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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 10 juin 2025.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation,
Président
M. Didier LE GAC
Rapporteure
Mme Mereana REID-ARBELOT
Députés
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TOME I
RAPPORT et COMPTES RENDUS (XVIe législature)
Voir les numéros : 311 et 720
La commission d’enquête relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation, est composée de : M. Didier Le Gac, président ; Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure ; Mme Nadège Abomangoli, M. Xavier Albertini, Mme Béatrice Bellay, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Elie Califer, Mme Caroline Colombier, M. Alexandre Dufosset, M. Emmanuel Fouquart, M. Moerani Frébault, M. Yoann Gillet, M. Philippe Gosselin, M. Frantz Gumbs, M. Bastien Lachaud, M. Abdelkader Lahmar, M. Maxime Laisney, M. Philippe Latombe, Mme Nadine Lechon, M. Jean‑Paul Lecoq, M. Olivier Marleix, M. Nicolas Metzdorf, M. Christophe Plassard, M. Julien Rancoule, Mme Sandrine Rousseau, Mme Nicole Sanquer, M. Raphaël Schellenberger, Mme Mélanie Thomin, Mme Corinne Vignon, Mme Dominique Voynet
SOMMAIRE
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Pages
A. La volonté de la France de se doter de l’arme nucléaire
a. La fin de la Seconde Guerre mondiale impulse le programme nucléaire de la France
b. Le programme nucléaire accéléré et officialisé par le général de Gaulle
B. Des débats historiques persistants sur le choix du site des essais français
1. Le choix, finalement temporaire, du Sahara algérien
a. Des critères sur mesure, un choix circonstancié
b. La période algérienne des essais nucléaires
2. La date du choix de la Polynésie française fait encore l’objet d’une controverse universitaire
a. Pour Renaud Meltz : un choix fait lors du Conseil de défense du 27 juillet 1962
b. Pour Jean-Marc Regnault, la Polynésie française est un choix anticipé dès 1957
3. La concrétisation du choix de la Polynésie française : la construction du CEP
a. La mise en place du cadre juridique pour l’installation des infrastructures du CEP
b. La nucléarisation de la Polynésie française par le CEP
i. Le cœur de l’implantation du CEP sur les sites de Moruroa, Fangataufa, Hao et Tahiti
ii. Une extension des sites à l’échelle de toute la Polynésie française.
C. Le nucléaire, matrice de la vie politique polynésienne et de son environnement régional
a. Des élus et une population mis devant le fait accompli
b. Des réticences et des oppositions dépassées par le mensonge, la négociation et la répression
c. Le colonialisme et l’impérialisme nucléaires du CEP : un recroquevillement impérial
a. Le rapport aux essais nucléaires : un rapport à la défiance
b. Indépendantisme et antinucléarisme : des débats pollués
3. Les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française à l’échelle du Pacifique
a. L’obtention du statut international de puissance nucléaire à contretemps des opinions régionales
1. Les transformations économiques profondes liées au « boom » de l’installation du CEP
a. L’installation du CEP entraîne un afflux de richesse sans précédent
b. Une économie polynésienne qui évolue au rythme des besoins du CEP.
2. Le développement d’une économie de rente du CEP
B. Des perturbations qui traversent toute la société Polynésienne
a. L’arrivée massive de personnels hexagonaux transforme la population polynésienne
c. Des mouvements de populations qui, pour une part, ont été temporaires
2. La « modernisation » de la société polynésienne
a. Les transformations de la ville et de l’habitat
b. L’émergence de nouveaux modes de vie
3. Le CEP bouleverse les équilibres de la société polynésienne
a. Perturbation des cellules familiales et perte des repères.
b. Le creusement des inégalités entre classes sociales
C. UN « APRES-CEP » QUI PERDURE ENTRE RECONVERSION ET COMPENSATION
a. La fin des essais nucléaires intervient dans un contexte économique difficile
b. La mise en place d’outils financiers de l’État pour pallier la fin des essais nucléaires
2. Le défi de la diversification
a. Aujourd’hui, la Polynésie française retrouve les défis propres aux collectivités d’outre-mer
b. Les difficultés d’une économie toujours dépendante de l’extérieur
A. La minimisation HISTORIQUE des risques radiologiques et de leur impact sanitaire
a. Les différences et insuffisances des équipements et du matériel de protection
b. Des consignes de sécurité lacunaires et parfois ignorées au quotidien
a. L’échec des prévisions météorologiques
b. « Circulez, il n’y a rien à voir » : le silence des autorités, entre déni et dissimulation
i. Le choix de l’inaction et le maintien des populations dans l’ignorance
3. Une surveillance radiologique et un suivi médical lacunaires
a. Les incertitudes entourant la dosimétrie et l’exploitation des résultats
iii. Certains facteurs de contamination sous-évalués
i. Le suivi médical des anciens personnels du CEP et de leurs familles en Hexagone
ii. Le suivi médical des personnels et de la population en Polynésie française
a. L’appréhension complexe des risques sanitaires inhérents à la radioactivité
c. Le génome polynésien : un paramètre de la radio-sensibilité ?
a. Le ressenti des témoins ne se retrouve pas dans les statistiques
i. Les données de santé concernant les seuls vétérans du CEP
ii. Les données de santé relatives à l’ensemble de population polynésienne
b. Les craintes non dissipées d’éventuels effets transgénérationnels des maladies radio-induites
i. Les doutes des vétérans et l’étude du pédopsychiatre Christian Sueur
i. La lente prise de conscience par le législateur de l’inadaptation des règles de droit commun
ii. Les autres régimes ad hoc d’indemnisation des victimes
ii. La composition et le fonctionnement du CIVEN
iii. Des indemnisations au compte-gouttes jusqu’en 2017
i. Les évolutions, parfois contradictoires, du régime juridique
iii. Les recours contentieux contre les décisions du CIVEN : des chances de succès très limitées
iv. La CCSCEN : une commission négligée par l’État pouvant apporter un cadre de solutions
a. Faire sauter le verrou du seuil du millisievert : un nouveau fondement à la loi
i. Une règle imposée à marche forcée et sans véritable réflexion
ii. Un seuil de gestion qui justifie l’existence d’une institution pour elle-même
b. Élargir la liste des pathologies qui peuvent donner lieu à indemnisation
ii. Ouvrir le droit à indemnisation aux victimes dites « par ricochet »
a. Renforcer la proximité du CIVEN à l’égard des victimes
i. Les progrès récemment accomplis grâce à la mission « Aller vers »
ii. Poursuivre le rapprochement du CIVEN avec l’ensemble de la population polynésienne
b. Améliorer la transparence des décisions rendues par le CIVEN
i. Clarifier l’évaluation des indemnisations par les expertises du CIVEN
ii. Renforcer la motivation des décisions et garantir leur publicité
c. Mettre en place un système d’indemnisation collective
i. Un régime de solidarité controversé
ii. La nécessité de mettre en œuvre une véritable compensation financière au bénéfice de la CPS
A. Des conséquences environnementales majeures qui s’atténuent mais PERDURERONT dans le temps
1. L’analyse des conséquences environnementales du CEP dépasse celles des essais nucléaires
a. La perturbation de l’environnement pour l’installation et le fonctionnement du CEP
ii. La prolifération de la ciguatera : une conséquence de la construction des infrastructures du CEP
b. La dévastation des deux atolls par les essais nucléaires
c. La dispersion des particules radioactives au-delà des sites d’expérimentation
a. Une diminution progressive de la radioactivité dans l’environnement polynésien
b. Un nouvel équilibre environnemental
i. Du plutonium dispersé dans l’environnement
B. LEs faiblesses inhÉrentes au SUIVI DES CONSÉQUENCES ENVIRONNEMENTALES DES ESSAIS
1. Le suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires
a. Les institutions étatiques et polynésiennes impliquées
i. Un suivi historiquement réservé au CEA qui s’ouvre à la fin des essais
ii. Le développement d’une capacité autonome d’expertise par la Polynésie française
b. Le suivi s’appuie sur deux programmes d’envergure : TELSITE et TURBO
i. Le programme TELSITE : la surveillance géomécanique des anciens sites nucléaires
ii. Le programme TURBO : la surveillance radiologique des anciens sites nucléaires
a. Des angles morts dans le suivi
b. Des résultats qui n’atteignent pas les populations polynésiennes
c. Une organisation complexe dont la finalité n’est pas clairement définie
ii. Un suivi sans finalité qui interroge
1.La fragilisation géologique des atolls et les risques de tsunami.
a. La fragilisation des atolls par les essais souterrains
b. Le risque de tsunami qui en découle
2. La question non-résolue des déchets nucléaires malgré des efforts de nettoyage
a. Une action de nettoyage et de décontamination réelle, bien qu’insuffisante
i. Les actions menées par l’État
b. La question lancinante des déchets nucléaires
V. La gestion mémorielle de l’après-CEP : connaître le passé pour construire l’avenir
A. la gestion du patrimoine du CEP
i. Un patrimoine disparate et dynamique tout au long de l’histoire du CEP
ii. Cessions et démantèlement : une partie du patrimoine du CEP rendue aux Polynésiens
b. Une appropriation hétérogène par les Polynésiens
2. La question du devenir de Moruroa et de Fangataufa
a. Des atolls encore contaminés, abritant des informations proliférantes
B. Garantir un accès effectif aux archives
i. Un principe de communicabilité strictement encadré
ii. Les controverses entourant la notion « d’information proliférante »
i. Une première impulsion jurisprudentielle
ii. Une amplification décidée par le Gouvernement
2. Des obstructions qui rendent nécessaire un engagement fort et sincère pour y mettre fin
a. Un système labyrinthique au sein duquel le CEA-DAM cristallise les critiques
i. La multiplicité des acteurs institutionnels
b. L’enjeu décisif de la numérisation et de la valorisation des archives
C. D’un conflit des mémoires à la constitution d’une mémoire commune
a. Des mots attendus : une reconnaissance politique et juridique progressive mais encore inachevée
ii. La timide reconnaissance législative du rôle joué par la Polynésie française
2. L’enseignement du fait nucléaire en Polynésie française : le souvenir contre l’oubli
a. Instruire les jeunes générations de l’histoire du fait nucléaire
b. Créer véritablement les conditions d’une mémoire partagée
i. La conduite d’une réflexion indépendante sur ces enjeux mémoriels
ii. Le centre de mémoire Pū Mahara
iii. Instaurer une journée nationale du souvenir
Liste et traduction des termes tahitiens utilisés dans le rapport
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
CONTRIBUTIONS DES DÉPUTÉS À TITRE INDIVIDUEL OU AU NOM DES GROUPES
ANNEXE I : liste des essais nuclÉaires français (1960-1996)
ANNEXE II : DIRECTIVE N° 1948/CEP/DSS/2/SC DU 24 JUIN 1966 SUR L’USAGE DU LUGOL
comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête sous la XVIe lÉgislature
La France est le quatrième pays au monde à s’être doté de l’arme nucléaire. Aujourd’hui, son statut de puissance nucléaire (qu’elle partage avec neuf autres pays) lui confère un statut particulier au sein de ce que l’on appelle « le concert des Nations ».
Cela lui a permis, notamment, d’être indépendante de toute puissance étrangère en matière de défense nationale, spécificité d’autant plus précieuse dans le nouveau contexte de tensions internationales que nous connaissons.
La mise au point et le développement de cette arme nucléaire ont nécessité d’effectuer des campagnes importantes d’essais ; c’est ainsi que pas moins de 210 essais furent réalisés entre 1960 et 1996, dont 193 en Polynésie française entre 1966 et 1996.
Ces campagnes d’essais en Polynésie française n’ont pas été sans conséquence sur la population locale, sur les militaires, notamment ceux de la Marine nationale - de carrière et appelés du contingent - ou encore sur le personnel civil - qu’il ait été expatrié ou embauché localement - du Centre d’Expérimentation du Pacifique (le CEP). Aujourd’hui, peu de personnes remettent en cause l’idée qu’il puisse y avoir une plus forte prévalence de cancers ou de maladies radio‑induites au sein de ces populations exposées à des radiations lors des tirs des essais nucléaires polynésiens.
En 2010, pour la première fois, le législateur s’emparait de la question des conséquences sanitaires des essais nucléaires en votant une loi, le 5 janvier, connue sous le nom de « loi Morin » instaurant une procédure d'indemnisation pour les personnes atteintes de pathologies cancéreuses considérées comme radio-induites par les études scientifiques de référence des Nations Unies et résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants.
Quinze ans après, il semblait opportun de dresser un bilan du dispositif issu de cette loi et, probablement, de l’améliorer.
C’est dans cet esprit que, sous la XVIe législature, début 2024, une commission d’enquête « relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation » était créée dans le cadre du droit de tirage du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR).
Mme Mereana Reid-Arbelot, députée GDR de Polynésie française, en fut la rapporteure et, pour ma part, au nom du groupe Renaissance, j’en étais élu Président.
Cette commission d’enquête a procédé à seize auditions publiques et avait largement entamé ses travaux quand ceux-ci prirent fin brutalement, à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale prononcée par le Président de la République, le 9 juin 2024.
Grâce à la ténacité de Mereana Reid-Arbelot, dès l’entrée en vigueur de la législature suivante, le groupe de la Gauche démocrate et républicaine demandait et obtenait la création d’une nouvelle commission d’enquête sur le même thème.
Mereana Reid-Arbelot était, de nouveau, désignée rapporteure et j’en étais, de nouveau également, élu président.
Comme la précédente commission d’enquête, le champ d’investigation de celle-ci était particulièrement large et nous invitait à examiner les thématiques suivantes :
- les raisons ayant orienté la France vers le choix de sites polynésiens pour son expérimentation nucléaire, au moment de la fermeture des sites algériens ;
- l’état des connaissances du Gouvernement français sur les conséquences des essais nucléaires sur la santé et l’environnement au moment où la Polynésie française a été choisie, mais également au cours des opérations et jusqu’à aujourd’hui.
- la diversité des niveaux d’information transmis aux populations, aux vétérans et aux personnels civils au cours de la période des essais nucléaires ;
- les doses réelles de radioactivité reçues par la population, les vétérans et les personnels civils au cours des 193 essais nucléaires réalisés en Polynésie française ;
- l’ensemble des conséquences sanitaires, environnementales, économiques et sociales des trente années d’expérimentation atomique en Polynésie française (1966-1996) ;
- l’effectivité du régime d’indemnisation de l’ensemble des victimes des essais nucléaires français et les mesures concrètes à adopter afin de les mener à une guérison complète ;
- l’efficacité des mesures de réparation et de réhabilitation environnementale adoptées ;
- l’accès aux archives relatives aux conséquences sanitaires, environnementales, économiques et sociales de l’installation et des opérations du CEP en Polynésie française.
Notre commission d’enquête, composée de 31 députés issus des 11 groupes politiques représentés à l’Assemblée nationale, auxquels était adjoint un député non-inscrit, démarra ses travaux le 21 janvier 2025 et procéda à 48 auditions publiques pour écouter 123 personnes, ainsi qu’à deux déplacements (le premier en Polynésie, sur les lieux mêmes des tirs nucléaires effectués à partir de 1966, le second au Commissariat à l’énergie atomique à Bruyères-le-Châtel).
Lors de la première réunion de la commission, je rappelais mon souhait de vouloir mener les travaux de la manière la plus constructive possible, en favorisant l’expression et le travail de tous.
Le fait est que mon entente avec notre rapporteure et, au-delà, avec l’ensemble des députés membres de la commission d’enquête fut excellente ; nos points de vue souvent complémentaires, notre appréhension des divers sujets inhérents à l’histoire nucléaire de la Polynésie française (et plus largement de la France) et notre désir commun de mieux en démêler les non-dits et les sous-entendus nous permirent, je le crois, d’effectuer un travail collectif de qualité.
Étant élue et native de Polynésie française, notre rapporteure Mereana Reid-Arbelot connaissait depuis toujours ce sujet, qu’elle et les siens avaient pu vivre de la manière la plus intime, voire douloureuse.
Pour ce qui me concerne, élu du Finistère et plus particulièrement de Brest, j’ai toujours été sensibilisé à ce sujet et plus encore après mon élection comme député en 2017 par des vétérans de la Marine Nationale, nombreux dans mon département et regroupés notamment au sein de l’AVEN (Association des Victimes des Essais Nucléaires). Très vite, ils ont appelé mon attention sur les conséquences des essais réalisés en Polynésie de 1966 à 1996 et, plus spécifiquement, sur les essais atmosphériques réalisés entre 1966 et 1974.
Les défis qui s’offraient à notre commission d’enquête étaient nombreux, à commencer par l’étendue du champ d’étude et d’investigation, particulièrement large puisqu’il s’agissait de dresser un état des lieux de l’ensemble des conséquences de ces campagnes d’essais nucléaires en Polynésie française tant en ce qui concernait la santé des Polynésiens, des vétérans de l’armée française ou du personnel civil d’appui, qu’en ce qui concernait l’impact sur la flore et la faune locales, ou encore l’impact sur la géologie et la géographie des lieux où l’on procéda à ces tirs.
Au-delà de notre légitime volonté de démêler le vrai du faux, je crois que nous avons su éviter un écueil : l’objet de cette commission d’enquête, qui ne doit être à mon sens ni à charge, ni à décharge, n’était pas de faire le procès du nucléaire, qu’il soit d’ailleurs à usage civil ou militaire.
L’objet de cette commission d’enquête n’était pas non plus de faire le procès de la dissuasion nucléaire française qui constitue encore aujourd’hui, ce que le général de Gaulle nommait « l’assurance vie des Français » et qui permit à notre pays d’assurer sa totale indépendance en matière de défense nationale à l’égard de quelque grande puissance que ce soit.
Enfin, l’objet de cette commission d’enquête n’était naturellement pas de faire le procès de la science, notamment un procès à la médecine et à la recherche médicale concernant les maladies radio-induites. Bien au contraire. En revanche, nous avons pu constater que, durant toute la période de ces essais, il aura justement manqué un véritable suivi scientifique rigoureux, impartial et transparent pour l’ensemble des personnes concernées par ces tirs et exposées à leurs retombés. En ce domaine, il n’est pas inutile que la science ait une conscience.
Libre à chacun d’avoir sa propre opinion sur ces sujets majeurs.
Surtout, ce qui, je pense, en revanche, a motivé nos travaux c’est l’exigence impérieuse, près de 60 ans après les premiers essais nucléaires en Polynésie, de faire connaître l’histoire de ces essais, d’en montrer et d’en décrire tous les aspects, des plus généraux aux plus techniques, ainsi que l’ensemble de leurs conséquences.
Enfin, ces travaux auront permis de mettre en lumière la contribution du peuple polynésien à l’édification de notre défense nationale.
Sans la Polynésie française et sans les Polynésiens, la France ne disposerait pas aujourd’hui d’une arme atomique lui permettant de se faire entendre des plus grandes puissances mondiales.
C’est pourquoi, tous les Français doivent connaître cette histoire qui est la leur mais qui peut leur paraître lointaine, voire étrangère puisqu’ayant eu lieu dans des décors de rêve au cœur de l’Océan Pacifique, à près de vingt mille kilomètres de Paris.
Au terme de nos travaux, une évidence s’impose à nous : qui peut aujourd’hui encore croire au mythe des « essais propres » ?
Il est désormais avéré que ceux qui payèrent les premiers, et le plus chèrement, le prix de ces campagnes furent les Polynésiens eux-mêmes et les vétérans qui travaillèrent au sein du Centre d’expérimentation du Pacifique.
Outre les conséquences sanitaires, les premiers ont vu leur lieu de vie littéralement bouleversé alors qu’ils n’avaient évidemment rien demandé, ni rien voulu.
Les seconds, passée, pour certains d’entre eux, la première étape d’un dépaysement idyllique, ont longtemps cherché, de retour en France hexagonale, la vérité sur l’origine des maladies aussi soudaines que diverses dont ils ont alors pu être les victimes.
Sur ce point, il serait sans doute assez opportun qu’un nouvel effort soit réalisé concernant la reconnaissance et l’indemnisation des maux dont ils souffrent encore aujourd’hui.
Concernant les Polynésiens, que la France s’acquitte d’une dette à leur égard ou les assure d’un pardon qui - comme l’a dit un ministre auditionné par notre commission « grandirait la France » -, elle leur est, de toute façon, éternellement redevable.
On ne peut que saluer à cet égard les propos du Président de la République qui, lors d’un déplacement en Polynésie en 2021, a explicitement évoqué une « dette » de la France à l’égard de la Polynésie.
C’est pourquoi, pour que notre pays puisse tourner la page de ces trente ans d’essais nucléaires en Polynésie dans l’honneur, il convient d’être enfin totalement transparent sur le bilan de ces essais. Telle a été la ligne de notre commission d’enquête, ligne dont elle ne s’est jamais départie.
La légitime défiance qui s’est emparée des Polynésiens durant ces dernières décennies à l’égard de la métropole ne doit pas perdurer, la défiance des nouvelles générations ne devant pas se muer en rancœur qui, parfois, peut même se transformer en colère.
Si cette commission d’enquête peut servir à apporter un certain apaisement, par ses éclairages et ses préconisations, elle n’aura pas failli à la mission qui lui a été confiée.
C’est, entre autres, ce que ce rapport de ma collègue Mereana Reid-Arbelot va aborder de la manière la plus concrète et la plus circonstanciée possible dans les pages qui vont suivre, en s’appuyant, notamment, sur les dizaines d’auditions que nous avons menées ensemble dans une optique que nous avons voulue, l’un et l’autre, pour un sujet aussi grave, consensuelle et constructive.
Enfin, j’appelle de tous mes vœux que ce rapport ne soit pas, sitôt paru, enterré dans un tiroir.
Au vu des propos entendus, des échanges nourris avec les témoins de cette époque, et du souhait commun que je partage avec Mereana Reid-Arbelot, il me semblerait assez logique et plutôt bienvenue que ces conclusions permettent au législateur de s’en saisir afin d’améliorer ce qui doit l’être, nouvelle étape d’une réconciliation et de la formalisation d’une vérité que nous souhaitons unanimement.
Tel est en tout cas le vœu que je formule.
Didier LE GAC
Député du Finistère
Mesdames, Messieurs,
La fin de la Première Guerre mondiale inspire à Paul Valéry une sombre analyse des enseignements qu’il tire de ce conflit : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » ([1]). Deux jours après le largage de la bombe nucléaire sur Hiroshima et la veille de celui sur Nagasaki, Albert Camus semble poursuivre et préciser cette angoisse de manière prophétique, dans un éditorial de Combat : « Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. » ([2])
En ce mois de juin 2025, alors que les tensions et incertitudes internationales n’ont jamais été aussi fortes depuis plusieurs années, ces propos résonnent à nos oreilles avec une acuité particulière. Tel n’est pas tout à fait le cas au sortir de la Seconde Guerre mondiale, époque à laquelle les grandes puissances se lancent chacune à leur tour dans une course aux armements qui voit successivement les États-Unis, la Russie (août 1949), la Grande-Bretagne (octobre 1952), la France (février 1960) et la Chine populaire (octobre 1964) se doter de l’arme nucléaire.
Dans ce contexte, la France, pionnière dans le domaine de la recherche nucléaire et de ses potentielles applications militaires ([3]), effectue son premier essai nucléaire en Algérie, dans la région de Reggane, le 13 février 1960. Toujours dans ce contexte, marqué par la Guerre d’Algérie et son cheminement vers l’indépendance, notre pays cherche un autre lieu où effectuer ses essais afin de s’assurer une maîtrise complète de l’arme nucléaire. Si plusieurs sites sont évoqués, c’est finalement la Polynésie française qui est choisie au terme d’un processus qui « n’obéit pas à la logique linéaire qu’il est tentant de rationaliser a posteriori » ([4]).
Du 2 juillet 1966 (essai Aldébaran) au 27 janvier 1996 (essai Xouthos), la France effectue 193 tirs nucléaires en Polynésie française sur les sites de deux atolls devenus tristement célèbres, Moruroa ([5]) et Fangataufa. Le présent rapport souhaite revenir sur les diverses conséquences de ces essais qui ont profondément meurtri et déstabilisé la population ainsi que les territoires polynésiens, et reste encore aujourd’hui une plaie extrêmement vive pour toute la Polynésie française.
Lors de sa réunion du 30 avril 2024, la Conférence des Présidents de l’Assemblée nationale a pris acte de la création d’une commission d’enquête au titre du droit de tirage attribué au groupe Gauche démocrate et républicaine – NUPES en application de l’article 141 du Règlement de l’Assemblée nationale ([6]). Le 7 mai 2024, la commission d’enquête s’est réunie pour élire son bureau ; Didier Le Gac (député du Finistère, Renaissance) fut élu président tandis que Mereana Reid-Arbelot (députée de la Polynésie française, GDR) était désignée rapporteure. Les travaux de la commission commencèrent immédiatement mais la dissolution du 9 juin 2024 interrompit ses travaux, alors qu’elle avait déjà procédé à seize auditions. Dès le début de la XVIIème Législature, le groupe GDR souhaita redéposer une proposition de résolution ([7]) tendant à la création d’une commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires. Cette proposition fut examinée par la commission de la Défense nationale et des forces armées le mercredi 11 décembre 2024 ([8]) et, après avoir examiné les conditions de sa recevabilité, vota en faveur de sa création à l’unanimité ; la Conférence des Présidents en prit acte le 17 décembre ([9]).
La réunion constitutive de la nouvelle commission d’enquête se tint le mardi 14 janvier 2025 pour élire son bureau ; de nouveau, Didier Le Gac fut élu président et Mereana Reid-Arbelot opta pour les fonctions de rapporteure. Dans une ambiance toujours studieuse et consensuelle à laquelle votre rapporteure souhaite rendre fortement hommage, la commission d’enquête effectua 30 auditions à Paris permettant d’entendre aussi bien en présentiel qu’en visioconférence (notamment pour les interlocuteurs polynésiens) 82 personnes de tous horizons (anciens ministres, vétérans, responsables d’associations, historiens, scientifiques, militaires…) afin de l’éclairer au mieux sur l’ensemble des conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie française ([10]). À cela, il convient d’ajouter un déplacement qu’une délégation de la commission conduite par son président effectua en Polynésie du 21 au 31 mars 2025, lui permettant de procéder à 18 nouvelles auditions et de rencontrer ainsi 41 personnes (responsables institutionnels ou d’associations, vétérans, avocats…). Dans la perspective de ce déplacement, une boîte mail dédiée a été créée, relayée dans la presse hexagonale et polynésienne, afin de solliciter les Polynésiens eux-mêmes qui pouvaient souhaiter apporter à la délégation des informations ou des témoignages ; plus de soixante personnes envoyèrent un message, soit pour soutenir et encourager les travaux de la commission, soit pour demander à être auditionnés. Plusieurs personnes furent ainsi entendues sur place et les éléments factuels précisés dans leurs messages par plusieurs vétérans ont par ailleurs été utilisés au fil de ce rapport, ayant été jugés particulièrement éclairants pour notre sujet. Il faut également prendre en considération un certain nombre d’auditions « privées » que votre rapporteure a pu réaliser, notamment en Polynésie, les attentes à l’égard des travaux de cette commission d’enquête et de ses conclusions y étant extrêmement fortes. Enfin, une délégation de la commission d’enquête a effectué, le 15 mai 2025, un déplacement à la direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique, à Bruyères-le-Châtel, au cours duquel elle a pu rencontrer un certain nombre de personnels qui lui ont précisé de nouveaux éléments propres à alimenter sa réflexion. Même si l’on peut toujours regretter de ne pas avoir davantage entendu de personnes susceptibles d’apporter leur concours à nos travaux, votre rapporteure estime néanmoins que, vu les délais impartis, la commission aura pu entendre un panel suffisamment large lui permettant de se forger une juste opinion des conséquences des essais nucléaires en Polynésie française.
Avant d’examiner les conséquences politiques, économiques et sociales, environnementales, sanitaires et mémorielles des essais (qui feront l’objet d’autant de chapitres dans ce rapport), votre rapporteure souhaite rappeler quelques points essentiels, à commencer par la situation géographique de la Polynésie française, qui est, à elle seule, un élément explicatif du choix opéré pour y effectuer les essais nucléaires.
Composée de 118 îles, dont 76 sont habitées, la Polynésie française se compose de cinq archipels : l’archipel de la Société (où se trouvent notamment Tahiti, Moorea et Bora Bora), l’archipel des Marquises, l’archipel des Tuamotu, l’archipel des Australes et l’archipel des Gambier. Formées depuis des millions d’années pour la plupart (environ 4 à 4,7 millions d’années pour l’île de Maupiti à quelque 300 000 ans pour la « jeune » île de Mehetia), les îles de la Polynésie française couvrent une surface émergée de plus de 4 100 km2 mais cette superficie dépasse les 5,5 millions de km2 si l’on prend en considération l’ensemble des étendues maritimes, soit une superficie équivalente au continent européen :
Source : https://cnotretour.com/2020/11/26/5173/
La Polynésie connaît des paysages extrêmement diversifiés, édifiés sur un sous-sol volcanique. En effet, il y a des millions d’années, la région était parsemée de « points chauds » dont les éruptions volcaniques ont formé des îles ; avec le mouvement des plaques tectoniques, les points chauds donnaient naissance à d’autres îles, déclinant cette disposition en « chapelet ». Des formations carbonatées ont alors « encerclé » les volcans éteints, et bâti les barrières de corail ou récifs coralliens autour des îles formant par la même occasion, les lagons. À un stade plus avancé, le phénomène de subsidence, bien connu des géologues, fit disparaître les îles par enfoncement pour ne laisser que l’anneau de corail « vivant » qui, lui, continuait de croître et formait ainsi les atolls. Deux d’entre eux, Moruroa et Fangataufa figurent parmi les acteurs principaux de ce rapport.
Prise de vue de l’atoll de Vanavana depuis le vol pour rejoindre Moruroa
C’est donc au cœur de l’archipel des Tuamotu que la France effectue ses 193 tirs nucléaires, à 1 000 kilomètres de Tahiti, à plus de 6 000 kilomètres de l’Australie, à plus de 17 000 kilomètres de la France hexagonale. C’est dans ce cadre que les noms célestes ou exotiques attribués à chacun des tirs résonnent aujourd’hui avec une certaine nonchalance, qui tranche avec la vertigineuse réalité de ce qu’est réellement un tir nucléaire.
Afin d’entrevoir ce qu’est une bombe nucléaire d’un point de vue technologique, celles lâchées sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945 sont toutes deux des bombes nucléaires (bombes A), reposant sur le principe de la fission nucléaire, c’est-à-dire sur l’éclatement de noyaux d’uranium ou de plutonium. Comme l’a précisé Christian Bataille dans un rapport ([11]) vieux de 27 ans maintenant, on utilise ici « de l’uranium 235, beaucoup plus rare dans la nature que son isotope, l’uranium 238, mais qui a la particularité d’être fissile, c’est-à-dire que les noyaux de ce matériau sont susceptibles de se scinder sous l’effet d’un bombardement de neutrons en produisant de nouveaux neutrons qui iront à leur tour provoquer la fission d’autres noyaux. Ce phénomène, appelé "réaction en chaîne", entraîne un considérable dégagement d’énergie, la réaction en chaîne se poursuivant inexorablement, de façon exponentielle, en quelques fractions de seconde. » Pour la première bombe utilisée dans le cadre d’un conflit armé, en l’occurrence Little boy, sur Hiroshima, sa mise à feu consiste à rapprocher deux blocs d’uranium 235 et à les faire éclater en recourant à un explosif conventionnel pour faire en sorte que la masse soit suffisante pour déclencher une réaction en chaîne. Un autre type de bombe, plus puissante et plus complexe à élaborer, est rapidement expérimenté : la bombe thermonucléaire (bombe H) qui fonctionne cette fois-ci sur le principe de la fusion nucléaire. Là encore, Christian Bataille décrit le phénomène physique attendu : « Le combustible nucléaire se compose, en principe, de deutérium et de tritium, deux éléments à noyaux légers qu’il faudra rapprocher pour en former un plus lourd. Pour annihiler les phénomènes de répulsion entre les noyaux, il faut des pressions et des températures extraordinairement élevées qui ne peuvent être obtenues que grâce à l’explosion préalable d’une bombe à fission. Une fois la réaction de fusion amorcée, les émissions de neutrons vont entraîner la fission des masses d’uranium et de plutonium qui constituent l’enveloppe de la bombe. On a donc ainsi une réaction en trois étapes, fission-fusion-fission, qui libère une quantité d’énergie considérable. » La première bombe H testée est tirée par les États-Unis d’Amérique dans l’atoll Eniwetok, aux îles Marshall, le 1er novembre 1952, dégageant une puissance de 10,4 mégatonnes ([12]). La France procède tout d’abord à des essais de bombe A, aussi bien en Algérie que dans le Pacifique, et tire sa première bombe H le 24 août 1968 : le tir Canopus, d’une puissance de 2,6 mégatonnes, sur l’atoll de Fangataufa.
Bombe A ou bombe H, il convient de présenter rapidement les modalités mêmes des tirs effectués à Moruroa et à Fangataufa. En Polynésie française, deux principales modalités de tirs sont utilisées successivement : les tirs à l’air libre (également connus sous le nom de « tirs atmosphériques » ou « aériens ») et les tirs réalisés en sous-sol (désignés comme des essais « souterrains »).
Dans le premier cas, et en exceptant les tirs « réels » effectués depuis un avion ([13]), le tir pouvait avoir lieu soit « sous ballon », soit « sur barge ».
Les tirs sur barge sont assez « rudimentaires » dans leur dispositif puisque la bombe est simplement posée sur une barge, elle-même ancrée dans le lagon sur une profondeur de trente à quarante mètres pour lui assurer une stabilité optimale, afin de permettre aux instruments de mesure d’effectuer les analyses les plus précises et les plus complètes possibles. Le tir, situé à une distance de 700 à 1 700 mètres d’un poste d’enregistrement avancé (PEA) muni d’appareils d’enregistrement électronique et optique, a donc lieu à une hauteur de 3 à 10 mètres ; quatre tirs ont eu lieu sur barge dont le premier, Aldébaran (le 2 juillet 1966), Sirius (4 octobre 1966) et Arcturus (2 juillet 1967) à Moruroa, et Rigel (24 septembre 1966) à Fangataufa. Comme le souligne le site Moruroa, Mémorial des essais nucléaires français ([14]), ces tirs sont particulièrement dévastateurs puisque « la bombe entraînait dans le champignon une partie de l’eau, des coraux et des sédiments du lagon qui, en retombant, provoquaient de très fortes contaminations ». La nocivité de ces tirs a également été reconnue par les autorités militaires, à commencer par le CEA, qui a admis sans peine que « Lors de ces essais, la boule de feu est entrée en contact avec l’eau et les sédiments du lagon se trouvant à l’aplomb du point zéro, y déposant une quantité significative de produits de fission et d’activation. » ([15])
Photographie d’une barge supportant une bombe nucléaire, en juillet 1966 (crédits :
© Robert Antoine / ECPAD / Défense - Référence : F 66-185 R437)
Au regard des dégâts extrêmement importants créés par les tirs sur barge, les autorités militaires développent une autre technique, utilisée durant tout le reste de la période des essais aériens : les tirs sous ballon. Le procédé peut sembler relativement simple même s’il fut, en vérité, « le fruit d’un long cheminement intellectuel et technique de la part des différents acteurs institutionnels et des entreprises contractantes » ([16]). Comme le décrit Patrick Boureille, « La solution retenue consiste à accrocher la charge utile au sommet d’une pyramide formée par trois câbles tendus, partant chacun d’un treuil aux sommets d’un triangle équilatéral formé par trois barges au niveau du lagon. L’aérostat est d’autant plus gros qu’il doit emporter la nacelle, assurer la traction des câbles et rigidifier la pyramide. Le vent peut alors faire pivoter le ballon sans déplacer outre mesure la nacelle. » ([17]) Les ballons, d’un volume de 4 000 à 14 000 m3, sont gonflés à l’hélium et doivent être capables de porter une nacelle pesant environ 1,5 tonnes, tout en possédant toutes les caractéristiques techniques leur permettant notamment de résister à certains vents violents en altitude. Bien que techniquement complexes à utiliser, les tirs sous ballon, dont l’explosion se produit à une altitude comprise entre 220 et 700 mètres, sont supposés assurer une contamination beaucoup moins importante qu’avec un tir effectué au niveau de la mer.
Photographie d’un ballon portant une nacelle où se trouve une bombe thermonucléaire, en août 1968
(crédits : © Michel Leblanc / ECPAD / Défense - Référence : F 68-318 LC55)
En réalité, cette « présentation idyllique des tirs sous ballon » ([18]) est en grande partie fausse ; les tirs ainsi effectués sont très contaminants. Les prévisions anticipant l’absence de contact entre la boule de feu et l’eau du lagon ont fréquemment été démenties par l’expérience, Bruno Barrillot relevant par exemple que sur les 34 tirs ainsi effectués, 22 auraient eu une interférence avec la surface. Chaque zone de tir devait, en conséquence, être décontaminée pendant plusieurs semaines avant qu’un nouveau tir puisse y être effectué.
Les années 1960 et 1970 voient les essais atmosphériques durement contestés, tant par certains États que par des organisations non gouvernementales ; la France essaie d’y répondre mais assez maladroitement, à tel point qu’on doit bien parler de « l’échec d’une diplomatie rhétorique et scientifique » ([19]). La France adopte à cette époque une nouvelle technique en effectuant désormais des essais souterrains. Cette technique se poursuit jusqu’aux derniers essais de 1996. Le principe consiste à creuser des puits de tirs allant jusqu’à 1 200 mètres de profondeur traversant la couche carbonatée ou corallienne pour atteindre la couche basaltique de l’atoll. Une fois le forage effectué, l’engin explosif, au sein d’un appareillage de près de vingt mètres de long, appelé conteneur, y est positionné avant d’être recouvert de tonnes de béton, de sable, de graviers en tous genres, ce qui permettait d’absorber l’onde de choc de l’explosion qui vaporisait la roche et vitrifiait le basalte. Après l’explosion, des puits secondaires étaient réalisés, dans le cadre d’une opération post-forage, pour recueillir des échantillons de gaz et de déchets dans les poches souterraines créées par l’explosion. Sur les 137 essais souterrains ainsi effectués, dont 127 à Moruroa et 10 à Fangataufa, 84 sont tirés sous la couronne corallienne tandis que 63 essais ont lieu sous les lagons des atolls.
Photographie d’une explosion dans le lagon de Moruroa, en novembre 1985 (crédits :
© Philippe Grandperrin / ECPAD / Défense - Référence : 1 985 464 72 17)
Au-delà des images vues à la télévision, les essais nucléaires ont été bien réels en Polynésie française. Le Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) a rythmé la vie de ses habitants pendant plusieurs décennies : avec quelles conséquences ? La réponse à cette question est tout l’enjeu de ce rapport. Il ne nous appartient pas ici de trancher certains débats scientifiques qui opposent experts en tous genres. Le rôle de cette commission d’enquête consiste fondamentalement à prendre du recul sur une situation qui, aujourd’hui encore, façonne la Polynésie française et l’état d’esprit de ses habitants. Conformément aux dispositions de la proposition de résolution qui a permis de créer la présente commission d’enquête, le présent rapport vise à étudier les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie française dans toutes leurs dimensions : historiques, économiques et sociales, sanitaires, environnementales, mémorielles enfin.
Au-delà des poncifs, il s’agira de se frayer un chemin qui soit le plus proche possible de la vérité pour dégager des pistes de réflexion et de réformes qui, espérons-le, permettront de comprendre un chapitre douloureux, encore méconnu de l’histoire de la Polynésie française et de la France tout entière. Ce serait une excellente nouvelle si le constat dressé par ce rapport apparaissait comme un diagnostic partagé.
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I. LE CHOIX DE LA POLYNÉSIE FRANCAISE pour y poursuivre LE DÉVELOPPEMENT DE L’ARME NUCLÉAIRE de la France
Sans la décision de la France de se doter de l’arme nucléaire, il n’y aurait pas eu d’essais nucléaires en Polynésie française. Cette évidence mérite d’être rappelée car il n’est pas possible de comprendre leurs conséquences sur la société polynésienne sans remonter aux origines de cette décision et d’en analyser le contexte. Cette décision s’inscrit en effet dans le contexte particulier de la Guerre froide, avec la volonté des Gouvernements français, dès les débuts de la IVème République, d’assurer la sécurité du pays et son indépendance stratégique vis-à-vis des deux superpuissances américaine et soviétique. En outre, une telle décision n’est pas désincarnée. Elle a été prise par des hommes : Présidents de la République, ministres, scientifiques et militaires. Les développements qui vont suivre, retracent près de quatre-vingts ans d’histoire et mettent en évidence le rôle majeur que ces personnes ont joué, avec leurs convictions, leurs hésitations et leurs choix, dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui.
A. La volonté de la France de se doter de l’arme nucléaire
1. La course à l’arme nucléaire et les rapports de force de la Guerre Froide comme contexte de décision
Durant la Seconde Guerre mondiale une « course de vitesse atomique » ([20]) s’est engagée entre les scientifiques des puissances belligérantes. Si c’est en Allemagne, en 1938, que les physiciens Otto Hahn (1879-1968) et Fritz Strassmann (1902-1980) découvrent la fission nucléaire, le programme nucléaire allemand échoue à construire un réacteur nucléaire fonctionnel et à produire une quantité de matières fissiles nécessaire à son aboutissement.
Les recherches menées aux États-Unis, mobilisant des ressources financières et scientifiques considérables dans le cadre du projet Manhattan Engineer District, progressent en revanche rapidement. En 1944, deux concepts de bombes sont parallèlement développés : « Little Boy », qui est une bombe à uranium hautement enrichi (U-235), et « Fat Man », une bombe au plutonium (Pu-239). Le 6 juillet 1945, le premier essai nucléaire de l’histoire, Trinity, a lieu à Alamogordo, dans le désert du Nouveau-Mexique. Un mois plus tard, le premier bombardement nucléaire est effectué sur Hiroshima, au Japon, suivi trois jours plus tard, d’un second sur Nagasaki.
En mars 1943, lorsque Staline est informé du projet Manhattan, les Soviétiques décident de lancer leur propre programme nucléaire. Le premier essai nucléaire de l’Union soviétique est effectué le 29 août 1949 en République socialiste soviétique kazakh, dans l’actuel Kazakhstan.
Dans le cas des deux programmes nucléaires américain et soviétique, il est frappant de constater que l’un comme l’autre ont été dictés par l’urgence, justifiant tous les risques afin de disposer de la bombe le plus rapidement possible.
Après la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni poursuit son propre programme nucléaire. D’abord secret, le projet « High Explosive Research », lancé en 1947, aboutit le 3 octobre 1952 au premier essai nucléaire britannique, réalisé près des îles Montebello en Australie, faisant du Royaume-Uni la troisième puissance nucléaire mondiale. Le premier essai thermonucléaire a, quant à lui, lieu le 8 novembre 1957 à Christmas Island (Kiritimati). Après avoir souhaité bénéficier d’une période d’indépendance stratégique, les Accords de Nassau (1962) ont établi une étroite collaboration entre la Grande-Bretagne et les États-Unis qui fournissent notamment les missiles Trident équipant les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) britanniques. Aujourd’hui, si la doctrine britannique qualifie sa dissuasion nucléaire d’indépendante du point de vue opérationnel ([21]), la profonde intégration du complexe militaro-industriel états-unien dans son système de dissuasion implique de facto une forte dépendance de cette dernière à l’égard des États-Unis.
Les estimations des autorités et des chercheurs japonais dans l’année qui succède aux tirs sur Hiroshima et Nagasaki estiment que les deux explosions causent respectivement 100 000 à 140 000 morts et 70 000 à 80 000 morts. La puissance de feu nucléaire, octroyée à un petit nombre d’États, conjuguée aux progrès de ses vecteurs ([22]), qui peuvent atteindre n’importe quelle cible sur la surface du globe, marque une rupture dans les relations internationales. Pour les contemporains de l’avènement de cette nouvelle puissance, comme le général André Beaufre, l’arme nucléaire « n’est pas comme on l’a quelquefois proclamé inexactement ‘‘qu’une arme comme les autres mais seulement plus puissante’’ [...] Du fait de cette double caractéristique (puissance et portée) l’arme atomique produit un phénomène entièrement nouveau : il n’y a plus de rapports entre la puissance et la masse » ([23]). Ces nouvelles armes, pouvant désormais être employées lors d’un conflit, bouleversent complètement la façon d’appréhender les rapports de force qui se réorganisent avec la Guerre froide.
Ce nouveau contexte pousse une partie de l’élite française, profondément ébranlée par la Seconde Guerre mondiale, à décider de doter la France de l’arme nucléaire. Cette élite est, en effet, traversée par la conviction que ce choix permettra d’assurer l’indépendance du pays pour l’avenir.
2. La volonté d’indépendance de la France comme justification d’un programme nucléaire sous la IVe République, accéléré par le général de Gaulle
a. La fin de la Seconde Guerre mondiale impulse le programme nucléaire de la France
Les premières recherches dans le domaine nucléaire commencent dans les années trente ([24]), avec les travaux pionniers d’Irène (1897-1956) et Frédéric (1900-1958) Joliot-Curie, qui contribuent aux découvertes fondamentales sur la radioactivité et la fission nucléaire. À partir de 1945, la France lance, concrètement, son programme nucléaire ([25]).
Au lendemain de la guerre, le 18 octobre 1945, conscient du statut que l’énergie nucléaire octroie aux États la maîtrisant, le général de Gaulle, alors chef du Gouvernement provisoire de la République française, signe l'ordonnance créant le Commissariat à l'Énergie Atomique (CEA).
Dirigé par Frédéric Joliot-Curie, le CEA est alors placé sous la double tutelle du Président du Conseil et du ministre de l’Industrie ([26]). Sa mission est à la fois scientifique et industrielle : développer la recherche fondamentale sur l’énergie nucléaire et préparer ses applications pratiques. Le premier projet réalisé est la construction du réacteur expérimental Zoé. Sa mise en route, le 15 décembre 1948, représente un tour de force technique et marque la naissance officielle de l'industrie nucléaire française. Ce succès est célébré comme une victoire nationale et confirme la capacité de la France à développer une filière nucléaire indépendante, suite aux restrictions imposées par les États-Unis avec le McMahon Act de 1946, qui interdit tout partage de connaissances nucléaires avec les pays étrangers, y compris avec les alliés ([27]).
En 1950, la révocation de Frédéric Joliot-Curie, qui s’oppose à l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins militaires, et son remplacement par Francis Perrin (1901-1992) secondé par le gaulliste Pierre Guillaumat (1909-1991) consacre l’orientation des travaux du CEA vers la création spécifique d’une arme nucléaire française.
Cette réorientation se fait dans la plus extrême discrétion. Comme l’a rappelé Renaud Meltz, « toute la filière militaire sous la Quatrième République a été constituée de manière clandestine. Cette réalité n’est jamais assumée devant l’opinion publique, y compris par les ministres eux-mêmes. Appelée initialement « bureau d’études générales », afin de n’éveiller aucun soupçon, la future DAM [direction des applications militaires] travaillait avec des crédits secrets, transitant par l’ancêtre de la DGSE, dans des sites inconnus » ([28]). Ces modes de financement permettent ainsi d’éviter d’informer le Parlement de leur finalité : la construction d’un premier sous-marin à propulsion nucléaire, l’extension des installations de réacteurs à Marcoule, dans le Gard, l’étude de faisabilité de la construction à Pierrelatte, dans la Drôme, d’une usine productrice d’uranium enrichi et la préparation d’un site expérimentation, à Reggane, dans le Sahara ([29]). Les applications militaires se développent ainsi sous couverture civile, garantissant le secret des ambitions nucléaires françaises.
En 1954 ([30]), le programme secret de production de plutonium, nécessaire à la fabrication des charges explosives de l’arme nucléaire est lancé.
L’année 1956 constitue une année charnière pour le programme nucléaire français. En juillet, le président égyptien Nasser nationalise le canal de Suez, provoquant une intervention militaire conjointe d’Israël, de la France et du Royaume-Uni. Le bénéfice politique de cette opération militaire réussie est cependant perdu face à la réaction des États‑Unis et de l’Union soviétique. Les États-Unis interviennent et encouragent une attaque contre la livre sterling sur les marchés, obligeant les Britanniques à engager leur réserve de dollars, tandis que l’Union soviétique menace explicitement d’utiliser son arme nucléaire, pour mettre un terme à l’intervention des deux puissances européennes.
Pour l’historien Maurice Vaïsse, la crise de Suez convainc les dirigeants français que, sans arme atomique, la France ne peut conduire une politique extérieure indépendamment de celles des grandes puissances et, par conséquent, qu’elle doit disposer de sa propre force de dissuasion nucléaire pour garantir son indépendance stratégique ([31]). Sous l’impulsion du président du Conseil Guy Mollet, les ressources allouées au CEA, déjà multipliées par dix depuis sa création, sont encore augmentées afin d’accélérer le développement d’une bombe nucléaire française ([32]). C’est également à cette époque, en 1956, que Guy Mollet institue le Bureau Armement qui devient par la suite l’actuelle Direction générale de l’armement (DGA) ([33]) avant qu’il ne crée également le Comité des applications militaires de l’énergie atomique (Camea) le 5 décembre 1956. La même année, la prospection d’un site d’essais nucléaires est engagée, à la demande du ministre de la Défense nationale Maurice Bourgès-Maunoury (1914-1993) ([34]).
b. Le programme nucléaire accéléré et officialisé par le général de Gaulle
L’humiliation subie à Suez par la France marque profondément le général de Gaulle. Dans ses Mémoires d’espoir, le général décrit cet épisode comme confirmant la nécessité de disposer de moyens indépendants pour assurer la sécurité et l’influence de la France sur la scène internationale. De retour au pouvoir en 1958, il fait de la possession de l’arme nucléaire l’un des piliers de son projet d’indépendance nationale et de grandeur de la France, mettant en pleine lumière un programme qui était, jusqu’à présent, mené dans une quasi-clandestinité. C’est pour cette raison que l’arme nucléaire est généralement perçue comme une œuvre gaullienne alors que le général de Gaulle a surtout capitalisé sur les recherches et les investissements mis en œuvre depuis plus d’une décennie ([35]).
C’est toutefois bien le général de Gaulle qui donne au programme nucléaire français une impulsion déterminante. Grâce à la directive du 29 juillet 1958, prise par ce dernier à l’issue d’une réunion restreinte à l’Élysée. Elle fait du programme nucléaire une priorité dès les premières semaines de son Gouvernement, alors même que la France fait face à une grave crise constitutionnelle et à la Guerre d’Algérie.
Concrètement, cette directive fixe aux responsables du programme nucléaire l’objectif de réaliser le premier essai dans les plus brefs délais, avec une date fixée au premier trimestre 1960. Il est décidé, confirmant ainsi les dispositions prises auparavant par Félix Gaillard, que le tir aurait lieu à l’hiver 1960, à Reggane, en Algérie. La pression est entretenue par l’implication directe du Président de la République dans la supervision du programme via des réunions mensuelles organisées sous son autorité.
Pour tenir cet objectif, les responsables du programme nucléaire s’appuient sur des structures de recherche réorganisées afin d’en renforcer l’efficacité. Remplaçant le Bureau d’études générales devenu en 1956 le Bureau des techniques nouvelles, la direction des applications militaires (DAM) est créée le 14 octobre 1958. Comme l’explique son actuel directeur, Jérôme Demoment, lors de son audition, « la DAM était [alors] responsable de l’ensemble des programmes scientifiques : fabrication des engins à tester, diagnostic de mesure, développement des techniques de déploiement, préparation de l’expérience, enregistrement, dépouillement et exploitation des mesures » ([36]).
Sa mission consiste à concevoir et à fabriquer les armes nucléaires françaises en garantissant leur sûreté, leur performance et leur fiabilité. La création de la DAM permet d’instaurer une séparation claire entre activités civiles et militaires, une concentration des ressources dédiées à la bombe et une chaîne de commandement simplifiée, le tout dans une perspective de long terme incluant le développement d'armes thermonucléaires et de vecteurs adaptés. La DAM bénéficie alors de ressources quasi illimitées, compte tenu de l’importance dont revêtent ses travaux pour le général de Gaulle, surnommé le « père Noël du CEA ». ([37])
L’ampleur des ressources nécessaires justifie le vote de la première loi de programmation militaire en 1960, adoptée via l’utilisation, également pour la première fois, de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, mais aussi la permanence, comme sous la IVème République, de plusieurs circuits de financement parallèles afin de masquer les coûts réels et de contourner certaines contraintes administratives ou diplomatiques. Une part significative des fonds secrets de la Présidence et du Fonds d'action conjoncturelle (FAC), officiellement destiné à réguler l’économie, sont affectés au programme nucléaire. S’il est difficile de consolider le coût global de l’opération, celui-ci représente 18 % du budget de la Défense en 1963, soit 1 % du PIB ([38]).
Cette organisation se révèle efficace puisque, moins de 18 mois après la création de la DAM, la France réalise son premier essai nucléaire à Reggane, dans le Sahara algérien, le 13 février 1960. L’objectif est donc tenu, concrétisant la volonté du général de Gaulle d’aboutir rapidement, quelles que soient les contraintes financières, politiques et techniques qui peuvent se trouver en travers du chemin. Pour le général, l’indépendance de la France justifie toute dépense et tout sacrifice jugés utiles. Sur ce dernier point, Jean-Luc Moreau rappelle l’anecdote suivante lors de son audition : « Lors du premier tir dans le Sahara, Pierre Messmer a été tondu car il avait été contaminé, mais son compte rendu au général de Gaulle fut laconique : ‘‘La bombe a marché’’ ([39]).
B. Des débats historiques persistants sur le choix du site des essais français
Maîtriser l’énergie nucléaire et la transformer en une arme opérationnelle représente un tour de force technologique que seuls quelques pays dans le monde ont réussi. Une telle entreprise nécessite en effet des investissements colossaux, du personnel de très haut niveau et des années de recherches sur la charge explosive et sa miniaturisation afin de l’embarquer ensuite sur des vecteurs appropriés. La réalisation d’essais constitue une étape cruciale pour élaborer des armes nucléaires fonctionnelles et crédibles, auprès de la communauté internationale. Comme le souligne Jérôme Demoment, « la France a dû effectuer des essais nucléaires pour mettre au point ses premières armes nucléaires, car cette tâche est d’une grande complexité. Il est impossible de prévoir le comportement de la matière dans les conditions extrêmes de fonctionnement d’une arme nucléaire à partir des références que l’on trouve usuellement sur terre : seule la réalisation d’un essai en vraie grandeur permet de comprendre et de maîtriser toutes les facettes d’une arme nucléaire » ([40]).
En définitive, 210 essais nucléaires « en grandeur nature » auront été nécessaires, dont 193 en Polynésie française, pour que la France maîtrise totalement et efficacement son arme nucléaire et puisse, après cela, recourir à la simulation en laboratoire.
1. Le choix, finalement temporaire, du Sahara algérien
a. Des critères sur mesure, un choix circonstancié
La période « algérienne » des essais nucléaires français éclaire les raisons du choix ultérieur de la Polynésie française, qui succède au Sahara pour accueillir les essais nucléaires. Dans une note rédigée en janvier 1957, le général Ailleret (1907-1968), chargé d’examiner les options de sites envisagés, motive son avis en faveur du site de Reggane. Selon lui, le site a le grand avantage d’être peu peuplé, le désert étant réputé être un espace vide malgré les passages de nomades, et d’être suffisamment éloigné des espaces plus densément habités, l’espace présentant par ailleurs l’atout d’être doté de terrains à la fois aménageables et accessibles ([41]). Dans les réponses apportées par les réseaux diplomatiques français et américain, sollicités pour fournir les critères des puissances nucléaires dans leur choix des sites d’expérimentation, l’isolement et la faible densité de population reviennent systématiquement ([42]), ce qui témoigne, à l’époque, d’une connaissance des risques plutôt univoque.
Aujourd’hui, les représentants de la DAM insistent sur les cinq critères qui étaient alors requis pour lancer des essais nucléaires. Le premier critère tenait à la nécessité de bénéficier d’un lieu éloigné des zones d’habitation. Le deuxième critère consistait à devoir assurer la sécurité et la facilité des communications pour acheminer la masse considérable de matériels ainsi que pour faire circuler des informations classifiées et de nombreux personnels. Il faut donc disposer d’une route sécurisée sachant que, dans les années cinquante, la voie aérienne est contrainte par les limites techniques des aéronefs. Le DC-9, modèle d’aéronef auquel la France a recours pour acheminer des matériels sur Moruroa, n’entre en exploitation qu’en 1965. Le troisième critère avancé, lié au précédent, est la faisabilité technique de l’installation d’un centre d’essai pouvant accueillir les infrastructures nécessaires, en particulier un aéroport. Un quatrième critère plus circonstancié renvoie à la capacité du site de s’adapter au type de tir effectué, pour les besoins de la recherche aux différentes étapes de l’expérimentation. Un site pertinent pour des bombes de faible puissance ne sera pas forcément adapté pour des bombes de plus forte puissance, a fortiori pour des bombes thermonucléaires dont les retombées sont particulièrement larges. De même, un site idéal pour des essais atmosphériques mais, en raison de la composition de son sous-sol, se révélera impropre à des essais souterrains. À l’inverse, pour peu que ce site soit exposé à des vents susceptibles d’emporter les particules radioactives vers des zones habitées, un site souterrain idéal pourrait ne pas convenir à des essais atmosphériques. Pour les représentants de la DAM, la géologie et la météorologie sont donc déterminantes dans le choix des sites. Enfin, un dernier critère est pris en compte : les implications politique et diplomatique du choix effectué, avec le risque qu’une mauvaise évaluation de celle-ci conduise à une remise en cause de la pérennité du programme.
b. La période algérienne des essais nucléaires
Lors de son audition et dans ses contributions écrites, l’historien Renaud Meltz détaille la manière dont est, concrètement, choisie l’Algérie pour procéder aux premiers essais nucléaires français : « en 1957, c’est le scénario d’un tir atmosphérique qui est privilégié pour mettre au point la bombe A – celle d’Hiroshima – qui représente environ 15 kilotonnes. À cette époque, il n’est pas encore question de la bombe H, dont la puissance sera mégatonnique. Dans ce cadre, les autorités envisagent La Réunion, la Nouvelle-Calédonie, ou encore les îles Kerguelen, des territoires éloignés de la métropole, et écartés pour différentes raisons […] À partir de 1959, des réflexions sont lancées en vue de trouver un site souterrain pour tester la bombe A. Les progrès techniques ont effectivement permis aux Américains d’effectuer des tirs enterrés extrêmement puissants dès 1957 […]. La conscience des enjeux sanitaires est déjà très présente suite à l’essai « Castle Bravo » de 1954 à Bikini : il s’agissait d’une bombe H mégatonnique, dont la puissance a été bien supérieure aux prévisions des Américains. La hantise des retombées nucléaires est donc déjà très présente dans tous les esprits. C’est à ce moment qu’est réalisé le film Godzilla. La France s’oriente donc vers des tirs souterrains. Ces derniers étant réputés sans dangerosité, car menés dans un espace confiné, les recherches se dirigent dans toutes les directions. De nombreux sites granitiques ou montagneux sont documentés et investigués, y compris le Massif central, les Alpes ou les Pyrénées. La Polynésie est reconsidérée, mais puisqu’il paraît difficile d’y développer des essais souterrains […]. L’Algérie est choisie assez rapidement parce qu’elle possède le désert le plus proche, posant le moins de problèmes logistiques. La Polynésie a été envisagée, mais écartée car aucun avion ne serait en capacité d’y transporter des engins sans devoir se poser sur un territoire étranger » ([43]). Selon lui, ce choix s’explique donc principalement par une proximité géographique avec l’Hexagone mais il insiste aussi sur la familiarité culturelle des militaires avec ce territoire et la part de l’imaginaire de ceux-ci.
Ils revivent, dans l’épopée nucléaire qu’ils écrivent, une aventure de « pionniers » : ils reproduisent ainsi une sorte d’imaginaire colonial exalté, à laquelle l’Algérie se prête, il est vrai, particulièrement ([44]).
Le choix initial de l’Algérie, à travers les deux sites de Reggane (pour les essais atmosphériques) et d’In-Ekker (pour les essais souterrains) obéit donc parfaitement aux différents critères considérés comme nécessaires. Ce choix souligne aussi une époque durant laquelle la plupart des élites françaises n’envisagent pas que l’Algérie puisse un jour devenir indépendante alors que le conflit se poursuit dans les départements algériens. En octobre 1957, le général Ailleret peut ainsi constater que les pelotons de la compagnie saharienne du Touat se sont soulevés, débutant une guérilla dans le Grand Erg occidental, au sud duquel se situent les sites sélectionnés ([45]). Les protestations africaines, notamment de la part des pays anglophones, nouvellement indépendants, sont également ignorées. À la question du président Didier Le Gac qui s’étonne de l’apparente imperturbabilité de la préparation du programme nucléaire dans le Sahara, la réponse de l’historien Dominique Mongin est claire : la guerre d’Algérie n’a absolument pas interféré avec le choix du site de Reggane pour la simple et bonne raison que celui-ci était très éloigné (plus d’un millier de kilomètres entre Reggane et Alger) du principal théâtre des opérations de la guerre d’Algérie ([46]). Par ailleurs, le professeur Yannick Pincé précise, sur ce point, que le Sahara avait en outre un statut différent de celui des départements algériens, dont il ne faisait pas partie. En effet, si la souveraineté de la France ne s’exerce sur le Sahara qu’à partir du 1er janvier 1903 (date d’entrée en vigueur de la loi du 24 décembre 1902 qui crée les « Territoires du Sud », placés sous l’autorité du Gouverneur général de l’Algérie), ces territoires n’étaient pas pour autant intégrés aux départements algériens. C’est précisément en 1957, par la loi n° 57-27 du 10 janvier qu’est créée une Organisation commune des régions sahariennes, prélude à sa transformation en deux départements (les départements sahariens des Oasis et de la Saoura) par un décret du 7 août 1957 sur le modèle du département métropolitain ([47]).
Source : https://www.aven.org/livre_marcel_couchot/c3/c36.htm
C’est donc à Reggane, le 13 février 1960 qu’est réalisé le premier essai nucléaire français, Gerboise Bleue, lequel sera suivi de trois autres essais atmosphériques. À partir du 7 novembre 1961, treize essais supplémentaires ont été effectués, tous souterrains, à In-Ekker, au sud-est de l’Algérie, en bordure du Hoggar. Toutefois, la technologie des essais souterrains n’est pas encore correctement maîtrisée par la France et le deuxième essai souterrain, l’essai Béryl, a vu une partie des particules radioactives s’échapper de la galerie creusée dans la montagne, formant un nuage qui s’est répandu à l’extérieur. Lors de cet accident, de nombreuses personnes (militaires, civils et populations locales Touaregs), dont le ministre des Armées Pierre Messmer et le ministre de la Recherche Gaston Palewski, sont contaminées.
Le retour au pouvoir du général de Gaulle et son choix de négocier l’indépendance de l’Algérie ont entraîné une phase de transition ainsi que le besoin de chercher de nouveaux sites pour poursuivre le programme nucléaire.
Les accords d’Evian, signés le 18 mars 1962, mentionnent néanmoins que « l'Algérie concède à la France l'utilisation de certains aérodromes, terrains, sites et installations militaires qui lui sont nécessaires ». Les détails de cette concession figurent dans des annexes qui n’ont pas, à l’époque, été rendues publiques. Elles détaillent le droit obtenu par la France d’utiliser les sites de Reggane et d’In Ekker pour des essais nucléaires pendant une durée de cinq ans après l'indépendance. C’est ainsi que, sur les dix-sept essais réalisés par la France en Algérie, onze l’ont été après l’indépendance. Le dernier, Grenat/Carmen, a lieu le 16 février 1966. Même si les accords d’Évian permettent à la France de poursuivre des essais au-delà de 1967, il s’avère que les sites algériens ne répondent pas aux besoins techniques de l’époque pour expérimenter une bombe thermonucléaire. En effet, la mise au point de cette dernière exige la reprise d’essais atmosphériques car la France ne maîtrise pas, à cette époque, la technologie nécessaire aux essais souterrains. Du reste, les États-Unis n’effectuent leurs premiers essais thermonucléaires souterrains qu’en octobre 1965, aux îles Aléoutiennes (en Alaska) et l’URSS seulement en octobre 1967, sur ses sites kazakhs.
2. La date du choix de la Polynésie française fait encore l’objet d’une controverse universitaire
L’un des objectifs de la commission d’enquête est d’essayer de faire toute la lumière sur les raisons qui ont conduit au choix de la Polynésie française pour la réalisation des essais nucléaires. Cet objectif est motivé par un débat historique, qui se poursuit aujourd’hui. Ce débat porte très précisément sur la date à laquelle la Polynésie française est choisie pour accueillir la poursuite de son programme d’essais nucléaires. Cette date est importante puisque, suivant celle retenue, elle change la façon dont les événements antérieurs ou postérieurs peuvent être interprétés. Or, la poursuite des débats historiques, toute stimulante qu’elle puisse être pour la recherche et appréciable de ce point de vue, a pour effet d’instiller une certaine suspicion dans le débat public polynésien à l’égard de toute une série d’évènements intervenus avant l’officialisation du CEP. En s’articulant à la culture du secret avérée, qui caractérise la façon dont la Polynésie française est choisie pour accueillir les essais nucléaires, cette suspicion déborde son objet d’origine et affecte, encore aujourd’hui, le regard porté sur le discours public. Faire la lumière sur le choix de la Polynésie française pour la réalisation des essais nucléaires est donc un enjeu de confiance dans les institutions et, par voie de conséquence, un enjeu pour la cohésion nationale. Deux historiens se sont particulièrement opposés sur l’identification de cette date.
a. Pour Renaud Meltz : un choix fait lors du Conseil de défense du 27 juillet 1962
La décision de doter la France de la bombe H est prise lors du conseil de défense du 9 mai 1960. Citant dans ses réponses écrites Jacques Robert, directeur de la DAM entre 1960 et 1970, Renaud Meltz rappelle tout d’abord les contraintes que devait respecter un tel site : « il doit permettre, ce qui n’est pas le cas en souterrain au Sahara, d’exécuter des tirs d’engins puissants, indispensables à la mise au point des engins thermonucléaires ». Maurice Belpomme, ancien ingénieur de la Sodetag, le bras industriel du CEA, est chargé de trouver un nouveau site dès 1958, y compris dans le Massif central. Le Briançonnais et les Alpes de Provence sont aussi envisagés. Mais ces sites métropolitains sont vite écartés à cause du danger « de pollution des eaux par infiltrations dans la zone d’essai » ([48]). Rapidement, quatre sites, qui avaient déjà été pressentis dès 1957, émergent : La Réunion, la Nouvelle-Calédonie, les îles Kerguelen et la Polynésie française.
Si le site de La Réunion est envisagé, c’est plus précisément pour réaliser les essais dans l’océan Indien au large de l’île. Comme le rappelle Renaud Meltz, « à l’époque, une autre proposition est discutée. Elle consisterait à sacrifier un navire pour réaliser un tir au large des côtes de La Réunion, ce qui éviterait tout impact sanitaire pour les populations par les retombées immédiates. Toutefois, la mauvaise qualité des mesures conduit à renoncer à cette navalisation complète des essais nucléaires » ([49]). Cette hypothèse est écartée, La Réunion ne satisfaisant pas aux critères essentiels dictant le choix d’un site d’essais nucléaire : territoire très restreint, densément peuplé (349 000 habitants en 1960), il était également très proche d’autres pays, notamment de l’île Maurice, alors sous souveraineté britannique et, au surplus, situé au milieu de routes maritimes très fréquentées.
Ce dernier point est à souligner car le facteur diplomatique a pris une importance nouvelle, assez méconnue selon Renaud Meltz : « le 27 mars 1961, la DAM admet que les exigences d’ordre politique comptent autant, sinon plus, que les exigences techniques dans le choix d’un site ». Le critère politique et diplomatique vient préciser le critère sur l’éloignement des zones habitées : « pas de voisinage étranger à moins de 330 miles nautiques ».
C’est également pour des raisons politiques que l’hypothèse de la Nouvelle-Calédonie est écartée. Renaud Meltz rappelle que « le contexte politique de la Nouvelle-Calédonie excluait la réalisation d’essais nucléaires sur ce territoire, qui compte une population d’Européens plus importante qu’en Polynésie et mieux connectée à Paris que les députés polynésiens. De surcroît, les habitants de Nouvelle-Calédonie ont eu connaissance de ce projet, qui a soulevé une protestation, comme on a du reste pu le connaître en Corse, à la suite d’une fuite sans doute orchestrée par le préfet lui-même » ([50]). La proximité de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande complexifie l’équation diplomatique, d’autant que l’Australie, après avoir accueilli les essais nucléaires britanniques connaît, à partir de la fin des années cinquante, une opposition croissante de la part de son opinion publique.
La Nouvelle-Calédonie écartée, l’hypothèse des îles Kerguelen est envisagée. Dans l’ouvrage Des bombes en Polynésie, Renaud Meltz rappelle que « le général Thiry admet que le massif des terres australes est le mieux adapté à un tir souterrain mais il repousse l’idée de tirs confinés pour la bombe H », conviction renforcée par l’accident de l’essai Béryl. « Il plaide donc pour tolérer les inconvénients politiques d’un tir aérien compte tenu de la difficulté de trouver un site permettant le confinement total des explosions. Or, pour un tir atmosphérique, les vents forts n’offrent pas les meilleures garanties aux Kerguelen » ([51]). En outre, comme l’indique le même auteur dans ses réponses écrites, « l’établissement de la base nécessaire située à terre entraînerait des dépenses considérables et présenterait de très grandes difficultés ».
Reste donc la Polynésie française qui, non seulement présente moins d’inconvénients, au regard des conditions que se fixent les décideurs de l’époque, mais qui offre également plusieurs avantages spécifiques à leurs yeux.
Premièrement, comme l’explique de nouveau Renaud Meltz, « les continuités sont frappantes entre le processus du choix saharien et celui qui aboutit au site polynésien cinq ans plus tard. En 1957, le rapport Ailleret envisage deux grandes catégories de possibilités : l’utilisation de régions désertiques ou subdésertiques du Sahara et celle d’îles ou d’îlots dans des océans ou des mers à la population très rare ». Selon le procès-verbal du Conseil de défense du 27 juillet 1962, qui, selon Renaud Meltz, entérine le choix de la Polynésie française, le général de Gaulle demande au général Thiry à propos de Moruroa : « Et les habitants ? » et s’entend répondre : « il n’y en a aucun ». Ces propos excluent les passages périodiques de pêcheurs et de coprahculteurs sur l’atoll. Lors de sa visite à Moruroa le 25 mars 2025, la délégation des membres de la commission d’enquête a pu constater la présence d’un ossuaire, réalisé pendant les travaux d’installation du CEP. En effet, des ossements ont été retrouvés à cette époque lors des préparatifs nécessaires à la construction des infrastructures du futur site d’expérimentation de Moruroa, attestant la présence de Polynésiens sur ces atolls des Tuamotu.
Photographie de l’ossuaire de Moruroa (prise lors du déplacement d’une délégation de la commission d’enquête sur le site de Moruroa), la plaque comportant l’inscription suivante : « Ossuaire de Moruroa – En ce lieu ont été regroupés les Ossements découverts en 1963 en divers endroits de l’Atoll lors des travaux de construction de la Base interarmées des Sites »
Les propos officiels de l’époque, qui supposent qu’il n’y a là qu’un vide analogue à celui que l’on pouvait trouver dans les déserts du Sahara, illustrent un certain regard sur ce que Renaud Meltz qualifie de « marges impériales » ([52]). Lors de son audition le vétéran Yves Conroy résume cet état d’esprit : « Lorsqu’on demandait aux responsables militaires ou politiques français : ‘‘pourquoi vous ne faites pas vos essais chez vous ?’’ Leurs réponses étaient nettes. ‘‘En Bretagne ou en Auvergne il y a trop de français. Ici il n’y a que quelques indigènes’’ ».
Deuxièmement, en 1962, les atolls polynésiens sont accessibles aussi bien par la mer que par avion. Ce n’était pas le cas en 1957 lorsque le Sahara fut sélectionné puisque la Polynésie ne dispose pas d’un réseau aéroportuaire satisfaisant. Comme le rappelle Renaud Meltz lors de son audition, « le choix initial de l’Algérie pour les essais en 1957 était dû à l’impossibilité de transporter les éléments de la bombe vers la Polynésie avec les moyens aériens de l’époque. Ce n’est qu’avec l’arrivée des Boeing DC-8 que la Polynésie est apparue comme étant une option viable. Les pilotes ont dû s’entraîner intensivement pour pousser ces avions à la limite de leur autonomie » ([53]). Alors qu’en 1957, une escale dans un pays étranger est nécessaire, pour joindre ce qu’on appelle encore les Établissements Français d’Océanie (EFO) à l’Hexagone, faute d’autonomie suffisante des aéronefs disponibles, il est possible de rallier en 1962 Papeete par avion avec une seule escale en Guadeloupe ou en Martinique, sans donc quitter le territoire national.
Troisièmement, comme le général Thiry et ses collaborateurs le constatent lors de leur mission de repérage en mars 1962, la Polynésie française dispose d’atolls isolés les uns des autres, assez vastes pour accueillir les infrastructures nécessaires, qu’il s’agisse des pistes suffisamment longues pour les gros-porteurs, des bases-vie et d’infrastructures portuaires.
Enfin, la Polynésie française répond aux critères géologiques nécessaires aux essais nucléaires. Les atolls sont composés de calcaire corallien reposant sur un socle volcanique basaltique. Cette structure offre une stabilité suffisante pour réaliser des forages profonds. Le basalte, roche volcanique dense, permet de son côté d’assurer un bon confinement des résidus irradiants lors des explosions souterraines. Même si la connaissance des vents est encore lacunaire dans les années 1960, l’isolement des sites semble assurer une protection suffisante contre toute retombée radioactive immédiate sur les zones habitées. Comme l’explique le général Thiry dans la préface d’une brochure parue en 1969, « l’isolement géographique du champ de tir choisi, dans les îles Tuamotu orientales, suffirait à éliminer tout risque de contamination radioactive significative ou dangereuse pour les populations » ([54]).
S’agissant des critères politiques et diplomatiques, des oppositions sont anticipées mais jugées surmontables. Comme le souligne le chercheur Manatea Taiarui dans une de ses réponses écrites, « l’opinion publique polynésienne était considérée comme étant plus malléable et contrôlable que l’opinion corse ou française ». De plus, la Polynésie française est marquée par ce que l’on peut désigner comme les « stigmates du Pacifique ». Florence Mury, lors de son audition, souligne ainsi « l’influence de la nucléarisation de la région sur la décision, qui a conduit les autorités à estimer que la contestation internationale serait moindre dans une telle zone puisque des essais ont déjà eu lieu dans cette partie du monde » ([55]). Quant à Renaud Meltz, il estime pour sa part « important de bien comprendre qu’il existe une ‘‘histoire avant l’histoire ’’ des essais nucléaires français dans le Pacifique, à savoir les expérimentations anglo-saxonnes. À tout moment dans le processus de choix et de construction du site, ces précédents sont invoqués. Ainsi, en 1961, lorsque le chef d’état-major général considère le Pacifique, il met en avant la possibilité de se référer aux tirs anglais, en sus de l’éloignement. De même, lorsque l’atoll de Moruroa est choisi par le général Thiry, il est fait référence aux expérimentations américaines de Bikini et d’Eniwetok, qui montrent que les tirs à la surface de l’eau peuvent atteindre une mégatonne. Autrement dit, il sera possible de tester la bombe H » ([56]). En d’autres termes, et pour reprendre les mots de Tomas Statius, « le choix effectué était donc une manière de poursuivre ce qui avait été fait précédemment » ([57]).
Les auditions ont mis en avant deux autres critères qui, bien que ne figurant pas dans la liste de ceux officiellement établis par les autorités politiques et militaires, ont semble-t-il pesé dans le choix de la Polynésie.
Ainsi, le professeur Renaud Meltz souligne que le choix de la Polynésie française répond à « un autre enjeu, de nature stratégique. La France entend réaffirmer sa présence dans ce lac américain qu’est le Pacifique et montrer qu’elle n’abandonne pas la Polynésie. Elle ne souhaite pas que les Polynésiens se tournent vers les États-Unis, sous l’effet d’une fascination pour la civilisation matérielle américaine et de l’emprise de certaines religions comme le mormonisme. Ce que je dis ne reflète évidemment pas la réalité, mais ce que je lis dans différents documents produits à l’époque que j’ai pu consulter » ([58]).
De plus, pour Florence Mury, « il existe également une forme de fétichisation de la Polynésie française, liée à l’exotisme et aux représentations de la Vahiné polynésienne, qui a joué un rôle dans l’attractivité du site pour les Français, comparativement aux Kerguelen » ([59]) alors qu’elles « étaient l’implantation privilégiée par la DAM » selon Renaud Meltz. Toutefois, « les militaires étaient attachés au climat rieur de la Polynésie et au cliché de la vahiné, comme l’attestent des témoignages oraux et des archives écrites. Le droit au logement familial sera d’ailleurs rapidement étendu pour ne pas laisser des cadres militaires ou civils seuls en Polynésie à cause « du désir des épouses de rallier le chef de famille soumis aux tentations de Tahiti », pour citer un document de l’époque. Manifestement, les « tentations de Tahiti » ont été préférées aux manchots et aux mouettes des îles Kerguelen » ([60]).
C’est finalement lors d’un Conseil de défense du 27 juillet 1962 que le choix de la Polynésie française est définitivement arrêté et, plus précisément, celui de Moruroa et de Fangataufa. Cette décision n’a donc rien d’évident, d’autres sites ayant été susceptibles d’être choisis au point d’avoir été sérieusement envisagés, y compris sur le territoire hexagonal. Reste que l’examen des différentes options imprime chez les décideurs un sentiment de nécessité que Renaud Meltz identifie déjà dans les archives concernant le choix de l’Algérie et qu’il retrouve pour la Polynésie française. Il pointe par exemple la formule employée par le Gouverneur Grimald dans ses mémoires Gouverneur dans le Pacifique, qui rappelle la signification de Moruroa en langue pa’umotu : « L’atoll du Grand Secret » et ajoute « un nom prédestiné ! » ([61]). Les acteurs de cette époque ont vraisemblablement l’impression, dans les conditions du choix qu’ils ont à faire, que tout indiquait celui qu’ils ont pris. Ce sentiment peut contribuer à alimenter la thèse selon laquelle le choix d’effectuer les essais en Polynésie française était effectivement prémédité avant la date de 27 juillet 1962.
b. Pour Jean-Marc Regnault, la Polynésie française est un choix anticipé dès 1957
L’historien Jean-Marc Regnault, maître de conférences émérite, chercheur associé au laboratoire Gouvernance et développement insulaires (GDI) de l’Université de la Polynésie française conteste la thèse de Renaud Meltz au profit de celle qu’il avance depuis vingt-cinq ans.
Cette seconde thèse repose, comme la première, sur le fait que le choix de l’Algérie pour réaliser les essais nucléaires était, par sa nature même, temporaire. Jean-Marc Regnault s’appuie sur les Mémoires du général Charles Ailleret ([62]), publiées en 1962, dans lesquelles il explique comment sont choisis les sites à la suite de son rapport de 1957. « En bons Français que nous étions et par conséquent ignorants de la géographie, nous pensions que de nombreux territoires s’y prêteraient. Au contraire, nous nous aperçûmes vite qu’il y avait très peu de régions susceptibles d’être retenues. Les îles Kerguelen, par exemple, par ailleurs très lointaines, étaient en outre rédhibitoires à cause d’un vent de 20 à 30 mètres par seconde soufflant à peu près en permanence […]. Il n’y avait en fait que deux solutions : le Sahara et l’archipel des Tuamotu dans le Pacifique ».
Dès lors que l’Algérie est choisie, plusieurs questions se posent immédiatement, auxquelles Jean-Marc Regnault apporte plusieurs éléments de réponse lors de son audition : « Premièrement, était-il possible d’effectuer des tirs de grande puissance au Sahara ? La réponse est non. Le Gouvernement français pouvait-il attendre les bras croisés que l’Algérie n’accepte plus l’utilisation de son désert ? Là encore, la réponse est négative. Par conséquent, à moins de réduire les capacités du Gouvernement, du Commissariat à l’énergie atomique et des impétrants, il était nécessaire d’envisager un transfert vers le seul endroit parmi les possessions françaises où il poserait le moins de problèmes, apparemment. Si l’on tient un raisonnement différent, on frise le ridicule ! » ([63]).
Pour le professeur Regnault, loin d’avoir été choisie après sa « mise en concurrence » au début des années soixante, la Polynésie française a été dès le départ, c’est‑à-dire dès 1957, le premier choix des autorités politiques et militaires pour accueillir les essais nucléaires, temporairement contraintes de les effectuer en Algérie. Il en veut pour preuve une série d’évènements qui, sous cet éclairage, prendraient selon lui tout leur sens : « la construction de l’aéroport suite au rapport du général Ailleret, l’arrestation de Pouvana’a a Oopa, son procès, la suppression de la loi-cadre, la mise en place d’installations d’espionnage et de contrôle de la population. J’ai vu dans ces événements un cheminement qui permettait de comprendre comment la France a préparé l’histoire de la Polynésie entre 1957 et 1963, moment où les Polynésiens ont appris que les essais nucléaires auraient lieu chez eux » ([64]).
Ces deux événements, en particulier, cristallisent les débats autour de la date de choix de la Polynésie française, compte tenu de son implication pour les interpréter.
La décision politique formelle de construire l’aéroport international de Tahiti-Faa’a a été prise le 23 mars 1958 lors d'un Conseil interministériel présidé par le Premier ministre Félix Gaillard, avec cette précision que les premières études remontent à l’année précédente, soit quelques mois après le rapport Ailleret. Les travaux sont prévus pour débuter en 1959. Toutefois, ils font face à l’opposition publique du député et figure de proue indépendantiste Pouvana’a a Oopa, partisan du « non » au référendum du 28 septembre 1958 instaurant la Ve République. Celui-ci est donc arrêté le 8 octobre 1958 à son domicile à Papeete, de nuit, accusé de tentative d’incendie volontaire et de complot contre l’autorité de l’État, prélude à sa condamnation à huit ans de prison et quinze ans d’interdiction de séjour en Polynésie française.
Quelques mois après la décision de construire l’aéroport, nécessaire aux essais nucléaires, et quelques mois avant le début des travaux de construction, alors même que la Polynésie française est évoquée dans les milieux politico-militaires comme l’un des sites potentiels, le principal représentant de la cause indépendantiste est jeté en prison pour un motif fallacieux. Pour Jean-Marc Regnault, « encore une fois, il est absurde à mon sens de penser que tous les événements auxquels nous avons assisté, tels que la construction de l’aéroport, l’arrestation de Pouvana’a a Oopa, son procès, ne soient pas liés. Le procès est une démonstration par l’absurde qu’il fallait éliminer cet homme qui aurait pu un jour représenter un danger pour l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique » ([65]).
Autre élément important de cette chronologie, la loi n° 56-619 du 23 juin 1956, dite « loi-cadre Deferre », qui a pour objet d’octroyer une plus grande autonomie aux Territoires d’Outre-mer. Elle instaure notamment un Conseil de Gouvernement dans les Territoires d’Outre-mer, élu au suffrage universel. En Polynésie française, les élections territoriales qui se déroulent le 31 mars 1957 furent largement remportées par le Rassemblement démocratique des populations tahitiennes (RDPT) de Pouvana’a a Oopa qui, le 16 mai 1957, est ainsi appelé à diriger le Conseil de Gouvernement. Après son arrestation, ce dernier est dissous le 29 octobre et la Polynésie française est mise sous tutelle du Gouvernement français en application de l’ordonnance n° 58-1337 du 23 décembre 1958, qui organise la gestion directe du territoire par les représentants de l’État et les fonctionnaires nationaux. Il est tentant d’interpréter une telle mise au pas de la Polynésie française, dès 1958, comme un signe préparant le terrain à l’accueil d’un projet militaire jugé stratégique et essentiel à l’indépendance de la France par le général de Gaulle.
Quant au contrôle de la population et, notamment, des médias, c’était une réalité avérée. Le Dictionnaire du CEP, un projet visant à « constituer un corpus de connaissances sur les essais nucléaires français dans le Pacifique » rappelle que dans une ambiance où les rumeurs enflent au début de l’été 1962 quant au choix de la Polynésie pour accueillir les essais, « Jacques Gervais, unique rédacteur d’un modeste hebdomadaire local, Les Débats, imprimé sur une machine offset, distribué directement, reprend des éléments de la presse française évoquant une base aux Gambier. Le gouverneur Grimald fait saisir le journal, avant de s’en prendre à son propriétaire » ([66]). Dans le livre Des bombes en Polynésie, Sylvain Mary et Alexis Vrignon rappellent quant à eux qu’à la radio, qui se structure en 1958 comme à la télévision, qui émet à partir de 1965, les journalistes reçoivent des consignes pour mettre en avant, parfois de manière exclusive, les positions officielles et une censure s’exerce sur les sujets liés aux essais nucléaires » ([67]).
Enfin, lors de son audition, Jean-Marc Regnault apporte un nouveau et dernier élément à l’appui de sa thèse : « Lors de mes recherches dans les archives du Secrétariat général de la Défense nationale, J’y ai découvert un document crucial daté du 12 novembre 1958. J’ai immédiatement partagé ma découverte avec le fonctionnaire présent qui était en face de moi, lui expliquant que je venais de trouver le papier que je cherchais depuis vingt ans ! Ce document, rédigé alors que les travaux à Reggane venaient à peine de commencer et donc deux ans avant le premier essai nucléaire, posait déjà la question de la crédibilité de la bombe. La réponse était négative, principalement en raison de l’impossibilité de réaliser des essais de grande puissance au Sahara. Les tirs aériens risquaient en effet de contaminer le continent africain, et les essais en galerie à In Ekker étaient limités par la fragilité géologique du site. Face à ces contraintes, Francis Perrin, alors haut-commissaire au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), a suggéré au ministre des affaires étrangères, Joseph-Paul Boncour, que des essais de grande puissance nécessiteraient un site dans le Pacifique ou aux Kerguelen » ([68]) . Après cette réunion, « un ingénieur militaire a été chargé d’explorer notamment le Pacifique ; il a rendu un rapport fin 1959, expliquant que, du côté des Tuamotu, se trouvaient les meilleurs sites possibles. Ce point est crucial pour comprendre l’histoire de la Polynésie et surtout pour saisir à quel point la France a préparé le territoire à cette fin. Il faut partir de cette hypothèse : la Polynésie était véritablement destinée à accueillir ces essais » ([69]).
Bien que fondée sur des coïncidences proposant un faisceau d’indices pour le moins troublants, cette hypothèse est réfutée par de nombreux universitaires qui la considèrent comme une réinterprétation a posteriori des évènements. Dans leurs réponses écrites, Brice Martin, Benjamin Furst et Florence Mury indiquent que « le principal point de désaccord porte sur les raisons de la construction de l’aéroport international de Faa’a et sur les motifs profonds de l’arrestation arbitraire de Pouvana’a a Oopa. Aucune des archives consultées ne permet d’affirmer que ces faits préfigurent déjà le projet du CEP. Les hésitations du début, l'exploration de pistes tous azimuts a pu contribuer à entretenir le doute sur la borne chronologique amont du choix de la Polynésie française. Toutefois, la consultation, par les nombreux membres du groupe, d'archives de toutes origines (militaires, politiques, économiques, émanant de Paris ou de la Polynésie) contribue à infirmer la thèse d'une anticipation des essais dans le Pacifique à la fin des années 1950. D'une part, aucune source de l'État ou des armées ne mentionnent la possibilité réelle d'utiliser un site en Polynésie avant le début des années 1960. Aucune de ces sources émanant d’acteurs politiques, économiques ou militaires n’évoque cette piste pour les années 1950 et jusqu’en 1962, on se rend bien compte que rien n’était prévu ou anticipé avant cette date. D’autre part, il existe de nombreuses études et rapports à la fois de l’État et du Territoire qui datent de la fin des années 1950 début des années 1960 et qui proposent des pistes pour « moderniser » des pans entiers de la société ou de l’économie polynésienne : agriculture, tourisme, urbanisme. Tous envisagent la fin des phosphates mais aucune un possible accueil des essais nucléaires, qui viendra d’ailleurs perturber de nombreux plans lancés juste avant la décision de juillet 1962. De même, dans les archives, ni les références avant cette date aux travaux de l’aéroport, ni celles portant sur l’arrestation de Pouvana’a a Oopa ne mentionnent, ne serait-ce qu’implicitement, un projet militaire, encore moins nucléaire, mettant à mal les arguments d’une décision antérieure. Dès lors se dégage un consensus au sein de l’équipe du SOSI pour fixer la date du choix du site en 1962 » ([70]).
On peut interroger l’impact de la persistance d’une querelle d’ordre académique sur le débat public dès lors que l’enjeu est d’établir s’il y a eu une préméditation dans le choix de la Polynésie pour accueillir les essais nucléaires. Ne pas réussir à trancher une telle question, vis-à-vis du débat public et pas simplement entre sphères de recherche interposées ([71]), risque d’alimenter un problème de confiance envers les discours officiels. Ce problème est rendu plus complexe alors qu’il s’articule, en Polynésie française, avec la défiance issue des conséquences socio-économiques, sanitaires et environnementales des essais nucléaires, que ce rapport s’attache à évaluer et décrire.
3. La concrétisation du choix de la Polynésie française : la construction du CEP
Le choix de la Polynésie pour les essais nucléaires a marqué le début d’une colossale entreprise qui mobilise des capitaux aux montants hors du commun en vue d’édifier des infrastructures inédites sur ce territoire. En effet, la construction du CEP ne s’est pas limitée aux seuls sites retenus pour les essais, Moruroa et Fangataufa. De nombreux atolls et autres îles ont été impliqués par ces transformations. Ces importantes transformations constituent ce que certains chercheurs de sciences sociales qualifient de « nucléarisation » de la Polynésie française par le CEP. Ce concept de « nucléarité » est forgé par la physicienne et historienne Gabrielle Hecht. Teva Meyer, géographe, considère que la « nucléarité est un terme qui vise à décrire le fait qu’un objet, un lieu, une matière ou une action soient considérés par certains acteurs comme faisant partie du monde nucléaire et, en miroir, n’appartenant plus à celui du conventionnel. Concrètement, être nucléaire, c’est se voir appliquer un ensemble de normes, qu’elles soient sociales et fluides ou bien juridiques et coercitives, spécifiques, différentes de celles qui régissent le monde conventionnel » ([72]). La nucléarité excède et se distingue donc de la radioactivité des objets physiques pour appréhender, à travers les sciences sociales ce qui est bouleversé par le nucléaire.
a. La mise en place du cadre juridique pour l’installation des infrastructures du CEP
À partir de la décision du 27 juillet 1962, le cadre juridique permettant de régir les activités du CEP se met progressivement en place. Les travaux débutent toutefois avant que ne soit fixé ce cadre juridique. Bernard Dumortier dans Les atolls de l’atome (1997), précise que dès le mois de mai 1963 un premier contingent de 300 hommes débarque à Moruroa, transportés par des baleiniers polynésiens. Au mois de juillet suivant, le Gouverneur de la Polynésie française autorise la réalisation des travaux d’implantation du futur CEP, lesquels commencent dans la foulée.
Or, à cette date, l’État ne possède pas encore les atolls de Moruroa et de Fangataufa. C’est en effet, la délibération n° 64-27 AT du 6 février 1964 de la Commission permanente de l’Assemblée territoriale de la Polynésie française qui autorise seulement la cession à l’État des deux atolls à titre gracieux. Aux termes de son article 1er : « sont cédés gratuitement, en toute propriété, par le territoire à l’État, pour les besoins du Centre d’expérimentation du Pacifique, les atolls domaniaux de Moruroa et de Fangataufa, situés dans l’archipel des Tuamotu. Cette cession est consentie sous la réserve que l’État fera son affaire personnelle, au nom et pour le compte du territoire qui lui donne tous pouvoirs à cet effet, de l’éviction et de l’indemnisation éventuelle de la société « Tahitia » actuelle locataire de l’atoll de Moruroa, sans que ledit territoire ne puisse être inquiété ni mis en cause à cette occasion ». Les deux atolls ont ensuite été classés dans le domaine public de l’État et affectés au ministère des Armées par un arrêté du 4 août 1964, qui leur confère la qualité de terrains militaires.
Au-delà des deux atolls, Renaud Meltz précise que l’État a utilisé « cinq procédures pour occuper le sol : cession gratuite, expropriation, achat amiable, location et troc » pour répondre aux cas particuliers qui se posaient pour chaque emprise mobilisée pour les activités du CEP. Pour l’historien, cette diversité d’opérations juridiques reflète « l’improvisation par les militaires qui créent le CEP, sans dessein d’ensemble » ([73]). En particulier, l’État recourt à l’expropriation, des treize hectares nécessaires à la construction de la piste de l’aéroport de Hao, destiné à des avions gros-porteurs ([74]), tandis qu’il effectue des achats ou des échanges concernent notamment les 99 hectares de terrain à Tahiti, utilisés plus tard pour construire la base arrière du CEP.
Parallèlement, les principaux organes impliqués dans les essais nucléaires sont mis en place. Le décret du 30 janvier 1964 crée la Direction des centres d’expérimentation nucléaire (DIRCEN), laquelle se substitue au Commandement interarmées des armes spéciales (CIAS), dirigée par le général Thiry, jusqu’alors superviseur des essais nucléaires. C’est à cette nouvelle direction, rattachée au ministre des Armées, qu’est confiée la responsabilité de la conception, de la création et de l’exploitation des centres d’essais nucléaires. Le pluriel manifeste, au passage, que les sites algériens existent encore à cette époque.
Toujours dirigée par le général Thiry, attaché militaire auprès d’André Giraud, administrateur général du CEA, la DIRCEN adopte un statut mixte, étant composée à la fois de personnels dépendant du ministère des Armées (militaires et civils) et de personnels dépendant du CEA, dont est issu le directeur adjoint du général Thiry. Au sein de la direction, deux services chargés de la surveillance et de contrôle sont créés : le Service mixte de Sécurité radiologique (SMSR) et le Service mixte de Contrôle biologique (SMCB). La Direction des Travaux et Services (DTS) est, pour sa part, exclusivement composée de militaires, et constitue le maître d’ouvrage de l’ensemble des installations du CEP.
Il convient de préciser que le rôle de la DIRCEN s’arrête au seul CEP. Les campagnes de tirs, aériennes comme souterraines, sont assurées sur le plan logistique et opérationnel par le Groupement opérationnel des expérimentations nucléaires (GOEN) rassemblant le CEP, les armées et le CEA. C’est donc ce dernier qui orchestre l’énorme ballet de plusieurs milliers de militaires et de civils qu’implique alors chaque campagne d’essais : il donne l’ordre d’évacuer les sites avant chaque essai (atmosphérique), planifie les mouvements des navires et des aéronefs, commande le tir puis supervise les contrôles radiologiques, avant d’ordonner le retour des personnels sur les sites, une fois la radioactivité dissipée. Au niveau local, le CEP est scindé en trois échelons opérationnels répartis sur les sites des essais, Moruroa et Fangataufa, la base avancée, à Hao et la base arrière à Tahiti, où est situé l’état-major du CEP.
b. La nucléarisation de la Polynésie française par le CEP
Les études et la planification de la DTS permettent de planifier l’ensemble des aménagements lourds (pistes, quais, routes, blockhaus, camps militaires, base- vie…) avant d’assurer la coordination des travaux mis en œuvre par les unités militaires spécialisées (génies de l’armée de Terre, de la Marine et de l’armée de l’Air) ou des entreprises privées. Ces dernières constituent un vivier d’entreprises sous-traitantes, mobilisées selon les besoins d’aménagement et l’évolution des activités du CEP. Il s’agit d’un effort colossal, comme l’a expliqué Bernard Dumortier : « les îles qui doivent abriter le nouveau polygone de tirs vont subir entre 1964 et 1966 le plus grand débarquement militaire que la Polynésie ait jamais connu. Un débarquement dont l’ampleur ne fut pas même égalée durant la guerre du Pacifique » ([75]) .
i. Le cœur de l’implantation du CEP sur les sites de Moruroa, Fangataufa, Hao et Tahiti
Moruroa et Fangataufa font l’objet d’aménagement de très grande ampleur dont les conséquences environnementales ont été majeures comme il en sera spécifiquement question dans une partie du présent rapport. Sur Moruroa, la passe naturelle est approfondie et un port en eau profonde est créé. Sur Fangataufa, atoll « fermé » ([76]), une passe artificielle est creusée afin de permettre l’accès des navires au lagon. Sur chaque atoll, un aérodrome est construit ainsi qu’une piste de plus de 2 000 mètres de long. L’ensemble des moyens des armées sont mobilisés mais c’est bien la Marine qui est en première ligne. Durant les premières années du CEP, plus de cent navires débarquent régulièrement les matériels, 300 engins de chantier et un millier de véhicules, l’avitaillement (le pétrole, la nourriture, eau, etc.), tout en assurant la navette avec l’Hexagone, et entre les îles. En deux ans, ce ne sont pas moins de deux millions de m3 de terre qui sont déplacés, nivelés sur les deux sites et plus de 100 000 tonnes de béton qui y sont coulées. Les installations couvertes occupent plus de 25 hectares et 2 kilomètres de quais sont construits.
Pour satisfaire les besoins opérationnels et logistiques des campagnes de tirs, les militaires devaient disposer d’une base intermédiaire entre les sites d’expérimentation et la base arrière de Tahiti. Hao est retenue comme base avancée en raison de sa situation géographique et de sa morphologie, qui permet d’y installer la plus grande piste du Pacifique Sud de l’époque, soit 3 380 mètres de long. La passe naturelle de Kaki, sur Hao, est agrandie pour permettre aux bâtiments à fort tonnage d’accéder au lagon. En outre, si Moruroa et Fangataufa sont interdits aux familles, Hao connaît une forte croissance démographique avec l’installation d’une base vie. Jusqu’à 3 000 personnes s’y succèdent pendant les campagnes, nécessitant de fait toute une série d’infrastructures (usine de désalinisation, centrale électrique, etc.) qui font du village d’Otepa une vraie petite ville, avec son hôpital, son cinéma et ses bars.
Tahiti n’est pas épargnée par cette « invasion », pour reprendre le terme de Bernard Dumortier, qui commence dès le mois de juillet 1963 avec le débarquement des légionnaires du groupement des travaux du Centre d’expérimentation du Pacifique, qui deviennent le 5e régiment mixte du Pacifique, spécifiquement chargé des travaux en lien avec le CEP. Après l’ouverture de l’aéroport en 1961, lequel dispose d’une piste de 3 000 mètres remblayée sur le lagon, la base aérienne 190 s’installe à Faa’a, et se dote d’un parking agrandi de 15 000 m2. La base marine et l’arsenal sont créés à Fare Ute où 850 mètres de quais, capables d’accueillir des navires à fort tonnage, sont construits, et sur lesquels plus de 10 000 m2 de hangar sont édifiés. Des lotissements sont par ailleurs construits à Māhina, à Arue, à Faa’a, à Punaauia et à Mataiea, afin d’héberger les milliers d’employés du CEP et leurs familles, militaires comme civils. Quant au CEA, il implante le centre administratif et technique de la DAM à Māhina, sur plusieurs dizaines d’hectares.
ii. Une extension des sites à l’échelle de toute la Polynésie française.
Comme l’explique le Dictionnaire du CEP, « dès 1963, le triple échelon Champs de tirs/Base avancée de Hao/Base arrière de Tahiti s’enrichit de sites périphériques créés pour la sûreté et la sécurité. Ils concernent une vingtaine d’îles et atolls répartis sur l’ensemble de la Polynésie de Hiva-Oa au Nord dans l’archipel des Marquises, à Rapa, à l’extrême Sud dans l’archipel des Australes » ([77]). C’est ainsi que l’emprise spatiale du CEP s’étend à toute la Polynésie, par-delà les seuls sites de tirs, comme le montre la carte ci-dessous :
L’île de Tureia, la plus proche de Moruroa, accueille un important dispositif d’instruments de mesure et du personnel, ce qui nécessite la construction de nombreux logements mais aussi d’un abri, en prévision d’éventuelles retombées radioactives, d’un cinéma et d’un terrain de sport. D’autres constructions ne sont pas répertoriées sur cette carte, bien que liées aux activités entourant les essais nucléaires. C’est le cas de l’immense hangar en tôles de 2 376 m2 construit à Rikitea, aux Gambier, destiné à accueillir la population lors des essais thermonucléaires, redoutés comme grands émetteurs de radioactivité.
La réalisation de ces travaux est d’abord marquée par l’urgence, compte tenu de la fin programmée des essais dans le Sahara algérien. Ils se poursuivent ensuite durant les trente années d’activité du CEP, au gré des besoins du Centre. Les principaux sites constituent un chantier quasi-permanent, les derniers grands travaux coïncidant toutefois, avec le passage aux essais souterrains. Comme le rappelle Jean-François Sornein, ancien directeur des ressources humaines du CEA, lors de son audition : « Alors qu’il y avait très peu d’installations permanentes à Moruroa du temps des essais aériens (puisqu’on quittait l’atoll à chaque fois), il avait en effet été décidé d’installer une base vie » ([78]), conduisant à l’établissement d’une ville de 3 000 habitants permanents pendant la période des essais souterrains.
En amont des conséquences imputables à l’installation et aux opérations du CEP, le choix de la Polynésie française porte en lui-même des conséquences qui lui sont propres car il s’inscrit dans un contexte politique, en Polynésie et dans sa région.
C. Le nucléaire, matrice de la vie politique polynésienne et de son environnement régional
1. Le contexte institutionnel polynésien du choix : entre asymétrie des relations et capacité d’action des Polynésiens
Le choix de la Polynésie française s’inscrit dans un contexte institutionnel laissant peu de marges dans cet espace de décision et d’action aux représentants locaux pourtant loin d’être passifs. L’asymétrie des relations entre Paris et la Polynésie s’articule avec la capacité d’action que conservent les Polynésiens.
a. Des élus et une population mis devant le fait accompli
Avant que le choix de la Polynésie française ne soit formellement acté, des rumeurs parviennent jusqu’aux représentants de la Polynésie française et ce, malgré les précautions prises pour en garder le secret.
L’inquiétude liée aux essais nucléaires est réelle parmi les populations du Pacifique. En effet, les États-Unis précèdent la France à travers un programme d’expérimentation aux îles Christmas (Kiritimati) dans les Kiribati actuelles et Johnson (Kalama), situées entre les actuelles îles Marshall et l’État américain d’Hawaï. Ainsi, « la première explosion américaine, mégatonnique, le 25 avril 1962 suscite l’émotion de l’Église protestante, qui se réfère à la demande formulée par la première conférence des Églises et Missions du Pacifique Sud, tenue un an plus tôt, de suspendre tous les essais nucléaires » ([79]).
Dans l’une de ses contributions écrites, Renaud Meltz précise qu’à la « fin mars 1962 le gouverneur Grimald obtient de Paris que soient retenus ‘‘tous les télégrammes […] faisant allusion aux mouvements en cours des avions KLM transitant par Papeete’’ pendant deux semaines. Le 9 mai, il réclame le renvoi du territoire de Louis Molet, chef du Centre de l’Orstom ([80]) à Papeete, qui contredit dans les Nouvelles les propos rassurants du Dr Jammet, chef du département de la Protection sanitaire au CEA, venu évoquer la dangerosité des essais américains à Christmas et préparer l’opinion à l’implantation du CEP » ([81]). De même, le 26 juin 1962, Jacques-Denis Drollet (1923-2015), élu RDPT, signale à ses pairs un article de l’hebdomadaire d’extrême‑droite Minute à propos d’un projet d’installation d’un site nucléaire en Polynésie française. Les élus demandent alors au sénateur Gérald Coppenrath (1922-2008) et au député John Teariki (1914-1983) de sonder les autorités du Gouvernement central et, le cas échéant, de protester avec véhémence. Jacques Foccart, conseiller spécial du général de Gaulle, les reçoit, dément oralement les informations dont les deux élus font état devant lui et, par une lettre du 11 juillet 1962 (enregistrée à l’Assemblée territoriale le 27 juillet 1962) écrit « les déclarations prêtées au général de Gaulle sont absolument imaginaires et ne reposent sur aucun fondement » ([82]) . Ce même 11 juillet, Gérald Coppenrath se fait l’écho de ces rumeurs en séance publique au Sénat, prenant néanmoins acte qu’elles ont été démenties : « Je sais bien que M. Messmer a parlé du Pacifique, sans plus de précision, mais je n’ignore pas qu’une mission militaire, dont on s’était évidemment gardé de dévoiler l’objet, s’est rendue récemment aux îles Gambier. Jusqu’à ce jour, même dans les milieux officiels, le bruit courait mais il était démenti. Il est cependant venu aux oreilles des populations qui en ont été très inquiètes. » ([83]).
Le Dictionnaire du CEP rappelle que la décision de choisir la Polynésie française comme futur théâtre des opérations n’a pas été rendue publique, ni communiquée immédiatement aux élus polynésiens : « Fin juillet 1962, Jacques Gervais, unique rédacteur d’un modeste hebdomadaire local, Les Débats, imprimé sur une machine offset, distribue directement, reprend des éléments de la presse française évoquant une base aux Gambier. Le gouverneur Grimald fait saisir le journal, avant de s’en prendre à son propriétaire », qu’il fait expulser de Polynésie. « Ce n’est qu’en septembre que la presse nationale confirme la rumeur : Le Monde du 18 septembre 1962 relaie l’information d’un journal de Honolulu selon laquelle la France aurait l’intention ‘‘de construire un centre d’essais atomiques dans l’île de Mangareva’’ et note que Pierre Messmer se refuse à commenter ce qui ‘‘relève du secret militaire’’. Mais le journal se dit ‘‘à peu près certain que la base envisagée serait utilisée pour faire exploser les prochaines bombes nucléaires expérimentales françaises’’ » ([84]). C’est toutefois seulement le 7 janvier 1963 que la plupart des Polynésiens apprennent, dans le journal Les Nouvelles de Tahiti, que « les études pour l’installation d’une base d’expériences nucléaires commenceront cette année ».
Officiellement informée, une délégation de six élus polynésiens se rend alors à Paris pour rencontrer le général de Gaulle le 3 janvier 1963. Comme le détaille l’article de Renaud Meltz et de Manatea Taiarui, cette délégation est composée d’Alfred Poroi (ancien suppléant de Gérald Coppenrath et qui l’avait battu aux élections sénatoriales du 23 septembre 1962), du député John Teariki, du président de l’Assemblée territoriale Jacques Tauraa, de Jacques-Denis Drollet (RDPT), de Rudy Bambridge (UNR, gaulliste) et du non-inscrit Frantz Vanizette. Selon le même article, « Le général de Gaulle présente la création d’une ‘‘base nucléaire’’ comme une opportunité de développement honorant le patriotisme des ‘‘Tahitiens’’. Il assortit l’annonce de promesses d’un soutien financier exceptionnel. Jacques Tauraa et John Teariki font valoir l’hostilité des protestants polynésiens. De Gaulle met un terme à l’audience : ‘‘Demandez à vos pasteurs de faire des prières pour que les Russes et les Américains cessent de faire des bombes. Dans ce cas la France n’en fera plus’’ » ([85]).
Cette audience se double d’une autre rencontre, secrète, relatée par Jacques-Denis Drollet lors de son audition devant la Commission d’enquête de l’Assemblée de Polynésie, en 2005 : « Je rencontrai le général de Gaulle qui me fit comprendre que pour les intérêts suprêmes de la Nation, il était prêt à décréter que la Polynésie française deviendrait ‘‘Territoire stratégique militaire’’ doté d’un Gouvernement militaire si nous n’accédions pas à sa demande de transfert. Et comme ce général n’a pas la réputation de plaisanter, j’ai pris la menace ou le chantage au sérieux. Nous avions tellement lutté et payé cher pour nos acquis démocratiques que dans mon esprit, je conçus de lâcher du lest pour éviter le joug d’un gouvernement militaire. » ([86]). Comme le souligne Manatea Taiarui dans ses réponses écrites, le débat était relativement simple : « les élus polynésiens, lors de l’installation du CEP, font face à un dilemme : accepter le CEP par la promesse du développement économique, ou s’y opposer au risque de voir les militaires contrôler la Polynésie française » ([87]).
Le 4 février 1964, comme le souligne le site Moruroa, Mémorial des essais nucléaires français, « le vœu de l’Assemblée Territoriale montre clairement que la page de l’opposition frontale est tournée. Les élus polynésiens signataires de ce vœu considèrent que le projet d’implantation du CEP provoque certes « l’émotion des populations », mais ils estiment que c’est un fait acquis. Ils recommandent seulement les « précautions » sanitaires et préconisent un « effort d’investissement public » permettant le développement économique de la Polynésie » ([88]) .
Mis devant le fait accompli sans avoir été consultés s’agissant du choix des sites, les élus et la population polynésienne ne le sont pas davantage lors du commencement des travaux du CEP. Ils débutent sans que l’Assemblée territoriale n’en soit informée, Moruroa accueillant les premiers contingents de légionnaires dès 1963. « Les atolls appartiennent de facto à l’armée, il faut dorénavant, pour le Gouvernement français, faire accepter cette situation de jure » ([89]) .
Malgré la cession des deux atolls à l’État français pour y effectuer ses essais et les multiples pressions exercées à leur encontre, une frange d’élus reste profondément opposée à l’installation du CEP, relayée par l’église évangélique de Polynésie française ([90]) et son représentant, John Doom. Il s’agit notamment des élus du parti Here ’Āi’a ([91]), Joseph Lehartel, Félix Tefaatau, Jacques Tauraa et surtout John Teariki. Ce dernier prononce un discours emblématique lors de l’accueil du général de Gaulle à Papeete, le 7 septembre 1966, qu’il conclut en ces mots : « Puissiez-vous, Monsieur le Président, appliquer en Polynésie française les excellents principes que vous recommandiez, de Phnom Penh, à nos amis américains et rembarquer vos troupes, vos bombes et vos avions. Alors, plus tard, nos leucémiques et nos cancéreux ne pourraient pas nous accuser d’être l’auteur de leur mal. Alors la Polynésie unanime serait fière d’être française comme aux jours de la France Libre. » Ce discours connaît un écho considérable, bien au-delà des seules frontières françaises, au point que « Le CEP est [alors] le catalyseur d’une opposition polynésienne qui se structure progressivement à partir de 1966 » ([92]). Enfin, cette mobilisation permet aux femmes de se donner un rôle politique à travers « des pétitions très argumentées ayant été présentées dès 1964 par des femmes polynésiennes à Georges Pompidou » ([93]).
Néanmoins, si l’église protestante Ma’ohi poursuit avec opiniâtreté son combat contre les essais, l’opposition des élus s’atténue. Comme le rappelle Benoît Pélopidas lors de son audition, « des sondages Ifop de juillet et septembre 1966 ont en effet montré que 51 % des sondés désapprouvaient les « essais de bombe atomique dans le Pacifique » (pour reprendre les mots de l’époque), contre environ 35 % qui les approuvaient, les autres ne se prononçant pas » ([94]). Bruno Saura considère pour sa part que « les Polynésiens, ne sachant pas vraiment ce qui se passait, ne se sont pas beaucoup opposés » ([95]).
Après l’officialisation du choix de la Polynésie française, les autorités françaises forgent un discours dans lequel celle-ci aurait acquiescé au choix, pourtant effectué dans le plus grand secret et sans consultation des populations ou de ses représentants. Le général de Gaulle déclare lors de son discours du 7 septembre 1966 à Papeete : « Il est vrai que la Polynésie a bien voulu être le siège de cette grande organisation destinée à donner à la puissance française le caractère de la dissuasion qui peut, qui doit à tous, dans un monde dangereux, assurer la paix […] Je tiens à dire à la Polynésie combien la France apprécie le service qu’elle lui rend en étant le siège de cette organisation qui doit assurer la paix à coup sûr de notre ensemble français ». Le général ajoute toutefois : « Il y a d’ailleurs, si j’ose dire, des compensations : le développement qui accompagne cette organisation du Centre est éclatant. Ce qui doit suivre ne le sera pas moins ». Ces compensations poursuivent l’asymétrie qu’illustre le processus ayant porté au choix de la Polynésie française : l’État décide et il décide encore lorsqu’il s’agit d’octroyer des compensations relatives à la première décision. Ces compensations ne sont toutefois pas unilatérales et laissent entrevoir la capacité des Polynésiens, à résister, négocier, profiter du choix qui leur est imposé et dont ils se saisissent à partir de 1964, alors qu’une partie des événements leur est cachée.
b. Des réticences et des oppositions dépassées par le mensonge, la négociation et la répression
Indépendamment de son origine clandestine, la création d’une bombe nucléaire est une activité secrète. « Il faut distinguer [le] secret autour de la conception de l’arme et des expérimentations, [le] secret des campagnes de tirs et [le] secret des retombées à partir de 1966 » précise Manatea Taiarui ([96]) , rappelant qu’il n’y avait pas à l’époque « de volonté délibérée de cacher la vérité lors de l’installation du CEP, dans la mesure où les expérimentateurs sont persuadés que la vérité réside dans l’absence de danger des retombées radioactives » et que les autorités se caractérisent par un excès de confiance, constamment réajusté par les aléas et les choix effectués durant les trente ans d’opérations. Les responsables des essais nucléaires, à commencer par le général Thiry, sont persuadés de l’innocuité des essais. Ainsi, dans une note datée de 1963 et citée dans l’ouvrage Des bombes en Polynésie, le général Thiry insiste sur « l’innocuité des explosions » et assène : « aucune contamination par produit radioactif, ni externe, ni interne » n’est à craindre, étant donné que « les armées ont mis au point, à l’occasion des expérimentations nucléaires sahariennes, des méthodes de précision qui ont donné toute satisfaction sur les contours des retombées radioactives ». Cette confiance est relayée dans la presse. Le 4 juillet 1966, quelques jours après le tir raté d’Aldébaran, on peut lire dans Les Nouvelles de Tahiti : « les retombées se sont effectuées conformément aux prévisions et [elles] ne sont pas dangereuses pour les populations » ([97]), marquant cette confiance officielle. Le même jour et dans le même journal, on peut également lire quelques pages plus loin : « Jacques Tauraa, Président de l’Assemblée territoriale, Frantz Vanizette et Rudy Bambridge, Conseillers de cette assemblée, qui ont assisté à l’explosion, à laquelle les journalistes présents à Papeete n’avaient pas été invités. Ces personnalités, après avoir vu, du croiseur porte-avions « Foch », le champignon atomique à 40 miles nautiques de Moruroa, se sont posées par hélicoptère sur l’aérodrome de cet atoll, situé à une vingtaine de kilomètres du lieu de l’explosion ce qui, prouve qu’il ne présentait pas de radioactivité ». ([98])
Cette culture du secret enveloppée de la confiance exhibée des décideurs participe à la gestion de l’acceptabilité de l’installation du CEP par les représentants polynésiens et par la société polynésienne.
La compétence formelle des autorités du CEP sur les atolls de Moruroa et de Fangataufa illustre la façon dont les autorités polynésiennes se saisissent de leur marge de décision pour orienter les événements et ne pas totalement les subir. Le 6 février 1964, la Commission Permanente de l’Assemblée territoriale de la Polynésie française se réunit pour examiner et voter l’adoption du projet du Conseil de Gouvernement concernant la cession gracieuse par le Territoire des atolls de Moruroa et de Fangataufa à l’État français. Selon le procès-verbal ([99]), sept personnes prennent part au débat : Alexandre Le Gayic, en qualité de Président, Jacques-Denis Drollet, comme Rapporteur, Jean-Baptiste Heitarauri Ceran-Jerusalemy, Félix Tefaatau, Jacques Tauraa, Gérald Coppentath et Charles Lehartel, tandis que cinq personnes prennent part au vote. À trois voix contre deux, le projet est adopté par la Commission dans les termes transmis par le Conseil de Gouvernement. Ce débat rend compte du contexte de l’espace de liberté des membres de la Commission. Il manifeste une tension entre la fatalité que les membres de la Commission semblent avoir complètement intégrée et la marge de choix qui leur appartient. Jacques-Denis Drollet explicite la menace qui pèse sur les membres de la Commission en évoquant une « affaire très délicate qui risque d’aller très loin pour peu que l’on s’égare » se référant visiblement à la menace d’un Gouvernement militaire. Le vote en jeu comporte pourtant un choix à l’appréciation des membres de la Commission. Premièrement, parce que certains vont voter contre le projet et s’expriment avec virulence à son égard : Jean-Baptiste Heitarauri Ceran-Jerusalemy parle d’un « Centre d’Extermination de la Polynésie ». Deuxièmement, parce qu’une alternative à la cession, ne remettant toutefois pas en cause l’usage des atolls au bénéfice du CEP, est envisagée : la location des atolls. Jacques Tauraa, qui défend cette alternative assure que « le Gouverneur n’a pas fait d’objection ».
Le véritable enjeu de l’espace de décision des membres de la commission concerne donc l’intérêt que la Polynésie française peut tirer du résultat de ce vote. Cet intérêt est la toile de fond du débat et s’exprime explicitement en termes économiques : l’intérêt directement quantifiable d’une location (10 % du montant du budget de fonctionnement de la collectivité ou 200 millions de francs CFP de l’époque sont notamment évoqués) est comparé aux ressources plus importantes que la Polynésie française pourrait tirer, sans pouvoir les quantifier, d’un acte ironiquement qualifié à plusieurs reprises de « désintéressé » par Jacques-Denis Drollet. À ce titre, la formule employée par Jacques Tauraa est éloquente quant à l’attente que le geste de cession finalement envisagé pourrait susciter : « J’espère qu’après les décisions prises par la Commission Permanente, nous aurons l’aide du Seigneur à chaque fois que nous aurons besoin d’argent ». Le Président Le Gayic lui répond alors : « nous comptons beaucoup là-dessus » ! Cet espoir et la marge de négociation qu’illustrent les représentants polynésiens s’inscrivent aussi dans le climat de confiance que les autorités centrales cherchent à préserver. Jacques-Denis Drollet s’en remet en effet, à la « prudence » et à la « sagesse habituelle » du Conseil de Gouvernement qui « s’est entouré de toutes les précautions », selon lui.
Le Gouvernement français de l’époque emploie effectivement une part des crédits de l’État pour aider au développement économique de la Polynésie française, en sus des investissements effectués au bénéfice du seul CEP. En s’appuyant sur les explications données par le gouverneur Aimé Louis Grimald dans ses mémoires ([100]), l’historien Jean‑Marc Regnault précise, dans ses réponses écrites, que celui-ci avait dit qu’« afin de désarmer ou plutôt, de tempérer les oppositions, les résistances, l’inquiétude, je préconise que Paris accorde au Territoire des avantages suffisamment spectaculaires pour que leur octroi vienne, à la fois, compenser les effets négatifs de l’implantation du CEP et faire apparaître celle-ci comme largement bénéfique… » ([101]) .
Le 16 septembre 2005, lors de son audition devant la Commission d’enquête de l’Assemblée de Polynésie, l’ancien sénateur Gérald Coppenrath raconte plus précisément ce qu’expose le général de Gaulle lors de sa réunion du 3 janvier 1963 avec les élus Polynésiens. Il « fit état de ce que la Polynésie étant le seul Territoire de la République approprié à recevoir ce centre, il ne pouvait renoncer au projet. Il donna l'assurance que toutes les précautions seraient prises et que la construction du centre s'accompagnerait d'investissements considérables qui seraient utiles à l'ensemble des habitants qui, sur le plan économique et social, bénéficieraient pendant des années des retombées favorisant le développement. » ([102])
Sur le plan local, Manatea Taiarui indique, dans une de ses réponses écrites, que « La stratégie de l’État est de rassurer puis rallier progressivement l’opinion publique [via] une intense propagande axée sur la prospérité économique (argument de la compensation économique dans un contexte où le territoire est en difficulté financière en raison de la baisse des cours du coprah, de la vanille, de la nacre, du café et des produits d’exportations) appuyée par la promesse d’une modernisation et de l’augmentation des emplois et des salaires » ([103]). Le nouveau gouverneur Jean Sicurani (1964-1968) s’emploie également à vanter les avantages économiques du CEP auprès des élus et de la population polynésienne. Comme l’expliquent Renaud Meltz et Manatea Taiarui, « la stratégie de marchandage et de propagande du gouverneur, à travers la visite des chantiers du CEP et la communication sur les ondes de Radio-Tahiti et dans la presse, commence à porter ses fruits. Les autorités françaises réussissent à convaincre certains élus polynésiens des avantages économiques et militaires du CEP, et à apaiser les inquiétudes sociales et sanitaires. » ([104]). Jean-Marc Regnault estime qu’à l’époque, « on a ainsi fait miroiter aux hommes politiques un développement extraordinaire du territoire (avec des perspectives de construction de routes, de ponts, de ports, une forte création d’emplois) qui a fait taire les éventuelles oppositions » ([105]). Le deuxième argument utilisé par l’État est d’ordre institutionnel. Le statut d’autonomie de la Polynésie française est révoqué en 1958. Toutefois, dans la même logique de compensation, Renaud Meltz fait l’hypothèse, lors de son audition, que les élus polynésiens ont pu obtenir des promesses s’agissant d’un assouplissement de ce régime, voire d’un retour à l’autonomie : « Le CEP s’est imposé comme un fait accompli, face auquel certains Polynésiens ont d’abord manifesté un refus, puis une adhésion, dans l’attente de compensations. Ces dernières n’étaient pas uniquement économiques, mais aussi politiques. Bien que la Polynésie française n’ait pas été rendue indépendante et qu’on ait accordé la pleine citoyenneté aux Polynésiens, le gouverneur sur place a fait comprendre qu’il faudrait faire évoluer le statut du territoire, reconnaissant qu’on ne pouvait pas appliquer les mêmes institutions qu’en métropole à un territoire situé à 18 000 kilomètres de la France. Le premier statut d’autonomie de 1977 découle ainsi de cette logique de compensation politique » ([106]). Le troisième axe de la stratégie déployée par le Gouvernement vise à apaiser les craintes suscitées par l’explosion d’armes nucléaires sur la santé et dans une moindre mesure sur l’environnement. Ces craintes sont relayées par des représentants comme John Teariki ou le sénateur Coppenrath. L’intervention de ce dernier au Sénat, en juillet 1962, évoque déjà explicitement les risques sanitaires devant Louis Jacquinot, ministre d’État chargé des départements et territoires d’outre-mer : « Quoi qu’on en dise, cela impliquerait aussi des risques d’irradiations à plus ou moins long terme… » ([107]) .
Face à ces critiques et ces craintes, dûment documentées, l’État et le Gouverneur utilisent alternativement la force et la persuasion en recourant à une intense propagande visant à convaincre les Polynésiens que les essais sont absolument sans risques. Comme l’expliquent Sylvain Mary et Alexis Vrignon ([108]), l’argumentaire développé par les autorités repose sur deux piliers :
– d’une part, l’excellence scientifique française, qui maîtrise l’ensemble des technologies garantissant que les explosions se feront en toute sécurité ;
– d’autre part, les autorités se targuent d’une prise en compte de la géographie et de l’environnement supérieure à celle des autres acteurs ayant utilisé le Pacifique comme espace d’expérimentation nucléaire. La France contrairement aux Anglo-saxons, a choisi des territoires isolés à partir desquels les vents dominants, qu’elle a parfaitement identifiés, entraîneront les particules radioactives vers le sud-est inhabité, lesquelles se dilueront dans l’atmosphère comme dans l’Océan.
Afin de démontrer la maîtrise des technologies comme le sérieux des mesures de sécurité, en 1963, les conseillers territoriaux sont conviés à découvrir les installations du CEA à Fontenay-aux-Roses et dans le Sahara et, en 1965, « pas moins de quatre voyages sont prévus sur le site alors en construction de Moruroa à destination des personnalités locales, des chefs de districts ou encore des anciens combattants ». Cette stratégie se révèle plutôt efficace, Manatea Taiarui constatant ainsi que « Jacques Tauraa, président de l’Assemblée territoriale, est au départ très dubitatif face à l’installation du CEP en 1963 […] mais, à mesure des promesses des autorités françaises, il se laisse convaincre par les avantages économiques et les mesures de sécurité présentées par Francis Perrin et le général Thiry. Il est convaincu par cette argumentation dans la mesure où il n’y a alors pas accès à suffisamment d’informations sur le risque sanitaire » ([109]).
Quant aux chercheurs Benoît Furst, Brice Martin et Florence Mury, ceux-ci ont appelé l’attention sur le cas particulier « des sociétés insulaires qui ont été concernées par l’installation du CEP : qu’il s’agisse de la base avancée ou des postes périphériques. Ici on pourrait interroger l’absence de résistance apparente à cette implantation. Là encore, il faut rappeler le rapport de force et l’asymétrie qui caractérise cette phase de l’implantation dans cet atoll [de Hao]. À partir du terrain effectué par Renaud Meltz et Florence Mury à Tureia et des archives consultées, nous sommes en mesure de documenter cette phase de l’implantation, laquelle fait intervenir un chef de district qui ne peut comprendre précisément ce qui est en train de se jouer car il ne parle pas français, aucune personne de l’île ne pouvant assurer la traduction. Les échanges se déroulent donc par gestes et l’on peine à imaginer que la radioactivité ait été expliquée précisément dans ce contexte » ([110]).
Dans le cas d’oppositions irréductibles, les autorités n’hésitent pas à employer de vieilles méthodes éculées comme l’éloignement. L’expulsion, en 1962, de Jacques Gervais, rédacteur du journal Le débat, qui avait relayé les rumeurs sur le choix de la Polynésie comme futur site des essais nucléaires est un cas emblématique. Ces pratiques, au bénéfice de la gestion des menaces identifiées pour le CEP, poursuivent un mode de gestion des territoires ultramarins hérité de la colonisation et des arrangements que l’État de droit s’autorise pour ces territoires. Comme le rapporte le Dictionnaire du CEP, face aux questions incessantes de John Teariki et de Jean-Baptiste Céran-Jérusalémy devant l’Assemblée territoriale, en mai 1963, « le gouverneur Grimald finit par brandir la menace de dissoudre l’Assemblée si ses conseillers persistent à poser des questions qui ne relèvent pas de sa compétence et de ses ‘‘attributions réglementaires’’, en évoquant ‘‘la Défense nationale’’ » ([111]). À défaut de dissoudre l’Assemblée territoriale, c’est le RDPT et Pupu Tiama Ma’ohi, le parti de Jean-Baptiste Céran-Jérusalémy, qui sont tous deux dissous le 6 novembre 1963, au motif que ces partis auraient pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national.
Cette double dissolution traduit la volonté de discréditer les opposants, en assimilant toute critique comme une action visant à remettre en cause la présence française dans le Pacifique, ouvrant la voie à l’accusation de séparatisme, voire de trahison. Comme le rappellent Sylvain Mary et Alexis Vrignon, le gouverneur Sicurani, en commentant les déclarations précitées de John Teariki lors de la visite de Georges Pompidou, considèrent que celles-ci portent la marque d’une collusion avec « certaines nations ou certains organismes internationaux qui travaillent dans l’ombre » ([112]). Quant à Renaud Meltz et Manatea Taiarui, ils rappellent que « les élus opposés au CEP font face à la propagande du gouverneur, de l’UTD-UNR [parti gaulliste de Polynésie] et des principaux journaux locaux qui diffusent tracts gaullistes et articles visant à discréditer les actions des opposants aux essais. Dans une lettre adressée au Canard Tahitien, quelques jours avant l’essai Aldébaran, John Teariki répond avec virulence et sarcasmes à un article anonyme paru dans ce journal qui remet en cause sa crédibilité scientifique et sa personne puisque l’auteur anonyme l’a traité de menteur » ([113]).
Les Églises ne sont pas épargnées. La banque d’archives numérique Moruroa Mémorial des essais nucléaires français rappelle qu’en janvier 1963,
« le mensuel protestant de langue française de la Polynésie, Notre lien, dirigé par le pasteur Jean Adnet titre sur sa Une ‘‘Pour une enquête commodo-incommodo dans le Territoire’’. En clair, l’Église protestante estime qu’il appartient à la population de Polynésie française de dire si elle veut ou non de telles installations. Cette prise de position irrita fortement le général de Gaulle. Le pasteur Adnet se trouvant en déplacement en France au moment de la parution de Notre lien fut interdit de séjour à Tahiti ! Il fallut une intervention directe du président de la Fédération protestante de France auprès du Général pour que, six mois plus tard, le pasteur Jean Adnet puisse retrouver ses paroissiens de Béthel à Papeete ».
Lors de son audition, Jean-Marc Regnault, conformément à l’interprétation des événements qui découlent de la date qu’il retient quant au choix de la Polynésie française pour réaliser les essais nucléaires, résume ces diverses mesures de la façon suivante : « Concernant la préparation de la Polynésie à l’accueil du CEP, on peut dire qu’un ensemble de mesures a été pris par le pouvoir central pour soumettre la population. Celles-ci incluent l’arrestation et l’exil du député Pouvana’a a Oopa vers l’Europe, la mise en place d’institutions non démocratiques ne reflétant pas la volonté du suffrage universel, la limitation de la liberté des partis politiques, notamment la dissolution de ceux hostiles à l’installation du CEP... La population était en outre étroitement contrôlée, en particulier les protestants. Le monde politique a été corrompu, les consciences ont été achetées, conformément à ce que le général de Gaulle appelait les ‘‘compensations’’. Le Général avait eu une phrase terrible lorsque le Gouverneur lui avait suggéré d’informer les Polynésiens de l’installation d’un centre d’essai chez eux : ‘‘ Les Polynésiens sont gentils, on ne va pas regarder à l’argent ’’» ([114]). Comme en témoignent les débats du 6 février 1964, nombre de Polynésiens s’accommodent et profitent effectivement de la manne financière découlant du CEP. Jean-Marc Regnault pointe les propos de Jacques-Denis Drollet qui résume ainsi : « Mais enfin, tous ces gens qui ont profité du Centre d’expérimentation du Pacifique, tous ces gens qui se sont couchés devant le Centre d’expérimentation du Pacifique, pourquoi ils viennent m'accuser moi qui ai simplement décidé de quelque chose qui me semblait bon pour la Polynésie et pas pour les individus ? » ([115]).
Les Polynésiens sont alors pris entre le bénéfice économique et la répression qui accompagnent l’installation du CEP en Polynésie française. Ils naviguent donc entre oppositions et accommodements pour maximiser ces bénéfices et minimiser la répression. De ce point de vue, la politique nucléaire de la France dans le Pacifique présente une continuité avec une approche coloniale de cet espace.
c. Le colonialisme et l’impérialisme nucléaires du CEP : un recroquevillement impérial
Cette ambivalence traduit d’abord l’idée selon laquelle on « peut être à la fois acteur et victime de l’histoire. Ainsi, bien que les Polynésiens n’aient pas été décisionnaires, ils ont tout de même participé à certains événements, par exemple à travers leur travail à Moruroa. Néanmoins, les essais nucléaires ont été imposés par un processus non violent en apparence, mais reposant sur un rapport de force inégal » ([116]). Florence Mury indique que les entretiens qu’elle réalise avec « d’anciens travailleurs du CEP révèlent notamment que leur emploi n’impliquait pas nécessairement une adhésion aux méthodes ou aux référentiels culturels proposés. Beaucoup choisissaient de retourner ensuite dans leurs îles malgré des salaires moins élevés, ce qui interrogeait d’ailleurs les responsables du CEP. Le modèle de l’exode rural s’est avéré faux pour comprendre ces retours qui ont pourtant structuré la vie des îles, motivés par des objectifs déconnectés du CEP, tels que s’occuper d’un parent malade, fonder un foyer (chose impossible du fait de la distance), financer la construction d’une maison en dur... » ([117]). L’articulation des différentes conditions de l’implantation du CEP justifie d’adopter le prisme du colonialisme pour décrire les phénomènes qui se déroulent à l’aune des activités du CEP. Parce que ces activités sont le théâtre de projections et de méthodes qui appartiennent à l’héritage colonial. Pour l’anthropologue Bruno Saura, « la colonisation fait, en effet, partie inhérente de la problématique, dans la mesure où elle se définit comme l’installation de certains peuples chez d’autres, sur une période bien définie, puis par l’existence d’un rapport de force inégal qui perdure au-delà de l’installation initiale. La question du nucléaire en Polynésie illustre bien ce dernier point puisque les Polynésiens ont été peu associés aux décisions concernant leur propre destin et leur histoire » ([118]). Tamatoa Tepuhiarii, président de l’association Moruroa e tatou, le souligne d’une façon plus brutale : « le choix du site des essais nucléaires relève de l’emprise coloniale, c’est un fait établi » ([119]).
L’ordonnance n° 58-1337 du 23 décembre 1958 interrompt le processus d’autonomisation amorcé par la loi-cadre Defferre au profit des compétences du Gouverneur. La Polynésie française est mise au pas. Jean-Marc Regnault prend le parti de ramener cet état de fait au statut de « Gouvernement militaire » que les représentants polynésiens voulaient précisément écarter en acceptant, sans opposition frontale, l’installation du CEP : « De toute façon, la population est écrasée et a le sentiment d’une occupation militaire. » ([120]).
Pour qualifier la situation singulière que connaît la Polynésie française à partir de l’installation du CEP, l’absence d’autonomie politique et la forte augmentation de la présence militaire, Florence Mury et Manatea Taiarui emploient donc volontiers les termes de « colonialisme nucléaire » et d’« impérialisme nucléaire ». Explicitant ceux-ci, Manatea Taiarui fait référence, dans l’une de ses réponses écrites, à Anaïs Maurer ([121]), pour qui l’impérialisme nucléaire est « une dynamique coloniale d’exploitation au cours de laquelle des pays impériaux occupent et contaminent des terres éloignées de leurs propres centres économiques et politiques, afin de poursuivre le développement de leurs propres technologies nucléaires ». Selon lui, « le choix de la Polynésie française et l’implantation du CEP montrent une permanence de l’impérialisme nucléaire des puissances dotées de la bombe. Cet impérialisme repose sur des critères de choix similaires : un territoire anciennement colonisé isolé et considéré comme vide, loin des centres de commandement politique et économique, habité par une population d’ethnie et de religion différente, au développement économique et technologique moindre. La phrase de Henry Kissinger à propos des Îles Marshall témoigne des représentations des îles propices, selon les expérimentateurs, aux essais nucléaires : ‘‘Il n’y a que 90 000 personnes là-bas, qui s’en soucie ?’’ ». En outre, l’historien estime que la situation française connaît quelque spécificité : « l’historienne américaine Gabrielle Hecht constate par exemple une certaine continuité impériale à travers le nucléaire, qui est au cœur de l’identité française. Selon elle, la France compense la perte de l’empire colonial par la maîtrise de l’atome » ([122]) .
Dans le contexte historique de la perte de l’Empire colonial, la France semble se recroqueviller sur la Polynésie française et sur l’atome, en espérant en tirer la puissance que lui promet l’aboutissement d’une arme thermonucléaire crédible. Elle y rejoue les méthodes de la colonisation et de l’Empire comme une expérience à plus petite échelle. Renaud Meltz développe l’idée selon laquelle, au-delà du CEP mais à partir du moment où il s’y implante, c’est toute la Polynésie française qui devient un vaste laboratoire pour les sciences physiques et sociales qui y portent leur attention ([123]). Cette approche de la Polynésie française et de son environnement régional a évolué au fil des besoins du CEP, en déposant un stigmate qui constitue encore un enjeu politique contemporain.
2. Les conséquences politiques du choix : un stigmate à l’origine d’un clivage, dont il faut soigner et prévenir la réouverture des plaies
a. Le rapport aux essais nucléaires : un rapport à la défiance
La culture du secret qui préside aux activités du CEP entretient une relative insouciance de la population à l’égard des essais nucléaires et une certaine confiance envers le discours officiel sur l’innocuité des essais nucléaires. Lors de son audition, l’ancien plongeur pour le CEP, vice-président du SDIRAF et membre de l’AVEN Michel Arakino souligne « la curiosité, la naïveté et la foi qui animaient notre peuple lorsque j’étais enfant […]. Nous sommes à la fois de fervents croyants catholiques et des Français. Nous considérions la France comme la mère patrie » ([124]). Pourtant, « l’hostilité initiale au CEP, qui est donc été relativement vite atténuée, a resurgi plus tard, dans la seconde moitié des années 1970, paradoxalement en décalage avec le moment où les essais étaient les plus dangereux sur le plan sanitaire. Cette résurgence s’est structurée autour d’une défiance vis-à-vis de l’idée que les risques étaient maîtrisés, les Polynésiens ayant compris que tel n’était évidemment pas le cas » ([125]). L’organisation d’une contestation croissante des essais nucléaires ne résulte pas de révélations mais d’une inversion progressive du regard porté sur les essais dans le débat public. Par exemple, les véritables conséquences de l’essai Aldébaran ne sont dévoilées qu’en février 1998, lorsqu’un journaliste, Vincent Jauvert, qui avait consulté des rapports officiels établis par l’autorité chargée des essais nucléaires, conservés aux archives du Service Historique de la Défense (SHD) et récemment ouverts au grand public, publie un article retentissant dans Le Nouvel Observateur ([126]).
Les discours critiques qui émergent durant la période du CEP sont rétrospectivement vus comme ceux de lanceurs d’alertes, qui ont progressivement structuré un débat politique sur les essais nucléaires. Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales au sein de l’association Moruroa e tatou, résume l’aboutissement de ces oppositions : « Nous connaissons désormais la vérité et l’injustice que nous avons subie. Le peuple Ma’ohi n’a pas choisi d’être malade pendant des décennies, il n’a pas demandé à être sacrifié sur l’autel du nucléaire. Le combat n’est plus individuel, il est devenu une cause collective : celle de l’impact des explosions nucléaires sur les peuples Ma’ohi et algérien. Nous devons continuer de dénoncer cette injustice historique par nos plaidoyers et notre militantisme, afin d’interpeller la population et l’État français sur les conséquences bien réelles des essais » ([127]). Dans les Églises, ce sentiment d’avoir été trompé revêt une dimension eschatologique. L’ancien président du CIVEN, Alain Chrisnacht, raconte, durant son audition, avoir rencontré « des religieux dans une église protestante, qui nous ont expliqué que le peuple Ma’ohi allait disparaître, que les affections se transmettaient de génération en génération, etc. ce qui n’est pas encore corrompu le sera bientôt, etc. Nous lui avons expliqué que rien ne pouvait laisser penser cela, mais ils nous ont répondu que les essais nucléaires étaient démoniaques, que les Français étaient venus chez eux, peuple pacifique, en promettant que leurs essais nucléaires seraient sans conséquences. Or il y en a eu » ([128]). Quand bien même les données scientifiques auraient été révélées et des centaines de documents déclassifiés, cette situation souffre d’un véritable péché originel à tel point qu’ « un consensus paraît émerger autour de la conviction d’avoir été trompés, trahis, manipulés et empoisonnés » ([129]). Indépendamment de l’évaluation précise des conséquences des essais nucléaires, c’est l’attitude passée des pouvoirs publics à l’égard des essais, qui explique en grande partie la profonde méfiance que les Polynésiens ont cultivée vis-à-vis de l’État, de ses institutions et de tout discours officiel. Pour Bruno Saura, « l’idée que la mère patrie ait été une mauvaise mère, voire une empoisonneuse en qui on n’a plus confiance, est omniprésente. La relation à la France a totalement changé en raison de ce poison, lentement distillé, a minima de manière imprudente. Autrefois, la population polynésienne croyait en la France et a combattu volontairement dans les bataillons du Pacifique aux côtés de ses concitoyens » ([130]).
Cette rupture de confiance est confirmée par plusieurs Polynésiens durant leurs auditions. Ainsi, pour le président de l’association Moruroa e Tatou, Tevaearai Puarai, « il s’agit d’un sujet très sensible. Dans nos échanges avec les personnes ayant travaillé sur ces sites, la question de la rupture de confiance et de la méfiance qui s’est installée dans la société polynésienne revient énormément » ([131]). De manière générale, Yolande Vernaudon, actuelle Déléguée au suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN) insiste sur le fait que « la question de la défiance constitue véritablement le cœur de la problématique, sentiment que je partage en tant que Polynésienne qui se sent flouée par l’histoire du CEP » ([132]).
La défiance des Polynésiens est telle, vis-à-vis de l’État et de ses personnels, que renouer la confiance apparaît compliqué. Bruno Saura estime qu’il lui « semble difficile pour les Polynésiens de retrouver confiance en la France eu égard à la gravité des événements. [...] Une culture de la peur s’est installée, face à des conséquences qui pourraient durer plusieurs siècles » ([133]).
Cette défiance, précoce pour certains, et tardive pour d’autres joue un rôle important dans la conscience politique des Polynésiens. Votre rapporteure insiste ici sur l’amalgame qui existait pendant la période d’activité du CEP, et dont tout Polynésien a fait l’expérience. Les expressions publiques étaient rangées dans des camps : être « pour » le CEP c’était vouloir le statu quo institutionnel, être « anti » CEP c’était vouloir rompre avec la France. La polarisation qui en découle nourrit les idéologies politiques locales sans toutefois que ces dernières ne s’y résument.
b. Indépendantisme et antinucléarisme : des débats pollués
Né avec Pouvana’a a Oopa ([134]) et, par conséquent, avant l’installation du CEP, le mouvement indépendantiste est considérablement affaibli par l’arrestation et la condamnation de sa figure de proue et son exil en France, où il est envoyé purger sa peine. En effet, dans la nuit du 10 au 11 octobre 1958, des engins incendiaires sont lancés dans la ville de Papeete, sans faire de victimes. Arrêté, Pouvana’a a Oopa est renvoyé avec ses co-accusés devant la Cour criminelle de la Polynésie française par une décision du tribunal supérieur d’appel de la Polynésie française alors constitué en chambre des mises en accusation. Il y est déclaré coupable de complicité par provocation et condamné, le 21 octobre 1959, à huit ans de réclusion criminelle et à une interdiction de séjour en Polynésie d’une durée de quinze ans. Le 20 février 1960, Pouvana’a a Oopa voit son recours en cassation rejeté. Son parti, le RDPT, est dissout en 1963. Les années qui suivent se caractérisent par la mise au pas du territoire et le ralliement d’un grand nombre d’élus au général de Gaulle ([135]).
Parallèlement, l’installation du CEP entraîne un véritable boom économique sur l’ensemble du territoire polynésien. Son ampleur et sa rapidité contribuent à déstructurer la société polynésienne traditionnelle. Mais dans ce contexte, les idées de Pouvana’a a Oopa continuent de circuler. Ses partisans perpétuent son héritage politique et son traitement est largement vécu comme une injustice coloniale. Il finit par bénéficier de la grâce présidentielle en 1968 et d’une amnistie en 1969. Après que la commission de révision rejette, par une décision du 18 novembre 1993, une première demande de révision présentée en octobre 1988, c’est la Garde des Sceaux Christiane Taubira qui, le 24 juin 2014, forme une nouvelle requête en révision, en s’appuyant sur de nouveaux éléments qui sont portés à sa connaissance par les ayants droit de l’intéressé. Le 25 octobre 2018, la Cour de cassation admet que les nouveaux éléments produits devant elle sont de nature à jeter un doute sur la culpabilité de Pouvana’a a Oopa et annule l’arrêt de la cour criminelle d’octobre 1959 et, constatant que Pouvana’a a Oopa est décédé le 10 janvier 1977, accepte de « décharger sa mémoire » ([136]).
À l’époque, la grâce de Pouvana’a a Oopa constitue une étincelle militante avec les conséquences des essais nucléaires en toile de fond. De jeunes intellectuels polynésiens commencent alors à formuler un discours plus radical sur l’autonomie et l’identité culturelle. Des associations comme Te Taata Tahiti (« L’Homme Tahitien ») et Te Arata’i Api (« La Nouvelle Voie ») sont créées pour promouvoir la culture ma’ohi et questionner la présence française. C’est l’époque, rappelle Renaud Meltz dans l’une de ses réponses écrites, où John Teariki et Francis Sanford « développent des réseaux transnationaux d’opposition en forgeant des contacts avec des acteurs militants et scientifiques comme Albert Schweitzer, Théodore Monod, Jean Rostand, Jean-Jacques Servan-Schreiber, le général de Bollardière, Greenpeace, le Bataillon de la Paix. Ces contacts débouchent sur la première grande manifestation tahitienne contre le CEP le 23 juin 1973, où 5 000 manifestants défilent dans les rues de Papeete. L’opposition se cristallise et nourrit l’émergence de mouvements indépendantistes tels que le Ia Mana te Nunaa, le Tavini Huiraatira-FLP ou le Te Taata Tahiti Tiama de Charlie Ching » ([137]) .
Comme l’a également expliqué Manatea Taiarui : « le CEP recompose le clivage politique [et] les partis politiques forgent leur idéologie et leur positionnement politique en fonction du CEP » ([138]) .
D’un côté, John Teariki, l’héritier de Pouvana’a a Oopa, qui a repris ses idées au sein de son parti Here Ai’a, créé à la suite de la dissolution par les autorités de l’ancien parti RDPT. Il incarne l’opposition au CEP et l’aspiration à l’indépendance de la Polynésie, jusque devant le général de Gaulle, à qui il a rappelé dans son fameux discours de septembre 1966, que « Tahiti avait le droit à l’autodétermination et qu’aux termes de l’article 73 de la Charte des Nations unies, la France est obligée de respecter les aspirations politiques du peuple tahitien » ([139]).
À l’opposé de l’échiquier politique se trouve Gaston Flosse qui émerge dans le sillage du gaulliste Rudy Bambridge et auquel il succède en 1971 à la tête de l’Union Tahitienne (UT), avatar polynésien de l’Union pour la Nouvelle République (UNR), le parti gaulliste de l’Hexagone. Selon le politiste Rudy Bessard, le CEP est rapidement considéré comme une ressource pour Gaston Flosse, qui lui permet d’étendre son réseau politique et économique et d’avoir le soutien des autorités de l’État ainsi que de l’armée pour développer sa carrière politique et ses projets communaux ([140]). Ainsi, « Gaston Flosse incarne peu à peu la parole de l’État de manière assumée et voit le CEP comme une ressource économique non négligeable. Calcul politique ou loyalisme envers la République et Charles de Gaulle ? Il est difficile d’apporter une réponse, mais il est clair qu’il est farouchement opposé, jusque dans les années 1970, aux autonomistes anti-CEP menés par John Teariki et Francis Sanford » ([141]). Fort de ce positionnement et du soutien de l’État, Gaston Flosse parvient à être élu Président de l’Assemblée territoriale à l’issue des élections territoriales de 1972. Il commençait alors une carrière politique qui devait durer plusieurs décennies…
Cette période pose les fondations idéologiques qui permettent l’émergence de mouvements indépendantistes plus structurés dans les années 1970, notamment avec la création du premier parti explicitement indépendantiste, le Tavini Huira’atira-FLP par Oscar Temaru, en 1977.
