N° 1252 |
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N° 517 |
ASSEMBLÉE NATIONALE |
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SÉNAT |
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958 DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE |
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SESSION ORDINAIRE 2024 - 2025 |
Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale |
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Enregistré à la présidence du Sénat |
le 3 avril 2025 |
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le 3 avril 2025 |
RAPPORT
au nom de
L’OFFICE PARLEMENTAIRE D’ÉVALUATION
DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES
Le vol spatial habité
Compte rendu de l’audition publique du 13 mars 2025
et de la présentation des conclusions du 3 avril 2025
par
M. Pierre HENRIET, député, et M. Stéphane PIEDNOIR, sénateur
rapporteurs
Déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale par M. Pierre HENRIET, Premier vice-président de l’Office |
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Déposé sur le Bureau du Sénat par M. Stéphane PIEDNOIR, Président de l’Office |
Composition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques
et technologiques
Président
M. Stéphane PIEDNOIR, sénateur
Premier vice-président
M. Pierre HENRIET, député
Vice-présidents
M. Jean-Luc FUGIT, député Mme Florence LASSARADE, sénatrice M. Gérard LESEUL député Mme Anne-Catherine LOISIER, sénatrice
M. Alexandre SABATOU, député M. David ROS, sénateur
DÉputés
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SÉnateurs |
M. Alexandre ALLEGRET-PILOT M. Maxime AMBLARD M. Philippe BOLO M. Eric BOTHOREL M. Joël BRUNEAU M. François-Xavier CECCOLI M. Maxime LAISNEY M. Aurélien LOPEZ-LIGUORI Mme Mereana REID ARBELOT M. Arnaud SAINT-MARTIN M. Jean-Philippe TANGUY Mme Mélanie THOMIN M. Stéphane VOJETTA Mme Dominique VOYNET
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M. Arnaud BAZIN Mme Martine BERTHET Mme Alexandra Borchio Fontimp M. Patrick Chaize M. André GUIOL M. Ludovic HAYE M. Olivier HENNO Mme Sonia de La Provôté M. Pierre MÉDEVIELLE Mme Corinne NARASSIGUIN M. Pierre OUZOULIAS M. Daniel SALMON M. Bruno SIDO M. Michaël WEBER |
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SOMMAIRE
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Pages
CONCLUSIONS DE L’AUDITION PUBLIQUE DU 13 mars 2025 SUR le vol spatial habité
A. Faire de la science en orbite, une source de réelles avancées
a. La micropesanteur, un contexte physique unique
b. L’astronaute expérimentateur, ou comment passer outre les limites de l’automatisation
c. L’espace, laboratoire de progrès médicaux
B. La présence humaine dans l’espace, catalyseur d’innovations technologiques
III. Une dimension politique majeure, qui est en soi une justification du vol spatial habité
A. L’homme dans l’espace, une projection de puissance
a. Une affaire de grandes puissances avant tout
b. La transformation d’un modèle
a. Une Europe trop dépendante plongée dans un contexte turbulent
b. Une Europe qui gagnerait à occuper une place conforme à son rang
B. Quelles compétences françaises et européennes ?
V. Recommandations de l’Office
I. Compte rendu de l’audition publique du 13 mars 2025
CONCLUSIONS DE L’AUDITION PUBLIQUE DU 13 mars 2025 SUR le vol spatial habité
I. INTRODUCTION
Le contexte du vol spatial habité connaît des bouleversements majeurs. Une nouvelle course à l’espace est engagée depuis quelques années entre les États-Unis et la Chine : les premiers prévoient un retour sur la surface de la Lune et dressent des plans pour exploiter une station en orbite lunaire ; la seconde poursuit avec détermination un programme spatial ambitieux et démontre une nette montée en puissance. D’autres pays s’intéressent de plus en plus au vol habité, comme l’Inde ou les Émirats arabes unis. Plus récemment, l’entrée en fonction de la nouvelle administration américaine pourrait rebattre les cartes. Dans ce climat particulier et incertain, l’Europe, grande puissance spatiale, ne dispose pas pour le moment d’un accès souverain à l’espace pour ses astronautes et elle manque encore d’une stratégie claire sur le vol habité.
L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques a régulièrement travaillé sur les sujets structurants et l’actualité du domaine spatial, comme les lanceurs spatiaux réutilisables, l’exploration de Mars, la météorologie de l’espace, les satellites et leurs applications ou les problèmes posés par les débris spatiaux[1]. Il contribue également à informer le Parlement sur les orientations politiques nationales avant les conseils ministériels de l’Agence spatiale européenne (ESA), organisés sur une base trisannuelle[2]. À l’issue de l’audition publique organisée préalablement au dernier conseil ministériel de l’ESA (novembre 2022), l’Office recommandait déjà de prendre une décision de principe claire sur le futur du vol et de l’exploration habités, afin d’envoyer un message politique fort, et de soutenir la filière industrielle.
Or les tendances à l’œuvre au début des années 2020 se sont confirmées et les évolutions les plus récentes nécessitent toujours des décisions fortes pour la politique spatiale en général et le vol habité en particulier. C’est la raison pour laquelle l’Office a organisé une audition publique sur le vol spatial habité, afin d’en éclairer les enjeux, l’intérêt et de faire apparaître les débats auxquels il peut donner lieu. L’audition s’est tenue le 13 mars 2025 autour de personnalités disposant d’une expérience reconnue en la matière :
- Lionel Suchet, président-directeur général du CNES par intérim ;
- Didier Schmitt, responsable de la stratégie du directorat dédié à l’exploration humaine et robotique et chef du département “Préparation du Futur” de l’ESA ;
- Xavier Roser, directeur des programmes d’exploration, et Benoît Hancart, directeur des affaires institutionnelles, de Thales Alenia Space ;
- Hélène Huby, cofondatrice et CEO de The Exploration Company, qui conçoit des capsules de transport spatial vers les stations spatiales en orbite terrestre ou lunaire ;
- Claudie Haigneré, ancienne astronaute française, ancienne ministre déléguée à la Recherche et aux nouvelles technologies, ancienne ministre déléguée aux Affaires européennes, membre du conseil scientifique de l’Office ;
- Philippe Lugherini, ancien responsable de programme de satellites militaires, ancien directeur de l’activité spatiale de la SODERN, ancien directeur de la stratégie d’ArianeGroup.
Faut-il s’engager dans le vol spatial habité ? Question simple mais essentielle, notamment au regard des sommes nécessaires pour prétendre en devenir un acteur majeur, sinon complet. Les échanges tenus lors de l’audition ont mis en évidence des opinions divergentes sur l’intérêt de s’engager dans l’aventure et l’importance de ne pas éluder la question du « pourquoi ? » alors que souvent les débats sur le vol habité se limitent au « comment ? ». Les rapporteurs relèvent que tous les intervenants ont abordé en détail ces deux facettes du sujet, ce qui permet, à l’issue de l’audition, de dresser un tableau clair des enjeux, bénéfices et limites du vol spatial habité.
II. La présence humaine dans l’espace permet des retombées scientifiques et technologiques importantes
A. Faire de la science en orbite, une source de réelles avancées
L’homme dans l’espace n’est pas seulement une histoire d’exploration lointaine – à commencer par celle de la Lune – qui, pour l’instant, prend la forme de missions ponctuelles. Il est en effet présent depuis environ 25 ans, de manière continue, dans des stations placées en orbite terrestre basse, dont l’une des vocations est d’être des installations scientifiques. Comme l’a souligné Lionel Suchet, on peut faire dans l’espace de la science de qualité et une station spatiale peut être un bon laboratoire de recherche.
a. La micropesanteur, un contexte physique unique
Le premier intérêt d’une station spatiale est de s’arracher aux effets de la gravité terrestre. En orbite, la station est en situation de micropesanteur car la force de gravité terrestre à laquelle elle reste soumise est compensée par la vitesse de révolution de la station. Ceci permet d’étudier des phénomènes physiques qui seraient masqués par la pesanteur sur Terre. Lionel Suchet mentionne ainsi des études de l’interface liquide/solide dans la formation de certains alliages : cette interface serait brouillée sur Terre par le bouillonnement lié à la convection, qui disparaît en apesanteur. La micropesanteur permet donc d’observer des situations invisibles dans les conditions terrestres habituelles.
Une autre famille d’expériences évoquée par Lionel Suchet consiste à simplifier un problème complexe en écartant l’effet d’un de ses paramètres, en l’occurrence la pesanteur. L’absence de pesanteur change le contexte expérimental et peut produire des résultats étonnants qui améliorent la compréhension du phénomène étudié. Un exemple typique est celui de l’embryogénèse : en apesanteur, les premières divisions cellulaires d’un embryon peuvent donner un nombre de cellules impair, ce qui n’est jamais le cas sur Terre. Ceci a été montré par une expérience fameuse sur des salamandres, conduite dans la Station spatiale internationale (ISS) par Claudie Haigneré.
b. L’astronaute expérimentateur, ou comment passer outre les limites de l’automatisation
Même si beaucoup d’expériences peuvent être automatisées, l’être humain reste un expérimentateur indispensable : il montre en effet une capacité d’adaptation qui lui permet de faire face aux imprévus inhérents au processus expérimental. L’histoire de l’ISS montre de nombreux exemples de cette capacité.
Dans un autre ordre d’idées, le vol habité impliquant le retour sur Terre des astronautes, il est possible à cette occasion de faire revenir avec eux des objets ayant séjourné en orbite, témoins d’expériences dans l’espace dont l’analyse au sol permet de tirer des résultats plus complets.
En France, c’est le CADMOS (Centre d'aide au développement des activités en micro-pesanteur et des opérations spatiales), un centre opérationnel du CNES installé à Toulouse, qui est chargé de préparer, réaliser et exploiter les résultats des expérimentations.
c. L’espace, laboratoire de progrès médicaux
En plus d’être des expérimentateurs, les astronautes sont aussi des cobayes. S’ils ont toujours été surveillés de très près pendant les vols, on peut aujourd’hui, avec les technologies du XXIe siècle, disposer d’informations de santé très détaillées en continu pour mesurer l’effet de l’apesanteur et des autres contraintes du vol spatial. Les astronautes sont ainsi à la pointe de l’approche centrée sur le patient qui est l’une des voies dans lesquelles s’engage la médecine. Celle-ci bénéficie ainsi pleinement des apports du vol spatial habité. Situé à Toulouse, le Medes (Institut de médecine et de physiologie spatiales) est l’une des deux « cliniques spatiales » européennes. Il prépare les astronautes et effectue leur suivi médical au cours des vols habités.
Les méthodes visant à maintenir les astronautes en bonne condition pendant le vol et à leur permettre une récupération correcte au terme d’un long séjour en micropesanteur font avancer les connaissances en physiologie. Les conditions difficiles liées à l’isolement dans une station participent aussi à l’avancée des connaissances en psychologie, utiles pour de futures missions lunaires voire un hypothétique voyage vers Mars, encore plus contraignant. Une capsule spatiale est un environnement extrême qui force à l’innovation et à la recherche pour assurer la sécurité des humains embarqués.
Par ailleurs, l’isolement des astronautes, en particulier l’impossibilité d’avoir rapidement accès à la médecine usuelle sur Terre, nécessite d’innover pour se suffire des « moyens du bord ». Certains pays, comme le Canada, ont compris que ce type de situation peut être efficacement transposé aux problématiques terrestres des déserts médicaux, notamment dans le domaine de la médecine à distance, et, en conséquence, s’investissent dans ce secteur.
Le laboratoire médical unique et d’une qualité très élevée installé à bord de la station spatiale internationale, comparable à ce qui pourrait se faire au sol, intéresse à la fois les industriels et les scientifiques, comme l’a indiqué Claudie Haigneré. Celle-ci est d’ailleurs souvent invitée à échanger avec ces différents acteurs à propos de pathologies vestibulaires ou musculaires, de cardiologie, d’ostéoporose, etc.
B. La présence humaine dans l’espace, catalyseur d’innovations technologiques
Les contraintes particulières de sécurité, d’isolement ou encore de réentrée atmosphérique, liées au vol spatial habité, posent de très nombreux défis techniques. Ceux-ci stimulent l’innovation et amènent au développement de nouvelles technologies ou à l’adaptation de technologies existantes, qui ont des applications potentielles sur Terre.
Claudie Haigneré a évoqué le nécessaire recyclage de l’eau à bord de l’ISS, assuré à 99 %. La vie dans cette station, et plus encore dans une éventuelle base lunaire, conduit aussi à imaginer des techniques intéressantes pour le recyclage des déchets, la production d’énergie, la construction efficace d’habitats, etc. Dans l’ISS, on recycle même les plastiques pour imprimer des pièces de rechange pour les équipements ! Toutes ces compétences d’origine terrestre sont donc mobilisées et susceptibles d’être améliorées par l’industrie spatiale. Hélène Huby a souligné par exemple que les missions Apollo ont donné un coup de fouet à la miniaturisation de l’avionique, pour en diminuer la masse, ce qui a ouvert la voie au développement de l’ordinateur individuel.
Elle a aussi indiqué que des entreprises intervenant hors du domaine spatial peuvent être directement intéressées par les technologies spatiales. Par exemple, Schlumberger est entré au capital de The Exploration Company, car l’expertise de celle-ci lui permettra d’améliorer ses technologies d’exploration et de forage.
L’espace est un milieu qui permet de créer ou de faire mûrir des technologies duales, c’est-à-dire combinant des applications civiles et militaires. Par exemple, MBDA s’intéresse fortement aux protections thermiques mises au point par The Exploration Company pour la réentrée dans l’atmosphère, probablement pour étudier l’extension de leur usage aux missiles hypersoniques. Les capacités de guidage très précises nécessaires à l’amarrage des vaisseaux cargos aux stations spatiales sont aussi un sujet d’attention pour les militaires. Ils peuvent en effet les appliquer à des satellites devant s’approcher de cibles non coopératives, afin de les espionner ou de les désorbiter. The Exploration Company a d’ailleurs signé un contrat avec l’Agence de l’innovation de défense (AID) dans ce domaine.
Lionel Suchet a rappelé que le développement de l’Automated Transfer Vehicle (ATV), le plus gros véhicule à s’être jamais amarré à une station orbitale, a fait progresser les capacités techniques européennes.
Le vol spatial habité en orbite basse et la préparation à l’exploration de destinations lointaines stimulent donc les technologies spatiales en général. Il est très vraisemblable que les technologies d’automatisation nécessaires à l’envoi d’êtres humains sur Mars bénéficieront largement aux opérations des satellites en orbite terrestre. Certes, le vol spatial habité n’est pas à la source de toutes ces technologies, rappelle Philippe Lugherini, puisqu’il réutilise beaucoup d’outils déjà développés pour des applications terrestres. Il contribue néanmoins à leur amélioration en raison de la nécessité de surmonter des contraintes spécifiques.
III. Une dimension politique majeure, qui est en soi une justification du vol spatial habité
Les retombées positives du vol spatial habité pour l’avancée des sciences et des techniques ne font guère de doute. Pourtant, ce qui ressort de l’audition publique est un message autre, plus fort, qui est appelé à trouver un écho dans l’enceinte parlementaire où il a été formulé : de l’avis de tous les intervenants, le moteur premier du vol spatial habité est avant tout politique. En témoignent à la fois l’histoire et l’actualité géopolitique de l’exploration spatiale.
A. L’homme dans l’espace, une projection de puissance
Le vol spatial habité est né au cours de la Guerre froide, traduisant les rivalités entre les deux grandes puissances d’alors. Après une période d’apaisement, le climat actuel reflète le retour d’une certaine conflictualité, marquée par une nouvelle course à la Lune, voire Mars.
a. Une affaire de grandes puissances avant tout
L’histoire du vol spatial habité est indissociable de la géopolitique, des rivalités et des coopérations internationales. Les premiers vols habités ont été à la fois la conséquence et le levier d’une course à l’espace entre l’URSS et les États-Unis, avec pour objectif de poser en premier le pied sur la Lune. Une fois cette course gagnée par les États-Unis en 1969, le terrain de la compétition s’est déplacé vers l’orbite terrestre basse : les Soviétiques ont mis en orbite les stations spatiales Saliout puis Mir ; les Américains ont développé et exploité la navette spatiale. Compétition géopolitique oblige, ces projets avaient un objectif initial militaire qu’ils ont longtemps poursuivi.
Avec la fin de la Guerre froide, un changement profond de paradigme a débouché sur le développement de la Station spatiale internationale. Il a donné lieu à une coopération internationale inédite. Les États-Unis et la Russie y ont travaillé ensemble aux côtés des pays européens, du Canada et du Japon – ni l’Inde ni la Chine ne faisaient partie du projet, pour des raisons différentes.
