On ne peut pas traiter de la même façon les familles dans lesquelles les parents traversent une crise, une période de deuil ou souffrent d’alcoolisme ou de problèmes psychologiques mais avec lesquelles il est possible de travailler, d’évaluer les compétences parentales et d’élaborer de meilleurs modèles éducatifs, et celles dans lesquelles les parents sont responsables d’inceste, de violences physiques ou sexuelles lourdes et sont durablement incapables d’exercer correctement leur autorité parentale pour protéger leurs enfants. Il convient d’identifier cette différence pour apporter la bonne réponse : il est nécessaire d’aller dans le détail et de s’abstraire du seul suivi de la loi, dont la focale se révèle parfois trop globale.

L’enjeu de la formation rejoint celui sur la recherche. Il faut que cette dernière irrigue davantage les pratiques professionnelles. Les diplômes d’université (DU) et les chaires universitaires en protection de l’enfance, droits de l’enfant et santé de l’enfant se sont beaucoup développés. En revanche, la tension dans le métier réduit le temps que les professionnels peuvent consacrer à la formation et même aux journées de sensibilisation. J’organise de nombreuses journées de ce type autour de chercheurs, mais beaucoup de personnes nous font part de leur impossibilité de se libérer car il manque 30 % des effectifs dans leur service.

L’analyse des pratiques constitue également une question intéressante : nous lançons à Paris une étude importante sur le vécu des professionnels du travail social. La recherche a démontré que soutenir toute la journée des enfants victimes de violences créait des traumatismes vicariants. Il faut donc aider les professionnels pour qu’ils puissent accompagner sereinement les enfants.

La participation des enfants irrigue nos travaux à toutes les deux : il s’agit d’un sujet important que je souhaitais mentionner en conclusion de mon propos.

Mme Isabelle Frechon. Les retours en famille sont suivis d’un second placement dans 31 % des cas. Un tel schéma casse la dynamique de la prise en charge. Souvent, les enfants ont été placés de façon stable et leur retour en famille n’est précédé d’aucun accompagnement, ni d’eux ni de leurs parents. Cette configuration favorise l’échec, lequel débouche sur un placement en foyer que les enfants supportent très difficilement. Il faut donc faire preuve de prudence. Le numéro de la Revue française des affaires sociales explore, notamment sous la plume d’ATD quart-monde et de Vanessa Stettinger, plusieurs pistes d’accompagnement du retour en famille. De nombreuses choses sont possibles mais elles nécessitent un accompagnement et une évaluation, en début de placement, de la prise en charge, notamment de sa durée.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. L’expérience du Québec est en partie transposable à l’échelle des collectivités territoriales, lesquelles peuvent déployer des politiques publiques de coopération en s’inspirant de modèles éprouvés par des travaux de recherche.

Mon expérience m’a amenée à la conclusion que la formation initiale n’était pas au rendez-vous. Il faut profondément la changer, car on peut suivre un panel de métiers mais pas celui, spécifique, de la protection de l’enfance pour lequel les gens ne sont pas formés. Parcoursup draine des étudiants par défaut vers ces filières et lorsqu’ils arrivent sur le terrain, âgés de vingt ou de vingt et un ans – j’en ai encore croisé la semaine dernière à Nancy –, ils ne sont pas armés pour exercer leur métier, notamment dans les conditions dans lesquelles les enfants sont actuellement accueillis : le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et l’ensemble des acteurs affirment à raison que le système est à bout de souffle. Les conditions de travail difficiles nous ont incités à lancer une réflexion sur les normes et à créer cette commission d’enquête. Quel est votre regard sur la formation initiale ? Je défends l’instauration d’un parcours de type universitaire, comme il en existe à l’étranger ; il devra faire une place à la psychoéducation et à l’analyse clinique, afin de mieux accompagner les familles et les enfants.

Il y a également lieu de se pencher sur le manque d’attractivité des métiers : il faut régler le problème, car il manque actuellement 30 000 postes. Les solutions passent notamment par le renforcement de la formation continue.

Mme Isabelle Frechon. La scission entre les formations continues de travailleurs sociaux et l’université est ancienne. Je me considérais trop jeune quand je suis devenue assistante sociale à vingt et un ans, donc je suis allée à l’université pour étudier la sociologie et rédiger une thèse. C’est grâce à cela que je suis devant vous aujourd’hui. Les ponts entre les deux mondes, jusqu’à présent inexistants, commencent à émerger dans des DU en protection de l’enfance.

Le manque d’attractivité du métier m’inquiète. Sa dureté dissuade les jeunes de le choisir, et ce n’est pas ce que l’on en montre qui donne envie d’en faire sa profession. Il faut redresser la barre pour renforcer l’attractivité du métier. Nous avons besoin de recrutements massifs : un éducateur spécialisé ne peut pas avoir un nombre incommensurable de mesures à sa charge. Le manque de professionnels a rendu le métier beaucoup trop difficile.

Au Québec, la mixité du système – formation initiale et universitaire – est un atout, notamment pour la pratique. L’association entre travail de recherche et action est très développée.

Mme Flore Capelier. Plusieurs questions se posent, notamment celle du passage en catégorie A des travailleurs sociaux, celle de la diversité des métiers dans les foyers et les établissements et celle du rôle des cadres intermédiaires. Quand le directeur de l’enfance et de la famille change tous les deux ans dans un département, la politique publique de la protection de l’enfance souffre d’une réelle discontinuité. Une telle situation soulève des enjeux d’accompagnement et de soutien des équipes, mais également de mobilisation de la chaîne de responsabilité.

Autrefois, les juges des enfants passaient leur carrière dans ce secteur de la magistrature ; dorénavant, il n’est plus possible de rester dans un domaine particulier. Le juge des enfants n’est plus le grand éducateur que Jean Chazal a incarné à partir des années 1940. La question de la formation des magistrats est essentielle car elle a des implications sur les auditions des enfants et le recueil de leur parole. Le juge peut-il constituer un repère pour l’enfant ou cette dimension est-elle totalement perdue ? C’est hélas la seconde hypothèse qui prévaut, à cause de l’excès de densité des textes qui a alimenté une procédure contradictoire dure, entourée de garanties et faisant intervenir des avocats – elle s’est rapprochée de celles régissant les autres domaines judiciaires. Les réformes récentes ont intégré le juge aux affaires familiales et le juge pénal, dont la formation peut être éloignée de la protection de l’enfance. Des enjeux émergent autour de la spécialisation des magistrats et du positionnement de chacun.

La situation actuelle pose la question du sens : les normes et la doctrine sont, en matière de protection de l’enfance, extrêmement techniques, très spécialisées et en même temps diversifiées. Il convient de redonner du sens à ce métier – tâche complexe que la vôtre – et de permettre à ses praticiens de concilier leur vie familiale avec leur vie professionnelle : actuellement, on demande énormément aux professionnels tout en les faisant évoluer dans des cadres qui ne leur apportent aucune sécurité, ce qui crée un puissant effet repoussoir au détriment de la carrière dans la protection de l’enfance.

Mme la présidente Laure Miller. Nous vous remercions beaucoup pour vos réponses, qui alimenteront avec profit la réflexion de notre commission d’enquête.

  1.   Audition de l’association Départements de France (mercredi 18 décembre 2024)

La Commission procède à l’audition de l’association Départements de France, réunissant :

 M. François Sauvadet, président, président du département de la Côte-d’Or ;

 M. Frédéric Bierry, vice-président, président de la commission Solidarité, santé et travail, président de la collectivité européenne d’Alsace ;

 Mme Florence Dabin, vice-présidente, présidente du groupe de travail Enfance, présidente du département de Maine-et-Loire, et Mme Jihane Tokhsane, conseillère Solidarités au cabinet de Mme Dabin ;

 M. Jean-Luc Gleyze, secrétaire général, président du groupe de gauche, président du département de la Gironde ;

 Mme Laurette Le Discot, conseillère Enfance et famille de Départements de France.

Mme la présidente Laure Miller. Notre commission d’enquête poursuit ses travaux par l’audition très attendue de Départements de France. Nous accueillons M. François Sauvadet, son président, également président du département de la Côte-d’Or ; Mme Florence Dabin, vice-présidente et présidente du groupe de travail Enfance de l’association, par ailleurs présidente du département de Maine-et-Loire ; M. Jean-Luc Gleyze, président du groupe de gauche de Départements de France et président du département de la Gironde. Ils sont accompagnés par Mme Laurette Le Discot, conseillère Enfance et famille de l’association, et par Mme Jihane Tokhsane, conseillère Solidarités au cabinet de Mme Dabin.

La protection de l’enfance est une compétence centrale des départements depuis la décentralisation de la prise en charge des enfants en danger. Les moyens qu’ils consacrent à cette mission ont plus que doublé en vingt ans, pour atteindre près de 10 milliards d’euros.

Pourtant, la protection de l’enfance connaît de nombreux dysfonctionnements. Si cette crise a des causes multiples, votre association pointe régulièrement les carences et la responsabilité de l’État, qui peinerait à assumer ses obligations régaliennes. La mission de protection de l’enfance requiert en effet d’articuler des politiques sociales, de justice, de santé et d’éducation.

Quarante ans après la décentralisation, les départements parviennent-ils à asseoir leur légitimité en tant que chefs de file de la politique de protection de l’enfance ? Sans aller jusqu’à parler de recentralisation, un pilotage national renforcé vous paraît-il souhaitable ? Sinon, que proposez-vous pour mettre fin aux disparités entre les départements ?

Monsieur Sauvadet, vous avez déclaré que la loi Taquet était « une loi d’intention », qui serait, « dans les conditions actuelles de saturation des structures de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et de chute des recettes des départements, irréaliste et inapplicable ». Pour nous, législateurs, aucune loi n’est optionnelle ou d’intention mais comment garantir une meilleure application de la loi Taquet et de ses décrets d’application par les départements ?

Cette audition est publique et retransmise sur le site de l’Assemblée nationale.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. François Sauvadet, Mme Florence Dabin et M. Jean-Luc Gleyze prêtent serment.)

M. François Sauvadet, président de l’association Départements de France, président du département de la Côte-d’Or. Je vous remercie d’avoir voulu la création de cette commission d’enquête sur un des sujets les plus lancinants pour les présidents de départements, dans la mesure où il touche à des vies humaines. Nous devons examiner les conditions d’accueil des enfants que nous avons le devoir de protéger, et, par tous les moyens, leur assurer celles qui leur redonneront confiance en leurs vies.

Souvent, l’adulte qui devrait être une référence frappe ou viole et des mécanismes de reproduction sociale sont à l’œuvre. La protection de l’enfance est un défi de société considérable. En témoigne l’augmentation du nombre de jeunes à protéger, qui sont aujourd’hui 345 000. Les signalements augmentent aussi, à mesure que la précarité s’accroît et conduit à des consommations excessives d’alcool et à des violences, notamment les violences faites aux femmes.

Si la protection de l’enfance rencontre aussi des réussites, l’Assemblée nationale et les médias se concentrent sur ce qui ne fonctionne pas, à juste raison car il nous faut partager nos diagnostics.

Il s’agit, j’y insiste, d’un problème de société pour lequel nous avons une responsabilité singulière. Pourquoi cette compétence a-t-elle été attribuée aux départements ? Parce que ceux-ci sont au cœur des solidarités, parce que leurs travailleurs sociaux interviennent dans les familles. La protection de l’enfance est donc, en quelque sorte, leur cœur de métier, même si on ne réglera pas les problèmes de la même manière en Seine-Saint-Denis que dans un département rural comme la Côte-d’Or. En tant que présidents de départements, nous essayons de faire en sorte que tous les acteurs soient sensibilisés à ce qui est devenu notre principal sujet de discussion sujet et nous avons beaucoup progressé notamment en échangeant nos bonnes pratiques pour voir comment relever ce défi. Parfois nous nous sentons bien seuls. Nous avons matière à nous inquiéter : les « événements indésirables », comme on les appelle, et qui me sont systématiquement remontés, attestent de l’augmentation inédite des violences et de la délinquance juvéniles. Il y a quelques jours, une rixe a conduit à la mort d’un jeune homme. Les départements, qui ont la responsabilité de protéger les enfants des adultes comme d’eux-mêmes sont donc confrontés aux mêmes défis que l’ensemble de la société et je compte beaucoup sur le Parlement pour les définir.

Les départements sont proactifs dans la prévention. Nous gérons les services de la protection maternelle et infantile (PMI). Le suivi des familles dont nous anticipons les difficultés commence pendant la grossesse, par les visites spontanées de nos médecins, cela malgré nos difficultés de recrutement. En Côte-d’Or, 87 % des enfants de zéro à trois ans sont examinés et suivis.

Les situations nous échappent lorsque l’Éducation nationale intervient, que ce soit par la médecine scolaire, ou le signalement des situations de déscolarisation. Les départements doivent en avoir connaissance au plus vite pour intervenir dans les familles et comprendre la situation des décrocheurs. Un tel est-il lié au trafic de drogue ou à des circuits d’argent facile ? A-t-il déjà fugué ?

Je suis très attaché à ce que les départements remplissent ces missions de proximité au cœur des familles. J’ai sensibilisé les maires de l’ensemble des communes de mon département aux violences : ils ne doivent plus fermer les yeux sur ces situations sous prétexte qu’elles ne les concernent pas directement. Tous les élus ont conscience d’être face à un problème de société.

À tout cela s’est ajoutée l’arrivée massive de mineurs non accompagnés (MNA) qui, en nous faisant passer à près de 50 000 jeunes à accueillir, a fortement perturbé les services départementaux de la protection de l’enfance. J’ai travaillé, en coordination avec le président des Alpes-Maritimes, avec le garde des sceaux, le ministre de l’intérieur et la ministre en charge de la jeunesse pour réagir à cet afflux. Des systèmes innovants ont été utilisés dans les Alpes‑Maritimes. La solidarité entre départements a joué : les efforts ont été partagés grâce à la répartition des mineurs non accompagnés sur tout le territoire national. Mes interrogations sur la loi Taquet viennent de là. On peut certes nous fixer des objectifs ambitieux mais il faut qu’ils soient accompagnés de moyens.

J’ai juré de dire la vérité, aussi je vous le dis : dans mon département quinze jeunes mineurs non accompagnés sont placés à l’hôtel. Ce ne sont pas des enfants ou des jeunes filles seules, ils sont au bord de l’âge adulte. Mais oui, ils sont hébergés à l’hôtel et, je vous le dis en conscience, je préfère les savoir à l’hôtel que dans la rue, où rôdent des prédateurs qui profitent de leur misère pour recruter jusqu’aux portes des maisons d’enfants à caractère social (MECS). J’assume cette situation, tout en cherchant à la résorber : j’ai ouvert plus de cent places d’accueil.

Notre système est à bout tant nous peinons à recruter. Au nom de tous ceux qui sont en charge de l’enfance dans nos départements, je tiens à rendre hommage à l’ensemble de nos personnels, qui vivent chaque jour des situations extrêmement difficiles – violences, prostitution, prédation – face auxquelles ils sont désemparés et pour lesquelles nous appelons la justice à l’aide. Il faut d’abord qualifier juridiquement les faits de prostitution : la personne est-elle victime ? Est-elle aussi coupable d’avoir entraîné d’autres jeunes ? Nous travaillons pour cela avec le parquet et avec les juges pour enfants mais un dialogue plus construit est nécessaire pour mieux protéger.

Je m’indigne des méthodes des journalistes qui s’introduisent dans les maisons de l’enfance à la faveur de fausses procédures de recrutement pour en filmer, parfois clandestinement et nuitamment, les dysfonctionnements. Certes, il y en a eu. Mais j’avais dans mon département une maison de l’enfance toute neuve – je vous invite d’ailleurs à la visiter et à rencontrer ses personnels – et les journalistes n’ont rien trouvé de mieux que d’en filmer les portes cassées et les trous dans les murs. Oui, c’est bien cela que nous vivons au quotidien ! Un jeune peut piquer une colère folle et tout fracasser dans sa chambre ! Cela n’exonère pas les départements de leurs responsabilités en matière de maintenance des établissements d’accueil, mais voilà la réalité.

J’essaye d’établir ce dialogue plus nourri avec les services de l’État en réunissant le préfet, la police, la gendarmerie et l’autorité judiciaire – le parquet, le président du tribunal d’instance, les juges pour enfants. Je respecte l’indépendance de la justice mais cela n’exclut pas le dialogue, et il est regrettable qu’en son nom, certains juges pour enfants ne participent pas à ces réunions.

Par exemple, le nombre de placements augmente, donnant à chacun l’impression rassurante d’avoir agi pour le compte de l’enfant. Or, le placement n’est pas une assurance tout risque ! Même s’ils sont suivis par des éducateurs, ces jeunes sont placés dans des mondes violents comme la rue.

Il est aussi nécessaire de bien qualifier une fugue afin de ne saisir la police, la gendarmerie et le parquet que lorsque c’est nécessaire et d’éviter l’embolie du système.

Certains de nos agents, confrontés à la violence et à l’absence de réponse judiciaire et en santé mentale, nous menacent de déport. Ils disent ne plus avoir les moyens d’agir, voire ne plus savoir comment agir. J’ai, dans mon département, établi pour cela une charte que chaque agent et chaque salarié travaillant pour une association ou par le département s’engage à connaître. C’est toutefois insuffisant.

Que faire dans les situations de délinquance, par exemple, avec un jeune qui aurait porté un coup de couteau ? Saisir le parquet, qui met ce jeune en garde à vue puis, à sa sortie, le juge pour enfants. Mais qu’advient-il si le juge constate qu’il n’y a pas de place dans les établissements de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Je dispose dans mon département, d’un centre éducatif fermé (CEF), tellement fermé qu’il a fermé ses portes faute de recrutements ! De la sorte, le jeune était supposé retourner dans l’établissement au sein duquel il avait porté les coups de couteau. Je m’y suis opposé. J’ai déclaré que je l’accompagnerai moi-même devant la justice afin que celle-ci prenne des mesures pour le protéger de lui-même et pour protéger les autres. Je ne peux donc que répéter qu’un dialogue plus fluide avec les services de l’État, avec l’autorité judiciaire et les juges pour enfants est nécessaire.

Le recours aux tiers de confiance fait partie des aspects positifs que je reconnais à la loi Taquet : le placement n’est pas nécessairement la réponse la plus adaptée et nous – y compris la justice –devons changer nos pratiques sur ce point.

En outre, la protection judiciaire de la jeunesse doit assumer ses responsabilités. La direction de la PJJ, que j’ai rencontrée à plusieurs reprises, nous a assuré qu’elle engageait les moyens nécessaires mais où sont-ils ? Il faut interroger son fonctionnement, notamment les relations que ses directions régionales entretiennent avec les collectivités territoriales. Lorsqu’il n’y a pas de place dans ses établissements, les multiréitérants – terme que l’on m’a appris pour ne pas les qualifier de délinquants avant leur jugement – reviennent sous notre responsabilité. Nous sortons là du strict périmètre de la protection de l’enfance pour évoquer la délinquance juvénile, mais il est nécessaire que le Parlement et l’ensemble de la société s’interrogent sur la réinsertion de ces jeunes. Le garde des sceaux considère que les centres éducatifs fermés sont une bonne réponse. Quel cynisme alors que celui de mon département est fermé faute de recrutements – phénomène qui frappe d’ailleurs tous les métiers de la vie.

Il faut donc interroger les relations entre les départements, les services de PJJ et le parquet ; entre le parquet et les juges pour enfants ; entre les juges pour enfants et les travailleurs sociaux pour trouver ensemble la meilleure solution pour l’enfant qui doit être réellement au cœur de nos préoccupations, sans que l’on considère le placement comme l’unique solution.

Autre chantier : la santé mentale et la prise en compte des handicaps. D’après le groupe Enfance de Départements de France, 30 % de nos jeunes souffrent de problèmes psychiques et psychiatriques face auxquels Cela nous laisse désemparés.

On nous demande de développer l’inclusivité. Si celle-ci est bien adaptée à certains profils, elle ne convient pas aux enfants en grande difficulté. Je me bats depuis des années pour obtenir un institut médico-éducatif (IME) dans mon département, afin que les enfants accueillis ne soient plus déplacés lorsqu’il n’y a personne pour s’en occuper le week-end ou les jours fériés. Suite à ma demande – modeste –de quinze places d’IME pour les jeunes qui ont le plus besoin d’un accompagnement adapté, je me suis vu répondre que je n’en obtiendrai que cinq !

Par ailleurs, à qui les départements doivent-ils s’adresser ? Quatre gouvernements, quatre interlocuteurs sur l’enfance en un an ! Comment progresser dans ces conditions ? J’ai demandé au garde des sceaux de me transmettre la liste des départements dans lesquels il avait le projet d’installer des centres éducatifs fermés, afin que nous puissions l’accompagner. J’aurais pu faire du prosélytisme auprès de mes collègues de Départements de France, dont je me contente d’ailleurs de relayer la voix puisque je n’ai aucun pouvoir d’injonction.

Quelque 30 % des départements ne comptent aucun pédopsychiatre. Que chacun prenne ses responsabilités : les départements ne s’exonèrent pas des leurs mais ils ne peuvent payer pour la défaillance d’un système qui a abandonné la psychiatrie depuis des années.

Le Premier ministre sortant voulait faire de la santé mentale une cause majeure. C’est une très bonne idée, en particulier parce que, après la crise du Covid, aucun diagnostic n’a été posé, notamment pour l’enfance protégée, alors que les tensions vécues dans leurs familles et les établissements d’accueil accélèrent les troubles.

Certains jeunes, que nous avons accompagnés parfois au-delà de leurs vingt et un ans – avant même la loi Taquet – ont trouvé leur épanouissement et certains se sont même engagés dans des études supérieures : je suis fier de ces parcours de réussite au sein de mon département, qui montrent que la fatalité n’existe pas. Il faut simplement remettre le système à plat et promouvoir la culture de l’innovation et de l’accompagnement.

Nous devons aussi, face à l’afflux de personnes à protéger, faire coïncider les actions des collectivités territoriales et des réponses plus massives.

Vous évoquez une recentralisation des politiques de protection de l’enfance. Sincèrement, peut-on imaginer un retour aux directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) d’antan ? Ce serait comme s’inspirer des mouroirs pour répondre au vieillissement de la population.

Cela dit, l’arrivée de 50 000 MNA il y a deux ans a été un choc. Pour autant, jamais les présidents de départements n’ont déclaré qu’ils ne voulaient pas protéger ces mineurs : c’est leur rôle. Mais qui allait financer la prise en charge de ces mineurs ? Certains présidents ont refusé mais la très grande majorité d’entre eux étaient prêts à le faire. Nous avons d’abord demandé à être associés à l’évaluation de la minorité de ces jeunes gens. L’art de la défausse aurait été trop commode : il fallait éviter que l’État ne procède à ces évaluations, aujourd’hui menées par des équipes départementales spécialisées, pour ensuite nous confier le soin de protéger des mineurs. Nous croisons ensuite nos informations.

Nous avons ensuite demandé à l’État de financer cette période de mise à l’abri et d’évaluation de la minorité ; puis la prise en charge, au sein de nos structures départementales, des mineurs reconnus. Les présidents de départements ne sont pas responsables de la situation migratoire du pays : il faut faire jouer la solidarité nationale. Celle-ci a fonctionné, du moins entre départements, par la répartition de ces jeunes, mais nos systèmes sont tous saturés.

Je me suis inquiété des contrats jeunes majeurs systématiquement prévus par la loi Taquet parce qu’ils allaient accentuer cette saturation alors que nous suivions déjà les jeunes majeurs sans la loi. Nous la respectons toutefois, évidemment, en dépit des réalités sociales et sociétales auxquelles nous sommes confrontés.

Je souhaite ouvrir dans mon département un établissement pour les fratries. Le problème que je rencontre n’est pas financier mais je ne trouve pas d’opérateur ! Je vais essayer de le créer en interne, mais je peine à recruter : à force d’être pointés du doigt et de vivre des situations de tension, les professionnels décrochent.

Il est donc indispensable d’améliorer la situation en matière de santé et de créer des places d’accueil, notamment en IME.

Enfin, au-delà de la seule protection de l’enfance le montant des dépenses sociales des départements explose pour atteindre près de 10 milliards d’euros. L’État n’y participe qu’à hauteur de 3 %, notamment pour l’accueil des MNA. Je dis cela en étant pleinement conscience de la dette abyssale du pays et du fait que les collectivités locales devront, comme l’État, s’y confronter, out en devant assumer le coût du vieillissement de la population, du handicap. Or la hausse de ces dépenses sociales accélère : elle a ainsi été de30 % en deux ans. Dans mon département, sur les 570 millions d’euros de budget annuel, la prise en charge du vieillissement de la population et celle du handicap représentent chacune 100 millions d’euros. Le budget de la protection de l’enfance s’élève quant à lui à 80 millions d’euros ; il a augmenté de 40 % en cinq ans.

Pour échanger avec tous les acteurs de la protection de l’enfance, je sais que nous avons des voies de progression. Il est toutefois malhonnête de la pointer du doigt à cause d’un suicide, qui peut aussi bien se produire dans les familles. Il y a aussi des problèmes de violence : pour les prévenir, il faut réunir tous les acteurs étatiques et territoriaux, sans croire aux solutions miracles. Enfin, nous sommes efficaces du côté de la prévention, notamment celle des violences. On ne peut plus se contenter des « faut qu’on » et des « y a qu’à » : sur les conditions d’accueil et de protection des enfants nous devons progresser ensemble.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je suis ravie que nous auditionnions Départements de France qui, lors de son récent congrès, a pour la première fois consacré une table ronde à la protection de l’enfance. Cest pour moi une innovation majeure.

À l’unanimité des groupes politiques, l’Assemblée nationale a autorisé la poursuite des travaux de cette commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques en matière de protection de lenfance. Je me suis battue pour conserver cet intitulé car c’est bien de manquements dont il est question. Le premier parent défaillant, c’est l’État. Pour autant, la protection de lenfance est une politique décentralisée et nous souhaitons éclairer l’ensemble des difficultés qu’elle rencontre.

Depuis deux ans, la protection de l’enfance est à bout de souffle. Il est insoutenable d’entendre tous ses acteurs – opérateurs, organisations syndicales, associations – décrire l’urgence absolue de la situation. Notre impératif est de nous recentrer sur l’enfant, en tant que sujet de droit.

Du côté des tout-petits, les 1 000 premiers jours sont un de nos axes politiques majeurs. Pourtant, nous les laissons encore en sureffectif dans des pouponnières, alors que nos connaissances actuelles en neurosciences montrent qu’ils ne peuvent s’y développer. Il nous faut repenser ce modèle en priorité.

Les crises du financement, de la gouvernance, de la prise en charge sont identifiées. Ignorer les besoins spécifiques des tout-petits en termes de sécurité conduit aux problèmes de santé mentale que vous évoquez, à l’instar des ruptures de parcours pour des jeunes vulnérables et souvent traumatisés. Nous faisons aussi face à la crise de l’attractivité des métiers : le Livre blanc du travail social n’y a rien changé.

Contrairement à dautres pays, nous ne disposons ni d’analyses, ni de données partagées, qu’elles soient nationales ou départementales. Dans le Nord, 22 000 enfants sont concernés par la protection de l’enfance. Comment l’expliquer ? Que n’avons-nous pas fait sur les plans socio-économique, de la prévention et de l’accompagnement pour atteindre un tel niveau ? La Gironde en compte 15 000 et cinq départements en tout plus de 10 000. Si nous voulons examiner ces situations spécifiques, il faut affiner nos lunettes par des données.

J’ai été effarée que des magistrats nous déclarent que certaines mesures, parmi lesquelles les placements durgence et les mesures d’action éducative en milieu ouvert (AEMO), n’étaient pas exécutées dans beaucoup de départements. C’est scandaleux alors que le juge les a considérées comme urgentes !

Sans données partagées, aucune projection n’est possible. Au niveau départemental, la construction de collèges se fonde sur des données indiquant les besoins des populations dans les années à venir. En protection de l’enfance, aucune donnée ne permet de telles prospectives. Parmi les nombreux rapports sur la protection de l’enfance, celui du Conseil économique, social et environnemental (CESE) l’a pointé.

Notre commission a auditionné la Défenseure des droits, qui s’est autosaisie du cas de douze départements : le Nord, la Somme, la Loire-Atlantique, l’Isère, la Guadeloupe, le Pas-de-Calais, les Côtes-d’Armor, le Var, le Maine-et-Loire, l’Ille-et-Vilaine, la Sarthe, la Côte-d’Or. Nous avons aussi à notre disposition les rapports de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Nous aimerions avoir votre avis sur ces problèmes.

L’État est défaillant dans l’ensemble de ses politiques publiques. La décentralisation a confié la protection de l’enfance aux départements mais les préfectures et les associations en avaient déjà la charge dès avant l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante et l’apparition des juges des enfants. Avec la décentralisation, la justice a continué à prendre les décisions et les associations habilitées à accompagner les enfants. La différence tient au fait qu’en 1983 l’État s’est désengagé en séparant santé et action sociale.

De ce point de vue, le modèle québécois est très intéressant car ils ont vingt ans d’avance sur nous. Pour notre part, nous devons nous demander pourquoi il existe de telles inégalités entre les territoires, si les départements sont en mesure d’appliquer les lois., pourquoi la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de lenfance – sans même parler des lois de 2016 et 2022 – n’est toujours pas appliquée, pourquoi le projet pour l’enfant (PPE) est difficilement appliqué. Le manque de personnel conduit à des ruptures régulières dans les parcours des enfants. C’est inacceptable et chacun doit se remettre en question, y compris les cadres, car il s’agit de maltraitance institutionnelle dès lors que l’on n’assure pas aux enfants la sécurité dont ils ont besoin.

Il faut accompagner les jeunes majeurs jusqu’à l’autonomie sans que l’accès à la majorité à dix-huit ans ne soit pour eux un couperet qui autorise à les mettre à la rue comme l’ont fait de nombreux départements.

Nous devons conduire ces politiques publiques ensemble, des collectivités aux services de l’État. Les inégalités territoriales ne peuvent perdurer. Il faut construire un socle commun autour d’un modèle bienveillant et de normes pour les enfants de tous âges. Départements de France a des interlocuteurs étatiques mais il revient bien aux départements de prendre l’initiative de bâtir ce socle et à votre association de renforcer son engagement pour résorber les inégalités, qu’elles soient de salaires, de données, de prises en charges, de décisions de justice ou de santé.

Nous avons auditionné une entreprise qui fait de l’intérim dans le domaine de la protection de l’enfance. Elle parlait des départements comme de « clients » et de « commandes » à propos de l’accueil des enfants ! Nous, nous parlons de leur bien-être. La durée des commandes, d’abord de quelques mois, est sans cesse allongée : des enfants ont ainsi été suivis à l’hôtel pendant six ans ! Le manque de personnel conduit pratiquement tous les départements à recourir à ces sociétés d’intérim qui ne crée que du malheur. Nous avons eu le scandale des Ehpad et celui des crèches, nous aurons celui de la protection de l’enfance. Certains articles de presse l’évoquent déjà, les derniers à propos de la Loire-Atlantique.

Il est urgent de changer de modèle. Mon rapport suggestions comprendra les propositions de la commission et, si l’État doit s’engager de manière massive, votre responsabilité est grande, notamment pour faire respecter la loi et pour construire ce nouveau modèle, notamment autour des techniques d’accompagnement des associations, dont l’efficacité est prouvée scientifiquement.

Lorsque le gouvernement annonce au vingt-heures le versement de la prime Ségur, sans aucune compensation financière pour les départements, il les met en difficulté et conduit certains à ne pas la verser, au risque de renforcer les inégalités entre professionnels des différents territoires, dans un secteur déjà en tension. Les associations qui se chargeront de la verser pourront accuser jusqu’à 900 000 euros de déficit : si les banques les lâchent, la prise en charge de près de 1 400 enfants sera menacée et les présidents de département devront, du jour au lendemain, trouver une solution d’accueil ! Quel regard portez-vous sur ce grave problème ?

L’État est aussi très désengagé de la question majeure du handicap. Nous nous rendrons d’ailleurs en Belgique pour y rencontrer des enfants qui y ont été placés faute de place en France. La commission fera à ce propos des propositions concrètes, inspirées par Céline Greco, professeure à l’hôpital Necker. Certaines, telle l’obligation d’un bilan de santé pour les enfants protégés et les MNA avaient trouvé une traduction dans le PLF pour 2025 mais en ont aujourd’hui disparu. Dès lors seuls 30 % d’entre eux en ont bénéficié.

Voilà toutes les raisons pour lesquelles cette audition est particulièrement importante. Il faut renouveler notre modèle, et notre priorité est l’intérêt de l’enfant.

Mme Florence Dabin, vice-présidente de Départements de France et présidente du groupe de travail Enfance, présidente du département de Maine-et-Loire. Je suis sensible, madame la rapporteure, à vos mots sur les Assises des départements de France, qui ont mis à l’honneur des personnalités engagées comme le docteur Anne Raynaud. Cela montre que nous devons travailler avec les professionnels de santé qui éclairent nos choix politiques dans le domaine des solidarités.

J’en profite pour remercier les équipes du Maine-et-Loire pour l’organisation de ces Assises, ainsi que les agents, les associations, les personnels qui, par passion ou vocation, s’engagent au quotidien dans des projets pour aider les enfants à grandir.

Je vous rejoins aussi sur la question des tout-petits. Nous avons beaucoup travaillé sur l’importance des 1 000 premiers jours dans le développement des enfants, notamment en ce qui concerne la santé mentale. Nous devons à présent progresser sur les taux d’encadrement, les lieux d’accueil. Le modèle des assistants familiaux convient bien aux enfants en bas âge. Or pour douze départs en retraite, nous n’arrivons à recruter que dix personnes, en dépit des efforts des élus pour expliquer sur le terrain le rôle de ces professionnels de l’enfance et de la possibilité de cumuler plusieurs métiers, par exemple quand d’anciens professeurs des écoles sont prêts, sur leur temps libre, à ouvrir des lieux de répit pour les enfants : même s’il faut veiller à ne pas multiplier leurs interlocuteurs, n’oublions pas que certains n’en voient pas du tout.

Nous ne nions pas que les 103 départements de France ont une marge de progression. Ils n’ont pourtant jamais déployé autant de moyens humains et financiers, jamais expérimentés autant de dispositifs – notamment en faveur de la prévention, comme l’accompagnement à la parentalité, et l’on peut comprendre que cette dernière n’aille pas de soi pour certaines familles – pour limiter le choc de la protection et éviter la judiciarisation de la protection de l’enfance, que je juge excessive. Cela prendra sans doute du temps

C’est avec humilité que nous sommes devant vous. C’est aussi pour que tous les acteurs de la protection de l’enfance – départements, État et associations, dont je salue l’action – dégagent des solutions concrètes, même si nous savons que nous porterons des regards différents sur les actions et si celles en faveur de la prévention ne montreront leurs résultats que dans des années.

Nous avions très peu de données il y a quelques années encore. Depuis 2021, le groupe Enfance de Départements de France, que je préside, tient huit réunions par an sur des thèmes variés et convie des personnalités susceptibles d’éclairer ses travaux. L’une de nos réunions a révélé ce manque de données et nous avons donc lancé une enquête. Sur 103 départements, 74 – j’ignore pourquoi les autres ne l’ont pas fait – nous ont apporté des chiffres que nous pouvons vous communiquer.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les données des départements ne suffisent pas : nous avons besoin de les croiser avec celles des agences régionales de santé (ARS), de la Justice, de l’Éducation nationale, et qu’elles présentent des indicateurs sociaux et économiques. Seule cette approche permet de travailler avec des chercheurs et de lancer des politiques publiques. Des études longitudinales peuvent ensuite la compléter.

Tous ceux que nous auditionnons déplorent ce manque de données. Sans compter le manque d’harmonisation entre départements, l’ancienneté des logiciels et l’usine à gaz du dispositif OLINPE (Observation longitudinale, individuelle et nationale en protection de l’enfance), qui a pourtant coûté une fortune. Il faut en outre que l’ensemble des 103 départements fassent remonter les données ! Croyez que mon rapport insistera sur ce point.

Mme Florence Dabin. Nous souscrivons à toutes ces remarques.

M. François Sauvadet. Il est vrai que nous n’avons pas de données croisées. Je peine même à obtenir celles de l’Éducation nationale.

Mme Florence Dabin. Après les assises de Départements de France de l’an dernier à Strasbourg, sept objectifs transversaux relevant de compétences partagées ont été fixés. Une quarantaine d’élus et de collaborateurs départementaux, répartis au sein de sept groupes de travail, étudient les propositions et les actions respectives de l’État et des départements autour de ces objectifs majeurs.

Le signalement quant à lui progresse en quantité, en qualité, en rapidité. Nous formons à sa culture, les principaux de collèges par exemple. Ancienne professeure des écoles, je n’ai jamais reçu de telle formation professionnelle alors que le signalement fait partie du métier. Lorsqu’une suspicion existe, il faut avoir le courage de signaler sans attendre une situation.

Nous devons progresser sur l’accompagnement, en prévention comme en protection. Il faut éviter la protection à outrance, aider les parents, et mieux explorer le spectre global de l’accompagnement, du côté notamment des tiers dignes de confiance.

Enfin, la piste de l’adoption mérite d’être étudiée pour les enfants qui ne grandiront jamais auprès de leurs parents. Là aussi des données doivent être partagées. Présidente du groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée, je sais que l’adoption internationale est en train de se tarir et que des familles dites « de la seconde chance » sont prêtes à accueillir ces enfants.

M. Denis Fégné (SOC). Parce que le système est figé et en crise dans sa gouvernance, ses moyens, l’attractivité des métiers, l’exécution des mesures – en milieu ouvert comme de placement – prend du retard et les situations s’aggravent.

Vous avez évoqué le financement et la prévention. La loi du 5 mars 2007 prévoyait une gradation des mesures d’assistance éducative – de l’action éducative à domicile (AED), de l’AEMO, de l’AEMO renforcée au placement avec hébergement à domicile (PHD). Pourquoi la difficulté à graduer nos interventions persiste-t-elle ? Existe-t-il des statistiques départementales sur ce sujet, produites par exemple par les observatoires départementaux de la protection de l’enfance (OPDE) ?

Le nombre d’enfants confiés à des tiers dignes de confiance augmente dans tous les départements. Est-ce parce que nous avons tendance à faire davantage confiance aux familles ou est-ce la conséquence du manque de places dans les internats et les familles d’accueil ?

M. Jean-Luc Gleyze, secrétaire général et président du groupe de gauche de Départements de France, président du département de la Gironde. La protection de l’enfance est peut-être la politique la plus sensible conduite par les départements. Sa grande schizophrénie réside dans l’opposition entre notre priorité, l’humain, et la faiblesse de nos moyens – pas seulement ceux des départements, mais aussi ceux de l’écosystème global, défaillant, notamment dans les relations entre services territoriaux et nationaux, ce qui a des conséquences immédiates et catastrophiques sur les enfants.

Il nous faut d’abord travailler avec les ARS sur la prise en charge des jeunes adultes relevant de l’amendement Creton ou sur les profils qui présentent une double vulnérabilité – situation de handicap et prise en charge par la protection de l’enfance. Comme pour la PJJ, les possibilités de dialogue et de coopération entre les services de l’État et les départements sont en jeu. À propos de la double vulnérabilité, je rappelle que le Conseil d’État, dans un dossier girondin, a enjoint l’ARS à garantir financièrement la prise en charge de l’enfant en établissement adapté.

Il faut ensuite acculturer tout l’écosystème aux problématiques de la protection de l’enfance. Les enseignants, les gendarmes, parfois même les travailleurs sociaux, doivent savoir comment agir lorsqu’ils sont confrontés à des violences intrafamiliales. En Gironde, nous avons ouvert des MOOC (massive open online course), des, modules en ligne de formation, pour sensibiliser – y compris des professions qui en sont assez éloignées – à la protection de l’enfance et à ses méthodes.

Avec le programme Agir tôt, le modèle québécois favorise la prévention afin que protection et placement ne soient que des derniers recours. La prévention est abordée au sein de la « communauté », c’est-à-dire de l’environnement large de l’enfant : famille, amis, voisins, services et organismes en mesure de garantir, par leur accompagnement, son maintien dans sa famille. L’implication citoyenne et la responsabilité collective – au demeurant cruciales pour toute action sociale – sont mobilisées. En conséquence, la proportion de placements est très réduite.

Le placement ne devrait en effet n’être qu’un moment dans le parcours d’un enfant, avec la possibilité de revenir, accompagné, dans sa famille, mais ne pas être vue comme l’unique solution jusqu’à sa majorité ou à ses vingt et un ans.

Lors de l’accession à la majorité, les contrats jeunes majeurs utilisés depuis longtemps en Gironde, sont essentiels. Ils sont parfois couronnés de succès, lorsque la sortie de la protection de l’enfance est accompagnée de réussites scolaires, professionnelles et d’insertion sociale.

Nous devons progresser dans notre recours aux tiers dignes de confiance – sujet voisin de ceux des familles d’accueil et de l’adoption. Vous suggériez, Monsieur Fégné, que ce serait une solution de facilité, faute d’accueil en placement. C’est pourtant une vraie réponse pour l’accompagnement des enfants, d’autant que les jugements de placement protègent parfois avant tout la justice de l’erreur que pourrait constituer le maintien dans la famille.

S’agissant de l’attractivité des métiers, je regrette, en tant que vice-président du Haut Conseil du travail social (HTCS) et pour avoir travaillé sur le Livre blanc du travail social, que ses préconisations n’aient pas été retenues au niveau gouvernemental – la succession de plusieurs ministres n’y a sans doute pas aidé…

Les pouponnières n’existent pas au Canada : la prise en charge des tout-petits est assurée avec un référent unique, afin qu’un attachement se crée dès les premiers jours, ce qui évite le syndrome d’hospitalisme. C’est essentiel pour construire la personnalité de l’enfant de manière rassurée et rassurante.

Je ne dispose pas de données sur la gradation des mesures. Cela prouve notre défaillance en la matière. Je suis très intéressé par la possibilité de recueillir des données croisées entre l’État et les départements.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Les dysfonctionnements de la protection de l’enfance dans mon département du Puy-de-Dôme ont récemment été révélés par le suicide de Lily dans un hôtel et par le cas de la pouponnière de Chamalières.

Nous sommes plusieurs professionnels de la protection de l’enfance, éducateurs spécialisés et personnels de centres de l’enfance (CDEF) à vous accueillir. Je salue d’ailleurs mes anciens collègues aujourd’hui en grève pour dénoncer leurs conditions de travail.

Monsieur Sauvadet, vous avez davantage parlé des mineurs en situation de délinquance et des MNA que des enfants en danger. Le ministère de l’intérieur nous apprend pourtant que la délinquance des mineurs n’augmente pas, contrairement aux violences faites aux enfants qui sont, elles, en forte hausse.

À propos du « décret hôtels », vous avez suggéré que les MNA étaient mieux protégés de la prédation dans les hôtels. Or les hôtels sont précisément des lieux de prédation, notamment pour les réseaux de prostitution.

En ce qui concerne les mesures non exécutées, il faut savoir que certains magistrats renoncent à prononcer des mesures, faute de places.

Par ailleurs, le procès de Châteauroux a débouché sur cinq condamnations : les départements étaient absents de ce procès bien qu’ils soient responsables de cette politique.

Vous dites qu’on ne veut pas revenir au temps de la DDASS, pourtant, la situation de la protection de l’enfance aujourd’hui y ressemble fortement.

Mme Caubel a récemment déclaré, sous serment, que les départements de droite disaient que tant que l’État ne réglerait pas le sujet des MNA, le décret d’application de la loi Taquet interdisant l’hébergement des jeunes de l’aide sociale à l’enfance (ASE) en hôtel ne serait pas appliqué. J’aimerais vous entendre sur ce point.

M. François Sauvadet. Nous dialoguons en permanence avec les représentants des professionnels de la protection de l’enfance et les directeurs d’établissement afin d’améliorer l’accueil et aller vers la bientraitance. Le placement n’est pas une assurance vie, ne doit pas être considéré comme tel et on ne doit y avoir recours que dans des situations extrêmes, lorsque ni la prévention ni l’accompagnement dans la famille ne sont possibles.

Il arrive que des mesures ne soient pas exécutées, je vous l’accorde. Mes collègues, qui font face à des situations très difficiles, sont démunis pour assurer leurs missions. Il faut que l’ASE soit replacée dans une réflexion plus globale sur les rapports entre la jeunesse et la société.

Depuis que je suis président de Départements de France, je réclame une objectivation des données. Je suis en lien avec la présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) pour voir comment mieux les collecter. Le gouvernement doit également recueillir et partager ces données, ce qui nous aiderait à individualiser avec l’autorité judiciaire – qui prend 80 % des décisions, 20 % seulement relevant de notre responsabilité – les chemins de vie des enfants, dont seul l’intérêt doit nous guider.

Oui, il y a eu de graves dysfonctionnements. Des établissements ont été ouverts sans que personne n’ait été informé. Dans mon département, j’ai découvert l’existence d’une structure au moment où celle-ci a sollicité son agrément, alors que des jeunes y étaient déjà placés. Les premières mesures à prendre sont des sanctions : il est inadmissible que des structures qui accueillent des enfants échappent aux radars !

Je réaffirme ma confiance dans nos travailleurs sociaux dont il faut évoquer les rémunérations, la considération et l’accompagnement, dans des situations qui génèrent souffrances et remises en question. Nous avons couru après tous les oubliés du Ségur : je ne reviendrai pas sur ce désastre. Dans le champ de la protection de l’enfance nous devons être bienveillants les uns avec les autres. Je réclame donc à l’égard des départements de la bienveillance, qui n’exclut ni le contrôle ni les sanctions en cas de manquements. Notre devoir est surtout de réinventer l’ensemble du système.

Les difficultés d’une famille peuvent être passagères. L’enfant peut, au lieu d’être placé, être accompagné au sein de sa famille – nous devons progresser dans ce domaine. Une évaluation des AEMO – de leurs méthodes d’accompagnement à leurs résultats – doit être menée avec l’ensemble de leurs acteurs : nous devons recueillir des données à ce sujet. Mais nos agents baissent les bras.

Nous voulons faire mieux et nous comptons sur vous pour nous accompagner. Alors que la vie d’un enfant n’a pas de prix, nous allons droit dans le mur avec les moyens que nous avons : les recettes et les ressources des départements ont chuté de 35 % alors que 70 % de leurs dépenses sont de nature sociale.

Les familles traversent de grandes difficultés. La protection de l’enfance est la conséquence de tous les problèmes sociaux : nous devons en faire un examen clinique. Je suis prêt pour cela à travailler avec ceux qui ont une expérience parlementaire et une expérience territoriale.

Il faut stabiliser les parcours des enfants et maintenir le contact avec les familles. J’ai l’expérience de retours dans les familles après des placements. J’ai aussi vu des familles qui appellent l’ASE pour que nous les protégions de leurs propres enfants.

Chacun doit assumer ses responsabilités sans se défausser mais aussi sans que ceux qui agissent au plus près des réalités soient pointés du doigt.

J’exprime ici la voix de mes collègues de Départements de France, malgré les disparités entre territoires. À propos du Nord, département le plus peuplé, il faudra comparer le nombre d’enfants protégés en proportion de la population globale.

Je me bats constamment pour obtenir des données objectivées. Le ministre chargé de l’enfance les cherche aussi ! Je n’ai toujours pas obtenu de l’Éducation nationale le nombre des décrocheurs scolaires ! Il est vrai que l’État a manqué de permanence ces derniers mois…

Je ne cherche à m’exonérer d’aucune responsabilité et je suis d’ailleurs responsable pénalement de la protection de l’enfance. Votre commission doit établir les responsabilités de chacun, que chacun doit assumer, notamment le système judiciaire. J’ai très mal vécu le refus des juges de nous rencontrer.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Vous n’avez pas de pouvoir d’injonction mais vous avez des responsabilités et un pouvoir de blocage. Pouvez-vous répondre à ma question au sujet du décret « hôtels » ? Le 5 février, après le suicide de Lily, vous avez publié un communiqué appelant à revenir sur la loi Taquet, en particulier sur l’interdiction des placements en hôtels.

M. François Sauvadet. Je l’assume. Face à cet afflux inédit de mineurs non accompagnés nous ne savions pas comment faire ! J’ai accueilli 150 mineurs de plus en quelques mois.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Vous aviez deux ans pour vous préparer.

M. François Sauvadet. Nous ne pouvions pas nous préparer à un afflux imprévisible. Il venait surtout de la frontière italienne et j’ai rencontré mon collègue des Alpes-Maritimes. En mon âme et conscience, je ne pouvais pas laisser ces mineurs dehors quand il n’y a pas de place ailleurs : à l’hôtel, ils sont accompagnés.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). C’est faux, nous l’avons observé sur le terrain ! En outre, vous témoignez ici en tant que président de Départements de France, et non en tant que président de la Côte-d’Or.

M. François Sauvadet. Je ne suis ni juge ni comptable des politiques qui sont conduites. Départements de France est une association : nous débattons, nous recherchons l’innovation, nous avons créé notre groupe Enfance. Tous les présidents de départements considèrent l’enfance comme un sujet majeur. Je n’ai pas sur eux d’autorité de tutelle.

Selon moi, il faut s’assurer, lorsqu’on propose une loi, de sa faisabilité et des moyens qui l’accompagnent : une simple loi d’intention sera toujours suivie de désillusions et d’incompréhensions en raison du fossé entre le texte et les réalités de son application,

À ce sujet, les départements se sentent bien seuls : des décisions qui les engagent sont prises sans concertation. C’est anormal dans un État de droit qui doit garantir le dialogue pour atteindre les objectifs fixés par la nation. Il faut en outre se donner les moyens financiers de les atteindre, en particulier grâce au budget de l’État. Je vous rappelle que les départements ne perçoivent plus l’impôt et vivent uniquement de dotations de l’État que le précédent gouvernement avait d’ailleurs prévu de ponctionner alors que nos dépenses sociales explosent ! Nos ressources sont si aléatoires que nous ne pouvons agir. Il faut restaurer un climat de confiance entre l’Assemblée nationale, le gouvernement et les opérateurs décentralisés. La décentralisation a été un appel à la proximité mais, vous avez raison : nous avons besoin d’un socle commun.

Or ce n’est pas le cas pour le contrôle. On a évoqué les Ehpad : lorsque j’y effectue des contrôles l’ARS n’a personne à m’envoyer. Et elle vient ensuite, comme l’État, me donner des leçons !

Aujourd’hui, je lance un cri : le cri des départements face à une situation qu’ils ne peuvent gérer et pour laquelle leurs actions ne sont que palliatives, le cri de mes agents avec lesquels je dialogue en permanence – et qui ne sont pas en grève, même si, bien sûr, je ne leur dénie pas ce droit, qui tient à la liberté syndicale.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous avez beaucoup parlé de gestion, moins de responsabilité. En tant que parent, je ne songerais jamais à annoncer à mes enfants qu’à leurs 18 ans je ne leur devrai plus rien et que je leur ferai signer un contrat, renouvelable tous les trois mois – un an pour les plus chanceux –, pour qu’ils continuent à bénéficier de mon accompagnement…

Dès avant la loi Taquet, les contrats jeune majeur ont été inventés par les départements à partir de dispositions visant un accompagnement éducatif. La contractualisation de cet accompagnement est donc un choix de leur part et emporte leur responsabilité : serait-elle envisageable avec vos propres enfants ? En cas de rupture de contrat, seraient-ils mis à la porte ? Le contrat s’arrêterait-il, quoi qu’il arrive, à vingt et un ans ?

Vous avez parlé de santé mentale. Lorsqu’on vit dans l’angoisse de « ne plus exister pour personne » à sa majorité, comme me la dit un jeune homme de dix-sept ans, comment peut-on être en bonne santé mentale et même physique ? La professeure Céline Greco a souligné l’état de santé physique déplorable des enfants placés, conséquence du stress généré par leur parcours.

Comment les contrats jeunes majeurs peuvent-ils perdurer alors qu’ils placent les jeunes dans des situations d’insécurité telles qu’elles les poussent à partir en vrille ? Départements de France pourrait-elle édicter de nouvelles normes pour mettre fin à cette aberration qu’est cette contractualisation ?

Nous avons des obligations vis-à-vis de nos enfants, le code civil nous le rappelle.

M. François Sauvadet. Le mot « contrat » mériterait sans doute d’être changé. À titre personnel, je suis très attaché à l’équilibre des droits et des devoirs.

Nous avons des obligations et nous les remplissons, j’ai même accompagné des jeunes de mon département au-delà de leurs vingt et un ans. Il ne s’agit d’ailleurs plus de protection quand nous avons affaire à de jeunes adultes mais plutôt des qui peuvent favoriser leur autonomie, par exemple en mobilisant les missions locales pour l’insertion professionnelle et sociale des jeunes.

Avant leurs dix-huit ans, nous accompagnons les adolescents vers l’autonomie, avec des espaces de vie partagés, mais lorsqu’ils sont majeurs, ils peuvent refuser l’accompagnement. Quoi qu’il en soit, les départements assument leurs responsabilités, telles qu’elles sont fixées par la loi, en particulier la loi Taquet.

Enfin, je partage votre avis sur les questions de santé mentale : je répète que le placement n’est pas une assurance vu le stress qu’il génère.

Mme Florence Dabin. Nous pouvons effectivement travailler sur la terminologie : juridiquement, il ne s’agit pas d’un contrat mais d’un accueil provisoire pour jeunes majeurs. Cependant, il faut, pour la réussite de cet accueil, que toutes les parties s’accordent sur un projet, le préparent et en soit partie prenante. Je reconnais qu’il n’est pas toujours écrit, compte tenu de nos difficultés de recrutement et des ruptures dans les parcours, qu’il faut limiter.

Cet accompagnement est aussi le fruit d’un travail avec tous nos partenaires. Nous avons signé une convention avec l’Union nationale des missions locales (UNML). En 2024, j’ai échangé avec des jeunes afin qu’ils témoignent de ce qui leur avait été apporté, par les départements ou par les équipes des missions locales, en l’occurrence celle de Cholet. En marge des assises de Départements de France à Angers, nous avons également signé avec l’ensemble des acteurs de l’habitat une convention en faveur de l’accès au logement des jeunes majeurs issus de l’ASE, ce qui permet de respecter la loi.

Nous créons ainsi un « nid affectif » qui sécurise ces jeunes dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’orientation professionnelle. Ils peuvent bénéficier de nos réseaux, notamment en entreprises. Nous devons aussi parler des très belles réussites. Nous sommes facilement joignables par les réseaux sociaux : les jeunes y témoignent de ce qui a fonctionné dans ce travail collectif et je recueille leurs suggestions pour l’améliorer. Le mot « contrat » est donc sans doute à revoir mais notre philosophie est bien de travailler avec le jeune majeur sur un projet d’accompagnement, qu’il peut ou non accepter, tout comme votre enfant peut faire des choix différents des vôtres.

M. Jean-Luc Gleyze. J’ai assisté à des entretiens de renouvellement de contrats jeune majeur. J’entends bien vos interrogations sur la contractualisation et la réciprocité, et je ne nie pas que ces moments soient source d’anxiété. Cependant, j’ai, pour certains jeunes, pu constater les efforts de ceux qui les entourent pour les accompagner dans leur parcours, souvent sur le temps long, et leur permettre de les poursuivre. J’ai organisé récemment une cérémonie de remise de diplômes pour des jeunes majeurs issus de la protection de l’enfance : ils sont nombreux à en avoir obtenu après leurs dix-huit ans.

Nous avons examiné avant-hier en session plénière le rapport de la chambre régionale des comptes (CRC) sur les contrats jeune majeur en Gironde, où la première vice-présidence est consacrée à la protection de l’enfance. Des exemples ont été donnés : celui d’un MNA ayant obtenu un diplôme de plomberie avant de se réorienter, après avoir obtenu la nationalité française, vers l’école de gendarmerie de Rochefort, et celui d’une diplômée en restauration, qui a réussi le concours de la Croix-Rouge et est devenue aide-soignante.

À vingt et un ans comme à dix-huit, le parcours n’est donc pas forcément terminé. Selon moi, l’accompagnement du jeune majeur doit être maintenu jusqu’à la fin de sa formation et son insertion sociale et professionnelle.

Mme Anne Bergantz (Dem). J’aimerais vous interroger sur les échecs des retours dans les familles. En effet, un jeune sur trois ayant connu un placement suivi d’un retour à domicile revient en placement, ce qui occasionne difficultés et ruptures.

Pour les chercheurs que nous avons auditionnés, ces échecs tiennent au fait que le retour n’est pas pensé en début de placement et que ni les enfants ni les familles ne sont accompagnés dans cette perspective. Comment envisager un retour si les conditions d’accueil sont les mêmes ? Quel travail menez-vous avec les familles ?

Ma deuxième question porte sur l’écoute de la parole des enfants placés. Certains départements comme l’Allier, la Gironde et mon département des Yvelines, avec l’assemblée des enfants et des jeunes Yvelinois, la recueillent. Quelles suites lui sont données ?

Mme Florence Dabin. Nous avons installé en Maine-et-Loire il y a quelques semaines un premier conseil pour recueillir la parole des jeunes, une parole puissante qui nous conduit à questionner humblement nos pratiques. Respect et prise en compte de la parole de l’enfant sont essentiels.

Nous proposerons au budget 2025 la création de trois postes dédiés aux sorties de placement, afin que celles-ci puissent être mieux anticipées et accompagnées, notamment du côté de la parentalité. Il faut nous appuyer sur les données scientifiques que vous mentionnez : nous y travaillons au sein de France Enfance protégée.

Nous avons installé en Maine-et-Loire le comité départemental pour la protection de l’enfance (CDPE), qui tiendra sa troisième session au printemps prochain. Nous nous appuierons sur les témoignages des enfants pour que tous les acteurs les entendent, en tiennent compte et agissent en conséquence. Lors de cette installation, l’Éducation nationale, l’ARS et la justice m’ont dit qu’ils n’avaient pas de moyens. Le préfet regardait désespérément dans ma direction, c’est-à-dire vers les départements, dont le lien de proximité est à nouveau engagé. Nous ferons au mieux, par vocation, mission, engagement et responsabilité, mais nous ne pourrons faire seuls.

Au sujet des retours dans les familles, travailler à un meilleur accompagnement à la parentalité est notre priorité pour comprendre la nature des fragilités familiales et éviter que le retour soit un nouveau choc. Deux cellules de professionnels formés, et formateurs, ont été créées dans mon département pour repérer les violences physiques et sexuelles et les cas de prostitution. Le travail avec les unités d’accueil pédiatrique des enfants en danger (UAPED) doit être généralisé au niveau national.

C’est à la suite d’un procès pour pédophilie, en 2005, qu’a été créée à Angers la première cellule départementale de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (CRIP) et la première UAPED. L’engagement de tous les professionnels – services hospitaliers, notamment de pédopsychiatrie, gendarmerie, police, associations – permet des retours durables et réussis.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Vous appelez à ce que chacun prenne ses responsabilités vis-à-vis de la protection de l’enfance. Il est certain que ni la succession des gouvernements, ni les coupes budgétaires drastiques ne vous mettent dans une situation confortable alors que les besoins augmentent.

Mme la rapporteure a dit que la protection de l’enfance allait mal depuis deux ans, mais elle va mal depuis des années. Dès 2002, le sociologue François Dubet critiquait, dans son ouvrage éponyme, le déclin de l’institution mais aussi le fonctionnement libéral du travail social.

Les difficultés de recrutement en protection de l’enfance ne tiennent pas seulement à la mauvaise presse ou au Ségur. Alors que les recrutements de contractuels en CDEF augmentent massivement, elles tiennent aux durées d’un ou deux mois des CDD de référents ASE, aux conditions de reconduction de ces contrats – du jour pour le lendemain – ainsi qu’aux niveaux de salaire, inadaptés à la charge de travail et au rôle essentiel des professionnels, dont je salue l’implication. En outre, l’entrée dans ces métiers de l’engagement se fait à présent par Parcoursup. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?

Vous affirmez être efficace en matière de prévention. Pourtant, vous faites le constat de l’augmentation de l’errance, de la prostitution, des suicides et des problèmes psychiques et psychiatriques des jeunes. Dans le même temps, un département sponsorise le Vendée Globe sur les fonds destinés à la prévention !

En 2023, L’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) révèle que les risques de suicide sont trois fois plus élevés pour les jeunes protégés. Pourriez-vous justifier, avec des données, votre efficacité en matière de prévention, et cela, à destination des enfants de tous âges, comme le suppose la protection de l’enfance ?

Par ailleurs, comment travaillez-vous avec l’ARS ? Enfin, qu’avez-vous à ajouter sur les structures sans agrément spécifique ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Depuis deux ans, un certain nombre d’alertes ont été lancées : le plan Marshall, la demande d’états généraux de la protection de l’enfance, la présentation d’un livre blanc. Elles n’ont eu aucun impact sur nos politiques publiques. Leurs manquements et leurs dysfonctionnements, y compris ceux de services de l’État comme les ARS, durent depuis très longtemps.

M. Jean-Luc Gleyze. Concernant l’attractivité des métiers, il est globalement difficile de fidéliser les personnels autour des métiers du lien, notamment ceux de la protection de l’enfance – on a évoqué les contractuels et l’intérim.

Le livre blanc du HCTS présentait des préconisations à un niveau national : nous attendons que le gouvernement s’en saisisse. Nous avons organisé en Gironde une journée sur les métiers du lien pour recueillir la parole des professionnels : elle nous a permis de dresser un état des lieux du secteur et notre devoir est de répondre à ses difficultés. Le Ségur était une réponse imparfaite au vu du nombre de personnels oubliés. Il faut revoir les questions des rémunérations, des conditions de travail, de la qualité de vie au travail, du temps prévu pour garantir la qualité de l’accompagnement des bénéficiaires. Tout est à construire ensemble, à un niveau global.

En outre je ne comprends pas qu’il soit possible de recruter des personnes sans qualification particulière en protection de l’enfance, alors que le BAFA (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) ou le CAP AEPE (certificat d’aptitude professionnelle accompagnant éducatif petite enfance) sont indispensables pour travailler en centre de loisirs. Toutefois, si la loi venait à changer ces exigences de qualification, il faudrait que les métiers de l’enfance soient suffisamment attractifs pour que nos besoins de recrutement soient satisfaits.

J’ai de bonnes relations avec la direction générale de l’ARS mais celles-ci varient selon les départements. Hier midi encore, nous travaillions sur la prise en charge des jeunes adultes relevant de lamendement Creton et sur les enfants en situation de double vulnérabilité. J’ai évoqué avec le ministre démissionnaire Paul Christophe la possibilité d’expérimenter le partage de cette prise en charge entre l’ARS et les départements. Il faut en effet expérimenter de nouvelles solutions. On ne peut pas continuer à opposer la santé, qui doit disposer des moyens nécessaires, et l’ASE. Qu’un enfant doive aller jusqu’au Conseil d’État pour qu’il enjoigne l’ARS de trouver les moyens de le prendre en charge dans des établissements spécialisés est inacceptable. Toutes les familles, notamment les plus précaires n’ont pas les capacités de s’engager dans un contentieux.

M. François Sauvadet. Départements de France, association pluraliste, au sein de laquelle nous échangeons nos bonnes pratiques et qui est l’interlocutrice du gouvernement, n’a pas vocation à faire des rappels à la loi. Au sujet des retours dans les familles, je répète que l’autorité judiciaire prend l’essentiel des décisions concernant les mesures de protection. Seul un dialogue continu entre la justice et les départements en charge de la protection de l’enfance qui permettra de prendre des mesures différenciées et individualisées dans l’intérêt des enfants. Je l’appelle de mes vœux.

D’autre part, la famille peut évoluer et doit être suivie. Nous avons tous demandé à nos agents de prévoir le retour dans la famille quand les circonstances le permettent. Le placement n’est pas une protection à vie, il doit s’intégrer à un parcours dans lequel le jeune doit être accompagné. Là aussi, cela suppose un lien permanent avec la justice qui seule peut prendre une mesure nouvelle.

Le dialogue avec les directeurs généraux des ARS n’est pas toujours évident car leurs préoccupations budgétaristes priment ! Lorsque des enfants doivent être pris en charge par des établissements spécialisés et qu’ils n’ont plus de place nous nous trouvons totalement démunis – j’attends toujours les cinq places en IME dont j’ai parlé –. Il est de même inacceptable que la prise en charge s’interrompe le week-end. Comment dès lors stabiliser les projets des enfants ?

Je vous adresserai notre rapport qui dessine un large panorama de la situation de l’enfance en Côte-d’Or et qui montre qu’il s’agit d’un vrai sujet de société à propos duquel chacun doit prendre ses responsabilités.

Nous devons d’abord travailler avec les acteurs de première ligne mais aussi entendre la parole des enfants – nous avons même organisé des concours d’éloquence dans les MECS pour entraîner les jeunes à s’exprimer.

Notre problème est systémique : c’est sur ce point que votre commission d’enquête est importante, quand bien même elle nous serait désagréable. Il faudra que ses conclusions soient suivies d’effets et vous pourrez compter pour cela sur la détermination de Départements de France. Il faudra aussi que tous les acteurs de la protection assument leurs responsabilités, que les appréciations des directions générales de la PJJ s’accordent aux réalités, que les articulations régionales fonctionnent, que des moyens soient engagés.

Je ne suis pas obsédé par la délinquance et la violence mais la question e la bientraitance est importante. Les personnels des MECS me remontent des difficultés, parfois causées par une ou deux personnes qui créent de l’instabilité et de la souffrance pour les enfants accueillis comme pour les personnels – il y a eu des cas de morsures ou des doigts sectionnés par une porte claquée. Tout cela est source de traumatismes.

Au total, je vous fais confiance : il faut que nous travaillions ensemble sans pointer du doigt quiconque mais en assumant ce qui est mal fait.

Mme Christine Le Nabour (EPR). Je suis députée d’Ille-et-Vilaine et présidente de l’Union nationale des missions locales.

L’Éducation nationale, par le biais des systèmes interministériels d’échanges d’informations, doit donner mensuellement les listes des décrocheurs, notre objectif étant qu’elles soient établies au fil de l’eau. Ces listes sont répertoriées dans les plateformes de suivi et d’appui aux décrocheurs (PSAD) copilotées par les missions locales et les centres d’information et d’orientation (CIO). Les consultez-vous ou ne disposez-vous vraiment d’aucune donnée sur les décrocheurs scolaires de votre territoire ?

En 2020, l’UNML a signé un accord-cadre de partenariat pour l’insertion professionnelle des jeunes de l’ASE, puis, dernièrement, une convention avec Départements de France. Or sur le terrain, les travailleurs sociaux des départements et les conseillers en insertion des missions locales ne se connaissent pas et ne peuvent donc pas coopérer. L’administration de mon département ignore par exemple le nombre de jeunes gens orientés vers les missions locales et auxquels on propose un contrat d’engagement jeune en application de la loi Taquet.

Je crois donc à un co-accompagnement, installé très tôt, et à un échange de bonnes pratiques. Je sais qu’il vous est difficile de répondre pour tout votre réseau, mais comment améliorer cela ?

M. François Sauvadet. À l’instar des présidents de nombreux départements, je ne dispose pas de ces données, que la ministre démissionnaire de l’Éducation nationale s’était engagée à fournir. Ce n’est pas faute de les réclamer. Les départements ont en effet les moyens d’intervenir très tôt auprès des décrocheurs scolaires, par nos agents et notre travail avec les centres communaux d’action sociale (CCAS).

Les relations entre les départements et les missions locales sont plus ou moins bien établies : certaines sont en construction, d’autres encore embryonnaires. Faites-moi remonter les difficultés et je ferai de même afin que nous soutenions plus vigoureusement leur coopération.

Mme Florence Dabin. Départements de France suivra les indicateurs produits depuis la signature de cette convention. Par ailleurs, le groupe Enfance, qui compte 80 membres, nous permettra de partager ces informations avec les vice-présidents de département en charge de ces sujets, qui les répercuteront ensuite à leurs équipes. Nous aurons des retours d’expérience et des témoignages de terrain.

M. Olivier Fayssat (UDR). Est-il possible de connaître la répartition par nationalité des parents des bénéficiaires de l’aide sociale à l’enfance ?

M. Denis Fégné (SOC). Le rapport du CESE invite à élargir les expérimentations des CDPE. Pouvez-vous revenir sur leur composition ? Permettent-ils une meilleure coordination de la protection de l’enfance, de l’administration et de la justice ?

Mme Florence Dabin. Le Maine-et-Loire fait partie des départements ayant souhaité installer un CDPE. Son installation a eu lieu en présence de la secrétaire d’État Charlotte Caubel. Il est coprésidé par le préfet et par moi-même. Nous entourent le procureur de la République, le directeur général ou territorial de l’ARS, le recteur ou le directeur académique, des représentants de la police nationale, de la gendarmerie, des UAPED et de l’ensemble des partenaires, opérateurs et associations. Sont également conviées trois vice-présidentes qui se consacrent respectivement à la prévention, à la protection, et à l’égalité hommes-femmes.

Notre première réunion a été assez formelle. Elle a eu le mérite de mettre autour d’une table l’ensemble des acteurs. Lors de la deuxième, nous sommes partis de cas complexes pour expliquer combien d’interlocuteurs sont nécessaires pour trouver la solution pertinente et individualisée pour l’enfant, ses parents et la famille. La troisième aura lieu au printemps et s’appuiera notamment sur les témoignages des enfants protégés. Pour faciliter notre dialogue nous disposons par ailleurs d’un délégué en protection de l’enfance rattaché au préfet.

Les avis des départements sur les CDPE sont mitigés. Certains départements n’en voient pas la pertinence et ne souhaitent pas en installer ; d’autres, qui l’ont fait, se demandent s’ils ne doublonnent pas certaines structures ; d’autres leur trouvent le mérite de permettre des réunions récurrentes.

Cette expérimentation va durer trois ans. Il me semble que les CDPE permettent de comprendre les préoccupations et les contraintes de chacune des institutions ce qui est capital lorsque nous appelons au dialogue et à la confiance. En outre, par leur intermédiaire, nos agents sont reconnus dans leur travail quotidien. Nous les embarquons dans une évolution de nos pratiques pour l’enfant. Enfin, ces réunions débouchent ont un coût, il faut donc qu’elles soient efficaces si nous voulons réussir ensemble, mot auquel je mets volontiers la même majuscule qu’à enfance.

M. François Sauvadet. Je ne vois pas la nécessité de connaître la nationalité des enfants protégés.

Nous avons en revanche des données sur les pays d’origine des MNA. Quand parle de leur accueil il faut bien sûr avoir en tête leurs conditions de voyage et d’arrivée comme aux différends qui peuvent exister entre les communautés d’origine et entraîner des violences. Nous souhaitons qu’ils trouvent leur épanouissement en attendant les décisions administratives qui les concernent et qui relèvent non pas des départements mais de la politique migratoire du pays.

M. Jean-Luc Gleyze. Au sein de mon conseil départemental, une formation politique pose sans cesse cette question et j’y réponds toujours que tout enfant à protéger est un enfant à protéger, quels que soient son parcours et son origine.

M. François Sauvadet. En conclusion, je veux remercier les membres de votre commission d’enquête : cela peut sembler paradoxal mais je vous fais confiance et je ne la crains pas.

Parce que des familles sont défaillantes, nous nous trouvons face à un phénomène de société dont les causes – Covid, précarité, etc. – sont multiples et qui s’accélère. Les départements sont en première ligne et leurs élus, en tant que responsables publics, assument leurs responsabilités : face à ce choc, nous devons trouver des solutions novatrices et ne pas oublier que, si les difficultés sont massives, seules des réponses individualisées sont viables. Que chaque jeune dont le destin a basculé retrouve confiance en son avenir, tels sont notre devoir et notre exigence morale.

J’espère que nous aurons un nouveau débat à la publication de votre rapport et qu’un comité de suivi sera créé. Les départements et moi-même serons toujours disponibles pour faire avancer la seule cause qui vaille : l’avenir de nos enfants.

Mme la présidente Laure Miller. Merci pour votre présence. Nous gardons en tête cette proposition de suivi et de travail commun, notamment lors du processus législatif qui devra suivre les préconisations de Mme la rapporteure.

  1.   Audition de Mme Florence Dabin, présidente du groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée, et Mme Anne Morvan-Paris, directrice générale du GIP (mercredi 18 décembre 2024)

M. Stéphane Viry, président. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition de Mme Florence Dabin, cette fois en tant que présidente du groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée, et de Mme Anne Morvan-Paris, qui en est la directrice générale. La loi Taquet du 7 février 2022 avait pour objectif d’instaurer une gouvernance plus efficiente de la protection de l’enfance en créant le GIP France Enfance protégée, qui a succédé au GIP Enfance en danger.

La mission de ce GIP est essentielle et attendue : contribuer « à l’animation, à la coordination et à la cohérence des pratiques sur l’ensemble du territoire ». Tous les acteurs que nous avons auditionnés déplorent en effet le cloisonnement de la protection de l’enfance, alors que cette politique est interministérielle, multisectorielle et décentralisée.

Dans ce contexte, que peut apporter la structure que vous dirigez, avec sa gouvernance particulière associant à parité l’État et les départements ? Quels sont les premiers chantiers que vous avez engagés et comment concrétisez-vous votre mission d’accompagnement des départements ?

Le GIP France Enfance protégée s’est également vu confier la mission fondamentale de produire des statistiques, par l’intermédiaire de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) qui lui est rattaché. Il est par ailleurs chargé du 119, le numéro national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger. Quelles mesures avez-vous prévues pour améliorer ce service qui peine à recruter des écoutants ?

En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, il me revient, avant de vous donner la parole, de vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Florence Dabin et Anne Morvan-Paris prêtent serment.)

Mme Florence Dabin, présidente du GIP France Enfance protégée. France Enfance protégée remplit des missions essentielles. Nous définissons cette structure avant tout comme une maison commune, rassemblant toutes les entités que vous avez citées. Nous avons toutefois dû nous adapter au contexte. Pour constituer une maison commune, il faut certes avoir des valeurs et des projets communs, mais aussi sécuriser et rassurer l’ensemble des personnes qui travaillaient auparavant sous une autre bannière, avec des méthodes parfois différentes. Il faut respecter les identités et tout ce qui existait précédemment.

Lors de la préfiguration, puis de la création de France Enfance protégée, nous avons écouté tous ceux qui composent ce GIP. La multiplicité des cadres de travail et des statuts imposait d’avoir un dialogue plus que bienveillant à la fois pour donner envie aux équipes de rester et de s’impliquer et pour engager une dynamique de recrutement, indispensable pour faire face à des besoins de plus en plus importants.

Le 119 est une sorte de bannière permettant de faire connaître France Enfance protégée. Il est financé à parts égales par l’État et les départements. Les associations ne participent pas à son financement mais sont également très engagées dans son fonctionnement. Dans ce domaine, j’ai la chance de pouvoir m’appuyer sur la vice-présidente, Martine Brousse.

Grâce au 119, nous avons constaté que les signalements étaient plus rapides et plus pertinents. Malheureusement, les résultats obtenus ne sont pas à la hauteur des attentes, et nous en sommes conscients. Ce numéro qui a vocation à être unique n’est pas suffisamment lisible car il continue d’en exister plusieurs. Nous devons par ailleurs décrocher plus rapidement et réduire le taux de rappels. Après notre assemblée générale qui s’est tenue la semaine dernière, nous affichons comme priorité de mieux structurer le 119. Nous avons confié cette tâche à un chargé de mission que nous venons de recruter.

S’agissant de l’Agence française de l’adoption (AFA), nous notons que les adoptions internationales diminuent. La situation est certes liée au contexte géopolitique, mais elle oblige également à s’interroger sur la réorganisation qui a été effectuée. Nous constatons en revanche que l’accès aux origines se développe. Cette possibilité, qui correspond à une évolution sociétale, est mieux connue.

Pour ce qui est des données statistiques et de la recherche, l’Observatoire national fonctionne de manière très satisfaisante. Il n’est toutefois pas suffisamment connu du grand public.

En prenant la présidence de France Enfance protégée, j’ai rapidement dressé un diagnostic. J’ai souhaité avoir à mes côtés une directrice générale ayant l’expérience tout à la fois des collectivités territoriales et de l’administration centrale, en l’occurrence de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Elle préserve ainsi un juste équilibre entre nos deux cofinanceurs, sans oublier le partenaire incontournable que sont les associations.

Parallèlement à la restructuration des services, nous avons prévu de déménager dans quelques mois afin de permettre à chacun de pleinement s’épanouir au sein de la maison commune. Nos priorités concernent le 119, ainsi que la prostitution, avec la mise en place d’une plateforme dédiée pour les professionnels, les jeunes concernés et leurs familles.

Nous constatons – et c’est plutôt agréable – que de nombreux acteurs ont envie de confier des missions à France Enfance protégée. La loi Taquet nous positionne comme une maison commune. Pour qu’elle le soit, elle doit se doter de fondations solides. Pour le moment, nous nous employons à les renforcer.

S’agissant des bases de données, qui nous sont demandées par l’État et par les départements, nous réfléchissons à la manière dont nous pourrons fonctionner, en tenant compte de la latitude financière qui est la nôtre. Tout n’a peut-être pas été anticipé à la hauteur de ce qui aurait été souhaitable pour que les moyens soient en adéquation avec les ambitions. Les marges de manœuvre étant réduites de part et d’autre, nous sommes contraints de prioriser, notamment dans les discussions que nous menons actuellement avec Jean-Benoît Dujol pour la DGCS.

Nous devons mieux nous faire connaître, en particulier auprès des départements. Au sein de Départements de France, j’ai l’honneur de présider un groupe dédié à l’enfance. À chacune de ses réunions – nous en avons organisé huit cette année –, un tiers du temps est consacré à l’actualité de France Enfance protégée. Nous procédons ainsi par honnêteté intellectuelle, politique et financière, mais également pour entendre les besoins du terrain. Nous devons aussi travailler avec les professionnels, pour qu’ils ne nous voient pas comme une énième structure dont personne ne sait vraiment à quoi elle sert.

Comme je l’ai indiqué à mes collègues professeurs des écoles, nous serions encore meilleurs si nous connaissions l’ONPE. Ses rapports, accessibles sur le site de France Enfance protégée, sont d’excellente qualité et permettent d’éclairer les pratiques de tous les professionnels de l’enfance quel que soit leur métier.

En clair, nous sommes une maison commune mais encore en construction – et nous n’en sommes qu’aux fondations. Nous remercions avec simplicité et humilité tous ceux qui reconnaissent son existence, mais il faut nous laisser le temps de la bâtir, avec des femmes et des hommes qualifiés, en définissant des priorités dans les actions à mener.

Mme Anne Morvan-Paris, directrice générale du GIP France Enfance protégée. La mise en route peut paraître longue, puisque le GIP est en fonctionnement depuis deux ans et qu’il s’appuie sur des entités qui lui préexistaient. Néanmoins, comme je l’ai constaté depuis que j’ai pris mes fonctions au mois de septembre, il connaît des fragilités internes qui ne sont pas sans conséquences. Jusqu’à maintenant, nous rencontrons des difficultés à obtenir des données en matière de budget ou de ressources humaines, ainsi qu’à disposer d’une évaluation qualitative et quantitative de l’activité. Nous essayons d’y remédier pour qu’en 2025, nous soyons capables de montrer ce que nous faisons.

L’exemple du 119 illustre parfaitement l’attente logique des financeurs et du grand public de disposer d’un numéro d’appel national qui fonctionne. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas considérer qu’il dysfonctionne, mais nous devons limiter au minimum les rappels. Faire la démarche d’appeler le 119 n’est jamais évident. En leur demandant de rappeler, nous prenons le risque de perdre des personnes en route. Cette pratique peut en outre soulever des interrogations sur la qualité du service, alors qu’une fois que la prise en charge a été réalisée par un écoutant professionnel – travailleurs sociaux et psychologues –, celle-ci est réelle. Le lien se fait en outre avec les cellules de recueil des informations préoccupantes (CRIP) au niveau départemental.

Le fonctionnement du 119 est à améliorer et nous allons nous y engager, ce qui nécessitera de revoir les cycles de travail et, peut-être, de remettre en cause certaines habitudes. Le climat social est meilleur qu’il y a quelques mois et toutes les évolutions se feront dans le dialogue, mais celles-ci sont essentielles pour avancer collectivement sans perdre le sens de notre mission.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Permettez-moi de commencer par un regard sur le passé. Les rapports se sont accumulés. Certains étaient d’ailleurs très intéressants : mieux vaudrait les relire plutôt que d’engager de nouveaux travaux. En revanche, il n’y a jamais eu de commission d’enquête. Celle-ci est l’occasion d’analyser les forces et les faiblesses des dispositifs, en adoptant toujours le point de vue de l’intérêt de l’enfant, dont je rappelle qu’il est un sujet de droit.

Depuis environ dix ans, je participe à l’ensemble des travaux nationaux – à commencer par la création du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE). À l’époque, l’objectif de la ministre Laurence Rossignol était de doter la politique de la protection de l’enfance d’une colonne vertébrale. L’État était défaillant et la prise en charge des enfants était inégalitaire, puisqu’elle dépendait des territoires dans lesquels ils se trouvaient. Avec mes collègues élus départementaux – majoritairement des femmes –, nous considérions que pour devenir cette colonne vertébrale, le CNPE devait être rattaché au Premier ministre.

La loi créant le CNPE a été votée en 2016. Jusqu’à la nomination de M. Taquet en 2019, il ne s’est pratiquement rien passé.

Lorsqu’il a pris ses fonctions, Adrien Taquet n’a même pas pris connaissance des travaux qui avaient été menés pendant deux ans. Il a été un bon ministre mais il ne s’est absolument pas servi de l’historique. Il a relancé des travaux qui ont débouché sur une feuille de route, puis sur un projet de loi posant les bases du futur GIP. Il considérait que trop d’organismes et de structures diverses coexistaient. Le GIP devait être la réponse ! Nous sommes en 2024 et il n’est toujours pas efficient.

Entre 2014 et 2024, nous n’avons fait que réfléchir à l’organisation qui devait être la bonne. Je vous livre mon témoignage avec beaucoup d’humilité, car j’ai eu la chance de participer à tous ces travaux, mais la situation que nous connaissons est inacceptable. Il n’est pas possible d’en être au même point dix ans plus tard ! La politique s’inscrit dans le temps long ; pas l’enfance. Même si les élus et les directions générales sont de bonne volonté, nous ne pouvons pas continuer ainsi, avec des ministres qui veulent à chaque fois imposer leur vision en faisant fi de tout ce qui a été fait avant.

Créer de grosses machines comme le GIP soulève forcément des difficultés. Vous avez évoqué le climat social. Nous qui connaissons la situation, nous savons que les tensions étaient très fortes. Le regroupement de multiples structures a des conséquences directes pour les salariés, qui voient leur histoire et leur statut remis en cause. Réformer demande du temps.

En clair, nous ne pouvons plus animer les politiques publiques ainsi.

Dans son avis sur le projet de loi, le Conseil d’État souligne « la complexité particulière de l’architecture envisagée, inhérente au maintien de l’ensemble des instances existantes au sein ou dans le prolongement du nouveau groupement, ainsi qu’aux options retenues quant au positionnement des trois conseils. Il constate que les objectifs poursuivis ne pourront pas être pleinement atteints par cette réforme organisationnelle. Il estime que la mise en œuvre de cette réforme devra faire l’objet d’une évaluation à brève échéance afin d’apprécier l’étendue et la nature de ses incidences. »

Le message que vous venez de nous délivrer est assez proche de ce que disait le Conseil d’État. En outre, selon nos informations, la parité, y compris financière, semble poser des difficultés au sein du GIP. Pouvez-vous nous confirmer que celui-ci enregistrerait déjà un déficit de 2,5 millions d’euros, que le budget ne serait pas encore stabilisé pour 2025 et que rien ne serait prévu pour 2026 ?

J’allais vous interroger sur le 119 mais vous avez déjà expliqué que son fonctionnement n’était pas satisfaisant. En tant que parlementaires, nous essayons – ce n’est pas toujours simple – de nous assurer que ces dispositifs, comme le numéro pour le signalement des violences faites aux femmes, disposent des ressources nécessaires.

D’autres articles y ont ensuite été ajoutés, mais le projet de loi d’Adrien Taquet ne portait initialement que sur le GIP. Seul ce point a été traité dans l’avis du CNPE, dont je faisais partie. Aujourd’hui, je constate que le fonctionnement qui a été mis en place n’est pas satisfaisant. Le GIP n’a aucune perspective financière, ce qui est d’autant plus préoccupant que les budgets qui avaient été évoqués entre l’État et les départements au moment de sa création n’étaient déjà pas à la hauteur des missions qui lui étaient confiées. Vous nous dites qu’il pourrait être amené à en assumer d’autres – je ne sais pas si ces demandes vous sont formulées oralement ou par écrit. Or ni les services de l’État ni ceux des départements ne s’attendent à devoir augmenter leur participation.

Compte tenu des conséquences pour les personnels, il n’est pas question de revenir sur ce qui a été fait. Des enseignements doivent néanmoins être tirés. Sur le terrain, je ne constate aucune action concrète pour accompagner les professionnels qui interviennent auprès des enfants, être une source de références et faire évoluer les pratiques.

Théoriquement, le GIP devrait être l’entité qui diffusera ces fameuses données auxquelles nous n’avons pas accès pour le moment. Comment allez-vous faire ? Même si vous êtes regroupés, les services de l’État et des départements continuent de travailler en silos. Réussirez-vous à alimenter le logiciel Olinpe ? Certains médias ont estimé le budget nécessaire pour le déployer autour du milliard d’euros, bien loin des 2,5 millions ou autres chiffres évoqués. Or investir pour l’enfance, c’est investir dans l’avenir. Que ce soit dans la santé, la formation de professionnels ou la constitution de bases de données, nous devons le faire massivement.

J’aimerais connaître votre avis sur cette réalité que j’ai voulu replacer dans son contexte historique. Il me semble éclairant pour la commission d’enquête de savoir que nous sommes très loin de ce qu’avait imaginé le législateur en votant la loi de 2022. J’ai confiance dans les personnels. Néanmoins, quand je constate que vous n’avez aucune visibilité à un an sur le plan budgétaire, je suis dubitative sur ce qui va advenir.

Mme Florence Dabin. Une chose est sûre : nous n’avons rien à cacher. Nous communiquons toutes les informations qui nous sont demandées, même en dehors du cadre de cette commission d’enquête. Nous le faisons depuis le début. Si nous voulons réussir, nous avons besoin d’honnêteté intellectuelle et de transparence.

Je vous remercie d’avoir rappelé l’historique, dont je n’avais pas totalement connaissance. Vos propos montrent qu’un projet, aussi noble et ambitieux soit-il, peut être confronté à de multiples écueils s’il n’est pas correctement structuré et animé dès le départ.

Personnellement, je suis arrivée en novembre 2021, pendant la période de préfiguration. Ma priorité était d’être aux côtés des équipes, que la création du groupement d’intérêt public Enfance en danger (GIPED) – qui deviendra France Enfance protégée – inquiétait énormément. Elles ne savaient pas ce qu’allaient devenir leurs missions, si elles allaient garder leurs postes, où elles devraient travailler, etc. Elles se posaient beaucoup de questions sur leur quotidien. Elles craignaient que la création d’une structure trop importante remette en cause la nature même de leur travail.

Vous avez souligné que le secrétaire d’État Adrien Taquet avait engagé la réflexion à partir de ses propres constats alors qu’il aurait pu utiliser les nombreux rapports disponibles. Ceux-ci se sont en effet accumulés au fil du temps. La situation est la même s’agissant des structures, avec tous leurs présidents et directeurs généraux. À un moment donné, il devient impossible de savoir qui fait quoi. Dans un contexte national qui nous pousse à rationaliser et à faire des économies, nous devrions aller vers de la simplification – j’ose le mot. Or, pour ma part, je ne la vois pas !

J’ai accepté la présidence de France Enfance protégée parce que j’avais eu la confiance de mes pairs en tant que présidente du groupe Enfance de Départements de France et que dans la négociation entre l’État et le président Sauvadet, il avait été convenu que la présidence du GIP reviendrait à un président de conseil départemental. Il y avait donc une cohérence.

Au cours des premiers mois – et c’est toujours le cas –, j’ai néanmoins dû me focaliser sur les relations avec les personnels. J’ai essayé de mettre en place un véritable dialogue social, dynamique et nourri, mais ce n’était évident pour personne. Nous ne pouvions apporter aucune garantie.

En étant à la tête d’une telle structure, je ne suis que de passage. Je veux bien accepter certaines missions à condition d’avoir les moyens de les réaliser. Ils y sont certes contraints par la loi, mais les présidents de conseil départemental nous font confiance en acceptant de financer 50 % du fonctionnement du GIP, car celui-ci est incarné. Je ne suis pourtant pas très aidée. Du côté de l’État et de ses nombreuses directions, en revanche, je suis toujours dans l’attente. Même si les relations avec les personnes qui siègent au bureau ou au conseil d’administration sont bonnes, je n’ai aucune information de sa part, alors qu’il finance la structure pour moitié.

Nous y mettons toute notre détermination – et depuis quelques mois, j’ai la chance d’avoir à mes côtés une directrice générale qui a la connaissance et l’expertise pour nous aider –, mais comment peut-on construire un budget sans avoir de visibilité financière ? Comme je l’ai indiqué la semaine dernière à l’assemblée générale, il ne faut pas compter sur un effort supplémentaire des départements. Certains commencent légitimement à se demander à quoi sert France Enfance protégée. Même si l’expression est un peu triviale, ils veulent en avoir pour leur argent !

Depuis le début, la priorité a été de faire face aux problèmes liés au personnel. Une des raisons pour lesquelles nous tenons à faire preuve de transparence dans les chiffres est de rassurer les équipes. Lors de l’assemblée générale, nous avons d’ailleurs décalé le vote du budget car il nous manquait des informations, dont je souligne qu’elles ne dépendaient pas que de nous.

Madame la rapporteure, je partage votre interrogation sur la mise en place de la base nationale des agréments des assistants maternels et familiaux, entre autres. J’ai prêté serment, je vais donc vous dire ce qu’il en est en toute transparence. Il y a quelques semaines, j’ai échangé avec Jean-Benoît Dujol. Nous avons évoqué le report du vote du budget, ainsi que la structuration financière du GIP. Je lui ai dit que je ne savais pas comment, dans le contexte actuel, le GIP pourrait remplir les missions qui lui sont confiées. Les équipes sont mobilisées – je profite d’ailleurs de cette commission d’enquête pour les saluer. Elles ne comptent pas leur temps. Elles sont prêtes à réinterroger leurs pratiques. Néanmoins, nous ne disposons pas de ressources internes qui soient à la fois suffisantes et structurées. L’État ne nous allouera probablement pas plus de moyens et il est hors de question que je sollicite mes collègues présidents de département – car, avant d’être la présidente de France Enfance protégée, je suis la présidente du conseil départemental du Maine-et-Loire. J’ai proposé que les directions de l’État mettent à notre disposition des personnes qualifiées dans le cadre d’une mission, ce qui irait également dans le sens d’une simplification. Jean-Benoît Dujol a jugé l’idée intéressante et m’a dit qu’il allait y réfléchir. Voilà où nous en sommes...

Les réflexions qui ont conduit à la constitution de France Enfance protégée ont duré des années. Comme toutes les personnes qui ont travaillé à la concrétisation de ce projet, je souhaite que cette maison commune réussisse, mais nous partageons vos inquiétudes et nous avons besoin d’aide. La clé du succès ne repose pas uniquement sur les équipes présentes au quotidien, sur les élus qui constituent le bureau et le conseil d’administration et sur les associations qui nous font confiance.

Mme Anne Morvan-Paris. L’assemblée générale a voté un budget sur lequel le conseil d’administration s’était prononcé au préalable. Pour 2025, le déficit structurel est de plus de 2 millions d’euros. Comme nous disposons de réserves, nous pourrons faire face à nos engagements l’a prochain. Néanmoins, puisque les recettes n’augmenteront probablement pas, nous devrons revoir certaines dépenses, notamment en matière de personnel et de systèmes d’information.

La base des agréments des adoptants est pratiquement finalisée. Elle représente des volumes limités, mais constitue une première « brique » dans la construction des différents outils nationaux. La base des agréments des assistants maternels et familiaux est, à juste titre, très attendue. Elle permettrait d’éviter que des personnes dont l’agrément a été retiré ou suspendu puissent se présenter dans un autre département. Elle représente donc un enjeu important en matière de protection de l’enfance. Ce projet a été budgété du point de vue des prestataires mais nous manquons de moyens humains en interne. Il faudra donc définir des priorités. Une réflexion est en cours pour déterminer comment nous allons redéployer nos ressources.

La situation est d’autant plus tendue que les activités liées à la protection de l’enfance sont en hausse. Les appels au 119 progressent de 15 à 20 % par an. Ces résultats montrent que les campagnes de communication et les efforts de sensibilisation du grand public et des professionnels donnent des résultats. Cet aspect positif a toutefois une contrepartie. Même si elle ne débouche pas forcément sur des informations préoccupantes, la croissance des volumes nous oblige à mobiliser davantage d’écoutants.

Trouver un équilibre ne se fait pas en quelques mois. En 2025, nous devrons définir un cap et faire des arbitrages. Les constats qui ont été dressés jusqu’à présent peuvent sembler un peu pessimistes, mais le GIP a tout de même montré sa pertinence dans certains domaines. C’est notamment le cas en ce qui concerne l’accès aux origines. La maison commune rassemble en effet le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP), compétent pour les accouchements sous le secret, l’Agence française de l’adoption, qui suit les adoptions nationales et internationales, et l’Observatoire national de la protection de l’enfance. Ces trois entités permettent de mener au bon niveau les réflexions sur ces sujets, en lien avec la Mission de l’adoption internationale et la DGCS. Le travail de défrichage qui est en cours débouchera sur des préconisations. Le GIP ne décidera pas seul de l’ampleur des évolutions à engager, mais les compétences qu’il regroupe lui permettront de soumettre des propositions aux différents ministres qui voudront se saisir du dossier. Ils pourront ensuite, s’ils le souhaitent, ajuster les moyens qui lui sont alloués.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Votre budget est en baisse d’environ 20 % alors que vos missions augmentent. Les appels reçus au 119 progressent de l’ordre de 15 à 20 %. Comment allez-vous faire face à cette demande grandissante si vos ressources diminuent ?

Le GIP a également une mission de soutien à la recherche. La France publie peu de travaux scientifiques sur la protection de l’enfance, par rapport notamment au Québec mais aussi à d’autres régions du monde. Le besoin étant réel, pourrez-vous continuer à financer de tels projets ?

Qu’en est-il de la dimension prescriptive de votre activité ? Le GIP a en effet pour mission de proposer des politiques d’accompagnement. Or, dans ce domaine, la production a été soutenue jusqu’en 2017, puis a fortement baissé. En 2021 et 2022, seuls deux rapports concernant la lutte contre la prostitution des mineurs ont été publiés. Quelles sont les raisons de cette situation ? Aider les acteurs, qui sont éparpillés dans les départements, en leur fournissant un socle commun – une colonne vertébrale – est pourtant essentiel.

Mme Anne Morvan-Paris. En ce qui concerne le soutien à la recherche, nous lançons des appels à projets thématiques ou généraux. Nous y consacrons un budget de 100 000 euros, qui n’est pas remis en cause.

En matière de prescription, le rôle du GIP est probablement à clarifier. Les acteurs ont surtout besoin de référentiels communs. Les conférences de consensus ont permis d’aboutir à une forme d’accord sur la manière d’aborder les familles, sur les besoins fondamentaux de l’enfant, etc. Des travaux ont été menés sur la théorie de l’attachement par exemple. L’enjeu est de réussir à utiliser tous les outils qui existent pour accompagner au mieux – toutes les études démontrent l’intérêt d’intervenir le plus tôt possible – les enfants et les familles. Il est important que d’un département à l’autre chacun parle le même langage. L’un des difficultés est que nous n’avons pas de définition commune de l’intervention. À la différence d’autres pays, la France ne fonctionne pas selon un système de programmes, comme ils peuvent exister au Québec ou en Belgique.

Je ne sais pas comment le GIP peut se positionner par rapport à l’État. Il mène des projets, gère un numéro d’écoute et dispose d’un observatoire, mais jusqu’où peut-il aller dans la prescription ? À ce sujet, la rédaction adoptée par le législateur est assez floue. Dans les faits, les référentiels relèvent plutôt des ministères. Les conseils font des recommandations et valident les textes qui leur sont proposés, mais ni le Conseil national de la protection de l’enfance ni le Conseil national de l’adoption n’ont cette compétence prescriptive. En France, aucun organisme ne l’a dans le domaine de l’enfance, voire de manière générale dans le secteur social.

S’agissant du budget, nos réserves sont certes en diminution mais nos recettes sont stables. Quant à nos dépenses, elles sont en légère baisse, notamment parce que nous avions surévalué le coût de notre futur déménagement. Les frais de personnel sont à peu près équivalents à ce qu’ils étaient cette année. Je pense donc qu’il y a eu une confusion, même si nos marges de manœuvre sont effectivement de moins en moins importantes, du fait notamment de l’évolution de notre trésorerie.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Dans la liste des missions qui figure sur la page du site du ministère des solidarités qui vous est consacrée, « l’appui à la conception et au pilotage des politiques de protection de l’enfance » apparaît dès la première ligne. Pour moi, cette mission est bien prescriptive. Il revient certes au ministère de les accepter et de définir comment les déployer, mais votre rôle est tout de même de formuler des propositions, en vous appuyant sur différentes études. De ce point de vue, mon attente n’est pas encore satisfaite.

En France, nous conservons des pratiques très diverses, plus ou moins anciennes. Plutôt que de passer du temps à évaluer ou à s’assurer que tout le monde est formé, il faudrait peut-être affirmer ce que devrait être une politique de protection de l’enfance efficace. Ainsi, les ministres qui se succèdent – y compris ceux qui ne restent que trois mois en poste – auraient une feuille de route claire. En tant que parlementaires, nous disposerions en outre d’un cadre d’évaluation que l’hétérogénéité des pratiques et l’absence de pilote pour les différentes politiques de protection de l’enfance ne nous permettent pas d’avoir aujourd’hui.

Mme Florence Dabin. Même si cela n’est pas une excuse, changer d’interlocuteur régulièrement ne facilite pas le pilotage. Chacun a sa vision des choses et ses souhaits, en fonction de son parcours et de sa culture en matière d’enfance et de famille au sens large. Sans aller jusqu’à former le vœu d’une plus grande stabilité – quoique –, j’estime que nous devons en tout cas trouver une autre manière de fonctionner, qui nous permette de faire face aux évolutions gouvernementales des prochains mois ou des prochaines années. Le GIP doit s’appuyer sur des bases solides. Il s’agit d’une condition pour que nous puissions être entendus et devenir prescripteurs. Anne Morvan-Paris a pris ses fonctions il y a moins de six mois mais nous avons déjà stabilisé énormément de situations.

Le CNAOP sera l’une de nos priorités. Pour reprendre votre expression, notre ambition est de donner une colonne vertébrale, afin d’expliquer le processus et de le sécuriser.

En ce qui concerne la recherche, nous avons évoqué le budget. Depuis le début, nous veillons à ce que les travaux soient en adéquation avec les besoins des territoires. Dans le domaine de la lutte contre la prostitution, ces données scientifiques ont nourri les cellules mises en place dans les départements. Nous aimerions parfois aller plus vite et augmenter notre production, mais les chercheurs s’inscrivent dans le temps long. Il faut en outre que les départements aient les moyens de s’emparer de ces outils et de les utiliser sur le terrain, justifiant ainsi leur appartenance à la maison commune.

Nous avons entendu les remarques des trois dernières ministres à propos du 119. La première à nous avoir alertés est la secrétaire d’État Charlotte Caubel. Sarah El Haïry l’a fait à son tour, puis Agnès Canayer dans le cadre de la double écoute qu’elle a réalisée peu de temps après sa prise de fonctions. Nous avons recruté un chargé de mission le 1er décembre. L’urgence est d’évaluer nos modes de fonctionnement et nos cycles de travail, y compris en nous comparant à d’autres structures ouvertes sans interruption. Nous devons par ailleurs nous interroger sur le lien entre les écoutants et le préaccueil – non sur sa pertinence, mais plutôt sur son coût et son organisation. Nous allons en outre revoir le formulaire en ligne et réfléchir à l’intérêt du tchat. Ce canal de communication est une nouveauté qui est encore limitée aux moins de vingt et un ans. Il y a peut-être des jours ou des heures où il serait judicieux de le renforcer. Nous examinerons enfin la procédure de rappel des professionnels.

Même si la question ne m’a pas été posée, j’aimerais faire le lien entre le 119 et nos cellules de recueil d’informations préoccupantes. Lors de la visite de la ministre Agnès Canayer, un des professionnels a évoqué la difficulté à obtenir des retours de la part de certains départements. Or ceux-ci sont essentiels pour donner du sens au dispositif. Nous souhaitons suivre cet indicateur non pas pour porter un jugement – chacun peut avoir ses difficultés et priorités –, mais pour comprendre les disparités et mieux travailler ensemble.

Dans six mois, nous formulerons des propositions d’amélioration de la qualité de service. Nous avons commencé à envisager différents scénarios. Un de nos objectifs est de donner envie à différents profils de s’engager dans un métier un peu atypique, parfois difficile sur le plan émotionnel. Nous recherchons actuellement deux équivalents temps plein (ETP). Nous sommes prêts à revoir nos modes de fonctionnement. Des économies sont certainement possibles. Aujourd’hui, les écoutants notent chaque témoignage dans un carnet puis, une fois que leur interlocuteur a raccroché, enregistrent les informations dans un formulaire préexistant. Nous pouvons sans doute optimiser ces pratiques afin de répondre à un plus grand nombre d’appels.

Il faudra toutefois être cohérent. La multiplication des campagnes de communication sur le 119 devra s’accompagner de moyens financiers suffisants pour recruter et garantir la qualité de prise en charge. Cela ne sert à rien de sensibiliser les jeunes, les familles et l’ensemble des partenaires si nous ne sommes pas en mesure de leur répondre.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Vous avez indiqué que le budget de la recherche s’élevait à 100 000 euros. Le GIP est constitué d’un grand nombre d’organismes : Conseil national de l’adoption, Conseil national pour l’accès aux origines personnelles, Conseil national de la protection de l’enfance, Service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger – le 119 –, Agence française de l’adoption, Observatoire national de la protection de l’enfance, etc. Que représentent ces 100 000 euros par rapport à toutes ces structures ? Ce budget sert-il à financer de la masse salariale ? Suffit-il à l’ONPE, par exemple, pour réaliser des études longitudinales ?

L’ONPE échange-t-il de manière régulière avec les observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE) ? Je sais que certains d’entre eux n’ont pas fonctionné pendant une certaine période. Ils sont pourtant une porte d’entrée pour accéder aux données.

Les logiciels actuels ne permettent pas de traiter des volumes importants de données, notamment pour réaliser des études longitudinales ou qualitatives. Les départements ayant également la responsabilité des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), il serait intéressant de travailler sur les enfants présentant une double vulnérabilité. Il faudrait toutefois clarifier les nomenclatures. La direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) n’utilise pas les mêmes sigles ou référentiels que l’ONPE. Cette situation n’est pas nouvelle mais pose de nombreux problèmes. Comment travaillez-vous les ministères pour faire avancer ces sujets ?

Avant d’être députée, je faisais un doctorat en protection de l’enfance et je travaillais sur les jeunes en ruptures multiples et en double vulnérabilité. Nous n’étions que deux en France, alors qu’il s’agit d’un problème prioritaire dans tous les schémas Enfance Famille. Je faisais une thèse CIFRE (convention industrielle de formation par la recherche) : grâce à cette convention, les départements peuvent bénéficier du crédit d’impôt recherche (CIR). Que pensez-vous de ce dispositif ? Comment pourrait-il être promu auprès des départements ou des ODPE ? Dans les collectivités locales, la recherche permettant d’approfondir nos politiques pourrait par exemple être envisagée gratuitement, grâce au versement d’une subvention pour charges de service public.

Enfin, j’ai consulté l’organigramme de cette grosse « pieuvre » qu’est le GIP. Trois collèges – pour le ministère, les conseils départementaux et les associations – s’ajoutent aux directions de tous les conseils et services. Comment le collège des associations a-t-il été constitué ? Comment les usagers sont-ils représentés ? Nous avons beaucoup à apprendre des jeunes qui sont suivis dans le cadre de la protection de l’enfance ou qui l’ont été. Mieux connaître leurs parcours et profiter de leur expérience nous permet de faire évoluer nos pratiques.

Mme Anne Morvan-Paris. En 2022, le législateur a clairement indiqué que la statistique publique, notamment Olinpe, était de la responsabilité de la DREES, qui pourra faire parler les données entre elles, y compris avec des statistiques de l’éducation nationale ou de l’emploi. Cet objectif n’est pas encore pleinement atteint mais des progrès ont déjà été réalisés. À l’époque du GIPED, très peu de départements jouaient le jeu et remontaient régulièrement leurs données. Ils sont désormais entre trente et quarante et l’objectif de la DREES est de tous les mobiliser dans les deux ans. Olinpe permet une observation longitudinale. Grâce à cet outil, nous espérons accéder à beaucoup d’informations qui nous manquent terriblement, comme les motifs de placement, l’évolution des parcours et les éventuelles ruptures, etc. Il faut toutefois éviter les confusions : l’ONPE participe au comité technique, mais le projet relève de la DREES.

Le GIP compte environ 110 ETP, dont 20 à l’ONPE, majoritairement des postes de chargé d’études. Nous accueillons également deux thèses CIFRE. L’animation du réseau des ODPE fait partie des missions essentielles de l’ONPE et elle sera renforcée puisque nous avons recruté un directeur qui vient de l’ODPE du Nord. Il nous rejoindra en janvier et aura notamment pour objectif d’améliorer notre visibilité et de renforcer les liens avec les départements et les acteurs de terrain de la protection de l’enfance.

Lors du dernier séminaire de l’ONPE, qui s’est tenu en novembre, nous avons présenté les différents dispositifs permettant de mieux travailler avec le monde universitaire, dont les CIFRE. Nos productions sont nombreuses et beaucoup d’entre elles sont réalisées par de jeunes chercheurs.

Mme Florence Dabin. S’agissant de la gouvernance, la présidence du GIP revient à Départements de France et les deux autres collèges ont chacun une vice-présidence. Nous organisons régulièrement des réunions du bureau ou du conseil d’administration. Nous établissons les ordres du jour de manière concertée.

Le collège des associations est très dynamique. J’ai cité tout à l’heure Martine Brousse mais je peux également mentionner Pierre-Alain Sarthou. C’est un homme brillant qui connaît parfaitement le secteur associatif et ses enjeux. Nous avons trouvé un équilibre. Les prises de parole sont mesurées, constructives et respectueuses des cofinanceurs, mais elles visent toujours à défendre l’intérêt supérieur de l’enfant.

La ministre Agnès Canayer m’avait demandé qui représentait physiquement l’État au sein du bureau et du conseil d’administration. Nous avions évoqué la possibilité qu’il s’agisse d’un membre de son cabinet. Compte tenu du contexte, je ne sais pas si cette proposition pourra se concrétiser. Elle me paraissait néanmoins intéressante. Avoir un profil plus politique et moins technique pourrait être un moyen de gagner du temps et de faire valider plus rapidement les décisions.

Du côté des départements et des associations, nous sommes peut-être plus pressés d’avancer. Toutefois, même si nos modes de fonctionnement peuvent être améliorés, nos échanges sont de qualité. Nous avons parfois des points de divergence, mais ils sont souvent liés à un manque d’informations ou de précisions.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je suis très surprise que la ministre ignore qui représente l’État au bureau du GIP. Par ailleurs, vous ne m’avez pas répondu sur la représentation des usagers. Existe-t-elle ou est-elle envisageable ?

Mme Florence Dabin. La Fédération nationale des associations départementales d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance (FNADEPAPE) est présente au sein du GIP.

Je ne voudrais pas que les propos de Mme Canayer soient mal interprétés. Elle connaît naturellement la composition institutionnelle de nos instances : nos échanges portaient sur les individus. Son objectif était de privilégier des profils permettant de gagner du temps.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. J’ai une dernière question, mais la réponse pourra éventuellement être apportée par écrit. À l’issue de cette commission d’enquête, nous ferons des préconisations. J’espère qu’elles ne seront pas trop d’ordre législatif, comme le suggère également le rapport du Sénat. Il faut chercher à être efficace et ne pas avoir la prétention de faire un grand texte. Nos recommandations pourront donc être d’ordre budgétaire ou organisationnel. Vous avez compris ce que je pense de l’historique, mais puisque le processus a été enclenché, il doit désormais porter ses fruits. Quelles seraient vos propositions en ce sens ? Nous ne les retiendrons peut-être pas mais il est important pour nous de connaître votre avis. Qu’est-ce qui pourrait, selon vous, redonner de l’espoir ?

M. Stéphane Viry, président. Faudrait-il envisager une troisième version du GIP ? Faudrait-il dépasser l’animation et la coordination et aller vers une forme de délégation permettant de décloisonner et de renforcer la dimension prescriptive qui n’existe pas encore réellement ?

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Vous avez évoqué l’aide à l’accès aux origines : elle ne peut pas être décorrélée de la protection de l’enfance, mais elle s’adresse aux adultes. Est-il pertinent qu’elle soit intégralement financée par ce budget ? Ne faudrait-il pas envisager un budget dédié ?

Enfin, pensez-vous être en mesure de construire des outils opérationnels qui pourraient être déployés à l’échelle nationale pour aider les équipes sur le terrain ? Cette question, comme la précédente, pourra recevoir une réponse écrite.

Mme Anne Morvan-Paris. Pour ce qui est de nos souhaits, il semble nécessaire de clarifier le paysage institutionnel. Outre le GIP et les différents conseils, il y avait aussi un comité interministériel à l’enfance. D’autres acteurs interviennent également, comme la
Haute Autorité de santé (HAS) qui produit des référentiels. Il faudrait préciser le rôle de chacun, probablement simplifier l’architecture et supprimer les redondances.

Avec la présidente, la production d’outils est notre premier objectif. Le législateur a souhaité que l’Observatoire national de la protection de l’enfance devienne un centre national de ressources. Nous concevons cette évolution comme une volonté de nous rapprocher des acteurs de terrain et de leur apporter des clés, par exemple en ce qui concerne l’évaluation des proches. Des travaux ont été menés il y a quelques années sur les besoins fondamentaux de l’enfant, mais ils n’ont malheureusement pas abouti. L’ONPE fournit quelques pistes, mais nous devons proposer des choses plus structurées et par métier. C’est ainsi que nous deviendrons plus pertinents.

Mme Florence Dabin. Nous aurions besoin d’une simplification de toutes les structures existantes. Désigner des spécialistes de tel ou tel domaine permettrait à chacun d’être reconnu pour son expertise et clairement identifié par les jeunes, les familles, les professionnels et l’ensemble du public visé. Cela éviterait les actions trop diffuses, les interrogations sur les missions, et rendrait plus faciles les arbitrages. En 2025, en 2026, et peut-être ensuite, nous devrons avoir l’honnêteté de dire que nous ne pouvons pas tout faire et accepter régulièrement de nous remettre en question, en sécurisant nos équipes, dans le respect de toutes les parties – ministères, départements, associations – et dans l’intérêt de l’enfant.

  1.   Audition de Mme Jennifer Pailhé, présidente de l’association Nos Ados oubliés, Mme Sara Benmrah, vice-présidente, et Mme Andréa Suspene, conseil de l’association (mercredi 15 janvier 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Nous reprenons les travaux de notre commission d’enquête relative aux manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition de Mmes Jennifer Pailhé, Sarah Benmrah et Andréa Suspene, respectivement présidente, vice-présidente et conseil de l’association Nos Ados oubliés.

Cette association lutte contre la prostitution des mineurs, offrant un soutien aux victimes, ainsi qu’à leurs proches. Le fléau de la prostitution touche de nombreux enfants pris en charge dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Il est donc fondamental que vous nous présentiez votre combat et que vous nous éclairiez sur les problématiques relevées par votre association. Nous serions également très intéressés d’entendre vos préconisations pour enrayer le phénomène prostitutionnel, accompagner les victimes et mener des actions de prévention. Vous pourrez aussi nous donner votre avis sur les dispositifs d’alerte et de soutien proposés par l’État, et notamment la capacité du 119, service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger, à répondre à la prostitution des mineurs.

Je vous informe que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Avant de vous donner la parole pour un propos liminaire, je vous demande, au titre de l’article 6 de l’ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Jennifer Pailhé, Sarah Benmrah et Andréa Suspene prêtent serment.)

Mme Jennifer Pailhé, présidente de l’association Nos Ados oubliés. L’association est née de mon parcours personnel. Mon enfant a été victime de prostitution entre 2019 et 2021 mais, au moment des faits, je n’ai pas trouvé de ressources, ni de la part des départements ni auprès des différentes institutions. Pour être sortie de ce parcours de façon positive – nous avons fait jurisprudence et l’auteur des faits a été condamné à douze ans de réclusion criminelle –, j’ai monté cette association pour aider d’autres parents et jeunes filles. Lorsque j’ai été auditionnée par un groupe d’étude, j’ai appris que le nombre de victimes était très élevé : environ 16 000 en 2021, soit avant le lancement du premier plan de lutte national.

Les débuts de l’association ont été difficiles, car c’est un domaine que je ne connaissais pas. Ma vice-présidente, Sarah Benmrah s’occupe du volet administratif, et bien plus encore. Quant à moi, je me concentre sur l’accompagnement des victimes et de leurs familles.

Mme Sarah Benmrah, vice-présidente de l’association Nos Ados oubliés. Je suis en effet chargée des questions administratives et des liens avec nos différents partenaires. Si Jennifer Pailhé vit en Occitanie, je précise que je réside dans le Var et que j’interviens également dans les Bouches-du-Rhône, où les jeunes en situation de prostitution finissent souvent par arriver, même quand ils sont originaires d’une autre région.

Je participe également à des actions de prévention des violences sexuelles faites aux enfants et de la prostitution des mineurs, car nous avons constaté que la quasi-totalité des victimes ont préalablement souffert d’autres abus, qu’il s’agisse d’inceste, de violences sexuelles ou encore de harcèlement. J’interviens dans des écoles, dans des clubs de sport ainsi que dans des missions locales, et ce auprès des jeunes eux-mêmes et des professionnels.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous reprenons nos travaux autour d’une question qui me tient à cœur et qui est d’ailleurs simultanément abordée par la délégation aux droits des enfants : la prostitution des mineurs. Ces deux auditions étant publiques, elles sont retransmises en direct et seront ensuite disponibles. Cela explique que nous ne soyons pas toujours nombreux à être présents physiquement, mais soyez assurées que beaucoup de personnes nous suivent et m’ont sollicitée au sujet de cette commission d’enquête.

Si j’ai tenu à vous auditionner, c’est parce que votre association est née de votre histoire personnelle et que je souhaite que vous éclairiez les parlementaires sur les manquements de la protection de l’enfance que votre fille a subis, alors même qu’elle était prise en charge par l’ASE. En effet, le rapport que je rendrai en avril s’attachera notamment à décrire les mécanismes dont vous avez été victimes. J’ai bien conscience que nous disposons déjà de nombreuses études, mais un rapport issu d’une commission d’enquête a tout de même une dimension particulière et mon intention est évidemment qu’il soit utile à l’intérêt général et aux enfants.

Je souhaiterais donc que vous ne laissiez pas de côté le fait que vous n’avez rencontré que peu d’aide sur votre chemin. Il faut que nous voyions comment le système protège – ou ne protège pas. Cette question est d’autant plus importante que votre fille était suivie, j’y reviens, par la protection de l’enfance. Nous avons besoin de comprendre quel parcours complexe vous avez dû emprunter pour aboutir à un procès.

La sociologue Hélène Pohu a publié un rapport sur les violences commises contre les mineurs dans lequel est mis en évidence le fait, que vous venez d’évoquer, que la plupart des victimes de prostitution ont préalablement subi des traumatismes et des violences. Or la justice, dans le cadre des ordonnances de placement provisoire qu’elle prend – ce qu’on appelle les OPP parquet –, ne précise rien de l’histoire du jeune en question. S’il a été abusé, il est simplement mentionné une « carence éducative », termes qui ne permettent pas à l’éducateur chargé de son suivi de comprendre ce qu’il a traversé, ni à l’ensemble de la chaîne de le protéger. Voilà pourquoi il est si important que vous décriviez le continuum des violences et abus sexuels dont de jeunes filles et de jeunes garçons peuvent être victimes. Quels sont leurs parcours et quels dispositifs ont-ils été créés pour eux ?

Par ailleurs, nous savons que les jeunes filles dont nous parlons sont fragiles et qu’elles croient vivre un réel amour avec le jeune homme qui les prostitue. La plupart d’entre elles n’ont pas le sentiment de se prostituer et pensent simplement se livrer à du « michetonnage ». J’insiste : elles n’ont pas conscience de ce qu’elles font, ce qui les empêche d’être maîtresses de leur corps et de se respecter.

Pourriez-vous nous dire si, en Haute-Garonne et dans les Bouches-du-Rhône, le préfet, le président du département ou le procureur ont créé une antenne de lutte contre le système prostitutionnel des mineurs au sein du conseil départemental de prévention de la délinquance (CDPD), qui est normalement le lieu le plus adapté ? C’est ce que nous avions fait lorsque j’étais vice-présidente du conseil départemental du Val-de-Marne : un tel dispositif permettait de réunir l’ensemble des acteurs pouvant apporter des réponses, s’agissant de la surveillance des jeunes et en vue d’aboutir à des procès.

La prostitution des mineurs se trouve en effet à la croisée de l’action du ministère de l’intérieur, du ministère de la justice et des politiques de protection de l’enfance. Au regard de votre expérience et de votre pratique, avez-vous identifié des dispositifs qui fonctionnent et qui pourraient être généralisés à l’échelle nationale – étant rappelé que certaines zones sont de la compétence de la police et d’autres de la gendarmerie ? Comme vous, j’ai vu qu’il était possible d’obtenir des procès.

À mon époque, c’est avec le Mouvement du Nid que nous travaillions car c’était la seule association importante que nous avions identifiée pour nous aider auprès des jeunes filles, sachant que nous faisions le lien avec la pédopsychiatrie pour les aider à prendre conscience des choses. Actuellement, nous pâtissons d’un manque de personnel et du turnover important des éducateurs, ce qui n’aide évidemment pas à tisser des liens avec les jeunes filles. C’est notamment préjudiciable lorsqu’elles sont séquestrées mais qu’elles ont l’occasion d’appeler à l’aide.

Les éléments que je vous demande d’aborder sont très larges, mais je souhaite entendre tout ce qui pourrait éclairer notre commission et être utile à mon rapport. Il est bien sûr très important pour nous de ne pas oublier les jeunes les plus fragiles.

Mme Jennifer Pailhé. Au moment des faits, ma fille était considérée comme une enfant en carence affective et à tendance abandonnique. Le fait qu’elle ait été victime d’un inceste commis par son grand-père paternel n’a jamais été reconnu et je pense que c’est ce qui a favorisé sa dissociation et l’engrenage dans lequel elle est tombée au contact de cet individu qui l’a prostituée.

Elle faisait partie de ces jeunes filles qui se disent amoureuses. Dans son esprit, elle n’était absolument pas une prostituée, mot qu’elle n’a jamais employé. Elle procurait le revenu du couple en faisant, selon elle, du michetonnage ou de l’escorting. La difficulté première fut donc de lui faire prendre conscience de son statut de victime, ce qui a pris énormément de temps. Il s’est écoulé plus de deux années au cours desquelles je n’ai eu de cesse d’alerter les différents services. Je me suis beaucoup appuyée sur l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) renforcée dont elle a fait l’objet à la suite de l’inceste que lui a fait subir son grand-père et sur la référente de l’ASE qui lui avait été affectée.

Ma fille dormait en jean, ne se lavait plus. Je le constatais en tant que mère, les éléments inquiétants étaient nombreux et je l’ai accompagnée pour porter plainte. Sa référente, elle, ne croyait pas à ses déclarations relatives à l’inceste : comme ma fille se faisait du mal en se scarifiant, elle était capable de mentir, m’a-t-on rapporté.

Des mois se sont écoulés de cette manière. J’étais une jeune maman seule, avec très peu de ressources : j’ai fait du mieux que j’ai pu. C’est en colonie de vacances qu’elle a rencontré ce garçon, ce premier petit ami qui prendra sa virginité et qui deviendra son proxénète. Dans le langage de la prostitution, il fait partie des lover boys.

Pendant deux ans, j’ai alors régulièrement déclaré les fugues de ma fille au commissariat. On m’a répondu qui si elle partait, c’est qu’elle n’était pas en danger et qu’elle le voulait. « On vous l’a rendue, il fallait la garder », ai-je aussi entendu régulièrement. J’ai essayé d’obtenir le déclenchement d’une disparition inquiétante, mais en vain. J’ai écrit au juge des enfants, à sa référente, à tous les services existants, mais je n’ai obtenu que de l’inertie.

Pour la retrouver, je me suis fait passer pour un client sur les sites d’escorting. J’ai sillonné la France : je la ramenais mais elle repartait car elle était amoureuse. Toute la difficulté était qu’elle ne voulait pas faire de déposition, ni se rendre aux auditions. En tant que maman et représentante légale, j’avais beau venir avec des captures d’écran ou le téléphone que je lui avais enlevé et qui contenait toutes les informations, rien n’a fonctionné.

Je ne blâme pas les forces de l’ordre : à l’époque, je pense que le sujet était trop méconnu et qu’ils étaient insuffisamment formés. De plus, comme ma fille changeait de département, huit à dix enquêteurs différents ont été chargés de l’enquête. Ils n’appartenaient pas toujours à la brigade spécialisée et se heurtaient à des incompétences territoriales. L’un d’eux est néanmoins parvenu à résoudre l’enquête, ce qui a permis d’aboutir à un procès.

Depuis, j’essaie d’utiliser tout ce que j’ai fait pour ma fille pour aider d’autres mamans. Toutes les familles que j’accompagne ont connu la même situation que moi – même si les enquêteurs sont désormais mieux formés. Nous nous appuyons aussi sur les intervenantes sociales de l’association France victimes, qui accompagnent les victimes dans les commissariats. Et grâce au maillage que nous nous efforçons d’établir, nous essayons d’orienter les familles vers les enquêteurs des sûretés départementales les plus spécialisés, de sorte qu’elles puissent recevoir une véritable écoute et éviter qu’elles ne se retrouvent face aux agents chargés du simple recueil des plaintes et ne se sentent stigmatisées.

C’est bien sur l’accompagnement des parents que nous essayons de mettre l’accent. Si nous en sommes là, c’est en raison des manquements institutionnels des départements et de l’aide sociale à l’enfance, qui ne pallient pas les difficultés rencontrées par les victimes et leurs familles. Je le répète : le préalable à la prostitution est toujours la violence intrafamiliale, l’inceste, ou encore un premier rapport non consenti. J’ajoute que les trois quarts des filles que nous accompagnons sont concernées par l’ASE. Leurs parents, notamment lors des fugues, ont eu pour réflexe de demander un soutien auprès de ses services. Le problème est que les foyers sont malheureusement des viviers à prostitution, si bien que l’aide sociale à l’enfance n’améliore souvent pas les situations. Voilà pourquoi nous cherchons à aider le parent à aider son enfant.

En ce qui concerne la prévention, à Toulouse, je ne participe pas à beaucoup d’actions, contrairement à Sarah Benmrah à Marseille. Comme je le disais, je me concentre surtout sur l’aide des familles, y compris en les accompagnant au commissariat. J’ai aussi créé un réseau de partenaires en matière d’insertion, de soins et d’accompagnement juridique – réseau dont fait partie Me Suspene.

Vous avez abordé tellement de questions, madame la rapporteure, que je n’ai probablement pas répondu à chacune d’entre elles.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Votre association, qui effectue un travail de terrain dont je mesure l’importance, reçoit-elle des aides ou des subventions, que celles-ci viennent de l’État, des régions, des conseils départementaux, des préfectures, ou encore des CDPD ?

Mme Sarah Benmrah. Nos Ados oubliés a cette particularité de n’être financée quasiment qu’avec des fonds propres ou privés. Nous n’avons reçu qu’une seule subvention, de la part de la préfecture, même si ce n’est pas faute d’en demander.

Mme Jennifer Pailhé. Je confirme que Sarah Benmrah a répondu à beaucoup d’appels à projets et déposé beaucoup de demandes !

Mme Sarah Benmrah. Je remercie donc les personnes qui ont fait des dons à l’association. Nous nous sommes aussi adressées à des fondations, mais il faut admettre que cette cause n’est – si vous me permettez ce terme – pas particulièrement sexy : on ne se vante pas, généralement, d’aider des mineurs en situation de prostitution.

Mme Jennifer Pailhé. Nous avons créé un tel maillage de partenaires que tous les accompagnements que nous proposons, qu’ils concernent le domaine du soin ou celui de l’insertion socioprofessionnelle, sont assurés par des intervenants libéraux et bénévoles. Tous prennent sur leur temps pour nous aider, depuis maintenant plus de deux ans, et s’ils obtiennent des résultats bénéfiques, nous ne savons pas combien de temps ils pourront tenir sans s’essouffler.

Mme Sarah Benmrah. Ce maillage constitue réellement l’ADN de l’association. Notre but n’est pas de démultiplier les savoir-faire ou de recruter nos propres éducateurs ou assistantes sociales, mais de mettre en lien les victimes ou leurs familles avec les professionnels – sexologues, sophrologues, psychologues – déjà présents dans chaque territoire. Ces professionnels existent et on peut en trouver qui soient prêts à intervenir – c’est en tout cas ce que montre notre expérience en Occitanie. Voilà notre schéma d’action, dont nous estimons qu’il pourrait être dupliqué rapidement partout en France : nous cherchons à assurer le maillage le plus large possible pour pouvoir répondre aux besoins de tous les types de victimes, en individualisant chaque suivi.

La même logique vaut pour l’accompagnement juridique. Pour dégrossir un jargon juridique incompréhensible pour le commun des mortels – d’autant plus pour des parents qui sont dans la peine et ne parviennent pas à se faire entendre –, porter la parole des victimes et vulgariser les démarches, pouvoir s’appuyer sur des cabinets de conseil est un luxe. Nous y parvenons car nous avons pu mobiliser des professionnels prêts à donner de leur temps.

De la même façon, en matière d’insertion socioprofessionnelle, nous faisons appel au réseau des missions locales et des EPIDE (établissements pour l’insertion dans l’emploi) et nous pourrons peut-être, bientôt, compter sur celui des Apprentis d’Auteuil. De manière générale, nous essayons de trouver des solutions gratuites, susceptibles d’être calquées sur l’ensemble du territoire et déployées rapidement sans trop de moyens.

J’insiste sur ce dernier point car, sans réclamer des sommes mirobolantes, nous avons tout de même besoin d’un peu d’argent ! L’absence de subvention est d’autant plus rageante que nous ne demandons pas grand-chose.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Outre l’État, tous les niveaux de collectivité sont susceptibles d’accorder des financements. Avez-vous adressé des demandes de financement aux municipalités, au conseil départemental, ou encore à la région ? Si je vous comprends bien, vous avez effectué des démarches mais d’autres associations les intéressent davantage. Est-ce bien le cas ?

Mme Sarah Benmrah. Peut-être privilégient-elles d’autres acteurs, en effet. Peut-être aussi les services publics sollicités ont-ils jugé que notre association était trop jeune ou qu’ils n’avaient pas suffisamment de recul ou de visibilité sur le travail que nous étions capables de fournir, ce qui peut parfaitement s’entendre. Toutes les sphères associatives, quel que soit leur domaine d’activité, souffrent de budgets insuffisants et de subventions en baisse. Je le constate par exemple avec les missions locales dans le cadre de mon autre emploi.

Donc oui, nous adressons régulièrement des demandes de subvention, malheureusement sans succès pour le moment.

Mme Katiana Levavasseur (RN). Merci pour votre présence. Je sais qu’il doit être difficile de venir témoigner ainsi de votre vie privée devant nous.

Madame Pailhé, dans un article paru dans le journal La Dépêche en janvier 2024, vous indiquiez vous être sentie incomprise des forces de l’ordre et démunie face à l’inertie du système judiciaire. Aucune enquête regroupée n’ayant été menée sur la situation de votre fille, vous avez par exemple été contrainte d’apporter à chaque commissariat les preuves que vous aviez collectées. Quelles mesures concrètes pourraient être prises pour renforcer la coordination entre les différents acteurs ?

En règle générale, à quel moment les familles touchées par ce fléau vous contactent-elles ? Le font-elles lorsqu’elles commencent à avoir des doutes sur l’activité de leur enfant, ou plutôt une fois qu’il est déjà intégré dans un réseau et qu’il est donc plus difficile de le sauver ?

Mme Jennifer Pailhé. Ce sont le plus souvent des mamans qui prennent attache avec moi après une énième fugue. Je leur conseille alors de fouiller dans les réseaux sociaux de leur enfant et je les oriente vers les principales plateformes d’escorting, dans l’espoir qu’elles puissent y retrouver leur fille – je ne peux pas effectuer ce travail à leur place car la plupart de ces sites font apparaître uniquement le corps des enfants, et non leur visage. Certaines mamans n’ont pas le courage ou la force de le faire, ce que je peux comprendre tant cette démarche est traumatisante, mais c’est ainsi qu’on peut confirmer les craintes des familles.

Quant à l’inertie du système, nous avons récemment eu l’occasion de rencontrer les DIPN (directions interdépartementales de la police nationale) de Toulouse et de Marseille, et il semble qu’un lien commence à s’établir entre les différents commissariats. Tous tiennent cependant le même discours : ils manquent de repères et ne connaissent pas toujours les signes précurseurs. Ils ne savent pas non plus forcément vers qui orienter les victimes pour qu’elles soient prises en charge, ni quelle posture adopter face à des adolescents qui ne se reconnaissent pas comme victimes et ne dénoncent pas leur proxénète, alors même que leurs parents demandent de l’aide.