Parallèlement, « Gaston Flosse prend conscience que l’ensemble des Polynésiens embrassent peu à peu les idées autonomistes. Aussi, l’identité tahitienne s’affirme progressivement. La même année, un statut d’autonomie de gestion est accordé à la Polynésie française ([142]). Gaston Flosse décide de ‘’ tahitianiser ’’ son parti. L’UT-UDR prend officiellement le nom de Tāhō’ēra’a Huira’atira ([143]) afin de se détacher de son identité trop « française » et adopte une posture de plus en plus autonomiste » précise Manatea Taiarui. Néanmoins, et contrairement au Here ’Āi’a, le Tāhō’ēra’a Huira’atira ne conteste pas la présence du CEP et continue de tirer profit politiquement de sa présence pour mettre en avant le développement et la prospérité de la Polynésie française, tout en mettant de côté les déséquilibres et les inégalités socio-économiques. La stratégie fonctionne : ce parti devient peu à peu le parti dominant en Polynésie française. Gaston Flosse retrouve le pouvoir suite aux élections territoriales de 1982 et son parti remporte la majorité des communes en 1983.
Il milite alors pour une nouvelle évolution du statut de la Polynésie française dans le cadre du mouvement de décentralisation initié par Gaston Deferre, nouveau ministre de l’Intérieur de François Mitterrand. Le statut de 1984 ([144]) accorde à la Polynésie française l’autonomie interne et, tandis que le CEP continue ses campagnes de tirs, Gaston Flosse devient le premier président du Gouvernement local et l’interlocuteur politique incontournable pour le Gouvernement central. En 1986, il est nommé par le Premier ministre, Jacques Chirac, secrétaire d’État en charge du Pacifique Sud où, à l’occasion de multiples déplacements dans la région, « il se fait ainsi le chantre de la politique française » ([145]).
Près de dix ans plus tard, tandis que le Président Chirac annonce la reprise des essais nucléaires, Gaston Flosse, toujours Président de la Polynésie française, « participe à la communication politique des autorités françaises visant à montrer l’innocuité des essais, notamment en se baignant dans le lagon de Moruroa avec les militaires français sous les yeux de la presse nationale et locale » ([146]). Le 6 septembre 1995, au lendemain du tir Thétis, premier tir de cette nouvelle campagne, de violentes émeutes éclatent à Faa’a et Papeete. L’aéroport est incendié et de nombreux bâtiments et commerces sont pillés avant d’être brûlés.
Comme l’ont souligné Sarah Mohamed-Gaillard et Alexis Vrignon, « ces mobilisations constituent un moment important dans la recomposition politique en Polynésie, qui tend alors vers une forme de bipolarisation opposant les autonomistes du Tahoera’a et les indépendantistes du Tavini » ([147]). En effet, c’est à cette occasion qu’Oscar Temaru s’est imposé, par voie de conséquence, dans les médias et sur le terrain, comme le principal opposant aux essais nucléaires et à Gaston Flosse. La reprise des essais nucléaires contribue ainsi puissamment à la bipolarisation de la vie politique polynésienne, avec deux figures tutélaires dont l’opposition va structurer celle-ci pendant les vingt années à venir.
Les conséquences politiques structurantes du choix d’effectuer les essais nucléaires en Polynésie française le sont plus largement dans le Pacifique.
3. Les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française à l’échelle du Pacifique
a. L’obtention du statut international de puissance nucléaire à contretemps des opinions régionales
Alors que le Royaume-Uni cesse ses essais en Australie en 1957 et dans les actuels Kiribati en 1958, et que les États-Unis achèvent les leurs dans le Pacifique en 1962, le choix français suscite une vive réaction internationale, en particulier de la part de la Nouvelle-Zélande. Ces protestations sont analysées en France comme une discrimination spécifiquement anti-française et non anti-nucléaire, compte tenu des précédents britanniques et états-uniens ([148]).
Pour les responsables français, ces précédents constituent une sorte de banalisation du fait nucléaire dans le Pacifique. Ils leur permettent d’espérer une indifférence ou du moins une lassitude des oppositions internationales. C’est l’effet que Renaud Meltz surnomme les « stigmates » ([149]) du nucléaire dans le Pacifique.
Le déclenchement du premier tir Aldébaran, le 2 juillet 1966, n’entraîne que des réactions modérées. Avec un certain aplomb, la France vit « dans cette apparente modération les fruits de ses efforts d’information » ([150]). Le fait est que la France débute ses essais à contretemps des puissances anglo-saxonnes qui l’ont précédée dans le Pacifique. D’une part, le contexte de normalisation des relations entre les États-Unis et l’Union soviétique permet d’amorcer une dynamique de contrôle de l’armement. Le Traité d'interdiction partielle des essais nucléaires, signé le 5 août 1963 à Moscou, à la suite de discussions et de l’adoption de différents instruments internationaux qui commencent dès 1958, met la France en contradiction avec cette tendance générale. Son refus de signer le traité la range de fait parmi un groupe d’États assez disparates (l’Albanie, le Cambodge, Cuba, la Chine et le Vietnam) qui font de même. D’autre part, les opinions publiques internationale et régionale, hostiles aux essais, accroissent et connectent leurs réseaux. États, partis politiques, associations, Églises et populations sont d’une manière générale déjà sensibilisés aux discours critiques à l’égard des essais nucléaires dans le Pacifique.
À partir des années 1970, L’organisation non gouvernementale Greenpeace ([151]) fait irruption parmi les acteurs qui contestent le choix de la France. Elle donne une nouvelle forme et un nouvel écho international aux protestations en les portant aux plus près de la zone des essais, via l’envoi de navires à proximité de Moruroa et Fangataufa. En 1973, sept navires croisent ainsi face la Marine française ; l’action est très médiatisée, jusqu’en France, où est d’ailleurs créée une Association des Français contre la bombe ([152]). La confrontation entre la France et Greenpeace se poursuit pendant les deux décennies suivantes, culminant lors du sabotage du Rainbow Warrior dans le port d’Auckland le 10 juillet 1985 ([153]).
La contestation internationale participe aussi à la structuration de la gouvernance régionale avec le Forum du Pacifique Sud, l’actuel Forum des îles du Pacifique (FIP aussi désigné Forum), qui est créé en 1971 dans le cadre de l’opposition aux essais. Bien que ce dernier n'ait pas été créé spécifiquement en réponse aux essais nucléaires français, ceux-ci deviennent vite un facteur unificateur puissant pour le Forum. Ils contribuent à lui donner une identité et un objectif commun. Le Forum est ainsi devenu le principal organe de coordination des protestations régionales contre les essais français. C’est aussi dans le cadre de ce forum qu’est plus tard négocié le Traité de Rarotonga, en 1985, qui fait de l’Océanie une zone totalement dénucléarisée. Il s’inscrit dans le sillage de la sanctuarisation des zones d’Amérique du Sud et de l’Antarctique, dans un effort de non‑prolifération nucléaire. L’action des opposants aux essais nucléaires se porte enfin sur le terrain judiciaire, l’Australie, la Nouvelle-Zélande saisissent la Cour internationale de Justice le 9 mai 1973, estimant que les retombées des essais nucléaires comme la pollution de l’environnement marin violent leur souveraineté. En application de deux ordonnances du 22 juin 1973, la Cour impose à la France, par huit voix contre six, des mesures conservatoires tendant notamment à ce que, en attendant l’arrêt définitif, la France « s’abstienne de procéder à des essais nucléaires provoquant le dépôt de retombées radioactives » sur les territoires australiens et néo-zélandais. Par deux arrêts rendus le 20 décembre 1974, la Cour considère, par neuf voix contre six, que les demandes de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande sont désormais sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu à statuer, l’ordonnance de 1973 cessant par là même de produire ses effets. Elle s’est fondée sur ce que l’objectif de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande était atteint du fait que la France avait annoncé, par plusieurs déclarations publiques, son intention de cesser de procéder à des essais nucléaires atmosphériques une fois terminés la campagne de 1974 : « la Cour a constaté qu’un État a pris un engagement quant à son comportement futur, il n’entre pas dans sa fonction d’envisager que cet État ne le respecte pas » ([154]). La juriste Géraldine Giraudeau estime que cette judiciarisation des relations entre la France et les deux puissances du Pacifique est un « symptôme de la dégradation sévère de leurs liens, elle n’en a que partiellement constitué le remède, du fait notamment de l’absence de coopération de la France. Elle a toutefois contribué à l’émergence d’un mouvement international anti-nucléaire aboutissant finalement à la signature du TICE ([155]) » ([156]). Ainsi le CEP a aussi eu pour conséquences paradoxales de stimuler l’architecture juridique de non-prolifération nucléaire.
La conjonction de ces diverses pressions place progressivement la France dans une situation diplomatique délicate. L’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la Présidence de la République en 1974, coïncide effectivement avec l’abandon des essais atmosphériques au profit des seuls essais souterrains. La France est désormais capable d’opérer techniquement la bascule définitive pour se passer d’essais atmosphériques. Cette décision constitue une nouvelle étape dans les tensions qui opposent la France à ceux qui contestent sa politique d’expérimentation : non seulement elle met fin au différend devant les juges internationaux, en les privant formellement d’objet, mais elle redéfinit aussi les motifs de mobilisation des réseaux militants. Sur le plan médiatique, la disparation du « champignon atomique » invisibilise les essais nucléaires. Selon Sarah Mohamed-Gaillard, à partir de l’époque des essais souterrains et à l’exception notable de l’épisode du Rainbow Warrior, « le CEP a depuis longtemps quitté la Une des journaux, qui s’inquiètent davantage de la Nouvelle-Calédonie » ([157]). En 1981, la victoire du Parti socialiste en France qui se traduit par la volonté renouvelée de dialogue et la mission scientifique d’Haroun Tazieff, notoirement opposé aux essais et aux conclusions finalement rassurantes ([158]), détendent les relations régionales. Le moratoire des essais français annoncé le 8 avril 1992 par le Premier ministre Pierre Bérégovoy prend acte de la fin de la Guerre froide et approfondit la volonté de normalisation des relations dans la région.
Jérôme Demoment, directeur des applications militaires du CEA, explique que la décision de Jacques Chirac de revenir sur le moratoire de 1992, à son arrivée à la Présidence de la République, relevait alors d’une nécessité technique s’inscrivant dans la recherche de crédibilité de l’arme nucléaire française. Il précise que « le CEA/DAM, qui n’avait pas été consulté avant cette décision politique [le moratoire de 1992], a fait savoir qu’il était opposé à une telle décision en faisant valoir que les travaux relatifs à la simulation n’étaient pas suffisamment avancés » pour se passer définitivement des essais. Une ultime campagne est donc nécessaire et ce qu’un Président avait décidé, un autre pouvait et concevait nécessaire de le remettre en cause. Convaincu par les arguments de la DAM, Jacques Chirac décide donc au mois de juin 1995 de lancer une dernière campagne de tirs avant de mettre définitivement un terme aux essais nucléaires en « grandeur nature » pour continuer ces essais en laboratoire « classique » pouvant se passer du territoire polynésien à travers le programme Simulation ([159]).
En 1995, la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique déclenche de violentes réactions en France et dans le monde, en percutant notablement les efforts diplomatiques mis en œuvre dans la région depuis les années quatre-vingts.
L’impact de la reprise des essais nucléaires français sur la popularité du Président de la République Jacques Chirac vue par Jean Plantu (Le Monde, 24 août 1995)
Sur le plan juridique, la Nouvelle-Zélande et l’Australie relancent immédiatement une procédure devant la Cour internationale de justice au motif, explique le chercheur Hervé Ra’imana Lallemant lors de son audition, « que la France n’a pas respecté les termes de son engagement unilatéral de 1974 (soit l’arrêt des essais nucléaires) ». Toutefois, la Cour par une ordonnance du 22 septembre 1995 énoncera que l’arrêt des essais de 1974 ne portait que sur les tests atmosphériques qu’on ne peut tenir compte des arguments tirés par la Nouvelle-Zélande étant entendu que les essais français sont souterrains » ([160]).
b. La dommageable réticence à traiter les conséquences de ce choix pour les relations dans le Pacifique
La commission d’enquête s’est efforcée de saisir la manière dont les essais français étaient perçus aujourd’hui à l’étranger, en particulier dans le Pacifique, en mobilisant le réseau diplomatique de la France ([161]). La fin des activités du CEP a relégué les essais français à un épisode historique dans les débats publics et la façon dont les autorités des pays concernés se rapportent à la France et à la Polynésie française. La représentation française en Nouvelle-Zélande mentionne toutefois qu’à l’issue de la troisième réunion des États parties au Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires (TIAN), qui s’est tenue à New York du 3 au 7 mars 2025, « l’ambassade a été destinataire de questions de journalistes interrogeant la France sur la fiabilité de certaines analyses du CEA ou sur la position de la France quant aux recherches scientifiques qui ont été menées et si ces dernières sont suffisantes. Des données chiffrées sur le bilan à ce jour des indemnisations versées sont également demandées. » ([162]). Une attention de basse intensité aux conséquences des essais nucléaires réalisés en Polynésie française existe donc toujours dans le Pacifique. Les essais nucléaires étatsuniens, par les représentants des îles Marshall, et de la France, par les représentants de la Polynésie française, bien qu'ils ne soient pas au cœur des échanges sont toutefois régulièrement évoqués lors des réunions du FIP et de la Communauté du Pacifique ([163]) . L’anthropologue fidjien d’origine tongienne, Epeli Hau’ofa, avance que les différents mouvements s’étant opposé à la nucléarisation du Pacifique ont été l’un des vecteurs les plus efficaces de concrétisation d’une identité régionale ([164]). Le « stigmate » nucléaire demeure ancré dans la mémoire collective de la région.
Cette attention feutrée et cette mémoire collective discrète peuvent entretenir l’illusion d’un sujet diplomatique de second plan. L’idée selon laquelle les partenaires de la région sont indifférents à la façon dont la France traite les conséquences de ses choix du passé, alimente par là une indifférence concrète de la France à l’égard de la Polynésie française et de ses territoires d’Outre-mer.
Au cours de son audition, le ministre d’État, ministre des Outre-mer, Manuel Valls livre une perspective générale : « Je ne veux pas mélanger les sujets, nombreux et différents, mais la sensibilité que vous avez notée en Polynésie existe dans d’autres domaines ; on pourrait parler de l’esclavage, des processus de décolonisation, des problèmes de vie chère, de certaines questions économiques, de la chlordécone. Le poids de l’histoire et des relations entre la puissance française et ses territoires se fait encore sentir, au-delà même de l’attachement profond qui les lie » ([165]). L’ancien ministre des Outre-mer et actuel ministre des Armées Sébastien Lecornu partage ce constat : « J’ai beaucoup souffert, comme ministre des Outre-mer, de constater qu’on ne parle des Outre-mer qu’en cas de catastrophe et jamais lorsqu’un événement formidable se produit. Le traitement des élites parisiennes vis-à-vis de l’outre-mer est objectivement détestable. Certes, tout le monde dit ce qu’il faut pour faire bien, mais allez au Sénat pendant les discussions (généralement la nuit !) sur le budget des Outre-mer : seuls les députés ultramarins sont présents dans l’hémicycle ! Pardon de jeter un pavé dans la mare, mais si le sujet était vraiment important pour tout le monde, nous devrions tous être présents. Le covid en Outre-mer était en décalage avec les courbes dans l’Hexagone : nous avons dû gérer cela dans une indifférence épouvantable. J’en ai souffert. Lorsque vous faites une émission de radio comme ministre des Outre-mer, vous répondez à une question sur les Outre-mer et les dix-neuf minutes restantes sont consacrées à la vie politique politicienne. Les Ultramarins (et pas seulement les Polynésiens) le ressentent puissamment » ([166]).
Or, cette indifférence s’inscrit dans un contexte de redéfinition de l’ordre international, introduit par la notion d’Indopacifique, qui se caractérise par une attention croissante portée aux océans Indien et Pacifique. Géraldine Giraudeau souligne l’effet de ce basculement : « la France apparaît plus dépendante de ses partenariats avec les puissances australes que ne le sont ces dernières vis-à-vis d’elle, considérée comme un outsider dans ce nouveau théâtre des rivalités internationales » ([167]). La France a formulé une stratégie en mettant en exergue ses territoires d’Outre-mer pour affirmer qu’elle est une puissance souveraine de l’Indopacifique, et en défendant une mise en œuvre visant à « répondre aux préoccupations et aux besoins [de ses] territoires » ([168]). Ces propos tranchent avec la considération qui est, par ailleurs, accordée aux problèmes concrets de ces territoires.
Votre rapporteure ne peut ici que constater une contradiction entre l’encensement croissant dont bénéficient, en mots, les territoires ultramarins et les résistances répétées à traiter, par des actes, les problèmes qu’ils subissent. Ce manque d’attention concret est ancien et dommageable mais il revêt une importance nouvelle et, pour ainsi dire aggravante, dans la mesure où il s’inscrit dans un moment de l’histoire où le Pacifique ne doit pas être négligé.
II. les conséquences SOcio-économiques des essais nucléaires : Des bouleversements à toutes les échelles QUI PERSISTENT
Comme le souligne l’anthropologue Bruno Saura, les essais nucléaires sont « partout » en Polynésie française, dans la mesure où ils ont eu « des répercussions sociales, culturelles, démographiques et économiques considérables » ([169]) au point que « le pays, tel qu’il est structuré aujourd’hui, l’enchevêtrement de ses rues, l’agencement des bâtiments, le tracé des routes, le maillage entre les poussières d’îles, étendues sur plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, date en large partie de la période des essais nucléaires. À Papeete, Mangareva, Hao, Tureia ou Mooera, les essais nucléaires sont une histoire intime » pour reprendre les termes de Tomas Statius ([170]).
Durant sa période d’activité, le CEP structure véritablement l’économie polynésienne qui s’articule autour des besoins qu’il suscite et des ressources qu’il génère. Cette restructuration impacte profondément la société polynésienne qui s’en retrouve transformée, dans toutes ses dimensions. La fin des activités du CEP enclenche, en conséquence, un second bouleversement, qui oblige la société polynésienne à se réorganiser à nouveau.
A. Une restructuration profonde de l’économie polynésienne qui organise une dépendance À L’ÉGARD du CEP
1. Les transformations économiques profondes liées au « boom » de l’installation du CEP
En 1976, l’inspecteur des finances Simon Nora dresse un tableau de la Polynésie française avant l’installation du CEP : « En 1960, la Polynésie est une petite communauté du bout du monde, de moins de 80 000 personnes, dont un peu moins de la moitié fixée sur l’île de Tahiti. L’ethnie européenne qui y était concentrée, ne dépassait guère 3 000 personnes, très intégrées à la vie locale. La seule route, celle du littoral, était empierrée. Même à Papeete, on venait quérir l’eau à la pompe publique. La population vivait quasiment en circuit fermé, de la pêche et du coprah sur les atolls ; de cultures vivrières traditionnelles (taros, ignames), et d’un peu d’élevage sur les hautes terres d'origine volcanique » ([171]), le phosphate, le coprah, la vanille, le café et la nacre.
La Polynésie française présente les traits caractéristiques d’une « économie de comptoir » ([172]).
Avant l’installation du CEP, l’économie est principalement tournée vers le secteur primaire et connaît une faible industrialisation. Possédant une surface globale de 3 664 km2, dans les années 1950, 781 km2 sont exploités, dont 579 servent à des cultures commerciales et la majeure partie de ces terres est recouverte de cocoteraies ([173]). Dans les années 1940 et 1950 l’agriculture polynésienne souffre de faiblesses structurelles qui tiennent à l’abandon progressif, déjà en marche, des cultures vivrières, au faible nombre de cultures exportatrices, au vieillissement des cocoteraies ainsi qu’à un élevage bovin restreint ([174]).
À côté de ces contraintes les Polynésiens vivent de la pêche et d’une petite industrie de la nacre et de l’extraction de phosphate sur l’île de Makatea, au sein de l’archipel des Tuamotu, jusqu’en 1966. C’est cette économie qui, de 1963 à 1996, est percutée puis « façonnée par la croissance exponentielle des transferts publics métropolitains, liée à l'installation puis au fonctionnement du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) » ([175]). Ce bouleversement, usuellement qualifié de « boom économique » ([176]) lié au CEP, se décline donc en deux phases distinctes : l’installation du CEP, qui entraîne une forte croissance économique, et les années opérationnelles du CEP, durant laquelle l’économie polynésienne adopte les caractéristiques d’une société de consommation post-industrielle.
a. L’installation du CEP entraîne un afflux de richesse sans précédent
La construction du CEP et des divers équipements afférents commence dès 1963. Les travaux d’infrastructure sont d’une ampleur colossale : « les atolls de Moruroa et Fangataufa ont été nivelés (2 millions de m3), 100 000 m3 de béton ont été coulés, 2 km de quais édifiés, 3 aérodromes construits, 7 400 mètres de pistes réalisés et 25 ha de surfaces couvertes implantés. S’y ajoutent un poste de contrôle de tir de 5 000 tonnes (Anémone) et 2 postes d’enregistrement avancé (Denise et Dindon), blockhaus de 50 000 tonnes capables de résister aux explosions. À Hao, la réalisation de l’aéroport a nécessité l’abattage de 7 700 cocotiers et l’apport de 4 000 tonnes d’acier et 880 000 m3 de béton, cependant que l’approfondissement de la passe dans la couronne corallienne entraîne l’évacuation de 50 000 m3 de débris organiques. Un centre technique du CEA et une base multi-services capable d’accueillir 4 000 hommes sont construits sur l’atoll en un temps record. Tahiti n’est pas en reste et, après deux ans d’efforts ininterrompus, Papeete inaugure son nouveau port ; il incorpore l’îlot de Notu Uta et se trouve désormais protégé de l’océan par une digue de 300 m de long implantée sur le récif-barrière. Les quais en eau profonde passent de 100 à 1 100 m, la capacité de stockage pétrolier de 22 500 à 50 000 m3, les terre-pleins de 4 000 à 90 000 m2 et les entrepôts de 10 000 à 22 500 m3. La Marine et le CEP disposent, en outre, de 350 m de quais, 13 000 m2 de terre-pleins et 6 000 m2 d’entrepôts, sans compter un dock flottant de 3 500 tonnes et des ateliers de réparation navale. Tout cela n’est pas suffisant pour recevoir les bâtiments de la Force du Pacifique au moment des tirs et un port de dégagement doit être créé dans la baie de Vairao et des mouillages secondaires installés Moorea et Bora-Bora. À ce dispositif portuaire s’ajoute une panoplie d’installations militaires et paramilitaires : camp de l’armée de terre à Arue, base aérienne à Faa’a, quartier général et hôpital des armées à Pirae. Des hôtels sont réquisitionnés pour loger l’état-major, les officiers et sous-officiers. Des cités résidentielles et villas de fonction surgissent de terre, des foyers de détente et de repos ouvrent leurs portes : Arue, Mataiea, Vairao ». ([177])
Ces travaux mobilisent évidemment des ressources financières considérables. Engagés en totalité par l’État, ces investissements accroissent l’importance prise par ce dernier dans l’économie polynésienne. En 1966, les dépenses publiques représentent près de 70 % du PIB polynésien ([178]). L’État acquiert des terrains et emploie des personnels civils et militaires. Les rémunérations des personnels hexagonaux en poste en Polynésie française et celui des militaires et fonctionnaires constituent un capital financier qui est injecté dans l’économie locale, entraînant une explosion de la masse monétaire. Cette dernière a été soulignée par la Banque de l’Indochine, qui dispose, à l’époque, du privilège d’émission monétaire sur le territoire polynésien. L’émission de billets de banque passe de 668 millions CFP (francs Pacifique) à la fin de 1962 à 1 016 millions fin 1964 ([179]).
Pendant les quelques années qui suivent la décision d’installer le CEP, la Polynésie française connaît une croissance économique exponentielle qu’analyse le rapport de Simon Nora ([180]). En 1962, le produit intérieur brut (PIB) s’élève à 5,061 milliards de francs CFP ; il atteint 9,224 milliards en 1964 et 16,189 milliards en 1966, soit un triplement, en francs courants, de la richesse locale en quatre ans. Lors de son audition, le chercheur Thomas Fraise rappelle la déclaration de Francis Perrin, Haut-Commissaire du CEA, qui, voulant minimiser les risques liés aux essais nucléaires, affirmait que « la plus grande menace radioactive pour la Polynésie allait être l’achat de montres aux aiguilles peintes au radium, suite à l’afflux de richesses lié aux essais qui allaient conduire tous les Polynésiens à s’acheter une montre ! » ([181]). La croissance économique de la Polynésie est multipliée par 2,5 entre 1962 et 1966 et se poursuit jusque dans les années 1980. Les économistes soulignent « une explosion [sic] de croissance économique [qui touche la Polynésie] pendant environ une décennie », les investissements connaissent, par voie de conséquence, « une trajectoire explosive dans les années soixante liée au CEP » ([182]). De 1966 à 1995, le PIB de la Polynésie française augmente en moyenne de 11 % par an ([183]).
Ce « boom économique » est fortement ressenti par les Polynésiens, dont les activités de production et les habitudes de consommation sont ostensiblement modifiées, celles-ci s’organisant désormais autour de l’évolution des besoins du seul CEP.
b. Une économie polynésienne qui évolue au rythme des besoins du CEP.
L’économie essentiellement agricole laisse rapidement place à des activités répondant aux immenses besoins du CEP. La structure de l’économie polynésienne connaît un surdéveloppement du secteur secondaire, porté par le bâtiment et les travaux publics (BTP), avant que le secteur tertiaire ne s’impose comme moteur de l’économie. Bernard Poirine détaille ce processus : « la part du secteur primaire s'est effondrée, passant de 40 % à 4,6 % de la valeur ajoutée entre 1960 et 1984, alors que le secteur tertiaire (marchand et non marchand) passait de 44 % à 73,5 % de la valeur ajoutée pendant la même période. Les exportations traditionnelles de ce secteur (coprah, vanille, café, phosphate) se sont toutes effondrées rapidement suite au ‘‘boom CEP’’. Toujours entre 1960 et 1984, le secteur secondaire est passé de 6 % à 22 % du PIB, le BTP et les industries agroalimentaires tournées vers le marché local (bière, boissons non alcoolisées, fromages frais) représentant une part essentielle de celui-ci. En 1996, le secteur primaire ne représente plus que 4,2 % du PIB, le BTP 4,6 %, le secteur secondaire hors BTP 10 %, le secteur tertiaire marchand 54,6 %, le secteur tertiaire non marchand 26,3 %. La Polynésie française est donc bien devenue une économie de services (plus de 80 % du PIB), ‘‘post-industrielle’’, sans avoir jamais connu de révolution industrielle » ([184]) .
L’organisation de cette activité économique est organisée avec l’intention explicite d’employer de la main-d’œuvre locale : « En 1965, ce sont sans doute plus de 1 000 entreprises qui travaillent pour le CEP. Celui-ci emploie alors 9 500 personnes dont 3 500 Polynésiens (le tiers des salariés du territoire) » ([185]). Si l’augmentation significative du salariat précède l’implantation du CEP ([186]), la forte augmentation de l’activité économique s’accompagne d’une massification du salariat : « En 1970, le salariat concernait 75 % de la population active du territoire, contre 50 % seulement en 1962. En 1971, 80 à 90 % de la population active des communes proches de Papeete étaient salariés » ([187]).
La forte activité économique couplée à la massification du salariat entraîne une augmentation inédite du niveau de vie qui se diffuse dans la société. Gilles Blanchet constate qu’« en 1986, le revenu par habitant [...] était de 11 500 dollars en Polynésie française, ce qui la plaçait au niveau des pays les plus développés et en tête des économies insulaires du Pacifique Sud, supérieur d'un tiers à celui de la Nouvelle-Calédonie et 21 fois plus élevé que celui des îles Salomon. Il équivalait à 90 % de celui de la métropole et si cette proportion ne s'est pas maintenue (elle est estimée aujourd'hui à 70 %), le niveau et le mode de consommation locale restent voisins de ceux de la France. Selon le recensement de 1988, le taux de possession de téléviseurs, de réfrigérateurs ou de machines à laver y est légèrement inférieur, celui des magnétoscopes et des bateaux de plaisance légèrement supérieur » ([188]).
La société de consommation s’implante profondément en suivant les fluctuations de l’activité du CEP : « c’est ainsi qu’en 1967 et 1969, années où n’ont pas lieu de tirs, les dépenses de biens d’équipement électriques et mécaniques se réduisent de moitié ; par contre, celles de biens alimentaires et de produits finis ne fléchissent que légèrement, signe de la résistance à la baisse des produits caractéristiques d’une consommation moderne (automobile ou vêtements, électroménager…) » ([189]). D’une manière générale, entre 1962 et 1967, la consommation finale par habitant double en volume. ([190]).
L’avènement de cette société s’accompagne d’une amélioration des conditions de vie avec des traductions concrètes. La mortalité infantile passe de 60 ‰ en 1960 à 24 ‰ en 1993. Elle atteint aujourd’hui environ 7 ‰ ([191]). Michel Arakino, lors de son audition, décrit les bouleversements de son enfance à Hao : « le plus marquant était la facilité de la vie… Nous allions à l’école en hélicoptère Super Frelon et lorsque nous tombions malades, nul besoin d’aller à Tahiti puisque nous avions un grand hôpital sur place » ([192]). À Otepa, principal village de l’atoll de Hao par exemple, une centrale électrique, ainsi qu’un réseau électrique et un réseau d’alimentation en eau sont construits ([193]). Le pouvoir d’achat qui se développe avec l’installation du CEP innerve l’ensemble de la société jusqu’à affecter même les pratiques paroissiales : les dons aux institutions religieuses augmentent, lesquels « ont servi à construire des maisons paroissiales, à financer des rénovations », les fidèles peuvent donner lors des quêtes une « contribution qui n’était pas négligeable » ([194]).
Ces importantes transformations économiques ont pour corollaire de toutes participer à exacerber la dépendance financière de la Polynésie française à l’Hexagone.
2. Le développement d’une économie de rente du CEP
Comme l’explique Bernard Poirine, « l’économie de rente s’observe partout où a lieu un afflux de richesse en grande partie indépendant de la valeur ajoutée marchande locale » ([195]). Or, c’est exactement ce que connaît la Polynésie française avec l’installation du CEP qui représente, les premières années, plus de 70 % de son PIB. Si ce pourcentage, par la suite, diminue tendanciellement, en 1988, « l’institut de la statistique de Polynésie estimait que l’ensemble des dépenses directes et induites par la présence du CEP représentait 23 % du PIB du territoire » ([196]).
Ce secteur rentier inclut le BTP mais aussi les administrations locales, qui s’étoffent également pour accompagner le CEP. Les travaux d’infrastructures, les dépenses des personnels liés au CEP et l’effondrement de la production agricole, en partie à cause du transfert de main-d’œuvre vers les activités liées au CEP ([197]), se traduisent par une forte hausse des importations qui constituent, à l’époque, l’essentiel de l’assiette de la fiscalité locale via les droits de douane. Ces ressources supplémentaires sont utilisées par les autorités polynésiennes pour recruter en masse des fonctionnaires, lesquels obtiennent que leur traitement soit aligné sur le salaire majoré des fonctionnaires d’État expatriés.
La part des employés des administrations publiques passe de 12,3 % à 36,3 % de la population active polynésienne entre 1962 et 1977 ([198]).
Les salaires élevés proposés par les secteurs rentiers, directement liés aux transferts financiers du CEP, contraignent fortement les entreprises du secteur privé non-rentier. Celles-ci sont obligées d’aligner les salaires proposés afin de recruter et de conserver leurs salariés. Les transferts nourrissent également une inflation élevée ([199]) qui pèse lourdement sur la compétitivité des entreprises. Les productions et les exportations des produits polynésiens, dont la production précède l’implantation du CEP, baissent fortement et pour certaines s’effondrent : « Les ventes de coprah tombent de 25 000 à 16 000 tonnes dans les trois ans qui suivent l’arrivée du Centre, une diminution qui s’explique par la baisse conjuguée des prix et des rendements et encore davantage par le manque de main-d’œuvre. II en va de même pour la vanille dont les cours ne retrouvent qu’en 1970 leur valeur nominale de 1959. Entre-temps, la production chute des trois quarts, les plantations sont abandonnées et la dégénérescence engendrée par le manque de soins se conjugue avec des maladies comme la fusariose. Quant aux exportations de café vert, après avoir chuté de 114 à 29 tonnes de 1960 à 1964, elles cessent complètement. La production nacrière suit une trajectoire identique et se réduit des deux tiers, victime de cours déprimés, de lagons surexploités, de la concurrence de produits de synthèse et d’un manque de personnel » ([200]). L’économie de comptoir, caractéristique et héritée de la période coloniale, laisse place à l’économie de rente spécifique au CEP.
Les secteurs en devenir sont également handicapés, tels que le tourisme qui peine à se développer en raison des prix élevés. Il ne représente, en 1970, que 4,5 % du PIB ([201]). Le taux de couverture des importations par les exportations, qui est quasi-total dans les années cinquante tombe rapidement aux environs de 10 % ([202]) sur la même période. Jusqu’aux années quatre-vingt-dix, la situation de la Polynésie française se présente ainsi : « Dans une économie de rente, le secteur primaire s'effondre, le secteur secondaire se résume au BTP et à quelques activités produisant pour le marché intérieur à l'abri de tarifs douaniers très élevés, et le secteur tertiaire (importation, commerce, services financiers, services de transports, services de santé, administrations) se développe sans entrave, puisque, appartenant au secteur protégé, il peut librement augmenter ses prix et ses marges » ([203]). Au final, la dépendance au CEP que génère l’économie de rente a pour conséquence le développement d’une économie polynésienne des plus fragiles.
b. Une fragilité économique consubstantielle à la dépendance financière
Lors de son audition, Bruno Saura détaille le mécanisme de cette fragilité : « L’ensemble des transferts mis en œuvre lors de l’installation du CEP au début des années 1960 a rendu la Polynésie française complètement dépendante de la Métropole. Ces transferts, bien que constituant de l’argent public bénéficiant au territoire, ont radicalement transformé ce petit pays modeste, dont le budget de couverture des importations par les exportations était à peu près assuré jusqu’en 1960. Par la suite, une dépendance vis-à-vis des transferts publics s’est installée, créant une économie artificielle et complètement déséquilibrée » ([204]). Les individus sont personnellement concernés par cette fragilité. Comme le résume Simon Nora dans son rapport en 1976 ([205]), « aujourd’hui, sur environ 130 000 habitants, il y a 40 000 actifs. Sur ces 40 000 actifs, il y a environ 26 000 salariés. Sur ces 26 000 salariés, il y a 6 500 fonctionnaires et 8 000 à 9 000 emplois liés directement ou indirectement au CEP ».
Cette fragilité se manifeste dès le début de la période d’activité du CEP : « Dès l’achèvement des grands travaux, s’amorce un mouvement de repli et commence une période plus contrastée, rythmée par les campagnes de tirs et le fonctionnement en dents de scie du Centre. À l’euphorie succède une morosité qu’alimentent l’incertitude du lendemain et les difficultés amplifiées par une croissance non maîtrisée. Une fois les infrastructures en place, le nombre des travailleurs locaux sur les sites se réduit. I1 n’est plus en 1969 que la moitié de ce qu’il était en 1966. Les effectifs totaux employés connaissent eux-mêmes d’importantes fluctuations liées à l’irrégularité des tirs et de la présence du groupe alpha, force navale constituée pour la circonstance ; ils s’élèvent à 13 000 personnes en 1966 mais ne sont plus que de 7 000 en 1967. Ils atteignent 15 000 en 1968 et se rétractent en 1969 avant de remonter à 12 000 en 1970. […] Le passage aux essais souterrains a lui aussi un impact. Ils débutent en 1975 dans un climat moins tendu mais, si leur préparation a entraîné en 1973 et 1974 une activité intense, leur mise en route s’accompagne d’un fléchissement des moyens mis en œuvre. Dès 1979, le personnel du CEP et du CEA est réduit de 25 %, soit 1 500 agents expatriés sans compter leurs familles » ([206]). En d’autres termes, le CEP joue un rôle si important que les ajustements de son dispositif sont une source d’instabilité.
La situation se tend encore plus dans les années quatre-vingt. Si la crise financière de 1987 se répercute sur l’activité touristique qui fléchit brutalement, c’est surtout le reflux des activités du CEP qui va avoir des répercussions sévères. Entre 1982 et 1987, 2 500 emplois sont supprimés : le nombre de travailleurs employés par le Centre passe de 9 000 à 6 400. L’année suivante le nombre annuel des essais est ramené de huit à six tirs : 700 militaires expatriés quittent le Pays avec leurs familles, et il est décidé d’écourter les affectations en Polynésie française et même d’en écarter les familles ([207]). Cette réduction de la voilure du CEP entraîne fatalement une diminution de l’activité économique, une montée du chômage mais aussi une inquiétude grandissante qui s’exprime dès octobre 1987 par une explosion de violence, à l’occasion d’un conflit entre les dockers et les autorités locales sur la desserte de Moruroa : « La détérioration de la situation explique que le moratoire nucléaire décidé en avril 1992 exerce un effet traumatisant en même temps qu’il porte sur la place publique le problème d‘un avenir privé des retombées du CEP. » ([208])
Les conséquences du CEP sur l’économie de la Polynésie française sont étudiées et documentées. L’ampleur des bouleversements économiques entraînés par le CEP ne pose pas question. D’un strict point de vue économique, le CEP constitue, d’une part, un investissement public très important et permet, d’autre part, de développer une expertise et de nouvelles technologies. Une des fonctions de la DAM est d’en assurer la valorisation économique ([209]). Leur évaluation précise est toutefois compliquée. Interrogé sur une estimation, en termes monétaires, des coûts engagés durant la période préparatoire, opérationnelle et de démantèlement du CEP de 1962 à 1998, dans ses réponses écrites Jérôme Demoment indique : « Nous n'avons pas les éléments permettant de reconstituer les éléments budgétaires de l'époque consolidés au niveau du ministère des Armées, ni d'y isoler les dépenses du CEP, dont les ressources allouées au CEA ne constituent qu'une partie. L'Observatoire Économique de la Défense avait fourni un ordre de grandeur de coût annuel pour l'ensemble du CEP en Polynésie qui, ramené aux conditions économiques de 2024, dépasse le milliard d'euros par an, en recouvrant les dépenses des armées, des organismes mixtes, et celles de la direction des essais du CEA. » ([210])
Cette question est importante à deux titres. Pour la France en général, il s’agit de faire la lumière sur les coûts très importants qui ont été engagés au nom de sa souveraineté. Pour la Polynésie française, en particulier, compte tenu de sa participation au programme nucléaire de la France, à travers le CEP, il est légitime que la valorisation des savoirs et pratiques issues des opérations du CEP associe, sous une forme ou une autre, un territoire qui a été aussi bouleversé pour permettre ces activités.
Lors de son audition, Jérôme Demoment a précisé que dans « le contexte géopolitique actuel, nous mesurons pleinement la reconnaissance que nous devons montrer envers tous ceux qui ont contribué à doter la France d’une dissuasion nucléaire crédible et souveraine, ce qui n’aurait pas été possible sans les essais nucléaires » ([211]). Au-delà de la reconnaissance qui est manifestée pour le bénéfice stratégique de l’arme nucléaire, l’entreprise proprement industrielle du CEP et son héritage dans les domaines militaires et civils, sont aussi à mettre au crédit d’une participation de la Polynésie française au programme nucléaire français.
Recommandation n° 1 : Établir une évaluation des coûts et des bénéfices des activités du CEP, pour la France et en particulier pour la Polynésie française, en se concentrant sur les dimensions économique et industrielle.
B. Des perturbations qui traversent toute la société Polynésienne
Les transformations très importantes de l’économie polynésienne ont accompagné des bouleversements d’une même intensité dans la société polynésienne tout entière. En premier lieu, c’est l’arrivée massive de militaires et de tous les personnels qui accompagnent l’installation du CEP qui constitue l’impact le plus visible sur la société polynésienne. Ce sont ensuite les changements des modes vie, induits par cette nouvelle société qui émerge. Enfin, les cadres sociétaux qui préexistent au CEP ressortent très perturbés par tous ces changements.
1. Les bouleversements démographiques : entre installation des militaires et de civils hexagonaux et migrations inter-îles
a. L’arrivée massive de personnels hexagonaux transforme la population polynésienne
L’installation du CEP en Polynésie française génère l’arrivée massive de militaires et de civils hexagonaux, à la fois pour le construire puis le faire fonctionner, en particulier pendant les différentes campagnes de tirs.
La phase de construction du CEP mobilise, à côté des travailleurs polynésiens et des expatriés civils, de nombreux militaires hexagonaux ([212]).
Renaud Meltz affirme dans une de ses contributions au Dictionnaire du CEP, qu’« en janvier 1964, au début du chantier, le CEP mobilise 2 410 militaires, dont les 2/3 sont affectés à Tahiti (68,5 %) […]. Le chantier est toujours plus consommateur d’hommes. De janvier à octobre 1965, les effectifs globaux sont multipliés par trois : de 2 956 militaires (2 001 permanents, 955 constructeurs) à 9 000 hommes si l’on ajoute les personnels civils employés par les Armées puis par le CEA. Mais avec les renforts opérationnels, on atteint le double. Le 30 juin 1966, à la veille du premier tir, le CEP emploie 12 531 militaires (2 708 Terre, 8 720 Marine dont la force Alpha et 1 103 Air) » ([213]), avec cette précision que ces militaires sont presque exclusivement des hommes. « En 1966, parmi les 7 004 militaires « organiques », le CEP compte 76 femmes, soit à peine plus de 1 % des effectifs. Avec les 5 575 renforts (essentiellement les 5 393 marins du groupe Alpha), la première campagne mobilise en juillet quelque 12 500 militaires presque tous masculins » ([214]).
Le tableau suivant ([215]) montre l’évolution et la répartition des effectifs militaires selon les armées, avec une prépondérance de la Marine compte tenu du rôle qu’elle joue dans la construction des différents sites du CEP mais aussi dans la préparation et la sécurisation des essais.
Les Hexagonaux ne sont pas les seuls Européens à avoir participé à la construction du CEP ([216]).
Comme l’explique le professeur Renaud Meltz, « des Portugais sont convoyés par contingents lorsque le retard dans les travaux à Hao conduit la DIRCEN à solliciter l’autorisation du gouverneur pour cet emploi d’étrangers en raison de la pénurie de main-d’œuvre banale en Polynésie.
« L’embauchage de Portugais sur contrats de six mois aboutit à en faire travailler 250 en août 1965 » ([217]).
Par la suite, une fois les travaux achevés, « les effectifs totaux employés connaissent d’importantes fluctuations liées à l’irrégularité des tirs et à la présence du groupe Alpha, force navale constituée pour la circonstance. Ils s’élèvent à 13 000 personnes en 1966 mais ne sont plus que de 7 000 en 1967. Ils atteignent 15 000 en 1968 et se rétractent en 1969 avant de remonter à 12 000 en 1970 » ([218]). Toutefois, on ne parle ici que des employés du CEP, lesquels sont, du moins pour les permanents civils et militaires, accompagnés le cas échéant de leurs familles qui résident en Polynésie française avec eux, principalement sur Tahiti et Hao. En tenant compte de ces familles, le nombre d’arrivants liés au CEP augmente davantage.
En 1962, la Polynésie française compte 84 551 habitants ([219]) ; si l’on considère que 15 000 hexagonaux rejoignent la Polynésie française à cette période, ceux-ci représentent au final pas moins de 18 % des habitants. Les personnels du CEP ne s’installent pas sur l’ensemble du territoire polynésien mais se concentrent sur quelques îles, là où se trouvent les principales installations. Comme l’explique Florence Mury lors de son audition « on parle beaucoup de ‘‘nucléarisation’’ en parlant de cette époque ; elle a concerné non seulement la base arrière qui était à Tahiti, mais également la base avancée à Hao, également évidemment Moruroa et Fangataufa. Mais Hao était un atoll habité, sur lequel s’est implanté le CEP et où, finalement, un rapport numérique a conduit à ce qu’il y ait plus de militaires que d’habitants sur place, la population étant donc en quelque sorte enserrée dans le village d’Otepa tandis que l'îlot principal de l’atoll était occupé par les installations militaires ([220]). Nous avons également documenté la situation sur l’atoll de Tureia, où une station météo et une station de suivi des conséquences radiologiques (des postes périphériques) ont été implantées. Au début des années 1960, cet atoll qui comptait 50 habitants a connu l’arrivée de plus de 250 militaires, illustrant le déséquilibre créé par l’implantation du CEP. » ([221])
b. D’importantes migrations inter-îles des Polynésiens pour participer à la construction et au fonctionnement du CEP
S’agissant de la construction du CEP, le général Thiry affirme que, « l’idée directrice doit être d’éviter un séparatisme absolu et, au contraire, d’intégrer le plus possible notre entreprise dans l’économie du territoire » ([222]). Le choix est fait, dès le lancement des premiers appels d’offres, d’intégrer une disposition stipulant que l’entreprise « devra employer au maximum la main-d’œuvre locale », étant précisé qu’il « n’introduira de main-d’œuvre extérieure autre que métropolitaine qu’après autorisation expresse du Chef du Territoire ». Le 26 mars 1963, le gouverneur Grimald promet de « faire appel à la main-d’œuvre locale pour la réalisation des travaux d’infrastructures initiaux. Le fonctionnement, quant à lui, consommera des ouvriers spécialisés et qualifiés, personnels de bureau et de maison etc., ouvrant ainsi de nouvelles perspectives d’emploi à la jeunesse polynésienne » ([223]).
Ces promesses sont tenues et les entreprises impliquées dans la construction des différents sites du CEP recrutent de nombreux Polynésiens. « La force de travail ainsi mobilisée représente 4 000 personnes en 1964, 7 000 en 1965, 13 000 en 1966, soit le quart de la population active » ([224]). L’opportunité que représentent ces emplois, notamment par les salaires relativement élevés qu’ils offrent ([225]), couplée à la fermeture des mines de phosphates sur Makatea, provoque un immense appel d’air de Tahiti sur l’ensemble de la Polynésie française, qui vide « littéralement les atolls de leur population masculine valide […]. Si cette représentation, très courante à l’époque, n’est pas complètement fondée d’un point de vue statistique, il n’en reste pas moins que les entreprises s’arrachent mutuellement la main-d’œuvre ». Même la Banque d’Indochine est « affectée par la pénurie de personnel consécutive à l’embauche et à la surenchère salariale à laquelle le CEP et ses entreprises annexes se livrent » ([226]). Daniel Palacz, vétéran et ancien plongeur, témoigne également de l’attrait financier que représente le CEP : « Ce qui motive les gens, c’est la différence de prix entre là-bas et Tahiti ! SMIC local 15 000, à Moruroa 40 000 » ([227]).
Bientôt, les migrations volontaires ne suffisent plus à satisfaire les besoins, notamment parce que la population polynésienne est très jeune ([228]) et pas encore en âge de travailler. Des campagnes de recrutement sont alors organisées dans les îles. Yannick Lowgreen explique, lors de son audition, qu’« au début des essais nucléaires, le CEA ainsi que le CEP ont chargé un certain nombre de personnes de se rendre dans les îles pour des opérations de recrutement en vue de la réalisation des essais nucléaires à Moruroa.
Les recrutements ont pu se faire en direct, ou via un recruteur qui se déplaçait dans les îles à la recherche de volontaires (…) De nombreux logements sociaux ont d’ailleurs été construits pour accueillir ces nouveaux arrivants. Les logements accueillaient parfois jusqu’à dix personnes, car on faisait venir la femme, les enfants, les oncles et tantes, les grands-parents et toute la famille se retrouvait à Tahiti, tandis que le père partait travailler à Moruroa » ([229]). Les migrations ne concernent pas seulement la population masculine en âge de travailler mais des familles entières.
Ainsi, dans la période 1962-1967, « les migrations vers Tahiti ont été estimées à 1 700 personnes par an. Hommes et femmes sont attirés par les possibilités d’emplois qui se multiplient. Les chantiers de l’aéroport, du CEP, des infrastructures routières et du bâtiment créent des milliers d’emplois, auxquels s’ajoutent tous les emplois de services liés au développement du tourisme permis par l’aéroport et à l’installation d’une importante main-d’œuvre militaire et civile venue de France ». Malgré la fin des travaux, celle-ci constitue toujours un important débouché pour les Polynésiens venus d’autres îles, notamment les femmes. « C’est le cas de Claudine, née en 1946 dans un petit village d’une île des Marquises. Elle a grandi dans une famille qui vivait de l’agriculture et de la pêche, et tirait des revenus monétaires de la vente de café, de coprah et d’objets artisanaux. Vers l’âge de 16 ans, elle a rejoint Nuku Hiva pour travailler comme domestique auprès de la famille d’un gendarme. Deux ans plus tard, en 1960, elle est partie à Tahiti, engagée comme bonne dans la famille d’un fonctionnaire français. Son parcours est typique des migrations féminines de la période du CEP » ([230]). Au final, la population de Tahiti est passée de 45 000 habitants en 1962 à 79 000 en 1971, la population née hors de Polynésie passant sur la même période de 4 500 personnes, soit 5 % de la population à 16 700, soit 13,8 % ([231]).
La force d’attraction de Tahiti et de ses opportunités économiques s’est exercée au détriment des autres archipels. « C’est surtout dans les archipels éloignés (Marquises, Australes, Tuamotu-Gambier) que le dépeuplement est le plus sévère. De 1962 à 1967, l’archipel des Tuamotu-Gambier perd le tiers de ses habitants et ce n’est qu’à la fin des années soixante-dix que les îles périphériques retrouvent une population équivalente à celle qu’elles avaient vingt ans plus tôt » ([232]) relève par exemple l’historien Jean Chesneaux.
Hao a également, dans une moindre mesure, profité de l’attrait du CEP et, comme Tahiti, a accueilli de nombreux Polynésiens désireux d’y trouver un emploi. L’anthropologue Lis Kayser explique ainsi que « La base militaire de Hao a également été un centre économique majeur dans l’archipel des Tuamotu. Le CEP a transformé Hao en centre métropolitain, presque urbain : il était semblable à Papeete sur Tahiti, mais situé dans l’archipel des Tuamotu. Avec l’expansion de ses infrastructures, la construction et l’administration de sa base militaire à Hao, le CEP a renforcé l’économie de marché capitaliste de Hao et créé des emplois salariés pour l’ensemble de la région archipélagique. Le programme CEP a été le plus gros employeur de la Polynésie française pendant 30 ans et Hao a bénéficié du quasi-plein emploi pendant cette période. Des centaines de Polynésiens des cinq archipels se sont installés à Hao pour travailler soit directement pour le CEP, soit pour l’une de ses sociétés sous-traitantes. La population de Hao est passée de 194 habitants en 1962 à 1412 en 1996 » ([233]). Toutefois, comme l’a rappelé Florence Mury lors de son audition, « il est important de noter que la mobilité urbaine vers Tahiti existait déjà avant le CEP, notamment pour les jeunes hommes des archipels à la recherche d’un emploi. L’exemple célèbre de Pouvana’a a Oopa illustre cette tendance, qui vient travailler à Papeete comme menuisier notamment, avant l’installation du CEP. Durant la période du CEP, de nombreux travailleurs n'ont pas été recrutés par les tournées officielles mais se sont fait embaucher à Tahiti à la suite d’un premier emploi dans l'agglomération de Papeete. Attirés par les salaires plus élevés, ils ont entendu parler des opportunités au CEP ou dans les entreprises associées » ([234]).
c. Des mouvements de populations qui, pour une part, ont été temporaires
Il y a un point commun aux circulations issues de l’Hexagone vers la Polynésie française et à celui des îles polynésiennes vers Tahiti : pour la majorité, d’entre elles, elles sont temporaires et chacun est retourné dans son lieu d’origine quelque temps plus tard.
C’est le cas pour les militaires et les civils Hexagonaux employés par les armées ou par le CEA. Les affectations sont d’une durée limitée et ces personnels ont vocation à rentrer en métropole, une fois leur mission achevée. Pour autant, si nombre d’entre eux font ce choix, certains se sont finalement installés en Polynésie française. Les données de Feti’i e fenua ([235]) mettent en évidence cette installation européenne définitive : « En effet, parmi les parents des enquêtés de Feti’i e fenua mentionnant un emploi militaire ou lié au CEP dans les items, un quart est né hors de Polynésie française attestant aussi d’une sédentarité partielle des populations hexagonales mobilisées pour le CEP » ([236]).
S’agissant des Polynésiens venus des îles périphériques vers Tahiti dans les années soixante et soixante-dix, l’audition de Florence Mury apporte un début de réponse à leur devenir. S’appuyant sur les entretiens qu’elle réalise avec d’anciens travailleurs du CEP, elle affirme que « beaucoup choisissaient de retourner ensuite dans leurs îles malgré des salaires moins élevés. Le modèle de l’exode rural s’est avéré faux pour comprendre ces retours qui ont pourtant structuré la vie des îles, motivés par des objectifs déconnectés du CEP, tels que s’occuper d’un parent malade, fonder un foyer (chose impossible du fait de la distance), financer la construction d’une maison en dur » ou encore « participer aux projets de développement économique (agriculture, élevage, perliculture, équipement, tourisme, etc.) qui sont mis en œuvre dans leur île d’origine ou d’implantation » ([237]). Comme l’explique un ancien pilote de baleinière au CEP à Florence Mury dans le cadre d’un entretien : « C’est tout ce que je voulais, revenir ici. […] Avec ma femme, on avait acheté trois terrains et maintenant tous les enfants sont là, sauf une qui est à Fatu Hiva » ([238]), illustrant l’attachement persistant de nombre de Polynésiens à leur lieu de vie d’origine.
C’est ainsi que les populations des îles périphériques, « après cette baisse momentanée au cours de la période couvrant l’implantation du CEP, connaissent de nouveau une hausse. À la fin des années 1970 et début des années 1980, les taux d’accroissement de toutes les subdivisions sont en hausse et atteignent des niveaux semblables voire supérieurs à celui de l’aire urbaine de Tahiti (3 % en 1980). On observe alors des taux de croissance de 4,4 % aux Tuamotu Gambier, 3,1 % aux Marquises et aux Australes et 2,6 % aux Iles-Sous-Le-Vent. Cela s’explique à la fois par les retours d’une partie des travailleurs mobilisés pour le CEP dans leurs îles d’origine ainsi que par un accroissement naturel important caractéristique de la première phase de la transition démographique. Dans toutes les subdivisions périphériques, hormis aux Marquises où il reste déficitaire (bien que divisé par 10), le solde des migrations internes est positif » ([239]).
Ce retour s’est poursuivi après la fin des activités du CEP, la fin des emplois du CEP entraînant le départ des employés Polynésiens : « en 1996, 1 412 personnes résidaient à Hao, plus environ 3 000 militaires et techniciens hébergés sur la base militaire. Près d’un tiers de la population était parti en 2012. Depuis lors, la population s’est stabilisée à environ un millier de personnes » ([240]).
Plus largement, Lis Kayser relève que « l’existence d’une migration temporaire en provenance des archipels vers Tahiti suivie de retours est étayée par les données de l’enquête Feti’i e fenua réalisée en 2020 auprès des personnes nées entre 1960 et 1979 ainsi que par d’autres travaux anciens et plus récents. Parmi les thématiques couvertes par l’enquête, on compte les informations sur la localisation des parents et beaux-parents en vie des enquêtés dont nous connaissons le lieu de naissance, le dernier travail exercé et le lieu de résidence en 2020. Grâce à ces informations, nous avons pu identifier une partie des trajectoires dont le dernier emploi correspondait à un métier rattaché au CEP. Leur analyse indique que la majorité des personnes originaires des archipels (58 %) ont connu une migration de retour dans leur archipel d’origine » ([241]).
S’il a eu des effets, pour une part, temporaires avec les retours de certaines populations mises en mouvement par le CEP, ce brassage participe à des conséquences plus pérennes sur la société polynésienne, qui tiennent aux changements des modes de vie, qui sont constatés à partir de son implantation en Polynésie française.
2. La « modernisation » de la société polynésienne
L’installation du CEP s’accompagne de représentations comportant des modèles de « modernité ». Ces représentations ont des impacts très concrets en particulier dans l’adaptation aux circulations des personnes et des capitaux. L’accès pour certaines populations, qui en étaient dénuées, d’habitation « en dur », devient pour elles à la fois possible et désirable.
a. Les transformations de la ville et de l’habitat
L’appel d’air des travaux du CEP attire vers Tahiti des milliers de Polynésiens venus d’autres îles, lesquels ont contribué à l’explosion démographique de Tahiti et à son urbanisation : « Les années 1960 sont une décennie de fort développement urbain, conséquence des mouvements de population mais aussi de la croissance démographique : de 1962 à 1971, la population de la Polynésie s’est accrue de 41 % alors que, dans le même temps, celle de Tahiti s’accroissait de 75,2 % et celle de la zone urbaine » de 83,1 % » ([242]). Ainsi, « à la veille du CEP, en 1962, 35 400 personnes habitaient dans l’aire urbaine, soit 42 % de la population polynésienne. Hormis ce processus de transition démographique, on note une poursuite de la transition urbaine amorcée au début du XXème siècle. En effet, en 1971, 63 000 habitants, soit plus de la moitié (53 %) de la population du territoire vivent entre Paea et Mahina et en 1977, c’est désormais 57 % qui virent dans l’aire urbaine, soit le maximum jamais mesuré. Depuis, cette concentration a progressivement diminué pour se stabiliser vers 50 % dans la période contemporaine » ([243]). Certes, les migrations vers Tahiti commencent avant l’installation du CEP ([244]) mais celle-ci renforce considérablement les flux.
Ces flux et les emprises des infrastructures du CEP lui-même ont, par conséquent, considérablement renforcé la pression foncière sur Tahiti. En outre, « par la masse d’argent frais qu’il apporte dans le territoire et par l’enchérissement des loyers dus à l’afflux de personnel métropolitain, le CEP a également provoqué un très important mouvement d’investissements immobiliers. La ville de Papeete qui était en majeure partie constituée de bâtiments vétustes en bois se couvre de nouvelles constructions en béton et de nombreux particuliers ont fait construire des villas pour leur habitation personnelle ou pour la location » ([245]).
Ainsi, « prise en étau entre la mer et la montagne, la ville déborde sur la plaine alluviale et cette évolution va de pair avec une restructuration du centre gagné par les bureaux et vidé de ses habitants par la spéculation immobilière (le prix du m2 de terrain dans le centre-ville devient supérieur à celui des Champs-Élysées). Les plus démunis se réfugient au fond de vallées insalubres où poussent des bidonvilles. Les plus favorisés s’échappent vers une périphérie plus souriante, où se multiplient villas et résidences de luxe à flanc de montagne et en bord de mer » ([246]). Cette urbanisation de la ville se fait de manière anarchique et entraîne, outre des problèmes sociaux, des problèmes environnementaux.
L’urbanisation de Tahiti se double d’une transformation de l’habitat lui-même, cette fois-ci à l’échelle de toute la Polynésie française. L’habitat en dur se répand et Florence Mury ([247]) explique ainsi que, « dès le début de la période, les archives militaires s’étonnent que l’argent perçu par les travailleurs polynésiens soit en grande partie consacré à l’achat de matériaux en vue de construire des fare en dur, toitures en tôle, et non à la modernisation de l’agriculture ou de la pêche. Les entretiens confirment cette orientation dans la dépense du capital constitué au CEP. Le fait de disposer d’une maison en dur représente parfois le seul objectif des missions effectuées au CEP. Cette habitation en dur est en effet un symbole de réussite sociale permettant d’apprécier le sérieux et la réussite d’un travailleur qui n’a pas ‘‘tout bu sa paye’’, dépensé tout son argent dans les biens de consommation ».
Lors de son audition, Michel Arakino, s’appuie sur son expérience personnelle et insiste sur l’effet d’entraînement de ces constructions : « lorsque l’on voyait son frère ou son cousin construire sa maison « en dur », représentation de la richesse extérieure et concept nouveau pour nous à l’époque, on avait envie de l’imiter » ([248]). Quant à celui qui ne pouvait pas les imiter et conservait sa maison sur pilotis, il était animé par un sentiment de honte. Comme l’observe Yolande Vernaudon lors de son audition, les Polynésiens « avaient honte de vivre dans une maison sur pilotis. Chacun voulait une maison en dur. Dès qu'on gagnait un peu d'argent, il fallait construire une maison avec une dalle, des murs en béton et un toit en tôle". Cette aspiration à un mode de vie occidentalisé reflète l'émergence d'une classe moyenne cherchant à affirmer son nouveau statut social » ([249]).
Cette transformation de l’habitat, qui accompagne les représentations de la modernité et d’une forme d’occidentalisation s’est répandue dans toute la Polynésie française, à la faveur du retour des anciens employés du CEP dans leur île, incitant par la même occasion leurs connaissances à émigrer à leur tour.
b. L’émergence de nouveaux modes de vie
La modernisation de la Polynésie française à la faveur de l’installation du CEP ne s’est pas limitée à l’urbanisation et à l’habitat : c’est bien l’ensemble du mode de vie des Polynésiens qui est transformé.
Comme l’écrit Simon Nora dans son rapport : « À l’abri des courants mondiaux, [la Polynésie française] connaissait, dans un site éblouissant, un équilibre écologique principalement fondé sur l’autoconsommation des produits de la terre et de la pêche. Sa population, répartie dans les îles de l’archipel, imprégnée de valeurs traditionnelles, encadrée par des missions protestantes et catholiques qui avaient fini par composer avec ses traditions, conservait un mode de vie rural, facilité par la générosité de la nature, et illuminé par la gaité des Polynésiens, par la beauté des Polynésiennes » ([250]).
L’irruption d’un changement complet de société est brutale. Frère Maxime se souvient ainsi qu’« Avec l’arrivée du CEP, c’était un changement extraordinaire pour Tahiti, c’était l’irruption du monde moderne » ([251]). Comme l’explique Yannick Lowgreen, « Avec les essais nucléaires, notre territoire a connu une évolution fulgurante. Il n’y avait rien ; puis il y a eu la télévision, un port, internet désormais, des aéroports… ([252]) ». Les médias, par lesquels sont arrivées les images du mode de vie occidental, notamment américain, et les transports, qui ont amené sur place des dizaines de milliers de touristes, imprègnent la Polynésie française. L’arrivée du CEP marque aussi des changements d’usage, notamment dans les langues parlées. Avant son arrivée, sept langues sont parlées en Polynésie française et l’usage du français, malgré les efforts de l’administration coloniale pour franciser le territoire, est resté minoritaire dans la population. Ainsi, seuls 40 % des Polynésiens lisent et comprennent le français à cette époque ([253]). Mais l’installation du CEP va aller de pair avec la promotion du français. Pour le général de Gaulle, « le développement, l’information, la scolarisation, la pratique du français doivent être le corollaire de l’installation du Centre et demeurer après lui » ([254]). Rapidement, l’apprentissage du français devient, aux yeux des Polynésiens, une condition nécessaire à leur promotion sociale, si bien que « toute tentative pour introduire le tahitien dans l’enseignement primaire se heurterait à une opposition massive. La population de souche tahitienne interpréterait une telle mesure comme une brimade visant à lui interdire l’acquisition de la maîtrise du français, condition nécessaire de son élévation dans la hiérarchie économique et sociale. Les enfants furent alors progressivement exclus de la pratique orale des langues polynésiennes, qui devinrent de facto des langues d’adulte » ([255]).
Si elles ont souffert de l’affirmation du français, les langues polynésiennes se sont surtout « étiolées » au bénéfice du seul tahitien, devenu une langue vehiculaire : « L’implantation du CEP, loin de réduire la véhicularisation du tahitien, l’a amplifié à l’occasion du regroupement des travailleurs sur les grands chantiers du CEP, à Tahiti comme aux Tuamotu, de l’exode des populations des archipels vers Tahiti et de la concentration urbaine à Papeete ». ([256])
Une seconde transformation notable concerne les modes de production et de consommation. À une relative autosuffisance alimentaire succède une importation croissante de denrées, rendue possible par le déversement d’argent dans les foyers polynésiens et désirables par les modèles de consommation qui se diffusent : « les Polynésiens sont devenus salariés et ont petit à petit abandonné les activités productives. La société s'est en même temps monétisée, le Polynésien a commencé à acheter son alimentation plutôt qu'à la produire […]. Des aliments importés deviendront produits de première nécessité et sont rendus disponibles à toutes les catégories de revenus dans les îles disposant d’un commerce : riz, sucre, farine, conserves de légumes, de viande et de poissons, café et lait en poudre » ([257]). Par ailleurs, « les transferts financiers de l’État permettront l’équipement rapidement croissant des ménages en électroménager (réfrigérateur, congélateur, cuisinières à gaz et électriques…). L’ouverture du premier hypermarché à Tahiti suivi par deux autres à dix ans d’intervalle précipite la Polynésie française, et la zone urbaine de Tahiti en particulier, dans la modernité de la consommation alimentaire ». En d’autres termes, en lien avec la quasi-disparition de l’agriculture dans une économie post-industrielle, « le système de production alimentaire est passé du mode de l’autoconsommation et de l’accumulation organisée à la monétarisation et la dépendance extérieure forte, après avoir connu une phase de mode de production colonial. Tahiti est devenue un lieu de consommation sans production », même si « plus on s’éloigne du Grand Papeete, fortement urbanisé et doté d’un tissu commercial dense, et plus les pratiques alimentaires se rapprochent de celles des temps anciens, avec une importance de l’autoconsommation » ([258]). Une analyse confirmée par le témoignage d’Oscar Temaru qui se souvient que « Jusqu’en 1966, les gens vivaient ici à un certain rythme ; l’arrivée du CEP a tout bouleversé du jour au lendemain, entraînant de multiples changements dans la vie quotidienne (dans l’alimentation, dans la façon de se nourrir, dans les produits de consommation de toutes sortes…). Depuis cette époque, on a beaucoup importé notre alimentation, et ça perdure jusqu’à aujourd’hui. Il faut aujourd’hui se retrousser les manches pour cultiver ici, produire ici et ne plus dépendre de l’extérieur ». ([259])
Enfin, l’irruption de la modernité occidentale s’est traduite par l’accès des Polynésiens aux loisirs et aux médias occidentaux, ces derniers ayant parallèlement contribué à renforcer les modes de vie qui leur étaient présentés. Avec l’installation du CEP à Hao, Michel Arakino se souvient que « nous avons découvert le cinéma, le café, le chocolat, les bonbons et les vaccins […] Sur Hao, nous avions accès gratuitement au cinéma, à des activités nautiques comme la voile et la plongée » ([260]). Un témoignage qui fait écho à celui de Jean-Louis Camuzat qui se souvient également : « Nous nous promenions, nous nous baignions, faisions de la plongée sous-marine, jouions au tennis ou au football… Des tournois de football étaient ainsi organisés avec des équipes représentant chaque bateau. Comme vous l’imaginez, nous ne disposions pas d’une belle pelouse comme celle du Paris Saint-Germain » ([261]). En effet, entre les installations militaro-industrielles, le CEP a installé sur Hao « de nombreuses installations de loisirs, dont des bars, des courts de tennis, un centre de bowling, un club de sports nautiques et le premier cinéma en plein air de la Polynésie française. Ces installations étaient utilisées à la fois par les militaires français et par les ouvriers polynésiens du CEP » ([262]). D’une manière générale, « l’introduction d’un mode de vie extérieur, en particulier via la télévision, facilite la diffusion de modes de vie copiés sur le mode de vie occidental et idéalisé » ([263]) rappelle la sociologue Lucile Hervouet.
Ces influences participent à bouleverser les équilibres, qui précèdent l’installation du CEP, de la société polynésienne à différentes échelles.
3. Le CEP bouleverse les équilibres de la société polynésienne
a. Perturbation des cellules familiales et perte des repères.
Lorsque le CEP s’installe en Polynésie française, le mouvement des populations, encouragé par l’accroissement du salariat, entraîne un impact notable sur les cellules familiales. Yolande Vernaudon souligne qu’« à l'époque, il était nécessaire de s’engager dans ce processus. Par exemple, dans la pièce de théâtre Les Champignons de Paris, une scène met en lumière deux Polynésiens, dont l'un part travailler au CEP tandis que l'autre préfère rester s'occuper de sa plantation. Ceux qui ont choisi de continuer à vivre de manière traditionnelle, de pêche et d'agriculture, ont été méprisés » ([264]). Le départ de ceux qui partent n’est pas anecdotique : « La commune de Faa’a, qui comptait 2 000 habitants en 1962, en recensait entre 15 000 et 20 000 quinze ans plus tard, révélant un essor démographique considérable à Tahiti lié aux opportunités économiques » ([265]). Gilles Blanchet en décline les conséquences : « Éclatement et démission de la famille, effacement de la solidarité devant le mercantilisme et l’égoïsme, perte des liens communautaires traditionnels, manque de civisme, mauvaise adaptation à la modernité, vide existentiel d’une partie de la population […] » ([266]). Jusqu’aux années 1960, la majorité de la population de Polynésie vivait en dehors de Tahiti. Ce vaste mouvement démographique a conduit de nombreux jeunes Polynésiens à se séparer de leurs familles restées dans les îles. Les hommes partent travailler plusieurs semaines sur les sites d’essais, notamment à Moruroa, laissant les femmes seules avec les enfants. Cette absence prolongée contribue à affaiblir la figure d’autorité au sein du foyer, affectant non pas le lien familial en lui-même, mais la manière dont les enfants sont encadrés et pris en charge. De plus, comme l’explique Bruno Saura « le salariat a introduit des rapports plus individualistes, d’autant que seuls ceux qui percevaient un salaire étaient valorisés. Auparavant, l’argent était rare et les gens partageaient le peu qu’ils possédaient » ([267]). Frère Maxime abonde en ce sens : « Les familles ont été éclatées avec l’irruption de l’argent facile pendant des années » ([268]).
Pour les jeunes, le déracinement engendre une perte de repères. Venus des îles où « ils avaient été élevés dans le cadre de la famille élargie, communautaire, mais arrivés à Tahiti, dans le cadre d'un emploi pour le CEP, ils ont été complètement déséquilibrés : l'argent, le mirage de la vie à Papeete, la coupure avec le reste de la famille et notamment les anciens qui étaient là pour entourer l'enfant, et là c'était le début de la catastrophe, parce qu'ils étaient complètement déracinés » ([269]). La rupture du lien intergénérationnel, essentiel à la transmission des valeurs et à l'éducation des enfants, crée un vide dans l'organisation de nombreuses familles polynésiennes.
Les jeunes font aussi face à « des tensions sur le marché sexuel et matrimonial » ([270]) en raison de la présence massive des militaires français. Les militaires hexagonaux sont en effet en compétition avec les jeunes polynésiens, manifestant ainsi les inégalités et contribuant à déséquilibrer les relations sociales et de genre ([271]). En outre, si des unions consenties avec des Polynésiennes sont célébrées, certains militaires s’installent sur place tandis que d’autres repartaient, laissant derrière eux des familles monoparentales : « Si l'absence des pères a été vécue de différentes manières selon les cas, les schémas familiaux ont été profondément bousculés par ce brassage de populations » ([272]). De nouveaux modèles familiaux émergent et accompagnent un changement des rapports entre les hommes et les femmes. Selon Gilles Blanchet, ces changements tiennent à « la déstructuration d'une société qui perd ses repères et son identité et se voit amenée à adopter un système de valeurs qui lui est étranger » ([273]). Ce sentiment de déracinement est vivement exprimé par Michel Arakino lors de son audition : « Avec les essais nucléaires, notre vie a subi un changement considérable. Nous avons perdu nos valeurs familiales à cause du CEP […] nous avons été déracinés » ([274]). Sont également responsables les médias et, en particulier, la télévision, « qui facilite la diffusion de modes de vie copiés sur le mode de vie occidental et idéalisés, a nui à la cohésion sociale, en générant une confrontation des générations et des milieux sociaux » ([275]).
L’historien Jean Chesneaux analyse plus précisément ce conflit de valeurs : « Coupée de ses racines et oublieuse de ses traditions, la population perd ses repères et […] se voit contrainte d'adopter un système de valeurs qui lui est étranger et ne profite qu'à une minorité privilégiée ». Les Polynésiens se retrouvent ainsi pris dans un dilemme culturel, entre deux images qui semblent s’opposer : « Des valeurs originelles (convivialité, solidarité, respect d'autrui et sens de la communauté) auxquelles ils restent attachés mais qui ont de moins en moins cours et des valeurs extérieures (individualisme, matérialisme, esprit de compétition et domination d'autrui) qui s'imposent à eux mais dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas » ([276]).
L'accumulation de ces bouleversements engendre des problèmes sociaux. Dans les années 1990, alors que le programme d'essais nucléaires touche à sa fin, un rapport du Comité économique, social et culturel de Polynésie française s’inquiète de « la déstructuration du cadre familial traditionnel », de l'affaiblissement des « valeurs communautaires fondamentales de solidarité et de convivialité », de la promotion d'un « individualisme forcené dans lequel le Polynésien ne se reconnaît plus » et du développement de clivages sociaux ayant généré « un risque permanent d'explosion sociale » ([277]). Ces transformations sociales se traduisent aussi par des conséquences sanitaires. L’ancien président du CIVEN Alain Christnacht, lors de son audition, note que « les changements dans le mode de vie, comme l'arrivée de personnes des archipels dont l'alimentation a radicalement changé, ont provoqué des obésités, des diabètes, etc. » ([278]). Pour autant, certains chercheurs, comme Bruno Saura, apportent une nuance importante à cette analyse en rappelant que « même sans le CEP, la Polynésie française aurait été concernée par les phénomènes contemporains tels que l'urbanisation et l'émergence du salariat. Cependant, les essais nucléaires ont accéléré ces processus en raison des injections massives d'argent public » ([279]). Pour conclure, comme l’affirme le rapport de la Commission d’enquête polynésienne de 2006, « au lieu des bienfaits de la société moderne promis aux Polynésiens par le général de Gaulle, l'implantation du CEP a généré une bombe à retardement sociale », et « tout cela a fini par casser le système social communautaire » ([280]). Au‑delà des familles, ce sont donc plus largement les rapports sociaux, à l’échelle de la Polynésie française, qui ressortent perturbés.
b. Le creusement des inégalités entre classes sociales
Les transformations socio-économiques entraînées par l’installation du CEP sont également caractérisées par l’émergence d’importantes inégalités. En effet : « Avant les années 1960, il y avait un système social, tous ensemble, tranquillement, on va pêcher, il n’y avait pas la Porsche Cayenne qui va passer, ce qui te différenciait c'était peut-être la taille de tes terres et encore. Cette organisation sociale traditionnelle, fondée sur des valeurs communautaires et une économie de subsistance, a été bouleversée par un facteur déterminant : ce qui est venu tout bouleverser c'est l'arrivée de l'argent » ([281]).
Frère Maxime se souvient : « C’est évident qu’une toute petite partie de la population a bien amassé mais le reste, bon… Le niveau de vie est artificiel, nous vivons au-dessus de nos moyens » ([282]).
D’un côté, ce qu’on peut appeler les « rentiers du nucléaire » qui profitaient directement ou indirectement du CEP : les militaires, les employés du CEP et de son écosystème (BTP, distribution alimentaire, divertissements…) mais aussi les fonctionnaires qui, comme le souligne Gilles Blanchet, représentent alors « 40 % de la population active et dont les salaires sont comparables sinon plus élevés qu’en France » ([283]). « Seule cette minorité parvient à tirer profit des opportunités offertes et vit à l'occidentale, disposant de privilèges qu'envieraient bien des métropolitains » ([284]). Alors que l’urbanisation accélérée à Tahiti crée de fortes tensions sur le marché du logement, cette minorité est largement préservée. Comme le précise Florence Mury, lors de son audition : « les travailleurs et militaires venant de France continentale bénéficiaient d’une prise en charge, contrairement aux travailleurs polynésiens arrivant en ville, qui devaient se débrouiller. L’Office public de l’habitat, créé tardivement au début des années 1980, a d’abord concentré ses efforts au bénéfice des cadres du CEP et de la classe moyenne supérieure, en construisant 900 logements dans des lotissements à Papeete, Tautira et Uturoa. Face à la demande croissante, cet effort s’est toutefois avéré insuffisant, entraînant des problèmes de mal-logement » ([285]).
De l’autre côté, « la majorité des habitants n’a pas les moyens de satisfaire les aspirations et les besoins […] du modèle occidental de consommation » et, surtout, émerge alors « un quart-monde formé d'exclus du système », souvent venus des îles à Tahiti et ne trouvant pas d’emploi ou l’ayant perdu, « avec une estimation officielle, dans les années quatre-vingt-dix, de 20 % des Polynésiens qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté ». Cette marginalisation d’une partie de la population « touche sa frange la plus jeune et la plus porteuse d’espoirs. Faute de pouvoir construire son avenir, elle se réfugie dans les mirages d’une vie artificielle (drogue, alcool, petite délinquance ou vie dans le maquis) ou dans la célébration aseptisée d’un passé magnifié par l’industrie touristique » ([286]). Une frange de la population est progressivement perçue comme un danger du fait même de sa concentration anarchique dans certains quartiers construit à toute vitesse pour suivre le rythme des mouvements de populations dans l’agglomération urbaine. Florence Mury précise à cet égard, lors de son audition, que « l’afflux de population à Papeete a entraîné une stigmatisation dans les discours politiques, particulièrement concernant l'arrivée des classes populaires dans l’espace urbain. Plusieurs documents évoquent la constitution d'un prolétariat urbain et la crainte d'une situation quasiment insurrectionnelle » ([287]).
Enfin, il faut souligner que le système fiscal polynésien non seulement ne corrige pas ces inégalités mais les aggrave au contraire fortement. Il repose pour l’essentiel sur des tarifs douaniers qui renchérissaient considérablement le prix des produits importés que consomment tant les « rentiers du nucléaire » que les autres, lesquels doivent donc se priver d’une consommation socialement valorisée, quand elle n’est pas simplement nécessaire, comme les produits alimentaires, faute de production locale suffisante. La propension à consommer diminuant avec le revenu, un tel système a, comme le souligne Bernard Poirine, « un caractère régressif : il frappe plus durement les bas revenus que les hauts revenus, puisque c'est la consommation qui est taxée, et non le revenu et la fortune. Les ménages aisés qui peuvent épargner une part importante de leur revenu sont donc moins lourdement taxés que les ménages modestes qui doivent assurer, quoi qu'il arrive, les besoins quotidiens de leurs membres. Un tel système renforce à terme les inégalités de revenu et surtout de patrimoine entre les ménages » ([288]).
L'accroissement des inégalités en Polynésie française résulte d’une tertiarisation brutale nourrie de représentations de la modernité qui bouleversent les repères, sans que les structures économiques, fiscales et sociales ne soient adaptées pour favoriser répartition équitable des bénéfices de cette transition. Ce phénomène illustre les conséquences sociales d'un développement économique rapide mais déséquilibré, privilégiant certains secteurs et certaines catégories de la population au détriment d’autres.
C. UN « APRES-CEP » QUI PERDURE ENTRE RECONVERSION ET COMPENSATION
Le risque de dépendance au CEP et les bouleversements qu’il produit sont identifiés dès l’élaboration du projet de CEP par les autorités nationales. Cette dépendance explicitement anticipée pose un problème dans la perspective du démantèlement, qui doit succéder à la fin des besoins du programme nucléaire de la Polynésie française comme laboratoire. Le vide qu’il laisserait est problématique à proportion de cette dépendance. Dans une directive du 14 octobre 1965, Pierre Messmer, alors ministre des Armées, écrit : « la présence prolongée en Polynésie d’effectifs métropolitains provoque localement un gonflement artificiel des ressources qui risque d’engendrer à la dissolution du CEP une crise grave » ([289]).
À l’instar du choix économique de l’installation du CEP, la fin des essais nucléaires en constitue un second tout aussi problématique. Mais c’est seulement avec le moratoire sur les essais nucléaires décidé par le président François Mitterrand que la question de la reconversion de l’économie polynésienne est portée au cœur du débat public. Après trente ans de rente nucléaire, la Polynésie française est obligée de repenser et de construire son développement économique indépendamment du fait nucléaire.
1. Un second choc pour l’économie polynésienne, justifiant un concours de l’État qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui
a. La fin des essais nucléaires intervient dans un contexte économique difficile
Au tournant des années quatre-vingt-dix, l’économie de la Polynésie française est dans une situation extrêmement délicate. Sa dépendance vis-à-vis du CEP était certes en diminution par rapport aux années soixante mais les transferts de l’État représentaient encore au total près de 30 % du PIB de la Polynésie française, comme le souligne un rapport du Sénat qui, en 1996, réalise un diagnostic sur l’état de l’économie polynésienne à la veille de la fin définitive des essais nucléaires ([290]).
Ce même rapport souligne les faiblesses accumulées par la Polynésie française au fil du temps. Certes, trente années d’économie de rente « avaient permis […] d'assurer un emploi et des revenus décents à une très large fraction de la population jusqu'au milieu de la décennie 80 [mais] la combinaison d'une forte croissance démographique et d'un net ralentissement de la croissance économique induit par une nette réduction du taux de croissance annuel des transferts de l'État conduisait depuis près de 10 ans à un développement très rapide du chômage et de l'exclusion touchant désormais environ 20 % de la population. Or, l'apparition de ce phénomène d'exclusion est d'autant plus grave que, touchant de nombreux jeunes affluant sur le marché du travail (3 000 par an environ), la solidarité familiale caractérisant la société polynésienne traditionnelle, ne joue plus en zone urbaine » ([291]).
Avant même le moratoire de 1992, le CEP réduit son activité avec, à la clé, la diminution du nombre de ses employés tandis que, dans le même temps, l’État réduit le nombre de militaires affectés en Polynésie française qui ne peuvent plus amener leur famille avec eux. Par conséquent, alors que, de 1970 à 1986, le PIB réel de la Polynésie française progresse à un rythme supérieur à 5 % par an, cette croissance tombe à environ 2 % depuis cette date, soit au même rythme que l’augmentation de la population.
Cette diminution des transferts de l’État vers la Polynésie française et de la croissance s’inscrit au surplus dans un contexte de forte croissance démographique : « Avec une population estimée à près de 220 000 habitants, la Polynésie a un taux annuel moyen de croissance démographique de + 2,5 %, malgré un léger recul de la natalité dans la période la plus récente. 45 % de la population a moins de 20 ans aujourd'hui et constitue la société polynésienne de demain, appelée à assumer le développement du pays lorsque la manne métropolitaine se réduira.
Or, il apparaît que les retards scolaires frappent une partie importante des élèves et que plus de 80 % de la population n'a pas dépassé le niveau de la classe de troisième » ([292]).
Cette main-d’œuvre peu formée est, paradoxalement, très coûteuse compte tenu du niveau de vie atteint par la Polynésie française. « Malgré une différence importante de salaire, à travail et qualification comparables, en faveur du secteur public par rapport au secteur privé, le niveau de vie général à Tahiti est élevé, en comparaison de celui d'autres voisins du Pacifique Sud. Le PIB par habitant en Polynésie française est ainsi sept fois supérieur à celui des Fidji et quatre fois supérieur à celui des Iles Cook, pour s'établir à un niveau comparable à celui de l'Australie » ([293]). Ce coût élevé de la main-d’œuvre compromet la productivité de tout projet d’investissement en Polynésie française, qui préfère donc souvent d’autres territoires.
Ainsi, faute de production locale en raison d’un coût élevé, de transferts financiers massifs et d’un secteur tertiaire hypertrophié, en particulier l’administration, « la demande locale est satisfaite à 95 % par les importations » ([294]), conduisant à un déséquilibre de la balance des paiements que seuls les transferts financiers peuvent combler. Le rapport du Sénat donne des chiffres éclairants : en 1992, le montant des transferts de l’État s’élève à 86,5 milliards de francs CFP (dont 40,5 milliards de transferts militaires et 46 milliards de transferts civils), à comparer à des ressources extérieures propres qui s’élèvent à 31 milliards de francs CFP, dont 17 milliards pour le tourisme et 5 milliards pour la perle. En d’autres termes, la fin du CEP entraînerait la perte de plus d’un tiers (40,5 milliards) des ressources extérieures de la Polynésie (117,6 milliards).
Dans ces conditions, la suspension des essais nucléaires en 1992 et, à terme, la fermeture du CEP laisse craindre un risque majeur de voir s’effondrer très rapidement l’économie polynésienne dépendante du CEP, les ressources du Pays ainsi que le niveau de vie de la société polynésienne dans son ensemble.
b. La mise en place d’outils financiers de l’État pour pallier la fin des essais nucléaires
Tant l’État que les responsables polynésiens, à commencer par le président de l’époque, Gaston Flosse, sont conscients de la fragilité de l’économie polynésienne et de la nécessité d’accompagner la fin du CEP afin d’atténuer, autant que possible, ses conséquences économiques, sociales et financières sur le territoire et la population.
Le 27 janvier 1993, soit quelques mois seulement après l’annonce du moratoire, un « Accord-cadre pour le Pacte de progrès, économique, social et culturel » est signé entre l’État et l’ensemble des autorités polynésiennes. Il est mis en œuvre par la loi n° 94-99 du 5 février 1994 d’orientation pour le développement économique, social et culturel de la Polynésie française qui définit, pour une durée de dix ans, « les conditions dans lesquelles la solidarité exprimée par la nation aidera le territoire de la Polynésie française à réaliser une mutation profonde de son économie, afin de parvenir à un développement mieux équilibré et à une moindre dépendance à l'égard des transferts publics, en favorisant le dynamisme des activités locales et le progrès social ».
Cette loi d’orientation se concrétise par la signature de deux « contrats de développement » portant, pour le premier, sur la période 1994-1999 et, pour le second, sur la période 2000-2004. Le principe de base de ces contrats réside dans une parité des financements entre l’État et la Polynésie française sur le montant global des enveloppes quinquennales. « C’est ainsi que les contrats de développement ont été financés, par chaque partie, à hauteur de 27 milliards de F.CFP pour le CD1 et environ 20 milliards de F.CFP pour le CD2. Pour la décennie, une enveloppe de l’ordre de 95 milliards de F.CFP a donc été investie, soit un peu plus de 2 % du PIB total de la période » ([295]).
Les contrats de développement s’articulent autour de trois axes principaux :
– favoriser le développement économique en créant un environnement macro-économique favorable au développement du secteur productif ;
– renforcer l’aménagement et les infrastructures de la Polynésie française nécessaires à la mise en œuvre et au fonctionnement du secteur productif ;
– améliorer la couverture sanitaire et maintenir la cohésion sociale en répondant aux défis du chômage et de la pénurie de l’habitat social.
Il convient toutefois de souligner qu’à cette époque, les essais nucléaires ne sont que suspendus : le CEP existe toujours. Comme le souligne Gilles Blanchet en 1984, « aujourd'hui encore, on ne peut être sûr de son départ alors que le moratoire en vigueur prévoit son maintien en l'état et la préservation de sa capacité de dissuasion. Rien ne permet non plus de tabler sur un arrêt définitif des essais alors que tout un courant de la majorité politique en métropole estime nécessaire une période de 10 ans et une vingtaine d'essais avant que soit maîtrisée une véritable capacité de simulation en laboratoire » ([296]).
L’annonce faite le 29 janvier 1996 par le Président de la République de cesser définitivement les essais nucléaires est donc un nouveau choc. Une nouvelle convention est conclue pour le renforcement de l’autonomie économique de la Polynésie française, signée le 25 juillet 1996 par le Premier ministre et le Président du Gouvernement de la Polynésie française. Celle-ci garantit, pendant dix ans, le maintien de l'ensemble des flux financiers qui résultent de l’activité du Centre d’expérimentation du Pacifique, lesquels alimenteront le fonds pour la reconversion économique de la Polynésie française, géré conjointement par l’État et le territoire. Ce fonds financera la mise en œuvre du « Programme stratégique pour le renforcement de l'autonomie économique de la Polynésie française », lequel reposait sur cinq grandes orientations :
– créer un environnement macro-économique favorable au développement du secteur productif ;
– développer les infrastructures nécessaires à la mise en œuvre et au fonctionnement du secteur productif ;
– maintenir une cohésion sociale en répondant au défi du chômage et de la pénurie d'habitat social ;
– assurer la cohérence des actions menées par le territoire et les communes ;
– garantir les conditions d'un développement géographique équilibré dans l'ensemble des archipels.
Comme l’explique Bernard Poirine, « les dépenses du CEP sont reconverties en dépenses civiles, notamment grâce au Fonds pour la reconversion économique de la Polynésie française : 18 milliards de francs CFP (1 milliard FF) par an depuis 1997. L'objectif de la « loi d'orientation pour le développement de la Polynésie française » est de faire passer les « ressources extérieures propres » par rapport aux « ressources extérieures totales » (comprenant les transferts nets de l'État) de 32 % en 1995 à 50 % en 2003 » ([297]).
Ce concours de l’État doit initialement durer dix ans et prendre fin en 2006 mais il est pérennisé après la transformation, en 2002, du Fonds de reconversion en une dotation globale de développement économique (DGDE). Celle-ci est refondue par l’article 168 de la loi de finances pour 2011 qui lui substitue trois instruments :
– la dotation globale d’autonomie (DGA), prévue par l’article L. 6500 du code général des collectivités territoriales, « destinée à compenser les charges de fonctionnement supportées par cette collectivité dans le cadre de la reconversion économique et structurelle de la Polynésie française que l’État accompagne consécutivement à la cessation des essais nucléaires », et dont le montant est fixé chaque année par la loi de finances ;
– la dotation territoriale pour l’investissement des communes (DTIC), prévue par l’article L. 2573-54-1 du code général des collectivités territoriales, « affectée au financement des projets des communes et de leurs établissements en matière de traitement des déchets, d’adduction d’eau, d’assainissement des eaux usées, d’adaptation ou d’atténuation face aux effets du changement climatique et des projets de constructions scolaires pré‑élémentaires et élémentaires », et dont le montant est également fixé par la loi de finances ;
– le troisième instrument financier (3IF), comme le prévoit l’article 169 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française, permet à l’État d’apporter son concours à la collectivité notamment pour financer les investissements nécessaires à l’amélioration de la desserte routière, maritime et aéroportuaire.
Le montant alloué au fonds de reconversion économique de la Polynésie française en 1996 s’aligne strictement sur les sommes prévues pour ces instruments, s’élevant à 150,92 millions d’euros, et ce, malgré une inflation cumulée avoisinant les 50 %.
La dernière loi organique n° 2019-706 du 5 juillet 2019 portant modification du statut d’autonomie de la Polynésie française introduit un
article 6-1 disposant que « l’État accompagne la reconversion économique et structurelle de la Polynésie française consécutivement à la fin des essais nucléaires ». Le concours de l’État est ainsi confirmé sans limitation de temps.
Recommandation n° 2 : Réaliser un bilan général de l’utilisation des transferts financiers de l’État à la Polynésie française pour sa reconversion économique et structurelle après la fin du Centre d’expérimentation du Pacifique afin d’évaluer l’efficacité et la pertinence des dépenses engagées et des projets financés.
2. Le défi de la diversification
L’État accompagne depuis trente ans l’économie polynésienne pour lui permettre de tourner définitivement la page, sur le plan économique, des essais nucléaires à la mesure du choc subi par celle-ci à partir de 1992. « Quand tout le CEP est parti, les gens se sont retrouvés à la rue, sans rien, la honte de revenir dans les îles. Ça fait juste honte de retourner alors tu t’entasses chez tonton, tatie. Les quartiers ont commencé à pulluler » ([298]). À Hao, très dépendante du CEP, le choc a été encore plus rude. Comme l’explique un ancien employé : « quand le CEP est parti, on était dans le noir, mais vraiment ! Le militaire a coupé l’électricité juste avant de quitter l’île […] Il y a eu un vrai black-out. Et nous avons continué à rester dans le noir le lendemain et le surlendemain et ainsi de suite, parce que nous [les habitants de Hao] ne savions pas quoi faire sans le CEP » ([299]).
a. Aujourd’hui, la Polynésie française retrouve les défis propres aux collectivités d’outre-mer
Développer des activités nouvelles afin de fournir du travail à une population active jeune et en croissance et substituer les fondements d’une viabilité économique intrinsèque aux transferts de l’État dont elle reste fortement dépendante.
« La fermeture du CEP en 1996 aurait pu entraîner des conséquences importantes mais le développement induit entretemps par l’existence même du centre, et la persistance des transferts de l’État, ont épargné à la Polynésie un effondrement de son économie, de son système de protection sociale et du niveau de vie des polynésiens tout en rapprochant son modèle de celui des autres Collectivités d’Outre-mer (consommation et dépense publique) » ([300]). La fin du CEP et le concours de l’État à l’économie polynésienne ont en effet permis à celle-ci de surmonter ce choc et de diversifier son économie dans trois directions : la pêche, la perliculture et le tourisme.
Comme l’explique Bernard Poirine en 2002, « grâce au développement de la perliculture et de la pêche, les effectifs du secteur primaire ont augmenté de 73,4 % (soit 11 % par an) entre 1995 et 2000. On peut donc parler d'une véritable renaissance du secteur primaire. En 2000, les exportations de perles se sont élevées à 21 milliards de francs CFP (soit 1 155 millions de francs français), et celles de la pêche 804 millions de CFP (44,2 millions de francs français) (…). Partant de rien en 1970, la Polynésie française est devenue, en 1999, le premier exportateur de perle (en valeur), devant l'Australie et l'Indonésie. Alors qu'il avait fallu vingt ans pour passer de quelques kilos de perles à 5,2 tonnes en 1997, il a suffi de trois ans pour passer de 5,2 tonnes à 11,7 tonnes en 2000. Les emplois concernant la filière perlière sont estimés à présent à environ 7 000 dont 5 000 à 6 000 travaillent sur mille petites exploitations familiales et quelques fermes de grand gabarit. L'artisanat, la bijouterie, le négoce et les greffeurs locaux représenteraient pour leur part 1 000 à 1 200 emplois » ([301]).
La perle représente la principale exportation de biens de la Polynésie française et représente la deuxième ressource propre du territoire, loin derrière le tourisme néanmoins (25 millions d’euros en 2019 contre 600 millions pour le tourisme). Par ailleurs, cette activité joue un rôle social majeur en contribuant au rééquilibrage économique entre les archipels, grâce à la création d’un nombre significatif d’emplois, principalement localisés aux Tuamotu et aux Gambier, qui concentrent plus de 90 % des exploitations. À la différence du tourisme et de la pêche, qui ont bénéficié de dispositifs publics de soutien à l’investissement, l’essor de cette filière dans les années 1990 résulte exclusivement d’initiatives privées ([302]).
Le secteur de la pêche est, en effet, puissamment aidé à la fois par les dotations de l’État précitées, le Fonds européen de développement (FED) et les dispositifs fiscaux comme la loi Pons de 1986 en faveur des investissements outre-mer. « La flottille de pêche industrielle à la palangre (thoniers et bonitiers) est passée de 5 unités en 1990 à 56 unités en 2000. De 1995 à 2000, le tonnage de poisson pêché localement a augmenté de 67 % (atteignant 9 901 tonnes en 2000), le produit de la pêche hauturière a augmenté de 21 % par an, et les exportations ont été multipliées par huit environ, atteignant 1 731 tonnes en 2000 » ([303]). Avec sa zone économique exclusive (ZEE) de 5,5 millions de km², la Polynésie française possède un réel potentiel halieutique. Sa situation géographique lui confère, par ailleurs, un atout certain en termes d’exportation vers les marchés du pourtour Pacifique, notamment asiatique et nord-américain, au-delà de ses liens privilégiés avec l’Hexagone. Ces atouts expliquent le soutien public massif au développement de cette filière, qui porte également sur les infrastructures portuaires, la formation, les programmes de recherches, la mise aux normes…
S’il faut saluer les initiatives dans ces domaines, elles ne sauraient suffire à assurer le développement économique durable de la Polynésie française. Bernard Poirine estime à ce titre que « le tourisme est la seule possibilité d'envergure pour que le Territoire atteigne à terme son objectif d'autonomie économique, sans sacrifier le pouvoir d'achat des habitants » ([304]) .
Afin de vendre le mythe polynésien, l’industrie touristique a bénéficié massivement du soutien public, à la fois de l’État et du Pays. « Le montant de l’enveloppe octroyée au secteur hôtelier entre 1996 et 2005 dépasse les 50 milliards sur les 76 milliards de dotation totale, soit pratiquement les deux tiers. En y ajoutant la défiscalisation des bateaux de croisière, qui existe depuis 2001, la ‘‘défiscalisation touristique’’ dans sa globalité représente près de 70 % de l’aide totale » ([305]). Si l’hôtellerie de luxe a principalement bénéficié du soutien étatique, le Gouvernement polynésien a directement aidé l’hôtellerie familiale, non éligible à la défiscalisation, afin de contribuer au rééquilibrage des archipels tout en diversifiant le produit touristique. Grâce à cette offre variée, la Polynésie française propose des séjours qui mixent les deux types d’expériences. L’accent mis sur le haut de gamme est cohérent en ce qu’il correspond à la demande de la clientèle internationale, à fort pouvoir d’achat, qui vient en Polynésie française dans le cadre du voyage d’une vie, d’un voyage de noces, et ce, tout en pratiquant des tarifs dans la norme de ceux observés chez les concurrents (Maldives, île Maurice…).
Enfin, compte tenu de son isolement et de la distance entre les archipels qui composent la Polynésie française, la desserte aérienne est un élément clé pour la continuité territoriale et pour le développement touristique. Elle est essentielle au renforcement de l’autonomie économique. Alors que l’offre privée était incertaine, confrontée à des problèmes de rentabilité du fait du caractère lointain et isolé de la destination et de la forte sensibilité de la demande à la conjoncture économique, la Polynésie française a créé, en 1996, sa propre compagnie aérienne internationale, Air Tahiti Nui, vitrine du Pays, dont le capital est détenu majoritairement par le Territoire. Elle témoigne de la volonté des acteurs locaux d’assurer eux-mêmes, le transport des touristes. La compagnie effectue son premier vol en 1998.
Le nombre de touristes connaît une envolée au tournant des années 2000, les arrivées de visiteurs internationaux à l’aéroport de Faa’a passant de 163 000 en 1996 à 253 000 en 2000. Quant aux recettes, elles s’accroissent sur la même période, passant de 20 milliards de francs CFP à 50 milliards de francs CFP.
b. Les difficultés d’une économie toujours dépendante de l’extérieur
Dans un avis publié en 2017 sur l’Accord de l'Élysée pour le développement de la Polynésie française au sein de la République, le Conseil économique, social environnemental et culturel de Polynésie souligne que « cet accord, n’est pas sans rappeler le pacte de progrès de 1992, résultant de l’annonce de la suspension des expérimentations nucléaires et résultat d’un important travail de concertation entre l’État, les élus et les partenaires économiques et sociaux de la Polynésie française. Ce pacte formulait les engagements qu’appelait la mise en œuvre d’un véritable projet de développement, permettant le rééquilibrage de l’économie polynésienne. À l’heure de ce ‘‘nouveau pacte républicain fondateur’’, c'est-à-dire 25 ans plus tard, les résultats sont contrastés et les objectifs ne sont pas encore atteints » ([306]).
Comme on l’a vu, la politique de reconversion économique de la Polynésie française se fonde sur trois secteurs : le tourisme, la perliculture et la pêche. Ces secteurs connaîtront, tour à tour, des difficultés au départ conjoncturelles (le 11 septembre 2001, la crise financière mondiale, la pandémie…) qui se muent bientôt en problèmes structurels (surproduction de perles, coûts de production élevés, faible diversité des marchés touristiques…).
Le secteur touristique est emblématique de ces difficultés. Touché de plein fouet par la crise consécutive aux attentats du 11 septembre 2001, il n’a quasiment pas progressé depuis 2000.
Alors que le nombre de touristes avait atteint, cette année-là, 253 000, il s’est élevé à 264 000 en 2023 ([307]). Dans le même temps, le nombre de touristes au niveau mondial a presque doublé, passant de 700 millions à 1,3 milliard ([308]). Quant à la production de perles, si elle a fortement progressé en volume, ses ventes se sont faites au détriment du prix qui s’est effondré passant de 25 euros la perle au début des années 2000 à moins de 5 euros aujourd’hui. L’attentisme des pouvoirs publics durant la crise de surproduction de la fin des années 2000 a fortement pénalisé un secteur qui, même en 2019, peine à recouvrer son niveau d’antan, passant de 170 M€ d’exportation en 2000 à 25 M€ en 2019. Enfin, le tonnage pêché, qui s’élevait à environ 10 000 tonnes en 2000, n’a quasiment pas progressé depuis vingt ans ([309]).
Ces trois secteurs souffrent en réalité des mêmes maux que la Polynésie française tout entière, lesquels sont bien identifiés et sont, finalement, les mêmes qu’à l’époque du CEP, faisant de la Polynésie française une « économie sous serre », pour reprendre l’expression de Bernard Poirine ([310]). Comme l’explique Vincent Dropsy, s’appuyant sur les analyses du précédent, « l’économie polynésienne est un îlot de prix, coûts et salaires élevés, à faible productivité, maintenu viable car artificiellement isolé des prix de l’extérieur par la distance et le protectionnisme, qui limite la concurrence des prix mondiaux ([311]). Ces prix élevés maintiennent la compétitivité de production à coût élevé et à faible productivité grâce aux subventions métropolitaines (défiscalisation), au protectionnisme et aux sur‑rémunérations de la fonction publique qui rendent la demande artificiellement solvable malgré le haut niveau des prix pour le consommateur. Cette économie forme un système qui s’auto-entretient formé de trois éléments qui se complètent : le surcoût de la fonction publique implique un fort prélèvement fiscal sur les importations pour le financer, lequel engendre un haut niveau de prix, des marges et des coûts, lequel est cependant compatible avec la demande en volume grâce au fort pouvoir d’achat des fonctionnaires » ([312]).
Les conséquences de ce système auto-entretenu sont les suivantes : « une dégradation de la compétitivité du secteur exposé à la concurrence internationale (exportation, tourisme) à cause d’un coût de la vie beaucoup plus élevé, frein au développement des secteurs non protégés, ralentissement de la croissance et diminution des ressources propres » ([313]). En d’autres termes, l’économie polynésienne se caractérise toujours par une très forte dépendance aux importations, que les exportations ne couvrent qu’à hauteur de 5 % en 2024 ([314]) et aux transferts de l’État, notamment les rémunérations des fonctionnaires, qui représentent en 2023, 20 % du PIB, soit à peine moins qu’à l’époque du CEP ([315]).
Depuis 2023, le Gouvernement de la Polynésie française met l’accent sur le développement de quatre secteurs prioritaires pour diversifier l’économie : le tourisme, le secteur primaire (la pêche, l’agriculture et l’élevage), les énergies renouvelables et le numérique et l’audiovisuel. Ces quatre orientations sont conçues pour bâtir (fa’atupu) le Pays.
III. Les conséquences sanitaires des essais nucléaires : de la minimisation des risques aux incertitudes scientifiques, un rÉgime d’indemnisation inadaptÉ
Durant la période des essais nucléaires, les risques radiologiques auxquels ont été confrontés les personnels du CEP et la population polynésienne ont été fortement minimisés par les autorités, ce qui a logiquement nourri des controverses quant à leurs conséquences sur la santé des vétérans et des civils. Face à l’afflux de témoignages de malades souffrant de cancers, l’origine radio-induite de ces pathologies a suscité de nombreuses polémiques que la science peine encore aujourd’hui à éclaircir. Au regard de ces doutes, la lente mise en place d’un dispositif d’indemnisation des victimes avec la loi « Morin » du 5 janvier 2010 n’a pas permis de répondre pleinement aux attentes légitimement exprimées par les malades et leurs proches, soulignant ainsi la nécessité d’une réforme ambitieuse du cadre juridique applicable, dans un souci d’efficacité, de justice et de légitime reconnaissance.
A. La minimisation HISTORIQUE des risques radiologiques et de leur impact sanitaire
Votre rapporteure a parfois été interloquée par des affirmations péremptoires venant de personnes occupant des fonctions administratives éminentes, sans profil scientifique, contestant selon leur « expérience » ([316]) les dangers des faibles doses radioactives.
Dans les publications de la Société Française de radioprotection ([317]), qui n’est pas sujette à des sympathies anti-nucléaires, c’est dès la fin du XIXème siècle que sont observés les effets de la radioactivité sur le corps humain. Les premières préconisations de protection contre la radioactivité apparaissent au début du XXème siècle. Si dès 1911, Léon Bouchacourt évoque la notion de radiosensibilité individuelle, c’est en 1924 que le radium introduit la « contamination interne » parmi les préoccupations des experts. La prise de conscience des dangers des rayons X amène à la création de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) en 1928. C’est dans les années 1930 que des chercheurs se penchent sur les « doses », y compris les faibles doses, pour en évaluer les dangers. Avec le projet Manhattan qui débute en 1939, apparaît le principe de précaution qui inspirera les travaux de la CIPR. Après la Seconde Guerre mondiale, l’action cancérogène des rayonnements est reconnue et le fait que l’exposition, même inférieure aux limites de précaution, peut causer des effets extrêmement graves. Les limites de précautions de doses dans le domaine professionnel varient à la baisse et en 1963, cette limite annuelle est moyennée à 50 millisieverts (mSv) pour les travailleurs et 5 mSv pour le public.
C’est en 1977 que la CIPR introduit la notion de « relation linéaire sans seuil » : la moindre dose pouvant produire un effet. En 1990, dans sa publication n° 60, la CIPR préconise un système qui repose sur l’acceptabilité d’un certain niveau de risque en considérant qu’une relation dose - effet linéaire sans seuil constitue la représentation la plus crédible de l’induction des cancers radio-induits ([318]).
Il apparaît très clairement que les dangers de la radioactivité sont largement connus depuis les années 1930. Depuis lors, il est scientifiquement impossible de soutenir l’existence d’un seuil en dessous duquel, l’exposition aux rayonnements ionisants ne peut causer une ou plusieurs maladies radio-induites. De plus, Jerôme Demoment, directeur du CEA-DAM, rappelle que « le principe de précaution n’existait pas à cette époque [Fin des années 1950] » ([319]). Votre rapporteure déplore cette dissonance car preuve en est que ces faits scientifiques ont été volontairement ignorés pour la mise en œuvre du CEP.
Les personnels du CEP et les habitants de Polynésie française ont été exposés à des risques d’irradiation et de contamination consécutifs aux essais nucléaires, principalement lorsque ceux-ci étaient atmosphériques, dont la maîtrise soulève aujourd’hui des interrogations croissantes. Les négligences et défauts de prévention se conjuguent à une évaluation incertaine des effets des tirs, témoignant par ailleurs d’une surveillance radiologique et d’un suivi sanitaire lacunaires.
1. Les dispositifs de précaution applicables durant les essais : des mesures à « deux vitesses » et défaillantes
Dès l’installation de la direction des centres d’expérimentations nucléaires (DIRCEN) en janvier 1964, des mesures de précaution ont été prises par les services mixtes ([320]) de sécurité radiologique (SMSR) et de contrôle biologique (SMCB) afin de prévenir les effets des rayonnements ionisants provoqués par les essais nucléaires.
Les services mixtes de sécurité radiologique et de contrôle biologique À la suite de la mise en place de la DIRCEN (en janvier 1964), deux nouveaux organismes mixtes (c’est-à-dire communs aux Armées et au CEA-DAM) sont chargés, à partir du mois de juin 1964, d’assurer la mise en œuvre des mesures de protection, via des programmes de surveillance réalisés sur les sites du CEP et sur le territoire entier de la Polynésie française. Le premier de ces services a été le Service mixte de sécurité radiologique (SMSR), qui a la responsabilité de la radioprotection des personnes et du suivi de la radioactivité dans le milieu physique (air, eau, sol). À cet effet, il surveille le milieu physique, mesurait la radioactivité produite lors des essais nucléaires et ajustait les modalités de protection à prendre. De plus, cet organisme est chargé d’assurer la dosimétrie du personnel et, le cas échéant, de mettre en œuvre les mesures de décontamination tant du personnel que du matériel. Pour mémoire, la décontamination fine, et en particulier celles de blessés éventuels, était du ressort du Service de Santé des Armées (SSA). Il existe donc une dimension à la fois préventive (minimiser les risques) et réactive (prélever et décontaminer). Dès 1966, année des premiers essais nucléaires en Polynésie française, le SMSR comptait plus de 200 personnels ; ils s’élevèrent à 400 en période effective des essais. Le second service est le Service mixte de contrôle biologique (SMCB), qui a pour mission d’assurer la surveillance radiologique de la biosphère (on entend par « biosphère » l’ensemble des écosystèmes de la planète Terre, comprenant tous les êtres vivants et leurs milieux), en effectuant des prélèvements d’échantillons des produits entrant dans la ration alimentaire des populations vivant dans les différents archipels polynésiens. Concrètement, son activité consiste à vérifier que les chaînes alimentaires ne sont pas contaminées, et, dans le cas où elles le seraient, de prendre les mesures adéquates pour interdire ou contrôler la pêche. Les effectifs du SMCB étaient de l’ordre de 80 personnes. |
Source : CEA, « Les essais nucléaires en Polynésie : pourquoi, comment, et avec quelles conséquences ? », 2022, p. 68.
En amont de la première campagne de tirs qui commence le 2 juillet 1966 avec l’essai Aldébaran, les retards affectant la mise en place de ces deux services font craindre au CEA-DAM une « improvisation tardive dans le domaine pourtant essentiel de la radioprotection » ([321]). Surtout, l’effectivité des mesures de prévention régies à l’échelle internationale ([322]) et réglementaire ([323]) a été progressivement remise en cause, s’agissant autant des équipements disponibles que des consignes censées garantir la sécurité des personnels et de la population.
a. Les différences et insuffisances des équipements et du matériel de protection
Le niveau de protection dont bénéficient les personnes exposées aux rayonnements ionisants dépendait directement de l’évaluation des risques radiologiques auxquelles elles étaient confrontées. Lors de son audition, le directeur du CEA-DAM, Jérôme Demoment, récuse avec force l’idée selon laquelle les militaires et personnels du CEA auraient bénéficié d’une protection renforcée en raison de leur statut, au détriment des sous-traitants, des autres personnels civils et surtout de la population polynésienne. Ainsi, seule la nature des missions exercées par les personnels devait être prise en compte afin de déterminer le niveau de protection applicable à chacun d’entre eux : « Les personnes déployées sur le dispositif pouvaient porter des protections différentes mais l’important est de savoir à quel moment elles intervenaient : une personne qui, du fait de son profil et de ses compétences, par exemple quelqu’un du CEA, était au contact direct, très proche du point de tir et donc soumise, juste après le tir, à un rayonnement important, disposait en effet de moyens de protection adaptés pour lui permettre de faire face à cette situation, qui était très transitoire. Après l’explosion et une fois le nuage passé, elle pouvait se déplacer et être amenée à croiser d’autres personnes (des militaires, des Tahitiens) qui, n’ayant pas du tout le même profil, n’étaient pas engagées au même moment pour faire la même chose. Ces personnels étaient donc amenés à se croiser alors qu’ils n’avaient pas les mêmes moyens de radioprotection, mais ils n’étaient pas soumis aux mêmes doses, à la même configuration le jour de l’essai. La définition des moyens de protection était la même pour tout le monde, quelle que soit l’origine de la personne, son organisme de rattachement. La seule chose qui faisait foi, c’était l’analyse du poste de l’opérateur : ses moyens de protection étaient définis en fonction de ce qu’il allait faire, du moment et de l’endroit où il allait intervenir, et non de son organisme d’origine ». ([324])
Selon Michel Cariou, vétéran du CEP, le SMSR définit sur cette base l’ensemble des équipements qui doivent être portés compte tenu des risques radiologiques, tels que les « tenues anti-poussière en coton, tenues étanches comprenant bottes, gants et lunettes [et] masques ANP 51 équipés de filtres à charbons actifs et de filtres papier ». ([325]) Cependant, plusieurs écueils apparaissent dès le début de la campagne d’essais. Si les intentions sont bonnes, les règles écrites et les normes établies, la situation est tout autre « sur le terrain ».
D’une part, les dispositifs de protection mis en œuvre afin de garantir la sécurité des personnels participant à l’organisation des tirs suscitent des critiques quant à leurs insuffisances ou leur caractère inadapté, comme l’a par exemple souligné un autre vétéran, Christian Percevault, ancien marin détaché au SMSR :
« […] notre gabare n’était pas du tout conçue pour travailler en zone contaminée. Nous ne disposions que de douches communes aux zones vie et contaminée. Ce bateau opérait au point zéro, car sa mission consistait à mouiller tous les blocs de béton et d’amarrage des barges pour les tirs […] L’une de mes missions concernait la surveillance des opérations de détartrage, mais on se gardait de me prévenir lorsqu’un détartrage avait lieu, car j’imposais des mesures de sécurité strictes. J’étais en effet outré de voir les conditions dans lesquelles s’effectuait le détartrage, avec des ouvriers pataugeant dans le tartre sans protection, et je me sentais impuissant ». ([326])
À la lumière des règles de sécurité contemporaines actuellement en vigueur au sein des centrales nucléaires, Jean-Luc Moreau, conseiller spécial de la Fédération nationale des officiers mariniers (FNOM), affecté au SMSR de 1981 à 1983 et de 1991 à 1993, regrette notamment l’inadaptation de certaines tenues de protection : « Notre seule protection consistait en une combinaison en coton et des chaussures en toile de type Pataugas. Les instructions prévoyaient un changement de combinaison et de chaussures en cas de contamination respectivement supérieure à 1 000 et 2 000 chocs par seconde (c/s). Nous devions également prendre une douche en cas de contamination cutanée supérieure à 100 c/s. Or, dans l’industrie nucléaire en France, de telles conditions de travail ne seraient pas acceptées ». ([327])
D’autre part, plusieurs témoignages font état d’équipements distincts portés par les militaires et les civils, ou de précautions différentes selon que les travailleurs sont métropolitains, tahitiens ou directement employés par le CEA, indépendamment des risques associés aux tâches que chacun d’eux accomplit. Bruno Barrillot, délégué pour le suivi des essais nucléaires auprès du Gouvernement polynésien jusqu’en 2017, estime que cette situation s’expliquait essentiellement par des raisons d’ordre opérationnel, donc pratique : « Au début des essais aériens, il y avait à peu près un millier de décontamineurs, des soldats, des légionnaires du SMSR. En 1966, on les affublait tous de “ tenues chaudes ”, qu’il fallait changer plusieurs fois par jour parce qu’une tenue qu’on quittait, on ne pouvait pas la remettre. On lit ça dans les rapports ! En 1968, avec les essais thermonucléaires, le SMSR avait calculé qu’il faudrait 3 000 tenues chaudes par jour. 3 000, c’est ingérable à laver, même dans la laverie spéciale de Hao. Alors qu’est-ce qu’on a fait ? Le CEP a classé les gens : ceux qui étaient directement affectés à des tâches sous rayonnements ionisants, c’est-à-dire en gros les personnels du CEA, et puis les personnes “ non directement affectées à des tâches sous rayonnements ionisants ”, c’est-à-dire que de temps en temps, ils allaient décontaminer parce qu’on avait besoin de renforts. Enfin, l’essentiel du personnel, surtout polynésien et les soldats du contingent, étaient “ non affectés ”, c’est-à-dire qu’ils pouvaient travailler sans tenue de protection ». ([328])
Photographie de militaires revêtus de combinaisons spécifiques lors de la décontamination d’avions Vautour, en juillet 1966 (crédits : © Robert Antoine / ECPAD / Défense - Référence : F 66-184 RC100)
En outre, Christian Percevault observe, dans le cadre de son audition organisée par la première commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires, que la « tenue des plongeurs différait considérablement entre les militaires et les civils ; les uns portant une tenue en néoprène, les autres ce que l’on appelait une tenue Dräger. Je peux vous assurer que ces plongeurs ont subi des contaminations et des irradiations importantes ». ([329]) Retraité de l’armée, Régis Gooding partage un constat similaire, ayant observé qu’« Après un tir, les techniciens du CEA circulaient avec des tenues : des masques à gaz, entièrement couverts en blanc, avec des chaussures et des gants. Mais les Polynésiens, enfin je veux dire les Ma’ohi, les travailleurs locaux, étaient en claquettes, short, débardeur, sans rien quoi. Ils n’avaient même pas de gants. Voilà leur tenue de travail ». ([330])
Président honoraire de l’Association des victimes des essais nucléaires (AVEN), Jean-Luc Sans précise que « d’autres vétérans manœuvriers […] témoignent qu’ils ont accompagné des agents du CEA en “ tenues chaudes ” de protection quand eux étaient en short, et les conduisaient sur les lieux de décontamination. Des incohérences de ce genre étaient monnaie courante ». ([331]) Ces témoignages qui pointent les distinctions entre les types de personnels sont nuancés par celui de Jean Ambroise, vétéran du CEP de 1972 à 1985, pour qui les normes de sécurités avaient tendance à s’effacer pour tous dans le quotidien des activités : « Je tiens également à souligner qu’il est important de ne pas faire de distinction entre civils et militaires. Sur les atolls de Hao ou de Moruroa, civils et militaires effectuaient des tâches quasiment identiques. Lors des interventions de dépannage, nous opérions en tenue légère sans aucun équipement de protection. Nous n’avions même pas de masque à gaz à notre disposition. Les masques n’étaient fournis que lors de notre présence sur les plateformes pendant les tirs. Pour les interventions courantes, nous n’avions aucune protection et aucun contrôle n’était effectué » ([332]).
Ces témoignages qui pointent les distinctions entre les types de personnels sont nuancés par celui de Jean Ambroise, vétéran du CEP de 1972 à 1985, pour qui les normes de sécurité ont tendance à s’effacer pour tous dans le quotidien des activités : « Je tiens également à souligner qu’il est important de ne pas faire de distinction entre civils et militaires. Sur les atolls de Hao ou de Moruroa, civils et militaires effectuaient des tâches quasiment identiques. Lors des interventions de dépannage, nous opérions en tenue légère sans aucun équipement de protection. Nous n’avions même pas de masque à gaz à notre disposition. Les masques n’étaient fournis que lors de notre présence sur les plateformes pendant les tirs. Pour les interventions courantes, nous n’avions aucune protection et aucun contrôle n’était effectué » ([333]).
Au-delà des personnels travaillant sur site, les mesures de protection envisagées en faveur de la population semblent dérisoires, en dépit des « abris de prévoyance » ([334]) construits à leur attention par les autorités, comme le précise le CEA-DAM dans sa contribution écrite remise à l’issue de l’audition de ses représentants.
La protection de la population polynésienne Concernant les populations, en théorie, la décision d’effectuer l’essai n’est prise par l’officier général commandant le Groupement opérationnel des essais nucléaires (GOEN) que si les prévisions écartent le risque de retombée sur les îles habitées, en particulier sur les plus proches du champ de tir (Tureia, Reao, Puka Rua et l’archipel des Gambier). Cependant, pour tenir compte des aléas météorologiques, des mesures de protection radiologique sont prises vis-à-vis des populations de ces îles susceptibles d’être atteintes par une retombée en cas d’évolution défavorable de la situation météorologique. Cette protection doit répondre à trois critères : – protéger les personnes pendant la retombée ; – prévoir les moyens d’évacuation si la retombée est importante ; – réduire les doses reçues par les personnes en cas de séjour sur un sol faiblement radioactif. Pour pouvoir protéger les effets d’une retombée, des « abris de prévoyance » sont mis en place : – de type blockhaus en béton à Tureia (deux blockhaus) réalisés pour la campagne de tirs de 1966 ; – de structures gonflables puis des abris de prévoyance type hangar « PANTZ » à Reao, Puka Rua ainsi qu’aux îles Gambier (Totegegie et Rikitea). Ces derniers sont réalisés en 1967 en prévision notamment des futurs essais mégatonniques. Le petit blockhaus de Taku, aux îles Gambier, peut abriter quelques personnes qui ne pourraient pas rallier Rikitea. Pour la première demi-campagne de 1966, c’est l’église de Rikitea qui est prévue comme abri éventuel. Les règles de sécurité prévoient que la population concernée est préalablement rassemblée à proximité des abris et la décision d’y entrer était prise : – soit de façon préventive (c’est-à-dire que la consigne de mise à l’abri est donnée avant la réalisation de l’essai) ; – soit sur ordre du responsable du Poste de contrôle radiologique (PCR) local à la suite de la détection d’une montée de radioactivité. |
Source : contribution écrite remise par le CEA-DAM.
La disponibilité et l’étanchéité des abris destinés à la population insulaire font l’objet de critiques sévères, suggérant l’existence d’un « deux poids, deux mesures » selon le public susceptible d’être accueillis dans ces locaux. Si certaines précautions semblent avoir été prises, l’historien Jean-Marc Regnault regrette encore aujourd’hui qu’elles ne l’aient été que « de manière précipitée et peu sérieuse » ([335]), à l’image des habitants des îles Gambier qui « ont d’abord été placés dans des églises, mais celles-ci étaient en mauvais état, avec des vitraux ou des fenêtres cassés » ([336]). Les abris construits par la suite sont décrits par Bruno Barrillot comme tranchant avec l’imaginaire collectif associé aux bunkers atomiques : « À la sortie du village, un hangar, immense et aujourd’hui délabré : c’était l’abri où la population était enfermée lors des essais aériens. Rien à voir avec les abris antiatomiques familiaux en sous-sol dont les publicités fleurissaient dans les années 1980 en Europe pour nous préparer à la guerre nucléaire. Ici, ce sont des murs de moellons, des plaques translucides et un toit de plaques ondulées. Dérisoire. » ([337]) Même si Bruno Barrillot effectue ici une confusion entre des abris conçus pour supporter une explosion nucléaire et ceux pour se protéger de leur contamination, il traduit un malaise bien réel qu’évoquaient ces abris en termes de sécurité. Le Père Auguste Uebe-Carlson, président de l’association de victimes « 193 », a également confirmé aux membres de la commission d’enquête la vétusté de l’unique abri construit pour la population des îles Gambier : « En tout et pour tout, la population des Gambier disposait d’un seul abri, fait de tôles légères. Pour leur part, les hauts gradés pouvaient se réfugier dans un véritable blockhaus. Pour toute recommandation, la population avait été invitée à se réunir dans l’abri pendant les essais aériens ». ([338]) Pour l’île de Mangareva, ce malaise était renforcé par l’existence d’un second abri destiné aux militaires.
Conseiller scientifique de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD), Bruno Chareyron a, à son tour, explicitement évoqué la différence de traitements à laquelle est soumise la population polynésienne au regard des dispositifs dont bénéficiaient les personnels du CEP : « Sur l’île de Mangareva, j’ai été particulièrement frappé par une observation certes subjective, mais révélatrice. D’un côté de l’île, à Taku, avait été érigé un blockhaus aux parois épaisses de 60 centimètres, dont j’imagine qu’il était destiné à protéger les militaires ou les membres du CEA. En revanche, de l’autre côté de l’île, dans le village de Rikitea, ne se trouvait qu’un simple hangar en parpaings et tôles ondulées, construit après 1966. Selon la CRIIRAD, cette différence de traitement reflète une inégalité entre la population polynésienne, souvent exposée à la radioactivité dans des conditions inacceptables, et d’autres catégories de personnes ». ([339])
Virginie Materouru, native de Mangareva, témoigne : « Je suis née en décembre 64, le CEP commençait à fabriquer des blockhaus à Mangareva à 100 mètres de ma maison. Pendant la construction, on ne comprenait pas trop ce qui se passait mais c’était aussi notre terrain de jeux ; une partie en dur, au-dessus des tôles en plastique. Avec le premier tir, je me souviens de 68, le tir Canopus : quelqu’un annonçait qu’il fallait qu’on ramasse nos affaires et qu’on aille dans le blockhaus en laissant les maisons en place. C’était un jeu pour nous mais on ne comprenait pas trop pourquoi. On nous a dit de ne pas sortir mais on est parti par les égouts et je me rappelle quand on est sorti, on a eu un grand flash et en regardant le ciel, on a vu grand halo blanc. On est re-rentré dans le blockhaus puis de nouveau sortis et on a vu plein de poissons morts, flotter dans la mer. On a raconté à nos parents et on nous a isolés dans une pièce sans savoir pourquoi. » ([340])
Cette négligence trouve des exemples encore plus près des sites d’expérimentation sur l’atoll de Tureia, distant de 118 kilomètres des sites de tirs (soit la distance entre Paris et Amiens), qui dispose aussi d’infrastructures de protection. Cité par Sébastien Philippe et Tomas Statius dans leur ouvrage Toxique, le commandant Le Goff, gendarme affecté à Tureia, a également décrit la précarité des abris en des termes saisissants : « Après une nuit de pluie, la moitié de la surface est couverte d’une immense flaque d’eau. Entre les blocs de béton qui forment les murs, on aperçoit la lumière du jour » ([341]).
Déjà scandaleuses en elles-mêmes, ces multiples négligences se doublèrent par ailleurs de consignes de sécurité peu opérationnelles, voire inexistantes, ce qui illustre la difficulté de prévenir efficacement les risques d’irradiation et de contamination provoqués par les essais nucléaires.
b. Des consignes de sécurité lacunaires et parfois ignorées au quotidien
Dans son ouvrage C’était de Gaulle, Alain Peyrefitte, ministre délégué aux questions atomiques entre 1966 et 1967, relate nonchalamment l’attitude des responsables politiques et militaires présents lors des premiers essais atmosphériques : « Nous nous baignons dans le lagon de Mururoa [sic], dont l’eau ne joue qu’avec le rayonnement du soleil. Histoire de pouvoir le raconter et d’essayer de dissiper le fantasme des obscurantistes. Mais comment lutter contre des fantasmes ? » ([342]).
Outre une méconnaissance des règles élémentaires de prudence ([343]), l’indifférence revendiquée par Alain Peyrefitte à l’égard des risques liés aux retombées radioactives témoigne également d’un état d’esprit consistant à ne pas effrayer la population polynésienne par la multiplication de règles et consignes susceptibles d’éveiller les consciences. Dans sa contribution écrite remise à l’issue de son audition, le professeur Renaud Meltz considère ainsi que « la communication à destination des populations locales […] conduit à euphémiser les dangers, ce qui a pour conséquence de se priver de certains outils dans le gouvernement du risque ». ([344])
Arrivé à Hao en 1966, Daniel Palacz déplore l’absence de recommandations ou la futilité de certaines mesures de précautions prises à l’issue des tirs :
« À Mangareva, quand il y a eu le nuage qui est passé, on a laissé la population se démerder. Voilà comment ça se passait : on récupérait le personnel militaire et pour la population, on ne disait rien, même pas : “ attention, ne buvez pas de la flotte de la citerne, ne mangez pas vos légumes ” ou quelque chose comme ça. À Mangareva, personne n’a rien dit, tout le monde les a laissés comme ça […] Des fois, on marchait en savates et il y avait un simple fil qui disait que c’était contaminé de l’autre côté… Et des fois, on ne savait même pas de quel côté c’était une zone contaminée ou pas contaminée ». ([345])
Si la régulière absence de consignes à la population est choquante, leur dimension souvent illusoire, lorsqu’elles existent, a également suscité de nombreuses critiques. Sur les sites d’expérimentation ou les îles proches, l’interdiction de la baignade, de manger certains aliments et de boire de l’eau de pluie ou de l’eau de coco heurte le mode de vie quotidien des Polynésiens dont les ressources limitées ne leur permettent pas de respecter la plupart de ces mesures préventives, comme le souligne Jacqueline Golaz, institutrice aux îles Gambier entre 1966 et 1967 : « Un soir, très tard dans la nuit, quelqu’un est venu à ma porte et m’a dit : “ Il s’est passé quelque chose. Ne buvez pas l’eau, ne mangez pas de tomates ni de salade ni de légumes. ” Alors j’ai répondu, je me rappelle encore : “ Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on mange ? ” On n’a que ça dans les îles. On est obligé de boire l’eau dans la citerne, c’est l’eau qu’on a ». ([346]) Plusieurs documents témoignent de la forte contamination de certains aliments, notamment à Tahiti : le lait (provenant de l’élevage de vaches sur le plateau de Taravao et dont la contamination a pu atteindre 259 Bq/l en juillet 1974), les feuilles de taro (récoltées à Rapa, dans les Australes, fortement contaminées au césium 137) ou le thon pêché au large des Marquises (dont la contamination est 106 fois plus importante en 1968 qu’en 2008) ne sont que quelques exemples parmi d’autres ([347]). Plus révélateurs, ces mêmes documents mettent également en lumière la franche volonté des autorités de cacher cette contamination à la population, quand bien même celle-ci manifesterait quelque méfiance ou interrogations. Un rapport secret ([348]) de la mission du navire La Coquille aux Gambier entre les 2 et 10 juillet 1966 (juste après le tir Aldébaran) précise que le bateau est arrivé sur place dès le 5 juillet et a immédiatement procédé à des analyses : « Les comptages ont alors commencé sur les produits de consommation locale : légumes, fruits, eau de boisson ». Les résultats montrent que, si « la chair de poisson n’a jamais été trouvée notablement contaminée », la salade, en revanche, l’est fortement (même une fois lavée) et que « l’eau de boisson présente une radioactivité égale à 6 fois la radioactivité naturelle ». Pour autant, et ce tant pour les Polynésiens que pour les personnels civils et militaires du CEP, « aucune mesure d’interdiction [de consommation] n’est envisagée » : l’attitude privilégiée est de se montrer en toutes circonstances rassurant. Le témoignage fourni à la Commission d’enquête par un ancien matelot du navire La Coquille, présent lors du tir Aldébaran, confirme cet état d’esprit : « on nous avait demandé de ne rien dire à la population quand nous sommes partis chercher des échantillons pour les analyser plus tard. Et surtout de n’accepter aucune denrée alimentaire locale. En arrivant aux Gambier nous étions rassemblés sur le pont de notre navire, le commandant et le docteur Million nous avait prévenus de ne rien communiquer de ce que nous savions aux gens locaux, et si nous le faisions, nous serions passibles de plusieurs décades de prison. […] Ce que nous avions collectionné et acheté à Rikitea, des laitues, des bottes radis, des taro, des bananes de toutes sortes, non pas été autorisés à être mangés par l’équipage parce que trop contaminés. » ([349]).
En outre, la difficulté qu’éprouvent les Polynésiens à adopter le « régime occidental » ([350]) contribue vraisemblablement à méconnaître les consignes qui peuvent être données, au risque d’entraîner des contaminations à grande échelle des populations concernées par les retombées radioactives des essais nucléaires. Raymond Taha, aide-mécanicien à Moruroa en 1966, atteste clairement de cette attitude :
« Après les tirs aériens, c’était marqué “ Ne pas consommer l’eau de coco, ne pas manger le poisson. ” Et c’est là que ça a commencé, le Tahitien, sa vie c’est son poisson cru ! Il ne peut pas rester sans manger son maa tahiti, son miti haari… Il lui faut le coco pour faire le lait de coco, le poisson cru, et tout son repas. Et même s’il y a danger, il a besoin de ça. Il y a eu des gens qui ont consommé des poissons, des langoustes, un peu de tout et qui ont été contaminés. Mais ça reste secret. C’est par les copains que nous apprenions que quelqu’un a été contaminé, qu’il est à l’hôpital et est mourant. Deux jours après nous apprenions que celui-là était décédé des suites de sa maladie ». ([351])
Saisir la différence typique de l’attitude des Polynésiens et des personnels métropolitains, qui sont davantage enclins à respecter les restrictions alimentaires imposées par les autorités : « Nous consommions effectivement du poisson, mais il ne s’agissait pas de poisson pêché sur place. Celui-ci était certainement congelé et nous parvenait par convoi aérien. Personnellement, je n’ai jamais mangé de poisson en provenance du lagon [de Moruroa] ou de l’océan. En revanche, nous voyions fréquemment les Polynésiens incorporés dans la Marine ou travaillant comme personnel à terre pêcher et manger leurs propres poissons. Je l’ai vu, de mes propres yeux » rappelle, par exemple, Jean-Louis Camuzat, ancien président de l’AVEN. ([352])
Cependant, le respect des consignes du CEA par les personnels du CEP n’est pas systématiquement garanti, au point que les contraintes se relâchent progressivement. Michel Cariou admet qu’il « était compliqué d’empêcher les personnels de [se] baigner [dans le lagon] – l’un de leurs rares plaisirs –, le SMSR et les autorités en autorisaient rapidement l’accès après les tirs. Ils estimaient que le bénéfice du point de vue psychologique était plus important que le risque de contamination, qui semblait faible ». ([353])
L’impossibilité pratique de se conformer aux normes de sécurité préalablement définies par le SMSR a eu pour effet de les rendre inapplicables dans les faits. Pourtant, les personnels qui y sont assujettis s’exposent à des risques de contamination majeurs compte tenu de la sensibilité des missions qui leur incombaient : « Le principal problème auquel nous étions confrontés ne concernait pas véritablement la prévision. Si je peux m’exprimer ainsi, nous avions tout prévu, y compris les tenues que devaient porter les participants militaires ou civils dans les cas difficiles, lorsque la contamination était présente. En revanche, il était compliqué de faire appliquer ces normes aux marins, particulièrement aux mécaniciens, en raison des températures élevées auxquels ils étaient confrontés au cœur des navires. Les protections radiologiques allaient jusqu’au port des masques MP 51 équipés de filtres contenant du charbon actif contre les iodes et permettant d’isoler les poussières radioactives. Tout était donc prévu, mais l’application véritable des normes sur le terrain n’était pas parfaite, c’est le moins que l’on puisse dire » rappelle ainsi Michel Cariou. ([354])
Officier marinier au SMSR entre 1968 et 1970, Michel Lachaud résume la complexité de la situation à laquelle il se confronte : « il était difficile de faire prendre conscience aux gens de l’existence d’un danger radioactif qui était invisible, inodore, impalpable ». ([355])
Face à ces menaces insaisissables, certains ont plus particulièrement provoqué des retombées radioactives excédant les prévisions initiales. À ces erreurs s’est conjuguée une inaction des autorités, tiraillées entre une forme de déni de réalité et la volonté de banaliser d’éventuelles conséquences sanitaires préjudiciables aux populations concernées.
2. Des anticipations erronées et une inaction délibérée : le cas des retombées radioactives de six tirs atmosphériques
Sur les 41 tirs atmosphériques ([356]) réalisés entre 1966 et 1974, au moins six d’entre eux ([357]) ont provoqué des retombées radioactives nettement supérieures aux estimations initiales, en raison de prévisions météorologiques erronées ([358]). Il est avéré que les essais Aldébaran, Rigel, Arcturus, Encelade, Phoebe, et Centaure ont généré des retombées sur Mangareva, Tureia et Tahiti, exposant ainsi les populations environnantes à des risques de contamination accrus, sans que les autorités compétentes ne réagissent afin d’en limiter l’ampleur ([359]).
a. L’échec des prévisions météorologiques
Source : Schéma tiré de la contribution écrite du CEA-DAM, « Deux exemples de traces de la retombée au niveau de la mer, dans les conditions météorologiques optimales pour un essai à Mururoa [sic.] » ([360]).
Dans sa contribution écrite remise à l’issue de l’audition de ses représentants, l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) ([361]) a précisé les conditions météorologiques dans lesquelles les essais atmosphériques doivent se dérouler : « Lorsque les tirs avaient lieu dans les conditions météorologiques optimales, le “champignon” s’élevait suffisamment pour échapper aux alizés (vents venant de l’est) et les masses d’air contaminées (panaches troposphériques), prises dans un flux d’ouest puissant (10 à 50 m/s), partaient vers l’est et ne rencontraient aucune terre habitée avant la côte occidentale de l’Amérique du sud (Chili, Pérou et Bolivie) situées à plus de 6 000 km des sites d’essais français. Après un tour du globe terrestre, les masses d’air contaminées, très « diluées », revenaient sur la Polynésie où elles donnaient des retombées troposphériques très faibles. Ce sont ces conditions qui ont prévalu pour 31 des 41 essais nucléaires français du Pacifique et qui ont probablement contribué au choix des deux sites d’essais français du Pacifique ». ([362]) La description du fonctionnement « optimal » d’un tir atmosphérique dans les conditions du CEP est loin d’être anodine, puisqu’elle implique a priori une exposition, bien que très diluée, de territoires habités ([363]). Les autorités chiliennes, en particulier, ont produit des travaux pour constater l’exposition de leur population ([364]), tout en étant réservées sur l’évaluation d’un impact sanitaire avéré sur les populations.
Le CEA-DAM ([365]) précise quant à lui que la situation météorologique recherchée pour effectuer les tirs dans des conditions optimales correspond à celle de l’hiver austral, soit entre les mois de juin et d’octobre. Cependant, l’altération de ces conditions sous l’effet d’anticyclones et de dépressions peut conduire (dès lors que ces phénomènes étaient anticipés par les météorologues) à reporter les tirs prévus dans le but d’éviter le survol des nuages radioactifs au-dessus d’îles habitées.
Selon Jérôme Demoment, directeur du CEA-DAM, « les prévisions des retombées radioactives s’appuyaient sur les calculs effectués par le personnel du CEA sur les caractéristiques possibles du nuage radioactif généré par l’explosion nucléaire et sur les calculs réalisés par le personnel du SMSR sur les retombées potentielles générées par la propagation de ce nuage, en fonction des prévisions et des mesures météorologiques élaborées avant le tir.
« Si les prévisions et les mesures actualisées jusqu’au moment de l’essai, qui intégraient des incertitudes, faisaient apparaître un risque de passage de tout ou partie du nuage radioactif sur une île ou un atoll habité, l’essai était différé. Cela s’est fréquemment produit. Sur les 41 essais nucléaires aériens, 25 d’entre eux ont fait l’objet de reports dus aux conditions météorologiques, parfois pendant plusieurs jours. » ([366])
Dix tirs ont fait l’objet d’erreurs de prévisions météorologiques. Les cinq tirs Aldébaran, Arcturus, Phoebe, Encelade et Centaure sont considérés comme ayant entraîné les retombées radioactives les plus importantes, plus de dix fois supérieures en moyenne à celles des autres essais ([367]). L’ASNR souligne que « les pluies survenues lorsque les panaches radioactifs survolaient les terres habitées ont constitué des circonstances aggravantes vis-à-vis des dépôts radioactifs et de l’exposition des populations ». ([368])
Caractéristiques des cinq tirs
ayant donné lieu à des retombées radioactives significatives
à la suite de prévisions météorologiques erronées
Principales zones concernées par les retombées |
Essai et date |
Conditions météorologiques pendant l’essai |
Dose maximale affectant un enfant d’un à deux ans (en millisievert) |
Dose maximale affectant un adulte (en millisievert) |
Archipel des Gambier |
Aldébaran (2 juillet 1966) |
L’essai initialement prévu le 1er juillet est décalé d’une journée pour des raisons techniques tenant à la réalisation des mesures. Le 1er juillet, les conditions météorologiques sont favorables avec une bonne visibilité et des vents du sud-ouest qui faiblissent en soirée et remontent lentement vers le nord. Cette tendance ne se stabilise pas dans la journée du 2 juillet. Après la réalisation de l’essai, la situation évolue défavorablement avec des vents d’ouest-nord-ouest. |
9,4 |
6,6 |
Phoebe (8 août 1971) |
L’essai prévu initialement le 5 août est retardé de trois jours pour des raisons météorologiques. Au moment du tir, le ciel est couvert, les vents modérés, la visibilité supérieure à 15 km. Les vents au sol sont du sud-est avec une vitesse au sol de 5 m/s ; à partir de 1 500 m, ils sont d’ouest, leur vitesse est de 20 à 25 m/s entre 2 000 et 5 000 m. La tête du nuage stabilisée 10 heures après le tir atteint 4 800 m, sa base 1 800 m ; toutefois, la présence d’une masse nuageuse à l’altitude de la tête gêne son observation et la bonne connaissance de ses caractéristiques dimensionnelles. Une retombée humide est constatée aux îles Gambier. |
7,9 |
2,6 |
|
Tureia |
Arcturus (2 juillet 1967) |
Quelques heures après l’essai sur barge, une frange du pied du nuage a dévié de sa trajectoire principale se dirigeant vers le nord-est pour se diriger vers le nord puis vers l’ouest (retour anticyclonique conduisant à une dispersion vers le nord-ouest de Moruroa). |
4,0 |
3,2 |
Encélade (12 juin 1971) |
La retombée s’explique par une situation météorologique complexe et évoluant rapidement dans les heures qui ont suivi le tir. Cette situation a conduit à des intrusions quasi-laminaires d’air stratosphérique jusque dans les basses couches de la troposphère. La retombée est intervenue durant la nuit sous forme de pluies abondantes. |
3,5 |
1,9 |
|
Centaure (17 juillet 1974) |
Prévu initialement le 2 juillet, il est reporté du fait des conditions météorologiques. Le nuage stabilisé a atteint une altitude relativement faible (4 000 mètres). Le nuage principal a formé plusieurs nuages secondaires qui ont suivi des trajectoires distinctes globalement dirigées vers l’ouest (retour anticyclonique conduisant à une dispersion vers le nord-ouest de Moruroa). |
5,3 |
3,6 |
Source : CEA-DAM (contribution écrite et rapport publié par le CEA en 2022 « Les essais nucléaires en Polynésie française : pourquoi, comment, et avec quelles conséquences ? », pp. 85 et 86).
La difficulté de prévoir avec précision la direction et la force des vents dans la région polynésienne est identifiée avant même le début de la campagne de tirs, ainsi que l’observent Renaud Meltz et Alexis Vrignon : « En 1964, les militaires se souviennent avec forfanterie de leur ignorance initiale de la météorologie polynésienne, comme si cette carence avait été réparée en quelques mois. “ Pour prévoir, il faut savoir ”, admettent-ils » ([369]). Les progrès scientifiques qu’engendrent les nouveaux outils informatiques, assimilés par les auteurs précités à des « fées infaillibles » ([370]) nourrissent de grands espoirs quant à la fiabilité des prévisions, « la technologie étant moins l’occasion d’une rationalisation du monde que d’un regain de pensée magique » ([371]).
En raison de sa trajectoire vers les zones les plus densément peuplées à Tahiti et des autres îles de la Société, le nuage du tir Centaure soulève de réelles inquiétudes quant au niveau des retombées radioactives et de leurs conséquences sanitaires sur la population. Estimant que les calculs de doses auxquelles les Polynésiens sont exposés à l’issue de ce tir sont sous-évalués de plus de 40 % par le CEA ([372]), Sébastien Philippe décrit la trajectoire du panache radioactif depuis l’explosion : « On ne sait pas si les vents tournent ou si c’est la hauteur du champignon atomique qui n’atteint pas la hauteur minimum de sûreté, mais, à la hauteur à laquelle il s’élève, les vents sont très rapides et poussent le nuage directement en direction de Tahiti […] Le nuage va se diriger doucement vers Tahiti pendant presque deux jours. Il y arrive de plein fouet et il se met à pleuvoir. Les particules radioactives contenues dans l’air de ce nuage tombent alors sur Tahiti et d’autres îles du Vent, mais aussi sur les îles Sous-le-Vent. La pluie accélère, car elle nettoie ce qui est dans l’atmosphère et fait tomber la radioactivité de manière encore plus forte sur certaines parties de l’île ». ([373])
Selon le CEA, les calculs de dose maximale reçue par les enfants et les adultes sur l’île de Tahiti ([374]) varient du simple au septuple selon les lieux et l’appréhension des habitudes alimentaires des populations ([375]). S’agissant des adultes, la dose maximale reçue (3,6 millisievert) s’avère ainsi près de quatre fois supérieure à la limite réglementaire applicable au public aujourd’hui, soit 1 millisievert.
Interrogé sur l’échec du tir Centaure au regard des conséquences sanitaires subies par une proportion importante de la population polynésienne ([376]), Jérôme Demoment admet l’existence d’une situation accidentelle, non conforme aux prévisions :
« Il est clair qu’il ne s’est pas déroulé comme prévu : un tir qui se serait déroulé correctement n’aurait pas provoqué de passage du panache sur des zones habitées […] Du point de vue de l’impact sur la population, on peut dire qu’il était raté ». ([377])
S’ils sont désormais admis par le CEA-DAM, ces échecs manifestes n’ont pas donné lieu, à l’époque des tirs, à une quelconque réaction des autorités visant à limiter leurs effets néfastes. Cette inertie s’explique, au mieux, par une forme de déni quant à leurs éventuelles conséquences sanitaires, ou, au pire, par la volonté de dissimuler les risques inhérents à l’exposition de la population aux retombées radioactives.
b. « Circulez, il n’y a rien à voir » : le silence des autorités, entre déni et dissimulation
L’exposition avérée des populations s’inscrit dans un contexte scientifique tout à fait conscient de l’existence de risques. En 1950, le Lieutenant-Colonel Genaud aborde le problème de la cancérisation par irradiation en rappelant que « [l’]action cancérigène des radiations est connu depuis longtemps. Les premiers cas de cancer furent en effet signalés quelques années après la découverte des rayons X et de la radioactivité » ([378]). Dans le contexte polynésien, Renaud Meltz et Florence Mury évaluent qu’en 1966 : « Les décideurs ont conscience de la diversité des menaces pour la santé, mais ils les hiérarchisent en fonction des inconvénients qu’ils représentent dans la mise en œuvre opérationnelle des essais. L’urgence imposée par le pouvoir politique pour mettre au point la bombe, et les coûts, incline à ne pas prioriser les dangers incertains » ([379])
i. Le choix de l’inaction et le maintien des populations dans l’ignorance
Dès les premières heures suivant les tirs, les autorités du CEP ont pu déterminer la trajectoire probable des nuages radioactifs issus des explosions grâce à l’actualisation des données et des prévisions météorologiques. Une cartographie des îles susceptibles d’être concernées par des retombées radioactives significatives s’est rapidement dessinée, de même que la probabilité d’intempéries au cours des jours suivants. Bien que redoutée, l’évolution défavorable de la situation n’a suscité aucune réaction particulière du SMSR, ni du groupement opérationnel des essais nucléaires (GOEN), qui ont adopté une posture volontairement attentiste, en toute connaissance de cause. Présent à Mangareva lors du tir Aldébaran, Gaston Flosse décrit auprès des journalistes des Nouvelles de Tahiti l’ambiance qui règne sur l’île : « M. Flosse nous a déclaré que le plus grand calme a régné à Mangareva durant l’expérimentation. Manifestement, les habitants ne se faisaient aucun souci et samedi soir ils sont allés à la pêche comme d’habitude » ([380]). Au lendemain du tir, le docteur Million écrit sans ambages dans son rapport ([381]), au sujet du « climat psychologique de l’île » : « La population tahitienne est parfaitement inconsciente, insouciante et ne manifeste aucune curiosité » ! S’il relève que certaines personnes se posent tout de même quelques questions, il les balaie bien vite, relevant par exemple pour un gendarme, chef de poste, que, s’il se doute de quelque chose, « Nous l’avons rassuré ; c’est un élément sûr qui, quoi qu’il arrive, jouera le jeu ». Cette passivité, on ne peut plus volontaire, se poursuit malgré la présence de responsables visiblement conscients des dangers auxquels les retombées des tirs exposent les populations. Ainsi, le docteur Million poursuit dans son rapport en évoquant l’attitude du capitaine du SMSR, au lendemain du tir Aldébaran : « Par honnêteté, il s’inquiète pour les gosses du village qui marchent pieds nus et jouent par terre » ; pour autant, il ne fait rien, notamment parce qu’il souffre d’un « manque de moyens prévus en cas de dépassement de seuil ».