Aujourd’hui, on assiste au retour de la conflictualité des origines, mais entre des puissances différentes, avec une course entre la Chine et les États-Unis, vers la Lune dans un premier temps et vers Mars à plus long terme. Ce contexte rend bien plus complexes les coopérations internationales. La Chine avance actuellement en solitaire et progresse très vite, notamment en matière de vol habité. Elle dispose d’une station spatiale en orbite terrestre basse, occupée en permanence et dont les activités font l’objet de peu de communication. Elle s’apprêterait cependant à l’ouvrir à des collaborations internationales. Le choix des nations conviées à participer sera évidemment un indicateur politique. Par ailleurs, rompant avec une communication parcimonieuse, certaines annonces récentes, comme celle concernant la récupération avant 2030 d’échantillons prélevés sur Mars, laissent penser que la Chine a aussi beaucoup avancé sur des projets visant des destinations plus lointaines. Didier Schmitt estime que ce pays pourrait vouloir faire une annonce majeure en 2049, pour marquer le centième anniversaire de la proclamation de la République populaire de Chine.
Ce positionnement et ces progrès ne peuvent qu’accentuer la compétition avec les États-Unis, dont la volonté affichée est d’amener des humains sur Mars. Si les obstacles à lever sont encore nombreux, ce projet n’apparaît pas simplement comme une lubie de milliardaires – il est vrai qu’Elon Musk utilise sa position spécifique au sein de l’administration américaine actuelle pour promouvoir le voyage vers Mars – mais comme un objectif assumé par les autorités.
b. La transformation d’un modèle
Alors que les vols habités ont connu une croissance de 80 % dans les cinq dernières années, l’aventure du vol spatial habité attire aussi l’intérêt de puissances moyennes ou émergentes du spatial, comme les Émirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, l’Australie ou encore la Pologne et la République tchèque. Dans le même temps, l’Inde, puissance spatiale déjà bien établie, développe un programme autonome et prévoit de placer une station en orbite terrestre d’ici 2035.
Un autre phénomène devrait transformer bientôt le modèle de l’orbite basse. La Station spatiale internationale s’approche de la fin de sa vie active et il est vraisemblable qu’elle sera remplacée par des stations privées commerciales à partir des années 2030. Ceci permettrait aux États-Unis de libérer certains de leurs financements institutionnels au profit des objectifs plus lointains que sont la Lune à court ou moyen terme et Mars à plus long terme. Ce nouveau paradigme entraînera nécessairement des pratiques nouvelles et fera apparaître de nouveaux enjeux.
a. Une Europe trop dépendante plongée dans un contexte turbulent
Les États-Unis, notamment sous l’impulsion d’Elon Musk, à la fois dirigeant de SpaceX et acteur important de l’administration Trump, envisagent de changer radicalement leurs priorités dans le vol spatial habité. Elon Musk a déclaré publiquement vouloir mettre fin à la Station spatiale internationale bien plus tôt que prévu, sans concertation avec les autres partenaires internationaux de la station, dont l’Europe. De la même manière, au motif de réorienter les budgets vers l’exploration martienne, il appelle à mettre fin au programme américain Artemis, qui vise à faire revenir l’homme sur la Lune et auquel collaborent de nombreux acteurs industriels et institutionnels européens.
Si la stratégie spatiale européenne a jusqu’ici permis de gagner en compétence sur le vol spatial habité grâce à de nombreuses coopérations et d’envoyer des astronautes européens dans l’espace, le retour des conflictualités géopolitiques remet brutalement en cause ces acquis coopératifs. Aujourd’hui, pour le vol spatial habité, l’Europe est en position de dépendance vis-à-vis des États-Unis. Elle ne peut ni envoyer seule des astronautes dans l’espace, ni concevoir seule une station orbitale. Pour monter en puissance dans ces deux domaines, il lui faudrait mettre sur la table des financements importants et consentir un effort substantiel pendant plusieurs années.
L’Europe doit donc décider si elle souhaite devenir plus autonome, totalement autonome, voire conquérir un certain leadership dans le vol spatial habité. Cette question pourrait être à l’ordre du jour du prochain conseil ministériel de l’ESA, qui aura lieu en novembre 2025 à Brême. L’Europe est aujourd’hui au pied du mur, forcée de redéfinir une stratégie.
b. Une Europe qui gagnerait à occuper une place conforme à son rang
L’Europe a évidemment des atouts à faire valoir. Elle est aujourd’hui reconnue à l’international comme un partenaire fiable, ce qui est un élément positif pour développer la diplomatie spatiale nécessaire à la construction de grands projets. Or, justement, le vol spatial habité invite à créer des coopérations internationales en raison des difficultés techniques qu’il pose et des coûts importants qu’il engendre. Actuellement, l’Europe est partie prenante du programme américain Artemis et de la Lunar Gateway, projet de station américano-internationale en orbite lunaire. Cependant, les récentes déclarations de la nouvelle administration américaine pourraient inciter l’Europe à initier de nouvelles coopérations, notamment avec l’Inde ou d’autres puissances spatiales moyennes qui ne pourraient mener des opérations seules, comme les Émirats Arabes Unis.
Face au positionnement conquérant des États-Unis et de la Chine, détenir une position de leadership dans le cadre de coopérations internationales permettrait à l’Europe de défendre des principes spécifiques, comme celui d’une exploration spatiale maîtrisée. Elle pourrait mettre en valeur ses engagements en matière de durabilité et d’impact environnemental tout en se projetant dans l’avenir. Hélène Huby estime qu’un grand projet commun autour du vol spatial habité serait un bien meilleur facteur de cohésion, porteur de sens, pour l’aventure européenne que certaines discussions plus arides sur l’administration ou le libre marché. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le programme d’exploration spatiale humaine et robotique de l’ESA, bien qu’optionnel, est soutenu par la totalité de ses États membres. Dans une perspective similaire, les Européens montrent un grand intérêt pour le vol spatial habité : un sondage commandé par l’ESA en 2025 montre que 78 % des personnes interrogées pensent qu’il est important que l’Europe envoie des astronautes en orbite autour de la Terre.
Le vol spatial habité apparaît donc à la fois comme un terrain d’expérimentation pour le développement de la science et de la technologie, un terrain d’affirmation de puissance et de valeurs, et une source d’inspiration pour les esprits.
Dans cette perspective, les intervenants de l’audition ont fait valoir que les astronautes sont des ambassadeurs de l’Europe, de la planète et de la science. L’entreprise scientifique et technologique à laquelle ils participent est une immense aventure humaine. Ils peuvent servir d’exemple à des générations d’enfants, en leur montrant la valeur du travail, de la persévérance, de l’esprit d’équipe, en éveillant aussi leur curiosité scientifique et en exposant l’importance de la science dans le monde actuel.
Le vol spatial habité a aussi un pouvoir extrêmement fort d’attraction des talents. Pour recruter les ingénieurs de demain, il faut leur donner envie d’exercer ces métiers, et cela passe par des programmes ambitieux, notamment dans le domaine spatial.
La présence de femmes dans le pool européen d’astronautes, comme actuellement la Française Sophie Adenot, est un atout important pour contribuer à féminiser le secteur. L’ensemble des formations scientifiques ne peut que bénéficier de ces évolutions, tout comme les différents projets technologiques européens, au-delà du seul secteur spatial.
Le vol spatial habité est un « rêve » aux conséquences économiques et sociétales réelles qu’il serait dommage de ne pas exploiter. Même si son intérêt est débattu, il est à la source de nombreuses vocations et de l’envie de participer à une aventure exceptionnelle.
IV. Un secteur d’investissements industriels pour se projeter vers l’avenir, à l’aube de choix importants
L’Europe est actuellement impliquée dans plusieurs projets de vol habité, toujours en coopération internationale, principalement avec les États-Unis. Pour améliorer sa position et ses capacités, elle devra agir dans plusieurs directions : le financement du secteur, les compétences et la stratégie à suivre.
En matière de vol spatial habité, les budgets sont essentiellement institutionnels, ce qui illustre bien la dimension politique de ces programmes. Certes, aux États-Unis, les dirigeants ont indiqué vouloir passer la main à des opérateurs commerciaux pour les futures stations spatiales en orbite terrestre basse, mais il est apparu très vite que le client final resterait toujours l’institutionnel public.
Ceci n’empêche pas les partenariats public-privé, ni d’ailleurs l’investissement totalement privé, comme le montre The Exploration Company. S’écartant de l’approche habituelle, cette start-up n’a pas attendu un appel d’offres de l’ESA pour se lancer. Au contraire, elle a réuni des investisseurs privés autour d’un projet de conception de capsules spatiales ; c’est ensuite seulement que l’Agence spatiale européenne s’est positionnée comme client d’ancrage en achetant le premier vol. Pour un euro de contrat avec l’ESA, The Exploration Company affirme obtenir jusqu’à cinq fois plus de la part d’investisseurs privés. L’exploration spatiale peut donc être un « business », selon les mots d’Hélène Huby, comme le montrent les 225 millions d’euros levés auprès d’investisseurs privés par cette société.
Quant au financement institutionnel, le budget de l’ESA pour l’exploration humaine et robotique est désormais du même ordre de grandeur que celui consacré aux programmes de lanceurs et il est plus élevé que celui des programmes de télécommunications. Ce n’était pas le cas il y a quelques années. Pour autant, l’ESA dépense actuellement quinze fois moins que la NASA pour son programme d’exploration, ce qui relativise les ambitions européennes actuelles. Didier Schmitt a expliqué que le coût du programme européen relatif au vol habité représente seulement 1,20 euro par personne et par an, alors que les citoyens européens s’en font une idée beaucoup plus élevée.
La participation financière de la France à ce programme est sensiblement moins élevée que celles de l’Allemagne et de l’Italie. Philippe Lugherini rappelle à ce sujet que la France a historiquement toujours mis la priorité sur les lanceurs en refusant que la participation à des programmes de vol spatial habité pénalise la politique d’accès souverain à l’espace. Dans le même temps, des puissances spatiales que l’on peut qualifier de « moyennes », comme la Pologne, ont des participations importantes et en augmentation nette dans le programme habité de l’ESA, preuve de l’intérêt qu’elles y perçoivent.
B. Quelles compétences françaises et européennes ?
Actuellement, la collaboration de l’Europe aux programmes internationaux de vol spatial habité repose sur un système d’échanges en nature : au lieu d’acheter directement des places pour ses astronautes dans des véhicules qu’elle ne sait pas encore concevoir, elle les obtient en échange d’une participation à la construction et à l’exploitation des stations. C’est dans ce cadre qu’un cargo spatial, l’ATV, a été développé pour ravitailler l’ISS et c’est ce même modèle qui est actuellement retenu pour le programme Artemis : l’Europe contribue à la conception du module de service qui permettra au véhicule Orion d’aller autour de la Lune et d’en revenir.
Ce système est jugé positivement par la plupart des intervenants de l’audition publique : il permet de mener des projets industriels de haute technologie, de développer des compétences européennes et de financer des emplois très qualifiés au sein de l’industrie spatiale. Cependant, il est très dépendant des États-Unis et il n’est pas garanti qu’il soit épargné par les bouleversements actuels de la politique spatiale américaine.
Au-delà des relations institutionnelles entre agences spatiales, les entreprises européennes participent aux programmes spatiaux grâce à leurs compétences reconnues internationalement. Ainsi Thales Alenia Space a tiré parti du projet ATV, soutenu par la commande institutionnelle, pour approfondir ses savoir-faire. La société est désormais partie prenante de coopérations industrielles internationales. Par exemple, elle fournit des cargos spatiaux à Northrop Grumman et conçoit des modules de la station Axiom, qui a pour ambition d’être la première station commerciale en orbite terrestre basse au monde. Thales Alenia Space participe aussi à la conception des modules de la Lunar Gateway, le projet de station en orbite lunaire.
Les start-up spatiales européennes ne sont pas en reste et voient leurs compétences scientifiques et industrielles reconnues. Ainsi The Exploration Company, start-up franco-allemande, est la première en Europe à avoir signé un Space Act Agreement avec la NASA, qui l’assiste techniquement dans le développement de sa capsule. Cette dernière est susceptible d’intéresser les Américains dans un contexte d’arrêt de la production des capsules Dragon de SpaceX et des problèmes techniques que connaît le Starliner de Boeing.
Pour définir une stratégie spatiale efficace, il faut s’appuyer sur des bases factuelles solides. Lionel Suchet et Hélène Huby ont rappelé que 70 % du coût de fonctionnement estimé d’une station spatiale résulte du transport du fret et de l’équipage. Disposer d’un cargo spatial performant est donc un levier intéressant pour obtenir une place importante dans un projet de station internationale. C’est dans cette perspective que l’ESA développe actuellement un cargo pour l’orbite terrestre basse, qui devrait assurer une partie de la logistique des dernières années de l’ISS, puis potentiellement être utilisé par les futures stations commerciales en orbite terrestre. Un tel projet permet de soutenir l’industrie européenne tout en gardant une monnaie d’échange pour continuer à envoyer des astronautes dans l’espace. C’est aussi la première brique technologique d’une éventuelle station européenne. Il est donc essentiel que l’Europe développe ses capacités de transport spatial, y compris de fret. Elle en a déjà les compétences techniques grâce au développement de l’ATV.
Si l’Europe veut exercer un leadership dans le vol spatial habité, la question de la destination des vols est essentielle. Tant qu’elle reste un partenaire minoritaire de coopérations internationales, il lui est possible de participer à plusieurs programmes (l’ISS, la Lunar Gateway, etc.) visant des destinations différentes. Mais si elle décide de développer sa propre station spatiale, les participants à l’audition publique estiment qu’il est raisonnable d’avoir pour objectif une station spatiale en orbite terrestre. Il semble plus raisonnable d’acquérir des connaissances dans un contexte simple plutôt que de miser immédiatement sur un projet de station lunaire qui pourrait être excessivement ambitieux.
Même en retenant l’objectif de l’orbite terrestre, l’Europe ne pourrait pas se passer d’une coopération internationale, mais elle pourrait en prendre la tête. Elle possède déjà des compétences lui permettant de fournir des éléments majeurs de la station : elle a d’ores et déjà une expérience dans la conception de cargos et poursuit la conception du successeur de l’ATV pour l’orbite basse ; elle pourrait aussi développer des modules de la station, idéalement au moins un module laboratoire, pour lequel elle a l’expérience du module Colombus de l’ISS et du travail actuel sur la Lunar Gateway. Les États membres de l’ESA lui ont demandé d’étudier la faisabilité d’un tel projet, y compris dans le cadre de coopérations avec les États-Unis ou l’Inde qui pourraient notamment fournir le véhicule pour l’équipage, dont l’Europe ne dispose pas aujourd’hui.
L’Europe pourrait néanmoins décider de relancer le développement de son propre véhicule pour l’équipage. Pour Hélène Huby, dont la start-up développe une capsule ayant cette vocation, les coûts d’un tel programme peuvent être estimés entre un et trois milliards d’euros par an pendant dix ans, dont une partie pourrait être prise en charge par des investisseurs au sein de partenariats public-privé. Elle appelle à se garder de la tentation de relancer un programme de navette spatiale, trop ambitieux et marqué par l’échec du programme européen Hermès. La navette américaine a elle aussi été abandonnée car trop chère et pas suffisamment fiable. Il faut, selon Hélène Huby, « apprendre à marcher avant de vouloir courir ». Cette solution reste néanmoins une des options envisagées par l’ESA, et Thales Alenia Space étudie actuellement le projet de navette spatiale SpaceRider.
Les participants à l’audition ont démenti une idée reçue : un lanceur n’a pas besoin de certification particulière additionnelle pour le vol habité. En effet, si un lanceur comme Ariane 6 démontre sa fiabilité grâce à un nombre suffisant de lancements de satellites réussis, il pourra être adapté relativement facilement au transport d’équipage sans nécessiter une refonte totale de la fusée. C’est ainsi qu’a procédé SpaceX avec le lanceur Falcon 9. Une fiabilité de 98 % pourrait être suffisante, car le reste de la sécurité serait assuré par la capsule spatiale elle-même. Il serait dès lors envisageable d’envoyer des astronautes dans l’espace depuis le Centre spatial guyanais de Kourou, sous réserve de disposer de cette dernière brique technologique qu’est la capsule.
V. Recommandations de l’Office
L’Office présente cinq recommandations :
1. Les évolutions géopolitiques mondiales et les évolutions structurelles du secteur spatial appellent à renforcer la souveraineté spatiale européenne. L’Office demande aux autorités françaises de promouvoir la définition d’une stratégie claire en matière de vol spatial habité lors du prochain conseil ministériel de l’ESA. Cette stratégie devrait reposer sur la valorisation des acquis scientifiques et techniques européens et l’acquisition progressive de nouvelles briques technologiques.