Mme Katiana Levavasseur (RN). Vous estimez donc que le problème provient d’un manque de formation dans les commissariats ?

Mme Jennifer Pailhé. Je crois qu’on part presque de zéro en matière d’accompagnement et de prise en charge de la violence conjugale survenant dans un contexte de prostitution de mineurs.

Mme Sarah Benmrah. Le travail qui a été fait en matière de traitement des violences intrafamiliales (VIF) et des violences faites aux femmes dans les commissariats commence à peine à porter ses fruits. Malheureusement, alors que la prostitution des mineurs existe depuis la nuit des temps, il semble que la société se réveille à peine. Le même travail de pédagogie devrait être effectué auprès des équipes de police – ou de gendarmerie, puisque les zones de compétence de la police ne sont pas les seules touchées – afin qu’elles sachent traiter ces cas.

En parallèle, il serait bon de sensibiliser au-delà des seuls policiers, y compris sur le phénomène d’emprise. Quand on connaît l’ampleur du travail de déconstruction à mener pour desserrer l’emprise subie par femme adulte, potentiellement insérée dans la société, et lui permettre de se reconstruire, il n’est pas difficile d’imaginer à quel point il est difficile d’en faire de même lorsque cette emprise s’exerce sur une ado de douze, treize, quatorze ou quinze ans en construction, qui a été complètement détruite par son expérience.

Il faut aussi garder à l’esprit que ces gamins, filles ou garçons, peuvent passer à maintes reprises par le commissariat sans se considérer comme victimes et, arrivés à la barre du tribunal, assurer qu’ils étaient consentants sans même connaître la définition du consentement – nous avons vécu cette situation à l’occasion d’une audience à Marseille. C’est donc bien un travail de déconstruction qui doit être effectué, ce qui suppose de former les policiers, mais aussi d’apprendre aux jeunes à se protéger et de former les magistrats à les accompagner correctement et à les entendre, même quand ils ne se disent pas victimes. La meilleure façon de protéger ces gosses est parfois de leur expliquer que les autres les mettent en danger, mais qu’ils doivent aussi se protéger d’eux-mêmes et se donner une chance de se reconstruire.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Merci pour votre présence et votre témoignage.

Ayant très longtemps enseigné en collège, j’ai eu la sensation – et c’est aussi en partie la source de mon engagement – d’y avoir vu croître le phénomène de prostitution. Je précise à l’intention de ceux qui nous écoutent que je fais ici référence à des enfants – j’insiste sur ce terme, car il s’agit bien de préadolescents – de cinquième, ou d’élèves de quatrième ou de troisième qui, bien qu’adolescents, sont encore dans le temps de l’enfance. Pourtant, lorsque nous signalions des faits en tant que personnels de l’Éducation nationale, nous ne recevions jamais de réponse et ne savions donc jamais si une quelconque action avait été prise. Ce grand flou et cette lenteur persistent, alors que la prise en charge devrait au contraire s’accélérer.

Pouvez-vous nous faire un retour sur le phénomène d’escorting et le fait que des jeunes filles ou des jeunes garçons apparaissent sur ces sites alors qu’ils sont mineurs, ce qui ne laisse pas de me troubler ? Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’État n’est vraiment pas protecteur de ces enfants !

Enfin, vous avez indiqué que vous aviez créé seules un maillage de professionnels, ce qui revient à dire que ce maillage n’existe pas. Qu’en est-il ?

Mme Sarah Benmrah. Nous assurons effectivement nous-mêmes le maillage, et c’est chaque fois une question d’individus : il faut tomber sur le bon professionnel au bon moment, ce qui complique notre action. Nous y sommes toutefois parvenues à Toulouse, et nous sommes en train d’en faire de même dans le Var et dans les Bouches-du-Rhône ; on trouve toujours des professionnels volontaires pour agir.

L’accompagnement des mineurs en situation de prostitution est l’ADN de notre association. Nous recevons donc fréquemment des mineurs qui nous expliquent comment ils ont sombré, ou comment on les a fait sombrer, dans la prostitution. Ils sont de plus en plus jeunes et confrontés à des situations de plus en plus violentes, à l’image de la société dans laquelle on les a fait grandir. L’exposition à l’hypersexualisation de la société et à la violence gratuite, le fait de se définir par l’avoir plutôt que par l’être, sont en quelque sorte propres à cette génération. Les réseaux sociaux et la téléréalité ont aussi leur part de responsabilité dans ce phénomène. C’est cette culture dans laquelle on les a placés depuis toujours qui facilite le passage à l’acte et qui les dédouane, d’une certaine manière, en les incitant à penser que le michetonnage, les plans sous ou l’escorting ne sont pas de la prostitution. Cette ambivalence peut les conduire à considérer comme normaux, voire à justifier certains comportements.

Mme Katiana Levavasseur (RN). Pensez-vous que les personnels de l’ASE manquent de formation, par exemple sur la nécessité de faire de la prévention auprès des jeunes placés dans les centres ?

Mme Jennifer Pailhé. Tous les éducateurs avec lesquels nous travaillons dans les lieux de vie ou dans les foyers ont envie d’accompagner les jeunes. Seulement, ils sont dénués de moyens et de solutions. Par exemple, si un enfant placé en foyer fugue, l’éducateur n’a pas le droit de le retenir ou de le contraindre à rester : il doit le laisser partir. Il peut évidemment faire des signalements et transmettre des informations préoccupantes, mais les délais de traitement sont longs et le lien entre l’ASE et les forces de l’ordre n’est pas toujours très efficace. Il y aurait beaucoup à faire pour améliorer les choses. Donnons-nous les moyens aux éducateurs d’aider les jeunes ? Malheureusement, je ne le pense pas.

Mme Marine Hamelet (RN). Merci à toutes les deux pour vos témoignages, en particulier à vous, madame Pailhé. Il vous a fallu beaucoup de courage pour vous défendre, puis pour continuer le combat pour les autres. Bravo et merci.

Malheureusement, toutes les jeunes filles n’ont pas la chance d’avoir une maman comme vous. Le fait que les trois quarts de celles que vous accompagnez viennent de l’ASE est particulièrement choquant : l’État ne protège pas les enfants qui lui sont confiés. C’est tout le problème. Nous avons un peu tourné autour du pot, évoquant un manque – certes réel – de formation et de moyens, mais n’avez-vous pas ressenti, dans vos relations avec les départements ou les préfectures, une réticence à faire avancer les choses ? Je m’explique : je suis députée du Tarn-et-Garonne, où une employée du conseil départemental a fourni à son compagnon proxénète, actuellement incarcéré, des informations confidentielles sur des jeunes filles prises en charge par l’ASE. C’est un problème grave. Valérie Rabault, anciennement vice-présidente de l’Assemblée nationale, et moi-même avons demandé à avoir au moins accès à l’enquête administrative, qui n’est toujours pas publiée à ce jour.

Au manque de moyens s’ajoute ainsi, à mon sens, un manque de volonté, et même, parfois, une volonté de bloquer des dossiers.

Mme Sarah Benmrah. L’aide sociale à l’enfance compte dans ses rangs des professionnels formidables qui se démènent pour faire leur travail avec le peu de moyens dont ils disposent et obtiennent tant bien que mal des résultats. Le problème, c’est que tout le monde n’est pas irréprochable : comme dans toute corporation, on y trouve des personnes qui n’ont de professionnel que le nom. C’est le cas, par exemple, de certains veilleurs de nuit qui, dans les foyers, sont les seuls à même de connaître les allées et venues des gamines, les éducateurs n’étant présents que pendant la journée. Un directeur de foyer a aussi été mis en cause dans une affaire de prostitution de mineurs et nous savons que les pratiques de certains éducateurs sont susceptibles de faciliter la prostitution.

Je ne sais pas quelles solutions concrètes avancer, si ce n’est traiter les situations au cas par cas, donner davantage de moyens et garantir un traitement équitable aux enfants remis à l’ASE, quel que soit l’endroit d’où ils viennent. Car le constat actuel est clair : une gamine aura plus de chance si elle est placée dans les Hauts-de-Seine qu’au fin fond de la France, tout simplement parce que certains départements sont plus riches que d’autres et peuvent donc consacrer plus de moyens à la protection de l’enfance.

C’est donc peut-être une question plus vaste qu’il convient de poser, à savoir celle de la compétence départementale en matière de protection de l’enfance. Pourquoi ces enfants, qui sont pour certains des pupilles de la nation et dont l’État devrait garantir la sécurité et le développement, sont-ils pris en charge par les départements ?

Mme Jennifer Pailhé. Le plan national de 2021 préconisait l’éloignement géographique des jeunes filles en situation prostitutionnelle. Nous avons essayé de le faire car nous avions effectivement constaté une certaine continuité des parcours d’un département à l’autre, entre Toulouse et Marseille. Seulement, les jeunes filles des Bouches-du-Rhône que nous souhaitions orienter vers des lieux de vie dans le Tarn n’ont pas été prises en charge : aucun département ne souhaitant financer le voisin, la démarche n’a pas abouti.

Mme Géraldine Grangier (RN). Merci pour votre présence et pour vos témoignages. Ma collègue disait que votre fille a eu de la chance d’avoir une maman qui s’est battue pour elle. J’ajouterai que Toulouse et Marseille ont de la chance de vous avoir.

Pour avoir exercé comme travailleuse sociale pendant plus d’une vingtaine d’années dans un département de l’est de la France, je peux témoigner du fait qu’il n’y existe aucune association comme la vôtre. Des professionnels ou des familles vivant dans d’autres départements ou régions vous contactent-ils en vue de travailler avec vous, de constituer des structures similaires ou d’ouvrir de nouvelles antennes de Nos Ados oubliés ?

Combien de membres votre association compte-t-elle ? Comment avez-vous réussi à vous développer – outre que vous l’avez fait avec de très faibles moyens ? Comment favoriser le développement d’associations telles que la vôtre à l’échelle nationale, y compris dans les territoires d’outre-mer, où les taux de prostitution sont très élevés ?

Mme Jennifer Pailhé. Nous recevons de toute la France des appels tant de parents que de professionnels – assistantes sociales, éducateurs, techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF) – qui demandent des informations, notamment sur la façon d’identifier les signes précurseurs, ou se renseignent sur les possibilités de créer des antennes de l’association dans d’autres départements. Nous avons commencé à recenser les adhérents souhaitant s’engager mais nos moyens, qui malheureusement reposent uniquement sur des fonds privés, ne nous permettent pas de nous développer à l’échelle nationale.

Nous avons créé sur WhatsApp un groupe rassemblant toutes les mamans que nous accompagnons. Elles peuvent y échanger et se soutenir mutuellement, ce qui leur fait beaucoup de bien. Certaines, qui ont comme moi réussi à sortir leur fille de la prostitution, se sont portées volontaires pour accompagner d’autres mères.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je vous remercie pour vos témoignages, importants pour les travaux de notre commission d’enquête.

Votre association est surtout implantée dans les Bouches-du-Rhône et la Haute-Garonne mais vous êtes en contact avec des personnes de la France entière et j’aimerais en savoir plus sur les jeunes filles dont vous vous occupez. Quel est le créneau d’âge concerné ? D’après les informations dont je dispose, elles ont de onze à quatorze ans. Me le confirmez-vous ? Par ailleurs, quelle est la répartition entre celles qui relèvent d’AEMO et celles qui sont hébergées dans des foyers ?

Je sais que beaucoup d’AEMO sont ordonnées au moment de l’adolescence. De nombreuses mères, ne sachant plus quoi faire tant leurs filles ont de problèmes, parfois parce que ceux-ci n’ont pas été détectés ou reconnus auparavant, sollicitent une aide auprès de la protection de l’enfance. Le plus souvent, le juge décide de recourir à des AEMO mais ces mesures ne sont pas adaptées aux cas de jeunes filles qui se prostituent. L’association mandatée peut mettre six mois voire un an à intervenir et ne passer qu’une fois par mois, ce qui ne suffit pas pour extraire une adolescente d’un processus d’emprise. Constatez-vous des dysfonctionnements de ce type ?

Quelle part représentent les jeunes filles hébergées dans les foyers ? Je rappelle, car tout le monde n’est pas spécialiste de la protection de l’enfance, que ces structures se distinguent des centres éducatifs fermés en ce que les garçons et les filles qui y sont placés sont libres d’aller et venir. Certes, selon le règlement, tout le monde devrait être couché après vingt-deux heures, mais personne ou presque ne le respecte. Si les éducateurs devaient porter plainte à chaque fois que cette limite est dépassée, ils passeraient leur temps au commissariat. Les veilleurs de nuit ne peuvent que constater que certaines jeunes filles rentrent à trois heures du matin. C’est d’ailleurs à partir de telles informations qu’un procureur a pu lancer une grande enquête de plusieurs mois ayant abouti au procès des membres d’un réseau.

Par ailleurs, que voyez-vous concrètement se mettre en place ? Les procureurs se saisissent-ils de ce problème ? Il est bien clair que ce n’est pas l’ASE qui pourra le régler. Les départements devront saisir les procureurs pour que des enquêtes soient menées et que les réseaux tombent. La mobilisation seule des éducateurs n’aura aucune efficacité. Dans les deux départements où votre association est implantée et dans ceux où les familles que vous accompagnez résident, avez-vous établi des liens avec l’ASE ?

Mme Jennifer Pailhé. Je dirai que les jeunes filles que nous suivons font pour moitié l’objet d’AEMO et pour l’autre de mesures de placement en foyer. Les parents sont démunis : face aux fugues répétées, à la consommation de stupéfiants, à des manifestations de colère – ces jeunes filles en ont beaucoup en elles –, voire à des violences, ils se tournent vers la protection de l’enfance, notamment pour protéger leurs autres enfants. Les mesures prises varient : AEMO renforcées, foyers ASE, placements éducatifs à domicile (PEAD). On ne comprend pas trop certaines décisions. Pour l’une des jeunes filles que nous accompagnons, par exemple, un PEAD a été retenu alors que son père est poursuivi pour violences interfamiliales. Des cas comme celui-ci, nous en rencontrons énormément.

La situation diffère selon les départements. À Marseille, nous avons établi un contact direct avec la procureure référente pour la prostitution des mineurs. Elle est très engagée et ne lésine pas sur les moyens. Elle a bien compris que les jeunes filles hébergées en foyer pouvaient entrer et sortir comme elles le voulaient et qu’il fallait les protéger d’elles-mêmes puisqu’elles ne se considèrent pas comme des victimes. Dès qu’un volet pénal est ouvert, pour consommation de stupéfiants ou d’autres motifs, une décision de placement en centre éducatif fermé est prise. Dans ces structures, on peut mettre les jeunes à l’abri et prendre le temps de les désendoctriner et de travailler à leur déconstruction et reconstruction. Bref, à Marseille, ça marche.

Dans les autres départements, on ne peut pas dire que la réussite soit totale. Il arrive qu’on ne parvienne même pas à transmettre une note sociale à M. le juge des enfants parce qu’il ne veut pas de notre expertise. À Toulouse, nous avons déjà été reçues, mais comme il y a eu beaucoup de mouvements parmi les juges des enfants et un changement de procureur, les démarches que nous avions engagées n’ont pas vraiment abouti. Dans un des petits départements voisins, un juge des enfants m’a déjà claqué la porte au nez alors que j’accompagnais une famille et son avocat, parce qu’il ne voulait pas me laisser assister à l’audience ni même prendre connaissance de ce que nous avions mis en place avec la jeune fille depuis douze mois. Tout dépend donc de l’appréciation de notre interlocuteur.

Je vais vous parler du cas marquant d’une jeune fille. Ses parents se séparent à l’amiable : la mère reste à Toulouse, le père déménage à Marseille où elle décide d’aller vivre. Elle fait des fugues répétées mais il ne les signale pas – il faut savoir que pour les pères il est encore plus difficile que pour les mères de faire des démarches : ils préfèrent ne pas voir ce qui se passe. La mère, elle, se rend compte de la situation et donne l’alerte. Elle découvre que sa fille s’est inscrite sur des sites d’escorting. Elle saisit la justice et connaît plusieurs mois de galère. Enfin, le tribunal d’Aix-en-Provence tranche : la jeune fille est mise à l’abri en Haute-Garonne. La mère peut venir lui rendre visite de manière souple mais pour le père, considéré comme défaillant, seules des visites médiatisées sont prévues. La référente ASE de Haute-Garonne convoque le père. Elle détient la grosse de la décision de jugement mais, faute de places, l’autorise à repartir avec sa fille, puisque cette dernière ne veut pas rester. Elle sera retrouvée dans une cave à Marseille, la moelle épinière brûlée par le protoxyde d’azote qu’elle consommait. Malgré plusieurs mois d’hospitalisation, à quatorze ans, elle ne marche plus.

Des cas similaires, nous en connaissons des dizaines et des dizaines. Les difficultés que nous avons dans nos relations avec les départements ne sont pas des moindres.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous devons veiller à bien organiser l’action au niveau territorial pour former un maillage efficace partout en France. Au-delà du département, pensons aux juridictions, aux agences régionales de santé (ARS) et même à l’État, dont les services sont déconcentrés. Une circulaire pourrait être rédigée par le garde des sceaux mais, dans le domaine de la justice, il faut faire preuve de prudence quant à notre capacité à faire bouger les lignes.

Mme Jennifer Pailhé. L’exemple de Marseille montre justement qu’on peut faire bouger les lignes : la pratique y est différente et cela fonctionne. La justice utilise certaines possibilités ouvertes par le système pour protéger ces enfants d’elles-mêmes. Je le répète, ces jeunes ne se reconnaissent pas comme victimes, ne se qualifient pas de victimes et ne veulent l’aide de personne. Comme vous le disiez, madame la rapporteure, ces jeunes filles ont entre onze et quatorze ans et les choses empirent : nous accompagnons de plus en plus d’adolescentes de onze ans qui sont tout juste en sixième.

Mme Sarah Benmrah. Pour une fois que Marseille donne l’exemple, cela mérite d’être souligné. Le conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) a très tôt intégré l’aspect prostitutionnel dans son champ d’action. La brigade des mineurs du commissariat de l’Évêché compte un groupe « proxos » depuis 2019. Ici, le problème de la prostitution des mineurs a été pris à bras-le-corps, peut-être parce qu’on l’a vu arriver avant le reste de la France – Marseille, c’est Marseille. Le travail mené sur le territoire depuis des années porte ses fruits. Des éducateurs de rue font des maraudes directement à la gare Saint-Charles, porte d’entrée de la ville où les proxénètes ou d’autres réseaux repèrent immédiatement les gamines fugueuses.

Les façons dont les jeunes filles entrent dans la prostitution sont multiples. L’une des plus dévastatrices est sans doute le lover boy, mais il y a aussi la « bonne copine » qu’elles accompagnent deux ou trois fois avant de glisser progressivement, ou encore le revenge porn, pratique qui consiste à menacer les victimes de diffuser sur les réseaux sociaux des vidéos d’elles en train de se faire violer ou agresser sexuellement.

Mme Béatrice Roullaud (RN). La Seine-et-Marne n’est malheureusement pas épargnée par ce phénomène. Au cours de ma carrière, j’ai eu connaissance de dossiers concernant des victimes mineures de la prostitution, surtout des enfants pris en charge par l’ASE. Avez-vous eu des contacts avec ce département ou des mères qui y résident ?

Si l’ASE mettait à disposition des jeunes filles un pécule, pensez-vous que cela leur éviterait dans certains cas de se prostituer ?

Mme Jennifer Pailhé. Je ne pense pas qu’un pécule éviterait la prostitution. Les réseaux sociaux et la téléréalité influencent beaucoup ces jeunes filles et leurs besoins primaires relèvent surtout du superficiel. Nous n’avons aucune solution à proposer aux mineures de moins de quinze ans qui veulent sortir de la prostitution, parce qu’elles sont trop jeunes pour être éligibles aux parcours contractualisés d’accompagnement vers l’emploi et l’autonomie (PACEA) des missions locales ou à d’autres contrats. Il est difficile de les empêcher de repartir dans la prostitution quand elles n’ont pas d’argent de poche.

Mme Sarah Benmrah. La prostitution des mineurs recouvre de multiples aspects : à la prostitution elle-même et à ses effets dévastateurs pour le corps et l’esprit, il faut ajouter la consommation d’alcool et de stupéfiants et un mode de vie en décalé. Il est impossible de proposer de retourner à l’école à une gamine de quatorze ans qui a pris l’habitude de dormir de huit heures du matin à six heures de l’après-midi et de consommer de l’alcool et des stupéfiants. Une fois sorties de la prostitution, elles n’ont aucune solution viable : ni apprentissage, ni inscription aux missions locales.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Et qu’en est-il pour la Seine-et-Marne ?

Mme Sarah Benmrah. Nous n’avons pas été contactées par des personnes de ce département ou par le département lui-même.

Présidence de Mme Béatrice Roullaud, vice-présidente de la commission d’enquête

Mme Géraldine Grangier (RN). Vous avez beaucoup insisté sur l’importance de la prévention. Comme vous avez souligné que ces jeunes filles étaient très influençables et influencées par les réseaux sociaux, je me demandais si vous ne pourriez pas utiliser TikTok pour diffuser des témoignages, expliquer certaines notions et mettre en garde. Ne pensez-vous pas que cela aurait un impact fort ?

Mme Sarah Benmrah. Une campagne massive de sensibilisation aux dangers de la prostitution des mineurs, « Je gère ! », a été lancée il y a plus d’un an avec affiches, spots télévisés et flyers, mais je ne sais pas si elle a eu beaucoup d’impact.

Mme Jennifer Pailhé. Les clips « Je gère ! », s’ils étaient diffusés sur TikTok comme publicité à regarder obligatoirement avant de pouvoir accéder à la vidéo suivante, seraient peut-être plus efficaces. À la télévision, en tout cas, ça ne marche pas !

Notre association a créé des comptes sur tous les réseaux sociaux mais, pour les victimes et les familles, il est difficile de s’abonner à un compte consacré à la prostitution des mineurs.

Mme Sarah Benmrah. Il faut déconstruire le schéma qui s’installe dans la tête des victimes et je ne crois pas que la solution passe par les réseaux sociaux, puisqu’ils sont à la source du problème.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Votre action devrait être davantage relayée par les médias. Je vous remercie et vous félicite pour votre courage impressionnant.

  1.   Audition de M. Jean Pineau, vice‑président de l’Union nationale des acteurs de formation et de recherche en intervention sociale (UNAFORIS), Mme Chloé Altwegg-Boussac, déléguée générale, et Mme Germaine Peyronnet, membre du bureau (mercredi 15 janvier 2025)

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de l’Union nationale des acteurs de formation et de recherche en intervention sociale (UNAFORIS). Nous allons entendre M. Jean Pineau, vice-président de l’UNAFORIS, Mme Chloé Altwegg-Boussac, déléguée générale, et Mme Germaine Peyronnet, membre du bureau. Mesdames, monsieur, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

La formation des professionnels, qu’elle soit initiale ou continue, joue un rôle central en matière de protection de l’enfance alors que le secteur traverse une grave crise de recrutement. Le soutien aux travaux de recherche, la qualité des formations proposées ainsi que leur attractivité sont autant d’enjeux essentiels pour garantir aux enfants le meilleur accompagnement possible. De nombreux acteurs soulignent le manque de spécialisation des formations des travailleurs sociaux de la protection de l’enfance. Partagez-vous ce constat ? Quelles évolutions vous paraîtraient souhaitables en la matière ?

Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean Pineau, Mme Chloé Altwegg-Boussac et Mme Germaine Peyronnet prêtent serment.)

Mme Chloé Altwegg-Boussac, déléguée générale de l’UNAFORIS. Je vous remercie grandement de nous avoir sollicités. Votre invitation est très importante pour nous car nous nous considérons comme un acteur essentiel et historique du champ de la formation et de la recherche en intervention sociale. Nous travaillons à adapter les contenus et les modalités pédagogiques de formation et nous soutenons l’appareil de formation, fragilisé pour plusieurs raisons.

Nous regroupons une centaine d’établissements proposant des formations initiales ou continues de niveau inférieur, équivalent ou supérieur au baccalauréat. Ces structures sont très articulées avec les universités pour les formations supérieures et sont présentes dans l’ensemble du territoire national. Nous représentons l’essentiel du champ de la formation délivrant des diplômes d’État dans le domaine du travail social. Nous constatons une grande diversification de l’activité de nos membres au cours des dernières années. Nous rassemblons tous les instituts régionaux du travail social (IRTS) ainsi qu’un ensemble d’écoles de statut et de taille très variables qui assurent le maillage du territoire.

L’Union, présidée par Marcel Jaeger, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers, se structure autour de collectifs régionaux qui consolident son ancrage sur le terrain, sachant que son appareil est fortement lié aux employeurs dans les territoires.

L’UNAFORIS exerce une mission de représentation politique et de contribution à l’élaboration, au déploiement et à l’évaluation des politiques publiques ; voilà pourquoi nous sommes très honorés de votre invitation, ce type de rencontre étant plutôt rare. L’Union se trouve au croisement de différents champs, ce qui fait l’intérêt mais aussi la complexité de sa mission : l’ancrage historique est celui de la cohésion sociale mais elle agit également dans les domaines de l’enseignement supérieur, de la recherche, de la formation professionnelle, de l’emploi et de l’éducation nationale. Nous échangeons régulièrement avec les administrations publiques et les ministères. Nous sommes fortement impliqués dans les conseils et les hautes autorités de l’État comme le Haut Conseil du travail social, la Haute Autorité de santé, le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) dont le bureau compte Jean Pineau et Germaine Peyronnet parmi ses membres, le comité d’entente pour la protection de l’enfance du Défenseur des droits et le comité de filière « petite enfance » – présence importante pour nous car nous souhaitons agir sur l’enfance et la famille sans nous limiter à la protection de l’enfance.

En tant qu’union nationale, nous animons la réflexion et la prospective sur la formation au croisement de l’ensemble des acteurs nationaux que sont les fédérations, les syndicats et les organisations professionnelles. Cette position confère une spécificité à l’appareil de formation.

Une de nos missions consiste à soutenir le système de formation du secteur : il s’agit d’un aspect important de notre activité car cet appareil, qui s’est construit au sein du champ du travail social, présente certaines vulnérabilités liées aux difficultés et aux fragilités actuelles du secteur. D’autres acteurs, extérieurs au champ et ne possédant pas forcément la connaissance fine de nos établissements adhérents, peuvent se positionner sur des sujets d’intérêt général ayant de forts impacts sociaux. Nous travaillons activement dans ce domaine.

L’ouverture et le décloisonnement sont un défi à relever. Il nous faut investir davantage le champ de l’enseignement supérieur et de la recherche – même si nous figurons déjà dans le droit commun de la formation professionnelle et si un grand nombre de nos adhérents sont reliés à l’université – tout en conservant les spécificités et les forces de nos formations, notamment leur forte professionnalisation et la place donnée à l’alternance intégrative. Il existe également un enjeu de décloisonnement du champ social par rapport aux domaines connexes du médico-social, du sanitaire et de l’animation.

La crise d’attractivité des métiers et des formations de l’enfance constitue un problème central. Nous défendons le maintien de l’ancrage des formations en intervention sociale dans les terrains professionnels. Nous veillons à la combinaison des savoirs et à l’articulation entre les connaissances universitaires et les compétences professionnelles acquises par l’expérience : il s’agit d’un point essentiel compte tenu de la spécificité du champ.

La promotion sociale est l’un des aspects majeurs de l’appareil de formation. Il est ainsi possible d’obtenir dans un premier temps un diplôme d’État inférieur au baccalauréat, comme le diplôme d’État d’accompagnant éducatif et social, puis de se former tout au long de son parcours professionnel pour accroître ses compétences. Cet élément fait partie de l’ADN des formations et de leur architecture. Même en se rapprochant de l’enseignement supérieur, il faut conserver, voire accroître la fluidité des parcours.

Les établissements de formation en travail social (EFTS) s’engagent dans l’inclusion car ils se considèrent comme des acteurs du champ social, ce dernier rencontrant actuellement des difficultés qu’éprouve également à certains endroits l’appareil de formation.

Nous dressons les mêmes constats que d’autres acteurs sur les politiques publiques de la protection de l’enfance, au premier rang desquels figurent la crise d’attractivité des métiers et le besoin criant de professionnels sur le terrain, et donc de formations. Un membre de la direction générale de la cohésion sociale a récemment souligné dans le cadre de l’une des journées de notre réseau que le besoin en formation dans le champ social allait être considérable dans les années à venir, en s’interrogeant sur la capacité de l’appareil à faire face. Comment soutenir les acteurs en place, eux qui possèdent l’expertise, l’ancienneté et l’expérience de terrain ?

La crise d’attractivité sans précédent nourrit le développement de l’intérim, ce qui induit des questions relatives à la cohérence et à la continuité des prises en charge – vous aurez compris que nous n’y sommes pas du tout favorables. Le risque existe que le champ de l’enfance et de la famille soit investi par des professionnels insuffisamment qualifiés. Il convient d’assurer leur qualification et de soutenir les mobilités professionnelles. Dans cette perspective, le caractère généraliste des diplômes d’État est essentiel car il facilite les mobilités. Mais il faut aussi penser des formations qui assurent la montée en compétences des gens qui sont en poste, dans les faits, sans posséder les qualifications suffisantes et qui n’iront peut-être pas vers un diplôme d’État. En tout cas, il est urgent d’agir pour enrayer cette crise.

Il convient d’aborder ces questions sous un angle global. Les problématiques de la protection de l’enfance croisent celles qui sont liées au handicap ou à l’exclusion sociale. Les professionnels de la protection de l’enfance seront de plus en plus confrontés à des défis provenant d’autres champs – d’où l’importance du caractère généraliste.

Il faut enfin porter notre attention sur les modèles de financement, en lien avec le Ségur de la santé même si celui-ci n’épuise pas la question.

M. Jean Pineau, vice-président de l’UNAFORIS. Nous avons préparé des réponses aux dix-huit questions que vous nous avez envoyées. Nous en parlerons sans doute au cours de l’audition, et nous vous transmettrons des éléments complémentaires après ; enfin, nous avons préparé un dossier contenant des pièces annexes.

Les administrateurs de l’UNAFORIS sont obligatoirement des administrateurs d’IRTS ou d’EFTS. Trois quarts d’entre eux ont exercé dans la protection de l’enfance – j’ai moi-même été pendant des années le directeur général d’une association regroupant des structures de protection et d’éducation de l’enfance et de l’adolescence. Nous connaissons bien les sujets de l’enfance.

L’UNAFORIS siège au CNPE depuis sa création et y défend ses actions ; elle a d’ailleurs dû se battre pour rester au Conseil national, où elle représente tous les organismes de formation.

Mme Germaine Peyronnet, membre du bureau de l’UNAFORIS. Je n’ai rien à ajouter à l’exposé très complet de Chloé Altwegg-Boussac. Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La formation est un sujet crucial pour la protection de l’enfance. L’histoire explique largement la situation actuelle, point de vue que je détaillerai de façon exhaustive dans le rapport. Je pense qu’il faut procéder à des changements profonds compte tenu de l’évolution des connaissances scientifiques et cliniques sur les besoins fondamentaux des enfants, dont la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant a permis de bâtir un socle commun de définition.

Je pense que les diplômes français ne sont pas adaptés à la prise en charge et à l’accompagnement des enfants. Vous parlez de diplômes généralistes. Je me suis penchée sur les diplômes délivrés par l’État : ils ont tous un caractère généraliste. Pour donner quelques exemples, le diplôme d’État d’accompagnement éducatif et social permet de travailler dans les champs du handicap, de l’insertion sociale, de l’aide aux personnes âgées et de la protection de l’enfance ; le diplôme d’État d’assistant familial, dans la protection de l’enfance et l’accueil familial thérapeutique ; le diplôme d’État de moniteur-éducateur dans les domaines du handicap, de l’insertion sociale et de la protection de l’enfance ; même le diplôme de veilleur de nuit est généraliste. Pour accéder à beaucoup de ces formations, aucun diplôme n’est requis.

Notre commission d’enquête est la première à porter sur la protection de l’enfance au Parlement français. Il existe de nombreux rapports, notamment de l’Inspection générale des affaires sociales, qui prennent la poussière. Nous sommes à la croisée des chemins et notre commission d’enquête peut faire bouger les lignes. Pourquoi n’a-t-on jamais ouvert de formation spécifique à la protection de l’enfance ? Certes, un socle commun de connaissances dans le champ social est nécessaire, mais il doit être prolongé pour préparer à l’exercice d’un métier : ainsi, les magistrats acquièrent une formation généraliste avant de devenir juge des enfants. Un éducateur doit être formé pour prendre les bonnes décisions.

Avant d’être députée, j’ai été vice-présidente du conseil départemental du Val-de-Marne pendant douze ans, chargée de la protection de l’enfance et de l’adolescence. J’ai siégé, à ce titre, au CNPE. J’ai vu des jeunes de vingt ans arriver pour des stages dans des foyers de jeunes adolescents en crise : je vous garantis qu’ils n’ont pas choisi la protection de l’enfance après leur diplôme – sans même parler du jeune en stage d’observation qui s’est retrouvé à l’hôpital après des faits d’une extrême gravité.

Ces jeunes ne sont absolument pas armés pour travailler dans la protection de l’enfance. Pour s’occuper des petits, par exemple, on a besoin de bonnes postures professionnelles, de normes d’encadrement et de diplôme. Nous espérons d’ailleurs que la proposition de loi transpartisane déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale sera adoptée et fera bouger les choses.

Dans le domaine de la formation initiale et continue, la France accuse un grand retard, immense brèche dans laquelle s’engouffre le pire, à savoir l’intérim. C’est l’absence de norme, notamment pour les diplômes, qui explique l’essor de l’intérim libéral. J’étudie le sujet depuis longtemps et il me semble que la responsabilité est collective : je ne comprends pas pourquoi l’ensemble des acteurs, y compris les syndicats, n’ont pas su imposer une exigence à la hauteur des enjeux de la protection de l’enfance.

La nuit, les éducateurs ont été remplacés par des veilleurs dans les foyers. C’est totalement anormal. Certains enfants, très jeunes – cela peut être des petites filles de trois ans ‑, sont placés parce qu’ils ont subi des actes de barbarie de la part de parents mis en prison : ils ne dorment pas la nuit. Un veilleur de nuit peut-il les accompagner ? Évidemment non. Quand on voit le contenu de leur module de formation, il est clair qu’il n’est pas suffisant.

J’entends que vous voulez rester dans le champ social général. Pour moi au contraire, il est crucial de professionnaliser les métiers de la protection de l’enfance – les salaires devant suivre cette augmentation des compétences. D’autres pays ont développé des modèles différents. Dans le domaine du handicap par exemple, la Belgique est puissante. Notre commission d’enquête s’y rendra pour étudier son modèle, notamment la prise en charge des plus de 250 enfants de l’aide sociale à l’enfance (ASE) qui se trouvent en Belgique parce que la France a un problème pour prendre en charge le handicap, et dont nous ignorons les conditions du suivi.

Tous ces métiers exigent une formation de haut niveau, avec plusieurs étages : une formation initiale commune, puis un module de professionnalisation dans la protection de l’enfance, puis peut-être un autre dans le handicap. Actuellement, il y a très peu d’enfants handicapés moteurs : les handicaps sont majoritairement liés à des psychotraumatismes ou à l’autisme. Prendre en charge ces troubles du développement nécessite une formation spécifique. Pourquoi les formations restent-elles générales ? J’en comprends les raisons historiques mais, je vous le dis avec beaucoup de respect, je pense qu’en l’état, la formation initiale est obsolète.

La formation continue est elle aussi essentielle, car les recherches cliniques progressent. Pouvez-vous nous dire si elle attire beaucoup de monde ? Il existe des modules très intéressants de formation continue. Certains départements sont très avancés en la matière : ils y consacrent des moyens budgétaires, ils organisent certaines sessions sur le lieu de travail des agents parce qu’il est parfois impossible de quitter un groupe d’enfants. Mais ce n’est pas le cas partout. De façon globale, donc, comment se déroulent les formations continues, et sont‑elles demandées ?

Le jour où j’ai pris les fonctions dont je vous parlais au conseil départemental, en 2011, je me suis aperçue que certains agents n’avaient suivi aucune formation depuis vingt‑cinq ans et n’avaient aucune intention de le faire. Nous avons changé les mentalités, mais le fait reste que notre système n’est absolument pas adapté. Il faut rendre la formation continue obligatoire.

Notre système de protection de l’enfance est à bout de souffle, en partie à cause de faiblesses historiques qui n’ont pas été corrigées. Il arrive à la croisée des chemins. L’une de nos collègues peut témoigner du grand intérêt de certains modèles universitaires. Ils doivent irriguer les travaux de recherche et le monde de l’enseignement supérieur doit nouer des relations avec les équipes sur le terrain pour accompagner les groupes professionnels. Mais surtout, il faut revoir l’organisation des choses. Il faut ouvrir les portes et les fenêtres et développer des idées à même de répondre aux besoins.

Par exemple, il convient de se retirer de Parcoursup, dont les conséquences sont catastrophiques. Nous avons rencontré des jeunes issus de l’ASE, âgés de vingt ans, très fragiles, qui sont déjà diplômés et qui vont trouver un travail parce qu’il y a des manques partout. Savoir que des jeunes aussi fragiles et peu formés que la jeune fille que j’ai rencontrée à Nancy vont bientôt devenir éducateurs d’enfants m’inquiète fortement : ce n’est pas ce que je veux pour la protection de l’enfance. Il faut des gens plus solides, plus âgés. Les choix de Parcoursup se font par défaut, si bien qu’en Île-de-France environ la moitié des étudiants quittent les écoles de formation au cours de la première année. À l’issue de la seconde année, 30 % d’étudiants supplémentaires arrêtent la formation – bref, les écoles sont vides. Les métiers de la protection de l’enfance n’attirent plus.

Il y a donc un problème à la fois d’orientation, de formation initiale et continue, de projet pédagogique, de prise en compte de la spécificité d’un enfant souffrant de psychotrauma. Dans la protection de l’enfance, il est rare de rencontrer des enfants qui vont très bien ! Même s’ils font semblant, ils ont beaucoup de fragilités. Quand on voit leurs dossiers, on se dit qu’il faut être sacrément outillé et formé pour s’en occuper, et qu’il faut travailler de façon pluridisciplinaire : s’occuper de jeunes qui ont autant de difficultés ne peut pas être seulement le travail d’un éducateur.

Si nous avons envie d’avancer sur la question des normes pour améliorer la prise en charge des enfants, la formation est aussi un socle très important. J’attends de vous que vous nous disiez comment nous pourrions faire bouger toutes ces lignes qui restent à peu près les mêmes depuis soixante, voire cent ans – le poids de l’histoire, encore. La situation a pourtant beaucoup évolué, et je ne parle pas que du bâti ! Que pensez-vous de tout cela – changer la formation initiale, développer un socle de formation spécifique à la protection de l’enfance, diversifier un peu les parcours ?

J’en viens au rapport de la Banque des territoires. Vous y avez déjà répondu dans la presse mais il est important de l’évoquer aussi devant notre commission. Les auteurs du rapport expliquent que, pour « contribuer à l’attractivité des métiers de la prévention et de l’accompagnement », il faut « investir dans des établissements de formation de l’ASE », « favoriser le passage à l’échelle des solutions innovantes » – j’ignore ce que cela inclut –, créer une plateforme commune à l’ensemble des professionnels pour qu’ils puissent « accéder à des formations standardisées, partager des connaissances et des pratiques éprouvées et s’informer sur les dernières évolutions du secteur », « s’appuyer sur la plateforme Mon compte formation pour mobiliser des dispositifs existants », « développer les formations par la voie de l’apprentissage dans les professions de l’ASE », « engager une nouvelle action du programme Compétence et métiers d’avenir » et « assurer une meilleure qualité de vie au travail pour les professionnels de l’ASE ». Sans normes, il est très difficile de favoriser la qualité de vie au travail : il faudra donc que nous avancions sur plusieurs sujets en même temps. Il est également question dans le rapport de créer un « data hub de l’enfance protégée ». Je passe sur la suite et je ne dirai pas ce que je pense de ce rapport, car ce n’est pas l’objet de cette audition : je préfère me concentrer sur vous.

Enfin nous sommes plusieurs à nous intéresser, depuis très longtemps, au Québec, dont l’exemple irrigue beaucoup de travaux. Une des grandes chercheuses de l’université McGill est récemment venue faire des formations, avec Anne Devreese, pour les agents du Nord. Il existe des connaissances très poussées en matière de formation chez les chercheurs et on s’inspire beaucoup des Québécois, qui sont prêts à venir aider en France. J’aimerais avoir votre avis sur les passerelles qui pourraient être créées avec leurs très intéressants modules de formation.

M. Jean Pineau. Nous partageons beaucoup de choses. Vous avez raison, la question du contenu des formations a une histoire. Vous avez parlé de cent ans ; il faut néanmoins se rappeler que le diplôme d’éducateur spécialisé est beaucoup moins vieux.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Il a été créé dans les années 1970.

M. Jean Pineau. Je crois faire partie des premiers à l’avoir obtenu, même si je n’ose plus le dire après votre intervention.

Ce qui a empêché le secteur d’évoluer beaucoup, vous l’avez sûrement en tête, c’est que les conventions collectives ont complètement enfermé la question des contenus des diplômes. Nous en sommes tous responsables.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. C’est pour cette raison que j’ai parlé de l’historique.

M. Jean Pineau. Qu’il y ait un socle commun, oui, et des formations spécifiques, sûrement, mais en faisant attention au parcours professionnel que les salariés pourront avoir dans la durée. Il ne faut pas se remettre dans des tuyaux d’orgue : quelqu’un qui démarrerait sa carrière dans la protection de l’enfance ne doit pas se retrouver enfermé à cause d’une formation très spécifique. Je suis, je vous l’ai dit, un ancien directeur général d’association : j’ai toujours pensé que je serais bien embêté si je devais encore être éducateur spécialisé à soixante ans.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous avons donc besoin d’un socle.

M. Jean Pineau. Le type de convention collective que nous avons ne permettait pas…

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous parlez bien de celle de 1966 ?

M. Jean Pineau. Oui, vous avez raison de le préciser. C’est la plus importante dans le secteur de la protection de l’enfance. Elle ne permettait pas la reconnaissance des formations suivies en parallèle, c’est-à-dire que celles-ci n’avaient pas d’effet sur le parcours et la rémunération des salariés – je ne dis pas que le contraire serait suffisant, mais ce ne serait pas rien.

S’agissant de Parcoursup, vous avez tout à fait raison. Quand on a dix-neuf ou vingt ans et que le travail social est son septième choix, on n’a pas besoin d’aller dans un foyer d’adolescents en grande difficulté, comme ceux que vous avez évoqués, pour se trouver déboussolé : des petits de six ou sept ans peuvent y suffire, simplement par leur façon de parler et d’aborder les adultes. Je ne sais pas s’il faut conserver ou non Parcoursup, c’est votre responsabilité. Ce que je peux dire en revanche, c’est que ce système nous a permis de trouver des personnes plus âgées qui n’auraient jamais songé à se tourner vers nous autrement. Je ne sais pas dans quel sens penche la balance – je n’ai pas étudié la question – mais Parcoursup nous a ainsi permis de trouver des profils intéressants, ayant souvent une expérience dans d’autres secteurs que le nôtre.

Le CNPE essaie de construire une expérimentation limitée à la protection de l’enfance, car c’est notre « petit » champ d’action, qui va dans le sens de ce que vous suggérez. Il s’agit d’aller chercher dans les facs des populations qui n’auraient pas imaginé vingt secondes qu’elles pourraient venir à nous en passant par les diplômes historiques. Nous y croyons beaucoup et nous espérons pouvoir faire une proposition en ce sens cette année. Nous espérons aussi, au CNPE, à l’UNAFORIS et dans nos associations, qu’il sera possible de développer cela dans d’autres filières.

J’ai trouvé dans votre intervention un écho à toute mon expérience professionnelle. Nous sommes confrontés, il faut le dire, à des non-réponses. Comment faire évoluer les choses ? Sûrement avec des formations spécifiques, mais il faut dire que nous ne sommes plus du tout dans la grande époque que j’ai connue, quand il y avait des lignes de formation continue assez importantes dans tous nos budgets. Aujourd’hui, si une grosse association a un peu de marge, une petite n’en a aucune. La question qui se pose est donc de savoir comment faire.

Une autre question, et cela ne vous surprendra pas de la part du CNPE, est celle des normes. Il y a dix ou quinze personnes ici, trois ailleurs… Tant qu’on n’aura pas dit que ça suffit…

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. C’est ce que nous faisons.

M. Jean Pineau. Je le sais, et tant mieux. Mais tant qu’on n’aura pas réglé ce problème, on n’avancera pas.

Peut-être faut-il aussi que les employeurs se responsabilisent de nouveau en ce qui concerne la formation. Elle repose en grande partie sur eux, dans le montage historique que vous avez rappelé. Pendant des années, tant qu’il n’y avait pas de problème d’attractivité, la question ne s’est pas tellement posée, mais c’est le cas aujourd’hui. Cela fera peut-être partie des orientations que vous retiendrez dans votre rapport. Vous avez dit que vous étiez la première commission d’enquête sur le sujet mais j’ai eu la chance d’être auditionné, il y a deux ans, par le sénateur Bonne dans le cadre de ses travaux sur la protection de l’enfance. Je lui ai dit que j’étais intéressé par une réflexion sur le contenu des formations, mais j’ai aussi essayé de lui rappeler gentiment que si nous n’avions pas de clients, il ne servait pas à grand-chose de mettre au point de belles formations.

Il faut absolument se demander comment retrouver de l’attractivité. Cela ne pourra pas être seulement une question de rémunération. Celle-ci est tout à fait importante et il faut y travailler, je ne dis pas le contraire, mais cela ne réglera pas tout. Il faut aussi des formations plus spécifiques, des normes, des parcours professionnels – même si je suis mal placé pour en parler, puisque tout le monde ne peut pas finir directeur général. On doit avoir un avenir quand on entre dans cette profession. Les formations spécifiques sont importantes mais il ne faudrait pas tomber, pour autant, dans des tuyaux d’orgue dont on ne pourrait plus sortir.

Des jeunes en très grande difficulté peuvent venir chez nous, vous l’avez dit, mais nous avons aussi des jeunes très volontaires qui ont envie d’apporter leur petite pierre à une éducation de plus en plus difficile. Le travail social que j’ai connu quand j’ai commencé en 1974 n’avait rien à voir avec celui d’aujourd’hui, qu’on soit en milieu ouvert ou en hébergement, même sans tomber sur les situations, de plus en plus nombreuses, que vous avez évoquées. Il faut vraiment mener une réflexion collective à ce sujet. Si nous sommes très honorés que vous nous entendiez, comme Chloé l’a dit, c’est parce que nous ne sommes pas simplement des constructeurs de formation : nous avons avant tout une responsabilité partagée avec les employeurs – et avec vous, parce que les choses ne bougeront pas autrement.

Enfin, au cours des quarante dernières années, il a manqué une volonté étatique en matière de recherche dans le secteur. On ne peut pas se contenter de parler d’évolution. Vous avez pris l’exemple du Québec mais il y a, moins loin, les pays d’Europe du Nord. Quel type de recherches a-t-on vraiment menées en France ? Pendant des années, on a dit qu’il fallait déjudiciariser et on a pris des décisions en ce sens, mais sur quoi s’est-on appuyé pour cela ? Au final, on prononce autant de placements, y compris en première intention, ce qui renvoie à la question de la prévention générale. Il est toujours question de « protection de l’enfance » mais, dans les centres de formation, nous pensons qu’il s’agit plutôt d’enfance et de famille : si la question était abordée sous un autre angle qu’aujourd’hui, on pourrait enfin imaginer réduire les placements directs, qui arrivent trop tardivement et dans des situations catastrophiques, comme vous l’avez souligné. Quels que soient les moyens mis en place, plus on laisse passer du temps, plus il est difficile de bien accompagner les enfants et de leur permettre de devenir des adultes qui trouvent leur place dans notre société. Nous avons tous intérêt à vraiment faire évoluer la situation.

Mme Germaine Peyronnet. Je mettrai pour ma part l’accent sur la formation continue. Des professionnels sont déjà en poste, et ceux qui sont très jeunes gagneront un jour en maturité. La formation continue pourra les conduire vers une expertise plus grande dans la protection de l’enfance. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas faire évoluer le socle des formations initiales, mais que l’enjeu majeur est la formation continue. Il se trouve que je suis plutôt, dans mes engagements associatifs, dans le champ du handicap, mais justement : les professionnels veulent bouger. C’est pourquoi il faut aussi un accompagnement à la prise de poste, ce qui est différent. Quelque chose est vraiment à concevoir – et à financer, car la véritable question est là. Les employeurs n’ont pas nécessairement les moyens de financer la formation et de dégager le temps nécessaire. Il y a des MECS (maisons d’enfant à caractère social), par exemple là où je suis engagée, dans l’Essonne, qui ont tout le temps des postes vacants ! Comment dégager du temps pour permettre aux professionnels de continuer à se former et à réfléchir ?

Vous avez évoqué la question extrêmement intéressante des veilleurs de nuit. Quels que soient les secteurs – personnes âgées, personnes handicapées ou enfants – c’est un véritable problème. Vous avez raison, les veilleurs de nuit sont sous-équipés pour apporter des réponses à ce qui se passe la nuit – et il se passe beaucoup de choses. À une époque, les éducateurs travaillaient – et accompagnaient – la nuit, mais la convention collective et les 35 heures ont fait que ce n’est quasiment plus possible pour les employeurs. Comment faire pour que des veilleurs de nuit, qui ont un salaire de base, soient suffisamment équipés pour accompagner des enfants qui sont en panique et ont des troubles divers ?

S’agissant de la transversalité des formations, nous sommes sollicités dans l’Essonne au sujet d’enfants qui relèvent à la fois de la protection de l’enfance et d’un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique ; c’est classique. Comment avoir une formation permettant de répondre à la diversité des troubles ? Il en va de même pour tous les enfants qui viennent du champ de l’exclusion : dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale qui accueille des familles en grande difficulté, y compris des enfants petits, comment prendre en compte la diversité des problématiques et des accompagnements potentiels ?

Cette complexité est en tout cas mieux identifiée aujourd’hui qu’il y a trente, quarante ou cinquante ans. Non seulement il existe des découvertes dont il faut faire quelque chose dans le champ de la formation, mais la diversité des problématiques fait qu’on a besoin d’une culture assez large, qu’on soit dans le champ de l’exclusion, dans celui du handicap ou dans celui de la protection de l’enfance. Pour cela, la formation continue est un outil indispensable – mais encore faut-il trouver des moyens.

Mme Chloé Altwegg-Boussac. Je reviens sur ce qui a été dit au sujet de l’extrême importance de la formation continue et de son insuffisant développement. Cela a été un des axes de diversification des EFTS au cours des dernières années, mais cela reste à mon avis tout à fait insuffisant. Par ailleurs, les modalités de la formation doivent être plus souples afin qu’elle puisse avoir lieu dans un contexte où il est compliqué pour les employeurs de libérer les salariés.

Par ailleurs, le champ social souffre d’un manque cruel de visibilité. L’inscription des formations dans Parcoursup a pu leur donner plus de visibilité mais elle a aussi généré une évolution des profils.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Parfois par défaut.

Mme Chloé Altwegg-Boussac. Tout à fait.

La question de la visibilité rejoint celle du décloisonnement des champs, de l’ouverture, de la façon d’arriver à faire bouger les murs : c’est très paradoxal compte tenu des enjeux, mais la visibilité se fait est un peu par défaut, quand des problèmes se posent. L’idéal serait donc qu’on en ait moins besoin…

Les formations spécifiques sont appelées à se développer, dans un système comportant toutefois un socle commun assez solide. Nous avons travaillé avec le CNPE sur un projet de formation spécifique d’abord tourné vers la protection de l’enfance, mais cela soulève tout de suite la question des mobilités professionnelles – selon moi, les deux sont liés. Cela fait partie des aspects que nous devons affiner pour faire aboutir le projet, ou alors il faut que d’autres secteurs mettent en place leurs propres formations spécifiques. On nous a demandé pourquoi commencer par une formation spécifique dans la protection de l’enfance, mais justement, pourquoi pas ? Il faut bien commencer quelque part. Quoi qu’il en soit, le système actuel n’a pas été construit ni déployé de manière à permettre tous ces liens.

L’objectif de ce projet est de diversifier le vivier de recrutement en essayant de trouver de futurs professionnels qui n’ont pas forcément prévu de passer un diplôme d’État. Il s’agit de jeunes en cours de formation dans des disciplines diverses, qui veulent valider une licence. C’est un point important : ce ne sont pas des jeunes qui s’arrêtent, mais ils ne veulent pas nécessairement faire tout de suite un master. Ils veulent travailler et ils ont une appétence pour ces sujets, ou bien ils ont déjà travaillé sur la question de l’enfance d’une manière ou d’une autre. L’idée est que le dispositif leur permette de finir leur licence et d’acquérir en même temps un niveau minimal, comme une sorte de double cursus, en suivant des modules complémentaires qui leur permettront de devenir des salariés, dans le cadre d’un dispositif de prérecrutement et de présalariat.

Lorsqu’ils auront fini leur licence, ils entreront en fonction. Leur formation pourra être prolongée dans un continuum entre formation initiale et formation continue, permettant un accompagnement à la prise de fonctions – cela sur une durée qui ne doit pas être trop longue : on en resterait à un diplôme de niveau licence, mais une licence améliorée. Par ailleurs, ce système sera complémentaire du diplôme d’État, que d’autres gens voudront aussi continuer à passer, ce qui est très bien.

Il faut penser ce continuum dans un cadre où les EFTS auront une place centrale, de par leurs liens avec les employeurs, mais où les universités seront étroitement associées, pour que ce cumul entre la licence et la formation fonctionne. Il faut arriver à concevoir une maquette qui rende cela réalisable sans aboutir à deux formations en tuyaux d’orgue, comme disait Jean.

On ciblerait plutôt des étudiants en deuxième année de licence. Il faut continuer de penser les questions de sélection et de mobilité. Le projet n’est pas encore lancé, mais nous travaillons avec les employeurs, qui pourraient apporter une partie du financement. Il faudra trouver d’autres fonds avec les EFTS et leurs partenaires au niveau des universités.

Je reviens enfin sur la question de la recherche, qui me paraît centrale, sous l’angle de la capacité du champ social à produire de la connaissance avec ses méthodologies propres. Des spécificités existent, en matière de participation aux formations par exemple, ou de recherche-action. D’où l’intérêt pour le secteur d’avancer dans ce domaine – car il reste énormément à faire, je vous l’accorde : ce qui est fait aujourd’hui n’est pas du tout suffisant.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Nous en venons aux questions des députés.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je commence par une question qui m’est assez chère, celle de Parcoursup, dont j’ai vu l’évolution. Depuis 2019, les diplômes d’État d’éducateur spécialisé, d’assistant de service social, d’éducateur technique spécialisé et d’éducateur de jeunes enfants sont passés sur la plateforme de Parcoursup. Trois ans et quelques analyses plus tard, les résultats étaient catastrophiques. La rapporteure l’a dit, il y a beaucoup d’abandons dans les formations – plus de 50 % parfois. Des doubles recrutements sont organisés dans certaines filières, comme celle d’assistant de service social, tant on est loin de les remplir du premier coup. À l’étape d’avant, du côté des candidatures, les chiffres sont tout aussi catastrophiques : entre 2020 et 2022, on a perdu près de 40 % de candidats dans les formations au travail social. Il faut analyser ce qui se passe.

Nous sommes désormais cinq ans plus tard. Vous avez pour missions de former et de recruter. Vous réalisez forcément des enquêtes, comme tous les établissements de formation. Avez-vous des chiffres ? Quelles sont vos analyses ?

À mon époque, vers 2013, la moyenne d’âge des candidats au diplôme d’État était assez élevée, entre vingt-deux et vingt-quatre ans. Le regard porté sur ceux qui étaient plus jeunes était qu’ils n’allaient pas réussir. Vous recrutez désormais au niveau post-bac, à partir de dix-huit ans, ce qui a changé la moyenne d’âge, et on sait que les réorientations sont fortement discriminées par Parcoursup. Cela a-t-il des conséquences pour vous ? À mon époque toujours, le taux de réussite était proche de 100 %, mais ce n’est plus vrai. Comment analysez-vous tout cela ? Quelles sont en particulier les différences en matière de recrutement ? Le concours apportait-il quelque chose de différent par rapport à Parcoursup pour les métiers du travail social et du lien ?

Comment analysez-vous par ailleurs ce que certains appellent la crise de la vocation et que je qualifie pour ma part de crise des métiers, car il n’existe pas forcément de vocation ? Je rappelle que, d’après vos propres chiffres, 25 % des postes d’éducateur spécialisé étaient vacants en 2023 dans une grande majorité de régions et que, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, 50 % des professionnels du travail social envisageaient en 2022 de quitter leur poste dans les cinq ans. C’est catastrophique alors qu’en parallèle l’augmentation des besoins en protection de l’enfance n’est plus à prouver et qu’il existe un sur-usage de l’intérim, voire des recrutements de personnes non qualifiées, qui ne sont pas passées par des écoles de formation, ce qui est dramatique au regard du public vulnérable qu’elles accompagnent, qu’il s’agisse de handicap, d’enfance ou de famille.

Par ailleurs, pouvez-vous approfondir le sujet du Ségur, que vous n’avez fait qu’évoquer ? Quelle est votre opinion, voyez-vous des changements à l’échelle nationale ? Vous dites à juste titre que la rémunération n’est pas la seule réponse même si elle compte pour beaucoup. Pour avoir réfléchi à ces questions de recrutement, d’évolution et de revalorisation des métiers, où mettez-vous la priorité, que peut-on faire tout de suite ? Nous sommes nombreux à demander l’abrogation de Parcoursup mais il y a peut-être d’autres chantiers à engager.

Par ailleurs, connaissez-vous les conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE) ? Y avez-vous recours ? Au sein de ma promotion d’éducatrice spécialisée et même de toute mon école, toutes années confondues, j’ai été la seule à poursuivre mes études après le diplôme ; j’ai aussi été la seule du département de sciences humaines et sociales à faire une thèse CIFRE, et la seule de l’université à préparer une thèse sur la protection de l’enfance. À l’échelle nationale, nous n’étions que deux en CIFRE avec une direction départementale de l’enfance et des familles. N’y a-t-il pas de votre part une action à mener pour promouvoir ce champ de la formation ? Les travailleurs sociaux sont des experts de leur pratique et les sujets à traiter ne manquent pas, comme on le voit en Belgique et au Québec. Avez-vous des chiffres sur la poursuite d’études après le diplôme d’État ? Dans quelle mesure sollicitez-vous les universités, et inversement ?

Vous avez évoqué un nouveau dispositif de formation. Les seuls diplômes reconnus étant la licence, le master et le doctorat, comment trouve-t-il sa place ? Les étudiants auront-ils à financer cette formation ? Comment seront-ils sélectionnés ?

Enfin, je voudrais que vous développiez ce que vous entendez en disant que le champ de l’intervention sociale est en difficulté.

M. Jean Pineau. La question du glissement après le diplôme d’éducateur spécialisé ne date pas d’aujourd’hui. À mon époque, cette formation permettait à de nombreuses personnes de reprendre des études sans nécessairement exercer par la suite. Pour ma part, je travaillais dans l’imprimerie après un CAP de conducteur offset. Nous avons été un certain nombre à entrer par cette porte avant de nous diriger vers autre chose, notamment vers des études de psychologie.

On utilise volontiers le terme de « vocation » ; il est vrai qu’avant la création du diplôme, en 1970, le secteur était historiquement une affaire de vocation.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. C’était du bénévolat.

M. Jean Pineau. C’est cela. Il est sûr que Parcoursup a représenté une perte, car beaucoup des jeunes que nous rencontrons ne nous placent qu’en cinquième ou sixième choix. Lorsqu’on nous a annoncé qu’il allait falloir passer sous les fourches caudines de Parcoursup, je vous assure que nous n’avons pas fait la ola ! Néanmoins, je l’ai dit, cela a permis à d’autres personnes d’intégrer nos formations : à Paris, le nombre d’étudiants a augmenté.

Mme Germaine Peyronnet. Chez nous aussi.

M. Jean Pineau. Je regrette seulement que Parcoursup ait signé la fin des sélections en présentiel, qui étaient pour nous l’occasion de rencontrer les candidats et de juger de leur niveau de maturité.

S’il faut changer une chose, c’est la convention collective de 1966, qui nous enferme et bloque toute évolution. Il n’est évidemment pas normal que les jeunes éducateurs des grandes villes touchent une rémunération avoisinant le SMIC. Moi qui ai dirigé une grosse association, j’ai toujours vu nos salariés dans une situation économique terrible, souvent plus basse que celle des enfants que nous prenions en charge. Ainsi, en 2010, certains de nos salariés mangeaient beaucoup dans les foyers car ils ne le faisaient pas chez eux. Ce surplus de nourriture, je pouvais le financer mais un autre exemple, plus grave à mes yeux, était leur difficulté d’accès à la culture. Elle se traduisait par deux pratiques opposées : certains n’emmenaient jamais leurs jeunes au cinéma, car ils ne pouvaient pas se le permettre, tandis que d’autres saisissaient la possibilité dès qu’elle se présentait.

Cette réalité, il faut la connaître. Toutefois, il n’y a pas que le salaire : il faut aussi présenter aux jeunes qui se destinent à travailler dans la protection de l’enfance les parcours et les formations qui s’offrent à eux. Dans les années 1970, nos formateurs nous disaient que le diplôme d’éducateur spécialisé, c’était comme le permis de conduire : ils signifiaient par là que nous devions continuer de nous former tout au long de la vie. Mais à l’époque, les employeurs avaient des lignes budgétaires allouées à la formation continue. Ce n’est plus le cas.

Pendant des années, beaucoup d’associations, qui étaient payées au prix de journée, pratiquaient la suractivité à l’année n-2 pour augmenter leur budget : lors du bilan, on trouvait un accord avec les départements, qui acceptaient de verser ces moyens supplémentaires si l’association avait un projet spécifique. Je ne dis pas que les départements reprennent leurs crédits désormais, mais la situation économique est si difficile que leur budget ne permet pas toujours une telle souplesse.

L’établissement d’un socle commun est excessivement important. C’est ce qui permet d’évoluer par la suite. Pendant des années, la protection de l’enfance – moi le premier – n’a pas communiqué du tout sur ce qu’elle faisait. C’est un grand tort, car personne ne sait ce qui s’y passe et on n’en parle que quand quelque chose va mal. Elle fait pourtant beaucoup de choses très bien, et les départements aussi. Ce socle commun est une des questions à traiter, avec la rémunération et la convention collective.

Je suis l’un des acteurs du projet du CNPE qui a été évoqué. En l’état actuel de la convention collective, les salariés qui n’ont pas encore obtenu leur diplôme d’éducateur spécialisé touchent la rémunération la plus basse de la grille sans accumuler d’ancienneté. Nous plaidons auprès de Nexem, le syndicat d’employeurs le plus important, et de la Banque des territoires pour que l’année ou les dix-huit mois de stage soient payés et comptabilisés dans l’ancienneté.

Mme Germaine Peyronnet. Les conditions économiques expliquent à la fois la crise des métiers et l’abandon des étudiants. En tant que trésorière de l’Institut de recherche et de formation à l’action sociale de l’Essonne, je constate qu’effectivement certains étudiants abandonnent parce qu’ils s’aperçoivent, lors des premiers stages, que le travail est loin de la représentation qu’ils en avaient, mais que d’autres nous disent clairement qu’ils ne tiendront pas trois ans du point de vue financier. Nous réfléchissons aux réponses à apporter à leurs difficultés, y compris par la création de banques alimentaires – parce que, oui, manger est un problème pour eux.

Mme Chloé Altwegg-Boussac. L’inscription de nos formations dans le cadre LMD (licence, master, doctorat) a encouragé la poursuite des études – un rapport de la FNEMS (Fédération nationale des étudiant·e·s en milieu social) le montre et nous allons creuser le sujet. Parallèlement, les besoins sur le terrain de personnel au niveau licence sont très importants.

Il nous apparaît clairement que Parcoursup a conduit à l’augmentation du nombre de candidats dans un contexte de perte d’attractivité du métier, ce qui pose la question de la sélection ainsi que celle du nombre d’abandons en cours de formation.

Le Ségur, dans le champ de la formation, a été positif du point de vue des conditions de travail et de la rémunération. Il répondait à une demande ancienne – et nous avons été longtemps les « oubliés du Ségur ». Toutefois, il n’est pas financé et représente une charge supplémentaire pour les établissements de formation en travail social.

Le projet du CNPE consiste en une double qualification de niveau licence. Nous n’avons pas encore déterminé si la deuxième qualification devait plutôt être inscrite au registre national des certifications professionnelles ou au registre spécifique des certifications et habilitations pour favoriser la mobilité professionnelle. La cible, ce sont les étudiants de licence.

M. Jean Pineau. Du point de vue des établissements de formation, le Ségur a eu une conséquence très claire : les petites structures ne passeront pas l’année 2025. Nous avons certains centres de formation qui ne comportent qu’une filière, avec trois permanents ! Leur trésorerie ne tiendra pas. À Parmentier, qui est une grosse structure, le Ségur, sur la partie subventions régionales, représente 300 000 euros par an. Or nous ne toucherons rien en 2024, ni en 2025. Dans ces conditions, nous passerons 2025, mais pas 2026.

Il faut que les salariés soient mieux payés, bien sûr, mais cette décision qui s’impose aux employeurs met en danger de nombreuses structures qui étaient déjà sur un fil. Il y a deux ans, avant même le Ségur, l’UNAFORIS a, pour la première fois de son existence, interpellé la direction générale de la cohésion sociale sur la situation économique des centres de formation. On ne peut pas à la fois vouloir améliorer les centres et les placer dans une situation qui les oblige à fermer. Si je reprenais ma casquette de directeur général de l’association Jean Cotxet, j’en dirais tout autant pour un certain nombre de nos camarades de la protection de l’enfance – la séparation entre le public et le privé, dans ce domaine, ayant toujours revêtu à mes yeux un caractère ésotérique ; nous sommes dans le même camp.

Mme Katiana Levavasseur (RN). Dans votre introduction, vous sembliez critiquer l’intérim. Ce type de contrat est en augmentation pour pallier le manque d’effectifs. Ne faut-il pas continuer à y recourir tout en préparant une large campagne nationale de recrutement, en s’attachant à rendre attractif ce métier et en réformant la formation, en accord avec les principaux concernés ?

M. Jean Pineau. Non. Derrière l’intérim, il y a la déqualification ; derrière l’intérim, il y a le lucratif. Je ne crois pas que le lucratif puisse jamais apporter la moindre réponse en matière d’accompagnement social. Toutes les associations du secteur sont à but non lucratif. Je rappelle par ailleurs que l’intérim coûte excessivement cher : compte tenu de la situation économique et du changement de la société, certains travailleurs sociaux diplômés préfèrent les contrats à durée déterminée car, outre qu’ils se sentent moins accrochés à leur employeur, cela leur permet de toucher une prime de précarité à la fin du contrat.

Si la France s’engageait sur la voie de l’intérim, le travail social perdrait sa valeur – ce qui ne veut pas dire qu’il ne doit pas évoluer.

Mme Germaine Peyronnet. Nous avons recours à l’intérim quand des postes sont vacants, pour assurer la sécurité des enfants. Mais il ne suffit pas. Une présence trop séquencée rend difficile d’accompagner ces enfants, qui ont des difficultés à créer des liens sociaux, vers une perspective relationnelle plus construite.

M. Jean Pineau. Comment sont arrivés les surveillants ou veilleurs de nuit dont nous parlions tout à l’heure ? À la suite d’une décision européenne selon laquelle toutes les heures de travail devaient être rémunérées à l’identique. À Jean-Cotxet, cela représentait 52 créations de postes, pour 400 travailleurs sociaux ! Ils étaient la seule solution du point de vue économique pour les départements – même si, comme le soulignait Mme Santiago, certaines associations continuent d’employer des travailleurs sociaux en parallèle des surveillants de nuit.

Au risque de passer pour un vieux réactionnaire, je dois dire que, dans notre secteur comme dans d’autres, les 35 heures n’ont pas fait que du bien. La multiplication d’adultes dans la vie de ces enfants qui se trouvent en situation d’insécurité pleine et entière a un effet négatif, quelle que soit la valeur des adultes en question. Je ne propose pas de repasser à 80 heures, mais il faudrait peut-être réfléchir à d’autres modalités de travail. Le problème, c’est qu’en raison de la convention collective tout changement risque de se traduire par une perte de salaire. Il faut complètement changer de logiciel.

M. Denis Fégné (SOC). Quand j’ai passé mon diplôme d’éducateur, en 1985 à Toulouse, nous devions rendre un devoir de psychopédagogie et passer un entretien oral de culture générale. Je me rappelle encore le sujet du devoir : « Fernand Deligny : “Il y a trois fils qu’il faudrait tisser ensemble : l’individuel, le familial, le social.” Commentez. » Cela existe-t-il toujours ?

Deuxièmement, il existait dans les années 1980 un statut d’éducateur pré-stagiaire qui permettait aux gens comme moi, venus d’autres métiers, d’effectuer des remplacements pendant les trois ans que durait leur formation. Cela les aidait à manger et à vivre à peu près correctement. Existe-t-il toujours ?

Troisièmement, l’un des atouts du métier d’éducateur résidait dans le statut, garanti par la convention collective, et dans la formation tout au long de la vie professionnelle. Que préconisez-vous pour maintenir cette attractivité ? Il me semble qu’il faudrait davantage de fluidité dans la formation, qu’il s’agisse de la formation continue, en développement personnel ou sur l’analyse des pratiques, ou de la formation universitaire – avec le CAFDES (certificat d’aptitudes aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention social), le CAFERUIS (certificat d’aptitudes aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale), le DSTS (diplôme supérieur en travail social), le diplôme en ingénierie sociale et la recherche-action.

M. Jean Pineau. Le statut n’existe que dans la fonction publique. Il ne faut pas oublier que l’associatif n’en a pas.

M. Denis Fégné (SOC). Il existe un statut d’éducateur dans la fonction publique territoriale. Je considère que la convention collective joue le même rôle dans le privé : pour moi, c’est un statut.

M. Jean Pineau. Il n’a pas la même fonction. Tout le secteur n’est pas couvert par la convention collective de 1966, laquelle n’est pas interprétée de la même manière par tous les départements et les associations. Le diable est dans les détails : par exemple, suivant la convention collective, l’ancienneté est calculée à partir de la date d’entrée dans l’association et non à l’échelle de la carrière. Le statut de la fonction publique, lui, est valable sur tout le territoire, ce qui est le minimum en démocratie.

La convention collective doit évoluer. Il faut abandonner la référence fermée à un diplôme, qui ne permet aucune souplesse. Il faut également donner de la lisibilité sur le parcours professionnel d’éducateur. Cela nécessite que les employeurs s’impliquent dès la formation, ce qu’ils n’ont pas toujours fait car, pendant des années, la recherche de salariés n’était pas un problème pour eux.

La formation en cours d’emploi a disparu. À mon époque, où la formation durait quatre ans, on pouvait effectivement passer 50 % du temps en formation et 50 % chez l’employeur. J’ajoute que, parmi les décrochages en formation initiale, on compte de nombreux étudiants qui passent en apprentissage pour des raisons économiques.

En tant que vice-président du centre de formation Paris-Parmentier, je vois des étudiants passer le diplôme d’éducateur spécialisé ; deux ans plus tard, ils se présentent au CAFERUIS ; deux ans plus tard, ils se présentent au CAFDES. Je ne dis pas qu’aucun d’entre eux n’a la capacité de réussir ce type de parcours, mais beaucoup n’ont pas la maturité nécessaire et ne le tentent que pour des raisons économiques.

Nos relations avec les universités sont anciennes, du moins pour les grands centres de formation – un petit EFTS monofilière n’a évidemment pas les moyens de faire de la recherche. Quand je travaillais à Jean-Cotxet, nous étions déjà en contact avec de nombreux centres de formation d’Île-de-France pour le DSTS.

Il faudra sûrement établir un socle commun pour favoriser le travail interdisciplinaire, afin d’éviter que chacun ne travaille dans son coin – les assistantes sociales d’un côté, les éducateurs spécialisés de l’autre. Il ne faut pas que les spécialisations enferment. Dans le secteur, si vous voulez changer sans prendre du grade, on vous regarde de travers en pensant que vous êtes en difficulté ! Pourtant, l’encadrement n’est pas une fin en soi. On peut tout à fait souhaiter une évolution professionnelle sans grimper les échelons. Voilà ce que j’entends par « lisibilité ».

Enfin, il faut redonner des moyens à la recherche. Les CIFRE ont toujours existé : Jean-Cotxet en a toujours eu et, à mon époque, il y en avait trois ou quatre par an en Île-de-France – mais c’était un chemin de croix pour obtenir les financements. Il ne serait pas superflu d’alléger certaines procédures administratives.

Mme Germaine Peyronnet. L’apprentissage est un enjeu majeur à plusieurs titres. Il représente un complément économique non négligeable pour les centres de formation ; la baisse annoncée des financements qui y sont alloués a des conséquences à la fois pour les étudiants et pour les établissements.

M. Denis Fégné (SOC). Le statut d’éducateur pré-stagiaire n’existe plus ?

M. Jean Pineau. Non. L’équivalent, sous un nom différent, serait l’apprentissage.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Pensez-vous qu’il faille supprimer les 35 heures, ou du moins donner la possibilité de les dépasser ?

M. Jean Pineau. Les supprimer, sans doute pas, mais il faudrait permettre des dérogations.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Oui, c’est comme cela que je l’entendais. Pensez-vous qu’une aide au logement destinée aux personnes qui pensent à renoncer à ce métier pour des raisons économiques serait judicieuse ?

Mme Germaine Peyronnet. De toute évidence, oui.

Mme Chloé Altwegg-Boussac. Il faut préciser que les personnes qui suivent la formation au diplôme d’État, gradé en licence, n’ont pas toutes le statut d’étudiant et ne bénéficient pas des mêmes droits. C’est un vrai problème.

M. Jean Pineau. J’insiste sur le fait que la dérogation aux 35 heures n’est pas une question de principe mais une nécessité pour le suivi des jeunes. Ces derniers voient trop de monde passer devant eux. Par ailleurs, le travail pluridisciplinaire est compliqué quand l’équipe de nuit n’est pas présente en journée.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Vous avez dit tout à l’heure que, tant qu’on n’aurait pas réglé le problème des normes, on n’avancerait pas. Pourriez-vous préciser votre pensée ? Pensez-vous qu’il faille définir des normes, prévoir des sanctions pour qu’elles soient mieux respectées ?

M. Jean Pineau. Oui, il faut créer des normes. Il n’y en a aucune actuellement ; les associations, les départements font comme ils l’entendent. Tant qu’on n’aura pas dit que, pour telle situation, il faut tel socle minimal, nous nous retrouverons dans des situations difficiles.

Ce n’est pas à nous de nous prononcer sur la question des sanctions. Du point de vue éducatif, je considère simplement qu’il ne faut annoncer une sanction que si l’on est capable de l’appliquer.

Mme Germaine Peyronnet. Si une norme était édictée, elle serait opposable aux départements. Si la norme exigeait par exemple deux éducateurs à partir d’un certain nombre d’enfants, cela nous permettrait de réclamer le budget correspondant.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Puisque certains de nos collègues ne connaissent pas en détail le sujet de la protection de l’enfance, je tiens à corriger un point de votre question, madame la présidente : les normes n’existent pas. Nous en parlons depuis le début de la commission d’enquête.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Madame la rapporteure, vous n’êtes pas ici pour me corriger. Cette intervention est déplacée. Je ne me suis peut-être pas bien fait comprendre mais je voulais que M. Pineau précise son propos parce que, à ma connaissance, il existe bien des chartes.

Vous avez également dit, monsieur Pineau, que les choses ne se passaient plus comme à votre époque. Qu’entendez-vous par là ? Y a-t-il des choses que vous regrettez ?

M. Jean Pineau. Je ne regrette rien, car la société a évolué. J’ai connu des foyers où l’on disait à des enfants de dix ans de se mettre en rang deux par deux pour aller au réfectoire. Imaginez-vous cela de nos jours ? Quand j’étais éducateur, à vingt-quatre ans, j’étais un vieux pour eux, mais on ne m’a jamais traité de vieux c…, pour rester poli. Aujourd’hui, cela arrive, et même pire.

Il faut s’adapter au changement. Cela passe par la formation continue. Ce que nous faisions il y a quinze, dix ou cinq ans n’est plus forcément d’actualité et nul ne sait ce que nous ferons dans dix ans. J’espère que nous aurons évolué.

Il y a d’autres façons d’envisager les choses. Au début de l’audition, vous avez fait référence à d’autres systèmes à l’étranger qui fonctionnent bien. Dans certains pays, il n’existe pas de placement familial financé, en Pologne par exemple : c’est la famille élargie qui recueille l’enfant, avec un accompagnement. Le fil conducteur, ce qui doit nous animer, c’est l’intérêt des familles.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Concernant la révision du décret de 1966, une proposition de loi transpartisane portant sur les normes de diplôme et sur le taux d’encadrement a été déposée à l’Assemblée nationale. Nous ignorons la date de son examen, que nous souhaitons la plus proche possible. Le Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux, grande organisation dont nous avons auditionné les représentants, a participé à l’élaboration de ce texte, dont l’adoption constituerait une grande avancée.

Les sujets de la formation initiale et continue, du taux d’encadrement, des salaires et de la recherche doivent pouvoir être discutés par l’ensemble du secteur. Dans cette optique, je proposerai la création d’un comité de filière, à l’image de celui installé pour la petite enfance – car se pencher sur les métiers du lien, notamment ceux de la protection de l’enfance, est une urgence absolue. Cela vous semble-t-il une bonne piste ?

M. Jean Pineau. Absolument. C’est pour cela que j’ai insisté sur le rôle de l’UNAFORIS et du CNPE pour promouvoir certains projets, qui en ont fortement besoin.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Vous pourrez compléter vos réponses par écrit en transmettant des éléments à la présidente et à la rapporteure de la commission d’enquête.

Mme Chloé Altwegg-Boussac. Nous avons déjà préparé deux dossiers et nous étaierons certaines de nos réponses par écrit d’ici au début du mois de février.

M. Jean Pineau. Nous restons à votre disposition pour toute nouvelle question que vous auriez.

  1.   Audition d’associations gestionnaires de maisons d’enfants à caractère social (MECS) en outre-mer (jeudi 16 janvier 2025)

La Commission procède à l’audition d’associations gestionnaires de maisons d’enfants à caractère social (MECS) en outre-mer :

 pour la Guadeloupe : Mme Malissa de la Cruz, directrice de la maison d’accueil, d’éducation et d’insertion (MAEI), association pour la promotion des actions d’insertion (APAI), Mme Katia Aloph, psychologue, Mme Monique Calmo, cheffe du service de placement à domicile, et M. Aristide Pommier, éducateur spécialisé ;

 pour la Martinique : Mme Mirella Mencé, cheffe de service de la MECS La Ruche, et M. Laurent Filin, adjoint de direction ;

 pour La Réunion : Mme Mery-Gladys Barret, directrice générale de l’association Fekler (groupe SOS), et M. Christophe Burel, directeur du pôle MECS.

Mme la présidente Laure Miller. Nous reprenons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance par une audition spécifiquement consacrée aux outre-mer, réunissant différentes associations gestionnaires de maisons d’enfants à caractère social (MECS).

Notre commission d’enquête avait à cœur d’aborder le sujet de la protection de l’enfance dans les outre-mer et, compte tenu de votre expérience de terrain, vous pourrez nous éclairer sur les spécificités des enjeux de vos territoires, notamment les motifs de placement et les structures d’accueil.

Un rapport de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (CNAPE) d’octobre 2021 souligne que les associations d’outre-mer doivent faire preuve d’inventivité et déployer des dispositifs innovants pour répondre aux problématiques spécifiques de ces territoires. Avez-vous quelques exemples à nous donner ?

Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande au préalable de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Mirella Mencé, M. Laurent Filin, Mme Mery-Gladys Barret, M. Christophe Burel, Mme Malissa de la Cruz, Mme Katia Aloph, Mme Monique Calmo et M. Aristide Pommier prêtent serment.)

Mme Malissa de la Cruz, directrice de la maison d’accueil d’éducation et d’insertion (MAEI), association pour la promotion des actions d’insertion (APAI). Notre association, fondée en 1997, est implantée au sud de Basse-Terre en Guadeloupe, et dispose d’une MECS comprenant deux modules, l’un à Baillif, l’autre à Vieux-Habitants. Nous bénéficions d’une habilitation pour vingt-cinq jeunes, en l’occurrence vingt-cinq garçons âgés de sept à dix-huit ans. Notre service de placement à domicile se situe sur la commune de Vieux-Fort, avec vingt-quatre mesures de placement qui concernent des garçons et des filles âgés de zéro à dix-huit ans.

L’association emploie trente-sept salariés sur le site, principalement des éducateurs, des assistantes sociales, des chefs de service et des psychologues qui travaillent sur le terrain afin d’accompagner au mieux les jeunes. Notre mission est exercée en partenariat avec le conseil départemental, qui nous confie les enfants et les adolescents.

M. Laurent Filin, adjoint de direction de l’association La Ruche. L’association La Ruche comprend trois établissements : un centre maternel, un foyer de jeunes travailleurs et une MECS. Notre association est très ancienne puisqu’elle existe depuis 1852 et intervient dans l’accompagnement des jeunes depuis les années 1970.

L’aide sociale à l’enfance (ASE) de la Martinique est notre partenaire privilégié et nous sommes en mesure d’accueillir soixante jeunes dans notre établissement. Nous disposons d’un agrément pour les jeunes de six à dix-huit ans, et jusqu’à vingt et un ans lorsqu’ils bénéficient d’un accompagnement dans le cadre d’un contrat jeune majeur, mais depuis quelques années nous nous consacrons exclusivement aux jeunes filles de quatorze à vingt et un ans. La plupart nous arrivent après des échecs dans des dispositifs de placements et présentent des comportements difficiles et très ancrés. Elles sont confrontées à divers problèmes sociétaux tels que la toxicomanie, l’errance, la fugue, la prostitution et les actes violents et sont souvent sujettes à des troubles du comportement. Pour répondre à ces défis, nous avons développé des services innovants, notamment une unité de prise en charge intensive et une cellule d’intervention spécialisée.

Mme Mery-Gladys Barret, directrice générale de l’association Fekler. L’association Fekler, anciennement connue sous le nom d’association d’aide et de protection de l’enfance et de la jeunesse (AAPEJ), existe à La Réunion depuis 1936. Depuis 2012, elle est membre du groupe SOS, créé en 1984, qui est un acteur majeur de l’économie sociale et solidaire à La Réunion. Le secteur jeunesse est le premier acteur associatif du groupe en métropole et en outre-mer, présent dans vingt-trois départements avec soixante-deux établissements et services d’aide sociale à l’enfance et de protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).

L’association Fekler est organisée en trois pôles d’activité : un pôle social pour les adultes en grande difficulté, un pôle d’activité pénale comprenant un centre éducatif fermé (CEF), un centre éducatif renforcé (CER), un service d’investigation, un service de réparation pénale, et enfin un pôle de maisons d’enfants à caractère social.

Au 31 décembre 2023, le département de La Réunion, qui compte plus de 885 000 habitants, accompagnait 2 613 enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance ; 75 % ont été placés en famille d’accueil, 15 % en établissement et 10 % ont été confiés à un tiers digne de confiance. Le nombre de placements a augmenté de près de 18 % entre 2018 et 2023. Sur l’île, l’association Fekler est l’un des cinq opérateurs associatifs intervenant dans le domaine de la protection de l’enfance, aux côtés de la fondation Père Favron, l’association Apprentis d’Auteuil Océan Indien, la Croix-Rouge et de l’AEJR-ARPEJE (Association pour l’éducation de la jeunesse réunionnaise-Association pour l’éducation et la jeunesse). Elle dispose de six établissements de type MECS, financés par le conseil départemental, pour une capacité totale de 415 places.

Les difficultés rencontrées en matière de protection de l’enfance à La Réunion sont liées au contexte socio-économique fragile du territoire : fort taux de chômage, problèmes de logement, pauvreté élevée, vie chère et insularité. La reconnaissance de ces enjeux de territoire implique de mener une action globale et de coordonner les réponses à apporter aux besoins des enfants confiés à l’ASE dans le département, mais aussi au besoin d’accompagnement des familles en situation de précarité.

De manière générale, nous aimerions attirer votre attention sur plusieurs difficultés auxquelles nous nous heurtons et sur les besoins que nous éprouvons. Ainsi, il convient de renforcer l’encadrement au regard de la complexité des situations des mineurs orientés en MECS et d’améliorer l’accompagnement en MECS de parcours d’enfants dits en situation complexe présentant des besoins multiples et à double vulnérabilité. La coordination des intervenants des domaines de l’ASE, du médico-social, de la justice ou de la santé présente un déficit qui ralentit nos orientations et les prises en charge spécifiques. Nous constatons également la saturation du dispositif de placement en MECS, un manque de solutions d’accueil alternatives, une limitation des accueils dans le secteur du sanitaire et du médico-social, une défaillance dans la sécurisation des parcours d’insertion des jeunes sortant de l’ASE et des difficultés d’accès aux droits communs. Enfin, le manque de données probantes en matière de protection de l’enfance fait obstacle aux politiques publiques nécessaires dans les territoires ultramarins.

M. Christophe Burel, directeur du pôle MECS de l’association Fekler. Le pôle MECS de l’association Fekler est composé de deux établissements et neuf services, et accueille 141 jeunes répartis dans six internats – pour 81 places – et trois accueils de jour – pour 60 places. En internat, les jeunes de onze à seize ans sont uniquement des garçons, la mixité étant introduite à partir de seize ans jusqu’à vingt et un ans. En accueil de jour, les jeunes sont âgés de douze à dix-huit ans. Notre habilitation nous permet de recevoir également des jeunes qui relèvent du code de la justice pénale des mineurs (CJPM). Nous disposons de 110 ETP pour accompagner l’ensemble de ces jeunes au quotidien.

Mme la présidente Laure Miller. Quels dispositifs spécifiques avez-vous mis en place pour répondre à vos problématiques territoriales, comme mentionné dans le rapport de la CNAPE ? Par ailleurs, comment qualifieriez-vous vos relations avec le service de l’aide sociale à l’enfance ? Sont-elles fluides ou rencontrez-vous des difficultés de communication, comme c’est parfois le cas dans d’autres départements en France métropolitaine ?

M. Christophe Burel. En matière d’innovations, nous avons revitalisé notre accueil de jour en proposant une ferme pédagogie adaptée, unique dans le département. Nous diversifions nos modes d’accueil et collaborons étroitement avec l’Éducation nationale pour offrir des plans aménagés aux jeunes. Notre approche combine l’enseignement traditionnel, la médiation animale et un accompagnement personnalisé, tout en prenant en compte les aspects de santé et de soins.

Pour les seize-dix-huit ans, nous avons modélisé un accueil progressif qui part d’unités collectives, passe par des appartements supervisés, c’est-à-dire à proximité d’une unité collective, et va jusqu’à un logement en diffus, avec moins de présence éducative afin de favoriser l’autonomie. L’objectif est d’accompagner la transition vers la majorité et l’insertion dans les dispositifs de droit commun. L’innovation réside dans cette logique de parcours et la complémentarité de notre offre.

Mme la présidente Laure Miller. Je m’arrête sur votre exemple de ferme pédagogique adaptée : les différents acteurs, notamment l’Éducation nationale, ont-ils facilité la mise en place de ce projet original ?

Mme Mery-Gladys Barret. La mise en place n’a pas été simple et a pris du temps. La ferme sert de support aux jeunes en décrochage scolaire orientés par l’aide sociale à l’enfance. Nous accueillons des jeunes dans le cadre administratif, mais aussi dans le cadre judiciaire, avec des modalités de prévention variées. Ainsi, des mesures de placement en unité de ferme pédagogique en accueil de jour sont susceptibles d’être associées à des mesures de placement sur d’autres unités, comme en famille d’accueil ou dans d’autres MECS.

Le fonctionnement de la ferme pédagogique s’appuie sur le concours du conseil départemental, avec lequel le partenariat s’avère fluide et qui a par exemple soutenu la réhabilitation de nos infrastructures, notamment l’acquisition de nouvelles maisons pour améliorer le droit à l’intimité des jeunes. De manière générale, le conseil départemental se montre à l’écoute des associations habilitées.

Le partenariat est également fructueux avec l’Éducation nationale puisque des enseignants sont régulièrement détachés pour travailler sur des thématiques spécifiques à la faveur d’une convention signée avec l’AAPEJ. Notre structure est reconnue comme une école, permettant aux jeunes de passer des examens comme le certificat de formation générale (CFG), ce qui est très valorisant pour eux.

La principale difficulté survient à l’approche des dix-huit ans, lorsque l’accueil de jour s’arrête. Nous manquons de moyens pour sécuriser le parcours des jeunes sortant de l’ASE à partir de leur majorité, surtout pour ceux qui arrivent tardivement dans notre dispositif.

M. Laurent Filin. Notre approche en matière d’innovation vise à développer des outils répondant aux besoins spécifiques des jeunes qui nous sont confiés. Ces jeunes arrivent souvent en fin de parcours et requièrent une reconstruction complète, tant au niveau familial que personnel. Nous travaillons en étroite collaboration avec l’Éducation nationale pour assurer un suivi et un accompagnement adapté dans les établissements scolaires.

Notre unité de prise en charge intensive propose des interventions d’un mois axées sur l’accompagnement vers le soin et l’insertion professionnelle. Nous disposons également d’une cellule d’intervention spécialisée capable d’intervenir rapidement auprès de tous les jeunes confiés par l’ASE, garçons et filles, dans l’ensemble du territoire. En cas de crise dans un établissement, par exemple, elle est à même de mettre en œuvre des actions pour lutter contre les comportements inadaptés, puis faciliter le retour du jeune et la reprise de son accompagnement.

Nous entretenons d’excellentes relations avec les services de l’ASE, qui se montrent sensibles à nos problématiques. De notre côté, nous nous efforçons de répondre à leurs besoins en collaborant sur des actions spécifiques pour les jeunes relevant de cas complexes. Nos partenariats s’étendent aux hôpitaux, notamment aux centres de soins pour adolescents, ainsi qu’aux thérapeutes et aux psychiatres.

Concernant la problématique de la prostitution, nous travaillons de concert avec de nombreuses associations, tant en prévention qu’en action, pour aider les jeunes filles à sortir des réseaux, à se reconstruire et à poursuivre leur formation. Cependant, nous rencontrons des difficultés au niveau de la sécurisation des parcours et de la transition vers le droit commun. Nous explorons des pistes telles que les foyers de jeunes travailleurs mais ces solutions restent limitées dans la mesure où il s’agit d’une double prise en charge pour laquelle nous ne sommes pas financés. De manière générale, la difficulté consiste essentiellement à assurer la poursuite des formations à la sortie de la MECS, et nous déplorons souvent des rechutes.

Cependant, et malgré l’absence d’un schéma territorial à jour, j’aimerais souligner que nous parvenons à travailler efficacement avec l’ensemble du tissu médico-social et judiciaire, dans une logique de co-construction.

Mme Malissa de la Cruz. Pour répondre aux difficultés d’adaptation scolaire de certains jeunes, et compte tenu du manque d’unités localisées pour l’insertion scolaire (classes ULIS) et de sections d’enseignement général et professionnel adapté (classes SEGPA), nous avons mis en place des solutions innovantes. Par exemple, nous proposons de l’équithérapie, une approche qui s’avère bénéfique pour les enfants en difficulté ou en colère. Nous combinons cette thérapie avec des cours personnalisés au sein de la MECS, en partenariat avec l’éducation nationale, afin de maintenir les jeunes dans le système scolaire. Ces solutions sont adaptées au cas par cas mais se heurtent au manque de soutien, notamment sur le plan budgétaire.

Concernant les jeunes en proie à des troubles psychologiques ou psychiatriques, nous sommes confrontés à un manque criant de pédopsychiatres. Les centres médico-psychologiques (CMP) sont engorgés en Guadeloupe, ce qui complique la prise en charge des jeunes. Nous estimons qu’au minimum 80 % des enfants que nous accueillons présentent des problèmes psychiatriques ou psychologiques. Le manque de ressources entraîne souvent une rupture dans leur parcours de soins qui vient se surajouter à un décrochage scolaire malgré la plateforme de scolarisation mutualisée (PSM).

Nous travaillons en étroite collaboration avec divers partenaires, malgré l’absence d’un schéma départemental actualisé. Cependant, nous faisons face à un manque de coordination et nous sommes confrontés à des difficultés liées à la surcharge des services de l’ASE, avec des référents qui, parfois en charge de plus de soixante-dix mesures, sont victimes de burn-out. Cela nous oblige souvent à pallier certaines lacunes.

Nous restons conscients des défis du secteur et nous nous efforçons de collaborer en bonne intelligence avec nos partenaires. Si nous travaillons avec pour seul horizon l’intérêt des jeunes, le manque de moyens au niveau départemental est criant. Il pénalise notre action et la qualité de notre accompagnement.

M. Laurent Filin. Les problématiques évoquées par Mme de la Cruz sont identiques à celles auxquelles nous sommes confrontés, à l’image de la surcharge subie par les services de l’ASE et la situation des CMP, qui croulent sous les demandes. Ainsi, nous sommes contraints de mettre en place des partenariats qui ne fonctionnent pas toujours de manière optimale.

Nous rencontrons à la MECS une difficulté particulière : les jeunes filles que nous accueillons ont vécu dans plusieurs familles d’accueil successives et leurs problèmes, n’ayant pas été traités, se sont accumulés, ce qui entraîne des situations explosives dans nos établissements, auxquelles nos équipes, très investies dans leur mission, doivent faire face. Nous sommes en outre soumis à des évaluations rigoureuses basées sur de nombreux critères, alors que l’ASE n’est pas soumise aux mêmes contraintes. Cet écart peut créer une rupture dans l’accompagnement et générer une augmentation des ruptures de parcours chez les jeunes, qui attendent des réponses à leur situation depuis plusieurs années.

Mme Mery-Gladys Barret. L’offre de soins est déficitaire à La Réunion, moins au niveau des CMP que des centres médico-psychologiques pour enfants et adolescents (CMPEA). Les délais de prises en charge spécialisées, par exemple pour les bilans orthophoniques, sont également excessifs. La coordination avec le secteur des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) est ralentie par les exigences administratives – présentation des bilans, signature de l’autorité parentale –, dont la temporalité ne correspond pas aux besoins d’un enfant placé en MECS. Aussi devons-nous faire preuve d’ingéniosité pour réduire ces délais.

Il existe toutefois au sein du territoire une équipe de liaison et d’intervention auprès d’adolescents en souffrance (ELIAS), mise en place par l’établissement public de santé mentale de La Réunion (EPSMR) en collaboration avec le conseil départemental et la protection judiciaire de la jeunesse. Cette équipe, composée de pédopsychiatres, d’infirmiers en psychiatrie et d’éducateurs, intervient dans les MECS et les familles d’accueil. Bien que ce dispositif ne réponde pas à tous les besoins, il fonctionne et agit en lien avec l’Éducation nationale.

Mme la présidente Laure Miller. Vous avez mentionné, madame Barret, des chiffres relatifs à la répartition entre les enfants pris en charge par des assistants familiaux et ceux placés en foyer ou en MECS. Comment expliquez-vous cette prépondérance des assistants familiaux ? Pensez-vous qu’il s’agit d’une meilleure solution que le placement en foyer ? Ces statistiques sont-elles similaires dans les autres territoires ?

Mme Mery-Gladys Barret. À La Réunion, cette pratique est établie depuis longtemps. La majorité des enfants de moins de dix ans confiés à l’ASE sont placés en famille d’accueil, sauf en cas de troubles trop importants. Les places en MECS sont saturées, ce qui limite les orientations, et la durée moyenne de placement sans possibilité de retour dans le domicile familial est passée à près d’une année. Face à cette situation, nous avons diversifié les modalités d’accueil, notamment avec les appartements éducatifs en lien avec le conseil départemental. Le dispositif réunionnais a besoin de toutes ces options : accueil collectif, appartements éducatifs et familles d’accueil. Si la proportion d’adolescents augmente, il faudra peut-être renforcer leur prise en charge en famille d’accueil car nous constatons des ruptures de parcours à l’approche de l’adolescence, ce qui rend l’accompagnement plus complexe.

Mme Malissa de la Cruz. Une étude récente menée par des élèves fonctionnaires a mis en lumière l’aspect culturel de cette prépondérance des assistants familiaux en outre-mer, particulièrement en Guadeloupe. Traditionnellement, les familles guadeloupéennes ont toujours pris le relais lorsqu’un parent se montrait défaillant. Cette pratique s’est maintenue parce qu’il se trouvait souvent un tiers de confiance volontaire et disponible pour aider le jeune. Mais cette tendance commence à s’inverser. En effet, les familles sont aujourd’hui moins nombreuses. Avoir sept ou huit enfants, voire douze ou quinze dans certains cas, était encore courant voici deux générations. Désormais, le nombre d’enfants par famille tourne plutôt autour de trois. En outre, l’exode des cerveaux a réduit le nombre de personnes capables d’aider au sein de la famille. Pour ces différentes raisons, le relais familial devient moins courant. Néanmoins, la prise en charge des enfants en difficulté reste ancrée dans la culture antillaise, ce qui explique la proportion plus élevée d’assistants familiaux.

Au niveau de la MECS, nous constatons que les relais familiaux des jeunes que nous accueillons sont souvent inexistants ou presque. Il nous revient par conséquent de les créer. Pour cela, nous faisons appel à des familles relais qui acceptent d’accueillir ces jeunes le week‑end et pendant les vacances. L’objectif est d’offrir aux jeunes un espace familial dont ils ont peu, voire jamais bénéficié. En dépit des efforts fournis à la MECS, nous ne pouvons effectivement pas reproduire un véritable esprit familial. Cette approche répond donc à un besoin culturel et social fondamental.

M. Laurent Filin. Je pense qu’il est préférable qu’un jeune soit accompagné dans une famille d’accueil plutôt que dans un établissement. L’environnement familial offre un espace plus intime, plus propice à la construction de perspectives d’avenir. Cependant, nous constatons que les jeunes ayant connu plusieurs familles d’accueil développent souvent des troubles comportementaux dès leur enfance, peut-être par manque de moyens ou de suivi adéquat. Il faut également considérer la stigmatisation liée aux placements en établissement. Les interactions entre jeunes et l’image négative des institutions constituent des défis à surmonter. Il est par conséquent crucial de modifier cette perception et de valoriser le travail des professionnels dans ces structures.

Personnellement, je ne suis pas favorable aux placements de longue durée en établissement. Une MECS devrait être un espace de transition, permettant aux jeunes de rebondir vers d’autres solutions. Malheureusement, pour un jeune qui arrive dans une MECS à seize ans avec un historique de placements multiples et sans ressources familiales, le risque d’un placement prolongé est élevé. Il serait donc pertinent d’identifier les besoins et les objectifs du placement plus précoce afin d’optimiser les interventions. Le placement en famille d’accueil reste, à mon avis, la meilleure option quand elle est possible et, idéalement, j’aimerais que les MECS n’aient pas à exister. Mais la réalité l’impose.

Mme la présidente Laure Miller. Concernant le lien entre les placements et la grande pauvreté ou la précarité des familles, estimez-vous que les actions de prévention en matière de pauvreté soient suffisantes pour éviter ou raccourcir certains placements ?

Par ailleurs, j’aimerais vous entendre sur l’attractivité des métiers de l’aide sociale à l’enfance. Les formations sont-elles, selon vous, adaptées sur vos territoires ? Rencontrezvous des difficultés de recrutement dans vos organisations ?

M. Laurent Filin. Il m’est difficile de répondre à la question sur la pauvreté car je ne maîtrise pas cet aspect. Bien sûr, nous faisons le lien entre la situation des jeunes que nous accueillons et le cadre dans lequel ils ont évolué, mais nous ne disposons pas des données permettant de construire un propos général sur ce sujet.

Concernant la formation des professionnels, nous déplorons un manque de formations spécifiques adaptées aux profils des publics que nous accompagnons, notamment en matière de psychoéducation. Nous sommes par conséquent souvent contraints d’envoyer des professionnels en métropole ou en Guadeloupe pour se former, ce qui représente un coût important pour nos structures : le voyage coûte en moyenne 2 000 euros par personne. Le réseau de formation local reste très étroit, et nous devons souvent nous en remettre à une forme de bricolage.

De plus, avec l’introduction de Parcoursup pour le recrutement des éducateurs, nous sommes confrontés à de jeunes professionnels qui manquent parfois de recul pour encadrer efficacement les jeunes. Cela limite davantage nos moyens d’accompagnement et de formation de ces nouveaux professionnels.

Mme Katia Aloph, psychologue. Je pense qu’il convient d’aborder la question de la pauvreté dans un contexte plus large et embrasser la problématique du soutien à la parentalité. Mon expérience dans différents secteurs m’a montré que les raisons pour lesquelles de nombreuses familles sont démunies ne sont pas uniquement financières. Il s’agit d’une problématique sociétale plus profonde : beaucoup de parents se trouvent en difficulté dans l’éducation de leurs enfants.

Je pense qu’il serait bénéfique de développer davantage de dispositifs de soutien à la parentalité, et ce de manière plus précoce. L’objectif serait d’accompagner les parents sur des questions éducatives qui les dépassent parfois. La prévention devrait se concentrer sur cet aspect plutôt que sur la seule question de la pauvreté matérielle.

M. Aristide Pommier, éducateur spécialisé. La plupart des familles que nous accompagnons et dont les enfants sont pris en charge dans nos établissements vivent de prestations sociales, très peu de parents étant salariés. Concernant la formation, nous rencontrons des difficultés tant au niveau de la formation initiale qu’à celui de la formation continue. Il y a deux ans, l’unique centre de formation d’éducateurs spécialisés de Guadeloupe a déposé le bilan et les étudiants en cours de formation ont dû être réorientés vers d’autres structures. En termes de formation continue, il n’existe pas, en Guadeloupe, de structure dédiée aux métiers du social et du médico-social. Par conséquent, les professionnels sont contraints de se former en métropole, ce qui engendre des coûts importants.

Les besoins sont pourtant bien réels puisque nous accueillons de plus en plus d’enfants confrontés à des problématiques complexes et qui ne recouvrent pas un « profil MECS ». Certains font l’objet d’une notification de la MDPH et devraient être orientés en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP), mais, faute de places, ils sont orientés en MECS où les éducateurs peinent à les prendre en charge, précisément en raison du manque de formation continue.

Mme Mery-Gladys Barret. À La Réunion, le contexte socio-économique est particulier puisque 42 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. En 2021, l’Insee indiquait que plus de 110 000 enfants vivaient dans des familles en situation de précarité, ce qui impacte directement les dispositifs de protection de l’enfance. Pour éviter les placements, le conseil départemental propose des secours d’urgence. Il existe également des dispositifs d’accompagnement social et d’évaluation des besoins, ainsi qu’une plateforme d’urgence sociale et d’hébergement, mais ces différentes structures sont saturées. L’urgence sociale et l’habitat social sont des problématiques renforcées par l’insularité. À cet égard, il est crucial que toutes les politiques publiques prennent en compte cette notion de pauvreté intrinsèquement liée à la protection de l’enfance.

M. Christophe Burel. Concernant l’attractivité à La Réunion, nous commençons à ressentir un manque de diplômés. Notre territoire dispose encore de deux centres de formation pour travailleurs sociaux : l’institut régional du travail social (IRTS) et l’école des métiers d’accompagnement de la personne (EMAP). Toutefois, nous rencontrons des difficultés de recrutement, notamment pour les éducateurs spécialisés dans les MECS. Les causes du manque d’attractivité de ces métiers sont multiples, mais les plus saillantes sont relatives à la faiblesse des salaires, à la charge émotionnelle induite et à l’appréhension de la gestion de la violence et d’un contexte quotidien difficile. En outre, la fidélisation se révèle difficile. De nombreux éducateurs restent en poste un à deux ans avant de partir, ce qui nous oblige constamment à renouveler nos effectifs.

Certains professionnels spécialisés nous font défaut du fait d’un manque de formations au sein du territoire. Ainsi, nous connaissons un déficit de psychologues. En effet, si les étudiants en psychologie peuvent mener leur cursus jusqu’en licence, ils sont ensuite tenus de se rendre en métropole pour accomplir leur master, ce qui engendre des problématiques évidentes de coûts. Aussi le recrutement de psychologues ou d’autres métiers tels que les orthophonistes peut prendre plusieurs mois.

Mme Mery-Gladys Barret. L’IRTS propose des formations allant du niveau surveillant de nuit qualifié, maître de maison en secteur social et médico-social, technicien de l’intervention sociale et familiale (TISF), jusqu’au niveau 7, c’est-à-dire le certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (CAFDES). Cette offre est complétée par des formations universitaires, notamment des diplômes universitaires dans le domaine de l’adolescence difficile. Ces nouvelles tendances sont intéressantes mais il importe de les développer et les spécialiser davantage dans le secteur de la protection de l’enfance, et cela dans l’ensemble des territoires d’outre-mer, car le diplôme d’éducateur ne suffit plus pour fidéliser les professionnels.

M. Laurent Filin. L’attractivité des MECS est faible en raison des contraintes liées aux métiers. La charge émotionnelle se révèle très intense et, dans le contexte de vie chère que connaissent les territoires ultramarins, l’investissement au travail ne se traduit pas dans la qualité de vie. En outre, les conditions de travail en MECS sont particulièrement précaires, en raison des horaires étendus, des violences fréquentes et d’un fort impact sur la vie familiale. Cette faible attractivité entraîne un turnover important, avec des professionnels qui partent après deux ou trois ans. Nous essayons de les retenir, mais nous sommes limités par rapport aux conditions de travail que d’autres établissements sont en mesure d’offrir. Enfin, comme l’ont souligné mes collègues, nous éprouvons les plus grandes peines à recruter des psychologues, des orthophonistes ou encore des infirmiers. Cette instabilité des équipes empêche l’établissement de s’inscrire dans une évolution pérenne.

Mme Mery-Gladys Barret. L’attractivité de nos établissements ne sera pas améliorée sans une revalorisation des salaires. De même que nos difficultés ne sauraient être circonscrites à l’aspect financier, le développement de l’offre de formations spécifiques aux métiers de la protection de l’enfance, pourtant indispensable, ne suffira pas. Nous constatons en effet une évolution des mentalités. Les plus jeunes de nos collègues refusent de plus en plus souvent les CDI, préférant les remplacements. Cette tendance s’ajoute aux facteurs d’accroissement du turnover. Dans notre association, nous jouissons d’une certaine stabilité des équipes, mais, comme d’autres opérateurs, nous allons devoir anticiper les départs à la retraite et l’arrivée de la nouvelle génération de professionnels. Il s’agit d’un virage important à négocier pour les associations du territoire réunionnais, y compris les plus anciennes.

M. Laurent Filin. Nous avons connu une situation similaire. Une grande partie de nos salariés sont partis à la retraite. La transition s’est révélée compliquée.

Mme Malissa de la Cruz. J’aimerais aborder le thème de l’usure des professionnels. Certains de nos salariés sont en poste depuis vingt ans et, au cours de cette période, les problématiques ont considérablement évolué. Le manque de formation et la fatigue laissent les professionnels démunis face aux défis actuels. Dans notre petit territoire, de nombreuses structures n’existent pas, si bien que des enfants sont placés en MECS alors que leur situation ne relève pas de ce type d’établissement. Les travailleurs des MECS sont pourtant appelés à les prendre en charge.

Au-delà des questions de revalorisation des salaires, il convient de réfléchir à l’accompagnement des professionnels vers la reconversion ou vers d’autres structures. Je fais allusion à des personnes qui ont passé de nombreuses années dans les MECS et qui, compte tenu du recul de l’âge du départ à la retraite, voient se dresser encore plusieurs années de travail devant eux. Il est en effet difficile d’imaginer que des professionnels de soixante ans disposent encore de l’énergie nécessaire pour s’occuper de jeunes de quatorze ou quinze ans, surtout à l’ère du numérique où le fossé entre les générations est profond.

En tant que directrice d’établissement, je m’efforce d’accompagner ces professionnels, mais je me sens démunie tant les choix de reconversion sont limités. Je constate les limites de chacun, et je sais qu’il est impossible de laisser des gens en souffrance professionnelle quotidienne car ils doivent prendre en charge des situations extrêmement douloureuses. Les enfants et les adolescents que nous recueillons sont en effet pris dans des problématiques de délinquance juvénile – addictions, trafic de stupéfiants, gangs –, au-delà des problématiques de maladies mentales.

À propos de maladie mentale, j’aimerais soulever le problème majeur que constitue l’absence de diagnostic pour les jeunes en difficulté. Sans diagnostic, nous sommes dans l’errance et nous ne pouvons pas proposer de traitement adapté. Or seuls les psychiatres ont le droit de poser un diagnostic, et non les psychologues. En outre, les structures d’accueil dédiées aux problématiques de maladie mentale font défaut en Guadeloupe. La seule structure existante, limitée à douze enfants, est saturée. Il s’agit d’un problème très préoccupant, parce que dans certains cas on va découvrir soudainement, lorsqu’il aura atteint l’âge de dix-huit ans, qu’un adolescent souffre d’une pathologie mentale grave. Or cette pathologie ne survient pas du jour au lendemain, ce qui signifie qu’il en aura souffert pendant plusieurs années sans avoir été diagnostiqué. Selon moi, cette situation s’apparente à de la maltraitance. Avec plus de moyens, plus de structures et une meilleure coordination, nous aurions pu aider de nombreux jeunes en amont.

Mme la présidente Laure Miller. Quelle serait, selon vous, la mesure phare qui pourrait réellement améliorer la politique d’aide sociale à l’enfance dans notre pays, tous territoires confondus ? S’il y avait une urgence à traiter en priorité, quelle serait-elle ? Je sais que certains évoquent l’idée d’une recentralisation, d’autres un manque de coordination entre les acteurs du secteur, d’autres encore la question des moyens budgétaires.

Mme Malissa de la Cruz. Je considère que le manque de coordination dans la protection de l’enfance nous pénalise. Bien que j’estime que la gestion de ces problématiques par le département ne pose pas de difficulté en soi, une supervision étatique pourrait être bénéfique. Les disparités entre les établissements gérés par le département et ceux gérés par l’État, notamment via l’agence régionale de santé (ARS), sont évidentes. L’ARS commence à s’impliquer davantage, elle nous alloue des fonds et des aides ponctuelles. Celles-ci sont utiles mais elles demeurent circonscrites à des sujets particuliers et identifiés par l’État.

Si nous nous sentons souvent isolés dans notre travail – que ce soit au niveau de l’ASE, du département ou des établissements –, nous réclamons surtout une équité de traitement entre les territoires. En Guadeloupe, nous n’avons qu’un seul établissement pour la protection judiciaire de la jeunesse, contrairement à La Réunion qui dispose de plusieurs structures, dont un centre éducatif fermé et un centre éducatif renforcé.

Étant donné que les moyens font défaut, il importe d’envisager une meilleure coordination entre les territoires. Or, aujourd’hui, non seulement la coordination dépend souvent de l’initiative personnelle des directeurs, mais se heurte aussi à des obstacles financiers. En outre, les différences administratives entre les territoires compliquent encore la situation puisque la Martinique est une collectivité territoriale unique (CTU), contrairement à la Guadeloupe qui est un département et une région d’outre-mer. Ces limitations freinent le parcours des jeunes, alors qu’un placement dans un autre territoire, que ce soit en Guyane ou en métropole, peut s’avérer bénéfique.

L’ARS raisonne en termes de parcours mais, compte tenu de nos moyens et de nos difficultés, il n’est pas possible de nous offrir ce luxe. Souvent, les jeunes arrivent en fin de parcours, après de multiples expériences malheureuses et déjà désabusés par le système. Leur prise en charge tardive, parfois à quelques mois de la majorité, pose des défis parfois insurmontables.

Enfin, au-delà de la question de la protection de l’enfance, je considère qu’il est indispensable de renforcer le soutien à la parentalité. Du point de vue de l’éducation, la pauvreté économique est selon moi un faux problème. En Guadeloupe, il n’y a pas si longtemps, les parents élevaient huit ou dix enfants dans une pauvreté extrême, dans des bidonvilles, et ils trouvaient les ressources nécessaires à leur éducation. La véritable pauvreté aujourd’hui réside dans le défaut de compétences parentales, notamment parce que les manques se répètent de génération en génération. Les enfants que nous recevons sont souvent des enfants de parents ayant eux-mêmes connu l’ASE. Pour cette raison, il me semble tout aussi indispensable d’aider les enfants que leurs parents. Cela passe, par exemple, par des obligations de soins pour les parents que les juges devraient prononcer de manière plus systématique et faire respecter.

Les parents ne parviendront pas à éduquer leurs enfants s’ils n’ont pas appris à le faire. J’en veux pour preuve que les ateliers pour les parents tels que ceux que nous organisons dans le cadre du placement à domicile produisent des résultats très prometteurs. L’objet n’est pas de mettre les parents en accusation, mais au contraire de les valoriser et de favoriser l’entraide, notamment entre les mères. Malheureusement, les moyens qui peuvent être mobilisés pour ces initiatives sont limités, en particulier dans les MECS. Le soutien à la parentalité dans les MECS est notre salut puisque cela évitera de rendre les parents démissionnaires à l’égard de leurs enfants. Dans un rapport de cause à effet, les enfants vont mal parce que leurs parents vont mal, d’où l’intérêt de concentrer nos efforts sur cet aspect.

Mme Mery-Gladys Barret. La mesure phare, selon moi, se rapporterait à l’engagement de tous les acteurs : État, collectivités territoriales, associations habilitées. Nous devons adopter une logique d’investissement à long terme, en projetant la protection de l’enfance sur un, deux, voire cinq ans. Il convient également de repenser notre approche, notamment dans les maisons d’enfants à caractère social, où nous accueillons des enfants aux besoins multiples. Une coordination efficace entre l’ASE, l’ARS, la justice et l’accès aux soins est déterminante. Si nous parvenions à travailler de manière logique et fluide, l’accompagnement d’un enfant en protection de l’enfance pourrait être considérablement raccourci. Cela implique également de renforcer le soutien à la parentalité, comme l’a souligné Mme de la Cruz. Nous avons besoin d’un engagement pluriannuel, et non pas une logique de réponses immédiates à des situations de crise.

M. Laurent Filin. Il est essentiel d’adapter les politiques publiques aux spécificités des territoires afin de favoriser un maillage serré et une coordination efficace entre tous les intervenants. Procéder ainsi permettrait de limiter, voire de supprimer les ruptures dans le parcours des jeunes et de préserver l’intérêt suprême des personnes concernées. Des moyens financiers sont nécessaires, bien entendu, mais il importe également d’innover et de repenser certaines pratiques existantes. Nous devons créer de nouvelles activités pour intégrer les nouveaux professionnels, ce qui implique de moderniser nos approches, de supprimer ce qui ne fonctionne pas et d’envisager de nouvelles solutions. Par exemple, il faudrait pouvoir orienter plus facilement les jeunes dans différentes structures, comme une MECS et un hôpital, en fonction de leurs besoins. Le défi réside dans la coordination de ces transitions et, à cet égard, il apparaît indispensable de mettre à jour l’ensemble du système.

  1.   Audition de Mme Nadia Negrit, conseillère départementale de la Guadeloupe, présidente de la commission Enfance, famille, jeunesse, Mme Katia Vespasien, directrice générale adjointe des solidarités, Mme Lucie Tetahiotupa, directrice de l’enfance, de la famille et de la jeunesse, et M. Jean-Pierre Laguerre, directeur adjoint du cabinet du président (jeudi 16 janvier 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Notre ordre du jour appelle l’audition de Mme Nadia Negrit, conseillère départementale de la Guadeloupe, présidente de la commission enfance, famille, jeunesse, de Mme Katia Vespasien, directrice générale adjointe des solidarités, de Mme Lucie Tetahiotupa, directrice de l’enfance, de la famille et de la jeunesse, et de M. Jean-Pierre Laguerre, directeur adjoint du cabinet du président.

Dans le cadre de nos travaux, il nous paraissait essentiel d’entendre les territoires ultramarins. Nous le savons, la protection de l’enfance est un secteur qui connaît de grandes difficultés et celles-ci paraissent encore plus fortement marquées dans les outre-mer. Un rapport de la Défenseure des droits de 2023 sur les services publics aux Antilles alerte sur des dysfonctionnements importants en Guadeloupe, pointant notamment l’absence pendant plusieurs années d’un directeur départemental de l’enfance ainsi que l’absence d’un schéma départemental de la protection de l’enfance actualisé. Comment expliquez-vous cette situation ? Pourriez-vous faire état des réponses apportées à la suite de ce rapport ?

Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande au préalable de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Nadia Negrit, Mme Katia Vespasien, Mme Lucie Tetahiotupa et M. Jean-Pierre Laguerre prêtent serment.)

Mme Nadia Negrit, conseillère départementale de la Guadeloupe, présidente de la commission Enfance, famille, jeunesse. Permettez-moi de commencer par présenter les défis et les engagements du conseil départemental de la Guadeloupe en matière de protection de l’enfance, de soutien à la parentalité et de lutte contre la délinquance juvénile. La Guadeloupe est marquée par des spécificités socio-territoriales importantes. Son caractère archipélagique, avec ses îles principales et ses dépendances, crée des contraintes géographiques majeures qui entravent l’accessibilité territoriale et l’accès équitable aux droits pour nos concitoyens, en particulier les enfants les plus vulnérables. L’insularité, associée à des coûts logistiques élevés et à des contraintes structurelles, limite l’accès aux soins, à l’éducation et aux dispositifs sociaux.

Cette situation contraint le département à un engagement important en termes de logistique et de ressources humaines pour compenser ces difficultés et assurer l’équité. Cela se traduit par des coûts de fonctionnement dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) deux à quatre fois supérieurs à ceux de l’hexagone, avec un prix moyen de 178 euros par jour. De plus, l’état du marché de l’emploi local entraîne des difficultés de recrutement pour des métiers essentiels, notamment dans le secteur médicosocial.

La situation socio-démographique est amplifiée par des vulnérabilités importantes. La Guadeloupe compte environ 370 000 habitants, avec un taux de chômage dépassant 18 % et touchant particulièrement les jeunes, dont près de 40 % sont sans emploi. Près de 20 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, et environ 52 % des mineurs vivent dans des familles monoparentales. Ces indicateurs socio-démographiques, parmi les plus alarmants au niveau national, se traduisent par des vulnérabilités accrues pour les enfants et les familles.

En 2023, la cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) a enregistré 1 416 signalements, dont 1 396 ont fait l’objet d’évaluations. Ces chiffres sont en constante augmentation depuis 2020, où l’on comptait 1 019 signalements, reflétant à la fois une meilleure sensibilisation des acteurs locaux et une aggravation des situations de vulnérabilité. Parmi les signalements reçus en 2023, 303 ont été transmis au parquet, soit une progression significative par rapport aux années précédentes.

Le plan de mandature du conseil départemental, sous la présidence actuelle, est constitué de trois axes, dix-huit priorités et cent vingt mesures. Ce plan définit un projet de territoire renouvelé où la collectivité se positionne comme chef de file de la solidarité, avec des ambitions fortes dans les domaines suivants : la protection de l’enfance, la famille et la jeunesse, l’accompagnement des personnes âgées et des personnes en situation de handicap, l’insertion, l’habitat et le logement, le développement durable dans les domaines de l’eau, de la culture, du patrimoine et des économies verte et bleue. Deux leviers stratégiques sous-tendent cette action publique : une gouvernance moderne et efficiente et une administration territoriale impliquée dans la coopération avec la collectivité régionale.

Parmi les enjeux pluriannuels rattachés à la politique de l’enfance, le conseil départemental a fixé plusieurs objectifs stratégiques pour accompagner les enfants : prévenir les difficultés des parents dans l’exercice de leur responsabilité éducative, accompagner les familles et prévenir les placements, assurer une meilleure prise en charge des mineurs et la rendre plus innovante sur les sujets liés aux situations de handicap ou à la santé mentale, et enfin renforcer la prévention.

Pour l’année 2025, nos objectifs incluent le recrutement d’une quarantaine d’assistants familiaux supplémentaires, le développement de deux unités de vie pour jeunes en situation de handicap – de douze places chacune en Basse-Terre et Grande-Terre –, une prise en charge à 100 % des mineurs confiés, la mise en place d’un projet personnalisé pour chaque enfant confié, le développement d’une politique d’accompagnement pour les jeunes dits « incasables » incluant des projets d’insertion professionnelle, le recrutement d’ambassadeurs de la jeunesse dans chaque commune afin de garantir une meilleure lisibilité des dispositifs départementaux, ainsi que le renforcement de la prévention dans les territoires, en particulier les actions approfondies relatives aux grossesses précoces.

L’année 2025 sera également marquée par plusieurs initiatives stratégiques, notamment la poursuite de la mise en œuvre du contrat départemental de protection de l’enfance, signé avec l’État au titre de la stratégie nationale 2023-2027, qui mettra l’accent sur la formation professionnelle et la petite enfance. Par ailleurs, seront poursuivies l’élaboration et la mise en place du schéma départemental de l’enfance, de la famille et de la jeunesse 2024-2028 en partenariat avec l’observatoire départemental de la protection de l’enfance (ODPE), et la structuration du réseau de lutte contre les violences intrafamiliales autour des thématiques de la prévention, du repérage et de la prise en charge des victimes. Enfin, le plan de cohésion territoriale sur la prévention de la délinquance et l’accompagnement de la jeunesse, qui aborde la prévention, l’éducation, la formation professionnelle et l’engagement politique, sera mis en place.

M. Jean-Pierre Laguerre, directeur adjoint du cabinet du président du conseil départemental de la Guadeloupe. J’aimerais insister sur l’importance du rôle des ambassadeurs de la jeunesse dans notre territoire. La taille de ce dernier est réduite, mais il se heurte à des problématiques de grande incidence. Nous avons actuellement une dizaine d’ambassadeurs répartis par groupes de deux dans chaque antenne du dispositif local d’insertion.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La constitution de notre commission d’enquête transpartisane, votée à l’unanimité en avril 2024, est d’une importance cruciale. J’ai souhaité qu’elle soit intitulée « manquements des politiques publiques » pour nous concentrer sur l’amélioration de la vie des enfants plutôt que sur la recherche de responsables des défaillances, comme certains l’auraient souhaité. De ce point de vue, il reste beaucoup à faire, tant en métropole qu’en outre-mer. Je connais moins bien les réalités de vos territoires mais, pour avoir travaillé avec l’Unicef et consulté le rapport sur La Réunion rédigé au sein de la délégation aux droits de l’enfant, je dispose d’un aperçu. En outre, la Défenseure des droits a publié un rapport alarmant relatif à la situation en Guadeloupe, qui m’encourage à approfondir les constats dressés mais aussi les améliorations concrètes en cours.

Je souhaite aborder plus spécifiquement la situation en Guadeloupe au prisme de la petite enfance. Par exemple, existe-t-il actuellement des pouponnières et, dans le cas contraire, comment sont pris en charge les bébés et combien d’enfants de zéro à trois ans se trouvent en protection de l’enfance ? Un repérage précis est nécessaire pour les enfants entre zéro et dix ans. J’aimerais en savoir plus également sur le nombre de places disponibles et sur la manière dont vous vous structurez autour des besoins fondamentaux des enfants.

L’objectif de notre commission d’enquête est de vous être utile en matière de protection de l’enfance. Je suis moi-même engagée sur cette question depuis très longtemps, avant même d’être députée, puisque j’ai été membre du Conseil national de la protection de l’enfance et que j’ai participé à l’écriture de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfance, portée par Laurence Rossignol. Il nous revient donc de comprendre vos problématiques spécifiques afin de proposer des solutions concrètes dans notre rapport. J’ajoute que je prévois de visiter la Martinique et la Guadeloupe prochainement pour rencontrer les acteurs sur le terrain.

Vos réponses au questionnaire écrit que nous vous avons envoyé serviront à l’élaboration du rapport. Aujourd’hui, nous sommes dans le cadre d’un échange. Je souhaite particulièrement obtenir des informations sur les tout-petits, sur vos interactions avec la justice et sur les pistes d’amélioration.

Mme Lucie Tetahiotupa. Concernant votre première question, nous vous transmettrons les données détaillées sur le recensement des mineurs et jeunes majeurs impliqués dans un parcours de protection de l’enfance, avec une répartition par type de mesure et par unité administrative.

Concernant les enfants en bas âge, je reprends les chiffres relatifs aux placements institutionnels au 31 décembre 2023 que nous avons transmis à la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) : vingt-cinq enfants de moins d’un an, trente-trois enfants d’un an, quarante-sept enfants de deux ans, trente-quatre enfants de trois ans, soixante et un enfants de quatre ans, cinquante et un enfants de cinq ans et quarante-six enfants de six ans. Ces enfants sont accueillis à la pouponnière de la maison départementale de l’enfance. Nous vous enverrons un bilan plus complet de ces mesures incluant les placements institutionnels et les placements en famille d’accueil.

Mme Nadia Negrit. La maison départementale de l’enfance comprend plusieurs services. La pouponnière accueille les zéro-trois ans. Elle compte trente et une places, dont vingt-sept sont occupées actuellement. L’unité de petite enfance pour trois à six ans dispose de douze places, dix étant occupées. Nous avons également deux cités, l’une pour les sept-quatorze ans, l’autre pour les neuf-quinze ans. Chacune dispose de douze places, et actuellement onze places sont occupées dans chaque cité. Les pavillons pour adolescents de quinze-dix-sept ans disposent de six places, cinq étant occupées. Enfin, l’unité mère-enfant compte six places, toutes occupées. Vous recevrez les plans détaillés de la structure.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Où sont accueillis les autres enfants de zéro à trois ans ?

Mme Lucie Tetahiotupa. Les autres enfants sont placés chez des assistants familiaux agréés.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Combien d’enfants une assistante familiale peut-elle accueillir ?

Mme Lucie Tetahiotupa. Le nombre varie d’une à trois places au maximum, selon l’évaluation du domicile et des capacités de l’assistante familiale. Une quatrième place peut être accordée pour un accueil d’urgence, à la faveur d’une dérogation.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous parlons bien d’enfants sous mesure de placement ?

Mme Lucie Tetahiotupa. Oui.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Au niveau national, nous constatons un vieillissement des effectifs d’assistants familiaux, qui se traduit par des départs à la retraite et des difficultés de recrutement. Observez-vous la même tendance dans votre département ? Je pose cette question parce que nous savons que l’accueil familial est préférable au placement collectif pour les enfants.

Mme Lucie Tetahiotupa. Il est important de préciser qu’il s’agit d’assistants familiaux et non d’assistants maternels. Ces statuts diffèrent. Il est vrai que la moyenne d’âge des assistants familiaux est élevée, entre cinquante et soixante ans. Beaucoup choisissent cette profession quand leurs propres enfants quittent le foyer et partent faire leurs études. Pour les services de protection de l’enfance, le parcours des enfants des assistants familiaux constitue un élément rassurant quant à la qualité de la prise en charge. Cependant, nous cherchons aussi à recruter des assistants plus jeunes, parfois davantage susceptibles de disposer de l’énergie requise pour suivre le rythme des enfants. Nous n’éprouvons pas de difficultés majeures de recrutement grâce à une politique d’attractivité mise en place par le conseil départemental. Nous recevons de nombreuses candidatures.

Mme Nadia Negrit. En 2025, nous allons recruter une quarantaine d’assistants familiaux aux profils spécifiques afin de répondre aux besoins particuliers des enfants que nous accueillons, notamment ceux qui présentent des troubles du comportement ou des difficultés psychologiques. À cet égard, nous nous efforçons d’élargir le champ de compétences des assistants familiaux afin qu’ils puissent suivre, évaluer et aider les enfants à progresser dans les meilleures conditions. L’objectif consiste à assurer un accueil adapté tout en évitant de surcharger les assistants familiaux.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les placements sont-ils majoritairement motivés par des décisions de justice ou bien par des décisions administratives ?

Mme Lucie Tetahiotupa. Nous avons majoritairement des décisions judiciaires. Nous recensons 1 026 mineurs sous mesure d’assistance éducative judiciaire contre seulement 250 mineurs en accueils provisoires administratifs.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quelles sont les caractéristiques des familles concernées par ces décisions judiciaires ? Un des problèmes majeurs que nous avons identifiés est le manque de données, sinon de chiffres bruts, et d’analyses permettant de comprendre la situation sociale des familles, les raisons des placements, leur durée, les mesures mises en place et les parcours des enfants. Cette absence de base de données complète empêche l’élaboration et l’évaluation efficaces des politiques publiques.

En tant que direction de la protection de l’enfance, avez-vous la capacité d’analyser les types de familles concernées et les problématiques spécifiques menant aux ordonnances de placement, y compris pour les bébés ? Quels sont selon vous les principaux facteurs conduisant à une mesure de protection de l’enfance ? Le travail avec les familles permet-il un retour des enfants ? Nous constatons dans cette commission d’enquête que le travail avec les familles n’est souvent pas suffisant en France. Cela conduit les enfants à subir des parcours longs au sein de l’aide sociale à l’enfance (ASE), ce qui est contraire à leur intérêt.

Les causes de ces parcours longs sont diverses. Le passage au statut d’enfant adoptable n’est pas aisé. Les avancées permises par la loi de mars 2016, qui autorise à orienter vers l’adoption des enfants vis-à-vis desquels les parents se sont désengagés, ne trouvent pas de traduction concrète parce que les juges, invoquant un manque de travail préparatoire des services de l’ASE pour modifier le statut de l’enfant, appliquent rarement cette mesure. Le tiers digne de confiance, introduit par la loi de 2022, reste peu utilisé par la justice et l’ASE. J’aimerais connaître votre analyse de la situation et votre vision pour améliorer les conditions de vie de l’enfant vers un parcours plus stable, conformément à l’intention du législateur.