S’agissant du tir Centaure, Sébastien Philippe et Tomas Statius explicitent la stratégie délibérément mise en place par les pouvoirs publics : « Après l’explosion, [les prévisions] font l’objet d’un nouvel examen. Les militaires découvrent alors que le nuage semble foncer sur Tahiti. Le compte rendu de la campagne 1974 reconnaît que la “ trajectoire des principales masses d’air à échéance de quelques jours ” fait apparaître les “ risques possibles ” pour l’île principale de Polynésie. L’armée française, qui connaît les risques encourus par la population, décide de ne rien faire. Quarante-huit heures durant, aucune mesure n’est prise pour mettre la population de Tahiti à l’abri. Le secret l’emporte sur la santé des Polynésiens ». ([382])
Jérôme Demoment explique : « L’essai Centaure a-t-il été un accident ? Par rapport au schéma défini […], il a clairement donné lieu à une situation que l’on peut considérer comme accidentelle puisqu’elle n’était ni nominale, ni conforme aux prévisions. Si cette situation n’a pas donné lieu à une information, c’est parce que des mesures avaient été réalisées et que les niveaux de dose générés par le passage du nuage sur Tahiti avaient été jugés suffisamment faibles pour ne pas devoir entraîner des mesures de précaution, de prévention et encore moins d’évacuation. […] On ne peut pas dire que l’essai se soit effectivement déroulé de façon normale. Il a été mis dans la catégorie des situations accidentelles gérées par le référentiel en place. » ([383])
L’inertie des pouvoirs publics tranche pourtant avec l’étendue des dispositifs prophylactiques initialement envisagés en cas de retombées radioactives imprévues sur la population polynésienne, avant même le premier essai Aldébaran qui figure parmi les cinq tirs problématiques précités, ce que souligne le docteur Patrice Baert lors de son audition : « Même en tant qu’ancien médecin militaire, je peux écrire que des moyens de protection des populations avaient été mis à disposition, que des moyens d’évacuation avaient été planifiés et que, le 2 juillet 1966, il a été décidé de ne pas les mettre en œuvre ». ([384])
Si certaines négligences ou insuffisances d’équipements et de matériels de protection ont pu exister, des mesures d’évacuation préventive ou curative des populations sont bien envisagées par les responsables du CEP. Face aux aléas météorologiques et aux risques accrus de retombées radioactives qu’ils impliquent, les autorités n’ont donc pas été prises au dépourvu car elles avaient pu anticiper ces scénarios. Elles ont décidé, en connaissance de cause, de ne pas recourir à ces solutions, non pour des motifs opérationnels, mais en fonction d’un choix dicté par de strictes considérations « politiques » et « psychologiques ».
S’appuyant sur la correspondance des responsables du CEP, le professeur Renaud Meltz esquisse les raisons de cet arbitrage qui conduit ces derniers à renoncer, en amont et en aval des tirs, à l’évacuation des populations susceptibles d’être confrontées à de lourdes retombées radioactives : « Le premier commandant du CEP, le contre-amiral Guillon, résume le dilemme entre protection des populations et occultation des dangers dans un courrier à [Jean] Thiry ([385]) du 17 mai 1966. Il ne cache pas sa préférence. Pas d’évacuation préventive, voire curative : “Je tiens enfin à appeler très instamment votre attention sur l’extrême discrétion que nous devons garder quant à cette éventuelle évacuation de populations. Si l’opinion polynésienne est actuellement peu sensibilisée, il faudrait peu de choses pour l’enflammer. ” Guillon s’appuie sur la doctrine exprimée par Thiry lui-même : “Si je me réfère aux conversations que j’ai eues avec vous au mois de février, vous estimiez à l’époque que les précautions prises étaient telles qu’un risque de contamination des populations était suffisamment faible pour ne pas être mis en balance avec l’émotion et l’agitation que ne manqueraient pas de causer des mesures de protection voyantes, et fatalement, prises bien avant les tirs ” ». ([386]) Pour Tureia, l’évacuation est finalement mise en œuvre en août 1968, cette fois dans la perspective de la première explosion thermonucléaire française, Canopus, dont la puissance escomptée suscite plus de craintes. Finalement, 67 habitants sont évacués sur Tahiti. Les choix effectués et les changements d’avis sont bien réglés par la crainte récurrente d’inquiéter les populations ([387]).
Les autorités ont ainsi estimé que la nécessité de préserver l’apparence de tirs sans risque et parfaitement maîtrisés devait prévaloir sur la protection sanitaire des populations en cas de retombées radioactives supérieures aux prévisions. Ce choix aboutit même à priver volontairement les populations concernées de solutions d’iodure de potassium (dites « lugol ») pourtant acheminées en Polynésie dès 1966 dans l’hypothèse où les retombées radioactives justifieraient leur usage afin d’en limiter les conséquences sanitaires. Les stocks d’iode sont donc disponibles mais sciemment inutilisés, malgré une directive technique qui préconisait une distribution du lugol dans les circonstances qui furent celles du tir Aldébaran, tout en minimisant la possibilité de telles circonstances, précisant : « dans le cas très improbable où vous vous trouverez sous une retombée » ([388]).
Le Docteur Baert déplore ce choix : « […] il aurait été possible de distribuer préventivement ce lugol aux populations civiles, sous quelque prétexte que ce soit, et de prémunir ainsi certains habitants, notamment des enfants, contre le développement ultérieur de cancers de la thyroïde ». ([389])
Lors de leur audition, les responsables du CEA-DAM rejettent l’idée d’un éventuel manquement commis par leurs prédécesseurs, en se fondant sur deux arguments alternatifs. D’une part, Laurent Bourgois, expert auprès de la DAM, fait état des incertitudes entourant l’usage du lugol au cours des années 1960 et 1970 :
« L’utilisation de lugol, c’est-à-dire d’iode stable, n’était pas à l’époque une méthode établie et maîtrisée ; on en connaissait mal les effets secondaires, notamment chez les enfants […] Son utilisation n’a été généralisée qu’après l’accident de Tchernobyl, en 1986. Les premiers textes réglementaires français sont publiés en 1997 ». ([390])
D’autre part, Jérôme Demoment évoque le caractère superflu de son emploi eu égard à l’estimation des doses reçues par la population qui, si elles excédaient largement les niveaux attendus s’agissant des cinq tirs problématiques, demeuraient considérées comme « faibles » par les pouvoirs publics : « Ce produit était considéré comme pouvant servir à gérer certaines situations. Le débat a eu lieu, les gens se sont posé la question. L’argument déterminant a, je pense, été le niveau de dose estimé : les retombées d’Aldébaran étaient bien inférieures au niveau d’un accident. L’analyse en termes de bénéfice et de risque pour l’utilisation du lugol, médicament dont les effets secondaires n’étaient pas maîtrisés, a mené à ne pas distribuer le produit ». ([391])
L’inaction des autorités et l’adaptation erratique toujours teintées de cette « culture du secret », qui caractérise leurs choix, avant et après les tirs aboutissent mécaniquement à laisser la population polynésienne dans l’ignorance la plus totale quant aux risques radioactifs auxquels elle est soumise, ce que confirme Mme Léna Normand, vice-présidente de l’association « 193 », s’agissant du tir Centaure : « Étant moi-même née à Tahiti en 1970, j’avais 4 ans lors du tir Centaure ; mes parents m’ont confirmé qu’aucune alerte n’a alors été donnée invitant les gens à rester à domicile – ni par les représentants de l’État ni par ceux de la Polynésie. Dans le cas contraire, les populations nous en auraient évidemment parlé ». ([392])
Partageant un constat identique, le Père Auguste Uebe-Carlson confirme l’absence d’informations officielles : « Le mois de juillet est la période du Heiva ([393]) : les gens se déplacent entre les districts. En 1974, à cette période, la population n’a reçu aucune recommandation claire de la part des militaires. Le père d’une de mes amies travaillait à Moorea au service météorologique. Lors de chaque essai nucléaire aérien, il recommandait aux enfants de son quartier de ne pas sortir, surtout lorsqu’il commençait à pleuvoir. Quelques personnes, proches de certains responsables, partageaient des informations avec les populations civiles mais les militaires et les personnels du CEA n’ont donné aucune recommandation générale concernant le tir Centaure ». ([394])
Cette débâcle informationnelle correspond à une volonté délibérée des pouvoirs publics d’entretenir un climat de sérénité au sein de la population, à rebours des mesures de prudence qu’il aurait pourtant fallu mettre en œuvre dans les plus brefs délais. L’attitude exprimée lors de l’essai Aldébaran est révélatrice de cette faillite globale. Alors que le tir est extrêmement puissant (deux fois la puissance de la bombe larguée sur Hiroshima), le général Jean Thiry ([395]) estime qu’il n’est pas nécessaire d’associer la population polynésienne aux précautions prises et ne prend donc pas la peine de l’évacuer, contrairement aux préconisations qui avaient pu être décidées par la Commission consultative de sécurité, alors présidée par le Haut-Commissaire du CEA Francis Perrin ([396]). Le docteur Million, en juillet 1966, résume froidement l’attitude qui succède au tir Aldébaran au sujet des doses de radiation intégrées par la population polynésienne : « Il sera peut-être nécessaire de minimiser les chiffres réels de façon à ne pas perdre la confiance de la population qui se rendrait compte que quelque chose lui a été caché dès le premier tir ».
De son côté, analysant les divers arguments de l’époque, le docteur Patrice Baert analyse ainsi la passivité des autorités à l’issue du tir Aldébaran : « Des mesures de radioactivité furent effectuées sur les produits de consommation des habitants de l’île [de Mangareva] (légumes, fruits, poissons, eaux de boisson) et les premiers résultats confirmèrent la présence d’une contamination radioactive significative. Pourtant, aucune mesure d’interdiction ne fut envisagée et la population ne fut pas avertie de la présence de cette radiocontamination de l’environnement ». ([397])
Le professeur Renaud Meltz considère que cette incurie procède également d’un engrenage d’erreurs successives : « […] les informations transmises aux militaires, au ministère de l’Outre-mer, au gouverneur Grimald et à la population variaient, avec une déperdition du savoir qui n’est pas fortuite. Par ailleurs, il semble que le général Thiry se soit abusé lui-même, notamment lors du premier essai Aldébaran, pour lequel, en avril mai, il était quasiment certain qu’il n’y aurait pas de retombées sur les îles Gambier, ce qui s’est avéré inexact. C’est sur ce point qu’il y a eu de la tromperie, de la dissimulation et du mensonge. Il a d’abord, en amont, renoncé aux abris recommandés par la commission consultative de sécurité […] Il a également renoncé à l’évacuation préventive, qui contredisait l’affirmation que le danger était maîtrisé en amont. En outre, une fois qu’il a été établi que les îles étaient contaminées, il a renoncé à l’évacuation curative ». ([398])
En conclusion, le déni de réalité auquel se livrent les responsables du CEP sur l’ampleur des retombées radioactives des essais revient à miser sur l’absence de dépassement du seuil de radioactivité applicable à la population civile, fixé à l’époque à 5 mSv ([399]). Pourtant, les fortes incertitudes entourant le niveau réel de la dose maximale reçue par la population, que le CEA-DAM évalue aujourd’hui à 6,6 mSv pour le tir Aldébaran et 3,6 mSv pour le tir Centaure ([400]), auraient pu justifier le déclenchement d’opérations d’évacuations, ou, à défaut, l’information de la population concernée, la mise à l’abri et la distribution de lugol ([401]).
Selon le docteur Patrice Baert, la conclusion est alors évidente : « Si l’on admet que certains responsables militaires ont pris des risques imparfaitement évalués et en ont assumé les conséquences sur le fondement de conseils et de rapports jugés rassurants, il n’en demeure pas moins que des retombées radioactives significatives ont été cachées et que des mensonges ont bel et bien existé pour ne pas les révéler » ([402]). Ici les propos du Docteur Baert tranchent avec ceux du discours prononcé à Papeete le 27 juillet 2021, le Président de la République Emmanuel Macron, qui a réfuté tout mensonge des pouvoirs publics vis-à-vis de la population polynésienne : « Nos militaires ont pris les mêmes risques, se sont baignés dans les mêmes eaux, avec la même conviction qu’il n’y avait pas de risques et pas de dangers. Il n’y a pas eu de mensonges. Il y a eu des risques qui ont été pris, pas parfaitement mesurés, parce qu’on ne les connaissait pas parfaitement, c’est vrai. Ils ont été pris par tous, y compris par les militaires qui étaient à ce moment-là aussi présents ». ([403])
ii. Les raisons du silence : de l’excès de confiance à la peur de susciter la défiance de la population
En premier lieu, la minimisation des risques découle des expériences personnelles et collectives vécues par la plupart des chefs militaires assurant la direction des opérations. Patrice Baert suggère que « cette première génération de militaires du CEP qui connut la guerre et la résistance, avait une notion du risque pouvant paraître, de nos jours, quelque peu méprisante à l’endroit des civils » ([404]).
Articulé à la « culture du secret » issue de l’élaboration du programme nucléaire français, ce mutisme se caractérise par une forme d’excès de confiance affiché à l’égard de leur hiérarchie mais aussi quant à leur capacité à gérer les aléas, y compris les retombées radiologiques. Cette confiance était indispensable à la crédibilité du récit selon lequel le CEP menait des campagnes de « tirs propres », pour ses responsables. Cet état d’esprit invariablement optimiste a pu se développer sans rencontrer de véritables oppositions. Selon le professeur Renaud Meltz, un discours public « rassurant et lénifiant » ([405]) permet ainsi d’imposer la « conviction d’une sécurité absolue et de l’absence de retombées pour les humains ». ([406])
Patrice Baert tire les mêmes conclusions : « Pour en avoir discuté avec d’anciens médecins du CEP et des membres du CEA présents à l’époque, je pense qu’il a été considéré que le niveau de risque flirtait avec la limite, mais ne le dépasserait probablement pas. La décision a été prise a priori. Des mesures ont été faites par la suite : envoi du navire La Coquille ; prélèvements effectués sur l’île et dans le lagon ; spectrométrie gamma réalisée sur la population civile et les militaires sur place et à Moruroa. Après calculs approximatifs et sans écarter toutes les incertitudes, on en a déduit que la dose de radioactivité était de l’ordre de 5 mSv, limite fixée à l’époque pour les populations civiles […] Ils ont fait le pari que cela passerait. On peut débattre de cette appréciation du risque, la critiquer. Compte tenu de pathologies qui ont pu apparaître, éventuellement attribuables à cette exposition, on peut considérer qu’il aurait été plus prudent de donner des éléments de protection et de prévention aux populations, notamment dans les îles Gambier ». ([407])
À la suite des tirs ratés comme Aldébaran ou Centaure, les responsables du CEP s’enferment dans un déni de réalité et un silence obstiné pour minimiser voire récuser l’évidence. Selon le chercheur Thomas Fraise, ce comportement présente des similitudes avec celui observé par les autorités britanniques lors des essais atmosphériques réalisés en Australie dans les années 1950 : « Les services [français] en charge des essais, confiants dans leur capacité à éviter la contamination, considéraient le risque radioactif comme minime mais craignaient des réactions irrationnelles. Ils ont donc refusé tout contrôle extérieur et cherché à garder la mainmise totale sur l’information. Lorsque des accidents sont survenus, le secret a été utilisé pour éviter toute mise en cause de leur responsabilité […] D’autres pays démocratiques ayant mené des essais aériens à la même époque ont adopté des logiques similaires. Par exemple, la Grande-Bretagne, lors de ses essais atmosphériques réalisés en Australie entre 1952 et 1956, a minimisé la contamination, craignant que la révélation du coût sanitaire et écologique des essais ne mette fin à l’accord qui avait été passé avec l’Australie pour permettre la réalisation de ces mêmes essais sur le sol australien. On observe des pratiques analogues : monopole sur les données de contamination, mise en place d’un comité de sûreté nucléaire, exclusion des acteurs indépendants potentiellement critiques au nom du risque de sécurité qu’ils auraient pu représenter... Bien que l’Australie n’ait pas connu de contamination à l’échelle de la Polynésie, le secret a été utilisé pour dissimuler des incidents, comme lorsqu’un changement de vent a dirigé un nuage radioactif vers Adélaïde, alors peuplée de 500 000 habitants, en octobre 1956 ». ([408])
Cet excès de confiance se traduit très concrètement : aucun véritable retour d’expérience n’est effectué à l’issue du tir Aldébaran, premier tir et premier raté en Polynésie française. Alors même que les calculs de dose sont empreints de sérieuses incertitudes, les responsables du CEP n’en tirent visiblement aucun enseignement quant aux précautions qu’il convient de mettre en œuvre pour la suite de la campagne de tirs, indépendamment des seuls enjeux météorologiques : « Il est frappant de constater que, si à l’époque les examens n’ont pas permis de déterminer précisément la dose reçue par la population (dont celle des enfants qui n’ont apparemment pas été contrôlés par spectogammamétrie), les autorités sanitaires du CEP se sont satisfaites d’une valeur proche de la norme “ population ”, fixée en 1966 à 5 mSv par an sans en avoir la certitude. Après le premier tir, cette dose “ population ” déjà atteinte, voire dépassée, il eût été cohérent d’envisager une évacuation préventive des populations dans la perspective des tirs suivants ». ([409])
Avec l’expérience des premiers tirs, l’attitude des pouvoirs publics évolue à travers une logique de dissimulation poursuivant un objectif : éviter d’alimenter un climat anxiogène. Cela transparaît explicitement dans la directive du 24 juin 1966 : l’administration éventuelle de « lugol à des personnes civiles […] devra être faite avec tact et discernement, pour éviter toute revendication ou panique » ([410]). La directive ajoute : « Il vous est demandé de rester extrêmement discret […], pour tout ce qui concerne votre mission ». Encore aujourd’hui, le responsable de la DAM-CEA, Jérôme Demoment, fait référence aux craintes « de mouvements de foule [et d’un] très grand stress de la population » ([411]) qui compromettrait indubitablement la relation de confiance tissée entre la population et les autorités. En cela, Jérôme Demoment semble confirmer les résultats des recherches sur les archives du CEP de Renaud Meltz concernant le besoin récurrent de rassurer la population. En définitive, ce besoin est conçu comme la condition pour garantir la poursuite du programme d’expérimentation, quitte à exposer les Polynésiens, sans information ni mesure préventive ou curative, à des risques majeurs de retombées radioactives préjudiciables à leur santé.
La gestion de l’exposition au risque illustre une articulation d’excès de confiance, d’adaptation erratique aux aléas et à la culture du secret comme cadre des choix effectués durant les opérations. Surtout, cette gestion illustre un ordre de priorité, pas complètement assumé par les autorités de l’époque, au sommet duquel se trouvait la poursuite des opérations. En définitive, ces raisons ont mené à une prise de risque avérée sur les personnes embarquées dans ces opérations et sur toute la population. Outre les multiples défaillances ayant affecté la prévention des risques radiologiques induits par les essais nucléaires réalisés en Polynésie, leur évaluation concrète et le suivi médical des populations qui y furent exposées suscitent des interrogations croissantes.
Un silence assourdissant
Dans le strict cadre de ses prérogatives et en application du II de l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 qui dispose : « Les rapporteurs des commissions d'enquête exercent leur mission sur pièces et sur place. Tous les renseignements de nature à faciliter cette mission doivent leur être fournis. Ils sont habilités à se faire communiquer tous documents de service, à l'exception de ceux revêtant un caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'État, et sous réserve du respect du principe de la séparation de l'autorité judiciaire et des autres pouvoirs » votre rapporteure a obtenu la délivrance de documents importants pour la compréhension des événements passés. Toutefois, à la lumière de ceux-ci, il apparaît que des documents manquent toujours à l’appel, et que ces derniers sont indispensables pour faire la lumière sur toutes les vérités tues et cachées.
Alors que certains rapports de tirs définis par les autorités comme « ayant entraîné des retombées significatives » : Aldébaran, Rigel, Arcturus, Encelade, Phoebe et Centaure, … sont rendus publics, d’autres rapports de tirs restent inaccessibles comme Sirius, le 4 octobre 1966.
Une autre information formellement demandée par votre rapporteure dont elle attend toujours la délivrance consiste en des mesures moyennées par décade et les mesures journalières de radioactivité β totale de l’air relevées sur toutes les stations de Polynésie française de 1966 à 1996.
Un dernier exemple afin d’apprécier le caractère non proliférant des demandes de votre rapporteure : la directive n° 1948 CEP/DSS/2/SC du 24 juin 1966, qui comporte les instructions concernant la distribution de Lugol.
Recommandation n° 3 : Rendre accessibles au public les données de toutes les stations météorologiques et de mesure de la Polynésie française de 1966 à 1996.
Recommandation n° 4 : Rendre accessibles au public tous les rapports de tirs, hors informations proliférantes, tous les rapports post-tirs SMCB et SMSR, hors informations proliférantes, de 1966 à 1996.
3. Une surveillance radiologique et un suivi médical lacunaires
L’imparfaite estimation des risques radiologiques admise par le chef de l’État renvoie implicitement aux critiques dont a fait l’objet l’évaluation des doses réalisée par le CEA-DAM. La mainmise du CEA-DAM sur l’organisation des tirs, la mesure de leurs effets et la gestion de leurs conséquences, a nourri des doutes quant à la fiabilité des méthodes de calcul utilisées et des données obtenues, ce que l’actuel directeur du CEA-DAM reconnaît aujourd’hui sans ambages : « À l’époque des essais, le CEA était effectivement présent à tous les niveaux, de la spécification des besoins aux mesures radiologiques, en passant par la réalisation de l’expérience. Le nucléaire civil et militaire montait en puissance. Les connaissances et les compétences n’étaient pas pléthoriques ; elles étaient réunies dans un seul organisme, le CEA, responsable des missions afférentes. Dès qu’il était question de nucléaire, les personnes compétentes s’y trouvaient. Cela peut laisser penser qu’il était juge et partie […] Il faut poser la question à la lumière du contexte des années 1960 ». ([412])
Ce fonctionnement en vase clos, à l’abri des regards extérieurs, peut et a d’ailleurs entraîné une suspicion sur la pertinence des données collectées par le CEA, ce que suggère implicitement Thomas Fraise : « Les contrôles ont été effectués par des acteurs directement impliqués dans la réalisation des essais. Ce monopole a été officialisé en 1964 avec la création du Service mixte de sécurité biologique (SMSB), associant le CEA et l’armée, chargé des contrôles de radioactivité pour les essais souterrains dans le Sahara algérien. Ce modèle a ensuite été transposé en Polynésie. Il est associé à un usage des pouvoirs de police pour exclure toute forme de contrôle extérieur sur la radioactivité locale, au nom du secret nucléaire. Par exemple, en 1969, le chef du renseignement local en Polynésie a demandé que toute demande de mission de scientifiques étrangers lui soit communiquée, afin d’éviter des prélèvements et analyses indépendants à proximité des atolls et qu’un flux d’informations non contrôlées par l’État puisse ainsi être généré. Il n’y a donc eu aucun contrôle extérieur et les informations récupérées ont été données par les seuls acteurs en charge de réaliser ces essais ». ([413])
Les inquiétudes exprimées dès les années 1970 sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires ont conduit le CEA à procéder à de nouveaux calculs de doses en 2006 ([414]). Outre les calculs établis par l’ASNR ([415]), l’expertise de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) a également été sollicitée, notamment afin de valider la méthodologie utilisée par le CEA. ([416])
Cependant, les résultats et modes de calcul sur lesquels se fonde le CEA ont été sévèrement remis en cause par l’ouvrage Toxique publié en 2021. Auditionnés par la commission d’enquête, ses auteurs Sébastien Philippe et Tomas Statius dénoncent en effet une sous-évaluation de certains facteurs de contamination par le CEA : « Nous avons donc décidé de vérifier ces données. Nous avons analysé sept rapports du CEA couvrant les conséquences de six essais nucléaires atmosphériques et croisé leurs chiffres avec les données issues des documents déclassifiés en 2013. Ce travail minutieux a révélé plusieurs erreurs, omissions et approximations. Nos conclusions, publiées dans une revue scientifique à comité de lecture, sont sans appel : les doses ont été sous-évaluées pour ces essais d’un facteur de 2 à 10. En tout, plus de 110 000 personnes, soit 90 % de la population polynésienne à l’époque des essais atmosphériques, ont potentiellement reçu une dose de radiation supérieure au seuil actuel d’indemnisation et de limite d’exposition du public, soit 1 millisievert (mSv) ». ([417])
Dans son rapport précité publié en 2022, le CEA conteste fermement ces reproches en critiquant les calculs réalisés par les auteurs de l’ouvrage Toxique, assimilés à une simple « extrapolation de données qui ne s’appuie en aucune manière sur une méthode scientifique rigoureuse » ([418]). En réponse, Sébastien Philippe confirme la nécessité de réévaluer à la hausse la valeur de base sur laquelle s’appuie le CEA :
« Quand on corrige cette valeur et qu’on suit la méthode du CEA – c’est aussi celle que nous avons appliquée – on confirme que les doses ont été sous-évaluées. Dans sa réponse de 2022, le CEA dit qu’il a pris une valeur de dépôt intégrée qui est supérieure à la nôtre. Or il trouve une valeur de dose inférieure. C’est tout simplement impossible scientifiquement : si A est inférieur à B et que B est inférieur à C, alors C ne peut être inférieur à A. Je n’ai donc pas compris cette réponse. La nôtre était simple : c’était juste n’importe quoi ». ([419])
Ces controverses scientifiques qui ont émaillé les auditions réalisées par la commission d’enquête interrogent directement la façon d’appréhender les différentes voies d’exposition aux rayonnements ionisants, ainsi que leurs conséquences sur l’organisme.
L’ASNR distingue l’irradiation de la contamination interne ou externe des individus par une source radioactive :
les facteurs d’irradiation et de contamination interne
Source : Association pour le Contrôle de la Radioactivité dans l’Ouest (ACRO)
L’irradiation et la contamination par une source radioactive Un être humain peut être irradié ou contaminé par une source radioactive. Il est irradié s’il est « atteint » depuis l’extérieur par les rayonnements issus de la source. Il est contaminé si des particules radioactives se déposent sur lui ou bien si elles sont ingérées ou inhalées. L’irradiation a lieu dès lors que la source radioactive est située à l’extérieur du corps et que ces rayonnements traversent l’organisme ou une partie de celui-ci. Elle s’atténue lorsque l’on s’éloigne de la source. La personne ne transporte aucune radioactivité après avoir été irradiée, elle subit uniquement les éventuels effets produits par les rayonnements. La contamination externe correspond au dépôt de particules radioactives sur la peau ou sur les vêtements sans pénétrer dans le corps. Celle-ci peut être éliminée en déshabillant et en lavant les personnes exposées. La contamination interne correspond à la pénétration d’éléments radioactifs à l’intérieur du corps par inhalation, ingestion ou encore par blessure avec des objets contaminés. Le corps ne fixe pas définitivement la plupart des particules radioactives. Selon leur nature, le temps de leur passage dans le corps est plus ou moins long. |
Source : ASNR, exposition « Radioactivité – Découvrir & comprendre ».
Le CEA-DAM décrit les différents types de retombées provoquées par les débris radioactifs résultants des essais nucléaires atmosphériques.
Les catégories de retombées radioactives à l’issue des essais nucléaires atmosphériques réalisés en Polynésie entre 1966 et 1974 Les retombées locales pouvaient représenter jusqu’à 50 % des retombées produites dans le cas des essais pratiqués à faible altitude et au sol. Elles se composaient de matières radioactives particulaires qui se déposaient dans un rayon d’environ 100 km autour du site d’essai. Les retombées troposphériques se composaient d’aérosols de plus petit diamètre se déposant après un temps de séjour moyen de 30 jours. Au cours de cette période, les débris se dispersaient dans une bande de latitude centrée sur celle où ils avaient été injectés, en suivant des trajectoires régies par le régime des vents. Les retombées stratosphériques, qui formaient une grande partie des retombées totales, donnaient lieu, ultérieurement, aux retombées mondiales. |
Source : contribution écrite du CEA-DAM.
Plusieurs raisons peuvent expliquer la difficulté d’objectiver la réalité de l’exposition des vétérans et de la population polynésienne aux rayonnements ionisants : les incertitudes et la complexité des calculs dosimétriques, notamment liées à l’usage des dosimètres individuels et à la sous-évaluation de certains facteurs de contamination interne, ainsi que les divers obstacles entravant la détection et le recensement des pathologies radio-induites.
a. Les incertitudes entourant la dosimétrie et l’exploitation des résultats
i. À l’époque des expérimentations nucléaires : Des dosimètres dont l’usage et la fiabilité des mesures sont sujets à caution
L’usage des dosimètres afin de reproduire par calcul l’exposition externe des personnes exposées aux rayonnements ionisants concentre trois difficultés qui pèsent sur l’exploitation des mesures : leur distribution, leur récupération et le périmètre des mesures que cet outil permet d’effectuer.
Dans son rapport publié en 2020 sur les essais nucléaires effectués en Polynésie, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) définit la dosimétrie ([420]) comme le moyen de « déterminer, par mesure ou par calcul, la quantité de rayonnement déposée dans un environnement ou reçue par un organisme vivant ». ([421])
La mesure de l’exposition externe aux rayonnements ionisants suppose le port de dosimètres individuels ([422]). Cette condition est indispensable à l’établissement des doses reçues par chaque individu. Pour autant, elle n’est pas suffisante. D’autres évaluations doivent nécessairement être réalisées afin d’évaluer la contamination interne éventuellement subie, ainsi que le rappelle l’INSERM : « Le personnel exposé aux rayonnements ionisants est tenu de porter des dosimètres qui permettent de connaître l’exposition externe aux rayonnements. À l’époque des essais nucléaires français, les films dosimétriques étaient utilisés pour mesurer les doses d’exposition externe qui devaient être enregistrées dans le registre individuel des doses. Les estimations de dose du personnel sont donc basées sur ces enregistrements quand ils sont mis à disposition. Les dosimètres n’étaient pas nécessairement attribués à l’ensemble du personnel. Ainsi, la reconstruction des doses d’exposition externe nécessite de définir des groupes de travailleurs pour attribuer les doses des dosimètres “ témoins ” à l’ensemble des travailleurs du même groupe. La reconstruction de doses d’exposition interne suit une méthode similaire à celle mise en œuvre pour les populations sur la base des mesures réalisées au moment des essais nucléaires. Pendant toute la période des essais nucléaires, la recherche d’une éventuelle exposition interne consécutive à l’inhalation ou à l’ingestion d’éléments radioactifs s’est appuyée sur les résultats des mesures anthropo-gammamétriques ([423]) et des mesures de l’activité des radionucléides présents dans les urines, les fèces ([424]) et les prélèvements narinaires ». ([425])
Si les dosimètres ont été très largement mis à disposition des personnels militaires et civils ayant travaillé au CEP entre 1966 et 1968 (près de 19 000 personnes ayant ainsi reçu au moins un dosimètre individuel au cours de l’année 1968), une très nette diminution de leur distribution est intervenue dès 1969, année marquée par l’absence d’essais. Entre 1970 et 1974, seules 1 000 à 2 000 personnes ont ainsi bénéficié chaque année d’un dosimètre individuel. En effet, comme l’a expliqué Frédéric Poirrier, ancien directeur du DSCEN entre les mois de janvier 2002 et d’octobre 2019, les autorités se sont rendu compte que, durant la fin des années soixante, un grand nombre de personnels avaient été équipés de dosimètres alors même qu’ils n’étaient pas susceptibles d’être affectés par les radiations durant leur travail. De fait, à partir de 1970 et dans un souci de rationalisation en quelque sorte, il a été décidé de « concentrer » la surveillance dosimétrique sur les seuls personnels risquant effectivement d’être exposés ([426]).
évolution annuelle du nombre de personnes
ayant reçu au moins un dosimètre entre juin 1966 et mars 1996
Source : rapport de la commission de l’article 113 de la loi du 28 février 2017 sur les mesures destinées à réserver l’indemnisation aux personnes dont la maladie est causée par les essais nucléaires, novembre 2018, p. 18.
Le rapport de la commission de l’article 113 de la loi n° 2017-257 du 28 février 2017 présidée par la sénatrice Lana Tetuanui précise les raisons de la rupture observée en 1969 : « Ce changement radical est survenu après une refonte de l’organisation de la dosimétrie au CEP. Le SMSR est passé d’une dosimétrie individuelle systématique à une dosimétrie appliquée aux seules entrées du personnel en zone contrôlée. À partir du 15 février 1969, la procédure d’attribution de film dosimètre à un travailleur du CEP a été la suivante : chaque individu entrant en zone contrôlée devait présenter une carte d’aptitude où étaient renseignés les identifiants du personnel (aptitude, n° INSEE, nom, prénom). Ces cartes étaient échangées contre un dosimètre personnalisé lors de la première entrée du mois. Les films étaient récupérés en fin de mois et chaque passage en zone contrôlée était comptabilisé en demi-journée de travail ». ([427])
Depuis 1969, la majorité du personnel civil et militaire travaillant pour le compte du CEP ne bénéficiait donc pas d’un dosimètre individuel, ainsi que l’observent Sébastien Philippe et Tomas Statius : « Ces appareils de mesures rudimentaires ne semblent pas avoir été distribués à tout le monde. Un trou dans la raquette fréquemment dénoncé par les associations de vétérans en sus d’un manque de sérieux dans le suivi des dossiers médicaux. “ Le seul qui était positif dans mon dossier militaire, c’est un dosimètre où je n’étais même pas sur site ”, rigole, avec amertume, Jean-Claude Hervieu, employé par une entreprise prestataire en Polynésie mais également lors de la campagne en Algérie ». ([428])
Jean-Luc Moreau, conseiller spécial de la FNOM, dénonce une forme de laxisme relatif au recours et à l’usage des dosimètres, au point d’en altérer l’utilité : « S’agissant de l’irradiation, la plupart des films dosimètres sont revenus à zéro. Je dispose de témoignages de personnes qui ont dit avoir assisté à des tirs sans qu’aucun film dosimètre n’ait été distribué. Des années complètes ont en outre été perdues ». ([429])
Pourtant, l’usage des dosimètres individuels était théoriquement déterminant afin d’estimer les doses réellement perçues par le personnel du CEP. Indépendamment des sites sur lesquels ils travaillaient, certains vétérans étaient directement exposés à des risques évidents de contamination radioactive compte tenu de la nature des missions qui leur étaient confiées, à l’instar de l’exemple relaté par le professeur Renaud Meltz lors de son audition : « Il y a un écart entre les publications plus ou moins officielles du CEA […] qui évoquent un usage massif des dosimètres, et ce que je constate dans les archives militaires et les témoignages. Tous n’avaient pas de dosimètre. Le témoin que j’ai mentionné, qui était chargé, au sein du SMCB, de faire les prélèvements pour voir comment les radionucléides se disséminent dans le monde vivant, puis sont ingérés par les êtres humains, m’a confié n’avoir jamais eu de dosimètre alors qu’il effectuait des mesures sans en comprendre la raison. Dans un poste périphérique éloigné des sites d’essai, il a, par exemple, été chargé de prélever quotidiennement la même espèce végétale, choisie pour sa capacité à capter les retombées. Il constatait chaque jour un léger écart, négligeable, entre le “ test à zéro ” et celui avec le végétal. Cependant, un jour, à la suite de fortes pluies dans l’atoll, la mesure devint impossible sans changer d’échelle plusieurs fois. Lorsque je lui ai demandé s’il avait pris conscience du danger, il m’a répondu qu’il ne disposait pas de dosimètre mais qu’il avait une confiance totale en son supérieur, le docteur Million, bien connu pour avoir déclaré le 10 juillet 1966 qu’il fallait dissimuler certaines informations pour faire accepter le fait nucléaire ». ([430])
En outre, le Père Auguste Uebe-Carlson précise qu’aucun habitant des îles de Polynésie ne disposait de ces instruments de mesure de la radioactivité : « Nous parlons beaucoup de dosimétrie mais les populations civiles ne disposaient pas de dosimètres ; les estimations se basent seulement sur une dosimétrie d’ambiance ». ([431])
Au-delà des insuffisances qui affectèrent la fourniture de dosimètres individuels, d’autres difficultés opérationnelles sont apparues. S’appuyant sur le témoignage de plusieurs vétérans, Sébastien Philippe et Tomas Statius évoquent ainsi le port aléatoire des dosimètres par les agents du CEP : « “ La plupart du temps, on enlevait les dosimètres. Un mécanicien ne travaille jamais les poches pleines ”, renchérit Monsieur Cargoët, employé sur site à la maintenance des hélicoptères ». ([432])
D’autre part, lors de son audition Frédéric Poirrier a souligné que certains détenteurs de dosimètres n’avaient pas rendu ceux-ci ([433]). L’ancien médecin chef a étonné votre rapporteure, par la légèreté avec laquelle il a mentionné ces pertes de données, en renvoyant à la responsabilité du personnel sans envisager celle des autorités. Il est dès lors évident que de telles pertes ne peuvent que biaiser en des proportions difficilement évaluables l’interprétation des résultats concernant les dosimètres dont les données ont pu être exploitées.
La fiabilité même du dosimètre pour remplir la mission qui était assignée à cet outil a également pu s’avérer douteuse, ce qui rend difficile, sinon impossible, l’évaluation précise et exhaustive de l’ensemble des facteurs d’irradiation et de contamination. En effet selon Sébastien Philippe et Tomas Statius « […] Leur limite de détection, souvent trop haute, ne permettait pas de mesurer avec précision la contamination. Les erreurs de mesure pouvaient atteindre 50 % pour les dosimètres thermo luminescents, un modèle utilisé pour les mesures d’ambiance sur les atolls habités ».
M. Christian Percevault partage une analyse identique : « La dosimétrie n’a que peu de valeur. Les dosimètres utilisés n’étaient pas conçus pour mesurer les faibles doses, mais seulement les fortes doses. C’est comme si vous souhaitiez aujourd’hui mesurer un micro-ampère avec un ampèremètre calibré pour les ampères : l’aiguille ne va pas bouger, évidemment ! ». ([434]
En outre, certaines mesures peuvent avoir été tronquées en raison de dysfonctionnements ou d’une couverture géographique lacunaire, comme le souligne M. Jean-Luc Sans : « Les archives du SMSR démontrent […] que certaines données n’ont pas pu être collectées car certains appareils étaient en panne ou défectueux. Mais si l’on relève des retombées à Taravao et d’autres à Puna’auia, on peut sans doute penser qu’il y a eu des retombées entre ces deux localités. Or, en l’état actuel, vont être pris en compte les niveaux relevés dans ces deux villes, mais certainement pas entre les deux ». ([435])
Les données de dosimétrie individuelle externe publiées en 2018 dans le rapport de la commission présidée par la sénatrice Tetuanui révèlent que 89 % des 40 000 personnes ayant travaillé au CEP dans le cadre des essais atmosphériques et souterrains effectués entre 1966 et 1996 présentent une dosimétrie nulle. Seuls 4 % d’entre eux auraient perçu une dose supérieure à 1 mSv. ([436])
nombre de personnes ayant reçu des doses externes cumulées
exprimées en msv entre juin 1966 et mars 1996
Source : rapport de la commission de l’article 113 de la loi du 28 février 2017, novembre 2018, p. 19.
Lors de son audition, le docteur Anne-Marie Jalady, responsable du département de suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN) au sein de la direction générale de l’armement (DGA) du ministère des armées, fait état des statistiques comparables :
« Au cours des essais aériens, la majorité du personnel a reçu des doses inférieures au seuil d’enregistrement, c’est-à-dire 0,2 mSv. Ces résultats systématiquement très faibles m’ont d’ailleurs surprise à mon arrivée. Des doses annuelles supérieures à 5 mSv ont été enregistrées dans 291 cas. Le dépassement de la limite réglementaire annuelle des doses, fixée à 50 mSv, a été constaté dans trois cas […] Dans deux des trois cas de doses supérieures à 50 mSv, les doses reçues étaient comprises entre 120 et 180 mSv. Les travailleurs en question étaient membres de l’équipage de l’avion Vautour effectuant des pénétrations pilotées dans le nuage radioactif à la suite de l’essai Aldébaran en 1966.
« Pendant les essais souterrains, entre 1975 et 1996, plus de 5 200 travailleurs ont été soumis à une surveillance dosimétrique en fonction de leur affectation et de leur période de présence sur site. Les sites d’exposition externe étant limités, seul le personnel effectuant des opérations spécifiques était susceptible d’être exposé. Ces opérations incluaient le montage des engins nucléaires à tester, l’exécution des postes de forage après les essais, le traitement des échantillons de lave issus des cavités et la décontamination des instruments de forage. La majorité du personnel a été exposée à une dose annuelle inférieure au seuil d’enregistrement de 0,2 mSv. 2 124 doses annuelles étaient supérieures à 0,2 mSv, dont dix doses comprises entre 5 et 15 mSv, et parmi elles une seule comprise entre 15 et 30 mSv ». ([437])
La faiblesse de ces chiffres incite certains vétérans, à l’instar de Christian Percevault, à exprimer de sérieux doutes quant aux niveaux de dose auxquels ils sont censés avoir été exposés d’après les résultats dosimétriques officiels : « Cela signifie simplement que le dosimètre n’était pas adapté, en termes de sensibilité, au niveau de l’irradiation sur le terrain. Faire confiance à la dosimétrie est une aberration totale ! » ([438]).
Au regard de son expérience d’officier marinier au SMSR entre 1968 et 1970, Michel Lachaud estime que la dose qu’il a effectivement reçue excède assez largement celle qu’indique son bilan radiologique officiel : « J’ai demandé au département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires mon bilan radiologique en 2011. J’ai effectué une spectrométrie gamma, à l’occasion de laquelle les rayonnements alpha et beta ne sont pas détectés. Dans mes urines, on a découvert du thorium 232, du ruthénium 106, de l’uranium 238, du strontium 90, du cérium 144 et des traces de plutonium. Officiellement, sur la période de mon affectation au SMSR, j’ai reçu une dose de 85 millirems (mrem) soit 0,85 millisievert (mSv) […] J’ai certainement été affecté bien au-delà de la mesure de 0,85 mSv officielle. Ne serait-ce que pendant les deux à trois secondes où nous mesurions les filtres des Vautours ([439]) de retour de la pénétration pilotée, nous avions déjà encaissé 125 mrem ([440]) ». ([441])
Cette accumulation de limites entraîne visiblement une contestation répétée des données officielles. Ces critiques ont de quoi laisser au dépourvu, car ces données sont les seules existantes et ne peuvent faire l’objet de nouvelles mesures. Elles constituent donc le seul élément tangible sur lequel on peut se baser pour évaluer les conséquences radiologiques des essais nucléaires. C’est en substance ce à quoi conclu Philippe Renaud, lors de la présentation de l’étude de l’ASNR sur les retombées radioactives du tir Centaure ([442]) en déclarant : « Il ne sera vraisemblablement pas possible d'aller plus loin » ([443]). Dans le prolongement des doutes sur la crédibilité des mesures, durant la période des opérations du CEP, celle des calculs effectués après les essais nucléaires pour évaluer les retombées radioactives prête aussi le flanc à la critique. Ces doutes renvoient à la rigueur des mesures mais aussi aux méthodes de calculs pour les exploiter.
ii. Après la période d’expérimentation : La crédibilité des calculs de doses affectée par les choix de modèles de reconstitution
L’exploitation des données dosimétriques individuelles ne permet pas à elle seule d’établir avec précision le niveau des doses efficaces auxquelles le personnel du CEP, et, a fortiori, la population polynésienne, ont été confrontés. L’impossibilité pratique d’individualiser les doses reçues par la population a conduit les différents auteurs de calculs (CEA, ASNR, INSERM, M. Sébastien Philippe, AIEA) à procéder à des reconstitutions selon des hypothèses tirées de l’évaluation, d’une part, des retombées radioactives à l’issue des tirs et, d’autre part, des facteurs de contaminations internes selon les pratiques et les modes de vie observés en Polynésie.
L’actuel directeur du CEA-DAM, Jérôme Demoment, explicite ainsi la méthode retenue par le CEA : « Le calcul n’était pas individuel parce qu’on ne disposait pas des données pour chaque personne. Nous avons essayé d’adopter l’approche la plus représentative possible des situations réelles, en étant raisonnablement majorant pour pouvoir couvrir les incertitudes évoquées par différents acteurs, dont l’ASNR […] L’idée n’était pas de trouver le pire des cas en fixant tous les paramètres dans la position la plus défavorable car cela n’était pas jugé représentatif de la réalité. Il ne s’agissait pas non plus de ne retenir que les valeurs positives ou les scénarios les plus optimistes. L’objectif était, sur la base des témoignages, des enquêtes de rations alimentaires et des mesures de différents éléments, de construire un scénario couvrant les habitudes locales et les modes de vie des personnels pour en déterminer une dose applicable à un collectif de population raisonnablement pénalisant ». ([444])
L’INSERM rappelle également que « la reconstruction des doses reçues par les populations (civile et militaire) suite aux essais nucléaires doit prendre en compte l’ensemble des voies d’exposition. La qualité de la reconstruction dosimétrique dépend des données disponibles, des méthodes et modèles utilisés. Les différents modèles et hypothèses considérés dans chaque reconstruction sont basés sur les données disponibles et varient d’une étude à l’autre […] Les reconstructions de doses sont réalisées à partir de mesures de radioactivité dans l’environnement […] En ayant connaissance du mélange initial et des conditions météorologiques, des modèles permettent d’estimer les contributions respectives des différents radionucléides dans le panache, le dépôt au sol et la contamination des différents produits alimentaires, en fonction du temps. Pour estimer les doses de contamination interne, ces données sont combinées avec les paramètres qui caractérisent les personnes exposées : débit respiratoire par catégorie d’âge, temps passé à l’extérieur, facteur d’atténuation par les abris, et régime alimentaire (dépendant également de l’âge) obtenu le plus souvent par questionnaire » ([445]).
L’ensemble des paramètres à prendre en compte afin de réaliser ces calculs dosimétriques présente d’inévitables zones d’ombre, quelles que soient les méthodologies appliquées. Quant à Jean-Christophe Niel, alors directeur général de l’IRSN, celui-ci estime que l’évaluation de la dose étant faite a posteriori, les calculs sont par nature « complexes, à partir de données qui sont ce qu’elles sont, et donc avec des incertitudes importantes » ([446]).
L’ASNR (qui résulte, depuis le 1er janvier 2025, de la fusion entre l’IRSN et l’ASN) explique que ces incertitudes viennent « du fait que les mesures effectuées à l’époque sont très insuffisantes en nombre et en qualité pour permettre d’estimer à elles seules les expositions des populations et que les méthodes qui permettent de pallier ces insuffisances induisent des incertitudes importantes et difficiles à quantifier ([447]). Or, il n’est pas possible de compenser aujourd’hui, par l’acquisition de nouvelles mesures, les insuffisances des mesures effectuées à l’époque. Il n’est donc pas possible de réduire très significativement ces incertitudes quelle que soit la méthode envisagée » ([448]).
Dans son rapport publié en 2010, l’AIEA aboutit à des calculs de doses similaires à ceux établis par le CEA en 2006 s’agissant des conséquences subies par la population polynésienne à l’issue des tirs Aldébaran, Rigel, Arcturus, Encélade, Phoebe et Centaure. L’AIEA admet également qu’il est « impossible de fournir une analyse chiffrée du degré d’incertitude des estimations de dose en raison de l’absence de mesures directes de radionucléides spécifiques dans tous les milieux et pour tous les essais et tous les sites ». ([449])
Néanmoins, Sébastien Philippe et Tomas Statius récusent l’idée selon laquelle l’AIEA aurait approuvé la méthode et les résultats des calculs dosimétriques publiés en 2006 par le CEA, critiquant ainsi une « collection de copiés-collés provenant de documents du CEA » ([450]) ce qui démontre, selon les auteurs du livre Toxique, que « les données françaises n’ont jamais été validées ni par l’AIEA ni par les experts » ([451]).
Lors de son audition, Sébastien Philippe estime qu’il est impossible de « reconstituer exactement tout ce qui s’est passé dans l’ensemble des îles, car les données manquent pour certains territoires. Certaines stations de mesure du CEA n’ont pas été activées, d’autres sont tombées en panne. De nombreuses informations font défaut. Le maillage prévu à l’époque n’était pas destiné à tracer les doses reçues » ([452]).
Les calculs dosimétriques réalisés par Sébastien Philippe concernant les retombées radioactives des tirs atmosphériques les plus problématiques aboutissent à une potentielle multiplication par 10 de la dose maximale reçue par la population polynésienne selon le CEA. Pour autant, celui-ci et l’ASNR considèrent que ces écarts de résultats demeurent minimes et s’inscrivent dans un ordre de grandeur finalement comparable, fluctuant autour de quelques millisieverts, sans qu’il ne soit possible d’être plus précis.
Sollicitée pour affiner les évaluations précitées des retombées radioactives du tir Centaure, l’ASNR, le 10 février 2025 a transmis aux membres de la commission d’enquête un rapport qu’elle a ensuite publié le 21 février 2025, soit 3 jours après l’audition de leurs représentants. Ses conclusions sont présentées comme rejoignant peu ou prou celles du CEA et de Sébastien Philippe.
Rapport de l’ASNR sur l’évaluation de l’exposition radiologique des populations tahitiennes aux retombées atmosphériques Bien que de nombreuses mesures radiologiques aient été effectuées à Tahiti lors des retombées de l’essai Centaure et dans les semaines qui ont suivi, elles ne permettent pas à elles seules d’estimer les doses reçues par la population ; elles doivent être précisées et complétées par des estimations supplémentaires obtenues par calcul. Aussi, pour estimer les doses à la population, l’IRSN devenu ASNR le 1er janvier 2025 a adopté une méthode qui repose sur l’utilisation combinée des résultats de mesures disponibles et d’un modèle dynamique de transferts des radionucléides dans l’environnement mis en œuvre dans la plate-forme de modélisation SYMBIOSE. Les résultats de mesure disponibles ont été utilisés comme données d’entrée du modèle, pour en ajuster certains paramètres ou valider les estimations d’activité et de débit de dose ambiant dans l’environnement. Les évolutions dans le temps et dans l’espace des niveaux de contamination ainsi réestimées ont permis ensuite d’évaluer les doses efficaces et équivalentes à la thyroïde reçues par les personnes de tous âges résidant sur les six localités choisies comme étant représentatives de la variabilité spatiale des expositions. De manière générale, la méthode et les valeurs des paramètres utilisés dans cette étude, notamment les hypothèses faites pour les scénarios d’exposition, visent à reconstituer des doses « moyennes ». Bien que certains choix majorants (ou minorants) aient pu être identifiés, l’objectif n’était pas d’estimer les doses les plus élevées susceptibles de résulter de scénarios particulièrement pénalisants qui ont pu se produire. Les doses efficaces ainsi calculées pour les douze mois qui ont suivi les retombées radioactives de l’essai Centaure varient de 0,4 mSv pour des adolescents ou des adultes résidant à Taravao, à 5,6 mSv pour des enfants de 1 à 2 ans résidant à Hitiaa. De manière générale, les doses les plus faibles sont celles estimées pour les adultes et les doses les plus élevées sont celles estimées pour les très jeunes enfants. Pour toutes les classes d’âge, les doses efficaces les plus élevées sont estimées là où les dépôts radioactifs les plus importants ont été mesurés – Hitiaa et Teahupoo / plateau de Taravao. À l’inverse, les doses les plus faibles concernent les zones où les dépôts ont été les plus faibles – Papeete et Taravao […] Ces résultats de calcul sont entachés d’incertitudes […] L’existence de ces incertitudes nous amène à considérer que seuls les ordres de grandeurs sont à retenir : les doses efficaces consécutives aux retombées de l’essai Centaure sur Tahiti estimées dans cette étude sont de l’ordre du millisievert, allant de moins de 1 millisievert à quelques millisieverts […] De même, concernant les écarts dans les doses estimées pour les six localités géographiques considérées, on retiendra que c’est probablement, et très logiquement, là où les dépôts ont été les plus importants que les doses ont pu être les plus élevées, en gardant à l’esprit que l’origine des denrées consommées a pu être à l’origine de singularités (par exemple la consommation de denrées produites sur une zone fortement touchée par les dépôts par des personnes résidant sur une localité beaucoup moins touchée, et inversement). A fortiori, cette étude qui fournit des estimations moyennes sur une population ne permet pas d’individualiser des calculs de doses. Enfin, il est important de noter que les doses calculées dans cette étude sont du même ordre de grandeur que celles calculées par le CEA (2006) et Philippe et al. (2021, 2022), étant entendu que ces études présentent, elles aussi, des incertitudes importantes pour les raisons évoquées ci-dessus. |
Source : rapport de l’ASNR n° 2025-024, pp. 2 et 3.
Unanimement admises, les incertitudes qui caractérisent les calculs de dose reposent notamment sur la difficulté d’évaluer avec acuité plusieurs facteurs de contamination interne, ce qui crédibilise l’hypothèse d’une sous-estimation de certains d’entre eux.
iii. Certains facteurs de contamination sous-évalués
La mesure de la contamination externe, soit le dépôt de particules radioactives sur la peau ou sur les vêtements sans pénétrer dans le corps, et de la contamination interne, c’est-à-dire la pénétration d’éléments radioactifs à l’intérieur du corps par inhalation ou ingestion ([453]), présente de sérieuses difficultés.
Elle suppose de mettre en place de nombreux tests ciblant autant les personnes que l’environnement dans lequel elles évoluent afin d’estimer les doses de radioactivité qu’elles ont effectivement reçues.
Un premier écueil fréquemment évoqué réside dans les failles de la décontamination des avions et hélicoptères utilisés lors des essais, comme l’illustrent les propos tenus par Jean-Luc Sans lors de son audition :
« Il nous était dit que puisque ce porte-avions disposait d’une dosimétrie d’ambiance – l’amiral était à bord – inférieure au millisievert et que la piste d’aviation n’avait jamais été touchée par les retombées – les avions qui passaient dans les nuages radioactifs étant décontaminés à Hao, avant de revenir sur le porte-avions –, le mécanicien aéronautique ne risquait rien. Mais […] pour réellement décontaminer les aéronefs, il aurait fallu les désosser complètement. En effet, il pouvait exister des points de contamination sur les palonniers ([454]) et sur les moteurs » ([455]). Il a également pu arriver que certaines contaminations se soient produites pour des raisons bassement matérielles, qui ont ainsi pris le pas sur des considérations de santé publique. Bruno Barrillot rapporte ainsi plusieurs détails sur l’action du SMSR au sujet du nettoyage des combinaisons de protection pour nettoyer le site des essais après chaque tir effectué en prévision de l’essai à venir compte tenu du coût.
Ces défauts de précaution aboutissent à des contaminations externes souvent insoupçonnées. Elles sont parfois identifiées par hasard, à l’image de l’épisode décrit par Michel Lachaud : « J’ai découvert deux légionnaires en train de manipuler à main nue, sans protection, des coraux enfermés dans un fût de 200 litres. Il s’agissait de coraux en provenance de Moruroa, qui étaient naturellement contaminés. Je leur ai enjoint de poser immédiatement ces coraux avant de procéder à des contrôles, qui ont confirmé qu’ils avaient été contaminés en raison du contact avec leurs mains ». ([456])
Ces exemples parmi d’autres suggèrent que nombre de contaminations externes n’ont jamais été répertoriées ([457]). Le même constat peut être établi s’agissant des contaminations internes, dont l’identification implique, d’une part, de procéder à des mesures régulières afin d’évaluer la radioactivité présente dans l’environnement et dans les denrées susceptibles d’être consommées par la population, et, d’autre part, de connaître avec précision le mode de vie quotidien de cette dernière. Ces exigences, mêlant savoirs scientifiques et sociologiques, doivent être appréhendées avec rigueur afin d’établir des modèles fiables permettant de déterminer le plus précisément possible l’ampleur des contaminations internes ayant affecté la population. Or, la connaissance des pratiques alimentaires de la population polynésienne par les responsables du CEA soulève, encore aujourd’hui, de réelles interrogations. Lors de son audition ([458]), Laurent Bourgois, expert auprès du CEA-DAM, estime ainsi que, selon les atolls, « on mange plus ou moins de coprah ([459]) ». Cette affirmation est pour le moins maladroite, sinon inquiétante puisque le coprah n’a pas vocation à être consommé en tant que tel. Si elle peut paraître anecdotique, cette approximation révèle cependant le caractère toujours superficiel des connaissances du mode de vie polynésien, au risque de biaiser les modélisations sur lesquelles repose l’évaluation de la contamination interne ([460]).
Les contrôles effectués par le SMCB sur les sites d’expérimentations montrent que le nombre d’échantillons biologiques réalisés annuellement sur le site de Moruroa était deux à trois fois supérieur entre 1975 et 1996 qu’entre 1966 et 1974, soit la période au cours de laquelle les tirs atmosphériques ont été réalisés.
Nombre d’échantillons biologiques
réalisés annuellement entre 1966 et 1996
sur leS sites d’expérimentations de moruroa et fangataufa
Source : ministère de la défense, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie à l’épreuve des faits, 2006, p. 129.
De façon générale, Sébastien Philippe et Tomas Statius déplorent le caractère lacunaire des dispositifs d’évaluation de la contamination : « Les mesures de contaminations des denrées alimentaires et de l’eau potable sont, quant à elles, souvent trop peu nombreuses ou même manquantes, empêchant d’avoir une idée précise des quantités de produits de fission ingérés par le public ». ([461])
Cette situation s’avère d’autant plus regrettable que les tirs atmosphériques problématiques ayant provoqué de fortes retombées radioactives sur des zones habitées ont pu être suivis d’intempéries qui ont amplifié et accéléré la contamination de l’environnement comme l’a indiqué Sébastien Philippe lors d’une audition : « Après une explosion, il faut savoir que le nuage radioactif est dispersé par les vents. Les particules radioactives présentes dans l’atmosphère se retrouvent soit à l’intérieur d’un nuage, soit en dessous ; dans les deux cas, lorsqu’il commence à pleuvoir, un dépôt accéléré de radioactivité se produit vers le sol, parfois dix fois plus rapide que le dépôt naturel par gravité. Or, ce qui est dramatique, c’est que, dans certains atolls polynésiens, l’eau de pluie est récupérée sur les toits pour alimenter des citernes et être bue par les habitants ». ([462])
La contamination de l’eau et des denrées alimentaires constituant la nourriture de base de la population polynésienne comme on l’a vu, s’agissant notamment du poisson et du coco, celle-ci a fait l’objet d’une sous-évaluation par le CEA. Les retombées radioactives consécutives aux tirs atmosphériques les plus problématiques ont débouché sur une contamination assez largement répandue de produits pourtant quotidiennement consommés par les Polynésiens. Les auteurs du livre Toxique soulignent à cet égard les conséquences concrètes de ces erreurs pour les habitants de l’île de Tureia à la suite du tir Encélade du 12 juin 1971 : « […] D’après les calculs réalisés par le CEA en 2006, la dose assimilée sur l’organe [Thyroïde] aurait été de 27 mSv pour les jeunes enfants. Nous estimons que cette dose pourrait avoir atteint le double. Le CEA utilise des valeurs conservatrices pour la quantité d’eau consommée par jour et habitant de l’atoll, deux fois moins que dans des travaux de l’IRSN par exemple ([463]). Avec ces hypothèses, notre estimation de dose pour le corps tout entier pourrait être environ quatre fois supérieure à celle considérée par le CEA en 2006, tant pour les adultes que pour les enfants » ([464]).
À la lumière des témoignages de la population et des vétérans, cette contamination présentait un caractère structurel dès lors que les mesures de prudence et de contrôle n’étaient pas systématiquement mises en œuvre ou pleinement respectées. La contamination de l’eau induit des conséquences sanitaires potentiellement majeures au regard de l’utilisation et de la consommation généralisées de cette ressource, ainsi que le rappelait Tomas Statius au sujet du tir Aldébaran : « La question de la consommation d’eau est un facteur assez important en matière de contamination […] car en Polynésie, c’est essentiellement de contamination interne qu’il s’agit, par ce qu’on mange et ce qu’on boit ».
Or, s’agissant donc du cas précis de l’essai Aldébaran, le CEA s’appuie sur deux items en ce qui concerne l’eau : l’eau de rivière, à côté du village de Rikitea, à Mangareva, l’île principale de l’archipel des îles Gambier, et l’eau en bouteille. Nous avons vu, grâce à l’étude de rapports de l’ORSTOM (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer), qui était un institut spécialisé sur l’eau, et de l’Insee, portant sur la consommation d’eau en Polynésie française à l’époque, que dans certaines parties de l’île, pas nécessairement à Rikitea, mais dans des villages situés un peu plus loin, comme Taku, de l’autre côté de Mangareva, des gens avaient encore des citernes de récupération d’eau de pluie sur leurs toits. Prosaïquement, quand il pleut, l’eau ruisselle et remplit la citerne.
Sébastien Philippe poursuit : « Nous avons trouvé dans les documents déclassifiés certaines valeurs pour l’eau de pluie, chargée de poussière – on imagine que les militaires avaient une petite citerne à côté du bunker où ils réalisaient les mesures. Il nous a paru plus juste, à partir de là, d’inclure ces valeurs “ de citerne ” afin de calculer les doses, d’autant que, même si cela n’a de valeur que celle d’un témoignage, j’avais interviewé des témoins de l’époque à ce sujet lors de mon travail de terrain, mené pendant un an. Le faisceau de preuves, provenant de l’Insee, de l’ORSTOM et du CEA, nous semblait suffisant pour produire une estimation de dose incluant la question de l’eau de pluie. Le CEA nous a répondu qu’il l’intégrait, mais qu’elle tombait dans les rivières – l’eau de pluie au niveau des citernes n’était donc pas incluse en tant que telle par le CEA ([465]) ». ([466])
Interrogé sur la pertinence des calculs présentés dans le livre Toxique, Florent de Vathaire, directeur de recherches et chef de l’unité « Épidémiologie des radiations » de l’Institut Gustave Roussy et de l’INSERM, a confirmé « la nécessité de réestimer d’un facteur de deux à cinq les doses contenues dans les eaux de pluie prélevées dans une citerne destinée à la consommation des habitants par rapport aux estimations initiales du CEA ». ([467])
À la lumière de sa propre expérience sur l’île de Reao, Christian Percevault se souvient de l’asymétrie des ressources en eau dont bénéficiaient les militaires du CEP au regard de celles dont disposaient les habitants : « Cette île ne dispose pas de source d’eau douce naturelle ; la population polynésienne dépendait donc exclusivement de la collecte d’eau de pluie. Nous, militaires, étions en revanche approvisionnés en eau douce par un navire de la Marine nationale. Lors d’une panne d’approvisionnement, nous avons dû recourir à un système de dessalement d’eau de mer dans des conditions particulières. J’ai été surpris de constater que la collecte d’eau de pluie pour la population se poursuivait ; j’ai signalé cette situation à ma hiérarchie, soulevant apparemment un problème dont il ne fallait pas parler ». ([468])
En outre, celui-ci se souvient d’une des multiples conséquences insoupçonnées de la contamination de l’eau ([469]), s’agissant en l’espèce de celle du lagon :
« Le scientifique chargé des mesures, qui n’était pas très gradé, mangeait avec le cuisinier et le boulanger. Un midi, il a découvert par hasard que, pour fabriquer le pain, le boulanger de la marine utilisait l’eau de mer du lagon de Moruroa, en vertu d’une tradition de la marine que les scientifiques ignoraient. J’ai été le premier à recevoir ce morceau de pain contaminé pour l’analyser ». ([470])
En plus de la contamination de l’eau, Daniel Palacz décrit aussi la contamination avérée du poisson pêché ([471]) dans le lagon puis consommé sans précaution particulière par la population polynésienne :
« […] La plupart des gens mangeaient le poisson du lagon, même après les tirs… On ne ressentait pas la contamination. D’ailleurs on ne savait même pas ce que ça voulait dire. Si les gens avaient mangé du poisson contaminé à cause de la ciguatera ([472]), là il y avait un résultat. Mais si rien ne se passe, alors on commence à douter de la contamination. Un jour, un des responsables du SMCB était passé. Il nous a dit : “ Les gars, je vais vous faire voir un truc ”. Il avait pris ce qu’on était en train de manger, et il a passé le dosimètre dessus et ça ne faisait rien. Mais, il a pris ce qu’on mangeait et l’a réduit en cendres. On a repassé le dosimètre dessus, ça crachait à bloc. C’était comme ça ». ([473])
Dans un témoignage recueilli par Bruno Barrillot, Maoake Brander, né à Tureia et qui y a vécu toute sa vie, rappelle l’évacuation de la population de Tureia à Papeete en 1968, en prévision d’une série de tirs. Et de raconter : « À notre retour, l’atoll était resté tel qu’il était. S’il y a eu des retombées sur Tureia pendant ces essais de 1968, je suis sûr que tout le monde a bu de l’eau et mangé comme d’habitude ». L’intéressé raconte d’ailleurs par la suite comment il a été malade après avoir mangé du poisson visiblement contaminé « à une dose qu’on n’avait jamais vue auparavant. » ([474])
Enfin, des lacunes méthodologiques affectent également la fiabilité des calculs de doses par inhalation de substances radioactives. Bruno Chareyron estime ainsi qu’une « grande partie des calculs a été effectuée en utilisant les résultats du dispositif d’échantillonnage de l’air, qui ne retient pas les poussières les plus fines, ce qui peut diviser par deux la quantité de becquerels inhalés dans certains cas. Certaines substances radioactives produites dans les explosions nucléaires (comme le carbone 14, retrouvé en quantité inhabituelle dans des troncs de cocotiers à Mangareva) ne sont pas prises en compte dans les calculs. Or, le carbone 14 devient un constituant fondamental des cellules des êtres vivants et de leur ADN. Les calculs produits par le CEA ne rendent donc pas compte de la dose réelle en millisievert ».
L’ensemble de ces témoignages démontrent que la mesure des contaminations estimées par le CEA souffre d’une sous-évaluation manifeste. L’accumulation de contaminations internes sur un temps long, que le vétéran Michel Cariou assimile à des « petits Tchernobyl » ([475]), peut conduire à des effets sanitaires délétères et irréversibles, comme a pu nous l’expliquer Bruno Chareyron : « Cette contamination interne est plus grave car ces substances radioactives pénètrent au cœur du vivant. Par exemple, le tritium et le carbone 14 peuvent être incorporés au cœur même de notre ADN, le strontium se fixe dans les os et le césium migre dans les tissus musculaires. Ainsi, ces populations (comprenant des fœtus, des enfants à naître, des enfants et des femmes) ont été exposées à une irradiation à la fois externe et interne. Cette différence implique un niveau de risque sanitaire potentiellement plus important ». ([476])
La gravité des conséquences sanitaires susceptibles d’en résulter n’a, hélas, pas pu être efficacement appréhendée par les pouvoirs publics nationaux et locaux, en raison d’une pluralité d’obstacles ayant entravé la détection et le recensement des pathologies potentiellement radio-induites.
b. Les obstacles entravant le dépistage et le recensement des pathologies potentiellement radio-induites
La conduite des essais, leur préparation, leur déroulement : autant d’événements qui ont chacun, par leurs imprécisions ou leurs manques, contribué à engendrer un certain nombre de dommages, notamment sanitaires. Mais, pis, il ne faut pas oublier que le suivi médical des vétérans du CEP et, plus généralement, de la population polynésienne à l’issue des essais nucléaires fait apparaître plusieurs défauts qui ont cependant été partiellement corrigés au cours des dernières années.
i. Le suivi médical des anciens personnels du CEP et de leurs familles en Hexagone
Si les vétérans du CEP ont bénéficié d’un suivi médical « classique », la mise en place d’une véritable surveillance radiobiologique, spécifiquement centrée sur l’évaluation des expositions interne et externe aux rayonnements ionisants, s’est révélée beaucoup plus complexe. Ce suivi apparaît, de surcroît, tout à fait lacunaire en ce qui concerne les autres membres du personnel et les familles ayant séjourné en Polynésie durant la période d’activité du CEP. Outre les incertitudes entourant le contrôle dosimétrique précédemment analysées, le suivi radiobiologique des vétérans se révèle limité voire inexistant, selon Me Cécile Labrunie, avocate de l’AVEN : « S’agissant des affaires dont j’ai à connaître, ces dossiers sont totalement inexistants sur la période du Sahara, et anecdotiques pour la période de la Polynésie […] Les examens de surveillance de contamination interne pouvaient exister en début et parfois en fin de campagne, mais il n’y avait rien entre les deux. Enfin, les analyses des selles et des urines, qui sont les plus probantes car elles permettent de révéler la présence de tel ou tel radionucléide, sont quant à elles inexistantes ; à l’exception, parfois, de celles qui ont pu être effectuées pour des civils salariés ». ([477])
S’il reconnaît avoir fait l’objet d’un suivi radiologique consécutif à sa participation aux missions du CEP, Christian Percevault explique la dimension particulièrement lacunaire de cette surveillance : « À l’époque, nous ne subissions pas les examens médicaux que nous aurions dû passer. Nous aurions dû subir des analyses d’urine et de selles afin d’identifier les contaminants internes que nous avions réellement reçus […] Lors de mon premier passage au SMSR, en 1966, l’identification et la recherche des produits radioactifs étaient encore en phase d’expérimentation. Le corps médical, à cette époque, manquait de compétences, de moyens et de ressources humaines pour effectuer ces recherches ». ([478])
Les difficultés rencontrées ne permettent pas d’objectiver la réalité des contaminations subies par les vétérans, en l’absence d’examens anthropogammamétriques et radiotoxicologiques : « […] pendant les essais aériens, très peu d’entre nous avaient bénéficié de ces examens. Par conséquent, peu d’entre nous peuvent aujourd’hui prouver avoir subi une contamination interne. Nos livrets de suivi radiologique sont tronqués, car nous n’avons pas subi les examens adéquats ». ([479])
Dans la même perspective, Me Cécile Labrunie ne peut que déplorer l’absence de contrôles médicaux approfondis en la matière : « Le problème est que le plus souvent, cette surveillance individuelle n’a pas été mise en place ». ([480])
Jean-Luc Moreau a confirmé pour sa part l’absence de tout suivi médical spécifique, à l’exception des dispositifs mis en place en faveur des seuls vétérans ultérieurement missionnés au sein de sous-marins : « Les médecins des unités n’étaient pas en mesure d’effectuer un suivi médical adapté pour les marins ayant subi des agressions nucléaires liées à l’expérimentation. La plupart de mes camarades, une fois revenus en métropole, ont été affectés sur des bateaux de surface, dans diverses unités, où ils n’étaient pas classés comme personnels directement affectés. Dans leur carrière, ils n’ont donc jamais subi de contrôle lié à une éventuelle contamination et irradiation. Seuls les personnels affectés aux sous-marins ont bénéficié d’un contrôle spécifique ». ([481])
Pour autant, tous les vétérans du CEP n’ont pas été logés à la même enseigne. Ainsi, un vétéran rencontré en Polynésie a pu nous dire : « J’ai eu un suivi médical assuré par le Commissariat à l’énergie atomique (…) Je ne me suis jamais senti en manque de sécurité. » ([482]), attestant de fait l’idée que le suivi médical des personnels exposés à des tirs nucléaires avait pu être réel et sérieusement effectué. De son côté, Michel Cariou mentionne également l’existence d’un traitement de faveur au profit des membres du CEA, fût-ce de manière implicite : « (…) j’ai bénéficié de cette surveillance parce que j’étais un professionnel qui avait sous ses ordres des techniciens du CEA. J’étais en quelque sorte « privilégié », je disposais des mêmes diplômes que les techniciens du CEA. Mais combien de personnes ont été contaminées sans avoir pu bénéficier de cette vérification ? En résumé, les participants sur place à Moruroa ont fait l’objet d’une surveillance médicale toute relative. Imaginez ce qu’il en a été des populations locales ! » ([483])
Par ailleurs, les éventuelles conséquences sanitaires des essais nucléaires semblent d’autant plus délicates à identifier que les vétérans eux-mêmes, à l’instar de Jean-Luc Moreau, éprouvent d’importantes difficultés à accéder à leurs propres bilans radiologiques : « Je n’ai jamais été informé de la dose enregistrée sur mon dosimètre, ni des résultats des examens biologiques […] La plupart des vétérans ignorent s’ils ont été irradiés ou contaminés. Ils n’ont pas été informés des résultats des examens qu’ils ont subis. Plusieurs décennies plus tard, lorsque la maladie se manifeste, ils se trouvent dans l’incapacité de fournir cette preuve. Lorsqu’on fume, on le sait. Lorsqu’on est irradié, on ne le sait pas. Je considère que les médecins militaires en charge du suivi médical des vétérans ont été plus militaires que médecins, jugement certes sévère que je maintiens néanmoins […] La culture du secret était totale. À titre personnel, je n’avais aucune connaissance de l’existence d’un quelconque dossier médical me concernant ». ([484])
Face à ces obstacles, le cadre réglementaire a évolué grâce à l’entrée en vigueur du décret n° 2013-513 du 18 juin 2013 qui ouvre droit à une surveillance post-professionnelle, à titre préventif, en faveur des anciens militaires exposés à un agent cancérigène au cours de leur carrière, sur la base d’une attestation d’exposition ou de tout document qui en tient lieu. Respectivement dix et quatre ans après l’ouverture de ces mêmes droits à l’attention des ouvriers de l’État puis de tout agent public ayant été exposés à ces risques, cette extension du suivi médical constitue une avancée salutaire.
Néanmoins, la mise en œuvre de cette mesure de bon sens tarde à se concrétiser en pratique, ainsi que le dénonce Jean-Luc Sans : « Nous avons fait campagne auprès des médecins pour les informer de cette disposition, et auprès des caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) pour qu’elle soit réellement appliquée. Or les situations sont disparates : à titre d’exemple, la CPAM du Finistère accorde ce suivi, tandis que celle du Morbihan le refuse. L’on nous renvoie régulièrement vers le ministère des armées ». ([485])
Rien ne saurait justifier ces fractures territoriales, dénoncées depuis longtemps ([486]), qui fragilisent l’effectivité de cette mesure et nourrissent l’incompréhension des anciens militaires du CEP. Le bénéfice de ce suivi médical ne doit pas dépendre de considérations géographiques ineptes, au risque d’aboutir à un accès à géométrie variable. Il convient donc de garantir la bonne application de cette surveillance post-professionnelle pour l’ensemble des personnels, quel que soit leur lieu de résidence.
Recommandation n° 5 : Permettre et garantir l’accès uniforme de tous les vétérans du CEP au suivi médical post-professionnel indépendamment de leur lieu de résidence, conformément aux dispositions du décret n° 2013-513 du 18 juin 2013 relatif à la surveillance médicale postprofessionnelle des militaires exposés à des agents cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction.
Recommandation n° 6 : Prendre des décrets analogues au décret n° 2013-513 du 18 juin 2013 afin de garantir cet accès à l’ensemble des anciens travailleurs du CEA-CEP et de ses sous-traitants, ainsi qu’aux membres des familles de ces vétérans et de ces anciens travailleurs.
Au-delà des vétérans et anciens travailleurs du CEP résidant en métropole, le renforcement de l’effort de prévention et du suivi médical apparaît nécessaire, notamment en Polynésie française. Patrice Bouveret, co-fondateur de l’Observatoire des armements, considère que si cet accompagnement « n’efface ni les maladies ni l’impact sur les personnes, cela pourrait réduire le ressenti individuel et offrir une reconnaissance concrète et pratique, au-delà des simples discours ». ([487])
Désormais accompli par le Centre médical de suivi (CMS) créé à Papeete en août 2007, ce travail de surveillance médicale doit s’intensifier, dans le sillage des progrès substantiels réalisés en la matière au cours des dernières années.
ii. Le suivi médical des personnels et de la population en Polynésie française
Conformément aux dispositions prévues par le statut du 12 juillet 1977 ([488]), les pouvoirs publics polynésiens sont compétents en matière de santé publique, à l’exception des atolls de Moruroa et de Fangataufa dont la gestion relève encore aujourd’hui de l’État, « y compris dans le domaine de la santé » ([489]), selon le professeur de droit public Hervé Raimana Lallemant.
En décembre 1980, près de six ans après la fin des essais atmosphériques, la création d’un registre des cancers polynésiens est décidée par le médecin général François Chastel, directeur de la santé publique en Polynésie française ([490]). Le registre est officiellement créé grâce à la délibération de l’assemblée territoriale du 30 mai 1985 imposant à tous les médecins en Polynésie de déclarer les cas de cancers portés à leur connaissance. ([491])
L’absence de données relatives à l’incidence, au nombre et au type de cancers recensés en Polynésie entre le début de la campagne de tirs atmosphériques et le milieu des années 1980 suscite de véritables interrogations quant à la volonté de taire, voire de dissimuler, des statistiques susceptibles de compromettre l’armée et la campagne d’essais nucléaires ([492]). Le Père Auguste Uebe-Carlson déplore cet état de fait : « Pour les années 1966 à 1984, nous n’avons pas de données, ni à la CPS ([493]), ni ailleurs dans le pays. Les seuls que nous soupçonnons de détenir des données précises sur l’état sanitaire des Polynésiens sont les militaires […] » ([494]). Il accuse ainsi les pouvoirs publics de s’être affranchis des règles de transparence pour camoufler une vérité jugée encombrante : « Qui peut croire que de tels registres n’aient pas existé avec 193 essais nucléaires ? Personne ».
Aussi regrettable soit-il, le manque d’informations en la matière peut néanmoins s’expliquer, selon le docteur Patrice Baert, par la mise en place relativement récente de registres de cancers dans l’ensemble des territoires hexagonaux et ultra-marins : « Cet apparent déficit de données concernant les cancers dans une région exposée à des retombées d’essais nucléaires atmosphériques peut a priori paraître surprenant et pour certains particulièrement suspect. Pourtant, il convient de rappeler qu’en France, il n’existe pas de registre national des cancers et les premiers registres départementaux ne sont apparus qu’à partir de 1975 (Bas-Rhin 1975, Doubs et Calvados 1976, Isère 1978), celui de Nouvelle-Calédonie ayant été créé en 1977. La surveillance des cancers français repose donc encore aujourd’hui sur le réseau des registres départementaux couvrant uniquement 24 % de la population française. Ainsi la création d’un fichier des cancers polynésiens fin 1980, officialisée cinq ans plus tard pour permettre une meilleure exhaustivité, était contemporaine de l’émergence d’un système global de surveillance des cancers en France et dans le Pacifique Sud […] ». ([495])
Votre rapporteure souhaite rappeler qu’aucune région hexagonale ou ultramarine autre que la Polynésie française n’a été le théâtre d’explosions nucléaires.
Si le reporting des cas de cancers s’est avéré laborieux jusqu’au début des années 1990, la précision et la complétude du registre se sont progressivement améliorées par la suite, bien que celui-ci a récemment fait l’objet de critiques sévères.
Publié en novembre 2018, le rapport de la commission présidée par la sénatrice Tetuanui rappelle alors l’intérêt, les lacunes et les pistes d’amélioration du registre des cancers en Polynésie.
Intérêt, lacunes et pistes d’amélioration du registre des cancers en Polynésie selon le rapport de la commission Les registres sont des organismes dédiés à la surveillance épidémiologique de certaines pathologies. Par un recensement qui doit être exhaustif et par un enregistrement qui répond à des règles strictes de collecte d’informations et de codage de ces informations, ils sont à même de produire des données d’incidence des pathologies qui permettent des comparaisons dans le temps (afin de savoir quelle est l’évolution de ces pathologies) ou dans l’espace (afin de savoir si elles sont plus ou moins fréquentes qu’ailleurs). En plus de leur place dans la surveillance, le fait qu’ils disposent d’un enregistrement exhaustif dans la population facilite la mise en place de recherches en permettant le repérage des cas ou de valider rapidement des hypothèses grâce aux données dont ils disposent. C’est pourquoi les textes français en matière de registres épidémiologiques recommandent qu’ils collaborent avec les chercheurs lors de la mise en place d’études, notamment en mettant à disposition leur base de données. Le registre des cancers de la Polynésie française est opérationnel depuis 1985. Son exhaustivité était nettement insuffisante initialement (50 % avant 1990) puis s’est améliorée ensuite (90 % après 1990). Le registre a obtenu la qualification par le comité national des registres pour la période 1998-2002 mais n’a pas été requalifié en 2003. Depuis, le registre n’est plus évalué et a eu régulièrement des problèmes d’accès aux sources d’information, nuisant à son exhaustivité. Le plan cancer 2018-2022 de la Polynésie française place la remise en route et la requalification du registre comme un axe prioritaire et la commission a pu constater que le registre de Polynésie réalise actuellement une mise à jour des données pour la période 2010-2014. L’organisation sanitaire de la Polynésie française est globalement favorable à l’enregistrement des cancers. En effet, les soins dans le domaine de la cancérologie sont centralisés sur Papeete et les patients pris en charge à l’extérieur de la Polynésie lors d’évacuations sanitaires sont bien identifiés par la caisse d’assurance maladie. Le défaut d’exhaustivité constaté précédemment résulte d’un défaut de collaboration entre différentes institutions ayant conduit à un blocage dans la transmission des informations. Nous soulignons donc la nécessité d’une amélioration des échanges d’informations […] Dans le contexte très particulier de la Polynésie française et de l’exposition aux rayonnements ionisants, il serait souhaitable que le registre puisse disposer d’informations nominatives ciblées sur cette exposition afin d’enrichir la base de données de cette information. Pour répondre à cet objectif, la commission recommande que le registre puisse accéder à la liste des personnes de Polynésie française ayant travaillé pour les essais, que ce soit les personnes ayant travaillé pour les organismes publics impliqués directement (qui pourraient notamment être mis à disposition par le département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires) mais aussi pour les entreprises sous-traitantes qui ont cotisé auprès de la caisse de prévoyance sociale (CPS) depuis 1968.. |
Source : rapport de la commission de l’article 113 de la loi du 28 février 2017, novembre 2018, pp. 49 et 50
Cette recommandation de 2018 concernant la perfectibilité du registre du cancer semble encore d’actualité. Lors d’une audition privée de la rapporteure avec un ancien directeur territorial de la Santé de la Polynésie française, effectuée le 9 janvier 2024, ce dernier a déclaré : « Aujourd’hui le registre de la Polynésie française est un registre descriptif, pas analytique ou étiologique. Il donne la maladie, mais pas la cause, l’origine, de la maladie. Ce qui manque, c’est qu’il n’y a aucune donnée recensée avant 1984 ([496]). Et il ne faut pas oublier que la médecine est gérée ici, dans les faits, jusqu’en 1995, par des médecins militaires (bien qu’un directeur de la Santé civil ait été nommé en 1984, mais ses collaborateurs étaient des médecins militaires). »
Dans son rapport publié en 2020, l’INSERM formule des critiques similaires quant à la fiabilité du registre polynésien :
« Il est indispensable que la Polynésie française se dote d’un état des lieux exhaustif, fiable et pérenne du nombre de cas de cancer de ses résidents, avec une description spatiale et temporelle précise par localisation de cancer. Le registre des cancers doit donc rapidement ré-obtenir puis maintenir au cours du temps sa qualification auprès des instances nationales (telles que le Comité d’évaluation des registres). Cela suppose qu’il puisse avoir accès à toutes les sources de données existantes pour permettre des notifications exhaustives des cas et leur confirmation histologique ([497]), et qu’il dispose des ressources humaines suffisantes, associant médecins épidémiologistes, enquêteurs, data-managers et statisticiens ». ([498])
La prise en compte rapide de ces critiques par les pouvoirs publics polynésiens a permis d’améliorer l’exhaustivité et la précision du registre. Selon le docteur Julien Pontis, médecin-chef du CMS, « la tenue de ce registre n’est [aujourd’hui] plus critiquable et correspond aux standards internationaux » ([499]). La création en novembre 2021 de l’Institut du Cancer de Polynésie française (ICPF) a permis de mettre à niveau le registre en garantissant la fiabilité des données médicales qu’il contient, ce que Florent de Vathaire a salué lors de son audition : « Je tiens […] à féliciter le nouveau gouvernement polynésien pour avoir appliqué les recommandations du rapport de l’INSERM concernant l’indépendance du registre des cancers, auparavant situé dans les locaux du ministère de la santé en Polynésie française. C’est un progrès considérable qui augmentera la crédibilité des chiffres, en dehors de toute pression politique ». ([500])
Présentation de l’ICPF et principales missions Créé en juillet 2021, l’ICPF a, selon les termes de l’arrêté portant sa création, pour objectif « d’être un centre référent expert dans le domaine du cancer en Polynésie française, notamment en observant la maladie, en améliorant la prise en charge globale des malades atteints de cancers au plus près de leur domicile, en développant la recherche, l’enseignement et la formation, ainsi qu’en mutualisant les moyens techniques et en coordonnant les acteurs publics et privés impliqués dans la lutte contre le cancer en Polynésie française ». L’ICPF a réellement débuté son activité en 2022. Le cancer représente la première cause de mortalité chez la femme polynésienne, la deuxième chez l’homme et il est marqué par un parcours de soins complexe, notamment en raison de l’éloignement des îles. L’ICPF vise à offrir une prise en charge spécifique et adaptée au contexte polynésien. L’ICPF dispose de vingt-cinq agents regroupés au sein de cinq pôles. Le premier est le registre des cancers, qui était auparavant géré par la direction de la santé jusqu’en 2022 et la création de l’Institut. L’ICPF coopère avec l’Institut national du cancer (Inca) afin de mettre en place la politique publique de dépistage des cancers en Polynésie. Il existe actuellement un dépistage réalisé pour le cancer du sein par mammographie, réalisé tous les deux ans pour les femmes de 50 à 74 ans. Le cancer du sein représente en effet le premier cancer en Polynésie française avec environ 160 nouveaux cas par an, et la première cause de mortalité chez la femme et par cancer en Polynésie. Le deuxième programme de dépistage concerne le cancer du col de l’utérus par frottis, qui est réalisé tous les trois ans chez toutes les femmes de 25 à 65 ans. Ces deux programmes permettent la prise en charge des examens de dépistage à 100 % et des campagnes d’amélioration du dépistage puisque seulement 40 % des femmes éligibles sont dépistées. Les missions de l’ICPF portent également sur la coordination du soin et l’amélioration du parcours de soins compte tenu des difficultés liées au contexte local. Pour le moment, le centre hospitalier prend quasi-exclusivement en charge les patients atteints de cancer, quelques-uns étant traités dans le privé. Nous innovons en nous appuyant aussi sur des programmes portés par Unicancer, comme le « patient partenaire » permettant aux patients diagnostiqués de discuter avec d’autres patients et de leur donner des informations, mais aussi en coordonnant les chimiothérapies qui peuvent être prises par voie orale, à domicile. L’ICPF travaille aussi en partenariat avec des acteurs privés (médecins et cliniques), mais aussi avec les associations de patients, qui font partie du conseil d’administration de l’ICPF, dans une approche de concertation et de co-construction. |
Source : compte rendu n° 11 de l’audition de Teanini TEMATAHOTOA, 12 février 2025
Les efforts conjugués de l’ICPF, de la direction de la santé de la Polynésie française et du CMS ont considérablement renforcé l’efficacité de la surveillance médicale des pathologies cancéreuses en Polynésie française, en favorisant leur dépistage et leur recensement.
À ce titre, le rôle qu’exerce le CMS apparaît essentiel depuis sa création en août 2007 sous la double impulsion du Comité de liaison interministériel de suivi des essais nucléaires français (CCSEN) mis en place en 2003 et du rapport d’enquête de l’Assemblée de Polynésie française publié en 2006. Lors de son audition, le médecin-chef Julien Pontis a présenté les missions et l’action que mène le CMS au contact quotidien de la population polynésienne.
L’action menée par le CMS auprès de la population polynésienne Basé à Papeete, le CMS fut créé le 30 août 2007. Son fonctionnement est régi par la convention État-Polynésie française n° 161-07 du 30 août 2007 relative au suivi sanitaire des anciens travailleurs civils et militaires du CEP et des populations vivant ou ayant vécu à proximité de sites d’expérimentation nucléaire. Cette convention décrit les missions du CMS. Il s’agit de « proposer aux anciens travailleurs civils du CEP et aux populations civiles vivant actuellement dans les communes de Tureia, Reao, de Pukarua et de Gambier, ainsi que celles qui y résidaient entre 1966 et 1974, un bilan de santé individuel gratuit afin de répondre aux inquiétudes sur l’éventuelle présence, dans ces populations, de pathologies susceptibles d’avoir été causées par l’exposition à des retombées radioactives consécutives aux essais nucléaires ». En pratique, la population bénéficiaire du CMS est donc divisée en trois groupes. Le CMS doit ainsi suivre les vétérans civils et militaires du CEP durant la période 1966-1998, soit environ 10 000 personnes ; les habitants des communes de Tureia, des Gambier, de Reao et de Pukarua, entre 1966 et 1974 (période des essais atmosphériques), soit environ 700 personnes et enfin les personnes ayant leur résidence principale actuelle dans ces communes, soit 2 373 personnes selon le recensement de 2022, y compris celles nées après les essais atmosphériques. Les besoins médicaux pour ce dernier groupe étaient importants lors de la création du CMS et sont aujourd’hui comblés par les médecins de la subdivision santé des Tuamotu-Gambier. Une équipe se rend en moyenne une à deux fois par mois à l’hôpital de Taravao pour se rapprocher des vétérans de la presqu’île. En outre, l’immense majorité des Polynésiens retournent, pour leur retraite et leurs vieux jours, dans leurs îles de naissance. Il est donc rapidement apparu comme indispensable d’étendre les missions du CMS vers les autres îles des cinq archipels. L’État met à disposition quatre personnes présentes affectées exclusivement au CMS : deux médecins, une infirmière et un secrétaire médical, et en assume le coût. Ainsi, le matériel médical, les consommables médicaux et les moyens informatiques, mais aussi les déplacements et les missions dans les îles sont pris en charge par l’État. Les locaux, les coûts d’infrastructure de l’infirmerie de Papeete et les éventuels personnels de renfort sont pris en charge par la direction de la santé de Polynésie. Le CMS relève pour ces missions de l’autorité de la direction de la santé polynésienne (DSP). À ce titre, il rend compte régulièrement de ses travaux à la directrice de la santé, par l’intermédiaire de rapports mensuels et annuels d’activité. Après dix-huit ans d’existence, le CMS suit aujourd’hui 3 340 patients au total, répartis en 2 693 anciens travailleurs et 647 habitants des quatre îles précédemment citées, dont 502 étaient nés avant ou pendant la période des essais aériens. La moyenne d’âge de la cohorte est de 69 ans. En 2024, le CMS a réalisé près de 1 000 visites de suivi soit presque autant qu’en 2023 alors qu’une grande partie de son activité a été consacrée à l’informatisation des dossiers « papiers » dans le nouveau « dossier patient informatisé » de la DSP. Pour aller à la rencontre de ces patients, le CMS a effectué dix-neuf missions dans les cinq archipels et visité vingt-trois îles et atolls ; 76 % de son activité de suivi a lieu lors de ces missions. |
Source : compte rendu de l’audition de Julien PONTIS, 12 février 2025.
Malgré une activité croissante, le CMS se heurte encore à un défaut de visibilité et à un manque de moyens. Ces difficultés l’empêchent d’accomplir pleinement ses missions à l’égard des 7 000 à 8 000 personnes encore susceptibles de faire l’objet d’un suivi médical, ce qui n’est le cas que pour 3 340 d’entre elles à ce jour ([501]). Une enquête récemment réalisée au sein du service de gastro-entérologie du centre hospitalier de la Polynésie française (CHPF) a ainsi « permis de révéler que certains des malades qui y sont soignés pour le cancer du côlon ou le cancer du foie ne savaient pas qu’ils avaient le droit à un suivi médical gratuit auprès du CMS, alors même qu’il s’agissait d’anciens travailleurs CEP ». ([502])
À la lumière de la sensibilité des enjeux sanitaires dont découle la nécessité de garantir une prise en charge optimale des pathologies cancéreuses en Polynésie française ([503]), il semble donc indispensable d’accroître la médiatisation de l’action du CMS mais surtout de croiser sa base de données, en particulier sur les anciens travailleurs de Moruroa avec la base de données de l’ICPF comportant la liste des cancers avérés en Polynésie française afin de conduire une étude épidémiologique ciblée sur la population qui ressortirait de cette base ([504]). Il s’agit aussi de renforcer les moyens humains et financiers dont il dispose pour remplir efficacement son rôle, conformément aux objectifs que lui assigne la convention État – Pays.
Recommandation n° 7 : Accélérer, par une convention si nécessaire, le croisement des données détenues par l’Institut du Cancer de la Polynésie française (ICPF) et du Centre médical de suivi des anciens travailleurs du CEP (CMS) dans le cadre du prochain « Plan Cancer » que la Polynésie française adoptera.
Malgré les réels progrès de la surveillance médicale constatés en Polynésie, l’analyse de la situation sanitaire s’agissant du recensement des pathologies cancéreuses demeure complexe à ce jour. Florent de Vathaire souligne ainsi qu’il « est très difficile de savoir ce qui se passe en Polynésie française. Les derniers chiffres du registre d’incidence des cancers en Polynésie, qui sont publics, indiquent plutôt une baisse de l’incidence des cancers de la thyroïde, désormais comparable à celle des États-Unis. Affirmer qu’il existe une augmentation globale de l’incidence des cancers en Polynésie française est, pour l’instant, incertain et probablement incorrect ». ([505])
La difficulté d’appréhender l’évolution des cas de cancers au sein de la population polynésienne se double de débats légitimes quant à leur éventuelle origine radio-induite, ce qui interroge directement les conséquences sanitaires des retombées radioactives liées aux essais nucléaires.
B. Les controverses entourant les effets des retombées radioactives sur le développement des maladies radio-induites
Les études scientifiques contemporaines ne permettent pas de démontrer avec certitude l’existence d’un lien de causalité entre l’exposition à la radioactivité et l’apparition de cancers. Ces difficultés complexifient l’évaluation des conséquences sanitaires des essais nucléaires menés en Polynésie française. À rebours des multiples témoignages portés à la connaissance de la commission d’enquête, les études médicales disponibles, bien qu’attestant d’un âge d’incidence de 10 ans moindre par rapport à l’Hexagone, ne montrent pas un surcroît de morbidité ([506]) ou de mortalité ([507]) des vétérans du CEP et de la population polynésienne dû aux effets des rayonnements ionisants, ni leurs possibles effets transgénérationnels.
1. L’impossibilité de prouver une causalité entre l’exposition à de faibles doses de rayonnements ionisants et l’apparition de pathologies potentiellement radio-induites
En l’état des connaissances scientifiques, l’évaluation des risques sanitaires provoqués par les retombées radioactives apparaît imprécise, tant au regard de la pluralité de causes susceptibles d’engendrer des pathologies cancéreuses que de la délicate prise en compte de facteurs spécifiquement liés à un environnement ou à une population donnée.
a. L’appréhension complexe des risques sanitaires inhérents à la radioactivité
Selon l’ASNR, la relation entre l’exposition aux rayonnements ionisants et l’apparition d’une pathologie cancéreuse prend la forme d’une « droite linéaire sans seuil ». En d’autres termes, plus l’exposition est forte, plus les risques de développer un cancer augmentent, sans qu’il ne soit possible de quantifier précisément cette probabilité. Si le seuil de 100 mSv par an est aujourd’hui retenu pour déterminer les doses susceptibles de donner lieu à des effets cancérigènes avérés, il n’existerait pas de seuil d’innocuité en dessous duquel le risque cancérigène serait nul. Face à ces incertitudes, des limites réglementaires d’exposition et des ordres de grandeur applicables à divers examens radiologiques ont été progressivement définis par les pouvoirs publics.
Limites réglementaires et ordres de grandeur applicables à l’exposition des travailleurs et du public aux rayonnements ionisants en millisievert
Source : ASNR, https://www.irsn.fr/savoir-comprendre/sante/consequences-rayonnements-ionisants
L’ASNR confirme ainsi que « les connaissances scientifiques actuelles ne permettent pas de déterminer un seuil, ni de rejeter son existence avec certitude en dessous de quelques dizaines de mSv ». ([508])
L’INSERM partage cette analyse : « Quels que soient les types de cancer radio-induits, les études épidémiologiques récentes suggèrent une relation dose-réponse sans seuil. Si l’on retient cette hypothèse, toute dose, même minime, est porteuse d’excès de risque. Les recommandations de gestion du risque radiologique par la Commission internationale de protection radiologique sont fondées sur ce principe. Le jeune âge à l’irradiation majore le risque de cancer » ([509]).
Bien que débattue à l’échelle internationale ([510]), l’absence de seuil d’innocuité a encore été rappelée par l’IRSN dans une étude publiée à l’automne 2023 qui considère que « les résultats actuels, en radiobiologie ou en épidémiologie, ne démontrent pas l’existence d’un seuil de dose en dessous duquel le risque de cancer associé aux rayonnements serait nul. Des incertitudes persistent mais un tel seuil de dose, s’il existe, ne pourrait être supérieur à quelques dizaines de milligray ([511]) ». ([512]) Jean Christophe Niel, alors directeur général de l’IRSN, décrit la difficulté qu’éprouve actuellement la recherche scientifique à objectiver la relation de causalité entre la dose reçue et la pathologie ultérieurement développée : « L’outil épidémiologique – regarder, de façon très contrôlée, un groupe de personnes pour essayer d’établir un lien entre la dose qu’elles reçoivent et les pathologies qu’elles développent – a du mal à faire la démonstration d’un effet si la dose est faible. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’effet : ce n’est pas parce qu’on ne le voit pas qu’il n’existe pas. En revanche, on peut dire qu’il est faible (…) Le système de gestion international est fondé sur cette idée que plus la dose est faible, plus l’effet l’est aussi, mais que toute dose engendre effet ».
Ce consensus scientifique implique que des doses annuelles considérées par l’ASNR comme « faibles » (c’est-à-dire inférieures à plusieurs dizaines de millisieverts) et a fortiori « très faibles » (c’est-à-dire de l’ordre de quelques millisieverts) « ne permettent pas à ce jour de détecter une augmentation du risque de cancer ». ([513])
Conformément au principe d’une droite linéaire sans seuil, l’ASNR estime qu’un calcul de « probabilité de causalité » peut être réalisé : « (…) en utilisant les taux de base de cancer de la population française métropolitaine, on peut conclure que la grande majorité (plus de 99 %) des cancers survenant dans une population exposée à une dose de l’ordre de 1 mSv n’est pas attribuable à l’exposition aux rayonnements ionisants ». ([514])
Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé de ce qui était alors l’IRSN, estime que le risque cancérigène répond à une logique de progressivité, tout en nuançant cette affirmation s’agissant des faibles doses : « […] on ne peut pas l’observer dans des études épidémiologiques pour des doses qui sont très faibles. On ne peut pas aujourd’hui confirmer ce fait, on suppose que c’est le cas ». ([515])
Les études menées par l’INSERM sur l’apparition de cancers de la thyroïde à la suite des retombées radioactives dues aux essais nucléaires en Polynésie française sont parvenues à démontrer cette relation causale, ainsi que le confirme le professeur Florent de Vathaire : « Notre première étude a conclu à un rôle faible, mais significatif des retombées nucléaires dans le risque d’apparition de cancer de la thyroïde. Nous avons communiqué ces résultats en 2006 et publié l’article correspondant en 2010. Plus tard, à notre demande, l’Académie des sciences a obtenu le déclassement des rapports originaux des services internes de radioprotection, à la suite duquel nous avons mené une nouvelle étude, en procédant à une seconde dosimétrie de la première étude en en améliorant considérablement la méthode, cette fois à partir des données brutes. Les résultats ont été publiés dans le JAMA Network Open, confirmant ainsi notre premier constat, à savoir un nombre faible, mais significatif de cancers de la thyroïde attribuables aux essais nucléaires ». ([516])
En outre, la question d’un lien, certes encore à l’étude, entre l’exposition aux rayonnements ionisants et le développement de maladies cardiovasculaires a déjà pu être identifiée par la littérature scientifique selon l’INSERM :
« Des études portant sur des populations diverses ([517]) concluent à un risque de maladie cardiovasculaire associé à l’exposition aux radiations ionisantes […] L’association entre l’exposition aux radiations ionisantes et les maladies cardiovasculaires est moins bien établie que pour le cancer car les mécanismes biologiques ne sont pas encore bien compris, en particulier pour les faibles doses.
« Dans les cohortes précitées, il existe une association entre les faibles doses et les faibles débits de doses de rayonnements ionisants et le risque de cardiopathie ischémique ([518]). Pour les autres atteintes cardiovasculaires (telles que l’accident vasculaire cérébral), l’association est moins certaine.
« Les estimations d’excès de risque de décès suite à l’exposition aux rayonnements ionisants pour les maladies cardiovasculaires sont très voisines de celles obtenues pour les cancers. Les données disponibles à l’heure actuelle ne permettent pas de trancher quant à l’existence ou non d’un seuil pour la survenue des maladies cardiovasculaires ». ([519])
Les progrès de la radioprotection depuis le milieu du XXème siècle ont permis d’objectiver la hausse du risque de développer un cancer dès lors que l’exposition à des rayonnements ionisants est évaluée à au moins 100 mSv par an, comme a également pu le souligner Dominique Laurier : « […] on peut aujourd’hui démontrer une augmentation du risque de certains cancers à des niveaux d’exposition de l’ordre de 100 millisieverts […] Ce seuil de 100 millisieverts est issu d’une sorte de guide international qui hiérarchise les différents niveaux d’exposition. On considère qu’au-delà de 1 gray ([520]) la personne a absorbé une forte dose, liée soit à une exposition accidentelle, soit à une irradiation thérapeutique destinée à tuer des cellules ». ([521])
L’ASNR précise que ces avancées scientifiques ont conduit l’ensemble des pouvoirs publics à abaisser les limites réglementaires d’exposition applicables aux travailleurs et au public, dans un objectif de prévention des risques sanitaires :
« Dans les années 1950, seuls les effets des expositions à de fortes doses étaient connus et la radioprotection portait uniquement sur l’exposition des travailleurs (personnels médicaux essentiellement). L’élargissement des recommandations de radioprotection au public est apparu en 1954. À cette date, les niveaux de dose admissible recommandés étaient de l’ordre de 150 mSv par an pour les travailleurs et de 15 mSv par an pour le public. En 1966, l’existence d’un risque de cancer induit par les rayonnements ionisants n’était démontrée que pour des doses supérieures à 1 000 mSv.
« Néanmoins, dans un but de protection, la Commission internationale de Protection Radiologique (CIPR) a introduit la notion de modèle linéaire sans seuil, supposant une persistance du risque à des doses plus faibles, proportionnellement à la dose reçue. À cette date, les limites de dose recommandées en radioprotection étaient de 50 mSv par an pour les travailleurs et de 5 mSv par an pour le public. Au début des années 1990, l’existence d’un risque de cancer induit par les rayonnements ionisants est reconnue pour des niveaux de doses de quelques centaines de mSv. En 1991, les limites de dose recommandées par la CIPR ont été abaissées à 20 mSv par an pour les travailleurs et à 1 mSv par an pour le public ». ([522])
Outre les incertitudes persistantes relatives aux conséquences de l’exposition aux rayonnements ionisants (dès lors que celle-ci n’excède pas plusieurs dizaines de mSv par an), l’origine radio-induite des cancers demeure encore aujourd’hui extrêmement difficile, sinon impossible, à démontrer ou à écarter.
b. L’incapacité scientifique d’isoler et de quantifier l’incidence des différentes causes des cancers
À ce jour, la recherche médicale ne parvient pas à identifier la cause radio-induite d’une pathologie cancéreuse, en raison de la multiplicité des facteurs susceptibles de l’engendrer. Bruno Chareyron reconnaît en effet « l’extrême difficulté d’établir un lien direct entre une pathologie, même reconnue comme pouvant être radio-induite, et une exposition à la radioactivité. À l’échelle individuelle, la démonstration d’un lien s’avère pratiquement impossible ». ([523]) Si des progrès semblent envisageables, aucune avancée concrète n’a été obtenue en la matière, ce que précise Florent de Vathaire : « Tous les quatre à cinq ans, un espoir émerge quant à la découverte d’un biomarqueur pour les cancers radio-induits, mais il s’évanouit rapidement. Malgré de nombreuses publications dans des revues comme Science ou celle de l’Académie nationale des sciences aux États-Unis, à ce jour aucun marqueur ne permet de déterminer si un cancer quel qu’il soit est radio-induit. Actuellement, quelques espoirs reposent sur les miRNA (ou micro-ARN) dont on a entendu parler dans le contexte du covid. D’autres espoirs reposent sur l’épigénétique, mais ils concernent davantage les biomarqueurs d’exposition, indépendamment de la présence d’une pathologie ». ([524])
Cette incapacité à identifier le fondement radio-induit de la maladie contraste avec la possibilité de déterminer avec certitude la cause de pathologies provoquées par l’exposition à l’amiante. Comme le souligne le docteur Patrice Baert, « le cas de l’amiante n’est pas comparable, dans la mesure où le mésothéliome pleural, les plaques d’asbestose sont le signe d’une exposition à l’amiante : leur présence établit un lien direct avec l’exposition. Or […] il est impossible à ce jour de distinguer un cancer radio-induit d’un cancer qui ne l’est pas » ([525]). Les études récentes rappellent le caractère multifactoriel des cancers, dont 41 % ([526]) sont considérés comme ayant été causés par des facteurs de risques dits « modifiables » notamment liés au tabagisme, à l’alcool ou à l’alimentation. ([527])
Dans son rapport publié en 2020, l’INSERM précise que ces facteurs de risques n’épargnent pas la population polynésienne au regard de l’évolution de son mode de vie et de certains paramètres démographiques depuis les années 1960.
L’exposition de la population polynésienne aux facteurs de risques cancérigènes La population de la Polynésie française a plus que triplé depuis les années 1960 et a beaucoup vieilli, passant d’un âge médian de 18 à 31 ans. Cette population reste pourtant jeune par rapport à celle de la métropole. Au fil des années, la natalité a nettement baissé, l’espérance de vie à la naissance a fortement augmenté mais reste inférieure à celle de la métropole, de la Réunion et de la Guadeloupe. La mortalité a beaucoup diminué jusque dans les années 1990, pour ensuite se stabiliser. Des modifications rapides du mode de vie ont notamment résulté de l’installation du CEP en 1962. Certains facteurs de risque de maladies chroniques directement associés aux modes de vie présentent un niveau élevé en Polynésie française. Il est estimé qu’environ 40 % des plus de 18 ans sont fumeurs. Ce pourcentage est supérieur chez les femmes et chez les jeunes. Par ailleurs, la prévalence du tabagisme a augmenté entre 1995 et 2010 et est plus élevée qu’en métropole ; comparée aux autres pays du Pacifique, cette prévalence est parmi les plus hautes pour les femmes. La consommation d’alcool, tout comme en France métropolitaine, est très importante, y compris chez les femmes. Elle est parmi les plus élevées de la zone Pacifique, tout en étant inférieure à celle de la Nouvelle-Calédonie. Une majorité des Polynésiens (59 %) ont un niveau élevé d’activité physique [...] l’alimentation traditionnelle a été rapidement remplacée par une alimentation importée et transformée, laquelle représentait 90 % de la nourriture disponible en 2009. La consommation d’aliments gras et de protéines animales a beaucoup augmenté, tandis que les Polynésiens consomment assez peu de fruits et légumes, en raison de leur faible disponibilité et de leur prix élevé. Le surpoids et l’obésité, notamment chez les enfants, constituent actuellement un problème de santé publique, même si le niveau atteint reste inférieur à celui des autres îles du Pacifique. |
Source : INSERM, Essais nucléaires et santé : conséquences en Polynésie française, synthèse et recommandations, 2020, pp. 9-10.
Teanini Tematahotoa, médecin et directrice de l’Institut du cancer de Polynésie française (ICPF) rappelle également la prévalence significative de ces facteurs de risques au sein de la population polynésienne : « Nous connaissons un très fort tabagisme, en particulier chez les femmes, induisant de très nombreux cancers du poumon. L’obésité est également un facteur de risque de cancer, notamment des cancers de l’utérus (nous avons le taux de ce type de cancers le plus important au monde). Il ne faut absolument pas nier le facteur de risque lié aux essais nucléaires, mais il importe de ne pas oublier les autres facteurs de risque, en particulier ceux sur lesquels nous pouvons agir […] Plus globalement, la tendance mondiale est celle d’une augmentation du nombre de cancers et la Polynésie française, pas plus qu’un autre territoire, n’est épargnée ». ([528])
Pour autant, l’impossibilité de prouver l’origine radio-induite d’un cancer suscite des frustrations compréhensibles parmi les malades et leurs proches, dès lors que les facteurs de risques modifiables n’ont vraisemblablement aucun lien avec l’apparition de la maladie. À titre illustratif, Me Thibaud Millet, avocat à Papeete, évoque ainsi le cas d’un membre de sa famille :
« Mon beau-père est décédé d’un cancer de la langue, qui survient en raison du contact de la langue avec une substance cancérogène, par exemple, l’alcool et le tabac. Dans un certificat médical, un médecin militaire avait estimé qu’il y avait de fortes probabilités que ce cancer soit lié à un contact avec des substances présentes dans le lagon, sachant que mon beau-père ne fumait pas ni ne consommait d’alcool ». ([529])
Si sa généralisation serait bien sûr abusive, cet exemple illustre cependant les doutes croissants exprimés par les Polynésiens sur la cause des cancers qui ont pu affecter une partie de la population depuis l’organisation des essais nucléaires. Par ailleurs, outre l’évidente plurifactorialité de ces pathologies, des interrogations émergent quant à la prise en compte de spécificités environnementales et génétiques propres aux îles et à la population polynésienne.
c. Le génome polynésien : un paramètre de la radio-sensibilité ?
Au-delà des facteurs de risques précités, l’apparition de cancers au sein d’une population peut également dépendre de spécificités qui lui sont propres et de caractéristiques liées à l’environnement dans lequel elle évolue.
D’une part, la radioactivité naturelle ([530]) des archipels polynésiens présente un niveau nettement plus faible que la moyenne constatée en France métropolitaine. Selon les données communiquées lors de son audition ([531]) par Géraldine Pina, médecin et commissaire au sein du collège de l’ASNR, l’exposition des Polynésiens à la radioactivité naturelle s’élève à 1,4 mSv par an, c’est-à-dire deux fois moins que celle observée sur le territoire hexagonal, qui est environ de 3 mSv par an.
Bruno Chareyron confirme l’ampleur de ces différences : « […] il est exact qu’en Polynésie française, notamment sur les atolls coralliens, le niveau de radioactivité naturelle est extrêmement faible comparé à celui mesuré en France métropolitaine, en particulier dans le Massif central ou en Bretagne. Le niveau de rayonnement tellurique y est par exemple dix fois plus faible que dans le Limousin ». ([532])
D’autre part, la radiosensibilité des Polynésiens, qui peut se définir comme la réception par les cellules et tissus d’un organisme de l’effet des rayonnements ionisants, suscite actuellement de véritables questionnements scientifiques, ainsi que le précise Florent de Vathaire : « Il existe effectivement une suspicion quant à l’existence d’une plus grande radiosensibilité de la population polynésienne en raison de certaines caractéristiques génétiques. Deux études sont en cours de réalisation sur ces données génétiques, l’une par l’Institut Pasteur et l’autre par la société américaine Variant Bio ([533]). Si ces données sont suffisamment détaillées, nous pourrions les utiliser pour qualifier la radiosensibilité des populations » ([534]). Ces études sont à l’état de projets.
Le professeur Florent de Vathaire esquisse plusieurs pistes relatives aux particularités génétiques de la population polynésienne susceptibles d’expliquer, le cas échéant, sa plus grande radiosensibilité : « Il existe chez les Polynésiens de nombreuses combinaisons génétiques que l’on ne retrouve dans aucune autre population (…) Il est important de noter que les mécanismes de sélection, qui opèrent de manière constante dans les autres populations, sont probablement moins marqués et il est possible que les Polynésiens soient davantage radiosensibles que la population générale ». ([535])
Les populations des archipels polynésiens se sont ainsi « développées à partir d’un petit nombre d’individus et malgré les nombreux métissages depuis 200 ans, elles conservent des combinaisons génétiques uniques. Même en y incluant les métis et les non-Polynésiens, cette population reste génétiquement distincte ». ([536])
Selon les affirmations de médecins militaires citées par le professeur Renaud Meltz lors de son audition, il en résulte une éventualité selon laquelle « les populations polynésiennes avaient des prédispositions génétiques à développer des cancers suite à l’exposition aux radionucléides ou à des rayonnements ionisants ». ([537])
Dès lors, la combinaison d’une faible radioactivité naturelle et d’une plus forte radiosensibilité des Polynésiens ne doit pas être exclue. Elle aurait potentiellement pour conséquence de rendre plus vulnérable la population polynésienne aux effets des retombées radioactives consécutives aux essais nucléaires, celle-ci n’étant pas habituée ([538]), d’après Bruno Chareyron, « à supporter une certaine radioactivité, au contraire des populations vivant depuis de nombreuses générations sur des lieux où la radioactivité est naturellement plus élevée ». ([539])
Compte tenu, d’une part, des mensonges et dissimulations de la période des essais nucléaires, d’autre part, des incertitudes entourant l’imputabilité des essais dans l’avènement de maladies potentiellement radio-induites, la Polynésie est progressivement devenue le théâtre d’une confrontation entre un « discours officiel » réfutant ou nuançant systématiquement l’idée d’un problème sanitaire lié aux essais et un doute systématiquement apposé, par une partie de la population, sur les communications scientifiques tentant de faire la lumière sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires.
2. Des discours hermétiques : la perspective officielle, les recherches indépendantes et les témoignages
À rebours des témoignages recueillis dès le début de la campagne d’essais et portés à la connaissance de la commission d’enquête, les données médicales actuellement disponibles n’attestent pas de surincidence globale de cancers ni de surmortalité liée à ces pathologies au sein des vétérans du CEP ou de la population polynésienne. Ce discours est pourtant inaudible pour une part importante de la population polynésienne. D’autre part, une peur diffuse s’est emparée de certains Polynésiens et s’est exprimée de nombreuses fois auprès de la commission d’enquête quant à l’existence d’effets transgénérationnels induits par les retombées radiologiques des essais atmosphériques, alors qu’il n’est pas possible, à ce stade, de confirmer ce type d’effets et que certains médecins réfutent.
Le docteur Patrice Baert a ainsi clairement affirmé qu’au terme des recherches qu’il avait pu conduire sur ce sujet, il avait « découvert que ce qui était présenté comme une catastrophe sanitaire n’était corroboré par aucune des études épidémiologiques qui ont été réalisées, par aucune donnée du registre des cancers, ni aucune production scientifique digne de ce nom. Pire, j’ai découvert que les chiffres sur les incidences des leucémies et des cancers de la thyroïde polynésiens figurant dans le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée de la Polynésie française sur les conséquences des essais nucléaires étaient faux et qu’ils étaient le résultat d’un mélange inapproprié de données épidémiologiques non comparables. » ([540]) Plus prudent sans doute dans sa formulation, Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé au sein de l’ASNR, a également estimé que « dans une population exposée à 1 mSv, la grande majorité des cancers serait attribuable à d'autres causes et surviendrait indépendamment de cette exposition. Parmi 100 cancers, nettement moins de 1 serait attribuable à une exposition à des rayonnements ionisants de 1 mSv. Avec une exposition à 1 mSv, la quasi-totalité des cancers serait là de toute façon […] ». Mais, reconnaissait-il quelques minutes auparavant, « bien que nous ne soyons pas aujourd’hui en mesure d'affirmer qu'un cancer spécifique est dû au rayonnement ionisant plutôt qu'à d'autres facteurs, une augmentation de la fréquence est tout de même observée au sein de ces populations [des populations polynésiennes]. » ([541]) On verra, dans les développements qui suivent que le nombre de cancers liés aux essais peut évidemment être critiqué scientifiquement parlant, une récente tribune, ayant d’ailleurs directement adressé des reproches à l’encontre de notre commission d’enquête alors même qu’elle n’avait pas rendu son rapport, se concluant par les mots suivants : « la très grande majorité des victimes légales ont développé un cancer qui est sans lien avec l'exposition radioactive ». Cette tribune regrette la persistance d’un « sentiment [selon lequel] les essais ont effectivement conduit à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de cancers supplémentaires, alors que les études scientifiques conduisent toutes à des estimations très largement inférieures » ([542]). La commission d’enquête s’est précisément interrogée sur les raisons pour lesquelles, aujourd’hui, malgré l’accumulation d’études venant nourrir des discours rassurants, une partie de la population polynésienne restait dubitative.
Lors du déplacement d’une délégation de la commission d’enquête en Polynésie française, celle-ci a auditionné Virginie Materouru, qui, à la question consistant à savoir si certains de ses proches avaient été malades pendant la période des essais, a révélé l’ampleur des impacts sanitaires sur sa famille dans les termes suivants : « Ma mère a perdu des enfants ; j’ai une sœur qui a eu une méningite, puis une tumeur au cerveau ; puis deux frères également décédés ; ma jeune sœur, qui a un an de moins que moi, a eu un nodule au sein gauche alors qu’elle n’avait que quinze ans ; elle a ensuite eu un lupus toute sa vie ; elle a tout le temps pris des médicaments, a été dialysée, a perdu la vision des couleurs, et est finalement décédée à l’âge de cinquante-et-un ans. Parmi les adultes de ma famille, j’ai un grand-père qui a eu un cancer de la vessie ; mon père a été gravement malade en raison d’un cancer à l’estomac qui a nécessité qu’on l’opère et qu’on le plonge dans le coma pendant cinq mois. » ([543])
Les membres de la commission d’enquête, à commencer par votre rapporteure, entendent les arguments scientifiques. Pour autant, la réalité des morts survenues en Polynésie, le nombre important de cancers (pour certains d’ailleurs assez spécifiques comme le cancer de la thyroïde, dont le taux est plus important en Polynésie qu’en métropole) doivent nous inciter à faire preuve de prudence avant de nier tout lien entre exposition et survenance d’un cancer. Il n’appartient pas à ce rapport de trancher un débat scientifique : tel n’est d’ailleurs pas son objet. Il importe en revanche de prendre en considération tous les éléments en présence afin de se forger une conviction, à défaut d’une certitude scientifique, en vue d’apaiser la situation et les esprits des personnes qui ont une histoire avec celle des essais nucléaires de la France.
a. Le ressenti des témoins ne se retrouve pas dans les statistiques
i. Les données de santé concernant les seuls vétérans du CEP
Les auditions des vétérans du CEP, qu’ils soient d’origine métropolitaine ou polynésienne, dressent une situation sanitaire marquée par la multiplication de pathologies cancéreuses en leur sein. Malgré l’absence d’éléments probatoires incontestables, leur exposition directe et prolongée aux retombées radioactives issues des tirs atmosphériques est considérée comme la cause principale de l’apparition des cancers dont certains d’entre eux ont été atteints, souvent plusieurs années voire décennies après leur départ du CEP.
Un travail de recensement de ces pathologies parmi les vétérans a été mené par l’AVEN dès sa création en 2001, en lien avec les associations « 13 février 1960 », fondée en Algérie à la suite de la campagne de tirs au Sahara, et Moruroa e Tatou. Voici les termes en lesquels Françoise Grellier, présidente de l’AVEN, détaille la démarche alors entreprise : « Le docteur Valatx ([544]) a […] lancé un questionnaire de santé aux vétérans. Il a reçu 1 800 réponses, et a constaté que les vétérans ayant séjourné sur les sites des essais nucléaires présentent un pourcentage de sujets malades plus élevé que la moyenne de la population française ». ([545])
L’AVEN précise ([546]) que l’étude réalisée sur une cohorte de 1 800 vétérans par le docteur Valatx conclut que 73 % de ceux qui ont participé à la réalisation des essais atmosphériques ont développé un cancer, soit le double de la proportion observée au sein de la population française. Selon cette enquête, les cas de cancers du sang s’avèrent 25 fois supérieurs à la moyenne.
Recruté comme plongeur à Moruroa dès 1966, Daniel Palacz témoigne également du surcroît de décès dus à des cancers parmi ses anciens collègues, malgré l’absence apparente d’autres facteurs de risques : « La plupart des plongeurs étaient des gens sérieux – certains étaient diacres. La plupart ne consommaient pas d’alcool et ne fumaient pas et quelques années après, ils sont morts de cancers de la gorge, de cancers du foie, même pas à 38 ans. Je crois que sur la vingtaine de plongeurs qu’on était, on doit rester deux ou trois en vie ». ([547])
Face aux soupçons d’une « épidémie » de cancers parmi les vétérans du CEP et à la nécessité d’objectiver la situation, le ministère des armées a confié à la société « Sépia-Santé », bureau d’études indépendant en épidémiologie, biostatistiques et santé-environnement, la mission de réaliser deux études de mortalité et de morbidité sur une large cohorte de vétérans, pour la période allant de 1966 à 2015. ([548])
La première étude ([549]) analyse la mortalité de 26 514 vétérans ayant travaillé au CEP entre 1966 et 1996 et dont les résultats de surveillance dosimétrique étaient disponibles ([550]). La seconde enquête ([551]) analyse la morbidité de 18 891 vétérans encore vivants au 1er janvier 2003.
Présentées par le ministère des Armées comme n’ayant fait l’objet d’aucune contestation par les associations d’anciens combattants ([552]), les conclusions de ces deux études actualisées en 2020 par l’Observatoire de la santé des vétérans (OSV) du ministère des armées démentent les craintes et ressentis précédemment exprimés. Elles font ainsi apparaître une sous-mortalité des vétérans due à un cancer par rapport à la population générale de même sexe et de même âge. S’agissant de la morbidité, l’incidence d’affections de longue durée (ALD) de nature cancéreuse présente un niveau globalement comparable à celle constatée au sein de la population générale, en dépit de disparités relatives à certains types de cancer. ([553])
Résumé des études « Sépia-Santé », actualisées en 2020,
relatives à la mortalité et à la morbidité
des anciens travailleurs du CEP entre 1966 et 1996
Source : synthèse publiée par l’Observatoire de la santé des vétérans (OSV) du ministère des armées : https://archives.defense.gouv.fr/content/download/611966/10248722/synth%c3%a8se%20Etudes%20%c3%a9pid%c3%a9miologique%20cohorte%20v%c3%a9t%c3%a9rans%20de%20Polyn%c3%a9sie%20fran%c3%a7aise.pdf
Appelé à commenter les conclusions de ces études, Gabriel Bédubourg, médecin chef et délégué de l’Observatoire de la santé des militaires et des vétérans (OSMV) ([554]), estime que « les résultats principaux sont […] rassurants puisqu’aucune surmortalité ou surmorbidité des personnels concernés n’ont été mises en évidence » ([555]). Il insiste plus particulièrement sur la détection d’une « sous-mortalité significative par rapport à la population française de même âge et de même sexe » et d’une « légère sous-morbidité mais non significative statistiquement et sans lien avec l’exposition [aux effets des rayonnements ionisants] ». ([556])
Le docteur Patrice Baert observe pour sa part que l’incidence de cancers « représente ici environ un tiers des vétérans, ce qui correspond en fait à la probabilité statistique théorique d’un individu de développer un cancer durant sa vie […] connue et admise par toute la communauté scientifique et médicale » ([557]). Il souligne également l’évolution à la hausse de l’incidence de cancers au sein de la population générale : « cette probabilité aurait même tendance à augmenter pour les individus nés après 1960, puisqu’elle passerait de 38,5 % pour les hommes nés en 1930 à 53,5 % pour ceux nés en 1960. Pour les femmes, ce risque aurait augmenté de 36,7 % à 47,5 % sur la même période ». ([558])
Si les études « Sépia-Santé » apportent un éclairage utile à la recherche de la vérité, elles se heurtent cependant à des difficultés méthodologiques qu’admet l’OMSV lui-même. Bien que significative, la cohorte de vétérans analysée en l’espèce reste parcellaire : elle représente moins de la moitié du nombre total des employés du CEP ([559]) en ce qui concerne l’analyse de la mortalité, et seulement un tiers d’entre eux s’agissant de l’étude consacrée à la morbidité. L’exclusion des travailleurs n’ayant pas fait l’objet d’une surveillance dosimétrique (soit la majorité des vétérans à compter de 1969) ainsi que du personnel du CEA et des ouvriers polynésiens recrutés par les entreprises sous-traitantes, fragilise inévitablement la portée de ces études ([560]). Florence Mury, docteure en géographie, estime légitime de « s’interroger sur la représentativité de cet échantillon par rapport à l’ensemble de la population exposée parmi les travailleurs du CEP ». ([561]) Surtout, la comparaison entre les vétérans et la population générale souffre d’un biais habituellement constaté dans les études épidémiologiques relatives à « l’effet du travailleur sain ». Largement documentée, l’existence de ce biais est pleinement reconnue par Gabriel Bédubourg, médecin chef, délégué de l'Observatoire de la santé des militaires et des vétérans, qui rappela que : « L’effet du travailleur sain est un biais bien connu dans les études épidémiologiques en santé au travail. Il part du constat que les personnes malades ou affaiblies ont moins de chances d’accéder à l’emploi ou de travailler. Par conséquent, les études menées sur des populations de travailleurs concernent généralement des personnes en meilleure santé que la population générale. Les militaires bénéficient d’un suivi médical déterminant leur aptitude à servir et à occuper des emplois spécifiques. Les études Sépia ont été menées sur une population de vétérans ayant été sélectionnée médicalement, avec un état de santé initialement meilleur. Cette population conserve cet avantage de santé pendant un certain temps avant de rejoindre progressivement, avec le vieillissement, l’état de santé de la population générale ». ([562])
Sans la remettre totalement en cause, ces limites relativisent donc la fiabilité des études « Sépia-Santé » dont les résultats sont pourtant régulièrement avancés par les pouvoirs publics afin d’évacuer les témoignages des vétérans et de leurs proches.
ii. Les données de santé relatives à l’ensemble de population polynésienne
À l’instar des témoignages des vétérans du CEP, la population polynésienne a également fait part de ses interrogations et de son désarroi quant aux possibles conséquences des essais nucléaires sur la santé des habitants. Comme on l’a déjà signalé, l’accumulation de coïncidences, voire de récurrences, a conduit de nombreux Polynésiens à émettre des doutes sur la véracité d’un « discours officiel » réfutant toute surincidence de cancers recensés dans les îles depuis la réalisation des essais nucléaires. La « culture du secret » précédemment analysée est alors perçue comme un indice, parmi d’autres, de l’existence d’un scandale sanitaire que les autorités auraient vainement cherché à dissimuler.
À titre d’exemple, Régis Gooding relate sa propre expérience de magasinier au sein d’une entreprise sous-traitante du CEA à Moruroa : « Je n’ai pas été malade après ces tirs, mais j’ai vu un ami qui a été atteint parce qu’il a consommé du poisson, ce qui était interdit. Les Polynésiens sont friands de poissons du lagon. En mangeant ce poisson, il est devenu malade et sa peau se détachait. Il a été admis à l’infirmerie et après plus personne n’a eu de ses nouvelles. On n’a rien su » ([563]) .
De façon toute aussi troublante, Jacqueline Golaz, institutrice sur l’archipel des Gambier entre 1966 et 1967, évoque un épisode assez singulier qui lui est arrivé à l’issue des premiers essais nucléaires de l’été 1966 et qui reste encore aujourd’hui inscrit dans la mémoire collective : « Je me suis rendu compte qu’il y avait des enfants qui étaient malades, car je tenais un cahier où j’inscrivais tous ceux qui passaient voir l’infirmer M. Durand et ce qu’ils avaient : il y avait la diarrhée, ils vomissaient. Je me rappelle bien, il y avait un vieux papa qui est venu me dire : “ Mais regardez, ma fille, elle perd ses cheveux ! ” alors j’ai écrit sur le cahier à M. Durand que certains élèves perdaient leurs cheveux. Je consignais tout dedans, parce que je voulais voir le progrès de la santé de mes enfants. Mais depuis l’arrivée des militaires, ça a changé. Un matin, les élèves me préviennent : “ Madame, madame, il y a trois officiers qui sont là ”. “ Ah ”. Ils me demandent : “ Madame, il paraît que vous avez un cahier du dispensaire ”. “ Oui, oui ! ” – “ Est-ce qu’on peut voir le cahier ? ” Alors moi, je pensais toujours que c’est à cause des bobos, des dents et des autres choses… Et ils m’ont pris mon cahier du dispensaire. Et on a continué à faire classe. Jusqu’au moment où j’entends klaxonner et le bateau qui passait devant ma classe… “ Mon cahier du dispensaire, ils ne l’ont pas ramené ! ” C’était le bateau qui repartait avec mon cahier du dispensaire. Mon cahier n’est jamais revenu. Mais pour moi, ce n’était pas grave, je prenais un autre cahier. Mais maintenant, des années après, j’ai compris l’importance de ce cahier. Eh bien, on a été bafoués. On ne nous a jamais dit qu’il y avait quelque chose qui allait arriver sur les Gambier ». ([564])
Interrogée sur la disparition de ce cahier, le docteur Anne-Marie Jalady, cheffe de la DSCEN, a indiqué que les recherches mises en œuvre pour retrouver ce document n’avaient pas abouti : « Nous avons entendu parler de ce cahier à l’occasion de votre commission d’enquête. J’ai demandé à mon archiviste de le rechercher, mais elle ne l’a pas trouvé. La même demande a été réalisée auprès du CEA, pour le même résultat ». ([565]) Sur ce point, le Docteur Baert avait lui aussi repéré l’existence du cahier et donné des pistes semblant indiquer qu’il existait encore : « En parlant avec Raymond Bagnis, décédé depuis, j’ai appris qu’il avait récupéré ce carnet en 1968 ou 1969, alors qu’il était allé à Mangareva avec toute une équipe pour enquêter sur des flambées de ciguatera. Dans son carnet, l’institutrice avait noté de petites épidémies de diarrhées, mais aussi des lésions cutanées, des rhagades qui, d’après Raymond Bagnis, étaient liées à la ciguatera. Il avait récupéré ce carnet qui représentait une source très intéressante pour connaître le nombre d’enfants atteints et les périodes au cours desquelles ils avaient été touchés. L’un des vétérans, que je suivais, avait fréquenté l’école de Rikitea où l’on servait du poisson (vecteur de la maladie) à la cantine. Ce sont certes des témoignages mais ce n’est pas une preuve factuelle. En tout cas, voilà les éléments que je peux vous apporter » ([566]). Le propos de Baert est intéressant à plusieurs titres, ne serait-ce que pour orienter les recherches de ce carnet, que les membres de la commission n’ont pas réussi à retrouver malgré des demandes répétées auprès du SHD et du CEA. Du point de vue sanitaire, l’interprétation du Docteur Baert tend, en tout cas, à ramener les pathologies rapportées par l’institutrice à la ciguatera, dont il sera plus en détail question dans la partie du rapport dédiée aux conséquences environnementales, excluant par là une interprétation les associant aux rayonnements ionisants. Il demeure que la perte de cheveux, qui plus est chez des enfants, décrite par l’institutrice, ne fait pas partie des symptômes associés à ceux de la ciguatera [567].
Quant au Père Auguste Uebe-Carlson, il résume assez bien le malaise qui saisit désormais une grande partie de la population polynésienne : « […] nous sommes en droit de nous poser des questions. Bien sûr, il y avait des cancers avant et les essais nucléaires n’en sont pas le seul facteur : nous n’avons jamais dit cela, c’est un argument un peu facile avancé par nos opposants. Mais la Polynésie n’avait jamais connu un tel désastre sanitaire avant les essais. Le développement des cancers est si important que toutes les familles polynésiennes sont aujourd’hui touchées, même celles qui vivent dans les environnements les plus sains, loin de la consommation dite moderne ». ([568])
Face à ces récriminations légitimes, la mise en place, au demeurant laborieuse, d’un état des lieux précis et exhaustif des données sanitaires en Polynésie depuis les années 1980 contribue partiellement à répondre aux interrogations et craintes exprimées par la population.
Selon les données d’incidence des cancers en Polynésie publiées par l’ICPF en février 2024 ([569]) puis reprises par le docteur Patrice Baert dans son ouvrage ([570]), une très forte augmentation du nombre annuel de nouveaux cas de cancers a été constatée entre 1985 et 2019. Pour les hommes, 441 nouveaux cas sont ainsi répertoriés en 2019 contre 132 en 1985, soit une augmentation de 233 % en l’espace de 34 ans. Pour les femmes, l’augmentation sur la même période est similaire : 424 nouveaux cas ont été identifiés en 2019, contre 129 en 1985.
Cependant, ces données s’inscrivent dans une tendance générale d’augmentation du nombre de pathologies cancéreuses au sein de la population mondiale. En outre, l’incidence du cancer s’élève en 2016 en Polynésie à 266 cas pour 100 000 personnes chaque année ([571]), contre 274 en France métropolitaine ([572]) en 2018, 280 en Nouvelle-Zélande en 2020 et 294 en Australie en 2016. Par ailleurs, les éléments communiqués par le docteur Julien Pontis à l’issue de son audition font état d’un nombre de 601 patients souffrant d’un cancer parmi la cohorte bénéficiant d’un suivi du CMS, soit 18 % d’entre eux. Cette proportion n’est pas jugée « alarmante » compte tenu de l’âge moyen de la population suivie par le CMS, soit 69 ans.
Par comparaison avec le territoire hexagonal et d’autres États du Pacifique, aucune surincidence de cancers n’est ainsi observée en Polynésie, même si les données disponibles dans d’autres territoires ultramarins présentent des taux d’incidence largement inférieurs. ([573])
En revanche, dans son rapport d’observations définitives portant sur La politique de lutte contre le cancer en Polynésie française, la Cour Territoriale des Comptes indique que : « Selon les données disponibles auprès de l’Institut du cancer de la Polynésie française, au cours de la période 2015-2019, l’âge moyen du diagnostic s’élevait en moyenne à 66 ans chez les hommes et 58 ans chez les femmes. Par comparaison, ces âges moyens s’établissaient respectivement à 68 ans et 67 ans en France hexagonale. La Polynésie française connaît donc un diagnostic plus précoce du cancer » ([574])
Selon Patrice Baert, plusieurs raisons peuvent expliquer la hausse notable des cas de cancers en Polynésie entre 1985 et 2019. D’une part, l’augmentation significative de la population, passant de 160 000 habitants au début des années 1980 à 280 000 habitants au début des années 2020, s’est accompagnée d’une hausse continue de l’espérance de vie ([575]) et d’un vieillissement concomitant de la population ([576]). Ces évolutions démographiques favorisent mécaniquement l’incidence accrue de cancers, qui touchent majoritairement les personnes âgées de plus de 60 ans ([577]). En outre, l’amélioration du dépistage de ces pathologies ([578]) et les progrès récemment accomplis afin de garantir leur recensement constituent également des facteurs susceptibles d’expliciter la situation sanitaire en Polynésie, comme le précise Teanini Tematahotoa, directrice de l’ICPF : « Nous travaillons étroitement avec l’Institut national du cancer (Inca) afin de mettre en place la politique publique de dépistage des cancers en Polynésie. Il existe actuellement un dépistage réalisé pour le cancer du sein par mammographie, réalisé tous les deux ans pour les femmes de 50 à 74 ans. Le cancer du sein représente en effet le premier cancer en Polynésie française avec environ 160 nouveaux cas par an, et la première cause de mortalité chez la femme et par cancer en Polynésie. Le deuxième programme de dépistage concerne le cancer du col de l’utérus par frottis, qui est réalisé tous les trois ans chez toutes les femmes de 25 à 65 ans. Ces deux programmes permettent la prise en charge des examens de dépistage à 100 % et nous menons des campagnes d’amélioration du dépistage puisque seulement 40 % des femmes éligibles sont malheureusement dépistées ». ([579])
Si l’augmentation du nombre de cas de cancers en Polynésie au cours des quatre dernières décennies ne semble présenter aucune « anomalie » susceptible de révéler les conséquences sanitaires des essais nucléaires, certains types de cancers atteignent des niveaux particulièrement élevés. Le rapport publié en 2020 par l’INSERM cible ainsi le cancer de la thyroïde qui présente en Polynésie « l’une des incidences les plus élevées au monde » ([580]), celui de l’utérus et certaines formes de leucémies. Dans son rapport publié en 2023, l’INSERM ne parvient pas à expliquer la ou les causes de cette surincidence et considère que cette problématique doit faire l’objet d’une étude spécifique afin d’analyser « l’ensemble des facteurs de risque (tels que le nombre de grossesses, l’anthropométrie et la prédisposition génétique...) et l’impact de la surveillance diagnostique ». ([581])
La persistance de ces incertitudes, dont l’INSERM détaille les raisons ([582]), justifierait de lancer une vaste étude épidémiologique afin d’analyser les causes de la surincidence avérée de certains cancers au sein de la population polynésienne. Au-delà d’une simple manifestation d’intérêt à l’égard de ces enjeux sanitaires sensibles et d’actualité, ces recherches contribueraient également à analyser l’origine, possiblement radio-induite, de pathologies cancéreuses dont le nombre croissant interpelle légitimement l’ensemble des Polynésiens. Mais il semble évident, compte tenu de la confrontation des discours sur ces questions et l’absence de dialogue qu’ils traduisent que le point de départ d’une telle étude manquerait son objectif si elle ne se donnait pas les conditions de possibilité de voir ses résultats reçus par ceux qui rejettent aujourd’hui tout discours scientifique rassurant. Une méthodologie scientifique rigoureuse mais dénuée d’un travail d’écoute et de co-construction avec les populations polynésiennes et les acteurs qui prennent part aux discours sur les conséquences radiologiques des essais nucléaires manquerait tout simplement son objectif : apporter des éléments propres à rassurer la population en traitant les interrogations légitimes liées au passé mensonger et aux incertitudes scientifiques. Dans ce contexte, associer des acteurs de la recherche internationaux, et en particulier océaniens, serait de nature à engager une telle étude sur un chemin de confiance, propre à réconcilier discours officiels et témoignages individuels.
Les interrogations relatives à l’augmentation du nombre de cancers et à la surincidence de certains d’entre eux au sein de la population polynésienne se conjuguent à des craintes relatives aux possibles effets transgénérationnels de pathologies radio-induites, ce qui, le cas échéant, affecterait durablement l’hérédité familiale.
b. Les craintes non dissipées d’éventuels effets transgénérationnels des maladies radio-induites
i. Les doutes des vétérans et l’étude du pédopsychiatre Christian Sueur
Selon le rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuanui, « l’exposition aux rayonnements ionisants des cellules reproductrices, spermatozoïdes ou ovocytes, peut générer des anomalies génétiques transmises à la descendance. Ce sont des effets héréditaires qui peuvent se matérialiser par des altérations de la structure des chromosomes (aberrations chromosomiques) et / ou des modifications de séquences d’ADN (mutations génétiques). Lorsque ces anomalies sont retrouvées dans les générations suivantes, on parle d’effet transgénérationnel ». ([583])
L’effectivité d’un risque de transmission héréditaire de pathologies radio-induites fait l’objet de nombreux débats, notamment parmi les vétérans susceptibles d’avoir été exposés à de fortes de doses de radioactivité. Françoise Grellier, présidente de l’AVEN, en témoigne : « Nos vétérans s’inquiètent sur la probabilité de contracter un cancer radio-induit. Ils culpabilisent d’avoir pu transmettre une maladie à leurs enfants et petits-enfants ». ([584]) Cette préoccupation de la part des associations de victimes a même poussé Jean-Louis Camuzat, ancien président de l’AVEN, à nous indiquer que son association a déjà « réalisé un recensement des enfants et petits-enfants de vétérans, qui établit qu’un très grand nombre d’entre eux développent des pathologies identiques, des malformations, ou souffrent de retards ». ([585])
Cette démarche fait écho à l’étude menée par le docteur Christian Sueur, psychiatre et responsable de l'unité de pédopsychiatrie du CHPF de 2012 à 2017, et dont les conclusions ont été publiées en janvier 2018. À l’aune de son expérience de praticien, le docteur Christian Sueur a ainsi relevé des anomalies morphologiques ou des retards mentaux chez de nombreux enfants examinés pour des troubles envahissants du développement (TED), notamment originaires des îles Tuamotu-Gambier.
Le rapport du pédopsychiatre Christian Sueur Un nombre considérable de situations cliniques associant un TED accompagné d’anomalies morphologiques ou de retard mental a été identifié grâce aux consultations réalisées au sein des 27 centres médico-psychologiques situés dans les cinq archipels polynésiens. Sans que l’on puisse quantifier à ce jour de façon épidémiologique la fréquence de ce type de situations, il semble que celles-ci soient supérieures au taux habituel de ce type de problématique observée dans les consultations de pédopsychiatrie publique métropolitaines. Ces situations cliniques se retrouvent autant parmi les petits-enfants civils ou militaires du CEP qu’au sein des populations résidant dans les atolls du sud des Tuamotu ou des Gambier. Sur les 2 000 enfants et adolescents suivis entre 2012 et 2017, un TED a été diagnostiqué pour 300 d’entre eux. Parmi ces 300 patients, 69 souffrent d’une anomalie congénitale. Des travaux scientifiques réalisés depuis la fin des années 1990 relatifs au concept biologique « d’instabilité génétique » ont mis en évidence l’aggravation de ce phénomène en cas d’irradiation des cellules germinales (cellules souches des gamètes) d’organismes vivants (mammifères, animaux, insectes et plantes) ; ce phénomène, affectant la descendance de sujets irradiés, semble survenir dans différents contextes dans le cadre du « fait nucléaire », et pourrait constituer une pathologie épigénétique transgénérationnelle induite, possiblement à l’origine de nos tableaux cliniques de TED avec « signature étiologique génétique » (présence de dysmorphies, d’anomalies morphologiques et / ou retards mentaux). Ces phénomènes sont également étudiés in vitro : la survenue d’une cancérogénèse sur des cellules irradiées, dans des expérimentations en laboratoire, ainsi que la transmission d’anomalies génétiques secondairement à l’irradiation de cellules souches a été maintes fois démontrée. L’illustration la plus évidente de ce phénomène (particulièrement concernant la cancérogénèse) consiste en l’apparition de tumeurs « à distance » consécutive à des radiothérapies. Aujourd’hui, il est plus que probable que l’on a pu rencontrer dans les services de santé de Polynésie Française (dont le service de pédopsychiatrie du CHPF) des cas d’enfants de la 3e génération présentant des TED qui correspondent à des troubles autistiques, au syndrome de Rett, au trouble désintégratif de l’enfance, au syndrome d’Asperger, au trouble envahissant du développement non spécifié et à des dysharmonies d’évolution. |
Source : Dr Christian SUEUR, Les conséquences génétiques des essais nucléaires français dans le Pacifique chez les petits-enfants (2e génération) des vétérans du CEP et des habitants des Tuamotu Gambiers, janvier 2018, pp. 2 à 8 et p. 68.
L’étude réalisée par le pédopsychiatre Christian Sueur a fait l’objet de plusieurs critiques, notamment de la part de Patrice Baert et de l’INSERM, laquelle s’est même autosaisie afin de produire une contre-expertise publiée au mois de décembre 2018. Celle-ci souligne notamment la qualité inégale des références bibliographiques mobilisées par l’auteur, l’absence d’informations dosimétriques concernant les grands-parents des enfants diagnostiqués ou encore la non-vérification de la spécificité des phénomènes cliniques observés. Selon l’INSERM, « aucun argument du rapport ne peut scientifiquement confirmer que les cas pédopsychiatriques observés sont directement liés à l’exposition aux radiations ionisantes de leurs grands-parents ». ([586])
Par ailleurs, la proportion de malformations congénitales constatées en Polynésie s’avère similaire à celle observée en France métropolitaine. S’appuyant sur une étude réalisée par le CHPF entre 2011 et 2014, le médecin Julien Pontis précise que ces phénomènes concernent 3,3 % des naissances en Polynésie contre 3,6 % sur le territoire hexagonal. ([587])
Derrière ces débats, l’enjeu consiste à déterminer l’existence ou non d’une éventuelle dimension héréditaire propre aux pathologies radio-induites, qui ne semble pas avoir été identifiée à ce jour par la littérature scientifique.
ii. Les travaux scientifiques menés sur les effets transgénérationnels de l’exposition aux rayonnements ionisants
Si l’exposition in utero aux rayonnements ionisants peut donner lieu, selon le niveau des doses reçues par le fœtus, à l’apparition de certaines pathologies et malformations congénitales affectant l’enfant à naître ([588]), les effets héréditaires de cette exposition (et les pathologies radio-induites susceptibles d’en découler) n’ont pas été objectivés par la recherche scientifique depuis les premiers travaux conduits sur ce sujet dès les années 1950.
Détectées « de façon expérimentale chez les animaux après des expositions à de fortes doses de rayonnements ionisants » ([589]), ces conséquences n’ont pas encore été observées chez la personne humaine. À l’issue de la synthèse de plus de 140 publications scientifiques internationales consacrées à ces enjeux ([590]), Dominique Laurier, adjoint au directeur de l’ASNR, admet que les scientifiques, à l’heure actuelle, ne sont « pas capables de démontrer chez l’homme des transmissions génétiques et une augmentation des risques de cancer ou de malformations à la naissance ». ([591])
Dans son rapport publié en 2020, l’INSERM confirme cette inaptitude à prouver l’existence d’un éventuel risque héréditaire : « Les études actuellement disponibles sur les effets transgénérationnels chez l’Homme ne mettent pas en évidence d’effets décelables. Toutefois, ces études demeurent controversées et non-concluantes car les doses sont souvent beaucoup plus faibles que celles testées dans les études chez l’animal, et le type de rayonnements ionisants ainsi que le mode d’exposition sont très différents. À cela s’ajoutent le manque de données en populations humaines et le défaut de suivi approprié de grandes cohortes sur plusieurs générations. Ces limites méthodologiques font qu’aujourd’hui des conséquences transgénérationnelles possibles des rayonnements ionisants n’ont pu être attestées chez l’Homme ». ([592])
Cette absence d’effets transgénérationnels a encore été récemment démontrée, comme l’a précisé Jean-Christophe Amabile, directeur du service de protection radiologique au sein du service de santé des armées : « Le dernier groupe de travail de la commission internationale de protection radiologique (CIPR), réuni en décembre 2024, a conclu qu’aucun excès d’effets transgénérationnels n’a été mis en évidence dans les populations étudiées. Si ces effets existent, ils sont tellement faibles qu’ils ne sont pas détectables ; les experts sont plutôt rassurés, même s’ils poursuivent leurs recherches ». ([593])
Pour autant, les incertitudes qui entourent ces effets par définition hypothétiques ont été prises en compte par le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) dans le cadre d’un rapport publié en 2001. Le rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuani précise ainsi que l’UNSCEAR « maintient, par prudence, une estimation du risque d’effets héréditaires chez l’homme. Ce niveau de risque héréditaire total pour la première génération après l’irradiation est estimé entre 0,3 et 0,5 % par Gray. Cela représente moins d’un dixième du risque de cancer mortel consécutif à une irradiation pour cette même dose ». ([594])
Sous l’égide de la CIPR et de l’UNSCEAR, les recherches scientifiques se poursuivent à l’échelle internationale. Elles devraient aboutir à la publication de rapports dont les conclusions sont attendues d’ici 2028. ([595])
Ces études relatives aux effets transgénérationnels des pathologies radio-induites doivent également pouvoir être lancées par les autorités nationales à la lumière des inquiétudes qui s’expriment de façon croissante en Polynésie. Là encore, cette démarche s’inscrirait dans une quête de vérité à laquelle la population polynésienne est sincèrement attachée, conformément au souhait formulé par le Président de la République Emmanuel Macron lors de sa visite à Papeete en juillet 2021.