2. La souveraineté spatiale européenne ne peut se construire que de façon globale. L’Office estime donc que la stratégie européenne en matière de vol habité ne doit pas mettre en péril les autres domaines que sont les lanceurs, les télécommunications et la défense, également vitaux.
3. La politique spatiale européenne doit s’inscrire résolument dans un cadre coopératif international, l’Europe devant être à la pointe de la diplomatie scientifique, notamment pour le vol spatial habité. Les projets menés devront permettre des retombées technologiques et un accroissement des compétences européennes, en évitant de la placer en position de dépendance d’un seul partenaire, si avancé soit-il.
4. Les industries spatiales européennes impliquées dans de nombreuses coopérations internationales ont besoin de visibilité. L’Office appelle à soutenir la filière industrielle et les start-up, en particulier au moment où certains projets pourraient être menacés par les récentes orientations américaines.
5. L’Europe a des valeurs et des compétences dans le domaine spatial qui doivent être promues, notamment pour attirer les jeunes vers les métiers de ce secteur – avec un effort particulier en direction des femmes. L’Office souhaite que les autorités françaises et européennes se mobilisent activement pour attirer les talents et développer l’appétence pour les sciences.
I. Compte rendu de l’audition publique du 13 mars 2025
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office. – Je vous souhaite la bienvenue pour cette réunion de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), qui est consacrée au vol spatial habité. Je veux d’abord saluer le premier lancement commercial d’Ariane 6, qui a placé en orbite le satellite d’observation militaire CSO-3. C’est un succès important, car les capacités autonomes d’accès de l’Europe à l’espace avaient été mises à mal après le dernier lancement d’Ariane 5, puis les difficultés des lanceurs Vega et la fin de l’utilisation des lanceurs russes Soyouz.
L’Europe dispose donc désormais de deux lanceurs, Ariane 6 et Vega C, qui vont lui permettre de redevenir une grande puissance spatiale capable d’avoir une stratégie ambitieuse et de reprendre le rythme de ses lancements.
Le lancement d’Ariane 6 ne concernait pas un vol habité. À ce propos, les termes sont parfois ambigus. Dans le langage technique, un satellite est un passager. L’utilisation de ce terme ne signifie donc pas forcément qu’il s’agit d’un être vivant !
En matière de vol habité, l’Europe ne dispose pas encore de capacités autonomes. Elle prend part à plusieurs coopérations internationales, qui lui permettent de disposer de places réservées dans la Station spatiale internationale (ISS) en contrepartie d’une participation à des programmes industriels. Les enjeux géopolitiques sont donc majeurs. L’actualité récente montre en effet que les objectifs de nos partenaires, en particulier américains, ne sont pas forcément alignés avec les nôtres. Elon Musk, à la fois acteur prépondérant de l’industrie spatiale et conseiller spécial du gouvernement fédéral américain, dit souhaiter la désorbitation accélérée de l’ISS, sans tenir compte des engagements internationaux.
Le tournant politique pris par les États-Unis a des impacts sur notre propre stratégie spatiale. Face à ces turbulences internationales, nous devons nous interroger sur la place que nous souhaitons donner au vol habité en France et en Europe.
L’Office s’intéresse depuis longtemps au secteur spatial. Au fil des années, plusieurs parlementaires se sont spécialisés sur cette thématique. Des travaux ont notamment été menés sur les débris spatiaux, les satellites et leurs applications, les lanceurs spatiaux réutilisables ou encore l’exploration de Mars.
Plusieurs options sont ouvertes en matière de vol habité et cette audition publique va permettre de clarifier les termes du débat. Alors que les États-Unis répètent qu’ils veulent aller sur la Lune, voire sur Mars, dans les prochaines années ou les prochaines décennies, nous devons déterminer ce qui est réalisable – et ce qui est souhaitable – pour la France et pour l’Europe. Nous avons réuni l’ensemble des acteurs pour évoquer les différentes stratégies possibles, préciser les enjeux industriels et technologiques sous-jacents et expliquer les objectifs scientifiques, technologiques et géopolitiques qui justifient le maintien d’une présence humaine dans l’espace.
M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l’Office. – Les récentes annonces bousculent l’agenda stratégique du vol habité. Dans ce domaine, les enjeux s’inscrivent toutefois dans le temps long. Ils doivent être compris par la représentation nationale et par l’ensemble de nos concitoyens, car ils soulèvent une question d’acceptabilité. Les grands programmes spatiaux nécessitent en effet des financements importants. En tant que rapporteur spécial du budget de la recherche, j’ai souvent été confronté à des interrogations concernant leur justification. Nous devons donc démontrer leur utilité publique, sociale et environnementale.
Les deux grands acteurs du secteur spatial que sont les États-Unis et la Chine semblent avoir décidé de s’orienter vers des stratégies autonomes. Dans ce nouveau contexte, quelles coopérations sont envisageables ? Quel peut être le rôle de la France, de nos industries et de l’Agence spatiale européenne (ESA) ?
M. Lionel Suchet, président-directeur général du Centre national d’études spatiales (CNES) par intérim. – Le vol habité permet, contrairement à certaines idées reçues, de faire de la science de qualité. En France, le Centre d’aide au développement des activités en micropesanteur et des opérations spatiales (Cadmos) a mis au point de nombreuses expériences scientifiques.
Une station spatiale est avant tout un laboratoire scientifique qui se trouve dans un environnement que nous ne pouvons pas reproduire au sol pour de longues durées. Il est donc possible d’y observer des phénomènes habituellement masqués par la gravité. Lors de la solidification d’un alliage par exemple, beaucoup de phénomènes physiques sont cachés par le bouillonnement. Ils deviennent visibles dans l’espace, grâce à la pureté de l’interface entre le liquide et le solide.
Une autre famille d’études est illustrée par l’exemple de l’embryogenèse, sur laquelle des expériences ont notamment été menées par Claudie Haigneré. Lorsqu’une cellule souche se développe, elle se divise puis donne naissance par différenciation cellulaire à des cellules de cheveux, du foie… C’est un phénomène très complexe. Puisque les espèces se sont développées sur la Terre, les chercheurs ont eu l’intuition que la gravité pouvait jouer un rôle. Ils ont donc essayé de la neutraliser. Des résultats très intéressants ont été obtenus en suivant tout le processus sur des salamandres, depuis la fécondation jusqu’à la naissance. Ils ont obtenu quelques réponses, mais ont surtout posé de nouvelles questions. Dans l’espace, un embryon peut par exemple poursuivre sa croissance en ayant un nombre impair de cellules, ce qui est létal au sol.
Un autre avantage, certes plus marginal, du vol spatial habité, est de pouvoir récupérer du matériel sur Terre à l’issue des missions. Des expériences intéressantes ont ainsi été menées sur la tenue de composants électroniques dans l’espace.
Du point de vue technologique, le vol habité permet également de progresser. Le véhicule automatique de transfert européen (ATV), qui est le plus gros au monde, a été développé par l’industrie française, puis exploité par le Centre national d'études spatiales (Cnes) et l’ESA. Il a été amarré cinq fois à la Station spatiale internationale. Ces opérations sont très particulières et nécessitent, pour assurer la sécurité de l’équipage, de travailler sur la fiabilité des outils, leur disponibilité et leur redondance.
Cependant, quelles que soient les avancées qu’il a permises, ce ne sont pas la science et la technologie qui justifient l’existence du vol habité. Depuis l’origine, le moteur de ces expéditions a toujours été politique.
Dès les années 1950, nous avons assisté à une compétition entre deux grandes puissances, qui voulaient chacune être la première à envoyer des êtres humains dans l’espace, à réussir une sortie extravéhiculaire ou à marcher sur la Lune. La stratégie des deux blocs a ensuite divergé. Les Soviétiques ont investi dans le développement de stations spatiales en orbite basse, dont Saliout et Mir, tandis que les Américains ont cherché à mettre au point une navette. Dans les deux cas, les motivations premières étaient militaires. Il s’agissait, pour les Soviétiques, de photographier depuis l’espace des sites interdits, et pour les Américains – même s’ils ne l’ont jamais mis en pratique –, de se doter d’un engin capable de récupérer des satellites étrangers et de les ramener au sol.
Une autre phase s’est ensuite engagée avec la Station spatiale internationale. Les Chinois et les Indiens n’ont pas fait partie du programme, pour des raisons différentes, mais les Américains, les Russes, les Européens, les Canadiens et les Japonais ont travaillé ensemble. À cette époque, le vol habité a été un puissant moteur de coopération internationale.
Nous sommes récemment revenus à une logique de confrontation. Vous avez cité les annonces concernant l’avenir de l’ISS, avec une volonté de privatisation de l’orbite basse. De même, s’agissant de la Lune, chacun – Américains d’un côté, Russes et Chinois de l’autre – poursuit son propre projet.
La France est un acteur historique du vol habité. Dès sa création, le Cnes avait vocation à travailler avec les deux blocs, selon une logique politique très gaullienne. Nous avons donc coopéré à la fois avec l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), puis la Russie, et avec les États-Unis. Le premier Européen à aller dans l’espace fut le Français Jean-Loup Chrétien, en 1982. Depuis cette époque, dix astronautes ont effectué dix-neuf missions et sont restés plus de deux ans – précisément 830 jours cumulés – en orbite.
Le Cnes a développé un centre opérationnel, le Cadmos, qui permet de préparer, puis de réaliser des expérimentations et d’en exploiter les résultats. La France dispose par ailleurs de l’une des deux cliniques spatiales européennes – l’autre est en Allemagne, à Cologne. L’Institut de médecine et de physiologie spatiales (Medes) de Toulouse est spécialisé en physiologie humaine. Il prépare les astronautes et effectue le suivi médical des vols habités.
Du point de vue industriel, un vaste écosystème s’est développé depuis plus de quarante ans. Des PME, qui gravitent notamment autour de Comat à Toulouse, sont reconnues pour leur expertise dans la préparation des expériences en vol habité. Airbus Defence & Space (ADS) a développé l’ATV sur son site des Mureaux, dans le cadre d’un programme de l’Agence spatiale européenne. Thales Alenia Space est devenu l’un des spécialistes mondiaux de la conception des stations spatiales et en particulier des modules habités.
Après l’ISS, les budgets institutionnels vont se réorienter vers l’exploitation de la Lune. Ils ne permettront pas de rester simultanément en orbite basse. Des sociétés privées pourront, en revanche, y construire leurs stations et y mener des expériences. Les pays devraient rester très présents dans ce nouveau modèle, mais nous devons nous préparer à des évolutions.
L’Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace des États-Unis (Nasa) a incité les industriels à s’implanter sur le marché de l’orbite basse. Nous ne devons pas être totalement dépendants de ces entreprises. Notre ambition est de participer à ce système de manière concrète. L’ESA a ainsi lancé un projet de cargo – Low Earth Orbit (LEO) Cargo Return Service – pour ravitailler les stations. Les transferts d’équipages et de fret représentent 70 % des coûts d’exploitation d’une station spatiale. Investir dans ce domaine – en commençant par le transport automatique, plus simple techniquement – nous donnerait donc un poids important et nous permettrait de soutenir nos industries plutôt que de devoir acheter des services à des sociétés étrangères, principalement américaines.
La volonté de revenir sur la Lune représente une évolution majeure, car à l’exception d’Apollo, l’histoire spatiale s’est toujours déroulée en orbite basse. Le programme Artemis, qui sera peut-être remis en question, y prévoit l’installation d’une base permanente. Il ne s’agirait pas seulement de planter un drapeau, comme certains envisagent de le faire sur Mars. Les enjeux sont très différents. S’implanter durablement revient en effet à s’approprier des terrains et des ressources. Il a beaucoup été question de l’hélium 3, mais l’eau constitue également une richesse qui pourrait être exploitée pour l’espace. Différents projets pourraient être développés, comme la construction d’un observatoire sur la face cachée de la Lune, qui est protégée de toutes les perturbations terrestres. Le lancement de fusées serait également intéressant, puisque la gravité y est six fois moins forte et qu’il n’existe pas d’atmosphère. Or ce sont les éléments qui sont les plus perturbants pour explorer l’espace depuis la Terre.
Pour faire vivre et travailler des femmes et des hommes dans une base lunaire, il faudra gérer des questions de santé, de nutrition, d’élimination des déchets, de production d’énergie, de construction des habitats, etc. Des compétences qui ne relèvent pas de l’industrie spatiale devront donc être mobilisées.
L’Europe n’est pas dans une logique de conquête, mais de coopération internationale et d’exploration maîtrisée, avec un retour sur investissement pour la Terre. Certaines solutions qui seront trouvées pour organiser la vie dans les conditions difficiles de la Lune pourront en effet trouver des applications terrestres, par exemple pour soigner les populations dans les déserts médicaux ou faire face à des pénuries alimentaires.
Les choix qui s’offrent à nous sont politiques. Certes, ces projets nécessitent des ressources importantes, mais devons-nous pour autant laisser le champ libre aux autres ? Si nous décidons d’y prendre part, quelle approche devons-nous privilégier ? Quels objectifs devons-nous poursuivre ?
M. Didier Schmitt, responsable de la stratégie du directorat dédié́ à l’exploration humaine et robotique et chef du département Préparation du Futur de l’ESA. – Le programme d’exploration spatiale – robotique et humaine –mené par l’ESA, a le soutien de ses vingt-trois États membres. Bien que ce programme soit optionnel, tous les pays concernés ont décidé d’y participer. Cela montre l’engouement unanime des États membres pour ce sujet, ce qui n’était pas encore le cas il y a une dizaine d’années.
L’objectif de la conquête spatiale, c’est la présence d’hommes et de femmes sur Mars. Ce n’est pas juste une lubie de M. Elon Musk. Le sujet est également très présent en Chine. En 2049, le Parti communiste chinois fêtera son centième anniversaire. Il pourrait se passer quelque chose à cette occasion, voire plus tôt.
Avant-hier, les Chinois ont publié un appel à idées international pour utiliser les échantillons martiens qu’ils devraient, disent-ils, ramener en 2030. S’ils affichent leurs ambitions aussi clairement, c’est qu’ils sont probablement prêts. À l’inverse, nous pourrions avoir prochainement de mauvaises nouvelles du côté du programme américain de retour d’échantillons martiens.
L’Inde est par ailleurs entrée dans le jeu. Son premier vol habité pourrait avoir lieu cette année. Le président Modi a fait des annonces, qui visent également à renforcer l’unité nationale. Le pays prévoit de placer une station spatiale en orbite d’ici 2035, avec un premier module prévu dès 2028. De plus, des astronautes indiens pourraient aller sur la Lune avant la fin de la prochaine décennie.
Nous sommes passés d’une compétition entre l’ex-bloc soviétique, puis la Russie, et les États-Unis à une nouvelle confrontation entre les États-Unis et la Chine, avec de nouveaux entrants, dont l’Inde et d’autres.
Comme Lionel Suchet l’a souligné, le vol habité est avant tout un acte politique. Il ne faut pas demander aux scientifiques de le justifier, même s’ils utilisent cette occasion qui leur est donnée.
Nous verrons ce que devient le programme Artemis, mais les Chinois atterriront probablement sur la Lune avant la fin de la décennie. Ils ne communiquent pas beaucoup à ce sujet, mais ils disposent déjà d’une station spatiale en orbite basse avec trois, parfois six, personnes à bord. Elle sera bientôt ouverte à la collaboration internationale. Comme l’URSS à une époque, la Chine va faire du prosélytisme. Le choix des nationalités qui y seront invitées sera évidemment politique. Dans la perspective d’aller sur Mars en 2050, voire plus tôt, le rôle de cette station est de préparer les vols de très longue durée indispensables à une telle expédition.
L’Europe n’est pas en mesure d’effectuer des vols habités vers l’orbite basse. Elle développe un véhicule cargo, grâce à une décision politique prise au sommet de l’espace de Séville en novembre 2023. Elle participe également à l’ISS avec le programme Columbus. Toutefois, elle doit faire du troc avec les Américains pour que ses astronautes la rejoignent. Ceux-ci peuvent ainsi y accéder – avec les expériences qu’ils doivent réaliser sur place – en échange de la fourniture de matériels, dont le module de service qui permettra à Orion d’aller autour de la Lune et d’en revenir.
En matière de vol habité, les compétences existent aux États-Unis, en Chine, en Russie et, d’ici 2030, en Inde. L’Europe est en retrait, au même niveau que les Japonais.