Mme Lucie Tetahiotupa. Il est rare qu’un placement soit motivé par une seule raison. Généralement, un ensemble de facteurs concourent à cette décision. Les motifs de placement sont liés à des situations préoccupantes, souvent relatives à des carences éducatives et des violences intrafamiliales. Certaines familles se trouvent dans une situation d’isolement social qui ne leur permet pas de faire appel à des soutiens. Dans d’autres cas, il s’agit de burn-out parental, parfois accompagné des épisodes de violence. Enfin, certains parents présentent des troubles psychologiques ou des problèmes d’addiction. Les difficultés financières constituent également un facteur supplémentaire.

En matière de réintégration des enfants au sein de leur environnement familial et de prévention, nous mettons en place diverses mesures de soutien à la parentalité, dont le détail vous sera présenté dans nos réponses au questionnaire. Si la réintégration chez les parents s’avère parfois difficile, nous parvenons à mobiliser la famille élargie : grands-parents, tantes, parfois des voisins, qui se portent volontaires pour s’impliquer dans l’éducation des enfants en devenant des tiers dignes de confiance. Notre département est l’un de ceux où les mesures de placement chez les tiers dignes de confiance sont les plus élevées. Lors du dernier recensement, nous avions dénombré environ 373 enfants dans cette situation.

Mme Nadia Negrit. Nous avons relancé l’ODPE afin de mener, en collaboration avec nos partenaires, un travail de recensement qui nous permettra de mettre en place des politiques publiques de protection de l’enfance plus adaptées à la réalité du terrain.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quel est le budget alloué à la protection de l’enfance en Guadeloupe ?

Mme Lucie Tetahiotupa. En 2024, le budget s’élevait à 81 millions d’euros, pour un budget général de 800 millions d’euros. Ce budget a régulièrement et sensiblement augmenté ces dernières années, puisqu’il s’établissait à environ 67 millions d’euros en 2022 et 72 millions d’euros en 2023. Nous vous transmettrons le détail de l’évolution budgétaire depuis 2019.

M. Jean-Pierre Laguerre. Puisque vous avez fait mention d’une carence de données régionales, je saisis l’occasion pour vous informer que deux éléments sont à actualiser. D’une part, la rénovation de la maison départementale de l’enfance touche à sa fin. Les travaux ont été achevés en 2022 et le déménagement a eu lieu en février 2023. D’autre part, nous avons nommé une nouvelle directrice de l’enfance, de la famille et de la jeunesse. La prise de fonction de Mme Lucie Tetahiotupa a été concomitante de la relance de l’ODPE. Nous allons également travailler sur l’organigramme afin d’être en mesure d’améliorer l’observation territoriale en général.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Merci pour ces précisions, qui témoignent de votre élan. J’aimerais savoir si l’augmentation budgétaire de 10 millions d’euros entre 2023 et 2024 est liée à une nouvelle dynamique de politique publique en faveur de la protection de l’enfance et de nouveaux projets, ou si elle s’explique par une augmentation considérable du nombre d’enfants nécessitant une protection.

Mme Lucie Tetahiotupa. Le nombre d’enfants en protection de l’enfance est en effet en augmentation. Cependant, celle-ci ne se traduit pas nécessairement par une augmentation du coût de cette protection, puisque nous avons renforcé les placements à domicile, qui s’avèrent moins onéreux que les placements institutionnels.

Le redéploiement du nombre de places a conduit à la création d’une quarantaine de places en 2023 et 2024 afin de renforcer l’interface entre l’action de placement et le placement institutionnel et d’éviter les ruptures familiales en accompagnant davantage la parentalité. Nous avons également accentué les mesures de prévention dans le cadre de la protection maternelle et infantile (PMI). Nous avons lancé plusieurs campagnes de communication à destination du grand public et nous avons organisé des événements médiatiques et culturels de manière à sensibiliser au repérage des situations à risque et encourager les signalements auprès de la CRIP. Ces mesures ont contribué à l’augmentation du budget. De plus, nous avons constaté une forte augmentation des allocations mensuelles et des secours d’urgence versés aux familles en difficulté financière dans le but de permettre aux enfants de rester à domicile et d’éviter les placements pour des raisons strictement financières.

Mme Nadia Negrit. Nous avons également organisé un séminaire et un événement territorial sur la protection de l’enfance en outre-mer. Nous veillons à ce que la direction de l’enfance, de la famille et de la jeunesse soit bien connue du public afin que les parents n’hésitent pas à nous contacter pour solliciter les services gratuits d’aide à la parentalité ou de protection maternelle et infantile (PMI).

Concernant les jeunes majeurs, nous les accompagnons au-delà de leurs vingt et un ans en mettant l’accent sur la poursuite de leurs études. Face à la situation socio-économique difficile en Guadeloupe, le conseil départemental a décidé de prendre ses responsabilités en ouvrant des enveloppes budgétaires destinées aux jeunes dont les parents n’ont pas les moyens de les soutenir lorsqu’ils suivent des études longues ou hors du territoire. À cet égard, la division des élèves, des personnels accompagnants et des pensions (DEPAP) joue un rôle important.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je travaille régulièrement avec des professionnels québécois, qui sont très avancés en matière de protection de l’enfance, de handicap et d’accompagnement des familles. Leurs modèles sont intéressants et adaptables. Envisagez-vous, de la même manière, des partenariats ou des coopérations pour échanger sur les bonnes pratiques et les recherches cliniques ?

La pédopsychiatre Anne Raynaud, fondatrice de l’Institut de la parentalité et formée par des chercheurs québécois, est intervenue récemment en Guadeloupe et mène un travail sur la protection de l’enfance en Guadeloupe et en Martinique. S’agit-il d’une initiative en lien direct avec vos services ou bien d’une initiative d’associations locales ?

Mme Lucie Tetahiotupa. Nous entretenons des contacts étroits avec le Dr Anne Raynaud. Le contrat départemental de prévention et de protection de l’enfance signé avec l’État a pour objectif, au cours de l’année 2025, de renforcer considérablement la formation sur la question des liens d’attachement. Le Dr Raynaud reviendra au mois de mai à l’occasion d’un grand séminaire sur la protection maternelle et infantile et la protection de l’enfance que nous organisons. En outre, dès le mois de février, nous allons entreprendre une formation à distance de référents de la théorie de l’attachement qui, au sein de la direction de l’enfance, de la famille et de la jeunesse, animeront des groupes de travail pour aider les agents à acquérir ces nouvelles compétences. La théorie de l’attachement suppose une forte remise en cause des connaissances des professionnels. Cette montée en compétences doit donc faire l’objet d’un accompagnement structuré, en amont et dans la durée.

De manière générale, nous sommes très attentifs aux séminaires et aux assises nationales sur la protection de l’enfance, afin de suivre les évolutions de la recherche. Cependant, nous avons à rattraper un certain retard localement, ce qui nous conduit à définir des priorités et à avancer progressivement.

M. Jean-Pierre Laguerre. L’enjeu de notre action va au-delà de la protection de l’enfance, puisque nous l’inscrivons plus généralement dans une démarche d’amélioration de notre approche en santé mentale et en psychiatrie. Le taux d’hospitalisation sous contrainte en Guadeloupe est parmi les plus élevés de France, sinon le plus élevé, ce qui souligne l’importance du travail à accomplir en termes de déstigmatisation et de formation. Nous travaillons à mieux comprendre la santé mentale en général, car elle a un impact sur l’enfance, la parentalité et l’accompagnement des enfants. Elle est également liée à des problèmes sociaux tels que les comportements violents et les violences sexuelles. Nous coordonnons nos efforts avec divers acteurs de la santé mentale, non seulement hospitaliers mais aussi associatifs comme l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (UNAFAM). Nous devons mieux intégrer ces enjeux dans notre approche de l’enfance, car les enfants sont les acteurs de demain. Dans cette perspective, nous sommes à l’écoute des acteurs de terrain et des experts.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La théorie de l’attachement et la compréhension du développement de l’enfant sont cruciales pour aider les familles et permettre aux enfants de bien grandir, devenant ainsi des adultes pleinement intégrés dans la société. Cette approche est particulièrement pertinente face aux chiffres alarmants concernant la santé mentale des enfants en France. Une meilleure compréhension de ces enjeux, notamment autour de la parentalité et des besoins fondamentaux de l’enfant, permettrait de prévenir de nombreux problèmes, comme l’a souligné Boris Cyrulnik dans le rapport sur les « 1 000 premiers jours ». Je suis ravie d’apprendre que les travaux du Dr Raynaud sont directement liés à vos services. Ces pistes de travail, bien qu’exigeantes, sont essentielles pour réaliser des avancées significatives.

Au-delà des réponses que vous fournirez à notre questionnaire, pouvez-vous nous dire ce qui, selon vous, est primordial en matière de politique publique ? Nous avons pu constater que les services de l’État sont peu engagés aux côtés des départements sur les questions de santé, alors que de nombreuses problématiques territoriales requièrent une collaboration étroite. En effet, il est indispensable de prendre en considération les différentes facettes de la vie d’un enfant, notamment sa santé, son éducation et sa formation. Dans ce contexte, j’aimerais vous entendre non seulement sur les manquements des politiques publiques, mais surtout sur vos propositions, afin que nous puissions les porter à travers notre rapport.

Mme Nadia Negrit. Concernant la protection de l’enfance, nous collaborons étroitement avec les services de l’État, notamment avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Nous avons établi une convention et nous bénéficions de la présence d’une éducatrice spécialisée mise à disposition par la PJJ au sein de la CRIP. Nous travaillons également avec l’agence régionale de santé (ARS) et nous nous efforçons, avec la caisse d’allocations familiales (CAF) et l’aide sociale à l’enfance, d’avoir un référent pour accélérer les prises en charge.

Mme Lucie Tetahiotupa. Par rapport aux éléments qui nous ont été rapportés, il apparaît que notre collaboration avec la justice s’est considérablement améliorée ces deux dernières années. Nous rencontrons très régulièrement ses représentants pour évoquer les placements et les situations individuelles et nous avons mis en place des réunions trimestrielles avec les juges pour enfants, le parquet et l’aide sociale à l’enfance afin d’appréhender de manière globale et coordonnée les sujets relatifs à la protection de l’enfance. Nous organisons également une conférence annuelle sur la justice des mineurs. Depuis le mois de décembre, nous avons instauré une instance quadripartite réunissant le parquet, les juges des enfants, la PJJ et l’aide sociale à l’enfance. De plus, en lien avec la direction territoriale de la PJJ, nous avons établi un plan de contrôle ambitieux des établissements de protection de l’enfance pour 2025, dont nous assurerons un suivi très précis. À partir de février, nous mettrons en place une instance de gouvernance des établissements de protection de l’enfance et de la PJJ qui reposera sur des réunions semestrielles. Ces liens étroits que nous avons développés depuis l’année dernière nous permettent de travailler efficacement ensemble.

Mme Nadia Negrit. Le conseil départemental joue un rôle prépondérant dans la mise en place en Guadeloupe du réseau de lutte contre les violences intrafamiliales (réseau VIF). Dans ce cadre, nous collaborons avec les associations, les avocats, les médecins et toutes les organisations intervenant dans ce domaine. Notre ambition est de créer une CRIP VIF pour agir plus rapidement et prendre en charge plus efficacement les enfants victimes de violences intrafamiliales.

M. Jean-Pierre Laguerre. J’ajoute qu’au travers du réseau VIF, nous allons ouvrir au mois de mars une maison de la femme en Guadeloupe.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Trois grands facteurs de placement des enfants sont souvent évoqués : la pauvreté, les violences intrafamiliales et les carences éducatives. Cependant, nous manquons de données précises pour orienter efficacement les politiques publiques.

Je m’interroge particulièrement sur les situations de violences conjugales. Il me semble injuste que des mères victimes de violences conjugales se voient retirer leurs enfants dans le cadre de la protection de l’enfance. Il s’agit une double peine pour elles. Il conviendrait plutôt de mettre en place des politiques fortes pour accompagner ces mères et leurs enfants, victimes collatérales des violences conjugales. L’objectif devrait être de renforcer les capacités parentales de ces mères plutôt que de leur retirer leurs enfants.

Placer des enfants uniquement en raison de violences conjugales subies par leur mère semble aller à l’encontre de nos efforts législatifs pour protéger les femmes. Bien sûr, dans le cas où les enfants sont directement maltraités, la situation est différente. Toutefois, dans certains cas, une confusion existe. Par exemple, avant que le texte de loi que j’ai porté sur l’autorité parentale ne soit voté, un enfant victime d’inceste pouvait encore être obligé de rendre visite à son père agresseur. Le législateur a apporté les corrections nécessaires, mais il reste des situations qui me paraissent aberrantes.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur la question des violences intrafamiliales ? Les enfants placés le sont-ils en cas de violences conjugales graves, ou bien uniquement en cas de violences directes envers eux ?

Mme Lucie Tetahiotupa. Il est rare que la violence soit sélective. Généralement, une personne violente ne l’est pas uniquement envers une seule personne ou dans un seul contexte. Nous constatons fréquemment que lorsqu’une mère est victime de violences, les enfants le sont aussi. De même, quand les enfants sont victimes, il est fréquent que l’un des conjoints le soit également.

Nous travaillons beaucoup sur ce sujet. Notre objectif est d’établir une CRIP unique et de renforcer le partage d’informations pour éviter la coexistence de deux circuits distincts pour les violences conjugales et les violences envers les enfants. Nous devons aborder cette problématique de manière globale, car ces différentes formes de violence sont souvent interconnectées.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je considère qu’un enfant victime de violences intrafamiliales et dont la mère subit des violences conjugales devrait être pris en charge avec sa mère, sauf si les deux parents maltraitent l’enfant. Il ne paraît pas pertinent de placer l’enfant en protection de l’enfance lorsqu’une prise en charge conjointe avec la mère est possible.

Mme Lucie Tetahiotupa. Notre priorité n’est pas le placement des enfants mais leur protection et le maintien des liens familiaux. Si l’un des parents n’est pas violent envers les enfants, nous faisons tout notre possible pour qu’il puisse les accueillir pleinement. Si cette configuration n’est pas immédiatement envisageable, nous organisons une solution temporaire dans l’environnement familial pour maintenir le lien, dans l’attente que les enfants puissent réintégrer le domicile de la mère. Il est important de noter que lorsqu’un parent est victime de violences, l’enfant est en réalité une co-victime.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Concernant les violences intrafamiliales, je suis satisfaite de votre réponse sur l’accompagnement de la mère et sa reconstruction personnelle, mais je m’inquiète du nombre élevé d’enfants placés en protection de l’enfance pour des raisons de violence intrafamiliale. Je souhaite m’assurer que tout est mis en œuvre pour permettre le retour des enfants auprès de leur mère non violente. Mon objectif est d’éviter que les violences conjugales conduisent systématiquement au placement des enfants en protection de l’enfance, comme c’est trop souvent le cas actuellement.

Mme Lucie Tetahiotupa. Le placement n’est envisagé que lorsque les deux parents sont violents – ou lorsque l’un est violent et que l’autre cautionne cette violence – et que nous ne disposons pas des garanties suffisantes quant à la sécurité de l’enfant à son domicile.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je comprends bien cette approche de protection mais elle ne reflète pas toujours la réalité. Les directeurs des services de l’aide sociale à l’enfance me rapportent encore de nombreux cas d’enfants placés en raison de violences conjugales, alors que leur mère aurait souhaité se réinstaller avec eux. Certes, la mère peut avoir besoin d’un temps pour se reconstruire, avec l’aide d’associations et un accompagnement juridique, mais les enfants ne devraient pas systématiquement être placés en protection de l’enfance. Il est préférable qu’ils soient accompagnés par une association avec leur mère. Il s’agit d’un véritable problème, et c’est la raison pour laquelle je tenais à obtenir une réponse précise.

Mme Lucie Tetahiotupa. Concernant les partenariats, nous collaborons étroitement avec la justice et développons nos relations avec l’ARS et l’éducation nationale. Un de nos défis majeurs pour 2025-2026 concerne la prise en charge des enfants en situation de handicap, car nous manquons d’établissements adaptés. Notre situation géographique empêche le placement d’enfants dans d’autres départements voire en Belgique, comme c’est le cas pour la métropole, sinon au prix d’une rupture des liens familiaux. Ce constat montre combien le développement de l’offre médico-sociale dans notre territoire est indispensable.

Nous travaillons avec l’ARS sur un projet d’institut socio-éducatif médicalisé pour adolescents, prévu pour 2028, qui accueillera dans une structure de pédopsychiatrie des enfants présentant des troubles du comportement et des handicaps en santé mentale. Ce centre servira également de ressource pour d’autres établissements et accueillera une équipe mobile en mesure de se déplacer dans les familles d’accueil. Nous avons lancé un appel à projets afin de trouver un cabinet conseil capable de nous accompagner dans la structuration de ce projet de grande envergure.

Concernant l’Éducation nationale, nous faisons face à des problèmes de stigmatisation des enfants confiés à la protection de l’enfance, qui subissent parfois du harcèlement scolaire, y compris de la part des parents d’élèves. Nous avons connu récemment un cas où certains d’entre eux ont bloqué une école pour demander l’exclusion d’un enfant sous protection de l’enfance. Il arrive que le corps enseignant lui-même nous pose des difficultés. Certains établissements ont tendance à exclure ces enfants et à les renvoyer vers les structures de protection de l’enfance en cas de problème plutôt que de chercher des solutions au sein de l’école. Un professeur a été mis à disposition par l’Éducation nationale dans une maison de l’enfance mais cette solution demeure insuffisante compte tenu de la diversité des âges des enfants accueillis.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je prends note de ces informations importantes. Nous pouvons certainement inclure ces manquements dans notre rapport et appuyer les initiatives concrètes que vous portez. Nous devons particulièrement insister sur le soutien nécessaire de l’Éducation nationale.

M. Jean-Pierre Laguerre. J’appelle votre attention sur les difficultés de continuité territoriale que nous rencontrons. Le caractère archipélagique de notre territoire génère des surcoûts, par exemple en termes d’hospitalisation. Ces problèmes d’éloignement revêtent un aspect structurel en Guadeloupe.

En 2025, nous élaborerons deux grands schémas populationnels : un schéma pour les personnes âgées et les personnes en situation de handicap et un schéma pour la protection de l’enfance avec une évaluation de l’ODPE. Nous devons adopter une approche globale de l’enfance en termes de santé publique, car certains déterminants de santé sont particulièrement aigus en Guadeloupe, par exemple l’obésité et l’alimentation. Cette situation requiert une ouverture au développement de politiques transversales.

Mme Nadia Negrit. En guise de conclusion, j’aimerais souligner qu’en dépit des défis immenses auxquels la Guadeloupe doit faire face, le conseil départemental est déterminé à approfondir son système de protection de l’enfance afin de garantir à chaque enfant un avenir sécurisé et épanouissant.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je vous remercie et vous félicite pour cette dynamique positive et vos nombreuses initiatives. Nous vous apporterons notre soutien, notamment à l’occasion de la visite que des membres de la commission d’enquête effectueront prochainement en Guadeloupe.

Mme la présidente Laure Miller. Cette audition nous a permis de recueillir des éléments très concrets et utiles pour notre enquête. Nous attendons avec intérêt vos réponses au questionnaire et nous vous remercions de votre participation.

  1.   Audition de Mme Audrey Thaly‑Bardol, conseillère exécutive en charge des solidarités et de la santé au sein de la collectivité territoriale de Martinique, Mme Isabelle Larmaillard, directrice de la prévention et de la protection de l’enfance et de la famille (DPPEF), et Mme Marie-Josée Nonone (jeudi 16 janvier 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Notre ordre du jour appelle l’audition de Mme Audrey Thaly-Bardol, conseillère exécutive en charge des solidarités et de la santé au sein de la collectivité territoriale de Martinique. Vous êtes accompagnée, madame Thaly‑Bardol, par Mme Isabelle Larmaillard, directrice de la prévention et de la protection de l’enfance et de la famille (DPPEF), et par Mme Marie-Josée Nonone.

Il est essentiel pour notre commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance d’entendre les acteurs des territoires ultramarins, dans un contexte où les difficultés de la protection de l’enfance sont souvent exacerbées. Pourriez-vous nous dire quels sont les principaux défis de la protection de l’enfance dans votre collectivité ? Les politiques d’accompagnement à la parentalité et les actions conduites en matière de prévention sont primordiales. Pourriez-vous préciser les dispositifs mis en place par la Martinique dans ces domaines ?

Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande au préalable de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Audrey Thaly-Bardol, Isabelle Larmaillard et Marie-Josée Nonone prêtent serment.)

Mme Audrey Thaly-Bardol, conseillère exécutive en charge des solidarités et de la santé au sein de la collectivité territoriale de Martinique. La situation de la protection de l’enfance en Martinique est préoccupante. Actuellement, 1 300 enfants sont placés. Ils sont répartis entre le foyer territorial d’accueil d’urgence, des établissements d’accueil et des assistants familiaux.

Notre territoire fait face à une baisse démographique importante et un taux élevé de familles monoparentales, qui atteint presque 50 % selon les derniers chiffres de l’Insee. Ces facteurs engendrent des problématiques précoces, auxquelles la collectivité territoriale doit répondre par la mise en place de dispositifs de prévention des risques liés à l’éducation et à l’accompagnement parental. Nous sommes également préoccupés par les « sorties sèches » des jeunes dépendant de la protection de l’enfance, qui se retrouvent souvent en situation d’errance, notamment à Fort-de-France, et rencontrent des problèmes sociaux et d’addiction. Nos moyens humains et financiers sont insuffisants pour accompagner efficacement les familles de la petite enfance jusqu’à l’insertion sociale et professionnelle des jeunes.

En lien avec les services sociaux et de protection de l’enfance, nous travaillons actuellement sur un projet d’équipe mobile comprenant notamment des psychiatres, afin d’être au plus près de la population. Nous renforçons également la formation des familles d’accueil pour faire face à des profils d’enfants de plus en plus complexes. Nous organisons des événements comme les Olympiades citoyennes afin de maintenir le contact avec ces jeunes et avons lancé des dotations en matériel informatique.

Notre principale difficulté se rapporte au manque de structures adaptées aux nouveaux profils et aux situations complexes. Nous ne disposons pas de centre éducatif fermé (CEF) en Martinique, ce qui nous oblige à chercher des partenariats et des structures externes pour accueillir les jeunes en difficulté. Nos établissements sont vieillissants et notre personnel doit être de plus en plus à l’écoute et faire le lien entre les différentes institutions comme l’éducation nationale et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). En outre, la situation géographique de la Martinique l’expose au trafic de drogue, ce qui complique davantage la situation. Pour ces différentes raisons, nous faisons de la détection précoce des situations complexes notre priorité, avec pour objectif pour une meilleure prise en charge des enfants et des jeunes.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous venons de terminer une audition avec la Guadeloupe, ce qui nous permet de comparer les situations dans les différents territoires. Dans le cadre de cette commission d’enquête, nous analyserons le questionnaire que vous avez rempli pour nourrir notre rapport de vos préconisations et de vos travaux, mais cette audition nous permet également d’échanger avec vous sur plusieurs sujets.

Au préalable, j’aimerais en savoir davantage sur la protection de l’enfance en Martinique. Quel est le budget dédié à la protection de l’enfance ? Comment est-il réparti entre les mesures d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) et le foyer ? Vous avez évoqué l’état vieillissant du bâti : est-ce qu’une dynamique de construction ou de réhabilitation est enclenchée ?

Je souhaite aborder également la situation martiniquaise au prisme de la petite enfance, parce que la science nous montre combien il est nécessaire de mettre l’accent sur le repérage et sur le soutien à la parentalité. Disposez-vous d’une pouponnière et, si c’est le cas, combien d’enfants y sont accueillis ? Il nous appartient, en termes de santé publique, d’être particulièrement efficaces vis-à-vis des enfants en bas âge, mais nous n’ignorons pas les problématiques qui existent en matière de formation des personnels et de moyens d’encadrement.

Nous portons à l’Assemblée nationale une proposition de loi transpartisane relative au taux d’encadrement des tout-petits. L’absence de normes dans ce domaine est un véritable scandale et nous n’attendons pas la fin de la commission d’enquête pour le signaler. Hier soir encore, lors d’un débat sur la santé mentale, j’ai interpellé le ministre sur l’enjeu crucial du développement affectif des enfants. La santé mentale des enfants, leurs besoins, leur développement affectif constituent en effet un enjeu majeur et correspondent à une responsabilité des départements. Nous savons combien ces questions influent sur les comportements à l’adolescence. Pour cette raison, la petite enfance nous semble constituer un axe prioritaire, au même titre que les enjeux d’insertion des jeunes à la sortie des dispositifs de protection de l’enfance.

Mme Audrey Thaly-Bardol. Concernant le budget, mon portefeuille, qui englobe la santé, la protection de l’enfance et le secteur des personnes âgées, représente près de 460 millions d’euros pour la collectivité. À ma connaissance, nous disposons de trois pouponnières. Nous disposons également d’un foyer territorial de l’enfance rattaché à la collectivité territoriale pour la prise en charge des enfants dans le cadre des placements d’urgence.

Mme Isabelle Larmaillard, directrice de la prévention et de la protection de l’enfance et de la famille. Notre direction comprend plusieurs services : un service de recueil et de traitement d’informations préoccupantes ; un service socio-éducatif couvrant toutes les modalités d’accompagnement, de l’aide éducative à domicile (AED) au placement en famille d’accueil et en établissement ; un service de placement familial en charge de l’accompagnement et de la montée en compétences des assistants familiaux ; un observatoire et un service d’appui à la protection de l’enfance consacré aux volets administratif et financier.

Concernant nos structures d’accueil, nous disposons notamment d’un foyer territorial de l’enfance, d’une maison d’enfants à caractère social (MECS) qui accueille exclusivement des adolescentes et d’une MECS dédiée aux garçons.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je me permets de vous interrompre car je souhaite que nous nous arrêtions, avant d’évoquer les structures d’accueil, sur la question des budgets. Quel est le budget alloué à la politique de l’enfance ? Comment a-t-il évolué ces dernières années ? Les représentants du conseil départemental de Guadeloupe nous ont indiqué, lors de l’audition précédente, que leur budget avait connu une augmentation de 10 millions d’euros entre 2023 et 2024.

J’aimerais aussi obtenir des précisions sur les pouponnières, le nombre de places qu’elles offrent et leur taux d’occupation, car nous connaissons régulièrement des problèmes de saturation de ces établissements.

Mme Marie-Josée Nonone. Nous avons deux types de budget en matière de politique de l’enfance, un pour les actions et un pour les établissements. Pour les actions, le budget global était de 4,6 millions d’euros l’année dernière. Cette année, le budget prévisionnel s’élève à 3,8 millions d’euros. Pour les établissements de protection de l’enfance, les budgets prévisionnels 2025 sont tous en baisse : le budget du foyer de l’enfance, qui est le plus important, passe de 9,6 millions à 9 millions d’euros, le budget des MECS dans leur ensemble, de 14,2 millions à 13 millions d’euros, le budget des centres maternels de 2,2 millions à 2 millions d’euros, le budget des lieux de vie de 927 000 à 700 000 euros. Cependant, je ne saurais vous indiquer le budget global consolidé pour la protection de l’enfance car les notifications budgétaires sont très récentes et nous travaillons actuellement sur les lignes de crédits qui nous sont allouées.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quel est le prix de la prise en charge des enfants par journée ?

Mme Marie-Josée Nonone. Je rechercherai cette information, dont je ne dispose pas dans l’immédiat.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je m’intéresse particulièrement au prix de la journée dans les structures associatives, plutôt qu’à celui du foyer public de la collectivité qui assure l’hébergement d’urgence.

Mme Marie-Josée Nonone. Concernant les pouponnières, nous disposons de deux structures : une pouponnière rattachée au foyer de l’enfance, qui relève du service public, et une pouponnière associative, gérée par l’association Oasis.

Mme Isabelle Larmaillard. La pouponnière rattachée au foyer territorial dispose de vingt-quatre places. Je vous communiquerai ultérieurement le taux d’occupation exact car je ne connais pas les chiffres actualisés dans l’immédiat. Toutefois, je peux affirmer qu’il est à effectif complet. Le foyer territorial comprend également quelques familles d’accueil pour des accueils ponctuels, ce qui permet une certaine flexibilité.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quel est l’effectif dans la pouponnière ?

Mme Isabelle Larmaillard. Je ne dispose pas de cette information pour le moment.

Mme Audrey Thaly-Bardol. Nous vous transmettrons rapidement ces chiffres après consultation du foyer territorial.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Avez-vous récemment visité le foyer pour constater la situation des enfants ? Nous savons que de graves difficultés et des souffrances importantes y sont observées.

Mme Audrey Thaly-Bardol. J’ai présidé le foyer territorial jusqu’au 15 janvier dernier. Ce rôle a ensuite été repris par un membre de l’assemblée territoriale, compte tenu de l’importance de mes autres missions au sein de ma délégation. Le foyer territorial est une structure publique. Quatre élus siègent à son conseil d’administration.

Je me rends régulièrement dans cette structure et je peux ainsi constater la situation des enfants. Ce foyer, pensé pour être un hébergement d’urgence, accueille les enfants pour des durées trop longues, faute de places dans d’autres structures. Je ne connais pas la durée moyenne de séjour, elle est d’ailleurs très variable, et je ne veux pas vous donner de chiffres qui ne soient pas vérifiés.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Permettez-moi de rappeler la démarche de notre commission d’enquête. Nous n’avons pas pour objectif de pointer les responsabilités des uns et des autres mais d’identifier les manquements des politiques publiques en matière de protection de l’enfance. Nous faisons face à une problématique de santé mentale et de bien-être de notre population, qui touche en particulier les enfants les plus vulnérables. Pendant très longtemps, ces problèmes n’ont pas été traités, faute de normes bien établies et parce que personne n’a réellement porté ce sujet.

Je vous pose des questions précises sur la petite enfance, notamment sur les pouponnières, car nous faisons de l’accompagnement et de la prise en charge des enfants une priorité. Dans cette optique, nous avons besoin, en nous adressant aux élus locaux qui pilotent ces politiques publiques, de discuter du fond, des problèmes concrets, des réalités chiffrées. Je vous interroge sur les effectifs en pouponnière parce que le décret de 1974 fixe le nombre de personnels par enfant à un pour trente la nuit et un pour six le jour. Lorsqu’une pouponnière est surchargée, ce rapport passe à un pour huit, ce qui est inacceptable pour des enfants en grande souffrance. Il en résulte un risque de syndrome de l’hospitalisme. Notre objectif est d’améliorer la vie de ces enfants. Dans cette perspective, nous portons une proposition de loi transpartisane sur les taux d’occupation et les normes afin de réviser le décret de 1974, qui est à l’évidence obsolète et inadapté aux enfants les plus vulnérables.

Les territoires d’outre-mer présentent de réelles spécificités que nous avons besoin de connaître et de mentionner dans notre rapport afin d’émettre des propositions de nature à vous aider. Notre but est de nous faire les relais des problématiques que vous rencontrez, des dysfonctionnements qui existent au sein de vos territoires, mais aussi des défaillances de l’État.

Mme Audrey Thaly-Bardol. Je comprends votre démarche. Malheureusement, nous n’avons pas reçu vos questions au préalable, ce qui nous aurait permis de vous donner des chiffres précis et d’approfondir nos échanges, mais je m’engage à vous transmettre toutes les informations détaillées.

De manière générale, les difficultés causées par notre insularité sont importantes pour l’accueil des jeunes, notamment lorsqu’ils ne peuvent rester dans les foyers ou font l’objet de mesures d’éloignement. Nous manquons de structures adaptées sur le territoire pour assurer ce relais, et nous en venons à travailler avec des établissements de la métropole.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Cela signifie-t-il que des enfants de Martinique sont envoyés en métropole ? Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?

Mme Isabelle Larmaillard. Nous avons eu le cas en juillet 2024 d’un enfant nécessitant des soins spécifiques et une prise en charge médicale qui n’étaient pas disponibles sur place.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Dans ce type de situation, comment l’enfant est-il accompagné ? Je ne remets pas en question la nécessité des soins, mais je m’interroge sur les modalités d’accompagnement. Qui l’accompagne dans l’avion ? Une fois arrivé dans l’hexagone, qui prend en charge l’enfant ?

Mme Isabelle Larmaillard. Les déplacements d’enfants se font principalement pour des raisons médicales ou pour une prise en charge adaptée. Dans les situations impliquant une décision judiciaire, nous collaborons étroitement avec les magistrats. Le référent socio-éducatif de l’enfant assure le lien avec les structures adaptées. Selon la durée du séjour, une coordination est établie avec la zone d’accueil pour une veille éducative. Il peut arriver, notamment lorsqu’il s’agit de soins de longue durée, que le juge procède au dessaisissement de la Martinique au profit du département d’accueil. Cependant ces situations, si elles peuvent s’avérer nécessaires, demeurent très rares, car l’autorité parentale doit être présente sur place et le dessaisissement n’est pas automatique. En outre, les enfants en question n’ont généralement pas d’attaches familiales hors de Martinique et la mise en place d’un relais de prise en charge, même avec un établissement impliqué, demeure complexe.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Combien d’enfants sont-ils concernés pour l’année 2024 ?

Mme Isabelle Larmaillard. En 2024, hormis les cas d’enfants en rapprochement familial auprès de leurs parents, pour lesquels nous sommes dessaisis, nous n’avons eu que le cas du petit garçon qui a dû partir en métropole pour des soins. Notre configuration insulaire limite de toute manière l’accès à certains dispositifs potentiellement intéressants. Elle complique l’organisation et la projection des prises en charge, qui seraient pourtant nécessaires.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quels sont les profils d’enfants que vous accueillez ? Je suppose que, comme dans tous les départements, il s’agit majoritairement de décisions judiciaires. Pouvez-vous nous donner un aperçu des raisons de l’arrivée de ces enfants, qu’ils soient très jeunes ou plus âgés ? Nous observons depuis plusieurs années que l’accueil concerne de plus en plus de tout-petits et d’adolescents. Faites-vous le même constat ?

Mme Isabelle Larmaillard. Pour les jeunes enfants, nous constatons principalement des carences de soins et un isolement des parents, en particulier de la mère. Celle-ci se trouve souvent en situation de fragilité, incapable de prendre en charge l’enfant, notamment en raison de problèmes de précarité et parfois de santé mentale. Concernant les plus âgés, nous sommes effectivement face à des décisions judiciaires, majoritairement liées à des faits de maltraitance physique ou psychologique de la part des parents. Ces situations sont souvent très dégradées au moment du placement. Nous observons depuis environ deux ans une augmentation du nombre d’ordonnances de placement provisoire (OPP) du parquet, avec des délais d’exécution très réduits et une mise à l’abri en urgence.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Dans ces situations d’OPP et de cas dégradés, s’agit-il d’enfants déjà suivis par la protection de l’enfance, avec des mesures d’AEMO par exemple, ou plutôt de cas inconnus des services sociaux ?

Mme Isabelle Larmaillard. Bien que je ne dispose pas de chiffres précis, je peux affirmer que peu d’enfants ont déjà bénéficié de mesures telles que l’aide éducative à domicile (AED) ou l’AEMO. Cependant, ces familles sont généralement connues des dispositifs d’aide sociale de leur commune car elles bénéficient souvent de prestations diverses. Certains enfants bénéficient de mesures d’AEMO avec des demandes de placement.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Si ces familles sont connues des services sociaux, ne devrions-nous pas travailler davantage en amont sur le repérage des familles et le soutien à la parentalité ? Les situations graves ne se dégradent pas du jour au lendemain. Notre commission d’enquête mettra l’accent sur la prévention et envisage de recommander un accompagnement massif des plus vulnérables pour éviter les placements. Il existe de bons exemples à suivre, que ce soit dans nos territoires, au Québec, en Belgique ou dans les pays nordiques, qui montrent qu’il est possible de mieux répondre aux besoins des familles.

Mme Isabelle Larmaillard. La prévention est effectivement une priorité pour notre direction. À cet égard, l’AED représente un atout, puisqu’il s’agit d’une mesure administrative mise en œuvre avec l’accord des parents. Rares sont les mesures d’AED qui se concluent par un accueil provisoire ou un placement judiciaire, car le dispositif joue un rôle de tiers dans l’environnement familial. Aussi, nous préférons prolonger ces mesures plutôt que d’envisager un placement. Nous nous appuyons sur cette approche pour réfléchir à la prévention, au-delà de l’AED, et viser un meilleur maillage territorial. Il s’agit de réactiver des dispositifs existants car, traditionnellement, la protection maternelle et infantile (PMI), la direction de l’action sociale et l’aide sociale à l’enfance (ASE) ont toujours travaillé en coordination dans notre département.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La formation initiale des éducateurs n’est pas suffisante pour accompagner des adolescents en difficulté, qui n’ont pas toujours grandi en protection de l’enfance, qui font l’objet d’OPP et dont les situations complexes durent depuis de nombreuses années. À cet égard, les équipes mobiles comprenant des pédopsychiatres représentent un appui intéressant. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Comment s’organise le parcours de ces jeunes, leur orientation, leur insertion, compte tenu de la situation d’insularité de la Martinique ? Quels modèles suivez-vous ?

Mme Isabelle Larmaillard. Les situations complexes nous confrontent à la question du type d’accueil et de prise en charge pour ces enfants qui ont besoin à la fois de soins, d’un accueil collectif, mais aussi d’un environnement que je qualifie de « cocooning ». Nous procédons d’abord à une phase d’observation pour évaluer chaque cas et, faute d’établissements spécifiquement dédiés aux situations complexes, nous expérimentons différentes approches.

Pour les situations identifiées comme complexes, nous orientons les jeunes vers des établissements, tout en étant conscients que la gestion de trop nombreux enfants présentant des problèmes comportementaux importants peut s’avérer difficile. Avec une structure consacrée aux filles, nous expérimentons une combinaison d’accueil en famille et de dispositifs propres à cette structure afin d’assurer le lien avec les services de soins.

Nous nous appuyons sur l’unité de prise en charge psychiatrique réservée aux adolescents du centre hospitalier Maurice-Despinoy. Cette unité ne réalise pas d’accueil d’urgence mais propose des temps d’hospitalisation, un suivi en équipe mobile ainsi qu’une collaboration avec le centre de soins pour adolescents (CSA) et les centres médico-psychologiques (CMP). Nous nous efforçons de mobiliser les forces vives du territoire afin d’équilibrer les ressources d’accueil, car une famille d’accueil seule ne peut pas tout gérer, de même qu’un établissement doit aussi prendre en compte la dynamique collective des enfants accueillis.

Nous privilégions des accueils très individualisés, adaptés aux problématiques des jeunes. Ces derniers arrivent tardivement dans le dispositif et peuvent rapidement accumuler des difficultés, au risque de générer des ruptures de parcours. Nous nous orientons donc vers une mutualisation des outils, des projets et des établissements pour diversifier les formes d’accueil et prévenir l’épuisement des ressources et des professionnels.

La question de la formation professionnelle spécifique en protection de l’enfance représente un enjeu majeur. Il est en effet essentiel de définir ce que signifie être un éducateur en foyer, en milieu ouvert, ou à l’ASE, en termes d’implication et de compétences requises.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. À ce sujet, nous avons auditionné hier l’union nationale des acteurs de formation et de recherche en intervention sociale (UNAFORIS) pour aborder la problématique de la formation.

Mme Audrey Thaly-Bardol. J’aimerais souligner qu’en Martinique, comme ailleurs, nous sommes confrontés à un manque criant de psychiatres et de pédopsychiatres, ce qui complique considérablement la prise en charge des jeunes dans ce domaine.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Comment s’organise la pédopsychiatrie en Martinique ?

Mme Audrey Thaly-Bardol. Le centre hospitalier Maurice-Despinoy comprend une unité de pédopsychiatrie. Cet hôpital a également créé une équipe mobile de psychiatrie, mais je ne suis pas certaine qu’elle prenne en charge les enfants. Je sais en revanche qu’elle fonctionne en sous-effectif.

Nous avons récemment été confrontés au cas d’un enfant en famille d’accueil qui a eu une crise durant le week-end. Une mobilisation importante des élus et des professionnels a été nécessaire pour assurer sa prise en charge dans les services de pédopsychiatrie jusqu’à l’arrivée du médecin le lundi. Cet épisode met en lumière le manque de professionnels dans ce domaine.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Cela signifie-t-il que le jeune a été admis en psychiatrie sous contrainte ?

Mme Audrey Thaly-Bardol. Non, il n’était pas sous contrainte. Mais attendre le pédopsychiatre tout un week-end a été très difficile.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Existe-t-il en Martinique un réseau de psychologues ? Nous travaillons sur la possibilité de mettre en place des référents, afin d’être en mesure de constituer des équipes pluridisciplinaires comprenant des professionnels ayant une formation approfondie sur le développement de l’enfant. Avez-vous des projets de cet ordre, comme une maison des adolescents (MDA), afin d’améliorer la formation et le maillage du territoire ?

Mme Isabelle Larmaillard. Nous avons une MDA sur le territoire. En matière de pédopsychiatrie, nous collaborons avec les CMP. Cela demeure toutefois insuffisant compte tenu des listes d’attente et du manque de psychiatres dans certains secteurs. L’unité de pédopsychiatrie du centre hospitalier Maurice-Despinoy permet une prise en charge séquentielle des enfants présentant des troubles mais elle n’est pas habilitée pour l’accueil d’urgence. Elle travaille en lien avec l’équipe mobile de pédopsychiatrie, qui assure le suivi lorsque l’enfant retourne à domicile ou en famille d’accueil.

Au sein de la DPPEF, nous avons des psychologues dans chaque équipe pour faire le lien avec les structures de soins. Les référents portent le projet de soins en collaboration avec le référent ASE. Nous envisageons également d’apporter davantage d’éléments de compréhension aux familles d’accueil pour les aider à mieux agir.

En cas de crise extrême, l’hospitalisation ou l’orientation vers les urgences est indiquée. Dans d’autres cas, l’aide sociale à l’enfance peut intervenir, notamment lorsque les services sont fermés les week-ends. Un dispositif d’astreinte nous permet d’intervenir à domicile ou de faire le lien avec la maison de la femme, de la mère et de l’enfant (MFME) ou le parquet, afin de ne pas laisser le professionnel ou le jeune sans soutien.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous collaborons beaucoup avec la pédopsychiatre Anne Raynaud, fondatrice de l’Institut de la parentalité, qui mène un travail sur la protection de l’enfance, notamment aux Antilles. Les rencontres territoriales de la protection de l’enfance, qui se sont tenues en novembre en Guadeloupe, ont permis de réunir plusieurs organisations de la région. Nous aimerions connaître la dynamique de proximité que vous mettez en place, car des dispositifs très prometteurs sont en cours de création. Ces initiatives apportent des savoirs québécois dont les territoires ont grandement besoin. Nous savons que la Guadeloupe travaille avec le Dr Anne Raynaud et nous voudrions savoir si le conseil départemental de Martinique est également impliqué dans cette dynamique.

Mme Isabelle Larmaillard. Les rencontres territoriales de la protection de l’enfance, auxquelles j’ai participé, ont permis de créer des liens et d’envisager de nouvelles perspectives, notamment avec la Guadeloupe. Nous avons discuté, par exemple, de l’idée de petits séjours de rupture dans la région, la métropole étant souvent inaccessible. De nombreuses associations portent des projets innovants. Nous sommes tous ressortis de ces rencontres, qui ont lieu tous les deux ans et qui s’appuient sur une plateforme organisant des discussions continues, avec l’intention de poursuivre nos échanges.

Nous avons pour partenaire la PJJ, qui dispose d’un dispositif de formation partagée, notamment avec l’aide sociale à l’enfance. Environ 30 % des places dans certaines formations sont réservées aux professionnels de l’ASE. La prochaine formation porte sur les premiers secours en santé mentale, et la suivante, organisée par la cour d’appel, sur les violences intrafamiliales. De manière réciproque, nous avons ouvert une formation sur le statut de l’enfant confié et sur la maîtrise de l’évaluation aux magistrats avec lesquels nous travaillons, ainsi qu’à toutes les directions concernées par l’enfant. Ces initiatives traduisent un réel effort pour que tous les acteurs bénéficient des formations.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous soulignerons dans notre rapport l’importance de ces initiatives de partage qui offrent des ressources précieuses.

Mme Audrey Thaly-Bardol. Notre volonté politique se heurte à l’insuffisance des moyens consacrés la prise en charge des enfants en difficulté. Notre budget étant très contraint, nous sommes parfois tenus de réaliser des « coupes sombres » dans des domaines de politique publique pour lesquels nous ne devrions pas envisager de réaliser des économies, mais au contraire de renforcer les possibilités d’investissement.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Lorsque vous évoquez des « coupes sombres », faites-vous allusion à des coupes sur des dépenses obligatoires en matière de protection de l’enfance ?

Mme Audrey Thaly-Bardol. Dans notre collectivité territoriale, qui comprend le conseil général et le conseil régional, nous respectons bien évidemment les obligations légales et la prise en charge des jeunes ne se fait pas au rabais. Cependant, les contraintes budgétaires limitent nos initiatives pour améliorer cette prise en charge. Par exemple, nous avons dû renoncer aux Olympiades citoyennes, qui permettaient aux jeunes de sortir de leur environnement quotidien.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. N’avez-vous pas trouvé une fondation ou une société pour financer les projets de ce type ?

Mme Audrey Thaly-Bardol. Nous cherchons activement des cofinancements, mais les restrictions budgétaires nous obligent à reconsidérer nos initiatives et nos projets, malgré l’engagement des professionnels.

Par exemple, le foyer territorial dispose d’un budget d’environ 9 millions d’euros pour accompagner quatre-vingts enfants, du bas âge jusqu’à la majorité, ce qui ne laisse aucune latitude pour engager des projets.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les réponses au questionnaire que vous nous enverrez nous permettront de disposer d’une vision globale des questions budgétaires. Nous ne pouvons accepter des baisses budgétaires sur des politiques obligatoires. Je souligne à nouveau que notre but est d’évaluer les manquements des politiques publiques de manière générale, au nom de l’intérêt des enfants, et non de cibler les départements pour dédouaner l’État.

Mme Audrey Thaly-Bardol. Nous vous enverrons ces informations. Je signale que notre cabinet n’a pas reçu au préalable les questions que vous nous avez posées.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Permettez-moi de préciser notre procédure. Vous avez reçu un questionnaire préparé par la rapporteure et les administrateurs, dont les réponses sont à nous retourner par écrit. Cependant, les questions posées oralement lors d’une audition ne sont pas nécessairement liées à ce questionnaire. Les parlementaires sont libres de poser spontanément toutes sortes de questions, et le principe d’un échange ouvert suppose que les personnes auditionnées n’aient pas connaissance de ces questions à l’avance. Nous sommes dans un dialogue ouvert, sans questions pièges.

J’aurai plaisir à poursuivre nos échanges prochainement et à effectuer des visites de terrain, puisque certains membres de la commission d’enquête et moi-même nous rendrons en Martinique et en Guadeloupe dans le cadre de nos travaux.

Mme la présidente Laure Miller. Nous vous remercions pour votre disponibilité et nous attendons avec intérêt vos réponses à notre questionnaire.


  1.   Audition de M. Adrien Taquet, ancien secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles (jeudi 16 janvier 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Adrien Taquet, ancien secrétaire d’État. Monsieur le ministre, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos nombreuses questions.

Élu député des Hauts-de-Seine en 2017, vous avez exercé les fonctions de secrétaire d’État auprès de la ministre des solidarités et de la santé, Mme Agnès Buzyn, de janvier 2019 à juillet 2020, puis de secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles auprès de M. Olivier Véran de juillet 2020 à mai 2022. Nous serons heureux de vous entendre sur les politiques que vous avez engagées durant cette période, à commencer par la stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance, le plan de lutte contre les violences faites aux enfants et évidemment la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, qui porte votre nom. Votre regard sur les chantiers ouverts ou restant à ouvrir ainsi que sur les graves défaillances qui demeurent en matière de protection de l’enfance sera également très utile à notre commission d’enquête.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Adrien Taquet prête serment.)

M. Adrien Taquet, ancien secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles. Je suis ravi de contribuer aux travaux de votre commission d’enquête, dont j’ai suivi un certain nombre de débats et lu un certain nombre de comptes rendus. Beaucoup de gens sont venus vous parler de ce système en crise qui, en dépit de ses lacunes et de ses défaillances, permet de sauver 350 000 enfants chaque année. Derrière ce système, il y a des femmes et des hommes, des travailleurs sociaux dévoués et compétents, qui exercent leur métier dans des conditions difficiles. Nous aurons l’occasion de revenir sur le contexte de pénurie et de manque d’attractivité qui caractérise ce secteur, comme beaucoup d’autres du champ social, médico-social et de la santé.

Je salue le fait que la société soit de plus en plus sensible aux sujets liés aux violences faites aux enfants. Les acteurs de la société civile, les associations et les anciennes victimes ont évidemment contribué à cette prise de conscience, mais il faut reconnaître que les pouvoirs publics – y compris le Parlement – n’y sont pas pour rien non plus.

Certes, on constate des défaillances, des inconstances et des manques évidents, sur lesquels nous reviendrons. Avant de répondre à vos questions, j’aimerais cependant remettre en perspective la politique que j’ai menée et les dispositions de la loi de 2022, dont nous allons probablement beaucoup parler.

Cette loi de 2022, qui n’est évidemment pas le seul instrument que nous avons mis en place, s’inscrit dans une double perspective. Elle participe, d’une part, du « pacte pour l’enfance » que j’avais appelé de mes vœux assez vite après ma nomination et dont je détaillerai les trois piliers dans quelques instants. Elle s’inscrit, d’autre part, dans un ensemble normatif bien plus large, auquel j’ai essayé de donner un minimum de cohérence. Vous trouverez peut-être que j’essaie de tout rationaliser ex post, mais croyez-moi sur parole, les fondements de notre action étaient à peu près clairs dès le départ, même si notre politique s’est évidemment enrichie, par la suite, des échanges que nous avons eus avec les parlementaires, les associations gestionnaires et celles représentant d’anciens enfants protégés.

Le pacte pour l’enfance, que j’ai évoqué dès 2019, devait ainsi reposer sur trois piliers.

Le premier est celui de la prévention. Il n’y a pas de protection de l’enfance sans prévention ; c’est pourquoi il était important, du point de vue symbolique, que je sois chargé « de l’enfance et des familles » dans le gouvernement Castex, car les deux vont de pair.

Ce pilier s’est incarné dans un certain nombre de politiques publiques, à commencer par celle des 1 000 premiers jours de la vie de l’enfant – une politique purement préventive à destination des zéro-trois ans, un public que l’on a trop souvent délaissé alors que c’est à cet âge que se forgent les inégalités cognitives, développementales, sanitaires et sociales. Quand les enfants entrent à l’école, à trois ans, les inégalités en matière de langage et de vocabulaire sont déjà installées. Nous avons investi une vingtaine de millions d’euros dans la psychiatrie périnatale afin d’être en mesure de déceler très tôt, par des dispositifs d’aller vers, les souffrances psychiques susceptibles d’affecter les couples et les mères, d’accompagner les grossesses et les premières années de vie et d’éviter que des situations problématiques ne se dégradent et n’aboutissent à des placements ou à des décisions encore plus dramatiques.

Cette politique de prévention a aussi donné lieu à une stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance dans le cadre de laquelle a été engagée une contractualisation avec les départements, sur laquelle je reviendrai. Dans la lignée du rapport rendu par Michèle Peyron en 2018, l’État a réinvesti dans le système de protection maternelle et infantile (PMI), en trois ans, 100 millions d’euros que les départements avaient désinvestis au cours des dix années précédentes.

Voilà pour le volet prévention, qui est fondamental. J’avais coutume de dire, de façon caricaturale voire un peu provocatrice, que la protection de l’enfance serait inutile dans un monde idéal, parce qu’on aurait décelé suffisamment tôt et accompagné assez intensément les situations difficiles pour qu’elles ne se dégradent pas et qu’on ne soit pas obligé de placer des enfants.

Le deuxième pilier du pacte pour l’enfance est celui de la lutte directe, frontale, contre les violences faites aux enfants. J’ai placé cette question au cœur de mon mandat. Cette volonté s’est traduite, dès novembre 2019 – c’était le trentième anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant –, par un plan de lutte contre les violences faites aux enfants.

Comme tout plan, celui-ci comportait un volet prévention, lequel prévoyait notamment l’organisation de cours sur la vie affective et sexuelle à l’école. Je m’étonne d’ailleurs que cette question revienne dans le débat cinq ans plus tard : tout le travail a été fait, les vade-mecum sont déjà écrits et prêts à être diffusés.

Un autre volet portait sur le numérique, qui fait peser de nouvelles menaces sur nos enfants. À l’époque, le Président de la République avait annoncé l’installation par défaut du contrôle parental sur l’ensemble des appareils permettant d’accéder à internet ainsi que la mise en place d’un dispositif de contrôle d’âge pour l’accès aux sites pornographiques, dont la Cour de cassation a récemment validé le principe et la mise en œuvre par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM). Même si ce dispositif n’est pas parfait, il est donc enfin entré en vigueur, au terme d’un long processus de six ans au cours duquel nous nous sommes heurtés à un grand nombre de difficultés, ce qui a nécessité une saisine de la Cour de justice de l’Union européenne.

Le plan de 2019 prévoyait aussi la généralisation des unités d’accueil pédiatrique des enfants en danger (UAPED), chargées d’écouter les enfants victimes de violences, ainsi qu’un soutien à l’Observatoire national des morts inattendues du nourrisson et au 119.

Dans ce cadre, nous avons également soutenu financièrement les premières recherches sur la prostitution des mineurs, menées par le Centre de victimologie pour mineurs. Ce faisant, nous avons semé une petite graine qui a permis une prise de conscience sur cette question et l’adoption d’un premier plan national de lutte contre la prostitution des mineurs en novembre 2021.

Nous avons enfin soutenu l’expérimentation d’un dispositif de prévention assez peu commun dans notre pays, qui s’adresse aux auteurs de crimes sexuels sur enfants : sur le modèle de ce qui se fait en Angleterre et en Allemagne depuis quinze ans, la Fédération française des Centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS) a mis en place une ligne téléphonique que les pédocriminels en puissance peuvent appeler avant de passer à l’acte, afin qu’un psychologue ou un psychiatre les écoute et les oriente vers un parcours de soins. Ce Service téléphonique d’orientation et de prévention (STOP), toujours opérationnel, a encore besoin de soutien politique, médiatique et financier. Je compte donc sur vous !

Je l’ai dit, j’ai fait de la lutte contre les violences sexuelles et l’inceste le cœur de mon combat. J’ai notamment été à l’origine de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), qui n’a pas été créée en janvier 2021 en réaction à la publication du livre essentiel de Camille Kouchner La Familia grande, mais en septembre 2020, après une annonce que j’avais faite le mois précédent. Vous avez suivi les travaux et soubresauts de cette instance ; elle est de nouveau au travail, avec une autre gouvernance, et elle mérite notre soutien. Je n’aime pas que l’on parle de « CIIVISE 1 » et de « CIIVISE 2 » : pour moi, il n’y a qu’une seule CIIVISE. Les quatre-vingt-deux premières recommandations que cette commission avait émises doivent désormais être mises en œuvre, tandis qu’un certain nombre de sujets doivent encore être traités. Je pense notamment aux violences sexuelles perpétrées sur des enfants en situation de handicap, ou encore aux violences commises dans les outre-mer : voilà deux publics prioritaires qui méritent un investissement particulier, comme je l’avais déjà souligné dans la lettre de mission initiale.

Vous avez vous-mêmes pris part à l’adoption d’une disposition législative : l’abaissement du seuil de non-consentement à quinze ans, sous l’égide d’Éric Dupond-Moretti, à l’époque garde des sceaux.

Toujours dans le cadre de ce pilier consacré à la lutte contre les violences faites aux enfants, il y a eu, en novembre 2021, le premier plan national de lutte contre la prostitution des mineurs, que j’ai mentionné tout à l’heure. Je sais que vous avez organisé une table ronde à ce sujet avec un certain nombre d’associations ; je répondrai à vos questions si vous le souhaitez.

Nous avons aussi essayé d’apporter des débuts de réponses à certains problèmes, comme celui du syndrome du bébé secoué, dont plus de 500 enfants sont victimes chaque année, ou celui des violences éducatives ordinaires. Vous avez adopté en juillet 2019 une loi visant à mettre fin au droit de correction dans notre pays et à affirmer le fait qu’un enfant s’élève sans violences physiques ni psychologiques. La France était l’un des cinq derniers pays de l’OCDE à ne pas avoir encore adopté ce genre de disposition : il était donc temps de le faire.

Le troisième pilier du pacte pour l’enfance est celui de l’amélioration de notre système institutionnel de protection de l’enfance. Je parle bien sûr ici de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Nous avons essayé d’anticiper les mesures qu’allait comporter la loi de 2022 et d’articuler l’ensemble des dispositions que nous allions mettre en œuvre.

En réalité, la loi du 7 février 2022 n’est que l’aboutissement d’une stratégie plus globale, la stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance, qui date de fin 2019. Elle n’en est que la brique législative, la brique la plus visible. Les mesures, de toutes natures, prévues par cette stratégie forment un ensemble auquel nous avons essayé de donner, malgré ses manques et ses imperfections, le maximum de cohérence.

Cette politique publique d’amélioration de notre système institutionnel de protection de l’enfance repose sur quatre blocs.

Le premier bloc est réglementaire. Ainsi, dès ma prise de fonctions, j’ai demandé à la Haute Autorité de santé (HAS) de réfléchir à un référentiel unique d’évaluation des situations de danger. À l’époque, en effet, un enfant n’était pas considéré en danger de la même façon à Lille et à Marseille. Pendant deux ans, la HAS a donc travaillé à l’élaboration de ce référentiel unique – j’ai vu que Michèle Créoff vous en avait beaucoup parlé, puisqu’il semble que le Val-de-Marne ait été une source d’inspiration.

L’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 a permis de lancer deux expérimentations sur la santé des enfants de l’ASE, dont on sait qu’elle est moins bonne que celle des autres enfants du même âge – ce qui est inadmissible : on peut comprendre cette inégalité lorsque les enfants entrent dans le dispositif, après avoir subi parfois un certain nombre de traumatismes, mais pas lorsqu’ils en sortent, après nous avoir été confiés pendant plusieurs années ! Aussi avons-nous lancé le programme PEGASE, destiné aux jeunes enfants placés en pouponnière, et l’expérimentation Santé protégée, à Nantes, qui consiste à assurer une coordination entre tous les professionnels de santé somatique et psychique gravitant autour de l’enfant. Ces expérimentations ont été un peu chamboulées par le covid ; il n’empêche qu’elles ont été mises en œuvre et évaluées. J’ai même entendu Élisabeth Borne, et peut-être aussi un autre Premier ministre, confirmer que Santé protégée avait vocation à être généralisée. Je ne peux que vous conseiller de vous assurer que ce sera bien le cas.

Toujours au sein de ce grand bloc réglementaire, j’aimerais aussi porter à votre connaissance le travail que nous avons accompli pour que les cellules départementales de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (CRIP) puissent disposer, soit en leur sein, soit en faisant systématiquement appel à des ressources externes, de l’expertise particulière nécessaire pour appréhender les situations de handicap auxquelles peuvent être confrontés un enfant ou ses parents. Je pense notamment au champ de l’autisme : dans certaines affaires très médiatisées, des professionnels non formés ont assimilé à tort des troubles du spectre autistique à des symptômes de délaissement parental, ce qui a conduit au placement des enfants sur ce fondement.

Le deuxième bloc de notre politique d’amélioration du système de protection de l’enfance est conventionnel ; il concerne notamment les assistantes familiales. Le problème de la pyramide des âges se posait déjà lorsque j’ai pris mes fonctions. Nous avons tenté d’améliorer l’attractivité du métier ainsi que les conditions de travail des assistantes familiales. J’ai donc annoncé au congrès de l’Union fédérative nationale des associations de familles d’accueil et assistants maternels l’ouverture de négociations avec l’ensemble des associations, syndicats et employeurs, publics comme privés, comme dans une branche professionnelle.

Pendant un an, tout le monde s’est retrouvé autour de la table et nous avons ouvert quatre chapitres : les conditions d’emploi, ce qui inclut les questions de formation, d’agrément, de recrutement et de passerelles ; le soutien professionnel, car trop d’assistantes familiales déploraient de ne pas se sentir partie intégrante du service de l’aide sociale à l’enfance, de n’être même pas consultées lors de la rédaction du projet pour l’enfant et de ne pas voir défini leur rapport à l’école ; les conditions matérielles d’exercice, ce qui correspond notamment aux questions de rémunération, centrale et accessoire ; les garanties d’exercice du métier, ce qui renvoie aux sujets de la retraite, du cumul emploi-retraite permettant d’éviter des ruptures dans le parcours des enfants, et de la suspension d’agrément en cas d’accusations de violences. Un certain nombre d’accords ont été trouvés, qui ont fait l’objet de décrets ou de dispositions introduites dans la loi – j’y reviendrai.

Le troisième bloc est contractuel : je veux parler ici de la démarche de contractualisation avec les départements, que j’ai lancée dès 2019 ou 2020. Elle a finalement abouti avec les 100 départements – même avec les Hauts-de-Seine, qui n’avaient pas voulu signer de contrat dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté. Nous avons élaboré quelque quatorze fiches projets, parmi lesquelles chaque département a pioché en fonction des besoins de son territoire ; l’État a alors apporté des financements qui sont venus s’ajouter à ceux du département.

Deux conditions étaient requises dans le cadre de cette contractualisation. D’une part, les départements devaient se doter d’un observatoire départemental de la protection de l’enfance (ODPE), s’ils ne faisaient pas partie des trente collectivités qui en avaient déjà créé depuis l’invention de ce dispositif en 2016. J’ai lu que Josiane Bigot préconisait, dans le rapport qu’elle a remis au nom du Conseil économique, social et environnemental (CESE), de conditionner toute contractualisation future à la rédaction d’un projet pour l’enfant : c’est une très bonne idée, que nous aurions pu avoir à l’époque. D’autre part, nous avons imposé aux départements de réinvestir dans leurs services de PMI, que j’ai déjà évoqués tout à l’heure.

Le dernier bloc de notre politique est législatif : j’en arrive donc à la loi du 7 février 2022. Je ne reviens pas sur les conditions d’élaboration de ce texte – je pourrai répondre à toutes vos questions tout à l’heure si vous le souhaitez. Je souligne simplement que les parlementaires ont joué un rôle important, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, de même que les associations extérieures, notamment – mais pas uniquement – les associations d’anciens enfants protégés. J’assume totalement le fait que cette loi s’inscrive dans le prolongement des lois de 2007 et 2016 sur le même sujet ; j’ai d’ailleurs échangé régulièrement avec Philippe Bas et Laurence Rossignol. En 2019, je n’avais aucune garantie de pouvoir élaborer une loi – ce n’était même pas prévu au départ –, mais je savais que j’en aurais besoin.

Ce texte a permis de remonter au niveau législatif et de rendre contraignants certains dispositifs ; je pense notamment au fameux référentiel de la HAS, à certaines mesures relatives aux assistantes familiales, ou encore à des recommandations du rapport de Michèle Peyron concernant la PMI, qui ont désormais force de loi. Il en est de même pour une disposition du plan national de lutte contre la prostitution des mineurs, puisque l’association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE), que vous avez d’ailleurs vous-mêmes auditionnée, nous avait alertés sur la nécessité d’ancrer la lutte contre la prostitution des mineurs au sein de la politique de protection de l’enfance. Il faut bien dire qu’un mineur qui se prostitue est une victime et qu’il relève de la protection de l’enfance.

L’effectivité de ces dispositions, dont nous pourrons discuter plus tard, n’aurait pas été possible si nous n’avions pas pris un certain nombre de mesures au préalable. Par exemple, la loi réaffirme l’interdiction de séparation des fratries, sous réserve que cela corresponde à l’intérêt de l’enfant ; si ce principe peut être respecté, même de manière imparfaite, c’est parce que nous avions déjà prévu et financé, dans le cadre de la contractualisation, la construction de 600 villages d’enfants, favorisant ainsi un modèle d’hébergement propice au regroupement des fratries. De même, la loi impose l’attribution d’un parrain à chaque enfant de la protection de l’enfance ; toujours dans le cadre de la contractualisation, nous avions justement financé 10 000 dispositifs de parrainage.

Voilà donc l’ensemble des politiques que nous avons essayé de mener, de manière cohérente et un peu systémique. Il me semble qu’elles ont globalement permis d’améliorer le système, même si elles n’ont pas renversé la table. Je n’avais pas le mandat politique de modifier la répartition des compétences – d’ailleurs, je ne dis pas que j’y suis favorable, mais nous y reviendrons peut-être. Dans le cadre du système actuel, je me suis évertué à essayer d’améliorer tant la protection institutionnelle des enfants que la prévention et les politiques de lutte contre les violences faites aux enfants.

J’ai sans doute oublié d’évoquer un ou deux sujets. Ainsi, je n’ai pas du tout parlé de harcèlement scolaire alors qu’il s’agit évidemment d’un sujet central dans la lutte contre les violences faites aux enfants, sur lequel je déplore un échec collectif, un autre ministère que le mien en étant chargé à l’époque. J’aurais aussi pu vous faire partager mes regrets et dresser quelques perspectives d’avenir, mais je suppose que vous me poserez ces questions…

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Monsieur le ministre, je vous ai écouté avec beaucoup d’attention. Nous nous connaissons de longue date, depuis votre prise de fonctions. Lors de vos visites dans le Val-de-Marne, je vous alertais sur tous ces sujets, en tant que vice-présidente du département chargée de la protection de l’enfance et de l’adolescence, puis nous nous sommes retrouvés sur les bancs de cette assemblée.

Des rapports, sur cette question, il y en a plein, mais des commissions d’enquête, il n’y en avait pas encore eu. Nos travaux sont d’autant plus importants que, malgré tous les schémas élaborés au niveau national, les dynamiques lancées et les lois – certes imparfaites – votées en 2007, 2016 et 2022, nous traversons aujourd’hui la plus grave crise que la protection de l’enfance ait jamais connue.

La situation est catastrophique : la crise des métiers du secteur médico-social s’ajoute à l’augmentation massive, et non analysée, des placements d’enfants.

La politique des 1 000 premiers jours était considérée comme prioritaire ; mais le système des pouponnières est inadapté. Pourquoi le décret – obsolète – de 1974 n’a-t-il jamais été revu ? Pourquoi les enfants confiés à la protection de l’enfance deviennent-ils invisibles, pourquoi leur cas n’est-il pas abordé ?

Pourquoi la protection de l’enfance est-elle le seul des secteurs liés à l’enfance pour lequel aucune norme n’est prévue ? Un décret était en préparation en 2022 mais il n’est jamais sorti. Pouvez-vous nous expliquer cette situation ? Nous attendons des faits.

La crise des métiers est majeure ; elle affecte l’ensemble du secteur de la santé comme du handicap. En protection de l’enfance, on considère qu’il manque 30 000 postes. On en voyait les premiers signes avant le Covid, mais elle s’est accélérée.

La formation initiale est trop généraliste. Elle permet d’aller, ensuite, travailler dans le secteur social compris de façon très large, mais en protection de l’enfance on est confronté à des enfants qui ont des fragilités fortes, des psychotraumas lourds : ce sont des métiers très spécifiques. Pourquoi les services de l’État n’ont-ils jamais pris la mesure de ces manques ? Je précise que si je vous pose ces questions, c’est parce que vous êtes le membre du Gouvernement resté le plus longtemps à ce poste.

Vous avez évoqué les mesures relatives aux conditions de travail des assistants familiaux. Elles ont été vues comme des avancées, mais elles ne se sont pas concrétisées : le fichier n’est pas là ; le décret n’est pas sorti ; la coupure du week-end n’existe pas, parce qu’on ne peut pas créer une rupture supplémentaire pour les enfants. Une fois de plus, comme avec les lois de 2007 ou de 2016, il ne se passe pas grand-chose sur le terrain.

La loi prévoit pour les enfants non capables de discernement la possibilité de désigner un administrateur ad hoc ; elle n’impose pas que chaque enfant soit accompagné d’un avocat. Ailleurs, au Québec par exemple, c’est pourtant une priorité. Or, les magistrats nous le disent, il faut être formé pour accompagner ces enfants, et les formations indispensables n’ont pas été dispensées. C’est un sujet que nous remettons donc sur le métier.

Les données publiques – qui sont les enfants protégés, quelles sont les familles concernées, etc. – n’existent pas ; or elles sont indispensables pour élaborer et piloter des politiques publiques. Pourquoi, à votre sens, la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) n’a-t-elle jamais pu récolter ces informations ? Il serait pourtant nécessaire de rassembler des données venues des départements, de la justice, de l’éducation nationale. Alors qu’à l’échelle nationale ce sont 3 000 enfants qui ne sont pas pris en charge, cette absence empêche de mener des politiques adaptées.

Le Comité de vigilance des enfants placés, avec lequel notre commission entretient un lien précieux, s’interroge notamment sur l’interdiction des hébergements en hôtel. Le décret est sorti très tardivement et prévoit que cette interdiction n’entrera en vigueur que deux ans après la parution. Pourquoi ? Que s’est-il passé dans la relation avec les départements ?

M. Adrien Taquet. J’ai omis de préciser que je m’exprimais en qualité d’ancien secrétaire d’État et absolument pas au titre de mes différents mandats actuels, notamment ceux d’administrateur de l’Unicef France ou de l’Institut Robert-Debré du cerveau de l’enfant. Mes propos n’engagent que moi-même.

Vous avez bien décrit l’effet ciseau qui affecte la protection de l’enfance. D’un côté, le nombre de placements augmente. De l’autre, il y a un déficit d’attractivité, qui n’est pas nouveau mais qui s’est accéléré après le Covid, similaire à celui que l’on constate dans d’autres secteurs, comme celui de la santé : les jeunes générations ne veulent plus travailler dans les mêmes conditions que les précédentes – je dis cela sans aucun jugement de valeur, mais cela pose des difficultés. Ainsi, pour remplacer un pédiatre qui part à la retraite, il faut en former et en recruter deux.

En matière de formation initiale et continue, je vous rejoins sur la nécessité d’une plus grande spécialisation, d’autant que l’on considère souvent que les enfants concernés présentent des fragilités plus grandes et plus complexes que par le passé. Michèle Créoff s’est, je crois, exprimée dans le même sens. C’est l’un de mes regrets : je n’ai pas su agripper cette question de la formation, pas su par quel bout prendre le sujet. La formation initiale des travailleurs sociaux est découpée à la fois horizontalement et verticalement ; elle relevait de mon ministère, mais aussi de celui de l’enseignement supérieur. Et on parle des besoins des départements mais les formations relèvent des régions. Dans le secteur de la petite enfance, j’ai pu constater que les besoins des collectivités employeuses ne sont pas toujours connus des instituts régionaux : l’articulation n’est pas systématique. Il faut aussi s’interroger sur les programmes et sur la cohérence des différentes formations.

Il semblerait – c’est à vérifier – qu’il y ait aussi un problème du côté de Parcoursup. On constate des abandons en cours de formation, ce qui laisse penser à des erreurs d’orientation. Les jeunes qui finissent leur formation et qui arrivent sur le marché du travail ne sont pas non plus toujours préparés à ce à quoi ils sont confrontés : on constate, là aussi, des abandons de poste.

Il est donc nécessaire de s’interroger sur la formation initiale. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé un Livre vert du travail social, puis un Livre blanc du travail social – vous auditionnez prochainement Mathieu Klein, je crois. J’ai vu aussi que des travaux ont été menés sur un institut national du travail social. De fait, il ne me paraîtrait pas inutile de s’interroger sur une forme de renationalisation de ces formations.

Pour rendre ces métiers plus attractifs, il faut encore travailler sur la formation continue comme sur la qualité de vie au travail.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Sans normes, c’est difficile.

M. Adrien Taquet. En effet, et j’aurais pu commencer par là. Nous n’avons certainement pas agi suffisamment en faveur des travailleurs sociaux, notamment en matière de formation, même si nous avons beaucoup fait par ailleurs pour les enfants et donc, par effet rebond, pour ceux qui prennent soin d’eux.

Il y a enfin la question de la revalorisation du travail social. Elle doit d’abord être financière. Je me suis battu pour que les travailleurs sociaux bénéficient de la prime Ségur – vous vous rappelez ses « oubliés », puis les « oubliés des oubliés », etc. Il y a eu ensuite, je crois, des jeux entre associations et départements pour qu’elle puisse être assumée financièrement. Ce n’est pas suffisant : il faut revaloriser les métiers du prendre soin.

La revalorisation doit aussi être symbolique. Beaucoup de travailleurs sociaux m’ont confié qu’ils n’osaient plus dire qu’ils travaillaient en protection de l’enfance. C’est pour cela que je me permettais de rappeler en introduction que notre système sauve des enfants grâce à des gens formidables. J’ai toujours été clair : quand il y a des défaillances, on ne met pas la poussière sous le tapis, on affronte les problèmes et on les règle. C’est ce que j’ai fait pour les gamins à l’hôtel : tout le monde était au courant mais personne ne voulait se colleter avec ça – mais je sais, moi, que de tels sujets finissent par revenir comme un boomerang. Je ne minore donc pas les difficultés : je les connais pour avoir été secrétaire d’État pendant trois ans et demi. Mais il ne faut pas tenir uniquement des discours catastrophistes et univoques, car cela a un effet délétère sur les professionnels – posez-leur la question – mais aussi sur les enfants eux-mêmes. La revalorisation symbolique est importante et le pouvoir politique a un rôle à jouer en ce domaine.

S’agissant de la réécriture du décret de 1974 sur les pouponnières, sauf erreur de ma part, nous n’avons pas eu d’alerte, à l’époque, à propos des difficultés que vous avez constatées en vous déplaçant. J’ai interrogé les gens de mon cabinet avant de venir, je parle sous serment : je reconnais les limites de l’action que j’ai menée ; mais, en l’occurrence, je vous dis qu’il n’y a pas eu d’alerte. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de problèmes, ni qu’ils ne se sont pas aggravés depuis.

À l’époque, nous avons donc donné la priorité à l’autre sujet : la question des normes dans les établissements de la protection de l’enfance. C’est, vous l’avez dit, le seul secteur où il n’y en a pas. Ce n’est pas facile : chaque enfant est différent, chacun a des besoins différents, notamment d’encadrement. Mais cette absence de règle, en particulier de taux d’encadrement, est inadmissible.

Nous avons donc travaillé sur le sujet, pendant près d’une année, avec les départements, avec les associations gestionnaires et avec les associations d’anciens enfants protégés – vous connaissez Léo Mathey. Le décret était rédigé. C’était une première pierre, même si on aurait sans doute pu aller plus loin. Il abordait trois ou quatre sujets : travail de nuit, nombre de professionnels diplômés… Il posait quelques principes. Comme la plupart des décrets d’application de la loi du 7 février 2022 – et comme d’autres textes –, il était prêt quand j’ai quitté mon poste. Pourquoi ce décret n’est-il pas sorti ? À chaque changement de gouvernement, les ministres veulent faire passer des décrets d’application avant de partir, ce qui crée un embouteillage au secrétariat général du Gouvernement et au Conseil d’État. Nous avons certainement souffert de ce phénomène. Quel a été le rôle des départements ? Je n’en sais rien, je n’étais plus là. Je ne peux pas parler de ce qui s’est passé après mon départ des responsabilités. En tout cas, ce décret n’est toujours pas sorti, je le constate comme vous.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous aviez donc demandé sa parution, ou bien était-il encore dans les tuyaux de l’administration ? Ce décret aurait un coût important, bien supérieur à 1 milliard d’euros – un coût qui est plutôt un investissement, à mon sens. Cela a pu représenter un frein. Ces questions se sont-elles posées ?

M. Adrien Taquet. Ce décret a été travaillé pendant presque un an et tout le monde était autour de la table, notamment Départements de France et les associations gestionnaires, c’est-à-dire ceux qui auraient dû assumer les répercussions financières de ces nouvelles normes – dont chacun s’accordait à dire qu’elles étaient nécessaires. Quand j’ai quitté mes fonctions, je crois – j’espère ne pas vous dire de bêtises – que le décret était rédigé et prêt à sortir.

Les conséquences budgétaires sont bien réelles, mais personne ne les découvrait. L’estimation à 1,4 milliard a été établie plusieurs mois plus tard, je crois. Il n’y a pas que la question financière : il faut aussi trouver des gens pour occuper les postes qui seraient ouverts.

Je redis que ce décret était prêt. Il était dans les tuyaux, mais bien avancé dans les tuyaux.

Quant à l’hébergement en hôtel, souvenez-vous, nous avons affirmé clairement un principe d’interdiction – on ne peut pas nous reprocher le contraire : il figure dans la loi. J’assume d’avoir fait montre de pragmatisme : l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) estime le nombre d’enfants concernés à une dizaine de milliers, et les sortir des hôtels du jour au lendemain comportait une part de risque pour eux. Certains auraient pu se retrouver à la rue et alors tout le monde était perdant. Nous avons donc opté pour une interdiction claire mais après une période transitoire de deux ans, afin de donner le temps aux départements d’héberger ces enfants ailleurs. C’est possible : il y a des départements qui l’ont fait sans attendre la loi, comme la Moselle. Il est faux de dire qu’il y a trop d’enfants, trop de mineurs non accompagnés, puisque certains y sont arrivés.

On parle ici du décret du 16 février 2024. Mais il y en avait un autre, qui n’est jamais sorti et qui était prévu pour gérer cette période transitoire. Je pense qu’il était rédigé. Je ne peux pas vous dire pourquoi il n’est pas sorti et je ne peux pas faire de politique-fiction… Honnêtement, je n’en sais rien. Et je ne m’en satisfais pas plus que vous ! Voir que nous votons des lois et qu’elles ne sont pas appliquées, ce n’est pas très gratifiant. Je ne peux rien faire, je ne suis plus rien.

Vous reprendrez toutes mes prises de parole publiques : je mentionne quasi systématiquement le fait que ni le décret sur l’hébergement en hôtel ni le décret sur les normes ne sont sortis. Je trouve ça inadmissible. Que puis-je vous dire d’autre ?

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Lors des assises de la protection de l’enfance, le 4 juillet 2019, vous avez dit : « Il n’est pas tolérable qu’en France aujourd’hui, on parle encore d’enfants “incasables”. Ils ne sont pas incasables, ils sont incasés, et le glissement sémantique qui s’est opéré au fil du temps en dit long sur nos impasses, voire notre défaitisme. » Pourtant, on en parle encore. La situation semble même s’être aggravée, notamment pour les jeunes avec des troubles du comportement. Quels constats aviez-vous dressés en tant que ministre sur ce sujet des enfants « incasables » ? Qu’avez-vous fait pour essayer d’endiguer la situation ?

D’après votre expérience, qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Qu’auriez-vous voulu faire si vous aviez été maintenu dans vos fonctions ? D’ailleurs, pourquoi avoir refusé, sauf erreur de ma part, la création d’un organisme de contrôle indépendant des lieux de placement, malgré le nombre de dysfonctionnements signalés dans le domaine de la protection de l’enfance ? Ne pensez-vous pas, au vu du contexte et de tout ce que notre commission d’enquête a soulevé ces derniers temps, qu’un tel organisme est indispensable ?

En tant qu’ancien ministre, pensez-vous qu’un enfant devrait toujours être accompagné d’un avocat devant un juge ? Je sais que la question s’est posée quand vous étiez au Gouvernement.

Que pensez-vous de l’idée de rendre obligatoire l’accompagnement des jeunes majeurs jusqu’à vingt et un ans ? Malgré la loi qui porte votre nom, les départements conservent en effet de larges marges d’interprétation. L’accompagnement, vous le savez comme moi, est loin d’être égalitaire d’un département à l’autre ; pourtant, les besoins sont importants, comme le signalent notamment le collectif Cause majeure ou le Comité de vigilance des enfants placés.

M. Adrien Taquet. Le terme « incasables » vient du secteur du handicap. Je ne retire pas un mot de ma déclaration : le problème vient plutôt de notre incapacité à trouver des solutions aux enfants ainsi désignés. Leurs besoins relèvent souvent à la fois de la protection de l’enfance et du handicap, or, dans notre pays, les politiques publiques concernées fonctionnent en silos : lorsqu’on est à l’intersection des deux, en général, on tombe dans le trou qui les sépare.

Vous le savez, 15 à 20 % des enfants relevant de l’aide sociale à l’enfance sont en situation de handicap ; les travailleurs sociaux ne sont pas préparés pour s’en occuper. Il est hors de question de les former en ce sens : ce n’est pas à eux de prendre en charge ces enfants, qui ne relèvent pas de leurs compétences. En l’occurrence, le problème est celui de la pédopsychiatrie.

Qu’avons-nous fait ? Là encore, j’ai d’autant plus de raisons de ne pas être satisfait que je suis très engagé en faveur des personnes en situation de handicap, je l’étais en tant que député notamment. Par la contractualisation, puis en essayant de mobiliser des associations gestionnaires, nous avons essayé de faire remonter des initiatives innovantes pour offrir un accompagnement aux enfants ayant des besoins à la fois éducatifs et thérapeutiques. Il existait une fiche projet. Je dois avouer que nous n’avons eu aucun retour concluant des départements. Nous avions pourtant sollicité des associations de tailles diverses – peut-être ne nous sommes-nous pas suffisamment investis. Selon moi, un dispositif de prise en charge reste à inventer pour ces enfants.

La question de la présence systématique d’un avocat a donné lieu à de nombreux débats. Je m’y suis opposé ; les avocats, les anciens enfants protégés, plein de gens me sont tombés dessus. Je suis resté sur ma position, que je défends encore aujourd’hui. La protection de l’enfance est confrontée à une pluralité de situations. Le juge Édouard Durand m’avait sensibilisé à un aspect du problème : le juge des enfants n’est pas un juge comme les autres ; il n’est pas là pour résoudre un conflit opposant deux parties, il est le dépositaire de l’intérêt supérieur de l’enfant. Parfois, celui-ci arrive chez le juge en raison d’une défaillance parentale ; les parents manquent de compétences, galèrent, n’y arrivent pas et l’enfant se trouve en danger – il n’est pas victime d’inceste ou de violence. J’ai considéré, contre l’avis des avocats – je me trompe peut-être –, que placer systématiquement un avocat entre l’enfant et ses parents introduisait une dimension de conflictualité qu’un jeune enfant pouvait ne pas comprendre. Cela revient à l’opposer tout d’un coup à ses parents alors que la situation n’était pas de cette nature. Par ailleurs, nous avons favorisé le recours à l’avocat : l’enfant peut demander à être assisté et le juge peut considérer qu’il en a besoin.

Vous m’interrogez sur la création d’un organisme de contrôle. Il existe quelque 2 100 établissements de protection de l’enfance. Une telle institution nécessiterait une flopée de fonctionnaires. Je préférerais qu’on embauche autant de travailleurs sociaux pour s’occuper des enfants. De plus, cela reviendrait à oublier la moitié d’entre eux : ils sont 50 000 placés en familles d’accueil, lesquelles sont au nombre de 25 000 environ. Pour les contrôler toutes, il va falloir du monde. Il n’y a aucune raison que les enfants placés en famille d’accueil fassent l’objet de moins de contrôles, donc soient moins bien traités, que les enfants en foyer.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Ce n’est pas une raison ! Cela revient à ne rien faire.

M. Adrien Taquet. Nous avons fait plein de choses ! Nous avons par exemple instauré un référent violences, comme c’était le cas dans le secteur du handicap. En outre, il y a des responsables : les départements et les ARS disposent de pouvoirs de contrôle dans le domaine médico-social, il ne faut pas les déresponsabiliser. Nous avons également obligé les départements à établir des plans de contrôle qu’ils doivent remonter tous les ans au préfet – je ne sais pas si c’est encore le cas. Les établissements doivent définir des plans de sauvegarde et des procédures de remontée d’incident.

Mme Katiana Levavasseur (RN). À plusieurs reprises, les personnes que nous avons auditionnées ont mentionné la difficulté de centraliser les données, chaque département utilisant son propre logiciel. Pourquoi n’avez-vous pas fourni un logiciel unique à tous les départements, afin d’harmoniser les pratiques et de gagner en efficacité ?

M. Adrien Taquet. Il existe un truc formidable, madame la députée : la libre administration des collectivités territoriales. En 1983, en application de ce principe constitutionnel, il a été décidé que chaque département pouvait choisir son propre système d’information. C’est fou, mais c’est comme ça. En raison de la concentration du secteur, il n’existe plus que trois éditeurs. Maintenant, les départements sont pieds et poings liés : chaque fois qu’il faut changer une virgule dans le code, ça prend des lustres et ça coûte très cher. Le problème est le même dans le secteur du handicap. La Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) a créé le label SI Commun MDPH pour aboutir à un système d’information harmonisé des maisons départementales des personnes handicapées. Cela a pris dix ans.

Pour les mêmes raisons, tout ministre chargé de l’enfance nouvellement nommé dispose de zéro donnée. C’est hallucinant mais c’est une réalité. Je pense que certains départements ne savent même pas combien d’enfants leur sont confiés, où ils sont ni quel est leur parcours.

Comme on ne peut pas forcer tous les départements à utiliser le même système d’information, à quoi s’ajoutent plein d’autres difficultés techniques, certes surmontables, j’ai essayé de renforcer l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE). En effet, jusqu’à la loi de 2022 et à la réforme de la gouvernance nationale, la DREES était très peu impliquée. Or, outre qu’elle compte des statisticiens, elle a accès à d’autres bases de données : elle peut les croiser pour reconstituer des parcours d’enfants. C’est pourquoi, lors de la création de France Enfance protégée, j’ai confié à la DREES la remontée des informations d’OLINPE, le dispositif d’observation longitudinale individuelle et nationale en protection de l’enfance. Cela a soulevé des difficultés de ressources humaines, mais il était prévu qu’en deux ans, la DREES intégrerait l’ONPE et piloterait OLINPE, afin d’améliorer la gestion des données et de pouvoir, notamment, reconstituer des parcours. En tant que députés investis d’une mission de contrôle, c’est un dispositif sur lequel vous devriez vous renseigner.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. On connaît la réponse.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous avez dit que la protection de l’enfance sauve 350 000 enfants. Partons du principe que ce soit le cas. Comment expliquez-vous que tous les indicateurs relatifs aux enfants placés sont alarmants ? Décrochage, hospitalisation, notamment en hôpital psychiatrique, sans-abrisme : toutes les statistiques – peu nombreuses – sont affolantes. Depuis de trop nombreuses années, il ne se passe pas une semaine sans que les médias ne révèlent un fait tragique lié à des manquements graves dans des lieux censés être surveillés et encadrés par la puissance publique. Comment expliquez-vous les témoignages d’anciens enfants placés – vous les avez rencontrés –, tous victimes de lourds traumatismes qu’ils essaient de surmonter pour porter la parole d’enfants encore dans le système ? Je pense à la jeune Lina : les mots qu’elle a prononcés ici même, devant les représentants de la nation, me hantent. Elle a dit : « Si j’avais su que [la vie dans les foyers] allait être comme ça, peut-être que je n’aurais même pas dit ce qui se passait chez moi. Je me serais tue. » Si le système sauve 350 000 enfants, comment expliquez-vous que des travailleurs sociaux soient en grève dans presque tous les départements ? Est-ce parce que nous disons que le système est à bout de souffle ou parce qu’il l’est en effet ?

Pendant trois ans et demi, vous avez exercé les plus hautes responsabilités ; vos propos expriment un peu trop de satisfaction de la qualité de l’action publique : j’aurais préféré que vous commenciez par les regrets. Beaucoup de choses n’ont pas été faites, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la présente commission d’enquête a été l’une des premières créées au cours de cette législature. Nous sommes là parce que rien ne va dans la protection de l’enfance. Que vous n’en ayez même pas conscience m’inquiète.

Comment se fait-il que personne ne soit responsable de ce dossier, pas même un haut-commissaire ? S’il était prioritaire, comme le président Macron l’a soutenu, nous aurions un ministre d’État haut placé dans l’ordre protocolaire – c’est ainsi que cela fonctionne.

M. Adrien Taquet. Il n’y a pas de contradiction : le système sauve des enfants ; par ailleurs, je le dis sans autosatisfaction, des défaillances existent et on peut améliorer la prise en charge – je m’y suis évertué.

Oui, le système sauve des enfants : certains seraient peut-être dans des situations bien plus graves s’ils n’avaient pas été protégés. Vous ne pouvez pas affirmer qu’il empire toujours leur situation, ce n’est pas vrai.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je ne serai pas là si ce n’était pas vrai.

M. Adrien Taquet. Vous auriez d’ailleurs pu auditionner de nombreux autres anciens enfants placés, notamment Gautier Arnaud-Melchiorre, à qui j’avais confié la mission de recueillir la parole des enfants protégés et qui a rédigé le rapport « À hauteur d’enfants » : il dit au contraire que l’État l’a sauvé.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Ce sont des exceptions consolantes.

M. Adrien Taquet. Il faut veiller à ne pas renvoyer dans le silence des enfants qui pourraient parler des violences qu’ils subissent en leur disant systématiquement, comme vous le faites, que l’État est défaillant, avec le risque qu’ils décident de rester dans un milieu familial délétère.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Alors on fait comme les trois petits singes, on se couvre les yeux, les oreilles et la bouche ?

M. Adrien Taquet. Ne vous apercevez-vous pas que mes propos sont mesurés ? J’insiste, il n’y a pas de contradiction, et je vous rejoins sur l’importance de certains principes, sur la question de la santé et sur la scolarisation – outre les retards, très peu d’enfants placés suivent des études supérieures : ce n’est pas acceptable. Dès que j’ai pris mes fonctions, j’ai refusé l’idée que tout était de la faute des départements, considérant que certains des problèmes que vous soulevez incombent à l’État. J’ai donc essayé de faire en sorte que nous assumions nos responsabilités : la santé et l’école dépendent de l’État et non des départements. Comme vous, j’estime que les situations que vous dénoncez sont évidemment inadmissibles, par exemple les difficultés d’insertion professionnelle ou le sans-abrisme. Dans ces domaines, il faudrait travailler sur les données. On peut se retrouver sans abri à l’issue d’un parcours en protection de l’enfance, sans qu’on sache en détail comment : les jeunes concernés sont-ils entrés à l’ASE à seize ans ou dès la pouponnière ? Leur parcours professionnel a-t-il connu une ou huit ruptures ? D’autres facteurs, comme des problèmes psychiatriques, peuvent-ils expliquer qu’ils se retrouvent à la rue ? Pour résoudre un problème, il faut savoir quel levier actionner. Dans tous ces domaines, il reste des progrès à faire, ce qui renvoie à la question des données.

M. Denis Fégné (SOC). Lors des auditions et des rencontres dans nos circonscriptions, les professionnels décrivent un système à bout de souffle. Ils subissent l’empilement des réformes menées par l’État – 2007, 2016, 2022. Ils sont notamment confrontés à l’embolisation des structures de placement, faute de moyens consacrés à la prévention et à l’articulation entre cette dernière et la protection. Les grandes difficultés qu’ils rencontrent se traduisent également par la faible attractivité des métiers et par des problèmes de formation.

Les travailleurs sociaux demandent que des normes soient instaurées dans le système de prévention également, c’est-à-dire pour les actions éducatives à domicile (AED) et en milieu ouvert (AEMO). Bien entendu, imposer un nombre d’enfants maximal par travailleur social aurait un coût.

Comment amener les départements à améliorer la gradation des mesures de prévention et de protection, de l’action éducative au placement ? Avez-vous expérimenté des outils en ce sens ?

M. Adrien Taquet. En 2017, le Dr Marie-Paule Martin-Blachais a mené une démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance. J’en ai lancé une autre sur les mesures en milieu ouvert, que Geneviève Gueydan a pilotée. Vous auditionnerez demain le président du conseil départemental d’Ille-et-Vilaine ; c’est dans son département que Geneviève Gueydan a présenté son rapport, en janvier 2020. Le recours au milieu ouvert fait partie intégrante de la prévention. Cette politique s’est fracassée sur la crise liée au Covid, mais je prends ma part de responsabilité : je regrette de ne pas l’avoir soutenue davantage.

Vous avez dénoncé l’empilement de lois, que je voulais évoquer en conclusion. La protection de l’enfance a besoin de constance. Par exemple, la politique des 1 000 premiers jours est instable depuis 2022, alors qu’elle est fondamentale. Il faut également du temps. Je sais que l’urgence des situations rend inaudible l’argument de la patience, mais il faut laisser les lois produire leurs effets et les travailleurs sociaux s’approprier les dispositifs. Je pense par exemple à l’article 1er de la loi de 2022, qui prévoit le recours à un tiers digne de confiance : c’est fondamental. Enfin, j’ai pris une leçon de modestie : ce n’est pas parce qu’on vote une loi qu’on change vingt ans de pratique professionnelle en un claquement de doigts. Il faut accompagner les réformes.

Présidence de M. Stéphane Viry, vice-président de la commission

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Depuis quelques semaines, nous auditionnons les professionnels du secteur. Leur constat est unanime et sans appel : l’ASE est à bout de souffle. Elle manque tellement de moyens financiers, humains et éducatifs qu’elle est maltraitante pour les enfants et pour le personnel. J’ai croisé beaucoup d’assistants sociaux et d’éducateurs, notamment sur des piquets de grève : leurs demandes restent ignorées. La table n’a pas été renversée. Une réflexion globale de la société est nécessaire sur tous les domaines relatifs à l’enfance – l’éducation nationale par exemple a besoin d’un profond remaniement. Vous aviez annoncé une loi ambitieuse, à même de modifier structurellement l’ASE. Comment expliquez-vous qu’elle n’ait pas porté les fruits attendus ?

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Monsieur le président, je veux d’abord exprimer notre agacement de n’avoir que trente minutes, à la queue leu leu, pour poser des questions sur un sujet essentiel.

Les professionnels sonnent l’alarme. Nous ne sommes pas ceux qui mettent à mal la protection de l’enfance. Les politiques non menées ; les lois non appliquées et les décrets non publiés ; le 119 au bout du rouleau ; les placements non exécutés ; un enfant qui meurt tous les cinq jours alors qu’un danger avait été repéré ; le procès de la mère et du beau-père de la petite Amandine morte de faim à treize ans : c’est tout cela – pour résumer, l’inaction des politiques – qui abîme la protection de l’enfance. Quand vous avez visité la pouponnière et le centre de l’enfance où je travaillais, la crise était déjà là, elle s’est accentuée, désormais nous assistons à l’effondrement de ce service public.

Vous n’avez pas répondu précisément à la question concernant les décrets d’application de votre loi. Je ne comprends pas par exemple que l’on commence la rédaction d’un décret, issu d’un travail collectif mené avec des associations habilitées, sans interroger Bercy sur la faisabilité financière. Nous parlons d’une dépense de 1,5 milliard d’euros. Quelles informations avez-vous échangées avec le ministère délégué chargé des comptes publics ?

S’agissant des placements à l’hôtel, vous avez été très flou. Je ne comprends pas que vous ne vous rappeliez pas si le décret avait été rédigé. Je dis qu’il l’a été, qu’il est resté coincé dans les tiroirs de je ne sais quel ministère. Quelles discussions avez-vous eues avec les autres membres du gouvernement lors de l’élaboration du projet de loi ? Avez-vous repéré des blocages dans les départements ? Charlotte Caubel nous a affirmé qu’il en existait. Vous êtes sous serment. La non-parution des décrets a provoqué des décès d’enfants. Concrètement, qui a bloqué le décret relatif aux conditions d’accueil ?

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Vous avez dit que vous aviez visité des établissements sans qu’on vous alerte, or les alertes existent. Elles sont notamment reçues par les ADEPAPE, les associations départementales d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance. Parce qu’elles identifient très bien les structures problématiques, elles constituent un relais primordial pour signaler les mises en danger. Or elles sont financées par les départements : en faisant un signalement, elles risquent de perdre leur financement. Comment garantir l’indépendance de ces associations ?

Mme Julie Ozenne (EcoS). Vous êtes un citoyen ayant eu accès à de hautes fonctions, à des données, à des solutions et aux moyens et outils pour les appliquer : vous pouvez continuer à agir.

Je ne suis pas experte de la protection de l’enfance ; je découvre l’ampleur des dégâts. Je n’ai que l’expérience des bidonvilles – la misère à l’état pur. Ma question est celle du Comité de vigilance des enfants placés.

De nombreux témoignages d’enfants placés, des rapports et des alertes révèlent des cas inquiétants d’utilisation de psychotropes sans véritable diagnostic médical, voire sans ordonnance. Ces médicaments, parfois employés pour faciliter la gestion des enfants dans les structures d’accueil, sont décrits comme une camisole chimique. Cette pratique constitue une violence psychologique et physique susceptible de laisser des séquelles profondes et durables. Il faut donc s’interroger sur les conditions d’utilisation de ces substances et sur l’absence de contrôles rigoureux, à même de prévenir de tels abus. La semaine dernière, Le Canard enchaîné a publié des chiffres : en 2023, près de 4 % des enfants – 5,5 % des adolescents – avaient pris au moins un psychotrope. Apparemment, ce serait bien davantage dans les établissements de l’ASE. Aviez-vous connaissance de ces pratiques pendant que vous étiez en fonction ? Qu’avez-vous entrepris, ou que proposez-vous, pour prévenir ces abus et protéger les enfants de cette forme de violence institutionnelle ?

M. Adrien Taquet. Monsieur Bonnet, vous m’interrogez sur l’effectivité de la loi. Le problème est structurel. Il se pose d’abord pour les décisions de justice : d’après un rapport, certaines juridictions comptent jusqu’à 70 % de décisions inappliquées. Viennent ensuite les dispositions légales : certains décrets ne sont pas publiés, ce qui est inacceptable. Parfois, la loi met du temps à être mise en œuvre, ou elle l’est de manière inégale. En 2024, le collectif « Cause Majeur ! » a mené une étude sur la sortie de l’aide sociale à l’enfance. La loi prévoit plusieurs dispositifs : un accompagnement de dix-huit à vingt et un ans, un droit au retour, des entretiens à dix-sept ans et six mois après la sortie. Cause Majeur a interrogé des acteurs d’une trentaine de départements. Seuls 11 % de ces derniers organisent l’entretien six mois après la sortie ; 50 % assurent l’allongement de la durée des contrats au-delà de dix-huit ans, avec des différences territoriales. Toutefois, l’étude conclut également que tous les jeunes ont désormais un éducateur référent et que l’accompagnement, pour ceux qui en bénéficient, est pluridisciplinaire – enfin, les silos tombent.

Je regrette de ne pas avoir « tué » le contrat jeune majeur pour le remplacer par le projet d’accès à l’autonomie, selon le terme choisi dans le décret du 5 août 2022. Ce projet, qui doit prolonger le projet pour l’enfant, est inspiré d’un constat fait lors d’un déplacement dans le Val‑de‑Marne. Il faut plusieurs briques pour construire l’autonomie : logement, ressources financières, études ou travail, santé. Quand tous les gens concernés, à savoir les représentants de la mission locale, du rectorat, de l’habitat social, se mettent autour de la table pour construire une stratégie à l’échelle du territoire et pour trouver des solutions aux cas les plus complexes, cela se passe bien – c’est juste du bon sens. Le décret prévoit donc que chaque jeune bénéficie d’un projet d’accès à l’autonomie, qui repose sur ce principe. Je n’ai pas réussi à remplacer le contrat jeune majeur qui est parfois une coquille vide, dont la durée et les conditions varient – trois mois ou un an, avec ou sans aide financière, etc. C’est tout et n’importe quoi, mais nous n’avons pas réussi à le tuer.

Les départements pensaient que la loi leur laisserait une marge de manœuvre pour organiser l’accompagnement après dix-huit ans. Mais la loi a donné aux jeunes la possibilité de saisir la justice. Le Conseil d’État s’est prononcé quatre fois ; à trois reprises, il leur a donné raison. Il a jugé que pour bénéficier d’un accompagnement, il fallait avoir entre dix-huit et vingt et un ans, être passé par l’ASE et ne recevoir aucun soutien financier ou familial. Donc les départements n’ont en réalité pas de marge d’interprétation sur ces éléments.

J’avoue sincèrement que certains éléments donnent à réfléchir. Vous avez évoqué le problème des hôtels. Lorsque plusieurs départements ont annoncé brutalement qu’ils ne prendraient plus en charge les mineurs non accompagnés (MNA), personne n’a bougé, pas même les préfets, qui sont les représentants du Gouvernement sur le terrain. Au cours de mes études de droit, certes anciennes, j’ai appris l’existence du contrôle de légalité. Mais, comme Michèle Créoff l’a souligné, il n’y a plus grand monde dans les préfectures pour s’occuper de la protection de l’enfance – 0,5 ETP (équivalents temps plein). Cela s’assortit d’une perte de compétences. Nous devons faire attention : on parle de recentraliser mais, dans les services de l’État, plus personne ne sait faire.

L’effectivité était le principal problème en 2007 et en 2016, elle le reste. Mais, si je peux me permettre de vous renvoyer la balle, il vous revient, si vous approuvez les dispositions, d’exercer avec vigilance votre mission de contrôle.

Madame Maximi, je vais essayer de préciser ma réponse sur les décrets. La loi a été promulguée le 7 février 2022. L’élection présidentielle a eu lieu en avril, les élections législatives se sont terminées le 7 juillet. Pendant ces quelques mois, nous avons finalisé les décrets pour l’application d’une trentaine de dispositions – certains étaient déjà écrits. Je suis du genre à mettre les mains dans le cambouis, mais les membres du Gouvernement ne rédigent pas eux-mêmes les décrets. Pour autant, sur les placements à l’hôtel, il n’y a pas eu de blocage de l’administration. Le décret a donné lieu à des négociations entre les parties prenantes. Vous m’interrogez sur les échanges entre la DGCS (direction générale de la cohésion sociale) et Bercy. Je pense que les administrations se parlent, mais je ne peux pas vous l’affirmer. Une fois encore, les acteurs ne découvrent pas les implications du texte.

Pendant les fins de mandat, les membres du Gouvernement essaient de faire passer le plus de décrets possible pour que les textes entrent en application. Cela provoque un embouteillage, ce qui n’est certes pas acceptable. De manière générale, je ne sais même pas si des décrets sont sortis entre le 7 février et mon départ du ministère. Dans ces moments-là, les parapheurs s’empilent sur le bureau du SGG (secrétariat général du Gouvernement) ; les choses avancent mais elles prennent du temps. En tout cas, ni nous ni l’administration n’avons bloqué et Départements de France ne m’a pas appelé entre février et juin pour me dire que ce ne serait pas possible. Il n’y a pas eu de manœuvre dilatoire.

À la faveur du changement de gouvernement, les relations complexes entre l’État et les collectivités locales ont peut-être évolué… Je note tout de même que, du point de vue des finances locales, ces relations ne sont pas tout à fait sincères – là aussi, il faudrait renverser la table ! –, et qu’elles sont même un peu tendues. Certains congrès de Départements de France se sont moyennement bien passés pour le Gouvernement.

Que s’est-il dit entre les uns et les autres ? Pour ma part, je n’étais plus au Gouvernement et je n’ai pas vraiment entretenu de relations avec ma successeure : je ne peux donc pas parler pour elle, ni faire de la fiction. Tout ce que je peux vous dire, c’est que lors de la passation de pouvoir, je me suis entretenu brièvement avec elle et que j’ai insisté sur deux choses : la mise en œuvre de la loi du 7 février 2022 et la situation des professionnels. Sur ce dernier point, je lui ai dit que je n’avais pas fait assez et que je lui conseillais d’agir, car il est inutile de faire des lois s’il n’y a personne pour les mettre en œuvre.

S’agissant de l’hébergement à l’hôtel, le décret était prêt.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas été publié ?

M. Adrien Taquet. La loi prévoyait une période transitoire de deux ans, pendant laquelle devait paraître le décret. Je ne me souviens plus de son contenu dans le détail. Il devait prévoir, en gros, la nécessité d’un renforcement éducatif, d’un encadrement et d’autres mesures pas très coûteuses ni contraignantes, suffisamment souples pour être mises en œuvre sans trop de difficultés. Très sincèrement, je ne vois pas trop pourquoi ce décret-là n’a pas été publié. On a trop attendu… Ce n’est pas admissible, j’ai eu l’occasion de le dire régulièrement. Il en va de même pour les décrets relatifs aux normes et aux taux d’encadrement.

Je suis globalement d’accord avec vous, madame Amiot, au sujet des ADEPAPE. Pour tout vous dire, j’avais l’idée de fixer dans le code de l’action sociale et des familles un pourcentage du budget des départements – de l’ordre de 0,5 % – devant être alloué à ces associations qui, dans un certain nombre de collectivités, et en dépit de leur indépendance, font partie intégrante du système, puisque certaines tâches leur sont même parfois déléguées. Nous avons un peu étudié cette possibilité avec mon cabinet, peut-être aussi avec les services, mais nous n’avons malheureusement pas réussi à résoudre ce qui coinçait. Beaucoup d’ADEPAPE n’ont pas de visibilité au-delà d’un ou deux ans, ce qui ne leur permet pas de travailler sereinement ni de se projeter dans l’avenir.

S’agissant de l’administration de psychotropes aux enfants, un rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge a relevé la même chose que vous, madame Ozenne. Cette question renvoie plus largement à la pénurie de professionnels de santé et au manque de moyens de la pédopsychiatrie, un problème qui dépasse le cadre de l’aide sociale à l’enfance mais se pose de manière encore plus prégnante pour les enfants protégés, dont les besoins sont beaucoup plus grands. Le manque de soignants ouvre effectivement la voie à une utilisation dévoyée de ces médicaments.

Nous n’avons pas parlé des comités départementaux de la protection de l’enfance, des instances créées dans dix départements dans le cadre d’une expérimentation de cinq ans. À l’époque, certains départements et le Sénat nous ont empêchés d’aller plus loin, mais je suis convaincu de la nécessité de généraliser ce dispositif fondamental qui permet un véritable pilotage territorial de la protection de l’enfance. Je ferai la même remarque concernant le recours aux contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens.

L’un de vous a parlé des outre-mer, qui méritent un travail approfondi compte tenu du carnage qui s’y déroule. Je regrette de ne pas avoir fait suffisamment pour ces territoires.

Nous avons peu abordé le sujet des mineurs auteurs, pourtant crucial puisque 50 % des auteurs de violences sexuelles sur mineurs sont d’autres mineurs.

J’aimerais enfin vous sensibiliser à un enjeu bâtimentaire. De nombreux foyers sont en déshérence ou ne respectent pas les normes en vigueur, notamment en matière d’intimité. La Caisse des dépôts a publié la semaine dernière un rapport dans lequel elle propose d’utiliser ses leviers d’action pour favoriser les investissements dans la rénovation et la modernisation de tous les foyers de l’aide sociale à l’enfance.

  1.   Audition de Mme Francine Chopard, conseillère régionale déléguée aux formations sanitaires et sociales de la Région Bourgogne-Franche-Comté, et représentant de Régions de France au Haut Conseil du travail social (HCTS), et Mme Laura Lehmann, conseillère Santé, social, formations sanitaires et sociales de Régions de France (jeudi 16 janvier 2025)

M. Stéphane Viry, président. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de la protection de l’enfance avec l’audition de Mme Francine Chopard, conseillère régionale déléguée aux formations sanitaires et sociales de la région Bourgogne-Franche-Comté, représentante de Régions de France au sein du Haut Conseil du travail social (HCTS), et de Mme Laura Lehmann, conseillère santé, social, formations sanitaires et sociales de Régions de France.

Mesdames, je vous remercie vivement d’avoir répondu à notre invitation.

Il nous paraissait important, à ce stade des travaux de la commission d’enquête, de pouvoir entendre les représentants de Régions de France. En effet, si la compétence de l’aide sociale à l’enfance (ASE) relève des départements, les régions sont amenées à intervenir en la matière, notamment en raison de leur compétence de formations sanitaires et sociales, ce qui représente un enjeu majeur dans un contexte où le secteur est marqué par une grave crise d’attractivité des métiers.

Quel regard portez-vous sur l’ampleur de cette crise des vocations ou d’attractivité ? De plus, quelles actions seraient, selon vous, à entreprendre pour y répondre ?

Cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale et son enregistrement vidéo sera disponible à la demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Francine Chopard et Laura Lehmann prêtent serment.)

Mme Francine Chopard, conseillère régionale déléguée aux formations sanitaires et sociales de la région Bourgogne-Franche-Comté, représentante de Régions de France au Haut Conseil du travail social (HCTS). Depuis la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, les régions disposent de la compétence d’autorités organisatrices en matière de formation sanitaire et sociale. En outre, depuis le 1er janvier 2005, la région est chargée du pilotage des formations sociales. Le code de l’action sociale et des familles détermine le rôle de la région concernant la définition et la mise en œuvre de la politique de formation des travailleurs sociaux.

Au travers de l’élaboration d’un schéma régional des formations sociales, la région recense, en association avec les départements, les besoins de formation à prendre en compte pour la conduite de l’action sociale et médico-sociale, et indique comment elle compte y répondre. Le schéma régional, qui lie les domaines du sanitaire et du social, constitue un règlement cadre élaboré avec les parties prenantes et voté par le conseil régional.

Les régions pilotent et participent à la gouvernance de la carte des formations, en concordance avec les besoins des territoires, délivrent des autorisations aux établissements de formation, déterminent des quotas de places de formation, financent ces formations, dotent en fonctionnement les établissements de formation, financent des aides individuelles à la vie quotidienne pour les apprenants et s’attachent à favoriser leur réussite, au-delà des formations dispensées, notamment concernant la qualité des stages.

Malheureusement, contrairement aux formations sanitaires, l’État ne finance pas les bourses pour les apprenants des formations sanitaires et sociales. C’est donc par volontarisme que les régions financent ces bourses et octroient des aides sociales pour les apprenants de ce secteur, notamment au niveau infra-baccalauréat.

L’État demeure garant des programmes et des référentiels pédagogiques, ainsi que des conditions d’accès aux formations. De plus, il est l’autorité certificatrice des formations.

Les régions consacrent chaque année plus de 1,5 milliard d’euros pour les formations sanitaires et sociales, ce qui représente une augmentation de plus de 45 % des budgets régionaux en faveur de ces formations en dix ans.

Concernant la protection de l’enfance, les formations concernées relèvent du secteur sanitaire – aide-soignant, auxiliaire de puériculture, infirmier, infirmier puériculteur ou encore ergothérapeute –, mais comptent surtout les treize diplômes du secteur social — assistant familial, accompagnant éducatif et social, moniteur-éducateur, technicien de l’intervention sociale et familiale, assistant de service social, conseiller en économie sociale et familiale, éducateur de jeunes enfants, éducateur spécialisé, éducateur technique spécialisé, médiateur familial et, en formation continue, le certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale (CAFERUIS), le certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (CAFDES) et la formation d’ingénieur social.

Les formations post-baccalauréat font partie de la plateforme Parcoursup.

La différence entre le secteur social et le secteur sanitaire est qu’un entretien a lieu avant l’entrée en formation, ce qui a son importance.

Mme Laura Lehmann, conseillère Santé, social, formations sanitaires et sociales de Régions de France. L’élaboration du schéma régional fait évidemment l’objet d’une concertation élargie avec l’ensemble des acteurs de terrain pour construire une feuille de route opérationnelle et réaliste, basée sur un diagnostic objectivé.

Par exemple, la région Centre-Val de Loire a participé à la création d’un observatoire sanitaire, médico-social et social (OSMS), rattaché à un groupement d’intérêt public (GIP) appartenant au réseau des centres animation ressources d’information sur la formation-observatoire régional emploi formation (CARIF-OREF). Quatre phases de travail se succèdent. La première phase est relative à un travail préparatoire, technique et de diagnostic, ainsi que de construction des problématiques et des constats. La deuxième phase est un temps large de concertation, avec l’organisation de plusieurs groupes de travail avec les différents acteurs – département, État, employeurs, organismes de formation, étudiants, représentants des usagers et encore établissements de santé. La troisième phase concerne la construction et l’écriture de la feuille de route. Enfin, la quatrième phase est évidemment le vote en conseil régional.

Parmi les données mobilisées pour élaborer ces schémas et décider notamment des quotas, les régions s’appuient sur une présentation de la population générale et de ses évolutions à venir. Ainsi, nous prenons en compte les enjeux démographiques, sociaux, économiques et également environnementaux, notamment le vieillissement de la population. Les régions caractérisent ces populations au contact des professionnels, réalisent un panorama du secteur professionnel actuel (les départs à la retraite et l’évolution de la pratique de la formation) et évaluent le poids professionnel et les besoins de ces professionnels par secteur d’activité, notamment au regard de l’état de l’appareil de formation actuel, des taux de remplissage et de diplomation, mais aussi du nombre d’abandons.

Mme Francine Chopard. En parallèle du financement de ces formations, les régions font la promotion des formations et des métiers, puisqu’elles disposent d’une compétence liée à l’orientation et à l’information sur les métiers. Ces actions sont essentielles pour l’attractivité de ces formations souvent méconnues du public. Nous avons vraiment un sentiment d’invisibilité de ces métiers au niveau de la population.

Les actions mises en place par les régions sont des portes ouvertes, des forums des métiers et des participations à des salons. Les régions réalisent également des mini-vidéos pour favoriser la découverte des métiers, des livres, des kits de communication, des tournées de bus de l’orientation ou encore des plateformes. En outre, elles mobilisent des ambassadeurs métiers, car il n’y a pas de meilleure personne pour parler d’un métier que le professionnel lui-même.

Au sein de ma région, la deuxième édition du salon « Explore les métiers » aura lieu à Dijon au mois de mars. Pour la première fois, une mise en valeur des métiers du social sera effectuée. Ce salon a reçu, pour sa première édition, 7 000 visiteurs. Pour cette deuxième édition, nous visons 10 000 visiteurs.

Dans le cadre d’un campus des métiers des qualifications autonomie, longévité et santé (ALS), la région Hauts-de-France a mis en place un dispositif extrêmement attractif et ludique à destination des jeunes, avec un jeu, l’utilisation de la réalité virtuelle, l’immersion dans les milieux professionnels, un escape game intitulé « Sauver Mamie » ainsi que des webinaires très courts.

Les régions ont donc véritablement mis en place des outils.

Les régions constatent un défaut d’attractivité de ces formations. Il arrive ainsi qu’elles autorisent et financent des places qui ne sont pas pourvues. Nous n’avons pas de données globales sur les filières à cette date.

Les causes de ce défaut d’attractivité sont diverses : l’invisibilité des filières, la précarité étudiante, la représentation de ces métiers dans l’opinion publique, l’image de l’ASE renvoyée par les médias et la représentation du travailleur social. Lors des travaux du HCTS, j’ai beaucoup entendu l’idée selon laquelle les fonctions de certains travailleurs sociaux consisteraient à « prendre les enfants » dans les familles.

Le développement croissant de l’apprentissage constitue bien un facteur d’attractivité, mais nous devons pouvoir accueillir les apprenants. Il faut donc des terrains de stage, des structures volontaires et des entreprises. Lorsque le jeune fait ses études en apprentissage, il est évident qu’il y a une fidélisation et que le contrat d’apprentissage doit se traduire par une embauche.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. De nombreuses personnes m’ont demandé la raison de mon souhait d’auditionner les représentants de Régions de France. La raison est que, derrière l’ensemble des problématiques de la protection de l’enfance, il y a cet écosystème terrible et tentaculaire comptant un grand nombre d’intervenants, qui l’invisibilise totalement. Cette réalité a été engendrée par le législateur et les organisations diverses qui se sont créées au fil des années.

Néanmoins, alors que nous connaissons l’apogée de ces problématiques – concomitantes des difficultés liées au personnel, puisqu’il manque 30 000 postes actuellement–, je constate qu’à l’Assemblée nationale lors des débats relatifs au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), dans les schémas de formations des régions ou sur le site du Gouvernement, les questions relatives aux seniors et aux handicaps sont mises en avant. À quel moment donnons-nous de la visibilité à l’un des pans qui construit l’avenir, à savoir celui des enfants ? Cette invisibilité ne vient pas tant de la difficulté que du fait que l’ensemble du système ne s’intéresse pas à ces enfants.

La commission d’enquête ne vise pas à pointer l’ensemble du dysfonctionnement mais à essayer de le comprendre. J’ai souhaité que nous traitions les manquements des politiques publiques dans cet esprit.

J’ai voulu auditionner Régions de France car, comme vous l’avez souligné, depuis le 13 août 2004, les régions disposent d’une compétence qui constitue un élément important de cet écosystème, bien que la protection de l’enfance soit, du fait des lois de décentralisation, sous la responsabilité des départements.

Je voudrais tout d’abord savoir si les treize régions disposent de treize schémas différents. Ainsi, ajoute-t-on treize schémas régionaux de formation aux cent une politiques publiques de la protection de l’enfance ?

Nous avons observé une absence de visibilité de cette profession, ce qui sera certainement abordé dans mes travaux.

Nous ne pouvons pas poursuivre le schéma tel qu’il est construit à ce jour, où des études permettent à la fois de travailler dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), dans un bureau en tant qu’assistant social ou dans le secteur de la protection de l’enfance, avec un groupe d’enfants de six à dix ans, sans normes et avec des psychotraumas graves – psychiques, physiques ou les deux –, ce qui nécessite des compétences en formation initiale et en formation continue.

Je ne comprends pas comment, dans la représentation des schémas régionaux, la question que vous avez évoquée est construite. Au sujet de la protection de l’enfance, nous manquons totalement de données. Vous avez évoqué les données utilisées par les régions pour construire leur schéma. Ce point représente l’une des clés : les données du territoire sont extrêmement importantes pour comprendre les enjeux des politiques publiques à mener.

Tenez-vous compte de la formation de type généraliste ? Du fait des courbes montrant un accroissement des besoins de personnel pour nos anciens, l’accent est-il mis sur ce secteur, au détriment de la protection de l’enfance ? Je crois connaître la réponse.

Cette audition n’a pas pour but de vous tendre un piège, mais de nous permettre de comprendre où sont les manquements et les dysfonctionnements, parfois collectifs. En effet, je crains que nous ne continuions de nous tromper de chemin en disposant de treize schémas différents, tous projetés sur la courbe des seniors, mais ne prenant pas – ou très peu – en compte la question de la protection de l’enfance, alors que nous connaissons, avec les neurosciences, l’importance d’accompagner les enfants de la meilleure manière, par la formation initiale et continue. Nous avons donc voulu, avec cette commission d’enquête, interroger tous les acteurs.

Dans cet écosystème, l’assemblée des Régions de France doit également porter cette question avec l’État, puisque chacun a ses propres compétences. Nous voyons bien que, dans cette multitude de compétences, la question de l’ASE et des enfants en protection de l’enfance n’est pas une priorité et qu’elle est invisibilisée, donc peu portée.

L’existence de 30 000 postes manquants risque de permettre au privé de s’engouffrer, comme lors des crises que nous avons connues dans les EHPAD ou les crèches – ce qui a d’ailleurs déjà commencé. De plus, ce secteur n’a pas de normes ni d’encadrement – nous tentons d’y remédier – et tout est fait pour que ce système soit porteur des problématiques les plus lourdes.

Ces éléments contribuent au manque d’attractivité des métiers de la protection de l’enfance pour les futurs étudiants. Au-delà de la partie visible des communiqués où la presse fait état de situations extrêmement graves, l’ensemble du système ne donne pas de visibilité et ne forme pas correctement, alors qu’accompagner des enfants est le plus beau métier du monde lorsqu’on y est bien formé.

J’ai eu la chance d’observer ce qui se passe à l’étranger et j’ai constaté l’existence d’un boulevard pour avoir des métiers passionnants, avec de solides formations abordant les questions psychosociales, le développement de l’enfant et la santé clinique. Les recherches ont énormément avancé et ce sont des métiers très valorisants.

J’aimerais donc comprendre si treize schémas régionaux signifient treize schémas différents, ce qui ajoute une complexité pour la compréhension de l’ensemble des parlementaires qui doivent travailler sur le rapport et rendre leurs conclusions. Ensuite, les treize schémas sont évidemment en concordance avec les besoins des territoires, tous différents. Quelle est la proportion qui peut intéresser la protection de l’enfance ? J’ai peur qu’elle soit minime.

Par ailleurs, si vous avez connaissance de bonnes pratiques régionales dans ce domaine, cela nous intéresserait de les connaître.

Concernant enfin l’attractivité et la connaissance de l’orientation des jeunes, nous constatons, avec la plateforme Parcoursup, une situation catastrophique dans ce secteur. En effet, des jeunes très fragiles entrent par défaut dans un parcours de formation lié à la protection de l’enfance, avec une base de formation initiale manquant de solidité et très généraliste, et abandonnent ces études en première ou deuxième année. Lorsqu’ils vont jusqu’au diplôme, ils risquent de quitter ce secteur s’ils sont recrutés dans un environnement professionnel source de difficultés.

Nous avons donc tous et toutes, au sein de cet écosystème, notre part de responsabilité pour faire de la question de l’enfance une priorité, tant dans les formations et dans les schémas régionaux.

Mme Francine Chopard. Madame la rapporteure, je suis tout à fait d’accord avec ce que vous exprimez. J’étais un peu intimidée et je n’osais pas vous dire que les régions sont sans doute moins actives sur les formations du social que sur les formations du sanitaire.

Nous répondons aux besoins qui nous sont remontés. Or, avec le vieillissement de la population globale et les maladies chroniques qui augmentent, les besoins qui nous parviennent concernent surtout l’accompagnement de la population vieillissante. Les métiers du soin infirmier et de la rééducation nous occupent donc davantage.

Je crois que nous sommes aussi les acteurs de l’invisibilité des métiers de la protection de l’enfance. Avant cette délégation, je ne connaissais pas les treize diplômes, ces complémentarités, ce professionnalisme et je ne savais pas combien ce monde souffre.

Toutes les régions ont des relations avec les agences régionales de santé (ARS) et siègent dans des instances de démocratie en santé. Je fais par exemple partie de la commission santé-prévention de la région Bourgogne-Franche-Comté et nous ne parlons que des personnes âgées, de leur isolement, du diabète ou encore des chutes. Sachez qu’une fois, j’ai pris la parole afin d’être la porte-parole de nos jeunes qui rencontrent des problèmes de santé et de souffrance liée à la santé mentale, mais voilà où nous en sommes.

Concernant les treize schémas, il me semble effectivement un peu évident qu’ils soient propres à chaque région, puisque nous avons des territoires différents.

Mme Laura Lehmann. Pour compléter, les schémas régionaux des formations sanitaires et sociales (FSS) n’entrent pas dans un niveau de détail sectoriel aussi précis. Il n’y a pas de prisme particulier concernant la protection de l’enfance.

Lors du renouvellement de la dernière génération de schémas régionaux en 20222023, nous avons renforcé l’aspect petite enfance et ces schémas ne sont donc pas uniquement centrés sur le vieillissement.

Concernant les treize schémas différents, en comptant également nos collègues d’outre-mer, il faut noter qu’il existe une grande similitude dans leur construction. Des axes principaux et des priorités sont retrouvés dans l’ensemble des documents-cadres, tels que l’attractivité des métiers, le sujet de l’abandon des études ou encore l’amélioration des conditions de vie des apprenants.

Mme Francine Chopard. Concernant les exemples de bonnes pratiques, en région Bourgogne–Franche-Comté, nous finançons en partie et dans la durée, par des fonds européens, des séjours et des échanges entre les jeunes de l’ASE de différents pays, accompagnés par des travailleurs sociaux, avec tout un travail de recherche sur la thématique de l’environnement et du traitement des déchets.

Par ailleurs, j’ai découvert lors de mon premier mandat de conseillère régionale les établissements régionaux d’enseignement adapté (EREA), qui ne sont selon moi pas assez reconnus. Ces structures dispensent un enseignement général et professionnel adapté aux élèves en situation de difficultés sociales ou de santé psychique. Les équipes enseignantes volontaires et engagées de ces petites structures parviennent à amener ces jeunes jusqu’au certificat d’aptitude professionnelle (CAP), au baccalauréat professionnel, voire au brevet de technicien supérieur (BTS), et leur redonnent confiance en eux. Ces établissements relèvent de la politique régionale et sont accompagnés dans tous les dispositifs liés aux lycées, à la culture, au soutien à l’activité sportive, à l’éducation à la citoyenneté ou encore à l’égalité femmes-hommes. Ces établissements devraient être des exemples mais souffrent souvent d’un manque de moyens pour la rénovation de leurs locaux.

Enfin, nous entretenons également des contacts avec les missions locales. Régions de France a d’ailleurs signé une convention-cadre avec l’Union nationale des missions locales (UNML). Nous intervenons forcément dans le domaine de la formation professionnelle des jeunes.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je souhaiterais que vous nous disiez si les sujets liés aux anciens enfants placés et à la protection de l’enfance constituent une question politique au sein des Régions de France. Parlez-vous de ce sujet, notamment par le biais des travailleurs sociaux ? Est-ce un sujet dont vous êtes saisi ?

Plus la commission avance dans ces auditions, plus j’ai l’impression que le véritable manquement est l’absence de regard politique sur ces questions.

Nous avons par exemple appris que, pour la première fois, une table ronde a été organisée sur ce sujet lors du grand rassemblement organisé chaque année par l’Assemblée des départements de France, alors que la protection de l’enfance relève de leurs compétences.

Auriez-vous des préconisations pour que nous puissions sonner l’alerte et la mobilisation générale sur ces sujets, en vue d’un changement à tous les niveaux et pour que personne ne puisse dorénavant se défausser en revoyant la responsabilité vers un autre acteur ?

Nous cherchons tous des solutions, dont vous faites, comme nous tous, partie.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Pour éviter la dilution de la responsabilité de chacun, comment vous sentez-vous accompagnées, notamment vis-à-vis de la formation ?

Comment êtes-vous informées des réels besoins de l’évolution et de la vision à long terme ? En effet, le lancement d’un plan d’information sur l’existence des métiers vise à recruter des professionnels plusieurs années plus tard. Quel est votre degré de projection et comment êtes-vous accompagnées par d’autres interlocuteurs, tels que les présidents de département, pour vous projeter et définir les besoins ainsi que les budgets alloués pour les formations ou encore l’information sur l’existence des métiers ?

Avez-vous eu des retours de terrain et, si c’est le cas, comment avez-vous pu les organiser afin de savoir quel public cibler pour recruter et rendre nos métiers sociaux attractifs ? Ces métiers ne nécessitent pas forcément un âge minimal mais exigent un minimum de maturité, de vécu et d’expérience de la vie. Les adultes chargés d’accompagner ces publics aux besoins très forts doivent être, à leur tour, bien outillés afin d’accomplir leurs missions au mieux. Comment cible-t-on des publics particuliers pour aller chercher nos futurs professionnels sociaux ? Je suis curieuse de savoir si vous avez mis des actions en place. Si ce n’est pas le cas, quel accompagnement attendriez-vous pour vous aider à cibler les publics ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Le Livre blanc du travail social, rendu en décembre 2023 devant cinq ministres, se fait l’écho de la crise des métiers du lien, qui a un impact terrible sur nos enfants – eux-mêmes fragiles dans leur parcours – puisque le turnover de personnel ne leur permet pas de créer des liens dans la continuité. Une prise de conscience a-t-elle eu lieu lors de cette publication ? Dans ce Livre blanc, la question du social et du métier est posée pour l’État et pour les régions, notamment dans les domaines de la protection de l’enfance, du tout-petit jusqu’à celui dont nous souhaitons l’envol vers l’autonomie. Des échanges, du partage ou des propositions ont-ils émergé depuis sa publication ? Un comité de filière se met-il en place ? Des actions ont-elles lieu ? Les réponses à ces questions me permettront de trouver des propositions pour que la situation change, dans le cas où il n’y aurait pas eu d’avancées concrètes.

Mme Francine Chopard. Concernant l’intérêt porté par les régions aux travailleurs sociaux, et plus particulièrement à ceux qui se dirigent vers la protection de l’enfance, je pense que les départements sont, selon nous, les collectivités compétentes. De ce fait, nous ne nous y intéressons pas suffisamment. Nous parlons des diplômes et des formations du social sans avoir le souci de savoir vers quel public nous souhaitons orienter les personnes formées. Ce n’est pas quelque chose qui est clairement prononcé dans les préoccupations des élus. Je crois ne pas me tromper en disant que la compétence relève des départements. Le rôle des régions est de former suffisamment les travailleurs sociaux, avec des formations de qualité. Nous insistons sur la qualité des stages.

Toutes les régions ont le souci, dans l’élaboration du schéma, d’intégrer les étudiants parmi les partenaires. Nous avons audité, au sein de Régions de France, la Fédération nationale des étudiants en milieu social. C’est une piste à poursuivre et un partenariat à renforcer. Je crois que nous ne le faisons pas suffisamment et que nous pourrions presque imposer des rencontres régulières avec les étudiants.

Les étudiants en travail social sont dépités. Ils disent que tout est fait pour les empêcher d’exercer le métier pour lequel ils avaient des envies et des ambitions. Ils se trouvent un peu muselés et aimeraient être entendus dans les établissements d’enseignement en faisant partie des conseils d’administration. Je ne parle pas seulement de l’ASE, mais aussi de ceux, parmi ces étudiants, qui veulent s’occuper des enfants, de l’enfance maltraitée et de ces souffrances insupportables.

Je vous rejoins, madame la rapporteure, sur le fait que ce sujet est éminemment politique. On ne peut pas, dans une démocratie, entretenir le malheur. On sait en plus qu’il y a une reproduction. C’est quand même insupportable, insoutenable. La protection ne va pas venir individuellement. Elle doit venir de la société, des parlementaires et des lois. Ce ne sont pas des sentiments ou de la charité.

Ces étudiants, avec lesquels il serait intéressant que votre commission organise une audition, parlent aussi de leurs conditions de stage, décrites comme très mauvaises, avec du harcèlement. Ils expliquent que, pour garder des lieux de stage dans un contexte où leur nombre est limité, il arrive que le formateur privilégie ses relations avec l’établissement au détriment de l’étudiant, dont le stage n’est pas validé et qui est contraint de redoubler. Nous en sommes là.