Recommandation n° 8 : Conduire des recherches relatives à l’existence d’effets transgénérationnels de l’exposition aux rayonnements ionisants de la population polynésienne provoqués par les essais nucléaires.
Nourries par l’incertitude des études scientifiques et la sincérité des témoignages recueillis depuis plusieurs décennies, l’ensemble de ces controverses relatives aux conséquences sanitaires des essais nucléaires exigent des réponses concrètes de la part des pouvoirs publics. La lente mise en place d’un régime d’indemnisation des victimes avec la loi « Morin » du 5 janvier 2010 a constitué une première réponse institutionnelle qui, hélas, n’a pas permis de répondre efficacement aux attentes des vétérans du CEP et de la population polynésienne. Dès lors, la nécessité d’une réforme d’ampleur du cadre juridique applicable n’en est que plus prégnante.
C. La loi « Morin » du 5 janvier 2010 : un cadre juridique qu’il convient de refonder pour indemniser effectivement les victimes des conséquences des essais nucléaires
Aux États-Unis, le Congrès américain adopte en octobre 1990 la loi d’indemnisation « Radiation Exposure Compensation Act » (RECA) reconnaissant la responsabilité de l’État dans les dommages causés aux personnes, vétérans et populations civiles américaines ([596]), exposés aux conséquences des essais atmosphériques menés depuis 1945. Si les demandeurs ne sont pas tenus de prouver le lien de causalité entre les essais nucléaires et la pathologie qu’ils ont ultérieurement développée, celle-ci doit figurer parmi les maladies donnant lieu à une indemnisation et ils doivent justifier de leur présence sur l’un des sites de tir lors d’une période de temps fixée par la loi.
L’indemnisation correspond à un montant forfaitaire propre à trois catégories de victimes ([597]) : 50 000 dollars sont versés aux personnes exposées aux retombées radioactives ([598]) selon l’orientation des vents constatée lors des essais réalisés au Nevada ([599]), 75 000 dollars sont versés aux « participants sur site » présents sur le site de tir au moment de l’essai, et 100 000 dollars sont versés aux mineurs et ouvriers des usines d’uranium ainsi qu’aux transporteurs de minerais ayant contribué à l’organisation des tirs.
Les autorités britanniques se montrent nettement moins « généreuses » que leurs homologues américaines. Elles refusent obstinément de reconnaître les conséquences des retombées radioactives des essais nucléaires réalisés dans le Pacifique sur les vétérans et les populations civiles, bien que des mesures de compensations financières sont consenties par le Gouvernement à l’attention des anciens combattants ([600]). En dépit de la création en 1982 par les partenaires sociaux d’un régime d’indemnisation des maladies liées aux rayonnements ionisants ([601]), aucun dispositif ad hoc d’indemnisation des victimes des essais nucléaires n’est mis en place par les pouvoirs publics, témoignant d’une négation constante de leur responsabilité en la matière.
Contrairement au Royaume-Uni, le Kazakhstan et la Russie ont fait évoluer leur législation afin de prévoir, selon des conditions relativement restrictives, l’indemnisation des victimes des essais nucléaires réalisés par l’Union des républiques socialistes et soviétiques (URSS).
Ayant accueilli les 456 essais effectués par l’URSS entre 1946 et 1989, le Kazakhstan adopte, pour sa part, une loi le 18 décembre 1992 relative à « la protection sociale des citoyens victimes des essais nucléaires sur le site d’essais nucléaires de Semipalatinsk ». Ses dispositions déterminent les zones géographiques affectées par les retombées radioactives selon le niveau de contamination et le degré d’exposition des populations, catégorisent les personnels et populations susceptibles d’avoir été affectés, et prévoient des mesures de protection sociale, d’indemnisation ainsi que l’engagement de la responsabilité des autorités locales et nationales.
Si les objectifs de la loi semblent globalement soutenus par la population, son application suscite des critiques qui ont entraîné, en 2021, la mise en place d’une commission interministérielle pour étudier la revalorisation du montant des indemnisations versées aux victimes. Celle-ci comprend des représentants des ministères chargés du travail et de la protection sociale, de la santé, de l’écologie et de l’énergie, ainsi que des membres de la société civile et d’organisations non-gouvernementales.
En Russie, la loi fédérale du 10 janvier 2002 n° 2-FZ relative « aux garanties sociales aux citoyens exposés aux radiations à la suite des essais nucléaires sur le site d’essais de Semipalatinsk » prévoit également des mesures de soutien social en faveur des citoyens russes affectés par les essais nucléaires soviétiques menés au Kazakhstan. L’éligibilité à ces dispositifs est conditionnée au fait d’avoir vécu entre 1949 et 1963 dans des localités exposées aux radiations et d’avoir reçu une dose d’irradiation cumulée supérieure à 50 mSv. Les enfants des première et deuxième générations, dès lors qu’ils souffrent de maladies reconnues comme étant causées par l’exposition de leurs parents aux radiations, peuvent également bénéficier de ce dispositif. En outre, les personnes ayant été exposées à une dose supérieure à 250 mSv disposent d’un accès prioritaire aux soins médicaux, d’une prise en charge intégrale des frais d’hospitalisation ou encore d’allocations mensuelles pour l’achat de produits alimentaires.
La diversité de ces régimes d’indemnisation des victimes des essais nucléaires souligne la nature des choix opérés par ces États. Ils révèlent leur volonté d’assumer ou non leurs responsabilités vis-à-vis des vétérans et des populations exposées aux risques radioactifs. À ce titre, la situation actuelle observée au Kazakhstan a une résonance particulière au regard du modèle choisi par la France depuis l’entrée en vigueur de la loi « Morin » : en effet, la promesse d’une indemnisation accessible et effective se heurte à la rigidité du cadre juridique et à la façon dont il est appliqué.
Cinquante ans après Gerboise Bleue, premier essai nucléaire français tiré le 13 février 1960 à Reggane, dans le Sahara, et quatorze ans après Xouthos, le dernier des 210 essais nucléaires français tiré le 27 janvier 1996 à Fangataufa, la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 dite « Loi Morin » relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français vient constituer le fondement de la prise en charge des conséquences sanitaires provoquées par les tirs nucléaires français, qu’ils fussent atmosphériques ou souterrains. Les espoirs que cette loi a suscités sont à la hauteur des frustrations engendrées par sa mise en œuvre, en dépit des récentes évolutions législatives, réglementaires et jurisprudentielles destinées, pour l’essentiel, à assouplir les règles applicables. En définitive, il apparaît que c’est le fondement même de la loi qui n’est pas adapté à son champ d’application. Dès lors, il est indispensable et désormais urgent de réformer le cadre juridique actuel, dans un souci de justice et de réparation de l’ensemble des préjudices subis par les vétérans et les populations concernées, tant à l’échelle individuelle que collective.
1. La mise en place laborieuse d’un régime d’indemnisation des victimes : entre évolutions successives et insuffisances persistantes
Le régime d’indemnisation des victimes créé par la loi du 5 janvier 2010 s’est très rapidement heurté à plusieurs limites inhérentes, d’une part, au caractère restrictif de ses dispositions et, d’autre part, à la façon dont elles sont appliquées, principalement par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN). Si plusieurs réformes ont visé à faciliter l’indemnisation des demandeurs, les règles actuelles souffrent encore de défauts structurels qui soulèvent l’incompréhension, le désarroi voire la colère d’une part croissante de la population polynésienne.
a. La création tardive d’un régime d’indemnisation ad hoc relatif aux conséquences sanitaires des essais nucléaires
i. La lente prise de conscience par le législateur de l’inadaptation des règles de droit commun
Jusqu’en 2010, l’indemnisation des personnes souffrant d’une pathologie dont l’origine réside dans l’exposition aux rayonnements ionisants consécutifs aux essais nucléaires peut être obtenue de deux façons distinctes, selon le profil des victimes.
Premièrement, les personnels civils de l’État ou relevant du régime de la Sécurité sociale de la Polynésie française peuvent bénéficier des règles prévues par les différents régimes d’indemnisation des maladies professionnelles. À ce titre, une présomption d’origine professionnelle de la maladie leur était accordée ([602]) dès lors que celle-ci figure sur une liste de pathologies annexée au Code de la Sécurité sociale. Le caractère restrictif, sinon obsolète, de cette liste ([603]) et le versement d’une indemnisation forfaitaire, dont le montant est potentiellement décorrélé de la gravité du préjudice, fragilisaient considérablement la portée de cette voie d’indemnisation.
Deuxièmement, parmi la population ([604]), les victimes peuvent former un recours en responsabilité contre l’État devant la juridiction administrative. Cette procédure contentieuse implique de satisfaire les exigences de droit commun relatives à la démonstration d’un fait générateur, d’un préjudice personnel certain, ainsi que d’un lien de causalité direct entre les essais nucléaires et l’affection qui en résulte. Ce système ne favorise pas les éventuels requérants : outre l’exigence jurisprudentielle d’une faute lourde commise par l’État afin d’engager sa responsabilité ([605]), il leur incombe d’apporter la preuve d’un lien direct entre l’exposition aux rayonnements ionisants et le développement de la maladie, ce qui apparaît improbable voire impossible, compte tenu des incertitudes empêchant jusqu’à ce jour de déterminer avec exactitude la cause d’un cancer.
Sensibilisés à ces difficultés, nombre de parlementaires prirent des initiatives pour essayer de mettre en place un dispositif d’indemnisation qui soit à la fois juste, facile d’accès et équilibré. Ainsi, le 17 janvier 2002, la députée Marie-Hélène Aubert (Les Verts, Eure-et-Loir) dépose la proposition de loi n° 3542 relative au suivi des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires. Son article 1er vise à établir un principe de présomption de lien avec le service pour la ou les maladies dont peut souffrir toute personne (civile comme militaire) ayant participé à une activité à risque radioactif lorsqu’elle était en service actif, c'est-à-dire lorsqu’elle avait participé sur site à l’explosion d’un dispositif nucléaire entre le 13 février 1960 et le 27 janvier 1996. Elle prévoit également de créer un fonds d’indemnisation pour les victimes civiles et militaires des essais nucléaires (article 4) et créé une Commission nationale du suivi des essais nucléaires placée auprès du Premier ministre (article 5). Quelques mois plus tard, une nouvelle proposition de loi ([606]) est déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale, portée par Maxime Gremetz (député communiste de la Somme) et cosignée par l’ensemble du groupe des députés communistes et républicains, reprenant les principales options de la proposition Aubert (présomption de causalité, liste de maladies établies par décret, création d’un fonds d’indemnisation des victimes civiles et militaires, création d’une Commission nationale de suivi des essais nucléaires placée auprès du Premier ministre). Ce sont des mesures analogues qui furent ensuite reproduites, peu ou prou sous la même forme, par la sénatrice Marie-Claude Beaudeau (sénatrice communiste du Val-d’Oise) et plusieurs de ses collègues dans une proposition de loi n° 141 du 22 janvier 2003. Au total, ce sont neuf propositions de loi ([607]) qui sont déposées sur ce sujet, la dernière étant celle de Christiane Taubira dont la discussion est décisive ([608]). En effet, alors que la proposition de loi était discutée en séance publique au cours de la première séance du 27 novembre 2008, le ministre de la Défense, Hervé Morin, demande le retrait du texte tout en l’approuvant sur le principe (« … madame la rapporteure, j’adhère à votre démarche, mais pas à votre texte »), annonçant à cette occasion la mise sur pied d’un groupe de travail sur le sujet en vue du prochain dépôt d’un projet de loi sur l’indemnisation des personnes victimes d’un essai nucléaire ([609]).
En outre, plusieurs initiatives relevant des missions de contrôle et d’évaluation du Parlement sont lancées dans le but d’enquêter ([610]) sur les conséquences des essais nucléaires. Deux d’entre elles aboutissent à la publication d’un rapport, l’un en février 2002 par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ([611]), l’autre en février 2006 par l’Assemblée de la Polynésie française. ([612])
Et, finalement, la décision est prise le 27 mai 2009 de déposer un projet de loi visant à unifier les règles applicables par la création d’un régime d’indemnisation dédié spécifiquement aux victimes des conséquences des essais nucléaires réalisés en Algérie et en Polynésie française entre 1960 et 1996. Après une lecture dans chaque chambre, un vote largement favorable (300 voix pour et 23 contre à l’Assemblée nationale, 187 voix pour et 29 contre au Sénat) et un accord de la commission mixte paritaire, la loi est promulguée le 5 janvier 2010 sous le numéro 2010-2.
Même si des points de vue différents se sont exprimés, la discussion du texte se déroule convenablement. Menée exclusivement par le ministère de la Défense, elle n’associe aucun autre ministère, notamment pas le ministère de la Santé. Lors de son audition, l’ancienne ministre de la santé Roselyne Bachelot rappelle que son ministère n’a aucunement été sollicité sur ce sujet : « La loi du 5 janvier 2010 a été élaborée exclusivement par le ministère de la défense. Mon ministère n’a pas été associé à la préparation de ce texte ; il n’a été entendu ni par le rapporteur de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, M. Calméjane, ni par celui de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, M. Cléach. Le ministère de la santé n’a pas davantage été invité aux débats en commission ou en séance publique, que ce soit à l’Assemblée nationale ou au Sénat. Sa présence n’a d’ailleurs été réclamée sur aucun banc ». ([613])
Interrogé sur les éventuelles oppositions qui avaient pu se manifester au sein du Gouvernement à l’époque, l’ancien ministre des Armées, Hervé Morin estime que « les réticences à l’époque n’émanaient pas des grands chefs militaires mais plutôt de l’administration, qui s’inquiétait d’une part du coût d’une telle loi, d’autre part du risque d’assimilation entre nucléaire civil et nucléaire militaire ». ([614]) Par ailleurs, il semblerait qu’il ait eu toute latitude pour agir, n’ayant jamais évoqué ce sujet avec le Président de la République et ayant reçu l’aval du Premier ministre pour entamer les discussions.
ii. Les autres régimes ad hoc d’indemnisation des victimes
La nécessité d’harmoniser et de rendre effectif le droit d’obtenir réparation des préjudices subis par les victimes de divers scandales sanitaires débouche sur la création de régimes légaux d’indemnisation ad hoc au tournant du XXIe siècle. La loi « Morin » s’inscrit ainsi dans le sillage de la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 de financement de la Sécurité sociale et de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Ces deux lois mettent respectivement en place le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA) et l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM).
Le FIVA et l’ONIAM
Établissement public administratif placé sous la co-tutelle des ministères chargés de la Sécurité sociale et du budget, le FIVA a pour mission d’indemniser les victimes de l’exposition à l’amiante ainsi que leurs ayants droit. En 2023, le FIVA a reçu 17 418 demandes d’indemnisation. Le montant total des indemnités versées aux victimes et à leurs ayants droit s’est élevé à près de 336 millions d’euros. Le système d’indemnisation prévoit deux dispositifs distincts : d’une part, l’indemnisation par la branche Accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale, relevant du droit commun et effectuée sur une base forfaitaire, et, d’autre part, l’indemnisation par le FIVA, qui est intégrale, complémentaire et dépasse les seuls dommages liés à l’exposition professionnelle. L’indemnisation estimée par le FIVA s’opère après déduction des sommes déjà allouées par la Sécurité sociale.
L’indemnisation versée par le FIVA repose sur les principes suivants :
– la réparation prenant en compte la totalité des préjudices subis, patrimoniaux et extrapatrimoniaux, selon des règles dérogatoires du droit commun, couvrant également les risques ou pertes de chances encourus du fait d’une exposition, effective ou possible à l’amiante ;
– l’ouverture du dispositif à toutes les victimes, quel que soit le mode d’exposition ;
– la reconnaissance automatique du statut de victime de l’amiante et l’éligibilité à une indemnisation du fonds pour une liste de maladies, fixées par l’arrêté du 5 mai 2002 ;
– la mise en place d’une procédure amiable, gratuite et simple, avec des délais strictement encadrés par la loi pour la présentation des offres d’indemnisation (six mois) et par le décret pour le paiement de l’offre une fois qu’elle a été acceptée (deux mois) afin d’aboutir à une indemnisation rapide ;
– la prise en charge, par subrogation, des recours éventuels de la victime contre son employeur ;
– la représentation des associations de victimes de l’amiante au sein du conseil d’administration qui associe, par ailleurs, les financeurs de la branche AT-MP de la Sécurité sociale.
Établissement public administratif placé sous la tutelle du ministre de la santé, l’ONIAM est chargé d’indemniser intégralement les victimes d’un accident médical résultant d’un « aléa thérapeutique » ; en pratique, il est mis en place une procédure amiable d’indemnisation des accidents fautifs et non fautifs d’une certaine gravité. Le périmètre d’action de l’ONIAM s’est notamment élargi aux victimes d’infections nosocomiales graves, d’accidents médicaux résultant de mesures sanitaires d’urgence, de vaccinations obligatoires ou de dommages transfusionnels. En 2023, l’ONIAM a reçu 1 375 demandes d’indemnisation. Le montant total de l’indemnisation versée aux victimes s’est élevé à un niveau record de 188 millions d’euros. L’organisation de l’ONIAM repose sur un « trépied », qui comprend, outre les services placés sous la responsabilité directe du directeur de l’ONIAM :
– une commission de conciliation et d’indemnisation (CCI) régionale ou interrégionale présidée par un magistrat qui reçoit les demandes d’indemnisation amiable, entend les demandeurs et rend des avis quasi-juridictionnels sur chaque demande d’indemnisation amiable. Ces avis sont susceptibles de contestation par le demandeur (rejet par la CCI) et, pour les avis positifs des CCI, soit par l’ONIAM (dans 3 % des cas) soit par les assureurs (lesquels rejettent donc l’avis formulé par la CCI) ;
– une commission indépendante, la Commission nationale des accidents médicaux (CNAMed), présidée par un magistrat, et dont le secrétariat est assuré par la direction générale de la santé (DGS) ; elle gère la liste nationale des experts en accidents médicaux, harmonise les pratiques des CCI et évalue leur fonctionnement ;
– deux collèges d’experts indépendants, présidés par des magistrats, compétents pour statuer sur les demandes de réparation intégrale des accidents liés aux produits de santé Médiator et Dépakine.
Sources : Rapport de l’inspection générale des finances et de l’inspection générale des affaires sociales, Consolider l’indemnisation publique dans le champ de la santé : enjeux et modalités du rapprochement entre le FIVA et l’ONIAM, février 2021 et rapports d’activité de l’année 2023 publiés en 2024 par l’ONIAM et le FIVA.
Hormis ces exemples nationaux de régimes ad hoc applicables aux victimes de l’exposition à l’amiante et d’accidents médicaux, il faut également rappeler que certains États dotés de l’arme atomique élaborent également, dès les années 1980 et 1990, des systèmes d’indemnisation des personnes exposées aux retombées radioactives liées aux essais nucléaires. Sollicités par votre rapporteure, les services du ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) ([615]) mentionnent l’existence de plusieurs dispositifs d’indemnisation établis par la loi.
b. Une indemnisation théoriquement accessible mais pratiquement « cadenassée » par le CIVEN jusqu’en 2017
i. Les critères d’indemnisation : le temps, le lieu, la maladie et l’absence de « risque négligeable »
La loi du 5 janvier 2010, précisée par le décret n° 2010-653 du 11 juin 2010, détermine les critères à l’aune desquels une personne (ou ses ayants droit après son décès) peut obtenir réparation du préjudice causé par l’apparition d’une maladie reconnue comme résultant de l’exposition à des rayonnements ionisants liés aux essais nucléaires français menés au Sahara et en Polynésie française entre 1960 et 1996 ([616]).
Le respect de trois exigences cumulatives d’ordre géographique, temporel et matériel est requis ([617]). Les demandeurs doivent avoir vécu ou séjourné en Polynésie française ([618]), entre le 2 juillet 1966 (soit la date du premier tir atmosphérique Aldébaran) et le 31 décembre 1998 (soit la date à laquelle s’est achevé le démantèlement du CEP), et souffrir de l’une des dix-huit pathologies cancéreuses ([619]) dont la liste est annexée au décret du 11 juin 2010 ([620]).
Si ces trois conditions de temps, de lieu et de reconnaissance de la maladie sont satisfaites, le demandeur bénéfice d’une présomption de causalité pouvant donner lieu au versement d’une indemnisation, sous forme de capital ([621]). Cependant, la rédaction initiale de la loi du 5 janvier 2010 prévoit le renversement de cette présomption dès lors que le risque de développer la maladie du fait des conséquences des essais nucléaires pouvait être « considéré comme négligeable » ([622]), au regard de sa nature et des conditions d’exposition du demandeur aux rayonnements ionisants.
L’appréciation de l’ensemble de ces critères, s’agissant notamment de la vérification de l’existence du « risque négligeable » susceptible de renverser la présomption de causalité précitée, relève de la compétence de la Commission d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN).
ii. La composition et le fonctionnement du CIVEN
La création du CIVEN procède d’un double objectif poursuivi par le législateur ([623]). D’une part, il s’agit de garantir un certain niveau d’expertise juridique et scientifique afin d’instruire précisément, et de façon impartiale, les dossiers déposés par les demandeurs. D’autre part, la mise en place de ce comité chargé d’émettre une recommandation au ministre de la Défense sur les suites qu’il convient de donner à la demande permet à la fois de crédibiliser la décision qu’il a vocation à prendre, tout en lui laissant la latitude nécessaire pour déterminer le sens de celle-ci.
L’article 3 du décret du 11 juin 2010 précise la composition du CIVEN.
Article 3 du décret n° 2010-653 du 11 juin 2010
pris en application de la loi relative à la reconnaissance
et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français
Le comité d’indemnisation institué par l’article 4 de la loi du 5 janvier 2010 susvisée est composé :
1° D’un président, conseiller d’État ou conseiller à la Cour de cassation, assisté d’un vice-président qui le supplée en tant que de besoin ;
2° De deux personnalités désignées par le ministre de la défense pour trois ans, dont au moins un médecin ;
3° De deux personnalités désignées pour trois ans par le ministre chargé de la santé, dont au moins un médecin choisi en raison de sa compétence dans le domaine de la radiopathologie ;
4° De trois personnalités qualifiées désignées conjointement par le ministre de la défense et le ministre chargé de la santé pour trois ans, dont un médecin choisi en raison de sa compétence dans le domaine de la radiopathologie et un médecin choisi en raison de sa compétence dans le domaine de la réparation des dommages corporels ; l’une d’elles assure la vice-présidence du comité d’indemnisation.
Le président est nommé pour trois ans sur proposition du vice-président du Conseil d’État ou du premier président de la Cour de cassation, par arrêté conjoint du ministre de la défense et du ministre chargé de la santé.
Les membres du comité d’indemnisation ayant la qualité de médecin sont désignés sur proposition du Haut Conseil de la santé publique.
Le secrétariat du comité est assuré par les services du ministère de la défense.
Le rattachement du CIVEN au ministère de la Défense et le poids prépondérant du ministre dans la nomination de ses membres font très tôt peser le soupçon d’un organisme sans véritable autonomie à l’égard de l’administration, à l’attention de laquelle il est chargé d’émettre des recommandations. En d’autres termes, le risque d’un comité « juge et partie » motive finalement une évolution de son statut opéré par l’article 53 de la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019.
Le CIVEN bénéficie ainsi du statut d’autorité administrative indépendante (AAI) ([624]), ce que le professeur de droit Thomas Hochmann considère comme le signe explicite et assumé d’une « entreprise de communication à l’égard des victimes » ([625]). Cette évolution juridique majeure révèle conséquemment la volonté de renforcer la neutralité du CIVEN afin de consolider son rôle, mais aussi de légitimer les décisions d’indemnisation ou de refus qu’il est dorénavant amené à rendre, en lieu et place du ministre de la Défense.
La loi du 18 décembre 2013 entérine aussi le virage « médical » de la composition du CIVEN qui prévoit, encore à ce jour, la participation de cinq médecins parmi les neuf membres siégeant au sein de son collège. ([626])
Si, dans un premier temps, la mutation statutaire du CIVEN peut être appréhendée comme un moyen de garantir l’indépendance des décisions prises à l’égard du pouvoir politique, Thomas Hochmann esquisse une autre raison potentiellement moins favorable aux demandeurs : « Pourquoi former une commission d’experts si ce n’est pour procéder aux vérifications les plus poussées, pour rechercher les demandes injustifiées ? L’architecture du mécanisme d’indemnisation donne avant tout au CIVEN le rôle d’un obstacle qu’il faut franchir pour obtenir la réparation d’un préjudice. L’indépendance [du CIVEN] permet de dissocier l’État de cet obstacle ». ([627])
De fait, l’acquisition du statut d’AAI n’a provoqué aucun bouleversement dans le fonctionnement du CIVEN, ainsi que le précise Denis Prieur, ancien président du comité entre 2015 et 2017 : « Dans la pratique, les conséquences de ce changement de statut juridique ont été limitées, car, comme l’a rappelé Mme Aubin ([628]), le ministre de la Défense suivait systématiquement les recommandations du CIVEN ». ([629])
Régie par un règlement intérieur ([630]) et une méthodologie ([631]) publiée pour la première fois en 2011 visant à détailler les modalités d’instruction des demandes et de prise de décision par le collège, l’activité du CIVEN revêt une dimension théoriquement « transparente » dont se félicite Gilles Hermitte, l’actuel président : « La méthodologie a vu sa dernière version en date adoptée par une délibération du comité en 2020 et publiée au Journal officiel. Elle se présente sous la forme d’un document d’une vingtaine de pages détaillant de manière extrêmement précise la prise en charge des dossiers, leur mise en état, leur instruction et les modalités de décision du comité. Je suis tenté de dire que les organismes qui exposent publiquement la manière dont ils prennent en charge et étudient les dossiers qui leur sont soumis ne sont pas si nombreux ». ([632])
Pourtant, ce sont précisément les modalités de travail du CIVEN et leurs conséquences concrètes sur les décisions qu’il est amené à rendre qui soulèvent de nombreuses interrogations, au point de jeter le discrédit sur son rôle et la mission fondamentale qui lui incombe. Le professeur de droit Hervé Arbousset déplore à juste titre qu’il n’y a « pas pire solution que d’adopter un dispositif aux effets inversement proportionnels à l’espoir qu’il avait fait naître » ([633]). Hélas, c’est la réalité à laquelle sont confrontés la quasi-totalité des demandeurs entre 2010 et 2017, à rebours des intentions initiales du législateur, à tel point que certains observateurs évoquent la mise en œuvre d’un véritable « couperet du CIVEN » ([634]). Dans leur rapport d’information publié en septembre 2013 sur la mise en œuvre de la loi « Morin », les sénateurs Corinne Bouchoux et Jean-Claude Lenoir déploraient déjà une « application poussive, loin des objectifs assignés » ([635]), révélant ainsi les failles originelles du système d’indemnisation.
iii. Des indemnisations au compte-gouttes jusqu’en 2017
Entre 2010 et l’entrée en vigueur de la loi dite « EROM » du 28 février 2017 abrogeant la référence au « risque négligeable » susceptible de renverser la présomption de causalité, le CIVEN dispose d’une large latitude pour évaluer l’existence ou non de celui-ci, comme le souligne Denis Prieur : « La loi ne précise pas ce qui permet de considérer le risque attribuable aux essais nucléaires comme négligeables. Elle ne définit pas l’adjectif négligeable et renvoie au comité le soin de vérifier si cette restriction est applicable au cas soumis. Pour tenir compte de cette disposition, puisque la présomption de causalité inscrite dans la loi n’était pas irréfragable bien que l’esprit de la loi y soit favorable, il fallait, pour chaque dossier, calculer une probabilité de causalité liant l’apparition de la maladie à une exposition au rayonnement ionisant occasionnée par un essai nucléaire. Le CIVEN a adopté la position selon laquelle seule une très faible probabilité de causalité, c’est-à-dire le caractère hautement improbable d’un lien entre la maladie et l’exposition au rayonnement ionisant, pouvait écarter la présomption de causalité instaurée par le législateur. C’est pourquoi, déjà du temps de Mme Aubin, ce taux avait été fixé à 1 %. Ainsi, lorsqu’il y avait 1 % de chance qu’une maladie radio-induite puisse être imputable à l’exposition subie lors des essais, la demande était acceptée. Autrement dit, si la probabilité que la maladie ne soit pas imputable à l’exposition était de 99 %, nous écartions cette possibilité et ne retenions
que le 1 % » ([636]).
Disposant d’une large marge de manœuvre, le CIVEN a ainsi fait le choix d’utiliser le modèle de calcul américain « Niosh-Irep » ([637]) visant à évaluer les probabilités de causalité de pathologies en raison de l’exposition aux rayonnements ionisants. Tomas Statius et Sébastien Philippe expliquent les règles de fonctionnement de ce logiciel : « Il permet d’estimer la probabilité qu’un cancer ait été causé par une exposition à des rayonnements ionisants. Pour s’en servir, rien de plus simple : il faut renseigner le sexe et la date de naissance du requérant, la nature de sa pathologie et l’année du diagnostic, ainsi que les détails de l’exposition et des doses reçues pour les années correspondantes. Le logiciel produit ensuite une série de pourcentages associée à un intervalle de confiance. Il simule en quelque sorte, plusieurs centaines de fois, l’importance du lien entre la contamination par le nucléaire et la survenue d’un cancer. Pour le CIVEN, si la probabilité est supérieure à 1 %, la victime est indemnisée. Sinon sa demande est rejetée ». ([638])
Selon Denis Prieur, « le comité disposait d’un médecin chargé de l’instruction médicale des dossiers. Ce médecin utilisait le logiciel Niosh-Irep, employé également par les États-Unis et le Royaume-Uni, pour établir l’intensité du lien de causalité entre l’exposition à des rayonnements ionisants et la maladie du demandeur. En règle générale, une très faible exposition entraînait une très faible probabilité de causalité. Dans la majorité des cas, les éléments présents dans les dossiers médicaux des demandeurs, principalement des militaires ayant participé aux campagnes d’essais en Algérie ou en Polynésie, permettaient de déterminer l’intensité de leur exposition grâce aux relevés dosimétriques. Ces relevés étaient essentiels pour évaluer la probabilité de causalité entre leur maladie et leur exposition aux rayonnements ionisants ». ([639])
Entre 2010 et février 2017, soit la date à laquelle la notion de « risque négligeable » a été abrogée par le législateur, le CIVEN a rendu 1 216 décisions dont seulement 31 ont conclu au versement d’une indemnisation, soit moins de 3 % du total ([640]). Ce chiffre, qui ne peut qu’interpeller, s’avère sans commune mesure avec l’estimation établie en 2009 du nombre de dossiers indemnisables, soit entre 2 000 et 5 000, selon les éléments portés à la connaissance des sénateurs Corinne Bouchoux et Jean-Claude Lenoir ([641]).
Lors de son audition, l’ancien ministre de la Défense Hervé Morin réfute l’idée d’une quelconque anticipation, par le Gouvernement, du nombre et du montant prévisionnels des indemnisations : « À ma connaissance, aucune estimation préalable du nombre de victimes potentielles à indemniser n’a été effectuée. Lorsqu’ont ensuite été évoquées les évolutions législatives qui se révélaient nécessaires en raison du très faible nombre d’indemnisations, j’ai été surpris d’en découvrir le chiffre, dont nous imaginions qu’il serait beaucoup plus élevé. J’ajoute que Bercy n’a jamais fixé de montant à ne pas dépasser dans le cadre de cette réforme ». ([642])
Le principal motif de rejet des demandes ([643]) est fondé sur l’existence du « risque négligeable » tel que calculé par le logiciel « Niosh-Irep ». L’usage central de cet outil constitue l’un des éléments explicatifs de la paralysie du système d’indemnisation au cours des sept premières années d’existence du CIVEN, ainsi que le reconnaît Me Marianne Lahana, avocate et ancienne chargée de mission au sein du Comité : « La difficulté est venue du fait que le régime (en vigueur permettait très peu de reconnaissances, le fameux risque négligeable et la méthode NIOSH ayant conduit à des situations bloquées ». ([644])
Sébastien Philippe et Tomas Statius exposent les multiples dysfonctionnements qui affectent les méthodes d’instruction des dossiers par le CIVEN jusqu’en 2017 :
« En interne, le “risque négligeable’’ est également contesté. “C’était n’importe quoi. Une fois, on a eu le dossier d’un gars qui pissait littéralement du plutonium. On ne l’a même pas reconnu”, enrage l’un des membres du CIVEN. La méthode se base sur l’utilisation d’un logiciel de calcul développé par des chercheurs américains. (Depuis le début de la mise en œuvre de la loi Morin, le logiciel n’est pas utilisé correctement par les membres du CIVEN. C’est en analysant sa méthodologie de l’époque, résumée dans un texte de 2011, mais aussi en consultant de nombreuses décisions d’indemnisation, que nous avons pu déceler trois erreurs majeures qui ont pu fausser des centaines de décisions. Premier problème : pour cette méthode du “risque négligeable”, les doses qui doivent être renseignées sont les doses reçues par des organes spécifiques (thyroïde, os, seins, gonades, etc.) et non pas la dose efficace (sur tout le corps). Le CIVEN ne respecte pas ce principe, pourtant décrit dans l’article scientifique qui fait office de mode d’emploi du logiciel, ce que son président nous confirme par écrit. Cette erreur a pour conséquence de minimiser les résultats dans une partie des dossiers.
« Deuxième problème, le comité ne dispose pas, de toute façon, de l’ensemble des données dosimétriques externes et internes individuelles nécessaires pour procéder aux calculs. Difficile de dire aujourd’hui comment ces probabilités ont été calculées de 2010 à 2017 si les doses correspondantes étaient manquantes. Et même pour les cas où des données étaient disponibles, il n’est pas clair que la contamination interne ait été correctement prise en compte dans le calcul de la probabilité de causation (que ce soit pour tous les vétérans ou la population civile). Toute vérification rétrospective des calculs du CIVEN est extrêmement difficile car celui-ci ne motive jamais ses décisions d’indemnisation.
« Troisième problème, le CIVEN utilise un critère de décision qui est différent de celui prévu par les concepteurs du logiciel (Le comité choisit de retoquer les demandeurs dont la valeur médiane de probabilité est inférieure à 1 %. Il y a autant de chance que la probabilité de causation soit supérieure ou inférieure à 1 %. Le logiciel a pourtant été conçu pour calculer les incertitudes associées ainsi que les valeurs limites de cette probabilité ». ([645])
L’accumulation de ces approximations dans le traitement des demandes, dont certaines résultent directement de l’insuffisance ou de l’indisponibilité des données dosimétriques, peut s’interpréter comme un manque de diligence assumé par le CIVEN. Les déclarations de son ancienne présidente Marie-Ève Aubin attestent même d’un parti pris non dissimulé, voire pleinement revendiqué : « Je suis d’avis que la loi Morin repose sur des bases erronées. Les études épidémiologiques dont nous disposons, ne démontrent pas de manière concluante des excès significatifs de maladies radio-induites. Mon expérience m’a conduit à cette conclusion, et c’est pourquoi je n’éprouve ni remords ni regrets vis-à-vis des Polynésiens ». ([646])
Le « filtre » qu’est censé constituer l’examen des demandes par le CIVEN se coagule en « bouchon ». En outre, le montant des 31 indemnisations versées entre 2010 et 2017 n’est adossé à aucun référentiel d’indemnisation spécifique aux préjudices qu’occasionnent les maladies radio-induites. Comme le rappelle Me Marianne Lahana, le CIVEN s’inspirait alors « des barèmes existants, notamment ceux de l’ONIAM » ([647]). Ce choix n’est pas anodin : il contribue à limiter le montant des indemnités versées aux victimes, ce que déplorait le rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuanui :
« On peut être plus circonspect (sur la pertinence de la référence au barème d’évaluation (montant susceptible d’être alloué pour chaque chef de préjudice) appliqué par l’Office national d’indemnisation des victimes d’accidents médicaux (ONIAM) dont il est avéré qu’il est un des référentiels les moins favorables aux victimes, et en tout cas moins favorable que le référentiel partagé par les cours d’appel dit aussi référentiel “Mornet”, ou celui adopté par le fonds de garantie des victimes d’infractions ». ([648])
L’application du barème de l’ONIAM apparaissait d’autant moins justifiée qu’il n’était pas imposé au CIVEN par un texte et que les provisions budgétaires effectuées par les Gouvernements successifs excédaient très largement le montant total des rares indemnisations versées au début des années 2010. Ainsi, le montant total des sommes engagées entre 2010 et 2013 au titre de la réparation des préjudices des victimes des essais nucléaires s’élevait seulement à 1,1 million d’euros ([649]), soit près de dix fois moins que le montant annuel budgétisé par l’action n° 6 du programme 169 de la mission « Anciens combattants » destiné à financer le versement des indemnités ([650]). Si Marie-Ève Aubin récuse une quelconque « pingrerie » ([651]) du CIVEN, la faiblesse insigne du nombre de dossiers indemnisés et le choix contestable du barème sur lequel reposait leur montant donnent aujourd’hui le sentiment que des économies ont pu être réalisées sur le dos des victimes et de leurs ayants droit.
Au-delà du chiffre spectaculaire de 97 % de dossiers rejetés par le CIVEN entre 2010 et 2017, le Père Auguste Uebe-Carlson regrette aussi l’incohérence de certaines de ses décisions. Il évoque ainsi « la situation d’un habitant des îles Gambier, qui a été reconnu victime des essais nucléaires par le CIVEN. Dans son dossier, le CIVEN indique que cette personne aurait reçu une dose de près de 17 mSv (pourtant, sur la même île, d’autres habitants présents à la même époque ont vu leur dossier rejeté par le CIVEN » ([652]).
Cet exemple illustre également la difficulté, maintes fois signalée, de pouvoir être en mesure de vérifier le respect du critère spatio-temporel, aussi bien pour les vétérans du CEP que pour les Polynésiens. L’incertitude sur le lieu de résidence ou de présence, notamment au moment des tirs ayant occasionné les retombées radioactives les plus significatives, fragilise inévitablement la qualité des dossiers soumis à l’examen du CIVEN. Tevaearai Puarai, président de l’association Moruroa e Tatou, souligne qu’il « est difficile d’obtenir des attestations individuelles d’hébergement des communes, qui souvent ne les délivrent plus. Le témoignage est admis, mais c’est aussi difficile : pour certains travailleurs, on s’aperçoit que tout leur entourage est décédé ». ([653])
L’incomplétude voire l’inaccessibilité des dossiers militaires constitue également de sérieux obstacles, comme le précise Me Cécile Labrunie : « La récupération des dossiers est compliquée, d’autant plus lorsqu’il s’agit de ceux de résidents polynésiens. Il est aussi parfois difficile d’obtenir la chronologie détaillée des déplacements et des missions effectuées sur les sites par les appelés ou les militaires. Certaines personnes qui faisaient l’objet d’une affectation administrative à Papeete ont effectué des missions temporaires à Fangataufa et à Moruroa, voire sont restés à Moruroa durant toute la campagne des essais. Or ces opérations ne figurent sur aucune fiche ! Par ailleurs, nous rencontrons régulièrement des difficultés pour retracer le séjour en Polynésie. Récemment, j’ai plaidé devant la cour administrative d’appel de Paris le cas d’une personne qui avait effectué sa première mission en 1966 au sein du bataillon d’infanterie de marine du Pacifique (Bimap) à Papeete. L’intéressé, malheureusement décédé, a toujours soutenu qu’il avait été à bord du Protet ([654]) lors d’une des campagnes météorologiques auxquelles l’aviso-escorteur avait participé durant les tirs. Or aucun élément de son dossier ne mentionne sa présence ». ([655])
En outre, l’extension du critère géographique à l’ensemble des archipels polynésiens opérée par la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 n’a pas eu pour effet de desserrer le niveau d’exigence probatoire requis par le CIVEN s’agissant du respect de ce critère. Gilles Hermitte rappelle en effet la nécessité d’apporter des éléments permettant d’objectiver la présence du demandeur sur une île ou un archipel à une période donnée, ce qui s’avère naturellement complexe près d’un demi-siècle après la fin des essais atmosphériques. Dans le cas contraire, le demandeur, indépendamment de sa bonne foi, s’expose fatalement au rejet de son dossier :
« Les dossiers que nous examinons ne sont pas tous absolument complets, et dans ce cas (la charge de la preuve pèse quand même sur le demandeur, à qui il appartient de nous fournir tous les éléments pertinents. L’article 10 du décret de 2014 le dit clairement : le dossier doit comporter les éléments qui attestent du lieu, de la période et de la pathologie.
« Une fois que ces trois éléments sont réunis, le CIVEN supporte la charge de la preuve du renversement de cette présomption (Mais il arrive aussi, dans certains dossiers, que nous n’ayons pas d’éléments autres qu’une simple déclaration de la personne attestant d’une présence à Moruroa. Cette déclaration peut-être le fait de la personne elle-même ou bien d’un ayant droit affirmant, par exemple, que son père a été présent à Moruroa (Si, au terme de cette enquête, nous n’obtenons aucun élément supplémentaire permettant d’attester, au-delà de la simple déclaration, la présence de la personne sur le site, alors nous rejetons la demande » ([656]).
L’étendue de ces difficultés, dont les causes relèvent autant des règles elles-mêmes que de leur interprétation restrictive par le CIVEN, a provoqué une prise de conscience salutaire du législateur grâce à l’adoption de la loi dite « EROM » du 28 février 2017. Cependant, les évolutions successives du cadre légal et réglementaire n’ont pas permis de garantir l’indemnisation effective de l’ensemble des victimes, celles-ci étant alors contraintes de former des recours devant la juridiction administrative afin de faire valoir leurs droits.
c. Malgré les évolutions successives du cadre juridique depuis 2010, les attentes demeurent légitimement déçues
i. Les évolutions, parfois contradictoires, du régime juridique
Depuis l’entrée en vigueur de la loi « Morin », les règles applicables à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires ont fait l’objet de plusieurs ajustements destinés, en théorie, à faciliter l’accès à celle-ci.
En premier lieu, la liste des dix-huit pathologies radio-induites énumérées en annexe du décret du 11 juin 2010 a été successivement élargie par les décrets du 30 avril 2012 ([657]) et du 27 mai 2019 ([658]) afin d’inclure cinq nouveaux types de cancers susceptibles d’avoir été causés par l’exposition aux rayonnements ionisants.
En second lieu, la loi du 18 décembre 2013 a élargi à l’ensemble des archipels polynésiens ([659]) le champ géographique pouvant donner ouvrir le droit à l’indemnisation.
En troisième lieu, l’article 113 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, dite loi « EROM », a supprimé le critère du « risque négligeable ». Concrètement, cette évolution consiste à fonder la décision d’acceptation ou de rejet sur les seuls critères spatio-temporels et matériel relatifs à la présence du demandeur en Polynésie entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 et à l’identification de l’une des vingt-trois pathologies précitées.
La suppression de la notion de « risque négligeable » est perçue comme le moyen de lever le principal obstacle à l’indemnisation des demandeurs. Le législateur prévoit également la rétroactivité de cette disposition, afin de permettre le réexamen par le CIVEN de dossiers ayant été précédemment rejetés sur le fondement du « risque négligeable » ([660]). C’est en effet à l’aune de ce critère particulièrement controversé que 64 % des demandeurs sont déboutés entre 2010 et 2017.
Dans un avis contentieux rendu le 28 juin 2017, le Conseil d’État entérine la suppression de la notion de « risque négligeable » ([661]) en considérant que la présomption légale de causalité ne peut être renversée que dans l’hypothèse où le CIVEN démontre que le cancer résulte « exclusivement d’une cause étrangère à l’exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires, en particulier parce qu’il n’a subi aucune exposition à de tels rayonnements ». ([662])
Cet avis du Conseil d’État considère que le CIVEN ne doit plus s’attacher à démontrer que le cancer n’a pas de lien avec une exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires, mais qu’il doit démontrer que ce cancer résulte exclusivement d’une cause autre que cette exposition.
Si cette réforme est très favorablement accueillie par les associations de vétérans et les Polynésiens, elle suscite, à l’inverse, l’hostilité manifeste de la plupart des membres du CIVEN, comme le rappelle son ancien président entre 2017 et 2021, Alain Christnacht :
« Cette situation a entraîné la démission de cinq des huit membres du CIVEN, le neuvième ayant déjà démissionné auparavant. Il ne restait donc que trois membres : le médecin désigné par les associations de victimes, le médecin spécialiste de l’indemnisation du risque des dommages corporels, et moi-même. Nous nous retrouvions donc à trois membres, alors que le quorum devait en compter cinq, et il n’y avait plus de médecins spécialistes des radiopathologies ni d’épidémiologistes. Il était donc impossible d’examiner les demandes de reconnaissance de la qualité de victimes en attente ou nouvellement soumises, ainsi que de statuer sur le montant des indemnisations pour les personnes déjà reconnues comme victimes par le CIVEN ». ([663])
Votre rapporteure s’étonne de cette réaction. Ces démissions en cascade s’apparentent à une protestation des membres du CIVEN qui, au cours de l’année 2017, mettent à jour leur méthodologie d’examen des demandes en adoptant, le 14 mai 2018, une délibération ([664]) par laquelle ils introduisent, de façon inédite, et en allant au-delà de leurs prérogatives, l’exigence selon laquelle les demandeurs devaient avoir reçu une dose annuelle efficace s’élevant au moins à 1 millisievert ([665]) afin d’être éligibles à l’indemnisation ([666]). Dans son rapport d’activité pour l’année 2018, le CIVEN explique les raisons qui l’ont conduit à choisir ce critère :
« Cette méthodologie a été notamment fondée sur la notion de dose annuelle efficace engagée, provenant des activités nucléaires, reçue par rayonnement externe et par contamination interne, admissible pour tout public. Cette dose a été fixée, conformément aux recommandations des organismes internationaux spécialisés, et à une directive de l’EURATOM 2013/59/Euratom du 5 décembre 2013, à un millisievert (1 mSv), par l’article R. 1333-11 du code de la santé publique ([667]) » ([668])
Publié le 15 novembre 2018, le rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuanui approuve le choix du seuil fixé à 1 mSv et recommande au Gouvernement de l’inscrire dans la loi « Morin » afin de sécuriser juridiquement son application ([669]). Cette préconisation s’est rapidement concrétisée grâce à la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 qui modifie en ce sens l’article 4 de la loi « Morin ». ([670])
Cependant, par un arrêt rendu le 27 janvier 2020 ([671]), le Conseil d’État estime que le CIVEN est tenu d’examiner les demandes qu’il a reçues avant l’entrée en vigueur de la loi du 28 décembre 2018 sans pouvoir opposer d’autres arguments que ceux prescrits par l’avis précité rendu le 28 juin 2017. En d’autres termes, la règle du 1 mSv n’était donc pas susceptible de s’appliquer aux dossiers enregistrés par le CIVEN entre l’entrée en vigueur de la loi dite « EROM » le 2 mars 2017 ([672]) et l’entrée en vigueur de la loi de finances pour 2019 le 31 décembre 2018 ([673]). Le législateur tente de neutraliser les effets de cette jurisprudence en prévoyant la rétroactivité du seuil d’un millisievert pour l’ensemble des demandes reçues par le CIVEN avant le 31 décembre 2018 ([674]), grâce à la loi n° 2020-734 du 17 juin 2020 ([675]).
Finalement, dans une décision rendue le 10 décembre 2021, le Conseil constitutionnel censure la rétroactivité du seuil précité en considérant que celle-ci privait les requérants « de conditions d’indemnisation plus favorables » ([676]). Sans aucune ambiguïté, le Conseil constitutionnel estime donc que l’introduction du seuil d’un millisievert constitue une régression au détriment des demandeurs, prenant ainsi le contre-pied de la suppression du « risque négligeable » pourtant actée moins de deux ans plus tôt. Entre autres réactions, Hervé Raimana Lallemant-Moe, professeur de droit, qualifie par exemple l’inscription du seuil d’un millisievert dans la loi « Morin » de « véritable retour en arrière » ([677]) susceptible d’anéantir, une fois de plus, les espoirs qui s’étaient manifestés lors de la suppression de la notion du « risque négligeable ».
En quatrième et dernier lieu, le CIVEN a également établi en 2018 un référentiel d’indemnisation spécifique, en prenant appui sur une pluralité de barèmes d’indemnisation notamment appliqués par les juridictions administratives et judiciaires. Me Marianne Lahana précise que ce barème a ensuite été « enrichi par l’intégration de préjudices spécifiques, dans le but d’améliorer la prise en compte des spécificités des victimes ». ([678])
La diversité des préjudices provoqués par les pathologies cancéreuses, notamment sur le plan psychologique ([679]) ou esthétique ([680]), aurait dès lors fait l’objet d’une appréhension plus rigoureuse par le CIVEN, notamment au regard du mode de vie polynésien, ainsi que le précise Me Lahana :
« En Polynésie, nous avons observé que les conditions de vie, influencées par le climat, l’insularité et la culture, peuvent accentuer certains postes de préjudice, à l’image du préjudice esthétique, les cicatrices étant plus visibles. Une étude spécifique a donc été menée sur les cancers du sein, pathologie représentant une part importante (46,2 % en 2020) des dossiers polynésiens. Conduite en collaboration avec des professeurs de médecine, cette analyse nous a permis de faire évoluer notre barème dès 2020 pour mieux intégrer ces particularités.
« Nous avons notamment constaté que les atteintes du sein étaient peu abordées dans les barèmes existants et qu’elles nécessitaient une évaluation tenant compte des circonstances d’apparition de la pathologie, de sa prise en charge, des contraintes de suivi ainsi que du risque de récidive. C’est dans cette optique que de nouvelles cotations ont été introduites pour l’évaluation du préjudice esthétique, parallèlement à un effort de formation du CIVEN pour ses médecins experts ». ([681])
Gilles Hermite confirme l’évolution du barème d’indemnisation adopté par le CIVEN qui « s’inspire naturellement de la nomenclature Dintilhac ([682]) et des barèmes d’autres organismes intervenant dans des logiques de réparation et d’indemnisation de préjudices » ([683]). En dépit de critiques liées à la faiblesse persistante des montants d’indemnisation de certains préjudices, Me Cécile Labrunie admet cependant que la « nomenclature Dintilhac est parfaitement appliquée par le CIVEN. [Le barème] présente même la spécificité d’avoir mis en place un préjudice temporaire lié aux troubles dans les conditions d’existence, qui majore les souffrances endurées. Après la période de consolidation (rémission, guérison) pour les personnes concernées, il existe donc un préjudice particulier distinct du préjudice permanent exceptionnel ». ([684])
Les modifications successives des règles applicables au système d’indemnisation des victimes des essais nucléaires ont entraîné une hausse du nombre et du montant moyen des indemnisations versées en leur faveur, près de la moitié des demandes ayant ainsi donné lieu à une indemnisation entre 2018 et 2023. Cependant, les dernières données présentées pour l’année 2024 font état d’une augmentation significative des décisions de rejet prononcées par le CIVEN, ce qui traduit le haut degré d’incertitude qui caractérise encore le processus d’indemnisation. Dans ces conditions, il est souhaitable que l’évolution des barèmes utilisés par le CIVEN soit discutée à la CCSCEN afin d’apporter de la transparence à leur usage.
Recommandation n° 9 : Conformément à la recommandation n° 12 visant à prévoir la convocation d’une réunion technique avant les réunions plénières de la CCSCEN, imposer que la définition des barèmes utilisés par le CIVEN soit discutée en amont des réunions plénières de la CCSCEN.
ii. L’impact des modifications des règles applicables sur le nombre et le montant des indemnisations versées aux demandeurs
Parmi les évolutions du cadre juridique précédemment décrites, la suppression de la notion de « risque négligeable » a abouti à une très nette augmentation du nombre de décisions d’indemnisation, ainsi que l’observe Alain Christnacht : « L’application de cette nouvelle méthodologie par le CIVEN a permis une augmentation spectaculaire du taux d’acceptation des demandes, passant de moins de 10 % après contentieux à plus de 50 %. Pour les seuls demandeurs résidant en Polynésie française, alors que seulement onze demandes avaient été acceptées de 2010 à 2017, 126 ont été accueillies favorablement en 2019, et encore davantage en 2018 si l’on prend en compte le reliquat des instructions précédentes ». ([685])
De plus, la jurisprudence du Conseil constitutionnel censurant la rétroactivité de l’application du seuil d’un millisievert aux dossiers présentés avant le 31 décembre 2018 a abouti à l’acceptation des dossiers initialement rejetés sur ce fondement, comme le précise Gilles Hermitte :
« Ayant pris connaissance de cette décision importante, le CIVEN a décidé immédiatement d’en tirer toutes les conséquences le plus rapidement possible. C’est ainsi qu’il a procédé d’office au réexamen de toutes les demandes qui lui avaient été enregistrées avant le 31 décembre 2018 et pour lesquelles la décision de rejet, fondée sur le critère du 1 mSv, n’était pas encore devenue définitive, soit parce que les délais de recours n’étaient pas encore expirés, soit parce qu’un contentieux était toujours pendant devant une juridiction administrative. Les demandes qui, toujours en cours d’instruction, n’avaient donné lieu à aucune décision ont également été examinées au regard de la nouvelle situation juridique créée par la décision du Conseil constitutionnel.
« Au total, entre les mois de janvier et avril 2022, une centaine de décisions ont été prises, toutes dans le sens de la reconnaissance de la qualité de victimes, tandis que le Comité précisait aux juridictions saisies d’un contentieux toujours en cours qu’il n’était plus en mesure de défendre ses décisions en faisant application de la règle du 1 mSv et que, dans l’impossibilité de rapporter la preuve exigée par la jurisprudence pour renverser la présomption, il ne présenterait plus d’observations que sur l’évaluation du préjudice, le cas échéant. » ([686])
Ces explications se reflètent naturellement dans les données communiquées par le CIVEN via ses rapports annuels d’activité et les contributions écrites remises à l’issue des deux auditions de leurs représentants. Outre une augmentation régulière et très nette du nombre de demandes enregistrées depuis 2020 ([687]), la proportion de décisions favorables rendues par le CIVEN est comprise entre 46 % et 56 % sur la période 2018-2023, contre 3 % sur la période 2010-2017. Néanmoins, une diminution sensible a été observée en 2024 ([688]) : seulement 30 % des demandes ont donné lieu à une indemnisation.
Décisions D’indemnisation et de rejet prises par le CIVEN ENTRE 2015 et 2024
Source : contribution écrite remise par le CIVEN.
Décisions D’indemnisation et de rejet prises par le CIVEN ENTRE 2020 et 2024 selon le sexe, l’origine géographique et le statut de la victime
Source : contribution écrite remise par le CIVEN.
Répartition des Décisions D’indemnisation
prises par le CIVEN ENTRE 2018 et 2024 selon le type de pathologie
Source : contribution écrite remise par le CIVEN.
Répartition des demandeurs
ayant déposé un dossier en 2024 selon leur origine géographique
Source : contribution écrite remise par le CIVEN.
Décisions d’indemnisation et de rejet prises par le Civen en 2024
selon le motif et l’origine géographique des demandeurs
Source : contribution écrite remise par le CIVEN.
La multiplication par six du nombre de dossiers examinés par le CIVEN entre 2020 et 2024 met sous tension les membres de son collège et l’ensemble du personnel administratif, contraints par la loi ([689]) de rendre une décision motivée dans un délai de huit mois à compter de la réception de la demande. Gilles Hermitte s’interroge sur la soutenabilité de ce rythme : « À vrai dire, je ne sais pas jusqu’à quand le CIVEN sera en mesure de supporter cette augmentation du nombre de dossiers à examiner tout en respectant le délai de huit mois qui lui est imposé » ([690]).
Dotés seulement de dix agents ([691]) et d’un médecin vacataire ([692]), les services du CIVEN nécessitent donc des moyens humains supplémentaires afin de surmonter la hausse constante de leur activité au cours des dernières années. Compte tenu du cadre légal actuel, cette condition s’avère en pratique décisive afin de garantir la célérité et la qualité de l’instruction de l’ensemble des dossiers soumis à l’examen du Comité.
Recommandation n° 10 : Au regard de la hausse notable de son activité depuis 2020, dans le cadre légal actuel, augmenter le budget et le nombre d’agents travaillant au sein des services du CIVEN afin de garantir la qualité et la célérité du traitement des dossiers soumis à son examen.
Au-delà du nombre de décisions rendues par le CIVEN et de la proportion d’entre elles favorables aux demandeurs, les éléments statistiques communiqués à la commission d’enquête soulignent une diminution du montant moyen des indemnisations versées depuis 2021.
Montant total et moyen en euros des indemnisations versées par le civen entre 2018 et 2024
Montant des dépenses |
2018 |
2019 |
2020 |
2021 |
2022 |
2023 |
2024 |
Total |
Montant des sommes versées aux victimes |
8 756 818 |
10 460 270 |
10 455 338 |
16 342 252 |
14 769 691 |
12 209 353 |
11 209 221 |
84 202 943 |
Frais de justice |
46 250 |
31 440 |
64 585 |
87 914 |
117 342 |
111 500 |
34 157 |
493 188 |
Total |
8 803 068 |
10 491 710 |
10 519 923 |
16 430 166 |
14 887 033 |
12 320 853 |
11 243 378 |
84 696 331 |
Montant moyen versé par indemnisation |
91 669 |
64 292 |
73 055 |
75 715 |
69 242 |
62 226 |
64 990 |
71 598 |
Source : contribution écrite remise par le CIVEN et rapport d’activité du CIVEN pour l’année 2019.
La diminution constatée s’inscrit pourtant dans un contexte marqué par la mise en place entre 2018 et 2020 d’un nouveau barème d’indemnisation prétendument plus généreux que celui de l’ONIAM initialement utilisé par le CIVEN. Comme précédemment analysé, le nouveau référentiel est ainsi censé prendre en compte les spécificités propres aux préjudices causés par les pathologies cancéreuses, tout en se conformant aux grands principes sur lesquels reposent les principaux barèmes auxquels les juridictions administratives et judiciaires ont recours. Pourtant, son impact concret ne semble pas avoir été profitable aux victimes, le montant moyen des indemnités qu’elles ont perçues ayant en effet diminué de près de 30 % entre 2018 et 2024.
Là encore, cette situation apparaît d’autant plus critiquable que la provision du montant budgétisé par le projet de loi de finances pour 2024 afin de financer les indemnisations versées par le CIVEN s’élève à 14,9 millions d’euros ([693]), c’est-à-dire près de 4 millions d’euros de plus que le montant total finalement dépensé en 2024.
Plus fondamentalement, des doutes peuvent ainsi émerger quant aux véritables facteurs déterminant le montant des indemnités proposées par le CIVEN : s’agit-il de l’application objective d’un référentiel garantissant l’évaluation fine et personnalisée des préjudices subis par les victimes, ou est-ce, en réalité, l’expression d’une prudence (sinon d’une contrainte) budgétaire inassumée ? Rien n’autorise à ce stade d’opter pour l’une ou l’autre de ces deux hypothèses. Mais force est de constater que le fonctionnement du CIVEN permet d’envisager la seconde. Il convient simplement d’observer que la mise en place du nouveau référentiel n’a pas provoqué, bien au contraire, la revalorisation des indemnités versées aux victimes, en dépit des espoirs que cette évolution avait pu susciter.
Face aux effets pour le moins contrastés des modifications successives des règles applicables, les demandeurs conservent évidemment la possibilité de former un recours devant la juridiction administrative afin de contester les décisions prises par le CIVEN, qu’il s’agisse du rejet de leur demande d’indemnisation ou du montant de l’indemnité qui leur est proposée. Pour autant, les aléas et la complexité de la procédure contentieuse peuvent s’avérer dissuasifs, au risque de décourager les requérants de faire valoir leurs droits pour obtenir réparation de leurs préjudices.
iii. Les recours contentieux contre les décisions du CIVEN : des chances de succès très limitées
Selon les données communiquées à la commission d’enquête, 26 % des décisions de rejet prononcées entre 2022 et 2024 ([694]) par le CIVEN ont été contestées devant le tribunal administratif ([695]). S’agissant des offres d’indemnisation proposées aux victimes par le CIVEN, seules 2 % d’entre elles ont donné lieu à un recours. Le montant d’indemnisation décidé par le juge administratif s’élève alors à un niveau comparable à celui proposé par le CIVEN. ([696])
Nombre de recours formés à l’encontre des décisions rendues par le civen entre 2022 et 2024
Source : contribution écrite remise par le CIVEN.
La quasi-totalité des recours formés contre les décisions de rejet ([697]) concerne les décisions prises sur le fondement du seuil d’un millisievert ([698]). Les tribunaux administratifs ont statué sur 144 contentieux ([699]) entre 2022 et 2024. Seuls 19 % des arrêts rendus ont été favorables ([700]) aux demandeurs initialement déboutés par le CIVEN, ce qui témoigne de la large validation, par le juge administratif, des données dosimétriques et de la méthodologie de calcul développées par le CIVEN afin de rejeter les dossiers soumis à son examen.
NOMBRE DE CONTENTIEUX gagnés ou perdus par le CIVEN devant les tribunaux administratifs à la suite des recours formés contre ses décisions de rejet ou ses propositions d’indemnisation entre 2022 et 2024
Source : contribution écrite remise par le CIVEN.
En outre, les décisions rendues par les cours administratives d’appel entre 2022 et 2024 se sont également toutes avérées favorables au CIVEN.
NOMBRE DE CONTENTIEUX gagnés ou perdus par le CIVEN devant les cours administratives d’appel entre 2022 et 2024
Source : contribution écrite remise par le CIVEN.
L’ensemble de ces éléments statistiques illustre la difficulté d’obtenir réparation par la voie contentieuse dès lors que le CIVEN rejette la demande d’indemnisation. Cette situation peut ainsi dissuader les demandeurs déboutés par le CIVEN de saisir la juridiction administrative, au regard des chances très réduites dont ils bénéficient, selon une logique qui s’auto-entretient. En effet, seul un quart des demandeurs déboutés par le CIVEN consent à former un recours contentieux contre la décision de rejet. Le cas échéant, moins d’un cinquième d’entre eux obtiendront gain de cause devant les tribunaux administratifs. Depuis 2022, les cours administratives d’appel ont rejeté l’ensemble des recours formés par les requérants déboutés en première instance.
La complexité qu’induisent notamment les évolutions du cadre juridique et la multiplicité des voies de recours contribuent à allonger de façon parfois démesurée la durée des procédures administratives puis juridictionnelles, à l’instar de l’exemple que relate Me Marianne Lahana :
« Il s’agit du dossier particulièrement révélateur d’une femme résidant en Polynésie depuis 1963, qui a déposé une demande d’indemnisation auprès du CIVEN en juillet 2010, dès le lancement du dispositif. En mars 2015, sur la propre recommandation du CIVEN, le ministre de la défense a opposé un refus, fondé sur un risque jugé négligeable d’exposition aux rayonnements ionisants. La requérante a alors saisi le tribunal administratif de Montpellier, qui a confirmé ce rejet en 2016. Après interjection de l’appel, il a fallu attendre encore quatre années pour que la cour administrative d’appel de Marseille rende un arrêt, le 14 janvier 2020, annulant la décision du ministre ainsi que le jugement du tribunal. La cour a alors enjoint le CIVEN à indemniser les préjudices, en appliquant cette fois le critère du 1 mSv. Toutefois, elle a utilisé une méthodologie erronée, considérant que la requérante aurait dû se voir attribuer une dose forfaitaire de 14,4 mSv, conformément à l’ancienne procédure. Cette erreur de droit a donc conduit le CIVEN à se pourvoir en cassation et nous attendons la décision à venir.
« Cet exemple illustre bien, je trouve, les difficultés rencontrées par les juridictions dans l’application du droit en vigueur, générant parfois une certaine confusion. Si les procédures d’indemnisation devant le CIVEN sont longues, c’est donc en partie à cause de ces évolutions législatives, mais également parce que les juges, dans de nombreux cas, préfèrent enjoindre le CIVEN à réexaminer les demandes plutôt que de décider eux-mêmes de leur attribuer une indemnisation. Pourtant, dans le cadre d’un recours de plein contentieux, ils ont toute latitude pour diligenter une expertise médicale et statuer sur les préjudices soulevés devant eux. Or, cette préférence pour le réexamen peut conduire à de nouveaux rejets, ce qui rallonge d’autant les délais de procédure ». ([701])
Suivant une appréciation au cas par cas, Gilles Hermitte explique les raisons qui incitent le CIVEN à former un appel contre les décisions de première instance susceptibles de lui être défavorables :
« Dans le cadre d’un contentieux, il arrive que le demandeur apporte des éléments nouveaux auxquels nous essayons de répondre, et parfois nous ne parvenons pas à convaincre les juges du bien-fondé de notre position. Régulièrement la justice nous donne tort, et nous ne faisons pas appel parce que nous savons que nous n’aurons pas d’éléments supplémentaires à faire valoir en appel, où les chances de succès s’en trouvent par conséquent réduites. Dans ces cas, nous acceptons simplement la décision et nous indemnisons.
« À l’inverse, nous considérons dans certains cas que, compte tenu de l’activité de la personne qui, par exemple, effectuait des tâches administratives ou de secrétariat, la probabilité qu’elle ait pu être exposée à l’occasion de cette activité à un rayonnement entraînant une dose égale ou supérieure à 1 millisievert est très faible. Si la personne obtient gain de cause auprès d’un tribunal, nous faisons appel ». ([702])
Si elle n’est bien sûr pas contestable en tant que telle, la faculté dont dispose le CIVEN d’interjeter appel peut même s’avérer « cruelle » pour les justiciables, notamment au regard du moment auquel le CIVEN décide d’exercer ou non son droit de recours. En effet, l’appel formé par le CIVEN peut intervenir « en bout de chaîne », c’est-à-dire seulement lorsque le tribunal administratif détermine le montant de l’indemnisation résultant de l’expertise médicale qu’il a préalablement ordonnée. Pourtant, le CIVEN aurait déjà précédemment pu s’abstenir de contester l’arrêt par lequel le tribunal annule la décision de rejet qu’il a initialement rendue à l’encontre du demandeur. Me Cécile Labrunie décrit l’amertume que ressentent les requérants ainsi assujettis aux nombreux aléas qui entourent le processus contentieux, à l’issue d’une procédure déjà longue de plusieurs années :
« Il faut savoir que quand une juridiction administrative annule une décision par laquelle le CIVEN a rejeté une demande d’indemnisation, elle peut, avant de dire droit, ordonner une expertise pour évaluer les préjudices subis. Le CIVEN ne fait pas appel de la décision portant annulation, qui revêt une valeur symbolique très forte pour les demandeurs. Il laisse l’expertise se dérouler, au cours de laquelle les demandeurs rencontrent les experts et leur décrivent leur souffrance. Puis le tribunal réexamine l’affaire, rédige un jugement et fixe un montant d’indemnisation. Le CIVEN forme alors un appel sur le seul jugement ayant fixé une indemnisation – c’est son droit. Pour des raisons de facilité, il préfère faire appel une fois plutôt que deux.
« C’est terrible pour les demandeurs car ils doivent attendre un, deux ou trois ans avant d’obtenir une audience devant la cour administrative d’appel, s’ils sont encore en vie. Je ne nie évidemment pas à mes contradicteurs le droit de faire appel après une décision d’une juridiction de second degré, mais la procédure administrative est extrêmement dure pour les requérants – et ils sont nombreux : sur la vingtaine de jugements en première instance rendus ces deux dernières années, les trois quarts font l’objet d’un appel ». ([703])
Malgré ces obstacles majeurs, le contrôle de légalité opéré par les juridictions administratives révèle, d’une part, le caractère largement douteux des calculs de dose sur lesquels s’appuie le CIVEN, et d’autre part, la dimension intrinsèquement litigieuse du seuil d’un millisievert.
À titre d’exemple, la décision de rejet rendue par le CIVEN le 12 juillet 2023 à l’encontre d’un vétéran du CEP décédé d’un cancer du poumon repose sur une argumentation particulièrement sommaire bien qu’assertive :
Extraits de la décision de rejet rendue par le CIVEN le 12 juillet 2023
Ces éléments ont été sèchement balayés par le tribunal administratif de la Polynésie dans un arrêt rendu le 14 mai 2024.
Extraits de la décision
rendue par le tribunal administratif de la Polynésie le 14 mai 2024
Cette jurisprudence souligne à quel point le seuil d’un millisievert est sujet à caution car il ne repose pas sur un fondement scientifique incontestable. Son président actuel, Gilles Hermitte, s’en défend, rappelant que lorsqu’il existe un doute suivant lequel une personne aurait subi une exposition supérieure ou égale à 1 mSv, « ce doute bénéficie au demandeur » ([704]). Pour autant, force est de constater que le seuil actuellement suivi incite le CIVEN à se fonder sur des calculs de dose au mieux artificiels, ou, au pire, largement erronés, dans le seul but de prouver « scientifiquement » l’absence de causalité entre le développement de la pathologie cancéreuse et l’exposition aux rayonnements ionisants.
Néanmoins, le faible taux de recours contre les décisions de rejet prises par le CIVEN sur ce fondement pourtant contestable laisse à penser que trop de demandeurs abandonnent tout espoir d’être indemnisés par la voie contentieuse. Aussi déplorable soit-elle, cette situation est le fruit d’un cadre juridique déficient et d’une interprétation volontairement restrictive, à rebours de l’objectif poursuivi par la loi « Morin » et des souhaits ultérieurement exprimés par le législateur.
Face à ce constat délétère, votre rapporteure estime qu’il est désormais indispensable de réformer les dispositions légales et réglementaires applicables afin de lever l’ensemble des barrières qui entravent l’accès à l’indemnisation des victimes.
iv. La CCSCEN : une commission négligée par l’État pouvant apporter un cadre de solutions
Article 7 de la loi du 5 janvier 2010
Le Gouvernement réunit au moins deux fois par an une commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires. Cette dernière peut également se réunir à la demande de la majorité de ses membres. La commission comprend dix-neuf membres dont quatre représentants de l’administration, le président du gouvernement de la Polynésie française ou son représentant, le président de l’assemblée de la Polynésie française ou son représentant, deux députés, deux sénateurs, cinq représentants des associations représentatives de victimes des essais nucléaires ainsi que quatre personnalités scientifiques qualifiées dans ce domaine.
La commission est consultée sur le suivi de l’application de la présente loi ainsi que sur les modifications éventuelles de la liste des maladies radio-induites. À ce titre, elle peut adresser des recommandations au Gouvernement et au Parlement.
Un décret en Conseil d’État fixe les modalités de désignation des membres et les principes de fonctionnement de la commission.
Article 15 du décret du 15 septembre 2014
Les séances de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires mentionnée à l’article 7 de la loi du 5 janvier 2010 susvisée sont régies par les dispositions des articles R. 133-8 à R. 133-13 du code des relations entre le public et l’administration.
Sont membres de la commission consultative, au titre des représentants de l’administration :
1° Pour le ministre des affaires étrangères : le secrétaire général du ministère ou son représentant ;
2° Pour le ministre chargé de la santé : le directeur général de la santé ou son représentant ;
3° Pour le ministre de la défense : le délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les installations et activités intéressant la défense ou son représentant ;
4° Pour le ministre chargé de l’outre-mer : le directeur général des outre-mer ou son représentant.
Le Premier ministre désigne par arrêté, pour une durée de trois ans, cinq associations représentatives de victimes des essais nucléaires qui désignent, chacune, leur représentant aux séances de la commission consultative.
Les personnalités qualifiées sont nommées pour une durée de trois ans par arrêté du Premier ministre.
La commission est présidée par le ministre chargé de la santé ou son représentant.
En fonction de l’ordre du jour, le président peut faire entendre par la commission toute personne dont l’audition paraît utile et solliciter de tout tiers qualifié un avis ou une consultation.
Les dépenses afférentes à la commission sont prises en charge par le budget des services du Premier ministre. Au titre de leur participation aux séances de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, ses membres ont droit au remboursement de leurs frais de déplacement dans les conditions prévues par le décret du 3 juillet 2006 susvisé.
Alors que son existence est remise en cause à l’occasion des débats parlementaires lors de l’examen de la loi du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique et du projet de loi de simplification de la vie économique ([705]), la CCSCEN représente une instance de dialogue nécessaire aux échanges entre les associations représentatives des victimes, les autorités polynésiennes, la sphère médicale et scientifique et les représentants du gouvernement.
Or, à rebours de l’exigence légale prévoyant l’organisation d’au moins deux réunions par an, la CCSCEN ne s’était plus réunie entre le mois de février 2021 et le 1er avril 2025, entravant ainsi toutes réflexions, notamment celles relatives à l’élargissement de la liste des pathologies radio-induites. Cette situation de blocage est fréquemment dénoncée lors des auditions menées par la commission d’enquête, suscitant l’incompréhension des représentants associatifs à l’instar de Yannick Lowgreen : « Pouvez-vous faire en sorte que la commission consultative se réunisse, dans le respect des textes qui la régissent ? Ils prévoient deux réunions par an au minimum, mais nous avons dû en avoir une dizaine, au lieu de quarante ». ([706])
Afin d’éviter la paralysie de la CCSCEN liée au manquement du Gouvernement et à la non considération des demandes de réunion, en particulier des associations, votre rapporteure rappelle les dispositions de l’article 7 de la loi Morin et constate qu’il a fallu attendre la bonne volonté de l’actuel ministre de la santé pour les appliquer. Cette situation est inacceptable, compte tenu de l’importance actuelle et potentielle de cette commission.
En effet, la CCSCEN, en ce qu’elle rassemble tous les acteurs éclairés sur les enjeux des conséquences des essais nucléaires est un outil indispensable. L’article 7 de la loi Morin disposant que la CCSCEN « peut également se réunir à la demande de la majorité de ses membres » est donc insuffisant et appelle une modification, permettant de favoriser sa convocation.
Recommandation n° 11 : Modifier l’article 7 de la loi Morin du 5 janvier 2010, qui prévoit actuellement que la CCSCEN peut se réunir à la demande de la majorité de ses membres, pour que la réunion de cette commission puisse être demandée par seulement un tiers des membres.
Lors de la réunion du 1er avril 2025, des annonces déterminantes et des propositions constructives ont été formulées.
Le sénateur Teva Rohfritsch a proposé de faire précéder les réunions plénières de la CCSCEN par une réunion technique permettant de travailler la technicité des sujets. Votre rapporteure s’associe à cette démarche, car une telle réunion permettrait de balayer les détails techniques en amont et optimiser le déroulement et le temps de la réunion plénière.
Recommandation n° 12 : Prévoir, en tant que de besoin, la convocation d’une réunion technique avant les réunions plénières de la CCSCEN.
Sur proposition de votre rapporteure, le ministre chargé de la Santé et de l’accès au soin, Yannick Neuder a acté la commande de l’État pour la réalisation d’une étude épidémiologique de grande ampleur en Polynésie française. Cet engagement doit être tenu.
Recommandation n° 13 : Réaliser une étude épidémiologique, dans des conditions définies par la CCSCEN, afin d’étudier et d’analyser les causes de l’éventuelle sur-incidence de certains types de pathologies en Polynésie française.
La CCSCEN rassemble tous les acteurs importants pouvant traiter du sujet des conséquences de l’expérimentation nucléaire française. Elle est une chance pour faire évoluer le regard des uns et des autres sur le douloureux sujet des conséquences des essais nucléaires. C’est un temps où les institutions, les parlementaires, les experts et les représentants des victimes peuvent échanger dans la bienveillance et la compréhension. Votre rapporteure regrette que cette commission ne soit pas mieux considérée par les pouvoirs publics et préconise de lui attribuer de réelles missions afin qu’elle soit force de propositions concertées et solides assumant ainsi un vrai rôle dans le traitement des conséquences des essais nucléaires en Polynésie française.
2. Un cadre limitatif et opaque qui rend nécessaire de refonder le cadre législatif et d’ajuster son périmètre
Lors de l’examen de la loi « Morin », la reconnaissance de la responsabilité de l’État a fait l’objet d’un large consensus parmi les parlementaires. Patrice Calméjane, rapporteur de la Commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale, affirmait ainsi : « l’État est responsable » ([707]). Son homologue du Sénat, Marcel-Paul Cléach, considérait quant à lui que « c’est l’honneur de la République de reconnaître la responsabilité de l’État dans les souffrances que supportent aujourd’hui ceux qui l’ont servi hier ». ([708])
Il apparaît désormais nécessaire de lever les barrières qui empêchent de concrétiser pleinement ce principe de responsabilité. Dans cet objectif, votre rapporteure estime que trois évolutions doivent être entreprises : la suppression du seuil du millisievert, l’élargissement de la liste des pathologies énumérées à l’échelle réglementaire et la facilitation de l’accès à l’indemnisation en faveur des ayants droit et des victimes par ricochet.
a. Faire sauter le verrou du seuil du millisievert : un nouveau fondement à la loi
i. Une règle imposée à marche forcée et sans véritable réflexion
L’abrogation par la loi « EROM » du critère relatif à l’existence du « risque négligeable » bouleverse profondément le fonctionnement du CIVEN. Effective à compter de mars 2017, cette évolution juridique a pour objet et a pour effet de rendre quasiment irréfragable la présomption de causalité entre l’exposition aux rayonnements ionisants et la survenance de la pathologie, dès lors que les autres critères prévus par la loi « Morin » étaient satisfaits. En conséquence, la plupart des membres du CIVEN estimèrent que le travail d’instruction des dossiers qui leur incombait ne revêtait plus la même dimension « scientifique » qu’entre 2010 et 2017, ce qui les conduisit à démissionner.
Face à la paralysie de ses instances au cours de l’année 2017, le CIVEN décide de faire évoluer sa méthodologie afin d’établir de façon autonome, et sans aucun fondement légal ou réglementaire, la règle selon laquelle la présomption précitée peut être renversée si les demandeurs ont reçu une dose annuelle efficace engagée inférieure à 1 mSv. Comme on l’a vu précédemment, cette référence correspond à la valeur limite d’exposition de la population à des rayonnements ionisants résultant de l’ensemble des activités nucléaires ([709]), conformément à la recommandation émise par la commission internationale de protection radiologique (CIPR) en 1991 et aux dispositions de la directive 2013/59/Euratom du 5 décembre 2013.
En l’absence de texte et suivant sa seule volonté, le CIVEN rend, à partir de janvier 2018 ([710]), des décisions de rejet ou d’acceptation d’indemnisation à l’aune de ce critère. Le seuil du millisievert est ainsi utilisé suivant une finalité singulièrement différente de celle pour laquelle il avait jusqu’alors été mobilisé.
Faisant fi des études scientifiques démontrant l’existence d’une « droite linéaire sans seuil » pour caractériser l’impact de l’exposition aux rayonnements ionisants sur la probabilité de développer une maladie radio-induite, le CIVEN défend sa position tout en invoquant le respect de l’intention exprimée par la Représentation nationale : « Cette dose très faible, insusceptible d’induire une maladie radio-induite, a semblé au CIVEN la meilleure manière de concilier la suppression du “risque négligeable”, réalisée pour ouvrir le droit à l’indemnisation, comme le Parlement l’avait souhaité, avec l’obligation de l’article 1er de la loi Morin d’indemniser seulement les personnes dont la maladie est causée par les rayonnements dus aux essais nucléaires français ». ([711])
Au mépris le plus total de la loi « EROM » promulguée un an plus tôt, le CIVEN trouve en quelque sorte un moyen détourné de réintroduire, sous une appellation bien sûr différente, le principe de « risque négligeable » pourtant abrogé par le législateur. Conscient de la nécessité d’entériner cette règle qu’aucune disposition législative ou réglementaire ne lui prescrivait d’appliquer, le CIVEN a adopté en ce sens la délibération n° 2018-5 du 14 mai 2018 publiée au Journal officiel de la République française du 30 mai 2018. Selon la logique du fait accompli, le rapport de la commission « Tetuanui » publié le 15 novembre 2018 justifia l’opportunité de recourir au seuil du millisievert afin de statuer sur les demandes d’indemnisation :
« Des considérations d’ordre juridique, prenant en compte les dimensions émotionnelles, affectives et psychologiques chez des sujets qui, atteints de cancer et ayant subi cette irradiation indue car imposée par l’État (quels que soient les motifs et leur recevabilité par ailleurs), légitiment donc cette présomption d’imputabilité liée à une irradiation ayant dépassé la limite réglementaire ». ([712])
En conséquence, le rapport « Tetuanui » recommande au Gouvernement de sécuriser juridiquement ce dispositif par son inscription dans la loi « Morin », ce qui est rapidement acté par un amendement introduit puis voté dans le cadre de la loi du 28 décembre 2018 de finances pour 2019. Sans que cette évolution ne soulève de réels débats, le seuil du millisievert permet ainsi au CIVEN de se doter d’un nouvel outil pour identifier les malades ayant vocation à être reconnus victimes des conséquences des essais nucléaires, selon le niveau de la dose annuelle efficace engagée qu’ils sont supposés avoir reçue.
Outre les « enjeux de pouvoir » propres au fonctionnement interne du CIVEN, trois principaux facteurs peuvent expliquer la mise en place de ce seuil dont les effets potentiellement néfastes n’avaient pas été appréhendés par le législateur en 2018.
Premièrement, Me Cécile Labrunie estime que le seuil du millisievert correspond à la potentielle volonté gouvernementale de contrecarrer l’éventuel « appel d’air » qu’aurait pu provoquer la suppression en février 2017 du « risque négligeable » :
« Je pense que l’État a craint l’étendue des conséquences de cette présomption de causalité, dans les faits, irréfragable, bien que je comprenne bien entendu que le législateur soit comptable de la bonne utilisation de l’argent public. Des situations imaginaires ont toutefois pu être mises en avant, comme lorsque certains ont soulevé le spectre qu’une indemnisation trop élargie permettrait à un couple parti en voyage de noces à Papeete dans les années 1990 et qui, atteint dix ans plus tard d’un cancer faisant partie de la liste, remplirait en théorie les conditions établies par la loi.
« En tant qu’avocate, je n’ai jamais été confrontée à ce genre de profils. Dans les faits, les demandes sont effectuées par des personnes qui ont vécu sur les sites pendant plusieurs mois ou années ; ou qui résidaient sur place. Nous ne nous trouvons jamais face à ce genre de caricature et c’est pour parer à un abus peu probable que le législateur a décidé de rajouter une possibilité pour le CIVEN de renverser la présomption de causalité s’il établit que la victime a été exposée à une dose inférieure à un millisievert, qui correspond à la dose retenue dans le code de la santé publique pour la population ». ([713]). C’est également cette préoccupation budgétaire, que Me Philippe Temauiarii Neuffer retient pour interpréter les disfonctionnements de la loi « Morin » : « Ce qui me gêne, c’est cet équilibre que le Civen cherche constamment entre une bonne gestion des fonds publics et l’indemnisation des victimes » ([714]).
Deuxièmement, l’application contra legem de ce seuil par le CIVEN au cours de l’année 2018 a été présentée comme particulièrement bénéfique aux victimes : s’élevant à moins de 3 % sur la période 2010-2017, le taux d’indemnisation des demandeurs atteignit le niveau inédit de 56 % en 2018, ce qui, encore aujourd’hui, amène Me Marianne Lahana à vanter les mérites du dispositif :
« À mes yeux, ni l’instauration du risque négligeable en 2010, ni sa suppression en 2017 ne constituaient des solutions satisfaisantes. Le nouveau critère du 1 mSv, introduit en 2018, est venu rétablir un équilibre entre l’impossibilité totale d’indemnisation et une incohérence juridique et scientifique à indemniser l’intégralité des demandeurs du fait de l’impossibilité de prouver que la maladie résultait exclusivement d’une cause étrangère à l’exposition au rayonnement. Il a permis, concrètement, la rencontre des volontés entre le droit et la science, tout en permettant d’indemniser de très nombreuses personnes sur la base de critères reconnus comme légitimes par la communauté scientifique ». ([715])
La présentation de cet « équilibre » est la position défendue par le ministre de la santé et de l’accès aux soins : « Ce seuil d’exposition de 1 mSv permet de s'assurer que les dossiers refusés soient bien ceux pour lesquels il est impossible de démontrer une relation entre la radioactivité des essais et la survenue ultérieure d'un cancer 3. A contrario, le critère du 1 mSv permet d’indemniser les demandeurs qui présentent des pathologies susceptibles d’être radio-induites. En l’espèce il faut donc trouver un point d’équilibre et celui qui a été retenu est parfaitement raisonnable et justifiable. » ([716]) .
Cet engouement apparent en faveur de ce seuil doit néanmoins être tempéré par la réserve émise par le docteur Patrice Baert qui participe aux travaux de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuanui. Celui-ci déplore en effet la « bataille autour de ce 1 mSv, clé du déclenchement ou non d’une possible indemnisation » ([717]). Il ajoute : « Ce faisant, on oublie que ce seuil légal n’est pas un seuil scientifique (mais une grandeur de précaution et non de dangerosité ! Car on ne bascule pas de l’absence de cancer selon que l’on se situerait d’un côté ou de l’autre de ce seuil. En 2018, j’étais le seul membre de la commission EROM à m’être élevé contre l’adoption de ce seuil de dose ». ([718])
Le docteur Baert est toutefois co-signataire d’une tribune publiée durant la tenue des travaux de la commission d’enquête dans Le Point ([719]), qui critique les implications qu’entraînerait une suppression du seuil du millisievert dans la loi « Morin ». Cette ambivalence renvoie vraisemblablement à un troisième facteur, ayant convaincu le docteur Baert de renoncer à sa critique du seuil du millisievert, une fois la mesure adoptée, pour en défendre l’usage : l’indemnisation généralisée supposée découlant de cette suppression reviendrait en effet à admettre que les « expérimentations étaient ‘‘sales’’ », ce que, au fond, ne pensent ni le docteur Baert, ni les représentants de l’État ([720]).
En l’espèce, comme le rappelle le docteur Baert, l’usage de ce seuil est portant bien dénué de tout fondement scientifique.
ii. Un seuil de gestion qui justifie l’existence d’une institution pour elle-même
Indépendamment des conclusions que l’on en tire, un consensus se dégage à l’issue de l’ensemble des auditions menées par notre commission d’enquête : le seuil du millisievert n’a strictement aucune valeur scientifique car il n’induit aucun risque sanitaire minoré ou accru en cas de dose inférieure ou supérieure à 1 mSv. Par conséquent, il se résume à un simple outil de gestion destiné à filtrer les demandes d’indemnisation, dans le seul but d’objectiver juridiquement la décision d’acceptation ou de rejet des dossiers.
Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé de l’ASNR, explique l’origine de ce seuil et les raisons qui ont initialement conduit les pouvoirs publics à y recourir :
« La valeur de 1 mSv a été introduite dans le système de radioprotection en 1991 comme étant la limite de dose pour la population générale. Elle a été choisie non pas comme étant un seuil de risque mais en référence à l’exposition naturelle moyenne (hors radon) d’environ 1 mSv par an dans la population mondiale du fait par exemple des expositions cosmiques et telluriques. À l’époque et encore aujourd’hui, on ne sait pas quel est le risque lié à cette exposition naturelle mais on suppose qu’il est faible. Le seuil de 1mSv a été fixé comme ça : il ne correspond pas à une absence de risque mais à un niveau de risque qui ne soit pas plus que le doublement du risque afférent à la radioactivité existant dans le milieu naturel. Il est donc crucial de comprendre que ce seuil ne représente ni un seuil de risque, ni une valeur en dessous de laquelle il n’y aurait aucun risque et au-dessus de laquelle tous les cancers seraient radio-induits ; c’est une valeur de gestion introduite par la CIPR ». ([721])
Bien que considéré comme très faible, le seuil du millisievert ne constitue pas pour autant une limite d’innocuité en dessous de laquelle les personnes exposées à la radioactivité n’encourraient aucun risque : « Pour 1 mSv, on est incapable d’observer le risque existant (À ces niveaux de doses très faibles, nous n’avons aucune capacité pour affirmer qu’il n’existe aucun effet en dessous et qu’il en existe au-dessus ». ([722])
Bruno Chareyron, conseiller scientifique de la CRIIRAD, rappelle que le seuil d’un millisievert ne représente pas un risque « négligeable » de développer une pathologie radio-induite mais seulement un risque « acceptable » déterminé par les autorités selon les contraintes liées à l’activité de l’industrie nucléaire civile :
« Le mSv est plutôt un seuil au-dessus duquel le risque, en particulier de cancers, est jugé socialement inacceptable par des experts et dans le cadre de situations contrôlées. Cette dose limite de 1 mSv par an est en principe utilisée pour réglementer les rejets d’installations nucléaires dans un cadre maîtrisé. Toutefois, cette dose de 1 mSv par an est habituellement utilisée dans ce cadre comme une évaluation à laquelle s’ajoute la radioactivité naturelle et médicale. Elle est calculée en prenant en considération l’ensemble des expositions à toutes les sources de radiation non naturelles et non médicales, par toutes les voies d’exposition existantes (inhalation, ingestion et irradiation externe.
« Considérer qu’une personne vivant en Polynésie française n’a subi aucun risque car elle a été exposée à moins de 1 mSv est scientifiquement erroné. Ce seuil est donc utilisé comme un outil de gestion, mais n’est pas un concept scientifiquement solide (Il existe évidemment un risque en dessous de 1 mSv par an ». ([723])
Pour sa part, Sébastien Philippe souligne également la faible pertinence du seuil du millisievert en tant que critère de décision justifiant ou non l’indemnisation des victimes de maladies radio-induites :
« Ce seuil est le fruit d’un processus de recommandations scientifiques internationales pour la protection des populations. Il est considéré comme acceptable pour des raisons assez précises. Un patient peut recevoir des doses plus élevées s’il est soigné pour un cancer, mais, dans ce cas, le rapport entre le bénéfice et le risque est favorable. Pour les membres du public, on sait qu’il n’y a pas de bénéfice personnel à une irradiation à cette dose, mais elle peut être acceptable dans le cadre d’activités sociétales bénéfiques à la société. On accepte alors que le public soit exposé à des doses entre 0 et 1, car sinon nous serions obligés de fermer un certain nombre d’installations. La question est alors de savoir si cela doit s’appliquer aux essais nucléaires ». ([724])
Enfin, Laurence Lebaron-Jacobs, médecin et vice-présidente du CIVEN, qualifie à son tour ce seuil de « légal, arbitraire mais qui, en tant que tel, n’a rien de scientifique ». ([725])
Ces observations soulèvent un évident paradoxe qu’esquisse subtilement Thomas Hochmann : « Depuis la création du CIVEN jusqu’à ses évolutions les plus récentes, tout est donc fait pour présenter le comité comme un organe d’enregistrement de la vérité scientifique, plutôt qu’une véritable instance de décision ». ([726])
Cette revendication de scientificité se heurte pourtant à la réalité éminemment non-scientifique des règles applicables, à l’image du caractère « arbitraire » que revêt le seuil du millisievert selon les mots prononcés par la vice-présidente du CIVEN. Pire, l’utilisation de ce seuil implique de réaliser des calculs particulièrement complexes ([727]), sur la base de données lacunaires voire largement sous-estimées par le CEA, afin de reconstituer de manière nécessairement approximative les doses réellement reçues par les demandeurs. La difficulté d’objectiver l’exposition des requérants aux retombées radioactives provoquées par les essais ne devrait pas conduire le CIVEN à écarter de facto leur impact dans le développement des cancers. Ainsi, Sébastien Philippe et Tomas Statius ont raison de souligner que « l’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence ». ([728])
Éloignée de toute rigueur scientifique, cette démarche ne saurait se poursuivre car elle porte directement préjudice au droit des victimes à bénéficier d’une indemnisation. En conséquence, la suppression du seuil du millisievert s’impose.
Lors de la réunion de la commission de suivi des conséquences des essais nucléaires qui s’est enfin tenue le 1er avril 2025, Gilles Hermitte a estimé que cette suppression, si elle devait intervenir, entraînerait « la mort du CIVEN ». Comme il a eu l’occasion de le préciser par la suite, supprimer le seuil de 1 mSv reviendrait selon lui à supprimer la possibilité pour le CIVEN de renverser la présomption en vigueur depuis la loi EROM, le CIVEN n’ayant plus alors qu’à vérifier que la pathologie invoquée devant lui figure bien sûr la liste de celles qui sont reconnues par le comité et que les conditions de lieu et de date sont bien remplies ([729]).
Face à ces arguments, votre rapporteure tient à rappeler que le bien-fondé d’une institution n’est pas son existence même ; sa création et sa prolongation dans le temps ne valent que pour mener à bien des objectifs qui lui ont été assignés par le législateur ou le Gouvernement. Un changement de fonction qui ferait du CIVEN une « chambre d’enregistrement des dossiers » ([730]) ne rendrait pas pour autant cette institution inutile ; il la bouscule, la transforme, la pousse à revoir ses méthodes et sa réglementation interne mais ne signifie pas pour autant qu’elle devrait être supprimée. Dans ces conditions défendre le maintien du seuil revient à défendre l’existence d’une institution pour elle-même. Votre rapporteure ne peut d’ailleurs que se féliciter de constater que son actuel président, Gilles Hermitte, est tout à fait prêt à réfléchir à cela, ayant dit aux membres de la commission d’enquête que, dans l’hypothèse d’une suppression du seuil, « il faudrait s’interroger sur le rôle du comité ».
iii. Supprimer le seuil du millisievert en refondant la prise en compte des conséquences sanitaires individuelles
Comme on l’a vu précédemment, les incertitudes majeures qui entourent les résultats des calculs dosimétriques (s’agissant aussi bien de la sous-évaluation des facteurs de contamination interne, de l’absence de mesures réalisées à l’époque ou de l’indisponibilité de certaines données individuelles) ne peuvent permettre au CIVEN d’établir avec précision le niveau de la dose efficace engagée reçue par la plupart des demandeurs, ce qu’admet sans ambages Laurence Lebaron-Jacobs :
« La dose efficace engagée est très difficile à évaluer, les calculs sont entachés par d’importantes incertitudes. Nous nous efforçons de calculer au plus juste, mais la difficulté est grande, a fortiori par rapport à une dosimétrie externe ». ([731])
En outre, la dépendance du CIVEN à l’égard du CEA, tant en ce qui concerne les données dont il dispose que la méthodologie de calcul qu’il utilise, suscite de sérieux doutes quant à la fiabilité des résultats dosimétriques obtenus. Interrogée par la rapporteure sur les risques induits par le fait que le CEA puisse être considéré comme « juge et partie », Laurence Lebaron-Jacobs euphémise cette critique, tout en reconnaissant son bien-fondé : « Sur le principe, vous avez effectivement raison. En tant que scientifique, il s’agit effectivement d’une situation délicate ». ([732])
Lorsque les calculs aboutissent à des résultats inférieurs au seuil du millisievert, ils entraînent par conséquent le rejet de la demande d’indemnisation. Bien que théoriquement requise, l’exactitude de ces estimations de dose demeure largement illusoire. Philippe Renaud, chargé de mission auprès du directeur de l’environnement de l’ASNR, rappelle que « le CEA n’avait pas, à l’époque, précisé les incertitudes associées à ces calculs. Par conséquent, ces résultats ont été utilisés pour discriminer les personnes sans prendre en compte les marges d’erreur. Le problème provient donc de l’absence de considération des incertitudes liées à ces résultats de mesure ». ([733])
Les calculs ultérieurement effectués par l’ASNR sont confrontés à la même problématique : « Les incertitudes sont telles que nos calculs n’ont pu aboutir qu’à des ordres de grandeur, autour du 1 mSv. Les doses estimées sont de l’ordre du millisievert, oscillant entre un peu moins et quelques millisieverts. Les incertitudes sont si importantes qu’il est impossible de discriminer ou d’individualiser cette dose. Nous ne pouvons pas distinguer les personnes ayant reçu plus ou moins de radiation. Cette limitation s’applique non seulement à notre étude mais également aux études antérieures » ([734]). Il s’en suit une impossibilité à savoir si la plupart des demandeurs ont reçu des doses légèrement inférieures ou supérieures au seuil du millisievert, alors même que les marges d’erreur représentent elles-mêmes plusieurs millisieverts : « (l’ordre de grandeur a été de 1 mSv, pas de 20 ou 30 mSv ; et il se trouve que ce 1 mSv est également la valeur de référence utilisée. Le problème est là » ([735]). Dès lors, Me Cécile Labrunie considère que le CIVEN « bricole pour tenter d’inverser la présomption d’imputabilité ». ([736])
Le franchissement ou non du seuil du millisievert s’avère pourtant décisif. Sur les 575 dossiers examinés par le CIVEN en 2024, 243 ont été rejetés sur le fondement de ce critère, soit 42 % des demandes, soit 59 % des demandes si l’on exclut celles considérées « hors décret ». De fait, l’assurance avec laquelle le CIVEN rejette de nombreux dossiers, même lorsque la dose calculée s’élève à 0,8 ou 0,9 mSv, n’incite pas les demandeurs déboutés à former un recours pour contester ces décisions, ce que souligne Sébastien Philippe :
« Les personnes atteintes d’un cancer à qui on dit “non” de cette manière, que feront-elles ? Les réponses du CIVEN aux demandes d’indemnisation témoignent de cette situation, sachant que les données sur lesquelles il s’appuie – c’est écrit – ont été validées par l’Agence internationale de l’énergie atomique, soit la plus haute autorité scientifique en matière nucléaire. Que faites-vous si vous vivez sur un atoll, que vous avez un cancer et qu’on vous envoie une réponse négative s’appuyant sur des données validées par tous les grands scientifiques de ce monde, à Vienne ? Comment répondre à cela, surtout quand ce n’est en fait pas vrai ? ». ([737])
Dans le régime de présomption de causalité tel que défini par la loi « Morin », le doute entourant le niveau de la dose effectivement reçue par le demandeur devrait profiter à celui-ci. Il convient hélas de constater que ce n’est pas le cas. Parce qu’il est impossible de déterminer très précisément la dose efficace engagée, le critère du seuil de millisievert est inopérant et doit donc, non pas du point de vue de l’opportunité mais bien du point de vue scientifique, être supprimé.
En définitive, la suppression du millisievert s’impose sur le fondement même de la recherche de causalité, car il ne permet pas, pour toutes les raisons évoquées, de déterminer de façon satisfaisante le lien entre les maladies radio-induites et les essais nucléaires réalisés en Polynésie française. L’argumentation en faveur du maintien du seuil du millisievert ne défend donc pas tant la précision du seuil mais attaque l’alternative, c’est-à-dire le sens donné à la loi en cas de suppression. Ainsi, Alain Christnacht juge que « Cela reviendrait à affirmer que, pour cette période, tous les cancers auraient pour seule cause les essais nucléaires. Autrement dit, cela impliquerait que, sans ces essais, ces cancers n’auraient pas existé, ce qui est absurde » ([738]). De façon analogue, le ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins Yannick Neuder considère que « Sans ce seuil, toutes les personnes qui se trouvaient en Polynésie française pendant les essais nucléaires et qui ont développé l’une des 23 maladies seraient indemnisées, alors qu’il est scientifiquement prouvé que les pathologies qui figurent sur cette liste sont multifactorielles et qu’elles dépendent, à titre principal, de facteurs liés à l’âge, au sexe, à la génétique et aux modes de vie (consommation d’alcool, cigarette) » ([739]).
Le problème que soulèvent ces arguments est celui du statut d’un malade reconnu victime en droit, par rapport à la réalité. Il est mis en évidence dans la tribune du Point publié durant les travaux de la commission d’enquête, déjà mentionnée, qui parle de « victimes légales ». Il s’agirait de personnes désignées « victimes » indépendamment de la réalité. Selon ces auteurs ce statut de victimes légales est déjà produit par le régime actuel : « L'application par le CIVEN de la loi EROM génère des victimes légales, alors qu'elles ne le sont pas scientifiquement. La loi Morin a défini une présomption de causalité des essais nucléaires. Cette présomption limite le risque de ne pas indemniser une personne qui aurait développé un cancer du fait des essais nucléaires. Mais, ce faisant, elle reconnaît comme victimes un très grand nombre de personnes qui ne le sont pas » ([740]). Cela est, en quelque sorte, confirmé par le ministre de la santé lui-même qui veut défendre l’usage du millisievert en considérant qu’« il s’agit d’une valeur très basse qui est favorable aux demandeurs ». Il met par là en exergue la déconnexion du critère avec la réalité qu’il est pourtant censé traduire.
Au fond, au-delà de l’aspect budgétaire qui pèse sur les orientations qui sont données au fonctionnement de ce régime d’indemnisation, ce qu’expriment les signataires de la tribune du Point et qui semble représenter la posture adoptée par l’État, c’est la peur qu’un régime plus efficace soit également un régime plus culpabilisant pour l’État ([741]) : « L'État français a choisi de mettre en place une procédure qui reconnaît très largement le statut de victime des essais nucléaires alors qu'une analyse scientifique démontre que la très grande majorité de ces « victimes » ont un cancer qui est sans lien avec l'exposition à la radioactivité. C'est là un choix qui permet d'être quasi-certain de ne pas laisser de côté une personne réellement victime de ces essais. Un effet pervers de cette méthode est de générer le sentiment que les essais ont effectivement conduit à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de cancers supplémentaires, alors que les études scientifiques conduisent toutes à des estimations très largement inférieures. Les procédures d'indemnisation devraient s'accompagner d'une meilleure communication pour rappeler ce fait essentiel : la très grande majorité des victimes légales ont développé un cancer qui est sans lien avec l'exposition radioactive. » ([742]). Ce qui est évacué par ces considérations, c’est la prise de risque qui, elle, est avérée et longuement documentée dans ce rapport, de surcroît, conjuguée à l’incertitude scientifique. L’impasse réside donc dans le sens qui est donné à l’indemnisation.
Mais si par la suppression du seuil de millisievert la loi ne prétend pas établir une causalité, elle résout un problème de fond sans créer un problème de statut. Sans le seuil, en retenant les critères de présence dans une zone géographiquement délimitée à une période donnée, en reconnaissant une pathologie figurant dans une liste déterminée, ce régime rétablit l’état du droit applicable après l’abrogation du « risque négligeable » par la loi « EROM » ([743]) mais sans affirmer que la pathologie est due aux essais nucléaires. Dans cette perspective, c’est le risque avéré pris par l’État qui est indemnisé et non un lien de causalité. Ce n’est plus la « présomption de causalité » qui ouvre un droit à l’indemnisation mais une « présomption d’exposition » aux essais nucléaires réalisés par la France en Polynésie française. Cette solution répond au fond du problème soulevé par ceux qui prétendent veiller à la rigueur scientifique et prend en compte la responsabilité historique d’avoir choisi la Polynésie française pour y effectuer dans les conditions qui furent les leurs, les essais nucléaires de la France.
Recommandation n° 14 : Supprimer l’exigence relative au seuil du millisievert et fonder la décision d’indemnisation sur le strict respect des critères cumulatifs de temps, de lieu et de pathologie permettant de déterminer une présomption d’exposition aux essais nucléaires réalisés par la France en Polynésie française.
b. Élargir la liste des pathologies qui peuvent donner lieu à indemnisation
Pour être éligible à l’indemnisation versée par le CIVEN, les demandeurs doivent faire état d’une maladie figurant dans la liste annexée au décret n° 2014‑1049 du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Aux dix-huit pathologies radio-induites initialement énumérées par le pouvoir réglementaire à la suite de l’entrée en vigueur de la loi « Morin » ont été ajoutés cinq nouveaux types de cancers susceptibles d’avoir été causés par l’exposition aux rayonnements ionisants grâce aux décrets n° 2012-604 du 30 avril 2012 ([744]) et n° 2019-520 du 27 mai 2019. ([745])
Lors de la réunion de la CCSCEN du 1er avril 2025, le ministre de la Santé et de l’accès aux soins, le ministre Yannick Neuder, qui présidait la commission a soutenu attendre les résultats des travaux de l’UNSCEAR, attendus pour 2026, pour élargir la liste des pathologies dites radio-induites. Dans une contribution écrite, le ministère de la Santé précise l’annonce de ce calendrier. Pour les cancers radio-induits, les conclusions des travaux de l’UNSCEAR devraient intervenir courant 2026, les conclusions portant sur les maladies de l’appareil circulatoire sont programmées pour la fin 2026 et celles portant sur les maladies du système nerveux pour l’année 2027. Le ministère conclut que « (s)i des évolutions de la liste devaient être recommandées par les experts, elles ne porteraient que sur des cancer(s) car les travaux internationaux sur les maladies non-cancéreuses radio-induites ne seraient a priori pas suffisamment avancés en 2026 » ([746]).
Dans le sillage des travaux réalisés par le comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) ([747]), cette liste comprend à ce jour 23 pathologies. Elle présente des similitudes avec celle établie par le système américain d’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Cependant, certaines pathologies reconnues aux États-Unis ne figurent pas dans la liste française, à l’image du cancer du pancréas et du cancer du pharynx. ([748])
Jean-Luc Sans, représentant de l’AVEN auprès du CIVEN, estime que le décret ne « devrait pas lister vingt-trois maladies radio-induites, mais plutôt trente-cinq ou trente-six » ([749]). Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales au sein de l’association Moruroa et Tatou, considère que l’extension de la liste doit s’opérer selon l’incidence croissante de certaines pathologies en Polynésie : « S’agissant de l’existence de maladies, pourquoi ne pas partir du constat que nous faisons dans notre communauté ? Le cancer de la prostate, par exemple, ne figure pas dans la liste des vingt-trois pathologies ouvrant droit à indemnisation ; or nous observons, dans les différents témoignages recueillis, une très grande prévalence de cette maladie » ([750]). Ces propositions rejoignent celle formulée par Yannick Lowgreen, président de l’association Tamari’i Moruroa, qui recommande l’ajout « des cancers du pancréas ou du pharynx, de celui de la prostate précoce et des maladies du muscle cardiaque ». ([751])
En 2023, le CIVEN a ainsi prononcé 36 décisions de rejet ([752]) au motif que ces cancers ne figurent pas dans l’annexe du décret du 15 septembre 2014 et ne sont donc pas susceptibles de donner lieu à une indemnisation.
En outre, dans un objectif de clarification, Me Cécile Labrunie suggère de lever les limitations actuellement applicables aux leucémies ([753]) et au cancer de la thyroïde ([754]) :
« S’agissant du cancer de la thyroïde, la limite d’âge au moment de l’exposition aux rayonnements n’est pas tolérable du point de vue scientifique. Par ailleurs, la leucémie lymphoïde chronique est exclue de la liste alors que l’ensemble des leucémies sont les premières maladies à avoir été inscrites dans le tableau n° 6 des maladies professionnelles en 1931. Cela ne manque pas de surprendre les médecins experts consultés dans le cadre des demandes d’indemnisation des victimes atteintes des deux leucémies (leucémie myéloïde aiguë et leucémie lymphoïde chronique) qui ne comprennent pas pourquoi ils ne doivent pas tenir compte des préjudices nés du second type de leucémie ». ([755])
La dimension potentiellement lacunaire de la liste actuelle de pathologies énumérées en annexe du décret du 15 septembre 2014 rend nécessaire son élargissement à l’ensemble des cancers, tant il paraît délicat de prouver que certains d’entre eux seraient, par nature, insusceptibles d’avoir une origine radio-induite. Roselyne Bachelot observe ainsi que « l’effet des rayonnements ionisants sur le génome provoque une accélération de la pathogénèse des cancers justifiant l’inclusion de certains d’entre eux qui ne figuraient pas explicitement dans la liste mais qui méritent d’y être. À titre personnel, je pense qu’il serait plus simple d’inclure tous les cancers dans cette liste ». ([756])
Au-delà des seules pathologies cancéreuses, des interrogations subsistent quant au lien de causalité pouvant exister entre l’exposition aux rayonnements ionisants et le développement subséquent de maladies cardiovasculaires ou d’atteintes au système nerveux, que le calendrier présenté par le ministère de la Santé exclue de l’éventuel élargissement de la liste qu’il propose à partir de 2026. Selon les travaux menés en 2006 par l’UNSCEAR auxquels fait référence le rapport de la commission présidée par Lana Tetuanui, les données disponibles ne démontraient pas l’existence d’une éventuelle relation de cause à effet entre la radioexposition et l’incidence de maladies cardiovasculaires dès lors que les doses reçues étaient inférieures à 2 000 mSv. ([757])
Dans sa contribution écrite remise à l’issue de la première audition de ses représentants, le CIVEN indique que l’UNSCEAR devrait publier un rapport d’ici la fin de l’année 2025 sur le risque de développer un cancer ou une maladie cardiovasculaire à la suite de l’exposition aux rayonnements ionisants.
Bientôt trente ans après la fin des essais nucléaires en Polynésie française, les malades et leur famille attendent des évolutions tangibles. La CCSCEN peut se charger d’examiner les résultats intermédiaires des travaux de l’UNSCEAR et les listes de pathologies reconnues par les autres régimes d’indemnisation de victimes d’essais nucléaires afin d’anticiper l’extension de la liste des pathologies reconnues radio-induites en France.
Recommandation n° 15 : La CCSCEN étudie et propose, dans les plus brefs délais, une liste révisée des pathologies potentiellement radio-induites, notamment les cancers du pancréas et du pharynx, le cancer précoce de la prostate ainsi que certaines maladies du muscle cardiaque, demandées par les associations de victimes.
c. Favoriser l’indemnisation des ayants droit et reconnaître les préjudices subis par les victimes dites « par ricochet »
i. Desserrer les contraintes de délai applicables aux demandes présentées par les ayants droit des victimes décédées
Sur les 575 décisions rendues par le CIVEN en 2024, 265 d’entre elles ont concerné des ayants droit ([758]) de personnes décédées. Selon les chiffres communiqués à votre rapporteure ([759]), près de 40 % des indemnisations sont versées à l’attention des ayants droit, ce qui équivaut globalement à la proportion des dossiers soumis par ces derniers à l’examen du CIVEN.
L’article 1er de la loi « Morin » prévoit les délais dans lesquels les demandes d’indemnisation peuvent être présentées par les ayants droit de personnes dont le décès est susceptible d’avoir été causé par les conséquences des essais nucléaires. D’une part, pour les personnes décédées avant le 31 décembre 2018, le dossier doit être déposé au plus tard le 31 décembre 2027 ([760]). D’autre part, pour les personnes décédées à partir du 1er janvier 2019, la demande doit être transmise au CIVEN avant le 31 décembre de la sixième année qui suit le décès.
Ces délais font l’objet de critiques de la part de plusieurs représentants associatifs, s’agissant notamment de la prescription sexennale applicable aux personnes décédées depuis le 1er janvier 2019. Léna Normand, vice-présidente de l’Association 193, fait part de son incompréhension en la matière :
« Nous ne comprenons pas la décision d’imposer une limite temporelle aux ayants droit, d’autant plus qu’en raison de l’étendue des cinq archipels de la Polynésie – leur surface maritime est équivalente à la superficie de l’Europe – le travail de sensibilisation est loin d’être achevé. Il faut donc continuer à rencontrer la population. C’est pourquoi nous demandons la suppression de la date butoir de dépôt du dossier. Nous entendons que cette décision serait motivée par des considérations budgétaires, mais ce n’est qu’une injustice de plus ». ([761])
La prescription sexennale est une particularité du système d’indemnisation prévu par la loi « Morin ». À titre de comparaison, la loi relative à la réparation des préjudices subis par les victimes de l’amiante prévoit un délai de dix ans ([762]) qui court à compter de la date du premier certificat médical établissant le lien entre le décès et l’exposition à l’amiante. Si l’existence d’un délai de prescription peut s’entendre, rien ne saurait en revanche justifier une telle dichotomie entre le régime applicable aux ayants droit des victimes de l’amiante et celui auquel sont assujettis les ayants droit des victimes des conséquences des essais nucléaires.
Conformément à la proposition de loi n° 513 déposée par votre rapporteure le 29 octobre 2024 ([763]), la mise en place d’une prescription décennale apparaît donc justifiée, dans un objectif de cohérence juridique et d’équité entre les différents ayants droit. Par ailleurs, compte tenu du temps important que requiert la constitution des dossiers d’indemnisation relatifs aux personnes décédées avant le 31 décembre 2018, il s’avère également nécessaire de repousser d’un an supplémentaire, soit au 31 décembre 2028, le délai de dépôt de ces demandes soumises au CIVEN.
Recommandation n° 16 : Repousser au 31 décembre 2028 l’échéance du dépôt des demandes d’indemnisation concernant les personnes décédées avant le 31 décembre 2018 et allonger de six à dix ans le délai de prescription des demandes d’indemnisation concernant les personnes décédées à partir du 1er janvier 2019.
Au-delà de ces ajustements calendaires, il convient surtout de tenir compte des préjudices subis à titre personnel par les proches des victimes, désignées sous l’expression de « victimes par ricochet », suivant le modèle des règles déjà mises en œuvre par le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA) et l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM).
ii. Ouvrir le droit à indemnisation aux victimes dites « par ricochet »
Si la loi « Morin » prévoit la possibilité pour les ayants droit d’une victime décédée de déposer une demande d’indemnisation afin d’obtenir réparation des préjudices qu’elle a subis, l’indemnisation des préjudices auxquels ils ont été eux-mêmes confrontés ne fait l’objet d’aucune prise en compte.
Pourtant, l’apparition d’une pathologie radio-induite entraîne des préjudices moraux ou patrimoniaux évidents, non seulement pour la personne qui souffre de la maladie, mais aussi pour ses proches (notamment son conjoint ou concubin et ses enfants) qui subissent alors, « par ricochet », des conséquences dommageables. Me Cécile Labrunie évoque ainsi la diversité des difficultés rencontrées par les proches de la victime :
« Je pense à ces femmes qui, après le décès de leur époux, n’ont plus été en mesure d’assumer les charges du foyer et qui ont dû vendre leur maison ; celles qui ont tenu pendant toute la durée de la maladie, qui ont dû cesser de travailler et qui se sont effondrées au décès ; celles qui ont tenté de mettre fin à leurs jours ; celles qui se retrouvent sans emploi à 45 ans, dont le fils aîné doit renoncer à ses études parce qu’il faut aider les autres enfants, mineurs ; le fils qui refuse de s’alimenter, au moment du décès de son père, car il est convaincu de souffrir de la même maladie. Il faut entendre ces paroles ; il n’y a pas de raison de ne pas reconnaître et indemniser ces préjudices ». ([764])
Jean-Luc Moreau, conseiller spécial de la FNOM, souligne l’injustice que peut représenter cet oubli : « Il y a deux ans, j’ai défendu le dossier d’une personne décédée quarante ans plus tôt. Si son épouse a reçu une indemnisation entre le moment de l’irradiation et celui du décès, ses deux enfants, ballottés de toutes parts, pendant que leur mère a été contrainte de trouver un emploi, n’ont reçu aucune indemnisation » ([765]). Ces préjudices apparaissent d’autant plus lourds à supporter qu’ils sont souvent tus par les personnes qui les subissent, ainsi que l’observe Me Cécile Labrunie : « Ces personnes gardent le silence sur leur propre souffrance ». ([766])
Par ailleurs, cette absence de reconnaissance du statut de victimes « par ricochet » peut se révéler encore plus cruelle pour certains proches parents de la victime, en raison du caractère restrictif de la notion « d’ayants droit », telle qu’elle est appréhendée par le code civil. En effet, les concubins et partenaires liés par un pacte civil de solidarité ne sont pas assimilés à des ayants droit ([767]) ce qui les prive donc de toute possibilité de soumettre une demande d’indemnisation au CIVEN pour le compte de leur partenaire ou concubin décédé.
Régulièrement sollicité sur cette question, le Gouvernement considère que les préjudices personnels subis par les proches de la victime peuvent faire l’objet d’une indemnisation par la juridiction administrative, selon les règles de droit commun ([768]). Outre les habituelles lourdeurs procédurales qu’implique une telle démarche, celle-ci se heurte surtout à deux difficultés majeures qui la privent, en réalité, de tout effet utile.
D’une part, le demandeur doit démontrer l’existence d’un lien de causalité direct et certain entre la pathologie ayant abouti au décès de la victime et son exposition aux rayonnements ionisants provoqués par les essais nucléaires. Cette exigence correspond au régime juridique applicable aux victimes avant l’entrée en vigueur de la loi « Morin ». Compte tenu des connaissances scientifiques actuelles, cette démonstration s’avère en pratique impossible. Me Cécile Labrunie constate que « les proches ne comprennent pas que leur époux ou pères décédés d’une maladie aient été indemnisés du préjudice ; mais qu’il leur faille rapporter la preuve du lien direct et certain entre la maladie et l’exposition ». ([769])
D’autre part, les recours formés par les requérants afin d’engager la responsabilité de l’État sont soumis aux règles de la prescription quadriennale, dont le délai court à compter du dépôt d’une demande d’indemnisation devant le CIVEN, ce qui suppose une parfaite réactivité ([770]) et une fine connaissance des règles de droit administratif par les requérants, ce qui, selon Me Cécile Labrunie, paraît illusoire : « (une femme qui se battait déjà pour obtenir la reconnaissance des droits de son époux aurait dû également penser à ses propres droits et engager la responsabilité de l’État et établir le lien direct et certain entre la maladie de son époux et son décès. Il s’agit de problématiques complexes qui ne devraient pas l’être ». ([771])
Cependant, d’autres systèmes légaux d’indemnisation des victimes reconnaissent les préjudices « par ricochet », à l’instar des régimes relatifs aux victimes de l’amiante et des accidents médicaux.
L’indemnisation par le FIVA des préjudices personnellement subis
par les ayants droit des victimes de l’exposition à l’amiante
Les proches des victimes de l’amiante peuvent demander une indemnisation au titre du préjudice moral et d’accompagnement subi en cas de décès de la victime causé par l’amiante. L’indemnisation est alors fixée selon le barème d’indemnisation et varie en fonction du lien de proximité avec la victime (de 36 000 euros pour les conjoints à 3 600 euros pour les petits-enfants). Depuis le 15 juin 2023, ces montants sont automatiquement revalorisés chaque année, à compter du 1er avril 2024, dans les mêmes conditions que celles prévues pour la revalorisation des rentes.
Par ailleurs, lorsque les proches subissent un préjudice économique du fait du décès de la victime (par exemple, perte de revenus du ménage), ils peuvent en obtenir réparation. Les revenus avant et après le décès sont comparés en tenant compte de la composition du ménage ; si ces revenus diminuent, le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA) peut verser une compensation.
Le conseil d’administration du FIVA a fixé les éléments à prendre en compte dans le calcul du préjudice économique du conjoint survivant. Lorsque la victime décède des conséquences de la pathologie liée à l’amiante, les ayants droit héritiers de la victime peuvent bénéficier, en plus de l’indemnisation de leurs préjudices personnels, de l’action successorale (versement à la succession des sommes indemnisant les préjudices subis directement par la victime).
Sources : rapport d’activité du FIVA pour l’année 2023, publié en 2024, p. 108.
L’indemnisation des préjudices moraux et patrimoniaux subis par les ayants droit des victimes de l’exposition à l’amiante représente une part non négligeable du montant total des indemnisations versées chaque année par le FIVA, oscillant entre 22 % et 32 % depuis 2021.
Répartition des sommes versées par le FIVA
parmi les différents types de bénéficiaires entre 2021 et 2023
Source : rapport d’activité du FIVA pour l’année 2023, p. 108.
En matière d’indemnisation des accidents médicaux, les préjudices éprouvés par les victimes dites « par ricochet » font également l’objet d’une reconnaissance par l’ONIAM, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation. ([772])
En conséquence, Me Cécile Labrunie déplore le caractère « moins-disant » du régime de la loi « Morin » en soulignant l’incohérence des règles applicables selon que la demande d’indemnisation est portée à l’attention du FIVA ou à celle du CIVEN :
« Le parallélisme de forme est simple sur ces questions. J’évoque souvent un exemple, celui d’une personne qui décède d’un cancer du poumon, c’est-à-dire un cancer multifactoriel, à la suite de l’inhalation de poussières d’amiante et d’une exposition aux rayonnements ionisants. Son épouse, ses enfants et petits-enfants vont pouvoir formuler une demande auprès du FIVA. Si le FIVA estime que la demande est recevable, il proposera une indemnisation au titre des préjudices subis de son vivant par le malade, et une indemnisation des préjudices subis par l’épouse, les enfants, les petits-enfants. Parmi ces préjudices, il admettra donc le préjudice moral et le préjudice d’accompagnement. Le cas échéant, il calculera le préjudice économique pour le conjoint, voire les enfants à charge.
« Quand une personne décède d’un cancer bronco pulmonaire parce qu’il a été exposé aux rayonnements ionisants dans le cadre des campagnes d’essais nucléaires, la conjointe ou le conjoint dépose une demande d’indemnisation. Si le CIVEN estime que la demande est recevable, il ordonnera une mission d’expertise, mais selon la nomenclature Dintilhac, cette expertise sera limitée au préjudice subi de son vivant par le défunt. Le préjudice subi par l’épouse qui a accompagné son conjoint en fin de vie, qui se retrouve seule face aux affres du deuil et des tourments, non seulement familiaux – notamment en cas d’enfants mineurs – mais également économiques, n’est pas examiné ». ([773])
Là encore, votre rapporteure considère que la réparation intégrale des préjudices subis par les proches des victimes des essais nucléaires doit dorénavant être pleinement assurée par le CIVEN, à l’image de ce que pratiquent déjà le FIVA et l’ONIAM. Comme le souligne Me Marianne Lahana, « l’absence d’un dispositif équivalent dans le cadre des essais nucléaires constitue une exception difficilement défendable. Elle mériterait d’être reconsidérée, dans un souci de cohérence juridique et de juste réparation des souffrances réellement endurées ». ([774])
Reconnue par le CIVEN comme « parfaitement légitime au regard de la proximité affective » ([775]) existant entre la victime et ses proches – au premier rang desquels figure le conjoint ou concubin de la personne décédée –, cette évolution des règles applicables s’avère même urgente, ainsi que l’observe Me Cécile Labrunie : « La loi doit changer parce que le temps passe pour tous, en particulier pour celles qui ont perdu leur conjoint et qui ne comprennent pas pourquoi le lien de causalité entre la maladie et l’exposition a été reconnu pour ouvrir droit à la réparation des préjudices subis par le défunt mais pas des leurs ». ([776])
Le ministre de la Santé et de l’accès au soin Yannick Neuder exclut toutefois d’accompagner une telle évolution de la loi car :
« Le régime d’indemnisation retenu repose sur un mécanisme de présomption de causalité entre l’essai nucléaire et la maladie développée par la victime. Comme indiqué, ce régime est favorable aux victimes car il suffit pour en bénéficier de démontrer qu’elles se trouvaient entre 1966 et 1998 en Polynésie Française dans une zone où la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français était supérieure à 1 millisievert.
« Ce régime fondé sur la solidarité nationale est donc plus souple qu’un dispositif classique imposant de démontrer un lien de causalité direct et certain entre le dommage et l’exposition au rayonnement ionisant. Il facilite l’indemnisation des personnes, alors même qu’il n’est pas scientifiquement certain que la maladie qu’elles ont développée résulte des essais nucléaires.
« Dans ces conditions, l’hypothèse d’une extension du dispositif d’indemnisation aux victimes « par ricochet » ne se justifie pas et n’est toujours pas envisageable à ce jour pour les mêmes raisons. » ([777])
Par ce raisonnement, le ministre introduit donc une raison supplémentaire pour supprimer le seuil du millisievert, qui fait, selon ses propos, obstacle à l’introduction dans la loi d’une prise en compte de victimes « par ricochet ».
Cet argumentaire avance que le défaut de scientificité du régime actuel, est généreux pour les victimes directes, et rendrait donc déraisonnable d’ouvrir des droits à des victimes indirectes. Néanmoins votre rapporteure réaffirme que la réparation de l’ensemble des préjudices provoqués par les essais nucléaires est nécessaire et urgente. Le cadre qui régit cette réparation ne doit plus laisser de côté les familles de celles et ceux qui ont payé de leur vie leur exposition aux retombées radioactives.
Recommandation n° 17 : Ouvrir le droit à indemnisation des victimes dites « par ricochet » à la hauteur des préjudices moraux et patrimoniaux qu’elles ont personnellement subis.
Ces diverses modifications du cadre juridique impliquent également de renforcer les efforts de redevabilité qui incombent à l’État et au CIVEN, ce qui suppose de moderniser l’organisation et la gestion du régime d’indemnisation des victimes. Le FIVA peut servir de modèle à une telle amélioration.
3. Rénover la gouvernance institutionnelle : un triple enjeu de proximité, de transparence et de réparation collective
À la réforme des règles d’indemnisation fixées par la loi « Morin » s’ajoute la nécessité de poursuivre les efforts déjà engagés pour, d’une part, renforcer la proximité et la transparence du fonctionnement du CIVEN vis-à-vis de la population, et, d’autre part, prévoir le versement par l’État d’une compensation financière au bénéfice de la Caisse de prévoyance sociale (CPS) de la Polynésie.
a. Renforcer la proximité du CIVEN à l’égard des victimes
i. Les progrès récemment accomplis grâce à la mission « Aller vers »
En 2018, la Délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN) ([778]) noue un partenariat avec la direction de la santé de la Polynésie française et le Centre médical de suivi (CMS) afin d’organiser une campagne d’information visant à favoriser l’accessibilité de la population polynésienne au système d’indemnisation des victimes des essais nucléaires ([779]). Cette démarche collective de sensibilisation s’est notamment matérialisée par la rédaction de livrets ([780]) précisant les conditions d’indemnisation des victimes par le CIVEN, l’accompagnement de ces dernières pour les aider à constituer leur dossier, la réalisation d’un diagnostic médical afin de déterminer l’existence de l’une des pathologies radio-induites et l’accueil des médecins experts mandatés par le CIVEN.
S’il convient de saluer cette synergie institutionnelle, les retards accumulés par les pouvoirs publics depuis 2010 afin de renforcer la visibilité du CIVEN restent regrettables. Ils témoignent d’une « stratégie politique de la lenteur » ([781]) selon l’expression employée par Tamatoa Tepuhiarii, alors même que de nombreuses associations (telles l’AVEN ([782]), les associations 193, Moruroa e Tatou et Tamari’i Moruroa) œuvrent sans relâche depuis de longues années pour accompagner plusieurs milliers de familles de vétérans du CEP et, plus généralement, de Polynésiens qui ont subi les conséquences des essais nucléaires ([783]). Votre rapporteure salue leur engagement sans faille au service des droits des victimes et les remercie pour la précision et l’utilité de leurs témoignages qui concourent à établir la vérité historique et obtenir réparation.
Désormais conscient de la nécessité d’amplifier ces efforts, l’État au travers du Haut-Commissariat de la République en Polynésie française a mis en place une mission dite « Aller vers » ([784]) chargée, conformément à l’engagement pris par le Président de la République à Papeete en juillet 2021, « d’aller directement au contact de ceux qui sont les plus éloignés dans les archipels pour constituer avec eux leurs dossiers, identifier les victimes et les aider à faire valoir ce qui leur revient ». ([785])
Mission « Aller vers »
Cette mission vise à favoriser l’accès au dispositif d’indemnisation des victimes des essais nucléaires défini dans la loi « Morin ».
Les trois ([786]) agents d’accompagnement à la constitution des demandes d’indemnisation auprès du CIVEN sont mis à la disposition du Haut-Commissaire de la République en Polynésie française par le ministère du Travail, de la Santé et des Solidarités depuis le mois de janvier 2022. Afin de lever l’obstacle de la barrière de la langue, empêchant l’accès à ce dispositif à de nombreuses personnes, deux au moins de ces trois agents polynésiens parlent le reo tahiti. Ceci permet de créer une relation de proximité mais aussi de faciliter la compréhension et les échanges avec les usagers. Un médecin expert intervient également pour la constitution du volet médical des dossiers et établit le certificat médical attestant de la pathologie dont est atteinte chaque potentielle victime.
Ses missions consistent à :
– informer les usagers des dispositions de la loi « Morin » et des modalités de constitution des dossiers de demande d’indemnisation ;
– assurer des permanences sur Tahiti et se déplacer régulièrement dans les îles à travers les cinq archipels de la Polynésie française pour diffuser les informations au plus près des habitants;
– aider les demandeurs à constituer les dossiers, notamment en facilitant l’obtention des documents nécessaires, et envoyer le dossier complet au CIVEN qui l’instruira ;
– accompagner les demandeurs durant l’instruction de leur dossier par le CIVEN : notamment à l’occasion de la phase éventuelle d’audition proposée préalablement à la décision d’acceptation ou de rejet ainsi que pour la préparation de l’expertise médicale.
La mission assure également tout au long de l’année, tous les jours ouvrables, le matin et l’après-midi, des permanences dans les locaux du Haut-Commissariat à Papeete.
Après plus de deux ans et demi d’activité, l’équipe « aller vers », a rencontré plus de 2 350 personnes et accompagne 1 425 dossiers, dont 646 dossiers complets déjà transmis et en cours d’instruction par le CIVEN à Paris.
Sources : rapport d’activité pour les années 2022 et 2023 de la mission « Aller vers » et présentation de cette mission sur le site du Haut-Commissariat mise à jour le 17 mars 2025 (https://www.polynesie-francaise.pref.gouv.fr/Actualites/Communiques-de-presse/2024/La-mission-de-suivi-des-consequences-des-essais-nucleaires-du-Haut-commissariat-de-la-Republique-en-Polynesie-francaise-publie-son-rapport-d-activites-2022-2023).
La mise en place de la mission « Aller vers » répond à une demande constamment exprimée par la population polynésienne. Concrètement, cette mission consiste, pour deux agents, (auxquels s’adjoignent un médecin-conseil ainsi qu’une chargée de mission qui pilote la mission « Aller vers », dirigée par ailleurs actuellement par Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier) à se rendre au plus près des victimes ou de leurs ayants droit souhaitant déposer une demande d’indemnisation afin de les accompagner au mieux dans la constitution de leurs dossiers. Afin d’organiser un accueil qui soit le plus large possible, la mission « Aller vers » est ouverte tous les jours de la semaine et ceux qui le souhaitent peuvent s’y présenter sans rendez-vous préalable ; si, par ailleurs, une personne souffrant d’un handicap souhaite se rendre à la mission, c’est un de ses employés qui se déplace pour aller à sa rencontre.
Les habitants des îles sont prévenus à l’avance de la venue de la mission, chaque mairie veillant à relayer au mieux l’information, et les rencontres peuvent ensuite se faire soit dans un local municipal soit, notamment pour des raisons de discrétion, de peur ou de honte d’avoir développé une maladie radio-induite, directement au domicile des personnes, les agents de la mission faisant, à cette occasion, du « porte à porte ». Dans le cadre de la constitution du dossier d’indemnisation, les victimes ou leurs ayants droit donnent aux employés de la mission deux procurations : une première pour leur permettre de faire à leur place un certain nombre de démarches administratives (demande de relevés de carrière, d’actes de naissance, de justificatifs de domicile…), et une seconde qui porte sur la seule partie médicale du dossier. Cette procuration est adressée au médecin-conseil de la mission qui, eu égard à son statut, est ainsi habilité à demander au Centre hospitalier de Polynésie française (CHPF) le dossier médical de la personne ; il convient de préciser à cet égard que le rôle du médecin-conseil, qui ne voit jamais les victimes, consiste à établir un certificat médical (qui fait partie des pièces obligatoires devant figurer dans le dossier) attestant ou n’attestant pas de la maladie alléguée. Par la suite, lorsque la procédure est allée au bout et que le CIVEN s’est prononcé, c’est à la mission qu’il revient d’expliquer aux victimes le sens des décisions prises en faisant preuve de toute la pédagogie nécessaire ([787]).
Au regard de son action et de sa réussite indéniable depuis deux ans, la mission « Aller vers » bénéficie d’un accueil enthousiaste aussi bien de la part des plus hauts responsables politiques de la Polynésie française (saluant le dispositif « Aller vers », le Président Brotherson a par exemple rappelé qu’il était pour sa part « preneur de tout dispositif qui permet d’aider et d’améliorer la constitution des dossiers ») ([788]) que de celle des représentants associatifs, comme le soulignent les propos d’Émile Vernier, président du SDIRAF : « Je suis un grand fan de cette mission. Je me suis rendu plusieurs fois dans ses locaux et ai discuté avec les trois jeunes Polynésiens qui l’animent ; pour moi, cela a tout changé en matière d’indemnisation. Soit vous appelez pour prendre rendez-vous, soit ces personnes se rendent chez vous, si vous ne pouvez pas vous déplacer. Elles accomplissent un travail formidable. La mission a reçu de nombreux dossiers en 2024, et j’espère que ce sera encore le cas cette année ». ([789])
Teavarai Puarai partage ce constat : « Nous avons rencontré certains référents de la mission “Aller vers” qui se rendent dans les foyers pour aider à la constitution des dossiers. Nous apprécions que la mission mette en avant la jeunesse polynésienne, qui maîtrise les langues française et polynésiennes, ce qui facilite leur contact avec les victimes. Notre association fait la même chose ». ([790])
Par ailleurs, la coopération de la mission avec le CMS s’est récemment renforcée, comme le précise le docteur Julien Pontis : « D’abord, le CMS complète la partie médicale des dossiers de ses bénéficiaires et la mission “Aller-vers” les aide à compléter la partie administrative de ces dossiers CIVEN. Avec ce mode opératoire, nous avons transmis cinquante-deux dossiers à cette mission du Haut-Commissariat en 2024 et ainsi amélioré l’efficacité de traitement des demandes d’indemnisation pour les bénéficiaires du CMS. Le Haut-Commissariat nous adresse parfois des patients et ayants droit du CMS qui ne nous connaissaient pas ». ([791])
Pour autant, en dépit des avancées obtenues (ce qu’atteste l’augmentation du nombre de dossiers soumis à l’examen du CIVEN depuis 2022, le Haut-Commissaire Éric Spitz ayant indiqué que la mission « Aller vers » avait parcouru les 45 îles habitées de Polynésie depuis 2022, permettant ainsi la constitution de 1 770 dossiers dont 919 ont été envoyés complets au CIVEN) ([792]), des marges de progression subsistent. Teanini Tematahotoa, directrice de l’ICPF, précise ainsi que sur « les soixante patients atteints de cancers digestifs traités dans le service de gastro-entérologie de l’hôpital qui ont été interrogés, huit ignoraient qu’ils pouvaient demander une telle indemnisation, dont certains étaient des anciens travailleurs de Moruroa. Il est essentiel que l’information soit uniforme, quel que soit le professionnel de santé consulté ». ([793])
Recommandation n° 18 : Instaurer une convention permettant et développant les échanges de données entre le CMS, l’ICPF, le CHPF et la mission « Aller vers »
Votre rapporteure souhaite saluer la mise en place de la mission « Aller vers » et mesure le travail déjà effectué. Des efforts doivent être poursuivis en termes d’information, de coopération et de coordination avec les services du Pays et de l’État ainsi qu’avec les associations. En conséquence, de nouvelles mesures opérationnelles pourraient être enclenchées afin de garantir le meilleur accès envisageable au dispositif d’indemnisation pour l’ensemble de la population polynésienne.
Recommandation n° 19 : Renforcer, à tout le moins pérenniser, les moyens humains et budgétaires de la mission « Aller vers ».
ii. Poursuivre le rapprochement du CIVEN avec l’ensemble de la population polynésienne
La réussite de la mission « Aller vers » ne doit pas occulter la persistance de difficultés structurelles complexifiant l’accès au CIVEN pour de nombreux Polynésiens. En premier lieu, l’activité du CIVEN souffre encore d’un déficit d’information, comme l’explique Émile Vernier :
« Lorsque je tiens une réunion, par exemple à Mahina, Faaone ou dans les îles, je demande toujours aux personnes présentes si elles connaissent le nombre d’indemnisations qui ont été décidées, mais personne ne le sait (Lorsque le rapport du CIVEN sort, très peu d’informations circulent. La majorité des Polynésiens ne sait rien. Peut-être quelques personnes, membres d’associations, sont-elles informées. Rappelons qu’entre 2010 et 2023, 417 familles polynésiennes ont été indemnisées, par une décision du CIVEN ou de la justice. Lors de mes réunions, je parle aux gens en tahitien ; c’est essentiel pour les personnes âgées car si vous parlez en français, on va vous chasser ! Après mon passage, des demandes d’indemnisation sont systématiquement déposées ». ([794])
Teanini Tematahotoa observe que cette problématique s’étend à beaucoup de malades : « à l’heure actuelle, tous les patients atteints de cancer ne sont pas forcément informés qu’ils seraient éligibles à une indemnisation du CIVEN ». ([795])
De façon générale, l’insularité du territoire polynésien et son éclatement géographique entre 118 îles réparties sur plusieurs milliers de kilomètres carrés représentent un problème logistique évident auquel les moyens de communication modernes n’apportent pas toujours une réponse idoine. Léna Normand, vice-présidente de l’association 193, rappelle ainsi qu’« aller à la rencontre des populations sur une étendue aussi vaste que l’Europe nécessite des moyens financiers très significatifs. À titre d’exemple, un billet pour les Marquises coûte 500 à 600 euros. S’y ajoutent les frais de séjour. De surcroît, toute la population ne dispose pas d’un accès au numérique. Certains habitent sur des motus, sans téléphone ([796]) ni électricité. La barrière linguistique constitue un autre obstacle majeur ». ([797])
Se conjuguant à la barrière linguistique, la non-maîtrise des outils de communication fragilise également le suivi et l’accompagnement des demandeurs dans la constitution du dossier soumis à l’examen du CIVEN. Wicky Taie-Deane, infirmière au sein du CMS, explicite ces différents écueils et les moyens mis en œuvre pour les surmonter :
« En Polynésie, de nombreuses victimes parlent des dialectes locaux, souvent très différents du français, ce qui entraîne des barrières de communication majeures. Il est donc essentiel d’avoir des traducteurs ou des accompagnateurs pour assurer une prise en charge adéquate et une compréhension claire des démarches. La maîtrise de la langue et de sa diversité permet de tisser un lien.
« Par ailleurs, l’évolution technologique constitue un autre frein considérable pour certains patients. Nombre d’entre eux, particulièrement les anciens travailleurs, ne maîtrisent pas l’informatique ou l’utilisation des outils numériques modernes. Cette fracture numérique les empêche de suivre les démarches administratives en ligne ou de remplir des formulaires électroniques nécessaires à la constitution de leur dossier. Pour le mener à bien, nous anticipons la difficulté par de multiples appels téléphoniques et des échanges de courriels entre la personne concernée, les agents communaux, le personnel de santé et les forces de l’ordre. Ces barrières technologiques et d’accès à l’information sont souvent ignorées, mais elles ont un impact direct sur la possibilité de nombreuses personnes à faire valoir leurs droits ». ([798])
Face à ces enjeux structurels, une réforme de l’organisation et des modalités de fonctionnement du système d’indemnisation s’avère nécessaire. Votre rapporteure estime que ce chantier doit être pris à bras-le-corps, d’autant que les autorités administratives polynésiennes y sont totalement prêtes. Ainsi, lors de son audition par la délégation de la commission d’enquête qui s’est rendue en Polynésie à la fin du mois de mars 2025, Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier et responsable de la mission « Aller vers », a indiqué qu’elle souhaitait « s’orienter vers un allègement des procédures dans le dépôt des dossiers » ([799]).
Deux solutions opérationnelles et complémentaires pourraient être mises en œuvre, dans l’objectif de raccourcir la distance qui sépare encore le CIVEN de la population polynésienne.
D’une part, l’installation d’une antenne locale du CIVEN en Polynésie offrirait une visibilité supplémentaire à son action et parachèverait le travail d’accompagnement des demandeurs déjà réalisé par les associations, les pouvoirs publics polynésiens et le Haut-Commissariat. Votre rapporteure considère que la création de cette structure, souhaitée par le milieu associatif et de nombreuses personnes auditionnées par la commission d’enquête ([800]), n’aurait pas vocation à créer un « CIVEN bis ». Il s’agirait en réalité de faire le lien entre les demandeurs et le CIVEN, en facilitant l’instruction des demandes par la vérification sur place (et donc dans des délais plus rapides) de la complétude des dossiers. Concrétisant en quelque sorte l’idée de « guichet unique » envisagée dès 2018 par la commission « Tetuanui » ([801]), cette antenne polynésienne accomplirait un examen de « premier niveau » qui ne se substituerait donc pas à celui opéré par le collège du CIVEN, seul habilité à instruire les dossiers qui lui seraient soumis et à prendre une décision, mais viserait simplement à le faciliter. En outre, elle pourrait ainsi contribuer à améliorer la communication entre le CIVEN et les requérants, qui demeure trop souvent aléatoire en raison d’une couverture internet et téléphonique lacunaire dans certains archipels polynésiens. Me Thibaud Millet constate qu’il est « beaucoup plus compliqué pour les victimes qui résident dans les îles de constituer et d’envoyer des dossiers en Métropole, ainsi que d’être auditionnées à distance car la connexion internet ou le téléphone ne fonctionnent pas toujours très bien. Parler de sa condition de victime, de son cancer au téléphone avec des personnes qu’on ne voit pas, alors que la connexion est mauvaise, c’est absolument inhumain ». ([802]) Dès lors, l’accueil des demandeurs au sein de l’antenne polynésienne du CIVEN équipée d’outils de communication et d’une connexion internet robustes pourrait faciliter la tenue d’auditions en visioconférence, dans l’intérêt conjoint du CIVEN et des demandeurs.
La coopération fructueuse entre la DSCEN, la direction de la santé de Polynésie française, le CMS et la mission « aller vers » convergerait ainsi vers cette structure locale qui assurerait une mission d’interface entre les demandeurs et le CIVEN, tout en garantissant la cohérence globale du dispositif.
Recommandation n° 20 : Créer une antenne du CIVEN en Polynésie française ou déléguer à la Caisse de prévoyance sociale (CPS) la charge d’assurer le caractère complet des dossiers des demandeurs et d’assurer une coopération entre ces derniers et le CIVEN.
Questionnée sur l’opportunité d’une telle antenne Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des Îles Tuamotu-Gambier, particulièrement concernées, à la fois par les retombées radioactivies et par les difficultés de constitution de dossier propose une seconde solution, non exclusive de la première : « Peut-être mais, avant tout, il faudrait créer une plateforme numérique permettant de déposer les dossiers alors que tout se fait actuellement sous forme papier » ([803]) . La mise en place d’une plateforme électronique de dépôt des demandes d’indemnisation permettrait également de simplifier et d’accélérer leur traitement, à rebours des actuelles lourdeurs procédurales déplorées par Me Thibaud Millet : « Nous sommes obligés d’envoyer des courriers recommandés à l’Hexagone, ce qui est coûteux, prend du temps (quinze jours minimum) et ralentit considérablement les démarches. Les associations et les personnes qu’elles défendent n’ont pas de moyens et rencontrent de nombreuses difficultés pratiques, ne serait-ce que pour envoyer un dossier ». ([804])
Comme on l’a indiqué à la délégation de la commission en Polynésie, les dossiers sont actuellement constitués sous forme papier avant d’être acheminés en métropole par un vol régulier. Dans ce contexte, les avantages d’une plateforme numérique seraient évidemment multiples, qu’il s’agisse notamment de suivre plus facilement l’instruction des dossiers, de les gérer avec une grande souplesse (en les complétant, bénéficiant d’horodatages immédiats…) ou de pouvoir renseigner immédiatement les victimes ou leurs ayants droit présents en Polynésie, facilitant ainsi les démarches entreprises par les demandeurs et les associations qui les soutiennent ([805]). Votre rapporteure souhaiterait également que plusieurs mesures, non législatives, soient rapidement adoptées, qu’il s’agisse de supprimer l’exigence posée par le premier alinéa du I de l’article 11 du décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 (suivant laquelle les demandes d’indemnisation « sont adressées par lettre recommandée avec demande d’avis de réception » ([806]) ou de simplifier les documents envoyés aux victimes ou à leurs ayants droit (les courriers et formulaires ainsi que les décisions étant bien souvent inutilement « technocratiques », sans qu’il faille pour autant les simplifier à l’extrême au risque de ne pas apporter au demandeur toutes les garanties nécessaires).
Recommandation n° 21 : Mettre en place, auprès de la mission « Aller vers » et du CIVEN, une plateforme dématérialisée de dépôt, de suivi et d’actualisation des demandes d’indemnisation.
Recommandation n° 22 : Réétudier la procédure suivie entre le CIVEN et les demandeurs, notamment en modifiant les mentions figurant à l’article 11 du décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014, afin de tenir compte de la mise en œuvre d’une plateforme dématérialisée telle que prévue par la recommandation n° 21.
b. Améliorer la transparence des décisions rendues par le CIVEN
i. Clarifier l’évaluation des indemnisations par les expertises du CIVEN
Dans le cadre du processus d’indemnisation, le CIVEN commande la réalisation d’expertises pour les demandeurs reconnus victimes. Selon les termes de Gille Hermitte, Président du CIVEN, lors de son audition du 29 janvier, l’« expertise médicale est mise en place afin d’évaluer le préjudice. À l’issue de cette expertise, une proposition d’offre d’indemnisation est présentée par le comité, sur la base du rapport d’expertise et du barème » ([807]) . Dans son audition du 6 mai 2025, il complète que « sur [l] étape au cours de laquelle l’expert, face à la victime – ou à son dossier, si elle est, hélas, décédée –, appréhende la gravité de son état (Nous avons constaté en effet que tous les médecins experts n’utilisaient pas les mêmes référentiels, par exemple pour quantifier un déficit fonctionnel permanent sur une échelle de 1 à 7. De fait, ce référentiel n’est pas établi par le CIVEN ; il en existe plusieurs, parmi lesquels figure celui des assurances. (Notre objectif était d’homogénéiser les appréciations des experts à partir des référentiels existants. »
Votre rapporteure rejoint l’objectif du CIVEN d’homogénéiser les appréciations d’experts afin de permettre la compréhension des bilans d’expertise et des taux d’indemnisation par les victimes elles-mêmes, et prévenir ainsi le recours au contentieux.
Recommandation n° 23 : La CCSCEN analyse, en réunion technique, les différents référentiels applicables par les médecins experts et établit une liste de référentiels qui sera présentée en réunion plénière et transmise à tous les experts en toute transparence.