Le dernier Conseil ministériel de l’ESA s’est tenu en novembre 2022 et, puisqu’il a lieu tous les trois ans, le prochain se déroulera en fin d’année. Cette échéance tombe à point nommé compte tenu de l’actualité internationale.
Même si elle a progressé par rapport à 2019, la contribution de la France à l’exploration spatiale est inférieure à celle de l’Allemagne et de l’Italie. Ceci doit nous interroger sur le rôle que la France souhaite jouer dans ce domaine. D’autres pays, que nous pourrions qualifier de « moyens », participent de plus en plus. Quelques mois après la réunion de 2022, la Pologne a décidé de donner 100 millions d’euros supplémentaires, ce qui n’est pas anodin.
Le programme consacré au vol habité et à l’exploration robotique est désormais à parité avec les autres grands programmes, tels que ceux liés aux lanceurs ou à l’observation de la Terre, et dépasse celui des télécommunications. Ce n’était pas le cas il y a encore quelques années.
L’exploration spatiale peut sembler coûteuse, mais en réalité, le budget de ce programme équivaut à seulement 1,20 euro par an et par citoyen européen concerné. Dans une enquête récente, les personnes interrogées estimaient qu’il était en moyenne de 700 euros. L’écart entre la perception du public et la réalité est donc très important. Par rapport à la Nasa, nos efforts en matière d’exploration spatiale sont dans un ratio d’un pour quinze.
Lors du sommet des 6 et 7 novembre 2023 à Séville, les politiques nous ont demandé d’élaborer une stratégie européenne en matière d’exploration spatiale. L’ESA a travaillé avec les États membres et nous avons obtenu un consensus. Le document a été finalisé il y a un an.
Nous devons avoir davantage d’ambition et garder notre capacité d’autodétermination. Il est important que les Européens puissent décider de leur destin. Par ailleurs, nous devons choisir notre propre voie et ne pas chercher à copier les autres, ce qui implique de prendre des risques. Enfin, notre programme doit être réalisable. Pour cette raison, les États membres nous ont demandé d’étudier de nombreuses options, qui sont sur la table. Il existe de fortes synergies entre l’orbite basse, la Lune et Mars. Ces trois destinations doivent donc être traitées conjointement.
Le document que nous avons rédigé est en ligne depuis le mois de juin de l’année dernière. Il reste valable malgré les évènements que nous vivons actuellement et s’avère même encore plus d’actualité.
S’agissant de l’orbite basse, l’Europe est en situation de dépendance, dans le contexte de l’ISS et dans celui des Commercial Low Earth Orbit Destination (CLD), c’est-à-dire des stations commerciales qui devraient prendre la relève. Développés par des sociétés privées américaines, ces projets bénéficient d’importantes subventions de la Nasa.
Certains de nos programmes devraient nous libérer un peu de cette dépendance, dont le développement d’un vaisseau cargo. À la différence de l’ATV, il sera capable d’effectuer un aller et retour. Ce projet est une initiative européenne. Il ne répond pas à une commande, contrairement à d’autres composantes du programme Artemis. Lorsqu’il sera disponible, il faudra donc que nous trouvions comment l’utiliser. Des partenariats pourraient être envisagés, notamment avec l’Inde. M. Daniel Neuenschwander, directeur de l’exploration humaine et robotique à l’ESA, s’y trouve actuellement.
Les nouveaux programmes seront déterminants pour nous donner une réelle autonomie en orbite basse. Nous pourrions développer des systèmes autonomes, qui ne seraient pas habités, mais qui nous permettraient de réaliser nos propres expériences. Nous aurions notre destin en main, puisque nous pourrions les lancer et les récupérer. Une autre option consisterait à disposer de notre propre station.
Aujourd’hui, nous faisons en sorte que l’industrie européenne puisse participer aux projets américains de « l’après-ISS ». Hélène Huby abordera ce sujet tout à l’heure. Toutefois, il existe beaucoup d’incertitudes. M. Musk a annoncé sa volonté de précipiter la fin de l’ISS, mais quelle sera la suite ? Il y a deux ou trois ans, le lancement d’initiatives privées soutenues par la Nasa avait suscité de l’euphorie aux États-Unis. Les fonds de capital-risque étaient très intéressés par ce qu’on leur faisait miroiter. Le soufflé est un peu retombé ! Le modèle commercial a-t-il de l’intérêt, alors que les seuls clients sont des institutionnels ?
Dans ce contexte, les États membres nous ont donné l’autorisation d’envisager le développement d’une petite station. Nous ne mènerions pas ce projet seuls, mais nous aurions le leadership. S’agissant du véhicule habité – dont nous ne disposons pas –, nous pourrions travailler avec les Indiens, voire avec les Américains. Pour le moment, nous étudions la faisabilité de cette option d’un point de vue technique et nous essayons de la chiffrer.
Concernant la Lune et Mars, nous étudions également de nombreuses options. Il est important que les choix politiques puissent s’appuyer sur des éléments scientifiques et technologiques clairs.
Devrions-nous développer un véhicule européen pour envoyer nos astronautes en orbite basse et les ramener sur Terre ? Cette question est posée depuis 1992, date à laquelle l’Europe a décidé d’abandonner le programme Hermes. Faut-il copier ce que font les autres depuis vingt, trente ou quarante ans ou faut-il s’engager dans un projet différent et unique en prenant le leadership ?
Notre futur vaisseau cargo pourra emmener 4 tonnes et ramener 2 tonnes. Sa capacité a été définie pour accueillir éventuellement des astronautes à bord. Le projet pourrait être développé relativement rapidement, mais le modèle resterait classique. Depuis Youri Gagarine, les capsules qui quittent leur orbite suivent une trajectoire pour rentrer dans l’atmosphère et se poser dans l’eau ou, pour les Russes, sur la terre.
Une autre piste serait d’envisager un véhicule plus évolué, qui serait manœuvrable et cohérent avec les besoins de la défense. Un tel projet stimulerait davantage l’imaginaire de nos ingénieurs et de nos concitoyens. Des études ont déjà été réalisées, notamment en France par Dassault Aviation, mais également en Allemagne, en Angleterre ou en Suisse.
Les Américains disposent d’une capacité autonome d’accès à l’orbite basse pour leurs astronautes avec le X-37B. Les Chinois ont un véhicule équivalent. Les Indiens y travaillent et ont fait quelques tests. En ce qui nous concerne, tout est affaire de choix scientifiques, technologiques et politiques.
Si nous décidions de nous orienter vers le vol habité, les départs s’effectueraient de Kourou. Nous aurions besoin d’un lanceur, d’opérations au sol, d’un pas de tir, etc. À partir du moment où Ariane 6 aura effectué des dizaines de vols d’affilée sans problème, elle sera automatiquement qualifiée pour emporter une capsule avec des astronautes. Les risques résiduels seront à gérer au niveau de cette dernière. Diverses solutions technologiques existent pour récupérer les équipages en cas d’incident technique lors du décollage. Elon Musk a procédé ainsi avec le Falcon 9. Il a d’abord prouvé que son lanceur était fiable, puis il y a ajouté une capsule habitée. Aucune autre certification n’a été nécessaire.
Environ neuf mois avant chaque Conseil ministériel de l’ESA, nous faisons réaliser un sondage dans quelques États membres, en l’occurrence l’Angleterre, l’Espagne, la France, l’Italie et l’Allemagne. Une vingtaine de questions ont été posées. Les résultats vont être mis en ligne. Ils montrent que dans sa grande majorité, l’opinion publique est favorable à l’exploration humaine. En France, il existe probablement un « effet Pesquet », mais la situation est comparable dans les autres pays. L’intérêt des Européens pour l’espace est manifeste.
Toutefois, s’engager dans le domaine du vol habité remettrait en cause l’équilibre entre les différents programmes et entre les trois destinations : orbite basse, Lune et Mars. Jusqu’à présent, nous avons renoncé à ce projet pour des raisons politiques, mais aussi financières. Le mettre en œuvre supposerait de faire des arbitrages et de revoir nos perspectives d’exploration lunaire et martienne.
Par ailleurs, l’ESA n’est pas seule décisionnaire en matière d’espace. Le sujet relève aussi de l’Union européenne. Josef Aschbacher, directeur général de l’ESA, doit d’ailleurs rencontrer le commissaire Kubilius à ce sujet avant la fin du mois. Les États membres conservent en outre leurs prérogatives nationales. Ainsi, l’Italie a conclu un accord avec la Nasa pour fournir un module d’habitation de la future base lunaire. D’autres pays peuvent avoir des projets dans le domaine du nucléaire par exemple. Toutes ces dimensions doivent être prises en compte pour trouver de nouveaux équilibres, à la fois en ce qui concerne les budgets et les responsabilités.
Mme Hélène Huby, cofondatrice et Chief Executive Officer (CEO) de The Exploration Company. – The Exploration Company est la start-up spatiale qui connaît la plus forte croissance en Europe. Elle est à la troisième place parmi les start-up de rupture. En trois ans et demi – l’activité a été lancée en septembre 2021 – nous sommes passés de 4 à 250 personnes. Notre champ d’action s’est également étendu. Nous restons présents en France et en Allemagne, et nous sommes désormais implantés en Italie, au Luxembourg, aux États-Unis et aux Émirats arabes unis. Nous avons signé environ 800 millions d’euros de contrats, qui correspondent à des engagements fermes, et nous avons levé 225 millions d’euros en Europe. Notre capital est détenu à 99 % par des Européens. La France, représentée par le fonds French Tech Souveraineté, et l’Allemagne, représentée par le fonds souverain DeepTech & Climate Fonds (DTCF), siègent à notre conseil d’administration, ce qui est inédit dans l’histoire des start-up en Europe.
Grâce à notre coopération avec l’ESA, nous avons inauguré une nouvelle façon de fonctionner. Pour les programmes d’exploration comme Hermes, ATV ou Orion, les États membres commencent généralement par trouver un accord, puis lancent une compétition pour financer le développement, qui est ensuite confié à un ou deux industriels. Notre approche a été inverse. Nous n’avions aucun accord des États membres. Nous nous sommes lancés à quatre, avec 50 000 euros sur notre compte en banque, et nous avons convaincu des investisseurs privés de nous aider à mettre au point des capsules.
Notre deuxième prototype volera la deuxième semaine de juin. Il fera une rentrée contrôlée dans l’atmosphère. Pour un véhicule en forme de capsule, cela n’a été fait qu’une fois dans l’histoire spatiale de l’Europe, avec l’Atmospheric Reentry Demonstrator (ARD) il y a une quinzaine d’années.
Notre projet a été financé par des fonds privés et développé en deux ans et demi, avec 20 millions d’euros. À titre de comparaison, l’ARD avait demandé huit ans et un budget d’une centaine de millions, en euros constants.
Nous disposons de 50 % des fonds nécessaires au développement de nos capsules. L’Agence spatiale européenne est intervenue comme client d’ancrage, en achetant notre premier vol. Nous espérons qu’après le Conseil ministériel de novembre, elle en achètera d’autres. En effet, ce type de contrat permet de lever ensuite des sommes considérables.
Pour un euro de contrat avec l’Agence spatiale européenne, nous pouvons obtenir jusqu’à cinq fois plus auprès d’investisseurs privés. Ceux-ci nous ont apporté beaucoup plus d’argent que les institutionnels. Nous avons réussi à lever 225 millions d’euros, alors que le contrat que nous avons signé avec l’Agence spatiale européenne n’est que de 25 millions.
Outre une nouvelle relation financière, nous avons établi une nouvelle façon de coopérer sur un plan technique. L’Agence spatiale européenne a souvent été critiquée pour la lenteur de ses processus et son incapacité à prendre des risques. Nous avons donc clarifié les rôles et responsabilités de chacun. Nous partageons toutes nos données et faisons preuve d’une totale transparence, mais nous sommes libres d’avancer à la vitesse qui nous convient. Nous ne pouvons pas être bloqués, sauf si nous ne parvenons pas à respecter une exigence fondamentale du contrat de service que nous avons conclu. En tant qu’industriels, nous avons donc une grande marge de manœuvre. Nous n’avons pas à respecter les règles de retour géographique dans le choix de nos fournisseurs. Nous faisons appel aux entreprises qui offrent le meilleur rapport qualité-prix, sans nous soucier de leur nationalité.
L’exploration spatiale est un business. Il est impossible de lever 225 millions d’euros auprès d’investisseurs privés sans avoir un modèle économique solide. Nous avons réalisé trois tours de financement. Pour l’amorçage, puis pour les séries A et B, les montants que nous avons levés étaient inédits pour une start-up du secteur spatial en Europe.
Les vols habités ont enregistré une croissance de 80 % au cours des cinq dernières années. De plus en plus d’États veulent envoyer des astronautes dans l’espace. C’est le cas des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite, de l’Inde, de l’Australie et, en Europe, de la Pologne, de la République tchèque ou de la Hongrie. Parallèlement, les pays qui ont déjà des programmes les renforcent.
Par ailleurs, Elon Musk a décidé d’arrêter la production de la capsule Dragon. La Nasa est donc à la recherche d’une solution alternative.
Nous sommes la première entreprise en Europe à avoir signé un Space Act Agreement avec la Nasa. Lors du vol que nous effectuerons la deuxième semaine de juin, un de ses avions filmera la rentrée de notre capsule dans l’atmosphère, afin de capturer des données qui nous permettront d’améliorer nos modèles. Cette coopération technique directe constitue une première, qui n’est en rien affectée par l’élection de Donald Trump. Je remercie le Cnes et l’Agence spatiale européenne de nous avoir aidés à la mettre en place.
Pour le moment, l’unique solution alternative crédible à la capsule Dragon de SpaceX est la capsule Starliner de Boeing, mais elle coûte extrêmement cher et rencontre des problèmes techniques. La Nasa a donc un intérêt fort à faire émerger un autre acteur, même s’il est en majorité européen. Nous nous sommes implantés à Houston, car pouvoir produire sur le territoire américain nous permettra de gagner des parts de marché très importantes aux États-Unis.
Les applications militaires sont également une raison de poursuivre l’exploration spatiale et le développement des vols habités. En effet, les technologies que nous développons sont duales.
Dans quelques mois, MBDA va effectuer des tests pour savoir si la protection thermique que nous utilisons pour la rentrée dans l’atmosphère – il s’agit d’un matériau à très bas coût produit à Bordeaux – pourrait être intéressante pour les missiles hypersoniques. Les technologies que nous développons pourraient avoir des applications directes dans le domaine militaire, y compris pour des avions. Aux États-Unis, plusieurs centaines de millions de dollars ont été investis dans ce type d’expérimentations, réalisées avec des microcapsules.
Un autre exemple concerne les technologies d’amarrage. Les véhicules qui transportent des astronautes vers une station spatiale doivent s’y amarrer avec une extrême précision pour que leurs passagers puissent sortir. Grâce à nos coopérations avec la Nasa et avec l’Agence spatiale européenne, les technologies que nous utilisons vont être certifiées. Nous serons considérés comme les plus fiables en Europe. Cette expertise a également des applications militaires, par exemple pour inspecter ou désorbiter des satellites qui représentent une menace. De telles opérations supposent d’être capables de manœuvrer très finement, afin de ne pas créer d’incidents diplomatiques. Dans ce domaine, nous avons signé un contrat avec l’Agence de l’innovation de défense (AID) pour développer des modèles d’usage de nos technologies d’amarrage et nous sommes en discussion pour travailler avec l’Université de la Bundeswehr en Allemagne.
Lionel Suchet a évoqué les retours d’investissement terrestres. Schlumberger, qui n’est pas une entreprise spatiale, participe au capital de The Exploration Company, car notre expertise pourrait contribuer à améliorer ses technologies d’exploration et de forage. L’espace est un environnement si exigeant qu’il pousse à faire preuve de beaucoup d’imagination pour innover. Nous l’avons constaté avec la mission Apollo. La nécessité de miniaturiser l’avionique pour résoudre le problème de la masse et réussir à envoyer des êtres humains sur la Lune a permis d’inventer l’ordinateur individuel.
La Station spatiale internationale est pratiquement autonome en eau, grâce à un système de recyclage très performant. Le plastique, provenant notamment des emballages de nourriture, est complètement recyclé et sert par exemple à imprimer des pièces de rechange pour les équipements. Imaginez le passage à l’échelle de ces technologies sur Terre !
L’exploration spatiale est également utile d’un point de vue politique. Elle renforce la cohésion et donne du sens à l’Europe. L’administration, la compétitivité, le libre marché ne sont pas des sujets qui parlent à nos concitoyens. Ils ont besoin de rêver et de constater que nous sommes capables de concrétiser ces rêves. Des gens viennent régulièrement me remercier pour mon travail avec The Exploration Company. Cela leur donne confiance et les incite à se lancer eux-mêmes dans des projets ambitieux.