Concernant la formation, il existe, certes, une urgence. Toutefois, quand on a la responsabilité de la formation des jeunes, il ne faut pas répondre à l’urgence. Le quantitatif ne doit pas primer. Nous ne devrions pas créer 30 000 places, car 30 000 postes ne sont pas pourvus, mais c’est un peu ce qui est fait tout de même.

Il faut réfléchir aux moyens financiers et aux budgets alloués. Il est évident que les formations de qualité, telles que les établissements régionaux d’enseignement adapté (EREA), sont plus coûteuses. N’est-ce pas ce que nous devons à nos enfants ?

L’absence de regard politique est en effet peut-être la première des carences.

Pour permettre une mobilisation générale, il est impératif de travailler ensemble, à tous les niveaux – la commune, les caisses centrales des activités sociales, le département, la région et l’État. Il faut se connaître, ne pas refaire le travail déjà effectué et ne pas créer de nouvelles instances. Il suffit de faire vivre les instances qui existent déjà. Les régions, par exemple, sont représentées au niveau des départements dans les conseils départementaux de la citoyenneté et de l’autonomie (CDCA). Malheureusement, elles ne sont jamais interpellées ou sollicitées au sujet de la politique de l’enfance. Nous sommes laissés dans le créneau des formations.

Vous évoquiez, madame la députée, la dilution de la responsabilité de chacun. Ma réponse est qu’effectivement, il faut absolument travailler tous ensemble.

Je note tout de même du changement. J’ai été nommée au sein du HCTS, ce qui constitue la première nomination de Régions de France au sein de cette instance. J’ai participé à l’élaboration du Livre blanc et au groupe de travail. La méthode utilisée pour mener ce travail durant plus d’un an, avec des chercheurs, des professionnels, des étudiants et des personnes prises en charge, a été exemplaire. Lors de mon discours, j’ai interpellé directement les ministres. Après, nous avons pu participer et être contactés par la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et aller sur la préfiguration de l’Institut national du travail social (INTS).

À ce jour, je continue de travailler en tant que représentante de Région de France au sein du HCTS. Je fais partie d’un groupe de travail intitulé « Plaidoyer pour le travail social », qui cherche à communiquer sur ces métiers du lien, ce qui est absolument fondamental. Si nous voulons une société apaisée, nous devons donner toute leur importance à ces travailleurs et les valoriser.

Nous ne l’avons pas évoqué car cela ne relève pas de la compétence des régions, mais je note aussi les problématiques liées aux rémunérations, aux organisations de travail, aux chiffres et aux contrôles incessants. Je crois que les travailleurs sociaux n’en peuvent plus. Ces éléments ont été parfaitement décrits dans le Livre blanc, que nous avons élaboré dans l’idée qu’il ne soit pas un énième rapport qui serve de cale pour un meuble. Je vous assure qu’il s’agit d’un travail de valeur, à la méthode de travail exemplaire.

M. Stéphane Viry, président. Je vous remercie pour votre disponibilité, votre audition et vos mots, mesdames.

Mme Francine Chopard. Ce sujet me tient particulièrement à cœur et je le porte au sein de Régions de France. Alors qu’on nous ramène au sanitaire et à l’universitarisation des sciences infirmières, j’appelle l’attention sur les métiers du social.

M. Stéphane Viry, président. C’est un sujet qui interpelle également les membres de cette commission, particulièrement sa rapporteure et sa présidente, qui ont souhaité ardemment la mise en place de cette structure de contrôle et d’investigation dont le résultat sera, à mon avis, assez puissant.

  1.   Audition des organisations syndicales représentatives du secteur sanitaire, social et médico-social à but non lucratif (mercredi 22 janvier 2025)

La Commission procède à l’audition des organisations syndicales représentatives du secteur sanitaire, social et médico-social à but non lucratif :

 Confédération française démocratique du travail (CFDT) : M. Benjamin Vitel, secrétaire national de la Fédération CFDT santé-sociaux, responsable des diplômes et métiers du social, Mme Jacqueline Fiorentino, secrétaire fédérale à la Fédération Interco CFDT, en charge du champ du social et médico-social, et M. Éric Achard, secrétaire fédéral à la Fédération Interco CFDT, en charge du champ de la protection judiciaire de la jeunesse ;

 Confédération générale du travail (CGT) : Mme Pascale Guiniec, membre du bureau de l’UFAS (Union fédérale de l’action sociale)-CGT, Mme Esther Tonna, secrétaire générale de l’UFAS, M. Jili Biet, membre du bureau national de la CGT-PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) ;

 Confédération générale du travail-Force ouvrière (CGT-FO) : M. Michel Poulet, secrétaire fédéral, Fédération FO de l’action sociale, Mme Béatrice Clicq, secrétaire confédérale chargée de l’égalité du développement durable ;

 Union syndicale Solidaires (Solidaires) : M. Éric Florindi, éducateur spécialisé, membre du Haut Conseil du travail social pour Solidaires, Mme Anne-Sophie Souchaud, éducatrice de prévention spécialisée, M. Olivier Treneul, membre du bureau fédéral de SUD Collectivités territoriales et travailleur social à l’aide sociale à l’enfance (ASE), et Mme Elen Jeanneteau, SUD, travailleuse sociale à l’ASE.

Mme la présidente Laure Miller. Mesdames, messieurs, nous aborderons avec vous les questions des moyens, de la rémunération, de la formation, des difficultés de recrutement, du recours à des structures privées lucratives, du dialogue social et des conventions collectives.

Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande au préalable de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Les douze intervenants prêtent serment.)

M. Benjamin Vitel (CFDT). Le secteur de la protection de l’enfance s’inscrit dans un contexte plus large de crise des métiers du travail social en France. Ce secteur souffre d’un manque criant de reconnaissance malgré son rôle essentiel pour la cohésion sociale. Les travailleurs sociaux permettent à chacun, quel que soit son degré d’inclusion ou d’exclusion, de se sentir membre de la communauté nationale.

Ce manque de reconnaissance se traduit notamment par de faibles niveaux de rémunération. Entre 2005 et 2021, le smic a augmenté de 30,5 %, tandis que les salaires dans la convention collective de 1966 n’ont progressé que de 8,2 %, avec une inflation de 23,3 % sur la même période. Au 31 décembre 2023, pour des diplômes de niveau 6 – éducateur spécialisé, assistant social –, on constate des écarts de rémunération à l’embauche de 22 % à 43 % par rapport à d’autres secteurs d’activité en France.

Cette situation explique en partie la crise d’attractivité que connaissent ces métiers. Au-delà de la question salariale, il y a aussi une perte de sens : les travailleurs sociaux ont l’impression d’être réduits à pallier les défaillances de notre société plutôt que de créer du lien social.

La protection de l’enfance concentre particulièrement ces problématiques. Elle accueille des publics qui devraient relever d’autres dispositifs – de soins, médico-sociaux – faute de place ailleurs. L’absence de normes d’encadrement permet de surcharger indéfiniment ce secteur. On y retrouve des enfants aux prises avec des pathologies multiples, ce qui complexifie la prise en charge.

De plus, les problèmes de la justice, notamment l’engorgement, font que lorsque les enfants entrent dans le circuit, les mesures proposées sont souvent déjà inadaptées. La protection de l’enfance apparaît ainsi comme un cas particulier, concentrant de nombreuses difficultés du secteur social dans son ensemble.

J’insiste sur la question de la formation car c’est un problème majeur dans le domaine de la protection de l’enfance. L’absence de normes en termes d’effectifs, de ratios d’encadrement et de niveau de qualification conduit à avoir des professionnels sans formation spécifique. Cette situation est aggravée par le recours à l’intérim, qui envoie sur le terrain des personnes sans formation adaptée. Nos priorités sont la question salariale, pour retenir les professionnels actuels qui envisagent de partir, et l’établissement de taux d’encadrement et de ratios. Ces mesures sont essentielles pour garantir des conditions de travail correctes, préserver la santé physique et psychologique des professionnels et redonner du sens à leur travail à travers une approche qualitative.

Mme Jacqueline Fiorentino (CFDT). Dans la fonction publique, nous sommes moins touchés par le problème des personnes sans diplôme. Cependant, la formation est en cours de révision par la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Il est crucial de mettre l’accent sur la complémentarité et la transversalité. Je tiens à souligner que ces métiers relèvent profondément du domaine social, comme l’ont reconnu le Haut Conseil du travail social, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) et récemment la Cour des comptes. Ces rapports mettent en évidence les grandes difficultés des acteurs de la protection de l’enfance, véritablement submergés. Cette situation est due au manque d’effectifs, à la complexité croissante des situations rencontrées et à l’absence de mise en œuvre de la prévention.

Mme Esther Tonna (CGT). La CGT représente ici l’ensemble des professionnels publics et privés œuvrant quotidiennement pour la protection des mineurs. Notre organisation défend à la fois les besoins de protection et d’assistance envers les plus vulnérables, tout en affirmant que nos métiers relèvent d’une mission d’intérêt général. Nous plaidons pour que cette mission soit confiée à un service public et à un secteur habilité dotés de moyens adéquats, avec des professionnels formés, dans le respect des principes de citoyenneté, de neutralité, de laïcité et d’émancipation.

Malgré quelques avancées législatives, nous déplorons l’absence d’une volonté politique cohérente et de moyens financiers suffisants. Depuis plus de dix ans, la CGT alerte les ministres successifs sans que la situation ne soit véritablement prise en compte. L’absence d’une politique nationale unifiée et la fragmentation territoriale engendrent de graves dysfonctionnements. L’État, par son immobilisme, en est responsable.

Le récent rapport du CESE sur les dysfonctionnements de la protection de l’enfance souligne la nécessité de renationaliser ce domaine, notamment en termes de financement et d’orientations politiques. Nous insistons sur l’importance d’une approche globale dans l’accompagnement des jeunes et de leurs familles, qui nécessite du temps pour construire une relation éducative solide. Le manque de temps est un problème majeur pour l’ensemble des acteurs.

Nous constatons que les professionnels sont surchargés, ce qui compromet la qualité de leur travail. Les mesures de protection en milieu ouvert sont mises en œuvre trop tardivement et les placements en institution sont remis en question par des décisions de justice, alors que les places en maison d’enfants à caractère social (MECS) ou en familles d’accueil manquent déjà cruellement.

La CGT dénonce le manque de places en hébergement, la suppression de structures et de postes, le placement de mineurs à l’hôtel sans suivi adéquat et l’utilisation de services comme la prévention spécialisée comme variables d’ajustement budgétaire. Nous soulignons également l’inégalité de prise en charge sur le territoire national, particulièrement flagrante pour les mineurs isolés étrangers.

Mme Pascale Guiniec (CGT). La crise de la protection de l’enfance est aggravée par l’absence d’augmentation salariale dans toutes les conventions, y compris l’action sociale publique, et le manque de revalorisation du point d’indice. Les professions, souvent exercées par des femmes, sont loin de l’égalité salariale à compétences équivalentes. Malgré les difficultés de recrutement évoquées par les employeurs, les propositions d’amélioration et de revalorisation salariale sont bloquées lors des négociations conventionnelles. Notre organisation demande de nouveau la reprise des négociations salariales pour le public et le privé.

L’inégalité de traitement concernant l’indemnité Ségur-Laforcade persiste entre les professionnels du public et du privé. Dans le privé, cette indemnité a été obtenue grâce à l’action syndicale, mais de nombreux professionnels en sont encore exclus. Certains employeurs et départements ne la financent pas ou menacent de ne plus le faire.

Des plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) sont en cours dans divers établissements, malgré l’augmentation des besoins de la population. Nous sommes inquiets quant à la future convention collective unique et étendue, craignant qu’elle ne soit au rabais, basée sur des salaires au mérite et un séquençage de l’accompagnement.

Certains établissements maintiennent des conditions de travail précaires et indignes, s’apparentant à de l’exploitation. On constate des dérives managériales autoritaires, une politique du chiffre et une augmentation des discriminations syndicales.

L’État doit prendre ses responsabilités pour assurer, via les départements, une prise en charge équitable et de qualité pour chaque enfant et famille. Les orientations budgétaires du projet de loi de financement de la sécurité sociale seront cruciales. Nous ne pouvons accepter une baisse des subventions de fonctionnement pour les départements, qui ont la responsabilité première des solidarités.

Le secteur connaît une grave crise de recrutement et de nombreux départs de salariés pour des raisons éthiques. Les faibles salaires, les conditions de travail dégradées et l’absence de sens donné à la mission sont responsables de la désertion du secteur social.

La réforme des diplômes de niveau 6 des métiers du travail social n’est pas une solution au manque d’attractivité. Les chiffres des centres de formation montrent qu’il s’agit du contexte d’arrivée en formation via Parcoursup et de la découverte des conditions de travail qui poussent un tiers des étudiants à abandonner en cours de formation et un autre tiers à quitter le secteur une fois en poste. Changer les formations en les nivelant par le bas ne résoudra pas le problème de recrutement, mais accentuera le turnover et diminuera la qualité des accompagnements.

Mme Béatrice Clicq (CGT-FO). Notre confédération a souhaité être présente pour réaffirmer la responsabilité de l’État dans la protection de l’enfance, garante des principes d’égalité et de solidarité. Cela implique des politiques publiques assurant la protection de nos enfants, futurs adultes émancipés. Bien que nous ayons plusieurs fédérations couvrant le champ de la protection de l’enfance, la Fédération de l’action sociale étant la plus concernée, nous avons voulu montrer que notre implication va au-delà d’une seule fédération.

M. Michel Poulet (CGT-FO). Accompagner, c’est dire espérance, mais cette espérance nécessite des conditions adéquates. Je souhaite évoquer la situation inacceptable d’une centaine d’enfants dormant dans la rue à Strasbourg, dans un pays censé subvenir aux à leurs besoins, quelle que soit leur nationalité.

Pour que cette espérance advienne, il faut des salaires décents. On estime à environ 30 % la perte de pouvoir d’achat en un peu plus de vingt ans dans le secteur social et médico-social. Aujourd’hui, un éducateur spécialisé débutant dans la convention de 1966 gagne seulement 61 euros au-dessus du smic en prévention en milieu ouvert.

Nous défendons un salaire adossé au diplôme, en dehors de tout système de critères classants. Cette mesure pourrait contribuer à donner du sens à l’action, alors que les conditions de travail se sont dégradées ces dernières années.

Nous revendiquons l’ouverture immédiate de négociations pour la mise en place d’un plan d’urgence national, avec la création de places et de postes pour garantir une véritable protection de l’enfance et améliorer les conditions de travail des professionnels. Nous considérons que les missions de protection de l’enfance doivent être entièrement financées par l’État pour garantir l’égalité des droits des enfants, quelle que soit leur nationalité ou leur statut.

Nous nous opposons aux lois répressives sur la protection de l’enfance et la prévention de la délinquance. Nous restons attachés aux ordonnances de 1945 sur l’enfance délinquante et l’enfance en danger, réaffirmant le principe de primauté de l’éducatif sur le répressif et de l’excuse atténuante de minorité.

M. Olivier Treneul (SUD). Nous représentons l’Union syndicale Solidaires et sommes des travailleurs sociaux de terrain, à la fois du secteur public, en tant qu’agents territoriaux de l’aide sociale à l’enfance (ASE), et du secteur associatif. Il s’agit, sauf erreur, de la première fois que des professionnels en contact direct avec les enfants s’expriment devant vous concernant les manquements de la protection de l’enfance. Nous pensons que cette audition aurait dû intervenir plus tôt dans vos travaux, après celle des collectifs d’enfants et d’anciens enfants placés. La question fondamentale à poser aux professionnels aurait été de déterminer leurs besoins pour exercer correctement leur métier. Le questionnaire que nous avons reçu aborde des sujets importants comme la formation ou les salaires, mais ces problématiques existent depuis trente ans. L’urgence actuelle concerne davantage les conditions d’exercice de notre profession.

Mme Elen Jeanneteau (SUD). Nous sommes réunis aujourd’hui car nous partageons le constat d’une protection de l’enfance à l’agonie, traversée par une crise inédite. Le financement actuel, reposant sur des dotations insuffisantes de l’État et des recettes limitées des départements, ne permet pas une politique publique efficace en matière de protection de l’enfance. Cette situation entraîne des conséquences graves : au moins 10 % des enfants pour lesquels un placement a été ordonné restent en situation de danger à leur domicile. Les départements, malgré leur responsabilité et leur liberté de choix budgétaires, sont défaillants, privilégiant une logique de gestion des coûts au détriment des besoins de protection des mineurs.

Sur le terrain, cela se traduit par des enfants non protégés, des ruptures de soins et de placement, des droits de visite non respectés, des enfants privés de loisirs ou déscolarisés. L’intérêt supérieur de l’enfant n’est plus une priorité et la Convention internationale des droits de l’enfant est négligée. L’État porte également une responsabilité importante, avec des lois qui s’empilent depuis 2007 sans financement adéquat ni contrôle de leur application.

Nous proposons que le financement de la protection de l’enfance revienne à la charge de l’État, qui doterait les départements par péréquation sur la base des besoins identifiés par une instance indépendante. Cette dernière vérifierait l’engagement effectif des départements dans leurs choix politiques en matière de protection de l’enfance.

Ces manquements ont des conséquences directes sur les enfants, leurs familles et les professionnels. Nous dénonçons les conditions de travail dégradées, le sous-effectif chronique, et les pratiques managériales inadaptées. Nous exigeons l’autonomie professionnelle nécessaire pour proposer des accompagnements humains et émancipateurs et refusons la notion de rentabilité dans l’action sociale.

Nous appelons les députés à prendre leurs responsabilités lors du vote du budget, en considérant les conséquences délétères des économies imposées aux collectivités territoriales sur les enfants vulnérables et l’avenir de la société.

M. Olivier Treneul (SUD). Je suis moi-même du département du Nord, dont j’espère que vous convoquerez également le président compte tenu des défaillances notoires en matière de protection de l’enfance. Nous sommes en mesure de vous fournir des informations précises et des exemples concrets de situations d’enfants. Actuellement, dans le Nord, des équipes exercent leur droit de retrait. Par exemple, des cadres de proximité sont contraints de chercher des places d’accueil inexistantes, une tâche aussi vaine que de chercher de l’or dans la Deûle à Lille. Cette situation de droit de retrait perdure depuis décembre.

Mme Anne-Sophie Souchaud (Solidaires). Je souhaite appeler votre attention sur la prévention spécialisée, un maillon crucial de la protection de l’enfance actuellement menacé. Dans le Nord, le département annonce une réduction de 3 millions d’euros du budget alloué à cette mission, entraînant la suppression de soixante postes d’éducateurs de rue. L’année dernière, dans la Vienne, 25 % du budget a été supprimé. La prévention spécialisée, inscrite dans le code de l’action sociale et des familles, relève de la compétence des départements. Cependant, nous constatons un désengagement croissant de leur part.

Notre mission consiste à aller vers les jeunes les plus vulnérables dans les territoires précarisés, prévenir les mises en danger et les aider à s’insérer dans les dispositifs de droit commun. La diminution ou la suppression de la prévention spécialisée impacte négativement l’ensemble de la chaîne de protection de l’enfance.

Une jurisprudence de 2017 a reconnu la prévention spécialisée comme une compétence obligatoire des départements. Néanmoins, comme le soulignait le rapport d’information parlementaire de 2017, les articles du code de l’action sociale et des familles sont ambigus et nécessitent une clarification. De plus, le financement n’est ni encadré ni contraint pour les départements. Il est donc urgent de légiférer pour encadrer le financement de la prévention spécialisée et maintenir son existence sur l’ensemble des territoires qui en ont besoin.

M. Éric Florindi (Solidaires). Concernant les établissements accompagnant les enfants et les adolescents, une enquête récente du bureau de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (UNIOPSS) pour les services d’appui aux projets (UNOPS) révèle un taux de vacance de 9 %. Le manque d’attractivité et la question des salaires sont en cause. Le Livre vert du travail social préconise une augmentation minimale de 30 % dans le secteur pour retrouver de l’attractivité.

La souffrance au travail dans les collectivités territoriales et les établissements est préoccupante. Elle résulte notamment d’une souffrance éthique due au sureffectif dans les foyers, au mélange de publics relevant de différents secteurs et à une logique de marchandisation du secteur. Nous constatons une prédominance de managers et de gestionnaires au détriment de personnes issues du terrain, privilégiant la rentabilité à l’accompagnement des enfants.

Cette situation engendre une concurrence entre établissements via des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) et des appels à projets, ainsi qu’entre salariés et agents de la fonction publique. La convention collective unique en discussion risque d’introduire le salaire au mérite, mettant en péril la cohésion des équipes.

Nous préconisons de revaloriser le travail d’équipe, de redonner du pouvoir d’agir aux salariés et de leur accorder un droit d’expression collectif sur leurs conditions de travail. Il est crucial d’éviter cette concurrence malsaine qui menace de submerger le secteur et de l’entraîner vers un avenir désastreux.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je considère que la formation initiale et continue, particulièrement la formation initiale, doit être entièrement repensée. Cette dernière a été conçue pour couvrir un champ très large, allant du handicap à la protection de l’enfance en passant par les Ehpad. Elle doit être restructurée pour former des professionnels spécialisés, notamment au regard des connaissances actuelles sur les besoins fondamentaux des enfants.

Par ailleurs, j’ai été surprise, en tant qu’ancienne élue en charge de la protection de l’enfance, de n’avoir jamais entendu de revendications concernant les normes, notamment le décret de 1974 sur les pouponnières. Ces normes sont pourtant cruciales pour le bien-être des personnels et la qualité de l’accompagnement des jeunes. Le manque de personnel face à des situations complexes contribue au mal-être au travail.

J’aimerais donc connaître votre point de vue sur ces différents aspects : la refonte de la formation initiale, la nécessité d’une spécialisation en protection de l’enfance et la question des normes d’encadrement.

J’aimerais avoir votre avis sur les éléments essentiels à inclure dans un texte concernant les taux et normes d’encadrement. Pensez-vous qu’il faille revoir la convention de 1966 ? Il y a aussi la fonction publique et la fonction publique hospitalière à considérer. Que pensez-vous de l’idée d’un comité de filière spécifique, similaire à celui créé pour la petite enfance ? Cela pourrait-il nous aider à avancer sur certains sujets ?

Le décret de 1974 sur les pouponnières est obsolète, notamment face au problème actuel de sureffectif. Cette situation impacte gravement le développement des enfants, notamment touchés par le syndrome de l’hospitalisme. Nous devons revoir ce décret.

Je partage entièrement les propos tenus sur la prévention spécialisée. Il est de plus en plus difficile de recruter dans ce domaine essentiel de la protection de l’enfance, même avec un budget disponible.

Il existe de bonnes pratiques à l’étranger, notamment en Europe et au Québec, dont nous pourrions nous inspirer. Je pense que la séparation entre la santé et le social est une erreur, car les questions de santé sont au cœur des enjeux de la protection de l’enfance.

M. Benjamin Vitel (CFDT). Concernant les garanties collectives, je pense que la spécialisation est une erreur. Il faut chercher le manque du côté de la reconnaissance de l’expertise. La spécialisation pose problème dans le contexte actuel du marché du travail, où les personnes changent fréquemment d’employeur. Le caractère généraliste des métiers permet d’éviter l’usure professionnelle et facilite la mobilité.

La reconnaissance de l’expertise spécifique à chaque public fait défaut. Il faut des dispositifs incitatifs dans les garanties collectives, notamment en termes de rémunération, pour valoriser l’expertise acquise par la formation ou l’expérience. Actuellement, ces dispositifs sont absents des conventions collectives du secteur.

La CFDT santé-sociaux revendique depuis plus de cinquante ans une convention collective unique et étendue. Ce point est crucial car certaines entreprises du secteur n’appliquent aucune convention collective. L’extension ne peut se faire qu’en réunissant toutes les conventions existantes, couvrant à la fois la protection de l’enfance, le handicap et le sanitaire.

Cette approche globale correspond à la définition de la santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et permet de ne pas créer de hiérarchie entre les différents secteurs. Actuellement, il existe une hiérarchie implicite où la santé est privilégiée, suivie du handicap et des personnes âgées, tandis que le social est relégué au dernier plan. Cela se reflète dans les financements, où le social et l’enfance sont souvent les derniers servis, d’autant plus que leur financement est complexe et varie selon les départements.

Concernant les garanties collectives, nous les revendiquons depuis cinquante ans. L’accord de méthode actuel n’est pas respecté par les employeurs, qui ne tiennent pas leurs engagements en termes de propositions salariales, de classification et de calendrier. Cependant, les garanties collectives ne définissent pas le contenu du travail. C’est le code de l’action sociale et des familles qui fixe le cadre, et non la convention collective. Nous avions proposé en 2021 un décret sur les taux d’encadrement, qui pourrait être rapidement mis en place.

Mme Jacqueline Fiorentino (CFDT). À la CFDT, nous défendons une formation généraliste, permettant aux professionnels de s’adapter ensuite à leur secteur spécifique. Les stages obligatoires dans la formation actuelle sont essentiels pour découvrir les différents domaines. La direction générale de la cohésion sociale a consulté plus de quatre-vingts professionnels de terrain pour repenser la formation. Il serait bénéfique d’imposer un temps de formation spécifique dès l’arrivée sur le terrain, particulièrement dans la fonction publique territoriale.

M. Michel Poulet (CGT-FO). Nous nous sommes opposés à la création d’une convention collective unique, craignant un affaiblissement des garanties. Concernant la convention de 1966, son obsolescence perçue est due à l’austérité budgétaire plutôt qu’à son architecture.

Nous sommes contre la spécialisation excessive des formations, préférant une approche généraliste permettant d’intervenir auprès de multiples publics. Le salaire devrait être lié au diplôme et à la qualification personnelle plutôt qu’à l’emploi spécifique. Cela préserverait le sens du travail et la valorisation des compétences. Les mécanismes d’adaptation au poste et de formation continue existent déjà pour répondre aux besoins spécifiques.

M. Jili Biet (CGT). Je souhaite aborder la question des normes de prise en charge à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Le nouveau code de justice pénale des mineurs a profondément modifié notre travail, sans augmentation de moyens en personnel. La norme conventionnelle de vingt-cinq jeunes par éducateur n’est plus tenable. L’administration refuse de reconnaître l’existence d’une norme fixe, prétendant qu’elle peut varier. Cependant, elle ne tient pas compte des réalités du terrain, comme les différences entre zones urbaines et rurales. Face à cette situation, l’administration de la PJJ mène actuellement une enquête pour redéfinir ces normes. Nous craignons que cette démarche ne vise davantage à rationaliser et compartimenter le travail qu’à améliorer sa qualité, allant jusqu’à chronométrer les entretiens éducatifs.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Concernant les normes, nous nous intéressons spécifiquement au nombre de professionnels dans les foyers, notamment les pouponnières, pour améliorer la qualité de l’encadrement. Il ne s’agit pas du nombre de jeunes suivis par éducateur, qui peut varier considérablement. Notre focus porte sur les normes d’encadrement dans les foyers publics et associatifs.

M. Éric Florindi (Solidaires). Au sujet du taux d’encadrement et de la comparaison internationale, j’ai récemment rencontré M. Taquet et son conseiller. En Allemagne, le taux d’encadrement des mineurs non accompagnés est quatre fois supérieur à celui des jeunes Allemands, actant l’importance d’un accompagnement renforcé pour leur intégration. En France, nous constatons des situations alarmantes avec parfois un encadrant pour quarante à soixante-dix mineurs non accompagnés et un éducateur pour quinze à vingt enfants dans les services départementaux. Ces conditions ne permettent pas un accompagnement adéquat. Le taux d’encadrement minimum devrait être discuté avec les représentants du personnel, en tenant compte des spécificités de chaque établissement. Je rappelle également l’accord du 4 juin sur l’attribution du Ségur aux personnels administratifs et techniques, sauf dans la fonction publique hospitalière et la fonction publique territoriale, qui nécessitent encore un décret d’application. Enfin, l’État s’est engagé à verser 600 millions d’euros, ce qui met en difficulté les établissements et les conseils départementaux.

M. Denis Fégné (Socialistes et apparentés). Je souhaite aborder deux points. Premièrement, l’impact du syndicalisme dans le travail social. Nous constatons des difficultés liées à la structuration interne des syndicats, certains défendant le secteur privé avec les conventions de 1966 et de 1951, et d’autres la fonction publique territoriale. Cette division complique la défense efficace des acquis, de la promotion, des rémunérations et des statuts des éducateurs et des assistants sociaux. De plus, nous observons une baisse de la représentation syndicale et du nombre de personnels syndiqués au sein des institutions.

Deuxièmement, concernant les normes, il est important de souligner l’évolution des conditions de travail. Il y a quarante ans, un éducateur en action éducative en milieu ouvert (AEMO) ou en action éducative à domicile (AED) pouvait suivre cinquante enfants, contre vingt-cinq aujourd’hui, mais la nature du travail a considérablement changé. Il est crucial de définir des normes basées sur de bonnes pratiques, en tenant compte du temps de travail réel et des différentes tâches effectuées dans le cadre d’un temps plein.

M. Michel Poulet (CGT-FO). La question de la présence syndicale en France est mal posée. Notre système syndical, basé sur la liberté d’adhésion, diffère d’autres pays où l’adhésion conditionne certains droits. Cette spécificité n’affecte pas l’influence réelle des syndicats auprès des salariés. En tant qu’organisation confédérée, nous maintenons des liens et des discussions internes, tout en défendant les intérêts des salariés dans divers secteurs. L’uniformisation des statuts entre le non-lucratif associatif et la fonction publique est un sujet complexe qui mérite réflexion. Notre mandat provient des salariés, pas des bénéficiaires indirects de nos actions.

Mme Esther Tonna (CGT). Nous sommes également une organisation confédérée, avec des liens et des documents travaillés en commun. Cependant, le débat sur le syndicalisme ne fera pas avancer la situation de la protection de l’enfance.

M. Benjamin Vitel (CFDT). La différence de statut reflète la question du pilotage de la protection de l’enfance. Notre syndicat se porte bien, avec une augmentation de 5 % d’adhésions et de nouvelles implantations en un an et demi.

Nous sommes favorables à des normes d’effectifs globaux, associées à des critères de qualification. Concernant les bonnes pratiques, le cadre actuel manque de force normative. Il faudrait un encadrement plus strict définissant le travail avec les enfants dans la protection de l’enfance. Dans certains secteurs, l’absence de cadre de référence conduit à une confusion des rôles. Il est nécessaire de redéfinir les contours de l’accompagnement et du métier.

Mme Ayda Hadizadeh (Socialistes et apparentés). Je souhaiterais des précisions sur les tâches administratives supplémentaires qui vous ont été attribuées au fil des années. Elles permettraient de montrer que la crise d’attractivité de votre métier ne se résume pas à la question salariale. Par ailleurs, quelle est votre réaction à l’affirmation de l’ancien ministre de l’enfance, Adrien Taquet, selon laquelle le système « sauve 350 000 enfants » ? Enfin, je constate une inversion des valeurs dans notre société, où ceux qui s’occupent des personnes sont moins considérés que ceux qui s’occupent de l’argent. Je vous remercie pour votre engagement, sachant la difficulté de faire grève dans vos métiers compte tenu de la vulnérabilité des enfants dont vous avez la charge.

M. Olivier Treneul (SUD). Les tâches administratives alourdissent considérablement notre travail, transformant les travailleurs sociaux en gestionnaires de dispositifs. Cela affecte tous les secteurs, y compris la prévention et la protection de l’enfance. Dans les départements, la polyvalence de secteur, assurée par les assistantes sociales de quartier, est particulièrement touchée. Leur rôle est d’accueillir les familles et de les accompagner vers l’émancipation tout en contribuant à la prévention dans la chaîne globale de protection de l’enfance. Il est crucial de souligner que la protection de l’enfance ne se limite pas à l’ASE et au manque de places. Nous faisons face à une pénurie de moyens sciemment organisée par les politiques étatiques et départementales, avec une vision budgétaire à court terme. Cet état de fait crée des situations dramatiques, à l’image de ce garçon de quatre ans à Valenciennes qui a connu douze lieux de placement en six mois, engendrant des troubles attribués à tort à l’enfant. Au-delà de ces cas visibles, il existe une partie invisible de la crise qu’il faut absolument mettre en lumière.

La prévention est un aspect essentiel, notamment à travers la prévention spécialisée et le travail de la protection maternelle infantile (PMI). Malheureusement, les assistantes sociales submergées par la gestion de dispositifs sont obligées de réduire leur capacité à faire de la prévention. Les permanences de secteur diminuent, tout comme les consultations de PMI. Cela se traduit par une dégradation des situations, aboutissant souvent à des placements ou à une augmentation des informations préoccupantes.

Si nous pouvions nous recentrer sur notre travail clinique, pour lequel nous sommes formés, en nous libérant de la gestion administrative excessive, nous serions plus efficaces. Le cœur de notre métier n’a pas changé, pas plus que les enfants que nous accompagnons. Ce qui a changé, c’est l’environnement de travail qui rend notre mission quasi impossible.

La formation a également évolué, se concentrant davantage sur la gestion de dispositifs au détriment des compétences en relation d’aide et en travail clinique. De plus, la formation continue est insuffisante dans les conseils départementaux, faute de budget.

Mme Marianne Maximi (LFI). Je voudrais également souligner l’importance d’inclure la PJJ dans nos discussions sur la protection de l’enfance, notamment au vu du texte de loi prévu pour lundi à l’Assemblée nationale qui pourrait affecter l’ordonnance de 1945.

Ma question à chaque organisation est la suivante : quelles mesures immédiates et à long terme jugez-vous qu’il est essentiel pour nous, législateurs, d’inclure dans notre rapport et dans une éventuelle loi ?

Mme Esther Tonna (CGT). La prévention est un thème crucial en protection de l’enfance. Une fois qu’un enfant est signalé en danger, les moyens manquent cruellement. Bien que des budgets soient alloués à la parentalité, dès que des difficultés surviennent, les parents sont redirigés vers la protection de l’enfance qui manque de ressources pour assurer un suivi adéquat. Le temps est un facteur essentiel et, malheureusement, il est souvent synonyme d’argent dans ce contexte.

Concernant le taux d’encadrement, auparavant, la réflexion se faisait en équipe. Avec suffisamment de personnel, il était possible de s’adapter au nombre d’enfants présents. Aujourd’hui, le manque de personnel nous oblige à envisager des taux d’encadrement fixes, même en établissement.

Mme Jacqueline Fiorentino (CFDT). Il est important de souligner que, malgré les difficultés, il y a de petites victoires dans la protection de l’enfance. Bien qu’elles soient minimes, elles méritent d’être valorisées car les professionnels s’efforcent d’être au plus près des enfants et de leur réalité.

La prévention doit être renforcée à tous les niveaux. Nous manquons non seulement de travailleurs sociaux, mais aussi de psychologues et de psychiatres. Cette absence de transversalité est due à un manque général de professionnels dans le secteur.

M. Jili Biet (CGT). La séparation entre le civil et le pénal dans la protection judiciaire de la jeunesse a été douloureuse pour tous les professionnels du secteur de l’enfance. Les jeunes passent souvent d’un service à l’autre et peuvent parfois commettre des actes de délinquance. La prévention est cruciale dès le début de la prise en charge, car elle permet d’éviter des passages à l’acte coûteux pour la société.

Concernant les lois à venir sur la responsabilisation pénale des parents, il faut aussi questionner la défaillance de l’État dans la prise en charge des plus vulnérables, qui peuvent aussi commettre des actes de délinquance sans que l’État ne soit sanctionné.

M. Michel Poulet (CGT-FO). Les enfants d’aujourd’hui ne sont pas nécessairement pires que ceux de l’époque de l’ordonnance de 1945. Il est urgent de passer d’une politique de l’offre à une politique du besoin en finançant des classes, des structures, la prévention spécialisée, et en augmentant les salaires pour faciliter le recrutement. Il faut revenir aux principes fondamentaux de l’ordonnance de 1945 et ne jamais laisser les considérations financières primer sur les principes qui fondent notre république sociale.

M. Olivier Treneul (SUD). Nos métiers du soin souffrent des mêmes maux que l’hôpital public. La pérennisation des budgets est un problème majeur. Nous ne pouvons plus fonctionner par offre de service ou appels à projets. La continuité du service public nécessite un plan d’investissement pluriannuel massif. Dans le Nord, le budget de prévention a baissé de 6 millions d’euros entre 2022 et 2024, affectant tous les dispositifs prévus par la loi. Un exemple concret illustre les conséquences : une assistante sociale a travaillé avec un jeune couple sans domicile fixe, avec des problèmes d’addiction et une grossesse. Malgré son travail pour établir la confiance et préparer un accueil provisoire à la naissance, la mesure n’a pas pu être mise en place faute de moyens. L’enfant a finalement été placé après sa naissance, probablement dans plusieurs lieux successifs. Un plan d’investissement pluriannuel avec un engagement de l’État et des départements ainsi qu’un contrôle de l’utilisation des fonds publics est nécessaire.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Au sujet des sanctions disciplinaires évoquées pour le personnel signalant des manquements, quelles mesures proposeriez-vous pour l’éviter ? Envisageriez-vous une cellule de recueil de dénonciations anonymes ? Quel est votre point de vue sur les placements à domicile ? Devraient-ils être supprimés ? Concernant l’enfant ayant subi douze déplacements, que pourrait faire le législateur pour éviter de telles situations ? Faudrait-il obtenir l’accord ou au moins l’avis de l’enfant ? Je comprends que le manque de places génère ces problèmes, mais cela ne peut plus être toléré.

Mme Elen Jeanneteau (SUD). Concernant les sanctions disciplinaires, il n’est pas nécessaire de créer des cellules de recueil anonyme. L’anonymat n’est pas souhaitable dans ce domaine qui requiert l’implication de tous. Notre propos visait à souligner le déni de certains employeurs face à la réalité du terrain. Par exemple, dans notre collectivité en Ille-et-Vilaine, lorsque nous avons dénoncé la création d’un poste de chef de service au détriment d’un travailleur social pour l’accueil des enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance, il nous a été répondu que le problème n’existait pas. Pourtant, ce jour-là, neuf enfants étaient sans lieu d’accueil dans notre département. Cette situation est d’autant plus insupportable que nos employeurs refusent de nous écouter et ont pour seule réponse le disciplinaire, invoquant le devoir de réserve et exigeant le silence. Cette attitude rend nos collègues malades et les pousse à partir.

M. Olivier Treneul (SUD). La situation des lieux d’accueil est critique. Dans le Nord, entre 2015 et 2018, le département a supprimé 700 places d’accueil. Entre 2020 et 2021, il y a eu une augmentation de 1 000 placements due aux confinements et aux violences intrafamiliales. Sur les 12 000 enfants placés dans le département, seules 350 places ont été recréées depuis 2018. Nous sommes dans une gestion de pénurie insoutenable. Il est nécessaire d’avoir un réinvestissement pluriannuel de moyens de l’État et du département, avec un contrôle et une transparence des budgets. Nous avons dû nous battre pour découvrir que 6 millions d’euros avaient été supprimés sur la prévention.

M. Éric Florindi (Solidaires). Concernant le placement à domicile, la Cour de cassation a statué qu’il n’est pas possible. De nombreux dispositifs similaires existent pourtant sur le terrain, remettant parfois en cause les décisions des juges des enfants. Certains départements mettent en place des listes d’attente, laissant les enfants à domicile avec une surveillance minimale. Il est important de rappeler que l’enfance en danger inclut aussi les violences psychologiques. Les départements ont souvent une vision à court terme, alors qu’un plan d’envergure est nécessaire pour financer le dispositif. Les enfants d’aujourd’hui sont l’avenir de la société de demain, comme on le disait en 1945.

Mme Marie Mesmeur (LFI). J’aimerais avoir votre avis sur les difficultés d’évolution des travailleurs sociaux en fonction hospitalière et sur la baisse des concours ouverts aux conseillers territoriaux socio-éducatifs, ainsi que sur le recrutement plutôt administratif dans les directions enfants et familles. Concernant l’enquête de la Défenseuse des droits sur dix départements, avez-vous auditionné en vue de savoir comment se passe le dialogue avec les départements ?

Je suis d’accord avec Madame Jeanneteau sur l’incohérence entre les défaillances constatées dans la protection de l’enfance et le vote d’un budget d’austérité pour les collectivités territoriales. Comment voyez-vous l’évolution de votre champ d’intervention dans les prochaines années compte tenu de ces contraintes budgétaires ? Je comprends vos préoccupations, ayant moi-même accompagné un enfant de quatre ans qui a connu vingt et un placements en un an.

Mme Pascale Guiniec (CGT). Il est vrai que nous sauvons peut-être plus de 350 000 enfants, comme l’a mentionné M. Taquet. Heureusement, certaines choses fonctionnent, mais elles sont souvent invisibles. Notre présence aujourd’hui et notre volonté de nous faire entendre sont motivées par notre incapacité à atteindre nos objectifs, notamment en raison des délais de mise en place des mesures de suivi en milieu ouvert. Non seulement l’état actuel de la protection de l’enfance et de l’aide sociale à l’enfance nous inquiète pour l’avenir, mais également la manière dont certains cherchent à s’en enrichir. Nous voyons des banques et des fonds immobiliers tenter de s’immiscer dans le secteur sous prétexte de besoins en structures. Des associations et des fondations reçoivent des fonds de mécènes, ce que je qualifierais de « socialwashing », permettant une forme de défiscalisation. De plus, la réforme SERAFIN-PH, prévue pour le secteur de la protection de l’enfance, séquencera et budgétisera les accompagnements, ce qui risque de réduire encore les budgets alloués. Pour l’avenir de la protection de l’enfance, il est crucial de garantir la prévention, d’autant plus que les moyens sont insuffisants et que nous risquons de voir arriver des acteurs peu scrupuleux dans notre secteur.

Mme Elen Jeanneteau (SUD). Au sujet de l’encadrement dans la fonction publique territoriale, nous constatons une diminution des concours organisés et une augmentation des contrats précaires, souvent des CDD de trois ans maximum. Les agents ne restent généralement pas trois ans et, s’ils mettent fin à leur contrat, ils sont considérés comme démissionnaires, perdant ainsi leurs droits au chômage. Nous manquons de candidats titulaires, en partie à cause du manque de concours. L’encadrement est de plus en plus assuré par des personnes issues de filières administratives plutôt que sociales, ce qui pose problème en termes de connaissance spécifique du domaine. Les perspectives d’évolution salariale pour les travailleurs sociaux sont très limitées, les poussant vers la filière administrative.

En tant qu’organisation syndicale, nous rencontrons des difficultés pour discuter des réalités du terrain avec nos employeurs. La réponse est toujours la même : les présidents de départements affirment augmenter chaque année la part du budget consacrée à l’action sociale et à la protection de l’enfance. Cependant, une analyse détaillée révèle que ces augmentations sont souvent liées aux dispositions du Ségur et du Laforcade mais ne répondent pas nécessairement à nos questions concrètes.

En Ille-et-Vilaine, par exemple, les restrictions budgétaires ont des conséquences directes comme l’arrêt des prises en charge chez les pédopsychiatres et orthophonistes ou la suppression des familles d’accueil relais. Ces décisions sont prises uniquement sur des critères financiers, en contradiction avec le code de l’action sociale et des familles qui stipule que l’intérêt supérieur de l’enfant doit guider toutes les décisions.

M. Olivier Treneul (SUD). Les assistantes familiales relèvent de notre champ mais dépendent à la fois du code du travail et du code de l’action sociale et des familles. Leur statut est extrêmement précaire et elles ont commencé que récemment à être payées au SMIC, situation hallucinante. Quant aux 350 000 enfants prétendument sauvés, nous ne sommes ni curés ni pasteurs, nous ne sauvons personne. Notre ambition est simplement d’essayer de protéger ces enfants. À cette fin, il faut que nos missions soient réalisables. Le métier a toujours été difficile, nous le savions en nous y engageant, mais aujourd’hui il est devenu impossible.

Mme la présidente Laure Miller. Je vous invite à nous transmettre par écrit tout ce que vous n’avez pas pu nous dire aujourd’hui. Ces informations seront transmises aux députés membres de la commission d’enquête. Merci beaucoup pour votre présence et pour tous les messages que vous avez fait passer.

  1.   Audition de M. Jean-Luc Chenut, président du conseil départemental d’Ille-et-Vilaine, accompagné de Mme Anne-Françoise Courteille, première vice‑présidente du conseil départemental, déléguée à la protection de l’enfance et à la prévention, et de Mme Élise Ablain, directrice Enfance et famille (mercredi 22 janvier 2025)

Mme la présidente Laure Miller. L’Ille-et-Vilaine fait partie des douze départements cités par la Défenseure des droits dans une saisine dont les conclusions sont attendues fin janvier. Selon le syndicat de la magistrature, votre département compterait 397 placements non exécutés, le chiffre le plus élevé de France. Nous vous invitons à vous exprimer sur ce point.

Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande au préalable de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Luc Chenut, Mme Anne-Françoise Courteille et Mme Élise Ablain prêtent serment.)

M. Jean-Luc Chenut, président du conseil départemental d’Ille-et-Vilaine. Cette audition est une première pour moi en tant que président de département. Je tiens à souligner que nous considérons la protection de l’enfance comme une véritable priorité de notre politique publique.

Dès mon arrivée en 2015, j’ai fait le choix de confier cette délégation à une unique personne. En 2021, nous avons décidé d’en donner la responsabilité à la première vice-présidente, qui préside également la commission de l’égalité des chances. Cette commission traite des questions d’éducation, de culture, de jeunesse, d’éducation populaire et de protection maternelle et infantile, montrant ainsi la transversalité de notre approche.

Nous avons clairement établi que la protection de l’enfance est notre première priorité pour ce mandat. Je tiens ce discours systématiquement, quel que soit le contexte ou l’auditoire. Nous sommes conscients que cette politique est souvent invisibilisée, contrairement à d’autres sujets comme la situation dans les Ehpad ou l’allocation personnalisée d’autonomie (APA).

Notre engagement se traduit également par des choix budgétaires significatifs. Depuis 2015, aucune politique publique n’a connu une telle progression en termes de moyens alloués : 73 % d’augmentation entre 2015 et 2024, alors que le nombre d’enfants confiés a augmenté, lui, de 53 %. La protection de l’enfance représente désormais 18 % de notre budget départemental, contre 13 % en 2015.

Nous avons également renforcé nos effectifs. Malgré un contexte de tension budgétaire, un tiers des créations de postes depuis 2017 ont été dédiées au travail social en protection de l’enfance, qui passe de 105 à 160 postes.

Cependant, nous faisons face à des difficultés majeures. Tout d’abord, la situation financière dégradée des départements. Nous avons subi une baisse importante de nos ressources, de 90 millions de recettes de fonctionnement en deux ans, tandis que nos dépenses sociales continuaient d’augmenter. Pour l’année à venir, nous prévoyons au maximum 10 millions de recettes supplémentaires pour 40 millions de dépenses additionnelles, dont 35 millions pour les dépenses sociales.

Cette situation nous oblige à des arbitrages difficiles, y compris sur des compétences que je préfère ne pas qualifier de « facultatives », comme la culture ou le sport, qui ont pourtant leur importance dans l’accompagnement en protection de l’enfance.

L’Ille-et-Vilaine n’a jamais été considérée comme un département en difficulté dans les grilles d’intervention de soutien. Nous terminons l’année avec une épargne nette d’environ 0,5 million d’euros sur un budget de 1,1 milliard. Plus de trente-cinq départements seront en situation d’épargne nette négative.

J’attire l’attention des députés sur l’importance des arbitrages budgétaires à venir. La proposition initiale de ponctionner 2 % des recettes de fonctionnement des grandes collectivités est inadaptée. Pour notre département, l’enjeu est de 22 millions d’euros. Je souhaite qu’il n’y ait pas de prélèvement sur un échelon déjà en situation dégradée.

Nous avons des obligations légales incontournables envers les ayants droit, comme le versement de l’APA, de la prestation de compensation du handicap (PCH) ou du revenu de solidarité active (RSA). Il est important que la représentation nationale comprenne ces contraintes lors du vote du budget afin de préserver notre capacité d’action publique.

Nous avons démontré notre volonté politique d’agir dans tous les domaines de la protection de l’enfance, y compris pour les mineurs non accompagnés (MNA). Le nombre d’enfants confiés augmente considérablement chaque année. Nous sommes passés de 2 600 enfants placés en 2015 à 4 100 aujourd’hui, auxquels s’ajoutent 3 800 faisant l’objet de mesures éducatives.

Le coût annuel par place est d’environ 82 000 euros en structure d’accueil et autour de 63 000 euros chez un assistant familial. Malgré des augmentations budgétaires de 8 à 10 % par an, nous peinons à suivre cette progression.

Je m’interroge sur les raisons de cette augmentation dans un département qui présente par ailleurs des indicateurs socio-économiques favorables : taux de chômage inférieur de deux points à la moyenne nationale, taux de RSA bas, excellents résultats scolaires et faibles écarts de richesse entre habitants.

Le nombre de mineurs non accompagnés est passé de moins de 300 en 2015 à 894 fin décembre dernier. Face à ces défis, nous avons des difficultés et des situations non traitées. J’ai contesté les chiffres avancés par le Syndicat de la magistrature, qui semblaient inclure des mesures de placement à domicile et des jeunes majeurs.

Nous avons réduit le nombre de mesures de placement non exécutées de 160 à 127. Nous travaillons à optimiser l’occupation des places disponibles et continuons à créer de nouvelles structures d’accueil, notamment pour les mineurs non accompagnés.

En conclusion, malgré les difficultés, nous maintenons notre engagement. Notre priorité immédiate est d’obtenir un budget qui nous permette de poursuivre nos actions, comme nous l’avons fait les années précédentes.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La question de la recentralisation de la protection de l’enfance fait débat parmi les parlementaires. Certains estiment qu’elle devrait être pilotée par l’État. J’aimerais connaître votre vision sur ce sujet, compte tenu de votre expérience des politiques publiques.

S’agissant des associations habilitées dans votre département, pouvez-vous nous indiquer combien de conventions sont en place, depuis combien de temps ces associations sont implantées sur votre territoire et combien d’enfants accueillent-elles ? Ces informations sont importantes car nous avons observé que certaines associations accueillant des enfants aujourd’hui sont les mêmes qu’il y a cinquante ou soixante-dix ans, avec les mêmes implantations et le même bâti, ce qui souvent n’est plus adapté aux besoins actuels.

Le bâti est en effet une problématique majeure, récemment soulignée par la Banque des territoires. Il impacte directement la vie quotidienne des enfants. Nous savons que le collectif n’est pas adapté à des groupes d’enfants, notamment en termes d’encadrement. L’absence de normes dans ce secteur est un sujet sur lequel nous allons travailler.

J’ai porté une attention particulière aux pouponnières. Nous constatons des situations alarmantes : des nourrissons en grande souffrance à cause du sureffectif, retournant en néonatalogie, et des enfants présentant le syndrome de l’hospitalisme, ce que nous n’avions pas vu en France depuis l’après-guerre selon les pédiatres et pédopsychiatres.

Notre commission d’enquête tente d’observer toutes ces problématiques en vue de faire des préconisations et des propositions, certaines devant être mises en œuvre rapidement, notamment pour les tout-petits.

Concernant le personnel, pouvez-vous nous indiquer combien d’enfants sont suivis par un inspecteur dans vos services ? Cette information est importante car, malgré les lois de 2007, 2016 et 2022 visant à améliorer la protection de l’enfance, de nombreuses dispositions ne sont pas appliquées concrètement sur le terrain, souvent en raison d’un important turnover du personnel.

Enfin, nous constatons des problématiques majeures concernant les enfants relevant du champ du handicap, avec notamment une surmédication inquiétante. Comment travaillez-vous avec les services de l’État – agence régionale de santé, éducation nationale, protection judiciaire de la jeunesse – pour accompagner vos dispositifs et votre personnel face à ces défis ?

La souffrance que nous observons chez ces enfants résulte de dysfonctionnements qui ne sont pas uniquement imputables aux départements, mais à un écosystème actuellement très fragile.

Présidence de Mme Anne-Laure Blin, vice-présidente de la commission

M. Jean-Luc Chenut. Sur la question de la recentralisation, je me considère comme un élu pragmatique. Je ne prône pas une solution particulière, je pense qu’il faut démontrer l’efficacité d’un dispositif par rapport à un autre. Actuellement, certaines responsabilités relèvent de l’État, comme les agences régionales de santé. En Ille-et-Vilaine, selon les ratios nationaux, il manque 1 400 places en institut médico-éducatif (IME) ou en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP). C’est une compétence de l’État qui n’est pas pleinement assumée, principalement en raison de problèmes de moyens.

La protection judiciaire de la jeunesse, également compétence étatique, souffre d’un manque criant de moyens, ce qui ne permet pas de répondre à la diversité des situations. En pédopsychiatrie, nous avons actuellement 128 jeunes à problématiques multiples et complexes dans nos dispositifs, faute d’autres solutions d’accueil. Cette situation déstabilise nos structures qui ne sont pas conçues pour ce type de prise en charge. J’ai le souvenir de cas d’enfants ayant connu jusqu’à quatorze affectations différentes.

Je ne pense pas que le retour à un système comme celui des directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) soit une solution. Ma préoccupation est que chaque échelon dispose de moyens nécessaires pour exercer pleinement ses responsabilités dans une chaîne de travail collective.

Nos relations avec les services de l’État sont bonnes, constructives et régulières, que ce soit avec l’agence régionale de santé (ARS), la préfecture ou l’Éducation nationale. Par exemple, nous avons une commission qui se réunit toutes les six semaines pour traiter immédiatement les cas de déscolarisation.

Je ne suis pas convaincu qu’une étatisation totale soit la solution. L’idée que l’État serait le garant absolu de l’universalisme et de l’application uniforme des procédures sur tout le territoire est un peu un mythe. Nous constatons des variations dans l’application des règles d’une préfecture à l’autre. Cependant, je suis favorable à ce que l’État soit le garant d’un socle commun pour les politiques publiques.

Concernant les recrutements et les moyens humains, nous avons la chance d’avoir conservé un nombre important d’assistants familiaux. Près de 43 % des enfants sont placés dans ces structures, soit entre 1 600 et 1 700 enfants. Malgré nos efforts de promotion du métier, ce chiffre stagne en raison du vieillissement de la population des assistants familiaux. Nous avons mis en place des mesures de revalorisation, notamment une prime de 300 euros pour l’accueil d’enfants de moins de trois ans.

Pour les modes d’accueil collectifs, nous investissons chaque année 3 à 5 millions d’euros dans la modernisation des structures. Nous travaillons avec des partenaires historiques comme l’Association pour la réalisation d’actions sociales spécialisées (ARASS), l’Association pour l’action sociale et éducative (APASE), la Sauvegarde de l’enfant à l’adulte (SEA), le Goéland et Essor, avec lesquels nous avons des conventions allant de 10 à 20 millions d’euros.

Nous avons également créé une mission d’inspection qualitative avec deux cadres formés à l’École de santé publique. Nous passerons de quatre à dix contrôles par an sur une quarantaine d’établissements.

En termes d’infrastructures, nous avons récemment ouvert à Dol une ancienne auberge de jeunesse transformée en studios pour les jeunes de seize à dix-huit ans. À Saint-Jacques-de-la-Lande, nous mettons en place de l’habitat modulaire transformable.

Enfin, nous envisageons de suivre l’exemple de la Loire-Atlantique en achetant des logements en VEFA – vente en l’état futur d’achèvement – pour accélérer la création de places d’accueil. Cela impliquerait que le département finance la différence entre les prix plafonds du logement social et les prix du marché.

Pour conclure, 33 à 35 % des jeunes placés font l’objet d’une prescription en maison départementale pour les personnes handicapées (MDPH).

Mme Anne-Françoise Courteille, première vice-présidente du conseil départemental, déléguée à la protection de l’enfance et à la prévention. Je crois que le président a répondu à la question de la décentralisation. J’ajoute simplement que nous n’avons pas été candidats à l’expérimentation de l’organisation conjointe préfet-président du département, considérant que nous avions une organisation partenariale, y compris avec les institutions publiques, qui était suffisamment efficace pour s’engager dans un autre dispositif. Nous sommes attentifs à la question de la protection des enfants à travers ce partenariat, à la fois auprès des acteurs publics et auprès des acteurs associatifs.

Parfois il est dit que les relations sont compliquées avec l’agence régionale de santé mais, au niveau du département d’Ille-et-Vilaine, nous constatons une proximité dans la relation tant au niveau de la direction territoriale qu’à celui de la direction régionale. En Ille-et-Vilaine, il existe, historiquement, un retard en matière de places créées sous la responsabilité de l’État qui s’est accentué avec l’évolution démographique. Certaines situations se révèlent insoutenables, avec des enfants qui peuvent attendre jusqu’à cinq ans une orientation en IME quand d’autres, qui ne relèvent pas au départ de la protection de l’enfance, peuvent connaître des dégradations, des tensions au niveau familial, provoquer des déséquilibres tels que les parents y ont finalement recours. Il existe aussi ceux qui, n’ayant pas de réponse sur le plan médico-social, font appel, via l’autorité judiciaire, à l’intervention de l’aide sociale à l’enfance (ASE) en vue d’avoir une première réponse.

Nous avons aujourd’hui vingt-quatre organismes gestionnaires dont vingt et une associations, un organisme public qui est le centre départemental de l’enfance et deux autres statuts, pour un petit peu plus de 2 000 places et trente-huit établissements. Cette question de l’aide sociale et de son évolution depuis cinquante ans m’intéresse beaucoup. Quand je suis arrivée à mes responsabilités en 2021, à la faveur du nouveau mandat, je me suis attachée à faire évoluer les acteurs autour de la protection de l’enfance, sans s’en tenir stricto sensu aux partenaires historiques, mais en l’ouvrant notamment au champ de l’éducation populaire et de l’animation, en vue de recueillir une réponse graduée et adaptée à la problématique des enfants – parce qu’il s’agit bien, d’abord et avant tout, de l’intérêt supérieur des enfants. Vient, tout de suite derrière, la question des familles, des parents qui, dans le discours, sont présents, mais, dans les faits, restent difficiles à associer, notamment lors de défaut de prise en charge. Nous avons travaillé dans le cadre d’appels à projets avec de nouveaux opérateurs, qui n’étaient pas auparavant présents dans le département d’Ille-et-Vilaine.

Pour autant, il ne faut pas non plus négliger les grands acteurs de la protection de l’enfance, qui ont une connaissance et une expertise intéressantes également. La Convention nationale des associations de protection de l’enfant (CNAPE) a sollicité un rendez-vous avec le président pour échanger et nous faire des propositions. Nous allons rapidement les rencontrer, tant par envie que par besoin car cette expertise nous intéresse.

L’équilibre consiste donc à s’appuyer sur l’expertise d’acteurs historiques tout en ouvrant les questions autour de la prévention et la protection de l’enfance à de nouveaux champs, voire de nouvelles modalités de prise en charge, en lien avec l’évolution de la société.

Concernant la prise en charge, vous avez évoqué les bâtiments, l’organisation, les grandes structures. Dans les projets d’investissement que nous accompagnons, y compris pour des acteurs classiques de la protection de l’enfance, un effort est fait sur les petites structures, souvent des unités de six ou huit, le collectif pouvant se révéler très compliqué à vivre pour des enfants aux prises avec des histoires complexes et douloureuses. Une évolution se fait donc également chez nos partenaires eux-mêmes. Ces nouvelles modalités d’accueil en plus petites unités permettent aux référents éducatifs de développer leur attachement envers les enfants confiés, la qualité de relation restant essentielle.

Votre question au sujet des plus petits et de leur compatibilité avec la vie en collectif est pertinente. Pour ce qui concerne l’Ille-et-Vilaine, il existe donc une pouponnière gérée par le centre départemental de l’enfance à Chantepie, offrant aujourd’hui vingt places Ces moyens sont certes insuffisants pour répondre à la demande, néanmoins l’accueil à la pouponnière doit être ponctuel, souvent d’urgence. Chantepie dispose de moyens supérieurs à la moyenne avec un ratio de 1,6, soit bien au-dessus du décret qui devrait opter pour 1,33. Le plateau technique permet d’évaluer la situation de très jeunes enfants arrivant parfois dans des conditions dégradées. La durée moyenne d’accueil est de quatre mois. Le centre de l’enfance a pour rôle l’accueil d’urgence, l’évaluation et la réorientation adaptée, voire le retour en famille si cela est possible.

En Ille-et-Vilaine, nous respectons strictement la capacité d’accueil de vingt enfants, établie par une commission de sécurité. Au-delà, le relais est pris par les assistants familiaux. Nous avons revalorisé leur rémunération de 180 euros brut par mois pour l’accueil d’enfants de zéro à trois ans. Ces assistants bénéficient d’une formation complémentaire, notamment sur la théorie de l’attachement et les besoins fondamentaux de l’enfant. Notre politique combine l’accueil en pouponnière et chez les assistants familiaux. Sur les 1 600 accueils chez ces derniers, une grande majorité concerne des enfants de zéro à six ans, ce type d’accueil étant privilégié.

Concernant l’évolution des statuts des enfants, je préside la commission d’examen de la situation et du statut des enfants confiés (CESSEC) en Ille-et-Vilaine, qui se réunit une dizaine de fois par an. Nous observons une meilleure utilisation par les professionnels de cet outil, compris comme une aide à la décision et non une sanction. Nous veillons à agir rapidement dans l’intérêt supérieur de l’enfant.

Je souhaite appeler l’attention des parlementaires sur une injustice : les enfants confiés devenant pupilles de l’État perdent certains droits aux prestations familiales, comme l’allocation de rentrée scolaire.

Concernant nos relations avec les partenaires publics, notamment la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), la suppression de 500 postes l’été dernier nous a inquiétés. De plus, selon un document du Syndicat de la magistrature, l’Ille-et-Vilaine figure parmi les dix départements les moins bien pourvus en termes de moyens pour les juges des enfants, ce qui peut entraîner des retards dans les prises de décision.

La stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance nous a permis de mettre en place des dispositifs spécifiques pour les jeunes à problématiques multiples, mais cela reste complexe. Nous manquons encore de places avec double financement ARS-département pour tous les enfants concernés.

Enfin, nous sommes satisfaits de compter près de 800 assistants familiaux. Cependant, nous constatons une baisse du nombre de places disponibles. Nous lançons une nouvelle campagne de recrutement et étudions la possibilité de cumul entre activité professionnelle et accueil familial, notamment pour l’accueil en relais. Cela permettrait de garantir le droit au répit des assistants familiaux, essentiel pour maintenir des places de qualité.

Mme Katiana Levavasseur (RN). La semaine dernière, la commission a auditionné une mère dont la fille mineure a été victime de prostitution. Elle a indiqué que les foyers pouvaient devenir des viviers à prostitution. Disposez-vous d’outils pour suivre ce fléau et comment le département collabore-t-il avec les forces de l’ordre et la justice ?

M. Jean-Luc Chenut. Nous avons effectivement mis en place différents partenariats. Nous travaillons notamment avec le parquet et avec le Nid, une association de prévention spécialisée à Rennes, avec laquelle nous avons une convention ancienne sur cette problématique. Bien que des cas se soient produits, notre travail de repérage rapide et de mobilisation de la chaîne de l’action publique nous permet de limiter ces situations. Nous avons établi des relations très régulières dans le cadre de nos différentes politiques de prévention.

Mme Marie Mesmeur (LFI). J’ai été sollicitée par une responsable de service en protection de l’enfance à Rennes qui m’alerte sur la situation préoccupante du secteur. Elle mentionne que le département 35 doit réaliser une cinquantaine de millions d’euros d’économie, ce qui impacte fortement la protection de l’enfance. La prévention disparaît au profit de places d’urgence et les associations doivent présenter des propositions au détriment des enfants et des familles.

Monsieur Chenut, vous avez évoqué un budget qui laisse craindre le pire, avec 5 milliards d’austérité supplémentaires pour les collectivités territoriales. Quel avenir envisagez-vous pour la protection de l’enfance dans ce contexte d’austérité ?

Par ailleurs, lors d’une récente audition, des syndicats de l’action sociale nous ont alertés sur une baisse drastique des financements en matière de prévention, évoquant une réduction de 6 millions d’euros et l’absence de législation contraignante dans ce domaine.

Ce département est particulièrement touché par le narcotrafic, impliquant de plus en plus de jeunes de douze à quatorze ans, avec les conséquences que cela implique en termes de criminalité organisée, de violence extrême, de prostitution et de dépendance aux drogues. Quelle est votre position sur l’importance des politiques de prévention et la nécessité d’avoir des éducateurs de rue ? Quels sont les obstacles que vous rencontrez dans la mise en œuvre de cette mission ?

Enfin, nous avons appris que votre département fait l’objet d’une enquête de la Défenseure des droits. Pouvez-vous nous en dire plus sur les raisons de cette enquête et ses éventuelles conclusions ?

Pour terminer, plusieurs de vos homologues présidents de département ont décidé de cesser l’accompagnement, pourtant obligatoire, des mineurs non accompagnés, invoquant des raisons budgétaires, voire racistes. Quel est votre avis sur ce désengagement ?

M. Jean-Luc Chenut. Concernant la situation en Ille-et-Vilaine, j’ai récemment organisé une réunion avec plus de 800 partenaires associatifs et acteurs du secteur. J’ai effectivement annoncé des mesures difficiles liées à notre équation budgétaire : environ 10 millions de recettes supplémentaires pour 40 millions de dépenses certaines en plus, sans épargne disponible.

Cependant, j’ai garanti qu’il n’y aurait aucune régression dans nos dispositifs d’accueil. Tous les dispositifs existants seront pérennisés. Pour l’accueil à Saint-Jacques, par exemple, nous ouvrirons de nouvelles places en 2025, représentant un budget de fonctionnement de 900 000 euros. Globalement, le budget de la protection de l’enfance progressera encore entre 5 et 6 millions d’euros l’année prochaine, malgré le contexte de restrictions.

Il est vrai que certains domaines d’accompagnement, notamment en prévention, connaîtront des baisses. Mais les fondamentaux, en particulier les places d’accueil, seront maintenus. Nous n’allons fermer aucune place en Ehpad, en foyer de vie ou en foyer d’hébergement.

Nous travaillons également à optimiser les moyens existants, par exemple en visant des taux d’occupation proches de 100 % pour réduire les délais d’attente. Bien que la progression du budget soit moindre que ce que nous aurions souhaité sans les contraintes actuelles, je réfute l’idée d’une baisse drastique.

La saisine de la Défenseure des droits fait suite à une crise managériale dans un centre départemental d’action sociale (CDAS) durant l’été 2023. Nous avons connu une cascade d’arrêts de travail, y compris au niveau hiérarchique. Un droit de retrait pour péril grave et imminent avait été demandé, que nous avions refusé car les violences évoquées n’avaient pas été constatées sur le site.

J’ai récemment rendu visite à plusieurs équipes de nos centres départementaux dans un contexte d’actualité difficile, notamment à Maurepas. Je salue l’engagement des professionnels qui continuent leurs visites à domicile malgré les risques. J’ai rappelé l’importance du soutien hiérarchique et politique, soulignant que les décisions de ne pas effectuer une visite obligatoire doivent être prises collectivement.

Concernant la saisine de la Défenseure des droits, je suis en train de préparer une réponse argumentée. Je réfute certaines affirmations, notamment celle concernant la déscolarisation d’enfants due à leur présence prolongée dans des CDAS. J’ai demandé des preuves concrètes, qui ne m’ont pas encore été fournies. Je souligne l’importance d’objectiver les faits plutôt que de se baser sur des ouï-dire.

Nous faisons face à des situations de tension, particulièrement dans certains espaces sociaux rennais à la Plaine de Baud, à Maurepas, à Kennedy, secteur Villejean, où le narcotrafic a atteint des niveaux de violence sans précédent. Malgré ces difficultés, nous maintenons notre présence pour ne pas abandonner les habitants.

Concernant les mineurs non accompagnés, notre processus d’évaluation est rigoureux, impliquant une équipe pluridisciplinaire sur une durée moyenne d’une semaine. L’an dernier, nous avons réalisé 908 évaluations, avec un taux de reconnaissance de minorité d’environ 20 %. La difficulté majeure réside dans la mise à l’abri pendant la période d’évaluation, surtout lors de pics d’arrivées comme en août 2023.

Je réfute catégoriquement l’accusation de « préférence étrangère ». Nous appliquons simplement la loi qui nous confie la responsabilité des mineurs isolés. Je plaide pour un meilleur accompagnement financier de l’État dans ce domaine.

Enfin, je tiens à souligner que toutes nos décisions concernant l’ouverture de sites pour MNA n’ont été soutenues que par la majorité, et nous assumons pleinement cette responsabilité, même dans un contexte difficile.

Mme Ayda Hadizadeh (Socialistes et apparentés). Vous aviez 400 mesures de placement non exécutées et vous en êtes maintenant à 127, est-ce exact ?

M. Jean-Luc Chenut. Je précise que sur les 400 mesures initiales, vingt à vingt-cinq concernaient des jeunes majeurs ne relevant plus des décisions de placement. Environ 180 étaient des mesures de placement à domicile qui, selon les récentes jurisprudences de la Cour de cassation, ne sont pas équivalentes à un placement ordinaire. Nous avions donc environ 170 mesures de placement effectif hors domicile non exécutées, et aujourd’hui nous en sommes à 127.

Mme Ayda Hadizadeh (Socialistes et apparentés). Disposez-vous d’indicateurs de suivi au sein de votre département ? Quels autres types d’indicateurs avez-vous mis en place, notamment concernant les sorties de l’aide sociale à l’enfance ? Quelle est votre politique en matière de contrats jeune majeur ? Pensez-vous qu’une approche différente soit possible ? Je tiens à souligner que contractualiser avec des enfants sans parents me semble être une aberration, tant sur le plan humain que sur le plan économique.

Par ailleurs, quels moyens affectez-vous à la prévention ? Ces budgets sont-ils en augmentation ? Avez-vous mis l’accent sur la prévention, sachant que les représentants syndicaux des travailleurs sociaux ont unanimement souligné l’importance de renforcer les moyens dans ce domaine ?

Quels moyens votre département accorde-t-il à la formation initiale ou continue, étant donné la crise d’attractivité que connaît ce secteur ?

Pouvez-vous estimer le montant supplémentaire dont vous auriez besoin de la part de l’État pour assurer un fonctionnement correct de vos services ?

Pour conclure, j’aimerais avoir votre avis sur la sous-consommation de crédits au niveau de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), à hauteur de 50 millions d’euros. Comment expliquez-vous cette situation paradoxale où des crédits ne sont pas utilisés alors que des besoins existent ?

M. Jean-Luc Chenut. Dans notre département, le contrat d’accompagnement jeune majeur est automatiquement proposé, de droit et sans condition. Sur 4 100 jeunes placés, 20 % sont des jeunes majeurs, ce taux atteignant près de 50 % pour les mineurs non accompagnés. Nous travaillons en collaboration avec l’Éducation nationale pour favoriser l’insertion professionnelle, notamment dans les secteurs en tension comme le bâtiment, l’hôtellerie et la restauration.

Concernant nos priorités budgétaires, nous devons d’abord assurer la prise en charge des mesures de placement et l’accompagnement à domicile. Nous avons développé l’accompagnement éducatif à domicile familial et global, qui concerne près de 600 jeunes. Notre budget devrait atteindre 220 millions d’euros en 2025, contre 135 millions en 2015. Bien que nous soyons convaincus de l’importance de la prévention, nos moyens actuels ne nous permettent pas de tout faire.

Chaque année depuis 2020, nous avons consacré entre 15 et 20 millions d’euros supplémentaires à cette politique publique, mais cela reste insuffisant. Nous estimons qu’une dizaine de millions d’euros supplémentaires par an nous permettraient de mieux gérer la progression entre les sorties et les entrées.

Nous travaillons actuellement sur la question des sorties, notamment pour les jeunes majeurs restés en structure. Nous avons identifié soixante-dix situations de ce type et cherchons à les accompagner vers plus d’autonomie, par exemple en les orientant vers des résidences habitat jeunes.

Mme Ayda Hadizadeh (Socialistes et apparentés). Pourriez-vous clarifier votre réponse concernant les besoins financiers ? Si j’ai bien compris, vous avez augmenté le budget de 15 à 20 millions d’euros chaque année depuis trois ou quatre ans. Auriez-vous eu besoin de 30 à 40 millions de plus annuellement pour être opérationnel ?

M. Jean-Luc Chenut. Cette estimation mérite d’être affinée mais, d’après notre expérience, nous pensons qu’une dizaine de millions d’euros supplémentaires seraient nécessaires pour résorber les 120 à 130 mesures non exécutées actuellement.

Mme Christine Le Nabour (Ensemble). Je souhaite aborder plusieurs points concernant le département d’Ille-et-Vilaine. Tout d’abord, l’affaire Karine Jambu a mis en lumière des problèmes dans la prise en charge des signalements, qui, de mémoire, étaient au nombre de quatorze, dont un au technicien de l’intervention sociale et familiale (TISF). Avez-vous mis en place des actions pour améliorer ce processus, y compris au niveau des TISF ?

Quelles mesures avez-vous prises pour les auteurs mineurs ?

Comment prenez-vous en compte le placement des fratries ?

Vous avez mentionné un partenariat avec l’Éducation nationale pour le suivi des décrocheurs. En tant que présidente d’une mission locale, je constate des difficultés à obtenir ce suivi. Comment expliquez-vous cette différence ?

Enfin, il est crucial de poursuivre notre coopération pour éviter les sorties sèches de l’aide sociale à l’enfance. Nous sommes prêts à collaborer pour améliorer la prise en charge de ces jeunes à leur majorité.

M. Jean-Luc Chenut. Concernant l’affaire Jambu, qui remonte à 2008-2010, seul l’État a été condamné. Depuis, nos procédures de signalement ont été considérablement structurées. Nous avons mis en place une ligne hiérarchique impliquant le responsable enfance-famille, celui du CDAS, la direction de l’enfance, remontant jusqu’à la vice-présidente et moi-même si nécessaire.

Nous avons également renforcé nos relations avec le parquet. En cas de situation critique, je n’hésite pas à contacter personnellement le procureur, ce qui n’était pas le cas à l’époque.

Concernant les sorties du dispositif, nous veillons à l’absence de sortie sèche. Pour le suivi des décrocheurs avec l’Éducation nationale, bien que le système ne soit pas parfait, nous organisons des réunions toutes les six semaines. L’Éducation nationale reste notre principal pourvoyeur d’informations préoccupantes. Il est important de noter que leur nombre est passé de 2 000 en 2018 à 2 800 en 2023, soit environ 250 par mois. Malgré ce flux important, nous parvenons à analyser la majorité des dossiers dans un délai de trois mois.

Mme Christine Le Nabour (Ensemble). Avez-vous envisagé la mise en place d’astreintes le week-end, comme certains départements en ont fait le choix ? Êtes-vous en mesure d’assurer de telles astreintes, sachant que des situations préoccupantes surviennent souvent en dehors des heures de bureau ?

M. Jean-Luc Chenut. J’ai récemment discuté de l’optimisation de notre système de remontée d’informations avec le procureur. Notre force réside à la fois dans notre structure décentralisée, avec vingt-deux CDAS et autant de personnes habilitées à remonter les informations préoccupantes, et centralisée avec, par exemple, la récente mise en place d’un numéro unique. La question des astreintes le week-end n’est pas encore résolue, mais nous y travaillons.

Mme Anne-Françoise Courteille. En réalité, des astreintes existent déjà. Nous avons une convention avec le centre départemental de l’enfance (CDE) qui prend le relais lorsque les centres départementaux d’action sociale sont fermés. Ce système couvre toutes les questions relatives à la protection de l’enfance, que ce soit pour les assistants familiaux ou pour les situations d’urgence signalées par la justice ou les forces de l’ordre. Ce dispositif fonctionne de 17 h 30 jusqu’à l’ouverture des CDAS le matin suivant, assurant une couverture continue.

Les élus peuvent contacter directement les autorités. Je reçois personnellement des appels, parfois via les forces de l’ordre, pour les interventions d’urgence en dehors des heures de bureau. Ce dispositif est bien établi et connu.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je souhaite aborder la question des signalements dans le cadre de la protection de l’enfance. En Seine-et-Marne, nous avons connu le tragique cas du petit Bastien, décédé après avoir été mis dans une machine à laver, malgré neuf signalements et trois informations préoccupantes. La veille de son décès, un message crucial n’a pas été intercepté à temps. Cette affaire soulève des questions sur l’efficacité du système actuel.

Je propose d’étendre aux enfants en danger le dispositif d’ordonnance de protection utilisé pour les femmes victimes de violences. Cela permettrait à certains professionnels, aux parents ou aux grands-parents de saisir directement un juge, qui statuerait dans un délai de six jours. Cette approche pourrait accélérer la mise à l’abri des enfants en danger, évitant les délais liés aux procédures actuelles qui peuvent avoir des conséquences fatales. J’espère que notre commission débouchera sur un projet de loi allant dans ce sens.

Mme Anne-Françoise Courteille. Il existe déjà des dispositifs pour l’accueil en urgence permettant des décisions dans les soixante-douze heures, notamment via le centre départemental de l’enfance. Le défi réside dans le repérage et la réactivité face aux informations reçues. Nous avons mis en place un guide pratique de l’enfant en danger pour améliorer ce repérage. Chaque citoyen a la responsabilité de signaler les situations potentiellement dangereuses, bien que cela puisse être complexe. Nous travaillons constamment à l’amélioration des circuits d’information pour les situations les plus graves. La loi Taquet a introduit l’obligation de faire un retour sur les signalements effectués par les élus, permettant de vérifier la prise en compte et le traitement des situations de danger ou de risque de danger.

M. Jean-Luc Chenut. Notre département se distingue par la présence de huit intervenants sociaux dans les commissariats et gendarmeries, financés à parts égales par les trois entités. Ce dispositif a permis d’orienter efficacement vers les services sociaux appropriés des situations identifiées sur le terrain par les forces de l’ordre, qui manquaient parfois de ressources pour une prise en charge adéquate.

Mme Anne-Laure Blin, présidente. L’objectif de notre commission d’enquête est d’analyser le fonctionnement de l’aide sociale à l’enfance. Les statistiques actuelles sont alarmantes : 70 % des enfants quittent l’ASE sans diplôme, beaucoup ne sont pas scolarisés jusqu’à seize ans, et un quart des dix-huit-vingt-cinq ans se retrouvent sans domicile fixe. Au-delà des contraintes budgétaires, il faut identifier les processus défaillants dans cette politique de protection de l’enfance. J’aimerais connaître vos chiffres concernant l’exécution des mesures judiciaires prescrites par le juge, notamment le taux d’exécution et la rapidité de mise en œuvre.

Concernant l’équilibre entre la protection des familles et celle des enfants, quelle est votre approche pour impliquer les parents, notamment à travers le projet pour l’enfant (PPE) ? Ce PPE est-il systématiquement mis en place pour tous les enfants dans votre département ? Si non, quelles en sont les raisons ? Enfin, quels sont, selon vous, les dispositifs complexes ou inefficaces qui entravent actuellement l’efficacité de la protection de l’enfance ? Notre objectif est d’identifier ces obstacles afin d’améliorer le système avec les ressources disponibles.

M. Jean-Luc Chenut. La question budgétaire est cruciale pour la protection de l’enfance. Avec 150 à 200 jeunes supplémentaires chaque année, un budget constant est insuffisant. En cinq ans, nous avons augmenté le coût par jeune de 13 % pour améliorer la qualité de la prise en charge, notamment par une meilleure rémunération et une revalorisation des carrières. Nous cherchons un équilibre entre le sens du travail social et l’efficacité, ce qui n’est pas toujours simple face aux revendications syndicales. La collaboration entre les différents acteurs – Éducation nationale, procureur, parquet – est essentielle, bien que parfois complexe en raison de notre rôle de chef de file sans autorité hiérarchique. Nous nous interrogeons sur les raisons de l’augmentation significative du nombre d’enfants confiés dans notre territoire, malgré des indicateurs plutôt favorables. Nous cherchons à comprendre ce phénomène en collaborant avec des institutions comme le Campus des solidarités dans le but d’obtenir une analyse sociologique et psychologique de la situation.

Mme Anne-Françoise Courteille. Nous avons fait des progrès significatifs en matière de projets pour l’enfant et la famille (PPEF). De 300 contrats en 2020, nous sommes passés à près de 2 898 en mars 2024. Malgré les difficultés initiales liées au temps nécessaire pour leur élaboration, nous avons persévéré car il s’agit d’un droit pour l’enfant et les familles. Nous avons également travaillé sur la réduction des mesures non exécutées entre mai et décembre 2024. Sans remettre en question les entrées dans le dispositif, nous avons examiné la durée des mesures, notamment de placement, pour fluidifier les parcours. Nous privilégions le placement à domicile (PAD) quand c’est possible, car celui-ci permet de mobiliser plus rapidement les compétences parentales et facilite la fin des mesures de placement.

Au 31 décembre, nous avions 267 mesures non exécutées, contre 383 en mai. Cette réduction est le résultat de notre travail. Nous accordons une attention particulière aux tout-petits, considérés comme plus vulnérables. Pour les placements non exécutés, nos équipes accompagnent les familles chaque semaine. Concernant les jeunes majeurs, nous avons revu notre stratégie en vue d’éviter les sorties sèches. Nous mobilisons davantage le droit commun en collaborant avec les missions locales et les résidences habitat jeunes. Notre objectif est de mieux préparer leur autonomie afin d’éviter que les jeunes ne se retrouvent sans domicile à leur sortie du dispositif.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaite aborder plusieurs points. Premièrement, je voudrais connaître le nombre de mesures ASE-PJJ, ainsi que les triples mesures ASE-PJJ-MDPH, particulièrement concernant les 4 100 enfants en hébergement.

Deuxièmement, j’ai découvert une pratique que je trouve indigne : le transport d’enfants de moins de cinq ans seuls en taxi pour des rendez-vous judiciaires ou des visites médiatisées. Je voudrais savoir si cette pratique existe dans votre département.

Troisièmement, je pense qu’il nous manque un référentiel de qualité socle qui s’imposerait à l’ensemble des prises en charge et d’accompagnement des enfants, tant dans les services publics que dans les associations. Nous avons entendu des témoignages troublants, comme des jeunes majeurs quittant leur foyer avec un sac-poubelle contenant un slip et un T‑shirt. Ces dysfonctionnements graves entachent le travail des professionnels. Une base socle permettrait d’assurer une prise en charge uniforme pour tous les jeunes.

Quatrièmement, mon expérience m’a montré l’inefficacité des actions éducatives en milieu ouvert (AEMO). Une visite mensuelle ou un appel téléphonique ne suffisent pas. Nous avons expérimenté des AEMO renforcées avec une durée limitée à six mois, renouvelable une fois, et une intervention plus intensive. Je souhaiterais connaître votre expérience et vos propositions sur ce sujet.

Enfin, j’ai constaté un manque criant de données et d’analyses sur la protection de l’enfance en France. Contrairement à d’autres pays, nous n’avons pas de collaboration étroite avec des équipes de chercheurs pour suivre les familles, rencontrer les jeunes et orienter les politiques publiques. Cela empêche toute prospective efficace. Votre avis sur la remontée des données serait précieux. Je vous remercie par avance pour vos réponses écrites.

Mme Anne-Laure Blin, présidente. Cette audition prend fin, nous vous remercions pour votre disponibilité et nous attendons avec intérêt vos réponses.


  1.   Audition de M. Jean-Pierre Barbier, président du conseil départemental de l’Isère, accompagné de Mme Séverine Battin, directrice générale des services, et M. Édouard Joussellin, directeur de cabinet du président (jeudi 23 janvier 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance.

Nous avons souhaité auditionner un certain nombre d’exécutifs départementaux, compte tenu de leur rôle essentiel dans la mise en œuvre de l’aide sociale à l’enfance. Après avoir auditionné un département hier, nous poursuivons ce matin avec le département de l’Isère. Je remercie donc M. Jean-Pierre Barbier, président du conseil départemental de l’Isère, Mme Séverine Battin, directrice générale des services, et M. Édouard Joussellin, directeur de cabinet du président, d’être parmi nous aujourd’hui.

Cette audition vous permettra de présenter les difficultés particulières auxquelles votre département doit faire face dans la mise en œuvre de la protection de l’enfance. Lors de son audition devant notre commission le 26 novembre dernier, la Défenseure des droits a cité l’Isère parmi les départements sur lesquels elle s’était saisie. Vous pourrez donc nous exposer ce qui, selon vous, explique cette saisine.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Pierre Barbier, Mme Séverine Battin et M. Édouard Joussellin prêtent serment.)

M. Jean-Pierre Barbier, président du conseil départemental de l’Isère. En préambule, je tiens à vous témoigner du plaisir que j’éprouve à être devant vous aujourd’hui pour évoquer les difficultés, mais également les solutions en matière de politique publique de protection de l’enfance. La mission de votre commission, qui consiste à éclairer les raisons des manquements de ces politiques, est à la fois essentielle – si elle permet de dégager des solutions –, mais également complexe car elle nécessite de maîtriser l’histoire de la protection de l’enfance, son évolution, le rôle de chacun de ses acteurs, ainsi que les textes législatifs.

Cette mission est difficile car vous êtes conduits à entendre des témoignages durs et poignants, qui rappellent de manière salutaire que derrière les budgets et les statistiques, il est question de vies humaines. Il s’agit également d’un quotidien auquel nous devons faire face, avec nos travailleurs sociaux sans nous laisser submerger par nos émotions car nous devons prendre des décisions qui sont susceptibles de changer le cours de la vie de ces jeunes et de leurs parents.

Cette mission est fondamentale, car la manière dont notre société protège les enfants est révélatrice de l’importance que nous accordons à ceux qui comptent parmi les plus vulnérables, et qui représentent également notre avenir. Il s’agit d’une belle mission, à laquelle je suis heureux d’apporter ma contribution, avec beaucoup d’humilité. En effet personne ne détient seul la vérité dans le domaine de la protection de l’enfance, mais j’espère que mon expérience de président de département depuis 2015 me permettra d’apporter des éléments utiles aux travaux de votre commission.

La protection de l’enfance constitue une compétence première des départements. À titre personnel, j’y suis très attaché et j’estime qu’elle doit rester une compétence régalienne de cet échelon, tant je suis convaincu de la nécessité d’innovation et de proximité. Je partage cette conviction avec ma directrice générale des services, Mme Séverine Battin, qui connaît parfaitement le sujet, compte tenu de son parcours professionnel. Les enfants relevant de la protection de l’enfance me sont personnellement confiés, en ma qualité de président, et je mesure pleinement la responsabilité de ce rôle.

La protection de l’enfance constitue une mission en constante évolution, qui sollicite de grandes capacités d’adaptation et de réactivité. De nouvelles problématiques ont en effet émergé ces dernières années. Je pense d’abord au changement du profil des enfants accueillis, qui souffrent de plus en plus régulièrement de troubles psychologiques ou psychiatriques, dans un contexte national de pénurie des professionnels de santé et de fermetures de places en instituts médico-éducatifs (IME). Ensuite, il faut relever la fragilisation des opérateurs de la protection de l’enfance, moins bien armés pour assurer leur mission dans la mesure où les métiers de l’accompagnement perdent en attractivité et souffrent d’une image parfois déplorable. Enfin, il convient de souligner l’augmentation du nombre de mineurs non accompagnés (MNA), qui a nécessité une adaptation de nos capacités d’accueil, car j’ai toujours considéré qu’ils faisaient pleinement partie des enfants à accueillir.

J’ai rapidement compris qu’il nous fallait repenser localement la protection de l’enfance pour mener une politique publique plus efficiente et donc meilleure pour les enfants. Il a fallu notamment modifier certaines mentalités : avant mon entrée en fonction, la suppression de 300 places en structures d’accueil était prévue et 200 avaient déjà été supprimées, au prétexte que ce sont celles qui coûtent le plus cher. J’ai immédiatement mis un terme à cette vision purement comptable, mais j’ai également décidé, dès 2017, de mettre en place des états généraux de la protection de l’enfance en Isère, réunissant tous les acteurs de cet écosystème complexe afin de développer le dialogue entre les multiples intervenants : agents du département, assistants familiaux, travailleurs sociaux, structures d’accueil, mais aussi les services de l’État, l’Éducation nationale, l’Agence régionale de santé (ARS), les professionnels de santé, la justice, sans oublier les jeunes eux-mêmes et leurs familles.

Parmi les premières décisions que j’ai prises, j’ai choisi de créer une cellule d’inspection, pour contrôler les établissements qui accueillent les enfants que nous leur confions, et qui assure cette mission en étroite collaboration avec l’ARS, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et la direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités (DDEETS). Peu de départements avaient agi de la sorte à l’époque. Il a fallu expliquer à nos partenaires qu’il ne s’agissait pas de défiance à leur égard mais simplement d’une mesure de bon sens, dans l’intérêt des enfants. Dès 2017, nous avons rapproché les services départementaux relatifs à l’éducation et à la jeunesse des services de la protection de l’enfance, pour bien signifier que le département de l’Isère n’établissait pas de différence entre tous les enfants.

Avant d’évoquer quelques exemples d’actions mises en œuvre en Isère, je tiens à évoquer le cadre légal, puisque le rapport de votre commission d’enquête formulera probablement des propositions de nature législative. La loi est évidemment nécessaire, pour s’assurer que les enfants bénéficient des mêmes droits dans tous les départements. Il s’agissait par exemple de l’un des objectifs de la loi Taquet, que nous respections avant même son adoption. Je pense également à la loi relative à la différenciation, la décentralisation et la déconcentration, dite loi 3DS, qui a permis l’intégration des directeurs des foyers départementaux dans la fonction publique territoriale, au lieu de la fonction publique hospitalière. Cette loi présente ainsi le mérite d’offrir aux départements une plus grande capacité d’action.

Mais les lois doivent également permettre, et même encourager, la capacité d’innovation et d’expérimentation des départements au plus près des réalités du terrain et des familles. À ce titre, la recentralisation m’apparaît comme un faux débat. D’abord, cette recentralisation ne garantirait absolument pas l’amélioration de ce qui ne fonctionne pas, tout en mettant en danger ce qui fonctionne bien. Ensuite, personne ne peut croire que l’État a aujourd’hui les moyens de recréer les directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) d’antan, qui de toute façon n’étaient guère idéales.

Afin d’étayer mes propos, je tiens à évoquer succinctement des actions qui démontrent l’avantage d’une protection de l’enfance décentralisée, plus proche du terrain et donc plus concrète, en évoquant quelques exemples de réalisations en Isère. En matière de foncier, nous travaillons sur une politique d’investissement ambitieuse. Plus de 26 millions d’euros ont été consacrés à la transformation de l’offre d’accueil d’urgence des établissements publics de protection de l’enfance, sous une maîtrise d’ouvrage départementale. Des acquisitions foncières sont encore en cours pour la construction d’un foyer d’urgence dans le nord Isère afin de fournir des conditions d’accueil dignes.

Ensuite, les modes opératoires innovants en prévention (MOIP) répondent à un de nos axes de travail principal qui est la prévention primaire. Pour éviter que les situations n’empirent, il faut agir vite, dès les premiers signes de difficulté ressentis au sein d’une famille. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité expérimenter depuis 2023 ces MOIP. Nos services, qu’il s’agisse de la protection maternelle et infantile (PMI), de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou de l’accompagnement social, travaillent en commun. Ils se rendent au sein des familles pour repérer les situations fragiles et accompagner les parents et les enfants sur l’ensemble de leurs problématiques, en amont de toute mesure administrative ou judiciaire.

Nous avons ainsi créé trente-six postes pour un budget de 1,8 million d’euros et nous nous sommes attachés à recruter des profils professionnels variés. Il s’agit là d’une brique de plus à nos actions de prévention, car les premiers retours de nos agents et des jeunes rencontrés montrent que grâce à un accompagnement rapide, complet et fréquent, des jeunes ne rentrent pas dans nos dispositifs. Nous avons impulsé auprès des travailleurs sociaux la possibilité d’expérimenter différentes façons d’accompagner les familles, à travers notamment la médiation familiale et les conférences familiales. Nous évitons donc, autant que possible, la judiciarisation d’une situation.

L’accompagnement et la reconnaissance des professionnels constituent par ailleurs un véritable enjeu. Nous valorisons les assistants familiaux, que je rencontre régulièrement. Nous avons été précurseurs de la loi Taquet en valorisant le SMIC au premier enfant pour les assistants familiaux, entre autres mesures de soutien financier, décision qui a ensuite été reprise au niveau national. La rémunération n’est certes pas le seul élément de motivation mais elle contribue à la reconnaissance d’un travail difficile.

Nous soutenons les assistants familiaux dans leurs missions. Dans chacun des treize territoires du département, ils sont encadrés par un chef de service de l’accueil familial dédié afin de les accompagner et de coordonner le travail avec leurs référents ASE. Nous les avons également dotés d’ordinateurs portables afin qu’ils puissent transmettre les éléments de suivi concernant le quotidien des enfants et réaliser leurs écrits professionnels.

Nous soutenons également leur formation continue. Un plan de formation ambitieux est proposé aux professionnels, notamment par la structuration d’un réseau de formateurs internes. Nous y abordons les thèmes essentiels tels que le référentiel des informations préoccupantes, l’autisme, les violences conjugales et intrafamiliales, mais également le statut de l’enfant confié.

La prise en compte de la parole des enfants est également un de nos axes de travail majeurs. Nous avons remis la parole de l’enfant au cœur de nos préoccupations, notamment avec la création du comité des jeunes de l’observatoire départemental de la protection de l’enfance (OPDE), avec lequel j’entretiens des échanges réguliers. La parole des enfants confiés est essentielle et nous l’écoutons avec attention. J’emploie le terme « confiés » et non « placés » à dessein, car ces jeunes veulent que l’on prenne soin d’eux plutôt que d’être « rangés » quelque part, avant d’être oubliés.

Tel est l’état d’esprit avec lequel nous agissons en Isère. Ainsi, les enfants sont libres d’aborder tous les sujets et de nous retranscrire avec honnêteté leurs expériences, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, lors des séances plénières de l’ODPE, où ils sont accompagnés par l’association Les Francas, mais aussi lors de mes rencontres avec eux. Nous travaillons à mettre en œuvre leurs recommandations, comme cela a été le cas lorsque nous avons décidé de transformer une maison d’enfants à caractère social (MECS) de cinquante-quatre places en cinq maisonnées à taille plus humaine. Leurs expériences positives dans des lieux de vie plus petits et plus proches de la taille d’un foyer familial nous ont poussés à tenter cette expérimentation.

Nous avons ainsi lancé une réflexion sur nos modèles d’établissements. Nous avons initié un rôle nouveau pour les internats en collèges, avec la démarche « Internat, pourquoi pas ? ». Nous avons également mis en œuvre une étude sur la situation de la protection de l’enfance en Isère, en partenariat avec la Fondation Université Grenoble Alpes. Dans cette étude, des professionnels des structures, des enfants confiés et d’anciens enfants confiés ont pu témoigner et alimenter notre réflexion sur les évolutions des dispositifs de protection de l’enfance.

Par ailleurs, nous travaillons en étroite relation avec la justice, acteur majeur de la protection de l’enfance. Nous avons instauré des rencontres régulières avec le procureur de la République, la présidente du tribunal judiciaire, les magistrats des différents tribunaux isérois ainsi que la protection judiciaire de la jeunesse. Les services se rencontrent également, notamment pour discuter des mesures en attente et des raisons de certains blocages, grâce à des tableaux de bord partagés qui sont analysés de manière conjointe afin d’établir un véritable suivi de la situation de chaque enfant. Cette synergie étroite nous a d’ailleurs permis de recevoir un prix pour notre action commune de formation des professionnels au repérage des violences sexuelles subies par les mineurs confiés.

En conclusion, même si votre commission se concentre sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance, j’espère qu’elle n’oubliera pas de mentionner les initiatives positives dans la synthèse de ses travaux, car elles sont porteuses de solutions. Je sais également que vos préconisations pourront inspirer d’autres départements. Ainsi, lors de mes rencontres avec les jeunes, les sujets négatifs n’occupent que 5 % des temps d’échange. Cependant, nous devons continuer à travailler sur les manquements constatés. Lorsque j’échange avec eux, ces jeunes m’indiquent que les rapports négatifs sur la protection de l’enfance contribuent à les stigmatiser. J’espère que les travaux de la commission, en lien avec les actions de l’ensemble des acteurs, contribueront à apporter des solutions.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Ma première question reprend celle de Mme la présidente : pour quelles raisons la Défenseure des droits s’est-elle selon vous autosaisie concernant votre département, de même qu’elle l’a fait pour d’autres ?

Ensuite, les manquements des politiques publiques concernent l’ensemble de l’écosystème. Nous avons commencé nos travaux au mois d’avril, avant la dissolution, en nous concentrant sur un certain nombre d’éléments, dont le quotidien des enfants, la manière dont ils sont accueillis, mais aussi dont ils partent. Certains jeunes adultes indiquent par exemple qu’ils ont parfois dû partir de manière indigne, avec un sac-poubelle pour seul bagage. Cela signifie que leur départ n’a pas été organisé, ni prévu.

La même problématique se pose pour la prise en charge des plus petits, qui sont très souvent confrontés à des difficultés scolaires, comme en témoignent les statistiques. Ces enfants confiés ne vivent pas des semaines semblables à celles des autres enfants, puisqu’elles sont entrecoupées de rendez-vous, par exemple médicaux, qui sont organisés en pleine journée et les empêchent donc de suivre une scolarité normale. Cet exemple illustre les problèmes auxquels ils doivent faire face lors de leur prise en charge.

Cette prise en charge est en outre affectée par le manque de professionnels dans le secteur, puisqu’il manque aujourd’hui 30 000 postes. De nombreux groupements, dont l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (UNIOPSS), soulignent la désaffection dont souffrent les métiers du lien et du soin, qui ne suscitent pas suffisamment de vocations. À ce titre, je suis persuadée que la formation initiale n’est pas d’un niveau suffisant.

J’ai échangé avec des assistantes familiales de votre département, qui m’ont fait part d’un exemple assez éclairant. Il concerne une petite fille arrivée à l’âge de quelques mois dans les services et qui est aujourd’hui âgée de cinq ans. Celle-ci aurait pu être adoptable si son statut avait pu être traité par la justice, via les services de la protection de l’enfance. Malheureusement, le délaissement parental, pourtant patent, n’a pas pu être déclaré car le turnover des professionnels qui s’occupent d’elle est trop élevé, empêchant un suivi régulier de l’enfant par un même référent, et donc la création d’un lien.

Ensuite, quel est le nombre de doubles mesures de type ASE-PJJ, voire triples mesures ASE-PJJ-MDPH – maison départementale pour les personnes handicapées – en Isère ? Disposez‑vous d’un référentiel de la qualité de prise en charge ? De fait, la prise en charge diffère d’un département à un autre. Quelle est votre opinion sur la manière dont les enfants sont accueillis dans les associations ? Combien d’enfants accueillez-vous au sein de votre structure de service public – pouponnières ou centres d’accueil des enfants en urgence ? Combien d’associations sont-elles habilitées ? Ces associations sont-elles établies en Isère depuis très longtemps, notamment avant la décentralisation ? Je rappelle en effet que les conventions sont renouvelées tous les quinze ans.

M. Jean-Pierre Barbier. Nous avons reçu un courrier de saisine de la Défenseure des droits en date de 2023, qui fait référence dans son introduction à des manquements ou des dysfonctionnements de manière très généraliste, sans jamais les citer. Elle évoque ensuite deux situations dramatiques vécues dans le département en 2017, deux décès ayant donné lieu à des enquêtes et à des jugements. Le département n’a pas été inquiété dans les deux cas. Nous avons naturellement répondu point par point aux demandes de la Défenseure des droits, qui nous a adressé en retour de nouvelles questions.

Ensuite, pouvez-vous fournir plus de détails sur cette petite fille de cinq ans qui n’aurait pas été adoptée en raison d’un trop important turnover chez les référents ? S’agit-il d’un cas soulevé par le conseil de famille ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Non.

M. Jean-Pierre Barbier. Il existe un exemple du même type, qui a donné lieu à des plaintes. Dans ce cas précis, il apparaît que la situation n’est pas due à un turnover de nos travailleurs sociaux mais à la difficulté d’appréciation du dossier. En effet, les décisions judiciaires d’abandon de parentalité qui permettent à l’enfant de changer de statut et de devenir adoptable peuvent prendre du temps, en raison de la complexité des dossiers.

Mme Séverine Battin, directrice générale des services du conseil départemental de l’Isère. L’autosaisine de la Défenseure des droits est notamment liée à un cas dramatique que nous avons connu en 2017. Un placement avait été effectué concernant un nourrisson qui avait subi des fractures de la part de ses parents. Lors du suivi de la mesure d’assistance éducative, le placement a fait l’objet d’une mainlevée, avec un retour progressif de l’enfant dans sa famille. En l’espèce, il existait une mesure judiciaire d’investigation éducative (MJIE), une action éducative en milieu ouvert (AEMO) et un suivi renforcé du couple de parents par la PMI et l’action sociale. En dépit de ce suivi renforcé, ce bébé de quinze mois est décédé sous les coups de ses parents lors d’un week-end. À la suite de ce drame, nous avons réalisé un audit de process pour améliorer la coordination entre les acteurs, y compris la justice.

Au-delà, nous avons mis en place une commission d’évaluation de la situation et du statut des enfants confiés (CESSEC), de manière systématique, pour traiter des statuts des enfants confiés. Nous réalisons également des formations à destination de l’ensemble des travailleurs sociaux pour souligner que le statut de l’enfant confié fait partie d’une mesure de protection. Enfin, il faut rappeler que ces situations, éminemment humaines, ne sont pas toujours faciles à évaluer pour les équipes, notamment en raison de l’ambivalence des parents, mais aussi parfois de celle des enfants, sur l’enclenchement de la procédure de délaissement qui peut pourtant permettre à l’enfant d’avoir un autre avenir.

M. Jean-Pierre Barbier. Il est exact que le quotidien de ces enfants est compliqué, notamment en raison de leur suivi médical. L’Isère étant un département très vaste, les assistants familiaux doivent parcourir de nombreux kilomètres en voiture pour conduire des enfants placés à leurs différents rendez-vous médicaux.

Au titre du quotidien des enfants, je souhaite également mentionner les visites médiatisées, que les magistrats semblent favoriser fortement dans notre département. Cette procédure, qui implique un fort investissement de la part des professionnels, perturbe un certain nombre d’enfants qui ont le sentiment qu’on leur impose ces démarches dont fréquemment ils ne veulent pas. Ensuite, nous sommes également confrontés à une désertification médicale. À Bourgoin-Jallieu, l’hôpital a par exemple fermé son service de psychiatrie, alors même que les enfants que nous accueillons sont de plus en plus affectés par des troubles psychologiques.

S’agissant des chiffres, on dénombrait 340 000 enfants de moins de vingt et un ans en 2023 dans notre département, soit 26 % de la population. La même année, il y avait 5 030 informations préoccupantes, en augmentation de 23 % par rapport à 2022, concernant 4 706 enfants et 2 743 familles. Au total, 6 622 mineurs et majeurs sont pris en charge par l’aide sociale à l’enfance, dont 5 916 mineurs et 709 majeurs. Les mesures sont réparties entre 36 % de mesures de protection administrative et 64 % de mesures judiciaires. Nous voulons croire que le travail de prévention mené par le département et les services de l’ASE permet d’éviter le plus possible la machine judiciaire, qui est parfois lourde.

Sur ces 6 622 mineurs et majeurs, 3 498 sont accompagnés à domicile, avec 825 aides éducatives à domicile, 817 sont suivis par des techniciens de l’intervention sociale et familiale et 2 089 sont en AEMO. Ensuite, 245 sont en placement direct, 2 144 sont confiés judiciairement à l’ASE et 843 sont accueillis administrativement ; 834 sont en familles d’accueil, 846 en MECS, 590 en hébergements semi-autonomes ou autonomes et 682 jeunes bénéficient d’autres types de placement que nous nous efforçons de développer, comme le tiers digne de confiance ou le tiers bénévole.

Mme Séverine Battin. Nous ne disposons pas des chiffres concernant les doubles mesures PJJ-ASE, et encore moins concernant les MDPH, car les logiciels ne proposent pas les interfaces qui nous permettraient d’obtenir ces informations.

S’agissant du quotidien des enfants, je tiens à insister à mon tour sur les visites médiatisées qui sont de plus en plus morcelées, en semaine. Ce phénomène contribue à perturber le quotidien des enfants et des assistantes familiales. Nous souffrons à ce propos de difficultés dans le recrutement de ces assistantes, ce qui implique vraisemblablement que nous revoyions nos modèles.

M. Jean-Pierre Barbier. Concernant les sorties de l’ASE, 90 % des jeunes sont accompagnés en contrat jeune majeur, 76 % ont signé un contrat jeune majeur, 50 % disposent d’une ressource financière de manière autonome, 95 % d’un logement autonome. Par ailleurs, 79 % sont inscrits dans un parcours professionnel ou scolaire, ce taux s’élevant à 97 % pour les MNA. Nous nous efforçons d’autonomiser les jeunes pour faire en sorte qu’à dix-huit ans, ils disposent le plus possible de leur autonomie. Dans le détail, ils sont en semi-autonomie, avec des aides de suivi renforcé. Certaines aides peuvent également être assorties d’allocations financières jusqu’à vingt et un ans pour leur permettre de financer les transports et certains de leurs frais.

Un autre accompagnement spécifique concerne les MNA. En effet, un MNA qui devient majeur et qui ne dispose pas de titre de séjour ne peut pas trouver de logement, ni de travail. En conséquence, six mois avant la majorité, nous travaillons avec la préfecture pour faire en sorte qu’un MNA dispose de papiers à ses dix-huit ans.

Mme Séverine Battin. M. Barbier a indiqué que 90 % des jeunes sont accompagnés en contrat jeune majeur. Il convient également de citer le dispositif de l’accueil provisoire jeune majeur (APJM). Nous réalisons aussi des entretiens de retour pour des jeunes qui ne veulent pas de contrat jeune majeur et qui peuvent revenir dans les structures.

Par ailleurs, il existe dans notre département un grand nombre d’associations actives depuis plusieurs dizaines d’années, correspondant à une quarantaine d’habilitations. Parmi celles-ci, quelques-unes, les plus anciennes représentent environ 80 % de l’activité. Je pense notamment à La Sauvegarde, au Comité dauphinois d’action socio-éducative (CODASE), ou à l’Œuvre de Saint Joseph.

M. Jean-Pierre Barbier. Nous vous transmettrons les détails par écrit.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je souhaite évoquer un fait inédit survenu dans votre département, la démission d’une vingtaine de membres du conseil de famille, qui est placé sous la responsabilité du département. Ces vingt membres, représentants d’associations de défense des enfants, médecins ou juristes, ont agi de la sorte pour dénoncer de graves dysfonctionnements non seulement dans cette instance, mais également dans la protection de l’enfance en Isère. Ils considèrent ainsi que « les droits des enfants placés ne sont pas respectés ».

Marie-José Simon Ghediri, médecin pédiatre, membre du conseil de famille démissionnaire tient les propos suivants : « On ne se réunit qu’une fois par an pour voir comment évolue l’enfant. Il nous manque très souvent des informations pour pouvoir juger et l’aider en faisant les choix les plus adaptés à ses besoins. » Les membres du conseil de famille regrettent d’apprendre le changement brutal de famille d’accueil d’un enfant sans qu’ils ne puissent s’exprimer à ce sujet.

La présidente de l’ADEPAPE Repair38 indique que « nous devions siéger au conseil, mais ils nous en bloquent l’accès », alors même que leur présence est obligatoire. Elle ajoute : « Qui peut mieux faire entendre et défendre la parole des enfants placés que d’anciens enfants placés ? » Dans le même ordre d’idée, Nicole Finas-Fillon, de l’association Enfance & Familles d’Adoption (EFA) de l’Isère, indique avoir beaucoup réfléchi avant de présenter sa démission, consciente que cette action peut être bloquante pour l’organisation des prochains conseils de famille. Elle a finalement choisi de prendre ce risque, car selon elle, « il est nécessaire de faire évoluer les choses et de repartir sur de bonnes bases ».

Avant d’écouter votre réponse, j’aimerais formuler une demande officielle auprès de la présidente et de la rapporteure de notre commission : je souhaiterais que nous recevions le préfet de l’Isère et les membres démissionnaires de ce conseil de famille. En effet, ce dysfonctionnement grave en Isère peut sans doute nous éclairer sur d’autres dysfonctionnements de conseils de famille.

M. Jean-Pierre Barbier. Vous faites part d’alertes sur des « dysfonctionnements graves ». J’observe qu’à chaque fois que nous demandons des détails, aucune réponse ne nous est fournie. Je préside le département de l’Isère depuis dix ans. À aucun moment la responsabilité du département ou ma responsabilité personnelle n’ont été engagées.

Le conseil de famille, qui concerne les pupilles de l’État, est présidé par le département mais cette instance dépend de l’État. S’il me semble donc pertinent de vouloir auditionner Mme la préfète de l’Isère, il m’apparaît assez exagéré de vouloir rejeter l’entièreté de la responsabilité du dysfonctionnement du conseil de famille sur le département de l’Isère.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). En l’espèce, les démissionnaires déplorent l’absence de transmission d’informations.

Mme Séverine Battin. Quatre-vingt-trois enfants pupilles vivent dans le département de l’Isère, où deux conseils de famille sont établis. Cette instance est placée sous l’autorité de la préfète, qui est responsable des désignations. Il est rare que ces conseils de famille fassent l’objet de polémiques ; en tant que responsable de l’administration, je le regrette. Je précise que les élus du conseil départemental chargés de ces politiques travaillent pour améliorer les procédures de transmissions des informations au conseil de famille, afin de lui fournir les documents les plus exhaustifs possibles et de lui permettre de se positionner de manière éclairée.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). J’éprouve des difficultés à comprendre les réponses formulées par M. Barbier. Quel serait l’intérêt des membres démissionnaires à susciter des polémiques ?

M. Jean-Pierre Barbier. Il existe peut-être au sein du conseil de famille des dysfonctionnements ayant entraîné ces démissions. En revanche, ces dysfonctionnements ne sont pas nécessairement le fait du département. Les faits qui nous sont reprochés, relayés par un article de presse, ne sont pas précis. À ce jour, je ne dispose d’aucune information selon laquelle les personnes que vous avez évoquées ont contacté les services du département pour demander une explication.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Nous ne sommes pas un tribunal, nous n’accusons personne. Simplement, nous avons vocation à éclairer la représentation parlementaire sur des dysfonctionnements. À votre avis, quelle est la nature des dysfonctionnements dénoncés ?

M. Jean-Pierre Barbier. L’article de presse mentionné est paru il y a quelques jours. J’ai parfaitement conscience d’être sous serment et réaffirme ne pas avoir été informé précédemment de ces dysfonctionnements, présentés comme graves et lourds, au sein de la protection de l’enfance du département de l’Isère. En l’espèce, cela concerne le conseil de famille, qui traite de quatre-vingt-quatre pupilles de l’État. Je ne nie pas l’importance de ce dernier, mais il n’est pas possible de généraliser ces critiques au suivi des 6 000 enfants assuré par notre département. Je refuse ce raccourci.

Mme Séverine Battin. J’ajoute que les élus chargés de cette politique au conseil départemental, les services de la préfecture et de la direction départementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités se sont rencontrés lundi dernier pour évoquer les pistes d’amélioration concernant le conseil de famille. En réalité, neuf personnes sur les vingt membres du conseil ont démissionné. Il est exact que certains rapports sont parfois transmis tardivement au conseil de famille, raison pour laquelle des efforts sont menés pour améliorer cette transmission d’informations.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). En préambule, je souligne à l’intention de Mme la présidente de la commission d’enquête et de Mme la rapporteure qu’il est assez singulier d’auditionner les départements dont la Défenseure des droits a pu s’autosaisir avant même la parution du rapport de cette dernière. J’aurais préféré que nous procédions de manière inverse.

Ensuite, il nous est répondu qu’il n’existe pas de dysfonctionnements graves, mais j’aurais souhaité savoir de quoi nous parlons. Par exemple, des ruptures de parcours ou des enchaînements de familles d’accueil d’urgence constituent selon moi des dysfonctionnements graves, qui ont fait l’objet de témoignages récents dans votre département. Je précise que de tels dysfonctionnements interviennent également dans d’autres départements.

Vous avez évoqué la déjudiciarisation et la prévention. À ce titre, je m’interroge sur votre décision, prise en 2023, qui a consisté à réduire le soutien à la parentalité en faisant passer ce budget de 700 000 euros à 395 000 euros, à la suite de quoi certaines structures d’accueil parents-enfants ou des relais petite enfance ont vu leurs financements diminuer.

J’ai bien noté que vous n’étiez pas favorable à une recentralisation de la protection de l’enfance. En revanche, j’ai connaissance de vos propos concernant les MNA, pour lesquels vous souhaitez, comme d’autres départements, une telle recentralisation.

M. Jean-Pierre Barbier. Non, c’est inexact.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Cette information nous a pourtant été transmise lors de la préparation de cette audition, mais vous aurez tout loisir d’y répondre. Quoi qu’il en soit, il me semble très dangereux de distinguer les mineurs non accompagnés des autres enfants.

Vous nous dites ignorer les raisons de l’autosaisine de la Défenseure des droits. Il me semble qu’elle est liée à une séquence concernant les mesures non exécutées dans les différents départements, quelle que soit leur coloration politique. Disposez-vous de chiffres précis sur les mesures non exécutées, qu’il s’agisse d’AEMO, d’aide éducative à domicile (AED) ou de MJIE ?

Par ailleurs, monsieur le président, votre discours sur les visites médiatisées m’apparaît assez inquiétant. Il s’agit de décisions de justice, qui s’appuient sur des textes de loi. L’aide sociale à l’enfance est garante du parcours de l’enfant et a notamment pour compétence de faire remonter aux juges des enfants les éventuelles souffrances que ces visites suscitent chez les enfants placés.

M. Jean-Pierre Barbier. Vous avez raison : la protection de l’enfance n’est ni de droite ni de gauche. Très récemment, une campagne législative partielle a eu lieu en Isère, au cours de laquelle une ancienne ministre, Mme Rossignol, a pu déclarer que « la protection de l’enfance, c’est de gauche » quand la droite défendrait le patriarcat hérité du XIXe siècle. Ceci est bien caricatural. Je note malgré tout qu’elle a reconnu au président de droite que je suis « un peu d’humanité », et je l’en remercie. Je revendique haut et fort le fait d’être de droite et de mener une politique de protection de l’enfance dont je n’ai pas à rougir.

Je ne nie pas les difficultés de la protection de l’enfance, ni les dysfonctionnements de celle-ci en Isère. Simplement, puisque nous sommes mis en cause sur des dysfonctionnements « graves », je demande que de plus amples détails nous soient fournis pour étayer cette accusation.

Lorsque la Défenseure des droits s’est autosaisie sur le département de l’Isère, elle n’a pas mentionné dans son courrier une interpellation concernant des dysfonctionnements graves systémiques. Je récuse l’existence de dysfonctionnements lourds généralisés à l’échelle de notre département. Nous faisons face à des difficultés, comme tous les départements, dans la mesure où l’on traite d’une matière humaine, de compétences complexes impliquant des intervenants multiples. Il existe effectivement des ruptures et un turnover élevé au niveau des travailleurs sociaux.

La vie des collectivités est aussi caractérisée par de tels événements. Dans le cadre de l’observatoire départemental de la protection de l’enfance, il m’est arrivé de rencontrer un enfant qui a connu dix-sept éducateurs lors de son parcours au sein de la protection de l’enfance. Un tel cheminement ne peut qu’interroger, mais il ne s’agit pas d’une généralité. Je suis toujours gêné par la tendance consistant à généraliser à partir de cas particuliers, particulièrement dans ce domaine. Nous nous efforçons de gérer ces cas particuliers, qui nous aident à progresser tous les jours, en y consacrant les moyens nécessaires.

Vous avez évoqué la séquence des mesures non exécutées, qui était effectivement concomitante de la saisine de la Défenseure des droits. Il ne me semble pas qu’elle nous ait questionnés à ce propos : il s’agit plutôt d’une coïncidence, mais je vous rejoins pour considérer que cela constitue un dysfonctionnement grave. En 2023, 500 mesures étaient en attente, car nous confiions ces mesures d’accompagnement à domicile à des associations et nous les financions en totalité. Or seulement 70 % de la prestation ont été exécutés. Quand je m’en suis aperçu, j’ai réinternalisé les mesures, en créant à cette occasion trente-six postes. Cette réinternalisation a suscité des tensions avec nos partenaires associatifs puisque j’ai dû simultanément diminuer leurs budgets. Aujourd’hui, cinquante-neuf placements sont non effectués, soit 1,8 % des placements concernant au total 3 300 enfants. De même, 123 mesures sont en attente sur un total de 2 100 mesures, soit 6 %.

À ce sujet, je souligne que nous rencontrons des difficultés de placement pour des enfants atteints de troubles psychiatriques. Idéalement, il faudrait que le juge puisse ordonner des placements en hôpital psychiatrique ou en IME. Malheureusement, les places manquent. Nous avons connu un cas particulier où un enfant de dix-sept ans du département du Rhône a été placé au centre hospitalier Le Vinatier, un hôpital psychiatrique. L’hôpital a ensuite fait jouer son droit de retrait devant la justice, qui lui a donné raison. L’enfant a donc été renvoyé dans les services de protection de l’enfance dans le Rhône, avant qu’il ne déménage dans l’Isère. Ce gamin a vécu un calvaire, parce que nous n’avions pas les moyens de l’encadrer.

En résumé, chaque fois que nous rencontrons des difficultés d’application des mesures, cela tient au fait que nous ne trouvons pas de solution adéquate pour l’enfant.

Mme Séverine Battin. En complément, je précise que nous avons réalisé un appel à projets pour la création de 1 000 places réparties de la manière suivante : 500 places dans le nord et 500 autres places dans le sud du département. Par ailleurs, nous devons prendre en charge des enfants de plus en plus jeunes. Nous avons donc créé seize places à la pouponnière. En termes d’équivalents temps plein (ETP), cela correspond à quarante-cinq postes supplémentaires.

Nous ne remettons pas en cause les visites médiatisées, que nos équipes effectuent par ailleurs. En revanche, de plus en plus d’ordonnances mettent en place des visites médiatisées très courtes, qui peuvent s’avérer compliquées pour les enfants, notamment dans un territoire de montagne comme le nôtre. Il est particulièrement nécessaire de maintenir un lien entre un enfant de trois mois ou six mois et ses parents, plusieurs fois par semaine.

Enfin, nous avons toujours considéré les enfants de la même manière, qu’ils soient MNA ou non. Les MNA âgés de plus de seize ans présentent des besoins particuliers en matière d’apprentissage de la langue ou de formation. En conséquence, nous avons créé deux services d’accueil et d’orientation pour les accueillir, établir un temps d’observation, réaliser des bilans de santé et construire des projets avec eux. Cette solution n’est pas idéale mais elle a le mérite d’exister. Nous proposons donc une prise en charge globale, que nous avons structurée au fil du temps. En 2018, 2 000 mineurs non accompagnés sont arrivés sur notre territoire. Nous avons été pris au dépourvu au début, mais désormais nous sommes en mesure de les accueillir dignement à travers une prise en charge spécifique.

M. Jean-Pierre Barbier. Je tiens à le dire clairement : la protection de l’enfance constitue selon moi une compétence régalienne des départements. En conséquence, je n’ai jamais revendiqué que les MNA soient pris en charge par l’État. En revanche, il faudrait parvenir à disposer de modes d’accompagnement des MNA de manière plus adaptée à leur situation. Malheureusement, lorsque nous tenons ce discours, il nous arrive d’être stigmatisés. Il nous est reproché de ne pas vouloir nous occuper de ces jeunes, ce qui est absolument faux.

Nous avons mis en place un service d’accueil et d’orientation (SAO) spécifique pour les MNA. Pendant trois mois, nous menons un bilan de santé, un bilan social et un bilan éducatif, préalablement à la prise en charge. Parmi les 90 % de contrats jeune majeur figurent naturellement des MNA. Il n’existe absolument aucune différence : un enfant doit être traité de la même manière quelle que soit sa situation.

Je souhaite également lever tout quiproquo concernant les visites médiatisées, que je ne remets nullement en cause. Simplement, je souligne la nécessité de prendre en compte la parole de l’enfant, et vous savez que les procédures en la matière ne sont pas aussi simples. L’éducateur produit un rapport qui est transmis au juge, lequel l’étudie avant de prendre sa décision. Cette procédure prend du temps, parfois au détriment de l’enfant, ce que nous pouvons tous regretter bien évidemment. Mes propos ne constituent aucunement une mise en accusation de la justice.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Vous avez indiqué que vous n’établissiez pas de distinction avec les MNA. Cependant, nous observons tous des différences concernant des prix de journée pour l’accueil des MNA et nous déplorons le manque d’accompagnement dont ils font l’objet, au quotidien. Il est question de « mise en autonomie », mais ces propos masquent la réalité d’un moindre accompagnement. De fait, les services d’accompagnement des MNA sont aujourd’hui spécifiques dans de très nombreux départements ; ils sont distincts de ceux qui sont en charge des mineurs dits nationaux dans les foyers.

En outre, certains MNA ont été victimes de violences sexuelles lors de leur parcours migratoire, nécessitant un besoin d’accompagnement encore plus renforcé. Or nous constatons que de nombreux départements réalisent des économies dans leur accompagnement des MNA. Plusieurs départements de droite ont ainsi annoncé qu’ils ne prendraient plus en charge des mineurs non accompagnés dans le cadre de la protection de l’enfance et se sont prononcés en faveur de la recentralisation. Malheureusement, ces propos n’ont suscité aucune réaction de la part des membres du Gouvernement, ni de la part des préfectures. Il s’agit là d’un véritable scandale au regard des textes de loi et de la Convention internationale des droits de l’enfant.

De la même manière, Départements de France, qui vous représente, assume des propos qui me semblent dangereux au sujet de la protection de tous les enfants, quel que soit leur lieu d’origine.

M. Jean-Pierre Barbier. Madame la députée, je vous demande simplement de ne pas généraliser. Le département de l’Isère a adopté une position que je vous ai décrite au préalable. Le SAO s’occupe de ces mineurs non accompagnés pendant trois mois et effectue un bilan global en matière de santé et d’éducation. Il s’attache également à traiter les violences sexuelles dont ils ont pu éventuellement faire l’objet. Ces actions nous permettent de les orienter et de les accompagner.

Il est nécessaire de sortir de cette dialectique budgétaire dans laquelle on prétend traiter les sujets en y consacrant beaucoup d’argent. Je crois savoir que les finances de l’État ne sont pas des plus florissantes et que 40 % des économies qui seront demandées porteront sur les départements. En conséquence, chaque euro dépensé devra l’être de manière efficace. Mme Battin a rappelé que lorsque les MNA sont arrivés en masse en 2018, nous avons pris les mesures qui s’imposaient. Même si cela ne concerne pas spécifiquement les MNA, le département de l’Isère a créé 1 000 places d’accueil, pour un budget de 24 millions d’euros. On peut toujours faire plus, on peut sûrement faire mieux, et nous demandons à être accompagnés. Soyez convaincus que nous agissons avec beaucoup de cœur et de volonté.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les pouponnières du département font-elles partie de celles qui sont en sureffectif en France ? Je m’interroge aussi sur le travail du quotidien, autour du développement de l’enfant et de ses besoins fondamentaux. Avez-vous pris cette question à bras-le-corps ? Dans son rapport, la commission fera des préconisations et des propositions qui ne seront pas seulement d’ordre législatif. De fait, la loi ne suffit pas à elle seule à changer la situation de la protection de l’enfance. Je précise que si ces deux aspects nécessitent une réponse plus longue de votre part, je vous invite à me la faire parvenir par écrit. Nous restons disponibles sur ce sujet, qui me semble très important.

M. Jean-Pierre Barbier. S’agissant de la pouponnière, la structure associative comporte vingt places, avec un taux d’encadrement de 2,05. Je rappelle en outre que nous avons créé quarante-cinq ETP. Les enfants de trois ans à six ans sont accueillis en famille d’accueil et dans des structures habilitées. L’établissement public départemental Le Charmeyran accueille trente enfants âgés de zéro à trois ans et six enfants de trois à six ans. Nous avons également créé des structures d’accueil avec des places d’urgence pour des enfants de trois à huit ans et des enfants de trois à dix ans. En effet, nous nous sommes rendu compte que certains enfants âgés de quatre ans et cinq ans restaient à la pouponnière faute de places disponibles ailleurs. Nous avons donc préféré créer des structures pour des enfants un peu plus grands plutôt que de créer des places de pouponnière. De cette manière, nous parvenons à mieux gérer la situation.

Mme Séverine Battin. J’ajoute que le modèle dont nous avons parlé précédemment concerne des petites unités familiales, c’est-à-dire des unités de six à huit enfants.

  1.   Audition de Mme Coralie Dénoues, présidente du conseil départemental des Deux-Sèvres, accompagnée de M. Hervé Cochetel, directeur général des services du conseil départemental, et Mme Sophie Carbonne, directrice générale adjointe aux solidarités (jeudi 23 janvier 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous accueillons à présent Mme Coralie Dénoues, présidente du conseil départemental des Deux-Sèvres, accompagnée de M. Hervé Cochetel, directeur général des services du conseil départemental, et de Mme Sophie Carbonne, directrice générale adjointe aux solidarités.

Nous avons souhaité pouvoir auditionner un certain nombre d’exécutifs départementaux, compte tenu de leur rôle essentiel dans la mise en œuvre de l’aide sociale à l’enfance. Cette audition vous permettra de présenter les difficultés particulières auxquelles votre département fait face dans la mise en œuvre de la protection de l’enfance.

Je rappelle que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Coralie Dénoues, Mme Sophie Carbonne et M. Hervé Cochetel prêtent serment.)

Mme Coralie Dénoues, présidente du conseil départemental des Deux-Sèvres. Nous sommes ici ce matin pour répondre à toutes vos questions sur la politique de prévention et de protection de l’enfance. Je préside le département des Deux-Sèvres depuis 2021, un territoire rural de 385 000 habitants marqué par un fort contraste social entre d’une part Niort, la ville-centre et quatrième place financière française, et d’autre part des territoires ruraux pauvres, notamment en ce qui concerne le niveau scolaire : l’accès aux études supérieures y est bien inférieur à la moyenne nationale, notamment en raison de problèmes de mobilité.

Dès ma prise de fonction, j’ai souhaité ériger la jeunesse au rang de priorité de mon action. Je suis convaincue que pour traiter les maux de notre société, nous devons les traiter à la base, c’est-à-dire dès l’enfance. Nous nous sommes donc engagés dans un plan Collège et avons mis en place des dispositifs dans les domaines de l’environnement et de l’épanouissement des jeunes à travers le sport, la culture, la citoyenneté et, bien évidemment, la politique de prévention et de protection de l’enfance.

À titre d’anecdote, quand je suis arrivée, j’ai demandé la liste des enfants confiés et les structures dans lesquelles ils étaient accompagnés. Je ne l’ai obtenue qu’au bout de trois semaines et, plusieurs mois plus tard, j’ai su qu’elle comportait des erreurs. Il a donc été nécessaire de mener une grande réorganisation, qui a été facilitée par l’arrivée d’une nouvelle direction générale, avec M. Hervé Cochetel et Mme Sophie Carbonne ici présents, mais également une directrice enfance famille. Lorsque l’équipe a été constituée en 2022, nous avons entamé une grande refondation de nos politiques de prévention et de protection de l’enfance.

Aujourd’hui, dans notre département, environ 1 500 enfants sont suivis et 1 104 enfants sont protégés. Nous avons également mis en place 49 contrats jeune majeur et nous accueillons 164 mineurs non accompagnés (MNA), dont 85 contrats jeune majeur. Entre 2021 et 2024, notre budget pour la prévention et la protection de l’enfance a progressé de 40 %, en dépit des difficultés budgétaires que tous les départements connaissent. Je tiens d’ailleurs à saluer la majorité départementale, qui a accepté de faire de cette action une politique prioritaire, naturellement au détriment d’autres politiques. Cette action s’est notamment traduite par la création de 115 postes sur les 120 postes créés par le département depuis 2021.

La feuille de mission de la nouvelle équipe comportait trois objectifs qui me tenaient à cœur. Le premier visait à ne pas accueillir un seul enfant à l’hôtel, sauf naturellement les MNA primo-arrivants. Je précise que la loi Taquet n’avait pas encore été votée. Ensuite, je souhaitais que les enfants soient protégés dans des structures situées soit dans le département des Deux-Sèvres, soit dans les départements limitrophes. En effet, je suis convaincue que la proximité géographique entraîne la proximité de l’accompagnement. À l’exception de quatre cas spécifiques qui bénéficient d’un accompagnement psychologique particulier, l’ensemble des enfants sont aujourd’hui accueillis dans de telles structures. Le troisième objectif visait à ne pas avoir de liste d’attente – ou de la réduire au maximum – pour les placements judiciaires. À l’heure actuelle, dans les Deux-Sèvres, aucun enfant en danger imminent ne figure sur liste d’attente ; ils sont placés. Les quatorze enfants aujourd’hui sur liste d’attente ne sont pas en danger imminent. J’ajoute qu’aucun enfant ne figurait sur cette liste il y a quelques mois, mais la fin d’année 2024 a été marquée par un très fort accroissement du nombre d’enfants confiés à la protection de l’enfance.

Notre politique est donc particulièrement volontariste, mais nous n’agissons naturellement pas seuls au sein de cet écosystème : nous avons besoin de la justice, de l’Éducation nationale, de l’État et de nos équipes de la protection maternelle et infantile (PMI) et de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Nous menons actuellement une réorganisation du pôle des solidarités pour créer un pôle enfance unique rassemblant la PMI et l’ASE, dont les cultures sont différentes. Ce travail est en cours depuis bientôt un et an et demi.