Sur le choix des experts, Gille Hermitte précise « Comme le prévoient la loi et le décret, c’est au CIVEN qu’il appartient de nommer l’expert. Nous n’avons pas de liste à proprement parler. Nous travaillons avec un certain nombre de médecins. Au cours des quatre dernières années, nous avons reconstitué une équipe d’experts en Polynésie, ce qui a permis d’éviter ce qui se faisait auparavant, à savoir l’envoi de trois ou quatre médecins experts métropolitains, qui restaient en Polynésie deux à trois semaines, le temps de rencontrer toutes les victimes, avant de rédiger leur rapport. Aujourd’hui, les choses se font de façon beaucoup plus fluide, au fur et à mesure des reconnaissances de la qualité de victime. Les médecins auxquels nous faisons appel sont installés en Polynésie. » ([808])
Si cette première expertise est contestée par la victime, une seconde expertise ne pourra se faire que dans le cadre d’un contentieux sur demande du juge, comme le précise l’avocate Marianne Lahana, elle constate, de surcroît que « les juges, dans de nombreux cas, préfèrent enjoindre le CIVEN à réexaminer les demandes » ([809]). La faculté du CIVEN à choisir l’expert, en première décision et au contentieux, introduit, ensuite, un biais de crédibilité auprès des victimes, qui n’est pas de nature à éveiller sa confiance, s’il considère de bonne foi que son préjudice est sous-évalué.
Lors d’un échange avec le docteur Étienne Beaumont, ancien médecin légiste à Punaauia, lui-même ayant été désigné comme expert par le CIVEN, l’ancien médecin légiste préconise :
« Afin d’éviter un éventuel biais susceptible d’affecter les expertises médicales sollicitées par le CIVEN, une solution (consisterait à dupliquer les expertises requises, l’une étant mandatée par le CIVEN et l’autre par le patient. Ce dédoublement permettrait de comparer les montants d’indemnisation proposés, tout en améliorant l’écoute et la prise en compte du discours des victimes quant à l’étendue des préjudices qu’elles ont pu subir. Néanmoins, si une réflexion devait s’engager sur ce point, il ne faudrait pas en minimiser deux potentiels inconvénients. D’une part, en effet, solliciter une seconde expertise aura nécessairement pour effet un allongement des procédures alors qu’un des souhaits des victimes ou de leurs ayants droit est, au contraire, d’aller vite ; un moyen terme devra être recherché sur ce point. D’autre part, une seconde expertise médicale aura un coût dont il faudra voir qui pourra le prendre en charge ; plusieurs options sont sans doute possibles (la victime ou ses ayants droit, l’État, la Caisse de prévoyance sociale…) mais c’est un point qui devra également être tranché. » ([810]) La double expertise est aussi recommandée, comme une pratique qui se prête à la situation dans laquelle sont mises les victimes, par Me Philippe Temauiarii Neuffer lors de son audition ([811]).
Votre rapporteure, sensible à la situation difficile des patients ou de leurs ayants droit, s’étonne de la nomination de l’expert par une seule des parties, à savoir, le CIVEN. Aussi, dans un souci d’apaisement, de compréhension de l’autre partie, de non allongement des procédures et de contrôle des coûts, elle préconise d’impliquer la CCSCEN dans l’établissement de la liste des experts qui seront ainsi perçus comme choisis par un consensus entre les institutions, dont le CIVEN, et les associations.
Recommandation n° 24 : La CCSCEN établit la liste d’experts, régulièrement mise à jour lors des réunions techniques, pour réaliser les expertises des victimes en vue du traitement de leurs demandes par le CIVEN ou dans le cadre d’un contentieux porté devant le juge.
En plus de la crédibilité des expertises, c’est la façon dont elles sont menées qui pose problème, parfois de façon intolérable. Astrid Brander-Hoffman, résidente de Tureia partage son vécu lors de l’examen de sa grand-mère par un expert désigné par le CIVEN : « le dossier du CIVEN [de ma grand-mère] a abouti. La rencontre avec l’expert a été quelque chose, il nous a vraiment dénigrées, pris pour des autochtones débiles au moment de l’expertise » ([812]) .
Votre rapporteure, interloquée par ce témoignage, a demandé au CIVEN si les experts étaient accompagnés de traducteurs. Monia Naouar, directrice du CIVEN, indique que « Les experts ne sont pas assistés d’un traducteur. J’ignore s’ils parlent le tahitien. L’un d’eux est établi depuis plus d’une trentaine d’années en Polynésie française, mais je ne sais pas quel est son degré de connaissance de la langue. En tout état de cause, ce n’est pas un critère de sélection des experts. ». Gille Hermitte précise que « la victime peut se faire accompagner par qui elle le souhaite. À la lecture du rapport d’expertise, nous constatons qu’elle utilise souvent cette faculté » ([813]).
Le CIVEN ne propose donc aucun traducteur pour assister les trois ou quatre médecins experts du CIVEN en Polynésie ; votre rapporteure estime qu’il est indispensable que les victimes puissent exprimer ce qu’elles vivent dans leur chair et dans leur tête au quotidien dans la langue où elles s’expriment le plus aisément.
Recommandation n° 25 : À la demande de la victime, un traducteur en langue tahitienne assiste l’expert.
ii. Renforcer la motivation des décisions et garantir leur publicité
L’article 1er de la loi « Morin » précise que les décisions rendues par le CIVEN doivent être motivées. En pratique, cette exigence de bonne administration, qui découle de la loi du 11 juillet 1979 ([814]) n’est pas respectée. Des zones d’ombre entourent la manière dont le CIVEN justifie les décisions défavorables qu’il est amené à rendre, s’agissant notamment du renversement de la présomption de causalité lorsque la dose efficace engagée est évaluée à moins d’un millisievert.
À ce titre, Tomas Statius observe que « le CIVEN dispose d’une sorte de tableur, au sein duquel figurent les doses de radioactivité, en fonction des années et des lieux. À ma connaissance, il n’a jamais été produit comme élément de preuve pour aucun dossier d’indemnisation, ni même expertisé » ([815]). De façon encore plus problématique, les décisions ne mentionnent pas le résultat exact de la dose calculée par le CIVEN. Cette négligence soulève des questions légitimes de la part des demandeurs, comme le précise Léna Normand :
« Depuis la fin de l’année dernière, chaque personne que nous accompagnons en a fait la demande par écrit, noir sur blanc, sur son formulaire d’audition, mais la décision rendue ne contient que des propos d’ordre général. Pourtant, le CIVEN calcule la dosimétrie en cumulant la dose externe et la dose interne : pourquoi ne mentionne-t-il pas clairement le chiffre obtenu ? » ([816]).
Évoquant un véritable « enfumage » ([817]) révélant un « bricolage pur et simple et le règne de l’arbitraire » ([818]), Me Thibaud Millet constate que les décisions rendues par le CIVEN sont souvent imprévisibles, voire « à géométrie variable » :
« Je vous parlais (de décisions où le CIVEN ne suit pas les conclusions du rapport du CEA de 2006, sans nous expliquer pourquoi. D’une certaine manière, cela nous arrange puisque, d’un côté, le CEA dit que l’on n’est pas censé être indemnisé pour une exposition inférieure à 1 mSv et, de l’autre, le CIVEN décide de faire une exception pour tel ou tel dossier. Imaginez le sentiment d’injustice et l’impression d’arbitraire que cela peut créer ». ([819])
À la question de votre rapporteure : « Pourquoi le CIVEN refuse-t-il toujours de communiquer la dose reçue à la personne, qu’elle soit ou non déclarée victime, alors qu’il transmet cette information au tribunal administratif et aux avocats, si le dossier va au contentieux ? Qu’est-ce qui vous empêche de la communiquer ? » Gille Hermitte répond promptement : « Rien, d’un point de vue juridique. Cela étant, la demande que nous avait adressée l’association 193 nous aurait conduits à transmettre une décision comportant, selon les cas, entre 200 et 300 pages d’annexes et faisant apparaître les tableaux correspondant aux doses efficaces engagées sur une période de douze mois consécutifs. Ainsi, pour une personne née dans les années 1950 et ayant vécu jusqu’en 1998 en Polynésie française, il aurait fallu joindre à la décision un peu plus de 300 tableaux correspondant à la succession des périodes de douze mois glissants entre 1966 et 1998. » ([820])
Si l’exigence de motivation constitue une contrainte procédurale pour le CIVEN, elle demeure légale et une condition indispensable à la crédibilité de l’action du CIVEN et à la pédagogie dont il est tenu de faire preuve à l’égard des demandeurs, c’est une question de droit. La détresse à laquelle ces derniers sont confrontés, eu égard aux conséquences de la maladie ou du décès d’un proche, ne doit pas être mésestimée. Dans cette perspective, la motivation des décisions, au-delà du respect de la loi, est aussi un signe de respect envoyé aux requérants, en leur permettant de comprendre pour quelles raisons le dossier qu’ils ont soumis a fait l’objet d’un rejet.
Votre rapporteure suggère donc de compléter l’article 1er de la loi « Morin » en indiquant que la motivation de la décision doit être individualisée, précise et circonstanciée.
Recommandation n° 26 : Renforcer l’exigence de motivation des décisions rendues par le CIVEN en consacrant dans la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 leur caractère « individualisé », « précis » et « circonstancié ».
De plus, dans le prolongement du mouvement d’open data enclenché par l’État depuis une décennie, Me Thibaud Millet ([821]) suggère de procéder à la publication anonymisée de l’ensemble des décisions du CIVEN. Techniquement peu complexe, la mise en ligne de ses décisions permettrait utilement de faciliter la compréhension par les victimes, leurs avocats et les associations, des arguments et du raisonnement suivi par le CIVEN pour accepter ou rejeter certains dossiers.
Votre rapporteure considère qu’il s’agit d’une réforme facile à mettre en œuvre et de nature à renforcer la transparence attachée à l’activité du CIVEN.
Recommandation n° 27 : Publier en ligne l’intégralité des décisions rendues par le CIVEN, après les avoir préalablement anonymisées, afin de rendre accessible à tous la jurisprudence suivie par le CIVEN.
iii. Inclure un médecin ayant une bonne connaissance de la Polynésie française et des patients polynésiens au sein du collège du CIVEN
L’article 4 de la loi « Morin » prévoit que le collège du CIVEN se compose de huit personnalités qualifiées, dont au moins cinq médecins en raison de leurs compétences dans le domaine de la radiopathologie, de la réparation des dommages corporels et de l’épidémiologie ([822]).
Lors de son audition, Gilles Hermitte a indiqué que seules sept personnalités qualifiées avaient pu être nommées à ce jour :
« Depuis que j’ai pris la présidence du comité, en mars 2021 – je viens donc de commencer mon second et dernier mandat –, il n’a pas été possible, comme lors de la mandature précédente, de nommer huit personnes qualifiées. Nous n’avons réussi à en nommer sept, sans que cela n’entrave notre activité jusqu’à présent, puisque nous sommes toujours parvenus à atteindre le quorum fixé à cinq membres par les textes. Outre le président, le collège est actuellement constitué de cinq médecins et de deux juristes, un magistrat judiciaire et un magistrat de l’ordre administratif. » ([823])
Compte tenu de la proportion importante que représentent les Polynésiens parmi l’ensemble des demandeurs, l’intégration d’un médecin ayant une bonne connaissance de la Polynésie française, des patients polynésiens au sein du collège du CIVEN apparaît pertinente. La pratique de la langue polynésienne serait un plus. Outre l’intérêt que revêtirait son expertise médicale au regard de son expérience et de sa connaissance des enjeux sanitaires propres à la Polynésie française, sa présence pourrait également favoriser l’acceptation des décisions prononcées par le CIVEN par la population polynésienne. Répondant à une demande émanant du milieu associatif ([824]), l’inclusion d’un médecin polynésien ou connaissant la Polynésie pourrait être effectuée sans modification législative ou réglementaire en raison de la place actuellement vacante au sein du collège. Cependant, votre rapporteure estime qu’il conviendrait de « sécuriser » ce recrutement à l’avenir, en l’entérinant explicitement dans la loi.
Recommandation n° 28 : Modifier le 2° du II de l’article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 afin d’intégrer, parmi les personnalités qualifiées siégeant au sein du CIVEN, un médecin nommé sur proposition du Conseil de l’Ordre des médecins de la Polynésie française.
c. Mettre en place un système d’indemnisation collective
i. Un régime de solidarité controversé
Le statut de la Polynésie du 12 juillet 1977 attribue au Pays la compétence en matière de gestion de la santé publique. La Caisse de prévoyance sociale (CPS) assure ainsi la prise en charge financière des traitements dont bénéficient les malades polynésiens souffrant d’un cancer depuis cette date. La création par la loi « Morin » d’un régime spécifique d’indemnisation des victimes des essais nucléaires a soulevé une interrogation juridique quant à la possibilité pour la CPS de solliciter auprès de l’État le remboursement du coût des traitements médicaux dont ont bénéficié les personnes ayant obtenu une indemnisation par le CIVEN.
Dans un avis contentieux rendu le 17 octobre 2016 ([825]), le Conseil d’État considère que le système créé par la loi « Morin » relève d’une logique de solidarité nationale ([826]), ce qui n’induit pas la mise en place d’un régime de responsabilité :
« L’indemnisation qui incombe sous certaines conditions au CIVEN, en vertu des dispositions de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, a pour objet d’assurer, au titre de la solidarité nationale, la réparation du dommage subi par les victimes des essais nucléaires français, et non de reconnaître que l’État, représenté par le CIVEN, aurait la qualité d’“auteur responsable” ou de “tiers responsable” des dommages. Par suite, les recours des tiers payeurs ayant versé des prestations à la victime d’un dommage corporel ne peuvent être exercés devant le CIVEN sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010 ».
Cette catégorisation jurisprudentielle emporte de lourdes conséquences : la CPS, en tant que tiers payeur, ne peut donc exercer de recours pour engager la responsabilité de l’État afin d’obtenir le remboursement du coût des traitements des victimes qu’elle a supporté en tant que caisse de Sécurité sociale. Le choix d’un régime de solidarité impose donc à la CPS, c’est-à-dire à la société polynésienne elle-même, de prendre en charge, seule, l’ensemble de ces dépenses alors même que leur cause (les retombées radioactives provoquées par les essais nucléaires) relève de la responsabilité exclusive de l’État. Le professeur de droit Hervé Arbousset décrit avec précision l’alternative existant entre les principes de solidarité et de responsabilité :
« Affirmer qu’il s’agit d’un nouveau régime législatif de responsabilité, autoriserait l’action des caisses de Sécurité sociale (sur le territoire métropolitain ou en Polynésie), en qualité de tiers payeur, contre l’État puisqu’il serait alors “tiers responsable”. Estimer, au contraire, que ce dispositif repose sur la solidarité, interdirait toute action subrogatoire contre l’État puisqu’il n’aurait pas la qualité d’auteur responsable. Dès lors, le choix conceptuel va rejaillir sur la marge de manœuvre des caisses de Sécurité sociale afin de se faire rembourser par l’État ou, au contraire, se voir dénier toute faculté d’obtenir un remboursement ». ([827])
En l’état du droit, une éventuelle action subrogatoire engagée par la CPS contre l’État ne semble donc pas envisageable, contribuant à accréditer l’idée, comme on va le voir, d’une « double dette » que la France ferait peser sur les épaules de la seule Polynésie française. Or les enjeux financiers s’avèrent particulièrement importants. Dans une étude publiée le 17 juillet 2024, la CPS estime que le montant total des dépenses consacrées à la prise en charge médicale, entre 1985 ([828]) et février 2024, des 13 348 patients atteints ([829]) d’au moins une parmi les vingt-trois pathologies radio-induites, s’élève à environ 115 698 226 972,00 francs Pacifique, soit près de 972 millions d’euros.
La CPS a également détaillé les montants moyens des dépenses propres au traitement de chacune de ces pathologies.
Montant moyen des dépenses
relatves à la prise en charge des pathologies radio-induites
Source : CPS, analyse d’impact sur les conséquences financières des essais nucléaires sur les régimes d’assurance maladie de la Polynésie française, 17 juillet 2024.
Outre la responsabilité financière de chacun, l’évaluation même du montant du remboursement que l’État consentirait à effectuer au profit de la CPS fait l’objet de nombreuses controverses. En 2023, le Haut-Commissariat évoquait ainsi une somme comprise entre 3,5 et 5 milliards de francs Pacifique, soit entre 29 et 42 millions d’euros ([830]). Calculé selon le nombre de victimes indemnisées par le CIVEN et le coût moyen du traitement par cancer ([831]), ce montant apparaît largement sous-estimé au regard du chiffre de 100 milliards de francs Pacifique régulièrement mis en avant par la CPS.
Michel Arakino, vice-président du SDIRAF, rappelle le poids conséquent que représentent ces dépenses pour la CPS : « Si la CPS se trouvait au bord de la faillite, c’était notamment en raison du coût de la prise en charge des indemnisations des maladies ; car le traitement d’un cancer, par exemple, coûte extrêmement cher, avec parfois des traitements à vie ». ([832])
Teanini Tematahotoa explique également les surcoûts liés à l’insularité des structures médicales polynésiennes : « il est indéniable que la prise en charge sanitaire, et en particulier des conséquences sanitaires de certains cancers, est plus difficile ici, compte tenu de l’éloignement de la métropole. Nous ne disposons pas non plus de TEP-scan ([833]), nous obligeant à transférer des malades en Nouvelle-Zélande pour procéder à ces examens. En outre, la prise en charge du cancer est effectuée principalement à Tahiti alors que le territoire, grand comme l’Europe, comporte 119 îles. Nous sommes donc confrontés à des défis singuliers, qui compliquent la prise en charge de nos malades atteints de cancer ». ([834])
À ce titre, Teaverai Puarai souligne les conséquences concrètes, tant morales que matérielles, qu’impliquent les évacuations sanitaires des malades vers le territoire métropolitain : « Ce transfert constitue un poids psychologique énorme, tant pour les victimes que pour leurs accompagnateurs, lorsqu’il y en a – un grand nombre de patients ne sont pas accompagnés car la dépense afférente n’est prise en charge que pour les mineurs, alors même que la maladie touche toutes les générations ». ([835])
Votre rapporteure considère qu’il convient donc d’objectiver le coût des dépenses passées, actuelles et prévisionnelles incombant à la CPS au titre des traitements médicaux dont bénéficient les patients souffrant d’une pathologie radio-induite. Dans cette perspective, il pourrait être intéressant de confier à la Cour des comptes, sur le fondement de l’article 47-2 de la Constitution, le soin de réaliser une évaluation précise et indépendante de ces montants afin d’éclairer l’ensemble des parties prenantes.
Au terme de ce travail d’expertise comportant une part d’analyse prospective, le versement par l’État d’une compensation financière au bénéfice de la CPS qui, grâce aux cotisations des Polynésiens a pris en charge les dépenses liées aux soins des patients atteints de pathologies potentiellement radio-induites, constituera alors une priorité.
ii. La nécessité de mettre en œuvre une véritable compensation financière au bénéfice de la CPS
Dès lors que l’État consent à indemniser les victimes des essais nucléaires reconnues comme telles par le CIVEN, il admet sa responsabilité pleine et entière dans le traitement de la maladie dont elles souffrent. Par conséquent, il est légitime qu’il prenne en charge le coût des traitements de ces pathologies que la CPS assume jusqu’à présent grâce à un financement s’appuyant sur les cotisations sociales versées par les Polynésiens.
Karl Martin, actuel secrétaire général de la CPS, souligne ainsi que « si la reconnaissance légale par l’État des conséquences sanitaires des essais nucléaires permet, le cas échéant et sous conditions, une compensation des préjudices individuels subis, elle n’a pour l’heure pas trouvé de traduction concrète pour les dépenses socialisées engendrées par ces mêmes essais ». ([836])
La démarche entreprise par l’État depuis la loi « Morin » se trouve en quelque sorte au milieu du gué : l’indemnisation individuelle des victimes est un premier pas certes indispensable – et qu’il convient d’amplifier – mais elle ne saurait suffire à réparer l’étendue des préjudices causés par les essais nucléaires. Auteur d’une proposition de loi examinée puis rejetée par l’Assemblée nationale en juin 2021, Moetai Brotherson déplore à juste titre la double peine infligée aux Polynésiens : « atteints de maladies radio induites du fait des essais nucléaires conduits sans leur assentiment, il leur faut aussi assurer la prise en charge de leur traitement au travers de la CPS qu’ils sont les seuls à financer ». ([837])
Si les montants envisagés suscitent des débats légitimes, le principe d’une compensation financière versée à la Polynésie française fait aujourd’hui consensus. Yolande Vernaudon estime ainsi qu’il « serait juste de rembourser a minima l’ensemble des frais engagés par la Caisse de prévoyance sociale pour la prise en charge des malades atteints de ces pathologies, mais uniquement pour ceux qui étaient effectivement présents durant la période d’exposition à un risque ». ([838])
Ainsi que le regrette Yannick Lowgreen, ce sujet s’enlise dans des échanges hélas stériles entre les pouvoirs publics polynésiens et l’État depuis près de deux décennies : « Il y avait à l’époque un projet de convention qui prévoyait que l’État rembourserait au franc près les sommes acquittées par la CPS pour indemniser les personnes dont le dossier avait été validé par le CIVEN. Mais le directeur général et les membres du conseil d’administration de la CPS n’avaient alors pas voulu la signer. Le principe retenu était pourtant exactement celui annoncé par le Président de la République lors de la table ronde de juin 2021. La convention aurait dû être signée en 2006 ; on a donc perdu presque vingt ans ! » ([839])
La réunion du CCSCEN le 1er avril 2025 ([840]) a permis d’évoquer cette question trop longtemps laissée en suspens. Votre rapporteure considère qu’il convient désormais de passer des paroles aux actes en inscrivant dans la future convention État-pays, dont la conclusion est attendue d’ici la fin de l’année 2025, le principe d’une compensation financière versée par l’État au bénéfice de la CPS afin de rembourser les coûts liés au traitement des maladies radio-induites depuis 1985 ([841]) jusqu’à nos jours. Cette convention doit aussi comporter le remboursement annuel des dépenses de soins qui seront engagées à l’avenir pour les assurés sociaux reconnus comme victimes des essais nucléaires ou remplissant les critères de présomption d’exposition.
Recommandation n° 30 : Inscrire dans la nouvelle convention État-pays dont la conclusion est attendue d’ici à la fin de l’année 2025 le principe d’une compensation financière versée par l’État au bénéfice de la CPS afin de rembourser les coûts liés au traitement des maladies radio-induites pris en charge par la CPS depuis que la Polynésie française est compétente en matière de santé et à l’avenir.
Cette compensation prend la forme d’une indemnisation « collective » et représente le pendant naturel des indemnisations individuelles déjà opérées par le CIVEN. Concernant la compensation des dépenses passées, elle contribuerait aussi à consolider le financement des structures médicales polynésiennes qui sont aujourd’hui confrontées à des enjeux sanitaires majeurs, comme le précise Teanini Tematahotoa : « [les] missions futures [de l’ICPF] concernent la construction du bâtiment et l’activité de soins en chimiothérapie, radiothérapie et le laboratoire d’anatomopathologie. Initialement, l’Institut devait faire l’objet d’un projet de cofinancement État-pays, qui ne s’est pas concrétisé. À l’heure actuelle, l’intégralité du budget de fonctionnement de l’Institut est donc subventionnée par le pays. Une grande partie de celui-ci sert à payer les examens de dépistage, dont les mammographies, les échographies mammaires, les frottis et les vaccins contre le papillomavirus. Nous souhaitons pérenniser, voire augmenter ce financement pour pouvoir accomplir et accroître le champ de nos missions. Le bâtiment de l’Institut du cancer en cours de construction à côté de l’hôpital est pour le moment financé uniquement par le pays. Le laboratoire d’anatomopathologie pour les analyses des tissus et des diagnostics de cancer ouvrira ses portes d’ici trois mois ; il a été également financé en intégralité par le pays ». ([842])
Au regard des besoins croissants, ces investissements se révèlent aujourd’hui indispensables. Selon le docteur Patrice Baert, « l’État s’honorerait d’assumer ses mensonges et sa responsabilité vis-à-vis du peuple polynésien en investissant dans la prise en charge des cancers qui surviennent et qui vont inévitablement continuer d’augmenter, compte tenu de l’évolution démographique, du vieillissement de la population et de l’amélioration des techniques de diagnostic ». ([843])
Ainsi, au-delà du puissant symbole que représenterait une réparation collective des préjudices subis par la Polynésie dans son entier, sa terre, son océan et ses habitants du fait des essais nucléaires, il s’agit également de promouvoir une politique de santé publique moderne, véritablement adaptée aux spécificités du Fenua et résolument tournée vers l’avenir.
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IV. LES CONSÉQUENCES ENVIRONNEMENTALES du CEP : des risques sous surveillance dans une nature en rémission
En préalable à l’analyse des conséquences des essais nucléaires sur l’environnement et afin d’éclairer le traumatisme qu’elles ont pu constituer pour les Polynésiens, votre rapporteure estime important de rappeler la relation intime que ceux-ci entretiennent avec la nature, dont ils ont une connaissance approfondie, transmise oralement de génération en génération. Comme le rappelle Tamatoa Tepuhiarii lors de son audition, « ce lien intime, fusionnel qui unit l’autochtone à la Terre n’est pas idéalisé, il est une réalité. Les communautés autochtones ressentent concrètement dans leur vie cette connexion » ([844]). Cette relation fusionnelle est conçue par l’anthropologue océaniste Tamatoa Bambridge comme un lien « entre Dieu, l’Homme et la Nature » ([845]) qui s’incarne à travers des institutions sacrées et politiques de gestion de l’environnement et de ses ressources. Autrement dit : par une conscience aiguë de la place des humains au sein la nature.
L’Océan occupe, de ce point de vue, une position particulière. Il n’est pas seulement une source de nourriture, ainsi qu’un espace de navigation et d’échanges pour les Polynésiens. Il est avant tout le fondement même de leur existence, le lien qui unit les îles et les peuples, et le gardien de leurs traditions ancestrales. La Polynésie française est un ensemble de 5 archipels composés de 118 îles, dont 79 sont habitées, disséminées au cœur de l’océan Pacifique La mythologie polynésienne exprime cette attention particulière. Une légende issue de l’île de Raiatea, dans l’archipel de la Société, en particulier, met en scène cette conscience de l’environnement océanien. Ruahatu Tini Rau, le dieu de l’Océan, est un jour réveillé par deux pêcheurs qui s’aventurent au-dessus de la grotte où il se repose. Réveillé par les pêcheurs, le dieu décide de déclencher un déluge dévastant l’île et ses habitants, en guise de punition, pour avoir pêché dans un lieu sacré. Les Polynésiens, pour qui l’environnement marin est omniprésent, s’y rapportent avec respect et révérence ([846]).
Le lien est aussi profond avec les terres émergées, précieuses par leur rareté. En Polynésie française, la terre est chargée d’un lien avec les ancêtres, à travers les noms des lieux et l’application de règles de transmission précoloniales, précédant l’introduction du concept de propriété, qui s’applique encore à certains endroits. Les familles sont souvent définies par leur lien à des terres particulières. Pour Tevaearai Puarai, « le lien avec notre terre s’apparente à celui entre l’enfant et sa mère. La pratique consistant à planter dans la terre, sous un manguier ou un arbre à pain, le placenta à la naissance de l’enfant symbolise le rattachement à la terre en même temps qu’elle affirme l’identité Ma’ohi. Le lien avec la terre mère, qui s’instaure dès la naissance, est puissant […] Le peuple Ma’ohi parle de ‘‘metua vahine faatupu ora’’, de ‘‘la terre mère, qui donne la vie’’ » ([847]).
Ce rappel de l’importance de la terre et de l’Océan pour les Polynésiens explique que si les conséquences environnementales des essais nucléaires ont longtemps semblé secondaires vues depuis l’Hexagone, elles étaient en revanche tout à fait primordiales pour les Polynésiens. Comme le rappelle Tevaearai Puarai lors de son audition, « c’est le fondement même de notre engagement : nous avons vu notre terre mère souillée, nous avons compris qu’elle a été blessée, étripée, et même violée ».
Il convient de préciser que le CEP ne s’installe pas dans un territoire vierge d’activités humaines d’ampleur ayant altéré l’environnement. L’extraction minière du phosphate, à une échelle industrielle, sur l’île de Makatea, aux Tuamotu, débute en 1917. Suite à l’épuisement progressif du phosphate exploité de façon rentable, l’île de Makatea est pratiquement abandonnée en 1966 : « En quelques semaines, le personnel plia bagage, abandonnant tout le matériel sur place et laissant la cité minière à l’état de ville fantôme » ([848]). Après avoir connu une population fluctuant entre 2 000 et 3 000 habitants, l’île de Makatea en compte aujourd’hui moins d’une centaine. Ces perturbations conséquentes de l’environnement polynésien, pour une activité industrielle dont le crépuscule accompagne l’installation du CEP, constituent un précédent notable à celles, de plus grande envergure, générées par les préparatifs pour accueillir les essais nucléaires.
Pour Tevaearai Puarai, président de l’association Moruroa e tatou, la Polynésie française est « une terre qui a été impactée, bafouée et meurtrie ». Les essais nucléaires, tant atmosphériques que souterrains, ont, en effet, eu des conséquences majeures sur l’environnement polynésien. C’est bien la terre elle-même, le milieu qui a été atteint. À l’image des conséquences sanitaires, elles ont été longtemps occultées, à tout le moins minimisées, à la différence que l’environnement n’était pas, pendant toute la durée des essais, une préoccupation des pouvoirs publics ([849]). L’historien Renaud Meltz confirme qu’à travers l’étude des archives portant sur l’installation du CEP, il semble que « [l]’enjeu environnemental était très peu pris en compte à l’époque des essais sinon, indirectement, pour leurs conséquences sanitaires. C’est vrai pour tous les sites d’essais français, en Algérie et en Polynésie, mais non moins vrai pour les autres puissances dotées ». Au demeurant, ce désintérêt touchait aussi les organismes anti-nucléaires qui focalisaient sur l’arrêt de l’expérimentation. Comme l’a ainsi souligné Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, « les principaux mouvements militants de l’époque se concentraient principalement sur l’arrêt des essais plutôt que sur leurs conséquences sanitaires et environnementales. Ce n’est qu’après les années 2000 que ces questions ont pris une importance croissante, dans un contexte où la sensibilité écologique s’est considérablement développée » ([850]). Ainsi, même si des analyses ont pu avoir lieu avant et pendant la période des tirs, c’est seulement à partir de la fin des essais nucléaires, en 1996, et de la mise en œuvre d’un véritable suivi de leurs conséquences environnementales que celles-ci sont apparues en pleine lumière, comme ont également été mis en exergue leurs liens avec les conséquences sanitaires via, notamment, la consommation d’eau de pluie et d’aliments contaminés.
A. Des conséquences environnementales majeures qui s’atténuent mais PERDURERONT dans le temps
1. L’analyse des conséquences environnementales du CEP dépasse celles des essais nucléaires
a. La perturbation de l’environnement pour l’installation et le fonctionnement du CEP
i. Les dommages environnementaux causés par la construction des infrastructures nécessaires aux essais nucléaires
Souvent, lorsque sont évoquées les conséquences environnementales des essais nucléaires ([851]), seules sont analysées les conséquences des essais stricto sensu, c’est-à-dire, pour l’essentiel, l’émission de particules radioactives lors des tirs et l’impact de celles-ci sur l’environnement, en particulier à Moruroa et Fangataufa ainsi que dans les îles les plus proches (Tureia et Mangareva).
Or, les travaux menés par des chercheurs de différentes disciplines depuis la fin des essais nucléaires et, en particulier, sur la période récente nécessitent d’élargir ce cadre d’analyse. Benjamin Furst, historien, spécialiste de l’histoire du CEP et des essais nucléaires en Polynésie française, souligne « la diversité des conséquences environnementales car, bien que les enjeux liés à la radioactivité occupent légitimement une place centrale, l'impact du CEP au-delà des essais eux-mêmes dépasse largement ce cadre. […] L’arrivée du CEP a ainsi fortement transformé l’environnement polynésien, à la fois du fait des importants aménagements réalisés, des mobilités générées et des pollutions autres que radioactives. Il est donc important de garder à l’esprit que les conséquences environnementales dépassent largement le cadre des essais eux-mêmes, tant sur le plan spatial et chronologique que dans la nature des effets de la création et du démantèlement du CEP » ([852]).
Les conséquences environnementales du CEP ont donc précédé les tirs nucléaires proprement dits et sont aussi liées aux gigantesques travaux réalisés pour l’ensemble des infrastructures nécessaires à la réalisation des opérations nucléaires.
Les atolls de Moruroa, de Fangataufa et de Hao ont ainsi été profondément transformés avec le percement ou l’élargissement par dynamitage de chenaux d’accès reliant l’océan aux lagons appelés aussi passes. Pour le passage des navires militaires et ravitailleurs, il fallait créer des ports en eau profonde dans les lagons protégés. Pour établir un lien par voie aérienne, des pistes d’aviation sont construites dont celle de Hao de 3 380 mètres, capable d’accueillir des gros-porteurs. Sa construction nécessite d'importantes excavations, arasements et remblais qui, avec les autres travaux (routes, bâtiments militaires, installations de vie…), entraînent la quasi-disparition des zones de nidification des oiseaux marins. Certaines études estiment que ces travaux pharaoniques nécessitent l’abattage de 7 700 cocotiers et le déplacement de 880 000 m3 de matière corallienne, sans compter la mise en œuvre de 100 000 tonnes d’enrobé de bitume ou de 22 000 m3 de béton, autant d’éléments qui ont un impact important sur l’environnement ([853]). Quant à la construction de digues et de brise-lames, elle a modifié l’hydrodynamie naturelle des lagons avec une répercussion irréversible sur le milieu.
L’impact de l’installation du CEP sur l’environnement de Tahiti est, lui aussi, majeur. C’est, en effet, pour le CEP qu’est réalisé l’agrandissement du port de Fare Ute et de la base navale, nécessaire pour permettre l’accès des navires militaires et civils de grand tonnage ([854]). Le remblai de la pointe de Fare Ute exige le prélèvement de 1,77 million de m3 de « soupe de corail » dans le lagon ; quant à la construction de la digue sur le récif, en limitant le déferlement de la houle, elle limite les échanges entre l’Océan et le lagon, augmente la turbidité de l’eau qui entraîne la mort de très nombreux coraux. De même, l’aéroport de Faa’a est lui aussi considérablement agrandi, avec notamment la construction d’une piste de 3 420 mètres destinée aux avions militaires et au fret. Au-delà de ces impacts directs, l’afflux de travailleurs des îles éloignées vers les sites du CEP, et de leurs proches vers Tahiti entraîne une expansion anarchique de l’agglomération de Papeete et une artificialisation des sols, une destruction des zones boisées et des prélèvements massifs de matériaux de construction (sable, gravier, terre) dans le lagon, les vallées et les rivières. S’ajoute à ces pollutions le manque de systèmes d'assainissement.
Or, toutes ces conséquences environnementales ont très directement impacté les habitants de la Polynésie française et en particulier de Tahiti, mettant leur vie en danger. Comme l’explique Brice Martin, maître de conférences en géographie à l’Université de Haute-Alsace (UHA), « l’extraction massive de matériaux pour la construction liée au CEP et l'urbanisation de Tahiti ont modifié la dynamique des cours d'eau, affectant ainsi l’aléa inondation ». De plus, « la nécessité de trouver de l’espace pour la construction a conduit à l'urbanisation de zones impropres à l'habitation du point de vue des aléas naturels. À titre d’exemple, dans le cas de la Punaruu, la forte urbanisation dans des zones inondables, par suite de la canalisation de la rivière qui a augmenté le débit et le volume d’eau, expose de vastes secteurs de l'île aux risques d’inondation » ([855]).
Ces conséquences sont inévitables lorsque de tels travaux d’infrastructures sont réalisés sans étude préalable et à la hâte dans un contexte d’urgence. Les travaux d’ampleur engendrés par l’installation du CEP présentent la particularité d’être réalisés en grande partie sous le sceau du « très secret-défense » qui exclut toute information auprès de la population.
Il n’en reste pas moins que, d’une manière générale, comme l’a souligné également Hervé Lallemant lors de son audition, « les conséquences environnementales des essais nucléaires ont été beaucoup moins étudiées que les impacts sanitaires, qui ont été assez naturellement privilégiés du fait de l’existence de victimes notamment. Les études environnementales se sont principalement concentrées sur la stabilité géologique des atolls et les risques pour les populations voisines, plutôt que sur l’impact écologique global » ([856]). Il est d’ailleurs assez symptomatique de constater que certains opposants aux essais nucléaires ont eux-mêmes ignoré la dimension environnementale. Ainsi, au sujet des conséquences environnementales des essais, Bruno Barrillot, dans l’un de ses ouvrages, ne mentionne que les aspects strictement géologiques comme le risque d’effondrement d’une partie de la falaise extérieure sud-ouest de Moruroa sans parler, de leurs conséquences sur la faune et la flore ([857]).
Outre l’extension de l’échelle de temps, c’est une extension de l’échelle géographique dont l’analyse des conséquences environnementales a besoin. Or, celle-ci se heurte, comme les autres conséquences, à la culture du secret. Pour Brice Martin, « la mise en place du CEP s’est caractérisée par une double opacité, liée au secret-défense des essais d’une part et à une méconnaissance de l’espace dans lequel s’installait le CEP d’autre part. Les problèmes ont ainsi été gérés au fur et à mesure de leur découverte, qu’il s'agisse des cyclones, des tsunamis, des inondations ou d’autres questions environnementales. La culture du secret entourant les essais nucléaires a donc influencé la communication sur l’ensemble des données environnementales, créant un vaste domaine de méconnaissance ». À cette culture du secret s’ajoute le fait, rappelé par Thomas Statius, l’un des auteurs du livre Toxique, qu’« il n’existe pas de catégorisation exhaustive du vivant dans cette partie du monde qui soit antérieure aux essais nucléaires. Seuls quelques rapports, dont un, élaboré par le CEA dans les années 1990, portent sur l’impact des essais sur certaines espèces animales, mais nous ne disposons pas d’une vision globale […] Cet aspect est un trou dans la raquette » ([858]). Toutes choses égales par ailleurs, de même que l’évaluation contemporaine des conséquences sanitaires souffre d’une absence irrémédiable de données d’un « état zéro » sur la santé des Polynésiens, permettant de situer l’état actuel, l’évaluation des conséquences environnementales butte contre l’absence de cette « vision globale », avant les essais et encore aujourd’hui.
ii. La prolifération de la ciguatera : une conséquence de la construction des infrastructures du CEP
La ciguatera est une intoxication alimentaire causée par la consommation de poissons contaminés par des toxines appelées ciguatoxines. Ces toxines sont produites par des micro-algues (dinoflagellés) du genre Gambierdiscus qui vivent dans les récifs coralliens. La présence de cette maladie en Polynésie française précède la période d’activité du CEP. On la retrouve aussi dans 82 autres États, comme le rappelle Jérôme Demoment dans une de ses réponses écrites fournies à la Commission à la suite de son audition. Cependant, les cas ont pullulé après l’installation du CEP, en particulier aux Gambier et à Hao.
En 2024, le taux d’incidence moyen à l’échelle de la Polynésie française est de 5,5 cas / 10 000 habitants, variant entre 1,4 et 36,9 cas / 10 000 habitants, selon l’archipel considéré (Société et Marquises respectivement) ([859]).
Pendant des années, entretenu par le secret entourant le CEP, le lien a donc été fait, dans la population polynésienne a associé la ciguatera aux essais nucléaires et à leurs retombées radioactives dans l’environnement marin. Le livre Toxique montre aussi que l’origine des épidémies de ciguatera est à chercher ailleurs que dans la radioactivité : « Dans un premier article, publié en 1969, le docteur Bagnis et son équipe constatent l’augmentation exponentielle de la ciguatera sur l’atoll de Hao […]. Les premiers cas graves surviennent en nombre en 1966, soit quelques mois seulement après l’installation du CEP. À cette époque, les militaires français procèdent à de nombreux travaux. Ils construisent une piste d’aéroport, érigent des bâtiments qui forment la « zone vie » de la base. C’est non loin de ces zones que l’équipe du professeur découvre les premiers poissons contaminés » ([860]) . En 1985, un nouvel article de la même équipe faisant l’inventaire de vingt années d’études des épidémies de ciguatera, a pu montrer que « les archipels les plus touchés sont ceux qui ont été impactés par le CEP : les Tuamotu et les Gambier ». S’agissant de ces derniers, « les médecins ont été en mesure de relier plusieurs épisodes de pollution à des clusters de poissons malades. Principaux suspects ? Les travaux débutés au début des années 1960 autour du motu ([861]) de Totegegie ([862]). En l’occurrence, le drainage du lagon pour permettre le mouillage des bateaux de la marine. Mais aussi le déversement dans l’océan de substances riches en silicate de sodium, l’un des composants du ciment, et le dépôt sauvage de déchets métalliques à proximité du quai de Rikitea ».
Lors de son audition, Bernard Salvat, professeur honoraire à l’École pratique des hautes études de l’Université de Perpignan, fondateur du CRIOBE (Centre de Recherches Insulaires et Observatoire de l’Environnement), confirme cette interprétation : « Pour les chercheurs, il ne fait pas de doute que celle-ci [la ciguatera] n’a rien à voir avec les expérimentations nucléaires en termes de radiation ! C’est la construction d’infrastructures qui, en modifiant le milieu naturel corallien, a provoqué le développement d’une algue toxique qui est ensuite ingérée par les poissons consommés par l’homme, cette algue provoquant ce qu’on appelle la « gratte » ou la ciguatera. Des travaux ont été publiés sur cette question, notamment par le docteur Bagnis, de l’Institut Louis Malardé. Dans les îles Gambier, il a été démontré que c’était la construction de l’aéroport [sur le motu Totegegie] qui avait provoqué des flambées de cette maladie. Cela tient donc non aux tirs mais aux atteintes au milieu naturel, comme il peut s’en produire dans d’autres îles, à Tahiti ou ailleurs » ([863]).
Par conséquent, c’est bien aux travaux d’infrastructures nécessaires à l’installation du CEP, lesquels ont créé des conditions favorables à la prolifération des microalgues productrices de ciguatoxines, que l’on doit, pour partie, les épidémies de ciguatera et non aux radiations elles-mêmes. Les périodes des essais atmosphériques et souterrains avec des déflagrations au sein de la structure géologique des atolls provoquent des dégâts importants sur les coraux du lagon et sur les flancs externes des récifs coralliens, ce qui entretient la prolifération des microalgues toxiques. Les épidémies se sont poursuivies bien après l’arrêt de ceux-ci. Bruno Barrillot estime dans son ouvrage de 1997 que « sans vouloir faire le lien direct entre essais nucléaires et ciguatera - une telle hypothèse devrait être confirmée par des spécialistes indépendants - il faut remarquer que dans le cas des Gambier, le minimum qu’on puisse affirmer est que cette maladie trouve ses causes dans les activités annexes du CEP » ([864]). La ciguatera illustre un rapport plus général que les Polynésiens entretiennent avec le CEP. Lors de l’audition ayant rassemblé l’actuel maire des Gambier Vai Gooding et les anciens officiers municipaux Monique Richeton et Luka Paeamara, ceux-ci mentionnent la ciguatera comme une conséquence du CEP, en tant que cause générale et omniprésente, sans prétendre en particulier que la ciguatera est une conséquence des retombées radioactives. Cette ambiguïté est aussi omniprésente lors du déplacement des membres de la commission d’enquête à Hao au contact des habitants lors d’une réunion publique. Les termes de « bombe », « CEP », « essais », « Moruroa », etc. se confondent en des synonymes pour désigner un même phénomène auquel se ramène la ciguatera et d’autres bouleversements associés à l’époque d’activité du CEP. Cette représentation concerne de nombreux Polynésiens qui continuent d’aborder les essais nucléaires comme la cause de toute perturbation du quotidien à partir de l’installation du CEP en Polynésie française. Ces représentations, en tant qu’elles existent, doivent être prises en compte et seront traitées dans la partie concernant la gestion mémorielle de l’après CEP.
b. La dévastation des deux atolls par les essais nucléaires
Une explosion nucléaire libère, en une fraction de seconde, une énergie phénoménale qui, par elle-même, a un effet immédiat, massif et dévastateur sur l’environnement. Celui-ci est toutefois variable selon les caractéristiques de l’essai et, en particulier, sa puissance, le fait qu’il ait été souterrain, réalisé sous anneau corallien ou sous le lagon, ou qu’il soit atmosphérique et, dans ce dernier cas, réalisé sur barge, sur tour ou sous ballon.
Il convient de rappeler sur ce point que 46 essais nucléaires atmosphériques ont été réalisés à Moruroa et Fangataufa entre 1966 et 1974. Il y a eu 5 essais de sécurité tirés d’une tour haute de 4 à 12 mètres, sur le motu Colette, 4 autres essais ont été effectués sur barge ou plateforme flottante plaçant l’engin explosif entre 3 et 10 mètres au-dessus du lagon, notamment l’essai Rigel, tiré le 24 septembre 1966 à Fangataufa. Lors de son audition, Bernard Salvat a détaillé les conséquences concrètes d’un tel essai : « La boule de feu est entrée dans le lagon, avec tous les effets que vous pouvez imaginer, qu’il s’agisse des conséquences de l’onde de choc ou des effets thermiques et mécaniques. Certains pâtés coralliens, qui s’élèvent depuis le fond du lagon, à près de quarante mètres, et vont pratiquement jusqu’à la surface de l’eau, ont été crevassés, fissurés. En outre, l’onde de choc a fait exploser la vessie natatoire des poissons du lagon, entraînant leur mort immédiate. La température très élevée de l’eau a par ailleurs entraîné, à l’approche du point zéro, la mort des mollusques, des échinodermes, des crustacés ». L’eau du lagon est, par ailleurs, très fortement contaminée.
Une autre voie de contamination de l’environnement après un tir sur barge a été évoquée par Jean-Luc Moreau, conseiller spécial de la FNOM : « lorsque les bombes étaient placées sur des barges, le métal est entré en fusion, ce qui a créé des billes pleines et creuses contaminées en plutonium. Ensuite, à chaque tempête ou dès que le sol était remué, ces billes remontaient à la surface pour s’échouer sur l’atoll de Moruroa. C’était la même chose à Fangataufa où les expositions étaient tout aussi fortes, même si le personnel y était moins nombreux. » ([865]). Pour Michel Cariou, vétéran des essais nucléaires, « ces tirs [sur barge] étaient une véritable saloperie, selon l’expression que nous utilisions au SMSR à l’époque. En effet, ils provoquaient une contamination au sol, mais aussi une contamination dans la fameuse ‘‘plume’’, c’est-à-dire dans le cadre des retombées. Cette contamination était très importante et a d’ailleurs été relevée dans le compte rendu secret de la saison 1966 réalisé par le général André auprès du général Thiry, le directeur du centre d’essais. Dans celui-ci, il notait que ‘‘la contamination des lagons par les tirs sur barge est importante et constitue un des problèmes majeurs de ce genre de tirs’’ » ([866]).
Même s’il a fallu attendre plusieurs décennies, le ministère des Armées a reconnu que les essais sur barge ont été les plus polluants. Ainsi, la DAM a récemment expliqué que ces tirs « entraînaient une forte interaction entre la boule de feu au moment de l’explosion et les composantes naturelles du lagon. C’est ainsi qu’ils généraient de nombreux produits d’activation qui, associés aux produits de fission de l’engin, étaient transférés à l’eau de mer (à commencer par l’eau du lagon), aux sédiments et aux coraux du site en question » ([867]). La reconnaissance contemporaine de conséquences sur l’environnement des essais nucléaires atmosphériques sur barge, réalisés en Polynésie française, par les représentants du CEA est à mettre en perspective avec la façon dont la presse locale relaie les premiers résultats communiqués par le Service mixte de contrôle biologique (SMCB) durant l’été 1966 concernant les modifications radiologiques survenues au sein du milieu naturel. À l’époque ces premiers résultats indiquent que « [c]omme on pouvait s’y attendre l’eau et le plancton du lagon lui-même contre, les parties consommables et le squelette des poissons n’accusaient aucun accroissement de radioactivité [...] Le poisson de l’atoll lui-même n’est donc pas dangereux à consommer. Il a cependant paru plus prudent au commandement de ne pas autoriser sa mise en consommation car, à plus ou moins longue échéance, son séjour dans un milieu radioactif est susceptible de provoquer un accroissement de sa radioactivité propre » ([868]). En se concentrant sur les résultats rassurant concernant la contamination des poissons, les autorités de l’époque expriment néanmoins, en creux, que l’environnent est contaminé, et en tirent des conséquences quant à la consommation des produits issus du lagon, c’est-à-dire quant à leur propre contamination. C’est ironiquement la litote qui caractérise cette communication, dans un discours qui se veut rassurant et qui s’adapte aux nouvelles techniques d’expérimentation entraînant d’autres types de contraintes sur l’environnement.
Les autres essais aériens ont été tirés en altitude sous un ballon ou depuis un avion de chasse. Le passage rapide à cette technologie est motivé par la réduction des retombées locales et régionales des particules les plus lourdes et donc la diminution des conséquences radiologiques pour l’environnement. En effet, l’onde de choc consécutive à l’explosion se réfléchissait sur la surface du lagon et projetait les éléments radioactifs dans la haute atmosphère, tandis que la boule de feu n’était pas censée toucher le sol. Pour Jérôme Demoment, « les essais en altitude sont plus complexes à cause du déport plus important des mesures depuis le ballon, mais ils minimisent les effets radiologiques au sol et entraînent beaucoup moins de retombées directes en envoyant une grande partie des radioéléments générés par l’explosion nucléaire dans la haute atmosphère » ([869]). Après un premier essai en septembre 1966 sous ballon captif ([870]) et divers ajustements effectués en Hexagone, afin de s’assurer de la parfaite stabilité du ballon et donc des instruments de mesure qui y sont placés en même temps que la charge explosive, les tirs atmosphériques sous ballon deviennent la règle à partir de 1968.
Toutefois, comme l’a souligné Christian Percevault, marin détaché au service mixte de sécurité radiologique (SMSR) de la direction des centres d'expérimentations nucléaires (DIRCEN) entre mai 1966 à août 1971, aujourd’hui Président de l’AVEN d'Indre-et-Loire, « en examinant les résultats, il apparaît que même avec un tir à 200 mètres d’altitude, la boule de feu touche le sol » et ce fut le cas, selon Michel Cariou, pour 22 d’entre eux ([871]). En outre, évoquant l’essai Canopus réalisé à Fangataufa le 24 août 1968, Bernard Salvat a expliqué que ce dernier avait eu « des effets considérables sur la faune et la flore terrestres : absolument tout a été brûlé par l’onde de choc, par la chaleur et par le flash ». Jean-Luc Moreau souligne que, « quand les tirs étaient effectués sous ballon, ce que l’on appelle des « peaux de ballon » (de petits morceaux de caoutchouc) se sont retrouvées un peu partout dans le lagon », contribuant ainsi à le contaminer sur le long terme. Cette requalification des essais nucléaires tranche, là encore, avec la façon dont ils sont décrits durant la période d’expérimentation, en infusant des représentations rassurantes sur le ton de la certitude. Robert Galley, ministre délégué chargé de la Recherche scientifique et des Questions atomiques et spatiales de l’époque, affirme dans la foulée du tir Canopus, que l’essai, effectué sous ballon, a pu se dérouler « sans qu’aucune contamination appréciable sur l’atoll n’ait été enregistrée », en expliquant que le tir effectué « sous ballon à haute altitude, cette méthode n’engendr[e] localement que des ‘‘troubles de secousse’’ » ([872]). Nouvelle étape fondamentale dans le déroulement des essais nucléaires, la maîtrise de la technologie des essais souterrains à partir de 1974 diminue considérablement les atteintes à l’environnement, sans toutefois les supprimer totalement. Comme l’explique le rapport du CEA/DAM précité, les essais nucléaires souterrains « ont été conduits pour confiner la majorité des radionucléides dans le sous-sol géologique, réduisant à une fraction infinitésimale de la quantité initiale les rejets de radionucléides dans la biosphère, essentiellement sous forme de gaz radioactifs » ([873]). Les essais souterrains sont en effet réalisés dans des puits verticaux forés dans le socle corallien des atolls jusqu’à atteindre le socle basaltique volcanique sous-jacent, soit une profondeur de 500 à 1 200 mètres. Après le forage, l’engin nucléaire est descendu dans le puits, des capteurs et instruments de mesure installés à différentes profondeurs et le puits est ensuite remblayé avec du béton et des matériaux de confinement. Comme l’explique Serges Planes, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du CRIOBE, « la radioactivité produite par les tirs s’est trouvée piégée dans une grosse boule de verre formée sous l’effet de la chaleur. Or le verre est un des matériaux qui empêchent le mieux la diffusion de la radioactivité ».
Toutefois, mêmes remblayés, ces puits ont généré des fuites, ainsi que le rapporte Jean-Luc Moreau :
« S’agissant de l’expérimentation souterraine, beaucoup de marins ont travaillé sur les post-forages, ce qui a été mon cas en juillet 1983, à la décontamination du site, ainsi que dans des laboratoires. Concrètement, le post-forage consistait à faire un trou dans la terre pour récupérer des laves de l’explosion du tir. Ce post-forage de juillet 1983 a été identifié comme ayant fait remonter alors de la radioactivité à la surface, après que le tube fut tombé dans une poche radioactive ; l’eau était contaminée. Nous avons appuyé sur le bouton d’arrêt d’urgence et nous sommes partis à toute vitesse ». Ces fuites sont toutefois, comme l’a souligné Philippe Renaud, chargé de mission auprès du directeur de l'environnement de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), « sans commune mesure avec les retombées des essais atmosphériques » ([874]).
Lors de leur audition, les responsables de la DAM sont allés dans le même sens, tout en reconnaissant l’existence de ces fuites. Comme l’explique Jean‑François Sornein, l’un des experts présents, deux types de fuites sont possibles dans ce type de situation :
– le premier est consubstantiel aux essais souterrains et au nécessaire recueil de données. En effet, « pour les réaliser, on faisait descendre dans le sol un conteneur renfermant des instruments de mesure et à l’extrémité duquel était fixé l’engin explosif. Un faisceau de câbles remontant les informations était cimenté dans le puits, avant d’être détruit par l’explosion. Les extrémités de ce faisceau étaient alors soumises à une pression de gaz dans la cavité cheminée, ce qui pouvait donner lieu à des fuites précoces, le gaz remontant par les gaines jusqu’à la surface. Bien que les quantités ainsi émises soient très limitées, et généralement composées de gaz rares à vie courte, il fallait tout de même les gérer. Nous avons donc pris des précautions, notamment en améliorant la résistance des câbles aux fuites. Une vingtaine de fuites précoces ont été enregistrées, sans jamais poser de problème de radioprotection et en entraînant des rejets très limités de gaz à vie courte, sans conséquences environnementales ».
– « un deuxième type de fuite pouvait survenir lors des opérations de post-forages, au cours desquelles il nous fallait accéder à la cavité cheminée. Les conditions étaient généralement favorables au bon confinement des rejets, puisque la cavité n’était alors pas encore remise en eau : selon le procédé classique, on injectait de l’eau par les tiges de forage pour refroidir l’outil et évacuer les débris de roche, mais, dans la zone fracturée proche de la cavité, toute l’eau injectée s’infiltrait sans remonter, ce que les foreurs appellent le « régime de perte ». Il n’y avait donc généralement pas de retour d’eau vers le plancher de forage. Des remontées pouvaient toutefois se produire dans certaines circonstances. L’eau de lagon qu’on venait de déverser étant, dans ce cas, en partie diluée par l’eau séjournant dans la cavité cheminée, potentiellement chargée d’un peu de tritium et surtout d’iode, il fallait alors prendre des mesures de radioprotection adaptées. Les techniques de post-forage ont donc été améliorées pour éviter ou limiter autant que possible ce type de rejets. Une vingtaine d’opérations ont entraîné des remontées d’eau contenant de l’iode 131 à vie courte, que nous sommes progressivement parvenus à réduire fortement » ([875]).
Au total, une quarantaine de forages donnent lieu à un rejet radioactif au moment du post-forage mais, précise le même expert, « dans des proportions toutefois dérisoires par rapport aux quantités de radionucléides piégés à long terme dans les cavités cheminées ».
Si les émissions de particules radioactives sont, sauf fuite avérée, absentes des essais souterrains, Serge Planes ne manque pas de souligner que leurs effets sur la faune marine, sont aussi importants : « L’onde de choc entraîne un crépitement de l’eau et la mort de tous les poissons ayant une vessie gazeuse (des poissons tels que les murènes, qui n’en disposent pas, ne sont pas directement affectés). Cette onde est d’une force telle qu’elle provoque la mort quasi instantanée de l’ensemble des poissons sur un diamètre d’environ deux kilomètres. Quoique substantielle, cette surface demeure néanmoins relativement limitée à l’échelle d’un atoll comme Moruroa ». Sur ce point, certains témoignages contredisent quelque peu les affirmations du professeur Planes. Ainsi, Marius Chan, affecté sur le site de Moruroa dans les années 1970 comme gendarme et chargé de surveiller l’accès aux sites les plus sensibles, indique qu’il arrivait aux scientifiques chargés des analyses post essais de ramasser des cadavres de requins sur l’atoll, c’est-à-dire de poissons ne possédant pas plus de vessie natatoire que les murènes ou autres sélacidés ([876]).
De fait, l’affirmation de l’État selon laquelle les essais nucléaires, en particulier aériens, réalisés en Polynésie française étaient « propres » est donc à relativiser fortement, y compris sur le plan environnemental, ce qu’a d’ailleurs fait Jérôme Demoment lors de son audition. Comme l’avait expliqué avant lui Michel Cariou lors de son audition, « cette formule [d’essais propres] me fait tomber de ma chaise : quelle est la signification à donner à la notion d’essais propres ? C’est impossible ! La boule de feu, qui se déplace vers le haut à un peu plus de 300 mètres par seconde, agit comme une sorte d’aspirateur. Si elle touche le sol, elle attire en son sein les particules touchées, qui se mélangent aux produits radioactifs, ce qui produit une bombe inévitablement sale. À Hiroshima et Nagasaki, les bombes ont explosé respectivement à 580 mètres et 600 mètres d’altitude ; aussi surprenant que cela puisse paraître, il s’agissait de bombes ‘‘propres’’. En effet, la boule de feu n’a pas touché le sol et les retombées radioactives ont été très peu nombreuses. Les Japonais ont avant tout souffert des brûlures, du blast et de l’irradiation provoqués par l’explosion initiale, mais ont subi finalement assez peu de contaminations a posteriori. À l’inverse, les premières bombes que nous avons fait exploser à Moruroa étaient très sales, en particulier la première d’entre elles, Aldébaran, qui avait été placée sur une barge, dans le lagon, le 2 juillet 1966. Des produits radioactifs se sont déposés sur l’ensemble du site de Moruroa, avant d’être déplacés par le vent sur l’océan Pacifique ».
Si votre rapporteure ne peut que se féliciter, que le Président de la République Emmanuel Macron ait lui-même nuancé un tel discours lorsqu’il a évoqué la « dette » que la France avait à l’égard de la Polynésie française (« Cette dette est le fait d’avoir abrité ces essais, et en particulier les essais nucléaires entre 1966 et 1974, dont on ne peut absolument pas dire qu’ils étaient propres. (…) Je crois à la vérité, à la transparence, à la responsabilité » ([877])), force est de constater que la reconnaissance contemporaine de conséquences environnementales vient souligner avec force la minimisation de ces conséquences durant la période des expérimentations.
c. La dispersion des particules radioactives au-delà des sites d’expérimentation
Si les effets physiques immédiats et dévastateurs des essais nucléaires se limitent aux deux atolls de Moruroa et Fangataufa, les seuls essais atmosphériques émettent de nombreuses particules radioactives qui, dispersées par les vents, sont susceptibles de contaminer jusqu’à des îles très éloignées. L’ouvrage précité du CEA/DAM le reconnaît : « Du fait de conditions météorologiques différentes des prévisions initiales, six essais atmosphériques ont provoqué des retombées supérieures à ce qui était attendu, à Tureia (située à 110 km au Nord de Moruroa), aux Gambier (situées à 450 km à l’Est de Moruroa) et Tahiti (situé à 1 200 km au Nord-Ouest de Moruroa) ; il s’agit des essais Aldébaran (2 juillet 1966), Rigel (24 septembre 1966), Arcturus (2 juillet 1967), Encelade (12 juin 1971), Phoebé (8 août 1971) et Centaure (17 juillet 1974) Des prélèvements ont été réalisés notamment dans l’atmosphère, au sol, dans l’eau de boisson, qui ont confirmé les retombées ». Pour Centaure, « les retombées sur Tahiti ont été confirmées par les mesures effectuées dans l’atmosphère, sur le sol, dans les eaux de boisson, dans le lait de vache, dans les légumes, dans les viandes et produits animaux et dans les produits de la mer » ([878]).
Comme l’explique Philippe Renaud lors de son audition, « on retrouve les particules les plus grosses jusqu’à quelques centaines de kilomètres. Seuls les essais nucléaires français ont pu provoquer de telles retombées sur les atolls les plus proches du Moruroa et de Fangataufa ; on a trouvé des traces de plutonium français au niveau des îles Gambier ». S’agissant des particules plus fines, celles‑ci « vont dans la troposphère, c’est-à-dire la basse couche de l’atmosphère ; assez rapidement, elles y sont prises en charge par des circulations atmosphériques très importantes. Sur la Terre, ces masses d’air vont toujours d’ouest en est : les retombées troposphériques des essais nucléaires français sur Moruroa et Fangataufa allaient directement en Amérique du Sud, cette région ayant ainsi été la plus exposée par suite des essais nucléaires français. Ces masses d’air contaminées font ensuite le tour du globe et reviennent au niveau de la Polynésie française, un peu diluées, les radionucléides de période courte ayant eu en outre, au cours des vingt à trente jours de transit, le temps de s’éliminer en partie. Dans l’hémisphère Sud, malheureusement, des anticyclones tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre : durant le transit d’ouest en est, si les masses d’air contaminées ont été prises en charge par un anticyclone, celui-ci les a ramenées vers l’ouest, donc potentiellement vers la Polynésie. Il est ainsi arrivé pour un certain nombre d’essais nucléaires français que, sous l’effet d’une météorologie défavorable, les retombées troposphériques, au lieu d’être dirigées vers l’Amérique du Sud et de faire le tour du globe, soient prélevées dans le panache par l’anticyclone et ramenées en arrière. Le cas le plus connu est celui des retombées de l’essai Centaure, en 1974 ». Lors de son audition, le co-auteur de Toxique, Sébastien Philippe, résume ainsi le comportement des particules radioactives émises par l’essai Centaure : « Dans le cas de Centaure, on avait estimé qu’elles iraient vers le nord, notamment au-dessus de l’atoll de Tureia. Mais les vents ont tourné et, surtout, le champignon radioactif n’a pas atteint l’altitude nominale. Cela s’était déjà produit en 1971 : ce n’était donc pas une situation nouvelle. Or, à l’altitude qui a finalement été atteinte, les vents n’ont plus poussé le champignon vers le nord mais vers le nord-ouest. Et c’est bien le problème cette fois, puisque c’est dans cette direction que l’on trouve l’île de Tahiti, les îles Sous-le-Vent et d’autres îles à l’ouest de Tahiti. Nous avons reconstitué la trajectoire du nuage radioactif qui est passé au-dessus de certaines îles de l’archipel des Tuamotu en l’espace de deux jours. » ([879]).
C’est là qu’intervient la pluie. Celle-ci a pour conséquence de faire retomber les particules radioactives sur terre, entraînant plusieurs conséquences dommageables à la fois pour l’environnement et pour la population. Si la terre est contaminée par ces pluies, ce sont aussi, et surtout, l’eau des rivières et l’eau des citernes qui sont rendues impropres à la consommation puisque, pour beaucoup d’entre eux, les Polynésiens ne disposent alors pas de système d’eau courante et doivent donc recourir à des citernes de récupération d’eau de pluie dans leur maison ([880]). Hors Moruroa et Fangataufa, c’est donc par le biais de l’eau que l’environnement est contaminé. Le Père Auguste Uebe-Carlson, président de l’Association 193, a d’ailleurs raconté l’anecdote suivante lors de son audition : « le père d’une de mes amies travaillait à Moorea au service météorologique. Lors de chaque essai nucléaire aérien, il recommandait aux enfants de son quartier de ne pas sortir, surtout lorsqu’il commençait à pleuvoir » ([881]). Importante et avérée dès l’époque des essais atmosphériques, cette contamination perdure pendant de longues années. En 1982, les études du SMCB montrent qu’à Tahiti et à Tureia, on trouve encore des résidus radioactifs dans l’herbe dont se nourrissaient les vaches et qui avaient été contaminés par les pluies.
On ne peut donc pas séparer les conséquences environnementales des essais nucléaires de leurs conséquences sanitaires. Les hommes vivent dans un environnement dont la contamination par les radionucléides a, nécessairement, des effets sur leur santé via l’air, l’eau ou l’alimentation.
Si les vents dispersent les particules radioactives et que la pluie les fait retomber sur la terre d’îles éloignées du lieu des essais nucléaires, ces phénomènes ne sont pas les seuls à expliquer leur contamination. Les hommes et leurs matériels ont également joué un rôle dans la dissémination de la radioactivité en Polynésie française. Lors de son audition, Jean-Luc Moreau a ainsi indiqué avoir « recueilli un témoignage faisant état d’avions de liaison entre Moruroa et Faa’a contaminés par les dépôts de radioactivité sur la piste, avions dont les caissons de roues étaient également contaminés par les projections d’eau et de poussières. Ces avions voyageant entre les différents sites, ils ont immanquablement transporté la contamination avec eux ». Il est avéré que, lorsque les avions Vautour (qui traversent les nuages radioactifs juste après les tirs afin d’y prélever des échantillons) reviennent sur la base de Hao afin de se faire décontaminer, l’eau de ruissellement s’écoulait directement dans le lagon, entraînant avec elle déchets et résidus sans doute en partie radioactifs ([882]).
Avion Vautour équipé de missiles contenant des prélèvements du tir Canopus à Fangataufa(crédits :
© Michel Leblanc/ECPAD/Défense – Référence : F 68-318 RC59)
Photographie de la décontamination d’un avion Vautour sur la base de Hao, après son passage dans un champignon nucléaire (crédits : http://moruroa.assemblee.pf/Texte.aspx?t=75)
De même, les bâtiments, notamment les hélicoptères, qui récupèrent les missiles Matra (tirés dans les nuages nucléaires pour y prélever gaz et poussières), subissaient le même processus de décontamination, alimentant à leur tour les eaux du lagon de Hao. Michel Cariou affirme que « les bateaux en provenance de Moruroa qui se rendaient au port militaire de Fare Ute pour leur entretien étaient tous contaminés, au niveau de leur carène notamment » ([883]) .
2. La création d’un nouvel équilibre environnemental malgré le péril invisible de la radioactivité qui persiste
a. Une diminution progressive de la radioactivité dans l’environnement polynésien
Les essais nucléaires ont eu un impact considérable sur l’environnement de Moruroa et Fangataufa, et sur toute la Polynésie française. Les développements qui précèdent soulignent un désastre écologique dont la population exposée (militaire ou civile, polynésienne ou hexagonale) a aussi été victime. La radioactivité, principale pollution issue de ces essais nucléaires diminue inégalement dans l’environnement, en raison de la nature même des particules comme de la diversité des milieux naturels.
Sauf en cas de fuites, ces particules sont émises uniquement lors des essais atmosphériques, qui prennent fin en 1974, soit il y a plus d’un demi-siècle. Or, lors de son audition, Jean-Luc Moreau a expliqué que « la période radioactive des éléments de fission, suite à une explosion nucléaire, diminue de moitié toutes les sept heures. Ainsi, après dix périodes, soit environ trois jours, il ne subsiste plus que le millième de la dose résiduelle initiale. Autrement dit, après trois jours, il est possible de revenir sur le terrain moyennant un minimum de précautions ». Même pour les essais sur barge, les plus polluants des essais atmosphériques, le document précité du CEA/DAM indique une durée de « plusieurs semaines entre deux essais, afin que la décroissance des produits radioactifs permette le retour à une activité normale dans la zone d’essais ». Enfin, Bruno Chareyron explique, lors de son audition, qu’« après un certain temps, qui peut se chiffrer en mois ou même en années, le brassage atmosphérique est tel que l’on va retrouver les substances radioactives propulsées dans l’atmosphère à l’échelle de l’hémisphère où a eu lieu le tir. Plus le temps passe et plus on s’éloigne, plus la dilution sera importante » ([884]).
À cette décroissance naturelle de la radioactivité ([885]) s’ajoute le phénomène naturel des pluies tropicales. En 2006, le ministère des Armées rappelle que « par l’action conjointe du lessivage par les eaux de pluie des radionucléides déposés sur les sols, l’activité massique des radionucléides présents dans les sols a décru plus rapidement que par le simple fait de la décroissance radioactive desdits radionucléides » ([886]). Si Philippe Renaud reconnaît que du césium 137 peut rester présent dans les sols polynésiens, « le transfert du sol vers les plantes étant plus important en milieu tropical, il est davantage présent dans les fruits et les légumes, mais à des niveaux qui restent extrêmement faibles, de l’ordre de quelques microsieverts. Ces faits relèvent de la curiosité scientifique » ([887]). De même, la dalle de Hao, pourtant un haut lieu de contamination radioactive puisque c’est là qu’étaient décontaminés les avions Vautour, « ne présente aucun danger » pour l’intéressé : « l’IRSN a réalisé, voilà une bonne dizaine d’années, des mesures sur la dalle Vautour. Sur cette dalle, dont le sous-sol est composé de corail concassé, étaient nettoyés à l’eau les avions revenant de leurs patrouilles aux alentours des sites nucléaires avec de la poussière sur leurs ailes et sur leur carlingue. Les radionucléides contenus dans la poussière se retrouvaient donc sur la dalle et, pour partie, s’y fixaient. La dalle a été lessivée par les fortes pluies tropicales, mais nous y avons retrouvé des traces de césium 137 et de plutonium. Le strontium 90 a complètement disparu, emporté par les pluies successives qui transfèrent des éléments du sol vers la profondeur et vers le milieu marin. Il y a donc beaucoup moins de radionucléides dans les sols aujourd’hui qu’il pouvait y en avoir à l’époque ».
Ces particules se retrouvent soit infiltrées dans le sol corallien qui abrite des nappes phréatiques, elles-mêmes utilisées par les habitants pour une utilisation domestique, soit lessivées vers le lagon ou l’Océan dans lequel elles deviennent indétectables. Philippe Renaud le souligne lors de son audition : « Le milieu marin est un milieu très dispersif. Ainsi, lors de l’accident de Fukushima, le milieu marin côtier a été fortement contaminé, mais aucune augmentation des niveaux de césium 137 en Polynésie n’a été constatée. Les éléments radioactifs ont en effet été dilués dans les énormes masses d’eau océaniques et aucun effet visible ne peut être constaté au bout d’un certain temps […] Aujourd’hui, ces niveaux sont revenus en dessous de ces limites. Les puissants courants qui passent au large du Japon ont homogénéisé assez rapidement la contamination à l’échelle de tout l’océan Pacifique ». Reste la problématique des particules en sous-sol pouvant entrer en contact avec les nappes.
L’ensemble des scientifiques auditionnés par la commission d’enquête s’accordent sur une diminution de la radioactivité désormais marginale sur l’ensemble de la Polynésie française à l’exception de zones d’exclusion dont les taux de radioactivité restent élevés. En ce sens, Bernard Salvat a indiqué que « les résultats de la mission TURBO qui mesure la radioactivité tout au long de la chaîne alimentaire, du plancton aux carnassiers en passant par de très nombreux invertébrés, comme les bénitiers et les holothuries […] ont mis en évidence une décroissance de la radioactivité qui, d’ailleurs, viendrait plutôt des tirs chinois effectués après 1974 que des tirs français ». Quant à Géraldine Pina, commissaire de l’ASNR et responsable du programme TURBO, elle explique que « cette surveillance implique l'analyse d'échantillons de divers milieux et denrées alimentaires afin d’estimer la dosimétrie existante. Les résultats de la campagne 2021-2022 montrent des niveaux de radioactivité artificielle résiduelle très bas, avec une exposition des populations quasi exclusivement naturelle ». Ces propos ont été confirmés par Jean-Christophe Niel, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), dont les rapports de surveillance sont publics ([888]).
Ce constat avait déjà été effectué en 1998, lorsque l’AIEA avait publié son étude à la demande de l’État. Elle conclut que les milieux terrestres et aquatiques de Moruroa et de Fangataufa (qui sont les plus contaminés) contiennent des matières radioactives résiduelles attribuables aux essais nucléaires, mais de façon générale à des concentrations très faibles, « sans importance du point de vue radiologique » ([889]). Le document du CEA/DAM précité de 2022 constate, quant à lui que « sur les 20 dernières années, la radioactivité, lorsqu’elle est détectée, est globalement stable ou en décroissance et les conclusions de l’AIEA ne sont pas remises en cause ».
b. Un nouvel équilibre environnemental
Cette disparition progressive de la radioactivité dans les milieux naturels explique que la vie, petit à petit, se redéploie à Moruroa et à Fangataufa, témoignant de la résilience de la nature malgré les blessures qui lui ont été infligées.
Les auditions de la commission d’enquête apportent plusieurs exemples illustrant le retour à la vie des deux atolls, à commencer par les coraux. Une étude sur les récifs coralliens parue en octobre 2021 à l’initiative de plusieurs centaines de chercheurs, dans le cadre de l’Initiative internationale pour les récifs coralliens, a montré qu’entre 1978 et 2019, sur 12 000 sites recensés, la planète perd environ 14 % de ses coraux entre 2009 et 2018, principalement en raison du réchauffement de la planète. Même s’ils ne représentent qu’à peine 2 % de la surface des océans, les récifs coralliens abritent 25 % de la biodiversité marine comme le souligne Serge Planes dans un article écrit à la suite de la visite du Président de la République au CRIOBE, en 2021 ([890]). Sur les atolls de Moruroa et de Fangataufa que la mission de députés a pu survoler, on constate la présence de récifs coralliens vivaces ; il faut toutefois rappeler que ces sites restent interdits au public et, au-delà de la limite interdite, n’attirent guère les pêcheurs. Aujourd’hui, et à l’heure de la préoccupation mondiale sur l’avenir des Océans, ces deux sites d’expérimentation se transforment progressivement en grande aire marine protégée, sans en avoir le statut.
Comme l’explique Serge Planes lors de son audition ([891]) , « nous avons étudié la recolonisation naturelle à partir de cette situation qui s’apparentait en quelque sorte à une montée du niveau de la mer, même si, en l’occurrence, il s’agissait d’une baisse du niveau de l’atoll. Je suis retourné sur les lieux pour préparer le travail et j’ai laissé sur place une étudiante pendant trois semaines […]. Ce travail, réalisé en 2010, a mis en évidence l’affaissement, qui peut aller jusqu’à deux mètres, de certains platiers et a montré que le corail a très rapidement recolonisé les lieux. Des colonies, que l’on a pu dater, remontaient à douze ou quatorze ans. On constate que la recolonisation succède toujours à une période de latence de quatre ou cinq ans. Nous avons observé des massifs coralliens qui étaient en très bonne santé et qui poussaient sur les anciennes routes submergées vingt ans auparavant ».
Les observations sont identiques s’agissant des poissons. Serge Planes rappelle que « la nature utilise très rapidement la matière organique à disposition. Les poissons morts ont été très rapidement consommés par des prédateurs (requins, murènes notamment) et par ce que l’on appelle la faune détritivore, comme les crabes, qui n’est pas éradiquée au même titre que les poissons puisque n’ayant pas de vessie gazeuse […] Nous avons ensuite étudié la taille des poissons et des organismes repeuplant les zones où avait eu lieu une éradication. Nous avons trouvé à la fois des individus de petite taille venus coloniser un espace libre, où la prédation est moindre, et des individus de grande taille qui viennent s’installer dans des zones vierges, ce qui conduit à homogénéiser les densités. Les mécanismes écologiques et biologiques assurent donc une compensation très rapide : la nature est ainsi faite. Après un feu de forêt, la récupération est plus ou moins rapide. Si un arbre de cinquante ans brûle, il faudra attendre cinquante ans pour en retrouver un autre, mais s’il s’agit d’un roseau, qui a une espérance de vie de deux ans, il faudra deux ans compte tenu de la dynamique de cette espèce. Le processus est comparable pour les poissons, qui ont en outre la capacité de se déplacer et de recoloniser les espaces » ([892]) . Certains témoignages de l’époque sont pourtant très inquiétants. Une femme de Mangareva, dont les propos sont rapportés par Bruno Barrillot, mentionne un phénomène important en 1970-1971, qui « ne dura que quelques mois, mais ce fut plus effrayant que les empoisonnements [à la ciguatera] ». Elle révèle que des milliers de poissons s’échouaient sur le rivage, toutes les espèces étant touchées, suscitant ainsi « une puanteur terrible », avant que des millions de coquillages ne meurent et pourrissent à leur tour, sans qu’on n’ait jamais su expliquer ce phénomène soudain ([893]).
Dans la droite ligne de son successeur à la tête du CRIOBE, Bernard Salvat cite le résultat de ses travaux, publiés dans une étude « qui a été jugée d’un intérêt suffisant pour être reprise, par la suite, dans Science. Ce travail montrait que, dans les cinq ans suivant un essai nucléaire, ce dernier avait un impact visible sur la zone concernée puisqu’il entraînait la disparition de toute la population de poissons, qui était peu à peu remplacée. Au‑delà de cinq à six ans, on n’arrivait plus à démontrer que le tir avait produit un impact sur la faune de poissons, sur la base des analyses statistiques que nous avions établies ». De même, « les tortues ont subi le même sort que les poissons lors des expérimentations nucléaires mais cela n’a pas empêché cette espèce de revenir les années suivantes pour nidifier à Moruroa et à Fangataufa : le cycle continue ». S’agissant de Fangataufa, les études qu’il a conduites ont montré « qu’avec le temps, la nature reprend ses droits et que les espèces reviennent à peu près à la même place et selon la même distribution qu’avant les tirs. Les modifications sont toujours irréversibles, mais cela ne signifie pas pour autant que les dégradations ont perduré : d’autres peuplements ont eu lieu avec le temps. La nature, les espèces ont peu à peu reconquis les espaces dégradés ». Sur ce point, il faut souligner une grande différence suivant les tirs : les dégâts causés à la faune et à la flore sous-marines variaient en effet très fortement selon que les tirs étaient effectués à marée haute ou à marée basse. Dans un article ([894]), Bernard Salvat explique que, même avec un tir nucléaire atmosphérique important, seuls quelques centimètres d’eau dans l’atoll étaient évaporés, les peuplements situés en dessous de cette ligne étant donc protégés par les effets du tir. En revanche, tout ce qui est émergé au moment du tir est détruit par l’onde de choc et la chaleur extrême. L’intérêt est donc, sur le strict plan du respect de l’environnement, de pratiquer des tirs plutôt à marée haute, contrairement au tir Canopus, par exemple, qui est au contraire tiré à marée basse comme a pu le déduire Bernard Salvat des dégâts causés sur la faune de Fangataufa. Et de conclure : « Avec Canopus, des espèces de mollusques à peine couvertes par l’eau ou émergées la plupart du temps, ont été décimées de la carte de Fangataufa, jusqu’à ce que des larves reviennent et recolonisent leur habitat ». Les dégâts sur la faune et la flore terrestres sont en revanche beaucoup plus radicaux à Fangataufa où des centaines de cocotiers, abritant autant d’espèces notamment avicoles, sont calcinées. Selon des témoignages de travailleurs sur site lors des tirs souterrains ou sous lagon, on les plaçait sur une plateforme surélevée avec des lunettes pour prévenir la vague post explosion. La surface de l’eau se soulève parfois de plusieurs mètres, emportant avec elle poissons, requins, raies, tortues, tous éventrés. Des équipes de travail sont ensuite chargées de ramasser les animaux morts échoués sur la plage quand ceux-ci ne sont pas dévorés par les requins venus du large et attirés par les cadavres : « Des trains de requins rentraient par la passe de Fangataufa attirés par l’odeur du sang et de la mort. » ([895])
Enfin, les deux scientifiques du CRIOBE estiment que la radioactivité n’avait eu aucune conséquence mutagène sur les animaux marins. Pour Bernard Salvat : « S’agissant des mutations, nous n’en avons observé dans aucune espèce d’invertébrés. Les problèmes de radioactivité intéressent essentiellement l’homme. La majorité des habitants des récifs coralliens, hormis les poissons, sont des invertébrés, qui se fichent totalement de la radioactivité » ([896]). Serge Planes souligne que « sur les cinq à sept espèces de poissons que j’ai pu étudier en tant que généticien des populations, aucune ne présentait des variations spécifiques à l’atoll de Moruroa, du moins en ce qui concerne les gènes sur lesquels j’ai travaillé. De ce que j’ai pu constater, la diversité génétique est en tout point comparable à celle que l’on trouve ailleurs » ([897]). Si Serge Planes prend la précaution de préciser qu’il n’a étudié qu’une partie des gènes des poissons, pour l’un comme pour l’autre, cette absence de mutation génétique constatée tient essentiellement au fait que les organismes dont on parle sont simples génétiquement parlant. Ils souffrent moins des mutations et même y restent très largement insensibles. Bernard Salvat rappelle par exemple aussi bien dans l’article précité qu’en audition que, pour tuer une holothurie par l’émission de radiation, il faudrait une dose 10 000 fois supérieure à celle qui est nécessaire pour tuer un homme.
Ces résultats ont été dénoncés comme partiels ou partiaux. Ainsi, Tamatoa Tepuhiarii déclare en audition : « Je me pose de très nombreuses questions sur la position du CRIOBE. Je n’ai pas entendu parler de travaux de recherche publiés par cet institut au sujet de l’impact environnemental des explosions nucléaires à Ma’ohi Nui ([898]) ou dans une de ses îles. Je m’interroge également sur la méthodologie qui permet d’émettre de telles hypothèses. Enfin, cette position n’est pas sans rappeler un discours très colonial qui niait l’impact des bombes nucléaires pour l’environnement ou pour les peuples du Pacifique au motif que l’océan reprendrait le dessus et que l’environnement se régénérerait ».
Il n’est pas question de nier ici un quelconque effet des essais nucléaires sur l’environnement, ce que ne font ni les scientifiques précités, ni le présent rapport. Il s’agit de souligner que, malgré les graves blessures infligées à la nature, celle-ci s’est ici reconstituée en retrouvant un équilibre. Certains représentants d’association, comme Yannick Lowgreen, président de Tamarii Moruroa, l’a également constaté à l’occasion de visites des anciens sites d’expérimentation, et déclare : « lors de ma dernière visite à Moruroa, il y a environ deux ou trois ans, nous avons survolé l’atoll de Fangataufa. La forêt y avait repris ses droits et les oiseaux étaient revenus. Un rapport a d’ailleurs été rédigé à l’issue d’une mission scientifique sur Moruroa et Fangataufa. C’était la première fois que des scientifiques du ministère de l’environnement, ainsi que des spécialistes des oiseaux, se rendaient sur ces sites. Tous étaient ébahis. C’est pourquoi nous insistons pour que des Polynésiens participent à ces missions eux-mêmes. Cela pourrait peut-être renforcer la crédibilité auprès de la population, bien que je n’en sois pas certain » ([899]). Les missions Tazieff de 1982, Atkinson de 1983 et Cousteau de 1988 n’ont jamais mis en exergue d’effet important des essais nucléaires sur la flore et la faune, aussi bien sous-marine que terrestre, des atolls de Moruroa et de Fangataufa ([900]). Avant l’arrivée des Européens, une forêt primaire s’étendait sur tous les atolls des Tuamotu, elle a été remplacée en partie par des cocoteraies au cours du XIXème siècle. Le constat fait par les visiteurs sur les sites de Moruroa et de Fangataufa est moins réjouissant : le « filao » ou « aito » ou « Casuarina esquisetifolia » occupe une très grande partie des espaces naturels terrestres. Les responsables du site de Moruroa expriment leur grande difficulté à maîtriser la colonisation importante et anarchique de cette espèce qualifiée par certains d’envahissante. En effet, cette espèce d’arbre a des propriétés d’adaptation aux sols pauvres et le paysage de Moruroa, ainsi que celui de Fangataufa survolé par la délégation de la commission d’enquête qui s’est rendue en Polynésie française, offre un spectacle quasi uniforme de filaos.
Cela ne signifie pas pour autant que les conséquences des essais nucléaires sur l’environnement et les biotopes concernés sont entièrement effacées. Un nouvel équilibre est progressivement trouvé mais cela n’est pas un retour à la situation initiale. Comme le souligne Serge Planes, « la nature reprend ses droits après un événement catastrophique, qu’il soit naturel comme un cyclone ou anthropique comme un essai nucléaire ou une pollution, mais elle ne revient jamais exactement comme elle était. C’est une certitude : on ne revient pas à l’état précédent. Un nouvel équilibre se met en place dans lequel certaines espèces ne dominent plus comme avant, tandis que d’autres saisissent cette opportunité pour devenir plus abondantes. Plus l’écosystème est diversifié (c’est le cas dans les récifs coralliens), plus les fonctions de chaque espèce, qui peut être détritivore ou herbivore, par exemple, peuvent être assurées par une autre espèce, dans le cadre d’un nouvel équilibre » ([901]).
Dans ses réponses écrites, Bernard Salvat confirme : « Pour la faune des pâtés coralliens du lagon de Fangataufa la recolonisation s’est faite en quelques années par plusieurs espèces mais avec une composition du peuplement et des abondances quantitatives différentes. En effet, la recolonisation des sites dégradés dans le lagon de cet atoll n’a pas donné un peuplement après tir identique au peuplement avant tir. Cette raison tient en partie à l’ouverture artificielle de la passe au nord de l’atoll qui a transformé un atoll fermé en un atoll ouvert, distinction faite selon que l’atoll ne possède aucune passe ou qu’il en possède une ou plusieurs. […]. Le changement de statut « écologique » d’atoll fermé à atoll ouvert pour Fangataufa est un mécanisme qui s’opère sur des dizaines d’années et n’est peut-être pas encore terminé mais il a interféré dans la recolonisation qualitative et quantitative des peuplements des sites dégradés par les expérimentations (essentiellement Rigel en 1966). Si le milieu a été reconquis totalement par des dizaines d’espèces le peuplement n’est pas exactement le même qu’auparavant. Les changements de faune marine induit par les activités humaines à Fangataufa sont dus sur le court terme aux expérimentations nucléaires et sur le long terme aux effets de l’ouverture artificielle de la passe » ([902]).
Ce qui vaut pour la faune marine vaut également pour la faune terrestre. Certaines espèces peuvent disparaître définitivement et c’est malheureusement avéré pour les oiseaux. Le livre Toxique mentionne à cet égard l’éradication des fauvettes de Tuamotu, qui ne sont plus observées à Moruroa et Fangataufa depuis 1968, soit l’année des premiers essais thermonucléaires. De même, « la plupart des espèces visibles sur les deux sites ont vu leur population chuter d’au moins la moitié. Certaines sont même dix fois moins nombreuses, comme les sternes fuligineuses, plus communément appelées hirondelles des mers ». L’association ornithologique polynésienne Te Manu fait les mêmes constats dans son bulletin n° 13 du mois de décembre 1995. Toutefois, elle souligne l’importance d’autres facteurs tels que « les travaux, la présence humaine ou l’introduction des chats qui constituent des facteurs perturbateurs aussi importants que les expérimentations elles-mêmes ».
D’une manière générale, il faut donc souligner avec force, comme l’a fait Bruno Chareyron, que malgré les phénomènes de dilution, « la biosphère a été marquée par cette pollution et l’est toujours, à des niveaux très faibles ou à des concentrations beaucoup plus élevées selon les lieux ». Ainsi évoque-t-il « la présence d’uranium 236, de plutonium, de strontium 90 et de carbone 14 dans les coraux Porites du lagon de Mangareva, il s’agit d’un fait avéré. Le squelette de ces coraux a accumulé ces substances radioactives qui sont toujours présentes dans la biosphère » ([903]).
Le constat de ce nouvel équilibre ne doit pas occulter d’une part, la persistance de la radioactivité sur certaines zones dites d’exclusion et d’autre part, la présence de radionucléides dans certaines denrées alimentaires.
c. La persistance de la contamination radioactive, sur les sites et dans certains produits destinés à l’alimentation
La radioactivité liée aux essais nucléaires diminue avec le temps mais n’aura totalement disparu que dans plusieurs milliers d’années.
i. Du plutonium dispersé dans l’environnement
À Moruroa, le motu Colette, situé sur la partie nord de la couronne de l’atoll a été le théâtre de « tirs de sécurité » ou « tirs froids » d’où provient en grande partie la contamination au plutonium. Ces tirs consistaient à tester la résistance des dispositifs nucléaires à des accidents ou des situations imprévues, sans qu’il y ait de réaction nucléaire complète. L’objectif était de vérifier que les engins ne pouvaient pas déclencher accidentellement une explosion nucléaire. Ces tirs utilisaient les mêmes composants que les armes nucléaires réelles, mais étaient conçus pour ne pas atteindre la criticité nécessaire à une explosion nucléaire complète. Ils pouvaient tout de même libérer des matières radioactives dans l’environnement proche et ce fut effectivement le cas pour le plutonium. Comme l’a souligné le sénateur Roland Courteau, dans son rapport sur la proposition de loi relative au suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie française (2012), « si les plus gros débris ont été stockés dans des fûts, une tempête tropicale survenue en 1981 a entraîné dans le lagon (sur un banc de sable du lagon appelé « banc Colette ») une dizaine de fûts stockés dans cette zone. D’après les informations communiquées à votre rapporteur par le département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) cinq kilogrammes de plutonium environ seraient piégés dans les sédiments au fond des lagons de Moruroa et Fangataufa ». Jean-Philippe Moreau précise que « la région est polluée de billes de métal creuses ou pleines, d’environ un millimètre de diamètre, et de morceaux de caoutchouc. Le métal provient de la fusion des barges ou des pylônes utilisés pendant les premières expérimentations. En tombant dans l’eau, celui-ci se refroidissait, ce qui explique la présence de billes métalliques contaminées par du plutonium […]. Cette contamination est la plus persistante et la plus difficile à détecter ». En effet, la durée de demi-vie du plutonium 239 est de 24 100 années et ses radiations ont un très faible pouvoir de pénétration, les rendant difficilement perceptibles par les détecteurs, sauf à s’approcher de très près de la source irradiante. Jean-Philippe Moreau ajoute que cette quantité est manifestement sous-évaluée. Selon lui « la contamination du lagon de Moruroa est estimée à une quantité de 10 à 15 kg de plutonium, ce qui représente un danger considérable pour les organismes ». Quant à Bruno Chareyron, conseiller scientifique de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD), il a confirmé que « la contamination résiduelle à la surface de certains motus de Moruroa – notamment le motu Colette, fortement contaminé au plutonium lors d’essais de sécurité – est telle que les doses par ingestion et inhalation pour des personnes résidant sur cet atoll, s’il était banalisé, dépasseraient d’un facteur 500 à plusieurs millions les chiffres avancés par l’AIEA ». Lors de la visite d’une délégation de la commission à proximité du motu Colette, des agents du CEA ont expliqué que sa surface très contaminée avait été recouverte de goudron pour emprisonner les éléments de Plutonium. Or, suite à un événement climatique violent, des vagues très puissantes se sont abattues sur le motu Colette, décollant d’énormes plaques de goudron « contaminé », qui se sont déplacées et finalement déposées sur le banc de sable immergé dans le lagon, juste en face du motu Colette.
Cette contamination, en particulier, est l’une des raisons avancées qui justifie la présence d’un contingent d’une vingtaine de militaires chargés de surveiller le site en y demeurant à l’année. Il s’y déplace librement en respectant les zones d’exclusion. Jean-Philippe Ménager, adjoint à la cheffe de la DSCEN explique qu’« à la fin des expérimentations, après les périodes d’assainissement, de nettoyage et de déconstruction déjà réalisées […], une expertise de l’AIEA a été menée [en 1996-1997], visant à vérifier que le nettoyage et l’assainissement étaient suffisants d’un point de vue humain et sanitaire, permettant ainsi aux personnes de se rendre sur les sites en toute sécurité. Cette expertise a consolidé les conclusions déjà proposées par le CEA, à savoir que l’on pouvait se déplacer sans crainte sur l’atoll, à l’exception des zones polluées très circonscrites. Ces zones spécifiques se trouvent dans les sédiments des fonds des lagons, que ce soit à Fangataufa ou à Moruroa. C’est la raison pour laquelle ces zones restent interdites et que leur accès est strictement réglementé, notamment en cas d’intervention à réaliser sur place » ([904]).
À l’instar de l’épisode météorologique de 1981, la diffusion de ces éléments radioactifs en dehors au-delà des zones identifiées pose question.
ii. La présence de radionucléides dans certains produits alimentaires : les cas du lait de coco et du bénitier.
Au-delà des zones d’exclusion, la contamination radioactive dans d’autres îles, en particulier aux Gambier. Comme l’a expliqué Bruno Chareyron, « nous avons effectué des prélèvements de sol et d’autres compartiments de l’environnement à Tureia et à Mangareva. Nous avons constaté des traces de contamination dues aux essais nucléaires français, mais pas seulement. Ces traces sont mesurables. À Tureia, dans les sédiments d’un bâtiment de récupération des eaux pluviales, nous avons identifié du césium 137 et du plutonium. En 2012, nous avons également étudié les coraux du lagon de Rikitea à Mangareva, qui conservaient les traces des différents types d’essais nucléaires, révélant la présence d’Uranium 236, de Strontium 90, de Carbone 14 et de plutonium. Bien que l’environnement ait gardé les traces des retombées radioactives, nous avons conclu qu’en 2005, les niveaux de radioactivité résiduelle à Mangareva et Tureia étaient mesurables, mais très faibles en termes d’impact sanitaire » Il n’est toutefois pas rassurant d’apprendre que « dans le lait de coco à Tureia, nous avons détecté du Césium 137 à hauteur de 0,6 becquerel par kilo, ce qui équivaut à 0,6 becquerel de trop ». Le ha’ari est un produit alimentaire de base, consommé à tout âge, partout en Polynésie française.
Un autre produit alimentaire fait l’objet d’une attention particulière de la part de la commission d’enquête : le bénitier, appelé pahua en reo tahiti. Il fait partie de la cuisine traditionnelle. Ces mollusques bivalves font partie des organismes régulièrement prélevés dans le cadre des programmes de surveillance radiologique. On s’est ainsi rendu compte qu’ils pouvaient concentrer significativement certains radionucléides comme le césium 137 ou le polonium 210. Leur coquille, qui se développe par accrétion continue, constitue même une sorte d’enregistrement chronologique de la contamination environnementale, un peu à la manière d’un tronc d’arbre. C’est ainsi que, comme l’a rappelé Philippe Renaud, « l’IRSN a identifié dans les bénitiers des concentrations importantes en polonium 210, qui peuvent donner des doses dépassant – suivant la quantité consommée, qui peut être grande dans certains atolls polynésiens – 1 millisievert, voire 2, 3 ou 10 millisieverts » ([905]) . Une étude du laboratoire de l’IRSN en 2022 met en évidence de fortes concentrations non seulement de polonium 210 dans les bénitiers (analysés en 2019-2020) mais également de plomb, les analyses ayant parfois conduit à déceler des résultats assez élevés, de l’ordre de 400 Bq/kg, notamment du côté de Mangareva. Concrètement, comme le souligne Patrick Bouisset, représentant de l’IRSN en Polynésie française, « On a fait un petit calcul pour des gens qui consommeraient par exemple 12 kg de bénitiers par an (env. 1 kg/mois). La dose qui était initialement à 1,4 mSv/an passerait pratiquement à 2 mSv par an à Tubuai par exemple, mais elle pourrait atteindre pratiquement 10 mSv/an aux endroits où les concentrations en polonium peuvent atteindre 400 bq/kg. » ([906])
Toutefois, comme l’a souligné Jean-Christophe Gariel, directeur général adjoint de l’ASNR en charge de la santé et de l'environnement, « il faut remettre ces niveaux de danger en perspective. Dans le cas des bénitiers, les concentrations de radionucléides n’appellent pas de mesures sanitaires. On peut sensibiliser la population au fait que d’énormes consommations peuvent être néfastes, mais je veux rassurer tout le monde : par pitié, continuez à consommer des bénitiers » ([907]). Au-delà de ces chiffres spécifiques aux bénitiers, c’est bien le phénomène d’accumulation qui, pour Florent de Vathaire, constitue un problème, en entraînant des doses élevées de radioactivité. Cette question ne peut être prise à la légère, le bénitier pouvant être consommé quotidiennement, de surcroît avec du lait de coco. Il est important de sensibiliser les populations concernées avec des chiffres objectivés.
B. LEs faiblesses inhÉrentes au SUIVI DES CONSÉQUENCES ENVIRONNEMENTALES DES ESSAIS
Le suivi des conséquences des essais nucléaires et, en particulier, de la radioactivité disséminée dans l’environnement, a longtemps été le monopole des opérateurs du CEP. À la suite de la mise en place de la DIRCEN en janvier 1964, deux organismes mixtes, communs aux Armées et au CEA/DAM, mettent en œuvre ce suivi :
– le Service mixte de sécurité radiologique (SMSR), a la responsabilité de la radioprotection des personnes et du suivi de la radioactivité dans le milieu physique (air, eau, sol) ;
– le Service mixte de contrôle biologique (SMCB), a pour mission d’assurer la surveillance radiologique de la biosphère, en effectuant des prélèvements d’échantillons des produits entrant dans la ration alimentaire des populations vivant dans les différents archipels polynésiens.
Comme le rappelle Thomas Fraise, ce modèle de contrôle exclusivement interne était avant tout « associé à un usage des pouvoirs de police pour exclure toute forme de contrôle extérieur sur la radioactivité locale, au nom du secret nucléaire. Par exemple, en 1969, le chef du renseignement local en Polynésie a demandé que toute demande de mission de scientifiques étrangers lui soit communiquée, afin d’éviter des prélèvements et analyses indépendants à proximité des atolls et qu’un flux d’informations non contrôlées par l’État puisse ainsi être généré. Il n’y a donc eu aucun contrôle extérieur et les informations récupérées ont été données par les seuls acteurs en charge de réaliser ces essais » ([908]).
1. Le suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires
À la suite du vote de la loi organique n° 96-312 du 12 avril 1996 portant statut d’autonomie de la Polynésie française, la surveillance radiologique de l’environnement des sites d’expérimentations nucléaires du Pacifique a été organisée en s’appuyant sur un certain nombre d’institutions étatiques, à commencer par le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), désigné comme organisme responsable de cette surveillance. C’est en effet le Département de Suivi des Centres d’Expérimentations Nucléaires (DSCEN), rattaché à la DAM (direction des applications militaires du CEA), qui assure la coordination des actions de surveillance des anciens sites des essais nucléaires, toujours soumis au régime des installations et activités nucléaires intéressant la Défense nationale ([909]). Aux termes de l’arrêté du 10 mai 2019, c’est en effet cet organisme qui :
– assure la direction et le suivi de la surveillance radiologique, géologique et géomécanique des sites de Moruroa et de Fangataufa et des actions consécutives éventuelles ;
– supervise et contrôle les missions périodiques de surveillance sur les sites de Moruroa et Fangataufa ;
– assure le suivi des questions relatives à l'épidémiologie et à l'environnement.
Concrètement, des échantillons sont prélevés lors de la campagne annuelle de prélèvement du programme TURBO (voir infra) dans les différents milieux naturels et les analyses radiologiques sont ensuite effectuées par le CEA, les résultats étant publiés dans un rapport annuel, accessible sur le site du ministère des Armées.
L’autre organisme impliqué dans ce suivi est l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) fusionnée avec l’ancienne Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et intégrées, depuis le 1er janvier 2025, dans la nouvelle Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR). Comme l’explique Géraldine Pina, « l’ASNR a repris l'ensemble des missions de l'IRSN en matière d'expertise, de recherche et de veille radiologique. Nous évaluons les risques, élaborons des programmes de recherche visant à faire progresser la connaissance et la compréhension des effets des rayons ionisants sur l’homme comme sur l’environnement et assurons une veille permanente en radioprotection, notamment par la surveillance radiologique du territoire national et de la Polynésie française » ([910]) , à l’exception des sites relevant de la compétence du DSCEN précité. Concrètement, des échantillons sont prélevés dans les différents milieux (atmosphérique, marin et terrestre) tout au long de l’année sur sept îles réparties sur les cinq archipels auxquelles s’ajoute, depuis 2015, une île différente chaque année. Le bilan, biannuel, est publié sur le site irsn.fr ([911]). En pratique, ce suivi est effectué par le Laboratoire d’Étude et de Surveillance de l’Environnement (LESE), rattaché à l’ASNR et directement basé à Tahiti, qui réalise l’analyse régulière des échantillons environnementaux (eau, sol, végétaux ou animaux) hors des sites d’expérimentation nucléaire. Le LESE surveille particulièrement la chaîne alimentaire locale, élément crucial pour évaluer l’exposition potentielle des populations aux dangers radiologiques.
Enfin, ces organismes collaborent avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui joue un rôle important dans le suivi environnemental (en particulier radiologique) des essais nucléaires. En 1996, à la demande de la France, l’AIEA conduit une première étude sur l’état radiologique des atolls de Moruroa et de Fangataufa juste après la fin des essais, laquelle a permis d’établir une situation radiologique de référence pour les futures comparaisons et suivis. Des missions complémentaires ont été organisées ultérieurement (notamment en 1998 et 2010) pour vérifier l’évolution de la situation radiologique des sites.
Dès la période des essais nucléaires, la surveillance des atolls de la Polynésie française s’est inscrite dans le cadre du Réseau mondial français de surveillance radiologique. Ce dernier est constitué de stations de prélèvements d’aérosols atmosphériques et de produits alimentaires couvrant l’ensemble de la planète. C’est ainsi qu’il comprend notamment, grâce à des accords de coopération bilatéraux, des stations localisées dans des pays d’Amérique du Sud (Chili, Colombie, Équateur et Pérou). Ce réseau s’inscrit dans l’engagement de la France à respecter le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), ratifié à la fin du démantèlement du CEP, en avril 1998. Il participe à la sécurité nucléaire internationale et à la non-prolifération.
Compte tenu de son statut d’autonomie et parce que la Polynésie française est directement concernée par le suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires, elle se dote progressivement d’une capacité d’expertise autonome. En s’appuyant notamment sur les cursus spécialisés en radioprotection et surveillance environnementale de l’Université de la Polynésie française, la Direction de l’Environnement de la Polynésie française (DIREN) constitue une cellule spécialisée qui participe aux campagnes d’échantillonnage, accompagnant et parfois dirigeant certaines missions de terrain aux côtés des experts hexagonaux. Le Gouvernement polynésien investit dans l’acquisition d’équipements d’analyse qui, bien que moins sophistiqués que ceux des laboratoires hexagonaux, permettent néanmoins une vérification indépendante et tout à fait pertinente des résultats obtenus.
Sur le plan institutionnel, le Gouvernement polynésien peut également s’appuyer sur des organismes dédiés au suivi des conséquences, notamment environnementales, des essais nucléaires, comme la Délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN), le Conseil d'Orientation pour le Suivi des Conséquences des Essais Nucléaires (COSCEN) ou la Commission Mixte d’Évaluation (CME), qui rassemble des représentants de l’État, de la Polynésie française ainsi que des experts et des scientifiques.
De plus, les organismes issus d’institutions nationales collaborent étroitement avec les autorités polynésiennes, ce qui permet à la DIREN de réaliser ses propres analyses et interprétations des résultats à partir des données des organismes précités. Elle peut, en particulier, s’appuyer sur le LESE précité dont le statut a évolué, avec une gouvernance désormais partagée entre les autorités nationales et polynésiennes, laquelle favorise l’appropriation locale des outils de suivi.
Enfin, en 2005, l’Assemblée de la Polynésie française, en partenariat avec l’association Moruroa e tatou, sollicite l’expertise radiologique de la Commission de Recherche et d'Information Indépendantes sur la Radioactivité (CRIIRAD) ([912]), afin de disposer d’une étude indépendante sur Mangareva, Tureia et Hao ([913]).
La participation des institutions polynésiennes dans le suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires l’a enrichi d’un regard polynésien jusque-là empêché.
Le programme TELSITE (Télésurveillance des Sites) est un système télémétré de report en continu par satellite des mesures issues des différents capteurs, qui lui permet de suivre depuis l’Hexagone, en permanence et en temps réel, l’évolution géomécanique et radiologique des anciens sites d’expérimentation, et, en cas de nécessité, de déclencher une alerte afin d’assurer la protection du personnel et des populations.
Ce programme repose sur plusieurs éléments :
– un réseau de capteurs géomécaniques, qui surveille en permanence les mouvements de terrain et la stabilité des structures des atolls. Ces capteurs mesurent les micromouvements sismiques, les glissements potentiels de terrain et la stabilité des cavités souterraines créées par les essais nucléaires ;
– des stations de mesure radiologique automatisées, qui sont réparties sur les atolls pour détecter toute variation anormale des niveaux de radioactivité. Ces stations enregistrent les données en continu et les transmettent à un centre de traitement ;
– un système secouru de transmission de données par satellite, qui permet la remontée des informations en temps réel vers les centres de surveillance basés à Tahiti et en région parisienne (site CEA/DAM de Bruyères-le-Châtel). Cette transmission à distance est essentielle puisque les sites de Moruroa et de Fangataufa sont isolés et souvent inaccessibles, notamment pendant les périodes cycloniques.
Le programme TELSITE comprend également une composante océanographique grâce à des capteurs mesurant les paramètres marins (courants, température, composition) permettant de détecter toute migration potentielle de radionucléides vers le milieu marin.
Par ailleurs, comme le rappelle le docteur Anne-Marie Jalady, responsable du Département de suivi des centres d'expérimentation nucléaires (DSCEN), « une surveillance ponctuelle est également effectuée par des campagnes de mesures topographiques régulières sur les deux atolls ». Quant aux résultats de ces suivis, « ils sont publiés dans des rapports techniques disponibles en ligne sur le site internet du ministère des armées. Le DSCEN finalise et édite ces bilans de surveillance après de nombreux échanges avec les scientifiques du CEA, les experts de la Commission de sécurité des anciens sites (C3S) et de l’Autorité de sûreté nucléaire de défense (ASND) à Paris. À l’issue de ce processus, nous adressons les bilans pour validation au DSND » ([914]).
Le programme TURBO (Transferts, Uptake and Radionuclides Bioaccumulation in Oceanic environment) est lancé au début des années 2000. Contrairement aux programmes de surveillance plus classiques qui mesurent principalement les niveaux de radioactivité dans différents compartiments de l'environnement, TURBO s'intéresse aux processus de transfert des radionucléides entre les différents compartiments de l'écosystème marin (eau, sédiments, organismes). Il porte une attention particulière aux phénomènes de bioaccumulation dans les organismes marins, avec un suivi détaillé des espèces qui constituent des maillons importants dans les chaînes alimentaires locales, notamment celles consommées par les populations polynésiennes.
Comme l’explique le docteur Anne-Marie Jalady « les prélèvements physiques concernent les eaux océaniques, les eaux de lagons, les eaux souterraines, le sol, le sable et les sédiments. Les prélèvements biologiques incluent la noix de coco, le plancton, la faune aquatique, les poissons et les crustacés. Chaque année, entre février et mai, environ 70 personnes sont mobilisées pour cette mission. Une petite équipe du CEA, composée d’une dizaine de personnes, inclut des scientifiques, ainsi que des plongeurs et des pilotes d’embarcation recrutés localement. Cette mission bénéficie du soutien logistique du personnel du ministère des armées et du Commandement supérieur des forces armées en Polynésie, couvrant 85 zones de prélèvement et les deux atolls de Moruroa et Fangataufa, ainsi que leur environnement. Environ 350 échantillons, représentant 1 200 kg, sont prélevés, et 700 analyses sont réalisées dans les laboratoires de haute technicité du CEA près de Paris » ([915]) .
Les résultats du programme TURBO contribuent à l’évaluation des impacts potentiels sur la santé des populations locales, en fournissant des données précises sur les niveaux de contamination des ressources marines consommées. Ces informations sont essentielles pour les autorités sanitaires locales et pour l'information des populations. Ils font eux aussi l’objet d’une publication.
Le suivi tel qu’il est organisé et mis en œuvre apparaît rigoureux. Toutefois, les travaux de la commission d’enquête permettent de mettre en évidence un certain nombre d’angles morts.
IRSN, « Localisation des seize îles de Polynésie française retenues dans le programme de surveillance radiologique environnementale 2021-2022 » ([916])
La géographie polynésienne, avec 118 îles dispersées sur une surface océanique équivalente à l’Europe continentale rend un contrôle exhaustif très complexe. Les stations de mesure sont principalement concentrées sur quelques îles majeures et autour des anciens sites d’essais, laissant donc de vastes zones sans surveillance directe. Certains atolls habités ne bénéficient que d’une visite occasionnelle lors de campagnes ponctuelles, pouvant échouer à capturer les variations saisonnières ou les événements qui pourraient influencer la distribution des radionucléides. Les autorités compétentes en sont pleinement conscientes, à l’image de Philippe Renaud qui nous a déclaré que « la surveillance de l’IRSN porte sur la principale voie d’exposition de la population polynésienne, qui est la consommation de denrées. Nous prélevons donc régulièrement des denrées sur les îles et atolls. Nous suivons régulièrement chaque année huit îles et atolls – nous en ajoutons une chaque année afin de varier » ([917]).
L'environnement tropical insulaire représente une difficulté supplémentaire dans l’accomplissement et le suivi de ces contrôles. Les équipements électroniques de mesure souffrent de l’humidité constante, d’une forte salinité et de températures élevées, réduisant leur durée de vie et nécessitant une maintenance plus fréquente qu’en Hexagone. Les délais et conditions de transport vers les laboratoires d’analyse peuvent affecter les échantillons et perturber les analyses elles-mêmes. Les conditions météorologiques, parfois extrêmes pendant la saison cyclonique ou de forte houle, peuvent également interrompre le fonctionnement des stations automatisées et compromettre l’intégrité des séries temporelles de données.
Il convient de préciser que le programme TURBO se concentre seulement sur certaines espèces marines sélectionnées, principalement celles qui sont consommées ou considérées économiquement importantes. Cette approche sélective ne permet pas d’avoir une vision écosystémique complète et peut manquer des voies de transfert significatives de radionucléides à travers des espèces moins étudiées mais potentiellement importantes dans les chaînes trophiques. En outre, comme l’a souligné Serge Planes lors de son audition, le corail n’est pas inclus « dans les suivis réalisés par la mission Turbo et le CEA, sans doute parce que cela n’était pas prévu dans le protocole initial. Les chercheurs reprennent souvent le même protocole par la suite, sans rien modifier, pour avoir une antériorité des observations et pouvoir mesurer d’éventuelles transformations au fil du temps » ([918]). Lors de la visite du site du CEA-DAM à Bruyères-le-Chatel par la Commission, votre rapporteur a souligné, à nouveau, le manque d’études des coraux qui pourraient, elles, témoigner de l’évolution de la radioactivité dans le temps en effectuant des coupes ciblées.
Toutefois, comme l’a précisé Bernard Salvat, « en 1965, avant le premier tir, nous avons mené deux missions à Moruroa et à Fangataufa, destinées à découvrir le milieu corallien, nommer les espèces et connaître leur répartition. À l’époque, les récifs de Polynésie étaient totalement inconnus. Nous avons ensuite étudié les effets des tirs sur la faune et la flore. L’un de nos objectifs était de recommander au SMCB les espèces cibles à suivre du point de vue radioactif (invertébrés et poissons se retrouvant dans la chaîne alimentaire). Ces espèces devaient être abondantes, faciles à récolter et présentes partout à Moruroa et Fangataufa, ce qui était le cas du bénitier, de la nacre, des holothuries, de certaines espèces de poissons herbivores ou carnivores. Si le corail n’a pas été sélectionné dans les espèces cibles, c’est probablement parce qu’il est difficile à manipuler pour faire les détections de radioéléments. Ce n’est pas mon domaine, mais je pense qu’il est plus facile de prendre un bifteck de poisson que la chair vivante des coraux ! » ([919]).
L’ensemble de ces éléments expliquent donc, au moins en partie, les différences qui peuvent exister entre les résultats du suivi officiel et ceux qui ont pu être mis en évidence par d’autres études, en particulier celle précitée de la CRIIRAD, qui tendent à montrer des niveaux de contamination plus importants.
Au-delà de ces éléments compliquant la mise en œuvre du suivi, qui sont bien connus, votre rapporteure a relevé, au cours des travaux de la commission d’enquête, plusieurs autres angles morts problématiques, en particulier l’absence de cartographie détaillée des déchets « lagonisés » et « océanisés » au large des atolls de Moruroa, de Fangataufa et de Hao, laissant craindre, comme cela est arrivé le 8 mars 2025 avec la remontée à la surface de l’eau un réservoir d’avion Vautour à Hao, au large du village d’Otepa, deux semaines avant que les membres de la commission d’enquête ne s’y rendent, la présence de déchets potentiellement pollués. Comme le souligne l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), « la solution de l’immersion simple de ces déchets était en effet considérée comme sûre par la communauté scientifique car la dilution et la durée présumée d’isolement apportées par le milieu marin étaient jugées suffisantes » ([920]).
Immersion de déchets radioactifs dans les années 1960 (crédits : https://inventaire.andra.fr/limmersion-des-dechets)
Or, cette surveillance de la part de l’ANDRA reste aujourd’hui parcellaire puisque l’agence ne bénéficie pas des compétences, ni des moyens lui permettant d’assurer le contrôle et la cartographie des sites des essais en Polynésie française. L’ANDRA ne fait en effet que récolter des informations sur les lieux de « lagonisation », ainsi que sur les caractéristiques des déchets précipités au fond de l’océan. La surveillance incombe dans les faits à chaque producteur de déchets, en l’occurrence au CEA, l’ANDRA opérant seulement pour sa part des contrôles formels en croisant ces informations avec d’autres pour éventuellement déceler des contradictions et demander des explications ([921]).
Ce suivi se concentre en pratique sur la contamination radioactive et ses conséquences alors que d’autres conséquences du programme nucléaire français mériteraient d’être également analysés, en particulier l’impact qu’a eu la construction de l’ensemble des infrastructures du CEP sur la faune et la flore marine.
Parce que le suivi a, pendant de longues années, été exclusivement ou presque le fait d’organismes étatiques, de nombreux Polynésiens expriment à leur égard une certaine méfiance, les considérant bien souvent comme étant insuffisamment indépendants et permettant seulement à l’État qui a longtemps nié le problème, de contrôler son récit concernant les conséquences des essais nucléaires « propres ». Le fait, en particulier, que ce soit la DAM qui, après avoir organisé les essais nucléaires pendant trente ans, en coordonne le suivi, pour les anciens sites d’expérimentation, ne peut que questionner l'impartialité des données collectées et leur interprétation. Comme l’a souligné Bruno Chareyron, « afin de converger vers une vision la plus réaliste possible, il est important pour nous d’associer aux divers travaux (expertises de terrain, analyses de documents ou calculs théoriques…) des scientifiques réellement indépendants et des représentants des populations concernées, à savoir, dans le cas présent, des Polynésiens, des militaires et des métropolitains exposés. L’appréciation de la réalité est complexe et nécessite la prise en compte de toutes les connaissances » ([922]). Sans remettre en cause la compétence des organismes impliqués et la rigueur des analyses réalisées, votre rapporteure appelle l’attention sur l’accueil de ces résultats, lequel est aussi important que leur impartialité.
En outre, cette méfiance est fortement nourrie par la méconnaissance que la population polynésienne a du suivi et de ses résultats, en particulier dans les îles les plus isolées. Lorsqu’une délégation de la commission d’enquête s’est rendue en Polynésie française en mars dernier, elle a pu constater que le programme TURBO est souvent inconnu des personnalités rencontrées, y compris lorsqu’elles sont engagées sur les sujets environnementaux. Évidemment, la population polynésienne n’en a presque jamais entendu parler. En dépit de ses résultats rassurants, la mission TURBO est un échec du strict point de vue de la communication.
Cela a déjà été illustré concernant les confusions qui entourent la réalité de la ciguatera aux Gambier. Autre exemple, en la matière, le 11 mars 2024, la radio polynésienne Radio 1 souligne qu’« aujourd’hui encore, dans les discussions politiques ou sur les réseaux sociaux, certains aiment à dire, en substance, que si l’État était sûr qu’il n’y a plus de radiations, il laisserait ses militaires pêcher dans le lagon » de Moruroa. La pêche est effectivement interdite aux quelque trente militaires français stationnés sur place non par crainte d’une contamination radioactive mais parce que l’isolement de la base rend difficile d’envisager son évacuation en cas d’intoxication généralisée à la ciguatera.
Quant au risque de tsunami sur Tureia, consécutif à un éventuel effondrement de la partie nord de l’atoll de Moruroa, fragilisée par les essais qui y ont été pratiqués (principalement sous leur forme souterraine), Brice Martin a clairement expliqué que « malgré les moyens considérables mis en place lors de l’installation du CEP, incluant des systèmes de surveillance météorologique et géophysique de haute qualité, la population n’a pas été sensibilisée dès le départ en raison d’une mauvaise connaissance des risques. Bien que des efforts d’acculturation aux risques de tsunami et de cyclone soient désormais menés auprès des populations des Tuamotu, les fake news persistent et certains habitants restent persuadés qu’ils sont exposés à un risque de tsunami d’eau qui serait aux surplus radioactifs, ce qui témoigne d’une méconnaissance fondamentale du phénomène » ([923]).
Depuis plusieurs années, des efforts sont toutefois faits pour conduire à un meilleur partage des résultats du suivi par la population polynésienne. Comme le rappelle le docteur Anne-Marie Jalady, « la communication des résultats de la surveillance de Moruroa et Fangataufa s’effectue lors d’une commission d’information à Papeete, présidée par le haut-commissaire, conformément à l’arrêté du 4 mai 2015. La dernière commission s’est tenue le 10 novembre 2023 à Papeete. Je me suis rendue sur place pour présenter les résultats aux autorités civiles et militaires, aux élus et à la presse. Une action de communication a ensuite eu lieu à Moruroa le 9 mars 2024. À la demande des autorités, je me suis alors exprimée devant une délégation invitée par le haut-commissariat et composée de personnalités politiques, dont Mme la rapporteure, d’associations de vétérans, et de retraités. Cette action a été suivie par la presse. J’ai également rendu accessibles sur le site internet du ministère des armées deux films de quatre minutes chacun, décrivant la surveillance environnementale des deux atolls en détail. Ces films, très pédagogiques, sont disponibles en version française et en tahitien, afin de rendre cette surveillance compréhensible pour le plus grand nombre » ([924]).
Votre rapporteure estime que l’implication croissante des autorités polynésiennes, notamment par le biais de la DIREN, dans le suivi et l’interprétation des données, est la meilleure manière de permettre une appropriation de ces programmes par les populations locales, lesquelles pourraient par ailleurs être associées aux protocoles de collecte de données.
Les programmes de suivi (en particulier TELSITE et TURBO) sont initialement conçus et mis en œuvre par des organismes sis en métropole (IRSN, CEA, ministère de la Défense) suivant des protocoles et des méthodologies établis selon des standards nationaux ou internationaux. L’intégration progressive des autorités polynésiennes dans ces dispositifs nécessite une adaptation continue des procédures et une redéfinition compliquée des rôles, malgré la bonne volonté de l’ensemble des parties.
Ainsi est-il légitime de s’interroger, en premier lieu, sur l’articulation qui doit exister entre les compétences du DSCEN (qui couvrent Moruroa et Fangataufa) et celles de l’ASNR, qui couvrent l’ensemble de la Polynésie française. Comme le souligne Serge Planes lors de son audition, « avec l’évolution des structures, le partage des responsabilités n’est pas toujours très clair, même pour quelqu’un qui travaille depuis plus de trente ans en Polynésie [française] » ([925]).
Certaines informations, notamment celles liées aux sites militaires ou aux technologies sensibles, peuvent en outre être soumises à des restrictions d’accès par l’État français pour des raisons légitimes de sécurité nationale, limitant le partage des données et leurs publications.
Au-delà de cette complexité organisationnelle, le suivi souffre d’un autre défaut majeur en ce qu’il ne se donne pas d’objectif justifiant, un jour, qu’il prenne fin. Ce manque de finalité est un problème en soi mais il a aussi pour conséquence d’interroger la pérennité du financement de ce suivi. Les engagements à long terme nécessaires pour un suivi sur plusieurs générations peuvent en effet être fragilisés par des contraintes budgétaires ou des changements de priorités politiques, alors que la durée de vie de certains radionucléides se compte en siècles, voire en millénaires.
L’autre enjeu en matière de financement n’est pas moindre. Si l’État français assume aujourd’hui l’essentiel des coûts liés à ce suivi, l’implication croissante du Gouvernement polynésien pose à plus ou moins long terme la question de la répartition de son coût, que l’État pourrait être tenté de mettre à la charge du Pays ou de l’équilibrer entre les deux acteurs. Les sommes sont en effet considérables, le coût global du seul programme TELSITE 2 (en service depuis 2018) étant par exemple évalué à pas moins de 12 milliards de francs CFP (soit plus de 100 millions d’euros).
Enfin, force est de constater que les horizons temporels et les priorités stratégiques diffèrent entre l’État et le Pays. Si les autorités nationales inscrivent le suivi radiologique dans une perspective de très long terme liée notamment aux engagements internationaux de la France, les autorités polynésiennes sont, pour ce qui les concerne, davantage préoccupées par des enjeux immédiats de santé publique et de développement économique, notamment touristique, qui peuvent exiger des réponses plus rapides et plus accessibles aux préoccupations des populations.
C. les risques liÉs aux consÉquences des essais nuclÉaires persistent : la RESTAURATION des sites doit se poursuivre
1.La fragilisation géologique des atolls et les risques de tsunami.
a. La fragilisation des atolls par les essais souterrains
Les essais atmosphériques, qu’ils aient eu lieu sur barge, sur tour ou sous ballon, ont eu des effets dévastateurs sur la surface des atolls ainsi que sur le lagon, notamment pour la faune et la flore, par le souffle de l’explosion et le dépôt de particules radioactives. Si la pluie a lessivé le sol et a ainsi drainé l’essentiel des particules dans l’océan, une certaine quantité peut encore être piégée dans le sol par infiltration. Quant au lagon, les développements qui précèdent ont montré comment la nature a peu à peu retrouvé ses droits.
Les essais souterrains ont, quant à eux, évité le dépôt de radionucléides à la surface des atolls mais ont eu des conséquences majeures sur la structure géologique des atolls de Moruroa et de Fangataufa. Expérimenter une bombe thermonucléaire n’est pas une opération banale, même lorsque l’explosion se produit à 1 200 mètres de profondeur. Comme l’expliquent les auteurs du livre Toxique « après le passage aux essais souterrains en 1975, c’est la structure même de Moruroa qui est ébranlée. Après chaque explosion sous terre, l’énergie dégagée fait le vide : une cavité se forme dans le basalte. La roche est broyée avant de fondre. De cette tension naît une onde sismique qui se fait ressentir des centaines de kilomètres à la ronde […]. L’onde de choc fait aussi son chemin jusqu’à la surface. Elle fracture le sol. L’atoll se soulève puis retombe. Et puis, se tasse ». La majorité des tirs effectués à Moruroa et à Fangataufa se déroulent sous couronne corallienne (78 sur un total de 147), nécessitant des forages extrêmement profonds jusque dans la couche basaltique, ce qui provoque des fissures et des affaissements plus ou moins importants. Les rapports des missions Tazieff et Cousteau constatent les dégâts ainsi causés. À la suite du premier tir souterrain de grande puissance dénommé Nestor, 19 mars 1977, la DAM a elle-même écrit que la vague provoquée par le tir « a battu les côtes de l’atoll et est due au mouvement d’eau entraîné vraisemblablement par un déplacement de terrain lié à un glissement d’un volume important de sédiments sur la pente du volcan » ([926]).
Les cavités créées par les explosions ont provoqué des effondrements et des affaissements localisés du sol, modifiant durablement la topographie des atolls. Le mécanisme est expliqué par Bernard Salvat lors de son audition : « Quand il s’agit d’un tir sous la couronne corallienne, il s’ensuit un ébranlement des flancs de l’atoll qui donnent sur l’océan. Dans les années 1970, cela a par exemple provoqué des glissements de terrain : une lentille de plusieurs millions de mètres cubes de la pente externe a dévalé vers le fond de l’océan. Ce phénomène n’affecte que la partie corallienne de l’édifice, absolument pas la partie basaltique dans laquelle sont coincés les produits radioactifs ». Pour sa part, Serge Planes rappelle qu’« un mur de protection a d’ailleurs été bâti autour de la zone vie au cas où une partie conséquente des flancs de l’atoll s’effondrerait et provoquerait une vague de type tsunami. [...]. Même si, avec le temps, elles se combleront de sédiments, les failles demeureront du point de vue de la structure tectonique et elles constituent une fragilité pour l’atoll » ([927]).
Il est important de souligner que le risque que constituent ces failles n’est pas radiologique. Comme le souligne Bernard Salvat, « le problème des failles a été examiné en détail en juin 1982 par la mission conduite par Haroun Tazieff, à laquelle j’ai participé, puis en octobre 1983 par la mission internationale Atkinson. Selon leurs conclusions, le risque que des failles et des glissements de terrain puissent mettre au jour des produits radioactifs était négligeable. En effet, les restes des expérimentations nucléaires souterraines se trouvent au sein de la masse basaltique et non pas corallienne. De plus, il faudrait que les lentilles qui partent vers le fond de l’océan ne soient pas seulement calcaires mais également basaltiques. Or les expérimentations souterraines ont été faites à des profondeurs telles que c’est peu probable » ([928]) .
Pour les autorités nationales, ce risque d’épandage radiologique est donc restreint. En premier lieu, une surveillance extrêmement précise est effectuée sur les mouvements du sol dans le cadre du système TELSITE 2. Ce dispositif, qui surveille trois loupes de calcaire en zone nord de Moruroa (les zones Irène, Camélia et Françoise), repose sur des extensomètres enfoncés dans le sol à plusieurs centaines de mètres de profondeur, certains appareils observant un angle de 30°, d’autres de 45°. Ces câbles s’enroulent autour d’une grande poulie qui mesure les mouvements de terrain au dixième de millimètre comme l’a constaté la délégation de la commission d’enquête qui s’est rendue sur le site de Moruroa. Des sismomètres et des inclinomètres complètent le dispositif qui est relayé en surface par des balises GPS installées sur tout le pourtour de l’atoll, les résultats étant surveillés par des scientifiques à tout instant et permettant ainsi de prévenir tout mouvement suspect des jours, voire des semaines à l’avance, permettant ainsi d’évacuer les personnes en danger ou, à tout le moins, de prendre les mesures minimales nécessaires en cas d’effondrement ou de mouvement brusque et de grande ampleur.
Schéma du système TELSITE 2
Le document précité du CEA/DAM de 2022 rappelle qu’en 1996, une équipe d’experts internationaux avait conduit une enquête sur la stabilité et l’hydrologie des deux sites de Moruroa et de Fangataufa. Cette mission est confiée au professeur Charles Fairhurst, à la tête de la Commission géomécanique internationale : « Son rapport ([929]), publié en 1999 a conclu qu’on ne pouvait pas exclure un glissement en zone Nord et préconisait de poursuivre sa surveillance pendant 20 ans. Pour mémoire, une surveillance continue ne lui semblait pas nécessaire à Fangataufa au regard de la stabilité de ses carbonates. Toutefois, des mesures de surveillance géomécanique sont toujours en vigueur sur le site de Moruroa, même si les mouvements sont devenus très faibles » ([930]) .
b. Le risque de tsunami qui en découle
S’il n’est pas radiologique, ces failles et le risque d’affaissement de la surface des atolls constituent un risque de tsunami dont les victimes pourraient être les habitants des îles voisines, en premier lieu l’atoll de Tureia, pourtant situé à 118 km au nord de Moruroa.
Lors de son audition, Brice Martin rappelle que ce risque s’est réalisé après l’essai Tydée en 1979 : « L’armée a utilisé l’expression de ‘‘ conséquences hydrauliques’’ pour désigner ce qui était en réalité des tsunamis. Ce phénomène a gravement affecté Fangataufa dès 1973-1974, où les tirs sous-marins ont également déstabilisé la couronne récifale, entraînant même une suspension partielle des essais sur cet atoll. Moruroa a également été touchée à plusieurs reprises entre 1977 et 1979. En 1979, un essai dans la couronne a provoqué le déplacement d’environ 100 millions de mètres cubes sous-marins, générant un véritable tsunami local. Selon des témoignages non officiels qu’on a retrouvés, le lagon s’est intégralement vidé avant qu’une vague d’environ deux mètres de hauteur ne le submerge, causant trois blessés en raison d’une sous-estimation de la réalité de ce risque » ([931]).
Le livre Toxique, citant une synthèse jointe à un compte-rendu du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de la DAM d’octobre 1979, réalisé à la suite du tsunami ainsi constaté, présente une hypothèse très pessimiste de 500 millions de m3 de roche plongeant dans l’océan, déclenchant une vague qui atteindrait 10 mètres de haut au point zéro. Même si sa taille devait inévitablement décroître avec la distance, elle atteindrait encore 2 mètres à 20 kilomètres du lieu d’impact.
Si, aujourd’hui, selon les auteurs du livre Toxique, les experts du CEA n’imaginent pas une vague de plus de 2 mètres de haut au point zéro, le risque n’a pas disparu et focalise aujourd’hui l’attention d’une partie de la population polynésienne ([932]). Brice Martin explique ainsi : « actuellement, nous surveillons toujours la partie nord de l’atoll de Moruroa, craignant un potentiel glissement de terrain de grande ampleur. Les documents officiels, qui parlent de « loupes de glissement », sous-estiment toujours la réalité du phénomène alors que dans cette zone, il existe 600 à 700 millions de mètres cubes qui pourraient être instables, une déstabilisation de cette partie de la couronne récifale pouvant provoquer un tsunami » qui frapperait rapidement Tureia. Même si le risque s’avère extrêmement limité, quand bien même TELSITE surveille en permanence les phénomènes géologiques de la zone (24 heures / 24 et 7 jours / 7)et alors même qu’une alerte pourrait être donnée quasi immédiatement s’il se réalisait, Florence Mury rappelle pour Tureia que « la population locale vit dans une angoisse permanente face au risque d’effondrement d’une partie de la couronne récifale de Moruroa. Les habitants, qui craignent d’être submergés ou emportés, estiment que le dispositif en place est insuffisant. Certains réclament même un déplacement vers Tahiti, éventuellement sur d’anciens terrains militaires, considérant que vivre avec cette angoisse est insupportable » ([933]). Pour certains, le pli est devenu irréversible au point que, selon Bruno Saura, « une culture de la peur s’est installée, face à des conséquences qui pourraient durer plusieurs siècles » ([934]) .
En d’autres termes, il est nécessaire de tenir compte, dans cette analyse, des risques liés aux conséquences des essais nucléaires, des effets psychologiques de ceux-ci.
2. La question non-résolue des déchets nucléaires malgré des efforts de nettoyage
a. Une action de nettoyage et de décontamination réelle, bien qu’insuffisante
i. Les actions menées par l’État
Dans son document précité de 2022, le CEA/DAM présente l’action de l’État en matière de décontamination des atolls de Moruroa et Fangataufa dans les termes suivants : « Si les travaux de dépollution des sites du CEP ont bien débuté dès les premiers essais atmosphériques, les sites plus particulièrement concernés par les travaux de remédiation sont ceux qui ont connu les dépôts au sol les plus importants. À Moruroa, les dépôts les plus importants se situaient à l’Ouest et au Nord de l’atoll (où avaient eu lieu des essais de sécurité) ; à Fangataufa, ils étaient principalement localisés en zones Empereur et Kilo (Nord de Fangataufa). Les actions de remédiation ont été entreprises dès la période d’exploitation des sites d’essais afin de réduire les risques d’exposition des personnels sur les sites concernés » ([935]).
Six grandes opérations d’assainissement sur les sites de Moruroa, et Fangataufa ont ainsi été mises en œuvre :
– la décontamination des zones Empereur et Kilo (Nord de Fangataufa), consécutive aux retombées de l’essai Rigel (24 septembre 1966). Ces zones ont été assainies au cours du 1er semestre 1967, dans la perspective de la campagne d’essais de l’année 1968 ;
– le nettoyage de la zone Faucon (Ouest de Moruroa), consécutif aux retombées de l’essai Parthénope (24 août 1973), lorsque des vents avaient poussé dans cette zone des débris radioactifs ainsi que des débris de la nacelle (le tir ayant eu lieu sous ballon). Une première campagne de ramassage des débris radioactifs avait été réalisée à l’époque, avant une seconde campagne d’assainissement au début des années 1980 ;
– l’assainissement et le démantèlement de l’installation Meknès, installation qui est construite en 1977 en zone Denise (Nord de Moruroa) pour y mener à partir de l’année suivante des expériences de physique, en associant un explosif chimique et du plutonium. C’est en 1982 que les premières opérations de démantèlement de l’installation Meknès ont débuté, avec le démantèlement de la cuve faiblement contaminée ; isolés dans du béton, les éléments de cette cuve furent immergés dans l’Océan. Une opération complémentaire d’assainissement de l’installation fut réalisée l’année suivante ;
– le nettoyage de la zone nord de Moruroa (à l’Ouest du PEA Denise) utilisée en 1970 pour une douzaine d’expériences de physique Arpège (qui nécessitaient un explosif chimique et quelques grammes de plutonium) ;
– l’assainissement du platier de la zone Colette (Nord de Moruroa) et de ses abords, où ont été menés cinq essais de sécurité, de 1966 à 1974, conduisant au marquage en plutonium du sol de cette zone.
– la récupération des particules contaminées en plutonium dispersées sur les plages de Moruroa, après les dépressions tropicales qui ont touché l’atoll en 1981. Cela concerne l’arrachage du bitume de la dalle de la zone Colette, la dispersion dans le lagon des débris radioactifs, l’essentiel de cette contamination demeurant encore aujourd’hui dans le banc Colette de sable immergé à 10 mètres de fond.
Ces actions de nettoyage et de décontamination, pour l’essentiel contemporaines des essais nucléaires atmosphériques, étaient nécessaires pour que les sites de Moruroa et Fangataufa continuent à fonctionner sans mettre en danger la vie des personnels civils et militaires y travaillant. Leur objectif n’était donc pas environnemental mais bien avant tout opérationnel même si l’on sait aujourd’hui que toutes les précautions n’ont pas été prises à l’époque pour protéger les personnels chargés de ces actions. Comme le souligne le livre Toxique, à propos de la décontamination à marche forcée de Fangataufa après l’essai Rigel, « pour faire chuter la radioactivité sur le corail, qui affleure dans certaines zones, les militaires n’ont d’autres choix que de décontaminer à la main, armés de pelle et de balais. Pour certaines surfaces, ils sont contraints d’utiliser des substances dangereuses et corrosives comme l’acide chlorhydrique », le tout en étant exposé à des radiations estimées à 5 mSv.
Ces actions de décontamination, pour dangereuses qu’elles sont, n’en ont pas moins été efficaces. Jean-Philippe Ménager rappelle qu’« à la fin des expérimentations, après les périodes d’assainissement, de nettoyage et de déconstruction déjà réalisées ˗ la France est le seul pays à avoir décidé de raser complètement les infrastructures afin de ne plus jamais procéder à des essais sur ces sites ˗ une expertise de l’AIEA a été menée, visant à vérifier que le nettoyage et l’assainissement étaient suffisants d’un point de vue humain et sanitaire, permettant ainsi aux personnes de se rendre sur les sites en toute sécurité. Cette expertise a consolidé les conclusions déjà proposées par le CEA, à savoir que l’on pouvait se déplacer sans crainte sur l’atoll, à l’exception des zones polluées très circonscrites » ([936]).
À Hao, l’atoll n’est pas exempt de contamination radioactive. Comme le rappelle Éric Spitz, actuel Haut-Commissaire de la République en Polynésie française, dans ses réponses écrites, non seulement l’État a déconstruit les installations ayant servi aux essais nucléaires mais, « à partir de 2009, un plan de réhabilitation de Hao a été conduit par les armées et concernait plus particulièrement l’extraction des déchets du lagon ». En effet, « avant la fin des activités du CEP, il a en effet été procédé à la lagonisation de déchets exclusivement industriels, batteries, pneus, véhicules… […] En concertation avec le Pays, 250 km² ont été sondés et nettoyés, correspondant aux zones de lagonisation des déchets » ([937]).
Parmi ces lieux pollués, une zone revient fréquemment dans le document du CEA/DAM et dans les auditions : la « zone Colette ». Située à l’est de la zone Denise au nord de l’atoll de Moruroa, la zone Colette a été le théâtre des tirs de sécurité, qui consistaient à simuler des tirs, sans mise à feu effective, pour vérifier notamment qu’en cas de crash d’un avion militaire transportant une bombe, aucune explosion nucléaire ne survienne. Un premier tir de ce type eut lieu le 21 juillet 1966, le tir Ganymède, répandant plusieurs fragments de plutonium sur la surface de l’atoll. Quatre autres tirs sont effectués sur la zone Colette entre 1972 et 1974.
La DAM explique qu’« après chaque essai, les débris les plus importants (autour du point zéro) étaient ramassés et stockés, les particules résiduelles étant fixées au sol par épandage d’une émulsion de goudron. Puis, des actions complémentaires de nettoyage ont été menées. Toutefois, des dépressions tropicales en 1981 ont entraîné l’arrachage du bitume qui avait été utilisé sur la dalle de la zone Colette pour y fixer les particules de plutonium. Plusieurs campagnes d’opérations de remédiation de la zone Colette ont été menées entre 1981 et 1985. Puis, en 1987, une opération finale de réhabilitation de la dalle corallienne fut menée » ([938]).
Lors de son audition, Yannick Lowgreen revient sur la décontamination de la zone Colette à laquelle il a d’ailleurs directement participé. « Dans le passé, il n’était pas possible de s’approcher autant qu’aujourd’hui du banc Colette et des puits de stockage des déchets qui en sont séparés par un mur. La dépollution de ce banc, en 1987 ou 1988, a nécessité l’intervention d’engins spéciaux de marque Caterpillar pour gratter la zone, tout ce qui a été récupéré ayant été mis dans des puits de stockage. De mon côté, je signale à ce titre que j’ai moi-même travaillé sur ces puits de stockage 1, 2 et 3, certains descendants jusqu’à 1 100 mètres de profondeur. Effectivement, l’accès au banc Colette lui-même reste interdit, toute intervention risquant en effet d’éparpiller le plutonium qui subsiste, selon les scientifiques. Un dernier travail de dépollution doit ainsi être effectué » ([939]).
Bruno Chareyron, de son côté, put préciser que « la contamination résiduelle à la surface de certains motus de Moruroa (notamment le motu Colette, fortement contaminé au plutonium lors d’essais de sécurité) est telle que les doses par ingestion et inhalation pour des personnes résidant sur cet atoll, s’il était banalisé, dépasseraient d’un facteur 500 à plusieurs millions les chiffres avancés par l’AIEA » ([940]) .
L’autre point noir identifié lors des auditions est celui de la « dalle Vautour » à Hao. Comme le souligne Yannick Lowgreen : « le site de nettoyage des avions Vautour, à l'extrémité de la piste d’aviation, est toujours pollué au plutonium ! Mais tout le reste a été bien dépollué » ([941]) . En réalité, comme l’explique le compte-rendu d’une réunion de la commission d'information auprès des anciens sites d'expérimentation nucléaires du Pacifique qui se tient le 10 décembre 2015 au Haut-commissariat, le plutonium est simplement recouvert de béton. Pour les scientifiques de l’IRSN présents lors de cette réunion, il n’y a pas de radiations et le risque serait plus grand de mettre à jour et de déplacer ce plutonium. Pour Roland Oldham, président de l’association Moruroa e Tatou à l’époque, « On nous explique que c'est à une dizaine de centimètres du sol et qu'il n'y a pas de problèmes. Je leur ai dit que la plupart d'entre eux n'ont pas vu un cyclone […] Quand il y a un cyclone, il y a des coraux qui se rouvrent à 200-300 mètres à l'intérieur. Cette dalle peut donc aussi sauter ». Quinze ans plus tard, lors de son audition, Bruno Chareyron estime : « Bien que la radioactivité détectée sur la surface de la dalle où étaient lavés ces avions n’ait pas été préoccupante, il est nécessaire de gratter sous cette dalle pour déterminer ce qui s’est infiltré à travers des joints. Un travail de ce type, effectué par l’IRSN il y a quelques années, a révélé la présence de plutonium, principalement dans les dix premiers centimètres. L’IRSN a conclu qu’il n’était pas nécessaire de décontaminer ce site » ([942]). La délégation de la commission d’enquête qui s’est rendue en Polynésie française a effectué un déplacement à Hao le 25 mars, se rendant notamment sur le site de la « dalle Vautour ». Si la mesure du plutonium est inférieure à 0,1 Bq/kg à Hao, elle s’établit à 6,5 Bq/kg en moyenne sur la dalle Vautour. Aujourd’hui, cette dalle est recouverte de béton sur plusieurs centimètres, empêchant toute irradiation tant que le béton couvrant la zone n’est ni endommagé, ni déplacé.
Photographie de la « dalle Vautour », prise lors du déplacement d’une délégation de la commission d’enquête en Polynésie française (mars 2025)
Il s’agit du cœur de l’opposition, s’agissant de la décontamination comme des risques liés à la radioactivité, entre scientifiques qui considèrent que le nettoyage a été correctement effectué et que les sites ne présentent plus aucun risque, et ceux qui en doutent. En d’autres termes, il s’agit comme dans toutes les questions liées au nucléaire tant civil que militaire du débat entre le constat scientifique du moment et le risque qu’il n’est jamais possible de quantifier avec précision. Pour le moment, le plutonium n’a pas bougé depuis quarante ans, ce qui permet de fouler la « dalle Vautour ».
Enfin, il ne faut pas oublier les pollutions non radioactives. Dans ses réponses écrites, le Haut-Commissaire Éric Spitz a indiqué que, sur Hao, « les anciennes emprises militaires ont été polluées aux hydrocarbures, aux PCB (polychlorobiphényle composé chimique industriel autrefois utilisé dans les huiles isolantes pour les transformateurs électriques), et aux métaux lourds comme le plomb », raison pour laquelle « des travaux de dépollution des terres de Hao sont en cours par différents procédés (bio tertres, bioremédiation) » ([943]).
b. La question lancinante des déchets nucléaires
La « dalle Vautour » à Hao illustre la question plus générale des déchets nucléaires encore présents à Moruroa et à Fangataufa. Il ne s’agit pas d’une dissémination de radionucléides microscopiques dans les milieux naturels mais de déchets déversés dans l’Océan, notamment sous forme d’objets bien tangibles, visibles et, potentiellement, manipulables par l’homme.
Comme l’explique le document du CEA/DAM de 2022, les déchets issus du nettoyage de Moruroa et Fangataufa sont gérés de trois manières différentes selon les périodes et le type de déchet :
− les premières années, les déchets sont entreposés dans des containers et immergés dans l’Océan, conformément à la réglementation alors en vigueur ;
− ensuite, les déchets sont conditionnés et placés dans des puits de stockage spécifiquement réalisés : PS1 (1 148 mètres de profondeur) et PS3 (1 169 mètres de profondeur) en zone Denise, secteur stable en zone Nord à Moruroa, les déchets les plus actifs étant positionnés dans les niveaux volcaniques. Ces puits sont ensuite rebouchés ;
– enfin, les déchets les moins radioactifs ont été positionnés dans 25 autres puits de forages, également rebouchés.
Sur le premier point, comme l’explique Jérôme Demoment, « il est vrai que cela peut surprendre, en 2025, de parler d’océanisation et de lagonisation. Je n’ai pas de jugement personnel sur cette question mais je rappelle que, jusqu’au début des années 1980, la pratique courante était la dilution : les essais étaient aériens, on diluait dans la haute atmosphère et on mettait les déchets au fond de l’océan. La dilution des déchets radioactifs était admise par tous. Cette pratique s’est arrêtée en raison d’une prise de conscience au niveau international qui a entraîné une évolution de la réglementation et une interdiction de la dilution. La France s’est mise en conformité avec cette réglementation : elle a arrêté d’océaniser et de lagoniser les déchets produits sur le site du CEP et a ensuite procédé à leur enfouissement sur le site de Moruroa » ([944]).
Par ailleurs, selon la DAM, « un inventaire global de ces déchets est mis à jour par le Ministère des armées et publié tous les trois ans dans l’inventaire national des déchets radioactifs en France réalisé par l’ANDRA » ([945]) . Sur le site de l’ANDRA, il était fait mention, à Moruroa, d’une série de déchets catégorisés par nature :
– les sédiments du fond du lagon ;
– les puits de stockage, où ont été enfouis des matériaux provenant d’opérations de décontamination, des déchets produits dans les laboratoires ainsi que les déchets très faiblement radioactifs (environ 7 800 colis et 3 000 m3 d’agrégats et ferrailles) ;
– le sous-sol de l’atoll, où les matières radioactives résiduelles associées aux essais souterrains ont été piégées dans le sous-sol profond dans les laves formées après l'essai ou déposées sur les éboulis présents dans la cavité créée par l’essai.
Sont mentionnés les déchets immergés dans l’océan entre 2 000 et 3 200 mètres de profondeur au nord de l'atoll sur deux sites distincts :
– le site « Novembre », où 76 tonnes de déchets non conditionnés ont été immergées en vrac entre 1972 et 1975 sur 20 km2 ;
– le site « Oscar », où 1 280 tonnes de déchets conditionnés en conteneurs béton et 1 300 tonnes de déchets non conditionnés ont été immergées entre 1974 et 1982 sur 60 km ;
– le site « Hôtel » où 310 tonnes de déchets radioactifs conditionnés en fûts de béton et 222 tonnes de déchets radioactifs en vrac ont été immergées entre 1967 et 1975.
Toutefois, contrairement à ce qu’affirme de manière quelque peu péremptoire le CEA/DAM, ces déchets sont des « déchets en stockages historiques » ([946]) qui ne relèvent nullement de la responsabilité de l’ANDRA comme on l’a précédemment souligné, et qui ne donne donc lieu, sur son site, à aucune précision quant à leur nature ou à leur volume. Quelques informations figurent certes dans un document publié par le ministère des Armées en 2006 ([947]) mais elles ne représentent qu’une quinzaine de pages sur un total de 477. Quant aux auditions, celle de Michel Lachaud, vétéran des essais nucléaire, a permis d’apprendre que « les réacteurs de Vautours qui avaient été démontés pour réaliser des prélèvements étaient ensuite placés dans un coffre bétonné et mouillés dans les hauts-fonds au large de l’atoll de Amanu, situé au nord-est de Hao » ([948]) .