Enfin, d’un point de vue géopolitique, la Lune ouvre de nouveaux horizons. Ses ressources en eau sont essentielles dans un monde où l’espace se militarise. C’est la raison pour laquelle toutes les nations veulent aller au pôle Sud, où il est pourtant plus difficile d’atterrir. L’eau est l’or noir de la Lune. Elle permettra de produire du carburant pour des vaisseaux qui n’auront pas besoin de revenir sur Terre pour être relancés. Si nous voulons participer à cette course à la Lune, nous ne pouvons pas nous contenter d’y envoyer des robots, car ils n’ont aucun poids politique. Nous devons donc y envoyer des humains.
Pour l’Europe, développer un véhicule cargo est une étape indispensable pour maîtriser les technologies nécessaires aux vols habités, comme la rentrée dans l’atmosphère et l’amarrage.
L’expérience de la Chine, de l’Inde ou de SpaceX, montre qu’il faut environ dix ans pour développer une capsule habitée. Le coût d’un tel projet est compris entre 1 et 3 milliards d’euros.
Dans un monde de stations spatiales privées, si nous n’avons pas de véhicule cargo, nous payerons 500 millions d’euros par an pour que SpaceX emmène nos astronautes. Si nous en avons un, nous pourrons conclure un accord permettant de les faire voler gratuitement en échange d’un transport de fret. L’argent économisé pourra être investi dans des développements complémentaires et, à terme, nous pourrons nous libérer de notre dépendance vis-à-vis des Américains.
Nous aurions besoin de 1 à 3 milliards sur dix ans. The Exploration Company a montré qu’il était possible de conclure des partenariats public-privé. Par conséquent, l’Europe n’aurait à investir que 250 millions d’euros par an, dont environ 75 millions pour la France. Trouver une telle somme ne semble pas impossible.
En revanche, deux options sont, selon moi, à écarter.
La première est la construction d’une station spatiale. Le transport représente 70 % du coût d’exploitation d’un tel équipement. Par conséquent, si nous n’avons pas de véhicule, nous verserons cette somme à SpaceX et à M. Musk. Nous avons tout intérêt à commencer par nous doter d’un moyen de transport, car cela nous permet également d’acquérir de nouvelles technologies. Les innovations sont moins nombreuses s’agissant d’une station spatiale, d’autant plus que nous avons déjà mené le projet Columbus.
La deuxième concerne l’avion spatial. La navette spatiale américaine a été abandonnée, car trop coûteuse et pas suffisamment fiable. Nous ne savons toujours pas quand le Dream Chaser, qui est développé depuis dix ans aux États-Unis, pourra enfin voler. En Europe, le programme Hermes a été arrêté en raison de surcoûts. Des retards importants ont aussi été enregistrés dans le développement du Space Rider par Thales. L’ambition est magnifique, mais ces projets sont très longs, très complexes, très chers et non finançables par des investisseurs privés.
Si nous voulons avancer rapidement en matière de vols habités, nous devons suivre la même stratégie que SpaceX. Il faut partir des technologies que nous connaissons et nous libérer de notre dépendance vis-à-vis des États-Unis. Quand nous y serons parvenus, nous pourrons envisager d’autres projets, comme Elon Musk le fait avec sa fusée Starship. Il faut apprendre à marcher avant de vouloir courir !
M. Benoît Hancart, directeur des affaires institutionnelles de Thales Alenia Space. – Thales Alenia Space est une société détenue par le groupe français Thales et le groupe italien Leonardo. Implantée dans huit pays européens, elle compte environ 8 000 collaborateurs, dont 4 000 en France et 3 000 en Italie. Son expérience de plus de quarante ans se traduit dans une diversité unique d’expertises, de talents et de cultures. Ses équipes conçoivent des solutions innovantes dans les domaines des télécommunications, de la navigation, de l’observation de la Terre – à des fins de gestion de l’environnement ou de renseignement –, de l’exploration ou des infrastructures orbitales.
Depuis les années 2000, Thales Alenia Space joue un rôle clé dans la Station spatiale internationale, dont elle est le principal fournisseur de modules d’habitation. Sa contribution est également majeure dans l’ATV. Cette expérience, acquise grâce à des investissements institutionnels, lui a permis de participer à la dynamique commerciale de l’exploration. La société a été retenue pour le service logistique Cygnus, opéré par Northrop Grumman. Vingt cargos ont été livrés ou contractualisés. Dans la perspective de la fin de vie de l’ISS en 2030, Thales Alenia Space fournira les modules pressurisés de la station Axiom, qui sera la première station commerciale en orbite basse au monde.
Thales Alenia Space accompagne l’ESA dans ses projets concernant la Lune. Dans le cadre du programme Artemis, elle a été retenue pour assurer la maîtrise d’œuvre de deux modules européens de la Lunar Gateway, Esprit et iHab. Ces réalisations sont possibles grâce à la qualité de la coopération franco-italienne. Thales Alenia Space fournira également la coque pressurisée du module d’habitation de logistique Halo et a récemment remporté le contrat relatif à la maîtrise d’œuvre du module de sortie extravéhiculaire émirien Airlock.
Dans le domaine de l’exploration, Thales Alenia Space dispose de deux sites, à Cannes et à Turin.
M. Xavier Roser, directeur des programmes d’exploration de Thales Alenia Space. – Lors du Conseil ministériel de l’ESA, les principaux enjeux des décisions concerneront le futur de l’orbite basse. La fin de l’ISS est proche et nous devons préserver notre capacité à réaliser des missions dans cet environnement.
En ce qui concerne la Lune, nous avons déjà un pied dans l’espace cislunaire avec les développements de modules pour la Lunar Gateway. Ces projets avancent de manière satisfaisante et devraient s’achever en 2027 ou 2028. Ils ont permis de ramener en France la maîtrise d’œuvre de ce type de programmes, ce qui n’était plus le cas depuis ceux des cargos. Cette activité représente plusieurs centaines d’emplois pour Thales. Nous disposons ainsi d’un socle technologique, qui pourrait être l’une des briques d’un programme européen concernant l’orbite basse.
Les Américains ont commencé à opérer une transition depuis une quinzaine d’années. Après la construction de la Station spatiale internationale, le système est passé de l’achat d’infrastructures à l’achat de services, pour le fret, la logistique et désormais transport d’équipages. Une nouvelle étape va être franchie cette année ou l’année prochaine, avec le lancement d’appels d’offres pour sélectionner une ou deux stations commerciales qui travailleront avec la Nasa.
Thales Alenia Space est partie prenante de cette activité commerciale, en tant que fournisseur d’éléments. Nous sommes très compétitifs en matière de modules d’habitation pour les stations ou de modules de logistique comme Cygnus. Les développements qui ont été réalisés avec des fonds européens nous procurent aujourd’hui des retours intéressants.
S’agissant de l’orbite basse, nous maîtrisons un portefeuille de technologies qui doivent nous permettre de passer de la livraison d’éléments à un dispositif européen minimal, qui nous libérerait de notre dépendance tout en restant ouvert à des coopérations équilibrées. Celles-ci sont essentielles pour disposer d’une redondance sur les systèmes, pouvoir s’échanger des capacités de transport et profiter de complémentarités. Ainsi, associer un module laboratoire à un module d’habitation rend possibles les séjours longs et l’optimisation de l’expérience dans l’espace.
Trois piliers nous semblent essentiels pour l’orbite basse.
L’Europe doit se doter au minimum d’un module laboratoire, ayant éventuellement un potentiel de croissance. Elle doit également disposer d’un module de transport. Nous travaillons sur le programme de LEO Cargo Return Service. Nous disposons d’une certaine expertise, puisque nous avons déjà réalisé deux missions ayant impliqué une rentrée atmosphérique. Nous venons de fêter les vingt ans de l’atterrissage de la sonde Huygens sur Titan, ce qui constituait un défi technologique majeur. Par ailleurs, nous avons effectué des tests avec Space Rider, qui possède un système de pilotage lui permettant d’affiner sa précision d’atterrissage, expérimenté en vol en 2015.
Ces deux dimensions doivent être développées en parallèle, car le transport n’a de sens que si nous en avons l’usage. Des synergies sont d’ailleurs nécessaires. Pour l’ISS, les modules ont été livrés par une navette. Or ce type de véhicule n’existe plus. Les modules doivent désormais comporter des fonctions de service leur permettant de se diriger eux-mêmes jusqu’à la station.
La dernière étape, c’est-à-dire le transport d’équipages, pourra intervenir quelques années plus tard, mais il est important de la prendre en compte dès la conception du véhicule logistique. Ses dimensions doivent en effet être suffisamment grandes pour permettre un vol habité.
Aucun système de lancement ne permet de garantir totalement la sécurité des astronautes. Par conséquent, le véhicule transporté doit avoir une capacité d’éjection – selon le même principe qu’un siège éjectable pour un avion, mais à l’échelle de la cabine pressurisée – pour pouvoir assurer la sauvegarde des passagers en cas d’anomalie. Ce travail d’ingénierie intégrée demandera un peu de temps, mais l’expérience qui sera acquise grâce à des vols logistiques réguliers permettra déjà de gagner en fiabilité.
L’objectif serait de disposer, dès la fin de la décennie, d’un module vital de station et d’un module logistique qui y serait associé et pourrait évoluer vers le transport d’équipage. Nous pourrions ainsi poursuivre les différentes activités de recherche en orbite basse, qui constituent un vaste écosystème en Europe, dans les domaines des biotechnologies, de la pharmacie, de la médecine, des matériaux, etc.
Les développements que nous entreprenons dans les systèmes robotiques sont complémentaires, à la fois du point de vue des technologies et des services. Nous travaillons dans deux directions. D’une part, Space Rider permettrait de faire des allers et retours pour des expériences simples ne nécessitant pas de laboratoire significatif en orbite et d’intervention humaine. D’autre part, nous développons des activités de maintenance pour les infrastructures (remplacement de pompes, de systèmes de ravitaillement, etc.).
Un dispositif qui combinerait une station, un véhicule cargo et la robotique nous permettrait d’être autonomes pendant un certain temps.
L’ISS avait été conçue pour être habitée en permanence, contrairement à Lunar Gateway qui n’accueillera des astronautes que ponctuellement et devra donc fonctionner de manière autonome. Nous acquérons ce savoir-faire avec les modules que nous développons dans le cadre de ce programme. Il pourrait être mis à profit pour concevoir une station européenne en orbite basse pouvant être exploitée de façon automatique. Celle-ci serait un outil de coopération, avec des acteurs effectuant du transport d’équipages ou avec des stations commerciales américaines. Des accords de partenariat, sur lesquels nous travaillons, peuvent être envisagés en matière de service.
En ce qui concerne la Lune, nous participons au programme Argonaut, mis en place par l’Agence spatiale européenne pour y livrer du fret. Les différentes missions américaines ont montré qu’il n’était pas si simple d’y atterrir. La maîtrise d’œuvre est effectuée en Italie, mais des éléments clés se trouvent en France, en particulier dans le domaine des systèmes avioniques.
Le programme Multi-Purpose Habitat est par ailleurs en phase de conception avancée. Lancé par l’Agence spatiale italienne dans le cadre d’une relation bilatérale avec la Nasa, il vise à développer un module d’habitation pouvant être déplacé – une sorte de camping-car lunaire – et ainsi étendre la portée d’exploration des astronautes. Les premières expéditions devraient durer environ deux semaines, ce qui correspond à la durée du jour lunaire. Pour ce projet, nous reprenons les technologies utilisées dans les modules de Lunar Gateway.
Enfin, pour ce qui est de l’exploration martienne, la deuxième mission du programme ExoMars est en cours. Le déploiement d’un rover est prévu en 2028.
Pour le moment, l’exploration martienne est robotique, mais les perspectives d’exploration habitée pourront bénéficier du savoir-faire acquis avec le Lunar Gateway, dont les trois modules seront réalisés en Europe. L’ESA en pilote deux et le dernier sera fourni par Thales Alenia Space dans le cadre d’un contrat conclu avec les Émirats arabes unis.
Comme le disait le président Kennedy, c’est en s’attaquant à des problèmes difficiles qu’on développe ses capacités d’innovation. L’une des spécificités d’un voyage vers Mars, c’est qu’il dure environ 1 000 jours aller et retour. Il en résulte deux conséquences. D’une part, il ne sera pas possible d’arrêter la mission. Or actuellement, beaucoup de mesures de sécurité reposent sur le fait que les astronautes peuvent être évacués et revenir rapidement sur Terre, en quelques heures quand ils sont dans l’ISS ou en quelques jours quand ils seront sur la Lune. D’autre part, les temps de communication seront très longs. Recevoir la réponse à une question posée depuis le centre de contrôle pourra prendre jusqu’à une heure. Dans ces conditions, le support technique devra être pensé différemment.
Les systèmes d’assistance aux astronautes pourront s’appuyer sur des technologies d’intelligence artificielle, tant en ce qui concerne le fonctionnement du véhicule que les aspects médicaux par exemple. Le risque de développer des pathologies pendant un voyage de trois ans n’est pas négligeable. Il faudra être capable de gérer ces situations et d’effectuer éventuellement des opérations chirurgicales. Beaucoup de développements et de tests seront nécessaires pour trouver des solutions, mais celles-ci pourront également trouver des applications à la fois sur Terre et en orbite basse. Avoir des dispositifs plus autonomes est un moyen d’améliorer leur compétitivité économique, car ils nécessitent moins d’experts pour en assurer le support à distance.
L’activité spatiale conserve son attractivité et sa capacité à rayonner auprès du grand public et particulièrement des jeunes. Chez Thales Alenia Space, nous le constatons lorsque nous recrutons des ingénieurs. Beaucoup veulent travailler sur les programmes d’exploration. Il y a quelques années, les étudiants diplômés d’écoles françaises et américaines rêvaient de travailler pour la Nasa ou SpaceX. Nous pouvons avoir l’ambition de les faire rêver avec un programme spatial européen !
Le coût d’accès à l’espace va baisser. Pour le moment, les modèles d’affaires ne sont pas encore stabilisés, mais la concrétisation des économies attendues devrait intervenir dans les dix prochaines années. Pour être prêts lorsque la demande augmentera, nous devons développer nos capacités dès maintenant. Puisqu’il faut une dizaine d’années pour mettre au point un système de vol habité, nous ne pouvons pas attendre que le marché existe. Sinon, nous aurons dix ans de retard.
Comme les Américains l’ont fait en développant une approche commerciale, nous ne devons pas dépendre uniquement des acteurs institutionnels européens pour nous financer. Nous devons aller chercher d’autres sources de revenus, auprès de pays comme les Émirats arabes unis, qui veulent envoyer des astronautes dans l’espace ou participer à la recherche en orbite sans pouvoir le faire eux-mêmes. Ces accords de coopération ont évidemment une dimension politique, mais ils contribuent souvent de manière positive aux relations entre les États.
Mme Claudie Haigneré, ancienne astronaute française et membre du conseil scientifique de l’Office. – La qualité des précédentes interventions démontre à la fois le pouvoir de conviction de chacun des partenaires de cet écosystème global et leur capacité d’agir.
En tant qu’astronaute du Cnes et de l’Agence spatiale européenne, j’ai effectué deux missions spatiales. Je suis arrivée en Russie en 1992 et j’y suis restée dix ans.
Les projets de coopération scientifique ambitieux, comme celui de la Station spatiale internationale, se développent sur le temps long et fonctionnent encore. Quand je suis devenue ministre, j’ai par exemple soutenu le projet de réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter) ou les évolutions de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern).
J’ai vécu une aventure humaine, tout autant que scientifique et technologique. Les astronautes répondent fréquemment à des sollicitations et interviennent dans des écoles et des universités ou auprès du grand public. Nous sommes toujours accueillis très chaleureusement. Les activités spatiales et l’exploration suscitent l’adhésion de nos concitoyens.
Dès qu’ils rentrent de mission – et même pendant leur déroulement, puisque les communications sont désormais possibles en temps réel –, les astronautes deviennent des ambassadeurs de la planète, de la science, de la technologie, de l’Europe et d’une certaine confiance dans l’avenir.
Lors de mes interventions, j’évoque mon parcours d’astronaute – nous ne sommes que 620 individus dans le monde à être allés dans l’espace – et j’essaye de faire passer des messages, de montrer l’importance du travail, de la persévérance, de l’esprit d’équipe. J’explique qu’il faut faire preuve de curiosité, oser être un acteur de sa vie et accepter de se dépasser. Je reviens sur les recherches qui ont été menées à bord. Je réponds aussi à des questions, car certains enjeux peuvent apparaître comme contradictoires.
Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de groupes scolaires ou de places qui portent mon nom, celui de Thomas Pesquet, de Samantha Cristoforetti ou d’autres astronautes. Cela témoigne de l’attrait pour la science et pour la technologie.
Différentes catégories de recherche sont menées dans l’espace, qui constitue un laboratoire unique. Il est possible d’y explorer de nouvelles hypothèses scientifiques en s’affranchissant de la gravité, ce qui est impossible au sol. Par ailleurs, les spécificités de cet environnement et la nécessité d’assurer la sécurité de l’équipage amènent à chercher en permanence des solutions nouvelles, qui peuvent également répondre à des enjeux terrestres. La question du recyclage de l’eau, qui est assuré à 99 % dans la Station spatiale internationale, a notamment été évoquée. Enfin, l’intelligence artificielle, la robotique, le quantique sont des technologies du futur qui sont pleinement mobilisées dans le domaine spatial.
Les astronautes européens sont des partenaires crédibles et fiables, reconnus par les industriels ou les institutionnels étrangers. Cinq d’entre eux ont commandé la Station spatiale internationale. Cette reconnaissance de nos compétences nous permet d’entrer dans le jeu de la diplomatie spatiale, au-delà de la diplomatie scientifique. Dans un paysage devenu multipolaire, les recherches d’alliances sont importantes. Les Émirats arabes unis ou l’Inde ont notamment été cités. J’évoque régulièrement cette dimension dans mes interventions, car elle n’est pas forcément très connue.
J’ai été ministre de la recherche, puis ministre des affaires européennes jusqu’en 2005. Les astronautes de l’Agence spatiale européenne peuvent, grâce à leur diversité, mettre en évidence la spécificité des valeurs et des engagements européens. J’admire certains des développements qui ont été effectués par les équipes d’ingénieurs d’Elon Musk, mais ses discours sur le long-termisme, le transhumanisme, la colonisation ou la cyborgisation des astronautes pour leur permettre de mieux réaliser leurs missions constituent plutôt un répulsif pour moi. La voix de l’Europe doit donc être entendue, y compris dans le champ de l’exploration spatiale.
Défendre nos valeurs est essentiel pour que nous soyons attractifs vis-à-vis des ingénieurs et des chercheurs. Jusqu’à la fin de l’année dernière, nombre d’entre eux voulaient traverser l’Atlantique et travailler avec Elon Musk, avec le sentiment que tout pouvait aller plus vite aux États-Unis. Depuis quelques mois, la situation a changé. Nous devons en profiter, insister sur nos engagements en matière de durabilité et d’impact environnemental. Les jeunes doivent pouvoir se projeter dans l’avenir. Dans les universités, j’entends trop souvent un discours de renoncement. L’optimisme de la volonté doit nous permettre de contrer ce pessimisme de la raison.
Nous devons également insister sur la présence des femmes dans les métiers de la science, de la technologie et de la recherche.
Pour terminer, étant médecin et chercheure en physiologie, je reviendrai brièvement sur les recherches qui peuvent être menées à bord dans le domaine des sciences du vivant. L’astronaute est d’abord un cobaye, puisqu’il est lui-même le sujet d’expériences. La santé mentale et le bien-être sont désormais des sujets importants. Des études sont réalisées à l’interface entre les sciences cognitives, les sciences du cerveau et la psychologie. L’astronaute est aussi un expérimentateur, car certains protocoles sont complexes et ne peuvent pas être totalement automatisés. Des évènements imprévus peuvent en outre se produire. Dans ces cas-là, il faut pouvoir compter sur l’intelligence de l’être humain, mais aussi sur sa main, son regard ou sa voix.
Penser la médecine en environnement extrême et à distance peut être très utile pour mieux gérer les déserts médicaux auxquels nous sommes confrontés, notamment en France. Les Canadiens se sont d’ailleurs spécialisés dans ce domaine.
Pour assurer la sécurité de l’équipage, la microbiologie, la toxicologie ou la bactériologie sont des sujets importants, de même que l’accompagnement des pathologies ou la récupération du déconditionnement lié à la microgravité.
Je suis régulièrement invitée pour intervenir dans des assemblées scientifiques. J’ai eu l’occasion d’évoquer les pathologies vestibulaires ou musculaires. J’ai participé aux journées annuelles de la cardiologie et, comme je suis rhumatologue, à celles de l’ostéoporose. Le travail en orbite nous a beaucoup appris. Désormais, nous relayons ces enseignements au-delà des communautés institutionnelles. La qualité de la recherche effectuée dans l’espace est telle que les industries pharmaceutiques commencent à s’y intéresser et à considérer qu’elles pourraient profiter des apports de cet environnement. Les travaux qui sont menés dépassent le descriptif, pour entrer dans la compréhension des mécanismes. Les laboratoires disposent des mêmes équipements et technologies qu’au sol.
Bien que nous ayons déjà obtenu des résultats intéressants à l’époque, les moyens ne sont plus les mêmes que lors de ma première mission en 1996. Des entreprises privées qui n’appartiennent pas au secteur spatial peuvent désormais avoir un intérêt à y réaliser des activités de recherche. Lorsque j’ai été sélectionnée en 1985, on m’avait fait croire que des usines seraient implantées dans l’espace. C’était un peu illusoire. Je suis néanmoins convaincue que des perspectives de développement existent.
Je suis de la « génération Apollo ». J’ai rêvé d’aller sur la Lune. Je n’irai pas, mais je ne comprendrais pas qu’avec toute notre expertise, aucun astronaute européen n’y pose le pied. Nous ne pouvons pas rester à l’écart de cette formidable aventure de l’humanité !
M. Philippe Lugherini, ancien responsable de programme de satellites militaires, ancien directeur de l’activité́ spatiale de Sodern, ancien directeur de la stratégie d’ArianeGroup. – J’ai longtemps été réservé à propos du vol habité et j’y suis désormais opposé. Compte tenu de la situation dans laquelle nous nous trouvons, d’un point de vue général et du point de vue particulier de notre politique spatiale, il ne me semble pas faire partie de la solution. Nous aurions plutôt intérêt à refaire ce que nous appelions le « coup des Soviets » de 1971.
Nous avons plusieurs décennies de recul en matière de vols habités. Pourtant, cette activité, qui est loin d’être nouvelle, se présente toujours comme si elle était au commencement de quelque chose que – privilège de l’évidence – on s’abstient souvent d’énoncer. Cette évidence, c’est la nécessité que nous aurions, en tant qu’êtres humains, de conquérir et d’explorer l’espace.
Le vol habité est généralement abordé sous l’angle du « comment », comme nous avons pu le constater lors des interventions précédentes. Les médias nous expliquent comment les astronautes sont sélectionnés, comment ils sont formés ou comment s’organise la vie dans une station. Dans les exposés de ce matin, différentes options techniques nous ont été présentées, mais l’objectif reste cette évidence que nous devons envoyer des astronautes dans l’espace, tout d’abord en orbite basse, puis dans le Lunar Gateway ou à la surface de la Lune et peut-être sur Mars.
Je suis en désaccord avec beaucoup de propos qui ont été tenus. En revanche, je partage totalement le fait que l’espace est avant tout une affaire politique.
Nous avons connu de grands moments politiques en matière spatiale. Le premier d’entre eux est le programme Apollo, qui est un chef-d’œuvre d’articulation entre une ambition politique clairement exprimée par le président Kennedy et ses successeurs et une exécution magistrale par la Nasa. La réponse des Soviétiques a été moins commentée, mais elle leur a permis de déplacer l’attention vers l’orbite basse et de reprendre le leadership qu’ils avaient perdu. Plus récemment, nous avons assisté à la transformation de la station Freedom – expression reaganienne de l’idéologie Make America Great Again (Maga) – en station internationale illustrant la réconciliation Est-Ouest. Accessoirement, ce revirement a aussi permis d’utiliser les compétences russes.
Ces moments ne sont pas comparables avec le lancement du programme américain Artemis. Celui-ci ne s’accompagne d’aucun récit. Il repose sur trois slogans énoncés par le président Trump, qui ont fini par précipiter le projet dans une impasse. L’ambition d’aller sur la Lune avant les Chinois, avec la volonté de s’y implanter, a incité ceux-ci à accélérer.
L’Europe a une longue histoire en matière de vols habités, mais celle-ci n’a jamais été politiquement assumée. Elle s’est construite au fil d’occasions saisies très intelligemment. En contrepartie du transport de nos astronautes, nous réalisons des prestations de haut niveau, qui créent des emplois très qualifiés. Si cet aspect est très positif, l’absence de stratégie nous a conduits à développer un programme européen de vols habités entièrement au service de la suprématie américaine. Ces propos ne sont pas une interprétation de ma part. Ils ont été tenus par des responsables américains et ont servi de slogan à la Nasa sur sa page dédiée au programme Artemis : « Nous construisons la suprématie américaine sur la Lune, sur Mars et au-delà. »
Le programme Artemis est en train de s’effondrer, parce qu’Elon Musk veut faire le « casse du siècle » en récupérant tous les investissements au bénéfice de ses propres intérêts. Les problèmes l’ont toutefois précédé. L’impasse actuelle pouvait être anticipée. Elle a été largement commentée et documentée, y compris depuis deux ou trois ans, dans les rapports de l’Inspecteur général de la Nasa. Nous n’avons rien voulu voir.
L’offensive d’Elon Musk a d’abord provoqué de la sidération – comme dans d’autres sujets liés à la politique américaine –, puis a provoqué un branle-bas de combat destiné à sauver le vol habité européen, en avançant des arguments de souveraineté et d’indépendance. Les commentateurs disent que nous avons manqué d’ambition ou de capacités. Tout ceci est faux.
Nous avons choisi notre positionnement. D’un côté, la France a clairement donné la priorité aux lanceurs et a toujours refusé que le développement du vol habité pénalise cette stratégie. De l’autre, l’Italie et l’Allemagne ont, dans une logique atlantiste, décidé de travailler avec la Nasa et de participer au Spacelab de la navette américaine. Ils y voyaient aussi un moyen de contrer le leadership trop apparent des Français. Pour les États-Unis, cette solution était très bénéfique, puisqu’ils associaient deux pays de l’ESA aux programmes qu’ils dirigeaient.
Même s’il ne l’était pas, le vol habité pourrait devenir un enjeu de souveraineté et d’indépendance. Néanmoins, il faudrait réussir à le prouver, d’autant plus que nous avons parallèlement de très nombreuses occasions à saisir dans le domaine du spatial. Nous avons également des besoins impératifs en matière de défense, de communications résilientes ou de navigation.
Les sciences spatiales pourraient être le support d’une nouvelle géopolitique spatiale. Dans le cadre de programmes scientifiques, il est possible de coopérer avec tous les États, qu’ils soient ou non une puissance spatiale, en fonction des thématiques de recherche. C’est un domaine qui permet de réconcilier l’utilité et le rêve.
Indépendamment des considérations budgétaires, partir du postulat que nous devons être autonomes pour aller vers des destinations nouvelles, non seulement en orbite basse, mais aussi autour de la Lune, sur la Lune et sur Mars, ne me paraît pas aller dans le sens de la reconstruction d’une politique spatiale prenant en compte les véritables enjeux.
Pour terminer, je reviendrai sur certains des propos qui ont été tenus, notamment sur l’intérêt terrestre des développements effectués pour le spatial. Il faut être très prudent dans ce domaine. Le spatial n’est pas un producteur de technologies, mais un intégrateur. Contrairement aux idées reçues, le programme Apollo n’a fait qu’utiliser des technologies existantes en y apportant de légères modifications. Quant aux technologies mises au point spécifiquement, elles n’ont pas trouvé d’autres applications.
D’ailleurs, la logique du New Space est d’aller plus facilement dans l’espace en utilisant des technologies existantes. C’est la négation du principe selon lequel les investissements dans l’espace permettraient des retours au sol.
Madame Haigneré, j’ai beaucoup apprécié votre intervention sur la nécessité de se démarquer du discours muskien sur le transhumanisme, etc. Néanmoins, la communauté scientifique et académique a fortement péché dans ce domaine. Aujourd’hui, tout le monde s’émeut du comportement d’Elon Musk, mais il était une idole il y a encore trois mois. Personne ne commentait ses délires dystopiques sur la colonisation ou la terraformation de Mars.
Nous aurions intérêt à refaire le « coup des Soviets », c’est-à-dire à changer de terrain pour reprendre la main. L’enjeu n’est pas le vol habité, mais les applications sociétales, économiques, scientifiques et de défense. Nous pouvons faire de l’espace un outil d’influence, de leadership et de géostratégie politique.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office. – Les décisions en matière spatiale relèvent en effet d’un choix politique. Au-delà de l’attractivité des secteurs industriels et des sciences spatiales, l’être humain n’a-t-il pas besoin d’une espérance que lui apporte la possibilité d’aller au-delà des limites de son propre horizon ? Ces opérations sont toutefois coûteuses et leur financement n’est pas toujours posé en des termes très clairs. Nous espérons que le Conseil ministériel de l’ESA, en fin d’année pourra apporter des précisions d’autant plus nécessaires que les coopérations avec la Russie et même avec les États-Unis – la directrice scientifique de la Nasa vient d’être renvoyée par Donald Trump – sont de plus en plus compliquées.
M. Arnaud Saint-Martin, député. – Nous avons rarement l’occasion d’aborder les sujets qui ont été évoqués au cours de cette audition. Ils nécessitent pourtant des choix politiques et soulèvent une question d’acceptabilité sociale, car les budgets – même s’ils sont considérablement moins élevés en Europe qu’aux États-Unis ou en Chine – ne sont pas négligeables. Nous devons nous interroger sur l’utilité d’activités dont l’impact est relativement marginal en France. Quelques-uns de nos astronautes ont certes la possibilité de participer à des vols habités, mais nous ne sommes pas à l’initiative de ces opérations.
Les vols habités sont propices à la fascination, ce qui peut faire écran à la réflexion critique. La figure de l’astronaute participe d’un certain enchantement. Érigé comme modèle, il devient ambassadeur des agences spatiales et du spatial en général, voire de la science et de la technologie, au risque de reléguer au second plan d’autres activités plus critiques et stratégiques.
Comme vous l’avez reconnu, la science n’est pas le moteur principal des vols habités, même si elle est de qualité et qu’elle apporte un « supplément d’âme ». L’enjeu est avant tout politique.
L’ISS est condamnée, ce qui pose la question de « l’après-ISS ». Aux États-Unis, des débats ont lieu sur les nouveaux types de station et sur les modèles économiques qui permettront de les exploiter. Jusqu’à présent, le système reposait en partie sur des participations en nature. À l’avenir, l’accent devrait être mis sur la dimension commerciale. Le développement d’un tourisme spatial est également évoqué. De jeunes pousses, parfois soutenues par des acteurs reconnus, émergent.
Je suis très perplexe sur ce mouvement de privatisation. Il y a dix ans, les perspectives de croissance étaient présentées comme exponentielles, notamment par les cabinets de conseil. Pour le moment, les résultats sont discutables et nous observons même un début de dépression. Axiom Space, avec qui The Exploration Company a signé un contrat pour des livraisons hypothétiques de fret dans une tout aussi hypothétique station spatiale, était au bord de la faillite cet été. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, mais des suppressions de postes étaient annoncées à Houston et le PDG, ancien cadre de la Nasa, avait été débarqué par son conseil d’administration.
Est-il pertinent d’investir dans des stations privées, y compris avec un leadership européen ? Devons-nous promouvoir un modèle entrepreneurial et économiquement agressif, alors que le secteur est encore massivement subventionné par la puissance publique pour répondre à des objectifs politiques ?
S’agissant de l’exploration de la Lune, notre participation au programme Artemis n’a pas réellement été débattue. Elle a été imposée comme un fait accompli par la signature du Président de la République en 2022. Pourtant, c’est un vecteur affiché de l’hégémonie des États-Unis. L’intention était de poser un premier équipage en 2024, en utilisant le Starship Human Landing System (HLS) de SpaceX, qui n’a pas démontré sa fiabilité.
Le programme Artemis s’accompagne d’accords, qui donnent lieu à beaucoup de discussions d’experts et de surenchères. Ils seraient en contradiction avec certains principes fondateurs du Traité sur l’espace, notamment l’appropriation de ressources spatiales à des fins d’exploitation. Une actualisation de ce texte pourrait être nécessaire pour encadrer le développement d’une économie lunaire aux mains de start-up.