Nous avons priorisé l’amélioration du parcours de l’enfant au sein du département, pour trouver la mesure la plus adaptée à l’enfant dès le début et lui offrir la meilleure des stabilités. Il s’agit là du fil rouge de nos politiques et nous avons travaillé à un parcours autonomie, notamment avec les résidences Habitat jeunes, le dispositif d’accompagnement personnalisé en milieu naturel (APMN) et les résidences intergénérationnelles. L’année dernière, nous avons également professionnalisé notre partenariat avec les maisons d’enfants à caractère social (MECS), en signant un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM), dans la mesure où nous estimons que nous devons avoir la même prestation pour le même prix. Tel est le cas aujourd’hui : toutes nos MECS proposent le même tarif, pour la même prestation.

Nous avons aussi privilégié l’accueil familial et n’avons pas établi de pouponnière sociale dans le département des Deux-Sèvres : les enfants accueillis dès la naissance sont placés chez des assistantes familiales. Ces dernières bénéficient aujourd’hui d’une cellule d’accompagnement, que nous avons mise en place afin qu’elles ne soient plus isolées. En effet, même si l’on me dit qu’il n’existe pas d’attachement de l’enfant, je crois quand même au cadre rassurant des assistantes familiales, à la tendresse et à la bienveillance qu’elles prodiguent et qui contribuent à l’épanouissement de l’enfant. Il importe de ne pas déshumaniser leur travail, pour le bénéfice des enfants que nous accompagnons.

L’enjeu de l’attractivité du métier d’assistante familiale est évident, notamment en raison d’une pyramide des âges particulièrement défavorable. Ainsi, il n’existe aucune limitation dans le recrutement des assistantes familiales en Deux-Sèvres. Même si nous disposons d’un solde positif de quarante assistantes familiales entre 2021 et 2024, nous devons nous préparer à une vague de départs. En conséquence, nous essayons de sensibiliser de nouveaux publics. À titre d’exemple, nous avons signé l’année dernière une convention avec un syndicat agricole pour sensibiliser les femmes d’agriculteurs au métier d’assistante familiale.

Nous avons également conforté nos propres services, notamment la maison départementale de l’enfance (MDE), avec un dispositif d’urgence et d’accompagnement diversifié (DUAD). Cette cellule agit immédiatement dès qu’une information préoccupante (IP) se fait jour et oriente également les placements et les différentes mesures. Elle protège enfin l’enfant an cas d’ordonnance de placement provisoire (OPP). Notre DUAD constitue ainsi un véritable appui de notre politique.

Il est essentiel pour nous d’accorder la même considération et le même traitement aux mineurs non accompagnés (MNA) qu’aux autres enfants. Les MNA bénéficient donc des mêmes mesures que les autres enfants de l’ASE. À titre d’exemple, un MNA de moins de quinze ans est pris en charge par un assistant familial. Entre quinze et dix-huit ans, selon leur degré d’autonomie, soit ils logent dans une résidence Habitat jeunes ou dans une résidence intergénérationnelle, soit ils font l’objet d’une mesure APMN. Je précise que les résidences intergénérationnelles constituent une spécificité des Deux-Sèvres que nous avons mise en place il y a maintenant un an. Nous avons rassemblé des résidents de résidences seniors avec des mineurs non accompagnés autour d’un projet de vie commun. Ce dispositif permet à la fois de redynamiser les plus anciens et mieux acculturer ces jeunes MNA, qui évoluent dans un cadre serein et surtout bienveillant. Nous sommes particulièrement fiers de ce dispositif, qui fonctionne très bien. Nous avons désormais ouvert trois résidences intergénérationnelles dans les Deux-Sèvres.

Notre volontarisme est à la hauteur des difficultés que nous devons surmonter. Tout n’est certes pas parfait, mais nous souhaitons véritablement procéder à des améliorations. En deux ans, nous avons déjà bien progressé mais nous sommes confrontés à des obstacles, dont je tiens à vous faire part. Nous nous heurtons tout d’abord à la carence de pédopsychiatres, qui ne sont que quatre sur l’ensemble de notre département, pour 385 000 habitants. Ces professionnels sont pourtant indispensables dans les parcours de l’enfant. Je déplore donc la défaillance de l’État dans ce domaine. Aujourd’hui, 26 % des enfants relevant de l’ASE sont en situation de handicap, ce qui correspond à la moyenne nationale, mais nous manquons de 130 places notifiées par la maison départementale pour les personnes handicapées (MDPH) : 73 places en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP) et une cinquantaine de places en service d’éducation spéciale et de soins à domicile (SESSAD).

Ensuite, les personnels de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) sont complètement débordés, en dépit de leur engagement. En tant que département, nous sommes obligés de gérer des enfants qui relèvent de la PJJ et non de la protection de l’enfance. Nous souhaiterions par ailleurs qu’il n’y ait plus de saisonnalité dans les informations préoccupantes émises par l’Éducation nationale, mais également pouvoir établir des liens plus étroits pour les situations de décrochage scolaire. Enfin, l’attractivité de tous les métiers, de l’éducateur au cadre en passant par l’assistante familiale, n’est pas assez valorisée. Même si notre vocation consiste bien à réaliser des missions au service de la collectivité, je tiens à rappeler que nos agents sont engagés en permanence.

En conclusion, je tiens à souligner que le département des Deux-Sèvres a fait de la protection de l’enfance une priorité. Nous le devons aux enfants et à notre mission de service public. Cependant, nous ne pourrons y parvenir seuls et nous avons besoin de nos partenaires. À ce titre, nous souhaiterions que la prévention et la protection de l’enfance soient érigées en grande cause nationale.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. M. Éric Woerth a rendu au mois de juin un rapport dans lequel il formulait un certain nombre de propositions dans le domaine de la protection de l’enfance. Dans le cadre du débat national, la question de la recentralisation est fréquemment évoquée. Selon les départements, les professionnels et les différentes organisations de cet écosystème, les avis peuvent diverger. Lorsque vous avez pris vos fonctions en 2021, vous avez constaté des dysfonctionnements dans cette politique publique, avant de mettre en place un certain nombre d’actions. Je rappelle que la protection de l’enfance n’est ni de droite ni de gauche. Les enfants doivent bénéficier d’une forme de continuité dans la politique publique, ce qui n’est malheureusement pas le cas. Quelle est votre opinion concernant une éventuelle recentralisation ?

Avec combien de structures partenaires travaillez-vous ? Historiquement, les enfants sont en effet plutôt confiés à des associations – je pense notamment aux pouponnières. De combien de places disposez-vous pour accueillir les enfants confiés à la suite d’ordonnances de placement provisoire ? Combien d’associations sont-elles habilitées par votre département ? Ces associations sont-elles établies dans les Deux-Sèvres depuis longtemps, notamment avant la décentralisation ? Je rappelle que les conventions sont renouvelées tous les quinze ans et que le bâti peut être frappé d’obsolescence. En outre, certains enfants se voient imposer de vivre en collectivité alors que nous savons que les petites unités de vie sont plus adaptées à leur accueil.

Vous avez souligné à juste titre le caractère inadapté des préconisations qui postulent l’absence d’attachement de l’enfant. Si des professionnels ou des cadres formulent encore de tels propos, ils constituent des dangers pour les enfants et doivent impérativement suivre des formations adaptées. Les lois de 2016 et de 2022 visent précisément à construire les parcours les plus sécurisants possibles pour les enfants, afin que des liens d’attachement puissent se nouer.

Notre commission d’enquête a été ainsi invitée à se pencher sur la situation du lieu de vie et d’accueil Le Petit Logis, situé à Villefollet dans les Deux-Sèvres. Cet établissement, ouvert en 2006, a été fermé administrativement en avril 2024 sur décision du département des Deux-Sèvres en raison de possibles faits de maltraitance et de violence psychologique sur des enfants. Cette décision a été confirmée en septembre dernier par le tribunal administratif de Poitiers. Deux sœurs âgées de quinze et dix-huit ans ont ainsi été séparées de leur petit frère de dix ans. Les deux jeunes filles ont été placées dans un gîte relais en Dordogne et leur frère dans une famille d’accueil du sud Deux-Sèvres, au motif qu’aucune famille d’accueil ne pouvait accueillir les trois enfants. La personne qui m’a adressé le courrier précise que la séparation a été extrêmement douloureuse, ce que nous pouvons forcément comprendre. Selon les informations qui ont été portées à la connaissance de la personne qui m’a sollicitée, le lieu de vie a rouvert en octobre dernier, les signalements qui avaient provoqué sa fermeture administrative temporaire ayant été classés sans suite. Cependant, d’après elle, le département des Deux-Sèvres ne veut pas à ce jour confier d’enfants de l’aide sociale à cette structure.

Plus généralement, le problème concerne la séparation de cette fratrie, qui vivait ensemble auparavant. D’un côté, l’alerte commandait de protéger les enfants, mais simultanément la fratrie a été séparée. D’une part on répond à une urgence et à une inquiétude, mais d’autre part on place les enfants dans une très grande souffrance en les séparant, le plus petit des trois ne vivant pas dans le même département que ses sœurs. En outre, nous savons qu’il est difficile de réunir des enfants quand une fratrie est séparée.

Aujourd’hui, la législation a évolué. À une époque, il était facilement envisageable de séparer les fratries. Désormais, le principe de non-séparation des fratries lors d’un placement a été posé et réaffirmé. Parmi les sujets auxquels je suis particulièrement attachée figure la qualité de l’accueil des enfants, tant sur les conditions d’accueil, le bâti, la manière dont ils vivent en collectif que sur le sens de notre accompagnement et la capacité d’éviter les ruptures. Malheureusement, certains parcours d’enfants demeurent douloureux et nombre d’entre eux peuvent connaître une quinzaine de placements ou subir des ruptures de parcours très récentes.

Lors de l’audition que nous avons menée hier, des responsables des organisations syndicales représentatives du secteur sanitaire, social et médico-social à but non lucratif ont évoqué le cas d’un enfant de quatre ans qui a connu dix-sept placements. Un tel parcours est naturellement inacceptable et nous devons trouver une manière de mieux accompagner ces enfants. Avez-vous une idée précise de ces ruptures ? Menez-vous un travail en équipe pour trouver des solutions et permettre aux enfants de connaître des parcours plus simples, moins marqués par des ruptures incessantes ? Disposez-vous d’une telle visibilité ?

Par ailleurs, puisque les problématiques concernent fréquemment la prise en charge des enfants, menez-vous des réunions de travail pluridisciplinaires avec les différents acteurs, y compris l’agence régionale de santé (ARS) ? Comment abordez-vous ces sujets, qui constituent aussi le cœur de la protection de l’enfance ?

Vous avez évoqué le nombre total d’enfants pris en charge par le département, mais pourriez-vous nous donner le détail pour la tranche d’âge entre zéro et cinq ans, ainsi que pour les plus âgés ? Ces éléments me semblent particulièrement importants, puisque nous savons qu’agir le plus rapidement possible est essentiel pour le développement de l’enfant, de même qu’établir un parcours sécurisant et sécurisé.

Enfin, avez-vous des doubles mesures PJJ-ASE ? Vous avez en effet souligné que vous accueilliez des enfants qui relèvent de la protection judiciaire de la jeunesse et non de la protection de l’enfance. En 2011, quand la PJJ a cessé de prendre en charge le volet éducatif, la protection de l’enfance a dû s’occuper d’enfants qui n’étaient pas préalablement au cœur de son activité. Ce changement a déstabilisé l’ensemble des équipes intervenant dans le champ social.

Aujourd’hui, la protection de l’enfance accueille globalement tous les enfants, parfois dans le cadre de doubles mesures. De nombreux travailleurs sociaux, dont certains ont une ancienneté plus établie, font part de leur étonnement à l’égard de jeunes qui leur semblent plus relever de la PJJ que de l’aide sociale à l’enfance. De fait, les professionnels ne sont peut-être pas suffisamment outillés pour pouvoir accueillir ces publics, dont le cumul des difficultés peut contribuer à fragiliser des structures.

Mme Coralie Dénoues. Vous m’avez d’abord interrogée sur la recentralisation de la protection de l’enfance et la continuité politique. Il me semble qu’au sein des institutions politiques françaises, les départements témoignent d’une continuité et d’une stabilité qui font parfois défaut à un autre échelon. Une collectivité reste certes une entité politique, mais j’ai confiance dans la continuité de l’administration de nos collectivités. Lorsqu’une politique se déroule bien, que la loi et les process sont respectés, je ne vois pas pourquoi la recentralisation serait nécessaire. Pour ma part, j’estime que j’achèverai mon mandat en laissant une situation claire et nette et il n’y a aucune raison que notre action ne soit pas poursuivie par l’administration et nos équipes.

Il s’agit d’un service qui devrait être équitable pour n’importe quel enfant, n’importe où en France. Comme je l’ai indiqué précédemment, dans les Deux-Sèvres, un MNA est traité de la même manière qu’un national, ce qui n’est malheureusement pas le cas dans tous les départements. Mais la politique handicap enfance de l’État n’est pas pratiquée de la même manière selon les départements. Par exemple, le département des Deux-Sèvres touche 14 373 euros par enfant handicapé quand celui de la Creuse, situé dans la même région, touche 33 834 euros par enfant handicapé. Dès lors, la politique nationale n’établit pas l’équité entre les territoires.

Votre deuxième question concerne les différentes structures que nous accompagnons. Globalement, nous travaillons avec les mêmes partenaires depuis longtemps, aucun grand changement n’est intervenu. Nous avons récemment intégré une maison d’enfants à caractère social supplémentaire sur un appel à projets, car nous ne disposions pas de réponse localement.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Savez-vous depuis combien de temps le département travaille avec ces partenaires historiques ?

Mme Coralie Dénoues. Non, mais il s’agit d’associations locales avec lesquelles le département travaille depuis de longues années. Je souligne qu’une des MECS, La Salamandre, est spécialisée dans l’accueil de fratries.

Ensuite, sur 1 104 enfants placés, 1 020 le sont au titre de décisions judiciaires, et 84 au titre de décisions administratives. Nous accueillons 330 enfants en action éducative en milieu ouvert (AEMO) et 142 en AEMO intensive. Il existe trente-cinq doubles mesures PJJ-ASE et nous nous occupons de 249 MNA.

À la maison départementale de l’enfance, dont le DUAD est un service, nous disposons de trente-cinq places d’internat, dont dix en service accueil modulable (SAM), notre service mère-enfant et parental. En effet, nous expérimentons l’accueil d’un couple parental au sein de notre service. Nous proposons quatre-vingt-seize places d’accueil familial au sein de notre MDE et assurons trente-trois suivis par le DUAD. Puisqu’il s’agit d’un dispositif d’urgence, il n’existe pas de plafond de places. Les assistantes familiales sont au nombre de 273, pour 615 enfants. Nous proposons vingt-quatre lieux de vie et d’accueil (LVA), dans lesquels nous accueillons quatre-vingt-trois enfants.

M. Hervé Cochetel, directeur général des services du conseil départemental des Deux-Sèvres. Je précise que nous avons autorisé des LVA qui accueillent des enfants d’autres départements.

Mme Coralie Dénoues. Le taux d’occupation des LVA s’établit à 47 %. Dans les cinq MECS du département, nous accueillons 257 enfants. Leur taux d’occupation est élevé, puisque les places sont occupées par des Deux-Sévriens à hauteur de 85 %.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quelles sont les tranches d’âge des enfants accueillis dans les MECS ?

Mme Coralie Dénoues. Les enfants qui y sont accueillis ont au moins six ans. En deçà de cet âge, nous proposons uniquement un accueil familial.

Mme Sophie Carbonne, directrice générale adjointe aux solidarités au conseil départemental des Deux-Sèvres. Les perspectives de placement en internat ne sont évoquées qu’à partir de dix ou onze ans. De manière générale, nous privilégions l’accueil familial. Lorsque des ruptures interviennent en accueil familial, d’autres perspectives sont effectivement envisagées, dans le cadre d’un accueil collectif.

Mme Coralie Dénoues. Nous disposons de cinq associations d’accueil pour les MNA. Vous m’avez également interrogée sur la représentation de nos enfants. À ce titre, il convient de relever que dans 45 % des cas, les premiers placements des enfants interviennent avant leurs six ans. Les autres chiffres sont les suivants : 8 % pour les zéro-trois ans et 14 % pour les trois‑six ans.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. À l’échelle nationale, nous manquons de données concernant les enfants qui sont accueillis au sein des structures départementales, ainsi que sur le suivi des familles et les problématiques spécifiques. Vous nous avez fourni quelques points de repère concernant votre territoire, qui vous permettent de mener des politiques publiques. Pour autant, notre commission d’enquête constate que les données des départements sont parfois incomplètes. De notre côté, nous nous attachons à en savoir plus sur ces enfants, leur parcours et leur suivi. L’objectif consiste bien à améliorer nos politiques publiques, y compris à travers des projections sur les besoins de places par tranche d’âge, qui n’existent pas à ce jour.

À partir des données dont vous disposez et du travail que vous accomplissez, en savez-vous plus sur ces enfants et les raisons de leur placement ? Plus largement, quelles sont les différentes pistes que vous avez identifiées à l’échelle de votre territoire ?

Mme Coralie Dénoues. Nous ne disposons pas de chiffres précis sur l’origine de ces enfants. En tant que responsables des solidarités, même si nous ne disposons pas de mesures précises, nous observons empiriquement que certains noms reviennent au titre des bénéficiaires de différentes politiques de solidarité, comme le revenu de solidarité active (RSA), les politiques du handicap ou celles de la protection de l’enfance. En revanche, les remontées d’informations préoccupantes nous permettent de constater que 20 % des enfants ne sont pas suivis par nos services sociaux.

Mme Sophie Carbonne. Nous menons actuellement un travail pour cerner le motif principal de placement, qui est souvent résumé sous le vocable « carences éducatives ». Nous arrivons parfaitement à identifier les pourcentages par tranche d’âge lorsqu’il s’agit de maltraitances, de violences conjugales, de violences physiques ou de violences sexuelles. En revanche, les carences éducatives doivent faire l’objet d’analyses plus approfondies pour obtenir de plus amples détails concernant cette qualification.

Néanmoins, de manière tendancielle, nous discernons deux sujets préoccupants. Le premier concerne les parents en situation de handicap, pour lesquels l’accompagnement sur notre territoire est complexe. Nous devons placer des enfants, car les compétences parentales sont défaillantes en raison du handicap dont les parents souffrent. Il s’agit là d’un sujet extrêmement compliqué : la possibilité d’obtenir une amélioration des compétences parentales pour envisager un retour de l’enfant à domicile est beaucoup plus restreinte. Des expérimentations sont en cours, mais l’offre que nous pouvons fournir à ces parents afin de leur permettre d’exercer leur droit à la parentalité demeure assez floue.

Le deuxième sujet préoccupant concerne la carence de l’offre à destination des enfants en situation de handicap, qui crée effectivement une passerelle vers la protection de l’enfance. Dans certains cas, l’absence de prise en charge de l’enfant dès son plus jeune âge amplifie les troubles du comportement et nous nous retrouvons face à des parents complètement démunis. Ces derniers ne sachant plus que faire malgré leur bonne volonté, le relais est pris par la protection de l’enfance. Le département des Deux-Sèvres intervient alors au titre du placement administratif – il y a quatre-vingt-quatre placements administratifs dans le département –, au-delà des mesures d’aide éducative à domicile (AED).

Ces placements administratifs sont réalisés en coordination avec les magistrats, dès lors que les parents adhèrent à cette possibilité. Il n’en demeure pas moins que l’absence d’offre et d’accompagnement pour les enfants en situation de handicap renforce la complexité de la prise en charge par les professionnels. Nous sommes démunis face à ces situations, en dépit de la bonne volonté des parents, qui se retrouvent finalement dans des situations d’épuisement. Nous agissons de notre mieux, mais, en l’absence d’offre médico-sociale, nous atteignons ici les limites de nos possibilités.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La plupart des enfants auxquels vous faites ici référence sont-ils atteints de troubles du comportement ou de troubles autistiques ? Nous manquons de données dans ce domaine à l’échelle nationale. Cependant, en tant que conseillère départementale du Val-de-Marne, j’ai été pendant près de douze ans vice-présidente chargée de la protection de l’enfance et de la jeunesse. J’ai ainsi pu observer qu’une grande partie des familles qui étaient en situation d’épuisement et se tournaient vers la protection de l’enfance étaient des parents d’enfants atteints de troubles autistiques ou du comportement plutôt que d’enfants affectés par des handicaps physiques. Certains de ces troubles du comportement ou autistiques graves n’avaient pas été décelés.

Face à l’absence de réponses, ces familles finissaient par craquer et étaient contraintes de se résoudre à un placement en protection de l’enfance, ce qui constitue un drame absolu. En effet, idéalement, ces enfants ne devraient pas être pris en charge par l’aide sociale à l’enfance ; ils relèvent du soin. Notre commission d’enquête doit se saisir de ces aspects, qui témoignent d’une carence de l’État aboutissant à des situations inacceptables pour les enfants et les familles concernées.

Êtes-vous confrontés à de telles situations ? Pouvez-vous nous fournir plus de détails à ce propos ?

Mme Coralie Dénoues. Une codification est en cours au sein de la maison départementale pour les personnes handicapées. Selon les premières données dont nous disposons concernant les enfants en situation de handicap, 47 % d’entre eux sont affectés par des déficiences du psychisme, 26 % par des déficiences intellectuelles et cognitives, 18 % par des déficiences du langage et de la parole et 4 % par des déficiences motrices. Les enfants qui nous sont confiés souffrent pour 26 % d’entre eux de handicap, ce chiffre s’élevant à 31 % pour nos contrats jeune majeur. Nous observons donc bien une surreprésentation.

Vous avez posé des questions sur les lieux de vie et d’accueil, en mentionnant le cas du Petit Logis, à Villefollet. Je connais très bien ce dossier, sur lequel je me suis particulièrement engagée. Étant sous serment, les propos que je m’apprête à tenir seront pour la première fois publiquement énoncés. Jusqu’à présent, par respect pour les enfants et malgré de nombreux articles de presse sur le lieu de vie, je m’étais refusée à m’exprimer sur le sujet. Mais puisque des élus de la République m’invitent à me prononcer, je vais vous répondre bien volontiers.

Ce lieu de vie et d’accueil agréé par le département ne présentait aucun souci jusqu’au mois de février 2024, période à laquelle nous avons reçu quatre informations préoccupantes, dont un appel anonyme, une note d’inquiétude émanant du département de la Loire-Atlantique, une information des services du département d’Indre-et-Loire et une fiche de recueil d’information préoccupante (FRIP) de la part de nos services de l’ASE. Face à cette multiplication d’IP, nous avons décidé de suspendre ce lieu d’accueil. Il s’agit là d’un principe de prudence que nous appliquons, comme nous pouvons le faire également pour des assistantes familiales.

Malgré les arrêtés de fermeture provisoire, la responsable de ce lieu de vie et d’accueil a refusé que nos agents puissent récupérer les enfants, accompagnés d’amis et de familles. Cet épisode a été émaillé de nombreuses violences verbales, sous le regard des enfants. En conséquence, nous avons été contraints de demander l’intervention des forces de l’ordre. À cette occasion, nous avons pu récupérer les enfants, mais pas leurs effets personnels, ni à ce moment-là ni plus tard.

En revanche, le déplacement d’un des enfants dans un gîte en Dordogne a constitué une erreur, que l’agent responsable de cette décision, prise un dimanche, a d’ailleurs reconnue. Je précise que ce déplacement n’a duré que vingt-quatre heures et que les enfants sont aujourd’hui dans les Deux-Sèvres. Parmi ces enfants, deux sont mineurs et une autre a refusé notre contrat jeune majeur. Des fugues sont intervenues, empêchant d’installer les enfants et de les sécuriser dans notre leur nouveau lieu d’accueil familial, et affectant leur scolarité.

Une enquête s’est déroulée entretemps, car des enfants recevaient des sollicitations harcelantes. Après la décision de justice que j’ai respectée, la suspension a été levée. Mais, par respect pour les enfants et pour le travail de nos agents, je me refuse de travailler avec des personnes qui ont fait preuve d’un tel comportement, ce qui relève de mon droit. J’estime en effet que de tels encadrants, responsables d’enfants protégés, doivent s’astreindre à un devoir de discrétion. J’assume pleinement cette décision, dans l’intérêt des enfants, en dépit de la perte de places d’accueil qu’elle implique.

Je reprends le fil de vos questions pour aborder à présent la PJJ et l’évolution des enfants que nous accompagnons. Nous observons qu’en raison des défaillances dans le parcours de soins ou dans le parcours du handicap, certains des enfants deviennent finalement agresseurs eux-mêmes. En tant que responsables de la protection de l’enfance, il ne nous est pas possible de réunir dans un même lieu des agressés et des agresseurs. Dans un des cas dont j’ai été informée, les gendarmes étaient contraints d’être présents chaque semaine au niveau de l’accueil familial.

Nos agents, nos professionnels de l’enfance, ne sont pas forcément formés pour faire face à de telles situations de la part d’enfants qui, en raison de troubles d’hétéroagressivité et de troubles sévères du comportement, en viennent malgré eux à créer des troubles à l’ordre public, lesquels relèvent en effet de la PJJ.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaite approfondir brièvement cet aspect relatif à la PJJ. Êtes-vous concernée par l’accueil de jeunes orientés vers la protection de l’enfance qui auraient commis des actes de violence sexuelle à l’encontre d’autres enfants ? Cet aspect est en effet assez fréquemment évoqué dans les territoires. De fait, accueillir dans un même lieu collectif des victimes et des auteurs présumés d’infractions sexuelles, sur lesquelles la justice ne s’est pas encore prononcée, constitue une problématique particulièrement prégnante. Si tel est le cas, disposez-vous d’un partenariat spécifique avec la PJJ ? Vos actions sont-elles discutées et coordonnées ?

Mme Coralie Dénoues. Nous sommes effectivement concernés par de tels cas, qui portent sur toutes formes d’agressions, y compris des agressions sexuelles. Nous menons actuellement un travail pour conforter un partenariat, pour le moment informel, avec la direction de la PJJ. L’objectif consiste bien évidemment à éviter de réunir agressés et agresseurs dans un même lieu de vie et d’accueil.

Par ailleurs, je tiens à dissiper des stigmatisations dont les mineurs non accompagnés font régulièrement l’objet. Parmi l’ensemble des MNA que nous accueillons, seulement deux font aujourd’hui l’objet d’une procédure judiciaire, en lien avec les émeutes de l’année dernière. Il me semble important de le rappeler : nous n’avons pas de soucis particuliers avec les MNA.

  1.   Audition de M. Mathieu Klein, président du Haut Conseil du travail social (mardi 28 janvier 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous accueillons M. Mathieu Klein, président du Haut Conseil du travail social (HCTS)

Monsieur, vous êtes maire de Nancy et président de la métropole du Grand Nancy, mais nous vous recevons surtout aujourd’hui en tant que président du Haut Conseil du travail social. Nous vous interrogerons sur les analyses que pose le HCTS sur les moyens humains et matériels affectés à la protection de l’enfance et sur ses préconisations en la matière.

Je rappelle que le HCTS a publié en 2022 un Livre vert du travail social, puis en 2023 un Livre blanc. Ces deux rapports ont évidemment nourri les réflexions de notre commission d’enquête et nous sommes heureuses de pouvoir en discuter avec vous.

Avant de vous céder la parole pour des propos liminaires, je rappelle que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Mathieu Klein prête serment.)

M. Mathieu Klein, président du Haut Conseil du travail social. Le HCTS est une instance de dialogue et de proposition placée auprès du ministre chargé des solidarités. J’en assure la présidence depuis l’été 2021, à la suite de ma nomination par Olivier Véran. Notre mission est d’élaborer des éléments de doctrine en matière d’éthique et de déontologie du travail social, de formuler des avis, des rapports et des recommandations au Gouvernement, mais aussi de nous prononcer sur les sujets liés au travail social, au développement social ainsi qu’aux politiques de solidarité d’une manière générale. Cette instance regroupe très largement l’ensemble des parties prenantes du travail social : les professionnels – via les associations thématiques de filières –, les organisations représentatives, les collectivités locales, les services ministériels ainsi que les organisations patronales et de formation.

Nous abordons donc la protection de l’enfance à travers ce prisme plus large du travail social. La crise aiguë que traverse le travail social dans notre pays frappe de plein fouet la protection de l’enfance. Il s’agit d’abord d’une crise de sens dans un univers où les carrières ont longtemps été réduites à leur dimension vocationnelle. Ce point explique en partie pourquoi, sur le terrain, plus de neuf travailleurs sociaux sur dix sont des femmes. Plus on monte dans la hiérarchie, plus l’équilibre entre les hommes et les femmes est présent. Cette vision, assignant aux femmes souhaitant devenir professionnelles du travail social des compétences prétendument naturelles, a longtemps permis d’éluder le débat sur les formations et l’attractivité des métiers. Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, mais cette culture est encore prégnante et doit être prise en considération au regard des difficultés que traverse ce secteur.

La protection de l’enfance traverse donc une crise qui épouse en partie les contours de la crise structurelle du travail social, mais qui ne se limite pas à ses difficultés. Nous constatons un problème de positionnement de l’enjeu de la protection des enfants dans la hiérarchie des normes. Le système actuel, qui semble pertinent sur le papier dans l’équilibre des rapports entre le pouvoir normatif et régulateur de l’État et le pouvoir opérationnel de mise en œuvre des collectivités territoriales, peine à se concrétiser efficacement, notamment en raison de problèmes d’organisation, de moyens, de volonté politique et de hiérarchisation.

La question de l’équilibre des responsabilités entre le champ des solidarités et le champ judiciaire mérite également d’être approfondie par votre commission. J’ai eu l’occasion de m’apercevoir, en tant que président de conseil départemental, que les débats idéologiques, notamment sur la nécessité de maintenir le lien avec la famille biologique, pouvaient avoir des conséquences particulièrement dommageables pour les enfants, faute d’un positionnement partagé à l’échelle nationale.

Concernant la formation et l’organisation des carrières, j’insisterai sur l’absolue nécessité de favoriser un socle commun de formation pour les professionnels du travail social, tout en préservant des éléments de spécialisation, ce qui est le sens de la réarchitecture des diplômes présentée par la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Cela s’inscrit dans le débat sur la convention collective unique. Favoriser les mobilités professionnelles entre différents secteurs d’intervention semble constituer un élément clé pour permettre de trouver des ressources professionnelles en protection de l’enfance.

Au-delà de ma personne, le HCTS est prêt à collaborer avec votre commission d’enquête. La commission permanente et l’assemblée plénière seraient très intéressées de vous recevoir pour partager nos regards croisés sur ce sujet particulièrement important.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Alors que nous approchons de la fin de nos travaux, votre audition est essentielle compte tenu de la crise majeure qui frappe la protection de l’enfance, exacerbée par la crise aiguë du secteur médico-social et impactant directement le quotidien des enfants.

L’utilisation croissante de l’intérim, notamment avec des sociétés comme Domino RH, et la création de maisons d’enfants à caractère social (MECS) éphémères nous préoccupent grandement. Bien que l’intérim existe depuis longtemps dans le champ du social et du soin, le turnover qu’il engendre est particulièrement dommageable au regard du besoin de sécurité et d’attachement des enfants ayant vécu des psychotraumatismes et souffrant de troubles de l’attachement et du lien.

Je prends acte de vos propositions de travail en commun par la suite, car l’intérêt majeur est celui des enfants.

Parmi les 400 000 enfants en protection de l’enfance, une part croissante se trouve en placement collectif, une situation inadaptée à leurs besoins.

Nous sommes donc à la croisée des chemins et j’aimerais obtenir des réponses sur certains sujets qui me préoccupent.

Tout d’abord, depuis les États généraux du secteur médico-social en 2013 et la présentation du Livre vert en 2022, puis du Livre blanc en 2023, quelles actions ont été mises en place ? Comment expliquer qu’en douze ans, nous soyons arrivés à la crise la plus aiguë du secteur ? Quelles préconisations formulées ont été suivies ?

Concernant la formation initiale et continue, je suis surprise que, malgré les connaissances actuelles sur le développement de l’enfant et les travaux de consensus de 2015 sur les besoins fondamentaux, la capacité des professionnels à maîtriser ces outils n’ait pas été renforcée. Cela me semble être une problématique majeure. Vous avez précisé qu’il faudrait conserver la formation initiale du socle. Je fais partie de ceux qui pensent profondément qu’une formation spécifique est nécessaire autour des besoins de l’enfant, car cela a un impact très important pour mener ses missions professionnelles.

Par ailleurs, nous portons une proposition de loi visant à réformer les taux d’encadrement et les normes. Nous estimons que cela améliorerait les conditions de travail et permettrait un meilleur accompagnement individualisé des enfants.

Nous observons aussi que l’utilisation de la plateforme Parcoursup est à proscrire. Les étudiants choisissent souvent ces filières par défaut, en septième ou huitième choix, ce qui entraîne de nombreux abandons.

Je souhaiterais aborder plusieurs points concernant les propositions du Livre blanc.

Tout d’abord, où en est la création de l’Institut national du travail social (INTS), qui devait être lancé ?

Ensuite, je me demande si, au vu de l’urgence dans laquelle nous sommes, le comité de filière sur la petite enfance pourrait être adapté aux métiers de la protection de l’enfance. Je constate que, dans les discussions actuelles sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), les parlementaires se focalisent sur le grand âge en laissant de côté la question de l’enfance. Or ces deux vulnérabilités devraient être au cœur de nos politiques publiques de santé. Ne serait-il pas opportun de quitter le seul champ du social pour inclure ces métiers, dont l’enjeu relève de la santé publique, dans le champ de la santé et du social ? Comment valoriser ces professions souvent dévalorisées alors qu’elles sont cruciales, au même titre que celles du soin et de la santé ?

Enfin, à la suite de votre rencontre avec les cinq ministres, nous avons l’impression que peu de choses ont avancé. Pouvez-vous nous éclairer sur vos interlocuteurs au sein des administrations et sur la façon dont vous travaillez depuis 2022 ?

M. Mathieu Klein. Je rappellerai tout d’abord que, si les ministres passent, la DGCS reste. Du point de vue de la continuité des travaux et du dialogue, la DGCS demeure notre premier interlocuteur quotidien. Le temps de travail dédié, en trop faible quantité, au HCTS est possible grâce à la mobilisation d’agents de la DGCS qui utilisent un peu de leur temps pour animer nos travaux.

Lorsque j’ai été nommé à la présidence du HCTS par Olivier Véran, nous sommes convenus, dans la lettre de mission qu’il m’a adressée, que le Livre vert dresserait le tableau du travail social afin que chacun puisse s’en emparer dans le débat public en amont de l’élection présidentielle et que le Livre blanc permettrait, autour des élections législatives, d’offrir un plan de travail pour le Gouvernement, avec des propositions plus opérationnelles. Le Livre blanc a été adopté au sein du HCTS en septembre 2023, puis présenté à cinq ministres en décembre 2023.

La proposition la plus significative, à savoir la mission de préfiguration de l’INTS, a été lancée en mai 2024. Cette mission de préfiguration est arrivée à son terme en novembre dernier. La ministre chargée des solidarités a précisé, lors d’un colloque au Conseil économique, social et environnemental (CESE), que l’INTS verra le jour en 2025, avec trois missions principales : la création d’un cycle des hautes études en travail social ; le développement de la recherche sur l’intervention sociale, dans la perspective d’obtenir une forme de souveraineté nationale sur la recherche en travail social ; la constitution d’un lieu ressource.

Je rencontrerai prochainement la DGCS pour discuter des aspects opérationnels, avec l’intention que le HCTS soit l’outil de pilotage de l’INTS, ce qui me semblerait logique et cohérent.

Le comité de filière avait en effet été annoncé par le Premier ministre Jean Castex en février 2023 lors de l’annonce du Ségur des professionnels du social. Je n’ai pas d’informations concernant sa mise en œuvre opérationnelle à ce jour. De même, la commande de Jean Castex au HCTS concernant un travail sur la réarchitecture des diplômes n’a pas encore donné lieu à une lettre de mission spécifique.

En matière de formation, la protection de l’enfance nécessite évidemment des compétences singulières qui ne sont pas réductibles aux compétences acquises pour devenir professionnel du travail social. Je partage avec vous la perspective que ces blocs soient tous suivis d’une spécialisation selon le type de secteur vers lequel les étudiants souhaiteront se diriger.

Le HCTS, en collaboration avec le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et l’Union nationale des acteurs de la formation et de la recherche en intervention sociale (UNAFORIS), a approuvé la création d’une formation qualifiante pour accélérer les recrutements dans ce domaine. Pour une instance pluridisciplinaire comme la nôtre, il s’agit de faire un petit pas de côté par rapport au caractère universaliste de notre mission. Je reconnais que la crise singulière de la protection de l’enfance nécessite une adaptation. Bien que cette initiative ait suscité des débats au sein du HCTS, notre instance a soutenu l’expérimentation d’un prérecrutement d’étudiants ou de personnes en activité pour les former, dès le niveau de la licence, aux besoins spécifiques de la protection de l’enfance, permettant ainsi une entrée sur le marché du travail avec une forme de pré-salariat en lien avec les universités ou les écoles de travail social.

Les récents décrets Valletoux limitent la présence de sortants d’écoles via l’intérim dans les établissements de protection de l’enfance. Cette évolution est importante car elle répond à une problématique cruciale : la prise en charge d’enfants en bas âge, avec notamment l’ensemble des enjeux liés à l’attachement, ne peut en aucun cas être compromise par l’attrait des jeunes professionnels pour l’intérim. Le secteur de la protection de l’enfance doit être préservé autant que possible de cette logique de turnover. Notons que, même sans intérim, l’épuisement professionnel, le manque de préparation et les conditions de travail conduisent déjà à un turnover important dans de nombreux services de la protection de l’enfance.

Un autre problème majeur est posé par le grand nombre d’enfants relevant d’une prise en charge psychiatrique qui, sans solutions, sont aujourd’hui confiés par défaut à l’aide sociale à l’enfance (ASE). Une enquête révèle que 45 % des établissements et services répondants accompagnent des enfants dont les profils ne correspondent pas au projet d’établissement ou de service. Ces accueils ou accompagnements hors habilitation concernent principalement des enfants ou des jeunes en situation de handicap, incluant des troubles psychiques. Lors de mon expérience de président de département, je me souviens du cas d’un enfant dont la prise en charge mobilisait sept équivalents temps plein (ETP). De plus, à la fin de l’année 2022, 26 000 jeunes accompagnés par les structures pour jeunes handicapés bénéficiaient de mesures de l’ASE, soit 15 % de l’ensemble des jeunes handicapés accompagnés en France. Parmi ces jeunes, 9 % font l’objet d’une mesure de placement et 5 % d’une mesure d’action éducative. En outre, 11 000 jeunes ont une reconnaissance de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) dans les établissements de l’ASE. Ces chiffres soulignent l’interpénétration des domaines des soins, de la santé et du social dans la protection de l’enfance.

Le HCTS plaide pour la définition d’objectifs cibles, de la manière la plus objective possible, en matière de taux d’encadrement, compte tenu du fait qu’ils sont actuellement trop élevés, ce qui contribue massivement au manque d’attractivité de ces métiers. Au regard du nombre de professionnels, le nombre d’enfants confiés est trop élevé pour permettre un suivi adapté à leur situation. Notons d’ailleurs que les recrutements d’assistants familiaux sont en chute libre.

Concernant la plateforme Parcoursup, en 2022, 30 % des candidats ont formulé des vœux pour faire des études dans le secteur social et médico-social, mais seulement 10 % ont intégré le secteur. De plus, 8 % des étudiants qui intègrent une formation de travailleur social abandonnent leurs études chaque année, ce qui est un taux particulièrement élevé. Cependant, selon des chiffres donnés par Croix-Rouge Formation, le nombre de candidats à certaines formations post-baccalauréat, comme celles d’éducateur spécialisé et d’éducateur de jeunes enfants, a augmenté et peut être jusqu’à dix fois supérieur au nombre de places à pourvoir depuis que l’inscription est possible sur Parcoursup, ce que je n’ai pas toujours observé dans d’autres instituts de formation. L’UNAFORIS a beaucoup insisté pour une meilleure préparation des candidatures ainsi qu’une plus grande valorisation, dans le recrutement des étudiants, de l’engagement bénévole et du soutien aux pédagogies expérientielles.

Enfin, la crise du recrutement des assistants familiaux est particulièrement préoccupante. Malgré le consensus sur le fait qu’une prise en charge dans une cellule de type familial est la meilleure des réponses pour les enfants placés sous la responsabilité de l’ASE, les structures collectives prennent de plus en plus de place tandis que les structures familiales sont en chute libre. Les raisons sont multiples : la démographie, la dimension vocationnelle, les conséquences sur la qualité de vie, l’exigence du métier, le manque de reconnaissance, les difficultés d’accompagnement, la rémunération insuffisante et la complexité des situations des enfants confiés. Je suis malheureux de constater que nous ne sommes pas capables aujourd’hui d’inverser cette tendance, alors que nous savons qu’une prise en charge dans un contexte familial serait plus bénéfique pour les enfants confiés. Il y a là matière, pour le Gouvernement et les conseils départementaux, à mener une action volontariste pour changer le regard sur cette fonction profession.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Une solution serait peut-être de leur permettre d’exercer une autre activité en dehors de celle d’assistant familial.

M. Mathieu Klein. De nombreuses pistes existent en effet.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Vos propos sur la perte de sens me semblent réducteurs, car vous n’avez évoqué que les carrières professionnelles et leur évolution. En tant qu’éducatrice spécialisée en protection de l’enfance, je peux témoigner que la perte de sens provient surtout du sentiment de mal faire son travail et de réaliser des accompagnements ratés, voire de devenir un outil de maltraitance. Ce n’est pas uniquement une question d’évolution personnelle dans une carrière, mais plutôt le fait de rentrer chez soi le soir en se disant qu’on a mal travaillé faute de moyens adéquats. Ce qui abîme la protection de l’enfance et le travail social, c’est de devoir annoncer à un enfant qu’il va changer de lieu d’accueil ou de mettre à la rue un jeune de dix-huit ans avec un sac-poubelle pour seul bagage.

Concernant les formations, je ne partage pas l’idée qu’il n’existe pas de spécialisation. Les syndicats que nous avons auditionnés s’accordent à dire qu’une refonte des métiers basée sur des spécialisations en fonction des champs d’intervention serait préjudiciable. En tant qu’éducatrice spécialisée, ma spécialité est la relation éducative. La spécialité des éducateurs de jeunes enfants est le développement de l’enfant. Il est problématique de considérer que nos métiers ne sont pas utiles et que l’éducation spécialisée n’a pas d’histoire ni de pratique éducative significative.

Je trouve inquiétant d’entendre que la protection de l’enfance devrait être rattachée aux soins, réduisant ces enfants à un parcours de médicalisation. Il existe certes des besoins croissants et variés en termes de médicalisation, de psychiatrie et d’accompagnement du handicap, face à des services publics de plus en plus effondrés. Cependant, il est crucial de maintenir la philosophie éducative et l’éducabilité en protection de l’enfance.

Je n’ai pas entendu parler des salaires dans votre intervention. La dégradation des conditions de travail et l’attrait de l’intérim sont en partie dus à la perte de salaire et de pouvoir d’achat des professionnels de la protection de l’enfance et du travail social en général. Personnellement, en travaillant dans la fonction publique hospitalière, je gagnais environ 1 600 euros malgré une mobilisation presque un week-end sur deux. L’augmentation des salaires des professionnels de ce secteur — mais aussi de ceux du handicap, de l’insertion et de la santé mentale — pourrait être un levier important. Ces rémunérations sont trop basses au regard du travail fourni et de l’engagement humain que cela représente. Avez-vous des préconisations concernant les salaires ? Bien que la reconnaissance ne passe pas uniquement par la fiche de paie, je rappelle que les travailleurs sociaux étaient en poste pendant la crise du Covid-19 et qu’ils n’ont reçu aucun remerciement, ce qui montre aussi le besoin de reconnaissance sociétale des métiers du lien dans la protection de l’enfance.

Vous avez mentionné des taux d’encadrement trop élevés, mais ils sont, en réalité, inexistants. Rien ne régit la protection de l’enfance, hormis pour les moins de trois ans où ce n’est déjà pas à la hauteur. Avez-vous des préconisations précises à ce sujet ? Un décret a été rédigé par un ministre, avec des associations habilitées, mais n’a jamais été publié. Des textes de loi sont dans les tuyaux mais ne sont toujours pas sortis. Que préconisez-vous pour améliorer les conditions de travail et créer une concurrence réelle avec un secteur de l’intérim qui ravage le secteur du travail social tout en en tirant des profits ?

Enfin, si la plateforme Parcoursup est catastrophique dans tous les domaines, le problème spécifique pour le travail social est, au-delà de la question des choix non prioritaires, l’âge de recrutement. Auparavant, les instituts régionaux du travail social (IRTS) recrutaient des profils très divers. Par exemple, la moyenne d’âge des étudiants lors de ma formation était supérieure à trente ans. Parcoursup a modifié l’âge et la sociologie des étudiants, qui sont dorénavant presque exclusivement des jeunes post-baccalauréat, excluant de fait les personnes plus expérimentées en reconversion professionnelle, pour qui l’accès aux IRTS est beaucoup plus difficile. Quel est votre avis sur ce point ?

M. Mathieu Klein. Concernant la perte de sens, plusieurs facteurs entrent en jeu.

Les conditions de travail et d’accompagnement des publics, de plus en plus difficiles, combinées à des moyens d’intervention restreints pour les professionnels du travail social, engendrent effectivement ce sentiment d’être contraint de mal faire son travail, avec une forme de maltraitance qui a des répercussions tant sur les professionnels que sur les personnes prises en charge.

Le Livre blanc du travail social pointe également les effets négatifs de la logique d’appels à projets. Nous y relevons que la multiplication de cette modalité d’exécution des politiques publiques conduit les professionnels du travail social à passer plus de temps à rendre compte qu’à agir, avec des modalités différentes selon les financeurs. Cela atténue la portée des expérimentations et donne le sentiment qu’il n’y aurait plus de droit commun, mais uniquement la possibilité de déposer des candidatures pour des temps limités et selon des modalités particulières. Ce phénomène fragilise le secteur et contribue fortement à la perte de sens.

Bien qu’elle ne relève pas des prérogatives directes du HCTS, la question salariale figure à la première place des quatorze recommandations formulées dans le Livre blanc. Les comparaisons européennes et internationales montrent clairement que le niveau de rémunération des professionnels du travail social, notamment en protection de l’enfance, n’est pas du tout à la hauteur des missions et de la charge de travail des personnes concernées. Le HCTS est sensible à ce sujet, même s’il n’intervient pas directement dans les négociations.

Je ne remets pas en question le parcours d’éducation et de relation éducative des éducateurs spécialisés. Je suis de ceux qui pensent qu’un professionnel peut travailler dans différents domaines du social tout au long de sa carrière, car il existe un socle commun visant à rendre les individus autonomes tout en les restaurant dans leur dignité et en leur donnant des outils pour construire leur existence. Cependant les besoins d’un enfant, notamment en bas âge, sont spécifiques. Vous avez raison de souligner que, dans un monde idéal, il existe une pluralité d’intervenants professionnels. Je constate toutefois que la disponibilité de ces professionnels est variable, avec des difficultés de recrutement similaires. Il faut donc prendre en compte les dimensions particulières de la relation avec les tout-petits, notamment ceux placés en protection de l’enfance, qui ont des besoins spécifiques. La réarchitecture des diplômes telle qu’elle est aujourd’hui évoquée prévoit un socle commun cohabitant avec une forme de spécialisation, pas seulement thématique mais aussi liée aux types de métiers ou de fonctions dans le champ du travail social.

Par ailleurs, nous ne formulons pas de recommandation précise en matière de taux d’encadrement. Nous reconnaissons dans le Livre blanc la nécessité de définir une doctrine claire et consensuelle sur cette question. Les décrets Taquet sont toujours quelque part… Nous proposons dans le Livre blanc la réalisation d’une étude la plus objective possible. Le compte n’y est clairement pas aujourd’hui et une surcharge de travail est induite par les difficultés de recrutement.

Quant au parcours professionnel et au rajeunissement des étudiants engendré par Parcoursup, le Livre blanc souligne l’importance de mieux reconnaître la validation des acquis de l’expérience (VAE) pour diversifier les profils, notamment pour les personnes issues de l’éducation, y compris de l’éducation populaire, ou d’autres domaines. Cette diversification est cruciale face au rajeunissement des professionnels, qui peut entraîner des abandons de postes précoces dus à un choc entre les attentes et la réalité du terrain. Ce turnover est particulièrement préjudiciable à l’équilibre des enfants confiés.

M. Denis Fégné (SOC). Il existe un décalage entre les textes législatifs et la réalité de leur mise en œuvre sur le terrain. Or l’État doit être le garant de l’équité territoriale par des mécanismes de suivi, de péréquation et d’incitation financière. Le nouveau gouvernement n’a malheureusement pas proposé de ministère dédié à l’enfance. J’aimerais avoir votre point de vue quant au fait que le Président de la République a plutôt choisi la création d’un haut-commissariat.

Par ailleurs, l’État devrait assumer de façon plus volontaire son rôle concernant la prévention primaire – école, santé, culture –, tandis que les conseils départementaux, dont le rôle est opérationnel, devraient accélérer la diversification des prises en charge pour assurer un continuum dans la mise en œuvre des projets pour l’enfant, avec des mesures éducatives, administratives et judiciaires plus graduées pour éviter l’embolie actuelle des placements en maison d’enfants et en famille d’accueil. Que préconisez-vous ?

M. Mathieu Klein. Je reconnais que ma description de l’État normatif et régulateur face à la collectivité opérationnelle correspondait quelque peu à un schéma idéal et n’épouse pas la réalité du moment. Néanmoins, je maintiens qu’une politique publique comme celle de la protection de l’enfance ne peut en aucun cas être archipélisée comme elle l’est actuellement entre les choix de plus de cent conseils départementaux. Cela n’enlève rien à la responsabilité et à la pertinence du niveau départemental pour la mise en œuvre de ces politiques de protection de l’enfance et de prévention, mais il doit y avoir une fonction normative et régulatrice de l’État.

En tant que président du HCTS, je n’ai pas de commentaire particulier à faire sur le choix entre un ministère ou un haut-commissariat. Des hauts-commissariats ont parfois été porteurs de sens et ont permis des avancées. Ce débat appartient à l’exécutif, voire aux parlementaires. Notre préoccupation, au sein du HCTS, est que le champ de l’enfance bénéficie d’une puissance de feu exécutive reconnue, dotée de moyens suffisants pour agir et capable de dialoguer efficacement avec les collectivités territoriales.

La puissance péréquatrice de l’État doit en effet jouer pleinement son rôle. Les situations varient considérablement entre des départements comme la Seine-Saint-Denis, la Lozère et la Meurthe-et-Moselle, et pas seulement sur la question des mineurs non accompagnés. Bien que les difficultés existent partout, elles n’impliquent pas la mobilisation des mêmes moyens. En tant que législateurs, vous ne pouvez pas vous satisfaire du fait que le niveau de moyens consacrés par un territoire à la protection de l’enfance soit indexé sur le marché immobilier du département auquel l’enfant est confié. Il s’agit d’une rupture républicaine totalement inacceptable, qui doit faire l’objet d’une attention extrêmement forte. Ces sujets sont dans le débat public depuis longtemps et je souhaite ardemment qu’ils trouvent un débouché dans les semaines ou dans les mois à venir, car résoudre la crise aiguë que nous traversons passera par cette mise à niveau financière quantitative, mais aussi qualitative avec une réorganisation de ces moyens.

Le conseil départemental est un bon niveau de collectivité pour la protection de l’enfance. On peut imaginer qu’un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) de 30 000 habitants ou une commune n’a pas les moyens pour développer une politique territoriale adaptée à la prise en charge des enfants à protéger. L’échelon départemental permet de rester dans la proximité tout en enclenchant des moyens. De plus, le département est la collectivité des solidarités. Toutefois, cette réalité, que je ne conteste pas, doit s’appuyer sur des objectifs fixés par le législateur. L’exécution des ordonnances de placement devrait, par exemple, être un objectif sur la base desquelles le législateur mobilise des moyens. Les conseils départementaux ne doivent pas être laissés seuls face aux difficultés. Quand les capacités d’accueil sont saturées, d’autres acteurs doivent se mobiliser, notamment les services de l’État au niveau des départements, pour accompagner et chercher des solutions de prise en charge.

Je tiens à souligner – en mon nom, et non en ma qualité de président du HCTS – que l’État devrait avoir la capacité d’organiser une péréquation en fonction de l’atteinte d’objectifs et de résultats. Cela n’est pas orthogonal avec une vraie décentralisation, mais cela permettrait une bonne articulation entre la décentralisation de la mise en œuvre de la politique et la fonction normative de l’État. Personne n’accepterait que des décisions de justice soient variables d’un territoire à l’autre : il devrait en être de même pour la protection de l’enfance.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je rappelle que le temps de l’enfant n’est pas le temps de l’adulte. J’aimerais obtenir des précisions sur les avancées concrètes depuis les États généraux de 2013, au-delà de la préfiguration de l’INTS. Quels progrès ont été réalisés dans le domaine de la protection de l’enfance, notamment concernant les problématiques liées au handicap ? Nous nous rendrons cette semaine en Belgique, où des centaines d’enfants sont placés par manque de places en France, ce qui est inacceptable, tout comme le sureffectif dans les pouponnières. Quels travaux sont en cours pour répondre aux besoins dans tous les territoires ? La politique du « tout inclusif » a créé un manque de places affectant particulièrement les enfants de la protection de l’enfance et posant des problématiques à des professionnels qui peuvent se retrouver démunis. Comment les préconisations du Livre blanc ont-elles concrètement fait avancer ces sujets ?

Nous sommes confrontés à un décalage entre le temps long des rapports et l’urgence des besoins des enfants. Malgré de nombreux rapports et recommandations, la concrétisation sur le terrain tarde à venir. Quels moyens pouvons-nous mobiliser ? Le législateur est évidemment important, mais nous devons éviter de multiplier des textes de loi qui ne s’appliquent pas, comme l’illustre la difficulté de mise en place du projet pour l’enfant (PPE). Quelles sont vos préconisations à court et à moyen terme ?

M. Mathieu Klein. Le Livre blanc, qui ne portait pas spécifiquement sur la protection de l’enfance mais sur le travail social dans son ensemble, a permis la préfiguration de l’INTS. De plus, nos propositions ont contribué à la mise en œuvre de l’accord Ségur et de son extension aux « oubliés du Ségur », bien que son application opérationnelle reste imparfaite dans les territoires. Nous avons également salué l’accord de méthode entre les partenaires sociaux pour la convention collective nationale unique, permettant d’enclencher le rapprochement entre la branche professionnelle des secteurs sanitaire, social et médico-social (BASS) et la branche de l’aide, de l’accompagnement, des soins et des services à domicile (BAD), même si ce processus n’est pas encore achevé et que le HCTS ne participe pas à ces discussions. L’accord de méthode constitue en tout cas une avancée sur ce sujet bloqué depuis de nombreuses années, qui contribue au manque d’attractivité de ces métiers.

Par ailleurs, le HCTS a mis en œuvre un droit de suite concernant un certain nombre de sujets sur lesquels des groupes de travail avancent, comme la professionnalisation du parcours de formation, qui vise à éviter la rupture trop importante entre le temps de formation et celui de la prise de poste, notamment dans la protection de l’enfance. La commission d’éthique et de déontologie du travail social, qui fait partie des missions du HCTS, travaille activement à la mise à jour des normes et des référentiels déontologiques pour les professionnels du travail social. Le HCTS formulera progressivement ses préconisations sur ces sujets.

Malgré la gravité de la situation, nous pensons qu’il existe de nombreuses pistes d’évolution, dont certaines n’ont pas été listées aujourd’hui.

La relation entre l’État et les collectivités est au cœur de la redéfinition de la prise en charge des enfants en danger. Il faut bien mesurer que l’ASE représente la charge nette la plus importante pour les conseils départementaux. C’est dire qu’au-delà de son caractère éminemment précieux, cette compétence est centrale, y compris dans l’exécution budgétaire quotidienne des départements.

Si les départements sont légitimes pour continuer leur action, nous avons besoin d’un système d’information national pour améliorer la protection des enfants. Le nomadisme des parents maltraitants s’appuie sur la faiblesse d’un système centralisé de connaissance et de reconnaissance des situations, comme le montre le cas dramatique de la jeune Amandine.

Concernant les mineurs non accompagnés, un référentiel unique et national devrait être créé afin d’éviter les différences d’appréciation d’un territoire à l’autre concernant l’évaluation de la minorité. Une telle hétérogénéité en la matière ne se justifie aucunement.

Enfin, les mesures liées à l’intervention de techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF) sont insuffisamment financées alors qu’elles permettent d’intervenir et de réaliser un accompagnement au sein des familles où des difficultés sont repérées sans qu’elles nécessitent l’enclenchement immédiat de mesures de protection de l’enfance. Ces mesures permettent de soutenir la parentalité lorsque le lien familial peut être préservé. Elles ne concernent évidemment pas les situations nécessitant un changement de statut, qu’il faudrait d’ailleurs accélérer afin de rendre les enfants adoptables plus rapidement. Dans les familles où le lien peut être préservé, restauré et protégé, la prévention est une dimension essentielle, mais elle reste souvent le parent pauvre des politiques publiques faute de moyens.


  1.   Audition de Mme Rania Kissi et M. Madiba Guirassy, co‑fondateurs du Comité de vigilance des enfants placés, et de Mme Nadia Héron et M. Lucas Cortella, membres du Comité (mardi 28 janvier 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous accueillons le Comité de vigilance des enfants placés, représenté par Mme Rania Kissi et M. Madiba Guirassy, co-fondateurs, ainsi que par Mme Nadia Héron et M. Lucas Cortella, membres du Comité, que je remercie de leur présence.

Nous avions, dans le cadre de la première commission d’enquête mise en place avant la dissolution de l’Assemblée nationale, consacré la première audition au Comité de vigilance des enfants placés. Alors que notre cycle d’auditions touche à sa fin, il était évidemment important – et c’était l’un de vos souhaits – de pouvoir vous entendre à nouveau.

Nous avons pu échanger au cours de ces auditions de façon plus informelle. Nous ne sommes pas forcément toujours d’accord sur la façon dont la commission d’enquête a pu se dérouler ou, en tout cas, sur le sens à donner à une commission d’enquête parlementaire. Sachez que nous avons essayé de faire du mieux que nous pouvions pour entendre tous les acteurs de la protection de l’enfance dans notre pays.

La suite de la commission d’enquête sera plus importante encore, puisqu’il s’agira de savoir comment concrétiser tous les souhaits et les revendications qui ont pu être entendues pendant ces auditions. De nouveaux déplacements sont également prévus.

Avant de céder la parole à Mme la rapporteure, je rappelle que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Rania Kissi, M. Madiba Guirassy, Mme Nadia Héron et M. Lucas Cortella prêtent serment.)

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je suis ravie de vous accueillir. J’ai souhaité qu’aucun questionnaire ne vous soit transmis en amont de l’audition. Nous arrivons presque au terme de nos travaux, bien qu’il nous reste quelques présidents de département et personnalités, dont Mme Catherine Vautrin, à auditionner. Votre présence aujourd’hui souligne que l’élément central de notre enquête, ce sont les enfants, les jeunes et leur accompagnement vers l’autonomie – et pas seulement jusqu’à vingt et un ans.

Nous nous sommes rencontrés au début des travaux de cette commission et nous avons essayé d’être très respectueux de vos attentes et de ce que peut faire une commission d’enquête. Nous avons appris, avec le temps, à entretenir des rapports extrêmement précieux sur le suivi de nos travaux. Régulièrement, vous avez, très utilement et de manière professionnelle, porté des questions pertinentes, étayées et rédigées afin que la réponse soit précise.

Notre commission a connu un parcours atypique, puisqu’elle a été interrompue par la dissolution de l’Assemblée nationale puis a repris avec le soutien de tous les groupes politiques, soulignant l’importance transpartisane de ce sujet. Dans tous les territoires, il est nécessaire de mobiliser tout le monde sur cette politique publique essentielle. Nos auditions seront suivies d’un important travail de synthèse afin de préparer notre rapport et nos préconisations.

En tout cas, nous avons essayé de porter vos questions, d’être attentifs à vos demandes et de vous auditionner au début et à la fin, ce qui témoigne de notre grand respect.

Aujourd’hui, je n’ai pas de question spécifique à vous poser. La réalité est que les travaux de cette commission sont collectifs et ne constituent qu’une étape. Je voudrais que vous puissiez nous faire part de vos souhaits et des pistes qui sont, selon vous, à explorer. L’écoute est très importante. Vous êtes quatre, mais vous représentez de nombreux jeunes, très divers. Cette diversité de parole est tout à fait audible et c’est pour cela que je tenais à ne pas avoir de questions précises. Nous serons évidemment dans un dialogue sur les sujets sur lesquels vous souhaitez attirer notre attention.

J’espère que notre partenariat a répondu à vos attentes sur quelques pistes. Il a en tout cas, à mes yeux, beaucoup éclairé le débat à travers les auditions que nous avons menées.

Mme Rania Kissi, co-fondatrice du Comité de vigilance des enfants placés. J’ai l’honneur de représenter le Comité de vigilance des enfants placés, qui compte 300 membres à travers toute la France, de tous les âges et ayant vécu différents parcours.

Le Comité de vigilance des enfants placés se mobilise pour faire entendre la voix de ceux qui ont trop longtemps été réduits au silence. Notre expertise, fondée sur l’expérience vécue et la connaissance approfondie du système, nous permet d’identifier les dysfonctionnements majeurs et de préciser les priorités d’action face à l’urgence de la situation. Nous portons la parole des enfants placés auprès des institutions et exigeons des changements structurels immédiats. Il faut prendre en compte notre expertise et agir sur la maltraitance des enfants au sein de notre pays. Il est essentiel de rappeler que, chaque fois qu’une politique publique est menée sans nous, elle se fait contre nous.

Je suis Rania Kissi, juriste, ancienne pupille de l’État, et, pourtant, j’ai connu le sans-abrisme. Imaginez-vous cela pour un enfant censé être protégé par la Nation. Pourtant, c’est la réalité de nombreux jeunes passés par l’aide sociale à l’enfance (ASE), des enfants de Marianne, dont vous êtes aujourd’hui les dignes représentants.

J’ai grandi au sein de l’ASE. J’étais une excellente élève. À l’école républicaine, je n’étais pas qu’un numéro de dossier : j’étais Rania, une élève encouragée en français parce que j’avais la note de 18 et réprimandée en mathématiques parce que j’avais la note de 8. En classe de troisième, j’ai dû mentir pour pouvoir accéder à une filière générale. Première de la classe tout au long de ma scolarité, j’étais pourtant la dernière dont on se souciait pour aller chercher un bulletin scolaire. Alors, en bonne pupille de l’État, je me présentais à la juge pour enfants pour lui montrer mon bulletin scolaire afin qu’elle soit fière de moi.

Je devrais être la dernière à défendre notre système éducatif et pourtant, je dois le dire aujourd’hui, l’école m’a sauvée, alors que l’institution censée me protéger m’a détruite. On a jugé bon de m’envoyer en certificat d’aptitude professionnelle (CAP). Je respecte tous les parcours, mais je dénonce les trajectoires subies. J’ai dû mentir pour pouvoir accéder à une filière générale. Pour aller en lycée général, j’ai fait signer le mauvais papier, ce que personne n’a su jusqu’à ce que je passe mon baccalauréat, parce qu’on voulait m’imposer la voie professionnelle.

La psychologue de l’ASE me répétait souvent que j’étais trop faible pour devenir avocate, alors, pour lui prouver le contraire, en troisième, j’ai écrit cinquante lettres de motivation pour trouver un stage dans un cabinet d’avocat. J’ai fait ce stage et je suis aujourd’hui un parcours pour devenir avocate.

Pour aller en lycée général, faut-il être résilient, mesdames et messieurs ? Pour avoir une égalité des chances et choisir simplement son avenir, faut-il se battre ?

À dix-huit ans, la galère n’est pas finie. Un baccalauréat en poche, j’ai voulu aller à l’université et on m’a répondu qu’il n’y avait pas de moyens pour accompagner les enfants de l’ASE vers des études longues, et que ce n’était pas faute d’avoir été prévenue. Au lieu de m’asseoir sur les bancs de l’université, j’ai dormi sur un banc en dessous de l’université.

Alors, où est la promesse républicaine ? Où est l’ascenseur social ? Il n’existe pas pour les enfants placés, malheureusement. Nous sommes les oubliés de la République, nous sommes dans les ténèbres de la société, là où l’ascenseur est en panne, sans numéro d’urgence à appeler, car il n’existe pas de numéro d’urgence pour appeler Marianne.

L’ASE m’a placée dans un centre pour anciens détenus. La juriste que je suis croit en la justice restaurative, mais l’enfant que j’étais demandait juste à être protégée. Mon voisin de chambre, un ancien pédocriminel, avait l’interdiction d’approcher ses propres enfants, mais on a jugé tout à fait normal qu’il puisse s’approcher de moi. C’est lui-même qui a dû me protéger du danger qu’il représentait. Lorsque je lui ai dit que j’avais peur de lui, il m’a répondu qu’il ferait en sorte de ne plus croiser mon chemin. Une personne potentiellement dangereuse m’a donc protégée d’elle-même, là où la société ne l’a pas fait. Voyez-vous notre faille collective ? On a jugé bon de protéger ses enfants, mais pas moi. Pourtant, je suis une enfant de Marianne.

Notre devise républicaine est : liberté, égalité, fraternité. Où est la fraternité ? Comment peut-on se proclamer société lorsqu’on n’est pas capable de protéger les plus vulnérables, c’est-à-dire les enfants ? Tout le monde a été enfant, et pourtant tout le monde a tendance à l’oublier.

Quel parent met ses enfants dehors à dix-huit ans ? Pourquoi l’État le fait-il avec ses propres enfants ? Pourtant, les études montrent que la moyenne d’âge de départ du domicile familial est de vingt-cinq ans dans les familles de notre pays. Il faut ce temps pour acquérir de l’autonomie et un logement ainsi que pour se préparer tout simplement à la vie d’adulte. Alors, pourquoi les enfants de l’ASE sont-ils livrés à eux-mêmes dès dix-huit ans ? Quels parents passent un contrat avec ses enfants ? Pourquoi notre État, le premier parent défaillant de France, le fait-il avec ses propres enfants ?

Les dysfonctionnements de l’aide sociale à l’enfance ne peuvent plus être ignorés. La banalité du mal perpétré au sein de notre système de protection de l’enfance doit cesser. Les enfants d’aujourd’hui sont les adultes de demain. Les jeunes majeurs sortant de l’ASE sont abandonnés à leur majorité, sans ressources ni soutien, privés du revenu de solidarité active (RSA), soumis à des contrats jeune majeur non systématiques et à des conditions incohérentes d’accès aux droits. Nous sommes condamnés à la précarité.

Notre proposition est très simple : la création d’un droit automatique et inconditionnel à l’accompagnement jusqu’à vingt-cinq ans, incluant un soutien financier, en garantissant un accompagnement administratif et un accès prioritaire aux droits sociaux, au logement, aux formations et à la santé.

Il est temps d’ouvrir les yeux et d’agir. Je pense que vous en avez aujourd’hui la possibilité. Vous ne faites pas partie des mêmes formations politiques, mais vous pouvez vous asseoir ensemble et trouver des compromis. L’enfant qui était un jour en vous vous remerciera.

M. Madiba Guirassy, co-fondateur du Comité de vigilance des enfants placés. Au nom du Comité de vigilance des enfants placés et de l’association Les Oubliés de la République, je tiens à vous remercier pour cette invitation à témoigner devant votre commission.

Je porte aujourd’hui la voix des invisibles, celle des mineurs non accompagnés, ces enfants qui, arrivés en France, se retrouvent brutalement face à la vie, sans famille, sans filet de sécurité, avec pour seule richesse un sac à dos souvent trop léger et un passé trop lourd.

Je suis un ancien enfant placé, mineur non accompagné. Avez-vous vu la situation des mineurs non accompagnés ? C’est une honte ! À l’heure où je vous parle, dans les Yvelines et dans le Val-d’Oise, le conseil départemental est en train d’installer vingt-cinq algécos sur un terrain non viabilisé dans la commune de Chapet, pour y mettre cent mineurs non accompagnés. Le maire s’y oppose, du fait du traitement indigne, inhumain et dégradant qui sera réservé à ces jeunes, puisqu’il n’y a aucun projet d’insertion, cours de français, éducateur ou transport public régulier. Cela en dit long sur une gouvernance disparate de l’ASE.

Ces enfants qui arrivent seuls dans notre pays, fuyant la guerre, la famine et la traite humaine, sont traités comme de la vermine et laissés à la merci de tous les dangers, de l’exploitation sexuelle, de la violence et du froid. Je ne parle même pas de l’enfer administratif et de l’isolement extrême. Ces mineurs voient leur statut d’enfant nié et sont abandonnés au mépris de toutes les conventions ratifiées en grande pompe par la France, notamment la convention de New York de 1989 relative aux droits de l’enfant, dont l’article 6, alinéa 2, précise que tous les États membres de cette convention s’engagent à assurer dans toute la mesure possible la protection, la survie et le développement de l’enfant.

En raison des ambiguïtés législatives, la plupart des départements considèrent que la prise en charge des mineurs non accompagnés est facultative. Les critères varient donc d’un département à l’autre, ce qui donne lieu à des inégalités territoriales de prises en charge. La reconnaissance de leur minorité varie aussi d’un département à l’autre, les laissant dans une précarité juridique insupportable. Certains départements placent des mineurs non accompagnés dans des hôtels, d’autres sur des terrains vagues. Il n’y a aucun chiffre, aucune donnée pour mesurer les bonnes et mauvaises pratiques des politiques d’accompagnement des mineurs non accompagnés.

Le Comité de vigilance des enfants placés et Les Oubliés de la République ont fait des démarches auprès des départements pour obtenir des informations sur la politique d’accueil des mineurs non accompagnés. Certains y ont répondu, d’autres non. Ils ont été obligés de saisir la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) pour avoir des informations sur cette politique publique. La réponse se fait encore attendre.

Pendant ce temps-là, certains sombrent dans la drogue, dans la délinquance et d’autres sont livrés à la prostitution forcée des pédocriminels.

Je pourrais vous parler de chiffres encore et encore, mais ce sont les visages que je veux vous montrer aujourd’hui.

C’est celui de Samir, avec qui j’étais dans un même foyer à Périgueux et qui, à dix-huit ans, a dormi sept mois dans une cage d’escalier avant d’être hébergé provisoirement par une association.

C’est celui d’Aïcha, qui voulait être infirmière mais qui a dû arrêter ses études pour travailler et survivre.

C’est celui d’Ahmed, qui a été traumatisé par des démarches administratives, passant de préfecture en préfecture, de tribunal en tribunal, pour un titre de séjour qu’il n’a jamais obtenu et qui a sombré dans la délinquance.

C’est celui d’Ibrahim, à peine seize ans, que j’ai rencontré à la gare de Périgueux et qui s’est enfoncé dans la drogue, faute de reconnaissance de sa minorité.

C’est celui d’Ali, qui a séjourné dans un hôpital psychiatrique parce qu’il a été traumatisé par les maltraitances de sa famille d’accueil.

C’est celui de Sarata, qui maudit sa vie parce que, pour elle, c’est une vie qui ne mérite plus d’être vécue.

C’est celui de Fazel, qui rêvait d’être médecin, mais à qui, comme moi, on a dit qu’il rêvait trop grand et qui a fini boulanger malgré ses incroyables potentiels intellectuels.

C’est celui de Momo, à qui l’ASE a demandé de retourner chercher un passeport en Afghanistan, un pays en guerre depuis des années, et qui a fini par perdre son contrat d’alternance.

L’ancien secrétaire d’État M. Adrien Taquet a dit ici même que l’ASE sauvait 350 000 enfants par an. Vous lui avez fait remarquer qu’il avait une trop haute estime de son bilan. Je le confirme.

La République a une obligation de résultat quant au bien-être et à la sécurité des enfants qui lui sont confiés. Le résultat n’est pas au rendez-vous. La France a une grande responsabilité à l’égard des enfants placés en général. Ces manquements ont causé des conséquences irréversibles pour les 377 000 enfants placés.

Nous ne demandons pas à l’aumône, nous demandons ce que tout enfant est en droit d’attendre de la société : une continuité, un accompagnement digne, une chance réelle de réussir comme n’importe quel enfant et ce que n’importe quel parent pourrait faire pour son enfant. Nous demandons d’instaurer une véritable continuité de la politique de protection de l’enfance jusqu’à vingt-cinq ans et d’harmoniser l’application de la loi sur tout le territoire national en instaurant un protocole national unique pour l’évaluation de la minorité et en garantissant un accompagnement adapté. Un contrôle indépendant des politiques publiques de protection de l’enfance est nécessaire pour éviter les abus et corriger les disparités entre départements. Il faut également investir dans les structures d’accueil dignes, assurer un suivi juridique et administratif systémique. Ce n’est pas une charge, c’est un investissement, car un jeune soutenu aujourd’hui deviendra un adulte demain.

Dans le foyer où j’ai été placé, j’ai vu tant de mineurs non accompagnés avec en poche une seule certitude, celle de l’incertitude. Pour nous, dont l’enfance a été marquée par les ruptures, les absences et les vides, la majorité n’est pas une porte vers l’avenir mais un couperet, un brouilleur de rêve.

Je vous ai donné une statistique, mais, pour beaucoup d’enfants placés, ce ne sont pas juste des chiffres, ce sont des blessures invisibles, des colères qui grondent en silence, des espoirs étouffés. C’est le poids d’une société qui les ignore, qui détourne le regard, pendant qu’eux se battent pour exister.

Ces histoires me poursuivent. Elles habitent chaque instant de ceux qui se battent pour cette cause. Elles devraient tous nous hanter, nous empêcher de fermer l’œil. Pour nous qui avons traversé ce système, les cicatrices sont là, parfois indélébiles. Mais qu’en est-il pour ceux qui y sont encore ?

Mesdames et messieurs les députés, les enfants placés n’ont que nous. Ils n’ont pas de parents sur qui compter. Ils ont l’État. Ils vous ont, vous. Ils nous regardent et ils espèrent. Ne le laissons pas tomber une seconde fois. Ne faisons pas de leur majorité une condamnation à l’errance.

Mme Nadia Héron, membre du Comité de vigilance des enfants placés. Je suis honorée de témoigner auprès de cette commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance, principalement sur la santé mentale des jeunes adultes et des enfants placés à l’ASE.

J’ai intégré le Comité de vigilance des enfants placés dès ses débuts. Ce Comité m’apporte beaucoup. Nous parlons le même langage, partageons les mêmes souffrances et connaissons mieux que quiconque ce qu’est d’être un enfant placé. Je peux enfin me dire que je ne suis pas folle. Ensemble, nous sortons de l’isolement dans lequel nous plongent nos placements trop souvent tabous. Ensemble, nous sommes une force. Nous faisons de notre expérience une expertise qui nous permet aujourd’hui de vous proposer des solutions.

J’ai appris à me taire parce que c’est un sujet qui dérange. Petite, j’étais enfermée des journées entières, nue et affamée, dans des toilettes noires et froides. Aujourd’hui, mes cicatrices corporelles sont encore visibles et il y a toujours une personne pour me questionner sur ces marques, ce qui m’empêche de faire la paix avec mon histoire et de fermer ce chapitre douloureux.

Je ne pensais pas un jour témoigner à l’Assemblée nationale. Vous dire cela peut sembler pathos. Pourtant, c’est une réalité que vous devez entendre. Ce ne sont pas des phrases coups de poing, c’est factuel, c’est ma vie. J’ai cinquante ans, dont vingt et un ans de placement en protection de l’enfance dans le département de l’Essonne, entrecoupés de retours dans ma famille, mais je suis en vie grâce à l’ASE.

Cependant, l’ASE ne devrait pas juste nous protéger en nous donnant un toit et de la nourriture. Les placements sont aléatoires. Nous sommes plusieurs à dire que nous avons eu de la chance pour avoir croisé un foyer ou une famille parmi tant d’autres qui, pour une fois, a « fait le job ». En tant que service public, tous les enfants devraient avoir le même soutien, notamment en termes de santé, d’éducation et d’estime de soi.

Une image marquante de mon histoire pourrait être de me mettre nue devant vous pour vous montrer les nombreuses cicatrices dues à la barbarie de ma mère. Une autre image serait de vous raconter mes nuits faites de cauchemars. Un parcours comme le mien ne s’oublie pas. Il reste dans un coin de la tête et, tout doucement, fait des dégâts à long terme. Comment peut‑on ne pas en ressortir abîmé psychologiquement ? Mes parents ont bien été condamnés à de la prison ferme, mais graciés. Mon statut de victime n’a donc jamais été reconnu, ce qui ajoute de la colère que j’ai parfois énormément de mal à canaliser.

Et comme cela ne suffit pas d’être placé, on subit le regard et les réflexions des autres. Les enfants de l’ASE sont perçus différemment. Les enfants et les adultes passés par la protection de l’enfance portent bien souvent une image dégradante. Les dommages de non-placement sont invisibles. En façade, tout va bien : je suis mariée, mère de deux enfants, chargée de l’événementiel pour une collectivité territoriale. Pourtant, j’ai d’énormes carences affectives et mes blessures demeurent à vif. On m’a appris à être présentable. J’ai observé comment il faut se conduire en société. J’ai été l’élève modèle, pour qu’on n’imagine pas d’où je venais. J’aurais rêvé de faire des études supérieures, mais, à chaque nouveau placement, j’ai redoublé. J’aurais rêvé d’être sportive, mais les coups de ma mère ont été tels que mon corps est meurtri. J’aurais souhaité qu’on m’encourage pour avoir surmonté tant d’épreuves, mais j’étais seule, avec cette solitude qui vous oppresse. Pouvez-vous imaginer la force qu’il faut déployer pour s’en sortir et ne pas sombrer ?

Il paraît qu’entre la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) et l’ASE, il y a eu des améliorations. J’ai connu les deux et je n’en vois pas davantage.

Pour moi il est trop tard, mais vous avez le pouvoir pour faire avancer et améliorer la protection de l’enfance. De ma propre expérience, je sais que les traumatismes que nos jeunes placés vivent vont les poursuivre toute leur vie. La parentalité va particulièrement les replonger dans leur propre histoire. Sauront-ils être à la hauteur de cette nouvelle étape de vie ? On les jugera, ils auront peur de mal faire. Et puis on leur demandera s’ils sont sûrs de ne pas reproduire ? Ils auront besoin d’une aide psychologique pour panser leurs blessures, prendre confiance en eux et ne pas reproduire un schéma familial défaillant.

Compte tenu de tout cela, nous souhaitons qu’une prise en charge médicale et psychologique soit mise en place, à vie, comme pour une affection longue durée (ALD), pour tous les enfants qui ont été placés. Il faut prendre en charge leurs séquelles psychiques et physiques afin qu’ils puissent aller de l’avant, se reconstruire et devenir des adultes parfaitement insérés dans la société.

J’ai cinquante ans et vit en moi la petite fille que je n’ai pas eu le temps d’être, trop vite plongée dans la cruauté de ma mère, trop vite plongée dans l’enfer des placements. Mais aujourd’hui, vous avez en face de vous une adulte qui vous implore d’agir sur la santé mentale des enfants d’hier et d’aujourd’hui. Nous savons de quoi nous parlons, ne soyez pas seulement le politique qui écoute.

M. Lucas Cortella, membre du Comité de vigilance des enfants placés. Je suis devant vous pour parler d’un système qui, s’il est censé sauver des vies, en brise bien trop souvent. Je suis ici en tant que premier concerné, en tant qu’ancien enfant placé, mais surtout en tant qu’adulte qui refuse de laisser cette souffrance rester sans voix.

Quand on est petit, on ne devrait pas avoir à apprendre ce que signifie survivre. Pourtant, c’est la réalité de milliers d’enfants dans ce pays, une réalité que j’ai et que nous avons vécue. On grandit dans le chaos, dans la violence ou l’indifférence. Et puis, un jour, l’ASE intervient, mais souvent c’est trop tard. Quand j’ai intégré un premier foyer à quinze ans, j’étais déjà brisé. On m’a tendu une main, mais celle-ci était tremblante, incertaine et incapable de porter le poids de mes blessures accumulées. Ce n’est pas un reproche envers ceux qui travaillent dans ce système, mais une dénonciation de ce système lui-même, qui laisse trop d’enfants comme moi attendre dans l’ombre quand ils auraient dû être protégés dès le premier cri.

Il faut dire les choses comme elles sont : l’ASE ne nous prépare pas à vivre, elle nous apprend à survivre. À dix-huit ans, on éteint les lumières, on nous laisse seuls face au vide. Il n’y a pas de suivi, pas de guide, juste une phrase : « Maintenant, c’est à toi de te débrouiller. » Mais comment se débrouiller quand on porte sur le dos des années de violences, de négligences et de nuits blanches à espérer que demain ne soit pas pire qu’aujourd’hui ? Comment avancer quand on ne sait même pas ce que signifie être aimé sans condition ? Comment avancer quand notre souffrance est à peine considérée ? Comment grandir quand on est laissé seul avec celleci ?

Pour beaucoup d’entre nous, ce vide laisse place à une souffrance silencieuse mais dévorante, qui s’exprime parfois par des actes de désespoir parce qu’on ne sait pas quoi faire de ces blessures qu’on porte depuis l’enfance et qu’on finit par croire qu’on est de trop. Cette douleur, on finit par la contrôler de la seule manière que l’on connaît, parce qu’elle détourne l’attention de celle qu’on ne peut pas fuir. Pour moi, ce furent des scarifications. Pour d’autres, ce furent des addictions. Ce n’est pas une recherche de pitié, mais un cri que personne n’entend. C’est l’histoire de milliers d’enfants placés qui trouvent dans ces actes désespérés la seule manière de crier leur souffrance. On ne demande pas la lune, pourtant. On demande à être vus, qu’on nous comprenne et qu’on nous donne une raison d’encore y croire. Quand on se construit avec le sentiment d’être de trop, cette souffrance ne disparaît jamais complètement. Elle reste là, comme une ombre, dans nos pensées, dans nos gestes. Elle se traduit par des cicatrices qu’on cache, par des larmes qu’on essuie avant que quelqu’un ne les voie, par cette peur constante de ne jamais être à la hauteur.

La société a un devoir envers ses enfants. Pas seulement de les arracher au danger, mais de leur offrir un avenir. Or elle a échoué. L’ASE n’est pas un sanctuaire : c’est souvent un lieu où l’on survit d’un jour à l’autre, avec un accompagnement minimal, des éducateurs débordés, des placements qui n’apportent pas la stabilité dont un enfant a besoin pour se reconstruire. Et le pire, c’est que l’ASE finit par nous en vouloir. À dix-huit ans, on est lâché dans le monde. Et si on échoue, on nous dit : « C’est de ta faute, tu n’as pas assez essayé. » Mais comment peut-on réussir quand on a passé sa vie à porter un poids qui aurait dû être partagé ?

Je ne suis pas ici pour raconter une histoire triste ni pour émouvoir. Je suis ici pour que cette commission — et, au-delà, notre société — reconnaisse une vérité incontournable : les enfants placés ne sont pas des numéros. Nous ne sommes pas des dossiers à traiter, puis à refermer. Nous sommes des vies, des vies marquées par des souffrances ignorées et non traitées, qui, dans un pays comme le nôtre, sont inacceptables.

Nous demandons un suivi psychologique systématique pour ces jeunes, parce qu’on ne guérit pas seul et que la majorité légale ne devrait pas être une fin brutale. Mais, surtout, nous exigeons qu’on écoute vraiment ces enfants, qu’on leur donne la parole et qu’on les traite avec la dignité qu’ils méritent. Enfin, nous souhaitons qu’on arrête de nous blâmer pour les échecs d’un système qui n’a jamais su comment nous protéger.

Mesdames et messieurs les députés, vous avez aujourd’hui le pouvoir de changer les choses – pas pour nous, membres du Comité, mais pour tous ceux qui viendront après nous –, pour que plus jamais un enfant ne se sente abandonné et jeté dans un monde où il ne sait pas comment exister.

Mesdames et messieurs les députés, je vous demande aujourd’hui d’écouter ces voix, de regarder ces visages et de prendre des décisions qui s’imposent pour que plus jamais un enfant ne se sente invisible.

Ensemble, nous pouvons créer un système qui protège réellement, qui guide et qui soigne. L’engagement commence ici, avec nous, pour eux.

Mme la présidente Laure Miller. Je vous remercie infiniment pour vos témoignages émouvants et vos propositions très concrètes.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je pense à tous ces enfants qui ne peuvent pas faire entendre leur voix, parce qu’ils n’y arrivent pas, qu’ils en sont empêchés ou que nous, adultes, n’écoutons pas.

Madame Kissi, comme un autre jeune du Comité de vigilance des enfants placés dont j’ai oublié le prénom, vous avez témoigné des orientations scolaires subies et des obstacles considérables pour l’accès les jeunes sortant de l’ASE à l’enseignement supérieur, voire pour l’accès à une filière générale et au baccalauréat. Quelles propositions pouvez-vous formuler pour garantir une orientation scolaire basée sur les aspirations et le potentiel des enfants placés et pour leur ouvrir davantage de portes dans les études supérieures ? Dans une famille ordinaire – et nous devons penser l’État comme une famille ordinaire –, un parent souhaite le meilleur pour ses enfants.

Monsieur Guirassy, madame Héron, monsieur Cortella, vos témoignages illustrent le manque de prise en charge humaine des enfants placés, souvent dénoncé comme une négligence institutionnelle majeure, avec des conséquences graves sur leur santé mentale, leur insertion et leur avenir. L’État ne vous permet pas d’être accompagnés, même à cinquante ans, pour tenter ne serait-ce que de maîtriser un peu ces traumas. Votre proposition d’une ALD est une recommandation nouvelle et majeure, qui pourrait changer beaucoup de choses.

Pour les enfants actuellement placés, quelles actions changeraient la donne ? Des instances pourraient-elles être créées ou des mesures pourraient-elles être prises, notamment pendant l’accompagnement ?

Je voudrais aussi aborder la question des enfants multiplacés. Certains connaissent jusqu’à vingt lieux d’accueil par an, même lorsqu’ils sont tout petits. J’ai entendu l’exemple d’un enfant de quatre ans ayant connu vingt-quatre lieux différents en un an. Du fait de votre expérience et des témoignages que vous entendez des autres enfants du Comité de vigilance, j’aimerais que vous nous parliez des conséquences de ces multiplacements.

Enfin, vous avez suivi avec régularité toute la commission d’enquête. Je salue d’ailleurs vos travaux. En tant que députés ou groupes parlementaires, nous pouvons faire des recommandations au rapport. Sentez-vous que la commission a fait le tour du sujet ? Quelles priorités d’action pourraient changer concrètement et immédiatement les choses pour vous, en tant qu’anciens enfants placés et jeunes adultes, mais aussi pour ceux qui sont actuellement placés aujourd’hui ?

Mme Rania Kissi. Le jeune que vous avez évoqué s’appelle Abdelnour. Nous tenons à être nommés par nos prénoms car nous avons trop longtemps été désignés par des numéros de dossier.

Concernant les parcours subis, un premier élément pourrait être de créer un échange entre l’ASE et l’éducation nationale, ce qui n’existe pas actuellement. Le fait qu’un enfant comme moi ait pu modifier son affectation en CAP témoigne d’une faille collective. Des encadrants scolaires pourraient intervenir au sein de l’Éducation nationale. La protection de l’enfance doit être prise en compte dans toutes les politiques publiques. Il est inacceptable qu’il n’y ait aucune ligne budgétaire ou politique au sein du ministère de l’Éducation nationale concernant la scolarité des enfants placés.

Pour que cessent ces orientations subies, il faut changer la mentalité de l’ASE pour permettre aux enfants qui en ont les capacités de poursuivre leurs études. Dans mon cas, mes professeurs croyaient en moi et m’aimaient, contrairement à l’ASE. Ma professeure de français, à laquelle je souhaite rendre hommage, m’achetait des livres avec son argent personnel, ce qui m’a permis d’exceller dans cette matière. Il faut donc investir dans l’orientation des enfants ayant des capacités, ainsi que créer des passerelles entre l’ASE et l’éducation nationale.

Je précise que, lorsque nous demandons un accompagnement jusqu’à vingt-cinq ans, nous évoquons un accompagnement jusqu’à l’autonomie, qui peut avoir lieu avant les vingt-cinq ans du jeune concerné. L’essentiel est de créer des passerelles entre les différents acteurs et d’assurer une communication efficace.

M. Madiba Guirassy. La réponse est, selon moi, d’essayer d’associer l’enfant à la prise des décisions qui concernent son avenir, ce qui est très important mais n’est pas fait actuellement. Trop souvent, ces décisions sont prises pour eux en leur absence. On ne les écoute pas et on ne les associe pas.

Je témoigne également pour Fazel, qui a connu la même situation que moi.

Trois mois avant mon baccalauréat, mon éducateur référent m’a demandé ce que je souhaitais faire après l’obtention de ce diplôme. J’ai répondu sans hésiter que je voulais étudier le droit pour devenir avocat. Sa réponse, brutale, a été : « Ce n’est pas possible. Les études de droit sont faites pour les personnes normales. » Il m’a également demandé si j’avais de la famille pour m’aider à financer ces études. À dix-sept ans, j’ai dû me battre contre le foyer et l’ASE, y compris en commençant les cours trois mois avant les autres.

Ces mots m’ont profondément marqué, même si je n’ai pas réalisé sur le moment leurs poids. Repenser à ces mots a longtemps été douloureux et il est encore difficile d’en parler aujourd’hui. Il est très important de prendre en compte cette réalité, d’associer les enfants à la prise de décision qui les concerne, de leur faire confiance et de croire en eux. Ces mots m’ont conduit à cacher qui je suis, même auprès de mes amis. Pour ce référent, un enfant placé était un enfant anormal. Or, ce n’est pas le cas ! Croire en les capacités des enfants, associer ces derniers aux prises de décisions qui les concernent et les aimer est important, sans les briser et les détruire.

Mme Nadia Héron. Je crois que nous partageons tous le même constat : on ne croit pas en nous et on ne nous pousse pas à faire des études. Nous avons l’impression d’être une charge dont il faut se débarrasser très rapidement. J’ai mis beaucoup de temps à dire le nombre de fois où j’avais redoublé, car j’avais honte. À la honte d’avoir été placé auprès de l’ASE s’ajoute la honte de notre parcours scolaire. Il faut être adulte pour comprendre que les études ne sont finalement pas si importantes.

Il faut donner les mêmes chances à tous les enfants. Je suis mère de deux enfants que je pousse, aide et soutiens. L’ASE a ce devoir. Le fait que nous partagions le même constat montre qu’il n’y a pas eu d’évolution. La scolarité constitue un vrai problème de l’ASE. Comme l’a dit Rania, il n’est pas grave de passer un CAP, mais les enfants concernés ont envie d’être acteurs de la société et de payer les impôts. Tout ce que vous ne ferez pas maintenant, vous le payerez plus tard.

Il est donc important d’accompagner scolairement ces enfants. Former à la fois les professionnels de l’Éducation nationale et ceux de l’ASE est essentiel. J’ai connu des foyers ou des familles d’accueil qui ne participaient pas aux réunions parents-professeurs et ne lisaient même pas les bulletins scolaires. Un enfant a besoin d’être encouragé et aidé au cours de sa scolarité.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Pensez-vous que la présence de travailleurs sociaux au sein de l’Éducation nationale aurait pu changer vos parcours ?

M. Lucas Cortella. J’ai quitté l’école après quelques semaines en classe de seconde, avant d’être définitivement placé à l’âge de quinze ans. Je suis actuellement en formation de moniteur-éducateur, ce qui montre une suite logique dans mon parcours. L’ASE a mis longtemps à comprendre qu’au-delà de mon comportement et de mes attitudes problématiques durant ma scolarité, quelque chose était peut-être à creuser. Un jour, on m’a sorti de l’école en disant que je quittais la maison. Si des travailleurs sociaux formés pour repérer les signaux, les non-dits, les tabous et ces marques que l’on entraperçoit avaient été présents, ma scolarité aurait pu être différente. J’aurais aimé être placé beaucoup plus tôt. Si un éducateur formé et préparé pour gérer la fragilité d’un enfant s’était mis sur mon chemin, dans ces lieux que je fuyais, pour m’aider à avancer, j’aurais peut-être obtenu le baccalauréat et un master. Je suis donc favorable à la présence de travailleurs sociaux partout où il y a des enfants et des personnes en difficulté nécessitant un accompagnement.

Mme Rania Kissi. Nous pourrions évoquer longuement notre vision de cette commission, mais je dois vous dire que je suis assez optimiste. Un certain nombre d’auditionnés sont venus répondre à côté des questions. Nous l’acceptons et nous vous pardonnons. Je voulais que la commission ait lieu, car c’est une occasion de parler de nous, ce qui ne se produit jamais. Je n’attends pas une réponse demain, mais que nous construisions quelque chose sur le long terme et que nous travaillions ensemble. Les gens qui me connaissent savent que je ne baisse pas les bras. Je veux donc que nous, les premiers concernés, travaillions avec l’ensemble des parlementaires sur le long terme.

Nous avons des déceptions, comme lorsque des enfants placés, que nous considérons comme nos petits frères et sœurs, sont morts dans des hôtels et que personne n’a su nous expliquer pourquoi des décrets n’étaient pas sortis alors qu’ils étaient sur des bureaux. J’ai été en larmes parce que Lily ne reviendra pas et qu’une fois de plus, une enfant est morte le mois dernier pendant qu’un décret est posé sur une table dans l’attente d’une décision quelconque d’un quelconque ministère. Nous pouvons donner de très nombreux exemples.

Nous vous pardonnons, mais, désormais, le travail ne pourra vraiment plus se faire sans nous. Je suis optimiste : profitons de cette bonne fenêtre pour travailler tous ensemble.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Je vous remercie pour la création de ce Comité de vigilance qui bouscule les politiques que nous sommes et les médias.

Un enjeu majeur de la protection de l’enfance est d’en parler et d’intéresser la société, mais aussi que l’État reprenne sa place. La création de ce Comité de vigilance et vos prises de parole y contribuent. Les politiques publiques ne doivent jamais se faire contre ou sans les personnes concernées.

Bien que vos témoignages ne visent pas à nous bouleverser, c’est le cas.

Je tiens à exprimer ma déception face au faible nombre de parlementaires présents aujourd’hui. Parmi les trois parlementaires présents à cette audition, nous appartenons tous au Nouveau Front populaire. Je le souligne car cela montre le travail politique restant à faire pour faire entendre qu’il s’agit d’un sujet nécessitant une véritable politique publique reconstruite et financée.

J’alerte à nouveau la rapporteure et la présidente sur le fait que j’avais demandé que Mme Élisabeth Borne soit auditionnée, ce qui n’a pas été pris en compte. J’aurais également voulu que des ministres du budget ou de l’économie soient entendus, car les arbitrages budgétaires ne sont pas favorables aux enfants placés, ce qui est scandaleux puisque, dans la mesure où il s’agit de vies humaines, ce ne sont pas des dépenses mais un investissement.

Je ne sais pas comment la rapporteure construira son rapport, quel est l’atterrissage législatif qui pourra en être fait et comment nous pourrons le construire de manière transpartisane. Toutefois, j’aimerais vous entendre quant à vos attentes sur la suite de cette séquence de commission d’enquête, qui est une ouverture politique à l’Assemblée nationale même si ce n’est pas suffisant.

Je crois que l’État a une responsabilité de justice et de réparation, pas seulement pour ceux qui sont actuellement placés dans les structures de l’ASE mais aussi pour reconnaître les dysfonctionnements passés et leurs conséquences sur des vies humaines. Cette reconnaissance est nécessaire pour avancer. J’aimerais vous entendre sur ce point.

Mme Rania Kissi. L’État présentera bien évidemment des excuses en temps voulu. Nous y travaillerons et nous sommes très patients. J’ai vingt-huit ans, je suis sortie du système il y a dix ans et je milite pour la protection de l’enfance depuis cinq ans. Nous prendrons notre temps mais les excuses viendront en temps et en heure.

De nombreux rapports ont été produits, mais ils ont servi à caler des bureaux. Désormais, cela n’arrivera plus. Je sais que Mme la rapporteure y tient et qu’une fenêtre de tir s’ouvrira à l’issue de la commission.

Nos attentes sont toujours les mêmes : tout le monde doit se saisir de la question de la protection de l’enfance, qui n’appartient pas à un camp politique particulier même si nous devons bien admettre que ce sont toujours les mêmes parlementaires qui nous répondent.

Je suis extrêmement déçue par l’absence de la presque totalité des députés de cette commission. Quand on demande à siéger dans une commission, le minimum est de se rendre aux auditions. J’entends que le travail parlementaire nécessite d’assister à des séances. En revanche, cette salle presque vide est inadmissible – pas simplement pour nous, mais pour l’ensemble des enfants – car se raconter n’est jamais une tâche évidente. Le minimum est donc de venir nous écouter. Nous savons que notre histoire personnelle ne pourra jamais être réparée, mais nous voulons réparer la situation des enfants qui viennent après nous. Pour cette raison, l’absence de tant de parlementaires est inacceptable.

Concernant la suite de la commission, nous devons travailler ensemble et discuter. Notre demande la plus solennelle est l’élaboration d’une loi transpartisane. Peu importe qui donnera son nom à la loi, l’essentiel est qu’elle permette aux enfants de voir leurs besoins fondamentaux satisfaits.

M. Madiba Guirassy. Je partage l’indignation face à cette salle vide, qui constitue est un signal négatif envoyé aux enfants placés espérant encore des actions pour leur avenir. Il est inacceptable que des députés s’engagent dans une commission et ne s’y intéressent pas. Cela montre que la question des enfants placés ne les intéresse pas.

Rien ne se fera sans nous. Si vous voulez que cela fonctionne bien, ce sera avec nous. Je considère que je suis de l’autre côté de la barrière, même si je l’ai payé le prix fort. Toutefois, je ne veux pas que mes petits frères et sœurs subissent ce que j’ai vécu.

J’accuse l’État de laisser tomber les enfants et de ne pas agir pour eux. Certains se sont suicidés parce qu’ils n’avaient plus d’espoir, ce qui est inacceptable. J’attends beaucoup de cette commission. Je ne veux pas d’un énième rapport, je souhaite que cette commission d’enquête engendre de vraies solutions afin d’éviter d’autres drames après les suicides de Lily, de Denko et de Kevin. Il faut de véritables politiques de protection de l’enfance. Ces manquements ont trop duré. L’attente est très grande et j’espère que ce travail sera à la hauteur.

Mme Nadia Héron. Je suis extrêmement choquée que la salle soit vide, mais je ne suis pas surprise. J’attendais peu de cette commission.

Je voulais intervenir sur la santé mentale des jeunes et la solitude que nous ressentons à la sortie de l’ASE. À dix-huit ans, voire à vingt et un ans, nous nous retrouvons seuls, dans l’incertitude, avec un immense sentiment d’isolement. Surtout, nous ne sommes pas préparés à nous retrouver sans rien du jour au lendemain. Nous ne connaissons pas les démarches administratives, nous ne savons pas où loger ni comment nous nourrir.

Je demande à cette commission de mettre en place un accompagnement vers l’autonomie jusqu’à vingt-cinq ans. En tant que parent, je ne mettrais pas mes enfants dehors du jour au lendemain à l’âge de dix-huit ans. L’âge de vingt-cinq ans semble assez raisonnable.

De plus, il est crucial de maintenir des liens, notamment avec un professionnel parfaitement formé, et de ne pas abandonner les enfants à leur majorité comme cela a été fait pour moi.

M. Lucas Cortella. Comme je l’ai dit, l’engagement commence ici, avec vous – les représentants de l’État –, avec nous – les plus de 300 anciens enfants placés de ce Comité, qui se battent chacun de leur côté, mais en se coordonnant –, pour eux. L’engagement commence ici, certes, mais le travail a également commencé, même si ce n’est pas exactement comme nous le souhaiterions. Je rejoins le ressenti de mes camarades au sujet de la présence des députés de cette commission. La devise de notre Comité est « on sera là », et nous sommes effectivement présents, déterminés à ne pas lâcher. Nous, les enfants ayant vécu dans ce chaos, partageons tous le fait d’être acharnés. Je ne suis pas ici pour attaquer, être frustré ou en colère face à tout ce que nous avons pu vivre, mais j’ai envie que nous travaillions ensemble et que nous puissions vous guider grâce à nos expériences, afin d’entraîner des actions concrètes pour sauver les enfants qui sont encore entre les murs, qui se suicident et qui sont seuls dans des hôtels. Nous serons là pour vous accompagner et faire au mieux pour ces enfants.

Mme la présidente Laure Miller. Bien qu’il ne m’appartienne pas de défendre mes collègues députés, libres de choisir leur agenda, je tiens à préciser que tous les députés inscrits dans cette commission d’enquête seront sans doute des soutiens lorsque nous transformerons le fruit de nos travaux en avancées législatives. En ce moment, dans l’hémicycle, les parlementaires se penchent sur une proposition de loi visant à renforcer la protection des femmes et des enfants victimes de violences. Nous avons parfois des contraintes d’agenda. Des députés de plusieurs bords politiques m’ont informée qu’ils ne pourraient pas être présents, mais qu’ils écouteraient l’audition en différé. J’espère très vivement que ces députés seront au rendez-vous et pourront être sollicités pour nous accompagner dans ces avancées législatives que nous espérons tous, car la suite de la commission d’enquête sera évidemment cruciale pour faire avancer cette cause.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je continue de m’interroger sur le fonctionnement de nos institutions, qui nous impose de choisir entre les violences sexuelles faites aux enfants et les manquements de l’ASE. Faire ce type de choix est déchirant.

La République se targue de ne pas discriminer ni choisir entre ses enfants, mais c’est le premier parent défaillant de France. La violence de l’abandon que nous faisons subir aux plus de 400 000 enfants suivis par la protection de l’enfance nous dégrade toutes et tous.

Je me suis engagé car je crois que nous avons un vrai problème à résoudre ensemble, au-delà de la commission d’enquête sur l’ASE. Je viens de l’Éducation nationale et constate un problème quant à la façon dont nous positionnons l’enfance dans notre société, d’une manière globale. Je suis ici parce que j’ai subi et fait subir à mes élèves des maltraitances qui étaient pour moi inacceptables. Je vois des maltraitances encore plus inacceptables dans la commission d’enquête sur l’ASE.

J’ai envie, comme vous, que nous avancions ensemble. Nous y arriverons certainement, au-delà des noms. Le fait qu’une loi porte le premier nom inscrit sur son texte me perturbe également, car je n’en vois pas l’intérêt collectif. Je suis présent pour vous accompagner, travailler avec mes collègues, avancer sur le sujet et vous écouter autant que je peux.

J’aimerais vous entendre sur la santé mentale. De plus, il me semble essentiel de mener un travail sur la sortie de l’ASE pour éviter que celle-ci représente un nouvel abandon pour des enfants ayant déjà eu une vie difficile, avec de multiples abandons lors des changements de référents.

Mme Rania Kissi. Je n’ai pas de rancune envers l’État, qui m’a laissée à la rue à dix-huit ans, donc je ne vais pas en avoir envers des députés de la nation, mais il était important de souligner leur absence car nous avons livré des parts de nous-mêmes. Soyez assurés qu’au moment où il faudra dialoguer ensemble, nous serons présents, car notre intérêt est toujours celui des enfants.

Nous vous remercions pour votre soutien et votre intérêt pour la cause. Dès qu’un député s’intéresse à la protection de l’enfance, nous sommes extrêmement heureux. Cela nous rappelle que, quand nous étions enfants, puisque nous n’avions pas reçu d’amour de nos parents, nous aimions le premier adulte qui s’intéressait à nous. Votre soutien et votre écoute sont importants, bien que nous ayons des divergences.

Notre attente est que la France devienne un pays des droits de l’enfant. Bien que signataire de la Convention des droits de l’enfant il y a trente-cinq ans, la France est encore loin du compte. Nous ne pouvons pas faire société sans protéger les plus vulnérables, à savoir les enfants.

Si mon parcours personnel vous a touchés, alors je vous demande que nous trouvions ensemble des compromis sans compromissions pour faire avancer cette cause.

Concernant le nom de la loi, je propose que chacun y ajoute une initiale, pour donner encore plus de sens à votre mandat.

M. Madiba Guirassy. Cette commission d’enquête représente un espoir pour ceux qui ont toujours été ballottés et abandonnés. Nous comptons aussi sur les parlementaires, qui doivent constituer un vrai soutien, car notre attente est très grande. Dans la mesure où nous avons toujours été abandonnés par les politiques publiques, lorsque nous nous rendons devant une commission d’enquête et que nous constatons l’absence des parlementaires, nous nous posons des questions.

Mesdames et messieurs les députés, je sais que vous disposez des chiffres. Ces problèmes sont profonds et les alertes sont nombreuses. Le syndicat de la magistrature a tiré la sonnette d’alarme concernant les ordonnances de placement non appliquées. La Défenseuse des droits a alerté quant à la situation de certains enfants qui demeurent dans les hôpitaux sans prise en charge ni suivi. De plus, des promesses concernant le relogement des personnes sans domicile fixe n’ont pas été tenues. Alors que nous nous retrouvons devant la représentation nationale, nous avons le droit d’alerter afin qu’une solution soit trouvée.

Je suis très ému d’être ici. Je n’aurais pas imaginé, lorsque j’ai quitté l’ASE, témoigner un jour devant une commission d’enquête.

La situation des mineurs non accompagnés est un enfer. Je voudrais vous raconter l’histoire d’Ali, traumatisé car il a été ballotté entre préfectures et tribunaux pour un titre de séjour, sans accompagnement. Si mon enfant de dix-sept ans avait besoin de faire une démarche, je l’y aiderais. Or, le parent d’un enfant placé est Marianne. Si la République les abandonne, ces enfants auront donc été abandonnés deux fois. Ce deuxième abandon est très douloureux.

Concernant la sortie de l’ASE, il existe de grandes inégalités entre les départements. Les contrats jeune majeur sont souvent assortis de conditions drastiques. J’ai moi-même obtenu un contrat, mais je n’avais plus de vie sociale, car il était conditionné à la validation de mes semestres universitaires. Beaucoup de jeunes vivent ces situations et certains abandonnent. Pourquoi ne pouvons-nous pas accompagner un enfant jusqu’à vingt-cinq ans s’il a des projets ? Une politique cohérente est nécessaire sur tout le territoire national. J’étais en Dordogne, où la situation était correcte, tandis qu’elle était catastrophique en Gironde.

Je voudrais également appeler votre attention sur le fait que la départementalisation des placements pose également problème, limitant les possibilités d’études des jeunes placés. Certains sont contraints d’abandonner leurs projets d’études car, s’ils déménagent dans un autre département que celui de leur placement, l’ASE cessera la prise en charge. Une solution doit être trouvée contre cette forme d’assignation à résidence professionnelle.

Mme la présidente Laure Miller. Je vous remercie infiniment pour votre présence ce soir, ainsi que tout au long de la commission d’enquête, et pour vos témoignages. Nous restons en contact pour la suite.

M. Lucas Cortella. Je vous remercie d’avoir écouté nos petits bouts de récits. Ce soir, vous avez entendu, au-delà de nos vies individuelles, l’histoire de milliers d’enfants qui sont encore dans les murs de ces institutions défaillantes. Je vous remercie donc d’avoir tendu l’oreille et de faire en sorte que cela évolue.

  1.   Audition de M. Michel Ménard, président du conseil départemental de la Loire-Atlantique, Mme Claire Tramier, vice-présidente Familles et protection de l’enfance, Mme Cécile Chollet, directrice générale adjointe des territoires, et Mme Bénédicte Jacquey, directrice générale adjointe Solidarité (mercredi 29 janvier 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Nous vous souhaitons la bienvenue et vous invitons à présenter la situation de la protection de l’enfance dans votre département, y compris les dysfonctionnements que vous avez pu constater. Nous souhaitons également obtenir des éclaircissements sur la saisine de la Défenseure des droits concernant la situation de la protection de l’enfance dans votre département, qu’elle a évoquée lors de son audition du 12 novembre dernier.

Je vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Ménard, Mme Claire Tramier, Mme Cécile Chollet et Mme Bénédicte Jacquey prêtent serment.)

M. Michel Ménard, président du conseil départemental de la Loire-Atlantique. Je vous remercie pour le travail engagé par votre commission et pour l’opportunité qui nous est donnée de nous exprimer sur ce sujet crucial, la protection de l’enfance étant une préoccupation majeure depuis plusieurs années. J’ai fait partie des vingt-quatre présidents de départements qui ont demandé l’organisation d’états généraux en 2023, une demande restée sans réponse. Je suis donc à la fois satisfait de pouvoir contribuer aux travaux de cette commission et en attente des propositions, que j’espère concertées, qui en découleront.

La crise actuelle de la protection de l’enfance est le résultat logique d’une augmentation constante des besoins face à des ressources limitées, qui provoque des phénomènes de saturation, de la même manière que pour l’hôpital public, l’éducation nationale ou l’administration pénitentiaire. Pour y faire face, nous devons développer la prévention en amont, augmenter les capacités d’accueil, renforcer le soutien à domicile et préparer l’autonomie des jeunes majeurs afin de faciliter leur entrée dans le droit commun.

Je me présente devant votre commission en étant lucide sur les difficultés auxquelles nous sommes confrontés mais en souhaitant également rappeler l’engagement des professionnels, l’engagement politique et budgétaire de la collectivité que je préside ainsi que les actions conduites avec détermination malgré le contexte défavorable.

En Loire-Atlantique, la protection de l’enfance est devenue notre priorité dès 2021 afin de répondre de manière qualitative et quantitative à des besoins en augmentation constante. Nous avons ainsi élaboré un schéma départemental axé sur les deux piliers déterminants que sont la coordination, essentielle pour assurer la stabilité et la cohérence des parcours des enfants confiés, et la prévention, socle de la politique enfance famille. Nous avons décidé de soutenir ce schéma grâce à une augmentation significative du budget, qui est passé de 164 millions d’euros en 2021 à 246 millions d’euros en 2024, soit une hausse de 50 % en trois ans. En incluant la masse salariale, le budget total de la protection de l’enfance atteint aujourd’hui 290 millions d’euros, ce qui représente un euro sur cinq du budget départemental.

Notre stratégie s’articule autour de quatre axes prioritaires. Il s’agit tout d’abord du renforcement de l’offre d’accueil pour les enfants confiés, avec la création de 417 places de maisons d’enfants à caractère social (MECS) entre 2021 et 2024, dépassant largement notre objectif initial de 200 places. Nous avons en outre doublé en trois ans les capacités d’accueil du Centre départemental enfance-famille (CDEF), qui est passé de 89 à 193 places entre 2021 et 2024. Il s’agit ensuite du renforcement de l’offre d’accueil pour les mineurs non accompagnés (MNA), avec des modalités diversifiées en fonction des besoins des jeunes et plus de 1 100 places pour les MNA admis à l’aide sociale à l’enfance (ASE) mobilisées à ce jour. Notre bailleur social Habitat 44 a par ailleurs acheté des logements diffus avec le soutien du département, à hauteur de 29 places déjà ouvertes et 62 places supplémentaires prévues d’ici à fin 2025. Ces axes ont notamment permis de résorber les prises en charge à l’hôtel puisqu’il ne reste plus que sept jeunes MNA qui y sont hébergés contre 200 en 2021. En parallèle, pour répondre à la diminution croissante des places en accueil familial, une campagne volontariste de revalorisation salariale, une campagne de communication et une campagne de recrutement pour les assistants familiaux ont été menées, permettant de doubler le nombre d’embauches en deux ans : 24 en 2022 contre 58 en 2024. Le département a également déployé la mesure éducative personnalisée (MEP) en milieu ouvert, permettant une meilleure adaptation aux besoins de l’enfant. Nous avons financé 700 nouvelles mesures pour réduire les délais de mise en œuvre. La mise en place de la MEP a été concomitante avec ce financement de 700 mesures nouvelles en vue de réduire les délais de mise en œuvre.

Nous avons par ailleurs concentré nos efforts sur la mise en place de solutions adaptées pour les enfants en situation de handicap ou présentant des troubles du comportement. Se sont ainsi développés des micro-MECS permettant d’accueillir des enfants présentant des troubles importants du comportement en tout petit collectif. Ces enfants sont en parallèle pris en charge par des établissements médico-sociaux de proximité, les instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (ITEP) ou les instituts médico-éducatifs (IME), dont les équipes se déplacent sur le lieu de vie des enfants.

S’agissant de la santé de manière globale, la Loire-Atlantique a fait partie des territoires expérimentateurs de « Santé protégée » pour systématiser le bilan de santé des enfants confiés à l’ASE. Nous menons en outre des actions innovantes au quotidien pour tenter de répondre aux évolutions de la protection de l’enfance, à l’image du dispositif expérimental relatif à la prise en charge des mineurs en situation de prostitution ou du dispositif de mise à l’abri des femmes isolées enceintes ou avec enfant de moins de trois ans et à la rue. Ce dernier a permis la mise à l’abri de plus de 400 familles depuis 2018 avec, à ce jour, 251 sorties donc aucune sans solution.

Pourtant, malgré ces actions, malgré les innovations et les recherches de réponse adaptées, nous faisons face à une augmentation des besoins d’accompagnement inédite depuis 2021 : augmentation des MNA de 100 % sur les cinq dernières années, augmentation des informations préoccupantes de plus 20 % par an depuis 2021, augmentation des décisions judiciaires de placement à hauteur de plus 11 % depuis 2021, augmentation de 63 % en dix ans des mesures éducatives ordonnées par le juge. Fin septembre 2024, le département de Loire‑Atlantique devait ainsi prendre en charge plus de 5 000 mesures à domicile, plus de 3 000 placements et plus de 800 contrats jeunes majeurs.

En plus de cette augmentation numérique, nous connaissons une évolution du public accompagné puisque la part des enfants bénéficiant d’une notification MDPH atteint désormais 25 % des enfants confiés et que ce sont désormais 30 à 40 % des enfants accueillis par le centre départemental de l’enfance et de la famille (CDEF) qui sont en situation de handicap. Cette évolution a des conséquences quotidiennes au sein de la protection de l’enfance. Les éducateurs de l’ASE ont vocation à accompagner les enfants sur le plan éducatif mais ces derniers ont également besoin d’infirmiers, de kinésithérapeutes, d’ergothérapeutes, de psychomotriciens et de médecins. L’ASE ne peut effectuer le travail qui incombe au secteur médico-social. Or, actuellement, parmi les 800 enfants en situation de handicap confiés à l’ASE de Loire-Atlantique et disposant d’une orientation de la MDPH vers une structure spécialisée, la moitié ne bénéficie d’aucune prise en charge médico-sociale. Ces carences représentent un coût d’environ 12 millions d’euros par an pour le département et la question de la prise en charge adaptée par l’ensemble des secteurs concernés est un enjeu de taille pour la protection de l’enfance, car celle-ci ne peut pas continuer à répondre aux saturations du secteur médico-social.

Afin d’illustrer mes propos, je vais évoquer la situation d’Andréa, jeune déficiente intellectuelle lourde qu’aucune structure médico-sociale ne souhaite accueillir. Les services de la protection de l’enfance doivent donc s’organiser seuls : prises en charge successives chez des assistants familiaux, recours inévitables à des équipes intérimaires, séjours spécialisés ou encore renforts de professionnels coûteux. Quel sens pour les professionnels et quelle protection pour cette jeune mineure qui relève du secteur spécialisé ? D’avril à novembre 2024, la prise en charge d’Andréa a représenté un coût de plus de 100 000 euros pour le département. Depuis décembre, elle est accueillie au sein d’un dispositif ASE créé spécialement pour elle et bénéficie de la mise en place d’une équipe dédiée auprès d’une association partenaire pour l’accueillir dans des conditions satisfaisantes. Ce dispositif spécifique revient chaque mois à plus de 40 000 euros pour sa seule prise en charge.

Le rôle de la protection de l’enfance n’est pas non plus de compenser l’insuffisance des structures de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Les départements assument des prises en charge d’enfants en lieu et place du médico-social mais également de la PJJ, ce qui participe fortement à la saturation de notre service de protection de l’enfance.

Aussi, si nous continuons de porter haut et fort la priorité donnée à la protection de l’enfance dans notre département, nous sommes également conscients de ne pas pouvoir répondre seuls à la crise du système. Une de nos attentes est de faire entrer le soin dans la protection de l’enfance et notamment dans les établissements. Il est nécessaire que des moyens conjoints soient mis en place pour composer des équipes pluridisciplinaires dans des lieux de vie adaptés car les enfants de la protection de l’enfance ont, davantage que les autres, besoin d’un suivi médico-social renforcé. Pour cela, il faut rendre possibles, à travers la loi, des établissements à double autorisation agence régionale de santé (ARS) et département, ce qui permettrait un double financement dans les champs de leurs compétences respectives.

À cela s’ajoute, depuis deux ans, une situation financière inédite pour les départements. L’augmentation du budget de la protection de l’enfance est effectuée au détriment d’autres politiques publiques qui connaissent, pour certaines, des baisses de plus de 20 %. Malgré cette hausse, nous savons que nous ne disposons pas des capacités financières suffisantes pour répondre à l’ensemble des besoins du secteur. Les professionnels mobilisés au quotidien ont besoin d’un soutien et d’une reconnaissance de leur expertise, de leur engagement et de leurs compétences. Je tiens d’ailleurs à remercier vivement les équipes de terrain en lien en quotidien avec les enfants, les équipes supports indispensables, la direction de l’ASE pour son pilotage et notre vice‑présidente Claire Tramier pour sa détermination à offrir à tous les enfants des solutions adaptées. Grâce à chacun de ces professionnels, 90 % des mesures de placement sont exécutées. Les 10 % restants représentent des placements en attente d’exécution, dont plus de 50 % trouveront une solution dans les trois mois et 68 % dans les six mois. Dans l’attente, les enfants bénéficient d’un accompagnement destiné à pallier le manque de places disponibles.

La question centrale est donc la suivante : quels moyens budgétaires la société française souhaite-t-elle confier aux départements pour assurer la protection de tous les enfants en danger et, plus largement, les politiques de solidarité ? Les départements sont aujourd’hui confrontés à la baisse inéluctable des recettes et à la hausse concomitante et continue des allocations individuelles de solidarité et à la dégradation de leur taux de couverture par l’État. Afin de pouvoir répondre pleinement aux besoins, ils doivent bénéficier de moyens à hauteur de leurs compétences. Le respect de la Convention internationale des droits de l’enfant passe par une remise à plat du mode de financement des politiques sociales décentralisées, avec des ressources pérennes non liées au marché d’immobilier et une juste compensation des allocations individuelles de solidarité. Concrètement, l’engagement budgétaire en fonctionnement devrait croître d’environ 30 millions d’euros par an, ce qui correspond au montant des recettes que l’État nous demande de lui reverser afin de combler son propre déficit budgétaire. Le département pourrait pourtant consentir à l’effort budgétaire à condition que l’État compense à 100 % les allocations individuelles de solidarité (AIS). Nous pourrions même aller au-delà et démultiplier la prévention, ce qui correspondrait à 212 millions d’euros de recettes supplémentaires. Au lieu de cela, la part de la compensation de l’État diminue à mesure que les besoins augmentent. De 2012 à 2023, le reste à charge des AIS est ainsi passé de 6 à 12 milliards pour l’ensemble des départements.

Une fois la question financière posée, qu’en est-il de la mise en œuvre ? Comment répondre, dès à présent, aux besoins en constante progression ? Pour sortir de l’impasse et renverser enfin la tendance, je préconise des travaux sur trois sujets en particulier. Je propose tout d’abord de faciliter l’accueil en sphère familiale, notamment grâce à une réglementation assouplie s’agissant des assistants familiaux. Ma deuxième proposition concerne la réglementation relative à la construction et à la mise aux normes de structures d’hébergement pour un public mineur. Malgré notre volonté affichée de création de places, nous sommes confrontés aux difficultés liées à la recherche du foncier, aux marchés publics et aux travaux de mise en conformité. La situation me paraît suffisamment préoccupante pour enclencher un plan d’urgence permettant de construire plus rapidement. Si ces mesures ont été rendues possibles pour la renommée sportive de la France ou pour son patrimoine national, ne peuvent-elles pas l’être pour nos enfants ? Ma troisième proposition est d’attribuer au département le droit de réquisition de logements et de structures d’hébergement pour accueillir les enfants confiés.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Concernant le cumul d’activités pour les assistants familiaux, c’est un sujet que nous abordons depuis longtemps, mais qui n’a pas encore abouti législativement. Je reviendrai sur ce point dans nos préconisations.

L’intitulé de la commission d’enquête parle de « manquements des politiques publiques » car, malgré l’engagement des départements, nous constatons depuis longtemps des dysfonctionnements importants. Il existe également un comité de vigilance composé notamment de jeunes adultes ayant connu des parcours à l’ASE qui nous apportent leur expérience précieuse.

Il est crucial de comprendre que le temps de l’enfant n’est pas celui de l’adulte, des administrations ou du politique et que chaque dysfonctionnement impacte directement le parcours de vie d’un enfant. Depuis la loi de 2016, nous reconnaissons l’importance des besoins fondamentaux et du maintien de la sécurité affective des enfants, mais leur mise en œuvre reste un défi.

Je souhaiterais aborder plusieurs points soulevés par les rapports de la Cour des comptes de 2016, 2019 et 2024 afin que vous puissiez nous expliquer concrètement comment ces recommandations se traduisent dans votre département.

Historiquement, la protection de l’enfance est passée de la charité aux associations puis à une professionnalisation progressive. Aujourd’hui, hormis les centres départementaux, ce sont principalement des associations habilitées qui accompagnent les enfants. Pouvez-vous nous donner des chiffres précis pour votre département ? De combien d’associations habilitées disposez-vous ? De combien de lieux de vie ? Quel est le nombre actuel d’assistants familiaux ? Combien d’enfants accueillez-vous au total ? Ces enfants sont-ils tous accueillis sur le territoire de Loire-Atlantique ou certains sont-ils placés dans d’autres départements ?

La dimension historique que j’évoquais a des implications importantes, notamment sur le bâti. Certaines associations utilisent encore des structures datant de plus de soixante-dix ans, qui ne sont plus adaptées aux besoins actuels. Comment gérez-vous cette problématique dans votre département ? Dans le schéma que vous avez présenté, en tenant compte des recommandations de la Cour des comptes, les questions liées au bâti et à la qualité de l’accueil des enfants sont-elles intégrées dans un plan pluriannuel d’investissement ? Ces sujets sont-ils discutés avec les associations dans le cadre du budget qui leur est transféré ? L’objectif de cette commission d’enquête est de répondre à des questions nationales mais également d’aborder le quotidien et le lieu de vie de l’enfant, où des changements profonds sont nécessaires. Nous devons résoudre les problèmes parfois anciens liés au bâti et améliorer les conditions de contrôle qui sont parfois insuffisantes.

Concernant la Loire-Atlantique, un programme pour les dix-huit-vingt-cinq ans avait été mis en place, que beaucoup de départements voulaient reproduire. Nous étions plusieurs à soutenir l’accompagnement des jeunes du plus jeune âge jusqu’à l’âge adulte. Trois viceprésidentes, membres du Conseil national de la protection de l’enfance, étaient particulièrement mobilisées sur la question de l’accompagnement de l’autonomie, une pratique courante dans d’autres pays mais encore complexe à aborder en France. Votre département a été pionnier dans ce domaine. Bien que l’innovation soit toujours scrutée, un retour en arrière serait pire. J’ai entendu parler de mouvements en Loire-Atlantique concernant des annonces de retour sur l’accompagnement vers l’autonomie jusqu’à environ vingt-cinq ans, un droit pourtant considéré aujourd’hui comme acquis. Pouvez-vous m’en dire plus sur la situation actuelle ? Cela semble évidemment inacceptable dans un parcours de vie déjà complexe.

Concernant le secteur médico-social, vous avez évoqué le soin et la santé des enfants de manière pluridisciplinaire. Connaissez-vous le nombre d’enfants en attente d’une place en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP) dans votre département ? Les ratios d’attente étant généralement très élevés, combien d’enfants sont en attente d’une place, voire risquent de ne jamais en obtenir si la situation ne change pas ?

Je considère que la priorité absolue doit être donnée aux zéro-six ans, car la prévention et l’accompagnement de ces très jeunes enfants sont essentiels. Il est urgent d’éviter les ruptures de placement et les situations de violence psychologique qui entraînent des conséquences durables sur leur santé. Les travailleurs sociaux ne devraient pas être confrontés à des situations où ils perdent le sens de leur mission à cause de ces ruptures qui compromettent la qualité de la prise en charge. Sauf erreur de ma part, vous disposez de dix-sept places en pouponnière. Est‑ce exact ? Comment fonctionne la prise en charge des enfants de zéro à trois ans ? Utilisez-vous d’autres dispositifs ?

Nous souhaitons réviser le décret de 1974, devenu obsolète en termes de ratio d’encadrement. Au-delà de trois ans, il n’existe aucune norme en protection de l’enfance. Je suis surprise que cette revendication n’ait pas été portée plus tôt. Aujourd’hui, la question du ratio devient une priorité absolue. Bien que le coût budgétaire soit élevé, nous allons le mettre en place et le texte de loi est prêt à être examiné à l’Assemblée nationale. Si cette loi est adoptée, elle permettra plusieurs avancées, notamment une dynamique au niveau des métiers. Nous observons actuellement une perte de sens couplée à des conditions de travail difficiles pour les personnes qui accompagnent les enfants. Ainsi que vous l’avez mentionné, la diversité des profils fait que certains enfants n’ont aucun temps de prise en charge individualisée. C’est un problème majeur pour les enfants, mais aussi pour le sens même du travail des professionnels. Comment abordez-vous tous ces sujets sans vous focaliser immédiatement sur le coût ?

J’ai effectué plusieurs déplacements et lancé une alerte nationale concernant les pouponnières et la situation des enfants. À Nantes, par exemple, nous avons rencontré un problème avec des bébés restés près de trois mois à l’hôpital faute de prise en charge par la protection de l’enfance. Le syndrome de l’hospitalisme refait surface en France, ce qui est inacceptable pour tout responsable politique. C’est un enjeu de santé publique que j’ai signalé au ministre de la santé. Nous ne pouvons pas tolérer que des enfants risquent un handicap à vie à cause de cette situation. Je m’interroge donc sur le fonctionnement de votre système. Comment êtes-vous alertés ? Comment informez-vous un hôpital que vous ne pouvez pas prendre en charge les enfants ? Comment l’hôpital réagit-il face à cette situation ?

Je travaille étroitement avec le Québec depuis plusieurs années et leur approche pourrait nous inspirer. Nous devons changer collectivement de paradigme car nous sommes actuellement maltraitants envers nos professionnels et envers les enfants. La question cruciale est : que faire quand il n’y a pas de place ?

Je souhaite également aborder les chiffres. Lors d’une émission sur France 2 à laquelle je participais le 20 novembre dernier, une magistrate de Loire-Atlantique a évoqué 1 000 mesures en attente. Pouvez-vous préciser ce chiffre ? Quelle est la situation de cette alerte ? Y a-t-il des tout-petits parmi ces cas ? Comme d’autres avant elle, notre commission d’enquête lance une alerte maximum. Bien que les temps de nos politiques publiques ne correspondent pas aux besoins urgents des enfants, nous devons agir collectivement et rapidement.

Présidence de Mme Béatrice Roullaud, vice-présidente

M. Michel Ménard. En 2021, nous avons agi sans nous préoccuper du coût et, pendant deux ans, la question financière ne s’est pas posée. Désormais, nous devons équilibrer notre budget afin d’éviter l’intervention de la chambre régionale des comptes (CRC). Nous avons choisi d’augmenter le budget de la protection de l’enfance au détriment d’autres politiques publiques telles que la culture et le sport, malgré mon attachement à ces domaines.

Concernant nos opérateurs, nous en avons vingt et un, seize lieux de vie et deux établissements publics. Nous disposons de 269 places d’accueil familial, ce qui est nettement moins que dans d’autres départements. C’est pour cela que nous avons mis en place un dispositif de revalorisation financière de ces métiers. Les résultats commencent à apparaître mais c’est un travail de longue haleine, d’autant plus que beaucoup d’assistants familiaux ont cinquante‑cinq ans ou plus et partiront bientôt à la retraite.

Concernant les enfants de zéro à six ans, nous avons significativement augmenté le nombre de places en pouponnière. Depuis 2021, nous avons ainsi créé deux nouvelles pouponnières en plus de celles déjà existantes au CDEF à Nantes, qui gère ces pouponnières sur trois secteurs différents.

Concernant les dix-huit-vingt-cinq ans, j’assume, à regret, le recul. Face à la tension actuelle et aux difficultés pour accueillir tous les enfants qui nous sont confiés, nous avons dû prioriser les mineurs. Nous avons unanimement décidé, à regret mais avec pragmatisme, de nous aligner sur la loi Taquet qui prévoit un contrat jeune majeur de dix-huit à vingt et un ans. Cependant, il n’y a pas de sortie sèche et nous accompagnons encore trente-cinq jeunes entre vingt et un et vingt-cinq ans parce qu’ils ont des besoins multiples ou sont en situation de handicap. Nous avons en outre mis en place le revenu jeune pour les dix-huit-vingt-cinq ans, dont 40 % des bénéficiaires sont issus de la protection de l’enfance. Plus de 1 000 jeunes ont bénéficié de ce revenu qui peut aller jusqu’à un peu plus de 500 euros et permet aux jeunes de prendre leur autonomie, avec l’assurance d’un logement. Nous travaillons avec Habitat Jeunes, les foyers de jeunes travailleurs et les bailleurs sociaux. Pour les jeunes qui ne sont plus sous contrat mais que nous continuons à accompagner, nous mettons l’accent sur le soutien affectif et le maintien d’un adulte référent. Bien que le contrat jeune majeur ne soit plus opposable entre vingt et un et vingt-cinq ans, nous continuons donc à accompagner ces jeunes selon leurs besoins. Cependant, nous devons aussi libérer des places pour accueillir de nouveaux jeunes qui nous sont confiés.