Les informations sur ce sujet nous font donc défaut, ce qu’a par exemple regretté Bruno Chareyron : « Nous ne disposons pas du détail de la composition radiologique exacte de ces matières. Ces données sont fournies par le producteur des déchets, ce qui soulève la question de la confiance en l’émetteur de ces informations ». En outre et surtout, « les puits n’ont pas été conçus pour garantir le confinement à long terme des déchets radioactifs, qu’il s’agisse des puits où ont été déposés les déchets ou de ceux dans lesquels les armes atomiques ont explosé […] Dans les critères actuels de conception pour le stockage à long terme des déchets radioactifs, il est impératif que la matière radioactive soit conditionnée dans un emballage étanche répondant à des normes strictes qui en garantissent la durabilité. Or, ce n’est pas le cas ici. Certains de ces déchets ont été déposés en vrac. Ensuite, la conception de l’ouvrage destiné à accueillir ces colis doit respecter des normes très précises visant à limiter la migration à long terme des éléments radioactifs. Une fois que ces derniers traversent le colis, ils se retrouvent dans la matière environnante, telle que la roche. Aujourd’hui, des efforts considérables sont déployés pour sélectionner des roches qui assurent une migration extrêmement lente des éléments radioactifs. Enfin, le choix du site de stockage doit être effectué en anticipant les évolutions futures, sur des échelles de temps de plusieurs dizaines de milliers d’années. Par exemple, dans 10 000 ans, le changement climatique pourrait-il affecter la biosphère et permettre aux matières radioactives d’atteindre celle-ci ? Les puits de stockage de Moruroa ne répondent donc pas aux exigences méthodologiques actuelles pour le stockage de déchets radioactifs » ([949]).
Certes, comme l’affirme avec force Jérôme Demoment, « au-delà de mon appréciation personnelle, tout le dispositif de suivi des atolls de Moruroa et de Fangataufa (plus de 350 mesures régulières de la radioactivité sous toutes ses formes dans les atolls, leur voisinage proche et un peu plus loin) montre que la radioactivité est présente à l’état de trace, à des niveaux qui ne sont pas supérieurs à ceux que l’on trouve dans les autres régions de la Polynésie. Cela confirme que la libération de radioéléments depuis les déchets et depuis les puits de tir n’a pas lieu et que nous assurons un bon confinement de ces éléments » ([950]). C’est une déclaration qui est vérifiée aujourd’hui, mais qu’en sera-t-il au cours des décennies, voire des siècles, à venir ?
Les déchets qui ont été, dans les premières années du CEP, immergés dans l’océan présentent également des risques. Certes, à la lecture du document précité de 2006, on en apprend plus sur le conditionnement de ces déchets :
– le premier conditionnement consiste à rassembler les déchets dans des sacs rouges en polychlorure de vinyle, fermés de façon étanche, et de les mettre dans des fûts de 100 litres remplis de béton ;
– le deuxième conditionnement consiste à positionner les fûts de 100 litres centrés par des entretoises dans des fûts de 225 litres l’espace intercalaire est également rempli d’un coulis de béton ;
– enfin des viroles en béton vibré sont utilisées principalement pour assurer le confinement des résidus provenant des cellules très hautement radioactives. L’espace intercalaire était également rempli d’un coulis de béton.
On peut raisonnablement estimer que le béton, comme tout matériau, sera attaqué par l’eau de mer à plus ou moins long terme, avec un risque de libérer dans l’Océan des déchets radioactifs qu’il emprisonnait jusqu’alors. Comme le souligne Christian Lombardo, président de la FNOM, « tout ce qui tombe dans l’eau finit par se dégrader. Même les fûts contenant des déchets radioactifs, immergés dans des zones profondes, seront un jour attaqués par l’eau de mer et ces fûts libéreront leur contenu. Les quantités de plutonium dans les atolls seront peut-être alors bien plus importantes » ([951]).
Les conséquences environnementales des activités du CEP mettent en lumière trois enseignements.
Le premier concerne la variété des pressions que ces activités au sens large, exercent sur l’environnement polynésien. Qu’elles soient d’ordre géo-mécanique, radiologique, chimique, le CEP a durablement affecté ce pays et parfois ces paysages.
Le deuxième enseignement concerne l’éclatement des dispositifs de suivi qui se sont succédé ou ont cohabité. Après le démantèlement du CEP, le suivi se démultiplie et se fragmente au bénéfice d’une plus grande transparence mais sans permettre de développer de consensus et encore moins d’apaiser la population. Il est, par exemple, édifiant de noter qu’en 2012, la CRIIRAD et l’IRSN mènent, chacune de leur côté, des recherches non coordonnées. La CRIIRAD produit une étude sur les coraux à Mangareva pour le compte du Gouvernement de la Polynésie française tandis que l’IRSN réalise des prélèvements sur « la dalle Vautour » pour le compte du ministère de la Défense. L’éclatement des stratégies et des dispositifs de suivi participent à une sorte de cacophonie dans la présentation et l’interprétation de leurs résultats.
Ce qui nourrit le troisième enseignement : les résultats de l’ensemble des études menées en Polynésie française connaissent une faible diffusion parmi les Polynésiens, qui ne sont pas spécialisés dans les nombreuses disciplines pouvant rendre compte des différentes conséquences imputables aux activités du CEP. La méconnaissance de la mission TURBO par de très nombreux Polynésiens rencontrés sur place ou écoutés lors d’auditions, est en ceci éclairante. Le paradoxe étant que TURBO a vraisemblablement pour fonction profonde de rassurer la population polynésienne plutôt que de la protéger par la surveillance d’un risque jugé infime par les autorités de suivi. Et sur ce point précis c’est un échec. Ce dernier ne peut être seulement imputé, comme le fait Patrice Baert dans son ouvrage de 2025, au « jusqu’au-boutisme de l’Association 193 » ([952]) ou à tout discours suspicieux à l’égard de données présentées comme rassurantes par des autorités qui portent la marque de l’officialité. Un véritable problème de communication est ici en jeu.
De ce panorama, on peut en tirer deux grandes préconisations.
Premièrement, la réalisation d’une étude environnementale articulant l’ensemble des conséquences et incluant tous les acteurs du suivi de ces conséquences environnementales, qui se sont jusqu’ici affrontées par études interposées, permettrait de produire un discours capable de se diffuser davantage parmi les Polynésiens. Une telle étude pourrait en outre comprendre une dimension internationale, et en particulier océanienne.
Recommandation n° 31 : En incluant tous les acteurs du suivi environnemental et en croisant l’ensemble des résultats de leurs mesures, réaliser une étude destinée à compléter ces données sur l’ensemble des conséquences environnementales.
Deuxièmement, les réunions d’information organisées sous l’égide du Haut-Commissariat de la République pour communiquer sur les résultats des missions TURBO et TELSITE, ainsi que sur le suivi du reste de la Polynésie en matière radiologique de la part du LESE, de même que les nombreuses visites organisées à Moruroa par l’amirauté, ne suffisant pas, un effort de communication différent doit être entrepris. Un petit ouvrage collaboratif, impliquant experts, DIREN, associations et communes, vulgarisant et synthétisant l’ensemble du suivi environnemental effectué jusqu’à présent doit être réalisé et édité en français et en reo tahiti, à destination de la population polynésienne et en priorité de l’archipel des Tuamotu-Gambier.
Recommandation n° 32 : Œuvrer à la publication d’un ouvrage collaboratif, vulgarisant et synthétisant l’ensemble du suivi environnemental effectué jusqu’à présent, en l’éditant en français et en reo tahiti.
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V. La gestion mémorielle de l’après-CEP : connaître le passé pour construire l’avenir
Le démantèlement du CEP a engendré un important héritage patrimonial, qui interroge la façon dont il peut être géré, en particulier pour que les Polynésiens se le réapproprient. Les archives constituent une autre forme de patrimoine dont la gestion, au bénéfice de la population, des victimes et des chercheurs permettent de mieux connaître l’histoire du CEP. Cette connaissance doit permettre de nourrir une mémoire collective apaisée, qui s’incarne par une reconnaissance et un enseignement à la hauteur de l’importance de cette histoire pour la France et en particulier pour la Polynésie française.
A. la gestion du patrimoine du CEP
Le CEP achève son démantèlement le 8 juillet 1998 et pourtant, aujourd’hui encore, son empreinte est partout présente en Polynésie française. Si les sites de Moruroa et de Fangataufa sont dans toutes les mémoires comme restant les symboles des essais nucléaires, l’empreinte patrimoniale du CEP va bien au-delà, à la mesure de l’ampleur des constructions qu’il a nécessitées, lesquelles sont disséminées sur l’ensemble du territoire. Le devenir de ces vestiges ne va toutefois pas de soi car ils sont diversement pris en compte par les Polynésiens. Parfois ils se les sont appropriés, parfois ils les ont abandonnés, tandis que les sites de Moruroa et Fangataufa, restent propriétés de l’État et figés tels quels.
1. De nombreux vestiges du CEP, bien qu’en partie démantelés, subsistent aujourd’hui en Polynésie française
a. Un patrimoine immense, en évolution constante jusqu’à la fermeture du CEP, aujourd’hui en partie cédé et démantelé
i. Un patrimoine disparate et dynamique tout au long de l’histoire du CEP
La réalisation des essais nucléaires en Polynésie française repose sur un ensemble complexe d’infrastructures composé de sites hautement sensibles, comme les polygones de tir de Moruroa et de Fangataufa, mais également de constructions bien plus banales et pourtant indispensables. L’ensemble forme un héritage dont « seule une étude archéologique systématique à grande échelle pourrait produire un inventaire complet » ([953]).
Ainsi en est-il de Hao, base avancée du CEP, qui a accueilli en plus de sa piste et les installations aéroportuaires associées, des casernes permettant de loger plus de 1 200 soldats, le centre technique du CEA, une base-vie, un port de fret ou encore un hôpital militaire, sans compter diverses infrastructures de divertissement (cinéma, terrains de sport, etc.…). Quant à Tahiti, qui a constitué alors la base arrière du CEP, elle a accueilli la base marine et l’arsenal à Fare Ute, où 850 mètres de quais, capables d’accueillir des navires à fort tonnage, ont été construits, ainsi que plus de 10 000 m2 de hangar. Ont également été construits des lotissements (habitations et centres de loisirs) à la pointe Vénus (Mahina), à Cowan, à Punaauia et à Mataiea afin d’accueillir les milliers d’employés du CEP et leur famille. Quant au CEA, il a implanté le centre administratif et technique de la DAM sur plusieurs dizaines d’hectares à Mahina. S’agissant des postes périphériques, les Gambier étaient dotés d’une station météorologique et d’un centre de contrôle radiologique du SMSR à Taku (sur Mangareva) ainsi que d’une base militaire et d’un aérodrome (sur le motu de Totegegie). À Reao, le poste périphérique était principalement dédié à deux stations météorologiques, complété en outre par des bâtiments d’habitation ou destinés à abriter divers matériels. Ont là aussi également été construits un aérodrome ainsi qu’un abri en dur dit « de prévoyance » (abri Pantz) et de multiples fournitures et équipements techniques plus ou moins bien adaptés aux besoins et conditions locaux ont aussi été acheminées par voie maritime et aérienne au fil des années ([954]).
Au total, ce ne sont pas moins de 6 000 hectares qui ont été mobilisés par le CEP en Polynésie française, surfaces louées ou acquises, sans compter l’implantation massive du personnel et des installations du CEP sur les atolls de Moruroa et Fangataufa ([955]).
Immense, ce patrimoine était aussi extrêmement disparate puisque comportant des installations militaires et civiles, des lieux d’habitation et des locaux professionnels (hangars, bureaux, laboratoires, etc.…), des installations spécifiquement dédiées au nucléaire ou à double usage, comme les ports, les aéroports ou les stations météorologiques. Au-delà des immeubles, le patrimoine du CEP était également composé d’une multitude de biens meubles dont l’inventaire constitue également une véritable liste « à la Prévert » : lits, citernes, linge de maison, groupes électrogènes, vaisselle, véhicules en tout genre…
Le patrimoine du CEP a, comme le CEP lui-même d’ailleurs, évolué tout au long de son histoire. La fin des grands travaux en 1966 n’a pas signifié pour autant la fin des chantiers puisque ces derniers se sont poursuivis jusque dans les années 1990, le CEP ne cessant véritablement de construire de nouvelles infrastructures tandis qu’il en abandonnait d’autres. « Le passage des tirs atmosphériques aux tirs souterrains constitue une première rupture. Des bâtiments deviennent inutiles, telle que la base CEA à Hao dont la déconstruction s’échelonne de 1978 à 1999 ([956]). » Comme l’explique Jérôme Demoment, actuel directeur de la DAM dans sa contribution écrite, « en juin 1978, la première intervention de démantèlement et d’assainissement du centre technique est réalisée. En 1982, l’ensemble des bâtiments est déclaré sans contrainte radiologique. Les cuves à effluents et les caniveaux d’écoulement sont assainis, comblés et bétonnés ». En septembre 1994, ce qui subsiste est largement noyé dans la végétation et fera l’objet d’une démolition en 1995 ([957]).
À la suite du passage aux essais souterrains, « l’organisation militaire est transformée. […] Dans toute la Polynésie, cette transformation entraîne une réduction du déploiement militaire. Évacués, les bâtiments des sites périphériques sont réinvestis informellement par les populations locales, comme les hangars de stockage et les habitations, ou abandonnés » ([958]). En effet, dès 1971, à Hao, une procédure d’accord tacite permet au territoire puis aux habitants de récupérer les matériaux laissés par l’armée, à laquelle s’ajoutent d’autres accords implicites entre la direction de la base et la commune concernée. Avant toute déconstruction, son commandant s’entretient avec le tavana ([959]) de Hao afin de laisser le bâtiment à une famille qu’il choisit pour qu’elle puisse y récupérer divers éléments ([960]). Il arrivait également que les matériels délaissés aient tout simplement été gardés par les propriétaires du terrain, considérant que ceux-ci leur appartenaient ; dans ce cas, l’armée ne portait pas plainte, souvent bien heureuse de se débarrasser à moindre coût de matériel encombrant ([961]).
Les choses sont identiques à Tureia. À l’entrée sud de Fakamaru, principal village de l’atoll, deux abris en béton sont construits en 1966 afin d’y abriter les habitants. Abandonnés depuis le retrait de l’armée en 1986, ils sont devenus par la suite un terrain de jeu pour les enfants ([962]).
ii. Cessions et démantèlement : une partie du patrimoine du CEP rendue aux Polynésiens
Si des cessions de bâtiments et matériels ont eu lieu au cours de l’histoire du CEP, c’est véritablement à la fermeture du celui-ci, en 1998, que s’est posée la question du devenir de son immense patrimoine, avec cette précision que Moruroa et Fangataufa ont fait l’objet d’un traitement à part comme on le verra plus tard.
Après la fermeture du CEP, Hao et les postes périphériques sont évacués et leurs infrastructures détruites ou mises à disposition des habitants et des services civils de météorologie. Toutefois, à la demande de Gaston Flosse, alors président de la Polynésie française, le ministre de la Défense de l’époque, Alain Richard, accepte « de céder gracieusement les installations en état de fonctionnement au Pays, aux communes et aux propriétaires des terrains. Cette mesure officialise un état de fait dans les postes périphériques où les populations avaient déjà réoccupé les bâtiments et où l’armée avait consenti à abandonner certaines de ses machines aux municipalités » ([963]).
Concrètement, selon les cas, les infrastructures sont soit détruites, afin de rendre un terrain vierge aux propriétaires, lorsqu’elles sont inutilisables, soit elles leur ont été laissées. C’est ainsi qu’à Hao, l’armée engage, entre les mois de juillet 2000 et décembre 2001, un chantier de démolition des installations vétustes et de dépollution des sites terrestres et maritimes, rendant les infrastructures restantes aux propriétaires des parcelles louées en 1966, cessions officialisées par la suite en février 2005 ([964]). « Toutefois, ceci s’avérera être une erreur, dans la mesure où ces propriétaires n’avaient pas l’ambition ou les moyens techniques et financiers d’entretenir ces structures parfois démesurées », lesquelles se sont lentement dégradées, obligeant à une seconde campagne de déconstruction et de réhabilitation à partir de 2009 ([965]).
Dans les postes périphériques, où les infrastructures du CEP sont de moindre ampleur qu’à Hao, les destructions l’ont largement emporté sur leur sauvegarde, à quelques rares exceptions près. « Il serait aujourd’hui fort difficile de deviner d’après les seules traces matérielles que Reao a accueilli, pendant vingt ans, l’un des postes périphériques les plus proches des sites de tirs. Il ne reste en effet de l’ancien poste que quelques vestiges bétonnés perdus dans la cocoteraie et envahis par les gapata, ou encore incorporés au village, associés à des constructions plus récentes. » ([966]). De même, « aujourd’hui, une personne débarquant à Mangareva à la recherche de vestiges matériels du CEP serait déçue. En deux phases successives, les infrastructures les plus notables des années soixante ont été détruites ou réhabilitées sous une forme nouvelle. En 1998, l’armée intervient sur l’aérodrome de Totegegie pour démanteler les infrastructures laissées à l’abandon depuis la fin des essais aériens, notamment une station pour ballons-sondes météo et un quai métallique. Ces opérations de grande ampleur conduisent à l’invisibilisation des origines militaires de l’aérodrome […]. Près d’une décennie plus tard, dans le cadre d’une nouvelle opération, plus systématique et définitive, conduite là encore par l’armée sous l’égide de l’État et en concertation avec les autorités communales, l’abri Pantz de Rikitea a été détruit pour laisser place à une aire récréative. Le bunker de Taku, village situé sur l’île principale, construit en tôle épaisse, est lui aussi détruit. La station météorologique, installée sur l’une des pistes conduisant de Rikitea à Taku, a quant à elle laissé si peu de traces dans la mémoire collective et dans le paysage qu’il a été en 2020 impossible de la localiser malgré l’aide des habitants » ([967]).
Enfin, à Tahiti, les terrains loués ont été rendus à leurs propriétaires ou à leurs héritiers à l’expiration des baux précédemment consentis. S’agissant de ceux acquis par l’État dans les années soixante, « il a fallu attendre 2008 pour que la question de leur cession aux acteurs polynésiens soit rouverte dans le sillage de la réforme globale de la carte militaire française consécutive à la publication du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. À Tahiti, c’est un cinquième de l’emprise militaire sur l’île, soit 22 hectares, qui est libéré sur six communes : Papeete, Pirae, Arue, Taiaraipu-Est, Faa’a et Mahina. Les emprises libérées, situées sur des espaces plats, au cœur du tissu urbain, constituées d’une traite, sans soumission à l’indivision et déjà relié au système viaire, représentaient une aubaine pour les municipalités […] Il faudra toutefois attendre septembre 2020 pour que le dernier terrain soit rétrocédé » ([968]).
Les travaux se sont d’ailleurs poursuivis au-delà. Ainsi, à la suite de la visite du Président de la République en 2021, « les premiers chantiers de nettoyage et de remise en état ont été lancés à Mangareva. Une section
du RIMaP-P, composée de 30 militaires, est intervenue sur les différents sites référencés. La commune de Gambier a apporté un appui précieux dans la réalisation des travaux au travers de sa régie communale. La coordination entre les services de la commune et les militaires a permis de traiter une première partie des zones concernées. Ainsi, ce sont 11 tonnes de déchets métalliques pour un volume de 25 m3 qui ont été enlevés sur le motu de l’aéroport de Totegegie. À Taku, près de 200 m3 de béton, correspondant à d’anciennes dalles de maisons d’habitation, ont été enlevés sur le terrain d’un particulier. Le bâtiment de la Marine nationale « Le Bougainville », venu en support de l’opération, se chargera du rapatriement jusqu'à Papeete des matériaux métalliques retirés. La présence des militaires a également permis de retracer un ancien sentier, en liaison avec une association sportive de l’île, afin d’accéder au site de la station météorologique désaffectée, aujourd’hui totalement recouvert par la végétation » ([969]).
b. Une appropriation hétérogène par les Polynésiens
Une partie du patrimoine du CEP est donc retournée aux Polynésiens, ce qui nécessite de s’interroger sur la façon dont ils s’en emparent. Or, les enquêtes conduites sur le terrain font apparaître « la diversité des formes de représentation et d’appropriation physique et symbolique des héritages de la nucléarisation, mais aussi des points de convergence comme la non-patrimonialisation des restes matériels » ([970]).
La première forme, c’est une appropriation physique assumée des restes du CEP, lesquels ont ainsi trouvé une deuxième vie entre les mains des Polynésiens. Ainsi, à Reao, « la population se montre enthousiaste à l’idée de récupérer les objets manufacturés (lits de chambrée, vaisselle, couverture militaire etc.) ou encore des édifices. Par ailleurs, le CEP a laissé des groupes électrogènes pour les besoins du village et la station météorologique civile, et la commune hérite de deux camions, d’une jeep, de deux méharis, d’une remorque citerne, d’un élévateur, d’outillage de matériel médical et de chambre froide. Ces biens sont diversement appropriés par les habitants et la municipalité, qui peuvent chercher à leur conserver leur fonction initiale, à leur donner des rôles et des significations nouveaux ». Ainsi, l’abri Pantz, qui a fait l’objet d’une reconversion en terrain de sport par les militaires, est devenu « un terrain de volley-ball, garage et lieu de stockage pour la municipalité ». De même, « la dalle de ciment sur laquelle étaient organisés les séances de cinéma en plein air, [est] utilisée pour le séchage du coprah, le mur bétonné de la station de pompage, devenu lieu de pêche, ou le socle du drapeau de la place d’arme de la Légion étrangère, reconverti en support de croix monumentale et relais mystique » ([971]).
À l’inverse, ces vestiges ont parfois été tout simplement abandonnés par leurs nouveaux propriétaires. « Le problème est qu’il n’est guère aisé d’assurer la maintenance et l’entretien des bâtiments prévus pour des communautés militaires bien équipées et reliées à une organisation centrale, avec des moyens limités et dans un environnement peu propice (humidité, salinité, intempéries…), d’autant que les devoirs et responsabilités incombant à la commune et aux propriétaires terrains sont souvent mal établis et âprement discutés ». À Reao, la destruction des ruines du CEP décidée en 2007 se fait « au grand soulagement des habitants débarrassés de vestiges inutilisables, sources de conflits et gênant la mise en valeur des terres » ([972]).
Ce qui est frappant, toutefois, et qui n’en interroge pas moins, c’est qu’ « aucun villageois n’a en revanche évoqué l’idée de conserver des ruines en tant qu’objet de mémoire, susceptible de commémorer des rencontres, un moment de prospérité et de changement pour l’atoll, ou de rappeler l’impact sanitaire, environnemental et sociologique des essais » ([973]). Pas plus qu’à Reao où « aucun processus de patrimonialisation, conservation volontaire d’un fragment d’infrastructure ou érection d’un monument commémoratif, n’a été observé aux Gambier » ([974]). Ce refus de la patrimonialisation des vestiges du CEP et, in fine, leur disparition, relève de choix qui ont associé l’armée, les autorités françaises et les autorités locales qui, en l’espèce, ont privilégié la restauration de la cathédrale ([975]).
En définitive, ce qui reste du CEP, ce sont essentiellement les infrastructures de transport, aérodromes, ports et routes, toujours utilisées et sur lesquelles s’appuie le développement de ces ex-postes périphériques. Alors que ces infrastructures ont été préservées et valorisées, tout le reste, y compris « les sources privilégiées de divertissement (bars, cinéma en plein air, bowling, planche à voile, etc.) ont disparu » ([976]).
2. La question du devenir de Moruroa et de Fangataufa
a. Des atolls encore contaminés, abritant des informations proliférantes
La situation des deux atolls diffère des autres emprises évoquées. Contrairement à ceux-ci, ils ont accueilli les essais nucléaires et en gardent des vestiges radioactifs, en particulier à Moruroa sur le banc de sable de la « zone Colette ». Bien plus, il apparaît très clairement que Moruroa et Fangataufa sont, compte tenu de la masse de déchets radioactifs que renferme leur sol et qui parsème leur lagon, de véritables décharges nucléaires, créées en dehors de tout cadre réglementaire.
C’est en effet un point sur lequel votre rapporteure insiste à nouveau. La gestion des déchets par le CEP s’est effectuée en dehors du cadre réglementaire applicable en France continentale. Tandis que l’immersion des déchets radioactifs au large des côtes hexagonales s’arrête en 1969, cette pratique perdure en Polynésie jusqu’en 1986. Ensuite, si, en hexagone, la recherche des sites est guidée par des prérequis techniques, ces précautions n’ont pas été prises à Moruroa avant le forage des puits, l’approche multi-barrières n’ayant pas été reproduite. Enfin, alors que la construction du site d’enfouissement pour les matières les plus radioactives en France est conditionnée à l’application du principe de réversibilité, devant permettre leur récupération pendant les cent premières années, rien de tel n’a été envisagé pour les déchets du CEP. D’ailleurs, en 1988, la mission Calypso dirigée par le commandant Cousteau a noté que « l’atoll de Moruroa est un très mauvais site de stockage de déchets radioactifs et il n’y a aucune raison de croire que si certains critères de confinement semblent nécessaires au stockage des déchets des centrales nucléaires civiles, ils ne soient plus nécessaires pour stocker des déchets des essais nucléaires militaires » ([977]).
Dans ces conditions, comme l’a souligné Bruno Chareyron lors de son audition, « la quantité de matières radioactives enfouies dans les puits forés pour les essais nucléaires ainsi que dans les puits de stockage de déchets radioactifs, selon le CEA et les données militaires, dépasse de plusieurs dizaines, voire centaines de fois, le seuil de classification d’un site en installation nucléaire de base. Moruroa aurait donc dû, à l’époque, être catégorisé en tant qu’installation nucléaire de base, conformément aux critères réglementaires en vigueur et ne peut pas être restitué en l’état à des populations susceptibles d’y vivre » ([978]).
En effet, même si, en surface, il est toujours possible de circuler sur les deux atolls, non seulement certaines zones restent fortement contaminées mais les sous-sols et les sédiments des lagons sont gorgés de particules et de déchets radioactifs qui le resteront pour des milliers d’années dès lors qu’il s’agit de plutonium. C’est ce qu’a par exemple expliqué Jérôme Demoment lors de son audition :
« Les sites ont été démantelés entre 1996 et 1998 : tout ce qui pouvait être retiré et décontaminé l’a été, afin de ne pas laisser une friche industrielle mais une zone gérable et viable, la plus proche possible d’un état normal. Nous ne pourrions toutefois pas la ramener à l’état initial, vu le contenu des puits. Les sites sont sous emprise militaire et resteront inaccessibles à long terme car des sondages dans le sol pourraient révéler des informations proliférantes » ([979]).
Telle est en effet la deuxième raison qui rendrait impossible la restitution des deux atolls au Pays : le risque de divulgation d’informations proliférantes. Un nombre indéterminé de kilogrammes de plutonium y sont disséminés et plus encore dans les différents puits de stockage. Or, il faut rappeler qu’il suffit de seulement 5 à 8 kilogrammes de plutonium 239 pour construire une bombe atomique ! En outre, un retour de la propriété des deux atolls, s’il impliquait la fin du contrôle militaire de ceux-ci par l’État, conduirait à un accès facilité à ces zones, qu’il faudrait par ailleurs décontaminer pour un coût de plusieurs millions d’euros (ce qui, au passage, pourrait potentiellement permettre l'étude des effets des essais ou la collecte d'échantillons).
Lors de son audition, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a été catégorique : « L’atoll de Moruroa sera toujours gardé militairement et restera un terrain militaire ! Il n’y aura jamais de rétrocession, parce que les puits souterrains dans lesquels les essais ont été effectués entre 1974 et 1996 permettraient à n’importe quelle puissance étrangère qui y accéderait de comprendre un certain nombre de choses et de favoriser ainsi la prolifération. Il n’est donc pas question de laisser une puissance étrangère ou quelque âme malintentionnée que ce soit d’approcher de ces puits » ([980]).
b. Au-delà des statuts, une réappropriation par la Polynésie française est possible, tout en assurant la sécurité des deux atolls
Votre rapporteure est tout à fait conscience des risques qu’il y aurait à laisser Moruroa et Fangataufa sans surveillance et la nécessité d’un contrôle étroit des armées sur ces deux atolls. Aujourd’hui, leur statut est régi par l’article L. 1333-15 du code de la défense : ils sont tous les deux sous la responsabilité du commandement des forces armées en Polynésie française (COMSUP FAPF) qui inclut le commandement du Centre d’expérimentation du Pacifique (COMCEP).
Toutefois, la rétrocession des atolls fait partie du débat politique polynésien et émerge parfois à l’échelle nationale. L’ancien Président de la Polynésie française Oscar Temaru présente les termes du débat local en se rapportant à la bipolarisation historique qu’il a participé à incarner : « Je milite pour la restitution de nos atolls ; Flosse, lui, souhaite plutôt bénéficier d’un loyer au bénéfice de la Polynésie française » ([981]). À l’échelle nationale, en 2010 le sénateur Richard Tuheiava présente une proposition de loi prévoyant, en son article 1er, que « les atolls de Moruroa et de Fangataufa sont rétrocédés au domaine public de la Polynésie française à compter du 1er janvier 2014 ». Elle est adoptée par le Sénat le 18 janvier 2012 mais n’a, depuis, jamais été inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Au-delà du risque radiologique et des précautions qui s’imposent à leur égard, la rétrocession pose une question juridique fondamentale. La délibération de 1964, qui transfère la propriété des deux atolls à l’État, organise également les conditions d’une éventuelle rétrocession : « Au cas de cessation des activités du Centre d’Expérimentation du Pacifique, les atolls de Moruroa et de Fangataufa feront d’office retour gratuit au domaine du territoire dans l’état où ils se trouveront à cette époque, sans dédommagement ni réparation d’aucune sorte de la part de l’État. Les bâtiments qui s’y trouveront édifiés à cette même époque, ainsi que le matériel laissé sur place, deviendront la propriété du territoire, sans indemnité » ([982]). Or, juridiquement les « activités du CEP » se poursuivent ([983]). Lors de son audition l’ancien Président de la Polynésie française Édouard Fritch, interrogé sur la rétrocession des atolls met en avant cet argument : « S’agissant plus spécifiquement des atolls de Moruroa et de Fangataufa, nous avons été amenés à réévaluer leur statut juridique car nous pensions initialement que leur restitution interviendrait de plein droit à l’issue des essais nucléaires. Nous avons découvert, en réalité, que cette rétrocession restait suspendue à la disparition complète du CEP qui, à ce jour, n’a pas encore été actée. Le CEP reste par ailleurs opérationnel sur ces sites, où il poursuit des missions essentielles, en particulier en matière de surveillance environnementale et de sécurité » ([984]).
À ce stade, la rétrocession est explicitement exclue par l’exécutif comme on l’a vue avec l’audition du ministre des Armées Sébastien Lecornu ([985]). En 2017, malgré le vote de 2010 sur la proposition de loi du sénateur Tuheiava, un rapport d’information rédigé au nom de la commission des lois constitutionnelles du Sénat considère que « la rétrocession des deux atolls au domaine public de la Polynésie française reste exclue par l’État, même à long terme. En effet, en application de ses engagements internationaux en matière de non-prolifération des armes nucléaires, la France est tenue de surveiller les matières nucléaires présentes dans les sédiments du lagon afin d’éviter leur diffusion » ([986]).
Le problème est que ni l’actuel ministre des Armées, ni le rapport du Sénat de l’époque n’ajoutent à leurs conclusions ce qu’ils préconisent de faire de l’insatisfaction qu’engendre le statu quo, en actant la non-rétrocession.
Lors de son audition, Édouard Fritch esquisse l’idée selon laquelle « ces territoires pourraient devenir de véritables laboratoires naturels, uniques au monde, pour l’étude de la résilience des écosystèmes exposés à des agressions d’origine humaine. Ce projet valoriserait scientifiquement nos territoires tout en permettant d’impliquer notre jeunesse dans une dynamique de savoir et d’innovation. Il ouvrirait la voie à des travaux de recherche de portée mondiale sur les enjeux environnementaux, climatiques et technologiques contemporains » ([987]). Votre rapporteure s’associe pleinement à une solution qui constate les difficultés pour concrétiser une rétrocession, compte tenu des risques radiologiques, de la présence de données proliférantes et de la poursuite des activités du CEP, sans se contenter du statu quo.
Un « laboratoire naturel » pourrait en effet prolonger les activités de surveillance radiologiques et géo-mécaniques des atolls en les articulant à des recherches plus vastes permettant de répondre aux besoins de recherche des îles du Pacifique. De surcroît, la préservation paradoxale dont bénéficient Moruroa et Fangataufa, depuis la fin du démantèlement du CEP, en fait des lieux privilégiés de conservation de la nature très loin des carrefours et des routes maritimes. Cette initiative fait écho aux recommandations formulées en 2016 par le député Philippe Foliot concernant la création d’une « station scientifique » sur l’atoll de La Passion-Clipperton, laissées lettre morte ([988]). Une telle initiative pourrait associer pleinement les institutions du Pays, pour déterminer les objectifs de ce projet, tout en restant sous la responsabilité de l’armée. Celle-ci assurerait comme aujourd’hui le suivi radiologique et environnemental, en partenariat, le cas échéant, avec les institutions polynésiennes, ainsi que leur surveillance via les moyens militaires qui y sont actuellement déployés. Les sites d’essais nucléaires du CEP retrouveraient ainsi une vocation scientifique mais concertée avec le Pays et utile aux enjeux de protection de la biodiversité marine.
Recommandation n° 33 : Formuler un projet à caractère scientifique afin d’accorder aux atolls de Moruroa et de Fangataufa le statut d’aires marines protégées et réfléchir à leur valorisation du point de vue scientifique.
B. Garantir un accès effectif aux archives
Les règles fixées par le code du patrimoine d’une part, et la volonté politique de déclassifier et d’ouvrir largement les archives du CEP d’autre part, permettent théoriquement de lever les zones d’ombre qui nourrissent, et alimentent toujours les interrogations exprimées par les vétérans et les Polynésiens. En pratique, l’accès à ces documents demeure néanmoins entravé par plusieurs obstacles qui restent, pour certains d’entre eux, difficiles à surmonter.
1. À l’épreuve d’un cadre juridique strict, un processus tardif de déclassification et d’ouverture des archives
Le code du patrimoine prévoit la communicabilité des archives publiques à l’échéance de délais visant à concilier la préservation du secret et l’exigence de transparence. Dans ce cadre, la volonté affichée en 2021 par l’Exécutif de déclassifier et d’ouvrir les archives du CEP a pour but d’accélérer et de faciliter la compréhension de ce passé conflictuel, dont les conséquences s’observent encore aujourd’hui.
a. Les règles applicables à l’accès aux archives : le délicat équilibre entre la préservation du secret et l’exigence de transparence
i. Un principe de communicabilité strictement encadré
Découlant de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 ([989]), le droit pour tout citoyen d’accéder aux archives publiques ([990]) s’articule avec la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation et du secret de la Défense nationale ([991]), sous le contrôle du Conseil constitutionnel. Le législateur opère donc une conciliation entre ces deux principes constitutionnels, ce qui revient à limiter le droit d’accès aux archives dès lors que les atteintes sont justifiées par l’intérêt général et n’apparaissent pas disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi.
À cette fin, le code du patrimoine détermine l’ensemble des règles applicables à la conservation des archives et à leur communication au public. Son article L. 211-2 précise les finalités de l’archivage des documents administratifs en ce qu’elles correspondent à un « intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche ».
Comme l’explique Bruno Ricard, directeur des Archives nationales, lors de son audition devant la commission d’enquête ([992]), l’article L. 213-1 consacre le principe de communicabilité de plein droit des archives publiques, sous réserve du respect de délais particuliers qui varient selon la sensibilité des documents concernés. L’article L. 213-2 détermine ainsi les différents délais à l’échéance desquels les archives sont accessibles.
Délais applicables à la communicabilité des archives
(à compter de la date du document)
selon l’article l. 213-2 du code du patrimoine
Délais |
Catégorie d’archives |
Fondement légal |
25 ans |
Documents dont la communication porte atteinte au secret des délibérations du gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif, à la conduite des relations extérieures, à la monnaie et au crédit public, au secret des affaires, à la recherche par les services compétents des infractions fiscales et douanières ou au secret en matière de statistiques sauf lorsque sont en cause des données collectées au moyen de questionnaires ayant trait aux faits et comportements d’ordre privé. |
I, 1°, a) |
Documents mentionnés au 1° du I de l’article L. 311-5 du code des relations entre le public et l’administration. ([993]) |
I, 1°, b) |
|
Documents dont la communication porte atteinte au secret médical à compte de la date de décès de l’intéressé. |
I, 2° |
|
50 ans |
Documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, et qui ont pour ce motif fait l’objet d’une mesure de classification mentionnée à l’article 413-9 du code pénal, ou porte atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l’État, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes ou à la protection de la vie privée. ([994]) |
I, 3° |
75 ans ([995]) |
Documents dont la communication porte atteinte au secret en matière de statistiques lorsque sont en cause des données collectées au moyen de questionnaires ayant trait aux faits et comportements d’ordre privé, documents relatifs aux enquêtes réalisées par les services de la police judiciaire, documents relatifs aux affaires portées devant les juridictions ([996]), minutes et répertoires des officiers publics ou ministériels, registres de naissance et de mariage de l’état civil, à compter de leur clôture. |
I, 4° |
100 ans |
Documents dont la communication est de nature à porter atteinte à la sécurité de personnes nommément désignées ou facilement identifiables impliquées dans des activités de renseignement, que ces documents aient fait ou ne fassent pas l’objet d’une mesure de classification, documents relatifs aux enquêtes réalisées par les services de la police judiciaire, aux affaires portées devant les juridictions, sous réserve des dispositions particulières relatives aux jugements, et à l’exécution des décisions de justice dont la communication porte atteinte à l’intimité de la vie sexuelle des personnes |
I, 5° |
Toutefois, certains documents bénéficient d’une protection particulière. Parmi les exceptions au principe de communicabilité des archives figurent ainsi les documents relatifs à « l’organisation, à la mise en œuvre et à la protection des moyens de la dissuasion nucléaire, jusqu’à la date de la perte de leur valeur opérationnelle » ([997]) et ceux « dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirects de destruction d’un niveau analogue » ([998]). Le cas échéant, ces archives sont ainsi « incommunicables » et ne peuvent donc pas être consultées.
Par ailleurs, sous réserve de ne pas relever des deux catégories précitées, les documents classifiés sont communicables de plein droit à l’échéance d’un délai de cinquante ans. Conformément à la jurisprudence administrative ([999]), cette précision rappelle opportunément qu’aucune mesure de déclassification préalable n’est exigée pour rendre accessibles ces documents au public, dès lors que la période de cinquante ans est échue.
Enfin, une autorisation de consultation des documents avant l’expiration des délais auxquels leur communication est assujettie peut être accordée, à titre dérogatoire ([1000]), aux personnes qui en font la demande ([1001]). Ces personnes peuvent également solliciter les services émetteurs afin de déclassifier les documents qu’ils souhaitent consulter.
Les services publics d’archives doivent faire preuve de diligence vis-à-vis du public en répondant dans un délai de deux mois aux demandes de consultation ([1002]), en informant les demandeurs des délais de communicabilité et de la possibilité, à titre dérogatoire, d’une consultation anticipée ([1003]) ainsi qu’en motivant les éventuelles décisions de refus qu’ils sont amenés à rendre. ([1004])
Service à compétence nationale du ministère de la culture, les Archives nationales collectent les archives de l’ensemble des ministères, à l’exception du ministère des Armées et du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Lors de son audition, Bruno Ricard souligne que les demandes de consultation anticipée concernant des documents relatifs aux essais nucléaires réalisés en Polynésie française étaient très majoritairement satisfaites :
« Depuis octobre 2021, 49 demandes de dérogations ont été faites pour 167 dossiers, avec 60 % d’accord, 15 % de refus, 15 % des demandes étant actuellement cours de traitement ». ([1005])
S’agissant des demandes de consultation anticipée présentées au ministère des Armées, Evence Richard, directeur de la mémoire, de la culture et des archives du ministère des Armées, fait état du même constat : « […] nous avons reçu [en 2023] 14 demandes de dérogations en 2023 pour 58 cotes, dont 45 ont été accordées, 12 sous réserve, et 1 seule refusée. Pour 2024 […] sur 9 demandes de dérogation concernant 11 cotes, 8 ont été accordées sans réserve et 3 sous réserve, sans aucun refus. Ces chiffres montrent un régime de dérogation plus favorable pour la Polynésie par rapport à l’ensemble des demandes concernant l’ensemble des archives du ministère des Armées ». ([1006])
Si le cadre défini par le code du patrimoine est censé garantir un équilibre subtil entre des exigences contradictoires (la préservation du secret de la défense nationale et le principe constitutionnel d’accès aux archives publiques), certaines exceptions à la communicabilité de documents classifiés interrogent et font l’objet de franches critiques, compte tenu de leur interprétation potentiellement abusive par les services concernés.
ii. Les controverses entourant la notion « d’information proliférante »
Comme pour les informations contenues sur les sites des essais nucléaires, il existe un enjeu de prolifération propre aux données contenues dans les archives en rapport avec les activités du CEP. Créé par la loi n° 2008-696 du 15 juillet 2008 relative aux archives, le II de l’article L. 213-2 du code du patrimoine prévoit la possibilité pour les administrations détentrices de documents de refuser leur communication dès lors qu’ils sont « susceptible[s] d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirects de destruction d’un niveau analogue ».
Concrètement, cette exception vise les archives dont le contenu présenterait un caractère dit « proliférant », que Vincenzo Salvetti, ancien directeur du CEA‑DAM entre 2019 et 2024, définit comme « tout document qui contient des informations pouvant aider un pays cherchant à se doter de l’arme nucléaire à progresser plus rapidement dans cette voie » ([1007]). Il justifie ainsi la nécessité de maintenir leur incommunicabilité au regard de l’exploitation que pourraient en faire certains États (ou organisations terroristes) désireux d’acquérir l’arme atomique :
« Contrairement à ce que l’on pourrait penser, un pays cherchant à proliférer ne va pas directement viser une arme nucléaire sophistiquée et thermonucléaire comme celles que possèdent aujourd’hui les cinq puissances nucléaires reconnues ou encore l’Inde et le Pakistan. Un pays qui cherche à proliférer aujourd’hui, comme l’Iran ou comme l’a fait la Corée du Nord, passera toujours par un engin que l’on pourrait considérer comme rustique ou simple à concevoir. C’est précisément ce type d’information que nous cherchons à protéger. Les informations contenues dans nos archives, même anciennes, peuvent donc aider un pays à progresser rapidement dans les premières étapes du développement d’une arme nucléaire. Les toutes premières armes nucléaires françaises, comme celles développées par les États-Unis, la Russie, la Chine et le Royaume-Uni, étaient des armes à fission pure, les plus simples qui soient. C’est ce type d’information qui reste sensible ». ([1008])
Son successeur Jérôme Demoment explicite les enjeux techniques qui entourent cette catégorie de documents :
« Nous n’avons pas fourni, et nous ne devrons jamais fournir, ce que l’on appelle le “ terme source ”, c’est-à-dire la composition précise du nuage immédiatement après l’explosion, comportant de l’ordre du millier de radioéléments différents. C’est une donnée extrêmement proliférante : à partir de ces éléments, il est toujours possible aujourd’hui de remonter à la constitution précise de l’arme tirée à l’époque.
« Le “ terme source ” désigne la somme de tous les radioéléments générés au moment du fonctionnement de l’arme pendant les réactions nucléaires. Ces données sont par définition très sensibles : si elles ne permettent pas d’obtenir le design complet de l’arme, leur connaissance permet en revanche de savoir précisément quels matériaux fissiles ont été utilisés et quelle disposition a été mise en place pour arriver à des armes optimisées. Cela aiderait à développer des armes plus performantes, plus légères, plus petites, qui pourraient être placées dans un missile plus facile à développer. La priorité est de ne pas simplifier la tâche de quelqu’un qui souhaiterait se doter d’une dissuasion nucléaire au moyen d’armes optimisées et plus facilement intégrables dans un système ». ([1009])
Si l’objectif poursuivi par le CEA-DAM recueille heureusement un très large consensus, l’attribution ou non du caractère « proliférant » à de nombreux documents classifiés est sujette à caution. Le service émetteur peut ainsi retenir une acception particulièrement large de cette notion, au risque d’interdire pour toujours la consultation des archives concernées. Le professeur de droit Bertrand Warusfel rappelle à juste titre que le « principe même d’une archive [est] d’être conservée aux fins de communication » ([1010]) ce qui contrevient à l’idée même selon laquelle certaines archives seraient définitivement incommunicables.
Renaud Meltz considère que l’interprétation du caractère « proliférant » d’un document s’avère ainsi abusive : « […] J’en suis rapidement venu à penser que l’application de la loi de 2008 est déloyale. De fait, bon nombre d’archives m’étaient refusées au nom de leur caractère proliférant (cette épithète désigne toutes les informations susceptibles de permettre de concevoir, de fabriquer et de localiser une arme). En réalité, les descriptions des “ articles ”, pour reprendre le terme employé en archivistique, c’est-à-dire des volumes archivés, notamment au SHD, sont suffisamment précises pour ne laisser aucun doute sur la volonté d’empêcher d’écrire l’histoire des essais nucléaires en général. À titre d’exemple, des documents intitulés Problèmes disciplinaires de la légion ou Impacts économiques du CEP m’étaient refusés en invoquant ce caractère proliférant ». ([1011])
Outre cette réserve affectant la communicabilité de plein droit des archives classifiées à l’échéance du délai de cinquante ans, la seconde exception prévue par le 3° de l’article L. 213-2 peut également se révéler problématique. En effet, les documents relatifs à « l’organisation, à la mise en œuvre et à la protection des moyens de la dissuasion nucléaire » ne font l’objet d’aucune communication « jusqu’à la date de la perte de leur valeur opérationnelle ».
Bertrand Warusfel observe que cette disposition est « assez délicate à manier car elle pourrait être interprétée d’une manière suffisamment large pour différer la communicabilité de certains documents relatifs aux essais pendant de nombreuses années » ([1012]). Là encore, cette catégorie peut s’appliquer à de très nombreux documents concernant l’organisation des essais nucléaires. De plus, l’incertitude qui entoure la date à laquelle ces archives perdraient « leur valeur opérationnelle » permet aux services émetteurs de s’affranchir tant qu’ils
l’estiment nécessaire des conditions de délai successivement énumérées par l’article L. 213-2. En d’autres termes, le risque est ici de soustraire à la connaissance des chercheurs, des Polynésiens et des vétérans des documents pourtant essentiels à la manifestation de la vérité historique sur les essais nucléaires, en les privant durablement d’un droit accès à des archives susceptibles d’apporter des réponses aux questions qu’ils se posent.
À l’aune de ces potentiels obstacles juridiques, un mouvement de déclassification et d’ouverture anticipée des archives du CEP a néanmoins été enclenché depuis 2012, puis amplifié en 2021 à la suite du déplacement du Président de la République à Tahiti.
b. Le processus de déclassification et d’ouverture des archives initié en 2012 puis amplifié à partir de 2021
i. Une première impulsion jurisprudentielle
À la suite du démantèlement du CEP, la prise de conscience des conséquences sanitaires liées à l’exposition aux rayonnements ionisants s’est matérialisée par le dépôt en 2004 et en 2007 de plusieurs plaintes auprès du pôle santé publique du tribunal de grande instance de Paris, notamment pour « homicide involontaire » et « omission de porter secours » ([1013]). L’association Moruroa e Tatou et l’AVEN demandent au ministre de la Défense la transmission des rapports de surveillance radiologique réalisés lors de chaque tir atmosphérique. Dans leur rapport d’information sur l’application de la loi « Morin » publié en septembre 2013, les sénateurs Corinne Bouchoux et Jean-Claude Lenoir soulignent l’importance que revêt l’accessibilité des archives dans la procédure d’indemnisation des victimes :
« La question de la levée, ou non, du secret-défense, est omniprésente dans la question de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Deux points de vue s’opposaient :
« – Pour les associations de vétérans et la population locale, il s’agissait de permettre aux demandeurs de pouvoir justifier de leur présence dans la zone géographique délimitée par la loi, en particulier pour ceux présents sur les bateaux dont la position exacte n’était pas toujours connue par les intéressés ;
« – Pour les défenseurs du secret-défense, il s’agissait de continuer à verrouiller les archives relatives aux tirs car celles-ci pouvaient contenir des informations ne devant pas être divulguées ». ([1014])
Cependant, le ministère de la Défense oppose un refus au motif que ces documents sont classifiés. Après que la Commission d’accès aux documents administratifs s’est déclarée incompétente ([1015]), le Conseil d’État a rendu le 20 février 2012 ([1016]) un arrêt reconnaissant au juge administratif la possibilité de solliciter l’avis de la Commission du secret de la défense nationale (CSDN) ([1017]) sur la déclassification de documents auxquels les requérants souhaitaient accéder. Gilles Andréani, actuel président de la CSDN, précise les conditions dans lesquelles cette commission est intervenue et les conclusions auxquelles elle est parvenue :
« On a instruit ces demandes après nous être déclarés compétents, ce qui n’était pas forcément évident au regard des textes mais nous l’avons fait en raison de l’autorité de la chose jugée d’une part, et du sujet abordé d’autre part. Nous avons été saisis au total de 240 documents parmi lesquels 79 entraient selon nous dans le champ de la requête. Nous avons au final recommandé la déclassification totale ou partielle de la grande majorité d’entre eux, à l’exception de quelques passages considérés comme proliférants. Par nos deux avis de 2012 et de 2013, nous avons recommandé la déclassification de 2 118 pages (correspondant à 21 documents) sur un total de 2 168 ». ([1018])
Se conformant à l’avis rendu par la CSDN, le Gouvernement procède à la déclassification des documents demandés afin de permettre leur consultation par les requérants dans le cadre des procédures contentieuses. Pour autant, le volume de documents toujours couverts par le secret de la défense nationale restait particulièrement important, ce qui constituait un frein évident à la recherche de la vérité et à la compréhension des conséquences, notamment sanitaires, provoquées par les essais nucléaires. En juillet 2021, à la lumière de ces blocages, Emmanuel Macron décide de créer une commission interministérielle d’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française (COCEP), opérationnelle depuis le 5 octobre 2021.
ii. Une amplification décidée par le Gouvernement
Associant les principales autorités émettrices des archives (le CEA-DAM, le département de suivi des centres d’expérimentation (DSCEN) et le service historique de la Défense (SHD) du ministère des Armées) ainsi que la délégation polynésienne de suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN), la COCEP poursuit un double objectif :
– déclassifier la plupart des documents encore couverts par le secret de la défense nationale afin de permettre leur communication, à l’exception des éléments considérés comme « proliférants » ;
– favoriser la consultation anticipée et la mise à disposition de ces documents aux chercheurs ainsi qu’à l’ensemble du public intéressé.
Selon les chiffres communiqués par le SHD et le CEA-DAM à votre rapporteure ([1019]), le travail des experts siégeant au sein de la COCEP a permis d’examiner à ce jour 840 cartons d’archives contenant au total 173 869 documents dont 12 799 étaient classifiés. 194 documents ont finalement été déclarés « incommunicables », soit 0,11 % du volume total.
Lors de son audition, le ministre des Armées Sébastien Lecornu précise que 96 % des archives issues de ses services consacrées aux essais nucléaires en Polynésie française avaient été passées en revue ([1020]), 33 cartons restant encore à analyser d’ici la fin du mois de juin 2025 ([1021]). Considérée par le ministre comme « un bond en avant opéré (…) en matière de déclassification et d’accessibilité des documents » ([1022]) au prix d’un « travail titanesque » selon les mots de Geneviève Darrieussecq ([1023]), l’action de la COCEP a effectivement représenté un véritable tournant en faveur d’une transparence accrue.
S’il salue cette évolution positive, Renaud Meltz s’interroge néanmoins sur le contraste saisissant entre la situation actuelle et l’inertie à laquelle il fut confronté en tant que chercheur avant l’été 2021 : « Depuis sa création, la commission de déclassification reprend tous les dossiers qui m’ont été refusés entre 2019 et 2021 et m’autorise, dans 99 % des cas, à les consulter. Il ne m’appartient pas de comprendre pour quelles raisons ce qui était jusqu’alors impossible est devenu possible, puisque la loi n’a pas évolué. Ainsi, toutes les cotes qui m’étaient jusqu’ici refusées me sont désormais transmises dans leur intégralité, ou avec des feuilles blanches signalant des folios retirés par la commission – auquel cas une nouvelle cote est créée pour ces archives incomplètes. Par exemple, si je n’ai pas accès à la cote GR/13/R/132, j’aurai accès la cote GR/13/R/132/1 nouvellement créée ».
Votre rapporteure se félicite, elle aussi, de ce changement d’attitude qui révèle malgré tout, en creux, la passivité des services compétents jusqu’en 2021, voire leur hostilité latente à l’encontre d’un processus de déclassification et d’ouverture des archives pourtant indispensable.
Cependant, il convient de rester lucide quant aux effets concrets de cette évolution des mentalités. D’une part, Sébastien Philippe et Tomas Statius relativisent la plus-value de ces opérations de déclassification, en analysant notamment celles qui ont été menées dès 2013 :
« Vingt-quatre rapports ont […] été largement censurés par le ministère de la Défense avant d’être déclassifiés. L’un d’entre eux a même été déclassifié deux fois : d’abord dans son intégralité, puis dans sa version épurée. Cette censure vise surtout à dissimuler les mesures concernant la composition des retombées, à même de révéler la nature des engins expérimentés. Plutonium ou uranium hautement enrichi, bombe à fission simple, exaltée ou thermonucléaire. Ces informations sont pourtant cruciales pour reconstituer le “ terme source ” des retombées, c’est-à-dire la composition du nuage. Sa carte d’identité radiologique.
« L’absence de ces informations rend plus compliquée la tâche des chercheurs qui souhaiteraient évaluer les doses reçues par la population ou encore modéliser les retombées. Elle renforce la dépendance à l’égard de l’État et de l’armée, dont l’apport est nécessaire pour étudier pleinement les conséquences environnementales et sanitaires des essais nucléaires.
« Si la Commission consultative du secret de la défense nationale et le ministère de la Défense invoquent la protection des intérêts nationaux pour refuser la déclassification d’une partie de ces archives, la conséquence indirecte est qu’une grande partie des documents rendus publics sont plutôt à décharge. Certains nient proprement ou simplement les conséquences sanitaires des essais nucléaires en Polynésie ». ([1024])
Lors de son audition, Sébastien Philippe a considéré que les informations manquantes dans les rapports radiologiques des tirs atmosphériques, c’est-à-dire celles qui présenteraient un caractère prétendument proliférant ([1025]), peuvent revêtir une importance capitale afin d’évaluer les conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires : « [les documents] qui restent à déclassifier sont fondamentaux pour comprendre les effets des essais sur l’environnement et sur les populations locales. Or ces documents existent ! Il faut les déclassifier, éventuellement de manière partielle, car leur importance est évidente dans la mesure où il s’agit des seules traces historiques des mesures effectuées à l’époque ». ([1026])
D’autre part, l’exploitation du travail accompli par la COCEP apparaît encore décevante à ce jour. Sébastien Lecornu précise ainsi que « […] Depuis 2021, pour la partie déjà ouverte, c’est-à-dire 173 000 documents, vingt lecteurs ont consulté les fonds dont, il faut le préciser, seulement douze chercheurs, trois journalistes et cinq particuliers » ([1027]). L’historien Manatea Taiarui identifie même un certain paradoxe : « […] Nous sommes maintenant confrontés à une masse importante d’archives mais nous sommes trop peu de chercheurs pour les exploiter ». ([1028])
Plusieurs raisons peuvent expliquer la persistance de difficultés à accéder aux archives des essais nucléaires. Malgré ces évolutions, ces obstacles fragilisent inévitablement les démarches entreprises jusqu’à présent, au risque de trahir les espoirs qu’elles ont suscités parmi la population polynésienne et les vétérans du CEP.
2. Des obstructions qui rendent nécessaire un engagement fort et sincère pour y mettre fin
La consultation des archives souffre encore de lacunes structurelles, ce qui interroge le rôle du CEA-DAM et souligne les pistes de réformes susceptibles d’être engagées, s’agissant notamment de la numérisation et de la valorisation des documents auxquels le public est censé avoir accès.
a. Un système labyrinthique au sein duquel le CEA-DAM cristallise les critiques
i. La multiplicité des acteurs institutionnels
Une des premières difficultés relatives aux archives tient au fait que les documents relatifs aux essais nucléaires en Polynésie sont disséminés dans différents services qui conservent des archives définitives et intermédiaires ([1029]) relevant de plusieurs ministères. Le rôle habituellement « unificateur » des Archives nationales s’avère en l’espèce limité, compte tenu de l’autonomie dont bénéficient, d’une part, les ministères des Armées et, d’autre part, de l’Europe et des affaires étrangères pour administrer leurs propres archives, et d’autre part, le CEA, placé sous une co-tutelle ministérielle ([1030]). En outre, les pouvoirs publics polynésiens disposent également d’archives. À cet égard, le chercheur Benjamin Furst regrette les difficultés spécifiques qui concernent l’accessibilité des documents conservés par le service du patrimoine archivistique et audiovisuel (SPAA) de Polynésie : « Des archives de l’État étaient auparavant consultables à Papeete grâce à une convention signée entre l’État et la Polynésie. Or, cette convention a été dénoncée en 2020, nous privant totalement d’accès à ces archives qui contiennent pourtant des documents essentiels pour étudier l’histoire contemporaine de la Polynésie et éclairer les impacts directs et indirects du CEP. Le problème du SPAA va au-delà de la simple dénonciation de la convention avec l’État puisque les difficultés de conservation concernent également les archives du territoire, avec des conditions d’accès totalement inatteignables qui nous sont imposées sans justification ». ([1031]) Le Président de la Polynésie française, Moetai Brotherson s’explique de cette situation, qui renvoie selon lui à un problème de responsabilité et de moyens, en termes d’espace : « Il existait une convention par laquelle les archives de l’État étaient stockées par le pays au sein du Service polynésien des archives (le SPAA) mais nous n’avons pas l’intention de la renouveler. Parmi ces archives de l’État, il y a effectivement le fameux « Fonds du Gouverneur » dont on ne sait pas comment on va le stocker demain. Le Haut‑Commissaire Spitz souhaite renouveler la convention mais moi, je n’ai plus de place au sein du SPAA pour nos propres archives ! Il faut donc que l’État crée un centre d’archives ici, en Polynésie » ([1032]). Le problème de moyens est partagé par Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française : « On a un vrai problème d’archives de l’État qui sont actuellement dans un bâtiment du Pays et auquel nous n’avons donc pas accès. On en est actuellement à réfléchir à construire un autre bâtiment. Une autre difficulté tient au manque de personnel pour les gérer, les inventorier… La convention entre l’État et le Pays sur ce sujet n’a pas été renouvelée et nous tournons de fait quelque peu en rond » ([1033]). Sur ce problème, spécifique aux archives des administrations de la Polynésie française, votre rapporteure ne peut qu’encourager l’État à mettre des moyens adéquats et les deux parties à accélérer les échanges, pour négocier une convention qui satisfasse à leurs besoins respectifs au bénéfice des usagers.
Recommandation n° 34 : Mettre des moyens correspondants à la gestion efficace des archives de l’État en Polynésie française, avec la création d’un bâtiment dédié et le recrutement des ressources humaines nécessaires
Cet « éclatement » administratif se conjugue à une dispersion territoriale selon les sites sur lesquels certaines catégories d’archives sont stockées, s’agissant par exemple des dossiers médicaux des vétérans civils et militaires du CEP. Outre les dossiers des vétérans polynésiens conservés à Papeete, Anne-Marie Jalady, cheffe de la DSCEN du ministère des Armées, précise ainsi que « les dossiers médicaux du personnel des armées ont été reversés selon des circuits d’archivage spécifiques à chaque armée, par exemple pour les personnels de l’armée de terre vers le Centre des archives militaires (CAPM) à Pau, qui dépend du service historique de la Défense (SHD). Les archives de l’hôpital Jean Prince sont conservées au service des archives médicales hospitalières des armées (SAHMA), situé à Limoges ». ([1034])
La complexité inhérente à cet archivage réparti entre divers lieux et services ne favorise pas la traçabilité des informations, ainsi que l’admet le ministre Sébastien Lecornu :
« Où sont les dossiers médicaux ? Le problème est qu’ils sont partout. En fonction du statut du patient vétéran, le service ressortissant n’est pas le même. Le plus simple est quand les dossiers sont à Tahiti, notamment au centre médical de suivi, qui bénéficie du renfort d’ETP du service de santé des armées (SSA). Mais ceux-là, vous n’avez pas de mal à les trouver. En revanche, les dossiers médicaux des militaires de l’armée de terre sont dans certains centres de ressources, ceux des civils de la défense ou des marins sont à un autre endroit, sans parler de ceux du régiment du service militaire adapté ou du CEA, qui obéissent encore à d’autres règles de gestion. Et le dossier médical des légionnaires est à Aubagne, car la Légion est autonome dans ses services de gestion. À l’ère du numérique, ce n’est pas très explicable. Un important travail de rationalisation et de mise en ordre doit être engagé […]
« Peut-être faudrait-il prendre une décision de regroupement des archives. Aucun projet ne m’a été présenté sur ce sujet et j’ignore si ce serait facile à concrétiser. Ou peut-être faudrait-il donner la priorité à la numérisation des dossiers ? Mais il n’est pas aisé de les retrouver, puisqu’ils ne sont pas archivés comme étant des dossiers médicaux “ ex-CEP ”, mais plutôt par ordre alphabétique ou par date de naissance. Ce n’est pas une question de mauvaise volonté ou d’opacité mais plutôt d’exécution ». ([1035])
Fruit de notre histoire administrative et politique, cette désorganisation s’illustre également à travers les critiques dont fait l’objet le CEA-DAM quant à sa capacité à gérer de façon efficace et transparente ses propres archives. Il faut, en effet, rappeler que les archives du CEA sont directement gérées par lui et ne sont pas versées aux Archives nationales en application d’une convention signée le 18 novembre 1985 entre Jean Favier, alors directeur des Archives de France, et Gérard Renon, administrateur général du CEA. Cette autonomie de gestion est confirmée par un arrêté interministériel, signé respectivement par les ministres de la recherche et de la technologie, de la culture, et du redéploiement industriel et du commerce extérieur, du 25 novembre 1985 dont l’article 1er rappelle très clairement que « Le CEA assure la gestion de ses archives », quand bien même les règles de communication desdites archives s’effectueraient dans les normes et délais
prévus par le décret n° 79-1038 du 3 décembre 1979 pris en application de
la loi n° 79-18 du 3 janvier 1979 sur les archives.
En dépit de recrutements récents destinés à rendre plus efficaces et transparentes la conservation et l’accessibilité des archives de la DAM, votre rapporteure considère que l’absence de culture archivistique en son sein ([1036]) illustre un fonctionnement en silos qui n’a désormais plus lieu d’être. Tirant les conséquences de ce constat sévère, le ministre Sébastien Lecornu a ainsi formulé une proposition lors de son audition :
« Il se trouve que la direction des applications militaires du CEA (CEA DAM) est liée aux Archives nationales par une convention de 1985 mais qui n’est plus adaptée à la nature des documents concernés, compte tenu de leur degré de classification. Cependant, tant dans sa partie civile que dans sa partie militaire, le CEA ne dispose pas des ressources humaines suffisantes pour traiter correctement son système d’archives. Comme principal ministre de tutelle du périmètre de la DAM, je formule donc la recommandation de changer l’actuelle convention pour permettre au CEA-DAM de contractualiser avec le service historique de la Défense, à Vincennes. Ce dernier non seulement dispose des moyens nécessaires pour traiter ces informations, mais peut traiter la matière classifiée. Ses archivistes seront ainsi capables de donner droit aux demandes des particuliers, journalistes, chercheurs, parlementaires et autres. Ce changement de convention pourrait intervenir rapidement, et nous aurions alors le dernier mètre permettant d’aller au bout des choses ». ([1037])
Cette orientation s’avérerait d’autant plus pertinente que la coopération entre le CEA-DAM et le SHD s’est intensifiée depuis la création du COCEP en 2021. Par conséquent, votre rapporteure estime qu’il serait ainsi judicieux de formaliser un rapprochement des services d’archives du CEA-DAM et du SHD, dans un objectif de simplification et de mutualisation des moyens concourant à sécuriser la gestion des archives relatives aux essais nucléaires.
Recommandation n° 35 : Compléter la convention passée en 1985 entre les Archives nationales et le CEA par une convention avec le SHD afin d’améliorer la conservation et de renforcer l’accessibilité des archives actuellement gérées par le CEA-DAM.
ii. Des recherches complexifiées par l’absence d’inventaires, ce qui soulève des interrogations de fond
Au-delà de l’émiettement qui caractérise le paysage archivistique de l’État, les auditions menées par la commission d’enquête font apparaître les défauts de certaines pratiques observées dans plusieurs services d’archives.
À cet égard, l’absence d’inventaire répertoriant de façon claire, précise et exhaustive l’ensemble des documents conservés par la DSCEN et le CEA-DAM s’avère incompréhensible. Cette lacune témoigne une nouvelle fois de la négligence, volontaire ou non, de ces deux acteurs institutionnels dont le rôle est pourtant essentiel afin de « faire vivre » la mémoire du CEP à travers les documents qu’ils gèrent, ainsi que le regrette Florence Mury :
« […] L’absence d’inventaire […] ne nous permet pas d’accéder directement aux fichiers et dossiers disponibles et […] nous oblige à solliciter un archiviste pour chaque thématique. L’établissement de cet inventaire est crucial pour faciliter notre travail. Nous rencontrons des difficultés similaires avec le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), où l’absence d’inventaire et l’accès limité aux archives entravent la visibilité des éléments potentiellement disponibles ». ([1038])
Thomas Fraise partage le même constat : « […] L’accès aux archives du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) reste très limité et fortement obscur ; on ne peut s’y rendre que sur invitation, et on ne peut pas consulter les inventaires nécessaires pour réaliser nos recherches. Faciliter le recours à ces archives, notamment celles de la Direction des applications militaires (DAM), est un enjeu majeur sur lequel cette commission pourrait agir, le CEA restant à l’heure actuelle juge et partie ». ([1039])
Ciblant spécifiquement le CEA-DAM, Renaud Meltz se montre encore plus critique : « Si nous avons accès au service historique de la défense, nous n’avons pas accès aux archives de la DAM et du CEA. Il s’agit là, à mon sens, d’une grave lacune démocratique, dans la mesure où la DAM est un établissement public. Or, toute structure bénéficiant d’un régime dérogatoire qui lui permet de ne pas déposer ses fonds aux archives nationales est tenue de mettre une salle de lecture à disposition de tous les citoyens souhaitant consulter ces documents et de fournir des inventaires des pièces existantes.
« Pourtant, depuis que je m’intéresse aux essais nucléaires, je n’ai jamais eu accès à aucun inventaire et je n’ai jamais pu être accueilli aux archives de la DAM. Dans le meilleur des cas, mes collègues chercheurs ou moi-même sommes autorisés à consulter certaines archives choisies par l’établissement, sans savoir d’où elles viennent, ni si elles sont représentatives […]
« L’histoire n’est pas une science exacte, mais un récit, élaboré à partir d’une sélection de documents jugés utiles. Dès l’instant où le fournisseur des archives opère lui-même la sélection du matériau, il se fait historien à notre place. Dès lors, rien ne permet de s’assurer que les documents transmis permettent de construire un récit sincère et représentatif du passé ». ([1040])
En outre, Sébastien Philippe précise que « le CEA ne dispose même pas d’une salle de lecture où consulter les documents ». ([1041])
Interrogés sur le sujet lors de leur audition, la DSCEN et le CEA-DAM n’ont pas véritablement récusé ces critiques organisationnelles qui jettent, hélas, un soupçon sur les causes profondes de ce manque de maîtrise archivistique. Renaud Meltz évoque les différentes hypothèses pouvant expliquer ces trop nombreuses défaillances :
« Un problème de moyens peut exister, la mauvaise pratique engendrant la mauvaise pratique. Sans salle de consultation ni inventaires, il n’y a pas de justifications pour des moyens humains importants, ce qui cause un manque d’archivistes faute de lecteurs. Cependant, vu le budget du CEA, ce problème de moyens ne semble pas insurmontable. Les salaires des archivistes ne sont pas les plus élevés et un effort pourrait sans doute être effectué.
« J’ignore s’il y a ou non un souhait de dissimulation mais je crains qu’il y ait tout de même une mauvaise volonté. Un mail a été envoyé par erreur à un étudiant de Master qui effectuait des recherches, révélant qu’il avait été volontairement “ baladé ” dans le but qu’il cesse ses demandes ! Cela montre une stratégie d’inertie, sinon de dissimulation ». ([1042])
Consciente des enjeux, le docteur Anne-Marie Jalady fait état des récents progrès réalisés par la DSCEN afin de garantir l’accès des chercheurs aux archives qu’elle abrite, ce qui semble témoigner d’une prise de conscience sincère de l’étendue des problèmes :
« Le DSCEN a été fortement impacté par un “ avant ” et un “ après ” à la suite des décisions de la table ronde de 2021 concernant la gestion des archives. Depuis, nous ouvrons régulièrement nos archives aux chercheurs historiens qui en font la demande. Il n’existait pas d’inventaire destiné aux chercheurs, d’autant plus que la plupart de ces archives sont classifiées. L’inventaire détaillé est classifié donc non communicable. Cependant, en mars 2024, après une visite de contrôle scientifique et technique de nos archives par la DMCA, nous avons reçu la mission d’établir un inventaire destiné aux chercheurs, lequel est en cours de finalisation. Une première archiviste a été recrutée à l’été 2022 ; il n’y en avait jamais eu dans le département. Un deuxième archiviste est attendu prochainement afin d’augmenter encore notre capacité à déclassifier ». ([1043])
S’abritant opportunément derrière les exigences applicables aux services d’archives dits « intermédiaires », Philippe Sansy, directeur adjoint des applications militaires du CEA, n’a pas considéré que les reproches adressés à la DAM impliquaient une quelconque mesure corrective : « Lorsque nous sommes sollicités, directement ou par le service des archives du CEA, nous appliquons un processus dont nous savons qu’il est parfois jugé trop long. Puisqu’il a également été souligné que nous ne faisons pas d’inventaires, je précise que ceux-ci ne concernent que les archives définitives et qu’ils recensent en outre des dossiers complets, et non chacun des documents qui les composent ». ([1044])
Votre rapporteure ne peut que déplorer l’indifférence froidement manifestée devant la lenteur avérée et les défauts considérables qui affectent les procédures mises en œuvre par la DAM. Dans sa contribution écrite remise à l’issue de son audition, ses représentants ont cependant fait état d’un « travail d’identification des documents classifiés » ([1045]) entrepris depuis 2021 à l’initiative du service d’archivage du CEA, sans pour autant qu’aucun « objectif réaliste de fin de traitement ne puisse être avancé » ([1046]) à ce jour.
Au regard du statut particulier du CEA-DAM dans l’organisation des essais nucléaires, cette situation ne saurait se prolonger indéfiniment. Le cas échéant, elle constituerait un aveu d’impuissance du Gouvernement à garantir le nécessaire respect par le CEA-DAM des règles de droit auxquelles il demeure assujetti.
Recommandation n° 36 : Mettre en place des inventaires au sein de l’ensemble des services d’archive, notamment au CEA-DAM, afin de rationaliser, faciliter et garantir l’accessibilité des documents au public, sous réserve de leur communicabilité.
b. L’enjeu décisif de la numérisation et de la valorisation des archives
Comme précédemment analysé, la déclassification des documents, préalable à leur consultation, n’implique pas automatiquement leur accessibilité en pratique. Les contraintes logistiques découlant de la dispersion géographique des services d’archives rendent ainsi nécessaires la dématérialisation et la mise en ligne de l’ensemble des documents actuellement conservés dans les rayonnages.
Sébastien Philippe rappelle à juste titre que « les habitants de la Polynésie n’ont pas nécessairement les moyens de se payer un billet d’avion et une chambre d’hôtel pour venir les consulter à Paris. C’est l’occasion de s’interroger sur l’égalité d’accès aux archives entre l’Hexagone et l’Outre-mer ». ([1047])
Dans cette perspective, votre rapporteure salue le travail rigoureux et particulièrement dense accompli par l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD) qui est parvenu à déclassifier l’ensemble de ses ressources et à numériser la majeure partie d’entre elles. La consultation de ces archives manuscrites et cinématographiques librement accessibles grâce au portail internet « Mémoire des hommes » prolonge en quelque sorte le mouvement enclenché par la création de la COCEP en 2021, en facilitant la compréhension des essais nucléaires par le grand public et leur intégration dans notre mémoire collective. « [R]éel progrès » ([1048]) reconnu par Florence Mury malgré un processus ([1049]) qu’Evence Richard qualifie lui-même de « lourd, long, complexe et coûteux » ([1050]), cette démarche s’inscrit aussi dans un horizon plus large, ainsi que l’a rappelé la ministre Patricia Mirallès lors de son audition :
« La volonté du Président de la République de faire connaître le plus largement possible l’histoire des essais nucléaires en Polynésie a également été prise à bras-le-corps pour l’ancrer dans la culture populaire. Grâce à la direction de la Mémoire, de la Culture et des Archives (DMCA) et à l’ECPAD, une résidence d’artistes a été créée pour une illustratrice de bande dessinée, une vidéo a été réalisée par une chaîne de vulgarisation historique sur internet (en un an, elle a été vue plus d’un million de fois) et un documentaire est en cours de production sur le choix de la Polynésie pour la réalisation des essais nucléaires. Le ministère soutient, par principe, toutes les initiatives qui vont dans le sens d’une plus large diffusion de cette connaissance historique, à la condition qu’elles s’appuient sur la vérité scientifique ». ([1051])
Au début de l’année 2025, près de 26 800 photos et 600 vidéos ([1052]) étaient ainsi répertoriées dans les bases de données accessibles en ligne. Cependant, Laurent Veyssière, directeur de l’ECPAD, regrette encore une « faible consultation en ligne de ces archives ce qui a pu nous décevoir quelque peu. En 2023, la thématique des essais nucléaires dans le Pacifique sur le site “ Images Défense ” se classait au 83ème rang des consultations, et même au 95ème en 2024 avec seulement 8 600 vues pour les essais nucléaires et 17 000 pour l’ensemble de la Polynésie, ces chiffres pouvant s’expliquer notamment par un manque de communication […] ». ([1053])
Alors que le « plus dur » semble avoir été fait en la matière, votre rapporteure estime que l’effort de communication engagé par l’ECPAD doit se poursuivre, notamment à travers l’usage des réseaux sociaux, voire la création de jeux vidéo historiques reflétant ces événements. Ces outils représentent autant de vecteurs privilégiés afin de sensibiliser les jeunes générations au fait nucléaire en Polynésie. Il s’agit là d’une réelle opportunité pour valoriser efficacement l’ensemble de ces archives, tout en contribuant, de façon résolument moderne, au devoir de mémoire qui doit tous nous réunir.
Recommandation n° 37 : Poursuivre le processus de numérisation et de mise en ligne des archives relatives aux essais nucléaires en développant des actions de communication ciblées.
Les enjeux concernant la gestion des archives détenues par les administrations compétentes ne doivent pas éclipser un problème, dont l’ampleur est, par définition, difficile à saisir. Il s’agit des quantités d’archives de toutes sortes (documents administratifs, cahiers, photographies, films…) que les personnes ont accumulées chez elles, et qui risquent de disparaître avec elles, le temps passant. Il est indispensable, aux yeux de votre rapporteure, que les services d’archives développent une démarche envers les vétérans, anciens travailleurs, et témoins, susceptibles de conserver ces documents, en les sollicitant par une campagne d’appel à dépôt. Les réseaux préfectoraux pourraient être opportunément mis à contribution pour développer une communication au sujet de cette démarche et permettre le bon récolement de tous ces documents.
Recommandation n° 38 : Développer une campagne d’appel à dépôt des archives privées en lien avec l’histoire de la politique nucléaire de la France dans le Pacifique.
C. D’un conflit des mémoires à la constitution d’une mémoire commune
L’héritage des essais nucléaires en Polynésie française dépasse les seuls enjeux socio-économiques, environnementaux et sanitaires. Plus fondamentalement, il interroge les relations qu’entretient aujourd’hui l’État français avec la Polynésie française et les vétérans du CEP, dans une quête partagée de vérité et de mémoire commune. À l’aune de ce défi mémoriel immense, un besoin de reconnaissance du fait nucléaire s’exprime de façon croissante. Il contribue à faire évoluer le discours politique officiel ainsi que le nécessaire enseignement de cette période historique encore trop méconnue, principalement à l’égard de la jeune génération.
1. L’État confronté à une demande croissante de reconnaissance exprimée par les Polynésiens et les vétérans du CEP
Les pouvoirs publics, notamment à travers le discours du chef de l’État, ont progressivement reconnu l’impact majeur et multiforme qu’ont indubitablement eu les essais nucléaires sur le territoire polynésien et sa population. Si cette prise de conscience se concrétise partiellement grâce à la loi organique du 5 juillet 2019 ([1054]) et une mesure, purement symbolique, prise par le ministère des Armées à l’attention des vétérans du CEP, votre rapporteure considère que cette démarche demeure encore inaboutie à ce jour.
a. Des mots attendus : une reconnaissance politique et juridique progressive mais encore inachevée
i. L’évolution du discours politique hexagonal : du déni à la reconnaissance de la réalité des essais
Entre le début des années 1960 et la fin des années 1990, les Présidents de la République et les Gouvernements successifs ont constamment tenu des discours « favorables et rassurants » ([1055]) destinés à apaiser les craintes et à taire les oppositions susceptibles de s’exprimer à l’encontre des essais nucléaires.
Ces propos témoignent de l’aveuglement apparent des plus hautes autorités quant aux risques environnementaux et sanitaires auxquels les campagnes de tirs exposaient les archipels polynésiens. Ainsi, lors du Conseil des ministres du 22 janvier 1964, le Général de Gaulle balaye avec mépris les interrogations relatives au danger que peuvent faire peser les essais sur les personnels et les populations environnantes, à la lumière de l’expérience algérienne : « Depuis que l’on fait des expériences atomiques, y a-t-il quelqu’un qui en soit mort ? Qu’on nous foute la paix ! ». ([1056])
Dans son discours prononcé le 25 juillet 1964 devant l’Assemblée territoriale de la Polynésie française, le Premier ministre Georges Pompidou estime à son tour qu’il n’y a pas lieu de manifester une quelconque inquiétude : « Il est bien entendu que la France n’entreprendra jamais, nulle part, et notamment dans les territoires de la Polynésie, la moindre expérience nucléaire si elle devait présenter un danger quelconque pour la santé des populations de ces territoires, pas plus d’ailleurs que pour la santé des populations voisines n’appartenant pas au Territoire de la Polynésie ». ([1057])
Trente plus tard, et malgré le moratoire annoncé en 1992 suspendant la campagne d’essais souterrains, le Président François Mitterrand relativise à son tour les potentielles conséquences sanitaires des essais nucléaires : « […] Les dégâts n’ont pas semblé tels que nous ayons fait courir un risque aux Océaniens et aux Polynésiens qui n’habitent pas cet atoll et qui se trouvent dans la zone au nombre de 3 000 aujourd’hui, sans qu’on ait observé la moindre maladie et la moindre contagion de maladie ». ([1058])
Défendant pour sa part la décision prise par Jacques Chirac dès son élection à la présidence de la République de reprendre les essais souterrains, le Premier ministre Alain Juppé tint un discours similaire : « […] Il est de notoriété publique que nos essais dans le Pacifique ont toujours été d’une innocuité sur l’environnement régional constatée universellement par toutes les missions d’experts qui se sont rendues sur place (…) Je rappelle en effet que ces essais sont réalisés à grande profondeur, dans le socle basaltique de l’atoll de Mururoa [sic], et que des analyses régulières ont été faites qui montrent l’innocuité du dispositif ». ([1059])
Or, le démantèlement du CEP à la fin des années 1990 a ouvert la voie à un nouveau paradigme. Depuis près de deux décennies, la reconnaissance officielle du rôle essentiel de la Polynésie française se conjugue à une volonté, encore timide mais bien réelle, de regarder de façon plus lucide les bouleversements majeurs que les essais nucléaires ont provoqués dans la vie des Polynésiens.
Ainsi, à l’occasion d’un discours prononcé à Papeete le 26 juillet 2003, Jacques Chirac admet que « la Polynésie a participé de manière déterminante à la défense nationale et à la sécurité extérieure de la France qui ne l’oubliera jamais », ouvrant timidement la voie à une reconnaissance assez large que l’on pouvait exprimer à l’égard du Pays ([1060]). Deux ans après l’entrée en vigueur de la loi « Morin », c’était au tour de Nicolas Sarkozy de rappeler son engagement à ce que « les conséquences des essais nucléaires sur la santé humaine soient reconnues et indemnisées » ([1061]). Dans le sillage de son prédécesseur, François Hollande reconnaît que « les essais nucléaires menés entre 1966 et 1996 en Polynésie française ont eu un impact environnemental, provoqué des conséquences sanitaires et aussi, et c’est un paradoxe, entraîné des bouleversements sociaux lorsque les essais eux-mêmes ont cessé ». ([1062])
Finalement, le Président Emmanuel Macron fait un pas supplémentaire en impulsant en 2021 la démarche « Reko Tika » ([1063]), dans une optique de « Vérité et Justice ». La délégation polynésienne qui participe à ces travaux souhaite travailler autour de quatre grandes thématiques : les effets sur la santé, les effets sur les territoires, l’impact institutionnel et les impacts en termes d’histoire et de mémoire. Sur le premier point, il s’agit notamment de promouvoir la recherche et la veille scientifique sur les éventuels effets transgénérationnels ou sur les effets des faibles doses, d’adopter un dispositif législatif d’indemnisation spécifique des Polynésiens, d’aider le malade requérant dans son parcours et de prendre en compte les coûts supportés par la CPS. Sur le deuxième point, la délégation polynésienne souhaite éclaircir la situation juridique des atolls de Moruroa et de Fangataufa, de cartographier les pollutions mais aussi d’accompagner la Polynésie française dans la consolidation de son économie via la création spécifique d’un fonds des transitions « Reko Tika ». Sur le plan institutionnel, est émis le souhait d’inscrire la reconnaissance du fait nucléaire dans la Constitution et de déployer un dispositif de communication des informations sur ce thème qui soit le plus rigoureux possible. Enfin, sur le plan de l’histoire et de la mémoire, qui nous intéresse plus spécifiquement ici, les buts à poursuivre sont clairs : faciliter et élargir l’accès aux archives historiques, financer des travaux de recherches sur les conséquences du CEP, participer au fonctionnement du futur centre de mémoire, faciliter l’accès aux documents médicaux personnels ainsi qu’aux mesures de surveillance radiologique environnementale.
En réponse à ces divers souhaits, le discours présidentiel prononcé à Papeete le 28 juillet 2021 souligne également cette volonté assumée de transparence : « Je vais vous dire très franchement les choses. Je pense que c’est tout à fait vrai, on n’aurait pas fait ces mêmes essais dans la Creuse ou en Bretagne. On l’a fait ici parce que c’était plus loin ; on l’a fait ici parce qu’on se disait : c’est perdu au milieu du Pacifique, ça n’aura pas les mêmes conséquences […] Je veux ici vous dire que la Nation a une dette à l’égard de la Polynésie française. Cette dette est le fait d’avoir en effet abrité ces essais, et en particulier les essais nucléaires entre 1966 et 1974, dont on ne peut absolument pas dire qu’ils étaient propres, non ». ([1064])
Lors de son audition devant la commission d’enquête, le ministre des Armées Sébastien Lecornu se montre encore plus explicite : « Affirmer que les essais nucléaires n’ont généré aucune maladie ou aucun cancer en Polynésie serait absurde et mensonger. Ce serait de la folie. Cela a été dit dans le passé, mais c’est un mensonge ». ([1065])
Votre rapporteure considère que l’existence avérée d’une « dette nucléaire », qui, selon les mots de Jacques Chirac, « ne s’éteindra jamais à l’égard des Polynésiens » ([1066]), doit désormais être pleinement consacrée, en allant au-delà de l’avancée permise par la loi organique du 5 juillet 2019.
ii. La timide reconnaissance législative du rôle joué par la Polynésie française
La loi organique n° 2019-706 du 5 juillet 2019 a inséré à l’article 6-1 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française la formule suivante : « La République reconnaît la mise à contribution de la Polynésie française pour la construction de la capacité de dissuasion nucléaire et la défense de la Nation ».
Cette disposition a fait l’objet de vifs débats à l’Assemblée nationale. Dans sa rédaction initiale, seule la « contribution » de la Polynésie française avait été envisagée par le Gouvernement, ce qui pouvait laisser penser que sa participation à la dissuasion nucléaire avait été choisie sciemment par la population polynésienne. Le choix des mots est ici lourd de sens. Selon le professeur de droit Jean-Paul Pastorel, « il traduit un conflit entourant l’interprétation du passé, un conflit entre deux mémoires concurrentes : celle de l’avènement de la France au rang de puissance nucléaire grâce au concours volontaire de la Polynésie, et celle du prix payé et subi par la Polynésie sans qu’on ne lui ait rien demandé ». ([1067])
Récusant ce caractère prétendument volontaire qu’induisait la rédaction proposée par le Gouvernement, l’Assemblée nationale a adopté, à l’initiative de la députée Maïna Sage, un amendement ([1068]) mentionnant la « mise à contribution » de la Polynésie française. Cette expression reflète plus fidèlement, aux yeux de nombreux députés issus de tous les groupes de l’Assemblée nationale, la réalité vécue par les Polynésiens entre les années 1960 et 1990, contraints et forcés par la France d’accueillir et de subir les essais organisés sur leur propre territoire. Les débats furent vifs sur cette nouvelle formulation puisque, dans un premier temps, tant la ministre des Outre-mer Annick Girardin, que le rapporteur du texte Guillaume Vuilletet s’y opposèrent ; après de longs débats et une brève suspension de séance, le rapporteur donne finalement un avis favorable, le Gouvernement un avis de sagesse, conduisant à l’adoption de l’amendement de Maïna Sage à l’unanimité des députés présents.
Pour autant, cette inscription novatrice dans le droit présente un caractère purement symbolique. Dans sa décision rendue le 27 juin 2019, le Conseil constitutionnel considère en effet que l’ajout opéré à l’article 6-1 de la loi organique du 27 février 2004 relève de la loi ordinaire ([1069]), le Conseil d’État ayant préalablement précisé que cette disposition était dépourvue de toute valeur normative ([1070]). Au-delà de ces interrogations juridiques, il conviendrait dorénavant de consacrer, sans ambiguïté et avec lucidité, la reconnaissance par l’État de l’épreuve que constitue l’organisation des essais nucléaires, et des souffrances endurées par l’ensemble des Polynésiens.
Cette intention peut se décliner de plusieurs manières. L’anthropologue Bruno Saura insiste sur l’exigence de bonne foi attachée à cette démarche qui engage directement la crédibilité de la parole politique :
« Je ne pense pas que cette dette, à la fois financière et morale, puisse être soldée un jour. Quels que soient la somme offerte ou le nombre de demandes de pardon, elle est vouée à rester perpétuelle. Elle concerne non seulement les Polynésiens, mais aussi toutes les personnes contaminées, quelle que soit leur origine. Les Polynésiens auraient souhaité que le Président de la République présente des excuses lors de sa visite en 2021, au lieu de se contenter d’assumer les faits. Une excuse tardive est sans doute préférable à une absence totale d’excuse, mais elle se doit d’être sincère […] Même si présenter ses excuses ne suffira probablement pas, cela n’en demeure pas moins une étape indispensable. Toutefois, il est essentiel de ne pas s’enfermer dans une culture de la dette, qui engendre également une culture de la dépendance ». ([1071]) Ces propos sont toutefois fortement nuancés par le Président de la Polynésie française Moetai Brotherson qui, à l’occasion du déplacement d’une délégation de la commission d’enquête en Polynésie française et lorsqu’il est interrogé sur la réception que recevrait une demande de pardon au nom de la République, répond : « Ça me paraîtrait naturel et ce pardon serait accepté par les Polynésiens, pas seulement par moi » ([1072]). Sans indiquer qu’un pardon sincère serait suffisant à réparer les conséquences qui le justifieraient, le Président semble indiquer qu’il pourrait être une étape : précisément pour pouvoir passer à autre chose et non pour y enfermer une mauvaise conscience nationale.
La demande de pardon ne doit donc pas s’inscrire dans une logique de repentance éculée mais bien permettre aux Polynésiens de surmonter les traumatismes auxquels ils ont été et demeurent confrontés aujourd’hui. Tamatoa Tepuhiarii explique ainsi la honte que ressent une partie d’entre eux, notamment les plus anciens, d’avoir participé à une entreprise dont les conséquences néfastes ont été volontairement négligées, voire dissimulées à la population :
« […] La plupart de nos parents, de nos ancêtres, se sentent coupables d’avoir participé à l’histoire des explosions nucléaires ici à Ma’ohi nui, à leur organisation. Comment appréhender ce sentiment de honte et de culpabilité ? Comment comprendre l’impact émotionnel et psychologique de ce passé, et le sentiment de responsabilité après l’abandon de la théorie des “ essais propres ” et la reconnaissance des conséquences environnementales et sanitaires des explosions ? » ([1073]).
Face à ce constat, l’attitude des autorités françaises reste en-deçà des attentes exprimées par de nombreux Polynésiens. À ce titre, Roselyne Bachelot estime que le discours officiel devrait encore évoluer :
« Que les Polynésiens aient participé de façon éminente à la constitution d’une force nucléaire française, c’est tout à fait évident. En tant que citoyenne, il me paraît indispensable que la communauté nationale leur témoigne sa reconnaissance. Je dois ajouter que certains de ceux qui se posaient la question de l’utilité de cette force ont été amenés à revoir leur position. D’où une reconnaissance qui pourrait être plus explicite ». ([1074])
Interrogé sur la possibilité que l’État présente des excuses à la Polynésie française, le ministre d’État des Outre-mer répond : « À titre personnel, je n’y vois aucun problème. Mais l’État, ce n’est pas moi ! Sur un dossier aussi sensible, seul le Président de la République pourrait, au nom de la continuité de l’État et compte tenu des choix effectués par ses prédécesseurs, décider d’accomplir un tel geste. » ([1075]).
Ces déclarations ont immédiatement eu un important écho dans la presse polynésienne ([1076]). Votre rapporteure considère que le temps des remerciements est révolu ; la France a plus que jamais le devoir d’assumer son passé, le cas échéant en reconnaissant ses fautes à l’égard de la Polynésie française, sans nier leur réalité, ni minorer leur ampleur. C’est à cette condition que la réconciliation des mémoires pourra véritablement advenir, dans le respect de la vérité historique, aussi complexe soit-elle.
Recommandation n° 39 : Inscrire dans la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française une demande de pardon sincère et sans repentance de la Nation à l’égard de la Polynésie française pour y avoir effectué 193 essais nucléaires dans les conditions qui furent les leurs.
En outre, certains actes pourraient utilement matérialiser cette demande de reconnaissance, à l’instar de la délivrance d’une distinction honorant les vétérans civils et militaires du CEP.
b. Des actes nécessaires : l’octroi du titre de reconnaissance de la Nation (TRN) et du restant dû des pensions aux vétérans du CEP
Créé par la loi n° 67-1114 du 21 décembre 1967 de finances pour 1968, le titre de reconnaissance de Nation (TRN) vise initialement à honorer les militaires « ayant pris part aux opérations d’Afrique du Nord » ([1077]). Désormais étendu aux personnels civils ayant participé à des opérations extérieures ([1078]), le TRN permet à ses récipiendaires de bénéficier des aides de solidarité, de reconnaissance et de réparation par l’Office national des combattants et des victimes de guerre ainsi que d’une rente mutualiste fiscalement avantageuse. Il autorise le port de la médaille de reconnaissance de la Nation et octroie le privilège de recouvrir le cercueil du défunt d’un drap tricolore. ([1079])
L’attribution du TRN est actuellement régie par les articles D. 331-1 à R. 331-5 du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre (CPMIVG) :
Dispositions règlementaires du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre (CMPIVG) encadrant la délivrance du TRN
Article D. 331-1
Le titre de reconnaissance de la Nation est attribué par le directeur général de l’Office national des combattants et des victimes de guerre aux militaires des forces armées françaises et aux personnes civiles, ayant servi pendant au moins quatre-vingt-dix jours dans une formation ayant participé aux conflits, opérations ou missions mentionnés au titre Ier du présent livre ou ayant séjourné en Indochine entre le 12 août 1954 et le 1er octobre 1957.
Pour l’application du précédent alinéa, peuvent présenter une demande auprès du service compétent au titre de l’article R. 347-4 :
1° Les militaires ou les personnes civiles intéressés ;
2° En cas de décès des personnes mentionnées au 1°, leurs ayants cause mentionnés aux 1° à 7° de l’article L. 521-2 ;
3° Le ministre de la défense ou, pour les militaires de la gendarmerie nationale, le ministre de l’intérieur.
Article D. 331-2
En ce qui concerne les membres des forces supplétives françaises, le titre de reconnaissance de la Nation est délivré aux personnes ayant servi dans une formation stationnée en Algérie, au Maroc ou en Tunisie pendant au moins quatre-vingt-dix jours et durant les périodes suivantes :
1° Du 31 octobre 1954 au 2 juillet 1962 inclus pour les opérations d’Algérie ;
2° Du 1er juin 1953 au 2 juillet 1962 inclus pour celles du Maroc ;
3° Du 1er janvier 1952 au 2 juillet 1962 inclus pour celles de Tunisie.
Les dispositions des alinéas précédents sont également applicables aux personnes civiles ayant pris part en Afrique du Nord aux mêmes opérations durant les mêmes périodes. Un arrêté fixe la liste des formations auxquelles les intéressés doivent avoir appartenu.
Article D. 331-3
Le délai de quatre-vingt-dix jours n’est pas exigé des demandeurs évacués pour blessure reçue ou maladie contractée pendant les périodes au cours desquelles ils ont participé aux conflits, opérations ou missions mentionnés au présent chapitre.
Article R. 331-4
La carte du combattant ouvre droit, sans autre condition à la délivrance du titre de reconnaissance de la Nation.
Article R. 331-5
Le titre de reconnaissance de la Nation prend la forme d’un diplôme revêtu de la signature du ministre chargé des anciens combattants et victimes de guerre. Il est adressé aux attributaires par l’Office national des combattants et des victimes de guerre.
Sollicité de longue date afin d’élargir le champ des bénéficiaires du TRN aux vétérans des campagnes d’essais nucléaires réalisés au Sahara et en Polynésie, le ministère des Armées a constamment maintenu sa position de refus dont, entre autres exemples, la réponse ministérielle du 28 décembre 2017, explicite les motifs :
« À compter du 2 juillet 1964, les troupes présentes en Algérie jusqu’en 1967 n’ont pas pris part à un conflit mais ont été déployées dans le cadre de l’application des accords d’Évian, qui prévoyaient la conservation par la France d’un certain nombre d’installations militaires pendant une durée limitée. Les personnels concernés, parmi lesquels ceux ayant servi sur les sites des essais nucléaires après le 1er juillet 1964, n’ont en conséquence pas vocation au TRN qui repose sur une notion d’opérations ou de conflits. De la même façon, les personnes ayant pris part aux campagnes d’expérimentations nucléaires au Centre d’expérimentation du Pacifique, en Polynésie française, n’ont à aucun moment participé, sur ce territoire, à une opération ou à un conflit les exposant à un risque d’ordre militaire. Le TRN ne peut en conséquence leur être délivré. Le Gouvernement n’envisage pas de modifier la réglementation dans ce domaine ». ([1080])
Considérant que les essais nucléaires effectués au Sahara et en Polynésie ne relèvent pas d’une opération extérieure ou de la participation à un conflit, le ministère des Armées confirme que les vétérans du CEP (civils comme militaires) n’ont donc pas vocation à obtenir le TRN, ce que Patricia Mirallès, ministre déléguée chargée de la mémoire et des anciens combattants, a rappelé lors de son audition :
« Le Titre de Reconnaissance de la Nation est accordé aux personnes ayant participé à l’un des conflits armés majeurs auxquels la France a pris part. Or les essais nucléaires en Polynésie ont été réalisés sur le territoire national, en temps de paix. Le Gouvernement n’envisage pas de remettre en cause la logique du TRN pour en permettre l’octroi aux personnes ayant participé aux essais nucléaires. Une telle décision irait à l’encontre de la politique de reconnaissance des anciens combattants, dont la raison d’être est l’activité en zone de conflit ». ([1081])
En conséquence, la reconnaissance symboliquement consentie par les pouvoirs publics a seulement pris la forme d’une médaille de la Défense nationale avec l’agrafe « Mururoa Hao » initialement attribuée aux seuls militaires affectés à compter de 1981 sur le site de Moruroa ([1082]). Suivant la décision prise en janvier 2021 par Geneviève Darrieussecq ([1083]), alors ministre déléguée auprès de la ministre des Armées, la médaille de la Défense nationale avec l’agrafe « Essais nucléaires » peut désormais être décernée à toutes les personnes (y compris donc aux civils) « qui justifient par tout moyen avoir participé de manière effective aux missions liées au développement de la force de dissuasion nucléaire » ([1084]) au Sahara et en Polynésie. Ainsi, le Gouvernement précise que « la Nation témoigne sa reconnaissance à tous ceux qui ont contribué à l’édification de la force de dissuasion nucléaire, clé de voûte de la sécurité de la France » ([1085]). Selon les chiffres communiqués par la ministre Patricia Mirallès, 3 885 vétérans ont à ce jour bénéficié de cette médaille avec agrafe « Essais nucléaires ».
Lors de son audition, le ministre des Armées Sébastien Lecornu a exprimé sa volonté d’inclure l’ensemble des personnels ayant indirectement travaillé pour le CEP parmi les potentiels récipiendaires :
« Je crois comprendre qu’un certain nombre de civils, que j’appellerai les “ vétérans indirects ”, pas nécessairement salariés du Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP) mais qui ont pu être en deuxième rideau et concourir, d’une manière ou d’une autre, à la réussite des campagnes d’essais, pourraient voir instruire leur dossier de demande de décoration. J’y suis favorable […] Si des personnalités civiles ayant concouru plus indirectement aux campagnes d’essais méritent récompense, je suis prêt à l’étudier, puisque cette décoration est attribuée sous ma délégation de signature ». ([1086])
Geneviève Darrieussecq estime que l’État a même vocation à développer un plan d’action afin de retrouver l’ensemble de ces « vétérans de seconde ligne », en dépit de la complexité recherches, plusieurs décennies après le démantèlement du CEP : « Nous devons effectivement aller plus loin dans la communication mais, malgré nos efforts, les résultats restent souvent modestes. La difficulté réside néanmoins dans l’identification des civils ayant travaillé sur les sites concernés, notamment lorsqu’ils étaient employés par des sous-traitants ou lorsqu’ils ont réalisé des missions indirectes. Je suis incapable de vous dire comment les contacter, hormis s’ils disposent d’une attestation de travail d’entreprises ayant opéré sur ces sites. Ces travailleurs doivent être recherchés, car il est important de leur attribuer cette reconnaissance ».([1087])
Le 3 janvier 2025, votre rapporteure a auditionné deux anciens travailleurs qui ont œuvré sur Moruroa dès l’année 1963. L’un d’eux, Papa Utia, a participé à la construction des infrastructures (bâtiments, quais, routes) sur l’atoll jusqu’en 1966. Il travaille ensuite comme capitaine d’une vedette, qui servait au transport des personnels d’un motu à l’autre de l’atoll pendant cinq ans. Originaire de l’atoll de Anaa, aux Tuamotu, il est recruté par « le CEA puis le CEP », embarqué sur l’aviso escorteur Francis Garnier à 28 ans, avec une trentaine de jeunes hommes de son île. Toujours payé « en liquide », Papa Utia, aujourd’hui âgé de 90 ans, se souvient difficilement au début de l’audition et puis tout lui revient : « le bateau militaire s’appelait Francis Garnier…, j’ai été chef d’équipe sur le quai…, j’ai conduit les vedettes pour transporter les travailleurs très tôt le matin…on nous payait toujours en liquide ». Faute de relevé de carrière, ni pension, ni reconnaissance ne lui ont jamais été attribuées. La reconnaissance ne s’incarne pas seulement dans des titres honorifiques, si les tâches qui les justifient, ne sont pas par ailleurs soldées. La reconnaissance honorifique doit donc s’accompagner d’une reconnaissance sociale.
Recommandation n° 40 : Mettre en place une mission d’identification des civils ayant travaillé sur les sites concernés, pour le CEA-CEP, ou lorsqu’ils étaient employés par des entreprises en sous-traitance ou lorsqu’ils ont réalisé des missions indirectes, faire reconnaître, au besoin, leurs années de travail pour le CEA-CEP, au besoin, grâce à des témoignages et leur attribuer une pension de retraite et une indemnisation, pour ceux d’entre eux qui n’ont pas reçu de pension.
Pour autant, un pas supplémentaire doit être franchi afin de garantir une reconnaissance par l’État des mérites et du dévouement exceptionnels des personnels civils et militaires du CEP.
Les vétérans auditionnés par la commission d’enquête ont unanimement revendiqué l’obtention du TRN au titre de leur expérience au CEP, à l’image de Yannick Lowgreen :
« Nous nous battons également afin d’obtenir une juste reconnaissance de la Nation pour les vétérans ayant travaillé sur les atolls de Moruroa, Fangataufa et Hao. Je ne crois pas que beaucoup d’entre eux aient demandé la médaille de la Défense nationale, qui n’a aucune valeur pour nous comme vous l’a dit un des membres de l’Aven (Association des vétérans des essais nucléaires) que vous avez auditionnés. Par ailleurs, ce n’est pas l’échelon or, mais bronze, avec agrafe, de cette médaille qui peut nous être décernée. Elle ne nous apporte rien contrairement au titre de reconnaissance de la Nation (TRN), au sujet duquel nous attendons des députés qu’ils modifient les règles d’attribution […] Nous ne sommes pas reconnus par l’État actuellement : c’est à se demander si nous sommes des Français à part entière ou entièrement à part ! […] Nous ne voulons pas une médaille en chocolat, mais le titre de reconnaissance de la Nation ! ». ([1088])
Christian Lombardo, président de la FNOM, souligne la nécessité de prévoir une distinction à la hauteur des sacrifices réalisés par les vétérans : « Un grand nombre de nos adhérents ont participé aux essais nucléaires. Ce qui leur manque surtout, c’est une reconnaissance. Il y a quelques années, on leur a offert la médaille de la Défense nationale avec l’agrafe de spécialité “ Essais nucléaires ” ; ce n’est pas ça qu’ils réclament ! Ils veulent quelque chose de plus fort. On a pensé au “ Titre de reconnaissance de la Nation ” (TRN) mais ses conditions ne s’appliquent pas à eux […] Nos anciens réclament donc juste un peu de reconnaissance parce qu’ils ont fait quelque chose d’important et qu’ils sont allés au bout de leur engagement, et ce au péril de leur vie ». ([1089])
Christian Percevault, vétéran entendu par notre commission d’enquête, considère également que la médaille de la Défense nationale n’est pas suffisante compte tenu du rôle exercé par l’ensemble des personnels du CEP : « Notre contribution à la grandeur de la France est indéniable. C’est grâce à notre engagement que notre pays occupe une place importante au sein de l’ONU en tant que puissance dotée de l’arme nucléaire. Il est donc profondément injuste et déshonorant que notre reconnaissance se limite à une simple médaille de bronze, la distinction la plus basse qu’on puisse nous donner. Pour nous qui avons tant donné, cette reconnaissance est nettement insuffisante ». ([1090])
Votre rapporteure comprend et partage les souhaits conjointement exprimés par Yannick Lowgreen, Jean-Luc Moreau et Christian Percevault. S’il implique l’élargissement des critères prévus au niveau réglementaire, l’octroi du TRN aux vétérans du CEP n’ouvrirait aucune « boîte de Pandore » compte tenu de la délimitation du vivier des potentiels récipiendaires. Alors que le nombre de vétérans diminue chaque année, il est tout à fait légitime d’étendre à ces derniers le bénéfice du TRN, ce qui permettrait enfin de traduire dans les actes la reconnaissance que les pouvoirs publics proclament dans les mots.
Recommandation n° 41 : Modifier les articles D. 331-1 et suivants du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre (CPMIVG) afin d’octroyer le titre de reconnaissance de la Nation (TRN) aux vétérans civils et militaires du CEP.
2. L’enseignement du fait nucléaire en Polynésie française : le souvenir contre l’oubli
Lors du déplacement d’une délégation de la commission en Polynésie, nous avons rencontré presque une centaine d’élèves au sein du lycée Samuel Raapoto à Arue afin de leur parler du but de notre commission d’enquête et de les interroger sur leur ressenti à l’égard des essais nucléaires ([1091]). Les membres de la commission se sont aperçus de la profonde méconnaissance que les jeunes Polynésiens avaient de leur propre histoire, les essais nucléaires ayant certes parfois été évoqués au sein de leurs familles, mais toujours avec retenue et un certain sens du secret. Au cours de nos échanges, le Président Didier Le Gac leur a révélé que, même en France, les élèves ne connaissaient pas cette période de notre histoire ; il a alors posé la question de savoir si, selon ces élèves polynésiens qui, pour la plupart étaient âgés de treize à seize ans, il convenait également de leur enseigner ce pan de l’Histoire de France. Et à cette question, une jeune fille prénommée Anakena répondit d’une voix claire : « Bien sûr ! Et pour une raison simple : on apprend tout le temps la leur ! ». Rarement durant ce déplacement nous aurons entendu parole si forte, si sincère et si vraie, reflétant exactement les immenses progrès qu’il convient d’accomplir sur le travail de mémoire relatif aux essais qu’il convient de mener tant en Polynésie française qu’en France hexagonale.
À ce titre, la réconciliation des mémoires suppose, d’une part, de renforcer l’enseignement du fait nucléaire en Polynésie et, d’autre part, de mener à bien des initiatives concrètes permettant à chacun de s’approprier ce pan de notre Histoire.
a. Instruire les jeunes générations de l’histoire du fait nucléaire
Conformément à la loi organique du 27 février 2004, le Pays dispose d’une compétence de principe ([1092]) en matière de politique éducative. Celle-ci s’exerce à travers la définition de l’organisation et du fonctionnement de l’enseignement scolaire et supérieur, s’agissant notamment de l’élaboration des programmes éducatifs. L’État assure un contrôle pédagogique dans le cadre de l’obtention des diplômes nationaux. La convention État - Pays n° 99-16 du 22 octobre 2016 régit les modalités de la coopération entre le ministère polynésien de l’éducation et le vice-rectorat représentant l’État jusqu’en 2026. Elle prévoit à cette fin une pluralité d’actions liées au format des évaluations ou à des questions pédagogiques telles que l’enseignement du fait nucléaire. ([1093])
Ce sujet a longtemps été traité de façon superficielle dans les manuels scolaires, comme le déplorait il y a une dizaine d’années Roland Oldham, fondateur de l’association Moruroa e Tatou : « Dans les livres scolaires d’histoire, encore utilisés aujourd’hui dans les écoles, il n’y a qu’une page sur les essais nucléaires vantant le développement économique généré par l’argent de la bombe (…) Donc il y a une machine de propagande qui est très puissante » ([1094]). Pourtant, selon Tevaerai Puarai, un besoin de connaissance s’exprime au sein des jeunes générations : « La jeunesse est souvent associée à l’ignorance ; nous pensons au contraire qu’elle a soif de connaître son histoire et qu’elle est prête à se lever pour son peuple et pour son pays » ([1095]). Manatea Taiarui, doctorant en Histoire, précise également que « les étudiants montrent un vif intérêt pour le sujet du nucléaire lors des cours magistraux et des travaux dirigés, allant jusqu’à s’enquérir des possibilités de faire des thèses sur ce thème ». ([1096]) C’est également ce qu’a rappelé l’historien Dominique Mongin lors de son audition devant la commission, lui qui a été le premier en France à avoir rédigé une thèse sur l’histoire du nucléaire. Consacrée à « La genèse de l’armement nucléaire français (1945-1958) », elle avait été soutenue en 1991 sous la direction du grand spécialiste des relations internationales Maurice Vaïsse. Ce dernier nom est particulièrement connu dans l’enseignement du fait nucléaire en France puisqu’à partir du milieu des années 1980, c’est lui qui a présidé en France le Groupe d’études françaises d’histoire de l’armement nucléaire (GREFHAN), un groupe indépendant étudiant l’histoire de l’armement nucléaire en général, pas seulement de l’armement français. Dominique Mongin rappelle ainsi que « Ce groupement constituait la branche française du Nuclear History Program, une initiative internationale lancée par l’Allemagne de l’Ouest, à une époque marquée par un fort mouvement pacifiste en réaction à la crise des euromissiles. Cette initiative, initialement ouest-allemande, américaine, britannique et française, ne bénéficiait d’aucun financement du côté français. Les seuls soutiens financiers provenaient de fondations américaines et ouest-allemandes, ce qui nous a permis de mener des travaux intéressants et indépendants sur le sujet. » ([1097])
Puis, au milieu des années 2010, dans un contexte géopolitique extrêmement troublé (annexion de la Crimée par la Russie, nombreuses crises migratoires, attentats djihadistes perpétrés en France et plus largement en Europe, première élection de Donald Trump à la présidence américaine…), des chercheurs ont créé au sein de l’École normale supérieure (Ulm) le CIENS (Centre interdisciplinaire d’études sur le nucléaire et la stratégie, devenu depuis le Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques). Le CIENS, où les premiers cours ont eu lieu à partir de la rentrée 2016, est une plateforme de recherche et d’enseignement, consacrée au nucléaire de défense et aux questions stratégiques au sens large (incluant les enjeux cyber, l’espace extra-atmosphérique, l’intelligence artificielle et les manipulations de l’information, le contrôle des armements et désarmement, la pensée stratégique etc.) ([1098]). De fait, il est évident que le fait nucléaire intéresse aujourd’hui les étudiants et a permis la mise en place de programmes très intéressants, donnant lieu à de multiples échanges avec des universités ou organismes français et étrangers. À ce titre, votre rapporteure souhaite également mentionner le « Programme d’étude des savoirs nucléaires » (Nuclear Knowledges), anciennement dénommé « Chaire d’excellence en études de sécurité », créé au sein du CERI (Centre de recherches internationales), qui dépend de Sciences Po Paris, par le professeur Benoît Pélopidas, que la commission a d’ailleurs auditionné dès le mois de janvier 2025. Ce programme est important puisque c’est le premier programme universitaire français de recherche indépendant sur le phénomène nucléaire ; il se consacre principalement à l’étude de la construction des savoirs au sujet des armes nucléaires, leurs fondements institutionnels, conceptuels, imaginaires et mémoriels, ce qui passe par une redéfinition de la vulnérabilité nucléaire dans ses dimensions matérielles, mais aussi épistémiques et politiques ([1099]). L’enseignement du fait nucléaire a donc incontestablement connu de récents progrès même si Dominique Mongin regrette que cette histoire des essais ne soit pas replacée dans « le contexte plus large de la dissuasion nucléaire française. Nous devons nous interroger sur les raisons qui ont poussé la France à mener ces essais, sur les modalités de leur réalisation, mais aussi sur les raisons pour lesquelles elle n’en effectue plus aujourd’hui. Ces questions, parfois négligées par les chercheurs, sont fondamentales » ([1100]).
De son côté, l’anthropologue Bruno Saura estime que l’enseignement du fait nucléaire doit être davantage approfondi à l’Université, sans devoir néanmoins se limiter aux seules études supérieures : « les jeunes générations ne sont pas très informées sur la question des essais nucléaires, en partie à cause du système éducatif, qui a tendance à éluder le sujet, de l’école élémentaire jusqu’à l’université. Au lycée, on évoque un peu cette question dans le cadre des enseignements sur l’histoire et la mémoire, en vue de la préparation du baccalauréat. À l’université, la filière qui devrait s’y intéresser le plus est la licence d’histoire. Cependant, ce cursus étant orienté vers l’obtention du certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES), toute heure destinée à l’enseignement de l’histoire polynésienne entraîne un retard sur le reste du programme consacré à la Grèce antique, au Moyen Âge ou à l’histoire moderne et contemporaine » ([1101]).Yannick Pincé estime pour sa part que le problème est davantage dû au caractère restreint de la recherche menée sur ces thématiques ; ainsi a-t-il expliqué lors de son audition conjointement avec le professeur Mongin, que « Je peux affirmer que l’enseignement de ces questions est quasi inexistant dans le secondaire français et, lorsqu’il est abordé, il est mal traité. Cela s’explique principalement par la méconnaissance de nos collègues des travaux d’histoire nucléaire, due au nombre restreint de chercheurs. » ([1102])
Au cours des dernières années, des progrès ont tout de même été réalisés grâce à un travail collectif mené en bonne intelligence par les autorités polynésiennes et les services de l’État. Yolande Vernaudon observe ainsi que « le ministère polynésien de l’éducation, la direction générale de l’éducation et de l’enseignement (DGEE) et le vice-rectorat se sont alors pleinement saisi de la question. Depuis 2018, ils développent un programme éducatif sur le fait nucléaire. Nous restons partenaires, mais c’est leur expertise et leur savoir-faire pédagogique qui permettent de développer ce projet, dont ils assurent la responsabilité » ([1103]). Si, d’après ce que les membres de la délégation de la commission qui se sont rendus en Polynésie en mars 2025 ont appris, les professeurs polynésiens ont souvent tendance à s’autocensurer sur le sujet des essais nucléaires, témoignant à la fois d’une insuffisance des outils pédagogiques existants et de la vivacité de la douleur que ce sujet continue de provoquer au sein de la société polynésienne, il faut néanmoins insister sur certaines initiatives qui ont permis à des établissements polynésiens d’inviter ou de dialoguer à distance avec des chercheurs hexagonaux. À ce titre Dominique Mongin a précisé à la commission d’enquête dans quel cadre il avait été amené à intervenir notamment dans un collège de Faa’a où, grâce au travail réalisé par les professeurs qui « avaient remarquablement préparé leurs élèves, [cette expérience] a donné lieu à des échanges intéressants. » ([1104]). Face au risque d’un traitement académique encore trop « factuel et fragmenté » ([1105]) d’un sujet que Bruno Saura qualifie de « dur » et d’« austère » ([1106]), Yvette Tommasini, Olivier Apollon, Yves-Marie Verhoeve et Tevaite Gutierrez-Guillen rappellent opportunément que « l’enseignement du fait nucléaire recouvre un enjeu social et sociétal majeur ; l’École, espace de construction de l’individu et du citoyen, ne peut en faire l’économie ». ([1107])
Selon votre rapporteure, la sensibilité particulière et la dimension globale du fait nucléaire en Polynésie constituent un triple défi.
Premièrement, la mise à disposition d’archives documentaires et cinématographiques doit se poursuivre, notamment grâce à l’action de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD) du ministère des Armées ([1108]). Stimulant la recherche et l’enseignement, l’élaboration de travaux universitaires et l’organisation de colloques consacrés au fait nucléaire contribuent à la diffusion des connaissances et à la publicité de ce sujet vis-à-vis des citoyens, en dépit d’échos médiatiques hélas insuffisants.
Deuxièmement, la nécessaire pédagogie autour des essais nucléaires réalisés en Polynésie française doit continuer de présenter un aspect pluridisciplinaire. Ces questions peuvent ainsi être abordées sous plusieurs angles, s’agissant aussi bien de l’histoire-géographie ([1109]), des sciences naturelles, des sciences économiques et sociales, de l’éducation aux médias et à l’information ou de l’enseignement civique et moral. Cette transversalité permet aussi de déjouer le piège des caricatures et du manichéisme ([1110]) en renforçant la contextualisation et la problématisation de ce sujet, dont Renaud Meltz souligne son caractère « très polarisé » ([1111]). Patricia Mirallès rappelle également l’intérêt de fournir aux enseignants une formation adaptée afin de leur permettre de remplir les missions qui leur incombent à l’égard des élèves et des étudiants : « Pour qu’ils puissent jouer pleinement leur rôle dans la transmission de la mémoire, ils doivent en avoir les moyens. Le ministère de l’Éducation polynésien travaille sur le sujet avec le vice-rectorat dans le cadre du groupe de travail “ Enseigner le fait nucléaire en Polynésie française ” » ([1112]).
La multiplicité des sources, à l’image des nombreux témoignages recueillis auprès de la population polynésienne et des vétérans, représente une véritable richesse pour appréhender la diversité des opinions et des approches en la matière.
En troisième et dernier lieu, s’il doit bien sûr se développer au sein des écoles et établissements polynésiens, l’enseignement du fait nucléaire a aussi vocation à être généralisé dans le cadre des études secondaires et supérieures sur le territoire hexagonal. Encore trop largement ignorée en hexagone ou sujette à de nombreux stéréotypes, l’histoire des Outre-mer doit faire l’objet d’une attention renouvelée. Pour Yolande Vernaudon, il serait en effet « pertinent d’inclure plus largement les Outre-mer français dans l’enseignement de l’histoire de France et de la géographie. Il est épuisant de relever, dans le cadre de discussions informelles, combien nombre de gens confondent Tahiti et Haïti, ou combien perdurent certains stéréotypes humiliants et persistants à l’égard des outre-mer. Par exemple, l’idée que les Océaniens manquent de profondeur ou de capacité à se projeter dans l’avenir. Or ces clichés seraient probablement moins ancrés dans l’esprit des Français hexagonaux si un minimum d’enseignement de l’histoire et de la géographie était consacré aux outre-mer, dont une partie dédiée à la question du fait nucléaire, bien sûr ». ([1113])
Selon Geneviève Darrieussecq, l’acquisition de ces connaissances pourrait utilement s’articuler avec la sensibilisation de la jeunesse aux enjeux militaires, s’agissant en particulier de la dissuasion nucléaire ([1114]) dont l’actualité rappelle la prégnance :
« Un travail devrait être effectué, avec le ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, pour y intégrer cette période, qui relève presque de l’histoire contemporaine et n’est pas suffisamment enseignée dans les détails. Nous avons besoin d’acculturer notre jeunesse aux enjeux de Défense nationale. Dans le contexte géopolitique actuel, notre jeunesse doit savoir comment notre pays se défend et connaître les acteurs impliqués ainsi que les moyens déployés, dont la dissuasion nucléaire fait partie. Il est essentiel d’expliquer à notre jeunesse que la dissuasion nucléaire est le fruit d’un long processus, ayant nécessité de nombreux essais et mobilisé un grand nombre d’ingénieurs et de personnels sur une période de vingt ans. Cette force nous protège, mais a nécessité que la Polynésie française participe, impactant parfois durement ses habitants et son environnement ». ([1115])
À ce titre, Sébastien Lecornu, ministre des Armées, a évoqué la nécessaire évolution de la journée défense citoyenneté (JDC), ce qui permettrait notamment d’intégrer à son programme les essais nucléaires effectués en Algérie et en Polynésie française :
« Je suis en train de réformer la journée défense citoyenneté (JDC), l’ancienne journée d’appel de préparation à la défense nationale (JAPD), survivance des obligations de service national, car elle ne correspond plus aux besoins. Je considère que cette journée n’est pas là pour faire le boulot de l’école ou des parents : si elle relève des crédits du ministère des Armées, c’est qu’elle doit répondre à un besoin de compréhension de la chose militaire. Je suis notamment favorable à ce qu’on y aborde les essais et la reconnaissance que l’on doit à la Polynésie. Sans la Polynésie française et sans les premiers essais en Algérie, nous n’aurions pas notre dissuasion nucléaire et les programmes de simulation qui vont avec. En instruire 800 000 jeunes par an est une proposition que je peux formaliser pour la commission d’enquête ». ([1116])
Votre rapporteure considère que ces réflexions doivent se concrétiser sur le plan académique pour rendre accessible la complexité du fait nucléaire et de son héritage aux jeunes générations, aussi bien en Polynésie française que dans l’Hexagone, et pas seulement à l’attention des étudiants du supérieur, qui plus est, dans les institutions les plus privilégiées. De nature pluridisciplinaire, son enseignement lors des études secondaires et supérieures constitue le meilleur moyen de comprendre cette période de notre Histoire commune pour garantir un dialogue lucide et apaisé, au-delà des émotions légitimes qu’elle suscite encore aujourd’hui.
Recommandation n° 42 : Renforcer l’enseignement pluridisciplinaire du fait nucléaire dans l’enseignement secondaire et supérieur en Polynésie et dans l’Hexagone.
b. Créer véritablement les conditions d’une mémoire partagée
i. La conduite d’une réflexion indépendante sur ces enjeux mémoriels
Bien que l’État et les autorités polynésiennes aient un rôle majeur à jouer pour favoriser l’enseignement et la connaissance du fait nucléaire au sein de l’ensemble de la population, l’Histoire n’a pas vocation à être « écrite » par les pouvoirs publics.
Dans cette perspective, il conviendrait de solliciter le concours d’historiens métropolitains et polynésiens afin d’étudier la mémoire du CEP, son héritage et les actions de reconnaissance susceptibles d’être mises en œuvre. Ce travail a déjà connu certaines avancées avec notamment la mise en ligne du Dictionnaire du Centre d’expérimentations du Pacifique, auquel le présent rapport s’est fréquemment référé ([1117]). Ce Dictionnaire, établi sous la responsabilité éditoriale du professeur Renaud Meltz a été initié par le Centre de recherches sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques (CRESAT, UR 3436, de l’Université de Haute-Alsace) avant d’avoir été porté par le SOSI (Suivi Ouvert des Sociétés et de leurs Interactions) « Observatoire des héritages du CEP » (qui dépend du CNRS), lui-même hébergé à la Maison des Sciences de l’homme du Pacifique (MSH-P) et au Centre Alexandre Koyré (EHESS). De nombreuses notices, en langue française et tahitienne, sont mises en ligne gratuitement, rédigées par les meilleurs spécialistes du moment, la masse d’informations ayant par ailleurs vocation à être enrichie au fil du temps. Il convient également de souligner le développement de toute une littérature sur le sujet des essais nucléaires en Polynésie, émanant d’institutions comme le CEA, ou d’historiens et d’observateurs aussi divers que Bruno Barrillot, Renaud Meltz, Grégoire Calley ou Florence Poirat ; la bibliographie citée en annexe du présent rapport témoigne largement de cette richesse scientifique.
Mais, votre rapporteure pense que, par ailleurs, il serait intéressant de demander la rédaction d’un rapport confié à une personnalité, sur le modèle de la mission effectuée par Benjamin Stora concernant les enjeux mémoriels autour de la guerre d’Algérie ([1118]), ou, de façon préférentielle, à un collectif de chercheurs, à l’instar de celui dirigé par Vincent Duclert sur la responsabilité de la France dans le génocide rwandais. À ce titre, votre rapporteure ne peut faire que siens les propos de Benjamin Stora qui souhaitait, par son rapport, « atténuer les blessures des deux côtés de la Méditerranée » (ici, des deux côtés du globe pourrait-on dire) et faire en sorte que l’histoire « soit connue et regardée avec lucidité. Il y va de l’apaisement et de la sérénité de ceux qu’elle a meurtris ».
Le rapport « Duclert » remis en mars 2021,
sur la responsabilité de la France dans le génocide rwandais
Une commission d’historiens dirigée par Vincent Duclert a remis, le 26 mars 2021, un rapport sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda en avril 1994. Ce rapport pointe des « responsabilités accablantes » pour la France mais souligne l’absence de complicité de génocide.
À la demande du chef de l’État Emmanuel Macron, une commission d’historiens a examiné l’implication militaire et politique de la France au Rwanda de 1990 à 1994. Ce rapport analyse le degré de responsabilité de la France dans la politique d’extermination menée par le gouvernement rwandais au pouvoir en avril 1994. Les membres de la commission ont mené un travail d’analyse notamment grâce à l’accès à des archives dont certaines étaient jusque-là classées secret-défense (archives présidentielles).
Trois missions ont été assignées à la commission par le Président de la République :
– poser un regard critique d’historien sur les sources consultées ;
– analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda de 1990 à 1994 ;
– contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsis.
Source : https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994
Le professeur Renaud Meltz souligne les avantages et inconvénients de recourir à cette « externalisation » de la réflexion mémorielle :
« Un premier avantage concerne les moyens humains que l’État mettrait à la disposition d’une telle structure. En effet, nous sommes face à une masse documentaire considérable, sans disposer en face d’une masse proportionnée de chercheurs. La création d’une telle commission représenterait sans nul doute une importante force de frappe. Un second avantage, qui n’est pas moindre, est qu’une commission nationale donne une visibilité à un fait historique et le fait entrer dans la mémoire nationale. Ainsi, la presse nationale se saisirait du sujet et contribuerait à faire avancer la recherche.
« Face à ces deux avantages, le seul inconvénient que je vois est la façon dont on s’y prendrait. Dans ce type de commission, un soupçon d’instrumentalisation par l’État et de volonté de laver le passé peut exister. Il ne faut donc pas se tromper dans la composition. Il ne faut pas non plus être idéalistes, car il y aura toujours des personnes qui se diront qu’elles auraient été plus compétentes que d’autres. C’est dans la modalité d’exécution qu’il faut être précautionneux ». ([1119])
Votre rapporteure considère que le format de la commission « Duclert » pourrait utilement inspirer la mise en place d’une structure similaire chargée de réfléchir à la mémoire du CEP. Ce travail devrait bien entendu répondre à une exigence de pluralisme et de transdisciplinarité afin de cerner avec acuité, et sans parti pris, la complexité des enjeux que soulève ce sujet. Ainsi, une telle commission contribuerait à l’ancrer dans le récit national tout en esquissant les pistes d’une réconciliation des mémoires, près de soixante ans après le début des essais nucléaires en Polynésie française.
Recommandation n° 43 : Mettre en place une commission d’historiens et de chercheurs pour mener un travail de fond centré sur l’étude de toutes les archives concernant la politique d’expérimentation nucléaire française en Polynésie française. Ce travail aura notamment vocation à constituer la matière historique nécessaire à l’enseignement du fait nucléaire et l’assise historique d’une mémoire commune.
ii. Le centre de mémoire Pū Mahara
L’appropriation par les citoyens de l’histoire des essais nucléaires implique de construire un lieu dédié à la transmission de la mémoire, comme l’a proposé dès 2006 le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée de la Polynésie française. Dans cet objectif, l’État a cédé gratuitement au Pays en 2018 ([1120]) un terrain sur lequel un centre de mémoire doit être bâti. Cette initiative constitue le « vecteur mémoriel adéquat » ([1121]), selon les mots de l’ancienne ministre des Outre-mer George-Pau Langevin, pour favoriser la « patrimonialisation » du CEP. Geneviève Darrieussecq souligne ainsi « l’importance cruciale de sa création à Papeete, car il permettrait de préserver la mémoire vivante de cette période ». ([1122])
Ce projet, que Bruno Saura estime « urgent de faire avancer » ([1123]), n’a toujours pas été finalisé à ce jour, en raison de diverses difficultés de pilotage. Pourtant, Patrice Bouveret rappelle à juste titre que « les victimes ont besoin d’un lieu où partager leurs expériences et les transmettre aux générations futures. Il ne s’agit pas simplement de documenter les aspects techniques des essais, mais de véritablement préserver le vécu des Polynésiens ainsi que du personnel militaire et civil. Ce projet rencontre visiblement des obstacles importants dans sa mise en œuvre. Or, il est anormal que la concrétisation d’une initiative aussi importante pour la mémoire collective prenne autant de temps […] ». ([1124])
Il souligne aussi la nécessité d’une démarche citoyenne afin de mettre en œuvre cette ambition : « Le centre de mémoire devrait être géré par les populations concernées, en partant de leurs expériences et en impliquant les associations, plutôt que d’être uniquement le fruit d’une concertation entre les Gouvernements polynésien et français. C’est par ce biais que l’apaisement pourra advenir ». ([1125])
Dans sa contribution écrite remise à la commission d’enquête, le Haut-Commissaire Éric Spitz précise que « le Pays est le seul maître d’ouvrage et décisionnaire pour le projet » et que « l’État intervient en soutien, mais ne prend pas part aux décisions et arbitrages sur le contenu de ce lieu ». ([1126])
Relancée en 2021, la poursuite de ce projet a donné lieu à la création en août 2024 d’un conseil scientifique composé de 28 personnalités issues du monde universitaire et de la recherche, de l’éducation ou encore de la culture afin de déterminer le « contenu à intégrer dans le centre [de mémoire] » ([1127]). Si son inauguration ne devrait pas intervenir avant 2030 ([1128]), le conseil scientifique a publié une note d’intention validée par le Président de la Polynésie française en février 2025 visant à définir les principales orientations de la programmation du futur centre de mémoire.
Orientations du centre de mémoire Pū Mahara
« Le Centre d’interprétation Pū Mahara est un outil de paix qui doit permettre à celles et ceux qui ont vécu les événements traumatisants, tragiques et douloureux de la période nucléaire en Polynésie française de déposer les mémoires inscrites dans leur corps et leur conscience, pour les traverser et les apaiser.
Le Pū Mahara, dont l’identité s’inspirera de la culture mā’ohi, sera un espace muséal de mémoire dynamique, inclusif et convivial pour informer, éduquer, témoigner, s’interroger et comprendre, se positionner, débattre et se réconcilier, inspirer et créer, et transmettre la connaissance de cette période importante de notre histoire aux implications nationales, régionales et mondiales. Bien qu’il s’adresse à tous les publics, le Pū Mahara vise à attirer prioritairement les jeunes générations, les incitant à enrichir leur compréhension du passé, à développer leur esprit critique et à appréhender les enjeux contemporains en citoyens éclairés. Il sera un lieu de ressources documentaires consultables – sur place ou à distance sous forme numérique – ayant trait à l’histoire, au présent et au futur en ce qui concerne le nucléaire en Polynésie française et dans le Pacifique. À ce titre, il accompagnera des actions de recherche utiles à l’accomplissement de ses missions, et à l’actualisation et au renouvellement des connaissances dans tous les domaines, dont les effets génétiques des radiations ionisantes. Le Pū Mahara, centre d’interprétation, ambitionne :
– d’évoquer le contexte national et international qui a conduit au choix de la Polynésie française pour les essais nucléaires français et de préciser les objectifs géostratégiques et militaires du développement de l’arme nucléaire ;
– de décrire les principes de la radioactivité, d’expliquer le déroulement des tirs nucléaires en Polynésie française et de présenter les applications pratiques, militaires, diplomatiques et scientifiques entraînées par ces essais ;
– d’explorer les conséquences des essais nucléaires français en Polynésie sur l’environnement, sur la santé physique et mentale, sur la société dans les domaines politiques, culturels, économiques, sociaux et fonciers ; et sur les relations régionales et internationales ;
– d’exposer les mesures relatives au suivi de ces conséquences ;
– d’interroger le rapport mémoriel ambigu et douloureux, complexe et paradoxal de la société polynésienne à l’égard de la période du Centre d’expérimentation du Pacifique ;
– de s’imprégner de la multitude de parcours de vie, d’expressions culturelles, littéraires et artistiques et de sensibilités sociales et politiques nés de cette période et
– de se projeter vers l’avenir, en tenant compte de l’évolution des connaissances et des idées.
Enfin, le Pū Mahara servira de relais avec d’autres centres ou d’autres initiatives à l’étranger travaillant sur les mémoires du nucléaire ».
Source : Texte validé par les membres du Conseil scientifique et culturel du Pū Mahara à la date du 31 janvier 2025, puis validé par le Président de la Polynésie française par courrier n° 711/PR du 4 février 2025.
Votre rapporteure estime que la création du centre de mémoire Pū Mahara est une opportunité décisive pour appréhender de façon positive et réfléchie les questions mémorielles qui entourent les essais nucléaires. En outre, comme l’a suggéré Renaud Meltz lors de son audition ([1129]), la création d’un espace commémoratif en Polynésie n’exclut pas la possibilité – sinon la nécessité – de sanctuariser un lieu dans l’Hexagone afin de faire vivre le souvenir du CEP dont l’impact dans notre imaginaire collectif, au regard du « tribut payé les Polynésiens » ([1130]), ne doit plus être passé sous silence.
Recommandation n° 44 : Saluant et encourageant la construction du centre de mémoire Pū Mahara à Tahiti, appeler à la création de lieux commémorant la mémoire du CEP dans les autres îles de Polynésie française et dans les communes de l’Hexagone qui le souhaiteraient.
iii. Instaurer une journée nationale du souvenir
Enfin, la reconnaissance par la France des conséquences provoquées par les essais nucléaires pourrait également se matérialiser par l’instauration d’une journée du souvenir. La date du 2 juillet présenterait une dimension symbolique forte afin de célébrer l’anniversaire du premier tir, « Aldébaran », réalisé en 1966. Sans qu’elle ne s’assimile à une « énième journée patriotique » ([1131]) selon l’expression employée par Françoise Grellier, cette journée du souvenir serait ainsi l’occasion de recueillir l’hommage officiel de la Nation pour celles et ceux, de Polynésie française ou d’Hexagone, qui ont participé ou subi cette entreprise d’une envergure inédite. Celle-ci mérite dorénavant d’occuper la place qui lui revient dans notre mémoire collective.
Recommandation n° 45 : Instaurer le 2 juillet une journée du souvenir en mémoire du premier essai nucléaire « Aldébaran ».
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Dans sa proposition de loi du 9 mars 2021 visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français, le député de la Polynésie française Moetai Brotherson ouvre son exposé des motifs sur ces paroles : « C’est dans cet état d’esprit que nous voulons aborder l’histoire de la bombe et plus largement du nucléaire au travers de cette proposition de loi et répondre à deux interrogations : quels sont les progrès obtenus jusqu’à aujourd’hui et quels sont les progrès que nous voulons faire naître pour demain ? » ([1132]). Votre rapporteure a souhaité inscrire les conclusions de la présente commission d’enquête dans le sillage de cette même ambition. Le rapport qui en découle dégage un certain nombre de progrès obtenus et identifie ceux qui doivent être poursuivis, ainsi que ceux qui restent à accomplir.
Le contexte a imposé aux décideurs de l’époque de doter la France de l’arme nucléaire : ils en ont imposé les conséquences à la Polynésie française
Dans le contexte de la Guerre Froide et de l’indépendance de l’Algérie, une partie de l’élite française, profondément ébranlée par la Seconde Guerre mondiale, décide de doter la France de l’arme nucléaire, convaincue que ce choix allait permettre d’assurer la souveraineté de la Nation à l’avenir. Pour l’Algérie et la Polynésie française, qui accueillent successivement les essais nucléaires programmés pour élaborer une arme crédible, les décisions prises témoignent d’une culture du secret qui imprègne tous les choix effectués.
Certains chercheurs, issus de plusieurs disciplines, se sont intéressés à cette histoire. Pourtant, son opacité originelle s’accompagne de controverses persistantes au sein de la communauté des historiens notamment pour déterminer la date à laquelle sont choisis les sites d’expérimentation polynésiens. La poursuite des débats historiques a pour conséquence d’instiller une suspicion dans le débat public polynésien à l’égard d’une série d’évènements intervenus avant l’officialisation du CEP. Cette défiance déborde son objet d’origine et affecte, encore aujourd’hui, le regard porté sur les discours officiels. Faire la lumière sur le choix de la Polynésie française pour la réalisation des essais nucléaires est donc un enjeu de confiance envers les institutions.
Le choix de la Polynésie française s’inscrit dans un contexte institutionnel qui laisse peu de marges de manœuvre aux élus locaux, pourtant loin d’être passifs dans cette histoire. La vie politique polynésienne s’est ainsi chargée d’un stigmate, polluant les débats du Pays : les opposants au CEP sont renvoyés à la marge de la respectabilité politique. Les Polynésiens sont, d’autre part, tiraillés entre les bénéfices économiques qui accompagnent l’installation du CEP en Polynésie française et la répression aux oppositions. Ils naviguent donc entre hostilité et accommodements pour maximiser les premiers et minimiser la seconde.
Votre rapporteure constate que la fin des essais nucléaires entraîne une sorte de renversement : d’une sur-attention consacrée à la Polynésie française dans la perspective de garantir la conduite des essais, l’État a ensuite détourné son regard de leurs conséquences. À l’heure de l’Indopacifique, qui reconfigure l’intérêt porté sur l’environnement régional de la Polynésie française, votre rapporteure voit une occasion pour la France de renouveler concrètement son rôle dans cette région du monde en répondant aux problèmes qu’expriment ceux qui le peuplent. Si les ministres des Armées ([1133]) et des Outre-mer ([1134]) ont clairement manifesté leur détermination pour changer la relation des Outre-mer avec l’État, cela reste à parfaire en ce qui concerne les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française.
Les conséquences socio-économiques qui ont bouleversé la société polynésienne : ne pas pouvoir revenir en arrière suppose d’aller de l’avant
Les conséquences des essais les plus immédiates et les plus visibles sont socio-économiques. Avec l’installation du CEP, la Polynésie française connaît un profond bouleversement de son économie. Les secteurs d’activité et la consommation des Polynésiens se transforment très vite en se structurant autour des besoins du CEP. Ce dernier devient une rente dont la Polynésie française est dépendante. La société s’en retrouve affectée dans toutes ses dimensions et à toutes les échelles. À la dépendance au CEP succède, à la fin des essais, les effets de la fragilité de cette situation. Le Pays doit, encore aujourd’hui, faire face au défi d’une nécessaire diversification.
Si les bouleversements sociaux peuvent être décrits et interprétés, les bouleversements économiques doivent quant à eux être quantifiés. Ce que le CEP a coûté et rapporté à la France et à la Polynésie française est un sujet majeur pour aborder aujourd’hui la façon de gérer les conséquences des essais nucléaires sur la société et l’économie polynésiennes. La façon dont ces conséquences socio-économiques ont été anticipées et gérées est essentielle pour espérer sortir le Pays d’un « Après-CEP » qui s’étire dans le temps.
Les conséquences sanitaires : sortir des postures, apaiser les angoisses, régler les problèmes
Les conséquences les plus douloureuses et angoissantes de la politique nucléaire de la France en Polynésie française sont résolument sanitaires. Leur appréhension est rendue particulièrement difficile en raison de la culture du secret qui a minimisé les risques radiologiques et leur impact avant, pendant et après les activités du CEP. L’information de la population et des personnels, les mesures de surveillance et d’évacuation ainsi que les dispositifs de radioprotection permettant d’atténuer les conséquences sanitaires des retombées radioactives étaient possibles et, pourtant, n’ont pas été mis en œuvre ou alors, seulement de façon lacunaire, tardive et partielle. La volonté de rassurer s’incarne aussi par un discours comparatiste exprimé par certains acteurs du suivi des risques radiologiques, qui consiste à confronter ce que la Polynésie française a subi avec d’autres territoires ayant connu des retombées radiologiques du même ordre ou encore à comparer les radioactivités ambiantes de l’Hexagone et de la Polynésie française. Un tel discours, argumenté et instructif, comme les auditions de cette commission d’enquête ont parfois permis de l’entendre, a aussi pour effet de minimiser et de délégitimer les craintes consécutives aux promesses non tenues quant à la sécurité et à l’innocuité des essais nucléaires.
En un mot, contrairement aux propos tenus à Papeete par le Président de la République Emmanuel Macron le 27 juillet 2021, les résultats de notre commission d’enquête permettent de l’affirmer : si, il y a eu des mensonges.
Force est de constater que cette attitude rétive connaît une sorte de renouveau avec l’émergence progressive d’une prise en charge perfectible des conséquences sanitaires des essais. La difficulté propre à l’identification de la cause radio-induite d’une maladie et les données médicales actuellement disponibles, qui n’attestent pas de sur-incidence globale de cancers, ni de surmortalité liée à ces pathologies chez les vétérans du CEP ou au cœur de la population polynésienne, malgré des diagnostics plus précoces de certains cancers par rapport à l’Hexagone, s’articulent autour d’un discours officiel tendant à minimiser les inquiétudes qu’expriment pourtant une grande partie de la population polynésienne, des anciens travailleurs et des vétérans. Aujourd’hui encore, les discours qui se parent d’une scientificité qu’ils refusent à leurs détracteurs, sont pourtant inaudibles pour une part importante de la population en Polynésie française et pour les vétérans rentrés en Hexagone. Ils ne font qu’exacerber les ressentiments sans par ailleurs apporter la moindre solution.
La mise en place d’une loi d’indemnisation, dont il faut saluer ses initiateurs, montre néanmoins aujourd’hui certaines limites et plusieurs contradictions. Il est nécessaire que le Parlement se saisisse de cet enjeu pour y répondre de la meilleure manière, riche du recul des quinze années de réformes et d’application de la loi « Morin ». À l’issue des travaux de notre commission d’enquête, trois mesures s’imposent à court terme : la suppression du seuil de 1 millisievert, l’extension de la liste des pathologies énumérées par décret, et l’accès à l’indemnisation en faveur des ayants droit et des victimes « par ricochet ».
Premièrement, la suppression du seuil de 1 millisievert. Elle s’impose sur le fondement même de la recherche de causalité, car ce seuil ne permet pas de déterminer le lien ou l’absence de lien entre les maladies radio-induites et les essais nucléaires réalisés en Polynésie française. L’argumentation en faveur du maintien de ce seuil ne tient qu’à la crainte de sanctionner par le droit la reconnaissance d’une causalité que la science n’est pas capable de déterminer. C’est pour cette raison que la suppression du seuil de 1 millisievert introduit un nouveau fondement dans la prise en charge des conséquences sanitaires des essais nucléaires. En ne retenant plus que les critères de présence en un lieu et une période donnés, en reconnaissant une pathologie déterminée, c’est le risque avéré, pris par l’État, qui est indemnisé et non un lien de causalité, que l’on ne peut ni démontrer ni exclure, scientifiquement. Ce n’est plus la « présomption de causalité » qui ouvre un droit à l’indemnisation mais une « présomption d’exposition » aux essais nucléaires réalisés par la France en Polynésie française. Cette solution répond au fond du problème soulevé par ceux qui prétendent veiller à la rigueur scientifique en reconnaissant le seuil de 1 millisievert comme un seuil de gestion. Cette solution prend aussi en compte la responsabilité historique d’avoir choisi la Polynésie française pour y effectuer, dans les conditions qui furent les leurs, les essais nucléaires de la France.
Deuxièmement, l’extension de la liste des pathologies définie par décret. Cette liste comprend à ce jour 23 pathologies. Son évolution est soumise, par le Gouvernement, aux conclusions des travaux de l’UNSCEAR. Pour les cancers radio-induits, les conclusions des travaux de l’UNSCEAR devraient intervenir courant 2026, les conclusions portant sur les maladies de l’appareil circulatoire sont programmées pour la fin 2026 et celles portant sur les maladies du système nerveux pour l’année 2027. Le ministre de la Santé et de l’accès aux soins estime ainsi que, si des évolutions de la liste devaient être recommandées par les experts, elles ne porteraient que sur des cancers, car les travaux internationaux sur les maladies radio-induites non-cancéreuses ne seraient a priori pas suffisamment avancés en 2026 ([1135]). Considérant que le temps de la recherche fait ici échec à celui de l’indemnisation et compte tenu des attentes exprimées lors de cette commission d’enquête, la mise à jour de la liste des pathologies doit relever d’une décision associant les experts, les décideurs politiques et les représentants des victimes. Le législateur doit donc rapidement confier cette tâche aux membres de la CCSCEN.
Troisièmement, la facilitation de l’accès à l’indemnisation en faveur des ayants droit et des victimes par ricochet. Le régime d’indemnisation des victimes des essais nucléaires prévoit une prescription sexennale pour les ayants droit et ne reconnaît pas les préjudices moraux et patrimoniaux subis par les proches. Dans un objectif de cohérence juridique et d’équité entre les différents régimes d’indemnisation qui existent, la mise en place d’une prescription décennale, d’une part, et la réparation intégrale des préjudices subis par les proches des victimes des essais nucléaires, d’autre part, doivent être pleinement assurées, à l’image de ce que pratiquent déjà le FIVA et l’ONIAM. Ces mesures ne sont pas des faveurs mais l’expression de la justice.
Les changements importants du cadre législatif et réglementaire en vigueur qui nécessitent le temps législatif doivent s’accompagner d’une meilleure application du cadre actuel. Le CIVEN doit ainsi poursuivre son rapprochement avec les demandeurs, améliorer la transparence de ses décisions et mieux rendre compte de sa jurisprudence, qui restent encore inaccessibles hormis dans le cadre d’un contentieux. D’une manière plus générale, votre rapporteure constate que le CIVEN est lui aussi engagé, à travers ses représentants, dans un discours à la tonalité comparatiste, dans la façon dont il loue le régime d’indemnisation français par rapport à ceux mis en place par le Royaume Uni et les États-Unis, notamment. Ce discours, couplé à la façon dont cette institution se refuse au rôle de « chambre d’enregistrement » ([1136]) qu’une « présomption d’exposition » impliquerait, ne va pas dans le sens d’un retour à une certaine confiance. Votre rapporteure espère qu’au-delà des modifications législatives et réglementaires qui s’imposent, le CIVEN jouera pleinement son rôle dans cette nouvelle étape et deviendra également, à l’avenir un acteur d’apaisement.
À côté de ces conséquences sanitaires individuelles, la commission d’enquête a constaté le besoin de réparer les conséquences sanitaires collectives des essais nucléaires. Il est à la fois cohérent et juste de rembourser a minima l’ensemble des frais engagés par la CPS pour la prise en charge des malades atteints de pathologies radio-induites. Votre rapporteure considère qu’il faut donc rapidement évaluer de manière objective le coût des dépenses passées, actuelles et prévisionnelles incombant à la CPS au titre des traitements médicaux dont bénéficient les patients souffrant d’une pathologie radio-induite. L’État ne peut laisser à la Polynésie française la seule charge de ces coûts.
Les conséquences environnementales appellent une gestion partagée et utile pour la Polynésie française
Les conséquences durables des essais nucléaires effectués en Polynésie française sont celles qui touchent à l’environnement. Car, si certaines des pollutions issues des activités du CEP ont pu être réparées et qu’une partie des espèces affectées ont trouvé un nouvel équilibre, la biodiversité a été bouleversée, des pollutions demeurent et se poursuivront sur le très long terme.
Le suivi de ces conséquences est plus transparent mais fragmenté depuis la fin du démantèlement des installations du CEP. La multiplication des acteurs de terrain et le manque de coordination entre le Pays et l’État instaurent une cacophonie qui rejaillit sur les diagnostics et les objectifs des surveillances effectuées.
Votre rapporteure estime indispensable de centraliser les résultats de ces suivis, quel que soit le type de pollution pris en considération, et ce pour l’ensemble de la Polynésie française, en particulier pour Moruroa, Fangataufa et Hao. Une meilleure diffusion des résultats obtenus lors des analyses régulièrement effectuées depuis des années serait nécessaire dans une double optique de transparence et de sincérité à l’égard des Polynésiens. Une telle étude pourrait comprendre une dimension internationale, en particulier océanienne. Compte tenu des difficultés constatées pour diffuser les informations concernant l’état actuel des pollutions et de ses suivis, un ouvrage collaboratif, impliquant experts, DIREN, associations et communes, vulgarisant et synthétisant l’ensemble du suivi environnemental effectué jusqu’à présent doit être réalisé et édité en français et en reo tahiti, à destination des habitants de la Polynésie française.