Quelle est votre position sur l’ensemble de ces évolutions ? Nous sommes en 2025. Donald Trump est au pouvoir, assisté d’un Elon Musk qui défend une certaine vision de l’avenir. L’autodétermination est une option intéressante – d’ailleurs, pourquoi n’a-t-elle pas été envisagée plus tôt ? –, mais en sommes-nous capables ? N’est-ce pas le moment de lancer une réflexion sur notre participation au programme Artemis ? Si nous prenions la décision de le quitter, quel en serait le coût politique et économique ?
En matière de futurologie, nous sommes toujours confrontés à des frises linéaires, qui fixent des échéances décidées par un club fermé de puissances spatiales. Celles-ci correspondent à des dates rondes. L’objectif de l’humanité est désormais d’atteindre Mars en 2050.
À ce propos, il est intéressant de se plonger dans les livres de prospective. Dans les années 1970, les villes de l’espace étaient annoncées au tournant du millénaire. Nous devions également construire des usines. Le premier bébé devait naître sur la Lune en 2000. Ces projections se caractérisent souvent par un excès d’optimisme. Étant adepte de la planification, l’idée d’une programmation ne me choque pas. Nous pourrions cependant valoriser des approches moins conformistes, notamment en matière d’urbanisme, pour nous détacher de l’imaginaire morbide de colonisation, d’accaparement et de conquête porté par SpaceX.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office. – Nous utilisons aussi des dates rondes pour la transition énergétique. C’est un procédé assez courant.
M. Philippe Lugherini. – Les accords Artemis sont des accords bilatéraux signés avec la Nasa. Si l’ESA ou quelques États décidaient d’avancer sans les États-Unis, ils devraient se coordonner avec la Nasa pour tout ce qui concerne la Lune, Mars et les astéroïdes. Nous ne pouvons pas avoir une politique européenne autodéterminée sans les dénoncer. Pour diverses raisons, je pense que nous y aurions de toute façon intérêt.
M. Didier Schmitt. – Les accords Artemis sont signés par les États. L’Agence spatiale européenne n’en fait pas partie. En revanche, elle contribue au programme Artemis, qui est un programme en coopération.
Ce n’est pas à nous de décider si nous devons quitter le programme Artemis. Il prendra peut-être une autre orientation de toute façon. Nous devons donc envisager les autres options. Nous y travaillons. Le sujet sera abordé lors du Conseil restreint de l’ESA prévu la semaine prochaine. Notre position dépendra des décisions qui seront prises à Washington, et non en Europe.
Je ne fais pas preuve d’un excès d’optimisme. C’est une hérésie de penser que nous nous installerons dans des territoires lointains comme la Lune ou Mars. En revanche, nous y enverrons des équipes pour les explorer et y faire de la recherche.
Est-ce que nous voulons priver les jeunes générations d’un futur qui pourrait les emmener dans l’espace ? Les Européens doivent-ils se contenter de regarder les Chinois, les Indiens, les Américains ou les Émiriens aller sur la Lune, puis sur Mars ? Après le succès d’Apollo, le monde entier a pensé que tout ce qui relevait du spatial se passait désormais aux États-Unis. Même si le contexte a un peu changé depuis quelques mois, voulons-nous revivre cette frustration ?
M. Lionel Suchet. – Axiom Space poursuit son activité. Nous avons des échanges réguliers avec cette société.
Notre stratégie est de développer un véhicule cargo qui pourrait évoluer vers un véhicule habité et nous permettre de nous adapter à différentes situations. Nous pourrions mettre au point une station assez simple, qui pourrait être utilisée ponctuellement. En choisissant des technologies autonomes, l’investissement ne serait pas énorme.
Les accords Artemis ont été construits différemment des accords sur l’ISS, où tous les partenaires se retrouvaient autour de la table. En l’occurrence, il s’agit d’une structure en étoile, avec des accords bilatéraux entre les États-Unis et les différents pays. Si le cadre programmatique est remis en cause, nous devrons sans doute revoir l’ensemble du dispositif. C’est la raison pour laquelle il est intéressant de développer des briques comme le véhicule cargo, qui nous permettront d’être plus agiles.
M. Daniel Salmon, sénateur. – Je vous remercie de nous avoir fait voyager et d’avoir éveillé notre imaginaire, même si j’ai entendu quelques considérations très terrestres. Utiliser des mots comme « conquête », « exploitation » ou « business » montre que le monde ne va pas très bien et que le principal défi de demain sera sans doute la vie sur Terre, plus que la conquête de Mars.
Dans l’état où se trouve notre planète, devons-nous consacrer autant d’efforts au développement du vol habité ? Les budgets ne semblent pas considérables, mais le symbole est fort. Alors que nous devons faire preuve de sobriété et de frugalité, l’objectif de l’humanité doit-il être d’aller dans l’espace, surtout dans une logique commerciale ?
Mme Claudie Haigneré. – L’Europe peut porter une voix différente en matière de vols habités ou d’exploration. La volonté de préserver les biens communs, comme les connaissances et la science ou cet espace extra-atmosphérique, fait partie de l’identité européenne dont je suis fière. Ce message, nous ne l’entendons pas ailleurs.
Les préoccupations que vous avez exprimées le sont régulièrement par les jeunes que nous rencontrons. Ils s’interrogent sur les enjeux contradictoires du business, de l’impact environnemental, etc. Il faut évidemment les écouter et prendre ces sujets en compte. Cependant, cela ne doit pas nous conduire à renoncer à nos rêves. Nous devons nourrir notre imaginaire pour continuer à avancer, surtout au niveau européen.
M. Didier Schmitt. – J’ai eu la chance de me rendre dans l’endroit le plus reculé au monde, la base Concordia dans l’Antarctique. La France est installée sur ce continent de manière permanente depuis 1952. Aurions-nous dû y renoncer, parce que c’est compliqué et coûteux ? L’intérêt de cette présence est à la fois scientifique et politique. Si nous n’y étions pas, nous n’aurions pas notre mot à dire sur ce qui s’y passe. Nous pouvons faire un parallèle avec l’exploration robotique et surtout humaine de l’espace. Si nous n’y participons pas, notre parole n’aura aucune portée. Nous ne pourrons que nous plaindre pendant les décennies à venir.
M. Lionel Suchet. – L’exploration spatiale européenne peut être une exploration éclairée et responsable, tout l’inverse d’une conquête.
Philippe Lugherini a indiqué que le spatial utilisait des technologies terrestres et que l’inverse n’était pas vrai. En effet, le spatial reprend de plus en plus des technologies terrestres, mais il permet aussi des accélérations dans leurs applications, notamment en matière de santé, de nutrition, d’élimination des déchets ou de production et de stockage de l’énergie. Nous avons beaucoup à apprendre de l’expérience que nous pouvons acquérir dans les environnements très contraints. Ceux-ci nous forcent à innover.
Le spatial et le vol habité constituent en outre une source d’inspiration pour les jeunes et les attirent vers les carrières scientifiques. Nous en avons particulièrement besoin, à l’heure où nous devons lutter contre les climatosceptiques et toutes les bêtises qui circulent sur les réseaux sociaux. De ce point de vue, il peut s’agir d’un investissement utile.
M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l’Office. – L’exploration spatiale ne coûte que 1,20 euro par habitant des pays membres de l’ESA et par an. Compte tenu de l’impact qu’elle peut avoir sur la diffusion d’une culture scientifique auprès des plus jeunes, qui expriment malheureusement – surtout les jeunes filles – une désaffectation pour ces disciplines et ces carrières, l’investissement est plus que raisonnable.
Le budget consacré à l’exploration spatiale en Europe est marginal, surtout comparé aux moyens mobilisés par les Chinois et les Américains.
Le sujet a forcément une dimension politique. J’évoquais la notion d’acceptabilité en introduction. Celle-ci peut être vue sous un angle positif. Nos concitoyens ont confiance dans les programmes spatiaux. Ils renvoient peut-être à un imaginaire qui dépasse la raison scientifique, mais dans un monde où les émotions prennent le pas y compris sur le politique, capitaliser sur ce domaine symbolique me semble être pertinent.
Le vol spatial habité est essentiel dans la politique spatiale, mais soulève également des enjeux économiques et industriels, culturels, sociaux et sociétaux. Il nous interroge sur la place de l’Europe et, comme l’a souligné Claudie Haigneré, peut contribuer à l’écriture d’un récit collectif qui nous manque aujourd’hui. Nous devons certes nous questionner en permanence, ainsi que nous y a invités Arnaud Saint-Martin, mais sans perdre de vue ce que notre société pourrait gagner à ouvrir de nouvelles perspectives.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office. – Parfois, l’imaginaire rejoint le réel et l’alimente. Hergé a publié son dix-septième volume de Tintin, On a marché sur la lune, en 1953. Seize ans plus tard, cela devenait une réalité. Parmi les enfants qui ont lu la bande dessinée à sa sortie, certains ont peut-être fait partie de l’aventure ou s’en sont inspirés au cours des décennies suivantes. C’est important de pouvoir rêver et de concrétiser ses rêves !
II. EXTRAIT DU COMPTE RENDU DE LA RÉUNION du 3 avril 2025 PRÉSENTANT LES CONCLUSIONS DE L’audition publique
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office, rapporteur. – C’est peu dire que le contexte du vol spatial habité connaît des bouleversements qui pourraient devenir majeurs. Une nouvelle course à l’espace entre grandes puissances est engagée. Les États-Unis prévoient un retour sur la surface de la Lune et élaborent des plans pour exploiter une station orbitale, tandis que la Chine développe un programme spatial ambitieux. De nouveaux acteurs comme l’Inde et les Émirats arabes unis s’intéressent aux vols habités.
L’entrée en fonction de la nouvelle administration américaine pourrait rebattre les cartes. Qu’en est-il de l’Europe, alors qu’un décideur américain envisage la fin de la station spatiale internationale (ISS) deux à trois ans avant son terme prévu ?
L’Europe, grande puissance spatiale historique, ne dispose pas d’un accès souverain à l’espace pour ses astronautes. Elle manque encore d’une stratégie claire sur le vol habité.
C’est pourquoi l’Office a souhaité organiser une audition publique afin d’éclairer les enjeux et les débats associés à cette question, dans la perspective du prochain conseil ministériel de l’Agence spatiale européenne (ESA) qui aura lieu au mois de novembre. Il s’est régulièrement penché sur le domaine spatial, en publiant des notes scientifiques sur les lanceurs réutilisables, les applications des satellites ou les débris spatiaux.
En novembre 2022, à l’issue d’une audition publique préalable au conseil ministériel de l’ESA, l’Office avait recommandé de prendre une décision de principe claire sur le futur du vol et de l’exploration habités, afin d’envoyer un message politique fort et de soutenir la filière industrielle.
Faut-il s’engager dans une politique ambitieuse de vol spatial habité, au regard des sommes considérables nécessaires pour prétendre devenir un acteur majeur ? Les échanges tenus lors de cette audition publique ont questionné l’intérêt de s’engager dans cette aventure. À l’issue de l’audition, nous avons pu brosser un tableau clair des enjeux, des bénéfices et des limites du vol spatial habité.
M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l’Office, rapporteur. – Trois conclusions ressortent de cette audition.
La première est que la présence humaine dans l’espace permet de notables retombées scientifiques et technologiques. Il est possible de faire de la science de qualité en orbite. On entend parler du retour de l’homme sur la Lune, voire de voyages habités vers Mars, mais depuis vingt-cinq ans, des stations placées en orbite terrestre basse jouent le rôle d’installations scientifiques. Comme l’ont indiqué plusieurs intervenants, une station spatiale peut être un bon laboratoire de recherche. Une station orbitale se différencie d’un laboratoire terrestre par la micropesanteur. En situation permanente de chute libre, on n’y ressent plus les effets de la gravité, ce qui permet d’observer des phénomènes physiques qui, sur Terre, seraient masqués par la pesanteur. De même, la comparaison entre un phénomène étudié sur Terre et sur orbite peut révéler des différences dont il est utile d’étudier les mécanismes. Bien que beaucoup d’expériences puissent être automatisées, la faculté de l’être humain à s’adapter à l’imprévu est un autre atout. Enfin, puisque le vol habité implique le retour des astronautes, il est possible de faire revenir avec eux des objets témoins des expériences conduites dans l’espace et d’en poursuivre l’étude sur Terre.
La médecine bénéficie pleinement des apports du vol spatial habité. En plus d’être des expérimentateurs, les astronautes sont des cobayes. Grâce aux technologies du XXIe siècle, on peut disposer d’informations de santé très détaillées pour étudier les effets de l’apesanteur et des autres contraintes du vol spatial sur le corps humain. L’obligation de maintenir les astronautes en bonne condition pendant le vol et de leur assurer une récupération correcte au terme d’un long séjour en micropesanteur fait progresser les connaissances en physiologie. De même, les conditions difficiles liées à l’isolement font progresser les connaissances en psychologie. Les astronautes n’ayant d’autre choix que se suffire des moyens du bord, cela stimule l’innovation médicale avec des retombées possibles sur Terre, par exemple, pour la prise en charge des patients dans les déserts médicaux.
Plus généralement, la présence humaine dans l’espace est un catalyseur d’innovations technologiques. Le vol spatial habité lance des défis auxquels il faut répondre. Dans l’ISS, la quasi-totalité de l’eau est recyclée, ainsi que les plastiques pour fabriquer des pièces de rechange. La vie dans une station, et plus encore dans une base lunaire conduit à innover pour le recyclage des déchets, la production d’énergie, la construction d’habitats, etc.
Toutes ces compétences éminemment utiles sur Terre peuvent être améliorées par et pour l’industrie spatiale. C’est pourquoi même des entreprises industrielles qui ne sont pas partie prenante du secteur spatial, en particulier celles de défense, peuvent être intéressées. Le vol spatial habité n’est pas à la source de toutes ces technologies, puisqu’il réutilise beaucoup d’outils développés pour des usages terrestres, mais il contribue à leur amélioration dans la mesure où l’innovation est poussée par les défis des contraintes spatiales.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office, rapporteur. – Je rappelle que le retour sur Terre d’un équipage américain envoyé vers l’ISS a eu huit mois de retard et qu’il faut être prêt pour un long voyage.
La deuxième conclusion de l’audition publique, qui fait clairement consensus parmi les intervenants, c’est que le moteur premier du vol habité est la volonté politique, comme en témoignent à la fois l’histoire et l’actualité géopolitique de l’exploration spatiale.
Le vol spatial habité est né au cours de la guerre froide, traduisant les rivalités entre les deux grandes puissances d’alors, États-Unis et Union soviétique. Après la course à la Lune, remportée par les Américains, la compétition s’est déplacée vers l’orbite terrestre, sous forme de programmes d’origine militaire, avec les stations Saliout et Mir pour les Soviétiques et la navette spatiale pour les Américains. La fin de la guerre froide a provoqué un changement profond de paradigme. Le développement de la station spatiale internationale a reposé sur une coopération inédite entre Américains, Russes et Européens. Toutefois cette période d’apaisement touche à sa fin et l’on observe le retour d’une certaine conflictualité, cette fois entre les États-Unis et la Chine, engagés dans une nouvelle course folle à la Lune, voire à Mars. La Chine a beaucoup avancé. Elle exploite déjà sa propre station et vise beaucoup plus haut. D’autres puissances émergentes, comme l’Inde, se lancent dans des projets similaires.
Dans le même temps, la station spatiale internationale vit ses dernières années de fonctionnement, théoriquement jusqu’en 2030, avec une possible anticipation de deux ou trois ans. Elle devrait être remplacée par des stations commerciales privées, et certaines coopérations internationales sont menacées. Or, jusqu’à présent, la stratégie spatiale européenne reposait sur ces coopérations internationales. Elles lui ont permis de développer une partie des compétences nécessaires et d’envoyer des astronautes européens dans l’espace, mais elles l’ont aussi mise en situation de dépendance forte vis-à-vis des États-Unis. À elle seule, l’Europe ne peut ni envoyer les astronautes dans l’espace ni concevoir une station orbitale. Si elle veut monter en puissance dans ces deux domaines, il lui faudra consacrer des financements importants et consentir un effort substantiel pendant de nombreuses années.
L’Europe doit donc décider du niveau d’autonomie qu’elle souhaite se fixer pour les prochaines années. La question pourrait figurer à l’ordre du jour du prochain conseil ministériel de l’ESA, organisé à Brême. L’Europe est au pied du mur, forcée de redéfinir une stratégie face aux bouleversements géopolitiques. Elle a cependant des atouts, d’autant qu’elle est reconnue à l’étranger comme un partenaire très fiable. Face au positionnement conquérant des États-Unis et de la Chine, détenir une position de leadership dans le cadre de coopérations internationales futures permettrait à l’Europe de défendre ses propres principes, comme celui d’une exploration spatiale maîtrisée. Le vol spatial habité pourrait être un projet porteur de sens pour l’aventure européenne, qui bénéficie d’un soutien populaire important.