Mme Claire Tramier, vice-présidente Familles et protection de l’enfance. Nous avons travaillé dès le début du mandat sur la taille des groupes, les réduisant à environ huit à dix enfants, particulièrement pour les plus petits. La direction du patrimoine immobilier du département recherche activement des lieux adaptés, ce qui a permis la création de 400 nouvelles places. Nous accompagnons également les structures associatives dans l’acquisition et l’aménagement de biens immobiliers destinés à accueillir les enfants. À Châteaubriant, nous allons par exemple ouvrir un village d’enfants dans un lotissement où nous avons acquis et adapté des maisons pour accueillir des groupes d’enfants. Le département investit dans ces biens et les met à disposition des associations. Nous collaborons étroitement avec toutes les associations habilitées du département et je rencontre d’ailleurs leurs présidents trois à quatre fois par an pour évoquer ces sujets. Ce travail collectif nous permet d’améliorer la prise en charge des enfants et d’optimiser l’occupation des places disponibles.

Concernant le médico-social, environ 1 500 enfants en Loire-Atlantique attendent une place, dont 400 pour l’ASE. Sur les 800 enfants confiés ayant une notification MDPH, environ la moitié n’a pas de prise en charge et 30 % sont en attente depuis plus de trois ans.

Quant aux 1 000 mesures en attente mentionnées, il s’agit principalement des mesures d’accompagnement à domicile – action éducative en milieu ouvert (AEMO) et action éducative à domicile (AED). Nous avons réorganisé ces mesures en 2023 et 2024 et fait face à des difficultés de recrutement. Nous avons mis en place un plan d’action d’urgence pour diminuer la liste d’attente, augmentant légèrement le ratio d’accompagnement par travailleur social et le soutien. En 2025, nous créerons 300 mesures supplémentaires qui s’ajouteront aux 700 qui ont été créées depuis le début du mandat. La liste d’attente est toutefois suivie et priorisée en cas d’urgence, tout comme la coordination des partenaires.

Pour les placements non exécutés, nous en comptions un peu plus de 300 à fin septembre 2024. Environ 40 % sont des ruptures de placements dues à des difficultés comportementales ou de prise en charge. Nous travaillons, notamment à travers le schéma départemental enfance-famille, à améliorer les parcours individuels des enfants pour éviter de commettre des maltraitances et prévenir ces ruptures.

Concernant les bébés à l’hôpital, nous avons créé rapidement des places en pouponnière dès 2021 pour résoudre cette situation. Six bébés sont actuellement en attente de prise en charge au CHU de Nantes. Nous avons mis en place des dispositifs d’accompagnement, avec des techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF) qui accompagnent ces bébés et leur assurent une présence maternante. Des assistantes familiales salariées du département, disponibles en journée, viennent également au centre hospitalier pour s’occuper des bébés en attente de placement. Nous travaillons par ailleurs en étroite collaboration avec les unités des CHU de Nantes et de Saint-Nazaire, en contact quasi quotidien avec les équipes de pédiatrie, néonatologie et maternité. Notre objectif est de prendre en charge ces enfants le plus rapidement possible pour minimiser leur temps de séjour à l’hôpital. Les enfants de zéro à trois ans sont donc accueillis en pouponnière, en accueil familial ou chez des tiers dignes de confiance.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je vous remercie pour votre présentation et ai pris note de vos difficultés, notamment financières. J’ai deux questions principales. Premièrement, avez-vous des interlocuteurs auprès desquels vous pouvez émettre vos alertes ? Recevez-vous des retours ? Vous sentez-vous abandonnés par l’institution ? Deuxièmement, concernant vos besoins financiers, pouvez-vous communiquer une estimation globale des moyens nécessaires à l’ASE pour son fonctionnement actuel ? À combien estimeriez-vous les besoins pour mettre en place une protection des enfants digne de ce nom, en imaginant également une PJJ et un secteur médico-social fonctionnels ? Cette information serait précieuse par rapport au budget que nous votons à l’Assemblée nationale.

M. Michel Ménard. Comme je l’ai indiqué dans mon introduction, nous estimons le besoin à 30 millions supplémentaires pour 2025 afin de prendre en charge de manière satisfaisante tous les enfants qui nous sont confiés. La question n’est cependant pas uniquement financière car, même avec ces fonds, il faudrait trouver les structures et embaucher le personnel nécessaire. Avec des moyens supplémentaires, nous pourrions engager des dépenses utiles qui produiraient des effets à moyen ou long terme. La création d’une MECS, par exemple, prend cinq ans. Nous pourrions toutefois trouver des solutions plus rapides, telles que la réquisition de logements ou les structures adaptées à la protection de l’enfance, suivies du recrutement des personnels. L’enjeu principal est que chaque acteur assume ses responsabilités. Si le secteur médico-social, à travers les IME et les ITEP, prenait en charge les enfants relevant de sa compétence, cela faciliterait grandement notre tâche. De même pour les enfants qui devraient être suivis par la PJJ et que nous devons prendre en charge faute de moyens de leur côté.

Mme Claire Tramier. Pour compléter les propos du président sur la question des alertes, nous avons mis en place un protocole de remontée des événements graves et indésirables avec les établissements. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec les directeurs généraux des associations et des MECS pour établir ces protocoles et former le personnel à la gestion de ces événements. Au sein de la direction Enfance famille, nous disposons également d’une mission de contrôle composée d’agents dédiés à l’inspection des établissements. Nous avons un programme de contrôle régulier annuel et nous effectuons des contrôles supplémentaires dès que nous sommes informés d’un événement grave ou d’un dysfonctionnement. Ces contrôles sont menés en coordination avec la direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités (DDETS) et certains sont réalisés conjointement. Nous sommes généralement alertés par les professionnels, parfois par les enfants eux-mêmes, ou par la justice qui peut nous signaler des situations anormales dans les structures d’accueil.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Estimez-vous que l’accompagnement de l’État est suffisant ? Que pensez-vous de l’absence d’un ministère de l’enfance et d’une coordination dédiée ?

M. Michel Ménard. Lorsque j’ai rencontré la ministre déléguée à l’enfance il y a environ un an, elle m’a simplement fait savoir qu’elle ne disposait d’aucun budget et m’a demandé si les internats ne pouvaient pas constituer une solution. Cette réponse me semble insatisfaisante. Les internats peuvent certes être bénéfiques pour certains enfants en situation de fragilité familiale, leur permettant de passer la semaine dans un cadre structuré, mais il ne s’agit que d’une réponse parmi d’autres qui n’est pas à la hauteur de nos attentes envers l’État. Ce que nous attendons, c’est que chaque institution assume pleinement ses responsabilités. Si nous n’avions plus à nous occuper des enfants relevant de la PJJ ou du secteur médico-social, cela simplifierait considérablement la tâche des départements et de nos opérateurs. Nos professionnels sont parfois dépassés car ils ne sont pas formés pour gérer certaines situations qui nécessitent l’intervention de médecins, kinésithérapeutes ou psychothérapeutes. Notre mission première est la protection de l’enfance et non la prise en charge médico-sociale. Les enfants qui devraient résider dans des IME ou des ITEP ne devraient pas se retrouver dans des MECS.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Il est tout d’abord important de noter que tous les travailleurs sociaux, notamment les éducateurs spécialisés, reçoivent la même formation, qu’ils travaillent dans la protection de l’enfance ou dans le secteur médico-social. Un enfant en IME peut aussi avoir besoin de la protection de l’enfance tout comme certains enfants peuvent être en MECS et fréquenter en journée un IME, un ITEP, un hôpital de jour ou même un service de pédopsychiatrie. La différence majeure réside dans le virage vers l’ambulatoire, qui fait que l’hébergement repose aujourd’hui presque exclusivement sur la protection de l’enfance, en raison des politiques d’inclusion. C’est la politique publique et la pratique sur le terrain qui ont évolué et non les besoins des enfants eux-mêmes.

Je souhaite également relayer les préoccupations de ma collègue députée Ségolène Amiot, qui a reçu de nombreux retours concernant la CRIP – cellule départementale de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupante – dans votre département. Il lui a été rapporté que dans 85 % des cas, il faut attendre jusqu’à deux ans avant qu’une situation ne soit évaluée, alors qu’il s’agit souvent de situations d’urgence. De plus, à Nantes, Saint-Nazaire et Châteaubriant, il faudrait attendre jusqu’à neuf mois pour qu’un travailleur social soit disponible. Pouvez-vous confirmer ces délais et en expliquer les raisons ?

Concernant les mesures éducatives personnalisées, vous avez mentionné être passé de vingt et un à vingt-trois mineurs par travailleur social. Il semblerait qu’il soit question d’augmenter ce nombre à vingt-cinq à partir du mois de mars 2024. Pouvez-vous confirmer cette information ? Alors même que votre budget a été revalorisé à hauteur de 21 millions d’euros, avez-vous constaté des améliorations dans les actions de protection de l’enfance ?

Je m’interroge ensuite sur la souffrance signalée par de nombreux personnels – coordinateurs, éducateurs spécialisés, assistantes sociales – avec un fort turnover et une importante instabilité des équipes impactant les enfants. Qu’en est-il du recours à l’intérim ? Si vous y avez recours, dans quelle proportion ? Vous assurez-vous que les personnes recrutées aient un socle de formation suffisant pour travailler auprès d’enfants vulnérables ?

Concernant les contrôles des structures d’accueil, la CRC des Pays de la Loire a relevé des inégalités dans votre département. Certaines structures sont examinées tous les neuf ans, d’autres plus fréquemment, alors que les signalements augmentent fortement. La liste noire des familles d’accueil s’est également alourdie pour des problèmes de violence. Depuis ce rapport, avez-vous revu vos procédures de contrôle ? Comment procédez-vous, compte tenu de la complexité de votre double rôle de financeur et contrôleur ?

Des manquements ont par ailleurs été signalés dans le suivi médical des mineurs, notamment pour la visite médicale initiale obligatoire. Comment gérez-vous la surcharge des établissements médicaux-sociaux et de pédopsychiatrie ? Cette visite initiale est-elle effective dans votre département malgré les pénuries ?

Concernant enfin la coordination avec la justice, comment organisez-vous les concertations ? La justice est-elle bien intégrée dans votre réseau partenarial ? Comment sont gérés les 300 placements non exécutés et la nécessité de mise à l’abri des MNA dans un contexte de saturation des dispositifs ?

Mme Claire Tramier. Concernant la CRIP et les informations préoccupantes, il est inexact que le délai soit de deux ans, bien que nous constations une augmentation de 20 % par an depuis 2020, avec 6 500 situations en 2023. Notre processus de traitement est le suivant : une première évaluation est réalisée par les travailleurs sociaux de la CRIP, les situations de danger immédiat sont transmises directement au parquet et certaines IP sont classées sans suite après analyse. Les autres sont envoyées aux délégations territoriales pour évaluation par les équipes dédiées du département. Le délai moyen d’évaluation des IP, une fois transmises aux délégations, est de 130 jours. Nous priorisons cependant les situations les plus sensibles et critiques pour une évaluation rapide.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Je souhaite approfondir la question des CRIP. Dans mon département, nous avons connu le cas tragique d’un enfant qui avait fait l’objet de neuf signalements et trois informations préoccupantes et qui est décédé à la suite de maltraitances pourtant connues. Pouvez-vous préciser le fonctionnement de la CRIP ? Si j’ai bien compris, les travailleurs sociaux reçoivent les informations et les transmettent aux procureurs. Ensuite, quel est le processus exact ?

Mme Claire Tramier. La CRIP de Loire-Atlantique compte onze agents : sept avec un profil de travailleur social et quatre avec des profils administratifs. Dans les territoires, environ cinquante professionnels effectuent les évaluations à domicile. La CRIP joue un rôle de filtre. Toutes les informations préoccupantes sont examinées quotidiennement. En cas de danger immédiat, elles sont transmises au parquet qui décide des suites à donner – ordonnance de placement provisoire (OPP), enquête. Certaines sont classées sans suite, les autres sont transmises aux délégations territoriales pour une évaluation par les équipes spécialisées, qui peuvent se rendre à domicile puis effectuer ensuite des préconisations. Sur les 6 500 IP reçues en 2023 par la CRIP, 4 000 ont fait l’objet d’une demande d’évaluation par les équipes spécialisées, 880 ont été classées sans suite et 700 concernaient des situations déjà sous mesure de protection de l’enfance. Parmi les 4 000 IP transmises pour évaluation, près de 2 000 concernaient des situations déjà connues des services du département.

Concernant le ratio de situations par travailleur social, nous n’avons jamais envisagé de passer à vingt-cinq. Nous nous sommes engagés à maintenir le ratio à vingt-trois jusqu’à la fin du mandat, malgré les difficultés que cela a représenté. Pour répartir l’effort d’absorption de la liste d’attente, nous avons créé 300 mesures supplémentaires en 2025.

Quant au recours à l’intérim, nous n’avons plus qu’une seule situation concernant une jeune personne en situation de handicap accueillie dans un établissement spécialisé près de Poitiers qui ne peut l’accueillir qu’en semaine. Un dispositif spécifique est en cours de mise en place avec un opérateur de Loire-Atlantique pour le premier trimestre 2025, ce qui mettra fin au recours à l’intérim pour ce cas. En Loire-Atlantique et en Pays de la Loire, nous travaillons avec l’agence d’intérim Ettic, initialement créée par des acteurs médico-sociaux. Cette structure permet de garantir les remplacements et de fidéliser le personnel, contrairement à l’intérim lucratif qui est davantage coûteux et dissuasif pour l’embauche.

Concernant la santé des enfants, le département de Loire-Atlantique participe au dispositif « Santé protégée ». En 2024, nous avons réalisé 5 000 bilans pour 4 000 enfants. Nous collaborons avec le CHU et un réseau de plusieurs centaines de professionnels libéraux pour ces bilans et le suivi des enfants protégés.

S’agissant enfin de la coordination avec les juges, nous organisons régulièrement des instances de travail mais nous constatons des difficultés de mobilisation de la justice. À titre d’exemple, lors des comités stratégiques de l’observatoire départemental de la protection de l’enfance (ODPE) organisés quatre fois par an, la justice est peu présente.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). J’ai deux questions supplémentaires pour faire suite à vos explications. Premièrement, des dispositifs privés se développent-ils sur votre territoire avec lesquels vous conventionnez, que ce soit par le foncier ou par des structures répondant à des appels à projets ? Observez-vous ce type de développement qui pourrait répondre à la pénurie de financement public pour la création de places ?

Deuxièmement, concernant les jeunes en double vulnérabilité relevant de plusieurs champs – protection de l’enfance, pédopsychiatrie, secteur médico-social –, avez-vous transformé votre schéma directeur enfance-famille en conséquence ? Réfléchissez-vous à des dispositifs communs avec l’ARS ? Comment se passe le dialogue avec l’ARS sur ces structures ?

Enfin, comment s’organisent les évaluations et les mises à l’abri des MNA dans votre département, alors que les dispositifs sont saturés ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaiterais ajouter une question. Nous avons constaté lors de nos auditions qu’il n’existe pas de base de données complète ni de travail longitudinal sur les enfants pris en charge, leurs parcours et les spécificités territoriales. Avez-vous mené un travail à l’échelle de votre territoire qui pourrait servir de bonne pratique au niveau national ?

Nous manquons en outre de visibilité sur la prospective en termes de places nécessaires. Comment gérez-vous la planification à long terme des places d’accueil ? Disposez-vous de projections pour 2030 par exemple, basées sur des critères géographiques, sociaux ou autres ?

Mme Claire Tramier. Nous n’avons pas recours à des dispositifs privés lucratifs, bien que nous collaborions avec le secteur privé associatif.

Concernant les jeunes à double vulnérabilité, nous proposons à la commission la création d’établissements à double autorisation, département et ARS, afin d’améliorer notre collaboration. Dans notre département, nous expérimentons des micro-MECS. Nous avons ainsi créé seize places réparties en quatre structures de quatre places chacune pour accueillir des enfants à double voire triple vulnérabilité. Ce dispositif bénéficie d’un financement conjoint avec l’ARS, orienté vers des opérateurs du médico-social et la pédopsychiatrie. Les premières structures ont ouvert en août et octobre et les autres ouvriront début 2025. Nous aurons besoin de temps pour évaluer la pertinence de ce dispositif, auquel je crois beaucoup. J’estime que la double autorisation et des structures combinant soins, médico-social et éducatif sont essentielles, car ces enfants en situation de handicap ont également besoin des éducateurs de la protection de l’enfance.

Concernant la remontée des données, le département de Loire-Atlantique participe à l’expérimentation Olinpe. Nous travaillons sur la data afin de mieux comprendre notre public, notamment les 300 enfants en attente de placement, et développons des outils pour obtenir des données précises afin de piloter efficacement notre politique. C’est un travail de longue haleine qui nécessite un changement de culture. Nous avons mené un travail prospectif sur les cinq prochaines années pour identifier les besoins futurs en termes de nombre, de localisation et de profils d’enfants avec l’ODPE qui contribue grandement à cette analyse.

M. Michel Ménard. Cette prospective est en effet essentielle, malgré les incertitudes liées aux fluctuations du nombre d’enfants qui nous seront confiés. Bien que nous regrettions parfois de ne pas pouvoir répondre à tous les besoins, il est essentiel de comprendre que nous faisons face à des contraintes fortes. Ces dernières années, le Gouvernement et le législateur ont imposé de nouvelles obligations, telles que l’interdiction des hôtels et des gîtes ou les contrats obligatoires pour les dix-huit-vingt et un ans. Bien que justifiées, ces mesures nécessitent un accompagnement des départements par l’État.

Nous avons en outre besoin d’un dialogue plus fluide avec les juges, ce qui est parfois compliqué. Pour relever le défi d’une bonne prise en charge, nous devons travailler avec l’ensemble des partenaires. Cela implique d’augmenter le nombre de places en MECS et en pouponnières, de recruter des assistants familiaux, d’accroître les mesures éducatives personnalisées et de poursuivre la fluidification des parcours des jeunes malgré la crise du logement en Loire-Atlantique.

En 2024 et 2025, nous demandons à notre bailleur social Habitat 44 d’acheter en bloc des logements, avec une subvention du département visant à équilibrer l’opération, pour les confier ensuite à des opérateurs de la protection de l’enfance, en l’occurrence l’association Aurore. Ces logements accueilleront des jeunes de seize-dix-huit ans ou en contrat jeune majeur, souvent des MNA, en colocation. Cette solution est plus qualitative que l’hôtel et permet d’apporter une réponse rapide aux besoins. D’ici à fin 2025, nous aurons ainsi créé soixante-deux places supplémentaires dans ces appartements.

  1.   Audition de M. Éric Woerth, ancien ministre, ancien président de la commission des finances, député de l’Oise, et M. Simon Bacik, inspecteur général de l’administration (mercredi 29 janvier 2025)

Mme Anne-Laure Blin, présidente. Cette audition fait suite à la publication en juin dernier du rapport « Décentralisation, le temps de la confiance », commandé par le Président de la République. Ce rapport comporte cinquante et une propositions visant à améliorer l’organisation décentralisée des pouvoirs publics. Notre commission s’intéressant particulièrement à la répartition des compétences en matière de protection de l’enfance et à l’articulation entre les différents niveaux d’intervention, nous écouterons avec intérêt votre analyse et vos recommandations sur ces sujets.

Je vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Éric Woerth et M. Simon Bacik prêtent serment.)

M. Éric Woerth, ancien ministre, ancien président de la commission des finances, député de l’Oise. Je tiens, en préambule, à rappeler que je ne suis pas un expert de ce sujet. Notre rapport s’inscrit dans une réflexion globale sur les politiques décentralisées et leurs liens avec l’État. Nous avons examiné en détail les grandes politiques, dont la politique sociale des départements, dans l’optique d’améliorer l’efficacité de l’action publique à travers la décentralisation.

Concernant la protection de l’enfance, nous avons constaté des difficultés pour mesurer l’efficacité et l’égalité entre les départements. Le partage et la responsabilité du pouvoir sont des enjeux cruciaux dans ce domaine. C’est pourquoi, contrairement aux autres politiques abordées, nous avons élaboré deux scénarios d’évolution possible pour l’action sociale. Notre rapport se concentre davantage sur des tentatives de solutions que sur des diagnostics. Nous estimons qu’une importante réorganisation est nécessaire, particulièrement dans le domaine de l’enfance, et que le statu quo n’est pas envisageable.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les droits de mutation à titre onéreux (DMTO), qui servent actuellement de base au calcul financier des départements, impactent les actions menées dans le cadre de la décentralisation. Lier la protection de l’enfance aux actes notariés n’est plus un concept viable. Au sein de votre rapport, vous évoquez un plan d’urgence. Est-il possible d’isoler budgétairement la protection de l’enfance des autres problématiques sociales gérées par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) ou par le revenu de solidarité active (RSA) ? La protection de l’enfance est particulière en ce qu’elle implique une pluralité d’acteurs, dont l’État qui reste central malgré son désengagement. Pouvez-vous préciser votre vision à ce sujet ? J’ai une préférence pour vos préconisations du plan 1, étant opposée à une recentralisation au vu du passé. Quel est votre avis sur ces points ?

M. Éric Woerth. Nous avons examiné le financement global des collectivités et nous proposons de le réformer en profondeur. Il existe actuellement une défiance entre l’État et les collectivités qui devient préoccupante. Le financement de la protection sociale, qui englobe la politique de l’enfance mais également le RSA et le handicap, représente environ 50 milliards d’euros. Ce financement n’est pas garanti et varie selon les départements, certains étant presque incapables de financer d’autres politiques que celle du social.

La protection de l’enfance se distingue car elle ne se résume pas à une prestation, contrairement au RSA ou aux allocations pour personnes en situation de handicap. Elle implique l’accompagnement d’enfants en difficulté, donc un maintien de liens étroits avec l’État. Quelque 80 % des placements d’enfants sont décidés par des juges, les 20 % restants résultant d’accords avec les familles. Il est difficile de dissocier l’aide sociale à l’enfance (ASE) de la protection maternelle et infantile (PMI) ou de la médecine scolaire. Les interactions avec l’Éducation nationale et le ministère de la justice sont donc importantes, bien que souvent sources de tensions. Par exemple, les juges ordonnent des placements sans nécessairement tenir compte des capacités d’accueil disponibles. Il manque souvent un véritable lieu de concertation, bien que les pratiques puissent varier entre les départements. Cette situation révèle un manque global de cohésion.

Le coût de l’aide sociale à l’enfance s’élevant à environ 9 milliards d’euros, nous devons améliorer son efficacité pour mieux placer et accompagner les enfants. Le phénomène des mineurs non accompagnés (MNA) a profondément perturbé les politiques de l’enfance ces dernières années. De nombreux départements se sont retrouvés face à un afflux de jeunes mineurs issus de l’immigration sans pouvoir y répondre adéquatement. Les présidents des conseils départementaux ont dû financer des places et des encadrements supplémentaires sans disposer des moyens ni du personnel nécessaire.

La politique de l’enfance n’a pas été négligée mais, bien que certains départements la gèrent bien, le manque d’outils d’évaluation rend complexe l’appréciation de son efficacité. Il est crucial de remettre cette question au premier plan.

Le financement de l’enfance est problématique. Les DMTO, versés aux départements pour environ 15 milliards d’euros, ne sont pas destinés à financer des politiques sociales. Leur variabilité ne permet pas de financer une politique qui se doit d’être stable. Il est nécessaire de clarifier cette situation pour le bien des départements et de l’État.

Nous proposons donc deux scénarios d’organisation. Le premier est la recentralisation. L’État est actuellement aveugle sur la politique de l’enfance et aucun ministre ne peut dire combien d’enfants sont aujourd’hui placés en France. Chaque département utilise des logiciels différents, ce qui rend impossible une vision d’ensemble. Nous avons besoin à la fois d’une centralisation des données et d’une clarification des coûts. Il est également indispensable de clarifier les liens avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), la PMI, la médecine scolaire, le soin, la santé et l’agence régionale de santé (ARS). La recentralisation prendrait cependant beaucoup de temps et d’énergie car elle nécessiterait le transfert des personnels et des politiques, la reconstruction d’un budget et la reconstitution des compétences au niveau de l’État. Cette solution, complexe mais envisageable, pourrait relever d’une responsabilité fondamentale de l’État qui est celle d’une égalité du traitement de l’enfance en difficulté sur l’ensemble du territoire.

Le deuxième scénario consiste à améliorer l’exercice de cette compétence par les départements tout en opérant des transformations radicales. Nous proposons ainsi la création d’un établissement public, similaire aux services départementaux d’incendie et de secours (SDIS). Cet établissement engloberait l’ensemble du secteur social, y compris l’ASE, la MDPH et le RSA, et bénéficierait d’une dotation de solidarité versée par l’État à hauteur d’environ 50 % du coût, soit environ 25 milliards d’euros. Je rappelle qu’aucun financement n’est actuellement spécifiquement fléché sur le social. La présidence du conseil d’administration serait confiée au président du département, avec une majorité également tenue par le département. Le préfet, l’ARS et la justice y siégeraient. Les objectifs seraient fixés d’un commun accord, clarifiant ainsi les responsabilités et le financement, contrairement à la situation actuelle où le président du département est pénalement responsable sans pour autant disposer d’un contrôle total sur les moyens. L’État ne peut toutefois pas se désintéresser de la question car lorsqu’un problème survient dans un centre d’accueil ou un foyer, les journalistes interrogent généralement le préfet pour comprendre comment l’État a pu laisser une telle situation se produire. Il est donc crucial de bien définir les responsabilités et le financement dans un cadre juridique approprié. Je vous transmettrai des tableaux de financement détaillés dans lesquels l’aide sociale à l’enfance est pleinement intégrée. La pénurie de pédopsychiatres est également un problème majeur, leur rôle étant essentiel dans ce domaine.

Concernant le financement, outre la dotation de solidarité, nous proposons qu’une part de la contribution sociale généralisée (CSG) finance directement les politiques sociales des départements. Nous prévoyons parallèlement de retirer les DMTO aux départements, de réduire leurs ressources de TVA et la dotation globale de fonctionnement, tout en augmentant significativement la dotation de solidarité et la part de CSG, de contribution additionnelle de solidarité pour l’autonomie (CASA) et de contribution de solidarité pour l’autonomie (CSA). L’ensemble atteindrait environ 13 milliards d’euros. Cette proposition est bien sûr discutable, mais elle a le mérite d’exister, tant sur le plan juridique que financier.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Avant de poser ma question, je souhaite m’adresser à Mme la rapporteure. Étant donné que nous approchons de la fin de la commission d’enquête, avez-vous pu, dans le cadre de vos prérogatives, effectuer des contrôles sur pièces et demandé des justificatifs supplémentaires à la suite des auditions ? Les membres de la commission peuvent-ils y avoir accès pour enrichir leur travail ?

Le scénario de recentralisation nous a particulièrement intéressés car il s’accompagne d’un enjeu crucial qui est celui de remettre l’État au centre des dispositifs. J’estime qu’il serait erroné de réduire cela à un simple retour à la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS). Les différences entre l’état de l’actuelle ASE et celui de l’ancienne DDASS ne sont pas si marquées et nous constatons une forte dégradation de ce service public.

J’ai plusieurs questions précises concernant votre rapport. Vous mentionnez le fait que certains départements ne respectent pas les dispositions de la loi Taquet. Pouvez-vous préciser quelles violations vous avez constatées ? Comment expliquez-vous l’incapacité de l’État à faire respecter cette loi par les départements ?

Vous avez indiqué que l’État, garant de l’égalité de traitement sur les territoires, manque de moyens pour assurer ce rôle. Quels sont, selon vous, les moyens qui font défaut ?

Concernant la prise en charge des MNA, certains départements ont annoncé suspendre leur accueil sans que cela ne suscite de réaction de la part du Gouvernement. Comment expliquez-vous que l’État ne réagisse pas face à une telle désobéissance de certains départements, sachant que l’accueil, la mise à l’abri et la prise en charge des MNA font partie intégrante des missions de protection de l’enfance ?

Enfin, de nombreux juges ont affirmé renoncer à ordonner des placements faute de places disponibles, s’interdisant ainsi de prendre les mesures indispensables à la protection les enfants. Il me semble important de souligner que ce n’est pas aux juges de vérifier le nombre de places disponibles mais plutôt aux dispositifs de s’adapter aux besoins de protection des enfants.

M. Éric Woerth. Je ne souhaite pas caricaturer les DDASS, car je n’ai pas suivi de près leur fonctionnement. Nous avons simplement décidé, dans les années 1980, de changer d’approche. L’expression « enfant de la DDASS » est longtemps restée stigmatisante, marquant malheureusement l’identité de nombreux enfants devenus adultes. J’espère que nous avons su mettre fin à cette stigmatisation.

L’idée de recentraliser après avoir décentralisé n’est pas nécessairement la meilleure solution car cela nécessiterait la création de nombreuses administrations, ce qui n’améliorerait pas forcément la qualité du service. Cela présenterait néanmoins l’avantage certain de clarifier les responsabilités. Cette option pourrait permettre aux départements de mieux remplir leurs obligations sur d’autres sujets sans être asphyxiés par cette politique qu’ils ne considèrent généralement pas comme prioritaire. Bien que j’aie rencontré de nombreux présidents de département qui exercent leurs responsabilités avec conscience, je constate souvent un essoufflement, un manque de moyens et des tensions avec les juges qui ordonnent les placements. Nous pourrions donc envisager une recentralisation pour tenir compte du fait que les départements souffrent de l’exercice de cette politique.

Concernant la loi Taquet, je ne suis pas en mesure de préciser où elle n’est pas totalement appliquée car nous n’avons pas établi de cartographie détaillée. Il est toutefois clair que la loi n’est pas totalement appliquée, principalement en raison des coûts et des contraintes organisationnelles supplémentaires qu’elle implique. Des comités de protection de l’enfance sont actuellement expérimentés dans certains départements. Il s’agit d’une initiative positive, qui se rapproche de notre schéma, bien que ce dernier soit plus structuré avec une organisation et des financements définis.

Concernant la justice, certains magistrats, fort heureusement, se préoccupent de l’applicabilité de leurs décisions. Il est toutefois nécessaire d’approfondir le dialogue entre les départements et la justice lors des décisions de placement.

Concernant les MNA, la situation est complexe. Une partie d’entre eux ne sont probablement pas mineurs, ce qui place cette politique à mi-chemin entre plusieurs champs qui vont au-delà de l’accueil et de la protection de l’enfance traditionnels. Les conseils départementaux cherchent des solutions, créent de nouveaux centres et renforcent les équipes d’encadrement mais la collaboration entre l’État et les départements doit effectivement être renforcée sur ce point. Bien que notre approche ne se focalise pas sur des questions spécifiques, nous estimons que la question de l’enfance doit être traitée différemment, avec une vision globale. L’État ne peut se décharger de sa responsabilité et les départements ne peuvent manquer à leurs obligations. Il faut trouver un moyen de concilier les responsabilités de chacun car la situation actuelle n’est pas tenable.

Les moyens de contrôle étant actuellement limités, le schéma de recentralisation mettrait en place des contrôles plus stricts. Il n’existe pas de ministère de l’enfance ni d’inspection générale des services de l’enfance dédiée. Le préfet peut exercer son contrôle régalien uniquement sur des cas particuliers, notamment concernant les enfants hébergés dans des hôtels, souvent dans des environnements problématiques.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Vous avez évoqué un ministère de l’enfance dans le cadre d’une recentralisation. Pouvez-vous développer votre position sur la nécessité d’un tel ministère ? Je considère comme indispensable le fait que la société reconsidère la place des enfants et le positionnement des adultes par rapport à eux, en particulier pour les plus vulnérables. Quelle est votre opinion sur ce point ?

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je souhaite vous entendre sur la prévention, qui fait partie intégrante des missions de protection de l’enfance mais souffre grandement des coupes budgétaires départementales. Le département du Nord vient par exemple de réduire de 3 millions d’euros le budget de la prévention spécialisée. Or la prévention permettrait d’éviter la dégradation de la santé physique et mentale des familles et des enfants. Quelle place aurait-elle dans votre modèle ? Serait-elle enfin contraignante ?

Avez-vous présenté votre modèle, qui semble être la seule piste de réflexion actuelle face à la crise systémique de la protection de l’enfance, aux présidents de département ? Le cas échéant, quels retours avez-vous obtenus, sachant que vous leur retirez également d’autres budgets ?

M. Éric Woerth. Notre rapport préserve la possibilité pour le préfet de constater la carence d’une action publique et d’intervenir, y compris dans un contexte de décentralisation. Nous renforçons même les pouvoirs du préfet dans ce domaine, sans pour autant en faire un outil de recentralisation.

Je ne préconise pas la création d’un ministère de l’enfance car j’estime que l’éducation nationale remplit en partie ce rôle et qu’il existe déjà un ministère de la famille. Ce qui fait défaut, c’est une vision coordonnée et globale sur l’enfance, notamment l’enfance en difficulté, à la fois en prévention et en intervention. La prévention est généralement un accompagnement optionnel pour les départements et, comme pour bien d’autres domaines, nous sommes dans une zone grise. La prévention reste malheureusement un parent pauvre bien que son importance soit reconnue pour éviter des coûts humains et financiers futurs.

Concernant le rapport, je l’ai avant tout présenté au Président de la République, qui en était le commanditaire. J’ai ensuite rencontré à plusieurs reprises les représentants de tous les échelons de collectivités territoriales : départements, régions, intercommunalités et communes de toutes tailles. J’ai également participé au conseil d’administration de l’Assemblée des départements de France où j’ai présenté les principes et options que j’allais soumettre, avec l’idée d’une recentralisation ou d’une clarification du financement de la protection sociale par l’État. Cette suggestion n’a pas été particulièrement bien accueillie, sans pour autant susciter de colère. Par principe, personne ne souhaite renoncer à une compétence, même si les moyens pour l’exercer font défaut.

Il est crucial que l’État mette sur la table les propositions qui existent sur ces questions de décentralisation, en particulier sur ce sujet, et que l’on cesse de faire des diagnostics supplémentaires. On meurt de diagnostics et on meurt d’absence de solutions !. Si l’on se concentrait sur les solutions plutôt que sur le diagnostic, ce ne serait déjà pas mal… Nous pourrions réunir les départements et les représentants de l’État afin de discuter des propositions issues de ce rapport et de celles émanant des départements eux-mêmes, avec l’objectif d’améliorer la situation et de déterminer la direction à prendre.

Le constat sur les dysfonctionnements actuels étant consensuel, tous les acteurs devraient convenir de la nécessité de modifier la structure même de cette politique sociale départementale, notamment en ce qui concerne l’aide sociale à l’enfance.


  1.   Audition de M. Sébastien Vincini, président du conseil départemental de la Haute-Garonne, M. Grichka Lingerat, conseiller en charge de la protection de l’enfance, Mme Siham El Boukili, directrice générale déléguée aux territoires et à l’action sociale de proximité, et Mme Sylvie Malinowski, chargée d’études et d’évaluation des politiques de l’enfance et de la famille (mardi 4 février 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Nous auditionnons aujourd’hui des représentants du conseil départemental de la Haute-Garonne : M. Sébastien Vincini, président, M. Grichka Lingerat, conseiller chargé de la protection de l’enfance, Mme Siham El Boukili, directrice générale déléguée aux territoires et à l’action sociale de proximité, et Mme Sylvie Malinowski, chargée d’études et d’évaluation des politiques de l’enfance et de la famille. Je vous remercie de vous être rendus disponibles.

Dans le cadre de cette commission d’enquête, nous avons déjà auditionné les représentants de plusieurs départements afin de percevoir plus concrètement les difficultés auxquelles ils sont confrontés et de comprendre en quoi leurs situations diffèrent.

En février 2024, vous avez annoncé la fermeture de trois services du centre départemental de l’enfance et de la famille (CDEF) ; vous pourrez préciser pour quels motifs. La question de la gouvernance de la protection de l’enfance et du rôle que l’État doit jouer aux côtés des départements est fondamentale : vos éclairages en la matière seront précieux.

L’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Sébastien Vincini, Mme Siham El Boukili, M. Grichka Lingerat et Mme Sylvie Malinowski prêtent serment.)

M. Sébastien Vincini, président du conseil départemental de la Haute-Garonne. Je vous remercie de me donner la parole ; je la prends avec gravité et conviction. En Haute-Garonne, je suis responsable de 8 344 enfants et jeunes, dont 4 870 vivent en établissement ou en famille d’accueil. Le nombre d’enfants que l’aide sociale à l’enfance (ASE) du département prend en charge ne cesse d’augmenter, comme dans tous les départements ; en seulement dix ans, il a crû de 25 %. En sept ans, nous avons doublé le budget consacré à la protection de l’enfance : il est passé de 131 à 271,3 millions d’euros. En dix ans, nous avons porté de 2 860 à 5 500 le nombre de places d’hébergement et de mesures éducatives. Mais derrière chaque chiffre, il y a un enfant, une famille, une histoire de souffrances et d’incertitudes.

La protection de l’enfance nécessite un engagement collectif. La politique publique dont elle dépend constitue un pilier de notre République ; or ce pilier vacille. En septembre 2023, avec vingt-trois autres présidents et présidentes de département, j’ai signé une tribune appelant à l’organisation d’états généraux de la protection de l’enfance.

Nos structures sont pleines, nos services débordés et nos marges de manœuvre toujours plus étroites. Le système est en permanence sous tension. Trop souvent, faute de solutions adaptées, nous condamnons les enfants à l’instabilité et à l’éloignement. Malgré les augmentations budgétaires consenties, la question n’est plus de savoir comment les accueillir, mais comment leur garantir un avenir digne, stable et sécurisé. Le placement est toujours une réponse immédiate mais il ne peut être une fin en soi : la véritable réponse, celle qui change la vie, est faite d’accompagnement, de continuité, de repères solides. Nous devons assurer à tout enfant confié à l’ASE une protection, un projet éducatif, une solution d’hébergement adaptée, un suivi médical et psychologique et une insertion sociale et professionnelle. Notre société doit relever ce défi. Or nous avons atteint un point critique. Il faut remettre en question tout le système de financement. Les départements sont en première ligne ; en même temps qu’ils sont confrontés à des difficultés budgétaires historiques, ils sont contraints de pallier les défaillances du système national.

Je voudrais illustrer mon propos par l’exemple d’un garçon de sept ans dont la mère est sans domicile fixe et dont le père ne peut l’accompagner. Souffrant de troubles sévères du spectre autistique, il ne parle toujours pas. Il est régulièrement violent, ce qui a provoqué des ruptures de soins – les orthophonistes libéraux refusent désormais de le prendre en charge. Depuis qu’il a trois ans, il vit au CDEF. Depuis quelques mois seulement, il peut enfin bénéficier d’une heure par semaine en institut médico-éducatif (IME). J’ai nominativement interpellé, à plusieurs reprises, le préfet et le responsable de l’ARS, l’agence régionale de santé, à son propos. Heureusement, de tels cas ne sont pas fréquents, mais quand ils se produisent, ils bloquent le système et affectent les professionnels : les enfants sont laissés dans une très grande souffrance, faute d’une prise en charge adaptée. Nous ne pouvons plus nous contenter de réagir aux urgences : il faut prévenir, anticiper et prévoir des dispositifs tels que chaque enfant, quel que soit son parcours, puisse se projeter dans l’avenir.

Nous devons poser les fondements d’un nouveau contrat social en matière de protection de l’enfance. Cela implique de réformer la gouvernance, notamment le rôle de l’État et des départements, en définissant des engagements clairs et en prévoyant des financements à la hauteur des besoins. Il faut qu’une autorité dotée d’une compétence interministérielle coordonne la santé, la justice et l’éducation nationale avec la protection de l’enfance. Un effort massif sera nécessaire pour revaloriser les métiers de la sphère sociale, afin d’attirer et de fidéliser des professionnels qui auront à cœur de mener à bien cette mission qu’ils font vivre.

Depuis trop longtemps, le modèle fonctionne sur le mode de la gestion de crise ; il est temps de sortir de cette spirale. Je ne suis président du conseil départemental que depuis deux ans. D’emblée, j’ai noté l’incohérence entre l’augmentation incessante des budgets et ce que ressentaient les professionnels, les partenaires et les enfants. Tous étaient incapables de répondre aux deux questions pourtant simples que je leur ai posées : que change notre intervention au parcours des enfants qui nous sont confiés ? Comment vont les jeunes qui sortent de l’ASE de la Haute-Garonne ? Nous sommes encore loin d’avoir les réponses.

Où en sommes-nous ? Comme tous les départements, nous rencontrons des difficultés. Pour les actions éducatives en milieu ouvert (AEMO) et à domicile (AED), les délais d’attente sont longs, de six à douze mois. Plus de 450 jeunes, mineurs et majeurs, sont accueillis dans d’autres départements – 80 % d’entre eux sont des mineurs non accompagnés (MNA). Pour 4 800 enfants et jeunes placés, on compte quelque cinquante mesures judiciaires non exécutées. Ces cas, qu’on qualifie pudiquement de complexes, donnent lieu à de nombreux réaccueils, pour des raisons que l’on connaît : prostitution, fugue, délinquance, refus de placement, besoin d’une prise en charge médico-sociale ou sanitaire spécifique, pour laquelle les places manquent. Le nombre des informations préoccupantes (IP) qui n’ont pu être suivies d’une évaluation approfondie est élevé, malgré la présence de cinq équipes spécialisées et le travail de partenariat que mène la CRIP – cellule départementale de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes. Une préévaluation permet de traiter d’abord les informations les plus prioritaires. Je ne peux évidemment me satisfaire de cette situation anormale. J’ai donc commencé à renforcer les équipes concernées et demandé que notre plan de résorption soit révisé. Par ailleurs, nous faisons face à des phénomènes émergents encore mal connus, comme la prostitution. Une étude sur dossiers menée en 2022 et actualisée en 2024 évalue à environ quarante le nombre de mineurs à risque ou en situation de prostitution – je ne suis pas capable de dire s’il est réaliste ou sous-estimé.

Surtout, nous observons tous les jours les signes de la complète saturation du système : ruptures de parcours des enfants placés ; enfants en attente d’un lieu d’accueil qui se retrouvent parfois à vingt heures dans une maison départementale des solidarités (MDS) ; placements inadaptés aux besoins de l’enfant ou dans des établissements distants de la Haute‑Garonne, avec tous les problèmes que cela provoque, en raison du moindre accompagnement et des effets liés à l’éloignement de la famille, auxquels s’ajoute une perte de sens pour les professionnels.

Il existe des points positifs. Malgré les difficultés de recrutement du secteur, la Haute‑Garonne et son conseil départemental sont attractifs. La protection de l’enfance, ASE et PMI – protection maternelle et infantile – s’appuie sur 1 130 agents, dont 444 assistants familiaux. Tous sont dévoués et très engagés. Le schéma départemental a permis de créer et de renforcer de nombreux partenariats. Depuis 2019, nous avons plafonné les files actives des 265 référents ASE à 25 enfants ou jeunes. Depuis 2016, plus aucun MNA n’est hébergé à l’hôtel – nous en accueillons 1 165. Pour les jeunes professionnels, nous avons créé un parcours d’intégration structuré. Grâce aux contrats jeune majeur, nous suivons quasiment 100 % des jeunes de plus de dix-huit ans – la plupart sont accueillis jusqu’à vingt ans. Nous finançons leur projet d’études à l’aide d’une allocation spécifique ; s’ils poursuivent une formation diplômante au-delà de vingt et un ans, le conseil départemental continue à les accompagner.

En tant qu’acteur majeur de la protection de l’enfance, je suis également auditionné pour avancer des propositions.

Premièrement, il faut entendre la parole des enfants accueillis. Il y a deux ans, nous avons institué un conseil départemental des enfants et des jeunes accueillis à l’ASE – 2024 a été la première année pleine de travail. Il réunit environ soixante participants, âgés de six à vingt et un ans, dont la parole m’a profondément bouleversé. Je pense en particulier à cette petite fille qui a évoqué le choc émotionnel qu’avait représenté son accueil non préparé au CDEF en disant qu’il faudrait chouchouter les enfants comme le ferait une maman. Je conseille à tous les personnels administratifs et politiques qui travaillent en lien avec l’ASE de libérer cette parole et de l’écouter. Nous ne pouvons pas répondre à toutes les questions – nous ne savons pas comment remplacer la parentalité d’un adulte défaillant –, mais nous comprenons qu’il s’agit d’un enjeu de société. Il faut rendre obligatoire un tel dispositif d’écoute de la parole des enfants ; chaque département doit créer une institution où les enfants peuvent formuler des propositions, afin que nous adaptions les politiques publiques en ayant conscience de ce qui se passe dans la réalité et de la manière dont l’enfant le vit et le ressent.

La continuité des parcours est essentielle pour l’avenir des enfants confiés. En 2016 et en 2024, nous avons mené des études sur la scolarité et les parcours des jeunes connaissant des difficultés multiples. À ce titre, nous avons participé aux travaux que l’IGAS, l’Inspection générale des affaires sociales, a consacrés à l’accompagnement des jeunes vers l’autonomie. Je plaide pour la création d’un droit opposable de l’enfant en matière de scolarité, de logement, de soins et d’insertion, afin de favoriser son accès aux droits et de garantir son parcours.

Un pilotage national est nécessaire. Président de conseil départemental, j’assume de le dire. Les départements ont également besoin d’une aide en ingénierie, notamment pour la tarification. Les prix en Haute-Garonne vont du simple au triple : comment les comparer avec ceux des autres départements ? Comment soutenir le secteur associatif à but non lucratif, qui joue un rôle central dans l’aide sociale à l’enfance ? Comment déployer les solutions innovantes de financement ? Nous entendons les appels à projets nationaux, notamment de la Banque des territoires et de la Caisse des dépôts (CDC), mais cette ingénierie de financement n’est pas si accessible. Or il faut rénover des bâtiments ou aider le secteur associatif à but non lucratif à le faire. Le coût du plan de rénovation des CDEF, dont je lance cette année le concours de maîtrise d’œuvre, est estimé à plus de 30 millions d’euros.

Il faut également élaborer un guide national des missions des référents ASE, organisé par type de mesure, et un système d’information unifié au niveau national. Nous avons besoin de partager les informations pour suivre les mineurs protégés, les agréments des assistants familiaux, la traçabilité des autorisations et des habilitations des établissements. Comme vous, j’ai la conviction qu’il faut susciter un sursaut national, dans le cadre d’une approche universaliste à même d’engager l’ensemble des acteurs pour protéger nos enfants. La prévention est ici essentielle ; l’école doit donc avoir sa place dans le dispositif. Dans notre département, le partenariat entre la CRIP, l’Éducation nationale et le parquet est exemplaire. Il faut néanmoins instaurer un véritable continuum de la prévention et de la protection de l’enfance, notamment en transférant aux départements la compétence en matière de médecine scolaire. Je salue le rapport de la Défenseure des droits et je milite pour qu’un plan national redéfinisse précisément les responsabilités de chacun, avec un pilotage national interministériel, au carrefour de l’éducation, de la santé et de la justice.

Trop souvent, l’ASE constitue le dernier recours, faute d’une prise en charge adaptée. J’en citerai deux exemples. Le premier illustre le problème de l’accès aux soins et de la prise en charge des troubles neurologiques et mentaux. Dans le cadre du plan 50 000 solutions, nous avons signalé les cas de 133 mineurs suivis par l’ASE qui avaient besoin de soins spécifiques. L’ARS avait annoncé la création, sous son égide, de 147 places. À ce jour, une seule solution adaptée a été trouvée et cinq cas sont en discussion. Je demande donc qu’on reconnaisse la double vulnérabilité comme un critère de priorité pour l’admission dans les établissements médico-sociaux. Je demande également la mobilisation des psychologues et psychiatres libéraux – notre département n’est pas un désert psychiatrique – pour que soit assurée la permanence des soins en protection de l’enfance. Il faut créer des places ambulatoires et hospitalières en psychiatrie infanto-juvénile et en accueil familial thérapeutique afin de pallier les difficultés du secteur public : le secteur libéral a des moyens, nous devons pouvoir les mobiliser. En tant que président, j’affirme que les enfants de l’ASE en situation de handicap doivent être prioritaires.

En second lieu, la situation de la justice est dégradée. En 2024, le tribunal pour enfants de Toulouse a connu plusieurs périodes d’aggravation. En matière de protection de l’enfance, des décisions ont été prises sans audience ; en matière pénale, des décisions ont été reportées. Or, nous le savons tous, une absence de réponse de la justice pénale fait peser de très grands risques : les violences que certains jeunes commettent peuvent faire oublier aux professionnels les violences dont ces mêmes jeunes ont été les victimes ; les comportements violents ou prédélinquants peuvent perdurer. Faute de place dans les établissements de la PJJ, la protection judiciaire de la jeunesse, les décisions de placement en centre éducatif renforcé (CER) ou fermé (CEF) ne sont pas exécutées. Beaucoup trop souvent, les enfants sont accueillis à l’ASE par défaut. J’en discute avec les magistrats : ils se disent qu’au moins, ces jeunes seront à l’abri. Mais cette pratique met en jeu la responsabilité pénale et financière du conseil départemental.

En août dernier, un jeune de quatorze ans, accueilli depuis une semaine au CDEF, a été à l’origine d’un départ de feu qui a mis en danger des personnes, notamment des enfants qui nous sont confiés, et causé de nombreux dégâts ; alors que le substitut du procureur demandait le placement en CEF, le juge a ordonné le maintien à l’ASE, en raison du manque de places. Je ne blâme aucunement les magistrats, qui font avec les solutions disponibles ; nous travaillons main dans la main et je n’éprouve aucune difficulté à évoquer ces problèmes avec eux. Mais je vous laisse juges des conséquences. Pour faire face à la réalité du territoire, nous avons besoin que l’État s’engage et apporte des solutions.

Pour conclure, je souhaite que vos travaux objectivent ce que nous ressentons tous et qu’ils aboutissent à des réponses humaines aux questions que nous nous posons : quelle société voulons-nous ? Quelle vie voulons-nous offrir à ces enfants ?

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La protection de l’enfance est un écosystème : les départements n’y œuvrent pas seuls, et la crise est bien systémique. La situation que vous venez de décrire est celle de tous les départements.

La question se pose en effet d’instaurer un pilotage national, dans le cadre d’un système paritaire entre l’État, qui reprendrait son rôle dans les domaines régaliens, et les départements, qui resteraient chefs de file. Cela impliquerait une réorganisation de l’aspect financier. On pourrait, tout en sanctuarisant les dépenses, sortir la protection de l’enfance du budget général de la collectivité – il est d’ailleurs surprenant et problématique que son financement dépende des droits de mutation à titre onéreux (DMTO). Que les prestations sociales relèvent des départements n’empêche pas l’État de s’occuper des MDPH, les maisons départementales des personnes handicapées, et des seniors, mais il n’intervient pas dans la protection de l’enfance. Pourtant, dans d’autres domaines, l’expérience a montré qu’on pouvait créer un pilotage chargé de coordonner plusieurs politiques publiques. La question financière est centrale mais les crédits alloués à la protection de l’enfance à l’échelle nationale se montent à 10 milliards d’euros : nous parlons ici de sommes dérisoires, y compris lorsqu’on annonce 100 millions d’euros pour telle ou telle action – on est très loin du compte. Il s’agit de la vie de ces enfants.

Je suis allée en Belgique : comme au Québec, l’accueil y est pluridisciplinaire. La prise en charge des besoins fondamentaux de l’enfant est globale, impliquant l’infirmier, l’éducateur et le pédopsychiatre ou le pédiatre. La question du psychotraumatisme est centrale ; or nous avons dans ce domaine un problème de formation. Le syndrome de l’abandon peut avoir des conséquences néfastes. Les psychotraumatismes peuvent provoquer des comportements qu’on attribue à des troubles ; les enfants concernés sont alors dirigés vers la MDPH alors qu’ils relèvent de la protection de l’enfance, avec une prise en charge du traumatisme. Certains enfants ont connu des violences sexuelles ou des actes de barbarie ; ils arrivent directement à la protection de l’enfance alors que le personnel n’est pas spécifiquement formé pour les accueillir, quand les éducateurs n’ignorent pas tout ou partie de leur parcours. En refusant d’organiser une prise en charge globale, on multiplie les ruptures de parcours. En fait, on fait tout pour briser ces enfants. Une vision à 360 degrés est nécessaire : il faut penser à la fois à la santé et à l’éducation, donc les services de l’État doivent travailler aux côtés des départements.

Quelle est votre vision, en tant que président d’un conseil départemental, de ce que devrait être la gouvernance ? Beaucoup d’acteurs du débat voient dans la recentralisation une réponse à la crise. Qu’en pensez-vous ?

M. Sébastien Vincini. Étant donné l’état actuel de nos institutions et des finances de l’État, ainsi que la grande hétérogénéité des politiques départementales en matière d’ASE, la recentralisation serait une catastrophe. Il faudrait, au préalable, mener un grand travail d’harmonisation dans le cadre d’une stratégie nationale : élaboration de référentiels nationaux et de leurs déclinaisons départementales, construction de partenariats adaptés à chaque territoire, redimensionnement des équipes, réponse aux besoins en investissements. Sans cela, la recentralisation se ferait à marche forcée, en mobilisant au-delà des moyens actuels des départements. Prenons les choses par le bon bout et commençons par élaborer des politiques soumises à un pilotage national : alors, à terme, une recentralisation est possible. Aujourd’hui, elle ne ferait qu’empirer la situation.

En sept ans, combien y a-t-il eu de ministres de tutelle différents ? Combien de secrétariats d’État de plein exercice ? Combien de ministères dont l’intitulé comprenait ces mots : « protection de l’enfance » ? Sans vouloir commenter la turpitude de la vie politique, que penser tout de même d’une nation qui n’est pas capable d’impulser une politique publique dans un domaine qui parle intimement au parent que l’on est ou à l’enfant que l’on a été ? On ne se demande pas s’il faut un ministère de la santé ou de l’éducation nationale. Cette absence de gouvernance ne peut qu’interpeller : il y a besoin d’un pilotage politique. La psychiatrie et la santé mentale sont l’enfant pauvre de la santé. Il faut une mission interministérielle, il faut une autorité dotée de moyens et présente localement par l’intermédiaire d’une structure déconcentrée. Un préfet doit pouvoir mobiliser ses équipes, interpeller un délégué ARS, un directeur académique des services de l’éducation nationale (DASEN), interroger les chambres.

Comment bâtir ce dispositif ? Faut-il créer des groupements d’intérêt public (GIP) départementaux ? Ce dont je suis sûr, c’est qu’une contractualisation est nécessaire, assortie des moyens correspondants. Réforme après réforme, les départements ont fini par être privés de toute autonomie fiscale. Mais, en réalité, ce n’est pas la question : si nous disposions de financements dédiés évoluant au rythme de nos besoins, peu importerait qu’ils dépendent de dotations nationales. Le problème, c’est que notre budget, dont quelque 65 % sont consacrés à des dépenses sociales, est alimenté par des recettes qui dépendent du dynamisme économique. Le département gère un bon quart de la solidarité nationale : l’autonomie, la protection de l’enfance, l’insertion, la lutte contre les précarités. Or nos recettes croissent quand la consommation augmente et que le marché de l’immobilier et le bâtiment se portent bien. Cela n’a pas de sens : quand tout va bien, les dépenses sociales sont moindres. Le modèle est obsolète et mérite d’être repensé.

Ce modèle doit comprendre des financements dédiés, qui ne puissent pas être détournés par une autorité territoriale. La protection de l’enfance doit bénéficier d’un financement qui garantisse la mise en œuvre de cette politique publique, dans le cadre d’un référentiel national. Si l’on détermine un taux d’encadrement ou un nombre maximal d’enfants suivis – nous l’avons fixé, après une crise et un mouvement social en 2019, à vingt-cinq par référent ASE –, il faut prévoir le financement adéquat et obliger le département à se tenir à cette norme. Il faut une contractualisation entre l’État et la collectivité départementale, dans laquelle l’État a l’autorité pour mobiliser toutes les administrations concernées, de la santé à l’éducation en passant par la justice.

Ce partenariat, nous essayons de l’établir dans les faits. Seul le législateur peut décider de réformes de ce type. Dans le contexte actuel, il va être difficile de mobiliser. Néanmoins, tout le monde attend des réponses et un vrai sursaut. En tant que président de département, j’essaie d’être offensif et le plus lucide possible, mais je suis soumis à certaines contraintes. Nous avons lancé un plan de rénovation de bâtiments, or nos recettes ont diminué de 16 % en six mois. Les droits de mutation ont été divisés par deux, soit une baisse de 253 millions d’euros. C’est complexe ! Mais je refuse que notre politique de protection de l’enfance recule en raison de cette crise. Parmi tous les arbitrages qui ont lieu en ce moment, je refuse que les équipes chargées de diagnostiquer et de traiter les informations préoccupantes soient touchées par les réductions d’effectifs ; je fais donc porter les efforts sur d’autres. La solidarité, la prise en compte du handicap, le choc du vieillissement sont aussi des priorités. Cependant, il faut bien arbitrer.

J’attends beaucoup de votre commission d’enquête. L’évolution doit-elle venir d’une initiative du législateur ou de la mobilisation des départements ? Les deux sont nécessaires. Vous trouverez des alliés. J’ai été auditionné à deux reprises par la mission Woerth sur la décentralisation – d’abord avec l’ensemble des présidents de département puis en groupe plus restreint. Nous avons évoqué l’idée d’une contractualisation, la création d’une structure qui permettrait d’isoler le budget de la protection de l’enfance et l’organisation d’un copilotage État-département avec tous les acteurs concernés.

Mais nous devons également définir la manière dont nous voulons aborder la question de la protection de l’enfance, les cadres que l’on se donne : base de données nationale, référentiels... Au-delà de l’aspect technique, il arrive qu’un événement très grave survienne – le mauvais comportement d’un professionnel, par exemple – qui aurait pu être évité grâce au partage des données. L’absence de pilotage à l’échelle nationale peut donc avoir des conséquences dramatiques. Partager les informations ne fait pas partie de la culture du travailleur social. Or, lorsqu’il s’agit de délivrer une autorisation ou lorsque des actes délictueux ont été commis, elles devraient pouvoir l’être, indépendamment de la question de la recentralisation. Nous pourrons le faire si nous le décidons collectivement.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je suis tout à fait d’accord avec vous : il est essentiel de recueillir la parole de l’enfant. Pourriez-vous nous expliquer concrètement la procédure qui est suivie dans votre département ? Cette écoute permettrait peut-être d’éviter des placements trop nombreux et de multiplier les ruptures dans la vie de l’enfant.

Vous avez souhaité faire rénover le CDEF pour un montant de 30 millions d’euros. Cependant, vous avez également annoncé dans la presse la suppression de 500 postes. Cette mesure concerne-t-elle l’ASE ?

M. Sébastien Vincini. Il me semble que le recueil de la parole de l’enfant se fait dans tous les départements. Cette écoute est indispensable, mais comment faire en sorte que l’enfant soit réellement entendu ? Il n’y a pas eu un grand MeToo de l’enfance. Ne vous méprenez pas sur ma formulation : il est précieux que la parole des femmes qui ont subi des violences ou des agressions sexuelles ait pu enfin s’exprimer et libérer celle d’autres femmes victimes. D’anciens enfants de l’ASE lancent des cris du cœur qui interpellent et qui secouent – je le sais, pour participer à des débats ou oser aller à la confrontation sur ce sujet. Mais aucun grand mouvement n’a émergé, malgré des reportages parfois accablants.

Nous avons réfléchi à ces questions avec les services. À l’image du conseil départemental des jeunes, nous avons souhaité créer une instance représentative des jeunes issus de l’ASE. Après des appels à candidature auprès des établissements et des jeunes qui nous sont confiés, nous avons réuni soixante enfants de six à vingt et un ans dans un groupe de travail. Nous avons recueilli leurs témoignages. Pour accompagner la libération de leur parole, nous avons fait appel à des agents volontaires du conseil départemental, sous le pilotage de l’ASE, afin d’avoir un regard non professionnel.

Des propositions majeures ont été formulées, de la création d’un kit d’accueil – comment ne pas y avoir pensé ? – à des requêtes plus complexes, comme le souhait de n’avoir qu’un seul référent tout le long de leur vie, un seul parcours, un seul placement. Ma vice-présidente, moi-même et d’autres élus avons participé pendant deux matinées à la restitution de ces témoignages en séance plénière. Cela secoue. Que répondre à une enfant qui vous demande pourquoi la personne qui l’a reçue ne l’a pas accueillie comme l’aurait fait une maman, en la prenant dans ses bras et en la chouchoutant ? Un comité de suivi a été créé. Les enfants ayant participé à ces travaux, qui ont duré toute une année, ont souhaité devenir les parrains et les marraines de futurs enfants de l’ASE, pour les aider à libérer leur parole. Je ne sais pas si c’est la bonne formule, mais nos pratiques évoluent. Même si c’est difficile, il faut que nous entendions certaines paroles. Je ne suis pas favorable à un modèle qui serait imposé d’en haut par un projet de loi – c’est rarement efficace. En revanche, il faut rendre obligatoires de telles démarches, adaptées à la réalité territoriale.

S’agissant de la réduction du nombre des équivalents temps plein, vous connaissez la situation financière des départements. Une trentaine d’entre eux n’ont pas réussi à boucler leur budget 2024 – ce qui n’est pas le cas du mien – et environ quatre-vingts ne savent pas s’ils auront un budget équilibré et sincère en 2025 – quant à nous, nous y parviendrons. Lorsqu’on doit, comme c’est notre cas, économiser 160 millions d’euros, on ne bâtit pas le budget pour 2025 en soustrayant cette somme de celui de 2024. Certaines dépenses publiques sont incompressibles. Or elles vont progresser. Mon budget va donc augmenter. Ce que je dois faire, c’est freiner la dynamique en réduisant la quote-part des politiques publiques sur lesquelles nous avons encore la main.

Depuis six à sept ans, le département de la Haute-Garonne est celui dont la population croît le plus, avec 17 000 habitants supplémentaires chaque année. Pour les Franciliens, c’est l’équivalent d’une petite commune ; ailleurs, c’est la population d’une des dix plus importantes villes du département, voire de la préfecture ou de la sous-préfecture. Aussi avons-nous besoin de services publics supplémentaires, d’accompagner les territoires, de créer des classes dans les collèges, etc. Les besoins sont tels que je n’ai pas pu, comme certains départements, faire le choix d’une année blanche en matière d’investissements – nous devons construire deux casernes, lancer un collège, reconstruire le CDEF – ou de soutien aux politiques de cohésion sociale : culture, sport, éducation. Les gens qui viennent habiter en Haute-Garonne ne sont pas tous des trentenaires sans enfant, appartenant aux CSP+, avec un emploi et amoureux de Netflix. Si l’on veut une société où les gens se parlent, se confrontent, se découvrent, se connaissent, il faut développer une politique de cohésion sociale. Je ne peux donc pas renoncer, comme certains de mes homologues, à toutes les politiques volontaristes en matière culturelle, associative et sportive.

En matière sociale, je ne peux pas non plus m’en tenir à ce qui est strictement obligatoire : les allocations individuelles de solidarité (AIS). L’accompagnement des femmes qui ont subi des violences, l’instauration d’un plan de lutte contre la très grande pauvreté et la très grande précarité – par la mise en réseau de tous les acteurs de l’aide alimentaire, qui sont des partenaires de nos maisons des solidarités (MDS) et de nos travailleurs sociaux – sont autant de politiques volontaristes. Il en va de même pour le virage domiciliaire : il ne suffit pas de le décréter et de verser l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), il faut l’accompagner, notamment en déployant un système de téléassistance. Je ne peux pas renoncer à ces politiques ; nous sommes donc obligés de les ajuster.

Sur les 160 millions d’euros d’économies à réaliser, j’ai annoncé de manière très transparente que 20 millions le seraient sur la masse salariale – bien entendu, le dialogue social est conflictuel. En tant qu’homme de gauche, j’assume cette décision. Contrairement à mes prédécesseurs, je ne dispose pas du levier fiscal. Je ne peux pas remettre en cause l’ensemble de nos politiques sans imposer à ma propre collectivité des efforts en matière de fonctionnement. J’ai donc étudié très précisément les indicateurs. Or la Haute-Garonne dépense 253 euros par habitant en masse salariale, quand les autres départements millionnaires, à périmètre de services publics comparable, dépensent en moyenne 200 euros. Certains dépensent plus, parce qu’ils gèrent des crèches, par exemple. Mais au regard de la Gironde et de la Loire‑Atlantique, qui mènent des politiques équivalentes, la Haute-Garonne dépense anormalement plus. J’ai identifié la cause : nous comptons 12 % de contractuels – embauchés pour effectuer des remplacements ou renforcer des équipes –, quand la moyenne des deux autres départements s’établit à 4 %.

Nous avons fait des choix et des arbitrages complexes. Ainsi, des renforts et des remplacements ne seront pas renouvelés. Nous ne supprimons pas de postes permanents mais, par principe, nous ne remplaçons pas certains départs à la retraite ni les personnels en mobilité : nous repensons les missions. Certaines d’entre elles ont été sanctuarisées : les référents ASE et les services de recueil des informations préoccupantes. Cependant, dans le secteur du social ou de la protection de l’enfance, des postes de support administratif, d’encadrant ou de mission support peuvent être remis en question ; nous nous adaptons continuellement.

Mes maisons des solidarités ne sont pas figées. Lorsqu’on accueille 17 000 nouveaux habitants chaque année, certains espaces périurbains bougent. L’organisation que nous avions conçue en 2017 – nombre de référents ASE ou de psychologues par MDS – puis réajustée en 2019 et mise en œuvre en 2021 est déjà obsolète. Dans le sud-ouest toulousain, une MDS doit être divisée en deux parce que certaines communes sont passées de 2 000 à 7 000 habitants. Ceux qui s’installent ne sont pas tous des gens heureux : on le sait depuis la fin de l’épidémie de Covid, les violences explosent dans les cellules familiales et les enfants sont les plus vulnérables.

La presse avait annoncé la fermeture de trois services. Quand j’ai été élu président, il y a deux ans, nous avons lancé une mission d’audit et d’accompagnement du CDEF. Selon ses conclusions, il était nécessaire de recentrer celui-ci sur ses missions essentielles. Des services s’étaient en effet constitués de manière empirique et nous avons souhaité les sortir physiquement du CDEF. Leur suppression figurait dans une note d’intention soumise à une instance paritaire. Notre objectif était de les confier à des partenariats associatifs à but non lucratif ou de les reprendre en interne. Le dialogue social n’ayant pas été suffisant pour avancer sur cette question, les trois services n’ont pas été supprimés.

J’ai par ailleurs lancé un plan de réhabilitation sur trois ans. Il est en cours d’exécution : chaque année, nous investissons 1 million d’euros dans des travaux de réhabilitation. Toutefois, cela ne sera pas suffisant. Ce bâtiment ancien dysfonctionne : il faut en construire un nouveau. L’organisation doit également être repensée dans le cadre d’un dialogue social avec les agents du CDEF. Nous prendrons le temps nécessaire pour redéfinir ses missions.

M. Denis Fégné (SOC). La situation de la protection de l’enfance est très dégradée, parfois alarmante : absence de volonté politique, inégalités territoriales dans la qualité des prises en charge, manque de moyens alloués à la prévention, absence de souplesse dans la gradation des interventions entre prévention et protection, difficultés de coordination entre les dispositifs administratifs et judiciaires, manque de personnels formés lié à des rémunérations faibles, à la pénibilité et au manque d’attractivité des métiers de l’humain et du lien social.

Les professionnels et les travailleurs sociaux se plaignent de la multiplication des audits et de l’empilement des réformes au sein des conseils départementaux. Que préconisez-vous pour lutter, dans votre département, contre la perte de sens provoquée par cette réorganisation permanente ?

Par ailleurs, l’embolisation constatée au niveau des mesures de placement nécessite une meilleure gradation des différentes interventions – AED, AEMO, mesures de placement – afin d’assurer la continuité de la prise en charge de l’enfant. Que préconisez-vous en la matière ?

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). En février 2024, après une succession de drames en psychiatrie au centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse, le ministre Frédéric Valletoux a annoncé la création d’un comité de suivi réunissant tous les acteurs pour prendre des mesures d’urgence et de réorganisation de la psychiatrie dans le département. Cela faisait des années que les soignants alertaient sur l’effondrement de la psychiatrie publique sans être entendus. Ce comité de suivi a-t-il été réuni ? Qui le compose ? Le conseil départemental y a-t-il sa place ? Sur quelles mesures d’urgence a-t-il débouché ? Y avait-il un volet concernant la protection de l’enfance ? Rappelons que les jeunes que nous accompagnons sont concernés à la fois par la pédopsychiatrie et par la psychiatrie adulte. Voyez-vous des évolutions positives dans la prise en charge des jeunes protégés ? Si non, que vous manque-t-il ?

Je veux saluer l’honnêteté dont vous avez fait preuve dans votre propos introductif. Vous dressez le constat dramatique que le manque de moyens vous empêche de protéger les enfants en danger, comme le démontrent vos chiffres sur les signalements et sur les placements non exécutés. Je rappelle que vous avez une responsabilité pénale, en tant que président, alors que l’État vous abandonne. Vous êtes présent aujourd’hui devant nous mais cette situation n’est pas propre à la Haute-Garonne et n’est surtout pas l’affaire exclusive des conseils départementaux. Elle nécessite une intervention immédiate de l’État.

Que pensez-vous de ce budget imposé par 49.3 qui sabre encore plus de 2 milliards dans le budget des collectivités locales ? Et je ne parle même pas du budget de l’Éducation nationale, ou encore de celui de la justice, dont vous avez qualifié la situation de dégradée. Quant aux secteurs sanitaire et médico-social, ils sont touchés par des coupes de 24 milliards d’euros par rapport au budget de l’année dernière, ce qui aura des répercussions en chaîne sur la politique publique de protection de l’enfance.

Alors qu’il vous est déjà si difficile d’agir, comment voyez-vous l’avenir avec une austérité renforcée et 24 milliards d’euros en moins ? Comment pouvez-vous vraiment protéger les enfants dont vous avez la responsabilité ?

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). J’aimerais revenir sur la question des travailleurs sociaux, sans qui le système ne peut pas marcher. Votre département a connu plusieurs mobilisations : en mars 2022, les personnels de l’ASE se sont réunis devant le conseil départemental pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail ; en février 2024, un syndicat a appelé à un rassemblement devant le conseil départemental pour dénoncer les conditions de travail des salariés du CDEF et pour s’opposer au transfert de compétences de trois services ; en novembre 2024, les professionnels de la protection de l’enfance de la maison des solidarités d’Aucamville se sont réunis pour réclamer davantage de moyens et alerter sur les dégradations de leurs conditions de travail ; en décembre 2024, les travailleurs sociaux de Revel ont dénoncé un manque de moyens.

Cette situation n’est évidemment pas propre à votre département et se retrouve partout ailleurs. Les personnels dénoncent en outre l’abandon par l’État d’une politique ambitieuse pour les travailleurs sociaux, qui se traduit par un décrochage salarial et une dévalorisation de leur métier. J’aimerais savoir ce que vous faites pour rétablir le dialogue social et pour améliorer les conditions de travail. Comment avez-vous réagi face à ces revendications ?

J’en viens aux propos tenus par la jeune fille que vous avez recueillie. Cette petite qui se demande pourquoi on ne les dorlote pas comme une maman a exprimé, avec ses mots, le souhait d’une politique de suppléance parentale. Vous avez indiqué y avoir réfléchi et avoir pris des mesures répondant aux vœux de cette petite fille. Quelles sont ces mesures à même d’assurer une sécurité affective et morale aux enfants ?

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je vous rejoins sur le constat de la nécessité d’une mobilisation de la société en faveur de l’enfance et de l’éducation nationale.

Vous avez évoqué un investissement de 30 millions d’euros dans le bâti. S’agit-il de construire de nouvelles infrastructures ou bien d’augmenter le nombre de places ? Cet investissement est-il rendu nécessaire par l’inadaptation des bâtiments aux usages ou par une évolution de la prise en charge ? À quel niveau souhaitez-vous investir ces 30 millions ?

M. Sébastien Vincini. Les 30 millions d’euros correspondent à l’estimation de l’avant-projet de reconstruction d’un CDEF mieux dimensionné et plus adapté à la multiplicité des publics.

Concernant la psychiatrie, le drame de Toulouse nous a tous bouleversés. Le département a d’excellentes relations avec le CHU et l’ARS. Nous avons été informés de la constitution d’un groupe de réflexion mais nous aimerions pouvoir y participer.

Vous avez évoqué la question de la réorganisation permanente. Les travailleurs sociaux ne cessent de réclamer le changement. La difficulté, c’est que cela suppose de s’adapter, de réorganiser les processus. Or, en période de contrainte financière, je dois borner les missions du conseil départemental à ce qu’il est tenu de faire en tant que référent ASE, notamment dans le cadre du placement d’enfants auprès de partenaires. Certaines actions éducatives ne relèvent plus du suivi des référents ASE ; or mes agents assurent encore des actions, qui doublonnent avec celles de partenaires. Nous avons engagé un véritable dialogue de gestion avec l’ensemble des acteurs mais, en raison de la rareté des deniers publics, j’exige la transparence sur ce que chacun fait et je demande à mes agents d’assurer le pilotage. Cela nécessite des réorganisations et des adaptations. Ce n’est pas simple et, compte tenu de ces contraintes, je sais que ma collectivité va traverser au moins six mois difficiles.

Nous recevons régulièrement des alertes des équipes. Les difficultés sont connues : les équipes sont débordées et, faute de solutions, courent toute la journée pour trouver des places. La MDS d’Aucamville doit gérer quatre cas : trois réaccueils – fugue, délinquance, refus d’être placé – et le dernier dû à l’impossibilité de trouver une place en IME. Je connais parfaitement la situation – chaque référent ASE gère en moyenne vingt-deux à vingt-cinq enfants – mais certains cas sont inextricables. Je m’interroge d’ailleurs sur la responsabilité pénale et financière du conseil départemental.

Les départements ne pourraient-ils pas être autorisés à créer, à titre expérimental, des places d’accueil à bas seuil en vue du réaccueil ? Le CDEF n’est en effet pas adapté à cela. Un adolescent, s’il n’est pas bien accompagné par ses parents, peut tomber dans la délinquance ou dans la prostitution. L’adolescence ne dure qu’un temps ; il faut offrir à ces jeunes un toit, un lieu dédié où ils savent qu’ils pourront venir et être compris et entendus, même s’ils ont commis une faute ou une erreur – j’ai toujours préféré la main tendue au poing fermé. Il n’est pas simple d’appliquer une décision de justice de placement, comme le démontrent les cinquante mesures non exécutées.

Par ailleurs, il faut créer des places en IME parce qu’il n’est pas possible de continuer ainsi. Le réaccueil permanent au CDEF faute de solutions de placement met en souffrance l’enfant comme le professionnel. Ces politiques sont toujours complexes à mettre en œuvre. Chaque jour, le référent ASE et le travailleur social doivent prendre des décisions de placement d’enfants. Ce n’est pas parce que je préside cette politique que je peux me substituer à eux. Le dialogue social est donc nécessaire.

M. Denis Fégné (SOC). Vous avez indiqué que la moyenne était de vingt-deux à vingt-cinq enfants par référent ASE. Le ratio est-il le même pour les enfants qui vous sont confiés par décision de justice ?

M. Sébastien Vincini. Cela peut parfois aller au-delà de vingt-cinq enfants, quand il manque un référent ASE, parce qu’on ne laisse pas une file active sans suivi. Ce chiffre est donc mouvant mais nous l’avons capé à vingt-cinq. Nous fixons le nombre de référents ASE en fonction de l’augmentation du nombre d’enfants qui nous sont confiés.

Mme Siham El Boukili, directrice générale déléguée aux territoires et à l’action sociale de proximité. Dans les maisons départementales des solidarités, les équipes de l’ASE ne sont pas impliquées dans les AEMO, qui sont externalisées. En revanche, la file active d’un référent ASE comporte l’ensemble des mesures. Il faudrait d’ailleurs préciser – cela fait écho à ce qu’indiquait M. le président à propos d’un référentiel national – ce que l’on met dans une file active – quel type de mesures, quelle intensité d’accompagnement – pour savoir de quoi on parle. Cela contribuerait à sécuriser les agents qui sont très fortement exposés à l’urgence et parfois à l’impuissance, lorsque les mesures ne font pas sens.

S’agissant de la gradation des interventions, la situation est aberrante : le système étant saturé, l’énergie des équipes est mobilisée par les situations les plus complexes, celles qui nécessitent des placements tardifs, des interventions en urgence, des réaccueils. La recherche de places se fait au détriment des AED et du soutien des assistants familiaux. Nous devrions tous avoir en tête que le placement est l’exception et que l’objectif doit être de rechercher des ressources familiales, des mesures alternatives au placement. Si l’on veut rétablir un fonctionnement rationnel, il faudrait que les équipes des départements assument l’ensemble des mesures à leur disposition au lieu d’être monopolisées par la gestion de l’urgence ou la nécessité de se substituer à des acteurs défaillants.

M. Sébastien Vincini. C’est toute la question de la reconquête du sens. Il faut sortir de la spirale de l’urgence. Si chacun arrive à faire progresser sa quote-part, ce que j’espère, on devrait y parvenir. Le manque de finances finira par mettre en difficulté nombre de politiques sociales.

Comment donner du sens dans un système sans cesse mouvant ? Le schéma départemental de la protection de l’enfance a permis de structurer notre action. Nous essayons par ailleurs de réinstaurer un dialogue social avec l’intersyndicale. Je ne nie pas que cela soit difficile – nous ne nous comprenons pas trop pour le moment – mais j’essaie de m’appuyer sur l’ensemble des agents de la collectivité. Le schéma global de l’action sociale et de la solidarité doit s’inspirer de leurs propositions. On ne peut pas confier à un audit le soin de fixer de nouvelles orientations ou de nouveaux référentiels départementaux. Il faut que cela vienne de la pratique. Toutefois, on ne peut pas continuer comme avant : il faut travailler différemment.

Le réaccueil d’un enfant souffrant de troubles autistiques et dépourvu de l’usage de la parole surcharge les équipes et nécessite des moyens supplémentaires. Le département de la Haute-Garonne n’économise jamais le moindre euro sur la prise en charge des enfants, même lorsque cette mission ne lui incombe pas. Le CDEF accueille actuellement trois enfants dans cette situation, dont l’un, âgé de sept ans, est présent depuis quatre ans. Cela représente un peu plus de 1 million d’euros et quatre équivalents temps plein. Le CDEF a les ressources et il est hors de question de les diminuer.

Mme Siham El Boukili. La question de la suppléance parentale se pose à toutes les étapes de la prise en charge de l’enfant. On a beaucoup insisté sur l’importance de la continuité des parcours ; or, dans un système saturé, l’incertitude et les ruptures rendent difficile l’exercice de la suppléance parentale.

J’aimerais me faire l’écho des propositions des enfants et des jeunes accueillis au conseil départemental des enfants et adolescents accueillis (CDEJA) : remise d’un kit d’affection dès l’accueil ; réalisation d’un book de vie et d’une boîte à souvenirs ; demander dès l’accueil à l’enfant quel est son rêve réalisable ; réfléchir au premier accueil avec les établissements, les enfants et les professionnels de l’ASE ; effectuer les placements l’après-midi et non le soir, trop angoissant.

M. Sébastien Vincini. La restitution de toutes ces propositions s’est faite en octobre 2024. J’ai donné pour instruction à mes équipes de traduire en actes les revendications des enfants au plus tard en juin 2025. Ce n’est pas nous qui les avons écrites mais les enfants, qui se sont mis d’accord sur les propositions qui leur paraissaient essentielles et prioritaires.

J’ai reçu plusieurs témoignages de jeunes adultes me décrivant le choc qu’ils ont ressenti lorsque, enfants, ils sont arrivés tard le soir dans un CDEF où la situation était agitée, alors qu’ils étaient eux-mêmes très stressés. L’un de ces témoignages m’a beaucoup marqué : il s’agissait d’une étudiante en droit qui voulait devenir juge des enfants. Quand elle a été placée dans un CDEF après un parcours chaotique, elle a cru qu’elle avait été punie pour avoir fait une bêtise. Je trouve cela terrible ! Ce n’est pas possible : nous devons être là pour les réconforter ! Le placement en journée n’est pas simple : l’arrivée au CDEF se fait souvent en fin de journée car la décision est prise lorsqu’on n’a pas trouvé de placement adapté, que personne ne veut de l’enfant – c’est terrible. Il faut qu’on arrive à améliorer ce processus.

Avant la dissolution, j’avais sollicité Mme la rapporteure, avec qui j’avais échangé par le passé sur cette question, pour être auditionné par votre commission d’enquête. Je crois beaucoup au travail que vous êtes en train de faire. Il ne faut pas que votre rapport reste lettre morte. Le mieux sera l’ennemi du bien. Puisque les constats sont partagés par tous, nous devons faire progresser cette politique. Dans l’idéal, peut-être faudrait-il un donneur d’ordre unique pour toutes les politiques et une recentralisation des moyens de l’État, mais nous savons d’ores et déjà qu’ils font défaut. Mesdames et messieurs les députés, nous comptons sur vous pour bâtir un chemin de progrès. Nous serons force de proposition et sommes à votre disposition si vous souhaitez nous réinterroger en vue de la préparation d’un texte de loi.

  1.   Audition de M. Olivier Sichel, directeur de la Banque des territoires, directeur général par intérim de la Caisse des dépôts et consignations, M. Jérôme Lamy, directeur des clientèles bancaires de la Banque des territoires, Mme Marie Dolard‑Cleret, directrice du département Consignations et dépôts spécialisés, et M. Philippe Blanchot, directeur des relations institutionnelles, internationales et européennes de la Caisse des dépôts (mardi 4 février 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition des responsables de la Banque des territoires.

Nous accueillons : M. Olivier Sichel, directeur de la Banque des territoires, directeur général par intérim de la Caisse des dépôts, M. Jérôme Lamy, directeur des clientèles bancaires de la Banque des territoires, Mme Marie Dolard-Cleret, directrice du département Consignations et dépôts spécialisés, et M. Philippe Blanchot, directeur des relations institutionnelles, internationales et européennes de la Caisse des dépôts.

Madame, messieurs, je vous remercie de vous être rendus disponibles pour répondre à nos questions.

Nous attendons de cette audition qu’elle éclaire la commission d’enquête sur le rôle de la Banque des territoires dans la mise en œuvre et le financement des politiques publiques de protection de l’enfance. Nous souhaitons aussi qu’elle nous permette de discuter des analyses et des conclusions du rapport intitulé « Des solutions innovantes pour les acteurs de l’enfance protégée – Une approche écosystémique qui peut changer la donne », que vous avez remis récemment à la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles.

Je rappelle que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Olivier Sichel, M. Jérôme Lamy, Mme Marie Dolard-Cleret et M. Philippe Blanchot prêtent serment.)

M. Olivier Sichel, directeur de la Banque des territoires, directeur général par intérim de la Caisse des dépôts. Je vous remercie de m’inviter à m’exprimer sur l’enjeu crucial de la protection de l’enfance. La Banque des territoires et le groupe Caisse des dépôts s’engagent sur ce sujet, notre rôle étant d’aider les collectivités locales, notamment les départements, dans leurs projets et politiques publiques.

Depuis la création de la Banque des territoires en 2018, la fracture sociale et la situation des enfants placés sous protection de l’autorité publique ont été des préoccupations centrales.

Notre implication a débuté en 2016, avec la loi qui nous donne une mission de réception, de sécurisation et de restitution de l’allocation de rentrée scolaire des jeunes de l’aide sociale à l’enfance (ASE).

La crise du Covid et le financement du plan de relance ont mis en lumière les difficultés du secteur de l’enfance protégée. Nous avons identifié un besoin de financement de 2,4 milliards d’euros pour la création et la rénovation de places d’accueil.

Trois quarts des juges renoncent à placer des enfants, faute de structures adaptées, 97 % des établissements de protection de l’enfance rencontrent des difficultés de recrutement, et 23 % des jeunes confiés à l’aide sociale à l’enfance ne sont plus scolarisés à dix-sept ans.

En 2023, j’ai lancé une mission pour élaborer une offre globale sur la protection de l’enfance, en collaboration avec les départements et les associations. En juin 2024, j’ai été missionné par la ministre de la santé, Catherine Vautrin, la ministre déléguée à l’enfance, Sarah El Haïry, ainsi que Florence Dabin, présidente du groupement d’intérêt public (GIP) Enfance protégée, pour proposer des solutions innovantes.

Nous avons exploré quatre domaines : l’immobilier, la formation professionnelle, le numérique et l’accès à l’autonomie des jeunes protégés. Le rapport a été remis le 7 janvier à Catherine Vautrin et Florence Dabin.

Concernant le pécule, la Banque des territoires assure depuis 2016 la protection de ces sommes pour les enfants placés. Nous avons mis en place un dispositif d’accompagnement, avec un parcours guidé de restitution en ligne, tout en reconnaissant que le digital seul ne suffit pas pour ces jeunes.

Nous disposons de conseillers disponibles cinq jours par semaine au téléphone pour accompagner les majeurs, avec une ligne dédiée, offrant un accompagnement personnalisé et un relais vers les principaux sites de service public, comme service-public.fr.

Au 31 décembre 2024, nos comptes affichent 169,6 millions d’euros, dont 34,2 millions d’euros sont restituables. Les 135,3 millions d’euros restants, non restituables, correspondent aux allocations de rentrée scolaire des enfants encore mineurs.

En 2024, le taux de restitution global du pécule était de 47,11 %, avec d’importantes disparités entre départements. Ce taux a progressé de 2,58 points par rapport à 2023, notamment grâce à des actions de communication sur les réseaux sociaux visant les jeunes. Ce pourcentage reste néanmoins insatisfaisant.

Le cœur du problème réside dans l’échange de données entre les caisses d’allocations familiales (CAF), les départements et la Banque des territoires. Les services juridiques de la Caisse des dépôts ont proposé au ministre de la santé un décret. Celui-ci a pour objectif de faciliter la transmission automatique des données personnelles de la CAF aux départements, afin d’améliorer le processus de restitution.

Je tiens à souligner notre préoccupation concernant cette non-restitution des sommes. Notre vocation n’est pas de les conserver. Pour donner une perspective, les encours de la Caisse des dépôts représentent 40 milliards d’euros sur les dépôts des notaires, et le total du bilan est de 1 300 milliards d’euros. Notre objectif est vraiment de restituer ces sommes, le plus facilement possible.

En examinant la situation, nous avons constaté que le pécule n’est qu’un aspect mineur du problème. La principale difficulté est le manque de places d’accueil. Le rapport recommande la création de 5 000 à 9 000 nouvelles places, pour un coût moyen de 120 000 euros par place.

De plus, de nombreux foyers existants nécessitent une réhabilitation, estimée entre 11 000 et 18 000 places, pour un coût de 45 000 à 100 000 euros par place. Le besoin total s’élève à 2,4 milliards d’euros.

En 2024, nous avons proposé une première offre de prêts bonifiés au taux du livret A, d’un montant de 67 millions d’euros. Cette enveloppe a été épuisée en trois semaines, permettant la création de 1 200 places, sur une trentaine d’opérations. Je recommande donc une enveloppe plus importante de 350 millions d’euros pour financer l’immobilier.

Nous avons également constaté des difficultés pour la sortie des jeunes de ces foyers. En tant que financeurs du logement social, nous avons cherché à rendre effectif le droit prioritaire au logement social pour les jeunes issus de l’aide sociale à l’enfance. Lors du dernier congrès HLM de l’Union sociale pour l’habitat, nous avons signé une convention avec tous les partenaires afin de faciliter l’accès au logement social pour ces jeunes à leur majorité.

Créer des places est important, mais du personnel formé est également nécessaire. Nous proposons donc d’investir davantage dans la formation professionnelle, un secteur actuellement délaissé. La Banque des territoires peut intervenir en tant qu’investisseur dans les organismes de formation.

En tant qu’opérateur de « Mon compte formation », la Caisse des dépôts a également la possibilité de mettre en avant ces formations dans le secteur de l’aide sociale à l’enfance afin de les rendre plus attractives.

Concernant le volet, nous expérimentons dans trois départements – Maine-et-Loire, Côte-d’Or et Yvelines – un « compagnon numérique », permettant aux jeunes d’avoir tous leurs documents importants sur leur smartphone.

Enfin, nous proposons que le groupe Caisse des dépôts soit moteur dans l’accession à l’autonomie des jeunes, en utilisant ses différentes capacités comme le passage du permis de conduire à La Poste, des formations pour les chauffeurs de Transdev ou l’ouverture de comptes bancaires avec La Banque Postale.

Ce rapport a été remis le 7 janvier. Nous sommes maintenant en phase d’action au sein de la Banque des territoires, afin de déployer ce programme et d’apporter des solutions concrètes à la politique de l’aide sociale à l’enfance.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je suis ravie de pouvoir vous auditionner, alors que nous arrivons à la fin de nos auditions cette semaine. Votre rapport a été particulièrement important pour nos travaux.

Concernant la « data », nous avons constaté qu’il s’agit d’une problématique majeure de la protection de l’enfance. Pensez-vous qu’il serait possible de mettre en place un système national de données permettant de suivre le parcours de vie des enfants et les places disponibles ?

Actuellement, nous n’avons aucune donnée au niveau national. J’ai eu l’occasion d’observer ce qui se fait à l’étranger, notamment au Québec où des quartiers, avec des spécificités précises, sont cartographiés. La combinaison de données et de recherche permet à ce pays d’élaborer et d’évaluer des politiques publiques efficaces, en se concentrant sur le parcours des enfants.

Est-il envisageable pour la Banque des territoires de créer un modèle national, plutôt que départemental ? Le programme Olinpe, sur lequel s’appuient actuellement les départements, ne semble pas répondre à ce besoin et s’avère particulièrement coûteux. Pouvez-vous nous donner une estimation de ce qui serait réalisable et dans quels délais, afin que nous puissions lancer une dynamique dans ce domaine ?

De plus, nous ne disposons d’aucune cartographie des données à l’échelle nationale. Vous avez mené une mission d’évaluation qui a permis de chiffrer à environ 2 milliards d’euros les places disponibles et le bâti, mais cette étude n’a été réalisée que sur quelques départements. Nous manquons donc d’une cartographie nationale des capacités d’accueil en France. Les enfants peuvent être accueillis dans différents départements et il existe plus de 2 600 espaces d’associations intervenant en protection de l’enfance sans visibilité globale sur les infrastructures.

Concernant le pécule pour les jeunes, j’avais travaillé sur le sujet avec Laurence Rossignol dès 2014. Dix ans plus tard, nous constatons des difficultés pour accéder à ce pécule, ce qui n’était pas l’intention du législateur. Est-il possible d’accélérer la publication du décret nécessaire ?

Pour la formation, avez-vous envisagé des formations in situ ou en MOOC – Massive Open Online Courses –, comme cela se fait à l’étranger ? Nous devons faire évoluer les formations pour mieux répondre aux besoins spécifiques des enfants en protection de l’enfance, en intégrant davantage les connaissances sur leurs besoins fondamentaux.

Concernant l’application que vous développez avec des jeunes, il existe des exemples intéressants à l’étranger, notamment au Québec, en Allemagne et en Belgique. Ces applications permettent aux jeunes en fugue de localiser des lieux d’accueil temporaire ou des endroits pour se nourrir et dormir. Quel est votre avis sur la possibilité de développer ce type d’outil en France ?

S’agissant enfin de l’évaluation à 2,4 milliards d’euros des besoins pour le bâti, quelle a été la réponse du ministère ? Les grands bâtiments accueillant soixante-dix places ne sont plus adaptés aux besoins actuels des jeunes. Nous avons besoin de petites unités de vie.

Faut-il envisager une loi d’urgence pour accélérer la construction et la rénovation des infrastructures ? Il est important de repenser le concept d’accueil en tenant compte des connaissances actuelles plutôt que de simplement rénover d’anciens bâtiments inadaptés.

M. Olivier Sichel. Je suis entièrement d’accord avec vous concernant l’importance des données. Notre mission a également examiné les pratiques à l’étranger et nous avons constaté notre retard dans ce domaine.

Dans d’autres pays, l’utilisation des données joue un rôle central dans la prévention, permettant de détecter les situations à risque en amont et d’éviter des placements coûteux et traumatisants pour les enfants. Nous avons observé cela en Australie et dans d’autres pays.

La difficulté majeure en France réside dans la protection des données personnelles. La Commission nationale de l’information et des libertés (CNIL) interdit le transfert de ces données, d’où la nécessité d’un décret.

À la Banque des territoires, nous gérons plusieurs plateformes de données. Par exemple, nous opérons le portail France Foncier+, qui recense le foncier disponible pour l’industrie. Cette plateforme cartographie actuellement près de 6 000 hectares sur 850 sites.

Nous gérons également des plateformes traitant des données personnelles, comme le site Ciclade.fr, qui a permis la restitution d’un milliard d’euros d’avoirs en déshérence, depuis la mise en place de la loi Eckert.

Nous avons aussi l’exemple d’Index Pronote, une société détenue à 90 % par La Poste et à 10 % par la Banque des territoires, qui gère le répertoire des carnets de notes des enfants et les échanges avec les parents.

Nous sommes en mesure de progresser sur cette « data » et de mettre en place des projets au niveau de la Banque des territoires. La difficulté réside dans le fait que, s’agissant d’une politique départementale, les données sont particulièrement dispersées.

C’est pourquoi nous proposons, dans le volet 3 du rapport, la création d’espaces numériques, incluant des modules de formation en ligne pour les travailleurs sociaux. Ces modules aborderaient des sujets tels que la prise en charge d’enfants violents ou le traitement de questions juridiques complexes concernant les mineurs non accompagnés.

L’objectif est de mutualiser ces ressources plutôt que de les répliquer dans chaque département. Je me réjouis que le programme France 2030 nous ait accordé une enveloppe de 2 millions d’euros pour investir dans la formation des formateurs et le développement d’outils numériques. Il est important de reconnaître que les 380 000 jeunes placés représentent aussi notre avenir, au même titre que les domaines du quantique, de l’intelligence artificielle ou du spatial.

M. Jérôme Lamy, directeur des clientèles bancaires de la Banque des territoires. Concernant le décret, nos échanges avec les services de l’aide sociale à l’enfance de certains départements ont révélé un besoin réel de connaître l’identité des jeunes majeurs n’ayant pas demandé la restitution de leur pécule à la Banque des territoires.

Actuellement, les textes régissant les échanges d’informations entre les émetteurs – les caisses d’allocations familiales et les mutualités sociales agricoles – et la Caisse des dépôts ne nous permettent pas de transmettre ces informations aux départements.

Les travaux entrepris avec la direction générale de la cohésion sociale début 2023 n’ont pas encore abouti à un texte finalisé. Ce texte devrait nous permettre de respecter nos obligations en matière de protection des données tout en transmettant ces informations aux conseils départementaux.

Cela leur permettrait d’identifier les jeunes n’ayant pas demandé la restitution de leur pécule et de les contacter, via les CAF, les mutualités sociales agricoles et les acteurs de la protection sociale des enfants, afin de les informer de la possibilité de récupérer leur pécule à la Caisse des dépôts.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Pourquoi le pécule n’est-il pas automatiquement versé aux jeunes en difficulté issus de la protection de l’enfance, sachant qu’ils n’ont pas nécessairement d’adultes de référence pour les guider dans leurs démarches administratives ? Il est préoccupant que seulement 47 % des jeunes, soit moins d’un sur deux, y aient recours. Ce processus ne pourrait-il pas être automatisé, comme cela se fait pour d’autres démarches administratives ?

Concernant les disparités territoriales, pouvez-vous apporter des précisions à ce sujet, notamment sur leur nature ? Quel est votre plan d’action concret, au-delà de l’envoi de listes aux départements ?

Pour le volet immobilier, vous avez évalué les besoins à 2,4 milliards d’euros. Le secteur privé va-t-il investir dans le foncier de la protection de l’enfance, comme cela s’est produit pour les crèches, les universités ou encore les EHPAD ?

Concernant la formation professionnelle, avez-vous étudié l’impact de Parcoursup sur le recrutement des travailleurs sociaux ? Auparavant, l’entrée en formation se faisait sur concours, ce qui garantissait une certaine motivation et connaissance du métier. Comment gérez-vous cette évolution ?

Enfin, sur le numérique et les données, comment expliquez-vous qu’un département gérant à la fois la maison départementale pour les personnes handicapées (MDPH) et la protection de l’enfance soit incapable de croiser ses données pour identifier les enfants placés également suivis par la MDPH ? Cette information est pourtant fondamentale pour adapter les politiques publiques.

La même question se pose pour les liens avec la psychiatrie et les agences régionales de santé (ARS). Pourquoi la recherche sur la protection de l’enfance en France est-elle si limitée, comparée à d’autres pays comme la Belgique ou le Canada ? Comment comptez-vous améliorer la collecte et l’utilisation des données pour mieux répondre aux besoins des enfants placés ?

M. Olivier Sichel. La raison pour laquelle nous ne restituons pas plus automatiquement le pécule est simplement que nous ne disposons pas du relevé d’identité bancaire (RIB) des enfants.

Nous recevons l’argent de la CAF avec les nom et prénom des enfants. Nous transmettons l’information au département, qui reçoit l’enfant pour procéder à la restitution. Or, pour automatiser le processus, le lien direct entre le virement bancaire et l’association du nom et du prénom de l’enfant est nécessaire. Si nous pouvions établir ce lien automatiquement, il n’y aurait pas de problème. Mais la réalité est plus complexe.

M. Jérôme Lamy. Les informations que nous recevons des caisses d’allocations familiales et de la Mutualité sociale agricole sont : le nom, le prénom, la date de naissance, l’adresse du domicile de l’allocataire – le parent de l’enfant placé –, le numéro d’allocataire, le montant versé au titre de l’allocation de rentrée scolaire et l’année d’affectation. Ces données sont insuffisantes pour automatiser le paiement du pécule.

De plus, en cas de sortie de l’aide sociale avant la majorité de l’enfant, nous ne disposons que des dernières informations transmises par la CAF, qui peuvent être relativement anciennes.

Nous souhaitons donc collaborer avec les départements, qui ont une meilleure proximité avec les bénéficiaires. L’automatisation du versement nécessiterait également des informations bancaires et une vérification d’identité. Nous devons effectivement nous assurer de l’identité du bénéficiaire, pour éviter les fraudes.

M. Olivier Sichel. Les variations de taux de restitution entre les départements sont considérables. Les chiffres oscillent entre 58,41 % pour la Meuse et 8,29 % pour la Guyane. La répartition est particulièrement hétérogène, même au sein d’une même région. Je tiens ces données détaillées à la disposition de la commission d’enquête.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Ces écarts sont-ils uniquement dus à l’information ?

M. Olivier Sichel. Tous les départements ont le même dispositif. Certains parviennent à restituer une majorité des fonds, d’autres non. Les raisons peuvent être multiples : souseffectifs, problèmes logistiques, etc. Néanmoins, nous constatons une progression générale. Par exemple, la Corse du Sud est passée de 46 % à 58 % de restitution, soit une augmentation de 12 points.

Concernant les 2,4 milliards d’euros mentionnés précédemment, il s’agit de prêts accordés aux départements par la Banque des territoires – nous ne prêtons qu’aux collectivités locales, nous n’avons pas le droit de prêter au privé. Ces fonds sont destinés à la construction ou à la réhabilitation de structures d’accueil.

La tendance actuelle est aux petites unités, les grands ensembles de soixante-dix personnes étant abandonnés. En outre, les maisons doivent s’adapter aux besoins spécifiques des enfants accueillis. J’ai récemment visité, en Côte d’Or, une pouponnière accueillant des enfants de moins d’un an, placés à l’aide sociale à l’enfance : les besoins en équipements diffèrent grandement de ceux d’un établissement pour adolescents.

Nos prêts sont exclusivement destinés aux collectivités locales et aux départements. La procédure débute généralement par un diagnostic du patrimoine existant, suivi d’une planification des investissements. La Banque des territoires propose une ingénierie pour accompagner ce processus.

Les 2,4 milliards d’euros ne seront pas investis en une seule année, mais progressivement. Heureusement, les fonds sont disponibles grâce à l’épargne populaire. L’encours global du livret A s’élève à 400 milliards d’euros et nous avons prêté 29 milliards d’euros l’an dernier pour le logement social et le secteur public local. L’enveloppe de 2,4 milliards d’euros est donc tout à fait réalisable à l’échelle de notre pays.

Par ailleurs, je n’ai pas de réponse à apporter actuellement à la question relative à Parcoursup.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je souhaite revenir sur vos propos concernant les blocages dans la construction de logements, malgré la disponibilité des fonds. Pourriez-vous préciser les raisons de ces obstacles ?

Par ailleurs, j’aimerais aborder la question des solutions innovantes de logement, que vous préconisez dans votre rapport. Il est important de ne pas se limiter à fournir un simple toit aux jeunes. Ces derniers ont besoin de sécurité, de liens affectifs et de repères. J’ai entendu un jeune de dix-sept ans exprimer sa peur d’être oublié dans un an, et non sa crainte de ne pas avoir de logement.

Dans certains pays, les jeunes peuvent conserver leur chambre dans leur foyer d’accueil, ce qui leur offre un sentiment de continuité et d’appartenance. Ne devrions-nous pas envisager des solutions similaires ? Nous devons probablement repenser notre approche en termes de suppléance parentale plutôt que d’aide sociale, en nous demandant ce que nous devons à ces enfants, au-delà du simple logement et de la nourriture. Avez-vous réfléchi à ces aspects dans vos travaux ?

De plus, associez-vous les premiers concernés à vos réflexions ? Leur expérience directe peut apporter des éléments précieux, comme la demande de ne pas effectuer les placements le soir ou de disposer d’un « doudou » à leur arrivée. Comment intégrez-vous ces réflexions dans vos travaux et votre action ?

M. Olivier Sichel. La consultation des jeunes est effectivement primordiale. Dans les trois départements mentionnés, nous avons mis en place une solution numérique impliquant 150 jeunes, avec l’aide de spécialistes pour comprendre et traduire leurs besoins.

Concernant le manque de places, il faut rappeler que l’aide sociale à l’enfance relève des politiques départementales. Les priorités varient selon les départements, certains mettant l’accent sur le vieillissement, d’autres sur l’aide sociale à l’enfance ou le revenu de solidarité active (RSA). Cette diversité de priorités explique en partie le manque de places.

Bien que tous les départements aient pris conscience de l’enjeu, ils font face à des difficultés financières. Leurs recettes, principalement basées sur les droits de mutation à titre onéreux, ont diminué en raison de la crise du logement, tandis que leurs charges, notamment liées au vieillissement et aux EHPAD, ont augmenté.

Pour pallier ces difficultés, nous proposons des solutions de prêts à très long terme, sur trente ou quarante ans, indexés sur le taux du livret A, actuellement à 2,4 %. Ces prêts bonifiés facilitent l’investissement. Cependant, la construction reste un défi pour les départements, qui ont perdu l’habitude de construire.

Nous proposons donc des solutions d’accompagnement, mais la décision finale revient aux élus départementaux et à leurs équipes.

Concernant les solutions innovantes, nous avons travaillé en étroite collaboration avec les bailleurs sociaux pour développer des solutions intermédiaires entre le logement social individuel et les résidences accompagnées comme les foyers de jeunes travailleurs.

Ce continuum de solutions permet d’offrir aux jeunes quittant leur foyer des options de logement qui maintiennent une certaine sociabilité, tout en les accompagnant vers l’autonomie. Cela inclut une aide concrète pour des aspects pratiques, tels que l’obtention du permis de conduire ou l’ouverture d’un compte bancaire.

La dimension affective et la notion de suppléance parentale sont également importantes. À la Caisse des dépôts, nous avons été particulièrement sensibilisés à cette question grâce au livre de Mokhtar Amoudi intitulé Les Conditions idéales. Son témoignage illustre parfaitement les défis émotionnels et l’instabilité vécus par ces enfants.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je souhaite vous interroger sur deux points. Concernant l’automaticité du pécule, j’ai compris vos difficultés actuelles. Cependant, ne pourrait-on pas envisager un système alternatif ? Par exemple, ouvrir un compte bancaire dès la prise en charge d’un enfant par un département. Je suis convaincue qu’une solution existe si nous nous en donnons les moyens.

Ma seconde question porte sur la facilitation de la création d’établissements et l’effort immobilier nécessaire. Nous avons su prévoir des règles dérogatoires pour la reconstruction de Notre-Dame ou les Jeux olympiques. Pensez-vous que des règles similaires seraient opportunes pour la construction d’établissements de protection de l’enfance ? Cela pourrait-il faciliter le processus ?

M. Olivier Sichel. Concernant l’automaticité, le sujet est complexe. Prenons l’exemple d’un enfant placé à huit ans, qui retourne chez son grand-père en Corse pendant trois ans, puis est replacé dans un foyer en Mayenne à la suite du décès du grand-père, avant d’être repris par ses parents à quinze ans. Comment retracer ce parcours ?

Bien que ce ne soient que des données, il s’agit d’informations personnelles. La CNIL est particulièrement vigilante sur la circulation de ces données et s’oppose à un grand fichier central.

La réalité est que les parcours de ces enfants sont souvent heurtés et hachés, avec des allers-retours, ce qui complique considérablement la mise en place d’un système automatique.

Mme Marie Dolard-Cleret, directrice du département Consignations et dépôts spécialisés. Effectivement, ces données sensibles doivent être encadrées et protégées. L’ouverture d’un compte bancaire pour un enfant de cinq ans pourrait être une piste, mais le dispositif actuel repose sur une démarche volontaire de l’enfant devenu majeur.

La proposition de transmettre aux départements la liste des majeurs n’ayant pas réclamé leur pécule pourrait être une solution. En effet, le département est le pivot central du dispositif d’aide sociale à l’enfance.

La restitution du pécule doit être accompagnée. Une restitution automatique semble compliquée, compte tenu des parcours spécifiques de chaque enfant et des vérifications nécessaires.

Concernant la fraude, les équipes sont extrêmement vigilantes pour s’assurer que les sommes sont bien restituées à l’enfant devenu majeur et non aux parents ou à une autre personne.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Ne serait-il pas pertinent d’assouplir les règles pour la construction d’établissements accueillant des enfants de l’aide sociale à l’enfance, comme cela a été fait pour Notre-Dame et les Jeux olympiques ? Cette flexibilité ne serait-elle pas bénéfique ?

M. Olivier Sichel. Je ne le pense pas. Nous ne rencontrons pas réellement de difficultés réglementaires. Le véritable défi est de créer des entités plus petites, à taille humaine, qui soient plus agréables. Cela rejoint la question de l’attractivité des métiers du soin.

Travailler dans des foyers désuets n’est pas attrayant pour le personnel. J’ai vu des endroits particulièrement agréables où le personnel était heureux, et d’autres plus difficiles. Cependant, je n’ai pas constaté de problématique réglementaire particulière.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. J’ai deux dernières questions à vous poser. Premièrement, comment avez-vous pu planifier les 9 000 places potentiellement nécessaires, malgré l’absence apparente de données et d’évaluation ? Cette projection est centrale, au regard notamment des disparités entre les départements. Certains accueillent 1 000 enfants, quand d’autres, comme la Gironde et le Nord, peuvent en accueillir entre 17 000 et 22 000. Avez-vous pu cartographier ces besoins ?

Deuxièmement, serait-il envisageable que la Banque des territoires devienne un acteur majeur dans la protection de l’enfance sur le long terme, au-delà de cette mission ponctuelle ? Cela permettrait de s’inscrire dans la durée et d’éviter que ce rapport ne reste lettre morte comme tant d’autres.

M. Olivier Sichel. Concernant l’évaluation, nous avons procédé par échantillonnages. Nous nous sommes concentrés sur les départements ayant un impact massif, comme le Nord, la Haute-Garonne et la région parisienne, puis nous avons extrapolé. C’est pourquoi nous présentons des fourchettes plutôt que des chiffres précis. Bien qu’il n’y ait pas de cartographie détaillée, nous sommes confiants dans nos estimations, qui donnent une idée de l’ampleur de la tâche.

Quant au rôle de la Banque des territoires, notre objectif de cohésion sociale et territoriale inclut naturellement l’aide sociale à l’enfance. Nous avons dédié une équipe spécifique pour déployer les solutions de prêts, notamment 350 millions d’euros auprès des départements.

Concrètement, nos directions régionales travaillent avec les directeurs départementaux pour identifier les besoins en matière d’aide sociale à l’enfance, que ce soit pour la rénovation ou l’extension. Notre force réside dans notre capacité à mutualiser les expériences et à inspirer les départements dans cette politique décentralisée.

Concernant l’investissement dans la formation, nous examinons actuellement notre participation dans l’Institut de la parentalité. Nous allons investir dans cet organisme de formation afin de soutenir son développement.

Nous menons également une expérimentation digitale avec 150 jeunes, qui se terminera en septembre ou octobre et qui nous permettra de développer une application. Ces initiatives font désormais partie des priorités de la Banque des territoires en matière de cohésion sociale.

Bien que nous ne soyons pas un acteur fondamental de cette politique, qui relève principalement des départements et du ministère, la Banque des territoires a la capacité de s’insérer dans l’écosystème et d’être un tiers de confiance auprès des élus et des collectivités locales.

Nous avons établi une feuille de route que nous suivrons rigoureusement. Nous nous sommes engagés, avec l’équipe, à rendre compte tous les six mois de l’avancement de nos propositions concrètes. Nous suivrons des indicateurs précis, tels que le nombre de places construites et réhabilitées, le nombre d’organismes de formation soutenus et les solutions digitales déployées, afin de vérifier la progression de ce programme.

  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion, Mme Nathalie Anoumby, directrice générale adjointe du pôle des solidarités, et M. Jean-Patrick Dalleau, directeur de l’enfance et de la famille (mercredi 5 février 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Dans le cadre de nos travaux, il nous semblait essentiel de consacrer plusieurs auditions à la situation spécifique de la protection de l’enfance dans les outre-mer. L’objectif de cette audition est de nous présenter vos difficultés propres, notamment concernant les motifs de placement. Vous avez adopté en février dernier un plan départemental de lutte contre les violences intrafamiliales. Selon France Info La 1ère, les informations préoccupantes pour ce type de violences étaient en hausse de 10 % en 2023 par rapport à 2022. Votre présentation des politiques de prévention sera donc particulièrement intéressante.

Je vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Cyrille Melchior et M. Jean-Patrick Dalleau prêtent serment.)

M. Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion. Le sujet que vous évoquez revêt une importance particulière à La Réunion, où les chiffres liés aux violences intrafamiliales se dégradent. Ce sujet représente une préoccupation majeure pour l’ensemble des institutions du territoire. Les violences intrafamiliales touchent les femmes mais également les enfants. L’explosion des chiffres en matière d’informations préoccupantes démontre que, malgré les efforts déployés sur le plan éducatif et de l’accompagnement social, la situation se dégrade, nous poussant à agir.

J’ai alerté à de nombreuses reprises les pouvoirs publics et les gouvernements successifs sur les difficultés du territoire et sur les contradictions auxquelles nous faisons face. En matière de lutte contre la précarité et la pauvreté par exemple, nous constatons des améliorations notables puisque près de 50 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté il y a dix ans contre 36 % aujourd’hui. Même si ce chiffre reste encore trop élevé, la trajectoire est donc vertueuse en termes de réussite, d’inclusion et d’épanouissement. Bien que d’importants efforts aient été déployés sur le plan de l’organisation des structures d’accueil et de la professionnalisation des intervenants, plus d’un tiers de la population se trouve encore en situation d’échec. Ce phénomène de précarité est aggravé ces derniers mois par l’amplification des arrivées de populations en provenance de Mayotte et des Comores.

En conjuguant nos efforts avec ceux de l’État, de la caisse d’allocations familiales (CAF), des associations, des communes et du département, nous devrions pouvoir constater des résultats significatifs. Or la situation se dégrade et nos budgets consacrés à ces politiques publiques sont en augmentation régulière.

Nous avons besoin de plus de moyens humains, de plus de professionnels de l’accompagnement social et de la prise en charge au niveau de la santé et de l’éducation. Cela implique non seulement des budgets plus conséquents mais également le recrutement de travailleurs sociaux prêts à occuper ces emplois dont l’attractivité décroît. Nous peinons aujourd’hui à trouver des professionnels qui restent dans ces métiers et y développent des carrières. Nous rencontrons également des difficultés pour trouver des familles d’accueil. Nos professionnels de l’accompagnement des enfants sont en outre majoritairement âgés de quarante-cinq à soixante ans, ce qui pose la question du renouvellement des effectifs. Il nous est très difficile d’attirer les jeunes vers ces métiers alors même que 40 % de nos effectifs partiront à la retraite dans les dix prochaines années.

Nous pouvons heureusement nous appuyer sur un tissu associatif résilient et impliqué et sur des partenaires fiables bénéficiant d’une capacité d’expertise et d’accompagnement de nos politiques publiques dans le domaine de l’enfance en difficulté. Ces structures sont cependant confrontées aux mêmes difficultés de recrutement et de maintien des effectifs.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. En tant que députée du Val-de-Marne et ancienne vice-présidente de ce département chargée de la protection de l’enfance, je souhaite souligner l’importance de cette commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques. Notre objectif est de montrer que l’État et les collectivités doivent collaborer pour offrir un accompagnement digne à ces enfants.

Le temps presse pour ces enfants en souffrance car les neurosciences nous montrent l’impact durable des expériences précoces sur leur développement. Il est donc crucial d’agir au plus tôt, en prévention et en soutien aux familles, et d’assurer au mieux une protection efficace lorsqu’elle est nécessaire.

Dans la continuité des travaux de la délégation aux droits de l’enfant et de l’Unicef sur la question des outre-mer, je souhaite connaître votre vision sur les changements nécessaires pour améliorer la prise en charge et l’accompagnement des familles à La Réunion. Quels seraient vos besoins en termes de coordination et de moyens ? Comment adapter les campagnes nationales, telles que celle sur l’inceste, aux réalités des territoires d’outre-mer ?

Je m’interroge également sur la formation, initiale et continue, des professionnels. Est‑il envisageable de proposer des formations locales plutôt que d’obliger les professionnels à les effectuer en métropole ? Pourrions-nous utiliser davantage les moyens que nous offrent les nouvelles technologies pour la formation continue ? Des formations existent aujourd’hui sur des sujets tels que la violence et la façon dont un professionnel doit agir face à un enfant violent, la compréhension de ces phénomènes permettant d’adopter une posture adaptée aux besoins des enfants.

Concernant les assistants familiaux, pensez-vous qu’élargir les critères de recrutement pourrait permettre d’accompagner un plus grand nombre d’enfants, tout en tenant compte des besoins spécifiques de certains ? Que pouvez-vous nous dire au sujet de l’ensemble de ces phénomènes sur lesquels nous aurions une vision plus large, de la prévention à l’action concrète dans la diversité des problématiques ?

Pouvez-vous également nous parler des problématiques liées à l’alcoolisation fœtale à La Réunion ? Quelles actions de prévention et d’accompagnement de l’enfant à venir sont mises en place ? Quelle peut être l’utilité de cette commission concernant cette problématique.

Pour terminer, je vous informe que je prévois un déplacement à La Réunion pour rencontrer les associations locales.

M. Cyrille Melchior. Je vous remercie pour ces questions pertinentes. La Réunion est en effet confrontée à des défis majeurs en matière de protection de l’enfance.

Nous faisons tout d’abord face à d’importantes carences éducatives dues à des autorités parentales défaillantes. Il est donc crucial que l’Éducation nationale renforce ses moyens de repérage et d’accompagnement éducatif pour les enfants en difficulté. Bien que des efforts soient faits, nous devons aller plus loin, notamment dans la détection précoce des violences psychiques, sexuelles ou physiques.

Je préconise également un renforcement des politiques d’éducation populaire, autrefois très présentes et aujourd’hui malheureusement délaissées. Il est essentiel de réinventer des programmes qui s’adressent aux parents, jeunes ou moins jeunes, pour les sensibiliser à leur rôle.

Concernant l’alcoolisation fœtale, je rappelle que La Réunion a été pionnière dans ce domaine. La sénatrice Anne-Marie Payet avait notamment initié l’apposition d’un pictogramme sur les bouteilles d’alcool pour alerter sur ce risque. Plusieurs de nos médecins mènent également des campagnes de sensibilisation reconnues au-delà de nos frontières et de nombreuses associations sont impliquées dans ce combat.

À La Réunion, nous avons développé un modèle spécifique de politique familiale qu’il est essentiel de préserver. Si les places sont limitées en structures d’accueil, elles sont en revanche nombreuses au sein des familles d’accueil puisque nous comptons environ 850 assistants familiaux, chacun pouvant accueillir deux à trois enfants. Ce réseau de familles offre des espaces de vie, d’éducation et d’affection aux enfants placés après une décision judiciaire qui relèvent de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Nos assistants familiaux demandent toutefois une meilleure reconnaissance de leur métier. S’il est avant tout une vocation, leur métier doit néanmoins être revalorisé et clairement identifié car nous avons besoin de ces familles pour prendre en charge des jeunes présentant des carences affectives et éducatives de plus en plus complexes. Nous demandons donc davantage de moyens pour accompagner nos travailleurs et nos familles d’accueil, notamment en termes de santé mentale et physique. Les carences affectives ont souvent un impact important sur la santé mentale des jeunes enfants.

M. Jean-Patrick Dalleau, directeur de l’enfance et de la famille. Les prises en charge traditionnelles de l’aide sociale à l’enfance sont mises à l’épreuve par la complexité des situations actuelles. Nous devons en effet gérer des enfants à vulnérabilités multiples, porteurs de divers syndromes, avec des problématiques de comportement, de santé mentale ou en situation de handicap et les prises en charge classiques ne sont pas toujours adaptées. Nous mettons ainsi en place, sous l’impulsion du président et de la collectivité, une collaboration avec les acteurs de santé comme l’agence régionale de santé (ARS) et les établissements publics de santé mentale de La Réunion (EPSMR). Nous sommes cependant confrontés à des temps d’attente importants pour les prises en charge psychologiques et les admissions en hôpital. Nous œuvrons, avec nos partenaires, à la construction de parcours adaptés mais cela demande énormément de temps et d’énergie sans que les résultats ne soient optimaux.

À La Réunion, nous disposons d’environ 408 places en maisons d’enfants à caractère social (MECS) et près de 1 200 enfants sont accueillis en famille d’accueil. L’orientation est effectuée en fonction du besoin et de la typologie spécifique de l’enfant. Nous avons identifié une cinquantaine d’enfants à multiples vulnérabilités qui doivent être pris en charge par ces structures traditionnelles, sans que nous ne disposions toujours des outils nécessaires.

La collectivité a par ailleurs, sous l’impulsion du président et avec le concours des crédits de l’État et du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE), créé une structure expérimentale de cinq places à destination des enfants porteurs de multiples vulnérabilités. Le bilan sera réalisé au terme de l’expérimentation mais nous savons déjà que cela reste insuffisant. Nous prévoyons également la création de lieux de vie et d’accueil (LVA), notamment pour répondre aux problématiques de prostitution et d’abus sexuels chez les jeunes filles. Nous devons poursuivre nos efforts en collaboration avec le secteur sanitaire et de la santé mentale afin d’offrir une prise en charge adaptée aux multiples dimensions des besoins de nos enfants.

Sur le plan préventif, nos centres de protection maternelle et infantile (PMI) ont été formés pour détecter la consommation d’alcool chez les futures mères et proposer un accompagnement adapté. Nous finançons également des actions associatives pour soutenir la parentalité et effectuons un travail de dépistage dans les collèges et les structures d’accueil. Nous proposons également à nos assistants familiaux une formation autour du syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF). Nous avons cependant besoin de moyens supplémentaires pour accompagner efficacement ces enfants.

Bien que, selon la loi, l’intervention en milieu ouvert doive être la règle et le placement l’exception, le placement devient malheureusement trop souvent la solution face aux difficultés rencontrées. Nous devons travailler davantage avec les familles pour envisager un retour, mais ce travail est compliqué par l’évolution sociétale car les familles sont parfois agressives ou refusent la collaboration.

Pour améliorer la situation, nous devons réduire la charge de travail des équipes et optimiser leur formation afin de mieux accompagner les familles et les enfants.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Disposez-vous de chiffres comparatifs avec l’Hexagone concernant les placements, notamment le nombre d’enfants placés ? Ces données nous permettraient de mieux comprendre la situation particulière de La Réunion.

M. Cyrille Melchior. Nous disposons de chiffres pour notre territoire mais pas de données comparatives avec les autres régions. Ce travail de comparaison mériterait effectivement d’être réalisé.

M. Jean-Patrick Dalleau. Malgré l’absence de comparatif national, je peux vous fournir les chiffres pour La Réunion. Actuellement, environ 7 000 enfants bénéficient de mesures ASE, dont 2 150 placements chez des assistants familiaux, 400 enfants pris en charge par les MECS, une trentaine en pouponnière et plus de 110 dans nos foyers départementaux gérés directement par la collectivité. Nous comptons également 3 900 actions éducatives en milieu ouvert (AEMO) assurées à la fois par le secteur habilité et par nos services internes.

Ces chiffres sont en augmentation constante. Nous faisons notamment face à un effet ciseaux concernant les placements en famille d’accueil car nos assistants familiaux vieillissent, avec des agréments pour trois ou quatre places remplacés par de nouveaux agréments pour une seule place. Cette tendance à la baisse est en contradiction avec l’augmentation des besoins. Pour éviter d’être en défaut, nous sommes forcés de recourir à des accueils dérogatoires. Actuellement, bien que nous ne constations aucune mesure non exécutée, environ 180 accueils dérogatoires à l’agrément sont proposés. Si nous encourageons systématiquement les familles d’accueil concernées à demander une révision de leur agrément, du temps peut s’écouler entre le placement et la régularisation.

Le président a par ailleurs engagé une politique volontariste destinée à augmenter notre capacité d’accueil, avec la construction d’une nouvelle MECS pour laquelle un appel à projets est en cours.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je vous remercie pour ces chiffres éclairants et vous félicite de n’avoir aucun placement non exécuté.

M. Cyrille Melchior. Il est important pour nous de maintenir cette situation.

Je tiens à insister sur les besoins d’accompagnement en matière de santé. Il est vrai que l’Éducation nationale s’efforce d’élever les niveaux scolaires, que nos travailleurs sociaux accompagnent les familles et que nous œuvrons à améliorer la qualité des logements. Le département de La Réunion consacre près de 35 millions d’euros par an à l’amélioration de l’habitat diffus et près de 170 PME du bâtiment sont agréés pour réaliser des travaux d’amélioration après évaluation sociale des familles. Je demande néanmoins à l’État de nous aider davantage. Je me suis battu pour que les gouvernements successifs renforcent les moyens alloués à l’amélioration de l’habitat car l’insalubrité peut engendrer de nombreux problèmes.

Concernant la santé, l’impact des carences affectives sur la santé de l’enfant est considérable et nous avons donc besoin de plus de moyens pour l’accompagnement sanitaire des travailleurs sociaux, des familles et des intervenants dans les structures d’accueil. Si nous ne prenons pas en compte les carences durant l’enfance, ces jeunes, une fois adultes, peuvent se retrouver en situation de désespérance ou devenir parfois des proies faciles pour les bandes des quartiers difficiles. Il est donc important d’agir sur tous les aspects de la santé, y compris la santé mentale, pour assurer la réussite de ces enfants, notamment après leur sortie des structures d’accueil ou des familles d’accueil à leur majorité.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaite aborder plusieurs points concernant la santé des enfants placés. Tout d’abord, je partage entièrement votre préoccupation sur la santé mentale. Plutôt que de se focaliser uniquement sur le manque de pédopsychiatres et de psychiatres, dont la formation prend du temps, nous devrions nous inspirer des modèles étrangers qui privilégient une approche pluridisciplinaire. La formation initiale et continue des professionnels est indispensable pour comprendre les facteurs que vous avez décrits. Nous avons su, pendant la crise du Covid, être innovants et abattre les frontières historiques. Nous pourrions ancrer ces pratiques en intégrant diverses disciplines pour permettre une prise en charge complète de l’enfant à l’intérieur d’une même structure. En plus d’éviter les déplacements fréquents qui perturbent l’équilibre et la scolarité de l’enfant, cela permettrait de renforcer les compétences des éducateurs, qui seraient épaulés par d’autres professionnels. Je travaille également avec d’autres parlementaires sur une réforme dont l’objectif est l’établissement de normes, actuellement inexistantes, dans le secteur de l’aide sociale à l’enfance. Cette approche pluridisciplinaire des métiers pourrait résoudre plusieurs problèmes : le manque de ressources, le besoin de formation et une meilleure compréhension du développement de l’enfant permettant de répondre aux problématiques liées au manque de sécurité affective.

Pensez-vous qu’il serait bénéfique d’organiser des campagnes de sensibilisation à la parentalité à grande échelle, en mettant l’accent sur l’importance du développement de l’enfant et du repérage précoce, tout en accompagnant les familles ?

Concernant les contrats jeune majeur instaurés par la loi Taquet, disposez-vous d’informations sur l’accompagnement des jeunes à leur sortie du dispositif ? Une évaluation a‑t‑elle été réalisée pour déterminer si ces jeunes sont bien accompagnés vers une insertion positive ou s’ils rencontrent encore des difficultés ?

M. Cyrille Melchior. Je suis favorable aux grandes campagnes nationales de sensibilisation à condition qu’elles soient adaptées aux réalités locales car, à La Réunion, les problématiques et les approches diffèrent de celles de l’Hexagone. Nous travaillons actuellement avec le préfet pour mieux coordonner nos campagnes, notamment concernant la lutte contre l’alcoolisation. Cette coordination permettrait d’harmoniser les messages et de mutualiser les moyens, ce qui est essentiel dans le contexte actuel.

M. Jean-Patrick Dalleau. Je tiens à préciser que le secteur de la santé se mobilise et que nous avons réalisé des avancées sous l’impulsion du président et du directeur général de l’ARS. Nous disposons par exemple aujourd’hui de places orientées vers les jeunes de l’aide sociale à l’enfance nécessitant une prise en charge dans le cadre d’un handicap. Bien que ces initiatives soient encore expérimentales, elles doivent être pérennisées et amplifiées, ce qui nécessitera des crédits supplémentaires. Nous avons également développé les équipes de liaisons et d’intervention auprès d’adolescents en souffrance (ELIAS), à disposition des familles d’accueil. Ces initiatives locales contribuent à l’amélioration de la situation, mais elles restent insuffisantes et doivent être pérennisées.

Concernant la prise en charge des mineurs, nous assurons, conformément à la loi Taquet, l’accompagnement des jeunes majeurs et développons un réseau pour faciliter leur insertion professionnelle. Nous avons ainsi mis en place un dispositif qui permet de poursuivre l’accompagnement au-delà des vingt et un ans pour les jeunes en insertion ou en études supérieures grâce à une contribution financière. Nous proposons également des prises en charge de droit commun, des allocations aux jeunes majeurs, une allocation d’accès à l’autonomie et une prime d’installation. Des places en MECS sont par ailleurs fléchées pour l’accompagnement de ces jeunes majeurs dans des appartements éducatifs ou des services de suite.

Bien que ces efforts soient perfectibles, nous sommes particulièrement sensibles à ces questions et continuons à améliorer nos actions quotidiennement, en collaboration avec nos partenaires, notamment le secteur associatif habilité qui joue un rôle majeur.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je vous remercie pour cette audition enrichissante et espère avoir l’occasion de vous rencontrer lors d’un prochain déplacement. J’ai récemment eu l’opportunité d’échanger avec des jeunes Réunionnaises, membres de la CIIVISE – Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants – à l’échelle nationale, sur leurs actions pour La Réunion, ce qui démontre le potentiel et l’engagement de votre jeunesse dès le lycée.

M. Cyrille Melchior. Je vous remercie de nous avoir accordé le temps d’exprimer nos difficultés et nos attentes et de vous présenter un état des lieux. J’aimerais, pour terminer, aborder un phénomène croissant auquel la politique de l’enfance de La Réunion est confrontée. Bien que nous accordions une attention particulière à l’enfance en difficulté à travers l’ASE, avec des mécanismes relativement fluides entre nos services, les autorités judiciaires et les opérateurs de terrain, nous rencontrons aujourd’hui une difficulté majeure face au phénomène des mineurs délaissés sous autorité parentale défaillante. Nous avons récemment travaillé sur ce sujet avec le préfet de La Réunion, les autorités judiciaires, les mairies, la CAF, l’ARS et plusieurs autres acteurs. Cette problématique se complexifie, particulièrement après le passage du cyclone Chido à Mayotte qui a conduit de nombreuses familles mahoraises à inscrire leurs enfants dans des établissements scolaires à La Réunion. Nous sommes extrêmement vigilants quant à l’exercice de l’autorité parentale déléguée pour ces enfants car nous constatons parfois qu’ils échappent à cette autorité, soit en raison d’un comportement difficile, soit à cause de l’absence de parents. C’est un phénomène relativement nouveau à La Réunion, qui prend de l’ampleur et qui nous mobilise fortement.

M. Jean-Patrick Dalleau. Le département de La Réunion, du fait de ses infrastructures, de ses compétences et de son niveau de développement, constitue un point d’attractivité extrêmement important dans l’océan Indien. Les populations défavorisées ou en grande difficulté se tournent donc naturellement vers lui. Bien que cette problématique soit traitée avec sérieux par les autorités, nous devons continuer à travailler pour progresser avec les moyens nécessaires.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je vous suggère d’ajouter ce point et vos propositions dans vos réponses au questionnaire afin que nous puissions les porter à l’échelle nationale.

M. Jean-Patrick Dalleau. Je souhaiterais conclure en indiquant que l’insularité de La Réunion ne nous permet pas, contrairement à la métropole, de nous appuyer sur un département limitrophe. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes et sur nos partenaires locaux.

  1.   Audition de M. Christian Poiret, président du conseil départemental du Nord, M. Lionel Crutel, directeur de cabinet, et M. Arnaud Buchon, directeur général adjoint Enfance, famille et santé (mercredi 5 février 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Cette audition se déroule dans un contexte politique particulier puisqu’une motion de censure est en cours dans l’hémicycle. Des députés nous rejoindrons ou nous quitterons donc certainement en fonction de l’évolution des débats.