La gestion mémorielle du passé pour construire l’avenir
Le démantèlement du CEP a engendré un héritage patrimonial conséquent, qui interroge la façon dont il peut être géré, en particulier pour que les Polynésiens se l’approprient ou se le réapproprient. Cet enjeu est particulièrement sensible en ce qui concerne la rétrocession des atolls de Moruroa et de Fangataufa, sujet qui fait partie du débat politique polynésien. Plutôt que d’attendre l’élaboration d’un statut qui donnerait pleinement satisfaction à l’ensemble des parties mais qui bute sur des problèmes tant juridiques que sécuritaires, votre rapporteure a la conviction que le statu quo peut être dépassé en formulant un projet commun. Une « station scientifique » au cœur d’une aire marine protégée (AMP) pourrait prolonger les activités de surveillance radiologique et géo-mécanique des atolls en les associant à des projets plus vastes permettant de répondre aux besoins des recherches effectuées dans les îles du Pacifique. Une telle initiative pourrait associer pleinement les institutions du Pays, pour déterminer les objectifs de ce projet, tout en restant sous la responsabilité de l’armée.
Les archives constituent une autre forme de patrimoine dont la gestion, au bénéfice de la population, des victimes et des chercheurs permet de mieux connaître l’histoire du CEP. Tant le cadre juridique que son application peuvent être améliorés pour faire en sorte qu’elles soient plus facilement et plus largement accessibles. La récolte de ces archives est aussi un enjeu d’autant plus important qu’il risque de disparaître avec les derniers témoins de cette époque qui conservent des documents, divers et précieux, parfois sans le savoir, permettant de connaître de manière plus précise ce pan de notre histoire. Ces savoirs doivent permettre de nourrir une mémoire collective complète et apaisée, pour s’incarner dans une reconnaissance officielle et dans un enseignement à la hauteur de son importance.
L’enquête a nourri la conviction de votre rapporteure selon laquelle une demande de pardon de la part de la France à la Polynésie française s’imposait. Cette demande n’est pas un simple symbole, ni une demande de repentance. Elle doit être une démarche sincère, étape fondamentale dans le cadre d’un processus de réconciliation entre la Polynésie française et l’État. Votre rapporteure conçoit ce pardon comme un acte sobre : le début d’un chemin plus qu’un objectif, permettant précisément de dépasser cette étape de pardon, afin de traiter ce pan de notre histoire dans l’apaisement. Selon votre rapporteure, c’est au Parlement d’effectuer ce geste au nom de la Nation. Votre rapporteure propose ainsi d’inscrire dans la loi organique du 27 février 2004 une demande de pardon sincère et sans repentance de toute la Nation à l’égard de la Polynésie française pour y avoir effectué 193 essais nucléaires dans les conditions qui furent les leurs.
« Je n’éprouve ni haine ni rancune. La France est une grande Nation, et c’est pour cela qu’elle me rendra justice »
Pouvana’a a Oopa, 1968
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Recommandation n° 1 : Établir une évaluation des coûts et des bénéfices des activités du CEP, pour la France et en particulier pour la Polynésie française, en se concentrant sur les dimensions économiques et industrielles.
Recommandation n° 2 : Réaliser un bilan général de l’utilisation des transferts financiers de l’État à la Polynésie française pour sa reconversion économique et structurelle après la fin du CEP afin d’évaluer l’efficacité et la pertinence des dépenses engagées et des projets financés.
Recommandation n° 3 : Rendre accessibles au public, les données de toutes les stations météorologiques et de mesure de la Polynésie française de 1966 à 1996.
Recommandation n° 4 : Rendre accessibles au public, tous les rapports de tirs, hors informations proliférantes, tous les rapports post-tirs SMCB et SMSR, hors informations proliférantes, de 1966 à 1996.
Recommandation n° 5 : Permettre et garantir l’accès uniforme de tous les vétérans du CEP au suivi médical post-professionnel indépendamment de leur lieu de résidence, conformément aux dispositions du décret n° 2013-513 du 18 juin 2013 relatif à la surveillance médicale postprofessionnelle des militaires exposés à des agents cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction.
Recommandation n° 6 : Prendre des décrets analogues au décret n° 2013-513 du 18 juin 2013 afin de garantir cet accès à l’ensemble des anciens travailleurs du CEA-CEP et de ses sous‑traitants, ainsi qu’aux membres des familles de ces vétérans et de ces anciens travailleurs.
Recommandation n° 7 : Accélérer, par une convention si nécessaire, le croisement des données détenues par l’Institut du Cancer de la Polynésie française (ICPF) et du Centre médical de suivi des anciens travailleurs du CEP (CMS) dans le cadre du prochain « Plan Cancer » que la Polynésie française adoptera.
Recommandation n° 8 : Conduire des recherches relatives à l’existence d’effets transgénérationnels de l’exposition aux rayonnements ionisants de la population polynésienne provoqués par les essais nucléaires.
Recommandation n° 9 : Conformément à la recommandation n° 12 visant à prévoir la convocation d’une réunion technique avant les réunions plénières de la CCSCEN, imposer que la définition des barèmes utilisés par le CIVEN soient discutés en amont des réunions plénières de la CCSCEN.
Recommandation n° 10 : Au regard de la hausse notable de son activité depuis 2020, dans le cadre légal actuel, augmenter le budget et le nombre d’agents travaillant au sein des services du CIVEN afin de garantir la qualité et la célérité du traitement des dossiers soumis à son examen.
Recommandation n° 11 : Modifier l’article 7 de la loi Morin du 5 janvier 2010, qui prévoit actuellement que la CCSCEN peut se réunir à la demande de la majorité de ses membres, pour que la réunion de cette commission puisse être demandée par seulement un tiers de ses membres.
Recommandation n° 12 : Prévoir, en tant que de besoin, la convocation d’une réunion technique avant les réunions plénières de la CCSCEN.
Recommandation n° 13 : Réaliser une étude épidémiologique, dans des conditions définies par la CCSCEN, afin d’étudier et d’analyser les causes de l’éventuelle sur-incidence de certains types de pathologies en Polynésie française.
Recommandation n° 14 : Supprimer l’exigence relative au seuil du millisievert et fonder la décision d’indemnisation sur le strict respect des critères cumulatifs de temps, de lieu et de pathologie permettant de déterminer une présomption d’exposition aux essais nucléaires réalisés par la France en Polynésie française.
Recommandation n° 15 : La CCSCEN étudie et propose, dans les plus brefs délais, une liste révisée des pathologies potentiellement radio-induites, notamment les cancers du pancréas et du pharynx, le cancer précoce de la prostate ainsi que certaines maladies du muscle cardiaque, demandées par les associations de victimes.
Recommandation n° 16 : Repousser au 31 décembre 2028 l’échéance du dépôt des demandes d’indemnisation concernant les personnes décédées avant le 31 décembre 2018 et allonger de six à dix ans le délai de prescription des demandes d’indemnisation concernant les personnes décédées à partir du 1er janvier 2019.
Recommandation n° 17 : Ouvrir le droit à indemnisation des victimes dites « par ricochet » à la hauteur des préjudices moraux et patrimoniaux qu’elles ont personnellement subis.
Recommandation n° 18 : Instaurer une convention permettant et développant les échanges de données entre le CMS, l’ICPF, le CHPF et la mission « Aller vers ».
Recommandation n° 19 : Renforcer, à tout le moins pérenniser, les moyens humains et budgétaires de la mission « Aller vers ».
Recommandation n° 20 : Créer une antenne du CIVEN en Polynésie française ou déléguer à la Caisse de Prévoyance Sociale (CPS) la charge d’assurer le caractère complet des dossiers des demandeurs et d’assurer la coopération entre ces derniers et le CIVEN.
Recommandation n° 21 : Mettre en place auprès de la mission « Aller vers » et du CIVEN une plateforme dématérialisée de dépôt, de suivi et d’actualisation des demandes d’indemnisation.
Recommandation n° 22 : Réétudier la procédure suivie entre le CIVEN et les demandeurs, notamment en modifiant les mentions figurant à l’article 11 du décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014, afin de tenir compte de la mise en œuvre d’une plateforme dématérialisée telle que prévue par la recommandation n° 21.
Recommandation n° 23 : La CCSCEN analyse, en réunion technique, les différents référentiels applicables par les médecins experts et établit une liste de référentiels qui sera présentée en réunion plénière et transmise à tous les experts en toute transparence.
Recommandation n° 24 : La CCSCEN établit la liste d’experts, régulièrement mise à jour lors des réunions techniques, pour réaliser les expertises des victimes en vue du traitement de leurs demandes par le CIVEN ou dans le cadre d’un contentieux porté devant le juge.
Recommandation n° 25 : À la demande de la victime, un traducteur en langue tahitienne assiste l’expert.
Recommandation n° 26 : Renforcer l’exigence de motivation des décisions rendues par le CIVEN en consacrant dans la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 leur caractère « individualisé », « précis » et « circonstancié ».
Recommandation n° 27 : Publier en ligne l’intégralité des décisions rendues par le CIVEN, après les avoir préalablement anonymisées, afin de rendre accessible à tous, la jurisprudence suivie par le CIVEN.
Recommandation n° 28 : Modifier le 2° du II de l’article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 afin d’intégrer, parmi les personnalités qualifiées siégeant au sein du CIVEN, un médecin nommé sur proposition du Conseil de l’Ordre des médecins de la Polynésie française.
Recommandation n° 29 : Confier à une commission ad hoc, composée notamment de membres de la CPS et de magistrats de la Cour des comptes, une mission consistant à évaluer le coût des dépenses passées, actuelles et prévisionnelles prises en charge par la CPS au titre des traitements médicaux relatifs aux pathologies radio-induites.
Recommandation n° 30 : Inscrire dans la nouvelle convention État-pays dont la conclusion est attendue d’ici à la fin de l’année 2025 le principe d’une compensation financière versée par l’État au bénéfice de la CPS afin de rembourser les coûts liés au traitement des maladies radio-induites pris en charge par la CPS depuis que la Polynésie française est compétente en matière de santé et à l’avenir.
Recommandation n° 31 : En incluant tous les acteurs du suivi environnemental et en croisant l’ensemble des résultats de leurs mesures, réaliser une étude destinée à compléter ces données sur l’ensemble des conséquences environnementales.
Recommandation n° 32 : Œuvrer à la publication d’un ouvrage collaboratif, vulgarisant et synthétisant l’ensemble du suivi environnemental effectué jusqu’à présent, en l’éditant en français et en reo tahiti.
Recommandation n° 33 : Formuler un projet à caractère scientifique afin d’accorder aux atolls de Moruroa et de Fangataufa le statut d’aires marines protégées et réfléchir à leur valorisation du point de vue scientifique.
Recommandation n° 34 : Mettre des moyens correspondants à la gestion efficace des archives de l’État en Polynésie française, avec la création d’un bâtiment dédié et le recrutement des ressources humaines nécessaires.
Recommandation n° 35 : Compléter la convention passée en 1985 entre les Archives nationales et le CEA par une convention avec le SHD afin d’améliorer la conservation et de renforcer l’accessibilité des archives actuellement gérées par le CEA-DAM.
Recommandation n° 36 : Mettre en place des inventaires au sein de l’ensemble des services d’archive, notamment au CEA-DAM, afin de rationaliser, faciliter et garantir l’accessibilité des documents au public, sous réserve de leur communicabilité.
Recommandation n° 37 : Poursuivre le processus de numérisation et de mise en ligne des archives relatives aux essais nucléaires en développant des actions de communication ciblées.
Recommandation n° 38 : Développer une campagne d’appel à dépôt des archives privées en lien avec l’histoire de la politique nucléaire de la France dans le Pacifique.
Recommandation n° 39 : Inscrire dans la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française une demande de pardon sincère et sans repentance de la Nation à l’égard de la Polynésie française pour y avoir effectué 193 essais nucléaires dans les conditions qui furent les leurs.
Recommandation n° 40 : Mettre en place une mission d’identification des civils ayant travaillé sur les sites concernés, pour le CEA-CEP, ou lorsqu’ils étaient employés par des entreprises en sous-traitance ou lorsqu’ils ont réalisé des missions indirectes, faire reconnaître, au besoin, leurs années de travail pour le CEA-CEP, au besoin, grâce à des témoignages et leur attribuer une pension de retraite et une indemnisation, pour ceux d’entre eux qui n’ont pas reçu de pension.
Recommandation n° 41 : Modifier les articles D. 331-1 et suivants du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre (CPMIVG) afin d’octroyer le titre de reconnaissance de la Nation (TRN) aux vétérans civils et militaires du CEP.
Recommandation n° 42 : Renforcer l’enseignement pluridisciplinaire du fait nucléaire dans l’enseignement secondaire et supérieur en Polynésie et dans l’Hexagone.
Recommandation n° 43 : Mettre en place une commission d’historiens et de chercheurs pour mener un travail de fond centré sur l’étude de toutes les archives concernant la politique d’expérimentation nucléaire française en Polynésie française. Ce travail aura notamment vocation à constituer la matière historique nécessaire à l’enseignement du fait nucléaire et l’assise historique d’une mémoire commune.
Recommandation n° 44 : Saluant et encourageant la construction du centre de mémoire Pū Mahara à Tahiti, appeler à la création de lieux commémorant la mémoire du CEP dans les autres îles de Polynésie française et dans les communes de l’Hexagone qui le souhaiteraient.
Recommandation n° 45 : Instaurer le 2 juillet une journée nationale du souvenir en mémoire du premier essai nucléaire « Aldébaran ».
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Au cours de sa réunion du mardi 10 juin 2025, la commission a procédé, à huis clos, à l’examen du projet de rapport suivi d’un vote.
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je souhaite tout d’abord vous remercier d’être venus à cette dernière réunion de notre commission d’enquête consacrée aux conséquences des essais nucléaires qui ont eu lieu en Polynésie française entre 1966 et 1996. Comme vous le savez, l’objet de cette réunion est d’examiner le rapport de Mme Mereana Reid-Arbelot, dont vous avez pu prendre connaissance la semaine dernière, puis de procéder au vote sur son adoption. Je rappelle que cette réunion a lieu à huis clos mais qu’elle donne lieu à un compte rendu, qui sera intégré au rapport.
Pour mémoire, je vous rappelle que cette commission d’enquête avait démarré sous la précédente législature, avant d’être interrompue par la dissolution, en juin 2024. Grâce à la ténacité du groupe GDR et de Mme la rapporteure, une nouvelle commission a été installée dès le début de la nouvelle législature, le 17 décembre. Sa réunion constitutive s’est tenue le 14 janvier 2025 et les premières auditions ont eu lieu dès la semaine suivante, soit le 21 janvier.
Au total, quatre-vingt-deux personnes ont été entendues dans le cadre de trente auditions organisées à Paris, auxquelles il faut ajouter les dix-huit auditions que nous avons menées lors du déplacement d’une délégation de notre commission en Polynésie, du 21 au 31 mars. Nous avons ainsi bénéficié de l’éclairage de scientifiques, de vétérans, d’historiens, de ministre set anciens ministres, d’élus polynésiens et de responsables de diverses institutions : autant de personnes qui, je le crois, nous ont permis de mieux saisir les conséquences et les enjeux des essais nucléaires en Polynésie française.
Je tiens à remercier l’ensemble des membres de la commission qui se sont investis dans ses travaux. Malgré les diverses obligations de chacun, nous étions toujours nombreux aux auditions, témoignant ainsi l’intérêt que vous avez porté à ce sujet.
J’adresse mes félicitations à Mereana Reid-Arbelot et à ses équipes, qui n’ont pas compté leur temps pour trouver toutes les informations utiles et rédiger un rapport de première valeur comme ceux qui l’ont lu la semaine dernière ont pu s’en rendre compte. Ce dernier se lit d’ailleurs comme un livre : une fois qu’on en commence les près de 400 pages, on peine à le quitter. J’en profite pour saluer le travail des administrateurs, qui ont participé à la bonne tenue de nos travaux.
Je souligne aussi la très bonne ambiance dans laquelle s’est déroulée notre commission d’enquête. Alors que certaines sont très médiatisées, la nôtre a travaillé dans la discrétion et la sérénité, loin des caméras, ce qui me semble une bonne chose. Je tiens à le répéter ici mais les commissions d’enquête ne sont pas des tribunaux et leurs membres ne sont pas des procureurs. Il s’agit d’un outil essentiel, à ne pas dévoyer, qui nous donne des moyens pour investiguer, comprendre et approfondir un sujet ; c’est ce que nous avons essayé de faire pendant six mois.
Je précise enfin qu’il sera encore possible jusqu’au 12 juin, à dix-sept heures, de transmettre une contribution, individuelle ou au nom d’un groupe, qui sera annexée au rapport.
Je vous précise enfin que, si ce dernier est adopté, l’article 144-2 du règlement de l’Assemblée nationale dispose qu’il sera « remis au président de l’Assemblée. Le dépôt de ce rapport est publié au Journal officiel. Sauf décision contraire de l’Assemblée constituée en comité secret dans les conditions prévues à l’article 51, le rapport est imprimé et distribué. Il peut donner lieu à un débat sans vote en séance publique. La demande de constitution de l’Assemblée en comité secret à l’effet de décider, par un vote spécial, de ne pas autoriser la publication de tout ou partie du rapport, doit être présentée dans un délai de cinq jours francs à compter de la publication du dépôt au Journal officiel. »
Afin de respecter ce délai, et compte tenu du fait que le dépôt, le cas échéant, sera publié demain au Journal officiel, le rapport ne pourra être rendu public que le mardi 17 juin. Dans l’intervalle, j’appelle votre attention sur le fait qu’aucune communication des conclusions ou du contenu non public de nos travaux ne doit être faite.
En cas de rejet, le projet de rapport ne sera pas publié et sa divulgation sera passible de sanctions pénales. Mais j’espère qu’on n’en arrivera pas là ! Je laisse tout de suite la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure. Le 14 janvier 2025, grâce au droit de tirage du groupe GDR, notre commission d’enquête s’est constituée pour faire la lumière sur les conséquences de la politique nucléaire de la France en Polynésie française.
Au total, 123 personnes ont été entendues au cours de quarante-huit auditions. Une délégation de la commission s’est rendue auprès de la population à Tahiti et à Hao, et a visité l’ancien site d’essais nucléaires de Moruroa. Un déplacement sur le site de la direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA DAM), à Bruyères-le-Châtel, a également été organisé.
La précédente commission d’enquête, dont certains d’entre vous étaient déjà membres, avait déjà mené seize auditions et s’était rendue sur le site des archives du département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN), au Fort de Montrouge.
Je remercie les administrateurs, les rédacteurs, les techniciens de l’Assemblée ainsi que mes collaborateurs pour tout le travail accompli. Je ne peux que me féliciter de l’esprit de sérieux dont ont fait preuve tous les députés lors des auditions, des déplacements et des échanges. Je tiens particulièrement à saluer la façon dont le président Didier Le Gac a conduit notre travail. Dans un esprit bienveillant de coopération et dans un souci d’équilibre, lui et moi avons élaboré un programme d’auditions qui a permis d’entendre les représentants d’associations de victimes, des chercheurs de plusieurs disciplines, des responsables politiques et d’administration, et ce aussi bien à l’échelle nationale que polynésienne. J’ajoute que quinze représentations diplomatiques françaises et quatre représentations étrangères ont été consultées. Enfin, des témoins et des vétérans de l’époque, mais aussi de jeunes lycéens qui n’ont pas connu le centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) ont été entendus, afin de situer ce pan de l’histoire de France et de la Polynésie française dans les consciences et les imaginaires d’aujourd’hui.
Nous achevons là une séquence de plusieurs mois, trente ans après la fin des essais nucléaires en Polynésie française. Tout ce temps a été utile pour éclairer laborieusement une époque caractérisée par son opacité. Notre commission y a modestement mais concrètement contribué.
Par sa seule existence d’abord, elle a stimulé des avancées. Je rappelle en effet que la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) – créée par la loi Morin du 5 janvier 2010 afin de rassembler autour d’une même table associations, représentants de l’État et experts – n’avait pas été réunie depuis le mois de février 2021, alors qu’elle doit l’être deux fois par an. Dès les premières auditions a émergé l’urgente nécessité de réunir cette commission consultative : le ministre de la santé a finalement décidé de précéder nos recommandations et de le faire le 1er avril dernier.
Notre commission a également permis de mettre au jour des documents jusqu’à présent soustraits à la connaissance du public, en montrant que rien ne justifiait cette retenue et en stimulant des efforts de transparence.
En effet, au printemps 2021, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a réalisé des travaux préliminaires d’évaluation des doses reçues par la population de Tahiti à la suite de l’essai Centaure. Ces travaux ont donné lieu à un rapport dont le public n’a pris connaissance qu’à l’occasion de l’audition des représentants de l’IRSN par la première commission d’enquête, le 23 mai 2024. J’ai demandé la communication de ce rapport afin de préparer la seconde audition des dirigeants de l’Institut, devenu entre-temps Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR). Ce rapport, long de 54 pages et reçu le 10 février dernier, a été discuté lors de l’audition des représentants de l’ASNR, le 19 février, et finalement publié le 21 février.
Dans le même ordre d’idée, le livre publié en janvier 2025 par le docteur Baert puis l’audition de ce dernier quelques semaines plus tard ont permis d’identifier une archive classifiée relative aux conditions de délivrance de Lugol. Le 24 juin 1966, quelques jours avant le premier tir, une directive du service de santé du CEP énonçait en effet clairement que la distribution de Lugol était subordonnée au maintien de la confiance de la population. Cette directive, dont je souhaitais inscrire la publication parmi mes recommandations, a été déclassifiée le 21 février et transmise, à ma demande, aux membres de la commission le 3 juin. Elle figurera en annexe du rapport.
Si la commission d’enquête se termine, j’insiste sur le fait que l’exigence de transparence se poursuit. Une série de documents permettant d’évaluer les retombées radioactives sont en cours d’examen par les services du DSCEN, du CEA/DAM et du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), afin d’en déclassifier tout ou partie. Cette liste de demandes et leur statut sont également annexés au rapport.
C’est ensuite par ses quarante-cinq recommandations que notre commission s’avère féconde. Certaines d’entre elles identifient des besoins de recherches dans les domaines financier, sanitaire, environnemental et mémoriel. D’autres pointent des marges d’amélioration des pratiques administratives, qu’il s’agisse du fonctionnement du Civen, de la gestion des archives notamment militaires, ou de celle des données de santé. Ces mesures, éclairées par le rapport, peuvent d’ores et déjà être appliquées.
De plus, la commission d’enquête a suscité des déclarations de ministres concernant la rationalisation de la gestion des archives et l’engagement des représentants du Civen à améliorer la motivation de ses décisions. Si je salue et encourage ces démarches, j’insiste sur le fait que le Civen doit poursuivre son rapprochement avec les demandeurs ; je suis certaine que tous les parlementaires y seront attentifs.
La loi d’indemnisation du 5 janvier 2010, dont je salue les initiateurs, montre ses limites et présente plusieurs contradictions. Trois mesures importantes s’imposent donc pour refonder ce régime.
La première est la suppression du seuil de 1 millisievert, qui ne permet pas de déterminer le lien, ou l’absence de lien, entre les maladies radio-induites et les essais nucléaires réalisés en Polynésie française. En ne retenant plus que les critères de présence en un lieu et à une période donnés pour une pathologie déterminée, l’indemnisation se fonderait sur le risque avéré pris par l’État et non plus sur un lien de causalité qu’on ne peut ni démontrer, ni exclure scientifiquement. Cette solution répondrait au fond du problème soulevé par ceux qui prétendent veiller à la rigueur scientifique, tout en prenant en compte la responsabilité historique d’avoir choisi la Polynésie française pour y effectuer, dans les conditions qui furent les leurs, les essais nucléaires.
La deuxième mesure est l’extension de la liste des pathologies reconnues, qui en comprend actuellement vingt-trois. Définie par décret, son évolution a été subordonnée par le Gouvernement aux conclusions des travaux du comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants mais, dans la mesure où le temps de la recherche fait ici échec à celui de l’indemnisation, et compte tenu des attentes exprimées, cette mise à jour devrait plutôt relever d’une décision associant les experts, les décideurs politiques et les représentants des victimes. Le législateur devrait donc rapidement confier cette tâche aux membres de la CCSCEN.
La troisième mesure est la facilitation de l’accès à l’indemnisation des ayants droit et des victimes par ricochet. Le régime d’indemnisation des victimes prévoit actuellement une prescription sexennale pour les ayants droit et ne reconnaît pas les préjudices moraux et patrimoniaux subis par les proches. Dans un objectif de cohérence juridique et d’équité entre les différents régimes, le passage à une prescription décennale et la réparation intégrale des préjudices subis par les proches devraient être décidés, à l’image de ce que pratiquent déjà le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva) et l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales.
À cet égard, si la création d’un fonds sur le modèle du Fiva pourrait être envisagée, je suis convaincue que le Civen, s’il améliore ses pratiques administratives et exerce les missions qu’une nouvelle loi lui confierait, aurait toute sa place dans un régime d’indemnisation plus adéquat et plus juste.
Par ailleurs, outre les conséquences sanitaires individuelles, la commission d’enquête a constaté le besoin de réparer les conséquences collectives des essais nucléaires. Il serait ainsi juste et cohérent de rembourser l’ensemble des frais engagés par la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) pour la prise en charge des malades atteints de pathologies radio-induites. Il convient d’évaluer rapidement le coût des dépenses passées, actuelles et prévisionnelles lui incombant au titre des traitements médicaux dont bénéficient les patients. L’État doit, de surcroît, accompagner et associer la Polynésie française à la gestion collective des conséquences environnementales du CEP.
En conclusion, nous participons à tracer un chemin qui, je l’espère, favorisera l’élaboration d’une mémoire partagée. Chers collègues, je vous remercie une nouvelle fois pour votre contribution à ces travaux et vous invite à vous approprier les recommandations que je soumets à votre appréciation.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie Mme la rapporteure et je donne donc la parole à ceux qui le souhaitent.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je commencerai par une observation sur le déroulement des commissions d’enquête comme celle-ci, dont l’objet se trouve à des milliers de kilomètres de l’Assemblée nationale. Pour faire un bon travail d’enquête et avoir un regard critique sur le rapport qui en découle, il est bon d’avoir vécu l’ensemble des auditions, des visites, des rencontres avec la population. C’est ce que quatre collègues ont fait. Pour ma part, j’avais participé assidûment à la première commission d’enquête, avant d’enchaîner sur la seconde – je remercie d’ailleurs mon groupe d’avoir consacré son unique possibilité de commission d’enquête à reprendre le travail commencé par Mereana Reid-Arbelot – mais j’ai mal vécu ce qui a eu lieu à la suite du voyage en Polynésie. N’y voyez pas un accès de jalousie : c’est simplement que les références n’étaient plus les mêmes, qu’il n’y avait plus d’égalité entre les membres de la commission d’enquête.
Ce n’est pas vital, mais tout de même très perturbant pour s’approprier complètement l’objet de la commission. Si pareille situation se présente de nouveau, peut-être l’Assemblée devra-t-elle changer les choses afin d’assurer l’égalité entre les membres de la commission – quitte à ce qu’ils soient moins nombreux. Cette remarque n’a pas à figurer dans le rapport, mais j’aimerais que M. le président la fasse remonter. Il y a eu là une distorsion, que j’ai mal vécue. Et j’avoue que je ne me suis plus senti partie prenante de la même manière avant et après la visite sur place.
S’agissant de la commission d’enquête à proprement parler, je trouve que les réactions qu’elle a provoquées au cours même de ses travaux, notamment grâce au choix des auditions, sont assez exceptionnelles. Mereana Reid-Arbelot a appuyé sur les bons boutons. Je rappelle par exemple que la CCSCEN ne s’était pas réunie depuis 2021 et figurait parmi les « trucs à supprimer » d’un récent projet de loi – non faute d’utilité, mais parce que certains n’assumaient pas leurs responsabilités. Et voilà qu’elle se réunit immédiatement ! Je peux vous dire que bien des gens, à commencer par moi, qui avais déjà suivi la discussion de la loi Morin, et par les membres de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven), ont fortement apprécié cet effet.
On cherche parfois l’utilité d’une commission d’enquête. En l’occurrence, celle-ci a débloqué des archives. Certains services ont compris qu’ils n’étaient pas « un État dans l’État », qu’il ne dépendait pas d’eux de donner ou non accès à certains documents, d’être rigoureux ou de ne pas l’être. Oui, nous sommes là, au service du peuple français et des personnes intéressées par cette commission d’enquête et par ses conclusions. Je salue la pertinence des auditions et la rigueur des questionnements de Mereana Reid-Arbelot. Elle n’a rien lâché, et j’ai trouvé cela passionnant.
Désormais, et c’est aussi pour cette raison que mon groupe a souhaité soutenir cette commission, il faut des actions – en direction du peuple polynésien bien sûr, mais aussi, j’insiste, des victimes des essais réalisés dans le Sahara. Il faut que cela figure dans les conclusions du rapport. Cette question est au cœur de l’évolution des relations entre la France et l’Algérie, car il s’agit d’un des passifs de la colonisation, ou plutôt des colonisations. Mereana Reid-Arbelot l’a encore rappelé aujourd’hui lors des questions au Gouvernement ; il ne s’agit ni d’indépendance, ni d’autonomie, mais de valeurs, de comportement, d’attitude, de suivi. Nous devons décoloniser – y compris les esprits – et faire en sorte que, demain, les peuples des territoires d’outre-mer puissent exister ès qualités et être reconnus, défendus et accompagnés comme il se doit.
Le travail qui a été réalisé est vraiment exceptionnel. Je ne doute pas que mon groupe, quand il prendra connaissance du rapport, sera fier de ce que tu as réalisé avec ton équipe, Mereana.
M. Alexandre Dufosset (RN). Au nom du groupe Rassemblement national, je salue le travail mené par la commission d’enquête. Son président et sa rapporteure ont fait preuve, tout au long des travaux, d’une position respectueuse qui a permis des échanges constructifs. Nous remercions également les élus, experts et bénévoles associatifs qui ont participé, ainsi que le personnel de l’Assemblée nationale, à commencer par les administrateurs.
Nous comprenons les craintes exprimées par les Polynésiens et les personnels civils et militaires quant aux conséquences des 193 essais nucléaires réalisés entre 1966 et 1996. Les auditions et visites sur place nous ont permis, à Yoann Gillet et à moi, de mesurer le traumatisme incontestable subi par les Polynésiens. Elles ont aussi été l’occasion de bénéficier de l’avis de médecins qui, sous serment, ont affirmé que les analyses attestent d’une contamination limitée, sans transmission intergénérationnelle.
C’est à cette aune que notre groupe réaffirme sa reconnaissance du fait nucléaire polynésien, déjà exprimée en 2022 par sa présidente, Marine Le Pen. Nous soutenons le devoir de transparence envers nos compatriotes et bien évidemment la prise en charge financière des conséquences des maladies identifiées.
Cela étant, s’il est légitime et indispensable que cette histoire soit enseignée et que la mémoire de ces événements soit honorée, ils ne sauraient donner lieu à repentance. Nous saluons le fait que Mme la rapporteure ne préconise pas de demander pardon, ce qui n’aurait pas de sens dans la mesure où l’État n’a jamais cherché à nuire à quiconque.
Soyons clairs, la France doit beaucoup à la Polynésie. Attachés à l’arme nucléaire, les députés du Rassemblement national n’oublieront jamais à quelles conditions il a été possible de nous en doter.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je remercie le groupe GDR d’avoir choisi de remettre ce sujet à l’ordre du jour. Merci aussi à Mereana Reid Arbelot de la manière dont elle a mené les travaux, à Didier Le Gac de sa présidence, et aux administrateurs pour leur travail.
Je regrette de ne pas avoir pu m’investir davantage après votre retour de Polynésie : je ne vous ai pas boudés, mais mon agenda était vraiment trop chargé. J’aurais voulu, en particulier, entendre le deuxième son de cloche des personnes que vous avez de nouveau auditionnées et dont j’avais entendu la première intervention, notamment les membres du Civen.
Je me retrouve tout à fait dans les recommandations que Mereana Reid-Arbelot vient de présenter : j’y retrouve toutes les questions que je n’ai cessé de poser lorsque j’ai pu cerner le sujet. Je pense par exemple aux critères qu’applique le Civen, à la suppression du seuil du 1 millisievert, à la liste des maladies radio-induites ou à l’extension de l’indemnisation au bénéfice des proches des victimes directes.
Nous voterons donc pour l’adoption du rapport et serons favorables à sa publication.
Par ailleurs, je ne crois pas que nous soyons dans la repentance. Ce n’était pas vraiment le sujet : il s’agit seulement de reconnaître ce qu’avaient subi les Polynésiens. Je ne sais pas si la France de l’époque a fait tout ce qu’elle a fait de manière délibérée ; en revanche, nous avons vu que certaines conséquences ont été ignorées, alors qu’il aurait pu en aller autrement.
Comme mon collègue Lecoq, j’espère que ce rapport aura pour conséquence de susciter un travail similaire au sujet de l’Algérie : c’est là que les essais ont commencé, et les Algériens n’ont pas été mieux traités que ne l’ont été les Polynésiens par la suite.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Quant à nous, je me permets de vous signaler que nous ne sommes pas très chauds pour défendre la bombe atomique ! Je rappelle qu’il s’agit d’une arme illégale, dont le droit international prévoit l’extinction, puisque le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires contient des engagements de désarmement. Certes, on n’avance pas : tous ceux qui la possèdent légalement rechignent à s’en séparer. Pourtant, il le faut. L’actualité montre qu’on peut en perdre le contrôle. L’évolution de l’intelligence artificielle par exemple peut faire craindre que des puissances étrangères deviennent capables d’intervenir dans nos systèmes numériques et de déclencher nos propres armes. Les conséquences seraient telles que le mieux, pour les générations à venir, est de nous battre pour nous en séparer.
Nous devons le faire à l’échelle du monde. Et en France, nous pourrions nous intéresser au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, qui est entré en vigueur. Nous détenons l’arme : je peux comprendre que nous n’y renoncions pas tout de suite, en vue de peser sur le désarmement des autres – même si je suis tenté de donner l’exemple –, mais au moins pourrions-nous être un État observateur et écouter les positions des autres pays plutôt que de faire l’autruche et de refuser de voir le mouvement.
Par ailleurs, il faudra un jour raisonner en termes budgétaires. Un nombre incroyable de dispositifs ont été supprimés de manière absurde, comme MaPrimeRénov’. Or la bombe atomique nous coûte 17 millions par jour ! Ayez ce chiffre en tête ! Et encore, pour sa seule modernisation, c’est-à-dire pour que l’ogive tue encore plus… Puisque nous cherchons de l’argent, ce chiffre est à méditer.
J’ai rencontré celle qui à l’époque était la patronne de la bombe atomique française. Je ne comprenais pas qu’une femme travaille à une arme de destruction massive – et en plus, elle avait des enfants ! Elle m’avait avoué que cela ne la perturbait pas, parce qu’elle savait qu’on ne l’utiliserait jamais. 17 millions par jour pour une arme qu’on n’utilisera jamais ! Et que d’autres que nous pourraient déclencher !
Pour ceux que la question intéresse, je signale enfin que le Peace Boat mouillera demain au Havre afin de présenter l’exposition du prix Nobel de la paix 2024, qui rend hommage aux Hibakusha, survivants des bombes atomiques de Hiroshima et de Nagasaki. Plusieurs de ces victimes et de leurs descendants seront présentes : elles sauront vous parler des conséquences de l’explosion d’une bombe atomique.
Mme Nicole Sanquer (LIOT). Je remercie à mon tour le groupe GDR d’avoir consacré son droit de tirage à la poursuite des recherches sur les conséquences des essais nucléaires, qui affectent encore les Polynésiens. Même si l’État a engagé un travail de réparation en 2017, il reste des choses à faire.
Je salue l’engagement de Mereana Reid-Arbelot : nous ne sommes pas toujours d’accord, mais ce sujet nous réunit et je suis admirative de son travail. Rapporteure en 2018 de la commission sur l’indemnisation des victimes, je ne peux que partager les recommandations citées. Mais le travail n’est pas terminé, et ne le sera pas si les élus ne prennent pas le problème en main, car l’État est débordé.
J’espère que la commission d’enquête aboutira à améliorer l’indemnisation, même si de gros progrès ont déjà été accomplis. Je suis contente de voir que vous soutenez le Civen, en proposant des avancées. Quant au seuil du 1 millisievert, c’est notre commission qui l’avait instauré, après l’abrogation du critère de risque négligeable pour remettre au travail le Comité, car ses membres souhaitaient pouvoir compter sur une norme pour statuer sur les demandes.
Je n’ai pas encore examiné toutes les recommandations en détail mais je soutiens celles qui ont été présentées, notamment sur la dette de la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française et sur les possibles améliorations législatives.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Merci à tous pour vos mots et pour votre participation aux travaux. J’espère que le rapport sera adopté : il compte beaucoup pour la population polynésienne, pour les vétérans, bref pour tous les acteurs concernés et pour la mémoire de ceux qui sont partis, Polynésiens comme métropolitains. Il y a déjà eu des travaux sur ces questions mais jamais de commission d’enquête. Or de telles commissions sont un outil puissant. Le moment est important, pour Nicole Sanquer et pour moi bien sûr, mais aussi pour Didier Le Gac, puisque l’Aven se trouve dans sa circonscription : nous avons entendu leurs témoignages, je n’ai pas besoin de rappeler combien ils étaient forts.
Un grand merci aussi à mon groupe, et à son président de l’époque, André Chassaigne, qui m’a dit qu’un travail commencé devait être terminé ! Je ne l’oublierai jamais. Grâce à lui, ce rapport est le début de quelque chose ; il contient quarante-cinq recommandations, et nous avons déjà des propositions pour le faire vivre par la suite.
Enfin, si nous l’avions pu, nous aurions emmené tous les membres de la commission sur place : on y ressent les choses. En écoutant Jean-Paul Lecoq, je me disais que, à l’époque, ceux d’ici qui sont partis là-bas avaient aussi dû ressentir la distance, et un certain isolement. De tout cela, et de ce que nous ont transmis les témoignages, j’ai essayé de rendre compte dans le rapport.
La commission adopte le rapport et autorise sa publication.
M. le président Didier Le Gac. Le dépôt du rapport sera publié demain au Journal officiel. Je rappelle à tous que son contenu demeure strictement confidentiel jusqu’au 17 juin, date de sa publication officielle. Je vous remercie.
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ACMS : Association interprofessionnelle des centres médicaux et sociaux de santé au travail de la région Île-de-France
AIEA : Agence internationale de l’énergie atomique
AMTSN : Association des médecins du travail des salariés du nucléaire
ANDRA : Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs
ANP : Appareils normaux de protection
ANR : Agence nationale de la recherche
ASN : Autorité de sûreté nucléaire
ASND : Autorité de sûreté nucléaire défense
ASNR : Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection
AVEN : Association des vétérans des essais nucléaires
BCRA : Bureau central de renseignements et d’action
BRGM : Bureau de recherches géologiques et minières
BSL : Bâtiment de soutien logistique
CADA : Commission d’accès aux documents administratifs
CCS : Commission consultative de sécurité
CCSCEN : Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires
CDAP : Centre de décontamination des aéronefs et du personnel
CEA : Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives
CEMO : Centre d’expérimentations militaires des oasis
CEP : Centre d’expérimentation du Pacifique
CERI : Centre des relations internationales (Sciences Po Paris)
CESC : Conseil économique, social et culturel de la Polynésie française
CESEC : Conseil économique, social, environnement et culturel de la Polynésie française
CHPF : Centre hospitalier de la Polynésie française
CID : Centre d’intervention et de décontamination des matériels
CIENS : Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques
CIJ : Cour internationale de justice
CIPR : Commission internationale de protection radiologique
CIRC : Comité international de recherche sur le cancer
CIVEN : Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires
CNE 2 : Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs
CNRS : Centre national de la recherche scientifique
COFRAC : Comité français d’accréditation
COMSUP-PF : Commandement supérieur des forces armées en Polynésie française
COSEN : Conseil d’orientation pour le suivi des conséquences des essais nucléaires
CPAM : Caisses primaires d’assurance maladie
CPS : Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française
CRESAT : Centre de recherches sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques
CRIOBE : Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement
CRPPE : Centre régional de pathologies professionnelles et environnementales
CRSD : Contrat de redynamisation des sites de défense
CSEM : Centre saharien d’expérimentation militaire
CSDN : Commission du secret de la Défense nationale
CSFM : Conseil supérieur de la fonction militaire
DCSSA : Direction centrale du Service de santé des armées
DGA : Direction générale de l’armement
DGDE : Dotation globale de développement économique
DICOD : Délégation à l’information et à la communication de la défense
DIRCEN : Direction des centres d’expérimentations nucléaires
DISEF : Direction chargée de la sûreté, de l’environnement et de la stratégie filières
DMCA : Direction de la mémoire, de la culture et des archives
DRHMD : Direction des ressources humaines du ministère des armées
DSCEN : Délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires
DSND : Délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense
DSP : Direction de la santé de Polynésie
DURAMT : Diplôme universitaire de médecine du travail en radioprotection
EAMEA : École des applications militaires de l’énergie atomique
ECPAD : Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense
EMSEC : Électro mécanicien de sécurité
EPHE : École pratique des hautes études
FGD : Forage grand diamètre
FNOM : Fédération nationale des officiers mariniers
FREPF : Fonds de reconversion économique de la Polynésie française
JAPD : Journée d’appel de préparation à la défense nationale
JDC : Journée défense et citoyenneté
GEES : Groupe d’études des expérimentations spéciales
GDI : Gouvernance et développement insulaire
GOEN : Groupement opérationnel des essais nucléaires
GREFHAN : Groupe d’études françaises d’histoire de l’armement nucléaire
HCTISN : Haut comité pour la transparence, l’information et la sûreté nucléaire
HERCA : Heads of the european radiological protection competent authorities
IANID : Installations et activités nucléaires intéressant la défense
ICPF : Institut du cancer de Polynésie française
IFRI : Institut français des relations internationales
IGAS : Inspection générale des affaires sociales
IGF : Inspection générale des finances
INBS : Installations nucléaires de base secrète
INSERM : Institut national de la recherche médicale
INSTN : Institut national des sciences et techniques nucléaires
IPSN : Institut de protection et de sûreté nucléaire
IRD : Institut de recherche pour le développement
IRSN : Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire
ISPED : Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement
LESE : Laboratoire d’étude et de surveillance de l’environnement
LMJ : Laser mégajoule
LSR : Laboratoire de surveillance radiologique
mSv : millisievert
NIOH : National institute for occupational safety and health
NRBC (arme -) : arme nucléaire, radiologique, biologique et chimique
OMS : Organisation mondiale de la santé
ONIAM : Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales
ONU : Organisation des Nations Unies
OPECST : Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques
OPRI : Office de protection contre les rayonnements ionisants
ORSTOM : Office de la recherche scientifique et technique outre-mer
OSMV : Observatoire de la santé des militaires et des vétérans
OSV : Observatoire de la santé des vétérans
PC : Poste de commandement
PCB : Polychlorobiphényle
PCR : Postes de contrôle radiologique
PDA : Personnel directement affecté aux rayonnements ionisants
PEA : Poste d’enregistrement avancé
PNDA : Personnel non directement aux rayonnements ionisants
PNGMDR : Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs
PPR : Plans de prévention des risques
PTOM : Pays et territoire d’outre-mer
RADS : Radiation Absorbed Dose
RDPT : Rassemblement des populations tahitiennes
RMP : Régime mixte du Pacifique
RPF : Rassemblement du peuple français
SAHMA : Service des archives médicales hospitalières des armées
SDIRAF : Syndicat de défense des intérêts des retraités actuels et futurs
SDECE : Service de documentation extérieure et de contre-espionnage
SETIL : Société d’équipement de Tahiti et des îles
SGDN : Secrétariat général de la défense nationale
SGS : Science an global security
SHD : Service historique de la défense
SIAF : Service interministériel des archives de France
SMSR : Service mixte de de sécurité radiologique
SMSR-PEL : Service mixte de contrôle radiologique pour « effets lointains »
SMCB : Service mixte de contrôle biologique
SMPP : Surveillance médicale post-professionnelle
SNA : Sous-marins nucléaires d’attaque
SNLE : Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins
SPAA : Service du patrimoine archivistique et audiovisuel
SPRA : Service de protection radiologique des armées
SSA : Service de santé des armées
Sv : sievert
TCD : Transport de chalands de débarquement
TNA : Têtes nucléaires aéroportées
TRN : Titre de reconnaissance de la Nation
UNSCLEAR : Comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants
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Liste et traduction des termes tahitiens
utilisés dans le rapport
fa’atupu : bâtir
fenua : île / pays / territoire
feti’i : la famille
heiva : divertissement, fête
ia ora na : bonjour
Ma’ohi : la langue, le peuple ou l’autochtonie, précoloniale selon le contexte
mariri’ai ta’ata : maladie interne douloureuse
māuruuru maitai : merci bien
moruroa : long ou grand secret
motu : îlot
nui : grand
ora : vie
raerae : travesti
reko tika : la parole / voix / langue vraie
taote atomi : médecin nucléaire
tavana : maires des communes
te parau mau : la parole vraie
te parau ti’a : la parole vraie
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Livres
AILLERET Charles (général), L’aventure atomique française. Comment naquit la force de frappe, Grasset, 1968, 404 pages.
BAERT Patrice, Essais nucléaires en Polynésie française : une histoire de mensonges et de contre-vérités, L’Harmattan, février 2025, 326 pages.
BARRILLOT Bruno, Victimes des essais nucléaires : histoire d’un combat (Observatoire des armements), janvier 2010, 204 pages.
BARRILLOT Bruno, Essais nucléaires français : l’héritage empoisonné (Observatoire des armements), février 2012, 324 pages.
BARRILLOT Bruno, VILLIERME Marie-Hélène, HUDELOT Arnaud, Mémoires de 30 ans d’essais nucléaires en Polynésie française : Témoins de la bombe, Éditions Univers Polynésiens, novembre 2017, 111 pages.
Bruno BARRILLOT, Les essais nucléaires français 1960-1996 (Conséquences sur l’environnement et la santé), Centre de documentation sur la paix et les conflits - CDRPC, 1996, 383 pages.
BEAUFRE André, Introduction à la stratégie, Centre d’études de Politique étrangère, Armand Colin, 1963.
BENDJEBBAR André, Histoire secrète de la bombe atomique française, Le Cherche Midi Éditeur, novembre 2000.
BESSARD Rudy, Pouvoir personnel et ressources politiques ; Gaston Flosse en Polynésie française (thèse École doctorale sciences sociales et humanités de Pau), 2013.
BLANCHET Gilles, Du CEP à l’après-CEP, la Polynésie française à la recherche d’un nouveau mode de développement, Textes réunis pour les journées géographiques, (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer - ORSTOM), 1994.
CALLEY Grégoire, POIRAT Florence (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française, Éditions Pédone, octobre 2023, 406 pages.
CHESNEAUX Jean (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, L’Harmattan, 1995, 186 pages.
ELLIS William, À la recherche de la Polynésie d’autrefois, Publications de la Société des Océanistes (Musée de l’Homme), 1972, 945 pages.
GENAUD Paul-Édouard (médecin lieutenant-colonel), L’Arme atomique, Paris, 1950, 416 pages.
GRIMALD Aimé Louis, Gouverneur dans le Pacifique, Berger-Levraud, 1990, 324 pages.
LAHANA Marianne, L’histoire de la réparation du dommage corporel à travers les civilisations : des vengeances privées à une réparation étatique de masse, Université Paris Descartes (Faculté de médecine), 18 septembre 2019, 42 pages.
LAJUGIE Jacques (de), Aspects financiers du programme nucléaire de la France sur la période 1946 - 1958, Mémoire Institut d’études politiques de Paris, 1999.
MELTZ Renaud, VRIGNON Alexis (dir.), Des bombes en Polynésie. Les essais nucléaires français dans le Pacifique, Paris, Éditions Vendémiaire, 2022, 720 pages.
MELTZ Renaud, FURST Benjamin, VRIGNON Alexis, Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentations du Pacifique, Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique, janvier 2025, 312 pages.
MONGIN Dominique, Dissuasion et simulation : de la fin des essais nucléaires français au programme Simulation, Odile Jacob, 2018, 320 pages.
MONGIN Dominique, Histoire de la dissuasion nucléaire depuis la Seconde Guerre mondiale, ArchiDoc, novembre 2021, 378 pages.
MOUTOUH Hugues, POIROT Jérôme, Dictionnaire du renseignement, Perrin, 2018, 848 pages.
NORA Simon, Éléments pour une synthèse sur la Polynésie française, Rapport de l’Inspection générale des finances, novembre 1976, 52 pages.
PEYREFITTE Alain, C’était de Gaulle, tome III, Fayard, 2000, 681 pages.
PHILIPPE Sébastien, STATIUS Tomas, Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, PUF – Disclose, réédition de janvier 2021, 182 pages.
TERTRAIS Bruno, GUISNEL Jean, Le Président et la bombe, Odile Jacob, 2016, 336 pages.
VALERY Paul, La crise de l’esprit, 1919 (réédition Le Philosophe – Manucius), 76 pages.
VRIES Pieter (de), SEUR Han, Moruroa et nous. Expériences des Polynésiens au cours des 30 années d’essais nucléaires dans le Pacifique sud, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, octobre 1997, 224 pages.
Articles
Anonyme, « Après l’explosion de Moruroa. Les opérations de contrôle des retombées », in Les Nouvelles de Tahiti, 4 juillet 1966.
Anonyme, « L’explosion atomique ‘‘de visu’’. Les représentants de l’assemblée ont assisté à l’explosion depuis le Foch », in Les nouvelles de Tahiti, 4 juillet 1966.
Anonyme, « Après les expériences de Moruroa les poissons se portent bien », in Les Nouvelles de Tahiti, 23 juillet 1966.
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Sites internet
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Mémoire des hommes (portail culturel du Ministère des Armées) : https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/
Moruroa Files (Enquête sur les essais nucléaires dans le Pacifique) : https://moruroa-files.org/fr/investigation/moruroa-files
Moruroa (Mémorial des essais nucléaires français) : http://moruroa.assemblee.pf/Texte.aspx?t=75
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Programme du déplacement
d’une délégation de la commission d’enquête
en Polynésie française (du 21 au 31 mars 2025)
Dimanche 23 mars 2025
Audition de Patrick GALENON (Président de la Caisse de prévoyance sociale) et de Vincent DUPONT (directeur de la Caisse de prévoyance sociale)
Audition de Moetai BROTHERSON, Président de la Polynésie française, de Cédric MERCADAL, ministre de la Santé et de la Prévention, chargé de la Protection sociale généralisée, et de Taivini TEAI, ministre de l’Agriculture et des Ressources marines, en charge de l’Alimentation et de la Recherche
Lundi 24 mars 2025
Audition d’Éric SPITZ, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française, et d’Alexandra CHAMOUX, cheffe de la subdivision administrative de l'archipel des Tuamotu-Gambier
Audition de Guillaume PINGET, Commandant supérieur des forces armées en Polynésie française, de la capitaine de corvette Aurélie DUMONT, cheffe du bureau du Centre d’expérimentations du Pacifique, de Laurent BOURGOIS et Antoine TOGNELLI (CEA/DAM).
Audition de Heinui LE CAILL, Président de la Commission de l’éducation, de la jeunesse et des sports, d’Allen SALMON, Président de la Commission des institutions, des affaires internationales, et des relations avec les communes, de Tafai Mitema TAPATI, Président de la Commission de l’agriculture et des ressources marines, et de Richard TUHEIAVA, directeur de cabinet du Président de l’Assemblée de la Polynésie française
Audition de Yolande VERNAUDON, Déléguée au suivi des conséquences des essais nucléaires
Mardi 25 mars 2025
Visite du site de Moruroa
Visite de Hao et entretien avec la maire Yseult BUTCHER
Mercredi 26 mars 2025
Audition de Hiro TEFAARERE, ancien représentant à l’Assemblée de la Polynésie française, ancien président de l’association Moruroa e tatou
Audition de Monique RICHETON ancienne maire des Gambiers, de Lukas PAEAMARA, ancien maire des Gambiers, et de Vai GOODING, maire des Tuamotu Gambiers
Audition de Roti MAKE, peintre et militante
Audition de vétérans : Daniel PALLACZ, Bernard PELLEMANS, Alberto BONO, Marius CHAN, et Daniel OLANDA
Jeudi 27 mars 2025
Audition d’Alexandra CHAMOUX, cheffe de la subdivision administrative de l'archipel des Tuamotu-Gambier et responsable de la mission de suivi des conséquences des essais nucléaires, de Gwendolyne FOUACHE, chargée de mission et adjointe à la responsable de la mission de suivi des conséquences des essais nucléaires, de Heiava LENOIR et de Maida MARMOUYET, agentes d’accueil et d’accompagnement de la mission « Aller vers »
Audition de Frère Maxime CHAN, membre fondateur de l’Association 193, vice-président et trésorier de la FAPE (Fédération des Associations de Protection de l’Environnement en Polynésie française) et Yves CONROY
Audition d’Oscar TEMARU, ancien Président de la Polynésie française
Audition de Sophie GUESSAN et de Philippe NEUFFER, avocats
Vendredi 28 mars 2025
Rencontre avec Jacky BRYANT, ancien secrétaire général du parti écologiste « Heiura les Verts », ancien ministre de l’environnement, ancien rapporteur de la Commission d’enquête initiée par l’Assemblée de la Polynésie française sur les conséquences des essais nucléaires (2006)
Rencontre avec Joséphine TEREOPA, responsable du département du patrimoine audiovisuel, multimédia et Internet au Service du patrimoine archivistique et audiovisuel de la Polynésie (SPAA), et Taputu TARIHAATOTI, responsable du département de l’accueil, de la consultation et de la communication au SPAA
Rencontre avec Isabelle FORGE-ALLEGRET, directrice du centre Pacifique de l’Ifremer, Patrick BOUYSSET, ancien responsable du Laboratoire d’étude et de suivi de l’environnement (LESE), et de Hugo LEPAGE, actuel responsable du LESE
Audition de témoins des essais nucléaires
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LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
Mardi 21 janvier 2025
MM. Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, auteurs de l’enquête « Toxique – Enquête sur les essais nucléaires en Polynésie » (Disclose/PUF, 2021-Alpha Essais, 2024) (première audition)
Représentants de l’Association 193 :
– Père Auguste UEBE-CARLSON, président
– Mme Léna NORMAND, 1ère vice-présidente
Mercredi 22 janvier 2025
Table-ronde rassemblant des associations de victimes et des victimes des essais nucléaires :
– Fédération nationale des officiers mariniers (FNOM) :
MM. Christian LOMBARDO, président, et Jean-Luc MOREAU, conseiller spécial
– Association des vétérans des essais nucléaires (AVEN) :
Mme Françoise GRELLIER, présidente
M. Jean-Luc SANS, ancien président
Maître Cécile LABRUNIE, avocate (cabinet TTLA associés)
– M. Michel ARAKINO, vice-président du Syndicat de défense des intérêts des retraités actuels et futurs (SDIRAF), ancien plongeur du Centre d’expérimentation du Pacifique
– M. Roland DELACOUR, membre de la FNOM et de l’AVEN, ancien marin à Moruroa
– M. Michel CARIOU, ancien officier de marine atomicien
Mardi 28 janvier 2025
Table-ronde sur la gestion et l’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française :
– M. Gilles ANDRÉANI, président de la Commission du secret de la défense nationale (CSDN)
– M. Bruno RICARD, directeur des Archives nationales
– M. Evence RICHARD, directeur de la mémoire, de la culture et des archives du ministère des Armées
– M. Laurent VEYSSIÈRE, directeur de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD)
– Mme Nadine MARIENSTRAS, cheffe du service historique de la Défense (SHD)
– Mme Sylvie LE CLECH, directrice adjointe des archives diplomatiques du ministère de l’Europe et des affaires étrangères
– Mme Marion VEYSSIÈRE, directrice adjointe du Musée national de la Marine, ancienne conseillère chargée des archives auprès de Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée auprès de la ministre des Armées, chargée de la mémoire et des anciens combattants, puis de Patricia Mirallès, Secrétaire d’État auprès du ministre des Armées, chargée des Anciens combattants et de la Mémoire
Mercredi 29 janvier 2025
CIVEN (Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires)* :
– M. Gilles HERMITTE, président
– Mme Laurence LEBARON-JACOBS, vice-présidente
– Mme Monia NAOUAR, directrice
Service de santé des armées (SSA) :
– M. Jean-Ulrich MULLOT, pharmacien en chef (DCSSA/division stratégie santé de défense)
– M. Jean-Christophe AMABILE, médecin chef des services de classe normale, directeur du Service de protection radiologique des armées
– M. Gabriel BEDUBOURG, médecin chef, délégué de l’Observatoire de la santé des militaires et des vétérans
– M. Laurent GERAUT, médecin chef, coordonnateur national de la médecine de prévention
Mardi 4 février 2025
Association Tamarii Moruroa : M. Yannick LOWGREEN, président
Mercredi 5 février 2025
MM. Benoît PELOPIDAS et Thomas FRAISE (CERI – Sciences Po) – chercheurs dans le cadre du Programme d'étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges)
M. Hervé LALLEMANT, professeur de droit, chercheur associé à l’Université de la Polynésie française
Mardi 11 février 2025
M. Jean-Marc REGNAULT, maître de conférences émérite, chercheur associé [Laboratoire GDI (Gouvernance et développement insulaires) de l'Université de la Polynésie française]
Mercredi 12 février 2025
Table-ronde sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires en Polynésie :
– M. Florent de VATHAIRE, directeur de recherche 1ère classe l’INSERM et chef de l’unité « Épidémiologie des radiations » de l’Institut Gustave Roussy et de l’INSERM
– Centre Médical de Suivi des anciens travailleurs civils et militaires du Centre d’expérimentation du Pacifique et des populations vivant ou ayant vécu à proximité de sites d’expérimentation nucléaire (CMS) :
– M. Julien PONTIS, médecin en chef du CMS des anciens travailleurs de Moruroa
– M. Emmanuel POTTIER, médecin adjoint du CMS
– Mme Wicky TAIE-DEANE, infirmière en charge des patients et dossiers CIVEN
– Mme Narii TAVAITAI, secrétaire médical en charge des patients et dossier CIVEN
– Mme Teanini TEMATAHOTOA, directrice de l’ICPF (Institut du cancer de Polynésie française)
Mardi 18 février 2025
Conséquences environnementales des essais nucléaires :
– M. Serge PLANES, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du CRIOBE (Centre de Recherches Insulaires et Observatoire de l’Environnement)
– M. Bernard SALVAT, professeur honoraire à l’École pratique des hautes études de l’Université de Perpignan, fondateur et ancien directeur du CRIOBE
Mercredi 19 février 2025
M. Patrice BOUVERET, directeur de l’Observatoire des armements
ASNR (Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection) :
– Mme Géraldine PINA, commissaire
– M. Jean-Christophe GARIEL, directeur général adjoint en charge de la santé et de l’environnement
– M. Philippe RENAUD, chargé de mission auprès du directeur de l’environnement
– M. Dominique LAURIER, adjoint au directeur de la santé
– Mme Emmanuelle MUR, responsable des relations institutionnelles
Géographes et chercheurs :
– Mme Florence MURY, docteure en géographie et post-doctorante au CNRS/MSH-P–spécialiste de l’accès aux archives du CEP (Centre d’expérimentations du Pacifique)
– M. Benjamin FURST, historien, ingénieur de recherche – CRESAT – spécialiste de l’histoire du CEP et des essais nucléaires en Polynésie
– M. Brice MARTIN, maître de conférences en géographie à l’UHA, spécialiste de la géographie des risques
Jeudi 20 février 2025
Représentants de l’Association Moruroa e Tatou :
– M. Tevaearai PUARAI, président
– M. Tamatoa TEPUHIARII, chargé des relations Internationales
M. Patrice BAERT, médecin, spécialiste des essais nucléaires
Mardi 4 mars 2025
Vétérans, victimes des essais nucléaires effectués en Polynésie française :
– MM. Michel CARIOU, Jean-Louis CAMUZAT, Michel LACHAUD, Christian PERCEVAULT
Mercredi 5 mars 2025
CRIIRAD (Commission de Recherche et d’Information Indépendantes sur la RADioactivité) : M. Bruno CHAREYRON, conseiller scientifique
M. Renaud MELTZ, historien, co-directeur de l’ouvrage Des bombes en Polynésie, les essais nucléaires français dans le Pacifique (Vendémiaire, avril 2022)
M. Manatea TAIARUI, historien
Mercredi 12 mars 2025
CEA/DAM (Commissariat à l’énergie atomique – Direction des applications militaires) :
– M. Jérôme DEMOMENT, directeur des applications militaires (DAM) du commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)
– M. Philippe SANSY, directeur adjoint des applications militaires
– M. Jean-François SORNEIN, expert
– M. Laurent BOURGOIS, expert
Table-ronde d’avocats spécialistes de l’indemnisation des victimes d’essais nucléaires :
– Mme Cécile LABRUNIE, avocate (cabinet TTLA & Associés)
– M. Thibaud MILLET, avocat à Papeete (Millet Varrod Avocats)
Mercredi 19 mars 2025
DSCEN (Département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires) :
– Mme Anne-Marie JALADY, médecin cheffe, cheffe du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires à la direction générale de l’armement (DGA)
– M. Jean-Philippe MÉNAGER, adjoint à la cheffe du DSCEN
– Mme Mathilde HERMAN, conseillère communication, relations élus et plume auprès du DGA
SDIRAF (Syndicat de Défense des Intérêts des Retraités Actuels et Futurs) : M. Émile VERNIER, président
Mardi 8 avril 2025
Mme Roselyne BACHELOT, ancienne ministre de la Santé, de la jeunesse et des sports
Mme Marianne LAHANA, avocate (cabinet Phusis)
Mme Patricia MIRALLÈS, ministre déléguée auprès du ministre des Armées, chargée de la Mémoire et des Anciens combattants
Mercredi 9 avril 2025
M. Hervé MORIN, ancien ministre de la Défense, président de la Région Normandie
Jeudi 10 avril 2025
MM. Christian PERCEVAULT et Jean AMBROISE, vétérans
M. Vincenzo SALVETTI, conseiller-maître en service extraordinaire à la Cour des comptes, ancien directeur de la CEA-DAM (Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique)
Mardi 29 avril 2025
M. Sébastien LECORNU, ministre des Armées
Mme Geneviève DARRIEUSSECQ, députée de la 1ère circonscription des Landes, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants
M. Yannick NEUDER, ministre auprès de la ministre du Travail, de la Santé, de la Solidarité et des Familles, chargé de la Santé et de l'Accès aux soins
Mercredi 30 avril 2025
Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) :
– Mme Gaëlle SAQUET, directrice générale par intérim
– M. Sébastien CROMBEZ, directeur sûreté, environnement et stratégie filières
Mme George PAU-LANGEVIN, ancienne ministre des Outre-mer
Mardi 6 mai 2025
CIVEN (comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) (nouvelle audition) :
– M. Gilles HERMITTE, président
– Mme Laurence LEBARON-JACOBS, vice-présidente
– Mme Monia NAOUAR, directrice
M. Édouard FRITCH, ancien président de la Polynésie française (en visioconférence)
Mardi 13 mai 2025
M. Manuel VALLS, ministre d’État, ministre des Outre-mer
MM. Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, auteurs de l’enquête « Toxique – Enquête sur les essais nucléaires en Polynésie » (Disclose/PUF, 2021-Alpha Essais, 2024) (nouvelle audition)
Mercredi 14 mai 2025
Table-ronde, ouverte à la presse, portant sur la genèse du programme nucléaire français et sur les essais nucléaires en Algérie :
– M. Dominique MONGIN, docteur en histoire, expert associé au CIENS de l’ENS-Ulm
– M. Yannick PINCÉ, docteur en histoire et professeur agrégé, chercheur associé au CIENS de l’ENS-Ulm
M. Frédéric POIRRIER, ancien chef du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN)
Au titre des personnes auditionnées, votre rapporteure tient à citer les noms des personnes qui se sont manifestées sur la boîte mail ad hoc créée dans la perspective du déplacement d’une délégation de la commission d’enquête en Polynésie française, et qui ont ainsi apporté leur témoignage ou soutenu par leurs propos les travaux de la présente commission :
M. Joseph AH SCHA
M. Raimana AIAMU
M. Francis BARBAULT, vétéran
M. le docteur Étienne BEAUMONT, ancien directeur de la Maternité du Centre Hospitalier de Papeete de 1987 à 2018, expert judiciaire en médecine légale près la cour d’appel de Papeete
M. Philippe BROCARD, vétéran
M. Alain CARION, vétéran
M. Christian CHABERT, vétéran
M. Daniel DAUPHIN
Mme Maria DEMONT
M. Michel FABRE, vétéran
M. Michel FANTON, vétéran
M. René FROGIER, secrétaire général du syndicat autonome de la Défense en Polynésie française (SADPF)
M. Claude GIRARD, ancien bâtonnier du Barreau de Papeete
Mme Véro HARO
M. Heidy HOLMAN, ancien marin et réserviste
M. Teva Marc JUVENTIN
Mme Marie LAU
M. Teiho LEMAIRE
Mme Juliette LYSER
M. Auguste MACHOUX
Mme Béatrice Airuarii MARRO
M. Philippe MAUNIER, ancien chef du SMCB de 1984 à 1985
M. Serge MEDEVIELLE
Mme Ghislaine MONTONNEAU
Mme Lucie Vahine SAVOIE
M. Benoit SIMIAN, président de l’association « girondins Ensemble citoyens », ancien député
M. lain TEHURITAUA vétéran
M. Casimir TIAREURA, vétéran
M. Charles VAN CAM, vétéran, ancien agent météo à la station météo de Hereheretue
Mme Roseline VERO, veuve TAHI
* Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le registre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.
— 1 —
CONTRIBUTIONS DES DÉPUTÉS
À TITRE INDIVIDUEL OU AU NOM DES GROUPES
Contribution du groupe Rassemblement National
Le groupe Rassemblement National (RN) salue le travail mené par la Commission d’enquête relative aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Son Président et sa Rapporteure ont fait preuve, tout au long des travaux, d’une attitude respectueuse et ouverte à tous les points de vue, ce qui a permis des échanges constructifs sur un sujet sensible. Les députés du groupe Rassemblement National remercient également l’ensemble des élus, experts, acteurs associatifs et économiques, ainsi que les citoyens, en métropole comme en Polynésie, qui ont accompagné les travaux de cette commission par leur expertise et leurs témoignages, tout comme les personnels de l’Assemblée nationale pour leur dévouement et leur professionnalisme.
Le Rassemblement National comprend les craintes légitimes exprimées par des Polynésiens et des personnels civils et militaires quant aux conséquences des 193 essais nucléaires réalisés entre 1966 et 1974. 130 000 personnes, dont 12 000 Polynésiens recrutés localement, y ont été associées. Face aux cas de cancers, malformations fœtales et décès prématurés constatés, il est légitime que le législateur agisse. C’est l’objet de la loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, dite « loi Morin », entrée en vigueur en 2010. Malgré les acquis de cette loi, les inquiétudes demeurent et les contentieux se multiplient contre les décisions du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), chargé d’instruire les demandes de réparation. Le seuil d’un millisievert retenu pour pouvoir être indemnisé, tout comme la liste des 23 pathologies reconnues par la loi Morin, sont jugés parfois trop restrictifs. Ces critiques ont motivé la constitution de la présente commission d’enquête, en raison de l’importance de cette question pour des dizaines de milliers de Français, qu’ils soient de Polynésie ou de métropole. Les députés RN se sont attachés à y prendre une part active.
Les auditions ont permis d’entendre des témoignages poignants, notamment d’associations de vétérans, étant précisé que tous les militaires mobilisés au Centre d’expérimentations du Pacifique (CEP) ne partagent pas les constats de leurs anciens frères d’armes militant aujourd’hui pour une extension de la loi Morin. Elles ont également permis d’appréhender le traumatisme incontestable des Polynésiens quant aux essais nucléaires. Il apparaît que le « secret défense », qui a longtemps été opposé aux inquiétudes et aux demandes d’explications, a renforcé les craintes. Face à ce manque de transparence qui a prévalu un temps, le groupe RN salue les avancées considérables de ces dernières années et est favorable à ce que l’intensification de la déclassification des archives se poursuive, tout en prenant soin de préserver les secrets relevant de la défense nationale et de la crédibilité de l’arme atomique.
Ces auditions ont aussi permis de recueillir les analyses de médecins qui, sous serment, ont affirmé que les examens effectués, notamment par le Service de santé des armées (SSA) sur les vétérans, attestent d’une contamination limitée et qu’il n’est pas possible aujourd’hui d’affirmer que des cas de transmissions générationnelles existent. Ces éclairages d’experts, qui se sont engagés à fournir leurs données à la commission d’enquête, sont de nature à apaiser les inquiétudes régulièrement exprimées en Polynésie.
Dans ce contexte, le groupe Rassemblement National réaffirme sa reconnaissance du fait nucléaire polynésien, déjà exprimée par sa Présidente en 2022. Il encourage le développement de la composante mémorielle autour des essais nucléaires. Il soutient le devoir de transparence envers nos compatriotes polynésiens, notamment par une plus grande déclassification des archives dès que cela est possible. Il a bien noté les demandes légitimes des Polynésiens pour que l’histoire des essais nucléaires dans le Pacifique soit mieux connue et mieux enseignée. La défense étant une question fondamentale pour l’ensemble des Français, il a toujours été favorable à ce qu’elle soit évoquée dans les établissements scolaires, dans toutes ses dimensions.
L’enseignement de cette histoire ne saurait en revanche être le fondement d’une quelconque repentance ou récupération à des fins politiques. Le groupe Rassemblement National le dit sans détour : la France doit beaucoup à la Polynésie. Les essais qui y ont été réalisés ont permis de développer une arme atomique qui protège l’ensemble de la France et des Français, mais sans que les Polynésiens aient eu leur mot à dire. Lors de son déplacement avec la commission, le vice-président RN de celle-ci, Yoann Gillet, a pleinement mesuré la dimension du sacrifice consenti par les habitants et certains de leurs atolls au profit d’un projet qui les a fortement impactés dans leur économie, leur santé, voire leur identité.
Attachés à l’arme nucléaire française, indispensable à la sécurité du pays dans un monde de plus en plus instable et conflictuel, les députés RN n’oublieront jamais dans quelles conditions elle a été acquise.
Le groupe Rassemblement National a bien noté que la Rapporteure a adopté une position équilibrée qui lui fait honneur, en précisant que le pardon ne signifiait pas la repentance. La distinction paraît cependant ténue, et il convient de rappeler plusieurs faits. À aucun moment les militaires, ingénieurs ou chercheurs des différents services ayant pris part aux essais n’ont cherché à nuire aux Polynésiens. Les députés RN déplorent à cet effet les propos virulents tenus par certains membres notoirement anti-nucléaires de la commission d’enquête à l’encontre de personnels du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Il n’y a jamais eu d’intention de nuire et, dès le premier essai, des analyses ont été menées pour évaluer les conséquences. Les résultats de ces analyses, menées tout au long des décennies suivantes, ont révélé des seuils de contamination relativement limités : les données produites par l’enquête Disclose, à la base du livre Toxique qui a orienté les travaux de cette commission, sont d’ailleurs assez proches de celles du CEA. Leur interprétation diffère cependant, car motivée par des considérations politiques. Le groupe Rassemblement National refuse toute récupération et instrumentalisation du traumatisme légitime des Polynésiens.
C’est aux victimes qu’il entend s’adresser pleinement, en encourageant une meilleure indemnisation et la création d’une aide spécifique incluant la prise en charge d’un accompagnant pour les malades. Dans un souci de justice envers les Polynésiens, et envers la Caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française (CPS), qui ne doit pas assumer seule les conséquences des essais, le Rassemblement National soutient le remboursement des dépenses qu’elle a engagées pour les maladies radio-induites.
— 1 —
ANNEXE III :
CONVENTION DU 18 NOVEMBRE 1985
ENTRE LES ARCHIVES DE FRANCE
ET LE COMMISSARIAT À L’ÉNERGIE ATOMIQUE
+ Arrêté interministériel du 24 novembre 1985
relatif aux archives du CEA
— 1 —
ANNEXE IV :
DOCUMENTS DEMANDÉS PAR LA RAPPORTEURE
DANS LE CADRE DES TRAVAUX DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE
En application des pouvoirs spéciaux dévolus au rapporteur d’une commission d’enquête parlementaire
Document demandé |
Service concerné |
État de la demande |
Carnet de l’institutrice Jacqueline GOLAZ |
CEA / DAM - DSCEN |
Non trouvé |
Directive n° 1948 CEP/DSS/2/SC du 24 juin 1966 (instructions concernant la distribution de Lugol) |
CEA / DAM - DSCEN |
Transmis |
25 rapports sur les accidents (notamment les fuites constatées) survenus lors des tirs souterrains |
CEA / DAM - DSCEN |
En cours de traitement |
Relevés de toutes les stations météo de Polynésie française de 1966 à 1998 |
CEA / DAM - DSCEN |
Non trouvés |
Comptes rendus SMCB et SMSR des archipels des Gambier et de Tuamotu Est |
CEA / DAM - DSCEN |
10 documents trouvés |
Comptes rendus SMCB et SMSR des sites de Moruroa, de Fangataufa, et de Hao de 1966 à 1998 |
CEA / DAM - DSCEN |
En cours de traitement |
Comptes rendus SMCB et SMSR du tir Sirius (y compris le compte rendu référencé SMSR/PEL/PAC) |
CEA / DAM - DSCEN |
3 documents trouvés - en cours de traitement |
Comptes rendus SMCB et SMSR du tir Phoebe du 8 août 1971 |
CEA / DAM - DSCEN |
3 documents trouvés - en cours de traitement |
Tir d’Aldébaran : note 11/SMSR/PEL/PAC du 28 juillet 1966 relative à la détection de la retombée principale sur les Gambier référencée |
CEA / DAM - DSCEN |
Non trouvé |
Rapport 48/CEP/DSS/2TS du service de santé à la suite des retombées du tir Aldébaran |
CEA / DAM - DSCEN |
Non trouvé |
Rapport 251/SMSR/SITES/CD du 30 juillet 1968 à la suite de tir Capella |
CEA / DAM - DSCEN |
Non trouvé |
Note SMCB 111/SMCB/CD du 15 octobre 1971 relative à la contamination de Tureia (suite au tir Encelade) |
CEA / DAM - DSCEN |
En cours de traitement |
Rapport de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) relative à l’Évaluation de l’exposition radiologique des populations tahitiennes aux retombées atmosphériques de l’essai Centaure |
Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) |
Transmis |
Tableur du CIVEN |
Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN)° |
Transmis |
— 1 —
comptes rendus des auditions
menées par la commission d’enquête
sous la XVIe lÉgislature
Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique
des séances tenues par la commission d’enquête.
Les enregistrements vidéo des auditions ouvertes à la presse sont disponibles
en ligne à l’adresse suivante :
https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.politique-francaise-d-experimentation-nucleaire-ce
1. Audition, ouverte à la presse, du Père Auguste Uebe-Carlson, président de l’Association 193, et Mme Léna Normand, première vice‑présidente de l’association (en visioconférence) (mardi 14 mai 2024)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je suis heureux de vous accueillir pour les premiers travaux de notre commission d’enquête. Comme je l’ai précisé lors de notre réunion d’installation, certaines de nos auditions se dérouleront en fin de journée, voire en début de soirée. Nous devons, en effet, tenir compte des douze heures de décalage horaire entre Paris et la Polynésie.
C’est pour cette raison que nous nous retrouverons également ce soir, à 21 heures 30, pour entendre le Professeur Renaud Meltz, qui pilote depuis la Polynésie un projet de recherche du CNRS sur l’héritage du Centre d’expérimentation du Pacifique. Hormis ces cas particuliers, la plupart de nos réunions se tiendront plus classiquement les jeudis, et par exception les mercredis après-midi. Nous nous réunirons ainsi à nouveau ce jeudi 16 mai à 10 heures pour l’audition des représentants de l’Association des vétérans des essais nucléaires (AVEN). Les convocations qui vous seront adressées chaque jeudi indiqueront autant que possible les échéances à venir.
J’en viens à notre audition de ce jour : je suis heureux d’accueillir le père Uebe-Carlson, président de l’Association 193, ainsi que sa première vice‑présidente, Mme Léna Normand. Tous deux nous ont rejoints en visioconférence.
Madame, Monsieur, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation à vous exprimer devant cette commission. Vous êtes les premiers que nous auditionnons aujourd’hui. Merci également d’avoir accepté cet horaire, quelque peu matinal pour la Polynésie.
Votre audition a pour objectif de préciser les positions et revendications de votre association, et de recueillir votre analyse sur la prise en charge actuelle des conséquences des 193 essais nucléaires menés en Polynésie entre 1966 et 1996 – dont votre association tire son nom.
Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteure, Mme Mereana Reid Arbelot. Dans la mesure où toutes ces questions ne pourront pas être abordées aujourd’hui de manière exhaustive, je vous invite à nous transmettre vos réponses écrites ainsi que tout autre élément que vous souhaiteriez porter à la connaissance de la commission d’enquête.
Enfin, je vous remercie de nous déclarer tout éventuel intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations. Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Père Auguste Uebe-Carlson et Mme Léna Normand prêtent serment.)
Avant de vous céder la parole pour une intervention liminaire, j’aimerais vous poser deux questions assez générales. Premièrement, quelles ont été, d’après vous, les répercussions en Polynésie de la publication par Disclose, en mars 2021, de l’enquête Toxique ? Cette parution a-t-elle marqué un nouveau départ dans les discussions en Polynésie autour des essais nucléaires ? Deuxièmement, qu’attendez-vous des travaux de notre commission d’enquête ? Au préalable, je vous remercie de vous présenter et de présenter votre association.
Père Auguste Uebe-Carlson, président de l’Association 193. Mauruuru. Ia ora na. Monsieur le Président, Madame la rapporteure, mesdames et messieurs les membres de la commission d’enquête, les révélations de Toxique n’ont pas été une surprise pour la population ni pour les associations. Il fallait des écrits de chercheurs et de journalistes pour que le sujet cesse d’être qualifié de passionnel. Une ancienne responsable de l’armée en Polynésie nous taxait ainsi d’être « en plein fantasme ». Toxique a apporté une réponse scientifique et journalistique.
Nous attendons toujours le retour du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), qui s’était engagé à répondre aux conclusions de Toxique.
J’aimerais vous lire le texte que j’ai écrit, qui donne le ton de l’Association 193, de ses membres et des populations civiles en général :
Les quarante-six tirs atmosphériques, entre 1966 et 1974, et comme pour toute comparaison relative et explicite à la fois, quarante et un essais aériens – si l’on retire les cinq essais dits techniques – sont l’équivalent de près de 700 fois la puissance de la bombe de Hiroshima. Cela représente deux explosions nucléaires aériennes par semaine durant huit ans. Cela malgré le moratoire de 1958 signé par les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne interdisant les tirs atmosphériques.
C’est donc en toute connaissance de cause que l’État français a imposé ses essais nucléaires en Polynésie. Or le CEA avait les éléments pour se rendre compte, dès le premier tir – le 2 juillet 1966 – qu’il ne maîtrisait pas tout, et encore moins les aléas météorologiques. On peut citer le rapport du docteur militaire Millon, alors aux Gambier : Il serait peut-être nécessaire de minimiser les chiffres réels, de façon à ne pas perdre la confiance de la population, qui se rendrait compte que quelque chose lui a été caché, dès le premier tir.
À partir de décembre 1966, soit six mois après le premier tir, les prêtres catholiques qui vivaient aux Gambier commencèrent à noter dans les registres de baptême les trop nombreux décès infantiles pour une population de moins de 500 habitants. Le constat est le suivant : presque toutes les familles mangaréviennes seront touchées par ces décès infantiles. Qu’en est-il de ces victimes non considérées par la loi Morin ? Les habitants des Gambier ne sont pas des cas isolés.
La minimisation permanente, encore aujourd’hui, de certains organismes financés par l’État, ou de certains discours politiquement corrects, des conséquences sanitaires et environnementales de ces 193 essais nucléaires, est aussi grave que l’époque du dogme des essais “propres”. Au sein de l’Association 193, nous la qualifions de véritable négationnisme. Comment voulez-vous retrouver la confiance des Polynésiens lorsque près de 700 fois la bombe de Hiroshima a gravement contaminé le ciel polynésien et ses habitants, et qu’on vient chaque fois leur dire – je cite le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) : Il est ainsi établi que compte tenu des conditions concrètes de son éventuelle exposition, M. Untel ou Mme Unetelle ne peut avoir reçu une dose moyenne de rayonnements ionisants due aux essais nucléaires français qu’inférieure à la limite de la dose efficace ? Pourtant, les personnes concernées remplissent toutes les conditions prévues par la loi Morin.
C’est ainsi que plus de la moitié des dossiers de victimes ou d’ayants droit se voient notifier le rejet de leur demande par le Civen. Comment voulez-vous retrouver la confiance des Polynésiens lorsque, de manière systématique, le Civen rejette toutes les demandes des victimes ou ayants droit nés à partir du 1er janvier 1975 ? La loi Morin permet pourtant de prendre en compte toutes les personnes nées jusqu’en 1998. De surcroît, ces personnes nées après 1974 remplissent toutes les conditions prévues par la loi Morin. Tout se passe comme si, pour le Civen, la pollution radioactive des quelque 700 fois la bombe d’Hiroshima des essais aériens s’était évaporée au 31 décembre 1974.
Comment voulez-vous retrouver la confiance des Polynésiens lorsque, de manière méthodique, le Civen vient à nier l’évidence même, au nom d’un calcul où les incohérences d’analyse sont multiples ? Entre les habitants d’une même île, par exemple, 50 % de dossiers de demandes d’indemnisation recevront une suite favorable, tandis que les 50 % restants sont systématiquement rejetés, alors même que les dossiers refusés remplissent toutes les conditions de la loi Morin. Les raisons budgétaires ne font-elles pas partie intégrante du choix du Civen ?
Nous ne parlons même pas des 110 000 victimes potentielles révélées par les auteurs du livre Toxique, concernant le tir « Centaure » en 1974. Qu’en est-il, alors, des autres tirs aériens ? Mais la réalité est toute autre, non plus face au dogme des essais propres, mais face au dogme des 50/50. En 2024, sur une population de 280 000 habitants, la Caisse de prévoyance sociale recense chaque année près de 1 000 nouveaux cas de cancer, pour une si petite population, dont 600 listés radio-induits.
Cette triste réalité sanitaire d’aujourd’hui n’existait pas avant les essais nucléaires, proportionnellement parlant. Bien entendu, les cancers ne datent pas des essais nucléaires français. Cette réplique facile nous est répétée sans cesse, pour dénigrer la réalité. Mais ce qui se passe aujourd’hui en Polynésie est malheureusement un destin écrit d’avance.
Je voudrais citer le professeur Jean Rostand : “En détériorant le patrimoine héréditaire humain, on fait peut-être pire que tuer des individus : on abîme, on dégrade l’espèce, on met en circulation de mauvais gènes qui continueront à proliférer indéfiniment. C’est non seulement un crime dans l’avenir qui est ainsi perpétré, mais un crime vivant, qui s’entretient de lui-même”. Ce crime vivant qui s’entretient de lui-même n’existait pas avant les essais nucléaires français.
Cette réalité ne serait-elle pas déjà une réponse aux études dites de maladies transgénérationnelles, qui nous manquent tant ? Mais comment entamer de telles études lorsque l’Institut du cancer de Polynésie française, depuis le 1er janvier 2022 seulement, assure, parmi ses missions, la gestion du registre des cancers ? Qui peut croire que de tels registres n’aient pas existé avec 193 essais nucléaires ? Personne. Mais plutôt, quel intérêt a l’entité détentrice de tels registres de ne pas vouloir les communiquer ? La condition sine qua non pour initier les études dites de maladies transgénérationnelles est le retour au fenua de ces fameux registres de cancers, que le ministère de la défense a en sa possession.
L’ouverture, louable en soi, des archives des essais nucléaires en Polynésie, doit permettre cela. C’est alors seulement que l’on pourra comprendre ce qui se passe réellement.
Depuis la création de l’Association 193, une nouvelle donne s’est imposée dans la conscience politique et générale des populations polynésiennes. Auparavant, on considérait quasiment que les seules victimes des essais nucléaires ne pouvaient être que les travailleurs directement impliqués sur les sites de Mururoa et de Fangataufa. Cela arrangeait bien l’État, d’une certaine manière, et peut-être aussi certaines associations.
Or, les grandes oubliées de cette histoire des victimes des essais nucléaires, ce sont surtout les populations de tous les archipels, de toutes les îles, de tous les districts que forme la Polynésie française. Chose qu’on pressentait plus ou moins, mais qu’on n’osait pas vraiment dire. Car cela voudrait dire que la responsabilité de l’État devrait être engagée par rapport à l’ensemble de ce fenua, et non plus seulement face aux seuls travailleurs des sites nucléaires.
Une autre donne, dont il est tout aussi important de tenir compte, est l’organisation par l’Association 193, en 2016, d’une pétition qui pourrait aboutir à un référendum local – puisque le statut de notre territoire le permet – à propos des conséquences des essais nucléaires. En entretenant politiquement ce type de propos, les antinucléaires ne peuvent apparaître que comme des indépendantistes, et cela arrangeait bien l’État, comme les partis autonomistes du territoire.
Mais lorsque, à l’issue de cette pétition, nous avons recueilli plus de 55 000 signatures de personnes en âge de voter – soit, à titre de comparaison, l’équivalent de 10 millions de personnes de France métropolitaine – une personne sur quatre en âge de voter a pris conscience que le silence imposé depuis des décennies pouvait être un temps révolu.
C’est une bonne nouvelle pour notre fenua. Ce silence imposé, cette forme entretenue de passivité complaisante, ce poids pesant d’une complicité non dite entre l’État français, qui a imposé les essais nucléaires, et les Polynésiens ayant travaillé directement au projet nucléaire de la France, ces fameuses compensations annoncées par le général de Gaulle : heureusement que certaines figures de notre fenua n’ont jamais accepté cela comme un fait irrévocable. L’histoire leur donne raison. Je veux ici parler de M. Oscar Temaru.
Parmi les souhaits émanant de l’Association 193, qui réclame de profondes réformes de la loi Morin, je voudrais citer les points les plus importants tels que la suppression du seuil dosimétrique de 1 millisievert (mSv) ; l’extension de la liste des maladies radio-induites ; la réalisation d’études sur les maladies transgénérationnelles ; d’autres modifications de la loi d’indemnisation, en particulier sur la date butoir de 1999.
Au-delà de ces quatre points de revendication, je voudrais conclure en soulignant que la juste réparation attendue par les victimes et les ayants droit des essais nucléaires ne peut se réaliser vraiment sans une demande de pardon de la part de l’État français. À nos yeux, c’est le seul responsable de ces 193 essais nucléaires. Je vous remercie.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ia ora na. Inakoto. Merci Père, et merci Madame la vice-présidente, d’avoir répondu à notre invitation. Vous ouvrez le bal des auditions. Pourriez-vous nous présenter les activités principales de l’Association 193 ?
Mme Léna Normand, première vice-présidente de l’Association 193. L’association est née suite au constat d’un réel problème dans notre pays, où le fait nucléaire et ses conséquences, notamment sanitaires, ne sont pas assez reconnus ni connus. Le mensonge d’État perdure, et les populations civiles des cinq archipels du fenua ont été oubliées.
En août 2014, un groupe d’amis a décidé de créer l’Association 193. Elle est apolitique, porte des valeurs chrétiennes et son fonctionnement est régi par les dispositions de la loi de 1901.
Son objet social se décline en six grands volets : le devoir de mémoire, avec la commémoration du premier tir, le 2 juillet 1966 ; le devoir d’enseignement – pour que les programmes scolaires abordent cette période – et de formation des enseignants ; le devoir d’unité, en apportant un soutien aux populations démunies et en soutenant toute action locale, nationale et internationale relative à cette thématique ; le devoir de justice : la demande de pardon par l’État français, accompagné de réparations ; la modification de la loi Morin et l’organisation d’un référendum ; le devoir de solidarité, à travers l’accompagnement des populations dans leurs démarches d’indemnisation.
L’association est représentée dans les cinq archipels par des sections et des référents bénévoles. Comme presque toute association, elle vit de la générosité des adhérents.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie. Combien de victimes et de familles avez-vous accompagnées depuis le lancement de l’Association 193 ?
Mme Léna Normand. Nous avons accompagné près de 1 000 familles et expédié environ 600 dossiers. À ce jour, nous recensons près de 200 décisions favorables, mais autant de décisions défavorables. À ce sujet, j’aimerais rappeler que si la loi permet la constitution d’un dossier jusqu’en 1998, toutes les personnes ayant séjourné ou étant nées après 1974 voient leurs demandes systématiquement rejetées.
Je tiens aussi à souligner que l’Association 193 accompagne essentiellement les populations civiles. Pour rappel, au départ, seuls les anciens travailleurs pouvaient prétendre à l’indemnisation, mais depuis 2013, toutes les populations des cinq archipels peuvent prétendre à une indemnisation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Merci. Pour la parfaite compréhension de mes collègues, je précise que les tirs atmosphériques se sont déroulés de 1966 à 1974. C’est la raison pour laquelle le Civen oppose des difficultés à l’acceptation des demandes de personnes nées après 1974, année du début des tirs souterrains.
Mme Normand, pouvez-vous nous expliquer comment les ayants droit peuvent demander une indemnisation ?
Mme Léna Normand. Pour constituer un dossier, il faut d’une part avoir séjourné en Polynésie entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998, et d’autre part avoir développé l’une des vingt-trois maladies reconnues comme radio-induites. Sont qualifiés d’ayants droit le conjoint survivant, les descendants majeurs, les collatéraux ou, à défaut, les parents.
La loi fixe en revanche une date butoir pour la constitution du dossier. Si le malade est décédé avant décembre 2018, le dossier doit être déposé avant le 31 décembre 2024. Si le malade est décédé après décembre 2018, la famille ou les ayants droit disposent alors d’un délai de six ans, à compter de la date du décès, pour constituer le dossier.
Nous ne comprenons pas la décision d’imposer une limite temporelle aux ayants droit, d’autant plus qu’en raison de l’étendu des cinq archipels de la Polynésie – leur surface maritime est équivalente à la superficie de l’Europe – le travail de sensibilisation est loin d’être achevé. Il faut donc continuer à rencontrer la population.
C’est pourquoi nous demandons la suppression de la date butoir de dépôt du dossier. Nous entendons que cette décision serait motivée par des considérations budgétaires, mais ce n’est qu’une injustice de plus.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Existe-t-il un profil type des victimes des essais nucléaires, au sein de la population civile ?
Mme Léna Normand. Comme je l’ai indiqué, la loi conditionne l’éligibilité à la demande d’indemnisation à trois critères de temps, de lieu et de type de maladie.
Il faudrait toutefois s’interroger sur la notion de victime. Pour l’Association 193, toute personne ayant séjourné en Polynésie pendant la période concernée et atteinte d’un cancer radio-induit ou d’une des maladies dite « oubliées » doit être considérée comme victime.
Pour le Civen, le profil type est un individu ayant séjourné en Polynésie entre 1966 et 1974, exclusivement durant les tirs atmosphériques, et exposé à des radiations excédant le seuil de 1 mSv. En outre, la personne doit aussi avoir séjourné dans une zone considérée comme touchée par des retombées. Ainsi, d’après le CEA, le tir « Centaure » du 17 juillet 1974 aurait touché uniquement la côte Est, soit de Mahina à la presqu’île.
Or, l’enquête Toxique de Sébastien Philippe a démontré, en s’appuyant sur des modélisations, que tout Tahiti a été contaminée, ainsi que les îles Sous-le-Vent. D’autres îles, notamment les Marquises, ont été également touchées par d’autres tirs. Au demeurant, la loi reconnaît des retombées sur l’ensemble des archipels.
Pour l’Association 193, toutes les personnes présentes pendant la période concernée sont donc des victimes des tirs. Pour le Civen, le profil type des victimes est défini par les études du CEA et dépend du seuil dosimétrique, ce que nous contestons.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Je vous remercie de nous avoir exposé la situation. J’ai découvert la bombe atomique en rencontrant des Hibakusha, victimes des bombardements au Japon. Ils m’ont expliqué les conséquences pour eux, pour leur famille et pour l’ensemble des populations de Hiroshima et Nagasaki, des retombées de la bombe atomique. Peut-être avez-vous des liens avec ces victimes ? Les études lancées sur ce sujet à l’initiative du gouvernement japonais pourraient sans doute nous aider à comprendre la situation en Polynésie.
Par ailleurs, vous avez évoqué votre action en faveur d’un référendum. Pourriez-vous nous en exposer l’objet ? Quelles revendications portez-vous à travers cette démarche ?
Enfin, ma dernière question concerne les répercussions des tirs sur les générations successives. D’après les Hibakusha, des malformations du fœtus peuvent survenir à la deuxième, voire à la troisième génération après les victimes directes. Avez-vous déjà identifié des effets de cette nature sur la population polynésienne ?
Père Auguste Uebe-Carlson. Pour répondre à votre dernière question, sachez que l’association Moruroa e tatou a recueilli de nombreux témoignages de travailleurs sur les sites. Ils ont rapporté que leurs familles avaient eu à déplorer des naissances d’enfants malformés et de nombreux décès à la naissance. L’association Moruroa e tatou pourra transmettre ces centaines de témoignages, fruit du travail de Bruno Barrillot, Roland Oldham et John Doom.
De nombreuses familles d’anciens travailleurs directement présents sur les sites sont touchées par des naissances d’enfants handicapés ou par des décès à la naissance. Cette réalité ne peut manquer de nous interpeller.
Aux Gambier, dont je suis natif, les prêtres ont noté, quelques mois après les tirs, que de nombreuses mères avaient perdu leur enfant. Toutes les familles vivant aux Gambier ont été confrontées à des cas de ce type.
Il me paraît indispensable que des études sur les maladies dites transgénérationnelles soient lancées dans notre fenua. Comment expliquer qu’après tous les tirs effectués, ni le gouvernement local ni l’État n’aient commandé d’études sur ce sujet ? Nous leur posons donc la question.
À la fin du gouvernement Fritch, le docteur Sueur, pédopsychiatre, avait commencé à partager certains constats. Il a confié à l’Association 193 que sur une centaine d’enfants, au moins quatre-vingts présentaient des troubles aigus du comportement. Ces enfants, issus de tous les archipels, avaient pour point commun d’avoir un grand-parent qui avait travaillé directement sur le site de Mururoa.
Avant son arrivée en Polynésie, le docteur Sueur avait travaillé dans les pays de l’Est. Il y aurait dressé des observations comparables sur une partie des enfants rencontrés, du fait de la catastrophe de Tchernobyl.
Il va de soi que toutes les associations de l’île attendent avec la plus grande impatience le lancement des études sur les maladies dites transgénérationnelles.
J’en viens à votre question précédente. Nous n’avons pas de liens directs avec les habitants d’Hiroshima et de Nagasaki, en dehors de quelques échanges.
Notre proposition de référendum a recueilli plus de 55 000 signatures. Le statut de notre territoire nous permet de poser une question à la population, à condition de réunir un certain nombre de pétitionnaires. Notre initiative, lancée en 2015, a montré que la question des essais nucléaires ne touche pas seulement les travailleurs. Face aux obstacles auxquels nous nous sommes heurtés, nous avons eu le réflexe de réorienter cette question au sein de la population. À travers cette proposition de référendum, nous voulions interpeller l’État sur ses responsabilités et connaître l’avis de la population sur les conséquences des essais nucléaires.
Nous n’avons pas eu le temps de nous déplacer dans tous les archipels, mais nous avons tout de même recueilli plus de 55 000 signatures rien que sur Tahiti et quelques autres îles. Si nous avions pu nous rendre dans toutes les îles de Polynésie, nous aurions sans nul doute réuni encore davantage de pétitionnaires !
M. José Gonzalez (RN). Merci Père, merci Madame la vice-présidente de l’Association 193, pour cet exposé très clair.
Il a effectivement été établi que les retombées de Tchernobyl ou des bombardements de Hiroshima et Nagasaki étaient vraiment néfastes, et que les maladies et les malformations se reportaient sur plusieurs générations.
Je souhaiterais savoir s’il est facile, pour une victime de deuxième ou troisième génération, de faire reconnaître par avis médical la corrélation entre une maladie ou malformation et les essais nucléaires. Si tel n’est pas cas, certaines victimes pourraient être accusées, de façon assez vexatoire, de chercher à profiter d’un effet d’aubaine. Le cas échéant, cela doit être terrible pour les populations qui ont subi les effets directs des essais nucléaires puis, par la suite, ont déclaré des maladies radio-induites.
Mme Léna Normand. Cette démarche est compliquée pour la population. Les adultes remplissant les trois conditions légales ont déjà beaucoup de mal à être reconnus comme victimes des essais nucléaires.
Pour ce qui est des enfants, les données dont nous disposons émanent de notre caisse de prévoyance sociale et remontent jusqu’à 1985. Nous pouvons ainsi savoir quels enfants présentent l’une des vingt-trois maladies radio-induites reconnues par le droit, ou bien d’autres problèmes de santé tels que les malformations. Certains enfants sont atteints de malformations qui ne sont toujours pas reconnues.
La théorie des « essais propres » a perduré pendant plusieurs décennies, de sorte qu’il est difficile, aujourd’hui, de mettre en évidence le lien entre ces pathologies et les retombées radioactives. L’omerta imposée par l’État et par nos dirigeants politiques locaux a retardé le travail de sensibilisation et de prise de conscience.
Heureusement, nous avons constaté que depuis la pétition, la parole s’est libérée. D’ailleurs, les politiques eux-mêmes intègrent ce sujet dans leur programme électoral.
M. Xavier Albertini (HOR). Merci, Madame, Monsieur, pour vos explications.
Pouvez-vous me confirmer que pour le Civen, toutes les personnes nées au-delà d’une certaine date ne peuvent pas être reconnues comme victimes des retombées radioactives ? Pourtant, même des béotiens comme moi savent qu’en raison de la décroissance radioactive, les impacts d’un tir nucléaire ou d’une catastrophe comme celle de Tchernobyl sont considérables à moyen et long termes.
J’ai consulté une étude épidémiologique réalisée en France à la suite de l’accident de Tchernobyl, qui a eu lieu en 1986. Elle porte sur les cancers de la thyroïde chez les hommes et les femmes, en France métropolitaine en particulier, entre 1975 et 1995. Cette étude met en évidence une augmentation importante des cancers de la thyroïde induits dans certains départements de France. Je pense notamment à la Corse, qui a été fortement touchée par le passage du nuage radioactif. En outre, l’exposition a été favorisée par la consommation de produits agricoles locaux, souillés par la radioactivité.
Au-delà des témoignages que vous évoquez, existe-t-il, Monsieur le président, des études épidémiologiques démontrant une systématisation qualitative et quantitative des cas de malformation infantile ou de décès à la naissance ou avant terme, à même de prouver ce que vous évoquez devant nous ?
Au-delà des difficultés que vous avez évoquées quant à l’approche mise en œuvre, avez-vous intenté des actions juridiques, voire judiciaires, envers le Civen pour faire reconnaître les conséquences des tirs au-delà de la date butoir de 1974 ?
Père Auguste Uebe-Carlson. Aussi surprenant que cela puisse paraître, aucune étude sérieuse n’a été réalisée en Polynésie sur les questions que vous venez de soulever. Il est pourtant question de 193 essais nucléaires. Nous sommes les premiers stupéfaits de cette réalité.
La Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) a estimé que lors du premier tir « Aldébaran », le 2 juillet 1966, les habitants des Gambier avaient été touchés 1 000 fois plus que les populations victimes de Tchernobyl.
Nous n’avons certes pas connu Hiroshima, Nagasaki ou encore Tchernobyl, mais nous avons vécu 193 essais nucléaires, en particulier des essais aériens, qui ont contaminé toute la Polynésie.
Comme l’a précisé Léna Normand, le Civen s’est fait fort de pouvoir délimiter le secteur géographique affecté par les retombées. Or, il est évident qu’à cette période, les services météorologiques ne maîtrisaient pas la situation.
Je voudrais ici évoquer la situation d’un habitant des îles Gambier, qui a été reconnu victime des essais nucléaires par le Civen. Dans son dossier, le Civen indique que cette personne aurait reçu une dose de près de 17 mSv – nous pouvons vous communiquer le numéro de dossier de cette personne. Pourtant, sur la même île, d’autres habitants présents à la même époque ont vu leur dossier rejeté par le Civen.
Du reste, les Gambier ne constituent pas un cas isolé. Toutes les îles voisines de Mururoa et Fangataufa, et plus largement toute la Polynésie – jusqu’aux îles Marquises et aux îles Australes – connaissent la même réalité.
En conséquence, je ne peux que partager votre étonnement quant à l’absence totale d’études épidémiologiques sérieuses sur les conséquences des essais nucléaires.
Mme Léna Normand. Pour répondre à votre deuxième question, je confirme que le cancer de la thyroïde fait partie de la liste de pathologies inscrites dans la loi Morin, mais avec une restriction importante : pour être reconnu comme victime, l’individu doit avoir été présent pendant la période des tirs atmosphériques, mais durant la phase de croissance, soit de 0 à 15 ans.
Pour ce qui est des recours, nous nous en sommes tenus, jusqu’à présent, à la procédure contentieuse administrative. Nous avons été approchés par un avocat français, et la voie judiciaire mériterait effectivement d’être explorée.
Mme Raquel Garrido (LFI-NUPES). Mauruuru, Monsieur le président. Ia ora na, Monsieur Uebe-Carlson et Madame Normand.
Ma première question a trait à la transparence sur les aspects techniques des essais nucléaires. Ces opérations sont-elles encore couvertes par le secret défense ? Votre association, et la population en général, a-t-elle accès aux archives ? Je ne pense pas seulement aux questions touchant à la santé, mais aux aspects opérationnels des essais. Ces éléments seraient effectivement précieux pour apprécier plus finement les conséquences sanitaires.
Ma seconde question concerne les distances : eu égard à la géographie de la Polynésie, il doit être complexe d’assurer une bonne diffusion de la procédure de dépôt de dossier auprès des ayants droit. Cette problématique est-elle prise en compte dans la loi Morin et dans les travaux du Civen ? Par exemple, des fonds ont-ils été constitués pour permettre aux habitants de se déplacer en vue de compléter un dossier ? Dans quelle mesure la numérisation permet-elle, ou pas, de répondre au défi de l’éloignement géographique ?
Mme Léna Normand. Certaines pièces ont été déclassifiées, mais pas les documents nous intéressant. Nous ne sommes pas tant intéressés par les aspects techniques ou opérationnels – pour lesquels on nous oppose du reste le caractère proliférant des archives pour nous en refuser l’accès – que par les archives sanitaires. L’Association 193 demande les registres des cancers tenus par les militaires. Il faut savoir que jusqu’en 1976, la santé était une compétence de l’État et les médecins militaires assuraient le suivi des populations. Ils détiennent donc des informations très importantes pour nous et pour la population, qui seraient très utiles pour mener des études épidémiologiques. Malheureusement, l’opacité perdure.
La date butoir fixée par la loi Morin est très difficile à respecter. Aller à la rencontre des populations sur une étendue aussi vaste que l’Europe nécessite des moyens financiers très significatifs. À titre d’exemple, un billet pour les Marquises coûte 500 à 600 euros. S’y ajoutent les frais de séjour. De surcroît, toute la population ne dispose pas d’un accès au numérique. Certains habitent sur des motus, sans téléphone ni électricité.
En tout état de cause, notre association a besoin de financements pour établir une proximité avec les habitants.
La barrière linguistique constitue un autre obstacle majeur. Certains ne savent pas qu’ils ont le droit de déposer un dossier d’indemnisation s’ils sont atteints d’une maladie reconnue comme radio-induite. Il faut s’attacher à leur faire comprendre que leur maladie est liée aux essais nucléaires.
La démarche administrative est compliquée par la difficulté à récupérer les documents exigés. Ainsi, les dossiers médicaux sont conservés aux archives de l’hôpital. La procédure est loin d’être simple, et c’est pourquoi nous demandons du temps ainsi que des moyens humains et financiers.
Mme Joëlle Mélin (RN). Existe-t-il un registre des cancers en Polynésie ? En France, les plans cancer prévoient la possibilité de constituer des registres régionaux du cancer, qui ont surtout vocation à servir de base de données épidémiologique. Ce travail est-il déjà lancé dans les régions impactées ?
Mme Léna Normand. La Polynésie dispose, depuis peu, d’un Institut du cancer. Ce dernier a entrepris de recenser les données disponibles, mais pour l’instant, nous ne possédons pas de registre des cancers. Cette démarche est en cours d’élaboration.
La caisse de prévoyance sociale (CPS) dispose de données relatives aux malades accompagnés depuis 1985, et l’Institut du cancer travaille avec cet organisme depuis 2022. Mais les registres médicaux les plus pertinents sont détenus par l’armée, et ce sont ces documents que nous réclamons.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez mentionné l’éloignement géographique des îles de Polynésie. Les Polynésiens sont-ils nombreux à renoncer à la demande d’indemnisation même s’ils estiment souffrir d’une maladie radio-induite ? Quelles sont les raisons de ce choix ?
Par ailleurs, savez-vous si, à l’époque, la population a été informée des risques encourus ? Des équipements ont-ils été mis à sa disposition pour effectuer des mesures de précaution ?
Père Auguste Uebe-Carlson. Les Polynésiens se découragent assez facilement, surtout lorsqu’ils apprennent que des dossiers sont rejetés au nom de calculs financiers. Le Civen tend à rejeter systématiquement les demandes de toutes les personnes nées à partir du 1er janvier 1975 ou des individus qui avaient plus de 15 ans au moment des essais aériens, et cette information est largement répandue parmi la population.
Cette situation est extrêmement décevante, car la loi Morin prévoit la possibilité d’être indemnisé jusqu’en 1998, mais cette disposition n’est pas appliquée par le Civen.
Par ailleurs, il faut savoir que de nombreux îliens ont personnellement participé aux essais nucléaires de Mururoa et de Fangataufa, ou ont pu paraître profiter de ce qui a été décrit comme un « boom économique ». Ils se sentent donc en partie complices, et cela peut expliquer que leurs descendants soient réticents à entamer une procédure de demande d’indemnisation. Ils éprouvent un certain mal-être lié à ce sentiment de complicité.
Voilà pourquoi nous nous efforçons, à notre niveau, de sensibiliser les populations et de comprendre les blocages et les freins qui peuvent exister dans leur esprit.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur le président, dans votre intervention liminaire, vous avez déclaré que l’Association 193 attendait toujours une réponse du CEA suite à la publication de l’enquête Toxique. Celle-ci a marqué un tournant dans les travaux sur les essais nucléaires. Pourtant, la diffusion de cette enquête par Disclose en 2021 n’a pas manqué de faire réagir le CEA. À l’époque, le directeur des applications militaires avait estimé que les auteurs de cette enquête avaient fait preuve de de « légèreté ». Le CEA a d’ailleurs publié en 2022 un ouvrage intitulé Les essais nucléaires en Polynésie : pourquoi, comment et avec quelles conséquences ? Ce document a d’ailleurs conduit les auteurs de Toxique à actualiser leur enquête en 2023. Quelle a été votre réaction suite à la parution de l’ouvrage du CEA, en 2022 ?
Ensuite, pour rebondir sur l’interrogation de Mme Garrido, je voudrais vous poser une autre question, madame la vice-présidente. Il me semble qu’à la suite du déplacement en Polynésie du Président de la République, une mission de suivi des conséquences des essais nucléaires devait être chargée d’aller à la rencontre des potentielles victimes pour améliorer le dispositif d’indemnisation. Savez-vous si cette mission a fait l’objet d’un bilan ?
Père Auguste Uebe-Carlson. Je me trouvais aux Gambier lorsque le CEA a diffusé sa réponse après la publication de Toxique. En réalité, cet organisme s’est contenté de tenir le même discours, sans discuter réellement les analyses de Sébastien Philippe. Si la forme de ce discours a été retravaillée, le fond reste identique : les 193 essais nucléaires appartiennent au passé, et il est inutile de revenir en arrière.
Mme Léna Normand. En ce qui concerne la mission du Haut-commissariat, il serait effectivement judicieux d’en publier les travaux, et notamment les statistiques et données dont elle dispose. En outre, alors que 50 % des dossiers sont rejetés, nous aimerions savoir ce qu’il advient de ces dossiers rejetés. Qu’advient-il des 50 % de dossiers refusés ? Cette réponse négative revient à déclarer à la victime que sa maladie n’est pas liée aux essais nucléaires, puisque la dose reçue est inférieure à 1 mSv. Le fait de ne pas ouvrir de procédure en contentieux allège la tâche du Civen, qui n’aura pas à traiter des dossiers supplémentaires. Cette situation entretient la théorie des « essais propres ».
Nous attendons donc de connaître les statistiques du Haut-commissariat, sans quoi nous serions fondés à nous poser des questions.
M. le président Didier Le Gac. Vous ignorez donc si cette mission a effectivement été chargée de recenser ou d’aller chercher les victimes potentielles à travers l’archipel ?
Mme Léna Normand. Nous savons que des représentants du Haut-commissariat se déplacent pour aller à la rencontre des populations, grâce à des financements publics, mais nous n’avons pas d’informations sur cette démarche.
M. le président Didier Le Gac. De nombreux documents ont été déclassifiés en 2013 par le ministre de la défense de l’époque, Jean-Yves Le Drian. Cette action a marqué un tournant en matière de déclassification.
Par ailleurs, une commission d’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française a été créée en 2021. Avez-vous des relations directes avec cette commission ? L’avez-vous déjà saisie, et la saisissez-vous régulièrement pour obtenir des documents ?
Mme Léna Normand. Non. Nous n’avons pas de contacts avec cette commission.
M. le président Didier Le Gac. Ne pouvez-vous pas la saisir ?
Père Auguste Uebe-Carlson. Nous n’avons pas de relations avec cette commission. En revanche, nous avons reçu des retours de certaines personnes qui ont été en contact avec elle. Je pense notamment au professeur Jean-Marc Regnault, qui publie de nombreux ouvrages en Polynésie. Il a relaté les difficultés rencontrées pour accéder aux archives. Plus récemment, un doctorant polynésien a rapporté des problèmes analogues pour pouvoir consulter certains documents.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Je souhaiterais savoir quelles actions ont été mises en œuvre depuis la loi Morin pour informer les Polynésiens de leurs droits. Avons-nous la garantie que tous les Polynésiens sont informés de leurs droits, par les services publics, et de la manière dont ils peuvent les faire valoir ? Si tel n’est pas le cas, je comprends que votre association se charge d’effectuer le travail qui devrait être mené par l’État.
Père Auguste Uebe-Carlson. Ce travail est principalement assuré par les associations antinucléaires. Moruroa e tatou, qui est un acteur associatif historique, demande de supprimer la loi Morin, qui est inefficace, pour la remplacer par une autre loi. Pour sa part, l’Association 193 considère qu’il faut améliorer cette loi, et en particulier son application par le Civen.
Quoi qu’il en soit, c’est principalement par l’intermédiaire des associations Moruroa e tatou et 193 que les Polynésiens entendent parler de la loi Morin, et non par des services de l’État.
Mme Léna Normand. Il y a quelques années, notre association avait pour projet de réaliser une vidéo qui serait diffusée sur les chaînes télévisées et les ondes radio. Nous avons relayé cette demande, mais nous avons essuyé un veto, au motif que ce spot vidéo serait considéré comme de la propagande. Il s’agissait d’une brève vidéo destinée à informer les Polynésiens que l’Association 193 est prête à les accompagner pour constituer un dossier de demande d’indemnisation. Il est regrettable que notre demande n’ait pas été acceptée, car cela aurait permis de toucher la population des cinq archipels, alors que tous les atolls et les îles ne sont pas desservis par voie aérienne.
Nous avons également demandé d’installer des affiches dans les centres médicaux et les dispensaires. Le discours est plus libéré, mais de nombreuses actions restent à mettre en œuvre pour informer les populations de leur accès aux droits.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Permettez-moi de vous reposer une question à laquelle vous n’avez pas encore eu l’opportunité de répondre. À l’époque des essais nucléaires, des matériels ont-ils été mis à disposition de la population pour effectuer des mesures ou se protéger ? Des abris antiatomiques ont-ils été érigés en Polynésie ?
Par ailleurs, j’aimerais que Mme Normand nous résume le parcours du montage d’un dossier d’indemnisation, et le fonctionnement du processus jusqu’à la réponse finale du Civen.
Père Auguste Uebe-Carlson. S’agissant de votre première question, je ne peux parler que des Gambier, qui faisaient office de base arrière au moment des essais de Mururoa et de Fangataufa. En tout et pour tout, la population des Gambier disposait d’un seul abri, fait de tôles légères. Pour leur part, les hauts gradés pouvaient se réfugier dans un véritable blockhaus. Pour toute recommandation, la population avait été invitée à se réunir dans l’abri pendant les essais aériens.
À ma connaissance, il n’y a jamais eu de mesures de protection telles que la distribution de dosimètres, sauf pour quelques travailleurs des îles de Mururoa et de Fangataufa.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Y avait-il des abris dans les autres archipels ? Lors du tir « Centaure », le nuage radioactif est parti dans une direction inattendue, vers les îles les plus peuplées. Au bout de quarante-huit heures, il est arrivé au-dessus des îles de la Société. À votre connaissance, des précautions particulières ont-elles été prises pour informer et protéger la population ?
Père Auguste Uebe-Carlson. Aucune information n’a été donnée aux populations avant l’arrivée de ces nuages, et il en a été de même pour toutes les retombées reconnues par le ministère de la défense. Toute l’île de Tahiti était nourrie par la presqu’île, qui assurait la production laitière et légumière. Aucune information n’a été communiquée, et je crois que les autorités n’avaient pas intérêt à prévenir les populations.
De mon point de vue, c’est le rapport du docteur Millon, lors du premier tir aérien, qui fait foi. Il mentionne des actions intentionnelles, imposées, et recommande de minimiser les chiffres afin que les populations ne s’inquiètent pas. Qu’il s’agisse du tir « Centaure » ou des autres essais, aucune information n’a été donnée aux populations.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Madame Normand, pouvez-vous nous résumer le parcours de la demande d’indemnisation ?
Mme Léna Normand. La première étape consiste à rencontrer les populations pour leur expliquer l’objet de cette démarche. Une fois que nous avons reçu l’accord de la personne, nous commençons la constitution du dossier. Une audition sera ensuite planifiée, puis le demandeur recevra la notification de l’avis du Civen, qui est favorable ou défavorable.
Pour constituer le dossier, l’une des difficultés consiste à déterminer précisément le lieu de résidence de la victime pendant la période des tirs.
Lorsque le dossier est complet, le Civen appelle le demandeur pour fixer une audition. Cependant, en raison du décalage horaire, certaines auditions se déroulent à trois ou quatre heures du matin. Nous avons demandé de modifier les horaires, mais sans succès : les victimes sont obligées d’accepter l’heure de l’audition.
La décision est prise dans les trois semaines suivant l’audition. En cas de réponse favorable, un expert est missionné. Depuis deux ans, ce sont des experts locaux. S’ouvre alors une période douloureuse pour la victime, durant laquelle l’accompagnement est essentiel : nous devons lui expliquer le déroulement de l’expertise et la nomenclature dite « Dintilhac », ainsi que le vocabulaire associé.
Pendant cette phase préparatoire, la victime revit toutes les souffrances qu’elle a connues. Dans le cadre de l’expertise médicale, elle doit relater sa vie avant la maladie et les traitements subis. Or, l’évaluation du préjudice fonctionnel est complexe.
À l’issue de l’expertise, le pré-rapport est transmis au malade et à l’association pour respecter le contradictoire. Le rapport définitif est ensuite adressé au Civen, puis la victime est indemnisée.
Il va de soi qu’aucune indemnité ne rétablira la santé de la victime.
Si la demande est rejetée par le Civen, l’association accompagne la victime au tribunal et missionne un avocat. Elle assure également le relais entre les familles et l’avocat.
Je rappelle que l’Association 193 est présente à titre bénévole à chacune de ces étapes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quelle est la durée moyenne d’instruction d’un dossier d’indemnisation ?
Mme Léna Normand. Le décret stipule que dès l’instant où le dossier est réputé complet, le Civen dispose d’un délai de huit mois pour notifier sa décision. Le décret fixe aussi un délai de deux mois pour l’expertise, mais ce délai n’est pas toujours respecté. En cas de décision favorable, l’instruction du dossier peut donc durer douze mois ou plus. En cas de contentieux, la procédure peut s’étaler sur deux ans, voire davantage.
Mme Claire Guichard (RE). Comme vous l’avez précisé, il arrivait souvent, en outre-mer, que les dispensaires soient gérés par les médecins militaires. Y a-t-il eu une enquête sur les informations transmises par oral ou par le biais de lettres ? Il existe peut-être des archives sur l’île, qui pourraient être regroupées pour tenter de comprendre les événements vécus par les familles.
D’autre part, il me semblerait judicieux d’envoyer d’office un pré-dossier du Civen à tous les habitants nés avant 1996. Les personnes concernées pourraient ainsi renvoyer directement le dossier. Cette mesure permettrait d’informer toute la population.
Mme Joëlle Mélin (RN). Je retiens que l’Association 193 s’occupe uniquement de civils, à savoir les victimes et leurs ayants droit, et que la voie juridictionnelle choisie est celle du tribunal administratif. Existe-t-il d’autres voies possibles, comme le recours à l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam) ?
Mme Léna Normand. Concernant les informations transmises oralement, il faut bien comprendre que jusqu’à une date récente, la question des essais nucléaires était très sensible. Le seul fait d’aborder ce sujet vous exposait à être qualifié d’indépendantiste, ou même de terroriste.
Nous sommes bien évidemment désireux d’avoir connaissance de tout document relatif aux essais nucléaires. Ces sources doivent être archivées.
Par ailleurs, je tiens à préciser que l’avis d’un anatomopathologiste ou « anapath » est exigé pour la constitution du dossier, mais il est difficile d’obtenir cette expertise. Or, nous avons appris, lors d’une réunion à l’Institut du cancer, que les dossiers médicaux d’un ancien médecin privé assurant la fonction d’« anapath » ont été dispersés lorsqu’il a cessé son activité. Il paraît essentiel de centraliser tous les dossiers dans un même lieu. Cela simplifierait grandement les démarches.
De nombreux documents sont détenus par l’armée. Dès lors qu’un dossier est constitué, le Civen saisit le département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires de la direction générale de l’armement et vérifie que tel individu présentait telle ou telle pathologie.
Pour ce qui est de l’envoi de dossiers préétablis à toutes les personnes présentes en Polynésie avant 1974, je doute que nous y soyons favorables. Cette démarche impliquerait en effet que seuls les tirs atmosphériques ont occasionné des maladies radio-induites. Il serait préférable de nous donner la possibilité de rencontrer la population, pour aider les habitants à constituer, le plus simplement possible, un dossier d’indemnisation. Il faudrait également utiliser les moyens audiovisuels (médias et réseaux sociaux) pour sensibiliser le grand public.
La procédure d’indemnisation relève du plein contentieux, qui est du ressort du seul tribunal administratif. Mais nous sommes d’accord avec vous quant à l’opportunité d’une autre procédure par la voie judiciaire, y compris pénale au regard de la responsabilité de l’État. Encore faudrait-il trouver un avocat prêt à défendre cette cause. Du reste, cette démarche devrait peut-être incomber aux services publics plutôt qu’à une association. La question reste ouverte, et pourrait être inscrite au référendum.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ces échanges. N’hésitez pas à répondre par écrit aux questions de madame la rapporteure et à adresser au secrétariat de la commission tous les documents jugés utiles, en répondant au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours.
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2. Audition, ouverte à la presse de M. Renaud Meltz, professeur des universités (IUF), directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), chargé du pilotage du projet de suivi ouvert des sociétés et de leurs interactions (Sosi) « Observatoire des héritages du Centre d’expérimentation du Pacifique – CEP » (en visioconférence) (mardi 14 mai 2024)
M. le président Didier Le Gac. Nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête avec l’audition de M. Renaud Meltz, professeur des universités, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et chargé du pilotage du projet de suivi ouvert des sociétés et de leurs interactions (Sosi), « Observatoire des héritages du Centre d’expérimentation du Pacifique – CEP ». C’est à ce dernier titre, Monsieur le Professeur, que nous vous auditionnons aujourd’hui. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation.
Cette audition nous plongera dans le passé, car nous comptons sur vous pour nous retracer le contexte historique ayant conduit au choix de la Polynésie pour poursuivre les essais nucléaires, après la fermeture des sites algériens.
J’aimerais également que vous nous explicitiez le fonctionnement et les objectifs de l’Observatoire des héritages du Centre d’expérimentation du Pacifique que vous pilotez dans le cadre de ce Sosi. La commission d’enquête sera également intéressée par votre expérience de chercheur et d’historien sur le processus de déclassification des archives, engagé il y a une quinzaine d’années.
Ces questions liminaires seront complétées par celles de mes collègues, et en premier lieu par celles de notre rapporteure, Mereana Reid Arbelot. Un questionnaire vous a d’ailleurs été transmis. Dans la mesure où toutes ces questions ne pourront pas être abordées aujourd’hui de manière exhaustive, je vous invite à nous transmettre vos réponses écrites ainsi que tout autre élément que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.
Enfin, je vous remercie de nous déclarer tout éventuel intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations. Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Renaud Meltz prête serment.)
M. Renaud Meltz, professeur des universités, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, chargé du pilotage du projet de suivi ouvert des sociétés et de leurs interactions (Sosi) « Observatoire des héritages du Centre d’expérimentation du Pacifique – CEP ». Monsieur le président et Madame la rapporteure. Merci pour cet horaire très confortable – nous sommes ici presque en milieu de matinée. Je remercie d’ailleurs le Tavana Hau de la circonscription des îles Sous-le-Vent, qui met à ma disposition ses locaux, équipés d’une très bonne connexion.
Dans mon propos liminaire, je voudrais vous expliquer par quel cheminement j’en suis venu à travailler sur les essais nucléaires en Polynésie française et l’activité du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), et plus largement sur toutes leurs conséquences.
Je suis arrivé en Polynésie en 2007, élu à un poste de maître de conférences, jeune agrégé et docteur diplômé de la Sorbonne en histoire de la diplomatie européenne de l’entre-deux-guerres. Je portais évidemment déjà un vif intérêt pour le CEP. En arrivant en Polynésie française, je souhaitais travailler sur les essais nucléaires. J’avais été alerté sur l’intérêt de cette question, notamment par des articles de Vincent Jauvert parus en 1998 dans Le Nouvel Observateur. Sous le gouvernement Jospin, le service historique de la défense (SHD) avait décidé de rendre accessible une bonne partie des documents concernant le CEP. Très vite, la porte s’était refermée.
En 2008, une nouvelle loi est venue réformer le code du patrimoine. Malgré une orientation plutôt libérale dans son économie générale, le code du patrimoine s’avère extrêmement restrictif en ce qui concerne les archives publiques dont la communication serait susceptible de diffuser des informations permettant de « concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques, ou toutes autres armes ».
Le code du patrimoine a été retoiletté pour être harmonisé avec le code pénal, dans le cadre de la loi relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement (PATR), instaurée au cours de l’été 2021. La formule initiale de 2008 « à tout jamais » n’y figure plus : il est désormais question d’archives « incommunicables ».
J’ai compris que je m’étais engagé dans un cul-de-sac. Au début de ma carrière polynésienne, j’ai publié un article à l’université de la Polynésie française, en m’appuyant sur des archives territoriales – assez riches malgré tout – et sur un entretien avec un ancien directeur des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
Cependant, j’en suis rapidement venu à penser que l’application de la loi de 2008 est déloyale. De fait, bon nombre d’archives m’étaient refusées au nom de leur caractère proliférant – cette épithète désigne toutes les informations susceptibles de permettre de concevoir, de fabriquer et de localiser une arme. En réalité, les descriptions des « articles », pour reprendre le terme employé en archivistique, c’est-à-dire des volumes archivés, notamment au SHD, sont suffisamment précises pour ne laisser aucun doute sur la volonté d’empêcher d’écrire l’histoire des essais nucléaires en général. À titre d’exemple, des documents intitulés Problèmes disciplinaires de la légion ou Impacts économiques du CEP m’étaient refusés en invoquant ce caractère proliférant.
Or, je ne souhaitais pas écrire une histoire « à trous », dont les lacunes devraient être comblées par des hypothèses : un danger auquel se trouve confronté l’historien ayant peu d’archives à sa disposition.
En conséquence, j’ai opté pour un autre sujet de recherche, qui alimentera une partie des travaux préalables à l’obtention de mon habilitation à diriger des recherches, en 2015. J’ai décidé de travailler sur les rivalités impériales autour de la Polynésie française au XIXe siècle et sur les relations entre les sociétés européennes et les outre-mer. Cette perspective est à la fois très éloignée et assez proche des questions qui nous intéressent aujourd’hui, puisqu’elle me permet d’inscrire l’histoire du CEP dans le temps long des rivalités impériales et des pratiques coloniales.
Alors que j’avais été élu professeur à l’université de Haute Alsace, j’ai été recontacté par le directeur de la Maison des sciences de l’homme, Éric Conte. J’ai suivi de loin les évolutions politiques, qui permettent d’espérer un assouplissement de l’accès aux sources. En 2016, François Hollande s’est rendu à Papeete, où il a tenu une déclaration qui est reprise dans des accords formalisés au printemps 2017. L’Accord de l’Élysée pour le développement de la Polynésie française reconnaît ainsi « le fait nucléaire » et propose la création « d’un institut d’archives, d’information et de documentation destiné à faire connaître l’histoire des expérimentations nucléaires en Polynésie française ». Cet accord répond à un vœu ancien de la Polynésie française, émis par l’Assemblée dans un rapport publié en 2006.
C’est dans ce cadre qu’Éric Conte et la Maison des sciences de l’homme du Pacifique m’ont proposé de développer un projet de recherche qui serait financé par la Polynésie française. Ainsi, j’élabore un projet baptisé « Histoire et mémoire du CEP », qui couvre la période allant de 2009 à 2021.
Ce projet est d’emblée pensé comme un travail collectif. À l’époque, j’étais directeur d’un laboratoire pluridisciplinaire à l’université de Haute Alsace, le centre de recherches sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques (Cresat). Nous venons alors de recruter un jeune géographe en tant que maître de conférences, Teva Meyer, qui réfléchit aux héritages des territoires nucléarisés, notamment à travers les installations civiles.
À cette époque, le gouvernement travaille sur le démantèlement et la fermeture de la centrale de Fessenheim. Je comprends l’intérêt qu’il peut y avoir à mobiliser des expertises de géographes, d’anthropologues et d’historiens de l’environnement pour travailler sur les essais nucléaires.
Une convention est donc signée fin 2018 entre la Maison des sciences de l’homme du Pacifique et le territoire de la Polynésie française. Son article 3 stipule qu’il y aura une volonté et une action politiques de la Polynésie française en faveur de « l’ouverture d’archives nouvelles et leur accès par les chercheurs du présent projet, afin de permettre sa réalisation effective ».
Je pense que la création d’un centre de mémoire et la production de connaissances destinées à l’alimenter, grâce à l’expertise d’historiens et d’autres spécialistes, permettront d’assouplir la position des administrations qui appliquent de façon déloyale la loi de 2008. N’étant pas complètement candide, je prévois de mener une vaste campagne d’entretiens, qui aura pour but de contourner la probable fermeture durable des archives, mais aussi d’appréhender l’histoire du point de vue des Polynésiens, ce qui me tient à cœur depuis l’origine. De fait, cette histoire est essentiellement racontée du point de vue des administrations ayant produit l’arme ou organisé les essais nucléaires.
Grâce au financement dont nous avons bénéficié, nous avons embauché un post-doctorant en histoire de l’environnement, Alexis Vrignon, pour une période de deux ans. Il aidera l’équipe du Cresat à élargir le questionnaire que nous utilisons traditionnellement pour l’histoire des essais nucléaires, tant en Algérie qu’en Polynésie française.
En 2020, l’Institut universitaire de France m’a nommé responsable senior sur un projet lié au CEP, ce qui me porte à penser que l’intérêt scientifique de mon approche est validé. Cette nomination nous a également apporté une certaine souplesse financière, qui nous a permis d’organiser un premier colloque international à Paris en janvier 2022 et un second à Papeete en mai 2022.
Depuis le début de mes travaux, j’ai tenu à inscrire mes réflexions sur le CEP dans une démarche transnationale et comparative. Dès 2019, nous avons ainsi créé un séminaire accueillant des chercheurs français et étrangers travaillant sur d’autres installations nucléaires, en France comme à l’étranger.
Au printemps 2021, la publication médiatique de Toxique redonne un coup de fouet aux démarches pour l’ouverture des archives, restées peu fructueuses jusqu’alors. De cet élan émerge le processus dit « Reko Tika » en Polynésie, et l’organisation d’une table ronde en juillet 2021. Suite à ces débats, le principe de l’ouverture des archives liées au CEP est acté par une lettre du Premier ministre de l’époque, Jean Castex, au Président de la Polynésie française de l’époque, Édouard Fritch.
Cette prise de position permet de sortir de la logique de « bricolage » visant à obtenir la déclassification de quelques documents, et d’obtenir un accès massif aux archives liées au CEP.
Grâce aux premières déclassifications de l’automne 2021, nous avons pu faire paraître dès le printemps 2022 un ouvrage collectif rendant compte à la fois des travaux entrepris dans le cadre du projet « Histoire et mémoire », d’une part, et des premières déclassifications, d’autre part.
Le Sosi n’a pas été installé à mon initiative. Ce dispositif, créé par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), a pour objectif de suivre dans la durée un objet présentant des enjeux scientifiques et sociaux, en lien avec les priorités scientifiques du CNRS dans le champ des sciences humaines et sociales. Il s’agit de garantir la continuité d’une recherche et d’échapper au caractère « zigzagant » et à la brièveté du processus de réponse aux appels à projets. Pour ce faire, le Sosi entend structurer une communauté de chercheurs autour de cet objet.
J’ai donc été sollicité spontanément par le CNRS pour participer à ce projet, puis pour le piloter. Depuis janvier 2023, je suis détaché au CNRS, en poste à la Maison des sciences de l’homme du Pacifique. Je dispose donc à la fois du soutien administratif de la Maison des sciences de l’homme du Pacifique et d’un soutien financier conséquent du CNRS, à travers le Sosi. Cette aide m’a permis de recruter une post-doctorante, la géographe Florence Mury. Elle travaille sur toutes les dimensions de la géographie humaine et sur l’histoire sociale du travail liées au CEP. Elle étudie la manière dont le CEP a modifié le rapport au salariat et à l’emploi, et a généré des migrations, durables ou éphémères.
En outre, lors de la table ronde, j’ai obtenu le financement d’une thèse ciblée sur le CEP. Nous accueillons donc, à la Maison des sciences de l’homme du Pacifique, un doctorant travaillant sur la dimension transnationale et internationale du CEP, Manatea Taiarui.
Le Sosi s’articule autour de quatre axes, dirigés par deux chercheurs. Le premier a trait aux enjeux sanitaires et s’inscrit dans la perspective de l’histoire des sciences et de la santé : que savait-on des radiations ? Quelles ont été les politiques de gouvernement du risque ? Comment ont-elles été appliquées ou non ?
Le deuxième axe porte sur la modernisation, au sens le plus large. L’objectif consiste à étudier les impacts socio-économiques, mais aussi environnementaux, du CEP.
Le troisième axe se focalise sur les enjeux culturels, qui sont essentiels, ne serait-ce qu’au travers des aspects linguistiques et politiques.
Enfin, le quatrième et dernier axe s’intéresse au processus de dénucléarisation : à quelle date le CEP a-t-il réellement cessé son activité ? Quand le démantèlement s’est-il terminé ? Quels sont les héritages matériels et symboliques du CEP, ainsi que les enjeux juridiques des réparations ?
Chacun de ces axes est codirigé par deux spécialistes. Benoît Pouget, historien de la santé militaire, et Marianna Scarfone, spécialiste de la santé et du soin psychique en contexte colonial, sont responsables du premier axe. Régis Boulat, historien de l’économie, et Benjamin Furst, historien de l’environnement, codirigent le deuxième axe. Le troisième axe est copiloté par Sarah Mohamed-Gaillard, historienne de l’Océanie, et Jacques Vernaudon, linguiste considéré comme l’un des plus grands spécialistes des langues polynésiennes.
Ce programme de recherche fédère une trentaine de chercheurs issus de plusieurs pays : la France, la Suisse, la Nouvelle-Zélande, Hawaï ou l’Australie. Il se décompose en plusieurs sous-spécialités et privilégie une méthode de travail assez souple, à la fois par axe et transthématique. Nous préparons des publications collectives et organisons des rencontres par axe ou globales, à l’instar de l’université d’été qui aura lieu cette année.
Ces travaux s’inscrivent dans le cadre plus large d’un séminaire que je coanime avec l’anthropologue Serge Tcherkézoff, qui réfléchit à la modernisation du Pacifique aux XIXe et XXe siècles et à la mondialisation.
Enfin, le Sosi promeut une approche de science ouverte. Nous travaillons actuellement à la constitution d’une sorte de Wikipédia du CEP, qui prendrait la forme d’un dictionnaire historique. Nous espérons pouvoir le mettre en ligne d’ici la fin de l’année 2024. Il réunira des contributions très larges de différents pays, et sera disponible en français et en tahitien. Il s’adressera à tous les publics de l’enseignement secondaire, élèves autant que professeurs, et plus largement à toutes les personnes intéressées par le CEP.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ia ora na. J’aimerais, pour commencer, vous poser quelques questions sur l’accès aux archives. En tant qu’historien, quel regard portez-vous sur le processus de déclassification des archives liées aux essais, et plus généralement au fait nucléaire ? Quelles avancées cette déclassification a-t-elle apportées pour vos recherches sur les essais nucléaires en Polynésie ?
Par ailleurs, quels obstacles ou difficultés concrètes rencontrez-vous pour accéder aux archives ? Pourriez-vous nous transmettre une cartographie des détenteurs d’archives sur le sujet qui nous occupe ici ? Y a-t-il des institutions qui ne se prêtent pas au jeu de la déclassification ?
Enfin, quelles évolutions vous paraissent nécessaires, tant pour la pratique que sur le plan des dispositions réglementaires et législatives ?
M. Renaud Meltz. Merci pour vos questions. Je vous propose de dresser une cartographie des acteurs et un état des lieux des changements engendrés par le processus de déclassification. Pour cela, j’évoquerai d’abord les aspects les plus évidents, qui concernent le service historique de la défense (SHD), qui conserve les archives militaires.
Au préalable, je rappellerai que depuis la Révolution française, tout citoyen – et pas uniquement les chercheurs – a accès aux archives publiques. Il s’agit d’un droit fondamental. La plupart des archives publiques sont réunies aux Archives nationales, dans différents sites, notamment à Richelieu ou Pierrefitte. Certaines administrations, souvent régaliennes, possèdent leurs propres archives. C’est le cas du SHD, qui est réparti sur plusieurs sites. Le plus spectaculaire est hébergé au château de Vincennes, qui rassemble peut-être les archives les plus politiques. D’autres fonds sont susceptibles de nous intéresser : le site de Brest comprend les archives en lien avec la marine, celui de Châtellerault regroupe des documents relatifs à la fabrication des armes, et celui de Pau abrite des archives sur le personnel.
S’agissant du SHD, je parlerai ici essentiellement du site de Vincennes. La table ronde de Reko Tika, en juillet 2021, a transformé notre accès aux archives. Jusqu’alors, mes demandes étaient presque systématiquement refusées. De ce fait, j’étais forcé de « bricoler » pour faire comprendre à mes interlocuteurs que je n’étais pas antifrançais, que je voulais simplement effectuer des recherches historiques et que je demandais la simple application de la loi de 2008.
Depuis sa création, la commission de déclassification reprend tous les dossiers qui m’ont été refusés entre 2019 et 2021 et m’autorise, dans 99 % des cas, à les consulter. Il ne m’appartient pas de comprendre pour quelles raisons ce qui était jusqu’alors impossible est devenu possible, puisque la loi n’a pas évolué. Il est certain que cette procédure requiert du temps, de l’énergie et certainement de l’argent, pour le personnel du SHD. Ce dernier doit en effet soustraire de chaque carton d’archives le ou les folios au caractère proliférant, et transmettre aux citoyens ou historiens le reste du volume.
Ainsi, toutes les cotes qui m’étaient jusqu’ici refusées me sont désormais transmises dans leur intégralité, ou avec des feuilles blanches signalant des folios retirés par la commission – auquel cas une nouvelle cote est créée pour ces archives incomplètes. Par exemple, si je n’ai pas accès à la cote GR/13/R/132, j’aurai accès la cote GR/13/R/132/1 nouvellement créée. Je ne possède aucune garantie sur la réalité du caractère proliférant de ces folios. Toutefois, lors de la table ronde des 1er et 2 juillet 2021, à laquelle j’ai participé en qualité d’expert mandaté à la fois par le gouvernement français et par le gouvernement de la Polynésie française, j’avais fait valoir que la commission ne devait pas être juge et partie. L’expertise du CEA était certes nécessaire pour statuer sur le caractère potentiellement proliférant de certains documents. Pour autant, cet argument ne pouvait plus être invoqué pour soustraire des informations sans rapport avec les secrets nucléaires, mais touchant à la vie de la Polynésie et à l’histoire franco-tahitienne du CEP.
C’est pourquoi le courrier de Jean Castex prévoit la désignation de deux représentants de la Polynésie française parmi les membres de cette commission : il s’agit de Yolande Vernaudon, déléguée pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie, et d’Yvette Tommasini, inspectrice générale et doyenne des inspectrices en histoire-géographie en Polynésie française. La participation des Polynésiens au sein de cette commission permet d’éviter le reproche d’être juge et partie. Les représentants de la Polynésie française sont consultés sur les documents à soustraire à la curiosité du public en raison de leur caractère proliférant.
Au SHD, la situation a donc profondément changé. La consultation des documents n’est pas toujours facile, eu égard à de multiples aléas indépendants du processus d’ouverture des archives du CEP, tels que le déménagement du SHD.
Le cabinet en charge de ce volet lors de la table ronde de juillet 2021 était alors dirigé par la secrétaire d’État Geneviève Darrieussecq, et le dossier était suivi par une archiviste paléographe conservatrice du patrimoine, Marion Veyssière. Cette dernière était très au fait des enjeux techniques et juridiques du processus, et pleinement disposée à appliquer dans toutes ses dimensions l’accord conclu lors de la table ronde.
Dans ce périmètre militaire, je disposais donc d’un relais efficace entre l’administration et le politique au sein de ce cabinet, à chaque fois que je me heurtais à une inertie importante, notamment lorsque je demandais des dérogations.
D’après le SHD, la masse de documents concernés est considérable. Les boîtes d’archives directement liées au CEP, pour le seul site de Vincennes, représentent quelque 120 mètres linéaires. En tant qu’historiens, nous devons nous mobiliser pour mener à bien ce travail de grande ampleur, d’où l’intérêt de pouvoir faire appel à des étudiants de master et des doctorants étudiant ces sujets.
Lors de leurs déplacements au SHD, les chercheurs polynésiens souhaitent prendre des photos des documents, qui sont trop nombreux pour pouvoir les dépouiller en quelques jours. Or, très souvent, les documents ouverts dans le cadre de dérogations ne sont pas reproductibles, et il est impossible de prendre des notes de manière exhaustive.
L’établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD) fait partie des cinq institutions siégeant à la commission d’ouverture. Cet établissement, qui produit les documents iconographiques et audiovisuels relatifs aux armées, se montre extrêmement aidant. Nous sommes d’ailleurs sur le point de signer une convention ensemble pour le dictionnaire en ligne du CEP, afin de pouvoir utiliser les images fournies par l’ECPAD.
Pour ce qui est des Archives nationales, le processus de déclassification et d’ouverture est ralenti par des inerties bien connues des historiens, dues à des problèmes de sous-effectif, voire à des intentions malicieuses. Il arrive en effet que des demandes de dérogation nécessitent plusieurs mois, ou même plusieurs années, pour être instruites. Pour autant, cette difficulté n’est pas spécifique aux archives touchant au CEP.
Pour sa part, le Centre des archives diplomatiques du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, situé à la Courneuve, fait preuve d’excellentes dispositions. Son intégration à la commission n’était pas prévue initialement, et le site Mémoire des hommes ne le mentionne d’ailleurs pas encore. Cette institution met à la disposition des chercheurs une véritable mine de documents, très utiles aux travaux de Manatea Taiarui, le doctorant que j’ai déjà mentionné.
Ainsi, les inventaires déclassifiés nous permettent d’appréhender très finement les documents existants, et ces derniers contribuent à transformer le regard que nous portons sur l’histoire des essais nucléaires. Voici pour le côté « rose » de l’accès aux archives.
À l’inverse, comprenez bien que je ne suis animé d’aucun esprit de revanche, mais que de mon point de vue, nous continuons de nous heurter aux pratiques de quelques mauvais élèves. Pour comprendre la position de l’historien, imaginez qu’un chercheur désireux d’écrire l’histoire des deux dernières législatures ait accès à la totalité des archives du Sénat, mais ne soit autorisé à consulter aucune archive de l’Assemblée nationale. Vous concluriez certainement de ses travaux que ce chercheur a une vision très lacunaire du sujet.
Or, il est important de comprendre que l’histoire du CEP est mixte : elle mêle en effet des acteurs civils et militaires. Au sein du CEA, et notamment dans son bureau d’études générales – qui deviendra sous la Ve République la direction des applications militaires, ou DAM – des ingénieurs mettent au point des engins destinés à constituer la force de frappe. Ce travail considérable, en contexte de guerre froide, est un moment essentiel dans l’histoire nationale, et doit être documenté.
Dans le même temps, des militaires sont mobilisés pour installer les polygones de tir dans les quatre sites stratégiques retenus (Reganne et Ekker en Algérie, Moruroa et Fangataufa en Polynésie) et tester les engins qui deviendront des armes opérationnelles.
Si nous avons accès au service historique de la défense, nous n’avons pas accès aux archives de la DAM et du CEA. Il s’agit là, à mon sens, d’une grave lacune démocratique, dans la mesure où la DAM est un établissement public. Or, toute structure bénéficiant d’un régime dérogatoire qui lui permet de ne pas déposer ses fonds aux archives nationales est tenue de mettre une salle de lecture à disposition de tous les citoyens souhaitant consulter ces documents et de fournir des inventaires des pièces existantes.
Pourtant, depuis que je m’intéresse aux essais nucléaires, je n’ai jamais eu accès à aucun inventaire et je n’ai jamais pu être accueilli aux archives de la DAM. Dans le meilleur des cas, mes collègues chercheurs ou moi-même sommes autorisés à consulter certaines archives choisies par l’établissement, sans savoir d’où elles viennent ni si elles sont représentatives.
L’histoire n’est pas une science exacte, mais un récit, élaboré à partir d’une sélection de documents jugés utiles. Dès l’instant où le fournisseur des archives opère lui-même la sélection du matériau, il se fait historien à notre place. Dès lors, rien ne permet de s’assurer que les documents transmis permettent de construire un récit sincère et représentatif du passé.
Au regard des archives de la DAM, la table ronde n’a rien apporté de nouveau. J’ai simplement reçu une livraison de documents sous format PDF en juillet 2021, puis d’autres m’ont été envoyées au compte-gouttes. Manatea Taiarui en a reçu encore près d’une trentaine tout récemment. Aussi intéressants soient-ils, ces documents sont fournis dans des conditions étrangères à la logique de la recherche.
Il est probable qu’une part considérable des archives de la DAM ont un caractère proliférant. Mais au-delà des recherches des savants chargés de mettre au point des armes, nous n’avons aucun accès à la documentation concernant les négociations politiques et le choix des sites avec les militaires. Un pan entier de l’information nous est donc interdit, et nous sommes contraints d’appréhender le sujet comme si nous étions borgnes ou hémiplégiques. Je pourrai vous donner d’autres exemples illustrant comment la DAM ne joue pas le jeu, pour reprendre votre expression que je trouve heureuse.
Cependant, il existe aussi un service hybride qui pourrait réparer en partie cette lacune du CEA. Je veux parler du département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN). Rattaché à la direction générale de l’armement (DGA), il est l’héritier de tous les services mixtes créés en janvier 1964 par Pierre Messmer, ministre des armées, pour penser le dispositif de sûreté du CEP.
Pierre Messmer avait d’emblée jugé qu’il serait opportun de mêler l’expertise des civils et celle des militaires, d’où la création du service mixte de contrôle radiologique (SMCR) et du service mixte de contrôle biologique (SMCB). Ces deux services s’appuyaient sur l’expertise des médecins militaires et des militaires experts en matière nucléaire.
Le DSCEN n’a pas complètement cessé son activité après l’arrêt des essais. Il continue à assurer le suivi médical des vétérans et des anciens travailleurs polynésiens et à apporter son expertise au Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) pour l’examen des dossiers de demande d’indemnisation.
Ce département a pour responsabilité de conserver et d’exploiter, pendant leur durée d’utilité administrative, les archives des services mixtes (SMCR et SMCB), mais aussi quantité de fonds de la direction des centres d’expérimentation nucléaires (Dircen). Ces archives sont conservées au fort de Montrouge, en banlieue parisienne.
Je n’avais pas connaissance de l’existence de ce fonds d’archives avant la création de la commission. C’est en rencontrant la responsable de ce service, lors de la table ronde, que j’ai découvert la nature des archives conservées dans ce service. Celles-ci comprennent les dossiers de suivi sanitaire d’environ 110 000 personnes, Européens ou Polynésiens employés sur les centres en tant que travailleurs civils ou militaires. Ces informations médicales sont non seulement très intéressantes pour les épidémiologistes, mais aussi capitales pour comprendre l’histoire économique, sociale et culturelle du CEP.
Il semblerait que l’enquête parlementaire qui vient de s’ouvrir devrait permettre aux historiens de consulter ces documents. Il serait alors possible d’établir des bases de données quantitatives et d’évaluer précisément comment les carrières se sont constituées, et de quelle manière les personnes ont été déplacées, etc.
Un autre trésor de documentation intéresse l’histoire environnementale. J’ai pu voir les salles entières dans lesquelles sont stockées, année après année, les campagnes de contrôle du SMCB réalisées à l’aide de ses deux navires. Ces contrôles portant sur la faune et la flore permettent d’apprécier les retombées des essais nucléaires sur les espèces végétales et animales vivant en Polynésie.
Le premier navire, baptisé La Coquille, a commencé ses contrôles avant même les premiers essais, et les a poursuivis pendant les essais. Le second navire est nommé Mārara, ce qui signifie « poisson-volant » en polynésien.