Le vol spatial apparaît à la fois comme un terrain d’expérimentation pour le développement de la science et de la technologie, comme moyen d’affirmation de la puissance et des valeurs, et comme source d’inspiration pour les esprits, les formations et les étudiants. Les astronautes européens jouent un rôle essentiel d’ambassadeur de la science, de la planète et de l’Europe. Ils peuvent servir d’exemple à des générations d’enfants en leur montrant la valeur du travail, de la persévérance, de l’esprit d’équipe. En éveillant leur curiosité scientifique et en soulignant l’importance de la science dans le monde actuel, le vol spatial habité a un pouvoir fort d’attraction de talents. Pour recruter les ingénieurs de demain, il faut donner envie d’exercer ces missions et ces métiers. Cela passe par des programmes ambitieux et visibles.
La présence des femmes dans le corps des astronautes de l’ESA, comme la Française Sophie Adenot, est un atout important pour ce secteur qui peine à se féminiser.
M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l’Office, rapporteur. – La troisième conclusion de l’audition publique porte sur l’avenir du vol spatial habité, secteur nécessitant des investissements industriels importants à l’aube de choix majeurs.
L’Europe est impliquée dans plusieurs projets de vol habité, toujours en coopération internationale, principalement avec les États-Unis. Pour améliorer sa position et ses capacités, elle devra agir sur le financement du secteur, le choix des compétences et la stratégie à adopter.
Le financement du vol habité est tiré par la commande publique et les budgets institutionnels. Même les stations commerciales privées auront principalement des clients institutionnels. Cela n’empêche ni les partenariats public-privé ni l’investissement privé. Des start-up européennes obtiennent d’importants financements privés. Le budget de l’ESA pour l’exploration humaine et robotique est comparable à celui du programme de lanceurs et il est plus élevé que celui des programmes de télécommunication, ce qui n’était pas le cas, il y a quelques années. Cependant, l’ESA dépense quinze fois moins que la NASA pour son programme d’exploration, ce qui relativise quelque peu l’ambition européenne. La participation financière de la France est sensiblement moins élevée que celles de l’Allemagne et de l’Italie, ce qui peut s’expliquer par la priorité qu’elle a de longue date accordée aux lanceurs.
La collaboration de l’Europe aux programmes internationaux de vols spatiaux habités repose sur un système d’échanges en nature. Au lieu d’acheter directement des places pour ses astronautes dans des véhicules qu’elle ne sait pas encore concevoir, elle les obtient en échange d’une participation à la construction et à l’exploitation des stations. Ce système est jugé positivement par la plupart des intervenants de l’audition publique. Il permet de mener des projets industriels de haute technologie, de développer des compétences européennes reconnues internationalement et de financer des emplois très qualifiés au sein de l’industrie spatiale. En revanche, il est très dépendant des États-Unis et il n’est pas garanti qu’il soit épargné par les bouleversements de la politique spatiale américaine.
La question de la stratégie à suivre est donc posée. La plupart des intervenants s’accordent sur l’intérêt de disposer d’un cargo spatial performant, levier intéressant pour obtenir une place de choix dans un projet de station internationale, dans la mesure où la logistique et le fret représentent une part importante du coût d’une station. L’Europe a déjà des compétences dans ce domaine. Dans cette perspective, l’ESA développe un nouveau cargo pour l’orbite terrestre basse à destination de l’ISS, puis des futures stations commerciales. Un tel projet permet de soutenir l’industrie européenne tout en gardant une monnaie d’échange pour continuer à envoyer des astronautes dans l’espace.
Ce serait aussi la première brique technologique d’une éventuelle station européenne indépendante. Si l’Europe veut exercer un leadership dans le vol spatial habité, il lui est possible d’envisager le développement de sa propre station spatiale en orbite terrestre, seule ou en tant que leader d’une coopération internationale. Elle pourrait exploiter ses cargos et concevoir certains modules de la station, laissant à d’autres pays le soin de fournir les véhicules pour l’équipage. Les États membres de l’ESA ont demandé à l’Agence d’étudier la faisabilité d’un tel projet. L’Europe pourrait néanmoins décider de relancer le développement de son propre véhicule de transport d’équipage.
Il faut à cette occasion démentir une idée reçue : un lanceur n’a pas besoin de certification particulière additionnelle pour le vol habité. Si Ariane 6 démontrait sa fiabilité grâce à un nombre suffisant de lancements de satellites réussis, elle pourrait être adaptée facilement au transport d’équipage sans nécessiter une refonte totale. C’est ainsi qu’a procédé SpaceX avec le lanceur Falcon 9. Le reste de la sécurité serait assuré par la capsule, brique technologique importante dont l’Europe n’a pas la maîtrise.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office, rapporteur. – Les enseignements de cette audition publique nous ont conduits à proposer cinq recommandations.
La première recommandation porte sur la préparation du prochain conseil ministériel de l’ESA, en novembre. Nous proposons que l’Office demande aux autorités françaises de promouvoir la définition d’une stratégie claire en matière de vol spatial habité. Cette stratégie devrait reposer sur la valorisation des acquis scientifiques et techniques européens et l’acquisition progressive de nouvelles briques technologiques.
La deuxième recommandation rappelle la nécessité de concevoir globalement la souveraineté spatiale européenne. Nous estimons que la stratégie en matière de vol habité ne doit pas mettre en péril les autres domaines vitaux que sont les lanceurs, les télécommunications et la défense.
La troisième recommandation demande que la politique spatiale européenne soit inscrite résolument dans un cadre coopératif international, car l’Europe doit être à la pointe de cette importante diplomatie scientifique, qui pourrait donner un nouvel élan à l’Union européenne. Il faut éviter de placer l’Europe en position de dépendance vis-à-vis d’un seul partenaire, si avancé soit-il.
Dans le droit-fil de la précédente, la quatrième recommandation appelle à soutenir la filière industrielle et les start-up au moment où certains projets pourraient être menacés par les récentes orientations américaines.
La cinquième recommandation tend à promouvoir les valeurs et les compétences européennes dans le domaine spatial, notamment pour attirer les jeunes vers les métiers de ce secteur, avec un effort particulier en direction de femmes.
Telles sont les conclusions de cette audition publique du 13 mars dernier, que nous vous présentons une quinzaine de jours seulement après sa tenue.
M. Daniel Salmon, sénateur. – Le mot « conquête » n’est pas anodin, chaque État cherchant à valoriser ses avancées dans le domaine spatial pour marquer sa puissance. Après quoi, de façon presque anecdotique, des expérimentations scientifiques fournissent des apports non décisifs.
Je m’étonne que les astronautes soient considérés comme des cobayes et que l’on fasse des expérimentations sur des embryons, eu égard au fait que la division cellulaire ne s’opère pas de la même manière en apesanteur. Ceci montre que nous sommes de pauvres petits Terriens inféodés à leur planète et entièrement dépendants de la pesanteur. Enfin, si les vols en orbite terrestre sont intéressants, au regard des contraintes budgétaires, aller sur Mars ne me semble pas être une priorité.
M. Arnaud Saint-Martin, député. – Il est rare d’avoir une discussion contradictoire sur le vol habité. Souvent présenté comme une évidence – on peut dire que le vol habité est la « tête de gondole » du secteur spatial –, justifié de multiples façons, y compris par le rêve, il n’est pas, selon des ingénieurs du CNES, indispensable pour les sciences spatiales. Tout le monde admet, y compris les directeurs de programme et d’agence, que le vrai moteur est politique, mais ceci est rarement dit. Ceci justifie une délibération politique sur les fins et les moyens de cette activité.
J’ai trouvé le casting très orienté. Philippe Lugherini, ancien d’ArianeGroup, ayant près de 40 ans d’expérience industrielle, qui fait partie des rares personnes qui affichent publiquement leur opposition au vol habité, apportait un léger dissensus. Lionel Suchet, PDG du CNES par intérim, a travaillé sur les vols habités durant toute sa carrière. Il aurait été étrange que Claudie Haigneré, ambassadrice historique du spatial, soit hostile au vol habité. Il aurait été bon d’élargir le spectre. De nombreux sociologues, historiens et philosophes se sont penchés sur le sujet. Il existe une littérature considérable en sciences sociales et en histoire, à même de remettre en perspective la rationalité du vol habité – la NASA conduit même depuis ses débuts un programme d’histoire spatiale. Inviter des experts en ces domaines aurait permis de dépayser le regard.
Quant au prochain conseil ministériel, pour les membres de la direction de l’ESA, le vol habité est loin d’être la priorité ; il est même anecdotique. La priorité, c’est la défense. L’ESA veut se positionner pour l’Europe spatiale de la défense. Par ailleurs, l’idée d’une souveraineté spatiale européenne n’a aucun sens si elle est soutenue par l’ESA, et l’UE n’a pas de pied dans le vol habité. Il faudra donc se demander qui pilote l’avion spatial européen…
En matière de budget, le CNES pourra apportera sa capacité de lobbying en faveur de la cause, mais il passera au second plan parce que le vol habité n’intéresse personne en Europe. Après l’histoire contrariée du programme Hermes, nous n’avons pas eu de station en propre et nous ne sommes pas encore sortis de cette séquence. Les recommandations favorables au vol habité relèvent de l’incantation et sont très éloignées des thèmes de discussion du prochain conseil ministériel. Les enjeux principaux y seront l’espace de la défense, la relance de programmes d’observation de la Terre, les télécommunications, le programme IRIS2 dans lesquels l’ESA est entièrement partie prenante.
Je ne peux donc valider des conclusions qui me paraissent accessoires au regard des enjeux du projet spatial européen en discussion.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office, rapporteur. – La deuxième recommandation rappelle « la nécessité de concevoir la souveraineté spatiale européenne de façon globale », ce qui n’est pas contradictoire avec votre propos. La stratégie européenne en matière de vol habité ne doit pas mettre en péril les autres domaines que sont les lanceurs, les télécommunications, la défense, également vitaux. Nous voulons juste y voir un peu clair pour définir une conception globale de la souveraineté spatiale européenne. Le vol habité ne doit pas empiéter sur les autres domaines vitaux que sont les lanceurs, les télécommunications, la défense.
La troisième recommandation demande que la politique spatiale européenne soit résolument inscrite dans un cadre coopératif international. Nous sommes conscients que nous n’arriverons pas seuls à agir rapidement. Néanmoins, l’Europe ayant joué un rôle historique dans le domaine spatial, nous disons qu’elle doit être à la pointe de la diplomatie scientifique. Nous savons que les besoins commerciaux en matière de télécommunication connaissent une croissance exponentielle. Nous demandons uniquement de fixer un cadre européen. Nous considérons qu’on ne doit pas négliger ce qui a fait la force de l’Europe et ce qui est devenu un peu moins le cas, parce que des acteurs puissants agissent vite. Nous recommandons seulement de rester présents sur ce champ, nous ne disons pas que le vol spatial habité doit écraser tout le reste.
Peut-être n’avons-nous pas suffisamment distingué le vol spatial habité en orbite et l’exploration ou la conquête spatiale. Le premier pas sur la Lune procédait d’un rapport de force engagé entre les deux super-puissances de l’époque. Vouloir retourner sur la Lune, voire sur Mars ou ailleurs, relève d’une volonté hégémonique de certains pays et nous sommes beaucoup plus réservés sur le sujet.
M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l’Office, rapporteur. – J’ai été frappé par le niveau relativement modeste du financement des programmes du vol habité européen : 1,60 euro par habitant, Grande-Bretagne et Canada inclus. Nous sommes dans une stratégie d’entre deux. L’ESA y participe en grande partie afin de permettre des expérimentations scientifiques en orbite, mais il n’y a pas de plan stratégique. Une des particularités de l’ESA, c’est qu’elle traite beaucoup en bilatéral avec chacun des partenaires et, même dans l’écosystème du CNES, elle est parfois affaiblie par des partenariats avec des pays ayant des ambitions industrielles.
La définition de cette stratégie est un sujet important que nous intégrons dans la première recommandation en indiquant que la stratégie globale n’est pas suffisamment claire. À titre personnel, je considère qu’on devrait consacrer bien plus de moyens à l’exploration, car elle est un vecteur d’attrait pour la formation et l’engagement dans les filières scientifiques. L’enjeu est culturel. On le voit dans l’industrie du cinéma, ultra-dominée par les États-Unis. Une volonté européenne en ce sens permettrait d’établir un écosystème bien plus tourné vers l’exploration que vers la conquête et très lié aux enjeux expérimentaux et de connaissances scientifiques. Mais il est difficile de faire une bonne analyse de cette structuration, quand on sait que l’ESA traite surtout en bilatéral.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office, rapporteur. – La troisième partie du rapport traite du financement du vol en orbite. Il est très peu question de la conquête. L’OPECST a déjà produit une note intéressante sur l’exploration de Mars. Catherine Procaccia, qui s’était fortement investie dans les problématiques relatives à l’espace, recommandait plutôt une exploration robotique. Un robot peut vivre plus facilement huit mois en autonomie qu’un humain. Pour effectuer des prélèvements et mieux connaître les structures, une exploration robotique est envisageable.
M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l’Office, rapporteur. – On est déjà sur Mars. Des instruments réalisent des forages et récupèrent des matériaux présentant des formes de vie prébiotique. Mais la récupération des échantillons coûtera très cher, et si on les récupère, les humains ne servent à rien.
Didier Schmitt a présenté la feuille de route de l’ESA jusqu’à 2040. Je ne suis pas un grand fan de l’ESA, mais elle a fait un effort de prospective en alignant les communautés scientifiques européennes. Au-delà des considérations politiques que vous avez évoquées, le processus décisionnaire est complexe et parfois arbitraire, mais il y a déjà une vision et je m’étonne que l’on parte du principe qu’elle n’existe pas encore, même si elle est discutable.
Enfin, consentir un effort budgétaire significatif pour le vol habité se ferait nécessairement au détriment d’autres engagements de l’ESA. Ceci veut dire que l’on doit s’accorder pour augmenter les budgets au prorata du PIB ou en passant par des lignes annexes ou additionnelles. Je me méfie des bonnes intentions exprimées par des acteurs dont les objectifs sont industriels et commerciaux. Thales Alenia Space qui veut vendre une station est très intéressé, sachant que cela pourrait ne pas se faire sans décision forte. Il faut assumer un arbitrage politique et c’est à la représentation parlementaire d’inviter à en discuter.
M. Daniel Salmon, sénateur. - Ma réserve porte sur la quatrième recommandation : « L’Office appelle à soutenir la filière industrielle et les start-up ». Les start-up représentent souvent une captation de financements publics pas toujours utilisés à bon escient.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office, rapporteur. – Il est difficile d’exclure les start-up du champ de l’innovation. Certes, il y a un investissement public, mais ce sont aussi de puissants leviers d’investissement privé. Beaucoup périclitent et n’arrivent pas à maturité mais l’encouragement des start-up fait partie de l’écosystème de la recherche. Le plan France 2030 en a subventionné un certain nombre. Toutes n’atteindront pas leurs objectifs mais si on était sûr d’attendre les objectifs, cela ne s’appellerait plus de la recherche.
L’Office adopte les conclusions de l’audition publique sur le vol spatial habité et autorise la publication, sous forme de rapport, du compte rendu de l’audition et de ces conclusions.
[1] Jean-Luc Fugit, Les lanceurs spatiaux réutilisables, note scientifique de l’OPECST n° 9 (janvier 2019) ; Jean-Luc Fugit, Les satellites et leurs applications, note scientifique de l’OPECST n° 19 (octobre 2019) ; Christine Arrighi, La météorologie de l’espace, note scientifique de l’OPECST n° 43 (Assemblée nationale n° 1848 – Sénat n° 90, novembre 2023) ; Jean-Luc Fugit et Ludovic Haye, Les débris spatiaux, note scientifique de l’OPECST n° 44 (Assemblée nationale n° 2441 – Sénat n° 510, avril 2024)
[2] Jean-Luc Fugit, Gérard Longuet et Catherine Procaccia, Les enjeux du conseil ministériel de l’Agence spatiale européenne (ESA) les 27 et 28 novembre 2019 à Séville (Espagne), Assemblée nationale n° 2409 – Sénat n° 118 (13 novembre 2019) ; Jean-Luc Fugit, Les enjeux du conseil ministériel de l'Agence spatiale européenne des 22 au 23 novembre 2022. 2022 et au-delà : pour une politique spatiale française portée par une ambition inédite, Assemblée nationale n° 502 – Sénat n° 130 (18 novembre 2022).