Nous avons déjà auditionné, dans le cadre de cette commission d’enquête, plusieurs exécutifs départementaux, ce qui nous a permis d’identifier des différences concrètes entre les départements mais également des difficultés communes en matière de protection de l’enfance. Le département du Nord connaît des difficultés anciennes et récurrentes dans ce domaine, avec notamment un grand nombre d’enfants confiés. Nous souhaitons donc que vous nous éclairiez sur vos difficultés actuelles et sur les manquements, constatés notamment par la Défenseure des droits. Nous souhaitons également aborder certains dysfonctionnements, en particulier l’affaire dite du procès de Châteauroux, survenue entre 2010 et 2017 et que l’actualité a récemment mise en lumière.

Je vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Christian Poiret, M. Lionel Crutel et M. Arnaud Buchon prêtent serment.)

M. Christian Poiret, président du conseil départemental du Nord. Avec ses 2,6 millions d’habitants, le Nord est le plus grand département de France et nous sommes reconnaissants de cette opportunité qui lui est aujourd’hui donnée de contribuer aux travaux de votre commission. Nous serons également attentifs à vos conclusions et recommandations.

Cette audition intervient une semaine après la publication de la décision-cadre et des décisions territoriales de la Défenseure des droits concernant la protection de l’enfance. Nous prenons au sérieux les recommandations établies au regard des dysfonctionnements constatés dans le Nord, conscients qu’ils peuvent porter atteinte aux droits de l’enfant. Le département, responsable de la protection de l’enfance, doit utiliser ses moyens et ressources pour mettre en œuvre cette politique qui engage notre société dans son ensemble.

Je tiens tout d’abord à remercier l’engagement des 10 000 professionnels de l’enfance du département du Nord et de nos partenaires associatifs et publics. La protection de l’enfance est, avec le RSA, le grand âge et le handicap, une des priorités de notre assemblée départementale, dont le budget total s’élève à 3,8 milliards d’euros.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation qui dépasse le seul cadre de l’intervention départementale et rend nécessaire le soutien de l’État. La Défenseure des droits recommande de renforcer l’investissement de l’État aux côtés des départements en augmentant le financement des dépenses de solidarité, une demande que je partage pleinement.

Le Nord est un département hors normes dans lequel la population fait face à de nombreuses vulnérabilités structurelles liées à son histoire industrielle et sociale. Nous connaissons des difficultés économiques importantes, un taux de chômage élevé et une forte pauvreté. Les familles du Nord sont en moyenne plus nombreuses – 12,7 % contre 9 % au niveau national – et la monoparentalité y est davantage répandue – 18,6 % contre 16,5 % au niveau national. La pauvreté touche aujourd’hui près d’un ménage sur cinq. Face à ce contexte, le département est engagé depuis mars 2017 dans des dynamiques de renouveau au bénéfice de territoires particulièrement touchés par les difficultés tels que la Sambre-Avesnois-Thiérache (SAT) et les bassins miniers du Douaisis et du Valenciennois. Les plans d’actions, établis en collaboration avec l’État, la région et les collectivités locales, commencent à porter leurs fruits, mais cela nécessite du temps.

Dans le cadre du pacte SAT, j’ai pu échanger avec le Président de la République sur la crise de l’aide sociale à l’enfance dans le Nord. Actuellement, 22 826 enfants font l’objet d’une mesure d’aide sociale à l’enfance dans notre département, dont près de 12 000 avec des mesures d’accueil. À titre de comparaison, le département du Nord compte autant d’enfants confiés que la Seine-Saint-Denis et le Pas-de-Calais réunis, ce qui représente un poids budgétaire considérable. Nous recevons en outre 9 358 informations préoccupantes (IP), en provenance notamment de l’Éducation nationale, ce qui représente une augmentation de 24 % depuis 2021. Ces IP devant être traitées le plus rapidement possible, d’importants moyens humains doivent être mis en place.

Notre organisation territoriale comprend sept pôles et quarante-cinq maisons Nord solidarité (MNS), avec plus de 1 000 agents rattachés à la direction de l’enfance, de la famille et de la jeunesse, 750 à la protection maternelle et infantile (PMI) et 800 aux services sociaux de proximité. Nous comptons également 2 400 assistants familiaux, vingt-quatre associations gestionnaires d’établissements habilitées pour près de 4 000 places d’hébergement et nous contractualisons avec onze établissements belges pour 213 places supplémentaires.

Face à ces besoins croissants, nous devons augmenter notre capacité de mise en œuvre des décisions de justice. Notre budget dédié à la politique Enfance, jeunesse et violences intrafamiliales a ainsi augmenté de 188 millions d’euros depuis 2018, dont 67 millions entre 2022 et 2023, dans un contexte où les recettes des départements sont en baisse. Le coût par habitant des dépenses liées aux placements à l’aide sociale à l’enfance (ASE) dans le Nord s’élève aujourd’hui à 164 euros, contre 151 euros en Gironde, 137 euros en Seine-Saint-Denis et 135 euros en Ille-et-Vilaine.

Malgré notre engagement dans une contractualisation depuis 2020, les dotations de l’État pour la politique de l’enfance sont en baisse, avec 18,3 millions d’euros qui ne représentent que 2,64 % de notre budget global de 693,7 millions d’euros. Bien que nous accueillions plus de 6 % des enfants placés de France, nous ne recevons que 3,6 millions d’euros sur les 115 millions d’euros mobilisés par l’État, au lieu des 7,2 millions que nous pourrions proportionnellement attendre. Avec le président du département du Pas-de-Calais, nous avons à plusieurs reprises sollicité l’État ainsi que quatre ministres différents afin d’obtenir un traitement adapté à la situation exceptionnelle de notre territoire. Mes demandes, restées sans réponse jusqu’à présent, portent sur une orientation claire pour les enfants à double vulnérabilité afin que le plan « 50 000 solutions » permette de les sortir de l’aide à l’enfance et de libérer ainsi des places, la mise en œuvre d’une dotation de soins dans les établissements de protection de l’enfance et une participation à notre effort de création de places.

J’ai un indicateur qui me donne tous les mois le nombre d’enfants qui ne sont pas placés, par villes, par fratries, par âge. Cet indicateur est également communiqué aux juges afin que tout soit transparent.

L’objectif est de placer plus vite les enfants plus jeunes, ce qui se fait au détriment bien sûr des plus grand qu’on ne peut pas placer. À ce jour, 190 enfants sont sans solution de placement, ce qui est inacceptable. Donc nous plaçons, comme je l’ai dit, surtout ceux qui ont moins de douze ans.

Nous perdons également des assistants familiaux puisque 325 recrutements contre 426 départs ont été enregistrés en 2022. La revalorisation mise en place par les départements n’est pas suffisante au regard la diminution de cette vocation dans notre société, accentuée par la crise du Covid et par l’individualisme croissant.

La situation dans le département du Nord est paradoxale : alors que nous perdons 5 000 enfants par an dans les écoles primaires en raison de la baisse de la natalité, le nombre d’enfants pris en charge par l’ASE continue d’augmenter. Cela peut s’expliquer soit par un nombre important de jeunes à double vulnérabilité pour lesquels une prise en charge médico-sociale est attendue, soit par un meilleur repérage des situations à risque par nos services.

Concernant le nombre de places d’accueil, je tiens à rectifier une idée reçue. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, nous n’avons pas supprimé 700 places en 2015. En réalité, nous sommes passés de 4 076 places en 2015 à 5 208 aujourd’hui. Les 700 places en question ont été réaffectées en partie vers l’accueil des mineurs non accompagnés (MNA) et en partie vers un accompagnement renforcé à domicile.

Depuis mon arrivée à la présidence en 2021, nous avons mis en place un plan d’urgence en 2022 et lancé un appel à manifestation d’intérêt (AMI) en 2023. Nous avons créé 400 places et 100 mesures d’intervention supplémentaires. Nous avons également recruté cinquante travailleurs sociaux supplémentaires afin d’améliorer le suivi des enfants.

Concernant le procès de Châteauroux, j’estime que la décision de condamnation est légitime. Je n’étais pas président à l’époque mais des mesures avaient déjà été prises. Je regrette à la fois que cette situation ait perduré de 2010 à 2017, que le département ne se soit pas porté partie civile et que nous n’ayons pas suffisamment su écouter ces jeunes. La collectivité a, depuis lors, centralisé le traitement des alertes pour assurer un meilleur regroupement des informations. Le département du Nord souhaite demander la mise en place d’un accès à un fichier national recensant la validité de l’agrément des lieux d’accueil sur l’ensemble du territoire français.

Pour illustrer le caractère volontariste de notre politique, je précise que nous avons été le deuxième département à créer un conseil départemental de la protection de l’enfance, qui s’est déjà réuni à sept reprises et a permis la constitution de quatre groupes de travail. Nous travaillons en partenariat avec un délégué de la protection de l’enfance qui a été nommé à la préfecture en août dernier, des accueils dans des services médico-sociaux ont été organisés par l’agence régionale de santé (ARS) et les magistrats sont informés mensuellement du nombre d’enfants non placés. Au regard de la stagnation du nombre d’enfants non placés, nous avons également mis en place un « plan collège » qui permet d’utiliser les logements vacants dans ces établissements pour accueillir des enfants, en priorité des fratries, dans des conditions de famille et d’amour et en privilégiant des maisons de six enfants plutôt que de douze. Soixante‑douze places sont actuellement ouvertes et nous atteindrons bientôt les quatre-vingt-quatre. Cependant, afin de placer les 190 enfants restants, nous estimons le besoin total à 16 millions d’euros – un enfant placé représente 80 000 euros. En effet, bien que nous disposions des logements ainsi que des associations pour accompagner les enfants, notre budget est insuffisant. Le département du Nord consacre déjà 693 millions d’euros à la protection de l’enfance, ce qui est plus que le budget alloué au RSA, lequel s’élève à 620 millions pour 90 000 allocataires.

En tant que père et grand-père, je suis particulièrement sensible à cette cause. Nous disposons des moyens organisationnels pour nous occuper de ces enfants mais nous faisons malheureusement face, compte tenu du volume, à un problème de financement. Nous avons donc besoin de votre commission, de votre rapport et de vos conseils.

M. Arnaud Buchon, directeur général adjoint Enfance, famille et santé. La crise majeure que connaît le système de protection de l’enfance est préoccupante. Nous saluons tout d’abord l’engagement essentiel des 10 000 professionnels dédiés à cette mission, tant au niveau départemental qu’au niveau associatif, qui permet au système de perdurer. Il est impératif de mieux les soutenir, les former et les accompagner face aux changements profonds de nos politiques de prévention et de protection des enfants les plus vulnérables. À cet égard, le département met en place depuis quatre ans une formation d’adaptation à l’emploi des professionnels nouvellement nommés au sein des services Enfance, en partenariat avec l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse. D’une durée de dix-huit jours sur une année, elle permet aux jeunes agents de bénéficier d’une formation spécifique sur les enjeux liés à la protection des enfants vulnérables, notamment sur les aspects cliniques. Malgré les avancées récentes en termes de rémunération, l’attractivité des métiers du travail social reste un défi majeur. Nous peinons par exemple à recruter suffisamment de professionnels pour mettre en œuvre les 500 nouvelles mesures d’accompagnement à domicile renforcé créées ces deux dernières années.

Je veux également rappeler le principe de subsidiarité de l’aide sociale. La protection sociale s’inscrit dans un écosystème dont l’ASE est un acteur parmi d’autres et nous sommes parfois confrontés à des situations où elle se retrouve en charge d’enfants dont les besoins dépassent ses compétences. Je peux citer, à titre d’exemple, le cas de Maxime, dix-sept ans, confié à l’ASE du Nord faute de place en protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), ou encore celui d’Augustin, qui souffre de troubles du spectre autistique et est accueilli par l’ASE faute de place dans une structure médico-sociale adaptée. Ces enfants devraient être pris en charge grâce à un partenariat entre les différentes institutions, qui ne peuvent pas s’appuyer uniquement sur l’ASE.

Pour sortir de cette crise, des changements de paradigme sont nécessaires. Bien qu’ils aient été inscrits dans la loi en 2016 et en 2022, les changements qu’ils impliquent sont profonds et s’inscrivent donc dans le temps long.

Nous œuvrons également à associer les enfants protégés aux décisions qui les concernent, notamment grâce à la commission participative mise en place dans le cadre de l’observatoire départemental de la protection de l’enfance. Une démarche a également été engagée, dans le cadre d’une recherche-action, autour de la construction du projet de l’enfant. Elle vise à associer l’enfant à la définition de son projet individuel dans le cadre d’une démarche participative qui a, depuis, été relayée dans d’autres départements. Nous développons en outre des interventions de prévention précoce, bien que la pérennité des financements dédiés dans le cadre des contractualisations avec l’État soit aujourd’hui un sujet majeur de préoccupation.

Nous mettons enfin en place des conférences familiales qui permettent d’associer l’environnement de l’enfant à sa protection et d’éviter, lorsque cela est possible, un placement à l’ASE en mobilisant les ressources de l’entourage ou de la famille. Cette approche, malgré son indéniable intérêt pour le bien-être des enfants pour qui l’environnement familial proche représente un danger, nécessite du temps, de l’appropriation, de la formation et un changement de mentalité dans notre système de protection de l’enfance.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaite aborder plusieurs points concernant la situation dans le département du Nord, où, selon les services de l’État, tous les indicateurs sont au rouge.

Monsieur le président, vous êtes élu depuis vingt et un ans et connaissez donc parfaitement les politiques publiques du territoire et sa situation. Avec 22 000 enfants en suppléance parentale, le Nord fait face à des défis considérables. Je souhaiterais donc tout d’abord comprendre pourquoi les fonds d’intervention de l’ARS pour la protection de l’enfance, d’un montant de 2,2 millions d’euros en 2020 et 2021, n’ont pas été entièrement dépensés en projet ou en ingénierie. L’argument du Covid ne me semble pas suffisant car c’est précisément durant cette période que nous avons dû être les plus innovants pour répondre aux besoins des enfants placés. Ces fonds ont été reconduits par l’ARS pour 2023 à hauteur de 1,8 million d’euros.

Concernant les 213 enfants du Nord placés en Belgique, où je me suis récemment rendue, leur parcours est particulièrement préoccupant. Ces enfants, victimes pour certains d’actes de barbarie dès leur plus jeune âge, ont connu en moyenne dix-sept ruptures de placement avant d’être envoyés à l’étranger. Comment expliquer que nous n’ayons pas su les protéger efficacement en France ou sécuriser leur environnement, malgré les moyens alloués à cette fin ? Ne sommes-nous pas capables d’effectuer des développements incluant de la pluridisciplinarité dans les métiers pour pouvoir accompagner ces enfants en grande difficulté ?

La baisse de 3 millions d’euros du budget de la prévention spécialisée m’interpelle également car elle aura un impact direct sur le terrain, privant les jeunes d’un accompagnement crucial pour leur inclusion sociale. Je rappelle que nous avons fait signer, en 2013-2014, un protocole précisant que la protection de l’enfance dépend également du secteur de la prévention spécialisée. Cette baisse du budget implique une diminution du nombre de professionnels qui agissent auprès des jeunes et notre système ne peut fonctionner si les choix politiques empêchent de répondre aux besoins les plus cruciaux.

Enfin, comment justifiez-vous que les référents ASE aient plus de quarante situations différentes à gérer ? Cette charge de travail excessive ne permet pas d’assurer un suivi individualisé et de qualité des enfants placés. Elle remet en cause la nécessaire continuité du soutien éducatif et affectif dont ces enfants ont besoin. Au regard de l’immensité du travail à accomplir pour gérer les 22 000 situations et des 700 places supprimées en 2015, j’estime que la dynamique est insuffisante.

Je sollicite des explications sur ces différents points, qui ont un impact direct sur la vie des enfants confiés. La situation que j’ai observée en Belgique me semble particulièrement alarmante, principalement pour les plus jeunes enfants.

M. Christian Poiret. Bien que votre remarque sur mes vingt et une années en tant que conseiller départemental soit pertinente, permettez-moi de rappeler que j’ai été longtemps dans l’opposition. En 2015, lorsque je suis devenu premier vice-président en charge des finances du département, j’ai constaté un déficit caché de 300 millions d’euros. À l’époque, j’étais également président du premier groupe d’opposition. Je pourrais, comme cela a été fait par le passé, présenter des budgets insincères pour l’enfance, mais ce n’est pas mon souhait. Nous avons dû gérer cette situation difficile, avec des dysfonctionnements dans la gestion du budget RSA et des retards de paiement aux associations d’aide à l’enfance. Concernant l’affaire de Châteauroux, elle s’est produite avant ma présidence. Je trouve donc votre remarque désobligeante, d’autant plus que notre département dépense 164 euros par habitant pour les enfants de l’ASE, contre 79 euros dans le Val-de-Marne où vous étiez vice-présidente en charge de l’enfance.

Quant aux 2 millions d’euros non utilisés, sur un budget de 3,8 milliards d’euros dont 693 millions pour la protection de l’enfance, c’est relativement peu. Je rappelle que le coût du placement de six enfants s’élève déjà 500 000 euros.

Concernant la prévention spécialisée, je n’ai pas encore, contrairement à vos affirmations, décidé de réduire le budget de 3 millions d’euros. J’ai simplement demandé à quarante-trois maires s’ils voulaient participer, comme dans d’autres départements, à son financement. Dans la mesure où nous attendons leurs réponses avant de prendre une décision, critiquer une mesure qui n’a pas encore été actée relève du procès d’intention. Je rappelle que si le budget n’est pas voté par le département, il sera géré par le préfet. La prévention spécialisée n’étant pas une compétence obligatoire en termes de volume, nous verrons bien si celui-ci la laisse au niveau de 13 millions d’euros ! Il pourrait également prendre la décision de la réduire…

Notre objectif étant d’avancer ensemble, d’équilibrer le budget et de protéger nos enfants, je suis ouvert à toute suggestion constructive. Le Nord est un département hors normes et nous travaillons en collaboration avec les services de l’État, le procureur général et le premier président de la cour d’appel de Douai pour faire face à cette situation difficile.

Si vous ou les députés qui participent aujourd’hui souhaitez partager des solutions concrètes, je suis prêt à les examiner. Notre priorité commune étant le bien-être des enfants, nous faisons de notre mieux avec les ressources dont nous disposons.

M. Arnaud Buchon. Concernant les 2 millions d’euros, nous vous fournirons une réponse écrite détaillée mais mon hypothèse est que cela est lié à la contractualisation tardive du premier contrat départemental de prévention et de protection de l’enfance (CDPPE) en décembre 2020. Des crédits ont donc été versés par l’ARS pour des actions qui n’ont pas pu être mises en œuvre immédiatement, créant un effet de rattrapage. Nous avons travaillé sur une année glissante pour la contractualisation enfance avec l’ARS et les services de l’État, ce qui explique probablement cette situation.

Concernant la charge de travail des travailleurs sociaux, le département a abaissé en 2022 la norme d’allocation de postes à trente enfants par travailleur social. Dès qu’un service comptant dix travailleurs sociaux dépasse durablement les 300 enfants suivis, nous créons un poste supplémentaire. Dans l’intervalle, nous ajoutons des renforts temporaires quand cela est possible. Les situations où un travailleur social gère plus de quarante dossiers sont généralement dues à des postes vacants que nous peinons à pourvoir. Nous suivons attentivement ces données, y compris pour nos travailleurs sociaux volants qui interviennent dans plusieurs équipes selon les besoins. Certains territoires, notamment le secteur Roubaix-Tourcoing, connaissent d’importantes difficultés de recrutement. Bien que la charge de travail puisse donc temporairement augmenter pour certains travailleurs sociaux, il ne s’agit pas de la norme départementale. Nous vous communiquerons la moyenne départementale ainsi que le détail par service, car nous suivons cet indicateur mensuellement afin d’allouer rapidement les ressources nécessaires. Ces informations seront incluses dans la réponse écrite qui vous sera adressée en fin de semaine pour l’ensemble des quarante-cinq services enfance du département.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Concernant le procès de Châteauroux, vous avez indiqué avoir suivi l’audience avec intérêt. Pouvez-vous nous préciser quelles actions ont été mises en place au-delà de ce suivi ?

M. Christian Poiret. Deux personnes étaient présentes sur place et me faisaient un rapport des débats tous les soirs. Je recevais également chaque matin un résumé dans la presse locale car un journaliste du Nord était présent.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Connaissez-vous les noms des enfants victimes d’abus qui ont porté plainte ?

M. Christian Poiret. Je n’ai pas retenu les noms.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous confirmez donc ne pas avoir entrepris d’actions telles qu’envoyer un message de soutien ou appeler un des plaignants pour lui exprimer votre solidarité en tant que président du conseil départemental, père et grand-père ?

M. Christian Poiret. J’ai donné des instructions visant à aider l’un des plaignants dans son intégration et je suis même prêt à le recevoir directement. J’ai demandé qu’il lui soit permis de s’épanouir, éventuellement dans le département du Nord, car je suis attentif à cet aspect humain.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Le choix de vos mots est troublant. J’ai échangé avec Mathias Gaillard, qui confirme n’avoir reçu aucun message de votre part. Je note donc que vos gestes d’humanité se sont limités à demander des rapports aux deux personnes présentes sur place.

Concernant l’aspect financier, le département du Nord aurait été floué à hauteur de 630 000 à 1 million d’euros. Pourtant, il ne s’est constitué partie civile ni à ce procès ni après ce procès. Pourquoi n’avez-vous pas entrepris d’action au moins pour récupérer l’argent des contribuables du Nord détourné par des escrocs au nom de la protection de l’enfance ?

M. Christian Poiret. Je pensais qu’il fallait se porter partie civile avant ou pendant le procès, mais j’ai découvert hier que je pourrais encore le faire aujourd’hui. N’étant pas aux affaires en 2017 et mes prédécesseurs ne s’étant pas portés partie civile, je ne l’ai pas fait – je viens du privé, je ne suis pas un juriste.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). J’ai assisté aux réquisitions des avocats des parties civiles à Châteauroux, où l’absence du département du Nord a été soulignée, comme dans tous les articles traitant du procès. Je suis étonnée que cela ne vous ait pas été rapporté. Malgré le temps écoulé entre le verdict du procès et aujourd’hui, nous constatons que vous venez seulement de réaliser que vous pouviez réclamer l’argent du contribuable et faire acte d’humanité auprès des enfants maltraités, dont, pour beaucoup, la vie est brisée.

M. Christian Poiret. Nous avons entrepris des actions, notamment pour l’enfant que j’évoquais précédemment. Si nous devons nous porter partie civile, nous le ferons. Je ne comprends pas que mes prédécesseurs n’aient pas agi et ne soient pas allés vers les enfants en 2017, date de la découverte de cette affaire. Ce n’est pas en 2021, à mon arrivée, qu’auraient dû se poser ces questions.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je souhaite évoquer la mission d’investigation et d’évaluation concernant les 700 postes supprimés. Ces postes en foyers classiques, plus coûteux, ont-ils été remplacés par des accueils de MNA moins onéreux ou par des assistances à domicile ?

Quant aux micro-MECS – maison d’enfants à caractère social –, elles représentent certes une initiative pertinente mais ne doivent pas devenir une « exception consolante ». Nous ne devrions pas nous satisfaire de quelques enfants correctement pris en charge qui masquent la situation de nombreux autres enfants mal pris en charge.

M. Arnaud Buchon. Je tiens à préciser qu’il s’agit de 700 postes et non de 700 places. En 2015, nous avons procédé à 350 transformations de places de dispositifs MECS vers un dispositif spécifique MNA. Dans le même temps, 350 places d’accueil en hébergement ont été transformées en actions à domicile, notamment en actions éducatives en milieu ouvert (AEMO) et interventions éducatives à domicile (IEAD) renforcées dans le département. Ces décisions s’inscrivaient dans un contexte budgétaire contraint, comme l’a rappelé le président.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Concernant le dispositif micro-MECS dans les établissements scolaires, en tant qu’enseignant, je sais combien ces logements peuvent être nécessaires pour le personnel. Qu’en est-il de sa mise en place ?

M. Christian Poiret. Sur les cinq logements vides par collège, seuls trois sont affectés. Nous travaillons sur les deux logements restants en partenariat avec l’Éducation nationale.

M. Denis Fégné (SOC). Vous avez évoqué la saturation des placements et le manque de familles d’accueil, avec 325 recrutements pour 426 départs. Quelle politique mettez-vous en place pour recruter ces familles d’accueil et répondre à cette pénurie ? Comment comptez-vous améliorer l’attractivité du métier, notamment en termes de statut, de convention collective, de rémunérations, d’accompagnement technique et psychologique, de supervision et de participation aux réunions ? Il s’agit en effet d’un véritable métier et non d’une simple vocation. Quelles mesures prenez-vous pour soutenir ces assistants familiaux en grande souffrance et résoudre le problème d’attractivité du métier dans le département du Nord ?

M. Christian Poiret. Je tiens à souligner l’importance de la vocation dans ce métier. Concernant nos efforts de recrutement, nous promouvons notamment ce métier dans nos maisons Nord emploi auprès des 90 000 allocataires du RSA et collaborons également avec France Travail. J’ai même acheté une page entière dans toutes les éditions de La Voix du Nord pour un week-end, dédiée au sujet du recrutement de familles d’accueil. Nous n’avons malheureusement reçu que cinq réponses. Je suis ouvert à toute suggestion pour améliorer notre approche de recrutement car il s’agit pour moi d’une priorité.

M. Arnaud Buchon. Nous avons créé des équipes spécifiquement dédiées à l’agrément et au recrutement d’assistants familiaux dans nos sept territoires. Nous avons également validé toutes les places en placement familial spécialisé dans les associations qui nous étaient proposées ces dernières années, soit environ 350 places autorisées à ce jour. Nous offrons par ailleurs la possibilité aux assistants familiaux de bénéficier d’heures de services d’aide à domicile pour soutenir leur pratique professionnelle. Cette expérimentation, menée sur un territoire, sera généralisée en fonction des possibilités budgétaires, en priorité sur les territoires en tension.

Mme Alexandra Martin (DR). Monsieur le président, vous avez souligné la nécessité d’augmenter les capacités d’accueil pour exécuter les décisions de justice. De nombreux enfants demeurent en effet dans leur environnement familial malgré un danger avéré faute de places. L’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) a révélé que 49 % des enfants décédés sous les coups de leurs parents étaient préalablement suivis par l’ASE ou bénéficiaient de mesures de protection. Vous avez par ailleurs indiqué avoir « besoin de l’État ». Éric Woerth avait suggéré en 2024 que la protection de l’enfance revienne à l’État. Jusqu’à quel point avez-vous besoin de cette intervention de l’État ?

M. Christian Poiret. Je ne crois pas à la recentralisation, car nous avons besoin de travailler sur le terrain en étant proches et réactifs. Nous disposons des moyens techniques mais le problème est financier puisque, sur un budget de 693 millions d’euros pour l’enfance, seuls 18 millions sont compensés par l’État. Pour un département aussi important que le Nord, cela représente une charge considérable. Or 50 millions d’euros supplémentaires de l’État nous permettraient de résoudre nos problèmes. Cette somme est négligeable à l’échelle du budget national mais stratégique pour notre département.

M. David Guiraud (LFI-NFP). Monsieur le président, je suis étonné par vos propos contradictoires concernant votre connaissance des enfants maltraités. Vous avez déclaré sur France Bleu Nord connaître mensuellement les noms et prénoms des enfants non placés, ce qui semble incompatible avec votre affirmation précédente au sujet du procès de Châteauroux. Cette incohérence soulève des doutes sur la crédibilité de vos déclarations.

Je rappelle que nous sommes ici pour établir des responsabilités au regard de la situation de l’aide sociale à l’enfance.

Concernant les difficultés de recrutement et les conditions de travail dégradées que vous avez évoquées, je m’interroge sur votre propre responsabilité en tant qu’employeur. Lors de vos vœux du 24 janvier dernier, vous avez tenu des propos peu encourageants envers les professionnels de l’aide sociale à l’enfance qui vous interpellaient sur leur mal-être, leur suggérant de quitter leur emploi s’ils n’en étaient pas satisfaits. En tant qu’employeur, vous avez pourtant la responsabilité d’assurer la sécurité, la santé et de bonnes conditions de travail pour vos employés. Les difficultés de recrutement que vous continuez à rencontrer en dépit des revalorisations salariales et des campagnes de publicité indiquent peut-être que vous faites partie du problème.

Par ailleurs, les chiffres que vous avancez concernant les budgets manquent de cohérence. Vous mentionnez tantôt 680 millions d’euros, tantôt 620 millions, et sur France Bleu Nord vous parlez de 120 millions d’euros sur les deux dernières années. Cette confusion ne facilite pas la compréhension de la situation, ni pour nous, ni pour les professionnels du secteur.

Il ne suffit pas de saluer les 10 000 salariés de la protection sociale, il faut également les protéger et surtout ne pas les maltraiter !

M. Christian Poiret. Je vous invite à réécouter l’intégralité de l’enregistrement pour comprendre le contexte de mes propos lors de la cérémonie des vœux. Je ne peux tolérer certaines attitudes lors d’une cérémonie officielle où les personnes sont invitées et j’assume donc pleinement ma réaction. Je répondrai seulement que le véritable problème réside dans le manque de moyens fournis par l’État pour protéger efficacement nos enfants.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Monsieur le directeur général, je conteste votre affirmation selon laquelle les problématiques de certains enfants ne relèveraient pas de la protection de l’enfance. Les enfants présentant des troubles du comportement, ayant commis des actes de délinquance ou se trouvant en situation de handicap peuvent tout à fait nécessiter une protection et une prise en charge éducative renforcée, ce qui relève de votre mission.

Monsieur le président, je rappelle que vous êtes responsable, y compris pénalement, de la protection de l’enfance. Votre volonté de « sortir » les enfants à double vulnérabilité de l’aide sociale à l’enfance soulève des questions. Où comptez-vous les placer ? Comment définissez-vous cette double vulnérabilité ? Le psychotraumatrisme est au cœur de la protection de l’enfance et les enfants victimes de maltraitance relèvent en priorité de votre responsabilité même s’ils peuvent nécessiter d’autres types de prise en charge.

J’aimerais que vous confirmiez vos propos tenus sur BFM TV Grand Lille en mars 2024, où vous auriez déclaré être particulièrement attentif aux enfants de moins de cinq ans, considérant que les plus âgés peuvent s’exprimer à l’extérieur et s’exposent donc à moins de risques. Ces propos, s’ils sont avérés, me semblent scandaleux et dangereux compte tenu de vos responsabilités et de la loi. Je vous remercie de clarifier vos propos et votre position à ce sujet.

M. Christian Poiret. Je confirme et assume entièrement mes propos. Devant le constat du manque de places, j’ai en effet choisi de préserver les plus petits. Je considère qu’à douze ou quatorze ans, un enfant scolarisé peut plus facilement signaler un problème à un enseignant. Mon épouse, directrice d’école, est familière avec les procédures d’information préoccupante. Les enfants de zéro à cinq ans sont davantage vulnérables car ils ne peuvent pas s’exprimer. C’est donc ce qui est le « moins pire » quand on ne peut pas accueillir tout le monde.

Je suis par ailleurs pleinement conscient de ma responsabilité pénale, c’est bien pourquoi je ne veux pas que cela continue ainsi. Concernant la double vulnérabilité, Arnaud Buchon vous expliquera la problématique des enfants sortis des instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques (ITEP) dont le département doit assurer la prise en charge.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Vous confirmez donc que, par choix budgétaire, vous considérez que les enfants qui ont plus de cinq ans et qui parlent ne sont pas à risque et n’ont pas besoin de protection de l’enfance, préférant ainsi les laisser de côté ?

M. Christian Poiret. Je vous demande simplement du bon sens. Au regard des 190 places manquantes, je dois faire des choix. Est-il préférable de placer un bébé ou un enfant de quatorze ans ? Je privilégie effectivement le placement du bébé, optant ainsi pour la moins mauvaise des solutions. Je vous expose la réalité de ma situation et, si vous étiez à ma place, vous seriez également contrainte de faire ces choix. Il s’agit de décisions difficiles, que j’assume entièrement.

M. Arnaud Buchon. Je tiens à préciser ma position. Je n’affirme aucunement que ces enfants ne relèvent pas de la protection de l’enfance mais que les dispositifs actuels ne sont pas les mieux adaptés à leurs besoins. Les établissements d’hébergement de la PJJ, en dehors des centres éducatifs fermés, peuvent accueillir ces enfants. Une ancienne directrice de la PJJ considérait d’ailleurs le placement dans ces structures comme une mesure de protection car les taux d’encadrement y sont parfois mieux adaptés à certaines situations.

Je m’interroge sur les processus d’exclusion des ITEP et sur leur fondement réglementaire, qui conduisent de fait à confier ces enfants à l’aide sociale à l’enfance. Je n’affirme nullement que l’ASE ne doit pas intervenir, mais elle ne peut pas gérer seule ces situations. Les ITEP ont été créés pour répondre à des problématiques spécifiques, différentes de celles des MECS, et je ne suis pas convaincu que le placement en MECS réponde mieux aux besoins d’un enfant exclu d’ITEP. Je précise par ailleurs que le département du Nord lance un appel à projets pour un internat socio-éducatif médicalisé pour adolescents, cofinancé avec la PJJ et l’ARS, afin de répondre aux besoins multiples de ces jeunes.

Concernant la double vulnérabilité, nous sommes favorables à une définition nationale partagée ou simplement à un meilleur partage d’informations avec le secteur médico-social pour construire des réponses communes, comme c’est le cas en Belgique.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez déclaré que la centralisation n’était pas la solution, tout en affirmant avoir besoin de quelques millions d’euros pour placer 190 enfants dont les décisions ne sont pas exécutées. Ne voyez-vous pas là une contradiction ? Ne pensez‑vous pas qu’une certaine centralisation pourrait permettre d’obtenir ce budget qui manque également à d’autres départements ?

M. Christian Poiret. Un processus de recentralisation mettrait des années à se mettre en place alors que nous sommes dans une situation d’urgence. S’il devait avoir lieu, les dépenses seraient imputées au budget de l’État et la responsabilité incomberait donc à l’État ou à l’organisme qu’il mandaterait, et non plus au président du département. Actuellement, les départements tels que celui du Nord accomplissent leur travail mais manquent de moyens. Si nous gérons la situation, les 22 800 enfants dont 190 non placés font de notre département un territoire hors normes. En attendant une éventuelle recentralisation, nous avons besoin d’un amendement financier pour protéger ces 190 enfants.

Mme Julie Ozenne (EcoS). Monsieur le président, entre 2015 et 2018, vous avez supprimé 700 places en foyer, les transformant en mesures d’assistance éducative renforcée à domicile et en accueil MNA, des services moins coûteux puisque le coût d’une place en foyer s’élève à 165 à 230 euros par jour contre 63 euros pour les MNA. Vous semblez gérer votre département en bon chef d’entreprise. Bien que la protection de l’enfance soit votre priorité, vous avez également créé 400 postes de coach pour tenter de réduire le nombre de bénéficiaires du RSA. Quel retour sur investissement attendez-vous de toutes ces économies ?

M. Christian Poiret. Notre objectif n’est pas de réduire le nombre de bénéficiaires du RSA mais d’aider les gens à trouver un emploi et ce sont aujourd’hui 312 coachs qui les accompagnent. En 2015, les allocataires du RSA étaient 116 000, ils sont aujourd’hui 90 000, ce qui représente encore un budget de plus de 620 millions d’euros. Sans ces coachs et nos maisons de l’emploi, cofinancées par l’État dans le cadre du plan pauvreté, nous ne pourrions pas aider ces personnes à trouver du travail. Nous devons également collaborer avec les entreprises pour identifier les emplois disponibles et former les bénéficiaires du RSA. Si nous estimons que 60 % des bénéficiaires continueront à percevoir le RSA, nous devons néanmoins aider les 40 % restants à trouver un emploi. C’est la vision que nous défendons dans le département du Nord et je pense qu’elle est bien comprise par les Français.

M. Ugo Bernalicis (LFI-NFP). J’ai assisté au dernier conseil de juridiction de Lille, qui portait spécifiquement sur la protection de l’enfance et l’exécution des mesures judiciaires. Les discours différaient de celui de la cour d’appel que vous semblez avoir reçu. Ils évoquaient en effet des centaines de mesures non exécutées et des magistrats s’autocensurant, prononçant par défaut des mesures peu pertinentes. Ils soulignaient également d’importantes disparités avec le département du Pas-de-Calais. Je souhaite donc savoir pourquoi aucun élu n’était présent à ce conseil juridique qui leur était destiné, hormis une fonctionnaire du département ? S’agit-il de mépris envers la justice ou d’un manque d’information ? Comment qualifiez-vous vos relations avec la justice ?

M. Christian Poiret. Mes relations avec la justice sont excellentes, notamment au sein du conseil départemental de la protection de l’enfance où nous collaborons étroitement. La liste que j’ai mentionnée précédemment leur est transmise mensuellement. Certains juges peuvent voir les choses un peu différemment mais je réponds présent aux invitations et travaille régulièrement avec le procureur général. Nous nous respectons mutuellement. Nous sommes aux ordres de la justice et je dois placer les enfants. Je suis très clair : il n’y a pas de sujet concernant l’institution judiciaire.

  1.   Audition conjointe de Mme Karine Brunet-Jambu et Mme Laurence Brunet-Jambu, auteures de l’ouvrage Signalements, M. Matthieu Bourrette, avocat général près la cour d’appel de Paris, ancien procureur de la République près le tribunal judiciaire de Reims, et de Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), ancienne juge d’instruction au tribunal de grande instance de Meaux (mercredi 5 février 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête avec l’audition de Mme Karine Brunet-Jambu et Mme Laurence Brunet-Jambu, auteures de l’ouvrage Signalements, qui a été adapté dans un téléfilm diffusé récemment sur France 2, M. Matthieu Bourrette, avocat général près la cour d’appel de Paris, ancien procureur de la République près le tribunal judiciaire de Reims, et Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et ancienne juge d’instruction au tribunal de grande instance de Meaux.

Mesdames, monsieur, nous avons souhaité vous réunir car vous avez eu à connaître, à différents titres, d’affaires dramatiques : celle dont vous avez été la victime, madame Karine Brunet-Jambu ; celle de la mort du petit Tony, en 2016, à Reims, dont vous avez été saisi en tant que procureur, monsieur Bourrette ; et celle de la mort du petit Bastien, en 2011, à Germigny-l’Évêque, en Seine-et-Marne, que vous avez instruite, madame Lafourcade.

Ces trois affaires soulèvent différentes questions que notre commission d’enquête souhaite aborder avec vous, à commencer par celle du traitement par les autorités des signalements de maltraitances infligées à des enfants. Vos points de vue nous seront donc précieux. Je rappelle que la CNCDH a publié, en décembre 2023, un avis sur les morts violentes d’enfants dans le cadre familial.

Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, je souhaite apporter deux précisions.

Premièrement, le garde des sceaux a indiqué à la présidente de l’Assemblée nationale, dans un courrier en date du 1er octobre 2024, que le périmètre de notre commission d’enquête est « susceptible de recouvrir des procédures en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition » de résolution tendant à la réinstaurer. Nous serons donc attentifs à ce que cette audition n’interfère pas avec l’action de l’autorité judiciaire dans les aspects de ces affaires qui n’auraient pas encore reçu un jugement définitif.

Deuxièmement, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires dispose que toute personne « est tenue de déposer » devant une commission d’enquête « sous réserve des dispositions des articles 22613 et 22614 du code pénal », c’est-à-dire sous réserve du respect du secret professionnel et, par voie de conséquence, de celui de l’instruction.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Karine Brunet-Jambu, Mme Laurence Brunet-Jambu, Mme Magali Lafourcade et M. Matthieu Bourrette prêtent serment.)

M. Matthieu Bourrette, avocat général près la cour d’appel de Paris, ancien procureur de la République près le tribunal judiciaire de Reims. Magistrat depuis un peu moins de trente ans, j’ai été procureur de la République à deux reprises : dans la Vienne, pendant six ans, puis à Reims, entre 2016 et 2023.

J’ai été nommé à la tête du parquet de Reims à l’été 2016. Au mois de novembre, celle de mes collègues qui était de permanence durant un week-end m’a appelé pour m’informer que les services médicaux et de police l’avaient avisée de la découverte, à son domicile, d’un enfant de trois ans, Tony, qui se trouvait dans une situation médicale très grave et manifestement non accidentelle, ce qui nous a conduits à ouvrir immédiatement une enquête de flagrance pour violences aggravées et, très rapidement, meurtre aggravé puisque l’enfant n’a pas survécu.

De mémoire, sa mère était présente et a été immédiatement interpellée. Quant à son beau-père, qui avait pris la fuite, il l’a été deux heures plus tard, sans aucune difficulté. Âgés d’une vingtaine d’années, ils étaient ensemble depuis quelques mois, avaient emménagé au mois de septembre et n’avaient pas d’activité professionnelle. Une information judiciaire a été ouverte par le juge d’instruction et ils ont été placés en détention provisoire : elle, pendant quatre mois, comme le prescrit la loi en cas de non-assistance à personne en péril et non‑dénonciation de mauvais traitements sur mineur ; lui, pour l’infraction d’homicide volontaire aggravé, requalifiée par la suite de violences habituelles sur mineur par personne ayant autorité ayant entraîné la mort, ce qui lui faisait encourir une peine de trente ans de réclusion criminelle.

Le dossier a été renvoyé devant la cour d’assises, au sein de laquelle je représentais le ministère public. Tous deux ont été condamnés en première instance : l’une – de mémoire – à une peine mixte de cinq d’emprisonnement dont une partie était assortie du sursis, l’autre à vingt ans de réclusion criminelle.

Ce dossier comportait un second volet, car nous avions également ouvert une information judiciaire pour non-assistance à personne en péril et non-dénonciation de mauvais traitements sur mineurs contre tous autres. Très rapidement, en effet, l’enquête de flagrance a révélé qu’un certain nombre de personnes avaient pu rencontrer le petit Tony, qu’il s’agisse de membres son entourage familial, de voisins ou de représentants institutionnels – notamment une infirmière de la protection maternelle et infantile (PMI) et son institutrice. On pouvait légitimement s’interroger sur le point de savoir quel était leur degré de connaissance de la situation et s’ils étaient tenus ou non à un régime de dénonciation.

Du reste, le magistrat instructeur a mis en examen, sur réquisition du parquet, un couple de voisins : madame, qui était souffrante, est décédée durant l’information judiciaire ; monsieur a été renvoyé, de manière distincte – c’est un choix que nous avions fait avec le magistrat instructeur –, devant le tribunal correctionnel, où j’avais requis une déclaration de culpabilité et une dispense de peine. Il a été relaxé en première instance. J’ai fait appel ; il a été de nouveau relaxé. Le parquet général, qui partageait mon analyse, a déposé un pourvoi en cassation ; l’arrêt d’appel a été cassé et l’affaire renvoyée devant la même cour autrement composée. J’avais alors quitté mes fonctions – c’est dire si, parfois, la justice prend son temps ; c’est donc par la presse que j’ai appris que l’intéressé avait été déclaré coupable et – de mémoire – dispensé de peine.

Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et ancienne juge d’instruction au tribunal de grande instance de Meaux. Alors que j’étais juge d’instruction au tribunal de grande instance de Meaux, Bastien, trois ans, a été retrouvé mort, le 25 novembre 2011, à Germigny-l’Évêque, en Seine-et-Marne. Ce dossier m’a profondément marquée – j’avais d’ailleurs demandé une cosaisine.

Comme vous l’avez rappelé, madame la présidente, je dois me garder de violer le secret de l’instruction. C’est pourquoi je vous communiquerai uniquement des informations dont j’ai vérifié qu’elles relèvent du domaine public en m’appuyant sur ce que des organes de presse de qualité, notamment France Info, ont relaté de l’affaire.

Lors de la découverte du corps de Bastien, ses parents livrent des explications confuses et alternatives – ce qui montre qu’il n’est pas toujours aisé d’identifier une mort violente – qui peuvent laisser penser que le décès est accidentel. Mais l’analyse du médecin légiste révèle la présence, sur le dos de l’enfant, de traces rondes qui suggèrent qu’il s’agit d’autre chose que d’une noyade ou une chute. De fait, on découvre que l’enfant a été enfermé dans la machine à laver de la famille, en présence de sa grande sœur de cinq ans et de ses deux parents.

Ces derniers ont été mis en examen pour meurtre aggravé et complicité de meurtre aggravé – j’étais en congé de maternité lorsque l’ordonnance de mise en accusation a été rendue –, puis jugés par la cour d’assises de Seine-et-Marne. En 2015, Christophe Champenois a été condamné à une peine de trente ans de réclusion criminelle assortie d’une période de sûreté de vingt ans. Quant à sa compagne, Charlène Cotte, elle a été condamnée à douze ans de réclusion. Elle a fait appel et, en 2018, la cour d’appel a alourdi sa peine en la condamnant à quinze ans de réclusion criminelle pour complicité de meurtre aggravé.

Il est intéressant de relever, au regard de l’objet de votre commission d’enquête, qu’après plusieurs informations préoccupantes, la famille était suivie par les services sociaux du département. Il avait été constaté que des propos assez durs avaient été tenus contre l’enfant. Surtout, la veille de son décès, à seize heures cinquante-huit, le père avait laissé un message téléphonique à l’assistant socio-éducatif qui suivait la famille, dans lequel il disait – ce message a été diffusé à l’audience : « C’est encore M. Champenois. Bon, écoutez, il y a encore un gros problème avec Bastien à l’école. Il n’arrête pas de faire des bêtises, je veux dire : non-respect de ses camarades à l’école. […] Je peux vous dire que si vous faites rien du tout, je le balance du deuxième étage, même s’il faut que je fasse quinze ans de prison. Donc vous avez intérêt à faire quelque chose. » Ce message n’avait pas été écouté par son destinataire, qui était en arrêt maladie. Cet élément a été largement évoqué devant la cour d’assises, qui a auditionné, à sa demande, la directrice des services sociaux du département.

Cette affaire est à la racine de mon engagement personnel en faveur des droits de l’enfant. Ainsi, j’ai incité la CNCDH – cet organe indépendant rattaché aux Nations unies a pour mission de veiller à l’application de la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989 – à se pencher sur les morts violentes d’enfants. Nous avions déjà accompli un travail considérable sur les féminicides – à l’époque, le terme même faisait ricaner –, en obtenant de l’État un comptage du nombre des femmes tuées. Ce comptage a été actualisé par la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), qui a dénombré trois tentatives de féminicide ou féminicides – directs, ou indirects lorsque le harcèlement conduit au suicide – par jour.

S’agissant des enfants, on dénombre un mort tous les cinq jours. Dans son « Avis sur les morts violentes d’enfants dans le cadre familial », la CNCDH explique les raisons pour lesquelles ce phénomène est difficile à évaluer et formule plusieurs recommandations, notamment à propos du syndrome du bébé secoué, qui est perçu comme le résultat du « craquage » d’un parent à bout alors que, d’après les études, il s’inscrit dans un continuum de violences.

Encore une fois, cette affaire a été pour moi fondamentale. Mais l’enjeu est désormais d’en tirer les enseignements pour mettre en œuvre des réformes structurelles.

Mme Laurence Brunet-Jambu, auteure de l’ouvrage Signalements. Karine est née le 7 juillet 1997 ; un premier signalement a été fait le 17 juillet par l’hôpital, qui estimait qu’on exposait cette petite fille à un immense danger en la laissant sans suivi. Une première technicienne de l’intervention sociale et familiale (TISF) est intervenue – nous en avons eu confirmation lorsqu’elle est entrée en contact avec Karine à la suite de la diffusion du téléfilm – le lundi matin 19 juillet ; elle a adressé à sa direction, le 25 juillet, un rapport qui devait être communiqué au juge des enfants, dans lequel elle indiquait que Karine était exposée à un danger immédiat tel qu’il fallait absolument prévoir son placement.

Elle est restée douze ans dans sa famille, où elle a subi les pires outrages, les pires violences qui puissent être infligés à un enfant. (Mme Laurence Brunet-Jambu, très émue, s’interrompt un instant.) Je suis hantée par la question de savoir si j’aurais pu faire plus – sans doute – ou mieux – sûrement. Pourtant, j’ai tout tenté. Mais on ne m’a pas écoutée : on m’a placée en garde à vue, on m’appelait la sorcière, aussi bien dans les tribunaux qu’à l’aide sociale à l’enfance… Tout le monde savait ce que vivait Karine : nos belles-sœurs, nos beaux-frères, la mairie de Chantepie… Tout le monde ! Les signalements se trouvaient dans le dossier de l’assistance éducative ; du reste, si cela n’avait pas été le cas, nous n’aurions pas pu faire condamner la France.

Le combat, je l’ai mené pour Karine et pour tous les autres. Les dysfonctionnements sont trop nombreux. Or il suffirait de peu de chose pour que le système marche : améliorer les pratiques, former les professionnels et changer le regard des magistrats sur les besoins primaires d’un enfant. La première question que l’on doit se poser est celle de savoir où il se sentira en sécurité. Chez un membre de sa famille, une tante ou un cousin ? Peu importe, pourvu qu’il se sente en sécurité. On ne cherche toujours pas à assurer le bien-être de l’enfant dans l’immédiat. Si on le place, on le traumatise ; le laisser dans sa famille, c’est une catastrophe.

Lors du procès d’assises, l’expert qui avait rencontré Karine s’est tourné vers elle et, en la regardant, a déclaré : « Je ne comprends pas qu’elle soit vivante. » Toutes les personnes présentes ont été marquées par cette phrase. De fait, notre avocat m’a dit que le rapport d’expertise, que j’avais lu en diagonale, était terrible. Comment a-t-elle pu survivre à tout ce qu’elle a enduré ?

Mme Karine Brunet-Jambu, auteure de l’ouvrage Signalements. Je m’appelle Karine, j’ai vingt-sept ans, et je suis née dans une famille où j’ai vécu un réel calvaire, dès ma naissance. Un nombre incalculable de signalements ont été faits. Le suivi dont j’ai fait l’objet est censé protéger les enfants. Or en aucun cas je n’ai été protégée : j’ai vécu des viols, des agressions sexuelles, des attouchements, toutes sortes d’actes atroces qu’un enfant ne devrait pas subir. Si Laurence n’avait pas été là, je serais morte : je n’aurais jamais pu continuer à supporter le calvaire que j’ai enduré pendant un grand nombre d’années. Si seulement les choses pouvaient changer pour que les enfants soient réellement protégés ! C’est la seule chose que je tiens à dire : il faut que cela change.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Chère Karine, chère Laurence, j’ai eu la chance de participer avec vous à l’émission de France 2 qui a suivi la diffusion, le 20 novembre, de Signalements, et j’ai pu mesurer, sur ce plateau, le chemin qu’il reste à parcourir pour que les choses changent.

Nous arrivons au terme des auditions de notre commission d’enquête et, plutôt que de vous interroger comme nous le faisons habituellement avec les personnes que nous entendons, je souhaiterais entendre vos propositions. Car vous êtes, Laurence, une « tante courage » exceptionnelle. Vous vous êtes inspirée des méthodes québécoises pour accompagner votre nièce. Vous êtes, en fait, sa maman ; vous l’avez protégée du mieux que vous pouviez.

Il est intéressant que des magistrats soient également présents, car il ressort de votre histoire que l’ensemble du système a déraillé.

Ainsi, lorsque les personnes chargées des actions éducatives en milieu ouvert (AEMO) se rendent au domicile de la famille une fois par mois, en indiquant le jour et l’heure de leur visite, il est évident – Karine peut en témoigner – que la maison est nettoyée et rangée et qu’on a demandé à l’enfant de se taire. Je sais par expérience que ces mesures sont très prisées de la justice civile, qui veut à tout prix que le lien avec la famille soit maintenu. Peut-être l’organisation de notre justice suscite-t-elle ainsi une manière de penser qui n’est pas adaptée à la réalité. Du reste, vous avez indiqué, madame Lafourcade, que le petit Bastien avait également fait l’objet d’un suivi.

Lorsque j’étais vice-présidente d’un département, chargée de la protection de l’enfance, nous avions constaté qu’au bout de trois ans, la majorité des mesures d’AEMO, dont le budget se chiffre en millions d’euros, aboutissaient à des ordonnances de placement provisoire (OPP) du parquet. Nous avons donc intégré des mesures renforcées dans les appels à projets.

J’ignore si cette méthode est la bonne ; j’aimerais donc connaître l’avis des uns et des autres sur ce point. Dans le cas terrible de Karine, les travailleurs sociaux qui sont venus, année après année, ont très peu bougé, en tout cas n’ont rien fait pour la protéger. Il est vrai également qu’en raison de l’organisation hiérarchique, le chef de service n’écoute pas toujours ce que lui dit un travailleur social.

À présent, le système de la protection de l’enfance est saturé et il est en train de craquer : sous-effectifs, placements de nombreux enfants dans de très mauvaises conditions, pouponnières en sureffectifs, enfants atteints du syndrome de l’hospitalisme – qui sont, eux, placés, mal mais ils sont protégés –, mesures d’AEMO… Nous avons quelques propositions à faire mais nous aimerions les partager avec vous, soit parce que vous êtes écoutées en raison de votre parcours, soit parce que votre vie professionnelle vous a permis d’observer le fonctionnement du système.

Mme Laurence Brunet-Jambu. J’ai connu à la fois ce qu’il y a de pire et ce qu’il y a de plus beau dans la justice. Car quand la justice passe, elle est belle. Je reste convaincue que les procédures civiles et le rôle du juge des enfants sont essentiels pour protéger un enfant. Mais il est indispensable que ce juge ait, lors de l’audience, tous les éléments nécessaires pour prendre la bonne décision. C’est là que le bât blesse. En douze ans, Karine n’a jamais été vue par un juge des enfants – pourquoi ? je l’ignore. Dans le rapport que le Défenseur des droits lui a consacré, tout a été analysé : son dossier d’assistance éducative comportait tous les éléments nécessaires pour la protéger. Mais les décisions n’ont pas été prises. C’est pour nous l’objet d’une grande interrogation.

Encore une fois, pour que le magistrat prenne la bonne décision, il doit avoir tous les éléments au moment de statuer. Or non seulement les TISF qui intervenaient chaque jour et qui ont permis à Karine d’être protégée le temps de leur présence n’ont pas assisté à l’audience, mais aucun de leurs rapports ne figurait dans le dossier d’assistance éducative. Il faut absolument que leur travail soit reconnu, réévalué, et qu’à tout le moins leurs rapports figurent dans le dossier de l’enfant.

Par ailleurs, les départements délèguent leur mission à de très nombreuses associations, de sorte que, le jour de l’audience, sont présents : le travailleur social de l’aide sociale à l’enfance du département, qui a rarement vu l’enfant ; celui de l’association, qui a été chargé d’exécuter les mesures ; le cas échéant, les éducateurs des parents ; la responsable de service. Cela fait beaucoup, d’autant que l’on voit mal comment toutes ces personnes pourraient rapporter des faits dont elles n’ont pas été témoins.

Qui doit être présent à l’audience ? La personne qui accompagne l’enfant, le voit tous les jours, joue avec lui, est présente le mercredi et durant toutes les vacances, participe parfois aux repas. Cette personne sait comment la famille fonctionne, et comment elle fonctionne mal. Ainsi, la TISF qui s’occupait de Karine m’a dit, avec beaucoup d’émotion, avoir signalé à plusieurs reprises que, lorsque mon beau-frère lui ouvrait la porte, il était nu sous sa robe de chambre grande ouverte. Cela n’a choqué aucun travailleur social ! J’avais moi-même signalé son comportement, que je qualifierai d’intrusif, pour être gentille. Je savais que Karine subissait des attouchements. Face à un tel comportement, on devrait tout de même se poser des questions ! Il faut reconnaître le travail phénoménal qu’accomplissent ces travailleuses familiales de la journée, qui s’efforcent d’accompagner les familles le mieux possible.

Peut-être faut-il repenser les procédures civiles, mais la place du juge des enfants est indispensable. Il doit sans doute mieux travailler avec le juge aux affaires familiales, qui doit lui-même mieux travailler avec le procureur, car les signalements qui sont faits à ce dernier n’arrivent pas forcément à temps sur le bureau du juge des enfants, même si l’informatisation a amélioré les choses.

Certains juges sont très sensibles au travail des TISF et des associations, mais la magistrature est tellement rigide ! Lorsqu’on cherche à être un peu innovant, on s’entend dire : « Circulez, faites votre travail ! » C’est en tout cas ainsi que je le vis en tant que présidente d’une association. Les signalements que je fais demeurent parfois sans effets, mais il arrive aussi que l’on parvienne à protéger un enfant en convainquant notre interlocuteur que le suivi n’a manifestement pas été suffisant pour détecter une situation problématique.

Certains juges des enfants font merveilleusement leur travail ; il ne faut pas blâmer l’ensemble de la magistrature. Mais ce sont souvent des novices. Or ils ont à traiter des pires situations, car ils font face à des personnes qui ne disent pas leur mal-être. Peut-être faut-il avoir un peu de bouteille pour occuper ce poste clé.

Enfin, il est absurde qu’un magistrat doive partir pour monter en grade. Ne peut-on pas permettre à un bon magistrat, qui a acquis de l’expérience et travaille bien avec ses partenaires, de prendre de l’avancement en restant à son poste ? On a supprimé la notation des magistrats, mais elle encourageait à l’excellence. Les enfants ont besoin d’être protégés par des gens excellents. Ils méritent le meilleur. Si l’on protège bien un enfant, il ne deviendra pas auteur ; s’il ne devient pas auteur, il y aura moins de violences conjugales et moins de délinquance des mineurs. Il est temps de faire preuve de lucidité.

Mme Magali Lafourcade. Je suis entièrement d’accord avec la conclusion de Laurence Brunet-Jambu.

Pour répondre à la question de Mme la rapporteure, le juge des enfants a peu d’options intermédiaires entre le placement et l’AEMO ; le législateur aurait tout intérêt à ouvrir le champ des possibles. Par ailleurs, les Nations unies recommandent les visites inopinées dans tous les lieux fermés, comme celles auxquelles procède le contrôleur général des lieux de privation de liberté. Il faudrait s’en inspirer pour permettre aux travailleurs sociaux d’effectuer des visites non annoncées aux familles dans l’année, sans pour autant rompre le lien privilégié qu’ils ont avec elles. N’oublions pas que l’AEMO est motivée par l’existence d’un danger pour l’enfant.

L’audition, suspendue à dix-sept heures cinquante, est reprise à dix-huit heures sous la présidence de Mme Béatrice Roullaud, vice-présidente.

Mme Magali Lafourcade. L’affaire que j’ai évoquée au début de l’audition montre combien il est important de veiller à la bonne circulation des informations au sein du service pour que chaque message soit entendu, même en cas d’absence du référent habituel pour un motif légitime. Cela dépend de l’organisation du service, mais aussi du nombre de dossiers suivis.

Il serait intéressant que la justice abandonne son approche verticale et descendante au profit d’une approche faisant appel aux sciences humaines et sociales pour évaluer les risques et les vulnérabilités, comme elle l’a fait pour les droits des femmes. La France a encore du mal à s’approprier ces outils s’agissant des enfants. Pourtant on sait que, de la même manière que les violences conjugales répétées sont essentiellement le fait des hommes, les néonaticides sont quasi exclusivement le fait des mères ; cela implique un accompagnement renforcé juste après la naissance. L’OMS parle de facteurs de vulnérabilité : les séparations conjugales, les violences intrafamiliales avérées, l’isolement et le caractère monoparental de la famille, la situation de grande précarité – même s’il est faux de dire que ce sont les familles pauvres qui commettent des violences –, les troubles psychiatriques, les addictions des parents, l’âge de l’enfant ou son handicap sont autant d’éléments qui doivent susciter la vigilance. De même, il faut porter un regard attentif sur les familles dont les parents ont eux-mêmes des histoires douloureuses car ils sont susceptibles de reproduire ces violences sur leurs propres enfants ; c’est ce que nous appelons le syndrome de Dracula.

Il faut également obtenir des données plus fiables en généralisant les enquêtes sur les morts accidentelles ou inattendues de nourrissons et le recours aux autopsies. La mort violente d’un adulte justifie une autopsie ; pourquoi pas celle d’un enfant ? Le respect des droits de l’enfant passe aussi par la recherche des causes de la mort, aussi horrible soit-elle pour les parents.

Enfin, il y a un problème culturel. J’ai commencé ma carrière au moment de la commission d’enquête sur l’affaire d’Outreau, qui a façonné l’esprit des magistrats de ma génération. On nous a appris que le corps de l’enfant est sacré, mais pas sa parole, et que les experts ne doivent pas se prononcer sur la crédibilité de l’enfant, seulement sur le caractère d’affabulation de ses propos. Depuis lors, les magistrats ont un rapport distancé à la parole de l’enfant. Selon Infostat Justice de septembre 2018, les condamnations pour viol ont baissé de 40 % entre 2007 et 2016. L’affaire d’Outreau a été très mal traitée par la justice et elle a eu des conséquences durables. L’inquiétude de tous les professionnels qui travaillent avec les enfants, pas seulement les magistrats, les empêche d’écouter ceux-ci de manière attentive. Pourtant, l’article 12 de la Convention internationale des droits de l’enfant lui reconnaît le droit d’être associé aux décisions qui le concernent. À quoi bon faire de l’enfant un sujet de droit si les adultes ne l’écoutent pas ?

M. Matthieu Bourrette. On pourrait s’interroger sur la création d’un statut juridique spécifique du mineur dans le code civil. On a abandonné la notion de tutelle de l’époux sur son épouse il y a une cinquantaine d’années ; en revanche, alors que la société a fait évoluer le rôle économique et social des mineurs en leur permettant de participer aux activités associatives, financières et syndicales, le code civil continue de considérer que celui-ci est sous l’autorité et la responsabilité de ses parents jusqu’à l’âge de dix-huit ans. On lui demande, au mieux, son avis – par exemple en cas de divorce –, mais pas son accord. Il n’est pas référencé de manière autonome, il est caractérisé par son statut d’infériorité par rapport à son parent qui évolue très peu à mesure qu’il avance en âge. Il ne m’appartient pas de dire si une évolution s’impose, car je ne suis pas un spécialiste. Ce serait un bouleversement énorme par rapport à ce que nous connaissons depuis plus de deux cents ans.

Il faut distinguer trois temps distincts : premièrement, la transmission de l’information ; deuxièmement, son analyse par les professionnels – juge des enfants, procureur – à l’aune éventuellement des facteurs de vulnérabilité précédemment cités ; enfin, le choix de la mesure d’assistance éducative, qu’elle soit administrative ou judiciaire, à savoir le placement en foyer, dans une famille agréée ou auprès d’un tiers digne de confiance.

Nous avons toujours été attachés à l’idée du tiers digne de confiance, mais celui-ci est souvent d’accord pour recevoir le mineur dans un temps limité, dans une logique de dépannage, afin de lui éviter le foyer ou la famille d’accueil – ce dernier cas est moins fréquent, car les familles d’accueil sont hélas insuffisamment nombreuses –, mais ce n’est pas son métier et il n’est souvent pas possible pour lui de garder le jeune dans la durée, et je ne parle même pas des problèmes de déménagement ou de scolarité différenciée. Or l’assistance éducative est, avec la tutelle des majeurs, le domaine de la justice dans lequel le temps est le plus long, encore davantage que celui de l’enquête pénale.

Dans le dossier du petit Tony, il n’y a pas eu de transmission de l’information. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un voisin a été déclaré coupable de non-dénonciation de mauvais traitements. L’enseignante a reconnu devant la cour d’assises qu’elle avait vu des hématomes et décidé en conséquence, quelques jours avant son décès, d’avancer la visite médicale. C’est l’éclatement de la rate, après une semaine de coups, qui a tué le petit Tony, en trente-six à quarante-huit heures. On a estimé qu’il avait été frappé de manière quasi ininterrompue depuis un mois et demi. En appelant l’institutrice à témoigner, je me demandais si elle connaissait les modalités de signalement à la cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP), ce qui était le cas ; le problème ne réside pas dans la méconnaissance du dispositif mais dans la très grande difficulté de procéder à un signalement, difficulté que j’ai constatée dans plusieurs affaires.

Je pourrais parler de l’indifférence et du désintérêt qui tuent souvent. C’est l’argument avancé par l’un des voisins. Je pourrais parler de la peur de témoigner contre un membre violent de son voisinage ou de sa famille, car tout le monde n’a pas le courage de Mme Brunet-Jambu. Il y a aussi la peur de rompre le lien.

Quand j’ai décidé de poursuivre le voisin, plusieurs associations de protection de l’enfance qui avaient décidé de ne pas se constituer partie civile ont fait valoir devant le tribunal correctionnel que le fait d’incriminer une personne pour ne pas avoir signalé des maltraitances ne pouvait qu’entraîner le silence définitif de tous ceux qui, demain, pourraient être appelés à témoigner. En effet, il est souvent question d’une relation duale : l’enfant et l’instituteur, l’enfant et l’assistante sociale, l’enfant et la PMI, l’enfant et le voisin qui entend les cris… De ce fait, il est difficile d’accuser quelqu’un qui dirait : je n’ai pas vu, je n’ai pas entendu, je n’ai pas compris. Nous avons été obligés de démontrer que le voisin était bien présent et que des affichettes avaient été posées, mais les principaux éléments de preuve étaient des déclarations auto-incriminantes du prévenu, dont l’interview qu’il avait donnée à BFM. Les associations nous ont dit : si vous condamnez le premier qui a eu le tort d’être trop honnête, de dire la vérité, vous ne libérerez jamais la parole.

Ce point de vue, même si je le réprouve, n’est pas idiot : proposer une voie plus sociale, plus pédagogique, plus généreuse que la voie pénale, répressive et sanctionnatrice. Socialement, il peut s’entendre, car il est difficile de signaler son voisin ou un membre de la famille. De plus, il est sans doute difficile pour les professionnels d’envisager un signalement, car c’est la certitude d’une rupture des ponts. À l’époque des faits, la scolarisation n’était pas obligatoire. L’institutrice pouvait penser : « Si je signale les mauvais traitements, la mère retirera l’enfant de l’école maternelle et je ne pourrai rien faire. N’est-il pas préférable de maintenir des visites ponctuelles à l’assistante sociale ? Je pourrai toujours faire un signalement plus tard. » Ces gens sont plus optimistes que moi. Ils font un pari sur l’avenir et sur l’intelligence d’autrui, un pari que je considère comme trop dangereux au regard des enjeux.

Mme Karine Brunet-Jambu. Ma génitrice a commis un infanticide atroce à coups de couteau. Les services sociaux auraient dû se demander : cette personne est-elle capable d’élever un enfant sereinement ? Non. Il est impensable d’obliger les parents à maintenir le lien avec leurs enfants malgré les difficultés. Si j’avais été retirée de cette famille, je n’aurai jamais vécu tout ce que j’ai vécu ; j’aurais vécu dans un autre monde, peut-être dans une famille où les gens m’auraient aimée, mais on m’a obligée à rester dans cette famille pendant douze ans.

Je suis aujourd’hui TISF. Quand j’étais petite, la TISF venait ponctuellement à mon domicile pour s’occuper de moi. C’était le seul petit rayon de soleil de ma journée car elle était la seule à s’occuper de moi. J’ai voulu faire ce métier pour entrer à mon tour dans les familles et être le rayon de soleil de ces enfants. Malheureusement, avec la médiatisation de mon histoire, personne ne veut m’employer ; c’est honteux, mais c’est un autre sujet. Il faut arrêter de donner des secondes chances aux parents qui cumulent les difficultés. Quand j’intervenais encore au domicile des familles, j’ai effectué des signalements. Quand l’aîné était placé, la mère faisait un autre enfant, pour lequel on lui laissait une seconde chance. Stop !

Les éducateurs spécialisés, eux, venaient tous les mois ou tous les deux mois. Ils appelaient mes géniteurs pour les prévenir du jour et de l’heure de leur passage. Le jour même, la maison était propre, nous étions dans un monde parfait, avec le café sur la table. Je ne devais rien dire. Quand on me demandait si tout allait bien, je faisais oui de la tête, mais tout n’allait pas bien ! Quand vous vivez un calvaire constant, que vous avez peur de tout, même de bouger le bras, parce que vous allez vous faire frapper, vous ne dites rien. Il faut que les professionnels voient le quotidien des personnes. Ces visites ne devraient pas être annoncées. C’est de cette manière que l’on peut connaître la réalité.

Les TISF travaillent pour des associations missionnées par le centre départemental d’action sociale (CDAS), qui les envoient dans les familles, une heure par jour ou quelques heures par semaine, en fonction des difficultés. Ce sont elles qui connaissent le comportement des parents. Au début, les familles se préparent, la maison est rangée ; à mesure que les jours s’écoulent, les TISF voient la réalité quotidienne derrière la façade. Elles font des rapports au référent ASE (aide sociale à l’enfance) du CDAS, mais celui-ci les lit sans les transmettre au tribunal. Ils devraient être envoyés directement au juge d’instruction ou au juge pour enfant et les TISF être présentes aux auditions pour dire comment les parents se comportent avec leurs enfants. Les éducateurs spécialisés ont un trop grand nombre de dossiers à gérer, c’est impossible pour eux de tous les suivre.

Il faut également changer l’accompagnement de l’enfant et l’écoute qu’on lui accorde. Durant toutes ces années, je n’ai pas eu la possibilité d’être écoutée et il était impossible pour moi de dire les choses dans mon calvaire quotidien. Quand j’ai commencé à parler, j’étais encore suivie par le CDAS ; j’habitais chez mes géniteurs et chez Laurence. J’ai dit plusieurs fois ce que j’avais subi : les viols, les agressions, les coups. Le jour où j’ai parlé à la directrice de l’école a été atroce pour moi ; elle a immédiatement fait un signalement auprès du rectorat, lequel lui a répondu : « Vous devez rendre cette jeune fille à ses parents. » J’ai ensuite dû aller avec mes géniteurs au CDAS, tout répéter devant eux et repartir avec eux. Vous imaginez ce que j’ai vécu après cela ? Comment peut-on faire ça à un enfant ? Je leur dis que je me fais violer, que je me fais frapper constamment, et l’on me renvoie chez eux pour que le calvaire continue. Comment est-ce possible de faire ça ? C’est inhumain.

Ce qui a fait de moi la personne que je suis aujourd’hui, c’est l’accompagnement de ma famille, celui de Laurence et de mes frères et sœurs. C’est grâce à eux que j’ai pu m’en sortir. Le protocole Calliope que l’association de Laurence promeut m’a aidée à dire clairement les choses, de manière factuelle, pendant le procès. Il faudrait l’utiliser dans la France entière.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Je vous remercie infiniment, Karine : il est très courageux de votre part de venir parler devant notre commission d’enquête. Nous saurons tirer parti de votre témoignage éclairant dans nos préconisations législatives.

J’ai été traumatisée par l’histoire du petit Bastien, mort dans le tambour d’une machine à laver au domicile de ses parents situé dans mon département de la Seine-et-Marne. Tout le monde savait – il était puni en étant exposé au froid sur le rebord d’une fenêtre – mais les signalements n’ont pas abouti, tout comme pour Amandine. On n’empêchera jamais des parents de tuer leur enfant mais dès lors que rien n’est fait rien pour protéger un enfant qui souffre au su de tous, ne doit-on pas considérer que nous sommes tous coupables ? Pourquoi ne pas envisager une forme de responsabilité pour la société ?

Madame Lafourcade, vous étiez juge d’instruction dans l’affaire du petit Bastien qui a défrayé la chronique judiciaire. Neuf signalements et trois informations préoccupantes avaient été transmis : comment se fait-il que l’enfant n’ait pas été retiré à sa famille dès les premières alertes ? Quels dysfonctionnements ont été constatés ? La veille de son décès, rappelons-le, le père aurait dit : « Enlevez-le moi, sinon je vais le jeter par la fenêtre. »

Pensez-vous qu’il serait bon de s’inspirer de l’ordonnance de protection destinée aux victimes de violences conjugales ? Nous savons quelle est son immense vertu : elle prévoit un délai de six jours pour saisir le juge, appelé à se prononcer sur la situation de danger et à prendre les mesures provisoires qui s’imposent. Dans beaucoup de cas où la maltraitance n’a pas été prise en compte, on note que le procureur ou le juge des enfants ont été saisis trop tard voire jamais. Estimez-vous utile de désigner automatiquement un avocat pour accompagner l’enfant sans qu’il faille passer par l’intermédiaire d’un administrateur ad hoc ? Dès qu’il y a suspicion de violence ou de maltraitance, un enfant ne devrait-il pas avoir droit, comme tout délinquant ou tout criminel, à un avocat, au civil comme au pénal ?

Mme Magali Lafourcade. Il est très important de changer notre regard sur les enfants : arrêtons de les voir comme des êtres qui, n’étant pas considérées comme des personnes à part entière, seraient dotés de droits en mode dégradé. Il faut que soient reconnus leur intégrité corporelle et psychique et l’ensemble de leurs droits en tant que droits concrets et effectifs, et non pas illusoires ou théoriques. Une fois ce changement opéré, toute la société pourra se sentir responsable. La responsabilité peut en effet être collective, contrairement à la culpabilité qui est toujours individuelle et qui doit être démontrée par des preuves, c’est l’une des vertus du procès, comme le sait l’ancienne avocate que vous êtes, madame la vice-présidente.

Quand j’évoquais l’ouverture du champ des possibles pour les juges, je pensais précisément à l’ordonnance de protection, qui a utilement outillé avocats et magistrats. Plusieurs avocates spécialisées dans la défense de femmes victimes de violences conjugales m’ont dit que cela avait permis à leurs clientes de dévoiler des choses. Il est très difficile pour les victimes de construire ab initio un récit chronologique structuré, recensant les types de violences, comme les magistrats les aiment. Cela réclame un long travail : mettre des mots sur ce qu’on a vécu est une tâche extrêmement exigeante, a fortiori pour un enfant. Ce que l’on subit au quotidien apparaît comme quelque chose de normal : comment prendre le recul nécessaire pour se rendre compte que ce sont des violences et pas de l’amour ? L’ordonnance de protection offre la possibilité d’avoir un moment pour souffler.

Notre société peut s’enorgueillir d’assurer à toute personne en garde à vue, même sans moyens, l’assistance d’un avocat. Mais cette aide juridictionnelle, nous pourrions l’étendre aux femmes victimes de violences car, pour déposer plainte, il faut disposer d’une certaine fortune. Les enfants, eux, sont dépourvus de moyens financiers. La désignation d’un avocat serait une très bonne chose, d’autant que cela n’enlèverait rien à l’administrateur ad hoc, censé justement s’assurer de la présence d’un avocat.

Allons plus loin. Dans la prise en compte par la justice des violences conjugales, nous assistons à une véritable révolution copernicienne qui peut nous inspirer pour la lutte contre l’ensemble des violences intrafamiliales, celles en particulier dont sont victimes les enfants. Nous savons que désormais il est possible d’évincer le conjoint violent du domicile conjugal, solution qui change énormément de choses, surtout lorsque la victime est porteuse de handicap et que la situation des enfants suscite une inquiétude particulière. Ne pourrait-on imaginer que les parents quittent le domicile et qu’un tiers de confiance vienne s’occuper des enfants ? Je n’ai pas encore assez réfléchi à cette piste audacieuse mais peut-être serait-elle à expertiser. Je m’avance un peu en essayant de penser en dehors de la boîte.

Nous avons parlé du Québec et des innovations : nous y sommes. Pour un enfant, surtout lorsqu’il est petit, quitter son foyer est déstructurant. Il perd ses repères : son école, ses copains, son doudou – c’est une mère de quatre enfants qui vous parle. Ne faudrait-il donner une place centrale à l’intérêt de l’enfant ? C’est ce que préconisent les conventions internationales : appliquons-les.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Mesdames Laurence et Karine Brunet-Jambu, je vous remercie pour votre courage, pour la force de vos mots et pour tout ce que vous faites au sein de votre association. Vos propos sur l’importance de la prévention et de l’accompagnement font du bien : c’est un aspect essentiel, compte tenu des répercussions à long terme que subissent les victimes devenues adultes.

Je tiens aussi à remercier Mme Lafourcade d’avoir rappelé l’importance des sciences humaines et sociales alors que certains groupes parlementaires tentent de remettre en cause leur existence dans leurs amendements, les jugeant dangereuses.

Sur la question du contrôle inopiné, je rappelle que l’inspection générale de la police nationale (IGPN) a la possibilité de se rendre dans les commissariats pour procéder à des contrôles sur place et sur pièces et de demander aux personnes ayant déposé plainte d’attribuer une note évaluant la manière dont elles ont été reçues, note qui n’est pas publique mais qui sert de base de travail. Nous pourrions imaginer un dispositif similaire, indépendant des services de la protection de l’enfance : les enfants seraient entendus et donneraient une note.

Monsieur Bourrette, madame Lafourcade, avez-vous connu dans l’exercice de vos fonctions des cas d’enfants accompagnés par la protection de l’enfance de plus de cinq ans et ayant accès au langage qui ont trouvé la mort ou vécu des atrocités ?

M. Matthieu Bourrette. J’en ai connu dans ma carrière mais, depuis que je suis au parquet général, je ne traite plus ce type de dossiers.

Mme Magali Lafourcade. J’en ai eu plusieurs dans mon cabinet de juge d’instruction et même un grand de seize ans.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Pensez-vous qu’un enfant qui parle a moins besoin d’être protégé qu’un enfant qui ne parle pas ?

M. Matthieu Bourrette. Évidemment non, mais il est toujours plus difficile de traiter une situation où la personne ne peut pas s’exprimer. En matière pénale, le système repose sur le principe de la présomption d’innocence et sur une déclaration de culpabilité avec charge de la preuve. Cela rend les choses parfois compliquées.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Vous comprendrez mieux mes questions si je vous dis qu’avant votre audition, nous avons entendu le président d’un conseil départemental affirmer que faute de places, il devait effectuer un tri parmi les enfants à accompagner et que les enfants de plus de cinq ans sachant parler couraient moins de risques. Ses propos nous ont choqués et nous lui avons demandé à plusieurs reprises de les confirmer.

Madame Lafourcade, monsieur Bourrette, considérez-vous qu’il est légal de décider de ne pas protéger un enfant de plus de cinq ans pour la seule raison qu’il a accès au langage ? Madame Karine Brunet-Jambu, compte tenu du témoignage que vous venez de nous livrer, je n’ose vous demander votre avis sur ces propos.

Mme Karine Brunet-Jambu. Honnêtement, je trouve ça honteux. Comment peut-on raisonner comme ça ? Un enfant, qu’il parle ou pas, doit être protégé. Il n’y a pas d’autres questions à se poser.

Mme Magali Lafourcade. Je vais faire ma magistrate de service : il faut d’abord connaître le contexte qui a motivé ces propos. Tous les enfants méritent de bénéficier d’une protection. La CNCDH n’établit pas de distinctions selon les âges, elle recense seulement les types de risques associés à telle ou telle tranche d’âge : les nouveau-nés, les nourrissons, les enfants de deux à douze ans, puis les adolescents. Si le professionnel entendu par votre commission considère que, de manière générale, les enfants de plus de cinq ans ayant accès au langage n’ont pas besoin de protection, c’est extrêmement choquant et condamnable, voire inadmissible d’un point de vue moral. S’il estime que, compte tenu du trop grand nombre de dossiers à traiter, il faut établir des priorités, on peut considérer comme infiniment respectable la franchise qui le pousse à dire que, faute de moyens, son service en est arrivé là. Cela révèle quelque chose de gravissime.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Cette personne n’est ni un éducateur spécialisé ni un chef de service, il s’agit d’un président de département qui a la responsabilité administrative et morale de protéger les mineurs. Je cite ses propos exacts : « On est très attentif aux enfants qui ont entre quelques mois et cinq ans dans un premier temps parce que ceux-là ne peuvent parler. Donc, je ne veux pas qu’ils soient maltraités ou autre. Et il y a les enfants plus grands qui, eux, peuvent parler à l’extérieur. Il y a moins de risques. »

Mme Magali Lafourcade. Il ne s’agit donc pas d’une démarche de priorisation.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Si, aussi.

Mme Magali Lafourcade. Un rappel des obligations s’impose. Cela dépasse les questions d’éthique.

Vous avez évoqué des notes par lesquelles les personnes exprimaient leur degré de satisfaction. Dans une démarche interministérielle, a été mise en place la charte Marianne qui repose sur une vision qualitative des services publics. Si nous voulons développer une approche fondée sur les droits humains, qui est celle même des Nations unies, il faut s’efforcer d’aller vers les bénéficiaires des politiques publiques pour savoir ce qu’ils en pensent. Appliquer une logique top down ne permet pas de connaître les besoins les plus pertinents pour les usagers et invisibilise les groupes à vulnérabilités particulières au profit de la masse, comme les sciences sociales le montrent bien.

M. Matthieu Bourrette. Elle est difficile votre question. Je répondrai en citant la philosophe Simone Weil : « Tout jugement juge celui qui le porte. »

Au cours de ma carrière, notamment en tant que chef de juridiction, j’ai eu à exercer des responsabilités de gestion qui m’ont conduit à établir des priorités éminemment discutables qui supposaient de calculer des risques, choix que j’assumais. Je pense qu’on aurait pu m’adresser le même type de reproches que ceux qui viennent d’être formulés.

Je me souviens d’avoir demandé à la directrice d’un service de l’aide sociale à l’enfance pourquoi elle n’appliquait pas les ordonnances des juges des enfants, exécutoires par provision, alors qu’elle avait l’obligation légale de le faire. Il était extrêmement facile pour moi, de toute la hauteur de l’imperium judiciaire, de lui poser une telle question. Sa réponse m’a permis de saisir toute la distance entre l’idéal dans lequel je me situais et le réel qu’elle vivait : « Je n’ai pas de places », m’a-t-elle dit. Vous allez sans doute être choquée par ce que je vais vous dire : je me suis retrouvé à cautionner le fait qu’on remette à son père un mineur de seize ans faisant l’objet d’une mesure d’assistance éducative. Mis en cause pénalement, il devait sortir du commissariat dans lequel il était en garde à vue pour rejoindre le foyer dans lequel il était hébergé mais il n’y avait personne pour le récupérer un samedi à vingt-trois heures. La seule chose que j’aie pu obtenir, c’est que l’on s’assure qu’il soit bien au foyer le lundi, ramené par son père ou par les éducateurs. C’était cela ou bien il aurait été maintenu en garde à vue pendant quarante-huit heures pour des motifs juridiques totalement illégitimes. Je n’étais pas fier, les enquêteurs pas davantage. La collègue qui avait initialement eu à gérer cette situation m’en avait rendu compte parce qu’elle était anormale et la directrice de l’aide sociale à l’enfance admettait parfaitement que la situation dans laquelle elle nous avait mis d’une certaine manière était dysfonctionnelle et dangereuse, voire inacceptable. Il se trouve que le profil du père, l’âge du mineur, les raisons pour lesquelles il était suivi dans un foyer nous laissaient penser que nous pouvions supporter ce risque pendant trente-six heures. Si ce jeune homme avait été tué par son père, vous seriez peut-être en train de m’auditionner en me demandant pourquoi il a été remis à sa famille.

J’ai pris des distances par rapport à cette logique de l’imperium. Même si je suis très gaulliste d’esprit, je ne suis pas sûr que l’intendance suive toujours ni qu’il soit toujours légitime de la critiquer.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Mesdames Laurence et Karine Brunet-Jambu, je ne sais pas si j’aurais aimé que vous assistiez à toutes les auditions de notre commission. Les propos tenus par certains responsables m’ont laissée dans un état de sidération et ont suscité en moi une grande colère. Je n’en reviens toujours pas d’avoir entendu un ancien secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles, ayant exercé cette fonction pendant trois ans et demi, nous dire : « Je tiens à rappeler que c’est un système qui sauve 350 000 enfants et dire le contraire, c’est créer du désespoir chez les travailleurs sociaux qui font de leur mieux », laissant supposer que si le système connaît des dysfonctionnements, la faute est à chercher du côté de ceux qui les dénoncent. Si vraiment ce système sauvait 350 000 enfants, nous ne serions pas là. On ne peut pas dire non plus qu’une société sauve les femmes quand une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon. Un devoir de solidarité nous lie les uns aux autres et on ne saurait se contenter du fait que la plupart des femmes vont plutôt bien.

J’aimerais être éclairée sur les circonstances dans lesquelles la responsabilité pénale peut être engagée. Le président du conseil départemental du Nord que nous avons auditionné a créé 400 postes de coachs pour favoriser le retour à l’emploi alors même que l’emploi ne fait pas partie des compétences des départements. Si nous étions dans une période de croissance, pourquoi pas ? Mais en temps de crise, il doit se concentrer sur sa responsabilité première de protéger tous les enfants. Lui prétend que c’est la faute de l’État si, faute de moyens suffisants, il doit donner la priorité à certains enfants. Les choix budgétaires qu’il a effectués ont un impact sur la vie d’enfants et de travailleurs sociaux qui font de leur mieux. Les membres de l’intersyndicale du Nord, rejoints par les magistrats, dénoncent une crise massive du système. Heureusement, tous les départements ne connaissent pas une telle situation. Certains présidents de conseils départementaux, prenant la compétence de la protection de l’enfance très au sérieux, ont même mis le paquet.

Je crois que nous ne sommes pas assez en colère face à la situation de la protection de l’enfance. Accepterait-on qu’un maire refuse de scolariser des enfants dans sa commune faute de places ? Non, car les citoyens manifesteraient leur mécontentement et les maires le savent bien : ils anticipent ces problèmes de peur de voir leur réélection menacée. Certains nous reprochent des sorties de route et des montées en tension. Il est vrai que je n’arrive pas toujours à maîtriser mes nerfs. Comment accepter qu’un président de conseil départemental refuse d’exécuter une ordonnance de jugement faute de places ? C’est le politique qui est responsable et non pas les responsables des services de l’aide à l’enfance. Nous devons changer de paradigme. Nous ne pouvons pas nous satisfaire que, dans le Nord, 2 000 places manquent et que 400 mesures ne soient pas exécutées. S’il manquait dix places pour scolariser des enfants dans n’importe quelle commune, ce serait la révolution et les députés en feraient l’objet de questions au Gouvernement.

Enfin, j’avoue ne pas comprendre l’opposition de certains juges des enfants à la présence obligatoire d’un avocat. Karine, je m’adresse à vous : pensez-vous que la présence auprès de vous d’une personne de confiance payée par la collectivité pour défendre vos intérêts aurait changé quelque chose à votre parcours ?

Mme Karine Brunet-Jambu. Le problème, c’est que l’on ne sait pas sur quel avocat on va tomber. On m’a attribué un avocat commis d’office et ça a été une catastrophe. Mais si la personne est spécialiste de la défense des enfants, cela peut être une bonne chose.

Mme Laurence Brunet-Jambu. Je reviens sur les tiers dignes de confiance. Les gens se demandent comment ils vont faire pour accueillir un enfant, surtout quand ils ont déjà des enfants et qu’ils ne savent pas combien de temps cela va durer. Un enfant coûte cher, il faut pouvoir l’habiller, le nourrir, le scolariser, l’accompagner. Comme ils n’ont pas l’autorité parentale, ils n’ont droit à rien : pas d’allocations familiales, pas de prise en compte du coefficient familial pour le tarif de la cantine, pas de prise en charge des frais médicaux par la sécurité sociale, pas d’aide médicale d’État non plus si leurs revenus ne leur y donnent pas droit. J’ai vécu ce problème avec Karine. La sécurité sociale a refusé de nous rembourser pendant deux ans alors que chaque mois ses soins, notamment chez l’orthophoniste, coûtaient 500 euros. On marche sur la tête !

Si on versait aux tiers dignes de confiance une allocation de 300 ou 400 euros par mois, cela changerait tout. Bien des personnes prendraient leurs responsabilités et seraient prêtes à accueillir une nièce ou pourquoi pas un voisin. Personnellement, cela ne m’aurait pas embêtée. J’ai six enfants : un plus un de moins, ça se fait. J’ai déjà accueilli pendant trois ou quatre mois des copains à eux en difficulté.

Je propose des choses simples, basiques : vous êtes tiers digne de confiance, vous recevez une allocation et vous avez la carte de sécu de l’enfant. Voilà comment on peut avancer et couvrir les besoins primaires d’un enfant – être en sécurité, être nourri, être habillé, être scolarisé, être aimé.

Monsieur, vous avez loué mon courage. Quand j’ai été placée en garde à vue, je me suis urinée dessus : on m’a traité de salope et on m’a dit que j’étais indigne d’être une mère, des mots qui ne devraient jamais être prononcés. Voilà comment la police m’a traitée alors qu’en garde à vue, tout le monde devrait avoir droit à la dignité. Je n’avais pourtant rien fait de mal, j’avais simplement voulu protéger Karine.

Je regrette que dans certaines ordonnances des juges des enfants, les parents soient mis plus bas que terre. On précise que madame a fait ceci, monsieur cela, alors que c’est un document qui est remis à l’école et qui circule. N’est-ce pas indigne ? Comment voulez-vous qu’ensuite, les parents se disent qu’ils ont un travail à faire sur eux-mêmes pour accompagner leur enfant. Je comprends bien sûr que des constats soient faits pendant l’audience mais a-t-on besoin de détailler les choses dans l’ordonnance et de jeter ainsi les parents en pâture ? Pourtant, tous les parents ne sont pas maltraitants, tous les parents ne sont pas nuls. Certains ont juste besoin d’être bien accompagnés.

Certaines maltraitances peuvent être évitées : c’est tout le rôle de la prévention. On n’en parle plus faute de moyens, mais c’est le nerf de la guerre ! Certaines familles rencontrent des difficultés sociétales, sociales, financières : il faut alors redonner aux parents la possibilité d’assumer leur rôle, qui n’est pas toujours facile – et je sais de quoi je parle, moi qui suis mère de six enfants ! Mais être parent, c’est se tenir debout ; et quand personne ne vous accompagne pour rester debout, vous coulez, et votre enfant avec vous. Tous les parents ne sont pas nuls : il y a de bons parents qui n’ont simplement pas su aimer, faute de l’avoir été eux-mêmes.

Il faut absolument avoir la force de prendre le problème à la racine et de replacer la prévention au cœur du système : l’aide à la parentalité doit débuter dès la grossesse pour que les parents puissent se tenir debout et être fiers, quelle que soit la structure de leur famille – famille monoparentale, parents homosexuels... Pour l’instant, on ne les aide pas. Des tas de parents n’ont plus envie de se battre une fois qu’on leur a enlevé leur enfant, et cela conduit à des situations dramatiques : les enfants se retrouvent pupilles de l’État uniquement parce que leurs parents, mal accompagnés, ont fini par lâcher prise. Mais ce n’étaient pas des mauvais parents !

Nous devons tous, collectivement, nous sentir coupables et comptables pour chaque enfant qui n’a pas été protégé, chaque enfant qui décède, chaque enfant violé. C’est un problème de société. Je me suis battue pour ce que j’ai pensé être juste, je n’ai rien lâché pour Karine et je ne lâche rien, aujourd’hui encore, pour les enfants que j’accompagne.

On oublie trop souvent que nous avons tous un devoir moral de dénoncer les maltraitances : se taire est puni pénalement. Alors pourquoi ceux qui savent et se taisent ne sont-ils pas condamnés ? Ce que j’ai fait n’avait rien de courageux : j’ai simplement aimé ma nièce. Avec mon mari, on aurait fait n’importe quoi pour la sortir de là. Si je me suis battue pour faire condamner la France, ce n’est ni pour nous ni pour elle – elle était sauvée –, mais pour que les graves dysfonctionnements du système soient enfin reconnus.

Il suffit parfois de remettre un peu de bon sens et de s’interroger, à chaque instant, sur les besoins de l’enfant : faut-il le rendre à ses parents, le placer, ou le confier à quelqu’un de raisonnable pour le protéger au moins au cours du week-end ?

Les parents et les familles ont besoin d’être accompagnés. Tout à l’heure, l’un d’entre vous a dit que l’enfant devait rester chez lui : pour ma part, je pense que lorsqu’il y a des difficultés, c’est la famille tout entière qu’il faut isoler et placer dans une maison où elle sera en sécurité et accompagnée pendant six semaines afin de mettre les choses à plat et d’évaluer les besoins. À l’issue de ce délai, vous expliquez aux parents le choix qui s’offre à eux : soit on travaille ensemble, on vous apporte les moyens nécessaires et on vous aide à donner ce qu’il faut à vos enfants et à faire de vous une famille ; soit on place vos enfants. Il faut absolument responsabiliser les parents – c’est quand même simple ! Tout individu a le droit de tomber : lorsqu’il est à genoux, il faut juste l’aider à se relever plutôt que de l’enfoncer encore.

M. Matthieu Bourrette. Mon rôle n’est pas de contrôler la légalité des délibérations des conseils départementaux.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je voulais votre avis en tant que spécialiste du droit pénal.

M. Matthieu Bourrette. Il n’y a pas de responsabilité collective en matière pénale, seulement une responsabilité individuelle. L’exemple que vous avez cité ne me paraît pas tomber sous le coup de la loi pénale car les propos tenus par ce directeur ne peuvent être caractérisés comme une non-dénonciation. L’inaction qui résulte d’une décision politique ne relève pas de la non-assistance à personne en péril.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Un président de conseil départemental est-il responsable de la non-exécution de mesures par manque de places ?

M. Matthieu Bourette. Absolument : c’est à la fois une responsabilité politique et une responsabilité légale ; mais tous les manquements à des responsabilités légales ne sont pas punis pénalement.

Mme Christine Le Nabour (EPR). Laurence, j’ai autant d’émotion à vous entendre aujourd’hui que lors des trois heures que nous avons passées ensemble il y a quelques semaines. On sait aujourd’hui toute l’importance d’apprendre aux enfants, dès le plus jeune âge, à respecter l’autre et son corps, à travailler sur l’égalité entre les hommes et les femmes – tant de sujets abordés dans le cadre de l’éducation à la vie affective, relationnelle, et à la sexualité.

Pourriez-vous nous en dire davantage sur les formations que vous dispensez auprès des gendarmes et des personnels de l’éducation et sur le programme Lanterne ?

Mme Alexandra Martin (DR). Vos propos forts nous ont secoués et prouvent qu’il y a encore un long chemin à parcourir pour endiguer le fléau des violences intrafamiliales et accompagner les victimes. Près de 49 % des enfants qui décèdent sous les coups de leurs parents étaient pourtant placés ou suivis par des travailleurs sociaux. Cette situation doit nous interroger, car elle met en lumière la non-exécution des décisions de justice faute de moyens.

Au-delà de la prévention, la détection est une étape essentielle, qui nécessite d’être formé pour reconnaître les signaux. J’ai coorganisé la semaine dernière ici, à l’Assemblée nationale, un colloque sur les bébés secoués auquel de nombreux magistrats, travailleurs sociaux, infirmières et médecins sont spontanément venus assister : ne faudrait-il pas systématiser ce genre de formation ? Il est essentiel de pouvoir détecter des comportements qui, en cas de récidive, peuvent entraîner la mort de l’enfant, comme c’est le cas pour les bébés secoués.

Je m’interrogeais également sur les freins au signalement – la peur, la culture –, mais vous avez déjà en partie répondu à cette question.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Mesdames Brunet-Jambu, merci pour vos témoignages. Je mesure tout ce que cela représente, mais ils sont malheureusement indispensables pour qu’un maximum de personnes ouvrent les yeux et qu’on avance enfin.

Je suis élu de Seine-et-Marne, un département grand comme la moitié de l’Île‑de‑France, ce qui génère des inégalités dans l’accès à certains services, comme les médecins. Qu’en est-il en matière de justice ? On ne peut évidemment pas se contenter d’un nombre donné de professionnels par habitant, leur répartition est tout aussi importante.

Mme Laurence Brunet-Jambu. Je suis convaincue que la prévention est le nerf de la guerre. Nous avons donc développé trois programmes inspirés de ceux utilisés au Québec.

Tout d’abord le protocole Calliope, destiné aux enfants témoins, commence à être déployé dans quatre juridictions de Bretagne grâce à une dotation du fonds Kering, qui appartient à la famille Pinault. Il répond à la cinquante-troisième recommandation de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE). Ce programme qui permet d’accompagner le témoignage en justice est un véritable cadeau pour les enfants et les femmes victimes de violences.

Créé par la fondation Marie-Vincent, le programme Lanterne est un programme de prévention pour les enfants de zéro à cinq ans en matière d’éducation à la sexualité, à l’égalité entre les hommes et les femmes et à la lutte contre les violences. Il s’agit d’apprendre aux petits ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. Nous avons formé les gendarmes en Ille-et-Vilaine, dans le Morbihan, dans les Côtes-d’Armor – nous sommes en train de le faire en Finistère –, et les résultats sont proprement extraordinaires : il y a une liste d’attente de dix-huit mois pour les écoles qui attendent une présentation ! Nous commençons également à former les enseignants, car ce sont bien les professeurs et tout le personnel de la petite enfance qui doivent être formés. À mes yeux, la sensibilisation ne sert à rien : la prévention doit s’exercer tous les jours, du matin au soir !

Une avocate s’apprête à former les magistrats du tribunal de Rennes au protocole Calliope. Nous avons permis à une procureur et à un magistrat du tribunal de Rennes – M. Lavallière, qui est également formateur – de partir au Québec s’imprégner de ce qui s’y fait et voir comment les programmes de prévention fonctionnent.

Enfin, nous sommes en train d’importer un programme de prise en charge des auteurs mineurs de sept à douze ans, qui n’existe pas en France alors que les comportements intrusifs de nature sexuelle ne doivent pas être pris à la légère : à cinq ans, un passage à l’acte n’est pas juste un jeu ou une découverte de son sexe, il se passe quelque chose. Les résultats de ce programme sont remarquables : zéro récidive ! Zéro ! Ça fonctionne, il faut simplement s’en donner les moyens et se doter des bons programmes. En France, les petits hommes gris n’aiment pas trop qu’on importe des programmes venus de l’étranger, mais il faut savoir reconnaître les compétences des autres, donc nous transposons ce qui se fait ailleurs – et nous avons largement fait nos preuves. Nous sommes remarqués pour nos actions et soutenus par la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), qui nous a accordé des subventions.

Il existe des programmes qui peuvent changer les choses, c’est très important de le dire. Encore faut-il les financer, et c’est là que le bât blesse : pour changer les choses, il faut des moyens. Pour lutter contre les violences, quelles qu’elles soient – violences conjugales, violences sexuelles – et, plus largement, contre la délinquance, il faut former les professionnels et les aider à devenir plus performants en matière de prévention.

On entend parler tous les jours des auteurs mineurs, mais sans prise en charge adéquate et efficace on n’enrayera rien du tout ! Il est inutile de mettre ces jeunes en prison : le cerveau n’est mature qu’à vingt ans ! Tout responsables de leurs actes qu’ils sont – et ils doivent être jugés pour cela –, ils doivent avant tout être accompagnés et réparer les torts qu’ils ont causés : c’est avec l’inversion des valeurs que commence la reconstruction. Il faut les aider à comprendre pourquoi ils sont passés à l’acte et travailler avec l’enfant et sa famille pour que cela ne se renouvelle plus jamais.

Mme Magali Lafourcade. Sur les 400 bébés secoués chaque année – un chiffre probablement largement sous-estimé –, 10 % en meurent. On considère trop souvent qu’il s’agit d’actes isolés alors que la recherche a montré qu’il s’agit plutôt d’un continuum de violences. La CNCDH – qui, pourtant, déteste ça – a donc recommandé la création d’une nouvelle infraction autonome visant à punir non le résultat, mais le comportement – sur le modèle de ce qui existe pour les cas d’empoisonnement.

Madame Hadizadeh, votre colère est légitime et vous avez raison : à l’instar des féminicides, il ne s’agit pas de faits divers isolés mais de dysfonctionnements structurels et systémiques. Travailleurs sociaux, magistrats, nous sommes tous dans la même équipe – et je vous remercie de ne pas nous avoir opposés. Il faut faire changer le regard que la société porte sur les enfants, car c’est ce qui permettra d’étendre leurs droits. Dans quelques années, les travaux de votre commission d’enquête seront probablement considérés comme un premier pas pour reconnaître à l’enfant le statut de sujet.

Pour rebondir sur les propos de M. Bourrette, tout le champ politique n’est effectivement pas responsable pénalement – fort heureusement. Même s’ils sont souvent le reflet de choix sociétaux – et, à ce titre, très révélateurs –, les choix des élus locaux ont des conséquences : peut-être pourrait-on imaginer un mécanisme fondé sur la responsabilité sans intentionnalité, comme celle qui existe pour les maires qui ne sécurisent pas un terrain de sport, par exemple ? C’est rare, car notre code pénal est largement construit sur la notion d’intention, mais cela aurait le mérite de responsabiliser tous les acteurs. C’est une simple idée, je ne l’ai pas expertisée.

Enfin, à partir des retours d’expérience à l’étranger, la CNCDH a formulé, dans l’avis que j’ai évoqué précédemment, de nombreuses propositions en matière de prévention, de soutien à la parentalité, d’information sur les droits sexuels et reproductifs, de suivi de la grossesse et de la période post-partum, de formation des professionnels du monde médical à la détection des maltraitances, de formation et de suivi des assistantes maternelles. Lisez cet avis, il est vraiment très complet.

M. Matthieu Bourrette. Contrairement à Laurence Brunet-Jambu, la sensibilisation ne me semble pas inutile, tant s’en faut : de même que les Français sont formés aux gestes de premiers secours, ils devraient savoir procéder à un signalement ou effectuer une saisine de la CRIP. Aujourd’hui, la formation PSC1 – prévention et secours civique de niveau 1 – se concentre sur des gestes physiques et un savoir-faire de nature médicale – réaliser un garrot, utiliser un défibrillateur. Dans une logique de sensibilisation, peut-être faudrait-il élargir cette formation dispensée par la Croix-Rouge ou les associations départementales de la protection civile (ADPC), de plus en plus suivie par les Français, à la réalisation d’un signalement, aux appels aux numéros verts, qui sont aussi des gestes de premiers secours, même s’ils sont plus « intellectuels ». Cela aurait l’avantage de ne pas présenter de coût supplémentaire.

Quant aux inégalités territoriales, elles touchent aussi le monde de la justice, mais celle-ci est avant tout, en matière de protection de l’enfance comme en matière pénale, un prescripteur : ce sont les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), de l’aide sociale à l’enfance ou des centres communaux d’action sociale (CCAS) qui enquêtent et nous aident à analyser les situations. Mais c’est un des rares cas, en France, où le prescripteur n’est pas le payeur : c’est toute la difficulté. Il appartient aux départements de s’assurer de la réalisation effective des prescriptions judiciaires. Certains ont un maillage territorial riche, qui permet de créer facilement des unités d’accueil pédiatrique des enfants en danger (UAPED), d’autres n’ont même pas un psychiatre – et je ne parle même pas de pédopsychiatre, cela dépasserait l’entendement ! – pour assurer un accompagnement minimal. Parfois, donc, il faut se contenter de s’en remettre à des services d’addictologie sans addictologue, à des infirmiers psychiatriques. Quotidiennement, les agents de justice et les magistrats font preuve d’imagination pour trouver des solutions pour prendre en charge les victimes avec parfois très peu de moyens : c’est un vrai motif d’optimisme.

  1.   Audition conjointe de Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale (DGESCO), Mme Pascale Coq, inspecteur d’académie-directeur académique des services de l’Éducation nationale de l’Essonne, et M. Louis Albérici, inspecteur d’académie-directeur académique adjoint des services de l’Éducation nationale des Yvelines, membres de la Conférence nationale des inspecteurs d’académie (mardi 11 février 2025)

Mme la présidente Laure Miller. Nous accueillons Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire au ministère de l’éducation nationale, Mme Pascale Coq, inspectrice d’académie, directrice académique des services de l’Éducation nationale de l’Essonne, et M. Louis Albérici, inspecteur d’académie, directeur académique adjoint des services de l’Éducation nationale des Yvelines.

Une des questions qui nous préoccupent est celle de l’articulation entre les différents acteurs de la protection de l’enfance. L’école, le collège et le lycée sont souvent le lieu où est détecté un enfant en danger ou en souffrance. Il est par ailleurs essentiel que les enfants pris en charge par la protection de l’enfance bénéficient d’une scolarité aussi normale que possible, avec un soutien coordonné entre enseignants et travailleurs sociaux. Nous déplorons souvent un fonctionnement en silos qui nuit à l’efficacité de la prise en charge de ces enfants.

Nous souhaiterions connaître votre analyse sur le sujet et vos perspectives quant à l’amélioration de cette situation à l’échelle de l’éducation nationale.

Je précise que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Caroline Pascal, Mme Pascale Coq et M. Louis Albérici prêtent serment.)

Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale (DGESCO). En préambule, je tiens à souligner que l’Éducation nationale est à l’origine de la remontée de 25 % de l’ensemble des informations préoccupantes et des signalements. L’école est donc un lieu essentiel d’observation et d’évaluation des difficultés des élèves, qu’elles soient scolaires, personnelles, sociales, familiales ou de santé.

Nous avons constamment progressé sur ce sujet. La feuille de route présentée en 2023 au comité interministériel à l’enfance par Charlotte Caubel et Gabriel Attal vise à renforcer le soutien de l’ensemble du système éducatif en vue de détecter, repérer et agir sur les enfants en grande difficulté ou en risque avéré.

L’échelon départemental dans la mise en œuvre de cette politique est fondamental. Les directeurs académiques des services de l’éducation nationale (DASEN) sont en lien direct avec le président du conseil départemental pour le recueil et le traitement des informations préoccupantes. Ils sont souvent à l’origine des signalements au procureur. Des protocoles ont été mis en place dans chaque département, présidés par le président du conseil départemental et impliquant les différents responsables institutionnels, dont nos DASEN.

Nous participons également aux observatoires de la protection de l’enfance, chargés de collecter les statistiques sur l’enfance en danger et de formuler des propositions sur la mise en œuvre de la politique de protection dans le département.

Le deuxième axe de notre action est le renforcement de la prévention et de l’information. La circulaire « scolarité protégée » prévoit des séances de communication et de sensibilisation sur l’enfance en danger, notamment sur les violences intrafamiliales à caractère sexuel, dans l’emploi du temps des élèves. Les visites médicales prévues par le code de l’éducation visent à prévenir et détecter toute forme de carence éducative, de violence et de maltraitance, ainsi que la nécessité de soins.

Parallèlement, nous avons renforcé le contrôle de l’instruction en famille, en missionnant des inspecteurs spécifiquement sur ce sujet. Bien que distinct de la protection de l’enfance, ce contrôle permet de s’assurer que les élèves hors du système éducatif traditionnel sont bien suivis.

Enfin, nous avons renforcé les liens entre les différents services de l’État dans le but de mieux détecter les interdictions d’exercer au sein de certaines fonctions. Les personnes condamnées à une peine d’au moins deux mois d’emprisonnement ferme pour des délits impliquant des mineurs sont frappées d’incapacité à exercer des fonctions de direction, d’enseignement ou didactiques. Les liens entre les différents services de l’État permettent aujourd’hui de mieux détecter les personnels à risque et de leur interdire toute fonction au sein de notre ministère.

Nous avons développé des formations inter-institutionnelles, avec des actions collectives en vue de mieux répondre aux besoins de nos personnels. Notre politique vise à ce que l’action en faveur de la protection de l’enfance soit prise en compte par tous.

Nous avons mis en place un échelon professionnel au sein du service social en faveur des élèves, avec des conseillers techniques de service social auprès des recteurs et des inspecteurs d’académie. Ces professionnels forment un pôle d’appui pour l’ensemble des personnels de l’Éducation nationale, leur apportant formation, conseil et aide dans les démarches. Une circulaire de 2017 a stabilisé leur mission, contribuant à la protection de l’enfance et des mineurs en danger, avec des protocoles et des conventions clairs.

Cependant, l’action du ministère ne se limite pas à ces professionnels. Tous les personnels de l’Éducation nationale doivent être vigilants. Les directeurs d’école et les chefs d’établissement jouent un rôle crucial, notamment en s’assurant de l’affichage du numéro national 119 Allô enfance en danger, en organisant la réflexion des équipes sur le repérage des élèves en danger et en étant les interlocuteurs privilégiés des autorités locales et des services judiciaires.

Les personnels sociaux et de santé de l’Éducation nationale assument également un rôle spécifique. Tenus au secret professionnel, ils apportent expertise et conseil à l’institution, aux élèves et à leurs familles. Ils participent à la prise en charge et à l’évaluation des situations en vue de la transmission d’informations préoccupantes ou de signalements.

L’Éducation nationale contribue donc à tous les niveaux à la protection de l’enfant, en tant que partenaire majeur des départements et des autorités judiciaires. Elle est en lien avec l’ensemble des acteurs de terrain, incluant les forces de sécurité intérieure, les hôpitaux et les établissements médico-sociaux.

Concernant la formation et la sensibilisation, nous avons systématisé quatre axes : prévenir, repérer, accueillir et signaler. Ces aspects sont intégrés dans la formation initiale et continue des enseignants, des chefs d’établissement et des directeurs d’école. Cependant, il existe des disparités entre les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE) dans la mise en œuvre de ces formations.

J’ajoute sur ce point que la formation initiale, qui pourrait être délivrée dès la première année de licence, donnerait plus de temps pour évoquer ces sujets transversaux qu’aujourd’hui dans son organisation actuelle.

Nous rencontrons des difficultés pour identifier précisément le nombre d’enfants concernés par la protection de l’enfance. Nous disposons de chiffres sur les signalements et les informations préoccupantes, mais pas toujours de données fiables de nos personnels de santé.

Concernant les décrocheurs, nous les identifions actuellement à partir de seize ans. Nous réfléchissons à une identification plus précoce, notamment au collège, en repérant des signaux d’alerte comme un fort taux d’absentéisme ou une chute des résultats scolaires. L’objectif est de mieux anticiper et accompagner ces situations pour remettre ces élèves dans un processus de scolarité réussie.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La commission d’enquête constate un décalage important entre la réalité sur le terrain et les intentions portées par le ministère et la direction générale. Vous avez affirmé que, suite à la réunion avec Charlotte Caubel et Gabriel Attal concernant le plan de scolarité protégée, un protocole avait été signé dans chaque département. Pouvez-vous confirmer que cela concerne bien les 103 départements ? J’en doute fortement. Pourriez-vous nous indiquer le nombre exact de protocoles signés entre l’Éducation nationale au niveau académique et les départements ? Cette information est importante pour notre commission d’enquête, qui se penche sur les manquements des politiques publiques affectant directement les enfants. Nous cherchons à apporter des réponses concrètes à ces dysfonctionnements.

Mme Pascale Coq, inspectrice d’académie, directrice académique des services de l’éducation nationale de l’Essonne. M. Louis Albérici et moi-même représentons ici la Conférence nationale des inspecteurs d’académie (CNIA), qui compte soixante-quinze membres adhérents – ce n’est donc pas l’intégralité des inspecteurs. Avant cette audition, nous avons sollicité nos adhérents pour obtenir des réponses à vos questions. Nous avons reçu des retours d’un échantillon représentatif de départements, incluant des zones rurales et urbaines, de grande et petite taille. Environ un quart de nos adhérents ont fourni des éléments. Bien que partielle, cette réponse donne une indication significative.

Concernant spécifiquement l’existence des protocoles, tous les départements interrogés ont répondu positivement, avec quelques nuances sur la nécessité de réactiver, réactualiser ou réinterroger le protocole initial. Sur l’échantillon dont nous disposons, la mise en œuvre est complète sur ce point.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La situation des enfants relevant de la protection de l’enfance est une problématique majeure. Bien que nous ne disposions pas de chiffres nationaux précis, on estime qu’environ 200 000 enfants sous mesure de protection, qu’elle soit en action éducative en milieu ouvert (AEMO) ou en placement, fréquentent le système éducatif. Ce nombre devrait interpeller l’Éducation nationale.

La réalité est alarmante. En sixième, la plupart de ces enfants ont environ deux ans de retard scolaire. Beaucoup décrochent très tôt, bien avant l’âge de seize ans où l’on commence généralement à s’y intéresser. Dès la sixième, nous observons des décrocheurs, souvent simplement rattachés administrativement à un établissement sans réelle prise en charge adaptée. Cette approche ne rend pas service à ces jeunes en grande souffrance.

La protection de l’enfance ne peut reposer uniquement sur les départements. Les services de l’État, notamment l’école, doivent être pleinement mobilisés. Comment s’organise cette prise en charge dans les académies ? Existe-t-il une directive nationale ou s’agit-il d’initiatives départementales ou académiques ?

Le premier degré souffre particulièrement. Dans le second degré, nous disposons de services sanitaires et sociaux, mais la situation des médecins scolaires et des assistants sociaux est critique. Dans un département urbain comme le Val-de-Marne, le nombre d’élèves par professionnel est bien trop élevé pour permettre un suivi efficace.

Nous sommes confrontés à une pénurie de médecins et à un manque criant d’assistants sociaux, qui doivent souvent couvrir plusieurs établissements. Cette situation complique grandement la prise de rendez-vous et le suivi des élèves.

De plus, certains enfants entrant dans le système de protection de l’enfance ne sont parfois pas scolarisés immédiatement, que ce soit pour des raisons médicales, de protection ou d’observation. Cette situation engendre des ruptures scolaires, particulièrement préjudiciables pour les plus jeunes.

Un autre aspect essentiel est la prise en compte du psychotrauma, qui impacte lourdement les apprentissages. Trop souvent, ces enfants sont classés hâtivement comme ayant des troubles du comportement ou relevant du spectre autistique alors qu’ils souffrent en réalité de traumatismes psychologiques graves. Il est impératif de mieux intégrer les connaissances en neurosciences et la compréhension du psychotrauma dans notre approche éducative pour ces enfants particulièrement vulnérables.

L’objectif de cette commission d’enquête est de trouver des réponses approfondies sur le fond afin d’accompagner de manière plus efficace les enfants vers les études qu’ils souhaitent entreprendre, plutôt que de les laisser dans un parcours chaotique au sein de l’Éducation nationale. Malgré vos propos encourageants, madame la directrice générale, la réalité sur le terrain et les résultats montrent autre chose pour ces enfants. Il est crucial de comprendre comment l’organisation étatique et territoriale pourrait mieux se coordonner.

Je propose que nous commencions dès le premier degré sur les aspects sanitaires et sociaux, car le repérage à l’adolescence est souvent trop tardif, notamment pour les jeunes présentant des troubles graves de l’attachement. Il est essentiel d’effectuer des repérages précis dès le plus jeune âge, dès la maternelle.

Un point qui m’a particulièrement frappé concerne la scolarisation des enfants en protection de l’enfance. Dans certains centres d’accueil, des enfants peuvent rester non scolarisés pendant un à deux mois. Bien que ces établissements disposent d’infrastructures pour faire l’école de jour, nous n’avons jamais obtenu d’enseignants de la part des académies. Nous avons dû recourir à des organismes privés pour assurer les cours. Il serait bénéfique que la protection de l’enfance devienne un partenaire privilégié de l’Éducation nationale, permettant ainsi d’affecter des professeurs à ces enfants dans l’incapacité d’être scolarisés immédiatement.

Concernant le signalement, bien que l’Éducation nationale soit le meilleur pourvoyeur de données, nous manquons encore d’informations. Les directeurs d’école rencontrent des difficultés pour signaler les cas, craignant parfois les conséquences. Ils déplorent également le manque de retour d’informations après un signalement. Il existe de nombreuses voies de signalement – vers le procureur, l’Éducation nationale, la cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) – mais il faut que chacun cesse de travailler en vase clos et que l’intérêt de l’enfant prime.

Enfin, compte tenu des faibles taux de diplomation de ces enfants, je m’interroge sur les mesures spécifiques mises en place dans le cadre de la lutte contre le décrochage scolaire pour ce public de la protection de l’enfance. Les avez-vous identifiés pour leur offrir un accompagnement renforcé ?

Mme Caroline Pascal. J’ai clairement souligné l’inégalité existante sur l’ensemble du territoire, due à un pilotage qui ne peut être uniquement national. Bien que nous puissions impulser des directives au niveau national, leur application sur le terrain varie considérablement.

Je souhaite réaffirmer que l’échelon départemental travaille effectivement dans le sens d’une coordination avec les autres services de l’État, même si cela reste insuffisant, notamment en ce qui concerne le partage et la connaissance fine des chiffres.

Concernant les protocoles issus de la circulaire sur la scolarité protégée de 2023, qui est encore très récente, la réponse vous a été apportée par les deux directeurs académiques. Nous sommes encore en phase de mise en place, et, bien que 100 % des départements ayant répondu aient indiqué s’en occuper, cela ne signifie nullement que le processus est achevé.

Je voudrais insister sur ce point car certaines initiatives sont encore à leurs débuts. Par exemple, l’académie de Lille expérimente plusieurs mesures depuis 2020, sur lesquelles nous n’avons pas encore suffisamment de recul pour en tirer des conclusions généralisables ou pour un transfert immédiat. Cette expérimentation comprend la création d’une mission de référent académique pour l’accrochage scolaire des élèves protégés, la mise en place d’un groupe de pilotage académique et l’instauration de référents scolarité pour les enfants protégés dans les établissements du second degré.

L’objectif est d’assurer un pilotage opérationnel resserré de la protection de l’enfance entre les partenaires, dans le prolongement de la logique de renforcement des collaborations et de coordination des actions de prévention dès le premier degré entre l’Éducation nationale et la protection de l’enfance. La création de chartes locales de partenariat à l’échelle des bassins d’éducation dans l’académie de Lille est une piste particulièrement prometteuse que nous envisageons de développer une fois que nous aurons un bilan suffisamment probant de ces expérimentations. Nous avons mis en œuvre une politique volontariste, mais qui n’est pas encore aussi efficace que nous le souhaiterions.

Concernant l’approche descendante ou ascendante, je laisserai les directeurs académiques s’exprimer sur les initiatives locales qui pourraient être transférées. Notre politique vise à prendre en compte des situations toujours douloureuses et très spécifiques. Les personnels de l’Éducation nationale ont besoin d’être sensibilisés, formés, et de savoir comment réagir, signaler et communiquer avec les familles. Il est donc essentiel d’avoir à la fois une politique nationale et une adaptation locale.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Il n’est juste plus possible d’attendre pour ces enfants. Ils n’ont pas ce temps, particulièrement parce qu’ils sont extrêmement fragiles et requièrent un travail extrêmement précis. À Lille, les réunions et le protocole mis en place par Adrien Taquet sont ceux pensés en 2012 pour le Val-de-Marne, et ce modèle est éprouvé.

Pour aller plus loin, nous avions mis en place des commissions locales d’évaluation qui fonctionnent toujours. Chaque jeudi, l’ensemble des partenaires d’une ville peut se réunir dans les espaces départementaux des solidarités (EDS), les centres sociaux de protection de l’enfance, pour discuter des cas préoccupants. Un débriefing en secret partagé permet à la protection de l’enfance d’informer l’école si l’enfant est connu des services, afin d’intervenir rapidement et efficacement.

Ces initiatives, comme la fête des diplômés dans le Val-de-Marne, qui s’est ensuite étendue à d’autres départements comme la Gironde, peinent à se généraliser en raison des processus d’évaluation. Pourtant, la réalité est alarmante. Près de 400 000 enfants sont en protection de l’enfance, avec des statistiques inquiétantes concernant leur réussite scolaire. Bien que certains réussissent et deviennent des exemples inspirants, les défis restent considérables.

Il faut également prendre en compte la problématique du psychotrauma et celle des mineurs non accompagnés (MNA) qui peuvent rencontrer des difficultés administratives, voire des obligations de quitter le territoire français (OQTF) pendant leurs études. L’enjeu est de pouvoir offrir le meilleur à ces enfants sous protection et en suppléance parentale. Nous n’avons pas le luxe d’attendre cinq ans pour évaluer des politiques publiques déjà éprouvées sur le terrain.

Mme Pascale Coq. Je tiens à témoigner que, sur le terrain, les objectifs et les ambitions que vous avez exprimés sont largement partagés. La difficulté réside dans l’appropriation des protocoles existants et dans ce que nous appelons souvent dans notre ministère le « dernier kilomètre », la mise en pratique concrète de ce que nous avons appris au service des élèves dont nous parlons aujourd’hui.

Concernant les freins au signalement, qui entravent notre capacité à repérer et à alerter les professionnels compétents, la volonté de bien faire est parfois, selon moi, mal dirigée. Les personnels de terrain, qu’il s’agisse des enseignants, des chefs d’établissement ou des directeurs d’école, font face à deux risques : soit en faire trop, soit ne pas en faire assez. En faire trop revient à s’aventurer sur le terrain des travailleurs sociaux en proposant des conseils qui devraient être donnés par d’autres professionnels. Ne pas en faire assez revient à s’abstenir de signaler par crainte de rompre la confiance avec l’environnement proche de l’enfant, qu’il s’agisse des parents ou des éducateurs. Cette réticence peut également venir de la peur de trahir la confiance de l’enfant lui-même, qui peut avoir partagé des informations en demandant de les garder confidentielles.

Pour surmonter ces obstacles, la réponse est la formation et la professionnalisation dans ce volet social. Cet aspect est désormais intégré dans les parcours de formation initiale et continue, mais n’était peut-être pas suffisamment mis en avant il y a encore quelques années.

Un autre frein, plus implicite, est la gêne de certains professionnels à traiter différemment des jeunes qui, pour eux, sont avant tout des élèves. Il peut y avoir une réticence à identifier ou à établir des listes qui pourraient stigmatiser un jeune. Pour un enseignant, il s’agit d’abord d’un élève avant d’être un jeune en situation particulière. Traiter la difficulté pour ce qu’elle est, sans se focaliser sur le statut d’enfant placé, peut représenter un défi pour certains professionnels. Je tenais à vous faire part de ces réalités de terrain en toute transparence.

M. Louis Albérici, inspecteur d’académie, directeur académique adjoint des services de l’éducation nationale des Yvelines. Je souhaite revenir sur les freins que vous avez évoqués, madame la rapporteure, notamment la crainte de certains professionnels face aux réactions des familles. Cette appréhension est effectivement perceptible dans tous les départements que j’ai visités. La mise en place d’un cadre sécurisant, avec des équipes et une hiérarchie présentes, est indispensable pour dissiper cette peur chez les enseignants. Il est vrai que certains directeurs hésitent à faire une information préoccupante par crainte des confrontations avec les familles. Cependant, si l’inspecteur de l’éducation nationale (IEN), voire le DASEN ou son adjoint, est disponible pour recevoir la famille et si le directeur d’école se sent soutenu par sa hiérarchie, comme nous le demandons à nos IEN, cette peur, bien que toujours présente, devient beaucoup moins prégnante. Nous parvenons ainsi à avoir des directeurs qui, se sentant soutenus, assument leurs responsabilités. Cette présence de la hiérarchie est cruciale, notamment dans le premier degré.

Vous nous avez également interrogés sur l’accompagnement. Mme la directrice a rappelé les quatre verbes qui sous-tendent notre action : prévenir, repérer, transmettre, accompagner. Sur l’accompagnement, clairement, nous devons progresser. Selon l’échantillonnage de nos collègues de la CNIA, seuls 20 % d’entre eux ont transmis des données concrètes sur les élèves bénéficiant de la protection de l’enfance. Entre 25 % et 30 % ont mis en place un protocole spécifique. Dans tous les départements, il existe un protocole de droit commun. Lorsqu’un élève a des besoins particuliers, nous y répondons avec divers protocoles tels que le programme personnalisé de réussite éducative (PPRE), le projet d’accueil individualisé (PAI), le plan d’accompagnement personnalisé (PAP), que vous connaissez parfaitement. Les élèves relevant de la protection de l’enfance bénéficient également de ces dispositifs s’ils en ont besoin.

Cependant, peu de départements ont mis en place un suivi spécifique. Par exemple, ce n’est pas le cas dans les Yvelines, mais, dans le département limitrophe du Val-d’Oise, un suivi spécifique a été instauré avec une équipe ressource mobile pouvant intervenir sur le terrain et apporter son expertise. Vous avez mentionné le Val-de-Marne, où une organisation similaire existe et dont nous pourrons également nous inspirer. Comme l’a souligné Mme la directrice, il y a une volonté d’établir un dialogue plus étroit entre l’Éducation nationale et l’aide sociale à l’enfance (ASE), avec des échanges généralement fluides mais qui nécessitent d’être rendus plus efficaces.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Votre remarque sur la gêne que peuvent ressentir les éducateurs et les professionnels vis-à-vis des familles est tout à fait pertinente. Je me demande s’il ne serait pas judicieux d’avoir un tiers référent qui pourrait rapporter les faits préoccupants.

Je voudrais savoir si les enseignants peuvent signaler directement des faits à la cellule de recueil des informations préoccupantes. En tant que députés et fonctionnaires, nous disposons de l’article 40 du code de procédure pénale qui nous permet d’aviser directement le procureur, ce qui peut parfois être plus efficace en évitant le filtre de la CRIP. Je me demande si les enseignants, notamment les contractuels, peuvent bénéficier de cette disposition.

Ensuite, j’aimerais aborder la possibilité d’instituer une ordonnance de protection pour les enfants similaires à celle existant pour les violences faites aux femmes. Cette ordonnance pourrait être sollicitée par le corps enseignant ou médical. Je pense notamment au cas de la petite Amandine à Montpellier, victime d’actes de barbarie de la part de ses parents, où plusieurs informations préoccupantes avaient été transmises et le juge saisi à trois reprises, selon les informations publiées. Cette situation soulève deux problèmes : d’une part, l’absence de réaction de l’institution judiciaire, d’où mon idée d’une protection qui, comme pour les femmes, obligerait un juge à tenir une audience dans les six jours et à se prononcer sur l’état de danger ; d’autre part, le fait que les parents changeaient leur fille d’école chaque année.

Comment pourrait-on faire en sorte que tous les établissements soient informés des signalements effectués dans d’autres établissements ? Quelles modifications suggérez-vous ?

Par ailleurs, pensez-vous qu’il serait possible de revoir partiellement le secret professionnel pour les médecins et le personnel médical, ou du moins de permettre un signalement anonyme ?

Mme Caroline Pascal. Tout fonctionnaire est tenu de le faire. La question des contractuels est intéressante. Bien qu’ils n’aient pas le même degré d’obligation qu’un fonctionnaire, ils peuvent effectuer un signalement en tant que personne travaillant dans un service public susceptible de connaître des situations de danger. Comme tout citoyen, et particulièrement ceux travaillant dans un service susceptible de repérer des situations de danger, ils ont la possibilité de le faire.

M. Louis Albérici. Concernant les contractuels, nous l’observons sur le terrain, quand ils recueillent une information préoccupante et souhaitent la transmettre, ils passent généralement par le directeur ou la directrice de l’établissement, qui se charge ensuite de la transmission de cette information préoccupante.

Je tiens à souligner que, dès qu’une situation inquiétante est repérée, 100 % des départements de notre échantillon disposent d’un protocole bien établi. Ce protocole est régulièrement rappelé lors des réunions de rentrée aux directeurs d’école et aux chefs d’établissement, que ce soit pour les collèges ou pour les lycées. De plus, 95 % des départements ont, au sein des directions des services départementaux de l’Éducation nationale (DSDEN), un service dédié pour trier, réguler et accompagner les établissements dans la détermination du niveau approprié – information préoccupante ou signalement. Dans la plupart des départements, un service aide les établissements à rédiger une information préoccupante ou un signalement de manière efficace.

Mais ce n’est pas le cas dans tous les départements. Dans les Yvelines, par exemple, Mme le procureur Caillebotte, qui nous a quittés, souhaitait que tous les signalements arrivent directement au procureur sans passer par le « filtre » de la DSDEN. La CRIP des Yvelines partage ce souhait. À Toulouse en revanche, dans le cadre d’une convention, nous avions un service qui, en lien avec la CRIP et le procureur, gérait les signalements et les informations préoccupantes pour éviter l’engorgement de leurs services.

En résumé, le processus de transmission d’une information préoccupante ou d’un signalement est bien rodé. Malgré les freins que nous avons évoqués précédemment, le système pour faire remonter une situation d’enfant en danger fonctionne efficacement.

Mme la présidente Laure Miller. Concernant le cas de la petite Amandine, avez-vous des éléments de réponse sur la possibilité pour les établissements de partager entre eux les informations afin d’éviter que des familles ne déplacent leurs enfants d’école en école pour échapper au suivi ?

Mme Pascale Coq. Lorsqu’il s’agit de changements d’école au sein d’un même département, nos services assurent la vigilance, le partage et la transmission des informations. Entre départements, la situation est plus complexe.

Mme Caroline Pascal. Vos deux propositions sur le secret médical et l’ordonnance de protection des enfants dépassent nos capacités de décision. Ces pistes semblent logiques, notamment à la suite de drames comme celui d’Amandine que vous avez mentionné.

Quant au suivi des situations d’enfants entre départements, nous devons encore progresser. Le suivi est généralement mieux assuré dans le premier degré, grâce au maillage au niveau de la circonscription qui permet des échanges formels et informels entre inspecteurs sur les situations difficiles. Dans le second degré, où les distances sont plus importantes, notamment entre départements voire entre académies, le suivi des situations et des informations préoccupantes est moins structuré et formalisé. Les liens étant plus distendus au niveau académique, il y a également moins d’échanges informels.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). En tant qu’ancien enseignant de collège pendant plus de vingt ans, je souhaite apporter un témoignage sur les difficultés rencontrées dans les établissements. Les enseignants se sentent souvent livrés à eux-mêmes. Lorsque nous signalons des informations préoccupantes, on nous demande de passer par la hiérarchie, mais nous n’avons presque jamais de retour sur le traitement de ces situations.

Ce système est totalement dysfonctionnel, tant pour les enfants maltraités que pour les personnels. De nombreux enseignants et directeurs d’école se sentent démunis et non écoutés par l’administration. Il y a même eu des cas où des inspecteurs ont révélé l’identité de directeurs ayant fait des signalements, les exposant à des agressions. Comment voulez-vous que les enseignants aient confiance en leur hiérarchie dans ces conditions ?

Les enseignants ne craignent pas tant les parents que le manque de soutien de leur hiérarchie. En tant que professeur de sciences de la vie et de la Terre (SVT) en collège, j’ai été confronté à des situations graves comme la prostitution d’élèves dès la cinquième ou la sixième, des tentatives de suicide dans l’établissement. Les enseignants et les assistants d’éducation sont au contact quotidien des élèves et connaissent bien leur situation personnelle. Il faut cesser d’infantiliser le personnel éducatif. Nous sommes capables de garder le secret et de prendre en compte les situations des enfants. Nous avons besoin d’être informés des situations de fragilité, comme celle d’un enfant placé à l’ASE, pour adapter notre approche.

Je remercie l’Éducation nationale car, grâce à la situation dans laquelle elle m’a mis, je suis aujourd’hui député et pourrai peut-être faire avancer les choses. Entendez à travers ma voix la colère de très nombreux enseignants qui se sentent dépossédés et perdent le sens de leur métier parce qu’ils ne peuvent pas aider leurs élèves. Ces derniers, confrontés à des situations difficiles à l’extérieur, ne sont pas disponibles pour apprendre. Le préalable à nos enseignements est que les élèves se sentent en confiance, protégés, qu’ils aient à manger et un toit.

L’Éducation nationale doit prendre en compte la réalité des faits et avancer rapidement, au-delà des expérimentations. Chaque enseignant connaît précisément les difficultés de ses élèves, les chefs d’établissement savent exactement ce qui se passe dans leur structure. Si on veut des données, on peut les avoir, mais on ne trouve pas ce qu’on ne cherche pas !

Mme Caroline Pascal. J’entends parfaitement votre colère et le déficit que vous signalez. Je n’ai pas bien saisi si votre propos était global, car vous mentionnez à la fois un manque d’information et une connaissance des situations des élèves. Concernant ce manque d’information, notamment sur le placement des élèves ou leurs difficultés familiales, j’en prends bonne note. Quant au retour d’information suite à un signalement ou une information préoccupante, nous devons effectivement progresser. Ce n’est pas seulement l’enseignant qui manque de retours, mais parfois même les services de l’éducation nationale. Je note également que l’information ne redescend pas toujours jusqu’à l’enseignant à l’origine du signalement. J’ajoute que le chef d’établissement, le directeur d’école, et parfois même le DASEN, sous couvert de mes collègues, ne reçoivent pas non plus de retour.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Les propos d’Arnaud Bonnet rejoignent une préoccupation plus large concernant la crise de vocation des enseignants. Celle-ci est en partie due à une forme d’infantilisation mal vécue et de plus en plus perçue à l’extérieur. Pour attirer davantage de jeunes vers l’enseignement, il faut revaloriser leur rôle et leur place dans l’acte d’enseigner.

Abordons maintenant un autre aspect du sujet. Nous savons que tous les enfants subissant des violences, que ce soit à la maison ou en foyer, en portent les marques dans leur corps. Le professeur Céline Greco nous a sensibilisés à cette réalité lors d’une audition très instructive. Les violences ont des répercussions non seulement sur la santé psychologique, mais aussi sur la santé physique des enfants, notamment en raison de la production accrue d’insuline et d’adrénaline en situation de stress.

Le professeur Greco elle-même a été sauvée par une infirmière scolaire qui a détecté son anorexie, utilisée comme moyen d’alerte. L’école était son seul refuge et elle retardait le plus possible le moment de rentrer chez elle. Sans cette infirmière scolaire, elle affirme qu’elle serait probablement morte.

Dès lors qu’en est-il de la médecine scolaire aujourd’hui ? Nous l’avons négligée, tant pour les médecins que pour les infirmières scolaires. La crise de recrutement est énorme, avec un ratio de un médecin scolaire pour mille élèves.

Pour élever le niveau d’éducation et assurer la bonne santé de nos enfants, il faut commencer par ceux dont l’état de santé est le plus dégradé. La santé et la médecine scolaire sont-elles redevenues des enjeux prioritaires au ministère et à la DGESCO ?

Ma deuxième question concerne l’organisation administrative. Ayant travaillé à la DGESCO, je le sais : lorsqu’un sujet est jugé important par un ministre, un bureau spécifique est créé. Ainsi ont été mis en place une mission sur le harcèlement et un bureau pour les enfants à besoins éducatifs particuliers. Ce sujet mériterait un bureau dédié à la DGESCO, car il concerne des enfants aux besoins éducatifs très spécifiques, comme en témoignent les taux élevés de décrochage et d’échec scolaires.

Pour piloter efficacement une politique dans ce domaine, il faut une impulsion au sommet, le recrutement d’inspecteurs comme chefs de bureau, la mise en place de politiques de formation et un véritable pilotage national. Est-ce prévu ? Ces questions font-elles l’objet de discussions ?

Mme Caroline Pascal. Tout d’abord, nous avons récemment recruté un conseiller technique des services sociaux à l’enfance au sein du bureau de la santé, un poste qui n’existait pas auparavant. Ce bureau suit attentivement l’ensemble de ces questions.

Nous avions annoncé fin décembre la tenue d’assises de la santé scolaire. Elles n’ont pas pu se dérouler mais ce projet n’est pas abandonné. Nous sommes pleinement conscients des enjeux liés à la médecine scolaire, notamment la crise d’attractivité. Nous manquons davantage de médecins que d’infirmières et nous avons un véritable problème s’agissant des fonctions de médecins de l’éducation nationale. Nous avions d’ailleurs demandé une revalorisation pour ces postes.

Nous avions sollicité la tenue de ces assises dès le printemps dernier, à la suite des assises pédiatriques. Ce projet que nous continuons à porter, nous allons tâcher de le concrétiser.

Je suis consciente, depuis mon arrivée à la DGESCO, que le sujet de l’aide sociale à l’enfance n’est pas suffisamment suivi, même au sein du bureau de la santé. Je le dis sans reproche envers quiconque, notamment pas envers le personnel de terrain, mais nous avons des difficultés à obtenir des chiffres précis à travers nos enquêtes. Il y a sans doute une impulsion nationale à donner de notre côté, peut-être en identifiant plus précisément les personnes en charge de ce suivi sur le territoire, mais aussi en mettant en place une animation de réseau qui permettrait d’obtenir des chiffres d’enquête plus précis. Actuellement, nous ne communiquons jamais sur ces chiffres car ils sont très partiels et ne donneraient probablement pas une image exacte de la réalité.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je vais abonder dans le sens de mes collègues. En tant qu’éducatrice spécialisée depuis 2014, j’ai commencé ma carrière dans une classe pour l’inclusion scolaire. Depuis plus de dix ans, j’entends que l’Éducation nationale rencontre des difficultés, notamment en termes de communication et de gestion des informations préoccupantes.

Ce matin encore, on me sollicitait sur une situation où trois signalements d’une école n’ont eu aucune suite. Les enseignants sont démunis face à des suspicions de violences sexuelles. Cette situation est extrêmement grave. Le procureur devrait se saisir de tels cas. La situation perdure depuis au moins dix ans, d’après mon expérience personnelle et professionnelle.

Vous avez tous les trois mentionné la nécessité d’un dialogue étroit entre le travail social et l’Éducation nationale, ainsi que le besoin de formation et de sensibilisation. Des programmes sont en cours, notamment des initiatives de sensibilisation, de prévention et de formation à la CRIP entre les départements et l’Éducation nationale. Dans mon précédent poste au sein d’une direction d’un département, ces missions étaient prioritaires dans notre schéma départemental, car la situation était problématique.

Pourquoi ne pas envisager la présence d’un travailleur social dans chaque école ? Nous avons bien des conseillers d’orientation. Pourquoi ne pas intégrer des travailleurs sociaux qui connaîtraient et sauraient faire le lien entre la culture professionnelle de l’Éducation nationale et celle des travailleurs sociaux ? Ils seraient en mesure d’alerter, de sensibiliser, d’être attentifs à certains signes inquiétants et de rédiger correctement une information préoccupante (IP). En effet, de nombreuses IP émanant de l’Éducation nationale sont rejetées en raison de leur rédaction inadéquate. Il faut savoir préciser les faits, nommer les suspicions et attirer l’attention du procureur de manière appropriée. Pourquoi cette option n’a-t-elle jamais été envisagée ? J’aimerais avoir votre avis sur ce point.

Par ailleurs, la taille actuelle des classes dans l’Éducation nationale ne permet pas d’accorder suffisamment d’attention à chaque enfant. Ce problème est notamment préoccupant lorsque des enseignants nous rapportent qu’un enfant de six ans, jugé trop bruyant ou présentant des troubles, ne peut être pris en charge correctement en raison du nombre élevé d’élèves dans la classe. Cette situation conduit à l’exclusion progressive de l’enfant, d’abord des temps périscolaires, puis des récréations, et enfin des séjours extérieurs. Or l’école n’est pas seulement un lieu d’apprentissage, c’est aussi un espace de cohésion sociale et de socialisation où les enfants apprennent à vivre ensemble. Il est inadmissible que l’un d’eux soit progressivement exclu de ces moments essentiels. Si nos propres enfants étaient concernés, nous trouverions cela intolérable et nous nous y opposerions. Malheureusement, ces enfants n’ont souvent pas la chance d’avoir des parents qui se battent pour eux. L’Éducation nationale et la protection de l’enfance devraient jouer ce rôle. Cette situation me révolte profondément.

M. Louis Albérici. Concernant le nombre d’élèves par classe, je peux vous donner les chiffres pour le département des Yvelines. Nous avons une moyenne de 23,2 élèves par classe. Bien que cela puisse sembler élevé pour des élèves ayant des besoins particuliers, il faut noter que ce chiffre diminue d’année en année. Avec le plafonnement à vingt-quatre élèves et la mise en place de classes dédoublées, nous avons fait des progrès significatifs. Il y a cinq ou dix ans, il n’était pas rare de voir des classes de maternelle à vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, voire trente élèves dans les Yvelines. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Actuellement, une classe de petite section à vingt-sept élèves soulève des questions. En maternelle, nous avons une moyenne de 24,5 élèves par classe dans notre département, qui est réputé pour avoir des effectifs assez importants.

Quant à la présence de travailleurs sociaux dans les établissements, je ne peux pas répondre précisément à cette question. Cependant, plus se trouvent de personnes qualifiées dans une école, mieux se portent les enfants. Je prendrai l’exemple des accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH) qui, il y a dix ou quinze ans, n’existaient pas. Aujourd’hui, partie intégrante des équipes éducatives, ils sont devenus indispensables.

Mme Julie Ozenne (EcoS). En 2023, l’Essonne comptait plus de 112 700 élèves en collège et en lycée dans les établissements publics du second degré. Parmi eux, 10 % sont accompagnés par le service social scolaire. Cependant, ce service ne comptait que soixante et une assistantes sociales scolaires et onze conseillères techniques en 2023. Ces chiffres sont éloquents et révèlent une surcharge de travail évidente pour ces personnels, compromettant un suivi efficace des enfants.

J’aimerais savoir combien d’informations préoccupantes vous avez reçues en 2024 et depuis le début de l’année 2025, et, en moyenne, combien vous avez consacré de temps à l’étude des situations une fois transmises. De plus, combien de signalements au parquet vous ont été rapportés en 2024 et depuis le début de l’année 2025 ? Enfin, lorsque vous convoquez des familles et qu’elles ne répondent pas à votre convocation, quelle suite donnez-vous et comment assurez-vous le suivi des enfants ?

Mme Pascal Coq. Votre question est très précise. Je n’ai pas les chiffres exacts sous la main concernant le nombre d’informations préoccupantes en 2024 ni le nombre de signalements au parquet. Ces données pourront vous être communiquées ultérieurement. Cependant, je peux vous affirmer que ces chiffres sont en augmentation dans notre département.

La problématique des familles convoquées qui ne se présentent pas est effectivement une difficulté que nous partageons avec d’autres départements, notamment dans le cadre du suivi de l’absentéisme. Si les parents ne répondent pas, nos personnels, notamment les assistantes sociales et les conseillères techniques, poursuivent leurs efforts pour rétablir le contact. Ils continuent à essayer de renouer le lien par des rappels téléphoniques et d’autres moyens de communication. Le processus implique un rappel, un courrier, puis une convocation à la direction académique. La situation peut aboutir à des signalements au procureur, contribuant à l’engorgement du traitement des situations.

M. Denis Fégné (SOC). Je viens des Hautes-Pyrénées, un département du sud de la France où nous observons des difficultés similaires au niveau du service social scolaire. Les assistantes sociales scolaires peinent à travailler efficacement en coopération avec les services de l’aide sociale à l’enfance et les divers services habilités, principalement par manque de moyens. Cet aspect affecte particulièrement l’accompagnement des situations d’enfants en danger, notamment dans le cadre des articles 375 et suivants du code civil. Ce manque de moyens est-il spécifique aux départements ruraux ou peut-il être généralisé à l’ensemble des départements ?

M. Louis Albérici. Je peux vous apporter quelques éléments de réponse basés sur notre échantillonnage d’une vingtaine de départements qui ont répondu à notre questionnaire : 80 % des départements interrogés déclarent avoir une relation fluide entre l’Éducation nationale et l’aide sociale à l’enfance ; 40 % ont une convention claire qui permet des relations à la fois fluides et efficaces.

Avoir des relations fluides ne garantit pas nécessairement l’efficacité. Néanmoins, lorsqu’une convention cadre les actions communes entre l’Éducation nationale et l’aide sociale à l’enfance, l’efficacité est généralement améliorée.

Dans les Yvelines, nous n’avons pas encore de convention avec l’ASE mais nous allons travailler à en établir une. Nos relations sont cordiales, mais nous souhaitons les rendre plus efficaces. Il existe en revanche une convention dans le Val-d’Oise, et nous constatons une plus grande efficacité dans la réponse aux besoins des élèves bénéficiant d’une mesure de protection.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La politique publique concernant l’ASE et la prise en charge des enfants apparaît comme un impensé. Les nouvelles sciences, ces vingt dernières années, ont apporté beaucoup d’informations mais cette problématique n’est pas traitée de manière cohérente au niveau national. Comment expliquez-vous que l’Éducation nationale n’ait pas réussi à harmoniser les pratiques à l’échelle des territoires ? Nous observons une forte décentralisation au niveau des départements et des académies, avec un changement d’interlocuteur tous les deux ans dans les services de l’État. Cette situation, bien qu’elle puisse représenter une richesse professionnelle pour vous, pose un problème majeur pour assurer un suivi et une dynamique territoriale en l’absence de protocoles et d’harmonisation. Avez-vous une réflexion à partager sur les raisons pour lesquelles cette question reste un impensé des politiques publiques à l’échelle nationale ?

Mme Caroline Pascal. Je n’ai pas de réponse définitive à cette question. Je ne sais pas si je qualifierais d’impensé une situation qui pâtit, selon moi, d’un caractère très interministériel. Comme l’un d’entre vous l’a souligné, cette question des silos et de la responsabilité incombe à chacun. Une fois que l’Éducation nationale a effectué sa part, notamment en matière de signalement, il existe un manque de suivi car cela relève d’un autre service de l’État. Une des réponses à cette difficulté est d’harmoniser et de coordonner les services de l’État autant que nous le souhaiterions.

J’ai beaucoup insisté dans mon propos introductif sur les liens entre la DGESCO et les autres services de l’État, ainsi qu’avec le président du conseil départemental. Comme vous l’avez mentionné, il s’agit d’une politique très territorialisée. Du côté de la DGESCO, nous manquons peut-être de pilotage ou d’animation de ces réseaux autant que nous le souhaiterions. Nous avons récemment recruté un conseiller technique en services sociaux dans le but de mieux coordonner et animer cette politique, de faciliter le transfert des bonnes pratiques d’un département à l’autre et d’avoir une vision plus globale.

Je le répète, nous manquons effectivement d’une vision globale de ce qui se fait et se passe sur le terrain. Nous avons une politique volontariste sur certains sujets comme la sensibilisation, la formation et la coordination avec les autres services de l’État, mais nous avons aussi des lacunes, à la fois dans l’information et sans doute dans l’opérationnalisation du suivi entre services.

  1.   Table ronde consacrée aux placements abusifs d’enfants (mardi 11 février 2025)

La Commission entend lors de la table ronde consacrée aux placements abusifs d’enfants :

 Mme Romane Brisard, journaliste ;

 Mme Madeleine Meteyer, journaliste ;

 Mme Olga Odinetz, présidente de l’Association contre l’aliénation parentale pour le maintien du lien familial (ACALPA) ;

 Me Christine Cerrada, avocat référent de l’association L’Enfance au cœur.

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance par une table ronde consacrée aux placements abusifs d’enfants.

Nous accueillons Mme Romane Brisard et Mme Madeleine Meteyer, journalistes, qui ont toutes deux consacré des enquêtes approfondies à ce sujet, Mme Olga Odinetz, fondatrice et présidente de l’Association contre l’aliénation parentale pour le maintien du lien familial (ACALPA) et maître Christine Cerrada, avocat référent de l’association L’Enfance au cœur et auteure de l’ouvrage Placements abusifs d’enfants  Une justice sous influences.

Mesdames, je vous remercie de vous être rendues disponibles pour répondre à nos questions.

Alors que les travaux de notre commission d’enquête touchent à leur fin, nous avons été confrontés à plusieurs reprises à la question des placements abusifs d’enfants. C’est pourquoi j’ai souhaité organiser une table ronde consacrée à ce thème, qui mérite qu’on lui apporte un éclairage spécifique.

Je laisserai la parole à chacune d’entre vous pour une intervention liminaire d’environ cinq minutes, puis nous poursuivrons nos échanges sous la forme de questions et de réponses.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Romane Brisard, Mme Madeleine Meteyer, Mme Olga Odinetz et Mme Christine Cerrada prêtent serment.)

Mme Romane Brisard, journaliste. Je vous remercie de me permettre de revenir sur l’enquête que j’ai menée l’été dernier sur les dizaines de mineurs placés illégalement par l’aide sociale à l’enfance (ASE) du Nord, en particulier sur les coulisses de cette enquête, qui me semblent en dire long sur le mépris auquel ont dû faire face ces victimes abandonnées par le système qui devait précisément leur offrir une protection, mépris qui leur est encore aujourd’hui opposé.

Entre 2010 et 2017, l’aide sociale à l’enfance du Nord a placé une soixantaine de mineurs dans des familles d’accueil illégales. Mathias, Maëva, Carl ou Angelina… tous étaient encore enfants lorsqu’ils ont été violentés, la plupart du temps par Julien Martinez et Bruno Cloud – les deux organisateurs de ce réseau composé d’une vingtaine de personnes – mais aussi par d’autres membres de ces familles d’accueil sans agrément. Ils ont subi des coups, des strangulations, ont été menacés à l’aide de couteaux et de tasers, se sont fait enfoncer la tête dans la cuvette des toilettes ou uriner dessus. On leur a imposé des conditions de vie indignes, en les obligeant à passer la nuit sous la tente ou dans des caravanes sans eau ni électricité, en leur administrant des surdoses de médicaments ou en les soumettant à divers travaux forcés tels que la rénovation d’une maison. Enfin, quatre petites filles ont dit avoir été témoins ou victimes de violences et de dressage sexuel : obligation de se maquiller, de revêtir des minijupes, des décolletés, interdiction de porter des sous-vêtements…

Précisons qu’à l’époque des faits, lorsque l’aide sociale à l’enfance du Nord confie ces enfants à ces individus, deux des accueillants avaient déjà un casier judiciaire pour violences sexuelles sur mineur. J’ajoute que le département versera, en sept ans, près de 630 000 euros à ce réseau de familles d’accueil illégales.

Les victimes ont dénoncé ce calvaire aux autorités en 2017. Certains faits avaient été portés à la connaissance de l’aide sociale à l’enfance du Nord par des travailleurs sociaux. Ces signalements sont au nombre de quatre, selon les déclarations de la direction de l’époque ; j’en ai pour ma part dénombré six.

Voilà ce que ces enfants ont dû subir avant d’être, une fois majeurs, sept ans après les faits, à nouveau maltraités par nos institutions, en 2024.

Maltraités par le silence, d’abord. Lorsque je suis parvenue à contacter certaines victimes, début juin 2024, aucune d’entre elles n’avait connaissance du procès – leur procès ! – qui allait se tenir du 14 au 18 octobre : personne ne les avait contactées. Il a fallu du temps pour les persuader d’y prendre part ; elles en ont trouvé le courage. J’aurais voulu pouvoir vous dire que l’aide sociale à l’enfance du Nord, à défaut de les avoir protégées à l’époque, s’est, elle aussi, montrée courageuse et a au moins tenté de les épauler au cours du procès. Mais la réalité est tout autre.

Pour chaque victime retrouvée durant l’été 2024, j’ai contacté Innocence en danger, qui s’est portée partie civile pour elles. L’association s’est par ailleurs chargée de réserver des moyens de locomotion ainsi que des hébergements aux enfants pour qu’ils puissent assister au procès à Châteauroux. De leur côté, les avocats d’Innocence en danger ont créé une cagnotte destinée à payer leurs frais sur place. Parallèlement, j’ai contacté à de multiples reprises le département du Nord pour obtenir une interview du président du conseil départemental et pour me faire l’écho, auprès de l’aide sociale à l’enfance du Nord, des demandes de soutien formulées par ces jeunes – un semblant de solidarité et un début de réparation, comme ils le disent eux‑mêmes à l’époque. Je n’ai reçu aucune réponse à mes multiples demandes – une dizaine environ.

Le procès, qui s’est tenu en octobre 2024, a duré une semaine : dix-huit personnes, membres de ces familles d’accueil illégales, comparaissaient. Mais, et ce fut source d’une grande incompréhension pour les victimes, le département n’a pas été appelé à la barre. Il aurait pu se porter partie civile pour les jeunes ; il ne l’a pas fait et ne leur a apporté aucun soutien ni aide financière ou morale, pas même un mot d’excuse symbolique.

Lors du procès, l’aide sociale à l’enfance du Nord était représentée par des fonctionnaires installés au fond de la salle d’audience, dont le département avait financé le déplacement afin d’obtenir un compte rendu des auditions. Une nouvelle violence pour les victimes, révélatrice d’une mentalité particulière, qui pèse encore sur elles.

Le mois dernier, Carl m’a appelée à l’aide. Il disjoncte, a peur de perdre son travail, n’arrive à passer au-dessus ni des violences infligées par ces familles d’accueil ni, surtout, de l’impunité dont bénéficie encore aujourd’hui l’aide sociale à l’enfance du Nord.

Angelina ne peut plus travailler du tout, en proie à des crises d’angoisse, à une extrême fatigue et à des problèmes de poids. Elle ne s’est pas non plus remise du procès, où les crimes sexuels qu’elle dénonçait n’ont pas été retenus par le juge d’instruction, non plus que les accusations de travaux forcés, dénoncés par certains enfants, comme Mathias, qui a encore des pensées noires qui l’ont conduit à être hospitalisé d’urgence il y a quelques semaines.

Enfin – je m’en tiendrai à ces quatre exemples –, Maëva a connu la rue et la prostitution à la suite de son placement dans ces familles d’accueil illégales. Son appel à l’aide s’exprime sur les réseaux sociaux, où elle chante et récite des poèmes qu’elle écrit pour les enfants actuellement placés.

Ces enfants devenus des adultes brisés ont néanmoins trouvé la force de déposer une plainte, en leur nom et collective, contre l’aide sociale à l’enfance du Nord elle-même. Car la seule chose à laquelle tous ont pu se raccrocher lors du procès de Châteauroux est le lien qu’ils ont tissé au fil des audiences, l’amitié de jeunes qui attendent toujours qu’on leur explique pourquoi.

Le 5 février dernier, à ce même micro, M. Christian Poiret, président du conseil départemental du Nord, déclarait souhaiter pouvoir contribuer aux travaux de votre commission. S’il souhaite contribuer également à la réparation de ces jeunes, qu’il sache que je suis toujours disposée à lui communiquer les coordonnées des victimes, auxquelles il ne s’est jamais adressé personnellement, et à lui rappeler leurs prénoms puisqu’il a avoué ici même ne pas les connaître, bien que ces jeunes aient fait la une des médias nationaux pendant des mois.

Au nom des jeunes qui se trouvent au cœur de cette affaire, je vous remercie d’avoir relancé les travaux de cette commission d’enquête : ils comptent sur vous.

Mme Madeleine Meteyer, journaliste. Je vous remercie de me donner, sinon la chance, du moins la possibilité de participer aux travaux de votre commission d’enquête, qui me paraissent indispensables et urgents.

Journaliste spécialiste de la parentalité au Figaro depuis cinq ans, j’ai été destinataire, sans enquêter sur des faits particuliers, de courriers de parents me racontant des histoires de placements qu’ils qualifiaient d’abusifs. Ces courriers prennent la plupart du temps la forme d’e-mails rédigés de façon incohérente, de sorte qu’il est très difficile de démêler les faits. Dépassés par une actualité souvent riche et destinataires d’autres courriers plus structurés, on a tendance à passer un peu vite sur ces histoires. Jeune journaliste, je m’étais dit que je me comporterais différemment, que je prendrais le temps d’écouter ces personnes autour d’un café et de porter la voix de ces familles. Mais je me suis retrouvée à plusieurs reprises, au téléphone ou en face-à-face, en contact avec des gens dont la réalité du récit me semblait difficile à établir.

Je pense à une femme dont l’histoire a fait la une des médias nationaux. Elle s’était présentée dans les locaux du Figaro avec un dossier épais de plusieurs centaines de pages et m’avait raconté son histoire de façon très mécanique. J’étais intriguée par le calme et la sobriété avec lesquels elle relatait des faits atroces, si bien que ma confiance avait été un peu ébranlée. Je me suis néanmoins attachée, par devoir, à examiner par deux fois le dossier de cette dame, pièce par pièce. Ce fut très long : il en comportait deux cents. J’en ai tiré un article dont je ne peux pas dire que je suis très fière : il est lui-même très mécanique – je me contente de rappeler les faits.

Ce qui m’a frappée, c’est que je comprenais les conclusions de l’aide sociale à l’enfance, qui avait décidé de retirer sa petite fille à cette mère, laquelle avait déclaré que cette dernière était victime d’abus sexuels de la part de son père. À moi aussi, cette mère était apparue dépassée, surmenée. Avec le recul, je comprends pourquoi : dès le départ, lorsqu’elle apprend de la bouche de son enfant de deux ans et demi que celle-ci a subi des attouchements – elle dispose d’enregistrements dans lesquels la petite fille relate clairement les faits, dans le langage propre à son âge –, elle se demande que faire et craint de paraître folle. Sa crainte se vérifie, et l’engrenage du placement est enclenché. Je raconte cette histoire pour vous faire comprendre que si, pour nous, c’est compliqué, on n’imagine pas ce que c’est pour les familles.

La locution « placement abusif » me semble complotiste et je n’aime toujours pas l’employer – je ne l’utilise qu’entre guillemets. Mais je comprends à peu près ce qu’elle peut signifier pour ceux qui n’ont plus que cette expression pour attirer l’attention des médias. À ces gens-là, je veux dire que si leurs e-mails étaient circonstanciés, si leurs paragraphes étaient correctement construits, on gagnerait un temps fou. Mais leur vie est très compliquée, et ils sont pris dans des pensées désordonnées et douloureuses. Dans la plupart des cas, le placement a eu lieu, et les problèmes psychologiques qui l’ont justifié aux yeux des services sociaux deviennent patents. Si les parents n’étaient pas fous auparavant, ils le deviennent.

Un placement peut être abusif en raison d’une erreur. J’ai passé deux journées dans le bureau d’Esther Macle, juge des enfants au tribunal de Bobigny. Cette jeune magistrate, qui n’est âgée que de trente-deux ans – comment juger en ayant une aussi courte expérience de la vie ? – fait montre dans sa pratique professionnelle d’une grande sobriété, que j’ai beaucoup admirée, d’une grande douceur et d’un talent certain pour s’adresser aux parents sans jamais les surplomber. Elle m’a raconté une anecdote un peu ubuesque qui témoigne de l’incertitude dans laquelle sont placés les services sociaux.

Deux petites filles avaient indiqué à leur institutrice que leurs parents poussaient des cris. Un placement de quinze jours avait alors été décidé, à l’issue duquel les services sociaux avaient été en mesure d’établir que les parents avaient, en fait, des rapports sexuels qui avaient été mal interprétés par ces petites filles, lesquelles avaient par ailleurs assisté, plus jeunes, à des violences conjugales entre leur mère et un précédent conjoint. Esther Macle m’a précisé – et je veux bien croire en son expertise – que lorsque de telles erreurs sont commises, elles sont fréquemment réparées au cours du délai de quinze jours.

La locution « placements abusifs » peut également désigner des placements qui sont simplement mal expliqués. Notre système est opaque et incompréhensible pour le tout-venant. Même lorsqu’on y consacre du temps, il est très difficile de comprendre selon quels critères, par exemple, les cellules de recueil des informations préoccupantes départementales décident de prévenir le parquet ou de confier aux services sociaux une enquête sur une famille. J’ai passé une journée dans les locaux du 119 aux côtés d’écoutants qui reçoivent des informations de la part de membres de la famille ou de voisins. On peut leur confier, par exemple, qu’un enfant de deux ans est insulté à longueur de journée par ses parents. Ils transmettent alors cette information à un second pôle d’écoutants qui vont juger s’il est pertinent de saisir la cellule de recueil des informations préoccupantes. Qui sait que les choses se passent ainsi ? Qui demande ce qu’est une aide éducative en milieu ouvert ou en milieu fermé, un placement judiciaire, un placement administratif ?

Aux parents, dont la mission est très exigeante et dont la vie de famille est en train de se désagréger, on demande de comprendre sobrement et calmement la décision du juge et de repartir sans colère du tribunal ; c’est trop.

Dans le bureau d’Esther Macle, j’ai également assisté – et ce fut très douloureux pour moi, alors que je ne suis même pas concernée – à des décisions de placement. Ce jour-là, la magistrate avait reçu deux familles.

Les parents F. avaient deux fils, Bachir et Kaïs. Ils étaient séparés : la mère élevait les enfants mais le père était très impliqué et préoccupé par leur sort. Les deux garçons étaient suivis depuis quatre années par un éducateur, car les parents avaient exprimé le besoin d’être assistés d’un relais. Ce jour-là, il s’agissait de décider soit de lever cette aide éducative, soit de placer les enfants, soit de ne rien faire. D’abord, les adolescents sont interrogés, ce qui est très enrichissant, même s’ils ne jouent pas forcément le jeu, bougonnent qu’ils n’ont pas envie de voir le psychologue ; puis vient le tour des parents et, enfin, la famille est rassemblée. La juge leur propose alors de lever les mesures éducatives, compte tenu du chemin parcouru. Mais le père s’y oppose, car il craint que son fils cadet, qui a du mal à aller à l’école, ne replonge s’il n’est plus suivi. La juge prend cet avis en compte et décide de maintenir la mesure de suivi pour le plus jeune.

Une fois la famille partie, la juge m’a raconté que quatre ans auparavant, lorsque la mesure avait été prise, le père était furieux – il l’a confirmé –, considérant qu’elle était intrusive et que la justice n’avait pas à se mêler de sa vie familiale.

Vient ensuite le tour de la famille D. Les deux enfants, âgés de huit et dix ans, ont fait l’objet d’un placement de quinze jours. La juge doit statuer sur l’éventuel maintien de ce placement. Les parents s’y opposent et veulent récupérer leurs enfants, qui pleurent et souhaitent également retourner chez leurs parents. La juge demande à ces derniers s’ils ont compris pourquoi leurs enfants ont été placés. La mère, qui a suivi un stage de responsabilisation parentale – preuve qu’il existe des alternatives au placement – répond par l’affirmative. En revanche, le père ne comprend pas et déclare : « J’ai donné des coups de ceinture à mes enfants, mais c’était pas méchamment donné. C’est juste qu’il était vingt-deux heures, qu’ils faisaient du bazar. Moi, j’ai été éduqué comme ça. J’ai toujours travaillé, jamais volé. Je respecte les gens. C’est ça que je veux transmettre. »

C’est son mode d’éducation ; ce n’était pas un accident. La mesure de placement a été reconduite ; les parents sont repartis furieux et les enfants en larmes. Ce placement est-il abusif ? Je vous laisse juges.

Mme Olga Odinetz, fondatrice et présidente de l’Association contre l’aliénation parentale pour le maintien du lien familial. La question des placements n’est pas au cœur de la réflexion de notre association, et je vais vous expliquer pourquoi.

Cette association a été fondée en 2005 par des mères et des pères, puis des grands-parents, soucieux de promouvoir le droit fondamental des enfants de garder le lien avec leurs deux parents après la séparation de ces derniers – et ce, bien entendu, en accord avec les textes en vigueur. En effet, la menace prononcée souvent sous le coup de la colère – « Si tu me quittes, tu ne verras plus jamais tes enfants » – peut facilement devenir une terrible réalité dans des milliers de familles, de tous milieux socioculturels.

Nos actions sont orientées vers l’écoute et le soutien des parents, l’information et la participation au débat public, à l’échelle nationale et internationale. Nos bénévoles sont formés à l’accueil des victimes. Nous sommes membres du groupe international de recherche sur l’aliénation parentale.

En 2007, à la suite de la mission d’information parlementaire sur la famille et les droits des enfants de 2006, nous avons organisé avec la Fondation pour l’enfance un colloque ayant pour thème la protection des enfants au cours des séparations parentales conflictuelles ; nous avons eu l’honneur de recevoir, à cette occasion, le parrainage de Simone Veil. Le thème a été repris l’année suivante par la Défenseure des enfants dans son rapport annuel intitulé : « Enfants au cœur des séparations parentales conflictuelles ». Par ailleurs, j’ai participé, en 2007, aux ateliers organisés lors de la réforme de la protection de l’enfance.

Nous proposons, deux à trois fois par mois, pour tous les parents, des permanences gratuites et, pour nos adhérents, des conférences de professionnels dans le cadre d’une master class sur le thème de la séparation parentale responsable. Ces webinaires sont accessibles sous la forme de podcasts sur les plateformes SoundCloud et Spotify notamment.

Notre association ne remplace pas les professionnels. Nous ne réalisons aucune expertise et n’avons pas le rôle d’un avocat. Nous proposons une plateforme d’information, un espace d’accueil pour les familles et une passerelle d’échanges pour les professionnels et les responsables politiques.

Je suis abasourdie par la situation épouvantable qu’ont vécue les enfants de l’ASE du Nord.

Les séparations parentales, de plus en plus nombreuses, sont toujours un moment douloureux et délicat dans la vie d’une famille. La majorité des parents s’entendent sur la prise en charge de leur enfant, mais d’autres ont plus de difficultés à gérer cette rupture et vont entrer dans une guérilla judiciaire qui encombre les tribunaux mais qui peut trouver une solution dans le cadre d’une médiation, d’un soutien éducatif ou d’un coaching parental.

Lorsque la séparation des parents devient une « guerre atomique », pour reprendre l’expression de la juge Danièle Ganancia, l’enfant vit un véritable cauchemar. C’est lors de ces moments de rupture et de crise que peuvent se révéler des difficultés psychiques dans la famille, aussi bien chez les parents que chez les enfants.

Instrumentalisé, l’enfant est exposé à un chantage psychologique plus ou moins subtil de la part de l’un de ses parents, qui va s’opposer à toutes les décisions judiciaires, notamment au devoir de représentation de l’enfant, et qui va abuser, consciemment ou non, de son autorité parentale pour demander à celui-ci de choisir avec quel parent il souhaite vivre. L’enfant n’a pas d’autre solution que de se rallier corps et âme à ce parent manipulateur, que l’on qualifiera d’aliénant, jusqu’à devenir captif de son mode de pensée. La haine, la volonté de vengeance mais aussi l’angoisse liée à son propre passé traumatique vont amener ce parent à chercher à détruire le lien de l’enfant avec l’autre parent. Cette volonté de destruction peut aller jusqu’au meurtre de l’enfant, destiné à punir l’ex-conjoint – plusieurs dizaines d’enfants sont tués par leurs parents chaque année.

L’aliénation parentale, quant à elle, vise à tuer, non pas l’enfant, mais la parentalité de l’ex-conjoint en détruisant le lien parent-enfant. Je vous renvoie, à ce sujet, aux travaux de la psychiatre Marie-France Hirigoyen. L’enfant piégé dans cette relation d’emprise peut tenir des propos d’une extrême dureté, voire proférer des accusations très graves ou insensées à l’encontre du parent rejeté. Certains, même très jeunes, se comportent avec une violence et une cruauté inouïes, verbalement, en allant jusqu’à proférer des menaces de mort à l’encontre d’un parent jadis aimé, ou physiquement, par exemple en détruisant le mobilier du salon ou en déféquant dans la garde-robe de la mère. L’enfant peut se mettre lui-même en danger en faisant du chantage au suicide pour ne plus jamais revoir le parent qu’il rejette.

Ces phénomènes d’emprise favorisent l’apparition de véritables symptômes traumatiques chez l’enfant : repli sur soi, dévalorisation, perte de confiance en soi ou sentiment de toute-puissance, perception biaisée de la réalité marqueront durablement non seulement sa jeunesse mais aussi sa vie d’adulte. On observe ainsi des troubles psychosomatiques tels que l’échec ou le surinvestissement scolaire, des conduites à risque – délinquance –, des difficultés affectant le lien social, notamment conjugal, des comportements psychotiques ou paranoïdes, voire des tentatives de suicide.

Le parent rejeté doit quant à lui se lancer dans une course contre la montre judiciaire, car les formes sévères d’aliénation parentale sont, quand le diagnostic n’est pas posé à temps, très rarement réversibles : on ne revoit plus son enfant.

Le placement est toujours une souffrance pour l’enfant et pour les parents, qui se sentent dépossédés de leurs droits parentaux. Mais, dans certains cas – j’y insiste –, mieux vaut placer l’enfant que le confier à un parent dysfonctionnel qui va l’embarquer dans un projet de rupture étayé par de fausses allégations.

Comme je vous l’ai dit, la question des placements n’est pas au cœur de la réflexion de notre association. Le placement est un outil parmi tant d’autres pour tenter de dénouer une situation grave d’emprise d’un parent sur son enfant et de restaurer, petit à petit, le lien avec le parent rejeté. Dans un tel cas, le placement n’est pas abusif. C’est sa mise en œuvre et sa gestion dans la durée qui peuvent poser de nombreuses difficultés. On distingue les demandeurs du placement, les parents ou le procureur, le prescripteur, le juge des enfants, et les exécuteurs, les services sociaux. Où se trouve l’abus ?

Je ne sais pas si je suis la personne du milieu associatif la plus compétente pour parler de placements abusifs en France. Il me semble que des avocats, notamment Me Michel Amas, du barreau de Marseille, des psychologues ou des psychiatres ont une expérience et surtout une expertise bien meilleures sur ce sujet. Je répondrai bien sûr à vos questions, à partir des témoignages qui m’ont été envoyés.

Me Christine Cerrada, avocate référente de l’association L’Enfance au cœur. Un placement abusif, ce n’est pas le placement d’un enfant maltraité. Quand les familles sont maltraitantes, on place l’enfant. À aucun moment, que ce soit clair, nous ne discutons les placements d’enfants de familles maltraitantes. Nous considérons que le placement est abusif quand il est fait sur un fondement subjectif, sur l’interprétation d’un rapport social, sans qu’il y ait de danger avéré et étayé, tel que l’ont défini la jurisprudence de la Cour de cassation et celle de l’Union européenne. Tout le problème du placement abusif vient du critère même du placement.

Le concept de maltraitance, qu’elle soit physique ou psychologique, doit entrer dans le code civil. Il est clair. Il a un aspect médical mais relève également du bon sens et peut être perçu par tout le monde. Cela éviterait que l’on place des enfants à cause d’un défaut d’individuation de la pensée, même pour des enfants très jeunes, d’une dyade mère-enfant trop fusionnelle ou d’un conflit parental, alors que l’on peut survivre à un divorce et que l’on est mieux avec ses parents que dans un foyer. Des quantités de théories psychanalytiques ont également envahi le droit de l’assistance éducative : le syndrome d’aliénation parentale, qui est désormais quasiment exclu mais qui a été malheureusement remplacé dans les tribunaux par le concept d’emprise ; le syndrome de Münchhausen – les parents sont accusés de faire du nomadisme médical, alors qu’ils sont à la recherche d’un diagnostic – ; le syndrome de Médée.

Nous luttons contre ces théories subjectives qui apparaissent dans des rapports sociaux subjectifs qui seront entérinés, dans leur majorité, par les juges des enfants qui n’ont pas d’autres possibilités ou qui n’en cherchent pas pour prendre leur décision. Cela explique la dérive des placements, dont les motifs, de plus en plus, ne se fondent pas sur un danger avéré. C’est pourquoi ce critère doit absolument quitter le code civil pour être remplacé par celui de maltraitance. Il y aurait un progrès énorme en matière d’assistance éducative, si nous revenions à un critère objectif.

Le placement d’un enfant est une décision extrêmement grave. Or il est fait à tort et à travers, ce qui a conduit à une embolisation du système. Comme le robinet est trop ouvert en amont, énormément de dysfonctionnements se sont fait jour en aval – foyers trop remplis, détournements d’argent, enfants mal surveillés, avec même des réseaux de prostitution dans certains foyers de l’ASE, violence, agressions sexuelles, déscolarisation, familles en grande souffrance. Une des explications de cet emballement socio-judiciaire, c’est la mauvaise définition du danger pouvant justifier un placement.

Retirer un enfant de sa famille, c’est le confronter à un type de vie très difficile. C’est le retirer de son milieu naturel, de ses références, de son environnement, très souvent de son école, ce qui pose des problèmes de déscolarisation très nombreux. C’est également disqualifier ses parents. Un enfant qui voit que sa famille n’a pas pu l’empêcher de partir dans un foyer ou dans une famille qui n’est rien pour lui a l’impression que ses parents n’ont pas su le protéger. Cela fait perdre aux enfants l’estime d’eux-mêmes et le sentiment de sécurité, essentiel à leur construction.

La décision de placement, à l’heure actuelle, est prise beaucoup trop largement. Certaines sont prises sur le fondement d’un principe de précaution poussé à l’extrême par peur de prendre des responsabilités, visible à tous les niveaux de la société, comme une espèce de parapluie beaucoup trop ouvert. Nous ne sommes pas les seuls à souligner ces retraits injustifiés. Le Conseil de l’Europe a mené des travaux sur ce sujet. Malheureusement, à cette époque, la France n’avait pas pu être évaluée. C’est un phénomène assez largement partagé par d’autres pays européens.

En France, il y a des conditions aggravantes. L’influence des rapports sociaux, notamment, n’est pas vraiment contrôlée. Le juge les entérine. Or les personnes qui les rédigent n’ont pas de distance par rapport à leurs croyances ou à leur vécu. Il n’existe pas de recours réel contre le contenu d’un rapport. Des tas de parents viennent nous trouver parce qu’ils les jugent mensongers, avec juste raison très souvent. Intenter un recours fera plonger votre dossier et vous deviendrez la bête à abattre de la procédure. Il faut prendre le rapport comme il est et essayer de faire jouer un peu de contradictoire, ce qui est assez difficile.

Une autre aggravante : le placement est à sens unique. Le juge, face à un danger dont on l’a convaincu au moyen de rapports très souvent biaisés, va faire un placement extrafamilial, alors que la loi de février 2022 avait demandé une subsidiarité, c’est-à-dire la nécessité d’étudier une autre possibilité que le placement extrafamilial – confier l’enfant à un membre de la famille au sens large ou à un tiers digne de confiance. C’était une avancée assez importante. Or le bilan est négatif.

Il y avait aussi dans cette loi l’obligation de faire évaluer la possibilité d’un accueil tiers. La brèche a été ouverte pour que les services sociaux prennent également le contrôle sur cette modalité. Nous avons des refus en masse. À une grand-mère qui se présente pour accueillir l’enfant on oppose qu’elle est trop proche de sa fille. Nous, avocats, nous nous battons pour que le magistrat veuille bien organiser une audience contradictoire. Or il est très rare que nous y arrivions. Le feu rouge ou le feu vert dépend des services sociaux. Dans d’autres pays européens, en Belgique, en Espagne ou au Portugal, l’accueil par des tiers représente les deux tiers des placements. Nous désengorgerions de façon considérable le système d’accueil des enfants.

Les conséquences sont énormes : déstructuration de la famille, séparation de la fratrie en dépit de la volonté du législateur, perte de confiance de l’enfant, souffrance des parents. Le placement affaiblit les familles, les met dans une situation émotionnelle quelquefois intolérable. Au moment de réévaluer le placement, au bout d’un an le plus souvent, les familles arrivent dans un état émotionnel dramatique, par lequel on va justifier de prolonger le placement. La fragilité induite par un placement qui n’aurait pas dû avoir lieu va devenir le prétexte pour le continuer. Vous voyez la perversité du système. Il faut se battre contre cela.

Les problèmes sont très nombreux en matière de placement et je pourrais en parler très longtemps. La meilleure des choses, je le répète, serait d’introduire le critère de maltraitance. De même que l’on a attendu 2021 pour que le concept d’inceste soit introduit en tant que délit autonome dans le code pénal, on est arrivé au point où il faut cesser d’avoir un concept aussi flou que celui de danger dans le code civil. Une maman seule, on va la juger fragile, ce qui peut représenter un danger pour l’enfant. Un enfant qui souffre d’un trouble du neurodéveloppement, on va le trouver un peu bizarre, en accuser les parents, juger qu’il est en danger et le placer. L’amalgame entre trouble du neurodéveloppement et défaillance parentale est visible à tous les étages, en dépit de la circulaire d’Adrien Taquet. Les recommandations de la Haute Autorité de santé sont littéralement inconnues. Le concept de danger est devenu un concept-valise, qui laisse place à l’expression de toutes les subjectivités au moment de prendre une décision fondamentale qui va modifier la vie de centaines de milliers de familles et de proches.

Sur le plan qualitatif, un placement fait pour des raisons qui ne sont pas valables et qui ne relèvent pas de la maltraitance va faire souffrir l’enfant, dont on met l’intérêt supérieur plus haut que tout alors même que sa parole n’est pas entendue et que son droit à la vie de famille, consacré par l’article 8 de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), n’est pas respecté. On tombe assez bas lorsqu’on vient nous dire que la protection de l’enfance porte bien son nom, alors qu’elle est dysfonctionnelle.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Maître Cerrada, je partage un bon nombre de vos remarques. Néanmoins, vous n’avez pas parlé des rencontres entre les familles et le juge. À quel moment échangent-ils autour du placement de l’enfant ? Cet échange peut être l’occasion de corriger les erreurs éventuelles se trouvant dans le rapport.

J’ai porté le texte de février 2021 sur le seuil d’âge et le non-consentement et l’inceste. Puis j’ai défendu le texte sur le retrait de l’autorité parentale. Ce sont des sujets que nous avons creusés. Pendant très longtemps, lorsque les enfants disaient qu’ils étaient victimes d’inceste, des mères courage continuaient à se battre et pouvaient être mises en prison pour dénonciation, tandis que les enfants étaient placés en protection de l’enfance. Avec le nouveau dispositif législatif voté en mars 2024, on ne pourra plus forcer un enfant dont le père est susceptible d’être mis en examen à le voir pendant le temps du procès. Pendant très longtemps, on a obligé des enfants à aller voir le week-end leur père incestueux. Mais la limite de l’exercice, c’est ce que disait Mme Meteyer avec justesse : ces décisions sont très complexes et peuvent faire de grands dégâts.

Je partage le constat que la protection de l’enfance est à bout de souffle. Il faut y regarder à deux fois avant d’y placer des enfants, compte tenu de la configuration et des difficultés de l’accueil. Néanmoins, elle protège encore des enfants qui risquent parfois leur vie dans leur famille.

La commission d’enquête aborde tous les sujets et nous sommes ouverts. Vous nous avez donné un point de vue, sans qu’à aucun moment on puisse comprendre que les parents s’expriment devant le juge. Or il n’y a pas que le rapport. Il y a une vie des parents avec la justice, même si je ne nie pas qu’il puisse y avoir des placements abusifs. Une cause de placement nous choque tout particulièrement : des enfants sont placés pour pauvreté. D’autres pays, dans ce cas, savent accompagner la famille sans faire placer l’enfant. Nous sommes le premier pays d’Europe à placer autant d’enfants. Nous ne pouvons donc pas nous cacher qu’il y a un problème et que notre manière de faire ne convient pas. Il n’y a aucune gloire à être le premier pays d’Europe en matière de placements d’enfants.

Me Christine Cerrada. Madame la rapporteure, vous avez fait des choses très utiles qui ont représenté une véritable avancée au quotidien, aussi bien pour notre pratique d’avocats que pour les enfants.

La famille se présente devant un juge après un rapport, constitué à la suite d’une information préoccupante ou d’un signalement. Le juge décide alors d’un classement – non-lieu à assistance éducative –, d’une aide éducative à domicile (AED) ou d’une bascule au judiciaire. Quand les parents rencontrent la justice, c’est que le rapport n’est pas bon. Je peux vous parler du contradictoire devant le juge. Les audiences ne sont pas très longues, les services sociaux disposent d’un temps de parole important et les parents arrivent très inquiets, dans un état émotionnel extrêmement dur. Nous, avocats, n’avons souvent que cette possibilité pour convaincre un juge qu’il n’y a pas lieu à placement, parce que les parents sont bientraitants et qu’il y a une autre voie à suivre, une aide ou une assistance. On devrait d’abord songer à aider les parents, avant de leur prendre leur enfant.

L’échange est fondamentalement inégal. Sans entrer en détail dans les problèmes du contradictoire, sachez qu’il y a des problèmes de preuves, des rapports sociaux donnés au dernier moment, des greffiers d’instance absents. Nous avons beaucoup de difficultés pour que les pièces que nous apportons soient vraiment examinées par un juge. Très souvent, celui-ci délibère sur-le-champ. Imaginez un juge qui tient une audience et qui prend une telle décision sur le siège, alors que vous, vous avez apporté une trentaine de pièces, des attestations, toute la vie de vos clients qui sont en train de prouver qu’ils sont de bons parents et qu’il y a un malentendu. Très souvent les juges, qui n’aiment pas les rapports privés, vont balayer les preuves pour se fier aux rapports sociaux réalisés par leurs partenaires de travail – ils ne voient pas pourquoi ils ne les écouteraient pas.

C’est en cela que la situation est fondamentalement biaisée et qu’il n’y a pas d’égalité des armes au sens du droit européen. Dans cet exercice très difficile du face-à-face des familles et des juges, tout va se jouer et les décisions vont être prises pour longtemps. Ce juge, les familles le revoient le plus souvent un an plus tard. Entre-temps, la mesure n’est pas réévaluée. Nous avons beau écrire au juge pour lui expliquer qu’il y a des difficultés et demander des audiences anticipées, nous restons le plus souvent sans réponses et la mesure ronronne. Une année de séparation, c’est énorme pour un enfant ! L’année suivante, on revient, après quelques visites médiatisées. Il y a des familles bientraitantes, qui aiment leurs enfants, et qui les voient une heure tous les quinze jours, vingt-quatre heures en une année ! De telles situations sont hallucinantes, et il en existe des milliers. Je considère que les rapports sociaux sont des fabriques de défaillance parentale, que l’entérinement des rapports par les juges va beaucoup trop loin, que le contradictoire n’est pas suffisant et que les mesures subsidiaires, les autres possibilités d’aider les familles, ne sont absolument pas mises en valeur, le placement leur étant presque systématiquement préféré.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Madame Odinetz, vous avez dit que parfois le placement dans le cadre de conflits parentaux peut être une bonne chose, en quelque sorte, pour accueillir l’enfant le temps d’un travail avec les parents. J’ai beaucoup étudié ces sujets, je suis allée à l’étranger voir des bonnes pratiques, qui sont nombreuses et pourraient nous inspirer. Dans votre propos, où est la place de l’enfant ? C’est un sujet de droit. Au Québec, à partir de quatorze ans, aucun enfant ne peut être placé sans son accord. En France, ce serait une révolution – pourquoi ne pas la faire, d’ailleurs ? L’enfant doit pouvoir être protégé en toutes circonstances. Il reste encore beaucoup à faire. Le procès de Châteauroux montre que la suppléance parentale peut aussi être l’enfer et que chacun a une part de responsabilité. Je vous ai entendue parler de la famille, du père, de la mère mais pas de l’enfant.

De 2014 à 2016, avec Laurence Rossignol, j’ai participé à des groupes de travail. La loi de 2007 plaçait l’enfant au cœur de la famille ; nous l’avons remis au cœur du dispositif – évidemment, je ne remets pas en cause la famille.

Ce sont des matières très sensibles et complexes. Il faut aussi réussir à protéger l’enfant de familles qui peuvent être problématiques. Au moment du Covid, tous les acteurs du secteur ont observé que les enfants s’étaient apaisés, parce que les visites médiatisées avaient cessé, qu’ils n’avaient pas été percutés dans leur parcours, que des professionnels étaient présents et qu’ils bénéficiaient de plus de stabilité dans leur entourage. Ce n’est certainement pas la réponse qu’il faut donner mais cela montre que l’on impose aux enfants des parcours de vie extrêmement compliqués.

Mme Olga Odinetz. Les parents ne demandent pratiquement jamais que leur enfant soit placé en foyer ou en famille d’accueil ; ils souhaitent qu’il soit accueilli dans leur famille étendue ou maintenu chez eux sous le contrôle de l’ASE. Ce qu’ils demandent, c’est de l’aide. Or les services sociaux ne travaillent pas sur le lien.

Mme Romane Brisard. Le placement peut devenir l’arme d’un des parents – du père, en général – contre l’autre. Il a fallu des années pour que le contrôle coercitif soit reconnu ; nous pouvons enfin en parler sans être taxés de complotisme – en tant que journaliste, je sais de quoi je parle.

Les situations d’inceste sont les plus emblématiques du placement abusif. Quand une mère dépose plainte pour l’inceste que son enfant mineur lui rapporte – ce n’est pas elle qui dénonce les faits, mais son enfant –, une enquête fouillée est censée avoir lieu, même si elle ne l’est pas toujours. Durant cette enquête, l’enfant n’est pas protégé ; c’est le principal problème posé par la loi du 18 mars 2024. La plupart du temps, l’enfant est obligé de revoir celui qu’il a dénoncé comme bourreau. La proposition d’ordonnance de sûreté, soutenue par l’association CDP Enfance, n’a malheureusement pas été retenue par le Sénat, alors qu’elle aurait permis au juge aux affaires familiales de prendre des mesures de protection en vertu du principe de précaution.

La présomption d’innocence est certes centrale, mais elle se substitue malheureusement au principe de précaution. Pour suivre depuis cinq ans des mères qui défendent la parole de leur enfant mineur devant la justice, je peux témoigner que, dans l’immense majorité des cas, ce dernier est obligé de revoir son père. Pire, il est parfois placé. Face à un petit qui continue de dire : « Je ne veux pas aller chez papa », qui a peur que les violences sexuelles ou physiques se reproduisent, la mère est obligée de ne pas représenter l’enfant. C’est elle qui est suspectée et convoquée toutes les semaines au commissariat ; c’est à elle qu’on impose des prises d’empreintes et de photo. L’inversion de la culpabilité commence là.

Non seulement les pères portent plainte toutes les semaines pour non-représentation d’enfant, mais encore ils demandent très souvent un placement. Cela relève du contrôle coercitif : puisqu’on ne les punit pas, pourquoi se priveraient-ils d’asseoir leur pouvoir de toutes les manières possibles, y compris en utilisant les outils judiciaires ? Les institutions profitent aux agresseurs. C’est aberrant ! Je vous prie de croire que ces situations se produisent tous les jours. Les magistrats n’ont pas le temps d’examiner en détail des dossiers de cent pages ; eux-mêmes déplorent haut et fort ce manque de moyens. Les membres de l’ASE démissionnent ou, s’ils restent, dénoncent un manque de formation, à l’instar des magistrats. Des experts, des travailleurs sociaux et des juges m’ont fait part de ces problèmes.

Le syndrome d’aliénation parentale est convoqué dans toutes ces affaires : « Madame manipule Monsieur pour se venger d’une séparation douloureuse. » C’est même accentué en cas de violences conjugales : « Comme Madame a subi la violence de son mari, elle manipule son enfant pour qu’il dénonce un inceste. » La chaîne de défaillances ne s’arrête jamais. J’essaie de relayer dans les médias l’histoire de dizaines d’enfants placés chez leur agresseur ou à l’ASE ; ce n’est pas facile, car les affaires sont en cours et les rédacteurs en chef craignent d’en parler. Je précise que ces placements ne sont pas liés à une quelconque défaillance des mères : au contraire, elles sont parfaitement capables de protéger leur enfant, c’est même ce qu’elles font depuis le début. Or le système s’inverse et s’en prend à elles.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je vous remercie pour vos propos, madame Brisard, qui correspondent aux situations que j’ai vécues en tant qu’avocate : les mères qui dénoncent les violences subies par leur enfant sont soupçonnées.

Madame Cerrada, vous estimez, qu’il serait intéressant d’inscrire la maltraitance dans le code civil, mais comment la définissez-vous ? La négligence est-elle de la maltraitance ? Quand les enfants ne sont pas retirés des griffes de leur bourreau, ils sont souvent obligés de rester dans leur famille maltraitante – songeons à la petite Amandine, qui a été renvoyée chez elle quand son internat a été fermé à cause du Covid, et qui en est morte.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Je m’interroge sur le nombre de placements abusifs. À ce jour, je n’ai aucun moyen d’en mesurer l’importance. Leur proportion est-elle anecdotique – pardon d’employer ce terme, tant ces situations sont graves ? Considérez-vous que le placement de quinze jours qui permet de mener une évaluation est abusif ou au contraire qu’il participe du déroulement normal d’une enquête ? Parfois, la parole de l’enfant est entendue, on présume un risque, mais l’enquête le dément. Les quinze jours de placement sont alors une parenthèse, que la famille peut certes vivre violemment. Peut-être faut-il renforcer l’accompagnement durant cette période pour aider parents et enfants à poser les bons mots sur la situation.

Quant au syndrome d’aliénation parentale, il n’a aucun fondement scientifique. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) l’a d’ailleurs retiré de la liste des maladies ou syndromes médicaux il y a plusieurs années. Pourtant, cette notion a été absorbée par la justice et est fréquemment convoquée, assimilée à l’emprise. Elle peut être éminemment dangereuse. Parmi les signes censés caractériser l’aliénation parentale figure par exemple celui-ci : l’enfant affirme penser par lui-même. En somme, l’enfant qui dit penser par lui-même est sous emprise ou aliénation parentale, et celui qui dit répéter les propos de ses parents l’est aussi : face je gagne, pile tu perds ! C’est gravissime.

Madame Odinetz, vous avez utilisé le terme de diagnostic, qui est d’ordre médical. Or il n’y a aucun fondement médical à la notion d’aliénation parentale. Pire, elle est invoquée non pas pour protéger l’enfant et faire valoir ses droits, mais pour satisfaire les parents. Étant moi-même un parent désenfanté, je sais combien il faut apprendre à faire la part des choses. Le fait de ne pas voir mon enfant est-il si grave ? Est-il bien traité, aimé et en sécurité là où il vit ? En tant qu’adultes, nous devons accepter des situations que nous sommes capables de gérer, même si elles nous font souffrir, dès lors que les besoins de notre enfant sont satisfaits. L’intérêt supérieur des enfants n’est pas toujours celui des parents.

S’agissant de l’inceste, les associations que j’ai entendues défendent des approches différentes, mais toutes s’accordent à dire que le parent qui dénonce est systématiquement éloigné de son enfant. S’il dénonce un inceste, c’est pourtant pour le protéger ; c’est son obligation légale et morale. Le système doit être repensé pour apporter des réponses légales aux parents qui se font le porte-voix de leur enfant. Certaines mères préfèrent demander à une institutrice témoin des mots de leur petit de porter plainte elle-même, pour ne pas être suspectées d’instrumentaliser sa parole – mais on pourra alors les accuser de ne pas avoir protégé leur enfant et de ne pas avoir dénoncé les faits ! Combien de parents qui dénoncent un inceste se retrouvent séparés de leur enfant et s’en voient retirer la garde ? Là encore, il serait important d’obtenir des chiffres.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Les maltraitances ignobles de l’affaire de Châteauroux ont été découvertes beaucoup trop tard. Devrait-il y avoir plus de contrôles, et doit-on élargir la compétence des personnes qui en sont chargées ?

Mme Olga Odinetz. Je précise que nous ne parlons plus de syndrome d’aliénation parentale mais d’aliénation parentale, qui est une maltraitance psychologique, une pathologie du lien.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Ce n’est pas une pathologie, car une pathologie est une maladie !

Mme Olga Odinetz. C’est une difficulté du lien. La notion de perversité ne figure pas non plus dans le DSM, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ; pourtant elle correspond à une réalité et est utilisée par les tribunaux. L’aliénation parentale existe bel et bien. Notre association compte autant de pères que de mères qui ne voient plus leur enfant – les distinctions de genre n’ont donc pas lieu d’être. Énormément de mamans sont privées de leurs enfants. Vous avez décidé de faire le deuil du vôtre, madame la députée…

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Ce n’est pas ce que j’ai dit !

Mme Olga Odinetz. Je pense qu’on ne fait pas le deuil de son enfant ; on fait le deuil d’un lien ou d’une histoire qu’on pensait avoir avec lui ; quand les ruptures sont très sévères, l’histoire s’écrit totalement différemment.

Vous estimez que l’aliénation parentale est invoquée pour satisfaire les parents ; elle est peut-être détournée, notamment par des avocats, mais elle existe. Pour vous en convaincre, je vous renvoie au site du PASG, groupe d’étude sur l’aliénation parentale qui recense des centaines de références scientifiques sur le sujet, mais aussi aux nombreux travaux menés au Canada ou au dernier livre de Marie-France Hirigoyen. Je vous invite également à lire des travaux sur la radicalisation, l’emprise sectaire et l’aliénation parentale, dont un excellent docteur en psychologie montre qu’elles reposent sur les mêmes processus ; il sait de quoi il parle puisqu’il a travaillé avec des enfants qui ont été sous l’emprise de Daech.

Vous avez évoqué la nécessité de travailler sur le lien. Or il y a un vrai problème avec les visites médiatisées : elles durent cinq minutes au lieu de quarante-cinq ou n’ont lieu qu’une fois dans l’année, si bien que le rapport des services sociaux remis au juge des enfants est vide – on prétendra que les parents n’ont pas répondu au téléphone. Le placement est alors prolongé d’un an. Je vous ai alertés sur le cas du petit Vincent dont le placement n’a pas duré six mois, comme prévu à la suite de l’expertise, mais quatre ans. Parfois, les rapports à charge se multiplient dans le sens du placement. C’est abusif.

Me Christine Cerrada. L’OMS donne une définition de la maltraitance qui fait consensus : « Elle s’entend de toutes les formes de mauvais traitements physiques et/ou affectifs, d’abus sexuels, de négligence ou de traitement négligents, ou d’exploitation commerciale ou autre, entraînant un préjudice réel ou potentiel pour la santé de l’enfant, sa survie, son développement ou sa dignité, dans le contexte d’une relation de responsabilité, de confiance ou de pouvoir. » Notez que la maltraitance psychologique est un délit pénal.

La maltraitance est donc un concept consensuel, précis et fondé juridiquement. Nous avons tout intérêt à nous y référer pour rester dans le champ du droit ; à l’inverse, les concepts flous donnent libre cours à l’arbitraire et sont la négation du droit. Je suis convaincue que le concept de maltraitance physique ou psychologique peut constituer une révolution dans le droit de l’assistance éducative.

J’en viens aux mères dont l’enfant est victime d’inceste, problème gigantesque que nous rencontrons quotidiennement. Elles sont exposées à une double peine, puisqu’elles sont à leur tour mises en cause et risquent de perdre leur enfant. L’assistance éducative devient alors une procédure bâillon. Il est tout de même paradoxal de reprocher à une mère d’instrumentaliser son enfant pour le priver de son père et de décider de le priver également de sa mère en le plaçant ! On aboutit à des situations absurdes au nom de l’intérêt de l’enfant. Le juge devrait dire le droit, être le gardien des libertés, et cesser de considérer que l’intérêt de l’enfant ne peut être défini que par toutes sortes d’experts ou de professionnels dont il se contenterait d’entériner les préconisations.

Les informations préoccupantes et les signalements sont en augmentation de 10 % ; ils sont déposés pour un oui ou pour un non. C’est une sorte de mode, si je puis dire : quand des parents dénoncent un harcèlement scolaire subi par leur enfant, l’établissement réplique par une information préoccupante. Nous recevons des dizaines d’appels par semaine à ce sujet. Cela peut aboutir à une ordonnance de placement provisoire (OPP) – et pour répondre à votre question, je considère qu’une OPP peut être un placement abusif quand elle fait un usage disproportionné du principe de précaution. Nous avons vu des gendarmes embarquer le jour même un enfant de trois ans à la sortie l’école, sous le nez de ses parents, sans doudou ni tenue de rechange, en application d’une OPP de quinze jours. Imaginez le traumatisme ! Si le motif n’est pas suffisant, c’est un placement abusif. Nous voyons des parents et des enfants en stress post-traumatique.

Un placement abusif qui retire un enfant à une famille bien traitante est extrêmement destructeur. On devrait procéder au placement avec la main tremblante et non, comme aujourd’hui, à tire-larigot. C’est pourquoi il faut changer le critère de danger, qui ne veut strictement rien dire et n’a aucune valeur juridique. Cela permettrait d’endiguer une grande partie du phénomène. Les problèmes de placement ne seront pas entièrement résolus pour autant, et l’ASE restera à bout de souffle. La manne de 9 milliards suscite des convoitises et des dérives de la part d’acteurs motivés par l’appât du gain – le scandale qui a éclaté dans le Nord en témoigne. Un business de la protection de l’enfance au sens large est entre les mains de gros acteurs privés. La Cour des comptes observe ainsi que plus de 90 % des mesures sont exécutées par de grosses associations privées dont le fonctionnement s’apparente à celui d’entreprises. Dès lors que le budget est énorme, il attise les convoitises ; dès lors que le système est embolisé, des solutions de toutes sortes fleurissent dans un bric-à-brac inquiétant : une société d’intérim a ouvert une maison d’enfants à caractère social dans le Calvados, des petites entreprises poussent comme des champignons pour accueillir des enfants, sans parler des fausses familles d’accueil, tant il y a d’argent à la clé.

Pour une commission comme la vôtre qui s’intéresse aux placements, je vois deux pistes possibles : intervenir en amont à titre de prévention ; lisser les disparités départementales en aval – pourquoi pas en nationalisant le secteur – et renforcer les contrôles. Mme Roullaud s’est émue, lors d’une précédente audition, que seuls trente-neuf établissements aient été contrôlés en cinq ans. Le problème des contrôles est gros comme une maison, quand on sait que des dizaines de milliers d’établissements accueillent des enfants. La situation n’est en rien sous contrôle, et l’institution est littéralement à la dérive.

Mme Madeleine Meteyer. Je souhaite revenir sur le quotidien des parents. Avons-nous une définition trop large de la maltraitance ? C’est possible. Les parents rencontrent-ils tant de difficultés que des accidents surviennent plus fréquemment qu’autrefois ? C’est également possible. La preuve en est que les violences intrafamiliales ont augmenté durant le confinement ; les parents étaient confrontés au stress, dans des petits logements où ils tournaient en rond.

On ne juge personne en considérant que, dans un pays où les hommes et les femmes travaillent, ont de longues journées, voient peu leurs enfants, ont à peine le temps de faire redescendre la pression de retour à la maison, entre le bain et la préparation du repas, des situations peuvent déborder. Une étude belge estime que 10 % sont en burn-out parental.

Peut-on considérer que ces défaillances parentales font partie du cycle de la vie et qu’un placement ou une mesure éducative est trop grave, sanctionne trop durablement la famille et risque de casser l’enfant – ce que je crois ? Un an de placement dans la vie d’un enfant de six ans, c’est considérable ! Le lien peut tellement se distendre qu’il n’est pas toujours pertinent qu’il réintègre sa famille : il ne s’y sentirait pas bien ou ses parents se sentiraient dévalorisés.

Si l’on considère que le placement cause trop de dégâts mais que l’environnement familial est délétère pour l’enfant, il faut proposer des mesures éducatives. Les juges que j’ai vus travailler et avec lesquels j’ai discuté s’efforcent de faire au mieux, avec tout leur cœur, et prennent de la distance vis-à-vis des rapports sociaux. Ils m’ont assuré qu’ils ne faisaient pas de la pauvreté un critère de placement. Un père a par exemple pu garder son enfant alors qu’ils vivaient dans un bureau, parce qu’il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour répondre aux besoins essentiels de son petit. Il était par ailleurs coopératif et acceptait les aides éducatives.

Les juges expliquent que s’ils en viennent à demander des placements, c’est parce que, dans un premier temps, les parents se sentent épiés et refusent les aides éducatives. Il faut trouver un moyen de les aider sans être trop intrusif, sans leur donner le sentiment qu’ils sont incompétents, mais en évitant l’aggravation des problèmes, de sorte que les défaillances ne deviennent pas des maltraitances.

Mme Romane Brisard. Les associations qui se mobilisent contre l’aliénation parentale ont beau ne plus la qualifier de syndrome, ce qui pathologisait un prétendu lien toxique entre le parent et l’enfant, cela ne change rien. Rappelons que le syndrome d’aliénation parentale a été inventé dans les années 1980 par Richard Gardner, pédopsychiatre américain aux positions pro-pédophiles assumées. Il défend les pères incestueux dans un de ses livres : comment ne pas succomber à un enfant dont la peau est aussi douce que celle de sa mère ? C’est madame qui est folle de s’y opposer, c’est elle qui manipule la parole de son enfant…

Les associations ne citent probablement plus Richard Gardner, mais le syndrome d’aliénation parentale continue d’inonder les tribunaux. Je ne suis pas la seule à le dire : Mme Rossignol, alors ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, a demandé dans une circulaire de 2016 que cette notion soit revue – elle est d’ailleurs rejetée par l’OMS et par de nombreuses autres institutions, n’a jamais été corroborée par aucune étude chiffrée et n’a rien de scientifique. Des experts surmédiatisés comme M. Bensussan, qui s’est prononcé à l’occasion du procès d’Outreau et de l’affaire Pelicot, sont de fervents défenseurs de cette théorie importée des États-Unis. Ils l’ont notamment introduite auprès de l’association SOS Papa, qui en fait la promotion depuis les années 1980 et continue de prétendre que les mères en procédure de divorce provoquent des conflits parentaux.

Il faut bien comprendre que nous ne parlons pas ici de conflits parentaux. Pourtant, toutes les décisions de justice et toutes les expertises évoquent cette notion, de même qu’un syndrome d’aliénation déguisée : on n’invoque plus l’aliénation parentale parce qu’on sait qu’on risque de se faire taper sur les doigts – et encore, pas trop fort –, on dit désormais qu’une mère est trop fusionnelle, qu’elle manipule, qu’elle instaure un conflit permanent avec le père, et même qu’elle s’acharne contre lui en donnant des preuves d’inceste ! J’ai des dossiers dans lesquels les mères transmettent aux magistrats l’enregistrement d’un mouchard placé dans un doudou, et à qui l’on répond que c’est la preuve de leur acharnement contre le père !

Le syndrome d’aliénation parentale mériterait d’être rayé de notre vocabulaire. Veillons aussi à ne pas confondre des violences à sens unique, commises contre un enfant ou une femme, avec un conflit conjugal : cela n’a absolument aucun rapport. Formons les magistrats et les experts de l’ASE à ces questions, à la détection des violences et au contrôle coercitif, afin que la protection de l’enfance ne soit pas une coparentalité à tout prix. Le lien ne doit pas être maintenu quoi qu’il en coûte. Des enfants doivent être sauvés, des femmes méritent qu’on les écoute parce qu’elles rapportent la parole de leur enfant ; elles ne l’inventent pas. Tout ce que j’avance est corroboré par des preuves, contrairement au syndrome d’aliénation parentale.

Certaines mères sont obligées de fuir la France parce qu’elles ont osé relayer la parole de leur enfant et qu’on menace de le placer. Il est temps que le Gouvernement s’y intéresse, chiffres à l’appui. C’est un scandale d’État qu’on ne veut pas voir.

J’en viens à la question des contrôles. Dans l’exemple du Nord que j’ai évoqué, des enfants ont été placés dans des familles d’accueil illégales parce que l’ASE les a confiés à d’autres départements que le leur, sans vérifier les agréments. Le minimum serait de procéder à ces vérifications, en s’en donnant les moyens. J’ajoute, évidemment, qu’il ne faut pas laisser passer les signalements – en l’occurrence, il y en avait eu au moins quatre, selon la directrice de l’ASE du Nord : des travailleurs sociaux s’étaient inquiétés des conditions d’accueil de ces jeunes, de violences et de surdosages de médicaments. J’ai même identifié deux signalements supplémentaires, ce qui me laisse penser que l’on protège certaines personnes. Les obligations existent, il faut les faire respecter afin que les responsabilités ne se diluent pas dans la chaîne de l’aide sociale à l’enfance. En matière d’inceste, il faut appliquer les lois, notamment celle qui demande à un parent de faire tout ce qui est nécessaire pour assurer la sécurité de son enfant. Où est le principe de précaution ? Pourquoi la loi se retourne-t-elle contre les femmes qui dénoncent des incestes ? Tous ces sujets se rejoignent : il suffit d’écouter les enfants et d’appliquer le principe de précaution, pierre angulaire de toutes ces situations.

Mme Madeleine Meteyer. Si de trop nombreux signalements ne donnent pas lieu à une enquête, c’est parce qu’on ne croit pas à la violence ; on ne croit pas à l’inceste dénoncé par les mères tant il nous paraît ignoble. Nous-mêmes, en tant que journalistes, avons un premier mouvement de rejet devant les preuves qu’on nous présente ; on se dit que ce n’est pas possible, que c’est exagéré, que les personnes qui rapportent ces histoires ont une forme de perversité. Tant qu’on ne croira pas à l’existence de la violence, on aura du mal à traiter ces sujets.

Mme Olga Odinetz. Il faudrait organiser une commission d’enquête ou une mission d’information sur l’aliénation parentale. Je suis par ailleurs prête à vous adresser des pistes de solutions.

Mme la présidente Laure Miller. N’hésitez pas à nous communiquer des compléments par écrit.

  1.   Audition de Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles (mercredi 19 février 2025)

Mme Laure Miller (EPR). Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles, que je remercie de s’être rendue disponible pour ce qui sera la dernière audition de notre commission d’enquête.

Alors que nous avons souvent constaté un cloisonnement préjudiciable dans le pilotage des politiques publiques de protection de l’enfance, le périmètre très large du ministère dont vous avez pris la tête le 24 décembre est source d’espoir : il ouvre la perspective d’une meilleure coordination de l’action de l’exécutif et, plus fondamentalement, de réformes à court ou moyen terme au bénéfice d’un secteur qui connaît une crise profonde.

Nous souhaitons entendre votre analyse de la situation actuelle et connaître les raisons pour lesquelles les décrets ne sont que très laborieusement publiés, mais aussi explorer avec vous les pistes qui se sont fait jour au fil de nos travaux, et sur lesquelles la rapporteure et l’ensemble de mes collègues ne manqueront pas de vous interroger.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Catherine Vautrin prête serment.)

Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles. Aujourd’hui, près de 397 000 enfants sont suivis par l’aide sociale à l’enfance (ASE), la plupart faisant l’objet d’un placement ordonné par le juge ou de mesures éducatives renforcées. Mais n’oublions pas que derrière ces termes juridiques, c’est d’enfants que nous allons parler.

La protection de l’enfance connaît des phénomènes nouveaux : dans un contexte de baisse significative de la natalité, le nombre d’enfants confiés à l’ASE – notamment de tout-petits –, augmente de manière importante : le nombre de mesures d’aide sociale à l’enfance est passé de 16,6 ‰ en 1998 à 22,9 ‰ en 2022. Et la pression s’est encore accrue avec l’arrivée de nombreux mineurs non accompagnés (MNA) – 46 200 étaient ainsi pris en charge en 2023 –, dont la protection doit être garantie au même titre que l’ensemble des enfants suivis par l’ASE. En outre, un quart des enfants protégés sont en situation de handicap ; ils représenteraient à eux seuls 50 % des hospitalisations en psychiatrie infantile.

Au-delà de ces statistiques, la parole des enfants placés et des anciens enfants placés doit être au cœur de la conception des politiques menées. À cet égard, l’implication du Comité de vigilance des enfants placés (CVEP) dans les travaux de votre commission est précieuse.

Je mesure l’immensité du chantier de refondation que nous avons à mener. À peine nommée, j’ai choisi pour mon premier déplacement, le 31 décembre, de me rendre à la Maison d’enfants à caractère social (MECS) de Morainvilliers-Bures, dans les Yvelines. Deux maisons jumelles y accueillent chacune six enfants porteurs de graves troubles autistiques, accompagnés par trente-cinq équivalents temps plein (ETP). Comme le village d’enfants du Lion-d’Angers, où je me suis rendue en janvier avec la présidente du groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée, Florence Dabin, ce modèle est incontestablement l’une des réponses à la crise de la protection de l’enfance. Je sais aussi que ces deux exemples ne reflètent pas la situation globale de la protection de l’enfance : les défaillances sont nombreuses – échanger avec un enfant suivi par l’ASE ou avec des travailleurs sociaux suffit à s’en rendre compte.

La politique de protection de l’enfance repose sur une articulation complexe, mais essentielle, entre l’État – elle mobilise notamment les ministères de l’enfance, de la justice, de la santé et l’éducation nationale – les départements, responsables de l’aide sociale et de la solidarité, et les associations. Outre les fonds alloués par l’État à la gestion des mineurs non accompagnés ou accordés dans le cadre d’une contractualisation, les départements consacrent près de 10 milliards d’euros à la protection de l’enfance. Pourtant, le déploiement des politiques afférentes reste trop hétérogène et les conditions de placement et de prise en charge, pas toujours adaptées, connaissent des disparités territoriales importantes. Ainsi, trop d’enfants continuent de vivre au sein de leur famille malgré une décision de placement, certains juges renonçant même à prononcer le placement faute de solutions adaptées.

Face à ces difficultés, les missions de l’État sont claires : garantir un traitement équitable des enfants protégés en matière de santé, d’éducation et d’insertion, veiller à ce que chaque enfant bénéficie d’un parcours individualisé et continu et d’une prise en charge garantissant l’égalité de ses chances par rapport aux autres enfants, et accorder une attention particulière aux enfants présentant une double vulnérabilité. Le constat est clair : nous n’y sommes pas. Partant, avec toute l’humilité d’une personne chargée de ce dossier depuis seulement le mois de janvier, j’ai décidé de fixer cinq priorités immédiates.

Première priorité : fixer des normes et des taux d’encadrement dans les pouponnières et l’ensemble des établissements accueillant des enfants suivis par l’ASE, car la qualité de la prise en charge en établissement – 55 % des mesures de protection judiciaire sont un placement – est étroitement liée à ces deux paramètres.

Je partage les alertes de la rapporteure sur les pouponnières, qui accueillent les enfants de zéro à trois ans : le décret du 15 janvier 1974 nécessite évidemment d’être revu. Après concertation avec les départements et les associations, je prendrai donc d’ici à fin juin 2025 un décret révisant les conditions de prise en charge dans les pouponnières – notamment le taux d’encadrement – et fixant une durée maximale de placement. En effet, il me semble important de rappeler que la pouponnière doit rester un lieu de placement temporaire et transitoire, le temps de définir un parcours adapté, individualisé et le plus familialisé possible pour l’enfant, et non un lieu de vie. La durée maximale de placement en pouponnière sera ainsi fixée, dans un premier temps, à trois mois, pour être progressivement ramenée à six semaines. Parallèlement, j’engagerai dans les prochaines semaines une refondation des conditions et critères d’adoption des enfants en pouponnière, qui sont encore trop nombreux à ne pouvoir prétendre retourner dans leur famille dans des conditions sécurisées. Il faut alors en tirer des conséquences dans le projet de vie de l’enfant.

Au-delà, le taux d’encadrement dans les établissements d’accueil collectif est un sujet sensible et complexe, qui touche à la disponibilité des personnels et aux difficultés de les attirer et de les fidéliser, mais aussi au coût des placements. Assurer la sécurité et la qualité du parcours de chaque enfant doit être notre priorité. Cela nécessite une action à la fois ambitieuse et réaliste : à quoi bon fixer des taux d’encadrement à effet immédiat, si le manque de personnel nous empêche de les atteindre, nous contraignant à fermer des établissements ? Pour engager cette démarche, je propose un plan pluriannuel pour les années 2026 à 2031 visant à définir les situations prioritaires et le rythme de progression. L’objectif des travaux que je souhaite mener avec les départements est de définir une trajectoire d’ici à la fin du semestre, qui sera déclinée dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) pour 2026.

Deuxième priorité : je m’engage à ce que les cinq décrets manquants pour garantir l’application complète et effective de la loi dite Taquet soient publiés.

Tout d’abord, le décret relatif à l’impossibilité de délivrer un nouvel agrément en cas de retrait d’un agrément motivé notamment par des faits de violences à l’encontre des mineurs accueillis, et lorsque le retrait a eu lieu avant l’expiration d’un délai approprié, quel que soit le département dans lequel la nouvelle demande est présentée, devrait être publié très rapidement – possiblement à la fin du mois –, puisqu’il a été examiné par le Conseil national d’évaluation des normes (CNEN) le 7 février, puis par le Conseil d’État le 18 février.

Ensuite, j’ai engagé une concertation avec Départements de France sur les deux décrets relatifs à la protection maternelle et infantile (PMI), qui fixent respectivement les objectifs nationaux de santé publique et les effectifs minimaux d’encadrement devant être respectés lors de l’organisation des activités mentionnées de PMI, afin de garantir un niveau minimal de réponse aux besoins sanitaires et sociaux de la population – ils sont prêts et devraient être publiés d’ici à la fin avril.

Les deux derniers décrets, enfin, appellent des développements informatiques du GIP France Enfance protégée. Ces travaux ont d’ores et déjà commencé, et le décret portant sur le système d’information des agréments en vue d’adoption, pris en Conseil d’État après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) devrait être publié fin avril également. Le décret sur la base de données des agréments des assistants familiaux et maternels sera le dernier à paraître : l’élaboration du cahier des charges de cette base de données, véritable outil de pilotage local et national qui permettra aux départements d’accéder facilement aux caractéristiques des agréments et de leur retrait ou renouvellement, a commencé début 2025, sous l’égide du GIP. La publication du décret est prévue pour novembre 2025. Nous essaierons d’aller plus vite, mais les développements informatiques préalables sont lourds et, en tout état de cause, il n’est pas raisonnable d’espérer une publication avant le début de l’automne.

Troisième priorité : mieux contrôler les établissements accueillant des enfants placés et mieux partager les informations pour assurer une meilleure prise en charge. À cette fin, une circulaire sera prise d’ici à fin mars pour renforcer la coordination et le partage d’information entre l’ensemble des acteurs de la prise en charge des enfants, notamment entre les équipes de mon ministère et celles du ministère de l’intérieur. Le préfet étant le représentant de l’État le mieux identifié localement, je souhaite également que chaque préfecture dispose d’un référent ASE, à l’instar de ce qui existe dans les conseils départementaux – c’est une piste sur laquelle je souhaite travailler. Comme je l’ai expliqué hier au président de Départements de France, François Sauvadet, il me semble absolument indispensable que tout président d’un département accueillant des enfants confiés par un autre département soit informé de ce transfert : je souhaite donc travailler avec l’ensemble des présidents de département pour organiser la communication entre le département d’origine et le département d’accueil.

Enfin, à partir des recommandations formulées dans le rapport Sichel, nous devons converger vers la construction et la réforme des systèmes d’information. En cours d’expérimentation dans quatre départements, le dossier numérique partagé, qui permet de disposer de données en temps réel pour mieux piloter la politique de protection de l’enfance, est une première piste.

Quatrième priorité : améliorer la coordination des acteurs locaux pour garantir une meilleure prise en charge des enfants, en accélérant le déploiement des comités départementaux de la protection de l’enfance (CDPE). En cours d’expérimentation dans dix départements, ces instances de coordination regroupent l’ASE, les services de la PMI, de la justice et de l’éducation nationale, l’agence régionale de santé (ARS) et les organismes de sécurité sociale, sous la présidence conjointe du président du conseil départemental et du préfet. Si le bilan de cette expérimentation, avancé à octobre 2025, est concluant, les CDPE seront généralisés dès 2026.

Cinquième priorité : assurer la santé, notamment mentale, des enfants protégés.

Les témoignages du Comité de vigilance des enfants placés ont souligné les troubles psychologiques et le manque de confiance dont souffrent les enfants placés. Il est donc indispensable de mener systématiquement une évaluation psychologique à l’entrée dans le dispositif d’aide sociale à l’enfance afin d’assurer les soins et la prise en charge les plus adaptés et rapides possible. Consciente des difficultés pour avoir accès à un pédopsychiatre dans chacun des départements, je lancerai dès ce semestre un appel à projets dans cinq départements pour avancer sur ce sujet.

Le programme Santé protégée et le protocole PEGASE – protocole de santé standardisé appliqué aux enfants bénéficiant avant l’âge de cinq ans d’une mesure de protection de l’enfance –, en cours d’expérimentation au titre des innovations en santé prévues à l’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018, et dont le bilan est positif, méritent d’être généralisées afin que chaque enfant, partout en France, bénéficie réellement d’un parcours de soins coordonné. Mes services travaillent à cette généralisation qui devrait intervenir dès 2026.

Je soutiens également les démarches qui permettront de prendre en charge les enfants les plus vulnérables, victimes de violences : c’est le sens de la poursuite de la généralisation des unités d’accueil pédiatriques des enfants en danger (UAPED). Grâce à un soutien de 4 millions d’euros, vingt-cinq nouvelles structures devraient ouvrir en 2025, s’ajoutant aux 139 existantes. Nous renforcerons également les moyens des UAPED dans les vingt départements les plus denses. D’autres projets innovants méritent notre soutien, à l’instar du centre d’appui à l’enfance, créé par la professeure Céline Greco – que je recevrai d’ailleurs ce soir.

Enfin, l’évaluation globale de la situation des enfants protégés fait l’objet d’un nouvel appel à projets piloté par la Haute Autorité de santé (HAS), dont les conclusions permettront d’améliorer les pratiques dès 2025.

Ces mesures d’urgence sont d’autant plus importantes que le secteur de la protection de l’enfance traverse une crise profonde, qui se traduit notamment par des difficultés d’attractivité et de fidélisation des professionnels. Près de 129 100 sont aujourd’hui engagés mais, alors que le nombre de mesures de placement a augmenté de 40 % entre 1998 et 2022, le secteur, à l’instar d’autres métiers du soin, rencontre d’importantes difficultés en matière d’attractivité et de fidélisation.

Pour former davantage de professionnels et faciliter l’accès aux carrières sociales et médico-sociales, nous avons engagé des travaux de simplification de la validation des acquis de l’expérience (VAE) afin de renforcer la filière de formation initiale. Nous devons également faire évoluer la loi pour autoriser le cumul du métier d’assistant familial avec une autre activité professionnelle et organiser le droit au répit des familles d’accueil. C’est un sujet dont j’ai souvent entendu parler, malgré mon peu d’expérience dans le domaine.

Travailler sur ces sujets nous permettra de prioriser le retour dans la famille si les conditions de sécurité sont réunies, puis de privilégier le placement auprès d’un tiers de confiance ou d’un proche, éventuellement dans une famille d’accueil ; l’accueil collectif ne doit être envisagé qu’en dernier recours. Je suis consciente que cela prendra du temps, alors qu’il y a urgence. Nous examinerons également les normes applicables à l’accueil en famille : il faut en simplifier les modalités tout en garantissant la sécurité des enfants accueillis.

Au-delà de toutes ces mesures, j’entends engager une véritable refondation de la politique de protection de l’enfance.

Nous devons tout d’abord intensifier les efforts en matière de prévention et de soutien aux familles. La meilleure protection de l’enfance consiste en effet avant tout à créer les conditions d’une parentalité protectrice, afin d’éviter les placements. C’est tout le sens d’une contractualisation avec les départements, résolument engagée sur les actions de prévention dès cette année, avec une stratégie de soutien à la parentalité qui sera diffusée par mon ministère avant la fin du semestre.

Pour garantir l’effectivité de l’ensemble des mesures de placement et éviter les ruptures de parcours, nous devons également transformer l’offre de prise en charge. Au-delà des assistants familiaux, dont il faut rendre le métier plus attractif, il convient de favoriser le placement dans la famille élargie ou chez un tiers digne de confiance. Afin de mobiliser davantage cette solution dans un cadre sécurisé pour l’enfant, je prendrai des dispositions réglementaires permettant de s’assurer de l’honorabilité des proches ou tiers de confiance devant accueillir l’enfant, car cela manque aujourd’hui. Je travaillerai avec le garde des sceaux pour favoriser l’adoption chaque fois que cela est possible. Une meilleure coordination entre les magistrats, les professionnels et les départements permettra d’identifier les conditions de prise en charge les plus souhaitables pour chaque enfant et de garantir une meilleure exécution des décisions de placement – qui seront d’autant moins nombreuses que tous les autres leviers pertinents auront préalablement été mobilisés.

Avec Charlotte Parmentier-Lecocq, ministre chargée de l’autonomie et du handicap, nous travaillons également à trouver des solutions adaptées à la bonne prise en charge des enfants présentant une double vulnérabilité. Cela passera par le recours au plan « 50 000 solutions » et le développement de l’accueil familial, notamment thérapeutique. Je suis la ministre de l’enfance mais aussi celle des personnes en situation de handicap : j’y vois une opportunité unique de mobiliser tout mon ministère sur cette question.

Garantir à chaque enfant un accès réel à la santé et à l’éducation doit être une priorité. Au-delà de la généralisation du parcours de soins coordonné, je souhaite travailler avec la ministre d’État chargée de l’éducation nationale pour donner aux enfants placés et protégés toutes les chances de réussite. L’école doit prendre en compte leurs spécificités, pour mieux les comprendre et les accompagner. Afin de garantir un suivi adapté, le dispositif « Scolarité protégée », encore insuffisamment déployé, doit être effectivement généralisé partout dans le territoire. Nous devons aussi mieux organiser l’accès aux études supérieures, favoriser l’autonomie et améliorer l’insertion et l’emploi, en renforçant le parrainage des jeunes sortant de l’ASE. J’ai confié une mission en ce sens à la Caisse des dépôts et mobiliserai également les services de France Travail sur ces questions.

Mais cette refondation de la protection de l’enfance ne réussira que grâce à une coopération pérennisée avec les départements, dont elle constitue aujourd’hui le deuxième poste de dépenses sociales. À cet égard, le nouveau cadre de contractualisation de la Stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance, orienté vers la prévention et doté de 120 millions d’euros, sera un levier essentiel. La montée en puissance GIP France Enfance protégée et la création du haut-commissariat à l’enfance permettront d’accélérer cette coordination entre l’État et les collectivités locales. S’agissant des moyens, la loi de finances pour 2025 pérennise l’augmentation des crédits alloués à la prise en charge des mineurs non accompagnés, déjà passés de 70 à 100 millions d’euros entre 2023 et 2024, ainsi que le budget de 6 millions d’euros alloué à la lutte contre la prostitution des mineurs.

Et pour garantir l’égalité de traitement de tous les enfants sur le territoire, je suis prête à aller plus loin encore. La protection de l’enfance n’est pas seulement une responsabilité politique pour les départements et l’État : c’est un enjeu de société qui nous concerne tous. « L’éducation est l’arme la plus puissante que l’on puisse utiliser pour changer le monde », disait Nelson Mandela : donner à chacun de ces enfants les moyens de sa réussite, c’est l’engagement que je prends, avec humilité et détermination.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous approchons de la fin de nos travaux : en près d’un an – nos travaux ayant été interrompus par la dissolution –, nous avons procédé à une soixantaine d’auditions et près de dix déplacements, qui nous ont permis de constater la diversité des problématiques rencontrées dans la protection de l’enfance. La charge émotionnelle de cette commission d’enquête nous oblige. Vous venez d’annoncer plusieurs pistes pour refonder la protection de l’enfance. Le rapport que nous présenterons début avril, très attendu, sera l’occasion de poursuivre cet engagement.

Je voudrais revenir sur quelques points importants.

Après des batailles complexes, le secteur médico-social a pu finalement bénéficier de la prime Ségur, initialement prévue pour les personnels de santé après la crise du Covid. Or tous les départements n’ont pas pu verser cette prime. Ainsi, tous les salariés des grandes associations, qui couvrent pour certaines l’ensemble du territoire, n’ont pas pu bénéficier de la prime Ségur. Cela a engendré de grandes inégalités dans un secteur qui traverse une grave crise d’attractivité. La séparation de la santé et du social en 1983, dans le cadre de la décentralisation, a été une profonde erreur s’agissant de la protection de l’enfance qui constitue un enjeu de santé publique. Les personnels du secteur médico-social, qui accompagnent les enfants vingt-quatre heures sur vingt-quatre, auraient pu être applaudis au même titre que les infirmiers pendant la crise du Covid.

Leur travail doit donc être valorisé. Mais la situation est dramatique. Pour certaines associations qui décideraient de se substituer aux départements, le versement de la prime ne sera possible qu’au prix d’un déficit allant jusqu’à 900 000 euros – de quoi mettre la clé sous la porte et laisser sans solutions pas moins de 1 200 enfants faisant l’objet d’une mesure de protection.

Non seulement la problématique de la prime Ségur pèse sur le budget des associations habilitées, mais elle affecte des personnels qui ne servent pas des prestations mais s’occupent d’enfants.

L’État doit s’assurer que les collectivités ont les moyens de répondre à ses demandes ; or ce n’est pas toujours le cas. L’asphyxie financière des départements entraîne celle des associations qui, pour des raisons historiques, accompagnent 90 % des enfants. De fait, les baisses budgétaires des départements pourraient concerner le secteur de la protection de l’enfance. C’est pourquoi nous préconiserons que le budget alloué à cette politique ne soit pas fongible : l’État et les départements doivent se doter des capacités de prendre en charge ces enfants de manière optimale.

Par ailleurs, la prospective est impossible en raison de l’absence de données, dénoncée, en vain, par de nombreux rapports depuis des décennies. Nous n’avons aucune visibilité, ni sur le bâti ni sur les enfants pris en charge ; aucune étude longitudinale de cohortes n’est menée, à la différence de ce qui se fait un peu partout ailleurs. Le week-end dernier, à Paris, le parquet a pris des ordonnances de placement provisoire (OPP) concernant cinquante enfants. Quel département peut accueillir autant d’enfants la même soirée ? Faut-il que la coordination interministérielle soit absente pour que les répercussions de la crise du Covid sur la santé mentale ou les violences intrafamiliales aient été si peu prises en compte !

La situation des pouponnières est telle que des juges refusent de prendre certaines mesures parce qu’ils savent qu’elles ne seront pas appliquées par le département. Les associations cherchent des places ; les travailleurs sociaux, à qui je rends hommage, consacrent tout leur temps à cette recherche, au point de ne plus pouvoir être aux côtés des enfants. On a besoin d’un socle de normes pour que les enfants soient pris en charge de la même manière sur l’ensemble du territoire ; il est inacceptable qu’il n’en soit pas ainsi.

La feuille de route que vous avez annoncée comporte des avancées, que nous allons suivre, mais elle doit également inclure le développement de la prospective de manière à organiser différemment le travail en amont. L’État a une très lourde responsabilité dans l’immobilisme que nous observons dans le domaine normatif. Les grandes associations nous ont alertés à de nombreuses reprises depuis 2023 sur la crise de la profession et sa nécessaire revalorisation, laquelle passe par la rémunération mais aussi par l’amélioration de la formation, qui n’est actuellement pas suffisante pour permettre aux professionnels d’accompagner les enfants qui ont subi de graves psychotraumatismes.

Sur ces différentes questions, nous formulerons de nombreuses préconisations, mais je peux d’ores et déjà vous dire qu’il est indispensable d’organiser la politique de la protection de l’enfance au niveau interministériel et de développer la prospective pour accompagner les enfants le mieux possible. Il faut un pilote dans l’avion.

Non seulement il est inacceptable que des professionnels soient contraints d’accueillir des bébés dans de mauvaises conditions, mais cette situation fait de la France le pays d’Europe qui place le plus d’enfants en institution, ce qui compromet leur développement. La justice doit être guidée par le souci de satisfaire les besoins fondamentaux de l’enfant et les magistrats – comme les médecins, du reste – doivent être formés en conséquence. Il faut avoir une vision à 360 degrés pour faire bouger les lignes.

La protection de l’enfance est un enjeu de société majeur.

Rappelons-nous que les différentes évolutions qui sont intervenues en matière sanitaire, sociale ou judiciaire – je pense au recentrage, en 2011, de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) sur le pénal au détriment de l’éducatif – se sont traduites par un désengagement de l’État de secteurs entiers, qui a eu pour conséquence de laisser à la protection de l’enfance le soin d’accueillir les doubles, voire les triples vulnérabilités, à savoir des enfants qui relèvent à la fois de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), de l’ASE et de la PJJ. Il faudra y remédier assez rapidement.

Mme Catherine Vautrin, ministre. Merci pour vos propos. Je comprends ce qu’ont vécu les membres de votre commission, qui ont eu à connaître des cas d’enfants qui se trouvent dans une situation très difficile, et j’ai, comme vous, une pensée particulière pour celles et ceux qui sont à leurs côtés au quotidien dans les conditions que nous savons.

En ce qui concerne le Ségur, il serait un peu trop facile de juger rétrospectivement l’action de ses prédécesseurs. Toutefois, l’Assemblée nationale a pu le constater, la mise en œuvre de cette bonne idée que fut la prime Ségur a été particulièrement complexe. Son périmètre n’a pas été assez précisément défini lorsqu’elle a été annoncée, de sorte que les personnels qui y étaient éligibles sont beaucoup plus nombreux que prévu – ce qui doit conduire les membres du Gouvernement à bien délimiter le champ des mesures qu’ils annoncent.

Pas plus tard qu’hier, j’ai eu des échanges avec le président de Départements de France et les présidents de groupe Gleyze et Lacroix, avec qui j’ai, eu égard à mes attributions, de nombreux dossiers en commun, que ce soit dans le domaine du travail ou dans le domaine médico-social. Je souhaite que nous travaillions à la déclinaison concrète des éléments contenus dans la loi de finances et la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025. Nous déterminons notamment les voies et moyens de solder la question de la prime Ségur, car nous ne pouvons pas considérer que les personnels doivent faire les frais d’une imprécision. Nous envisageons donc d’organiser à cette fin, au début du mois de mars, une conférence des financeurs.

S’agissant des assistants familiaux, le répit me semble être une solution importante au problème de l’attractivité de cette profession.

La question des données, vous avez raison, revêt une importance majeure. On ne peut pas mettre en avant l’intelligence artificielle et manquer de données dans un domaine aussi important que celui de la protection de l’enfance. Il y va de la gestion du bâti et, surtout, du suivi du parcours des enfants. L’expérimentation de la Caisse des dépôts est particulièrement intéressante à cet égard car elle permettrait d’assurer le suivi de la vie de chaque enfant dans l’ensemble de ses dimensions – santé, scolarité… –, suivi qui doit, de ce fait, être organisé à l’échelon interministériel. Le fameux dispositif de l’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 permet à mon ministère de mener des expérimentations et des suivis de cohorte. Mais, sans données, il est très difficile de réaliser de telles études. Nous pouvons aller plus loin en la matière.

Il est des premières places dont on ne rêve pas ; si la France quitte rapidement celle qu’elle occupe pour le nombre d’enfants placés, nous aurons fait œuvre utile. Nous devons le respect à ces enfants et à celles et ceux qui s’en occupent.

Nous ne manquons pas d’objectifs. Reste à déterminer la manière dont on les atteint et dont on mesure les progrès accomplis. Tel est le sens de mon engagement dans les fonctions que j’occupe.

Vous avez raison de souligner le manque de normes, mais nous ne comblerons jamais cette lacune : elle est liée à la manière dont ce secteur a été organisé en France au début du XXe siècle et fondé sur le bénévolat, c’est-à-dire les « bonnes œuvres » – et cet enjeu n’a pas non plus été pris en compte en tant que tel lors de la décentralisation. De ce fait, cette politique a incontestablement manqué d’une vision et de normes. Un siècle après, il est temps que nous déterminions les voies et moyens d’y remédier.

On parle à longueur de journée du virage démographique français et du problème de la natalité. J’ai indiqué qu’on dénombrait près de 397 000 mesures de protection au titre de l’aide sociale à l’enfance. Certains enfants pouvant faire l’objet de plusieurs mesures, les enfants concernés sont au nombre, disons, de 360 000 – ce chiffre n’a rien de scientifique. Si on le rapporte au nombre des Français – 68 millions –, la montagne ne paraît pas si haute : nous devons apporter des solutions à chacun de ces enfants.

M. Denis Fégné (SOC). Sur le terrain, les travailleurs sociaux déplorent que les dispositifs des lois de 2002, de 2007, de 2016 et de 2022 aient été empilés sans avoir été évalués. Quelle place comptez-vous faire à l’évaluation des politiques publiques, en particulier en matière de protection de l’enfance ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. Non seulement les lois se sont succédé mais elles ne sont même pas pleinement effectives car leurs décrets d’application n’ont pas été publiés. C’est pourquoi j’ai pris soin de citer les décrets que je compte prendre et la date à laquelle je souhaite qu’ils soient publiés.

Quant à l’évaluation de loi, je ne me permettrai pas de vous dire qu’elle relève du Parlement. En tout état de cause, le rapport de votre commission, dont le ton nous incitera sans doute à mettre les bouchées doubles, comportera certainement une bonne évaluation de ce qu’il convient de faire. C’est pourquoi je souhaite élaborer un plan d’action dont vous puissiez mesurer les résultats année après année.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Qu’en est-il de la création du haut-commissariat à l’enfance que nous attendons depuis deux mois ? Une telle instance faciliterait certainement la nécessaire coordination des services chargés de l’enfance.

Nous avons été alertés par les présidents des conseils départementaux sur leurs besoins d’un financement de l’État. Pouvez-vous nous assurer que les moyens nécessaires seront alloués à l’amélioration de l’aide sociale à l’enfance ?

J’en viens à la question du bien-être des enfants placés. Qu’en est-il de leur déscolarisation ? Nous avons également recueilli de très nombreux témoignages sur l’absence de suivi des enfants de l’aide sociale à l’enfance. Vous avez évoqué leur arrivée, mais qu’en sera-t-il pendant toute la période de leur prise en charge ? Enfin, on estime à environ 15 000 le nombre des enfants de l’ASE, âgés de treize à dix-sept ans, qui seraient concernés par la prostitution. Certaines jeunes filles se prostitueraient même au vu et au su de certains personnels dans des foyers ou des MECS. L’État est véritablement un parent défaillant !

Mme Catherine Vautrin, ministre. Le décret portant création du haut-commissariat à l’enfance est sorti le 10 février et le haut-commissaire devrait être nommé d’ici à deux semaines. J’ai commencé à travailler à l’élaboration d’une feuille de route dont je pourrai discuter avec la personne qui sera nommée – que je ne connais pas à l’heure actuelle. Puisque le haut-commissaire me sera rattaché – le décret est clair sur ce point –, ce qui signifie que je conserve la responsabilité de la politique de l’enfance, j’envisage qu’il œuvre à mes côtés dans les domaines suivants : prévention des violences faites aux enfants, organisation de l’adoption, qui est un chantier en soi, politique de soutien à la parentalité, stratégie d’usage des écrans, pédagogie de l’accompagnement pour les enfants comme pour les parents et service public de la petite enfance – avec la notion d’aller vers les élus locaux. Un comité interministériel pourrait se tenir avant l’été. Pour être tout à fait claire, je souhaite conserver la responsabilité directe de l’aide sociale à l’enfance car je veux en faire un des axes forts de mon action.

En ce qui concerne le suivi scolaire, j’ai évoqué le dispositif « scolarité protégée ». Il s’agit d’aller beaucoup plus loin car, vous avez raison, le taux de redoublement des enfants de l’ASE est particulièrement élevé et nombre d’entre eux relèvent de l’horrible catégorie des ni scolarisés ni en activité.

Par ailleurs, j’ai souhaité qu’un budget soit alloué à la lutte contre la prostitution ; il s’élève à 6 millions dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025. Cette action doit faire l’objet de pilotages locaux car mes échanges avec les présidents de conseil départemental ont, hélas ! confirmé votre propos : 6 000 à 10 000 mineurs seraient victimes de la prostitution. C’est dire si l’enjeu est prioritaire.

Enfin, j’ai indiqué dans mon propos liminaire le montant des crédits prévus dans le budget de 2025.

Mme Anne Bergantz (Dem). Avez-vous des pistes de travail concernant le statut, la formation et les effectifs des administrateurs ad hoc ? Alors que leur nombre est notoirement insuffisant, leur champ de compétence ne cesse d’être étendu par le législateur.

Par ailleurs, une instruction ministérielle de l’été dernier appelle les services déconcentrés de l’État à renforcer l’effectivité, la qualité et le suivi de l’inspection et du contrôle des établissements – qui relèvent de la compétence des conseils départementaux –, notamment en permettant des contrôles conjoints et des contrôles en cas de carence. Que pouvez-vous nous en dire ? Est-il arrivé qu’un contrôle soit effectué pour cause de carence ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. Les administrateurs ad hoc relèvent du ministère de la justice ; je ne peux donc pas répondre à votre question.

Une instruction ministérielle appelle en effet à renforcer le contrôle des établissements. C’est la raison pour laquelle je souhaite qu’à l’échelle départementale, les services départementaux et ceux de mon ministère travaillent sous l’égide du préfet, dans une logique territoriale.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Nous attendons en effet avec impatience la publication des décrets que vous avez évoqués. Mieux vaut tard que jamais.

Puisque vous avez suggéré qu’un représentant de la protection de l’enfance soit présent au sein des services de la préfecture, ne serait-il pas pertinent que des travailleurs sociaux soient également présents dans les écoles, qui sont le second lieu de socialisation des enfants ? De fait, les cultures professionnelles respectives de l’Éducation nationale et de la protection de l’enfance ne facilitent pas la collaboration des deux institutions au service de la protection des enfants.

L’affaire Bétharram montre que cet établissement privé – mais le public est également concerné – a été le théâtre de nombreuses violences physiques et sexuelles. Trente ans d’omerta, 112 plaintes, des signalements, une enquête, et personne n’a protégé les enfants. Il me semble, du reste, que notre commission d’enquête aurait pu décider d’entendre le président du conseil général de l’époque, qui n’est autre que le Premier ministre actuel, puisqu’il était chargé de la protection des mineurs.

Vous n’êtes pas sans savoir, en effet, que les présidents des conseils départementaux sont chefs de file en matière de protection de l’enfance et responsables pénalement dans ce domaine. À ce propos, M. Christian Poiret a confirmé, lors de son audition, ce qu’il avait dit sur BFM TV l’an dernier, à savoir qu’il préférait protéger les enfants de zéro à cinq ans parce que, n’ayant pas accès au langage, ils étaient plus en danger que les enfants âgés de plus de cinq ans. Nous avons jugé ces propos scandaleux et dangereux. Par ailleurs, certains départements ont cessé d’accueillir les mineurs non accompagnés, ce qui est pourtant une obligation légale, au prétexte que leur budget ne le leur permettait pas alors que cette décision est surtout motivée par des idées racistes. En tant que ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles, que pensez-vous de ces propos et de ce désengagement scandaleux et dangereux des présidents de conseil départemental ? Ils sont responsables devant la loi, et vous êtes responsables vis-à-vis d’eux.

Nombre des personnes auditionnées par notre commission ont souligné le caractère asphyxiant d’un budget qui n’est pas à la hauteur des besoins de la protection de l’enfance. Ce n’est pas parce que vous avez rappelé le montant du budget que celui-ci est suffisant. Les problèmes sont partout, en particulier dans la prévention, qui est le premier domaine affecté par la pénurie.

Le constat est sans appel. Assumez-vous la suffocation, voire la liquidation du service public de la protection de l’enfance ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. Je pense avoir reconnu qu’il est nécessaire de repenser cette politique. C’est tellement vrai que j’ai moi-même évoqué la refondation du service d’accompagnement de l’aide sociale à l’enfance.

Notre responsabilité est d’accompagner les enfants, quels qu’ils soient et quel que soit leur âge. Ils ont vécu des situations très difficiles. Nous devons donc non seulement les protéger mais aussi les aider à se reconstruire après les drames catastrophiques qu’ils ont subis. Le travail se fait avec les départements. J’ai rencontré la vice-présidente de Départements de France chargée de cette question, ainsi que son président et deux présidents de groupe, car je souhaite que nous apportions ensemble des réponses concrètes. Si je souhaite que lorsqu’un enfant change de département, le président du département d’accueil en soit informé, c’est bien parce que je juge important que le suivi soit le meilleur possible, dans l’intérêt de l’enfant.

Vous déplorez l’absence de travailleurs sociaux dans les écoles. Leur présence s’inscrit pourtant dans la démarche qui est conduite et que je souhaite continuer à développer. J’ai bien conscience qu’il s’agit d’un autre domaine que celui de la protection de l’enfance, mais les accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH), par exemple, sont bien présents dans les établissements pour accompagner les enfants, y compris, depuis l’année dernière, pendant la pause méridienne. Ces personnels sont donc bien présents dans l’éducation nationale. Nous devons poursuivre les expérimentations. C’est ce que j’ai demandé à Élisabeth Borne.

S’agissant des mineurs non accompagnés, qui relèvent de l’aide sociale à l’enfance à l’instar des autres enfants, plus de 30 millions d’euros ont été alloués depuis 2023 afin de donner des moyens supplémentaires aux départements, qui en ont la charge.

Notre politique est perfectible, je n’en disconviens pas. Pour autant, l’État accompagne financièrement les départements, à hauteur de 10 milliards d’euros chaque année, pour répondre aux besoins.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Selon vous, les AESH seraient donc des éducateurs ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. Pas du tout. Je souligne simplement que des travailleurs sociaux interviennent bien dans les écoles, notamment les AESH.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Non, précisément : en plus d’être très mal payés, ils ne sont pas reconnus comme travailleurs sociaux. C’est une erreur fondamentale !

Mme Catherine Vautrin, ministre. Les AESH accompagnent toutefois des enfants handicapés tout en n’étant pas des enseignants, même s’ils n’ont pas le statut de travailleur social en tant que tel.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). En tant que membre de la commission des affaires culturelles et de l’éducation, je peux confirmer que la question des AESH est un enjeu important. À l’heure actuelle, ces professionnels n’ont pas accès au dossier des enfants et ne sont pas intégrés dans les réunions pédagogiques.

Mme Catherine Vautrin, ministre. Nous nous sommes mal comprises. Je n’ai jamais dit que les AESH s’occupaient des enfants relevant de l’ASE. Je voulais simplement souligner qu’il y a des AESH auprès des enfants handicapés dans les écoles, même si ces personnels ne sont pas des enseignants.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je vous rejoins sur le fait que les AESH sont présentes dans les écoles, mais, malheureusement, elles ne sont pas considérées comme des travailleurs sociaux : elles sont soumises à un statut très précaire et sont très mal payées. Peut-être pourrons-nous travailler avec vous sur les évolutions nécessaires pour qu’elles accèdent à ce statut, comme elles le souhaitent.

Merci d’avoir indiqué dans votre propos liminaire que vous souhaitiez prendre la question de la protection de l’enfance à bras-le-corps et d’avoir énoncé vos cinq priorités pour ce faire.

Qui assurera le contrôle des établissements ? S’il est confié aux départements, il ne sera pas effectif. Le contrôle doit relever d’une autorité indépendante nationale si nous voulons garantir à la fois la stabilité de l’action et la coordination des acteurs. De nombreuses défaillances dans le suivi s’expliquent en effet par le fait que le référent change chaque fois que le parent change de département, ce qui crée des ruptures.

Vous avez évoqué la contractualisation avec les départements. Or celle-ci doit nécessairement être accompagnée de sanctions. M. Poiret, par exemple, a reconnu que son département ne comptait pas assez de places d’accueil – il en manquerait 2 000, selon les travailleurs sociaux – mais assure qu’il n’a pas les moyens financiers pour en ouvrir de nouvelles, raison pour laquelle il ne peut pas accueillir tout le monde. Or il a créé 400 ETP dans le domaine de l’insertion par l’emploi, qui relève pourtant de la compétence de la région et de l’État, et non de celle du département. Envisagez-vous des sanctions dans ce type de cas ?

Je me félicite de votre ambition en matière de normes d’encadrement, mais l’atteinte de cet objectif supposera une augmentation notable des moyens financiers. Les chiffres que vous avez énoncés ne me semblent pas à la hauteur des besoins. Où en est votre dialogue avec Bercy sur ce point ? Je regrette d’ailleurs que nous n’ayons pas pu auditionner le ministre des finances, car l’argent est vraiment le nerf de la guerre.

En revanche, vous n’avez pas abordé la question des sorties de l’aide sociale à l’enfance. Comptez-vous mettre fin aux odieux contrats jeune majeur ? J’espère que vous continuerez à associer étroitement à votre réflexion le Comité de vigilance des enfants placés, qui vous éclairera, notamment sur le fait que le grand drame de ce pays est qu’on y considère la protection de l’enfance comme une aide sociale. Ce qui manque le plus à ces enfants, ce n’est pas de l’aide, mais la possibilité de s’attacher à un adulte de référence auquel ils peuvent faire confiance, en sachant qu’ils comptent pour lui et qu’ils peuvent compter sur lui. Or, actuellement, lorsqu’ils sortent de l’ASE, ces jeunes, qu’ils aient dix-huit, vingt ou vingt et un ans, ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes. Aucun adulte ayant grandi dans un environnement familial sain ne s’est trouvé dans cette situation. Comptez-vous engager cette révolution de la protection de l’enfance qui est attendue par tous, enfants placés d’hier comme d’aujourd’hui ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. S’agissant des AESH, j’aurai à travailler avec ma collègue Charlotte Parmentier-Lecocq. Je rappelle néanmoins que nous avons progressé sur la question de la pause méridienne. Sans régler complètement leur situation, cela permettra d’allonger un peu leur temps de travail et d’améliorer la prise en charge des enfants concernés.

Le moins qu’on puisse dire à propos du contrat jeune majeur, cette prise en charge obligatoire jusqu’à vingt et un ans, est effectivement qu’il ne répond pas aux attentes. Nous devons travailler sur ce point. Je partage votre avis : la notion de confiance est centrale et celle de l’affection, qui devrait en être le corollaire, est également loin d’être négligeable. Dans un monde idéal, qui reste à construire, chaque enfant se verrait proposer, dès la première mesure de protection, un référent qui l’accompagnerait jusqu’à ses vingt et un ans. Cet âge est celui où se posent toutes les questions sur la manière de grandir et d’envisager les possibles. Comment le faire quand on est tout seul, qu’on ne peut en parler à personne ? C’est déjà suffisamment compliqué quand on est entouré, chacun l’a vécu enfant. Mon ambition est donc de travailler en ce sens, même si tout reste à définir.

Cette question dépasse l’action de l’État et des conseils départementaux : j’ose dire, en mesurant le poids des mots, qu’elle est une cause nationale. Nous devrions être capables d’aider ces 360 000 enfants. Chacun et chacune d’entre nous peut y contribuer. Des initiatives de mentorat, d’accompagnement, de parrainage ont déjà été lancées. Une réflexion doit être menée autour de ces solutions.

Le contrôle des établissements tel qu’il est organisé actuellement est confié aux préfets et aux départements. J’ai bien entendu votre commentaire, mais la situation est celle-là, même si elle mérite probablement d’être revisitée.

Pour ce qui est des normes d’encadrement, je le répète, le principe de réalisme s’imposera à nous. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai évoqué une trajectoire de cinq ans à compter de juin 2025. Vous connaissez comme moi les chiffres qui circulent : l’atteinte des objectifs en matière de taux d’encadrement nécessiterait environ 1 milliard d’euros. Au-delà de cet aspect financier, il faut former des personnels. Nous pouvons y travailler avec les instituts régionaux de formation ou avec France Travail – pour des formations spécifiques aux métiers de l’accompagnement –, mais cela prendra du temps. Même si nous fixions dès maintenant de nouvelles normes applicables partout, nous ne disposerions donc pas des effectifs nécessaires.

S’agissant de la partie purement budgétaire, l’encre du PLF et du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2025 n’est pas encore sèche. Le travail que nous nous apprêtons à engager pour 2026 devra permettre de traiter de ces questions. Je ne doute pas que nous aurons l’occasion d’échanger à de nombreuses reprises sur ces points.

Enfin, l’aide sociale à l’enfance est une politique décentralisée. Tout l’enjeu de la contractualisation avec les départements est de savoir comment assurer la qualité des prestations assurées dans ce cadre.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). La loi ne mentionne pas cette décentralisation. L’État et le Gouvernement ont l’obligation de faire respecter le droit des enfants à être protégés et hébergés. Que fait l’État pour faire appliquer la loi pour l’ensemble des enfants, de façon égale, ou à tout le moins équitable, sur l’ensemble du territoire ? Comment éviter les disparités en matière d’accompagnement et de soutien financier que nous avons constatées d’un département à l’autre ? Que comptez-vous faire concrètement pour rétablir l’égalité entre les enfants ? Comment vous assurerez-vous que chaque président de département applique la loi, respecte ses obligations et joue un minimum le jeu ?

La France compte 3 000 enfants sans abri, dont beaucoup sont des MNA ou des jeunes LGBT dont les parents sont homophobes ou transphobes. Nombre d’entre eux ayant trouvé des solutions brinquebalantes, ils ne sont pas pris en charge par une ASE exsangue et ne sont pas considérés comme étant en danger. Il faut agir sans recourir à l’hôtellerie, ce qui suppose d’obtenir des moyens pour ouvrir des places d’hébergement supplémentaires – ces dernières étant en nombre insuffisant, certains départements continuent de placer des enfants dans des hôtels. Comment comptez-vous répondre aux besoins si vous n’êtes pas en lien constant avec les ministères de l’éducation nationale, de la santé, de la justice et du logement ? Ce sont bien tous les sujets qui traversent la vie d’un enfant qu’il faut traiter simultanément et pour lesquels il faut obtenir des investissements alloués spécifiquement à ces jeunes dont l’État a la responsabilité.

Mme Catherine Vautrin, ministre. Je ne suis pas compétente en matière de politique du logement, qui relève du ministère du même nom. Cela n’exonère en rien l’État de sa responsabilité ; simplement, cela fait partie des éléments sur lesquels nous devons mener une action interministérielle. Valérie Létard, dont je connais l’engagement, et moi-même aurons à cœur de conduire des politiques publiques communes.

Pour ce qui de la contractualisation avec les départements, ma responsabilité est de travailler avec Départements de France ainsi qu’avec les services de l’État dans chaque département pour conduire une politique permettant de répondre à chaque enfant. Je vous rejoins sur la nécessité d’assurer une égalité de traitement sur l’ensemble du territoire : c’est effectivement la responsabilité de l’État. Cette politique étant décentralisée, nous devons construire un partenariat assorti de contrôles. C’est la raison pour laquelle je travaille avec le ministère de l’intérieur, qui peut, à travers la figure du préfet, assurer ce contrôle.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Et que se passe-t-il après le contrôle ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. Nous pouvons retravailler avec les départements concernés et discuter pour apporter des réponses.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Mais pas de sanctions ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. Il me semble que la priorité, pour l’heure, est déjà d’apporter des réponses concrètes pour les enfants.

Mme Julie Ozenne (EcoS). Chaque année, 10 000 à 20 000 mesures de protection ne peuvent être exécutées, faute de moyens suffisants et de places d’accueil. La protection de l’enfance est devenue le réceptacle des dysfonctionnements des autres politiques publiques : crise de la pédopsychiatrie, déficit de places adaptées pour les enfants en situation de handicap, fragilité de l’Éducation nationale, nombre insuffisant de juges des enfants, effectif trop faible de l’Office mineurs – une cinquantaine d’enquêteurs pour 800 signalements reçus chaque jour –, suppression de 500 postes à la protection judiciaire de la jeunesse à la rentrée 2024. Ainsi, l’ASE doit prendre en charge de nombreuses situations parce que d’autres institutions ne les ont pas traitées de manière adaptée.

En parallèle, les budgets alloués par les départements à la protection de l’enfance, déjà insuffisants, sont mis à mal par les budgets d’austérité que le gouvernement impose aux collectivités territoriales. Le nombre d’assistants familiaux diminue chaque année depuis 2017 et le recours à l’intérim a explosé, alors qu’un intérimaire coûte 62 % plus cher qu’une personne employée en CDD. Ces coûts supplémentaires pèsent sur des structures souvent sous-financées et compromettent la continuité du suivi de ces enfants vulnérables, pourtant essentielle.

Alors qu’il est urgent d’apporter des réponses à la crise de la protection de l’enfance, vous n’avez avancé aucune mesure concrète. Comptez-vous agir pour la protection de l’enfance ? Si oui, comment et sous quel calendrier ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. Je viens de dresser une liste précise de l’ensemble des actions que je compte prendre. Peut-être n’avons-nous pas la même définition de ce qui constitue une « mesure concrète », mais il me semble avoir présenté une feuille de route et mis en avant des priorités assorties d’échéances précises en vue de commencer la refondation de cette politique. Je tiens ces éléments à votre disposition.

Mme Nathalie Colin-Oesterlé (HOR). Près de 40 % des enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance sont accueillis par des assistants familiaux, dont le rôle est donc crucial. Leur nombre diminue chaque année, alors que cet accueil familial doit être privilégié pour le bien-être et la stabilité des enfants. Le Sénat a adopté une proposition de loi permettant aux assistants familiaux de concilier leur rôle avec une activité professionnelle, ce qui va dans le bon sens. Jusqu’où peut-on aller ? Vous semble-t-il nécessaire d’encadrer cette activité professionnelle connexe, par exemple en définissant des limites en termes d’éloignement ou de temps de travail ? Quelles autres mesures doivent être envisagées pour renforcer l’attractivité de ce métier ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. La proposition de loi du Sénat est intéressante en ce qu’elle promeut un principe simple : quand l’enfant est à l’école, l’exercice d’une activité professionnelle est possible ; quand il en sort, l’assistant familial doit s’en occuper – cela vaut notamment le week-end. Cela reviendrait en quelque sorte à se rapprocher de la vie d’une famille, où le parent vaque à ses occupations professionnelles et récupère ses enfants à la sortie de l’école. Permettre une activité professionnelle sur le temps scolaire paraît donc la solution la plus pertinente.

Pour améliorer l’attractivité du métier d’assistant familial, sans doute faut-il travailler sur les diplômes et la reconnaissance, ainsi que sur la possibilité d’accorder des plages de répit à ces personnes.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). J’insiste sur le fait que les AESH ne sont pas des travailleurs sociaux. Je me permets donc de vous interroger à nouveau sur l’intérêt de faire intervenir des travailleurs sociaux dans les académies pour faire le lien entre l’Éducation nationale et les conseils départementaux, puisque de très nombreux signalements sont mal rédigés ou trop tardifs, dans un contexte où chacun mesure bien l’omerta qui continue de régner sur les violences physiques et sexuelles dans le milieu de l’Éducation nationale.

J’ajoute que, même si la politique de la protection de l’enfance est décentralisée, la loi est justement là pour que vous, en tant que ministre, ayez les moyens d’intervenir pour faire en sorte qu’elle soit respectée. Ce n’est pas le cas actuellement puisque plusieurs départements n’accompagnent pas de MNA, prétendument pour des raisons budgétaires mais en réalité pour des motifs racistes. C’est à vous qu’il revient d’intervenir et de les sanctionner. Quand certains départements refusent d’accompagner les MNA, quand M. Poiret déclare qu’il protège moins les enfants de plus de cinq ans parce qu’ils ont accès au langage, vous ne devez pas simplement discuter avec Départements de France mais évaluer, contraindre et sanctionner. Tant qu’il n’y aura pas de sanctions, on pourra toujours lésiner sur la protection de l’enfance et mettre fin à l’accompagnement pour les motifs les plus stupides – car, à ma connaissance, nombre de mineurs qui sont morts dans les hôtels avaient plus de cinq ans.

Mme Catherine Vautrin, ministre. Je ne « discute » pas avec les départements, je travaille avec eux. Par ailleurs, j’ai indiqué clairement que tout enfant mérite un accompagnement, quel que soit son âge. C’est la responsabilité de l’État. S’agissant des MNA, le Gouvernement s’est engagé financièrement. Enfin, j’ai reçu cinq signalements de la Défenseure des droits à propos de l’action des départements et je peux vous assurer que j’instruirai chacun de ces cas, qui méritent d’être étudiés au fond. Des sanctions seront prononcées le cas échéant. Il existe par ailleurs, dans notre pays, une justice, qui est aussi là pour sanctionner.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Vous pouvez saisir la justice, précisément. En outre, le temps de la justice n’est pas celui de l’enfant.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous sommes tous au travail pour avancer sur ce pan essentiel de nos politiques publiques. Parce que le temps de l’enfant n’est pas celui de l’adulte, il y a urgence à agir.

On peut toujours exprimer des regrets, mais il faut aussi rester positif et aller de l’avant en identifiant des solutions autour desquelles mobiliser le plus largement possible dans l’intérêt de l’enfant. Cela nécessitera un travail de concertation.

À l’évidence, il faudra sanctionner certaines situations inacceptables. Indéniablement, les choses ne vont pas du tout dans l’Éducation nationale qui, bien qu’elle accueille environ 200 000 enfants relevant de la protection de l’enfance de la maternelle à l’enseignement supérieur, ne dispose pas de la moindre donnée pour les premier et second degrés. De belles expériences ont toutefois été conduites dans certaines académies et peuvent servir de socles sur lesquels nous appuyer : des départements évaluent des enfants en double vulnérabilité et ont signé des protocoles avec l’Éducation nationale, par exemple pour accueillir des travailleurs sociaux dans les établissements. La situation est si grave que certaines pratiques existantes peuvent se déployer très vite : elles ne doivent pas être cantonnées à quelques académies, mais être valorisées à l’échelle nationale pour que chacun, de manière interministérielle, puisse s’assurer de leur bonne application dans les territoires. Nous aurons de nombreuses propositions à faire en ce sens.

Avec quatre ministres ou secrétaires d’État chargés de l’enfance depuis 2022, un engagement qui était annoncé comme une priorité nationale a été peu suivi, voire pas du tout. Or ces enfants sont bien une priorité nationale.

Même si chacun est libre de ses propos, je voudrais d’ailleurs corriger quelques erreurs entendues tout à l’heure. Notre commission porte sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance, au sens de l’aide sociale à l’enfance (ASE) : les sujets relevant de l’enfance en danger d’une façon générale, même s’ils sont tout aussi graves, n’entrent pas dans son périmètre. Néanmoins, nous nous battons pour toutes les politiques de protection des enfants. J’ai souvent dit que la politique de l’enfance en France était un impensé des politiques publiques, alors qu’elle devrait toutes les irriguer. La problématique reste à construire – c’est ce que nous faisons ici –, dans une vision globale de l’enfance. Pour les plus vulnérables, nous devons obtenir des réponses tout de suite ; on n’a pas de temps à perdre pour les petits accueillis en pouponnière par exemple, car il y va de leur développement. Mais au-delà, il faut aussi mieux accompagner les familles face aux enjeux de la parentalité ; il y a là un énorme travail, dont je pense que nous pouvons le réaliser tous ensemble.

Nous ferons de nombreuses propositions, dont nous espérons qu’elles répondront aux attentes du plus grand nombre de parlementaires afin que nous puissions les défendre ensemble auprès des différents ministres. Votre portefeuille est large, madame la ministre : avec un pilote dans l’avion, sans doute pourrons-nous avancer et, avec Départements de France, changer la vie de ces enfants. Je n’oublie pas les associations, dont le rôle est quasiment central dans le dispositif puisque ce sont elles qui les accueillent.

Je tiens de nouveau à vous remercier, de même que je remercie l’ensemble des parlementaires ayant pris part à nos travaux, ainsi que les personnes auditionnées. Je précise que nous avons proposé à celles que nous ne pouvions entendre de nous transmettre des documents qui seront ainsi intégrés.

Nous arrivons au terme non pas de nos travaux mais des auditions de cette commission, dont j’ai eu l’honneur d’être la rapporteure.

Mme la présidente Laure Miller. Je vous remercie, madame la ministre, d’avoir accepté cette audition, la dernière d’un long cycle ayant débuté avant la dissolution. Je remercie bien sûr les personnes qui nous ont fait l’honneur de venir témoigner : les anciens enfants placés que nous avions reçus au début de nos travaux puis de nouveau il y a quelques semaines, mais aussi les professionnels. Je remercie également mes collègues députés pour leur présence et pour l’intérêt qu’ils ont porté au sujet. Nous n’avons pas toujours eu la même vision de ce qu’est une commission d’enquête, mais je trouve que nous avons plutôt bien mené les auditions ! L’essentiel, c’est que nous nous entendions sur la nécessité d’agir et que cette commission d’enquête soit le début, et non la fin, de quelque chose. Affaire à suivre de très près !

 


([1]) La composition de cette commission d’enquête au 6 juin 2024 était la suivante : Mme Anne-Laure Blin, M. Frédéric Boccaletti, Mme Émilie Chandler, M. Paul Christophe, Mme Béatrice Descamps, Mme Ingrid Dordain, Mme Alma Dufour, M. Philippe Fait, Mme Géraldine Grangier, M. David Guiraud, Mme Caroline Janvier, Mme Stéphanie Kochert, Mme Laure Lavalette, Mme Christine Le Nabour, Mme Karine Lebon, Mme Aude Luquet, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), Mme Marianne Maximi, Mme Laure Miller (présidente), Mme Astrid Panosyan-Bouvet, Mme Maud Petit, M. Sébastien Peytavie, Mme Béatrice Roullaud, Mme Anaïs Sabatini, Mme Isabelle Santiago (rapporteure), M. Hervé Saulignac, Mme Sarah Tanzilli, Mme Huguette Tiegna, M. Stéphane Viry, M. Léo Walter.