Toutes ces archives sont conservées au fort de Montrouge. Pour l’instant, j’ai accès uniquement aux documents qui me sont fournis par le DSCEN. Il me faut donc ruser en utilisant d’autres fonds d’archives pour identifier et demander certaines cotes, mais il m’est impossible d’obtenir l’inventaire global. Enfin, lorsque je demande, par exemple, l’intégralité des dossiers concernant La Coquille pour l’année 1966, je me heurte pour l’instant à une réponse négative.
Je précise que le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui dépend du Premier ministre, observe une politique très libérale en ce qui concerne la mise à disposition de ses archives. Avant même la déclassification, j’ai pu accéder aux verbatims des conseils de défense dans les années 1960, qui sont passionnants.
M. le président Didier Le Gac. Je retiens de vos propos qu’en matière d’accès aux archives, un tournant est arrivé en 2021. L’engagement pris par le Président de la République lors de son déplacement en Polynésie française est donc plutôt respecté.
Pourtant, dans votre article « Les tristes secrets » publié le 21 juin 2022, vous écriviez : « Le secret continue de produire ses effets dans la société polynésienne et alimente suspicion et rancœur à l’égard de l’État ». Faut-il en conclure que les informations que vous avez puisées dans les archives ne sont pas de nature à infirmer l’idée d’une culture du secret et de la dissimulation ? Pour reprendre l’exemple que vous avez cité, lorsque vous demandez les archives de l’année 1966, quelle réponse vous est apportée ? Votre interlocuteur justifie-t-il son refus par le secret défense ?
M. Renaud Meltz. C’est une très bonne question. Nous avons tous eu affaire à de la mauvaise volonté, qui peut emprunter trois ou quatre visages différents. Il peut s’agir, tout d’abord, d’une absence de réponse. Cette réaction est toujours difficile à gérer, surtout pour un chercheur résidant en Polynésie. En outre, s’il est question du DSCEN, nous n’avons pas librement accès au site. Nous n’avons donc aucun moyen de nous plaindre, et nous sommes tenus de suivre des procédures complexes.
La mauvaise volonté peut aussi prendre l’aspect de la fausse modestie ou de l’incompétence : l’interlocuteur s’excuse de sa piètre connaissance des fonds, et déclare qu’il n’est pas en capacité de vous répondre.
Nous sommes aussi confrontés à des stratégies dilatoires : la réponse peut mettre plusieurs mois à nous parvenir. Je dois parfois patienter près d’un an et demi pour obtenir une réponse à une demande de cote très précise, alors que pour un site d’archives bien tenu, le traitement d’une telle demande prendrait 2 minutes et demie…
Le service peut aussi jouer la carte de la culpabilité, en m’expliquant que des plaignants ayant besoin d’informations pour pouvoir défendre leur dossier auprès du Civen sont prioritaires par rapport à moi. Je comprends bien qu’ils soient prioritaires, mais je me demande s’il ne serait pas possible d’assurer toutes les missions de publication des données.
Quant à la DAM, je pourrais citer des exemples presque comiques de mails restés sans réponse, ou de demandes rejetées au motif que « je ne travaille plus dans le service ». Il est déjà arrivé que par inadvertance, je reçoive un mail contenant l’avis de la responsable, validant le principe de clore ma demande.
En tant qu’historien, je n’affirme pas qu’il soit impossible d’écrire l’histoire du CEP. D’ailleurs, nous nous y attelons, notamment en préparant des articles et ouvrages sur le sujet.
La suspicion est inévitable, dès lors que des secrets et des mensonges ont été révélés. Mais mon rôle devant votre commission d’enquête consiste à vous présenter un état à froid des archives ouvertes ou restant inaccessibles. Il est évident que la table ronde de juillet 2021 a eu un impact considérable. Nous disposons désormais d’une masse considérable de données ouvertes, qui nous permet de comprendre beaucoup de choses. Le SHD ou les archives diplomatiques ont pleinement joué le jeu ; je ne suis pas non plus complotiste, et je ne pense pas que je trouverai un jour un document détenu par la DAM qui changera absolument tout… Je dis simplement que l’engagement du Président de la République est appliqué par certaines administrations, mais pas par d’autres.
M. le président Didier Le Gac. Le livre Toxique a-t-il été rédigé à partir de ces archives ?
M. Renaud Meltz. Non. Le livre a été publié au printemps 2021, à partir d’archives déclassifiées suite à un contentieux de plusieurs années entre les associations de vétérans polynésiens et français – l’AVEN et Moruroa et tatou – et l’État français. Ce contentieux a conduit le tribunal administratif à exiger la production de centaines de milliers de documents entre fin 2012 et début 2013.
Ces documents étaient connus de la communauté académique, mais les auteurs de Toxique ont été les premiers à décrire les retombées des essais nucléaires, modélisations à l’appui, en contestant les chiffres officiels du CEA.
J’aurais dû préciser qu’en 2012 et 2013, une partie des archives de La Coquille, dont le rapport du docteur Millon, responsable du SMCB, avaient été déclassifiées par ordre du tribunal administratif. Ces documents ont permis de comprendre une partie du mécanisme de dissimulation des retombées, dès le premier essai.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Merci pour vos explications, Professeur. Étant électricien de métier, il m’a été difficile de comprendre le sens de tous les acronymes, mais j’y suis finalement parvenu.
Je suis surpris d’apprendre que vous n’avez pas accès aux archives du CEA, qui est une institution publique, financée par nos impôts. Cette information me choque, et j’aimerais comprendre pour quelles raisons cette documentation est à ce point difficile d’accès. Il m’a fallu quelque temps pour comprendre que la notion de prolifération se rapportait à des documents dont la divulgation pourrait permettre la fabrication de bombes atomiques. Je conçois que de telles pièces soient verrouillées.
En revanche, il me semble légitime de s’interroger sur les difficultés d’accès aux archives médicales, qui ont été pointées dans l’audition précédente. Vous affirmez que les questions d’ordre personnel ne sont pas de votre compétence, mais elles font partie des préoccupations de notre commission d’enquête. Il ne s’agit pas de savoir si vous avez eu connaissance de ces archives, mais si elles existent, et si elles sont complètes. C’est à nous qu’il appartient de faire en sorte que ces archives deviennent accessibles et qu’elles soient « restituées » au peuple de Polynésie. Pourriez-vous nous apporter des éclaircissements sur ce point ?
Personnellement, j’ai découvert la bombe atomique avec les explosions d’Hiroshima et de Nagasaki, comme la plupart des habitants du monde. Ce 31 mai 2024, nous recevrons au Havre des Hibakusha. Leur histoire sanitaire et leur histoire de famille font partie de l’histoire de l’atome et de ses conséquences, sachant que les retombées de l’atome continuent de se manifester après trente ou quarante ans. Cette dimension est-elle intégrée à vos travaux et votre cheminement intellectuel ?
M. Renaud Meltz. Merci pour votre question. Je vous présente mes excuses pour la profusion d’acronymes, qui sont effectivement difficiles à assimiler.
S’agissant de l’aspect médical, je me suis mal exprimé. Il existe un fichier de suivi médical de l’ensemble des vétérans, que j’ai d’ailleurs vu. Je ne dis pas que cette documentation ne m’intéresse pas : simplement, je ne demande pas de pièces qui me sont refusées par les dispositions légales. Je ne peux pas consulter le dossier médical d’une personne sans son autorisation.
En revanche, je suis très intéressé, tout comme vous, par la constitution de ces dossiers. J’ai pu en parcourir certains, avec l’accord de vétérans ou anciens travailleurs qui sont parvenus à obtenir leur dossier. Les écarts entre le dossier et la mémoire de ces personnes sont très frappants. Certaines disposaient de dosimètres ou subissaient des contrôles très approfondis sur les doses reçues, mais il semble que leur dossier ait parfois été caviardé. Cependant, ma vision est bien trop lacunaire pour être représentative des 110 000 dossiers.
En tant qu’historien, mon intérêt se porte sur la prise en compte de l’enjeu sanitaire par le CEP, sur les actions mises en œuvre ou non pour éviter les retombées, et sur l’exposition des habitants, des travailleurs ou des militaires. Toutes ces questions font partie de mon champ de recherche. Je ne suis pas médecin, mais je travaille avec des épidémiologistes.
D’ailleurs, cette base de données a déjà été étudiée en 2009-2010 par l’organisme privé Sépia, sur la base de 26 000 vétérans. Les conclusions en sont plutôt rassurantes. Ce travail a été financé par le ministère des armées.
Il est certain que l’intégralité des 110 000 dossiers serait un trésor pour les épidémiologistes, qui pourraient ainsi évaluer les risques de contracter un cancer pour les personnes ayant travaillé sur les sites et les populations riveraines.
J’ajoute que cette question n’est pas absente des préoccupations des responsables, contrairement à ce qui a pu être constaté dans d’autres contextes. Ainsi, les archives américaines montrent que les habitants d’Eniwetok ont été utilisés comme des cobayes, et certains documents affirment très clairement qu’il sera intéressant de suivre les effets progressifs de la contamination sur les populations, à travers les végétaux et les animaux.
Dans les années 1960, les autorités françaises n’ont, fort heureusement, pas la même vision cynique. Un point sanitaire est d’ailleurs effectué en 1966, dans l’urgence : les populations sont vues avant les tirs, de manière à évaluer l’impact potentiel des retombées, notamment aux Gambier ou à Tureia.
Ce sujet complexe, qui nous intéresse beaucoup, nécessite de recontextualiser les connaissances de l’époque. C’est une tâche délicate, car il existe des expertises à l’échelle nationale, mais aussi européenne, ou encore à l’échelle de l’Otan ou de l’ONU comme à l’Agence internationale de l'énergie atomique
S’agissant de la DAM, je pense qu’il faut s’attacher à comprendre sa position, sans chercher bien évidemment à l’excuser. Elle participe d’abord d’une logique de corps et de solidarité transgénérationnelle qui, à mon sens, est inopportune. Car pourquoi croire que les personnes ayant travaillé à cette époque voudraient que les choses soient cachées aujourd’hui ? Nous sommes d’après moi tous assez intelligents pour comprendre que le contexte a changé.
D’autre part, la DAM a été créée en 1945 par le général de Gaulle avec une ordonnance publique, mais toute la filière militaire sous la IVe République a été constituée de manière clandestine. Cette réalité n’est jamais assumée devant l’opinion publique, y compris par les ministres eux-mêmes. Appelée initialement « bureau d’études générales », afin de n’éveiller aucun soupçon, la future DAM travaillait avec des crédits secrets, transitant par l’ancêtre de la DGSE, dans des sites inconnus. Bref, la culture du secret est consubstantielle à la DAM.
Cette entité a toujours été convaincue de sa capacité à sauver la France, quelques années après la défaite de 1940 qui a marqué le pays au fer rouge, en lui offrant une arme de non-emploi censée la prémunir contre tout assaut ou occupation d’une autre puissance. Cette histoire a contribué à ancrer une culture transmise de génération en génération, de responsable en responsable.
Les individus ayant en charge la compétence capitale d’assurer la sécurité des Français perçoivent certainement leur métier comme une mission exceptionnelle. Ce fait a d’ailleurs été mis en évidence par les travaux de Gabrielle Hecht. Plus largement, toutes les personnes travaillant dans le nucléaire ont le sentiment d’être en contact avec le mystère de l’intimité de la matière. Cette vocation prométhéenne tend à les isoler du droit commun, mais force est de constater avec vous que ces personnes sont payées par nos impôts et doivent nous rendre des comptes. Toutes les archives n’ont pas un caractère proliférant, et la culture du secret et de l’exceptionnalité n’excuse pas le refus d’ouvrir les archives.
Il est important de bien distinguer les notions de victime et de passivité. Ce n’est pas parce que les Polynésiens ont été victimes des essais qu’ils ont été non-acteurs de leur histoire et sont restés complètement passifs. Malgré la dissimulation, le secret et l’exceptionnalité nucléaire, les Polynésiens ont constitué des réseaux et se sont rapprochés d’association ou de savants. Ce faisant, des publics non savants ont pu recevoir l’expertise de savants.
Le député polynésien John Teariki a été le premier à protester contre l’installation du CEP. Il a entretenu une correspondance avec des savants français, qui lui a permis de développer un argumentaire très précis sur les risques de contamination des populations induits par les retombées, notamment au travers des poissons consommés par les populations.
La dimension globale de la nucléarisation du monde, et notamment du Pacifique, a permis aux Polynésiens d’être acteurs de leur histoire et de se mettre en relation avec d’autres victimes. Il y a d’ailleurs toujours beaucoup de solidarité entre les victimes des essais nucléaires. Les savants ont plus de mal à mettre en relation leurs travaux sur les différents sites d’essais et sont, de ce point de vue, un peu en retard.
M. le président Didier Le Gac. Je précise, à l’intention des membres de notre commission, que nous auditionnerons le directeur de la DAM, ou direction des applications militaires, dans les prochaines semaines.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En ce qui concerne les aspects historiques, mon attention se porte principalement sur les trois points suivants : l’état des connaissances, avant l’installation du CEP, sur les conséquences des opérations d’expérimentation atomique ; les raisons ayant conduit au choix des sites des essais nucléaires, dans le désert algérien et en Polynésie ; le niveau d’information et de protection des différents types de population : les officiels, les élus locaux et hexagonaux, les militaires engagés, les militaires appelés, les travailleurs civils sur site, et enfin les populations.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Puisqu’il est question de « l’avant », j’aimerais aussi connaître « l’après ». Je me suis rendu sur les sites du CEA de Cherbourg, à l’usine de traitement des déchets nucléaires sur laquelle j’ai travaillé. Je présume que toutes les structures dont il est question ici sont devenues des déchets nucléaires. Ces déchets ont-ils été traités avec la même rigueur que nous appliquerions aujourd’hui, ou simplement stockés sans précautions particulières ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. À propos du choix des sites, je note que parmi l’ensemble des puissances nucléaires, il s’avère que les différents sites d’essai choisis sont des étendues éloignées des centres décisionnels et des agglomérations importantes. Quelle importance attribuer à la faible densité géographique dans le choix de ces sites ?
M. Renaud Meltz. La question du choix du site se pose à partir du début de l’année 1957, lorsque les savants et les atomistes commencent à comprendre que leur projet devrait aboutir. Autour de 1960, des recherches sont entreprises en vue de trouver un site. Des déserts océaniques ou continentaux sont alors passés en revue. Ce critère est à la fois une réalité géographique, car la densité démographique de ces espaces est bien évidemment très faible, mais aussi le fruit de constructions sociales. De fait, cette position revient à invisibiliser les Touaregs ou les Polynésiens récoltant le coprah ou la nacre sur certains atolls dits inhabités.
En 1957, c’est le scénario d’un tir atmosphérique qui est privilégié pour mettre au point la bombe A – celle d’Hiroshima – qui représente environ 15 kilotonnes. À cette époque, il n’est pas encore question de la bombe H, dont la puissance sera mégatonnique. Dans ce cadre, les autorités envisagent La Réunion, la Nouvelle-Calédonie, ou encore les îles Kerguelen, des territoires éloignés de la métropole, et écartés pour différentes raisons.
L’Algérie est choisie assez rapidement parce qu’elle possède le désert le plus proche, posant le moins de problèmes logistiques. La Polynésie a été envisagée, mais écartée car aucun avion ne serait en capacité d’y transporter des engins sans devoir se poser sur un territoire étranger. Ce sera le cas quelques années plus tard avec le DC8, qui se rendra de Paris à Hao, avec une halte à Pointe-à-Pitre.
À partir de 1959, des réflexions sont lancées en vue de trouver un site souterrain pour tester la bombe A. Les progrès techniques ont effectivement permis aux Américains d’effectuer des tirs enterrés extrêmement puissants dès 1957. Les Français ne maîtrisent pas ce procédé, mais rencontrent des problèmes avec les pays voisins de l’Algérie, en voie de décolonisation.
La conscience des enjeux sanitaires est déjà très présente suite à l’essai « Castle Bravo » de 1954 à Bikini : il s’agissait d’une bombe H mégatonnique, dont la puissance a été bien supérieure aux prévisions des Américains. La hantise des retombées nucléaires est donc déjà très présente dans tous les esprits. C’est à ce moment qu’est réalisé le film Godzilla.
La France s’oriente donc vers des tirs souterrains. Ces derniers étant réputés sans dangerosité, car menés dans un espace confiné, les recherches se dirigent dans toutes les directions. De nombreux sites granitiques ou montagneux sont documentés et investigués, y compris le Massif central, les Alpes ou les Pyrénées. La Polynésie est reconsidérée, mais puisqu’il paraît difficile d’y développer des essais souterrains, le ministère des armées choisit l’Algérie, sans tenir compte du vœu du CEA. Cette fois, les expérimentations s’effectueront dans le massif du Hoggar sur le site d’In Ecker. Les tirs y seront réalisés en espace confiné, sans pouvoir être qualifiés de « souterrains », ce qui impliquerait de percer des puits à plusieurs centaines de mètres de profondeur.
En l’occurrence, des galeries en colimaçon seront aménagées, mais ces tentatives ne se dérouleront pas comme prévu. L’essai « Béryl » entraînera d’ailleurs l’explosion d’une montagne, de sorte que des soldats, mais aussi Pierre Messmer, ministre des armées, et Gaston Palewski, ministre de la recherche scientifique, en déplacement, seront contaminés.
À partir de 1960, de Gaulle décide d’accélérer la cadence pour se doter de la bombe H, nécessaire pour rejoindre le « club » des puissances nucléaires. Il force l’allure et débloque donc des budgets significatifs. À ce moment, il n’est plus question de mener des essais en Algérie, puisque la décolonisation est en marche. La France négociera pourtant, dans les accords d’Évian, cinq années d’usage des sites algériens. Ces derniers serviront donc encore entre 1962 et 1967.
En 1960, le choix entre des tirs aériens ou souterrains suscite de nombreux tâtonnements. Le scénario des essais souterrains paraît privilégié, mais peu probable. Quant à l’option aérienne, elle nécessiterait de réaliser les tirs à haute altitude, dans un ballon captif, pour limiter les retombées. C’est le mode opératoire qui sera mis en œuvre dans le Pacifique, mais pas systématiquement.
À l’époque, une autre proposition est discutée. Elle consisterait à sacrifier un navire pour réaliser un tir au large des côtes de La Réunion, ce qui éviterait tout impact sanitaire pour les populations par les retombées immédiates. Toutefois, la mauvaise qualité des mesures conduit à renoncer à cette navalisation complète des essais nucléaires.
Une hypothèse alternative est le lancement d’un avion téléguidé.
Les recherches se concentrent sur un site bivalent, compatible à la fois avec des tirs atmosphériques et des tirs souterrains, dans la mesure où on espère maîtriser cette technique. C’est la raison pour laquelle la Polynésie sera préférée à La Réunion, aux îles Kerguelen et à la Nouvelle-Calédonie. En réalité, les motifs ne sont pas techniques, mais politiques. De fait, d’un point de vue technique, le choix de la Polynésie est le plus complexe. La décision finale fait suite à une mission de reconnaissance menée dans le Pacifique en mars 1962. Or, avant, pendant et après cette mission, le contexte politique de la Nouvelle-Calédonie exclut la réalisation d’essais nucléaires sur ce territoire, qui compte une population d’Européens plus importante qu’en Polynésie et mieux connectée à Paris que les députés polynésiens. De surcroît, les habitants de Nouvelle-Calédonie ont eu connaissance de ce projet, qui a soulevé une protestation, comme on a du reste pu le connaître en Corse, à la suite d’une fuite sans doute orchestrée par le préfet lui-même.
Il existe un autre enjeu, de nature stratégique. La France entend réaffirmer sa présence dans ce lac américain qu’est le Pacifique et montrer qu’elle n’abandonne pas la Polynésie. Elle ne souhaite pas que les Polynésiens se tournent vers les États-Unis, sous l’effet d’une fascination pour la civilisation matérielle américaine et de l’emprise de certaines religions comme le mormonisme. Ce que je dis ne reflète évidemment pas la réalité, mais ce que je lis dans différents documents produits à l’époque que j’ai pu consulter.
D’autre part, si les îles Kerguelen étaient l’implantation privilégiée par la DAM, les militaires étaient attachés au climat rieur de la Polynésie et au cliché de la vahiné, comme l’attestent des témoignages oraux et des archives écrites. Le droit au logement familial sera d’ailleurs rapidement étendu pour ne pas laisser des cadres militaires ou civils seuls en Polynésie à cause « du désir des épouses de rallier le chef de famille soumis aux tentations de Tahiti », pour citer un document de l’époque. Manifestement, les « tentations de Tahiti » ont été préférées aux manchots et aux mouettes des îles Kerguelen.
Enfin, il est important de bien comprendre qu’il existe une « histoire avant l’histoire » des essais nucléaires français dans le Pacifique, à savoir les expérimentations anglo-saxonnes. À tout moment dans le processus de choix et de construction du site, ces précédents sont invoqués. Ainsi, en 1961, lorsque le chef d’état-major général considère le Pacifique, il met en avant la possibilité de se référer aux tirs anglais, en sus de l’éloignement.
De même, lorsque l’atoll de Mururoa est choisi par le général Thierry, il est fait référence aux expérimentations américaines de Bikini et d’Eniwetok, qui montrent que les tirs à la surface de l’eau peuvent atteindre une mégatonne. Autrement dit, il sera possible de tester la bombe H.
Lorsque Couve de Murville, alors ministre des affaires étrangères, est saisi en conseil de défense sur le problème des oppositions en Polynésie, il invoque les essais américains sur l’île de Christmas. La Polynésie est donc considérée comme plus conciliante.
Quand le général Thierry, le premier responsable de la DIRCEN, est interrogé sur la possibilité de construire un aéroport par remblais de coraux et sur la sécurité d’un tel site dans le « désert » océanique, il répond : « Les Américains étaient dans une situation analogue à Bikini et à Eniwetok, qui étaient entourés d’atolls habités et qui ont d’ailleurs été contaminés par les explosions ». Cette citation, madame la rapporteure, répond en partie à votre question. Oui, les dirigeants de l’époque sont parfaitement conscients que des populations ont été contaminées, mais y voient moins une raison de ne pas construire qu’une raison de ne pas être stigmatisés. Les autorités françaises s’inquiètent moins des conséquences sanitaires pour les populations sur place que du risque de contentieux au niveau national.
Cela ne signifie pas qu’aucune disposition n’a été prise pour limiter ces impacts. Cette question fait partie de nos recherches, mais les connaissances scientifiques sur ce point n’étaient pas uniformes et ne sont toujours pas complètement stabilisées : les controverses sur les effets transgénérationnels des retombées nucléaires se poursuivent.
À l’époque, la France redoute surtout le flash lumineux, susceptible d’éblouir un pilote d’avion et de causer une catastrophe aérienne. L’onde de choc et le choc thermique paraissent moins préoccupants, ou du moins arrivent en deuxième ou troisième plans. Quant à l’effet différé de l’exposition aux retombées radioactives et à l’ingestion de produits contaminés, ils n’arrivent qu’en bout de chaîne.
Ces problèmes sont pris en compte et documentés. À l’époque, une mission de militaires français a d’ailleurs été envoyée au Japon pour s’informer. La France espionne aussi les Américains, pour comprendre leur gestion des dispositifs de sûreté. Mais il règne une confiance technophile dans les capacités des outils, que nous reprenons aux Américains. Il s’agit notamment d’évacuer les populations pour vider la zone, d’étudier les régimes des vents pour anticiper la météo, de calculer à l’aide d’un ordinateur IBM cédé par les Américains des modèles de retombées pendant un an.
S’impose ainsi la conviction d’une sécurité absolue et de l’absence de retombées pour les humains, même si le discours tenu aux autorités civiles – je pense au gouverneur Grimald – est bien plus rassurant et lénifiant que les conceptions partagées en interne. Il y a donc un double discours. L’urgence politique conduit aussi à se priver de certains outils. À titre d’exemple, la commission consultative présidée par le CEA recommande de construire des abris pour permettre aux populations de se réfugier, notamment les habitants de Rikitea aux Gambier, mais le général Thierry s’affranchit de cette consigne. De son point de vue, le premier tir ne sera pas suffisamment puissant pour toucher les Gambier. Ce présupposé sera malheureusement démenti par les faits.
Il faut aussi tenir compte du changement de politique lié à la logique communicationnelle mettant en avant l’absence de risque. Le grand public est considéré comme des non-experts incapables d’être associés à la gestion du risque. Entre 1962 et 1964, au début de la construction du chantier du CEP, il est question d’effectuer des évacuations préventives aux Gambier. Une bascule s’opère en 1965 et 1966, notamment sous l’influence de l’assemblée territoriale de Polynésie : l’organisation d’évacuations préventives véhiculerait en effet un signal très négatif aux populations. C’est la raison pour laquelle les évacuations préventives sont finalement abandonnées, alors qu’on aurait pu les prévoir. Cette décision est facilitée par la mise en avant d’un dispositif d’évacuations curatives, qui permettrait d’agir très rapidement et de suivre les retombées en temps réel, grâce à la présence de balises automatiques et de capteurs.
Or, une évacuation a posteriori revient à envoyer le même signal négatif aux populations. Quelques heures après le premier tir « Aldébaran », les 1er et 2 juillet 1966, les couches de vent ne suivent pas les modélisations prévues, de sorte que le nuage radioactif arrive directement sur les Gambier. Un débat s’engage alors entre les décideurs. L’amiral Lorrain, à la tête du groupe opérationnel des essais nucléaires (Goen), prend la responsabilité de ne pas alerter les habitants des Gambier, en toute connaissance de cause, et de ne pas mobiliser le porte-hélicoptères destiné à évacuer la population à Hao, aux Tuamotu.
Les outils disponibles (les abris, l’évacuation préventive ou l’évacuation curative) ne sont pas utilisés, car cela reviendrait à avouer que la situation n’est pas maîtrisée. La poursuite des essais se trouverait alors mise en cause, et peut-être même la présence française dans le Pacifique selon l’amiral Lorrain. On voit bien que le serpent se mord la queue puisque l’on déploie un discours très positif sur l’impact des essais nucléaires sur le développement de la Polynésie et que l’on entend planter le drapeau français dans le Pacifique face aux Américains, alors même que le premier essai pourrait remettre en cause cette présence.
De retour d’un déplacement en Polynésie, le général Billotte, héros de la France libre et ministre de l’outre-mer, déclare que les Gambier ont été touchés par des retombées radioactives, mais de faible gravité.
Malgré la connaissance des risques, l’expertise très fine des savants, des atomistes du CEA et des militaires travaillant sur le nucléaire est opposée aux capacités de compréhension de la population. Ce point de vue est absurde, car des pétitions très argumentées sont présentées dès 1964 par des femmes polynésiennes à Georges Pompidou. Nous pourrions aussi mentionner les discours très étayés de John Teariki à l’Assemblée nationale sur les périls des retombées nucléaires. Mais la doctrine officielle exclut de communiquer sur les dangers et les incidents, par crainte de semer un vent de panique. C’est une réaction récurrente dans l’histoire des scandales sanitaires.
S’agissant de la protection des populations, les médecins militaires affirmaient que les populations polynésiennes avaient des prédispositions génétiques à développer des cancers suite à l’exposition aux radionucléides ou à des rayonnements ionisants. D’après eux, ces populations présentent une faible variété génétique, et une forte proportion d’enfants. C’est pourquoi les seuils instaurés sont extrêmement bas. Il existe un hiatus entre ces connaissances très fines sur les dangers potentiels de l’exposition et la fixation d’un seuil – alors même que l’on sait aujourd’hui que l’apparition d’une maladie radio induite n’est pas qu’une question de seuil, mais aussi de probabilité – ainsi qu’entre la connaissance des risques et le choix de ne pas utiliser des outils présentés comme efficaces, pour éviter de dévoiler que ces moyens ne sont pas toujours suffisants.
Quant à la gestion des déchets, elle est abordée dans le quatrième axe du programme de Sosi. Les recommandations arrivent très tardivement. Dans un premier temps, les déchets sont simplement « océanisés », tantôt en prenant certaines précautions (sous forme d’enveloppe vinyle et béton), tantôt sans s’embarrasser de ces mesures. Le SHD nous fournit des inventaires à la Prévert très précis des types de déchets. Certaines dépollutions s’avèrent compliquées, notamment au fond du lagon de Moruroa. En tout état de cause, ces aspects sont connus, documentés et étudiés.
À côté des déchets radioactifs, il faut mentionner tous les autres types de déchets industriels (amiante, PVC, métaux lourds, plomb, etc.), visés par un projet de dépollution mené conjointement par le CNRS et le ministère des armées, notamment à Hao.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Meltz, un équivalent de la mission dite Duclert sur le génocide au Rwanda pour analyser les conséquences des opérations du CEP en Polynésie vous semblerait-il opportun ?
M. Renaud Meltz. Oui, cette initiative me semble positive, pour plusieurs raisons. Cette mission renforcerait en effet la visibilité de nos travaux. D’ailleurs, il me semble que cette question doit être liée à celle de la réparation, et je vous adresserai une réponse écrite sur ce point. Vous m’avez aussi invité à vous faire part de suggestions d’initiatives mémorielles. De mon point de vue, il faudrait une initiative dans les deux sens, permettant de mettre en évidence l’histoire du CEP à travers un parcours mémoriel à Papeete ainsi que dans les atolls, notamment à Hao, qui tient une place importante, mais aussi inscrire ces événements dans la mémoire nationale française, même si les Polynésiens en ont subi davantage les conséquences que les Français.
Je pense donc qu’il faudrait créer, sinon un centre de mémoire permanent en France occidentale, du moins investir des lieux de mémoire en y organisant des expositions. Je pense par exemple au musée de l’Immigration, un des lieux de mémoire les plus réussis selon moi. Une exposition pourrait être consacrée aux circulations du travail en lien avec les essais nucléaires, puisque des Polynésiens, mais aussi des travailleurs d’autres pays comme le Portugal sont venus construire le CEP. J’ai d’ailleurs pu échanger à ce propos avec François Hérand, qui préside le conseil d’orientation du Palais de la Porte dorée. Le mémorial Charles de Gaulle pourrait aussi accueillir des expositions sur les essais nucléaires ; j’ai eu l’occasion d’en parler avec ses responsables. De nombreux lieux de mémoire en France pourraient être investis de cette histoire polynésienne.
Pour revenir sur votre question, le lancement d’une mission de type Duclert serait une première démarche montrant l’intérêt porté par l’État à cette histoire, et contribuerait à la rendre visible dans le récit national.
M. le président Didier Le Gac. Merci infiniment pour votre contribution, qui était très intéressante. N’hésitez pas à envoyer au secrétariat tous les documents que vous jugeriez utiles, afin d’approfondir les points que vous avez évoqués. Personnellement, je serais intéressé par des compléments d’information sur les 110 000 personnes ayant fait l’objet d’un suivi médical.
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3. Audition, ouverte à la presse, des représentants de l’Association des vétérans des essais nucléaires : Mme Françoise Grellier, présidente, M. Jean-Luc Sans, représentant auprès du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires et Me Cécile Labrunie, avocate de l’association (jeudi 16 mai 2024)
M. le président Didier Le Gac. Chers collègues, nous sommes réunis pour entendre les représentants de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven). Nous avons donc le plaisir de recevoir Mme Françoise Grellier, présidente de l’Aven, M. Jean-Luc Sans, président honoraire de l’association et représentant de l’Aven auprès du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), et Maître Cécile Labrunie, avocate de l’Aven et référente pour les questions d’indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Votre audition nous permettra d’abord de rappeler ce qu’est l’Aven, son histoire, ses missions, son fonctionnement, le nombre de ses membres et leur qualité, puisque votre association ne réunit pas uniquement des vétérans : leurs conjoints et désormais leurs descendants peuvent y adhérer.
Nous comptons également sur vous pour tenter de nous faire vivre ce qu’ont vécu les hommes et les femmes qui ont participé aux activités du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), et ont ainsi permis à la France de rejoindre le cercle des pays dotés de l’arme nucléaire. Avec vous, nous allons plonger ce matin dans l’histoire du CEP et de ses personnels, mais aussi ceux de la marine nationale. Vous nous direz notamment comment ceux-ci étaient informés des conséquences potentielles des essais nucléaires sur place et s’ils bénéficiaient ou non de dispositifs de protection pendant et après les campagnes de tirs.
Votre audition a aussi pour objectif de recueillir votre appréciation du dispositif d’indemnisation créée par la loi Morin et, en premier lieu, du fonctionnement du Civen. Un questionnaire vous a été transmis par Mme la rapporteure. Puisque toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées ce matin de manière exhaustive, je vous invite à nous communiquer ultérieurement tous les documents et éléments que vous jugerez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mmes Grellier et Labrunie et M. Sans prêtent serment.
Mme Françoise Grellier, présidente de l’Aven. Dès le milieu des années 1990, des anciens appelés du contingent ou des anciens militaires engagés ayant participé aux essais nucléaires français au Sahara, se sont posé des questions face à des cas de maladies curieux. Beaucoup d’entre eux souffraient notamment de pathologies cancéreuses, mais aussi cardiaques, apparues peu après leur présence sur des sites d’essais. Je rappelle que la France a procédé au total à 210 essais : dix-sept essais dans le Sahara et 193 en Polynésie de 1960 à 1996.
En 1995, Roland Weill et Jacques Muller ont figuré parmi les fondateurs de la Fédération nationale des anciens du Sahara (Fnas). En 1996, Gérard Dellac, ayant déjà entamé une procédure contre l’État, à la suite d’un cancer de la peau apparu dès son retour d’Algérie, a lancé un appel à témoignage dans le journal L’Ancien d’Algérie et est ainsi rentré en contact avec la Fnas, dont Michel Verger était membre.
En juin 2001, cette association a été dissoute, mais plus de 200 anciens membres ont ensuite constitué le socle des premiers adhérents de l’Aven, avec Michel Verger, Jean-Louis Valatx et Gérard Dellac. L’objectif consistait à obtenir l’information sur les conséquences des essais sur la santé, le droit d’accès aux dossiers médicaux complets, une pension ou une indemnisation pour les malades, et défendre collectivement les intérêts des vétérans et de leurs familles.
Ils ont alors décidé de travailler avec les parlementaires pour la mise en place en France d’une législation établissant une présomption de lien avec le service et définir une liste de maladies dont souffrent les vétérans ayant été exposés lors de leur participation à ces programmes. À la même époque, ils ont choisi d’établir des liens avec les autres associations ou organisations. Nos adhérents sont les vétérans, malades ou non, des personnels civils ou militaires qui ont participé aux essais nucléaires français de 1960 à 1996 ; les conjoints et familles ; les amis. Le financement provient des cotisations et des dons. Des subventions diverses ont pu être octroyées jusqu’en 2017.
Dès 2001, l’Aven s’est rapprochée de deux autres associations : l’association 13 février 1960, fondée en Algérie à Reggane et Moruroa e tatou, créée en Polynésie, trente-cinq ans après le premier essai du 2 juillet 1966. Le docteur Valatx a alors lancé un questionnaire de santé aux vétérans. Il a reçu 1 800 réponses, et a constaté que les vétérans ayant séjourné sur les sites des essais nucléaires présentent un pourcentage de sujets malades plus élevé que la moyenne de la population française. Ces essais n’étaient donc pas aussi « propres » que les autorités voulaient bien l’affirmer. Les militaires, le personnel civil et l’ensemble de la population polynésienne n’avaient pas été informés des dangers potentiels et les conséquences étaient minimisées. Les protections étaient très limitées et parfois totalement absentes.
Le combat acharné des associations, notamment l’Aven et Moruroa e tatou, avec le soutien de parlementaires engagés, de journalistes et de témoins a permis en 2010 la promulgation de la loi dite Morin, la création du Civen et de la Commission consultative de suivi des essais nucléaires. Il s’agissait là d’un début de reconnaissance. Mais la joie est très vite retombée lorsque les premiers dossiers ont été rejetés, ainsi que les suivants. En 2014 L’Aven a demandé la création d’une commission sur l’application de la loi, à l’issue de laquelle des modifications ont été établies, instaurant notamment la commission de suivi, qui est passée sous tutelle du ministre de la santé. Le Civen est alors devenu une entité indépendante, comprenant dans ses rangs un médecin désigné par les associations. Le débat contradictoire est également devenu obligatoire.
Parallèlement, les associations ont réclamé la vérité sur la dangerosité des essais et plus de transparence. En 2013, une partie des archives a été déclassifiée. En 2017, sur l’initiative de l’Aven et du médecin désigné par les associations, une réforme du calcul du seuil de contamination a été demandée. La loi a donc été modifiée et corrigée en conséquence par la loi sur l’égalité réelle outre-mer (loi Erom) de 2017.
Cependant, seulement vingt-trois cancers sont reconnus. Les cancers du pancréas, du pharynx, de la prostate, de la thyroïde après la période de croissance, certaines leucémies, les maladies du muscle cardiaque ne figurent pas sur cette liste, qui ne peut être modifiée que par la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires.
Alors que la loi Morin prévoit de la réunir deux fois par an et malgré nos diverses interventions auprès des ministres de la santé successifs, la dernière réunion avec le ministre de la santé Olivier Véran, s’est déroulée le 23 février 2021, il y a plus de trois ans. Pourtant le 19 janvier dernier, Mme Catherine Vautrin, ministre de la santé, a promis de réunir la commission de suivi avant le 1er avril 2024. Le mois de mai touche à sa fin et cette commission ne sera sans doute pas réunie ce semestre. Or il s’agit là du seul lien dont nous disposons avec le ministre de tutelle ; il est indispensable pour faire le point et discuter des difficultés rencontrées. L’Aven redoute une tentative de suppression de la commission de suivi comme cela avait été envisagé en 2019.
Nos vétérans s’inquiètent sur la probabilité de contracter un cancer radio-induit. Ils culpabilisent d’avoir pu transmettre une maladie à leurs enfants et petits-enfants. De plus, l’étude transgénérationnelle promise par le Président Macron lors de la table ronde à l’Élysée en juillet 2021, confirmée lors de son déplacement en Polynésie, peine à voir le jour. En attendant, l’Aven propose aux enfants de compléter un questionnaire sur les pathologies dont ils sont atteints. Cette enquête très modeste peut être un point de départ pour une étude de santé.
À cela s’ajoute un oubli : la loi Morin n’a pas pris en compte l’indemnisation des victimes « par ricochet ». Cette loi ne fait pas mention des réparations envers les proches du défunt reconnu victime des essais. Il s’agit des conjoints, des enfants, des petits-enfants. Comment ne pas reconnaître les conséquences de la maladie et du décès d’un époux, d’un père, d’un grand-père ? La loi Morin a omis cette précision qui semble tout à fait légitime puisqu’elle existe dans l’indemnisation des victimes de l’amiante, pour lesquelles tous les préjudices sont examinés. Comme Maître Labrunie pourra vous le confirmer, les tribunaux administratifs de Strasbourg, Dijon, Rennes et Lyon ont rejeté ces demandes au motif qu’elles sont prescrites. Seul le législateur peut donc y remédier.
À travers ses participations aux cérémonies patriotiques dans les régions et au ravivage de la flamme à l’Arc de Triomphe, l’Aven soutient le devoir de mémoire abordé à plusieurs reprises par les ministres délégués aux anciens combattants. En souvenir de cette période, nous souhaitons l’instauration d’une « Journée nationale des vétérans des essais nucléaires », le 2 juillet, date du premier essai de Polynésie, et date à laquelle nous ravivons chaque année la flamme sous l’Arc de Triomphe. Nous ne réclamons pas une énième journée patriotique, mais simplement une journée du souvenir.
Enfin, il est temps d’ajouter cette période de notre histoire dans les manuels scolaires de manière détaillée, afin d’informer nos enfants et petits-enfants. Avant-hier, j’ai rencontré un petit-fils de vétéran du Sahara ; il ne connaît que très peu l’histoire de son grand-père et ne connaît pas notre association. Une meilleure information est indispensable pour le devoir de mémoire, afin que cette période ne devienne pas une histoire oubliée, que nos vétérans connaissent enfin la vérité. Qui a fabriqué la force de frappe ? Une réponse s’impose pour tous nos vétérans.
Le temps passe, les vétérans sont malades, ils vieillissent. Les familles sont lasses d’attendre une juste reconnaissance envers leur père ou leur époux. Tous perdent l’espoir de voir enfin une reconnaissance à la hauteur de leur préjudice et de leur peine. Que dois-je répondre à ce vétéran, atteint d’un cancer du pharynx ? Aura-t-il une reconnaissance de la part de l’État ? Que dois-je dire à cette dame âgée de 77 ans, qui m’appelle régulièrement pour le dossier de son époux, décédé d’un cancer du pancréas ? Elle attend toujours que son dossier soit présenté. Que dire à ces veufs et veuves qui ont accompagné dignement leur conjoint dans la maladie et qui ont dû faire face à toutes les difficultés qui en découlent, parfois pendant des années ?
Vétérans ou proches attendent depuis trop longtemps une reconnaissance méritée et sont fiers d’avoir participé à ces essais. Nos vétérans ont toujours réclamé justice et vérité. Nous rajoutons à ces termes celui de la transmission pour les générations suivantes. Enfin, je tiens à rappeler que l’Aven est apolitique, ni pour ni contre le nucléaire, et ni pour ni contre l’armée.
Pour conclure, je souhaite brièvement vous présenter notre association, fondée dans le cadre loi de 1901. Son conseil d’administration comporte au maximum de quatorze à vingt membres. Bien qu’elle soit représentée dans l’ensemble du territoire français, elle n’est pas organisée en fédération ; en revanche, elle s’appuie sur des responsables régionaux, idéalement dans chaque région, membres du conseil d’administration, ainsi que sur des responsables départementaux dans un grand nombre de départements. Des responsables membres du conseil d’administration ont été désignés afin d’animer les régions et de faire le lien entre les collectifs.
De plus, une douzaine de responsables juridiques sont chargés de recevoir les dossiers et de vérifier les pièces avant de les adresser au cabinet d’avocats qui, à son tour, les présentera au Civen. Tout au long de la procédure, les vétérans qui ont choisi d’adhérer à l’Aven sont aidés, soutenus jusqu’au bout par les bénévoles au niveau local, régional et enfin par le cabinet d’avocats, jusqu’à l’indemnisation. Enfin, l’Aven a adhéré au Comité de la Flamme en 2010, est devenue membre de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre en 2012 et de l’Union nationale des combattants en 2015.
M. Jean-Luc Sans, président honoraire de l’Aven. L’Aven est en relation depuis 2012 avec les associations anglaises, mais également américaines, en particulier la National Association of American Veterans (NAAV). Étant à la recherche de dossiers médicaux et d’études médicales à travers le monde, je suis également en relation avec les îles Marshall, les Fidji et des services de presse aux États-Unis.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Merci à tous les trois pour votre présence ce matin devant notre commission, ainsi que pour votre présentation liminaire. Pouvez-vous nous donner une estimation du nombre de vétérans concernés par les essais en Algérie et en Polynésie et de personnes ayant travaillé au sein du Centre d’expérimentation du Pacifique ?
Mme Françoise Grellier. Nous avons évalué la population à environ 90 000 personnes sur les sites, dont 70 000 militaires venus de la métropole, 6 200 personnels du CEP et près de 20 000 autres personnes. Actuellement, notre association compte près de 4 000 adhérents actifs. Au total, plus de 7 000 personnes ont adhéré à notre association depuis sa création, la numérotation des adhérents me permettant même de vous donner le chiffre exact : 7 070. Aujourd’hui, le nombre exact d’adhérents actif est de 3 970. Ce chiffre peut paraître faible au regard du nombre de vétérans, mais l’ensemble de la population concernée ne connaît pas forcément l’existence de notre association.
M. le président Didier Le Gac. Que recherchent vos adhérents lorsqu’ils rejoignent l’Aven ? S’agit-il d’une aide pour leur indemnisation ?
Mme Françoise Grellier. De nombreux adhérents nous rejoignent quand ils tombent malades et entendent parler du Civen. D’autres sont arrivés après avoir vu un film, une information dans les journaux, pour retrouver des amis ou des personnes qui ont vécu la même chose qu’eux. Nous accueillons également de nombreuses familles, qu’il s’agisse des conjoints ou des descendants car de nombreuses personnes recherchent des informations sur la vie de leur père ou de leur grand-père. Mais pour nos adhérents, la principale raison de l’adhésion à l’Aven est la recherche d’un soutien pour soumettre un dossier d’indemnisation au Civen.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Que préconisez-vous pour mieux faire connaître des associations telles que la vôtre ?
Mme Françoise Grellier. La meilleure manière de se faire connaître consiste à être diffusé par les médias. Nous sommes en relation avec des journalistes ou des réalisateurs. J’envisage d’ailleurs que nous communiquions davantage par des films, qui sont plus parlants que des réunions.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En France hexagonale, des régions sont-elles plus concernées par la présence de vétérans et de leurs familles ?
M. Jean-Luc Sans. Assurément. Il y a une surreprésentation en Bretagne et sur la Côte d’Azur, qui accueillaient pour l’une les bases de Brest et de Lorient et pour l’autre la base de Toulon. De ce point de vue, je fais figure d’exception !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Avez-vous eu vent de campagnes d’information dans ces régions, par exemple dans les cabinets de médecins ?
M. Jean-Luc Sans. Non, y compris à l’heure actuelle. Le premier article qui a été publié concernant les déchets nucléaires était une double page dans le Quotidien du médecin, en 2002. C’est d’ailleurs mon médecin de l’époque qui m’en avait informé en me disant que l’on parlait de moi dans cette publication. La revue Prescrire a également publié plusieurs articles sur les essais nucléaires – j’ai d’ailleurs eu l’honneur d’être sollicité à ces occasions. Mais peu de gens sont informés et savent que de tels essais atmosphériques ont eu lieu, y compris parmi les médecins. Lorsque je parle des essais nucléaires à mon médecin généraliste ou mon cardiologue, mes interlocuteurs pensent souvent qu’ils ont été effectués en laboratoire !
M. le président Didier Le Gac. Monsieur Sans, vous avez été sur place dans le Pacifique dès 1971, lorsque vous travailliez sur un navire de guerre. Pouvez-vous concrètement évoquer cette époque ? Quels étaient vos moyens de protection individuelle lors des essais nucléaires. J’ai la chance de vous connaître et d’avoir déjà pu entendre votre histoire mais je pense qu’il serait intéressant que notre commission puisse entendre votre témoignage. Que se passait-il concrètement lors des essais nucléaires ? Que vous était-il demandé de faire ou de ne pas faire ?
M. Jean-Luc Sans. Il était demandé à ceux qui étaient les plus proches de l’explosion de se retourner au moment de l’explostion, ou de porter de grosses lunettes de soudeurs pour supporter le flash. Une autre consigne précisait que 90 secondes après le tir, personne ne risquait plus rien. J’ai encore les documents en ma possession. Dans les deux à trois heures qui suivaient, tous les bâtiments rentraient dans le lagon de Moruroa. Dans les rapports Alliot-Marie en 2006 ou du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) en 2007, dans les documents secret-défense que nous avons fait lever en 2013, il est indiqué que le lagon demeurait radioactif, c’est-à-dire qu’il conservait des suspensions radioactives, au moins pendant 21 jours après le tir. Or, pour rassurer le personnel, tout le monde était autorisé à se baigner à partir des quatrième ou cinquième jours.
Je me souviens d’un tir, au cours duquel mon bâtiment était suffisamment éloigné : nous patrouillions en mer, car il y avait également des bateaux néo-zélandais, chinois, américains, russes, coréens qui venaient nous espionner. J’étais quartier-maître mécanicien au service de sécurité. Nous avons reçu une alerte concernant des retombées radioactives. Concrètement, une pluie radioactive se dirigeait vers vous. Nous avions la chance d’être sur un bâtiment équipé pour affronter les retombées radioactives ou chimiques, ce qui n’était pas le cas de 80 % de l’ensemble des bâtiments. La ventilation a alors été stoppée, l’étanchéité activée et un arrosage du pont a été déclenché pour laver le pont.
Mais l’on se rend compte qu’un nanomètre montait en pression, indiquant que des buses étaient bouchées. Mon chef me dit alors : « Sans, il faut que t’ailles voir ! ». Et comme il pleuvait et qu’en plus l’arrosage était activé, je me suis alors mis en maillot de bain, ai pris un masque de plongée et une clé à molette, et je suis allé déboucher les buses, en soufflant notamment dedans car il y avait un peu de sel. Lorsque j’ai quitté le pont, j’ai vu passer les équipes de décontamination avec leurs compteurs Geiger. Je ne peux pas vous dire si j’ai été contaminé ce jour-là, je n’en sais rien. J’ai entendu que 110 000 dossiers médicaux étaient conservés quelque part par le ministère des Armées. Je ne peux pas vous dire où se trouve mon dossier, mais en revanche, je peux vous certifier que personne ne m’a demandé d’effectuer une analyse de sang ou d’urine pour contrôler si je souffrais d’une quelconque contamination. Mon expérience n’est qu’une parmi d’autres.
D’autres vétérans manœuvriers sur Le Médoc témoignent qu’ils ont accompagné des agents du CEA en « tenues chaudes » de protection quand eux étaient en short, et les conduisaient sur les lieux de décontamination. Des incohérences de ce genre étaient monnaie courante.
M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Merci beaucoup pour votre témoignage. En vous écoutant, la première question qui nous vient à l’esprit est de savoir si l’État savait qu’un tel risque existait. La responsabilité de l’État n’est pas la même selon la réponse. L’enquête de Disclose a retrouvé un document signé de la main d’un médecin, en 1967, indiquant que « cette affection a été causée par le quart effectué devant les bouilleurs contaminés et le démontage de certaines pièces de ces bouilleurs au cours de la traversée ». Puisqu’un médecin le savait, nous pouvons imaginer qu’il en était de même pour l’État, mais qu’il n’a pas pris les mesures adéquates pour protéger les personnels. De quels éléments disposez-vous, au sein de l’Aven, pour pouvoir répondre à cette question ?
Ensuite, les archives ont en partie été déclassifiées en 2013. Or, face au volume de ces archives, la question qui se pose est de savoir si le ministère de la défense, qui gère la plupart d’entre elles, a affecté suffisamment de personnels pour permettre l’accès effectif à ces archives.
Enfin, en tant que militaire, avez-vous fait l’objet d’un suivi médical plus important lorsque vous étiez affecté aux essais nucléaires que lors des autres périodes de service que vous avez accomplies ? L’Etat, les armées ou le service de santé des armées (SSA) ont-ils assuré un suivi médical particulier ?
M. Jean-Luc Sans. Oui, l’État savait, indéniablement. J’ai dans mes dossiers le rapport d’un colonel adressé au ministère de défense en 1959, qui décrit les essais nucléaires, notamment américains. Certes, en 1959, toutes les données exactes n’étaient pas nécessairement disponibles. Il ne faut pas oublier que les Américains ont également dissimulé un certain nombre d’informations, comme le passage des troupes sous les retombées radioactives. Mais quoi qu’il en soit, l’État ne pouvait l’ignorait.
Les Mémoires du général Ailleret, qui a commandé les premiers essais nucléaires au Sahara décrivent en toutes lettres les dégâts qu’ils avaient occasionnés. Il ne faut pas non plus oublier que c’est uniquement par voie de justice que nous avons obtenu l’accès aux archives en 2013, grâce au travail que nous avons mené avec nos avocats. Ces archives nous ont toutes été envoyées en vrac, par carton. Nous les avons ensuite numérisées sous la forme de trois CD-rom : le premier était destiné à l’association Moruroa e tatou, le deuxième à l’Aven et le troisième est resté au Centre de recherche de la paix et des conflits (CDRPC) à Lyon. C’est à partir de ces archives que Tomas Statius et Sébastien Philippe ont pu ainsi écrire leur livre Toxique. Pour être sûr de son fait, Tomas Statius est d’ailleurs venu passer quarante-huit heures chez moi, pour comparer ses archives avec les miennes.
S’agissant de votre autre question, nous ne suivions pas de visites médicales particulières à l’occasion des tirs ; les seules visites se déroulaient au moment de l’embarquement et du débarquement. En ce qui me concerne, j’ai navigué pendant dix ans et effectué plusieurs campagnes. J’avais dix-sept ans quand je me suis engagé et que je suis parti en Polynésie ; c’était le rêve à cet âge-là, et je dois reconnaître que pour moi, j’allais voir les vahinés.
Pour les autres campagnes, j’ai pu être alerté par la marine de certains risques, par exemple dans les Mascareignes dans les années 1975, qui se sont concrétisées notamment par l’évacuation de Diego Suarez et l’indépendance des Comores. J’ai également été averti des risques lorsque je m’étais porté volontaire pour aller au Liban ou lorsque j’ai réalisé pendant trois ans des missions d’assistance et de sauvetage à la mer, quand j’embarquais sur le remorqueur de haute mer.
En revanche, aucun risque ne nous a été mentionné quand nous sommes allés en Polynésie.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Après votre retour de Polynésie, avez-vous été soumis à des examens de santé ?
M. Jean-Luc Sans. Absolument pas. J’ai simplement suivi la visite de débarquement habituelle. Certains ont passé la visite dite « au caisson », mais ils faisaient partie des équipes de décontamination, des équipes de radioprotection ou du personnel civil.
Maître Cécile Labrunie, avocate de l’Aven. Je me permets d’apporter une précision, concernant la notion de dossier de suivi médical. Il faut distinguer le dossier de suivi médical d’un appelé ou d’un militaire avec des examens classiques et le dossier de surveillance médicale radiobiologique, qui est spécifique au risque d’exposition externe ou interne aux rayonnements ionisants. Ce dernier comporte des examens dosimétriques, qui permettent le contrôle de l’exposition externe aux rayonnements ionisants, mais aussi des éléments sur l’exposition interne, c’est-à-dire la contamination par ingestion et inhalation de gaz ou poussières radioactives. Ces examens d’anthropogammamétrie, dits au caisson, résultent notamment d’analyses d’urine et des selles qui doivent être réalisées très rapidement après l’exposition.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ce suivi radiobiologique a-t-il été réalisé pour tous les vétérans ?
Maître Cécile Labrunie. S’agissant des affaires dont j’ai à connaître, ces dossiers sont totalement inexistants sur la période du Sahara, et anecdotiques pour la période de la Polynésie. Au mieux, il existe une dosimétrie, mais le dosimètre ne permet pas d’évaluer la contamination interne. Les examens de surveillance de contamination interne pouvaient exister en début et parfois en fin de campagne, mais il n’y avait rien entre les deux. Enfin, les analyses des selles et des urines, qui sont les plus probantes car elles permettent de révéler la présence de tel ou tel radionucléide, sont quant à elles inexistantes ; à l’exception, parfois, de celles qui ont pu être effectuées pour des civils salariés.
M. Jean-Luc Sans. À partir des essais souterrains, les contrôles ont été plus effectifs, quasi systématiques, mais parfois différés de plusieurs mois par rapport au départ du site. C’est d’ailleurs ce qui nous permet de démontrer au Civen qu’il est difficile de s’appuyer sur ce type de résultat.
M. le président Didier Le Gac. Comment vivez-vous le processus d’indemnisation ? La loi Morin de 2010 a créé le Civen, qui était initialement rattaché au ministère, avant de devenir une autorité indépendante. Mais vous savez comme moi comment le Civen est décrit : un organe d’indemnisation qui n’indemnise personne… 98 % des dossiers reçus par le Civen ont été rejetés, même si une amélioration est intervenue après la loi Erom de 2017, qui supprime la référence à un risque négligeable. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Combien de dossiers aboutissent-ils réellement ? Quelle est la durée moyenne de traitement d’un dossier ? Comment accompagnez-vous les personnes qui vous sollicitent ?
Maître Cécile Labrunie. Le processus d’indemnisation a été long à obtenir et ensuite périlleux dans son application. Pour rappel, l’association a été créée en 2001, et le cabinet a commencé à l’appuyer à compter de 2002. Jusqu’en 2010, les vétérans (appelés et militaires) étaient les seuls à pouvoir tenter d’obtenir une indemnisation, à travers la demande d’une pension militaire. Tout le contentieux a été porté massivement à l’époque devant les tribunaux de pension militaire, qui n’existent plus désormais. Du fait de la pression contentieuse et de l’action de l’association, dix-huit propositions de loi ont été successivement déposées, jusqu’à ce que le ministre de la défense de l’époque dépose un projet de loi d’indemnisation, dont l’ambition consistait à permettre l’accession à une juste et efficace indemnisation. L’association et ses membres étaient alors soulagés d’avoir été entendus. L’efficacité n’a toutefois pas été totalement au rendez-vous et dès 2010, nous avions observé que ce système n’était pas complet, car il contenait des obstacles majeurs et ne prévoyait pas d’indemniser les proches du défunt victime d’une maladie radio-induite.
Entre 2010 et 2017, les rejets des demandes étaient quasi-systématiques : vous avez mentionné le taux de 98 % de rejet mais en pratique, parmi les dossiers suivis par l’association et mon cabinet, seules onze décisions favorables ont été émises à l’époque par le ministère des armées, après avis du comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires.
En parallèle, environ 200 procédures contentieuses ont été initiées à l’encontre de décisions de rejet, prises au motif de l’existence d’une probabilité de risque négligeable. Je rappelle pourtant que le système d’indemnisation a été fondé sur un principe de présomption de causalité. Or en matière de cancer, l’état de la science ne permet pas d’établir avec certitude le lien d’un cancer avec une cause, quelle que soit cette cause, quel que soit l’agent ou le matériau cancérogène.
On ne peut donc raisonner que par présomption, et c’est d’ailleurs pour cette raison que le système d’indemnisation a émis les conditions permettant justement de bénéficier de la présomption de causalité : être atteint d’une maladie dite radio-induite telle que visée dans une liste publiée par décret ; avoir été présent dans un lieu et à une période concernée par les essais nucléaires – ces périodes et lieux étant également définis par la loi et son décret d’application.
En 2017, la loi Erom supprime purement et simplement la notion de probabilité de risque négligeable, ce qui va permettre une augmentation significative des indemnisations, principalement du fait des tribunaux administratifs, qui ont à l’époque enjoint quasiment systématiquement le Civen à indemniser, à travers plus de 200 jugements. Interrogé, le Conseil d’État a indiqué que le Civen pouvait toutefois renverser la présomption de causalité, si et seulement s’il établit la preuve que la maladie est exclusivement liée à une autre cause.
Je pense que l’État a craint l’étendue des conséquences de cette présomption de causalité, dans les faits irréfragable, bien que je comprenne bien entendu que le législateur soit comptable de la bonne utilisation de l’argent public. Des situations imaginaires ont toutefois pu être mises en avant, comme lorsque certains ont soulevé le spectre qu’une indemnisation trop élargie permettrait à un couple parti en voyage de noces à Papeete dans les années 1990 et qui, atteint dix ans plus tard d’un cancer faisant partie de la liste, remplirait en théorie les conditions établies par la loi. En tant qu’avocate, je n’ai jamais été confrontée à ce genre de profils. Dans les faits, les demandes sont effectuées par des personnes qui ont vécu sur les sites pendant plusieurs mois ou années ; ou qui résidaient sur place. Nous ne nous trouvons jamais face à ce genre de caricature et c’est pour parer à un abus peu probable que le législateur a décidé de rajouter une possibilité pour le Civen de renverser la présomption de causalité s’il établit que la victime a été exposée à une dose inférieure à un millisievert, qui correspond à la dose retenue dans le code de la santé publique pour la population.
En résumé, les dossiers des vétérans des essais nucléaires sont moins rejetés qu’auparavant. Aujourd’hui, environ 70 % des décisions sont favorables. Les décisions de rejet qui sont opposées au motif d’une exposition inférieure à un millisievert sont systématiquement contestées devant les tribunaux administratifs, qui répondent plutôt favorablement. Selon l’état du droit, ce n’est pas à la victime d’établir son niveau d’exposition pendant les campagnes de tir. Elle n’est pas en mesure de l’établir, pas plus que le Civen à qui il appartient de prouver que ce seuil n’est pas atteint. Or nous n’avons pas de surveillance médicale individuelle suffisante. À mon sens, le Civen refuse trop souvent, à tort, d’indemniser, alors qu’il ne dispose pas d’éléments suffisamment probants.
À ce jour, dans le cadre de l’association, entre 2010 et aujourd’hui, environ 600 personnes (dont onze entre 2010 et 2017) ont fait l’objet d’une décision favorable du Civen, ou pu bénéficier d’une indemnisation après condamnation du Civen par le juge administratif. Depuis 2018, les tribunaux administratifs ont condamné à cent reprises le Civen à procéder à ces indemnisations. Sur ces 600 dossiers, 300 concernent des personnes décédées et sont donc portés par la conjointe ou le conjoint.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les dossiers dont l’Aven s’occupe concernent-ils uniquement des personnes ayant vécu ou travaillé sur les sites des essais nucléaires ou portent-ils sur l’ensemble de la Polynésie, hors sites ? Nous avons auditionné l’association 193, qui s’occupe exclusivement des populations civiles, le plus souvent hors sites.
M. Jean-Luc Sans. Il existe deux catégories de dossiers : les dossiers de personnes qui étaient effectivement sur les sites à Hao, Moruroa et Fangataufa et les dossiers des personnes qui étaient en Polynésie. Je constate que les trois quarts des dossiers refusés concernent des gens qui étaient en Polynésie, parce que le Civen sous-estime les retombées. Les mesures qui ont été réalisées à l’époque sont en effet un peu tronquées. Les archives du service mixte de sécurité radiologique (SMSR) démontrent d’ailleurs que certaines données n’ont pas pu être collectées car certains appareils étaient en panne ou défectueux. Mais si l’on relève des retombées à Taravao et d’autres à Puna’auia, on peut sans doute penser qu’il y a eu des retombées entre ces deux localités. Or, en l’état actuel, vont être pris en compte les niveaux relevés dans ces deux villes, mais certainement pas entre les deux.
Maître Cécile Labrunie. J’aimerais aussi rappeler que nous rencontrer des difficultés à démontrer les niveaux d’exposition pour les essais souterrains.
Par ailleurs, il faut également mentionner le cas des femmes et familles qui se sont installées pendant plusieurs années à Tahiti pour rejoindre un époux qui travaillait sur les sites des essais. Ces familles étaient présentes sur place lors des tirs atmosphériques et il est très difficile d’obtenir la reconnaissance des conséquences sur ces populations.
Les militaires appelés qui ont séjourné à Tahiti éprouvent également des difficultés à établir qu’ils étaient amenés à se rendre sur les zones des essais, en raison d’un très mauvais suivi administratif de leurs déplacements pendant leur affectation. Les motifs de rejet sont donc assez différents d’un cas à l’autre parmi les 30 % que j’évoquais tout à l’heure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pour que je comprenne bien, vous nous confirmez qu’il est difficile de prouver que des militaires appelés ont dû se rendre sur les sites des essais ?
Maître Cécile Labrunie. En effet, et je parle bien là des militaires et non des familles. Ceux qui étaient affectés à Papeete ou Faa’a et qui se déplaçaient à Hao, par exemple, n’ont pas en leur possession les documents prouvant qu’ils s’y sont effectivement rendus. Les livrets militaires ne précisent pas ce qu’ils ont fait ou où ils sont allés durant leurs années d’affectation.
M. José Gonzalez (RN). Les dossiers de surveillance médicale radiobiologique, quand ils existent, sont-ils facilement accessibles ? Ensuite, à la lumière des expériences d’Hiroshima et de Nagasaki, il ne me semble pas faire de doute que l’État devait bien se douter qu’il existait des risques. La liste des vingt-trois pathologies désormais reconnues est-elle suffisante et pragmatique ? Ne faudrait-il pas la revoir avec des médecins et les personnes concernées ?
M. Jean-Luc Sans. Une liste de maladies potentiellement radio-induites a été établie en 1986 par le comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear). Les États-Unis se sont appuyés sur cette liste pour indemniser leurs vétérans. Je précise d’ailleurs qu’aux États-Unis seuls les militaires ayant été sur les sites sont susceptibles d’être indemnisés. Cette liste a été ensuite complétée en 2002, puis en 2006, et la prochaine actualisation interviendra en 2025. La douzaine de maladies dont l’Aven réclame l’ajout figure dans la liste de l’ONU depuis 1986.
Maître Cécile Labrunie. Je pourrais déposer des demandes pour des personnes atteintes de maladies qui ne figurent pas dans la liste pour permettre de les recenser. Mais cela prendrait d’une part beaucoup de temps et ferait en outre peser un fort risque de déception pour les personnes qui verraient leurs dossiers être rejetés. Je défends toutefois des personnes qui sont atteintes du cancer du pancréas, du cancer du pharynx ou du cancer de la prostate. Compte tenu de leur coût, les études épidémiologiques ne sont généralement pas effectuées organe par organe et par type d’exposition. En conséquence, certaines études manquent sur des organes particuliers.
En tout état de cause, il existe deux pathologies sur lesquelles je formule des demandes, parce qu’elles figurent dans la liste : le cancer de la thyroïde et la leucémie. S’agissant du cancer de la thyroïde, la limitation liée à l’exposition en période de croissance n’a pas vraiment de sens d’un point de vue scientifique et médical ; elle n’est pas comprise par les médecins experts qui pourraient être saisis. Surtout, la période de croissance retenue par le Civen est avant 18 ans, alors que les personnes concernées avaient alors entre 19 et 21 ans s’agissant des appelés. Même s’il est établi que la thyroïde est particulièrement sensible à la période de croissance, elle peut également l’être au-delà de la période de croissance ; c’est pourquoi, j’insiste, cette limitation n’est pas comprise.
L’autre limite concerne les leucémies. La liste des maladies radio-induites mentionne les leucémies, sauf les leucémies lymphoïdes. Lorsque le Civen émet une décision favorable au titre d’une leucémie myéloïde, il arrive dans certains cas que le malade cumule à la fois une leucémie myéloïde, mais aussi une leucémie lymphoïde. Le Civen peut alors être amené à rendre une décision favorable sur la première pathologie, mais pas sur la seconde. Bien souvent, le médecin expert ne comprend pas pourquoi une différence a été établie entre ces deux types de leucémie, à juste titre : le tableau 6 des maladies professionnelles relatives aux affections provoquées par les rayonnements ionisants, mis en place en 1931, mentionne la notion de leucémies au pluriel, sans exclusion d’un type de leucémie.
En résumé, ces deux pathologies mériteraient une levée de ces limitations, au-delà de deux des autres pathologies qui ont été évoquées.
Mme Raquel Garrido (LFI-NUPES). Je vous remercie pour les précieux témoignages et données impressionnantes que vous nous apportez. Je vous avoue ne pas comprendre certains éléments s’agissant du caractère irréfragable ou non de la causalité. Puisque les données sont parfois lacunaires sur la situation médicale des personnes exposées à l’époque et que le cadre général de la notion d’indemnisation repose sur une causalité présumée qui, on l’a vu, ne peut pas être démontrée au cas par cas, sur quels éléments le Civen s’appuie-t-il pour rejeter des dossiers ? Puisque les dossiers médicaux ne disent rien de l’exposition à la radioactivité, ou sont inexistants, comment peut-il démontrer une exposition inférieure à un millisievert au cas par cas ? Ensuite, quel est le fondement de cette référence au seuil d’un millisievert ? La modification de cette référence constitue-t-elle un enjeu ?
Enfin, j’aimerais vous interroger sur un point qu’ont abordé avant-hier les représentants de l’association 193, s’agissant des enjeux transgénérationnels et de l’impact génétique de la radioactivité. Nos interlocuteurs ont évoqué le cas de femmes polynésiennes, qui ont accouché de bébés souffrant de malformations après avoir été exposées à des tirs. Une fois qu’une modification génétique est établie, elle peut se transmettre, voire réapparaître chez des générations ultérieures. Avez-vous eu à connaître de dossiers portant sur les effets d’une telle transmission transgénérationnelle de modifications génétiques induites par la radioactivité ? Notre commission d’enquête et, le cas échéant, le législateur, doivent-ils selon vous se pencher plus particulièrement sur ce sujet ?
M. Jean-Luc Sans. Le Civen applique la loi. Lorsque je présente un dossier, je m’efforce de démontrer que le bénéfice du doute doit profiter au demandeur. À titre d’exemple, je pense à un mécanicien aéronautique qui travaillait sur le porte-avions Clémenceau. Il nous était dit que puisque ce porte-avions disposait d’une dosimétrie d’ambiance – l’amiral était à bord – inférieure au millisievert et que la piste d’aviation n’avait jamais été touchée par les retombées – les avions qui passaient dans les nuages radioactifs étant décontaminés à Hao, avant de revenir sur le porte-avions –, le mécanicien aéronautique ne risquait rien. Mais j’ai démontré au Civen que pour réellement décontaminer les aéronefs, il aurait fallu les désosser complètement. En effet, il pouvait exister des points de contamination sur les palonniers et sur les moteurs. En définitive, la personne a été indemnisée.
Il importe donc que les dossiers soient défendus par des vétérans ou des personnes qui connaissent bien les usages militaires ou les rouages des différents métiers de la marine et de l’armée de terre. En effet, comme beaucoup d’entre vous au sein de cette commission, les scientifiques et magistrats du Civen – je ne leur jette pas la pierre – sont quelque peu ignorants de ce qui se passait réellement.
Nous sommes naturellement préoccupés par les possibles effets transgénérationnels et nous souhaiterions qu’une véritable étude soit menée à ce sujet. Dès la première étude conduite par le docteur Valatx en 2002, nous avons commencé à détecter un taux de fausses couches anormal par rapport à l’ensemble de la population française. Il avait également détecté un taux de mortalité infantile de 2 % supérieur à l’ensemble de la moyenne des Français.
Il faut cependant relever que les études réalisées sont fréquemment contradictoires. J’ai ainsi reçu une étude menée par l’université Brunel à Londres publiée en janvier 2024 et qui conclut qu’aucun problème n’est à signaler. Dans ces conditions, il me semble donc nécessaire de continuer nos investigations. Christian Sueur avait lancé une alerte avec une simple enquête, qui a été très décriée, mais je pense qu’il est nécessaire de conduire une réelle enquête sur les enfants nés en Polynésie à cette époque, en comparant les données avec celles des enfants de vétérans métropolitains.
M. le président Didier Le Gac. Il me semble qu’il existe également une enquête japonaise.
M. Jean-Luc Sans. Les conclusions de l’enquête japonaise ont également été négatives.
Une autre enquête a été conduite, mais sur des femmes qui étaient enceintes lors des retombées de Tchernobyl. Par conséquent, il n’est pas possible de s’appuyer sur de telles enquêtes.
M. le président Didier Le Gac. Au sein de votre association, disposez-vous de témoignages de vétérans dont les petits-enfants sont atteints de maladies ? Je vous pose la question tout en connaissant la réponse.
M. Jean-Luc Sans. Tout à fait. Mes successeurs à l’Aven ont lancé une enquête à ce sujet, mais il est difficile de récupérer des données. D’une part car un père de famille a du mal à envisager pouvoir être à l’origine de la maladie de ses enfants. D’autre part car les plus jeunes s’en moquent parfois un peu et ne cherchent pas à savoir l’origine de leur maladie. J’aimerais donc pouvoir disposer de résultats d’enquête portant au moins sur une cohorte d’un millier de personnes, de façon à pouvoir faire un comparatif avec les données de l’Insee, à l’image des travaux entrepris par le docteur Valatx au début des années 2000.
M. le président Didier Le Gac. Lorsque nous avons rencontré les représentants de l’association 193, ces derniers ont notamment évoqué la difficulté de communiquer auprès des populations. S’agissant des vétérans, ont-ils été informés par les armées, l’état-major de la marine ou autre, du fait qu’ils avaient pu être contaminés ? Une information circule-t-elle ou a-t-elle circulé ?
Mme Françoise Grellier. Aucune information officielle n’a circulé. À l’Aven, devant l’afflux des témoignages sur les malformations et maladies des enfants de vétérans, nous avons adressé des questionnaires à ces enfants. Pour le moment, nous avons récolté environ 350 réponses et nous avons dressé un récapitulatif. J’admets avoir été interpellée de voir l’existence de toutes ces maladies. Nous ne pouvons pas savoir si les essais nucléaires en sont la cause, mais force est de s’interroger. Je confirme donc qu’une étude sur les effets transgénérationnels serait la bienvenue. Nous sommes tout à fait prêts à y contribuer et à partager les témoignages et les données que nous avons recueillis.
M. le président Didier Le Gac. Votre association dispose-t-elle de permanents ?
Mme Françoise Grellier. Nous disposons d’une secrétaire, mais les questionnaires sont réalisés par des bénévoles, qui se chargent aussi de répertorier les témoignages. Nous demandons toutefois que ces questionnaires soient remplis et renvoyés par les enfants.
M. Jean-Luc Sans. Nous ne disposons pas toujours de retours suffisamment nombreux pour agir de manière pragmatique.
Ensuite, je me dois de répondre à Mme la députée Garrido concernant le seuil d’un millisievert. Quand le Civen a été établi, et sa présidence confiée à Mme Aubin, toutes les demandes ou presque étaient rejetées. Lorsque nous avons réussi à obtenir le lancement d’une mission sur l’application de la loi, il a été possible d’intégrer un médecin dans l’équipe du Civen. À l’époque, le Civen avait mis en place un seuil égal à 1 % au-dessus de la radioactivité ambiante pour considérer que la personne avait pu être contaminée.
Le professeur Behar, une sommité scientifique en compagnie duquel je défendais les dossiers auprès du Civen, m’avait indiqué que selon ses calculs s’alignant sur la sécurité civile, il ne fallait pas se fonder sur 1 %, mais un pour mille, ce qui devrait permettre à 70 % ou 80 % des dossiers d’être acceptés, au lieu de 1 %. En commission de suivi, nous avons négocié avec la ministre Marisol Touraine, qui nous a finalement accordé un niveau de trois pour mille. C’est à partir de là qu’ont été engagées les réflexions ayant abouti aux modifications introduites par la loi Erom.
Se posait toutefois la question du juste seuil, à un moment où comme l’a évoqué Maître Labrunie tout à l’heure, nous entendions un certain nombre d’histoires abracadabrantes, allant du risque de voir Johnny Hallyday, qui souffrait d’un cancer et s’était produit en concert au début des années 1970, solliciter une indemnisation, aux touristes ou aux pêcheurs coréens, dont certains avaient été exposés à des radiations en raison des essais nucléaires américains sur l’atoll de Bikini.
Le Civen nous a alors suivis sur ce niveau d’un pour mille, s’alignant sur le niveau retenu pour la sécurité civile, à 1 millisievert. En revanche, je ne dispose pas de connaissances scientifiques suffisantes pour vous indiquer si ce seuil est pertinent.
M. le président Didier Le Gac. Je souhaite interroger Maître Cécile Labrunie, pour évoquer le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva). S’agissant de l’amiante, les vétérans de la marine nationale peuvent bénéficier d’un suivi post professionnel, certes plus ou moins effectif. Cependant, ce suivi existe bel et bien. Aujourd’hui, afin de lutter contre le non-recours, le Fiva informe les personnes potentiellement exposées à l’amiante qu’elles peuvent bénéficier d’une indemnisation ; soit un mode de fonctionnement opposé à celui de Civen. Vous qui connaissez bien les deux structures et procédures, pouvez-vous nous dresser un comparatif ? Demain, le modèle du Fiva et de l’indemnisation des victimes de l’amiante pourrait-il s’appliquer à celui des essais nucléaires ?
Maître Cécile Labrunie. L’absence d’indemnisation des veuves, des enfants et des petits-enfants me touche particulièrement, dans la mesure où le parallélisme de forme s’applique parfaitement. La différence majeure réside dans le nombre de victimes respectives. Le scandale de l’amiante est « le » scandale sanitaire du XXe siècle. Il a nécessité une réponse, malheureusement tardive, mais efficace de la part de l’État français, à travers la mise en place d’un système d’indemnisation fondé sur la solidarité nationale. La loi qui a mis en place le Fiva aurait dû davantage inspirer le ministre de la défense qui s’était saisi du sujet, tout comme le législateur.
Je rappelle en effet que lorsque le Fiva a été mis en place, il a été décidé d’indemniser intégralement les préjudices de la victime directe et des victimes dites indirectes, que l’on appelle aussi, dans notre jargon, « victimes par ricochet ». Ces dernières, intégralement indemnisées de leurs préjudices, sont envisagées de manière non restrictive, c’est-à-dire toute personne pouvant établir un lien affectif avec la victime décédée, qu’il s’agisse du conjoint, du concubin, des enfants, des petits-enfants, des frères, sœurs et ascendants-parents.
Le parallélisme de forme est simple sur ces questions. J’évoque souvent un exemple, celui d’une personne qui décède d’un cancer du poumon, c’est-à-dire un cancer multifactoriel, à la suite de l’inhalation de poussières d’amiante et d’une exposition aux rayonnements ionisants. Son épouse, ses enfants et petits-enfants vont pouvoir formuler une demande auprès du Fiva. Si le Fiva estime que la demande est recevable, il proposera une indemnisation au titre des préjudices subis de son vivant par le malade, et une indemnisation des préjudices subis par l’épouse, les enfants, les petits-enfants. Parmi ces préjudices, il admettra donc le préjudice moral et le préjudice d’accompagnement. Le cas échéant, il calculera le préjudice économique pour le conjoint, voire les enfants à charge.
Quand une personne décède d’un cancer bronco pulmonaire parce qu’il a été exposé aux rayonnements ionisants dans le cadre des campagnes d’essais nucléaires, la conjointe ou le conjoint dépose une demande d’indemnisation. Si le Civen estime que la demande est recevable, il ordonnera une mission d’expertise, mais selon la nomenclature Dintilhac, cette expertise sera limitée au préjudice subi de son vivant par le défunt. Le préjudice subi par l’épouse qui a accompagné son conjoint en fin de vie, qui se retrouve seule face aux affres du deuil et des tourments, non seulement familiaux – notamment en cas d’enfants mineurs – mais également économiques, n’est pas examiné.
À partir du moment où l’on reconnaît qu’une personne a contracté une maladie en raison de son exposition aux rayonnements ionisants, il n’y a pas de raison que nous ne reconnaissions pas également l’impact sur la structure familiale. Ces sujets arrivent bien tardivement par rapport à l’adoption du texte en 2010, mais il faut avoir conscience du fait qu’à cette époque, il existait déjà une réponse, certes incomplète. Le combat principal portait sur l’obtention d’une reconnaissance et d’une indemnisation pour ces malades, pour ces personnes décédées, car l’on voyait bien qu’on avait déjà la plus grande difficulté à l’obtenir.
Avant une indemnisation, un rendez-vous d’expertise est toujours organisé. Ces rendez-vous permettent aussi de témoigner pour les personnes que j’ai accompagnées. Je pense à ces femmes qui, après le décès de leur époux, n’ont plus été en mesure d’assumer les charges du foyer et qui ont dû vendre leur maison ; celles qui ont tenu pendant toute la durée de la maladie, qui ont dû cesser de travailler et qui se sont effondrées au décès ; celles qui ont tenté de mettre fin à leurs jours ; celles qui se retrouvent sans emploi à 45 ans, dont le fils aîné doit renoncer à ses études parce qu’il faut aider les autres enfants, mineurs ; le fils qui refuse de s’alimenter, au moment du décès de son père, car il est convaincu de souffrir de la même maladie. Il faut entendre ces paroles ; il n’y a pas de raison de ne pas reconnaître et indemniser ces préjudices.
J’estime donc qu’il y a effectivement urgence. Le ministre des armées a été interrogé sur ce point par différents députés et sénateurs. Il a répondu, à mon sens relativement froidement, sur le fait que le système d’indemnisation ne permettait pas à ce jour d’indemniser les victimes dites par ricochet, mais que rien ne les empêchait d’engager une procédure en responsabilité de l’État sur le fondement des règles de droit commun. Mais encore faudra-t-il qu’ils établissent le lien direct et certain entre la maladie qui a entraîné le décès et l’exposition aux rayonnements ionisants. Outre le fait de démontrer la responsabilité de l’État.
Dès lors, le ministère des armées renvoie celles et ceux qui se sont déjà battus pendant parfois dix ou quinze ans, pour obtenir la reconnaissance du statut de victime pour les défunts, aux mêmes affres qu’au préalable, avant 2010. La preuve du lien direct et certain entre la maladie et l’exposition est extrêmement compliquée à rapporter. Les proches ne comprennent pas que leur époux ou pères décédés d’une maladie aient été indemnisés du préjudice ; mais qu’il leur faille rapporter la preuve du lien direct et certain entre la maladie et l’exposition.
Enfin, nous avons déposé ces requêtes il y a deux ou trois ans. Les premières juridictions ont statué et n’ont pas regardé le fond, estimant que la prescription s’appliquait, dans la mesure où, en droit administratif, le délai est de quatre ans pour engager un recours en responsabilité. Le ministère des armées considérait que le délai portait à partir de la date du décès. Pour le tribunal administratif, il s’agit de la date à laquelle le conjoint, souvent la veuve, a fait une demande auprès du Civen, demande qui s’était vue opposer un rejet.
Dès lors, une femme qui se battait déjà pour obtenir la reconnaissance des droits de son époux aurait dû également penser à ses propres droits et engager la responsabilité de l’État et établir le lien direct et certain entre la maladie de son époux et son décès. Il s’agit de problématiques complexes qui ne devraient pas l’être. Je parle de personnes qui avancent en âge, et certains conjoints que j’ai accompagnés sont décédés sans avoir connu l’issue favorable de leur contentieux. J’en appelle ainsi à une réaction assez radicale et rapide pour permettre de solder une situation qui n’aurait même pas dû survenir.
M. le président Didier Le Gac. Le nombre de victimes indemnisées pour l’amiante est bien supérieur au nombre de dossiers instruits par le Civen. Or qui peut le plus peut le moins…
M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Dans le cas de l’amiante, les petits-enfants nés avant la mort de la personne concernée peuvent saisir le Fiva. Dans le cas des essais nucléaires, combien de personnes seraient-elles concernées ?
Ensuite, y aurait-il un inconvénient à inverser l’automaticité de la présomption du lien avec le service ? Il reviendrait alors à l’État de démontrer qu’il n’y a pas de lien.
Maître Cécile Labrunie. Sur le deuxième point, la charge de la preuve incombe déjà au Civen et à l’État, même s’il existe une sorte d’effet rebond.
M. Jean-Luc Sans. Quand nous avons négocié la loi, en compagnie de Moruroa e tatou avec le chef de cabinet du ministre Morin, nous sommes justement partis sur cette présomption de causalité. Lorsque nous fournissons au Civen les témoignages des personnes établissant pourquoi elles auraient pu être contaminées, il ne s’agit ni plus ni moins de les aider à prendre leurs décisions et de prouver qu’ils ne peuvent pas inverser la charge de la preuve.
S’agissant du suivi médical, nous avons obtenu de la part de Mme Touraine – ce qui a été confirmé par Mme Buzyn et affirmé par M. Véran – que les vétérans des essais nucléaires avaient droit au suivi médical de la sécurité sociale pour le personnel exposé aux produits cancérigènes et autres. La seule difficulté que nous rencontrons tient au fait que les caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) y sont extrêmement réticentes. Nous avons établi à destination des médecins généralistes une lettre type, signée par le professeur Solary. Cette lettre indique que la personne demandeuse a été présente lors des essais nucléaires et que sa situation lui donne droit à un suivi médical selon les termes du code de la sécurité sociale.
Mais selon les départements, ce suivi médical sera accordé ou non, de manière non uniformisée : ce qui sera possible dans le Morbihan ou le Lot-et-Garonne ne le sera pas dans le Finistère ou la Dordogne. Il conviendrait donc de mieux articuler ces éléments, au niveau du ministère de la santé. Le directeur de la santé m’avait indiqué à l’époque qu’il rédigerait une note à ce propos, mais j’ignore si cela a été suivi d’effets.
Ensuite, le Civen sous-estime totalement les retombées sur la Polynésie et la pollution du lagon. Il s’agit ici d’un handicap majeur pour les dossiers concernant le personnel militaire ayant participé aux essais souterrains. Les essais aériens ont été réalisés à divers points du lagon et le souffle a produit un effet de balayage : toutes les matières lourdes qui sont retombées dans le lagon ont été balayées et redirigées vers le centre du lagon : durant trois semaines à un mois, les tâches radioactives évoluaient dans le lagon, mais en direction de son centre. En revanche, les essais souterrains ont provoqué une forme de tremblement de terre, qui a soulevé ces déchets et les a répandus sur l’ensemble des plages. C’est ainsi que de nombreux légionnaires ont été contaminés uniquement en ramassant les laisses de mer. Ces éléments sont mis de côté par le Civen, alors même que les eaux ont été polluées et le demeurent encore.
Maître Cécile Labrunie. La problématique concernant le nombre de personnes susceptibles d’être indemnisées a également été soulevée en 2009 et 2010, puisqu’il était question à l’époque de de 90 000 à 110 000 appelés, militaires et personnels civils. Après quatorze ans d’exercice de la loi, force est de constater que les demandes sont loin d’être de cette ampleur. En février 2024, j’ai ainsi établi que notre cabinet traitait la 2 702ème demande. À ce jour, nous avons obtenu un peu moins de 600 décisions d’indemnisation ou de jugements favorables de la part du Civen, dont une partie n’est pas encore définitive. Ces 600 décisions concernent 300 familles de victimes décédées. Si l’on estime une moyenne de deux enfants par famille et quatre petits-enfants, la dépense n’est pas à ce point phénoménale qu’elle devrait priver de cette reconnaissance – de leur vivant – les conjoints qui vivent encore le deuil.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Maître, pouvez-vous nous apporter une précision : les dossiers que vous avez mentionnés sont ceux en provenance de l’Aven ou s’agit-il de l’ensemble des dossiers déposés au Civen ?
Maître Cécile Labrunie. Il s’agit des 2 700 à 2 800 dossiers enregistrés au Civen à ce jour. Mais le président du Civen saura bien mieux vous répondre que moi à ce sujet.
Mme Raquel Garrido (LFI-NUPES). Dans la mesure où nous serons chargés d’effectuer des préconisations, je souhaite balayer le plus grand nombre de possibilités. Selon vous, dans la nomenclature Dintilhac, existe-t-il des postes de préjudice pour les personnes exposées – et le cas échéant les ayants droit – qui vous semblent ressortir de cette situation très spécifique ? Cette nomenclature couvre-t-elle bien l’intégralité du préjudice, dans la logique de réparation intégrale, conformément au code civil ?
Maître Cécile Labrunie. La nomenclature Dintilhac est parfaitement appliquée par le Civen. Il présente même la spécificité d’avoir mis en place un préjudice temporaire lié aux troubles dans les conditions d’existence, qui majore les souffrances endurées. Après la période de consolidation (rémission, guérison) pour les personnes concernées, il existe donc un préjudice particulier distinct du préjudice permanent exceptionnel. Je conserve toujours quelques critiques vis-à-vis du barème d’indemnisation, mais il s’inspire des indemnisations de l’ordre juridictionnel administratif qui est, malheureusement, bien moins bienveillant que le droit commun, comme nous le savons tous, notamment au regard des indemnisations prononcées par le Fiva. En revanche, le fait que le dispositif intègre des médecins présente l’avantage de donner la parole aux victimes, voire à leurs proches, qui peuvent expliquer quelle a été la situation pendant la période critique, ce qui peut conduire à envisager des préjudices très importants, notamment ceux relatifs à la notion d’accompagnement.
En revanche, quand les experts interrogent les proches sur le déroulement de la maladie et ses conséquences pour eux, en tant qu’accompagnants, je me dois malheureusement de leur expliquer à chaque fois que la loi ne prévoit pas leur indemnisation. Sans sous-estimer les souffrances vécues par le malade, il y a aussi un « après ».
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ma question s’adresse également à Maître Labrunie : je souhaite revenir sur la question des ayants droit. À Tahiti, j’ai rencontré une femme qui a perdu il y a quelques mois son mari, qui était plongeur dans le lagon de Moruroa. Souffrant de cinq cancers, dont deux figuraient sur la liste, il était en cours d’indemnisation. En tant qu’ayant droit, peut-elle demander la poursuite de l’indemnisation ? Quelles démarches doit-elle effectuer ? Elle m’a dit qu’elle était sur le point d’abandonner, dans la mesure où il était beaucoup trop douloureux pour elle d’établir à nouveau un dossier.
Enfin, existe-t-il au niveau international d’autres systèmes d’indemnisation, d’autres méthodologies, dont nous pourrions nous inspirer des bonnes pratiques pour les intégrer dans le Civen ?
Maître Cécile Labrunie. Je comprends la charge émotionnelle pour les personnes qui survivent au conjoint décédé qui avait effectué une demande de son vivant. À cette charge émotionnelle, peut se rajouter une difficulté administrative, ce qui souligne à nouveau l’intérêt d’être accompagné par des associations. À ce titre, une association comme l’Aven me semble indispensable pour soutenir, fédérer et accompagner.
Dans le cas où le décès intervient alors que des démarches sont en cours auprès du Civen, il suffit de l’en informer ; il n’est pas nécessaire d’effectuer une nouvelle demande. Il convient dans ce cas de joindre à cette information les éléments justificatifs du décès et des liens avec le défunt, par exemple grâce au livret de famille, une pièce d’identité, un acte de notoriété pour pouvoir reprendre les démarches. En revanche, les personnes malades doivent récupérer leurs dossiers médicaux auprès d’un établissement de santé pour les confier à leurs proches – ni l’avocat, ni une association ne peut le faire directement. En cas de décès, les ayants droit effectuent par eux-mêmes cette demande, en justifiant à nouveau de leur lien de filiation auprès des établissements de santé. Ce dossier est indispensable pour obtenir un bon examen par un expert. Je sais qu’en Polynésie, une des difficultés consiste à se présenter devant les experts avec un dossier bien constitué, qui permet d’accroître les chances d’indemnisation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je ne comprends pas : dans le cas que j’ai évoqué, le dossier en question est pourtant déjà entre les mains du Civen.
Maître Cécile Labrunie. Il n’est pas nécessaire de fournir à nouveau le dossier, mais peut-être convient-il de le compléter. Entre le moment où son époux a effectué une demande d’indemnisation et le moment où il est décédé, une « histoire médicale » est survenue, dont le Civen aura besoin.
M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Dans ce type de cas, comment expliquer que la personne dispose d’une mauvaise information ?
Maître Cécile Labrunie. Quand on est seul, on ne sait pas comment faire. C’est la raison pour laquelle il faut s’adresser à des personnes qui sont capables soit de répondre, soit d’accompagner. Dans le cas d’espèce, il semble que la personne n’ose pas contacter directement le Civen. Or finalement, la réponse est plus simple que ce que les personnes imaginent.
M. le président Didier Le Gac. Je précise que ce problème de déficit d’information a été évoqué hier devant nous par les représentants de l’association 193.
M. Jean-Luc Sans. Je souhaite apporter quelques éléments sur les systèmes d’indemnisation étrangers et je dois convenir que la France est sans doute en avance dans ce domaine. Les États-Unis indemnisent une partie de leurs vétérans, à partir de 1986, s’ils étaient dans un rayon de vingt kilomètres autour du point zéro lors des essais et si leurs maladies faisaient partie de la liste établie par l’Unscear. Ces vétérans ont dans ce cas droit à une pension militaire d’invalidité et à un suivi médical, donc à une sécurité sociale. De vingt à cinquante kilomètres, ils ont droit à une prise en charge de la maladie, c’est-à-dire une sécurité sociale. Au-delà de cinquante kilomètres, aucun droit n’est ouvert.
Le système anglais est similaire : pour obtenir une pension militaire d’invalidité, il faut pouvoir justifier d’une présence dans les vingt kilomètres autour du tir. Au niveau mémorial, les Anglais ont fourni un effort, puisque maintenant les vétérans des essais nucléaires ont droit à une médaille semblable à la médaille de la défense nationale que nous, vétérans, pouvons nous voir remettre. À l’époque, les Anglais avaient aussi employé des Australiens, des Canadiens et des Néo-Zélandais. Ceux qui ont été contaminés sont indemnisés par leurs gouvernements respectifs, sous la forme d’une prise en charge des soins. Le Royaume-Uni a envoyé une dotation à l’Australie, au Canada, à la Nouvelle-Zélande pour compenser les dépenses de ces pays, à l’instar de ce que la France pourrait faire vis-à-vis de la caisse de prévoyance sociale de Polynésie. Je ne peux parler des cas russes et chinois, dont on ne connaît pas grand-chose. À mon avis néanmoins, ils n’indemnisent personne.
M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Vous avez évoqué l’aspect mémoriel et la reconnaissance, en mentionnant notamment une médaille. Selon votre association, l’idée d’un monument aux morts spécifique pour les victimes des essais vous semble-t-elle utile, nécessaire ou totalement déplacée ?
M. Jean-Luc Sans. Pourquoi pas ? Je précise qu’une association créée près de Lyon a déjà édifié un mémorial. En revanche, je suis bien plus choqué par l’absence d’un lieu de mémoire ou de reconnaissance. En Angleterre, le musée des armées déploie une aile entière aux essais nucléaires, qui est particulièrement bien documentée. Aux États-Unis, le musée de Dayton consacre un bâtiment entier aux essais nucléaires et propose la visite des laboratoires de l’époque. Les Américains vont même plus loin, puisque certaines autoroutes ont été baptisées du nom des essais nucléaires. Au Texas, une autoroute est ainsi appelée Trinity, du nom de code du premier essai d’une arme nucléaire réalisé par les forces armées américaines.
En France, il existe une seule photo de l’essai Gerboise bleue dans la galerie consacrée au général de Gaulle aux Invalides.
M. le président Didier Le Gac. Je précise que le service historique de la défense a récemment organisé une exposition sur les essais nucléaires à Brest, mais elle ne mentionne pas les victimes.
M. Jean-Luc Sans. Je l’ignorais.
M. le président Didier Le Gac. Concernant les ayants droit, je vous indique avoir posé une question écrite au Gouvernement, pour laquelle j’ai obtenu une réponse à la fin de l’année 2023. Le Gouvernement indique bien que, je le cite : « si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit. Les ayants droit peuvent ainsi demander l’indemnisation du préjudice subi par les victimes directes des essais nucléaires, quand celles-ci sont décédées, dans les conditions particulières prévues par la loi Morin. Les proches de la victime directe ayant été exposée à des rayonnements ionisants ne peuvent cependant pas mobiliser ce dispositif en vue d’obtenir l’indemnisation de leurs préjudices propres ou « par ricochet ». Il leur est néanmoins possible de solliciter une réparation selon les règles de droit commun, comme l’a jugé la Cour administrative d’appel de Paris par un arrêt du 30 décembre 2021, à condition de démontrer l’existence d’un lien de causalité direct et certain entre la pathologie ayant entraîné le décès de la victime et son exposition aux essais nucléaires.
À présent, je vous cède la parole pour un propos conclusif. Mme la rapporteure et moi-même voudrions savoir ce que vous attendez concrètement, de cette commission d’enquête et ce qui vous semblerait représenter, une avancée majeure dans l’indemnisation des victimes. Par ailleurs, n’hésitez pas à envoyer par écrit au secrétariat de la commission les informations que vous avez évoquées aujourd’hui, mais également tous les documents que vous jugeriez utiles pour la commission d’enquête, ainsi que vos réponses au questionnaire écrit.
Mme Françoise Grellier. Je souhaite d’abord vous remercier de nous avoir invités à cette commission, ce qui nous a permis de faire un point sur les effets de ces essais nucléaires. Nous attendons naturellement de votre commission qu’elle puisse contribuer à améliorer certains aspects de la loi, notamment ceux concernant les victimes par ricochet. C’est un point qui nous tient très à cœur.
Nous voulons également disposer d’une commission de suivi, afin de faire reconnaître les autres maladies dont nous avons parlé, et surtout essayer de faire connaître le dispositif à tous les vétérans et leurs conjoints. Il est essentiel de chercher des solutions. Il est grand temps d’agir de la sorte, car le temps passe et nos vétérans vieillissent ; nous craignons qu’ils tombent dans l’oubli. En outre, ils sont très demandeurs d’une véritable reconnaissance, puisqu’ils ont contracté une maladie à la suite de ces essais. Nous y tenons tout particulièrement et nous comptons sur vous.
M. Jean-Luc Sans. Pour ceux qui regarderont la vidéo, je vous montre ici ce à quoi ressemblait un dosimètre, et puisque j’ai en ma possession celui d’un camarade, c’est bien la preuve qu’ils n’étaient pas rendus.
Maître Cécile Labrunie. Je vous remercie à mon tour pour la qualité des questions qui ont été posées et l’intérêt que vous portez à ce sujet qui est, en effet, à tiroirs. M. le ministre Morin a voulu mettre en place un système juste et efficace. Des progrès ont été accomplis, mais le système d’indemnisation conserve encore une grande marge de progression.
Il est tout à l’honneur de la France, à chaque fois qu’elle reconnaît les conséquences sanitaires d’un scandale, de mettre en place un système d’indemnisation fondé sur la solidarité nationale. En la matière, le meilleur des exemples est français et concerne l’instauration du fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante. Nous devons nous inspirer de systèmes mis en place précédemment pour améliorer celui créé en 2010.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie.
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4. Audition, ouverte à la presse, des représentants de l’association Tamarii Moruroa : MM. Yannick Lowgreen, président et Michel Chamorin, vice‑président (intervenants en visioconférence) (mardi 21 mai 2024)
M. le président Didier Le Gac. Chers collègues, je me réjouis d’ouvrir la deuxième semaine de nos travaux. Nous accueillons les représentants de l’association Tamarii Moruroa : son président, Monsieur Yannick Lowgreen, et son vice-président, Michel Chamorin.
Messieurs, nous comptons sur vous pour éclairer notre commission d’enquête, notamment sur les conditions de vie et de travail sur les sites des essais nucléaires polynésiens, et ainsi essayer de nous faire toucher, par vos témoignages et ceux de ceux que vous représentez, ce qu’ont vécu les hommes et les femmes du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP).
Votre audition a également pour objectif de recueillir votre appréciation sur différents sujets, en particulier le dispositif d’indemnisation créé par la loi Morin en 2010 et le fonctionnement du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen). Nous souhaitons connaître votre avis sur le fonctionnement de ce dernier et sur les améliorations nécessaires. J’ai noté que vous dénonciez l’introduction dans la loi Morin du critère de 1 millisievert (mSv) sans pour autant préconiser un retour à la situation antérieure à la loi Égalité réelle outre-mer (Erom) de 2017 et à la référence à un risque négligeable, que vous qualifiez alors de « notion scélérate », selon vos propres termes, Monsieur le président Lowgreen. J’aimerais que vous expliquiez ce qui vous gêne dans le droit actuel et pourquoi, selon vous, il ne permet pas une juste indemnisation. Je souhaiterais aussi que vous nous indiquiez quelles pathologies devraient, selon vous, être ajoutées à la liste des vingt-trois maladies reconnues par le décret du 15 septembre 2014 et pour quelles raisons.
Enfin, j’ai lu qu’à la suite de la publication par Disclose, en mars 2021, de l’enquête Toxique, vous estimiez qu’il s’agissait d’une « bombe », et que les données publiées étaient « de nature à changer la donne par rapport aux indemnisations ». Trois ans plus tard, la situation a-t-elle évolué ? Quel bilan tirez-vous des engagements du Président de la République en juillet 2021 lors de son déplacement en Polynésie ?
Ces premières questions seront complétées par mes collègues et en premier lieu par Mme la rapporteure, à qui je céderai la parole après votre intervention. Celle-ci vous a transmis un questionnaire. L’intégralité des questions qu’il contient ne pouvant être traitées de manière exhaustive ce matin, je vous invite à nous communiquer ultérieurement vos réponses écrites.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Lowgreen et Chamorin prêtent serment.)
M. Yannick Lowgreen, président de l’association Tamarii Moruroa. Monsieur le Président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, bonjour, ia ora na, māuruuru. Je commencerai par partager avec vous un bilan d’activité de notre association.
L’association Tamarii Moruroa signifie « les enfants de Moruroa ». Elle a été créée le 3 mars 2006 à Papeete. Son premier objectif est de rassembler les travailleurs militaires et civils des entreprises du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et autres, ayant effectué un ou plusieurs séjours sur les sites ou les bâtiments de la marine nationale liés aux essais nucléaires de Moruroa, Fangataufa et Hao, ainsi que les populations des îles ayant subi les effets des essais.
Nous organisons également des conférences sur le passé, le présent et l’avenir des sites avec des spécialistes scientifiques et de la santé, ainsi que les travailleurs eux-mêmes. Nous nous efforçons de faire connaître la vie sociale, le travail, le mode de vie et les loisirs des différents acteurs. Nous participons à la recherche et à la transparence concernant les conséquences des essais dans divers domaines tels que la santé, l’environnement et le social, en collaboration avec différentes associations comme Moruroa e tatou, l’association 193 ou d’autres, ainsi qu’avec les autorités de l’État, du territoire concerné et des instances internationales comme l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Nous recherchons, identifions et aidons les personnes susceptibles d’avoir contracté une maladie liée aux essais nucléaires et nous les informons sur la manière de récupérer leurs dossiers médicaux ainsi que sur leurs droits . Nous les assistons dans la constitution de dossiers contentieux pour les défendre devant les tribunaux, si nécessaire. Nous œuvrons pour la transparence concernant les essais et cherchons à faire avancer les dossiers médicaux des éventuels patients. Nous examinons les raisons pour lesquelles les demandes de reconnaissance des maladies professionnelles des Polynésiens n’aboutissent pas, et aidons à la réalisation de tests ADN pour les personnes susceptibles d’avoir été irradiées.
Nous avons décidé de créer l’association Tamarii Moruroa car de nombreux anciens travailleurs ne souhaitaient pas intégrer l’association Moruroa e tatou en raison de son mode de fonctionnement. Bien loin de dénigrer cette dernière, nous reconnaissons le travail qu’elle a accompli. Il est d’ailleurs indiqué, dans le procès-verbal de création de notre association, que notre but n’est pas de lutter contre Moruroa e tatou. Au contraire, il était précisé que si nos idées venaient à converger, nous pourrions envisager une union.
L’association Tamarii Moruroa n’a aucune affiliation politique ni religieuse. Elle regroupe des vétérans civils et militaires, ainsi que leurs épouses et descendants, issus des îles et atolls périphériques. Sa mission principale est de faire la lumière sur les essais nucléaires en Polynésie française, en confrontant les affirmations contradictoires à la réalité des faits. Concernant les problèmes de santé publique, notre objectif est de rechercher la transparence pour découvrir la vérité, sans causer de destruction... Nous souhaitons impliquer des scientifiques polynésiens et d’autres experts dans cette recherche, en tenant compte des nombreuses études déjà réalisées sur les essais nucléaires en Polynésie.
Depuis sa création, l’association a participé à toutes les réunions sur la mise en place de la loi Morin, aux États généraux d’Outre-mer – et singulièrement dans le cadre de l’atelier n° 7 dont le thème était : « Gérer l’après-nucléaire : mémoire, reconnaissance et responsabilité » – ainsi qu’à l’établissement du Centre médical de suivi (CMS) et du Conseil d’orientation pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (Coscen). Nous avons également été membres du Conseil économique, social et culturel de la Polynésie française (CESC) puis du Conseil économique, social, environnemental et culturel de la Polynésie française (CESEC).
Nous ne remplissons aucun dossier d’indemnisation, préférant orienter les demandeurs vers les médecins du CMS car nous estimons que le traitement des dossiers doit se faire en toute confidentialité, avec des explications claires et précises sur les maladies prises en compte dans le cadre de la loi Morin. Or, à nos yeux, seuls les médecins sont à même d’opérer ce suivi et de répondre aux éventuelles questions des personnes concernées. Nous avons été les seuls à insister sur la nécessité de créer le CMS, qui n’aurait jamais vu le jour sans notre intervention, bien que ses locaux n’aient jamais été inaugurés.
De même, depuis la mise en place du processus d’indemnisation, nous avons proposé la création d’un guichet unique et indépendant. Ce guichet unique servirait de lien médical entre l’État, le territoire, la Caisse de prévoyance sociale (CPS) et le CMS. Fort de ses neuf années d’expérience et de ses relations solides avec le Civen, le CMS est devenu incontournable dans la constitution des dossiers. Les responsables du pays et de l’État soutiennent cette initiative de guichet unique car elle vise avant tout à aider les victimes tout au long du processus d’indemnisation, depuis la constitution du dossier jusqu’à l’accompagnement juridique. Je rappelle que lors des États généraux de juillet 2009, et alors que la loi Morin étaiten préparation, il avait déjà été envisagé que les attributions du CMS puissent évoluer et intégrer un volet d’assistance des patients dans la constitution de leurs dossiers.
Quant à la notion de risque négligeable, Tamarii Moruroa a demandé sa suppression dès la troisième réunion du Coscen en 2012.
Notre association est membre de droit du Coscen, de la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN), depuis sa création, ainsi que de la commission locale d’information des anciens sites d’expérimentation nucléaire du Pacifique. Elle a aussi été représentée au CESC par notre président, élu pour un mandat de quatre ans de septembre 2018 à septembre 2022.
J’en viens à nos demandes et revendications.
Premièrement, l’attribution du titre de reconnaissance de la Nation (TRN) aux vétérans des essais nucléaires français, demande récurrente de Tamarii Moruroa depuis 2009.
Deuxièmement, la réalisation de recherches sur l’ADN des enfants de personnes ayant pu être contaminées, afin de déterminer si la contamination radioactive est transmissible et emporte des conséquences sur les générations futures. Cela permettrait de faire éclater la réalité et d’éviter d’affirmer que tous les cancers sont dus aux essais nucléaires.
Troisièmement, la conduite d’études scientifiques sur les risques et conséquences des faibles doses sur la santé et l’environnement. Pour l’association Tamarii Moruroa, le nombre de maladies pris en compte par la loi Morin doit être élargi en ajoutant les cancers du pancréas et du pharynx. À la suite d’un courrier que nous avons adressé à la ministre de la santé, les cancers de la vésicule biliaire et des voies biliaires ont été retenus par la CCSCEN lors de sa réunion du 11 février 2019, faisant passer le nombre des maladies reconnues de 21 à 23.
Je rappelle que les cancers du pancréas et du pharynx figurent dans la liste du Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR). Nous espérons qu’ils seront donc ajoutés lors de la prochaine réunion de la CCSCEN, étant entendu que celle-ci ne s’est pas réunie en présentiel depuis 2019, et que la dernière réunion, organisée en visioconférence en 2021, ne s’était pas très bien passée.
Quatrièmement, nous demandons qu’un médecin polynésien représente la Polynésie française au sein du Civen.
Cinquièmement, nous appelons de nos vœux le remboursement des frais engagés par la CPS pour les maladies radio-induites listées dans la loi Morin depuis le début des essais nucléaires.
Sixièmement, nous souhaitons que les demandeurs puissent bénéficier de l’aide juridictionnelle à tous les stades de la procédure d’indemnisation, ainsi que la prise en charge des frais de déplacement des requérants pour défendre leur dossier devant le Civen.
Septièmement, enfin, nous demandons depuis plusieurs années que soit lancée une véritable étude épidémiologique en Polynésie française, au-delà de l’expertise collective conduite par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires sur la population de la Polynésie française. Nous souhaitons ainsi que soient poursuivis les travaux de Florent de Vathaire, directeur de recherche à l’Inserm, sur la thyroïde, et que soit engagée une étude sur les maladies transgénérationnelles visant à comprendre l’impact des rayonnements ionisants à faible dose sur les descendants des personnels militaires et civils employés et de la population de la Polynésie française à l’époque des essais nucléaires français de 1960 à 1996. Nous soutenons à ce sujet le projet initié par M. de Vathaire dans le cadre de la collaboration entre l’Université Paris-Sud 11 et l’Institut Gustave Roussy.
M. le président Didier Le Gac. Je vous propose de laisser la parole à M. Chamorin afin qu’il complète vos propos, avant de passer aux questions.
M. Michel Chamorin, vice-président de l’association Tamarii Moruroa. M. Lowgreen s’est montré suffisamment explicite, mais j’aimerais toutefois préciser que le millisievert constitue simplement une limite d’exposition pour tous ceux qui travaillent dans le secteur nucléaire et non une mesure applicable aux participants aux essais nucléaires compte tenu de la dangerosité de ceux-ci. Ensuite, la présence d’un médecin polynésien permettrait effectivement aux personnes polynésiennes, qui ne maîtrisent pas bien le français, de s’exprimer, de se sentir rassurées et de bénéficier d’un meilleur suivi.
M. le président Didier Le Gac. Je laisse la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ia ora na. Merci pour votre présentation de Tamarii Moruroa et de son activité. Mes premières questions nous ramèneront dans le passé, avant même le début des essais nucléaires mais plutôt à l’époque de l’installation du CEP. D’après vos connaissances et les témoignages recueillis par l’association, pourriez-vous nous expliquer comment ont été recrutés les personnels civils et militaires polynésiens ? Certains venaient-ils d’archipels éloignés ? Le cas échéant, sont-ils retournés dans leurs archipels d’origine par la suite et savez-vous ce que sont devenus leurs descendants ?
M. Yannick Lowgreen. En effet, au début des essais nucléaires, le CEA ainsi que le CEP ont chargé un certain nombre de personnes de se rendre dans les îles pour des opérations de recrutement en vue de la réalisation des essais nucléaires à Moruroa. Les recrutements ont pu se faire en direct, ou via un recruteur qui se déplaçait dans les îles à la recherche de volontaires.
La plupart de ces personnes ne sont pas retournées dans leurs îles d’origine, ce qui a contribué à l’augmentation de la population de Tahiti. De nombreux logements sociaux ont d’ailleurs été construits pour accueillir ces nouveaux arrivants. Comme vous le savez, Madame la députée, les logements accueillaient parfois jusqu’à dix personnes, car on faisait venir la femme, les enfants, les oncles et tantes, les grands-parents et toute la famille se retrouvait à Tahiti, tandis que le père partait travailler à Moruroa.
Pour ma part, j’ai été embauché par un bureau de recrutement situé à Papeete. Je m’y suis rendu de mon propre chef pour demander si un poste était disponible. Contrairement à d’autres emplois, il n’était pas possible d’intégrer Moruroa directement. Il fallait d’abord s’inscrire, passer des tests. Une fois retenu, il était nécessaire d’attendre entre trois et quatre mois, le temps que des enquêtes soient menées pour obtenir les habilitations nécessaires, telles que le secret défense, en fonction des postes occupés. Recruté en 1982, je n’ai pas participé aux essais nucléaires aériens. M. Michel Chamorin, en tant que marin, a participé à certains essais aériens. M. Edmond Teiefitu, qui n’a pas pu être parmi nous, a quant à lui consacré l’intégralité de sa carrière à la sécurité du CEA, au sein de la force locale de Sécurité (FLS), dont il est sorti haut gradé. J’espère avoir répondu à votre demande.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie pour vos réponses. Vous avez mentionné l’existence de recruteurs. Comment se déplaçaient-ils dans les différentes îles, et notamment les plus isolées puisque je rappelle que la Polynésie française se compose de 118 îles dispersées, dont 76 habitées. De quels moyens disposaient-ils dans la mesure où, à l’époque, on ne recensait pas de liaisons maritimes quotidiennes et encore moins de liaisons aériennes, puisqu’il n’y avait qu’un ou deux aéroports ?
M. Yannick Lowgreen. Soit par hydravion, soit grâce aux bateaux militaires qui effectuaient des tournées dans les îles. On recourait aussi aux goélettes telles que l’Oiseau des îles. Tout se déroulait par voie maritime.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Qu’est-ce qui explique selon vous que les candidats étaient prêts à quitter leur île d’origine et leurs familles pour rejoindre ce programme ? Quelles informations leur étaient alors données s’agissant de leurs missions futures ? Vous-même, qu’est-ce qui vous a attiré ?
Vous avez également mentionné l’existence d’un test. De quoi s’agissait-il ? Était-ce un test de santé, un test psychologique ou un examen de connaissances ?
M. Yannick Lowgreen. Il s’agissait d’un test de connaissances, adapté aux différents postes. Il fallait aussi présenter un CV. Les personnes étaient informées qu’elles seraient affectées à Moruroa, sur un site d’essai nucléaire et qu’une fois embauchées, elles devraient signer des documents de confidentialité les engageant à ne pas divulguer ce qui s’y passait, que ce soit à leurs familles, à leurs épouses ou à leurs enfants. Dans le cas contraire, elles encouraient des sanctions pouvant aller de la perte de leur emploi à une peine de prison.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je reviens sur la question de la motivation, tant vous concernant que pour d’autres, qui ont quitté leur archipel pour parcourir des centaines et des centaines de kilomètres.
M. Yannick Lowgreen. La principale motivation pour beaucoup d’entre nous était de trouver du travail. À l’époque, la région de Tahiti était la seule où il y existait des opportunités d’emploi. Pour raconter cette histoire de manière exhaustive, il faut remonter à la Première guerre mondiale, quand de nombreuses personnes sont parties travailler à Makatea, sur le site minier d’exploitation du phosphate. Par la suite, le tournage du film Les Révoltés du Bounty a conduit de nombreux Polynésiens à abandonner l’agriculture pour travailler sur ce projet qui offrait une meilleure rémunération. Au moment des essais, Moruroa est devenu un point de convergence pour ceux qui avaient quitté Tahiti, Makatea ayant fermé et ses ouvriers se retrouvant sans emploi. La plupart des anciens travailleurs de Moruroa venaient de Makatea. M. Frogier lui-même, ayant travaillé au CEA et au CEP, était un ancien de Makatea, ce qui a facilité son embauche. Les Polynésiens étaient attirés par ces opportunités à Moruroa.
Les gens avaient pris l’habitude de percevoir un salaire et avaient abandonné l’agriculture et d’autres activités pour travailler à Moruroa, où ils étaient mieux rémunérés. Le seul inconvénient était qu’ils devaient rester sur le site pendant deux à trois mois avant de pouvoir revoir leur famille.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pour rappel, Makatea est un atoll surélevé situé entre Tahiti et Rangiroa, où une mine de phosphate a été exploitée de 1906 à 1966, l’année 1966 marquant à la fois l’arrêt brutal de l’exploitation du phosphate et le début des essais nucléaires. Plusieurs milliers de personnes y vivaient mais du jour au lendemain, elles ont toutes quitté l’île pour Moruroa. Nous envisageons d’auditionner également le maire de Makatea lors de notre déplacement en Polynésie.
M. Yannick Lowgreen. Notre histoire en Polynésie est intrinsèquement liée à cet ensemble d’événements, depuis la Première guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, en passant par la Seconde guerre mondiale, au cours de laquelle les Polynésiens ont volontairement rejoint le général de Gaulle qui, une fois devenu président, a poursuivi – et non démarré comme on le croit souvent – les essais nucléaires initiés par son prédécesseur. Le général de Gaulle était très apprécié en Polynésie française, notamment par les anciens du bataillon, y compris Pouvanaa a Oopa, à l’époque quelque peu opposé aux essais nucléaires et malgré les différends politiques qui les opposaient.
Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES). Messieurs, merci pour votre exposé. Nous avons auditionné Mme Vautrin il y a quelques semaines car cela fait maintenant trois ans que la CCSCEN ne s’est pas réunie alors qu’elle devrait le faire deux fois par an, comme vous l’avez rappelé dans votre intervention. La ministre s’était alors engagée à ce que cette commission soit réunie au premier trimestre 2024. Votre association, en tant que représentative des victimes des essais nucléaires, en est membre. Pouvez-vous nous indiquer si vous avez eu des informations concernant une meilleure régularité des réunions de cette commission ? Plus globalement, qu’en est-il de la question du remboursement de la CPS par l’État ? Nous avons l’impression que les discours rassurants du Gouvernement se multiplient mais que les réalisations concrètes peinent à se matérialiser. Selon vous, à quoi ces blocages sont-ils dus, au-delà des questions de calendrier liées au covid ? Vous avez également indiqué que la dernière réunion de la commission ne s’était pas bien déroulée. Pouvez-vous nous en dire plus ? De manière plus générale, quel dispositif institutionnel serait le plus adapté pour avancer, notamment en termes de composition et de fonctionnement de la commission consultative ? Des réunions biannuelles sont-elles suffisantes ? Quel type de points intermédiaires entre deux réunions serait envisageable selon vous ?
M. Yannick Lowgreen. En effet, Mme Vautrin nous avait promis une réunion, annonce confirmée par le Haut-Commissariat pour le premier trimestre 2024. Or nous sommes déjà au deuxième trimestre et rien n’a été fait. Nous n’avons reçu aucune réponse à ce sujet. Nous avons envoyé un courrier commun avec l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) et Moruroa e tatou pour demander la convocation de cette commission, que nous jugeons très importante. Il faut noter que celle-ci ne s’est jamais réunie régulièrement comme prévu, c’est-à-dire deux fois par an. Elle a même failli disparaître, par le biais d’un décret passé au Journal officiel en métropole. Je suis alors intervenu auprès du ministre de l’environnement en Polynésie française, ainsi que de nos députés et sénateurs, et en particulier Mme Lana Tetuanui, qui a alors pris des mesures pour empêcher la dissolution de la CCSCEN. Si cette commission se réunissait une fois par an, ce serait déjà très bien ! Même si idéalement il faudrait respecter ce rythme biannuel. Nous n’avons pas besoin de nous réunir plus souvent.
La réunion de 2021 organisée en visioconférence s’est mal passée en raison du nombre trop important de participants connectés. En effet, lorsque nous levions la main pour répondre à des questions, la parole ne nous était pas donnée et lorsque nous l’obtenions, on nous demandait de ne pas parler trop longtemps, voire on nous coupait la parole. Nous souhaiterions par conséquent que ces réunions se tiennent en présentiel, comme cela avait toujours été le cas jusqu’à présent. Nous pourrions ainsi mieux discuter, mieux exprimer nos opinions, rencontrer les autres associations, les ministères concernés et discuter de nos intentions et de nos projets.
Il est impératif que cette commission se réunisse car c’est elle qui décidera, entre autres choses, de l’ajout des maladies. Or nous avons déjà perdu deux à trois ans en raison de son inactivité.
Concernant les remboursements de la CPS, nous avons constaté une légère avancée lors de notre dernière réunion avec un représentant du ministère des Outre-mer. Celui-ci nous a expliqué que le remboursement pourrait se faire sur la base d’une compensation de l’ensemble des frais relatifs au traitement des 23 maladies concernées, sans vérifier le lien avec les essais nucléaires. Lors d’une réunion au CESEC, le ministre de l’économie de Polynésie française de l’époque, également directeur général de la CPS, a été interrogé à ce sujet. Alors que la Polynésie française réclame 100 milliards de francs, il avait indiqué qu’après avoir examiné tous les dossiers, ce montant serait plutôt compris entre 20 et 40 milliards de francs seulement. Il existe donc un désaccord certain sur ce point entre l’État et la CPS. J’en déduis que la différence s’explique par le mode de calcul retenu.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Merci pour cet exposé très instructif, qui suscite plusieurs questions. Vous avez évoqué le recrutement des personnes ayant travaillé sur les sites d’expérimentation. Que leur disait-on à l’époque ? Parlait-on uniquement de l’emploi et de la rémunération ? À un moment donné, a-t-on abordé les risques encourus ? En tant que député du port du Havre, je sais que les travailleurs portuaires sont conscients des risques liés à leur activité. Ils en sont informés et, en tant que militants syndicaux, ils luttent pour que ces risques soient pris en compte dans leur salaire. L’existence du risque était-elle prise en compte lors des recrutements ou bien l’emploi et le salaire étaient-ils les seules préoccupations, étant donné que les familles devaient subvenir à leurs besoins ?
Par ailleurs, le guichet unique que vous avez mentionné est-il en place et fonctionne-t-il correctement ?
Je suppose que chez vous, vous faites face comme dans l’Hexagone à un problème de manque de médecins. Qu’en est-il exactement : y a-t-il suffisamment de médecins ? En outre, et alors que vous nous avez rappelé l’importance de pouvoir compter sur des médecins maîtrisant la langue locale, est-il plutôt facile ou difficile de constituer un dossier, notamment pour obtenir l’ensemble des documents médicaux nécessaires dans le cadre des différentes demandes ? L’information et l’accompagnement des victimes potentielles sont également une source de préoccupation : parvenons-nous à atteindre l’ensemble des personnes concernées ? Si ce n’est pas le cas, à combien estimez-vous le nombre de personnes capables de faire valoir leurs droits et le nombre de celles qui ignorent même qu’elles en ont ou n’ont simplement pas les moyens de les exercer ?
M. Yannick Lowgreen. Il est essentiel de bien comprendre la répartition des responsabilités sur Moruroa. L’armée gérait toute la logistique, tandis que le CEA s’occupait des aspects nucléaires. Cette séparation était fondamentale. L’armée construisait les bâtiments, possédait les bateaux et les avions et transportait les personnels. Le CEA, en revanche, opérait de manière totalement indépendante. La zone CEP et la zone CEA étaient clairement distinctes. Le CEA disposait de tous les services nécessaires, y compris le génie civil pour certaines constructions, la menuiserie, des ateliers mécaniques et un garage. Cette séparation était telle que l’on pouvait comparer le CEP et le CEA à deux villes distinctes. Le CEA avait ses propres pompiers, une police interne et tous ses bâtiments étaient surveillés par la FLS. Pour accéder à certaines zones, il était impératif de montrer patte blanche et de porter un badge en permanence. La sécurité civile en Polynésie française a d’ailleurs été initialement créée par des membres du CEA, responsables de la sécurité sur les sites, notamment les pompiers, qui ont également dispensé les premières formations aux premiers secours. Lorsque les sites ont fermé, plusieurs de ces pompiers ont intégré des casernes en Polynésie, où ils ont rapidement gravi les échelons pour devenir responsables de brigades et officiers, grâce à leurs compétences acquises au sein du CEA.
Lors de notre embauche, les risques nous étaient présentés. Sur les sites, en tant qu’ancien syndicaliste affilié à la CFDT, je vous confirme qu’avec mes collègues, nous avons formulé plusieurs revendications et obtenu des succès, même si ce fut un processus difficile, au cours duquel nous avons mené des grèves sauvages.
Notre association Tamarii Moruroa pourrait se montrer plus virulente contre les essais nucléaires – elle en aurait la légitimité – car après cette grève sauvage nous avons été expulsés des sites sous le sceau de la confidentialité défense, après avoir été évacués manu militari par des gendarmes armés – leurs armes n’étaient pas chargées à blancs – alors que nous étions paisiblement en train de jouer aux cartes. Le lendemain, un tir a eu lieu et Edmond Teiefitu, qui se trouvait sur place, nous a demandé de ne pas monter sur les passerelles qui se trouvaient en hauteur alors que nous continuions de dénoncer certaines choses qui n’allaient pas.
Néanmoins, tout le monde savait que se rendre à Moruroa comportait des risques, étant donné que c’était un vaste chantier. Au sein du CEA, des ingénieurs étaient responsables de la sécurité. Cependant, de nombreuses personnes sur place ne respectaient pas rigoureusement ces mesures. Le site comptait environ 10 000 personnes, ce qui en faisait une grande entreprise sur un petit « caillou ».
Je ne regrette absolument pas le temps passé à Moruroa car nous avons beaucoup appris et de nombreuses personnes ont considérablement évolué dans leur carrière grâce aux essais nucléaires et au travail accompli sur place. Certains ne peuvent pas comprendre ce point de vue. On constate que les personnes qui dirigent les autres associations n’ont pas travaillé à Moruroa et n’ont aucune expérience sur le site. En revanche, M. Chamorin, M. Teiefitu, M. Jean-Marie Yan Tu – conseiller économique et social, ancien syndicaliste, devenu ensuite secrétaire général de A Tia I Mua et président d’honneur de notre association – ainsi que moi-même y avons tous travaillé. C’est une fierté pour nous.
Nous réclamons le guichet unique depuis la mise en place du Civen en 2010, à la suite de la création de la loi Morin. Nous avons toujours demandé un guichet unique face aux difficultés récurrentes de constitution des dossiers. Les retours des personnes ayant déposé des dossiers dans d’autres associations étaient souvent négatifs et les personnes étaient parfois menées en bateau. Aujourd’hui, la situation a évolué mais, à l’époque, c’était problématique.
En Polynésie française, l’obtention de certains documents administratifs est très lente, malgré la petite taille des îles. Il est aussi très difficile de se déplacer. Le guichet unique aurait alors permis de récupérer les documents de manière transversale puisque seraient réunis la CPS, l’État, le territoire et le service de santé. Le guichet unique est également nécessaire en raison du caractère intime des informations demandées, qui d’après nous ne doivent pas être collectées par des associations. Il faudrait plutôt des personnes habilitées à traiter ces informations confidentielles, comme des médecins. Dans les associations, avec les réseaux sociaux comme Facebook, il est facile de divulguer des informations sensibles. Les questions posées dans les dossiers médicaux vont jusqu’à demander si une personne a des relations sexuelles avec son conjoint. La première fois que j’ai parcouru un dossier médical, j’ai été choqué par ces questions et je l’ai immédiatement refermé. J’ai dit à la personne concernée que je voulais bien l’aider pour les démarches administratives mais que je n’étais pas compétent pour traiter ce genre de données.
Nous sommes effectivement touchés par une pénurie de médecins en raison de notre éloignement par rapport à la métropole. Autrefois, lorsque le site d’expérimentation nucléaire était en activité, des médecins étaient présents un peu partout mais il s’agissait principalement de médecins militaires. Ceux-ci n’avaient pas le choix de leur affectation et exerçaient parfois dans les îles les plus isolées. En revanche, un médecin du secteur privé pourrait refuser une telle affectation en raison tant de l’éloignement et de l’isolement que de l’absence de perspectives financières intéressantes. De plus, les bateaux partaient régulièrement, ce qui facilitait l’accès aux soins médicaux et les habitants en étaient très satisfaits.
Concernant la constitution des dossiers, la tâche est particulièrement ardue. La difficulté réside dans le grand nombre de documents nécessaires et dans le fait que les Polynésiens ont tendance à ne pas conserver les documents administratifs et ne savent pas toujours vers qui se tourner pour les obtenir. Toucher l’ensemble de la population est effectivement difficile puisque la Polynésie est un territoire aussi vaste que l’Europe. Les déplacements ne se font qu’en avion ou en bateau.
Heureusement, depuis un an ou deux, le Haut-Commissariat a mis en place une équipe itinérante, surnommée « aller vers », chargée d’aider à la constitution des dossiers, dotée de tous les moyens nécessaires. Nous estimons en effet qu’il n’est pas du ressort des associations de réaliser ce travail mais que c’est bien à l’État de le faire. Depuis la création du CMS en Polynésie française, la situation s’est nettement améliorée. Les médecins disposent désormais de moyens financiers pour se déplacer dans les îles. Ils reçoivent des personnes ayant travaillé sur Moruroa ainsi que des membres de la population souffrant de diverses maladies. Bien qu’il s’agisse de médecins militaires, ils sont avant tout des médecins et leur mission première est de soigner. Ils ont prêté le serment d’Hippocrate et leur statut militaire ne change en rien leur engagement médical. De plus, au sein du CMS, les médecins sont directement rattachés à la Direction de la santé publique.
M. José Gonzalez (RN). Messieurs, la déclassification des archives a-t-elle suffisamment progressé pour vous permettre d’avancer dans vos investigations ? Si certaines informations relatives aux essais nucléaires demeurent opaques, à quoi cela est-il dû selon vous ?
Je souhaiterais par ailleurs aborder l’avenir de votre système de santé, sujet qui n’a pas été réellement traité lors de la table ronde de 2021. Nous savons que les maladies radio-induites représentent un coût significatif pour la CPS. Pouvez-vous nous fournir davantage de détails sur ce point, qui semble stagner malgré les annonces prometteuses ?
Par ailleurs, il subsiste sur l’atoll de Hao une pollution au plutonium liée à la construction de la piste aérienne. Les avions renifleurs, utilisés pour mesurer la radioactivité dans les nuages après les explosions, étaient nettoyés sur la piste et l’eau contaminée imprégnait la dalle. Quel est le calendrier prévu pour la dépollution de cette dalle dite « Vautour » ? Quels moyens sont mis en œuvre pour atteindre cet objectif ? Pourra-t-on garantir que le site ne représentera plus de danger, ni pour les hommes, ni pour la biodiversité ?
M. Yannick Lowgreen. L’État a initié la dépollution de l’atoll de Hao, qui se poursuit encore aujourd’hui. Jusqu’à présent, l’atoll a été correctement dépollué. Il est important de noter qu’à l’époque où le CEP a quitté Hao, c’est bien la commune et ses habitants qui ont demandé à l’État de laisser sur place les hangars, logements et autres installations. Des documents ont d’ailleurs été signés dans ce sens par le maire de l’époque, M. Foster. À cette époque, les installations étaient bien entretenues, avec notamment une centrale électrique et une centrale de pompage et de transformation de l’eau de mer en eau douce. C’est principalement M. Foster qui avait sollicité la conservation de ces équipements. Cependant, au fil du temps, ceux-ci se sont dégradés. On a alors reproché à l’État de ne pas avoir accompli son devoir de dépollution et d’avoir laissé cette charge à la population. L’État a finalement déployé des moyens pour résoudre ce problème et aujourd’hui, une grande partie de la dépollution de l’atoll de Hao a été réalisée.
En ce qui concerne le plutonium présent sur la dalle « Vautour », un suivi est réalisé par des experts, qui effectuent des analyses régulières. Lors des réunions à Tahiti, auxquelles participent également les maires des différents atolls, plusieurs associations et des membres du gouvernement, il nous est régulièrement expliqué que la dalle ne doit pas être déplacée. Je ne suis ni scientifique, ni spécialiste en la matière, mais je me fie aux avis des professionnels et aux actions prévues par l’État. Il en va de même avec le plutonium présent à Moruroa ainsi que dans le lagon. Les scientifiques savent précisément où il se trouve grâce aux études annuelles menées par une mission dédiée, qui vérifie également la stabilité du banc Colette et la zone Denise.
Concernant la santé, les maladies radio-induites posent un problème de traçabilité. Il est impossible de déterminer si elles résultent des essais nucléaires, d’une exposition excessive aux radiographies ou d’autres facteurs, tels que le stress, l’obésité ou les voyages fréquents en avion, ces derniers multipliant le risque de développer un cancer de la thyroïde, maladie professionnelle courante chez les pilotes et le personnel aérien. Contrairement à l’amiante, dont les effets sur la santé sont clairement identifiables et traçables, les maladies radio-induites ne permettent pas une telle précision.
Actuellement, la CPS regroupe toutes les maladies radio-induites répertoriées dans la loi Morin et demande leur remboursement en bloc. Cependant, cette approche n’est pas correcte. Lors de la table ronde organisée à Paris, nous avons abordé ce sujet mais le Président de la République ne nous a pas fourni de nouvel élément. Il est toutefois important de noter que l’État n’a jamais refusé le remboursement de la CPS. Une convention datée du 3 février 2011 devait être conclue entre ce dernier et la CPS au sujet de ce remboursement mais celle-ci n’a jamais été signée par la CPS. J’ai en ma possession copie d’un courrier du Haut-Commissaire de l’époque, M. Richard Didier, dont je vous donne lecture : « Afin de faciliter la mise en place rapide du dispositif d’indemnisation, je souhaite pouvoir rapidement procéder à la signature de la convention relative au remboursement de l’État à la caisse de prévoyance sociale des dépenses déterminées dans le cadre d’une reconnaissance d’une maladie radio-induite ».
Le Président de la République n’est pas opposé au remboursement de la CPS mais s’est contenté de reprendre les termes exacts de la convention, affirmant que toute maladie reconnue par le Civen serait remboursée par l’État. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait remarquer à M. Galenon, actuel président du conseil d’administration de la CPS, présent à la table ronde, en lui demandant pourquoi le document n’avait pas été signé en 2011. Nous avons perdu douze ans ! Il faut cesser de perdre du temps ! Arrêtons de faire n’importe quoi ! Je suis toutefois heureux de constater quelques avancées. La CPS a changé légèrement de position. En effet, celle-ci a poursuivi l’État devant le tribunal administratif, le Conseil d’État et même les plus hautes juridictions. Le Conseil d’État a statué que l’État n’avait pas à rembourser la CPS ! Ainsi, aujourd’hui, l’État est en droit de s’affranchir de tout remboursement ; pourtant, le Président de la République a promis le contraire, ce pour quoi je le remercie.
M. le président Didier Le Gac. Messieurs, vous avez tous deux travaillé soit au CEA, soit au CEP. Quel suivi médical était proposé sur place ? Étiez-vous équipé d’un dosimètre ? Quels types d’examen médical subissiez-vous et à quelle fréquence ? Après votre départ à la retraite, avez-vous bénéficié d’un suivi médical post-professionnel ?
M. Yannick Lowgreen. Je laisserai M. Chamorin s’exprimer au sujet du CEP, tandis que je me concentrerai sur le CEA.
M. le président Didier Le Gac. Si je comprends bien, vous aviez un statut civil, Monsieur Lowgreen, alors que M. Chamorin bénéficiait d’un statut militaire.
M. Yannick Lowgreen. Oui. Je faisais partie du personnel civil local.
M. Michel Chamorin. Tout à fait ! En tant que militaires, nous étions affectés à Moruroa ou sur les bateaux du CEP. J’ai suivi un stage dispensé par le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) où l’on m’a enseigné les dangers de l’atome et l’utilisation d’un radiamètre DOM 410 pour détecter les zones chaudes, tièdes ou froides. Cependant, nous n’avons jamais bénéficié d’un suivi médical, qu’il s’agisse d’analyses d’urine ou de prélèvements nasaux. Nous estimions ne pas être concernés. Nous étions par ailleurs sur des bateaux vétustes – à l’instar du BDC Trieux – équipés d’un système d’arrosage en pluie qui ne fonctionnait pas. Malgré cela, ces moments restent de bons souvenirs.
En revanche, je voudrais apporter une précision sur ce qu’il s’est passé à Hao. J’étais présent quand l’État a demandé aux propriétaires des terrains sur lesquels était installée la base vie ce qu’ils souhaitaient pour la suite. Certains ont demandé à conserver les bungalows qui avaient été construits, d’autres à ce que les terrains soient remis en l’état initial. Pour ces derniers, tous les samedis, nous devions donc creuser ou planter des cocotiers pour remettre les terrains en l’état. Comme l’a dit M. Lowgreen, il avait effectivement été demandé de laisser les hangars en place, notamment pour y installer des salles de sport.
M. le président Didier Le Gac. Combien d’années avez-vous effectuées sur place, Monsieur Chamorin ?
M. Michel Chamorin. Deux ans et demi pour les tirs aériens et un an à Hao pour les tirs souterrains.
M. le président Didier Le Gac. N’avez-vous pas bénéficié non plus d’un suivi après avoir quitté la base ?
M. Michel Chamorin. Non, une fois qu’on a quitté l’armée, personne ne s’inquiète plus de ce qu’il peut nous arriver.
M. le président Didier Le Gac. Quant à vous, monsieur Lowgreen, quel a été votre suivi pendant et après votre temps sur site ?
M. Yannick Lowgreen. Au sein du CEA, nous avons constaté une distinction claire entre les personnes directement affectées et celles qui ne l’étaient pas. Les individus directement affectés bénéficiaient de visites médicales et de suivis spécifiques rigoureux, distincts de ceux des personnes non directement affectées. Ces dernières, n’étant pas exposées aux zones à risque de pollution nucléaire, travaillaient principalement dans les bureaux ou s’occupaient de tâches telles que le jardinage.
Pour ma part, j’étais directement affecté aux essais et le suivi des personnes exposées comprenait des consultations régulières avec des médecins et des analyses effectuées par un laboratoire médical sur place. À chaque sortie de zone à risque, nous devions nous moucher dans un mouchoir, lequel était ensuite envoyé au laboratoire pour analyse. Le suivi médical comprenait également des analyses d’urine et de selles, des prises de sang, ainsi qu’une visite médicale au moins une fois par an. En fonction des besoins, il pouvait y avoir jusqu’à cinq visites annuelles.
Durant mes cinquante années de vie professionnelle, le seul endroit où j’ai bénéficié d’un suivi médical rigoureux est Moruroa. Jamais auparavant ni par la suite, je n’ai été aussi bien suivi, sachant que malgré mon âge avancé, je suis toujours en activité et salarié. La visite médicale de la médecine du travail se résume à une prise de tension et un contrôle sommaire, après quoi l’on peut retourner travailler. Comme je vous l’ai déjà dit, la marine s’occupait de la logistique, tandis que le CEA gérait tout ce qui concernait les armes nucléaires. Cela explique peut-être pourquoi nous étions mieux suivis, en raison des risques accrus liés à notre activité bien que, à mon avis il était en réalité identique pour tous.
M. le président Didier Le Gac. Je laisse la parole à Mme la rapporteure pour conclure la série de questions.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie pour vos réponses. J’aimerais aborder un sujet peu discuté, à savoir Fangataufa. Si vous avez des collègues ou des connaissances ayant travaillé sur cet atoll, il serait pertinent de pouvoir recueillir des informations auprès d’eux car ce site demeure plus mystérieux que Moruroa. Ainsi, les informations données et les précautions prises étaient-elles similaires à celles de Moruroa ? Savez-vous combien de personnels étaient répartis sur ces deux sites et éventuellement à Hao ? Enfin, quelles demandes souhaiteriez-vous adresser à la commission d’enquête que nous menons actuellement ?
M. Yannick Lowgreen. Peu de personnes ont résidé de manière permanente à Fangataufa, qui n’a jamais accueilli une population importante dans la mesure où la majorité des activités se déroulaient sur Moruroa. La présence militaire était prédominante, avec des individus logeant soit sur des bateaux militaires, soit à terre dans des conditions rudimentaires. Je me souviens m’être rendu sur l’atoll avant les derniers tirs. Nous y réalisions des forages de contrôle pour les failles. Nous logions dans des conteneurs et avons même effectué un forage sur l’Île aux oiseaux. À l’époque, les paysages paradisiaques rendaient l’existence de sites nucléaires difficile à croire. Lors de ma dernière visite à Moruroa, il y a environ deux ou trois ans, nous avons survolé l’atoll de Fangataufa. La forêt y avait repris ses droits et les oiseaux étaient revenus. Un rapport a d’ailleurs été rédigé à l’issue d’une mission scientifique sur Moruroa et Fangataufa. C’était la première fois que des scientifiques du ministère de l’environnement, ainsi que des spécialistes des oiseaux, se rendaient sur ces sites. Tous étaient ébahis.
C’est pourquoi nous insistons pour que des Polynésiens participent à ces missions eux-mêmes. Cela pourrait peut-être renforcer la crédibilité auprès de la population, bien que je n’en sois pas certain. On pourrait toujours les accuser d’être des « vendus de l’État », comme on le dit déjà de nous, malgré le fait que nous n’hésitions jamais à faire part de notre mécontentement. Nous tenons à préserver notre indépendance pour pouvoir exprimer librement nos opinions, que ce soit à l’égard de l’État ou des gouvernements, de Polynésie ou de métropole. C’est pourquoi nous ne sollicitons aucune subvention ni de l’État ni des territoires. Nous essayons de tracer notre propre chemin, bien que cela soit difficile et que nous rencontrions des obstacles à plusieurs niveaux. Les médias ne s’intéressent pas à nous parce que nous ne faisons pas de bruit. Nous travaillons néanmoins assidûment, comme en témoignent toutes les réponses que j’ai pu vous fournir. Nous disposons de nombreux documents et avons fait progresser de nombreux dossiers.
Ainsi, si nous n’avions pas insisté auprès du gouvernement de Polynésie française et du Haut-Commissariat, le CMS n’aurait jamais vu le jour. Aujourd’hui, tout le monde en est satisfait, mais il est important de rappeler que la convention a été signée la veille d’un putsch à l’Assemblée. L’ensemble du gouvernement de Gaston Tong Sang en charge de la santé a été remplacé par celui d’Oscar Temaru, qui n’aurait jamais accepté la mise en place du CMS. Comme je l’ai déjà mentionné, le CMS n’a d’ailleurs jamais été inauguré, malgré la visite du Secrétaire d’État chargé de l’Outre-mer de l’époque, M. Estrosi. Nous poursuivons néanmoins notre combat. Madame la députée, j’espère avoir répondu à toutes vos questions de manière claire et précise.
M. le président Didier Le Gac. Messieurs Lowgreen et Chamorin, nous vous remercions pour votre sincérité.
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5. Audition ouverte à la presse, de Mme Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie (intervenante en visioconférence) (mardi 21 mai 2024)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous poursuivons ce soir les auditions de notre commission d’enquête en accueillant, par visioconférence, Madame Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN). Je tiens à préciser, malgré l’homonymie des acronymes, que Madame Vernaudon ne doit pas être confondue avec la médecin-chef Anne-Marie Jalady, responsable du Département du suivi des centres d’expérimentation nucléaire, également désigné en tant que DSCEN. Cette dernière est rattachée à la Direction générale de l’armement du ministère des Armées et nous l’auditionnerons prochainement.
Madame la déléguée, vous dirigez une structure qui, depuis sa création en 2007, a pour mission de préparer et d’animer la politique du pays dans les domaines technique, scientifique, médical, environnemental et sociologique afin d’assurer le suivi des conséquences des essais nucléaires. Nous vous prions de bien vouloir nous expliquer en quoi consiste précisément votre mission, de quels moyens vous disposez pour la mettre en œuvre et, le cas échéant, quels obstacles vous rencontrez. Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteure, Mme Mereana Reid Arbelot. Toutes les questions qu’il contient ne pourront être abordées de manière exhaustive au cours de cette audition. Aussi, nous attendons de vous que vous lui fassiez parvenir des réponses écrites ainsi que l’ensemble des documents ou informations complémentaires que vous jugerez utile de nous transmettre.
Pour ma part, j’aimerais vous poser quelques questions préliminaires. Dans une de vos interviews, vous avez mentionné que « les tenants et les aboutissants scientifiques du fait nucléaire en Polynésie ne sont toujours pas élucidés, voire ne le seront parfois jamais sur certains points car d’une très grande complexité ». Pourriez-vous nous expliquer la raison de cette position aussi pessimiste ? Vous avez par ailleurs expliqué qu’avec le lancement du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) « un sentiment de honte va s’insinuer dans le quotidien des gens ». Pouvez-vous nous en expliquer plus précisément les ressorts et les raisons ? J’ai pour ma part trouvé ce mot fort. Pouvez-vous l’expliciter ? Enfin, j’aimerais savoir où en sont les réflexions, voire les actions, concernant la mise en place d’un centre de mémoire, qui constitue l’un des projets phares de votre mission.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Je me dois aussi de vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Yolande Vernaudon prête serment.)
Mme Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Monsieur le Président, Madame la rapporteure, mesdames et messieurs les membres de la commission d’enquête, je tiens à exprimer ma gratitude pour l’opportunité qui m’est offerte d’intervenir. Cette commission d’enquête représente pour moi une occasion rare et précieuse et je me sens honorée et privilégiée de pouvoir y contribuer dès son lancement. Mon objectif est de faire évoluer la réflexion afin de passer d’une logique de jugement à une logique de compréhension.
En ce qui me concerne, je suis née à Papeete en 1963. J’y ai été scolarisée jusqu’au baccalauréat en 1980. Par la suite, j’ai poursuivi mes études dans l’Hexagone et suis diplômée de l’École nationale supérieure d’agronomie de Toulouse (ENSAT). En d’autres termes, je suis ingénieure agronome de formation et je sers mon pays au sein du service public depuis 1988. J’ai exercé diverses fonctions, soit comme chargée de mission, soit comme cheffe de service dans les domaines de l’environnement, de l’aménagement du territoire, de l’égalité des territoires, du développement rural, du développement des archipels et de la refonte du service public. Je souhaite signaler que j’ai aussi été cheffe de l’inspection générale du pays de 2006 à 2014. Depuis 2017, je suis à la tête de la DSCEN. J’ai été nommée à la suite de M. Bruno Barillot, décédé le 25 mars de cette même année. J’ai hérité de sa feuille de route, qu’il avait proposée en décembre 2016 au gouvernement de l’époque, présidé par M. Fritch.
Celle-ci s’inscrit dans un cadre gouvernemental définissant le rôle et les missions de la délégation. La DSCEN est un service de mission, positionné au niveau de l’administration centrale, chargé de proposer une politique publique sur le fait nucléaire. Une fois ces orientations politiques validées, la DSCEN coordonne et anime leur mise en œuvre. La délégation, comme son nom l’indique, n’est pas directement opérationnelle mais s’appuie sur différentes institutions qui, elles, le sont. Ses principales fonctions consistent à agir en tant que secrétariat général scientifique et technique d’une commission administrative locale, qui a longtemps été le Conseil d’orientation pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, aujourd’hui inactif. Depuis sa création, ses missions incluent la mise en place d’un centre de mémoire et le rôle d’interlocuteur des représentants de l’État sur ce sujet.
Pour suivre les conséquences des essais nucléaires, il est impératif de les mesurer et de les connaître. Ce qui nous renvoie à votre première question, car il nous faut d’abord comprendre les tenants et aboutissants de la gigantesque entreprise qu’a été la conduite de ces essais. Avant même les premiers tirs de bombes expérimentales, un chantier phénoménal a été déployé, affectant en premier lieu la ville de Papeete, mais aussi les atolls de Moruroa et de Fangataufa, ainsi que plusieurs pôles « secondaires » – sur le plan de l’organisation – comme les Gambier ou Hao. C’est une histoire indéniablement complexe. Mon constat est qu’actuellement, les avis tranchés sur les conséquences de ces essais pullulent, avant même que soient réalisées les études et enquêtes épidémiologiques à même de déterminer la réalité de ces conséquences, notamment sanitaires. Depuis que j’occupe ma fonction, il nous est apparu essentiel de consolider la connaissance de l’histoire du CEP. C’est pourquoi dès 2018, nous avons passé une convention avec la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique afin de mieux comprendre cette histoire, tout en engageant un travail mémoriel pour compléter les recueils de mémoire. À travers cette convention, le pays s’est engagé à entreprendre toutes les démarches nécessaires pour améliorer l’accessibilité des archives. C’est notamment grâce à ces travaux et à ces échanges qu’une proposition nous a été faite, lors de la table ronde en juillet 2021, d’opérer un tri systématique des archives relatives au nucléaire. Ce processus est toujours en cours actuellement. La principale difficulté que je rencontre dans l’exercice de cette mission tient à un déficit chronique de pilotage stratégique. C’est un sujet de fond, car force est de constater que les interventions des politiques publiques et des décideurs, à tous les niveaux, surviennent après ou au moment d’une crise, mais qu’aucune stratégie claire n’a été établie sur ce sujet. C’est à mon sens le principal écueil.
M. le président Didier Le Gac. De quels moyens disposez-vous pour mener à bien votre mission ?
Mme Yolande Vernaudon. La délégation est un service de mission positionné pour coordonner et animer l’action des autres services. À cet égard, c’est une structure très réduite. Nous sommes actuellement trois : mon adjoint, qui est juriste et complète mes compétences de base, un attaché d’administration, qui est secrétaire de direction, et moi-même. Un quatrième poste de bibliothécaire sera pourvu prochainement.
Le budget alloué est proportionnel à la taille de notre structure. Cependant, nous pouvons mobiliser assez facilement des budgets d’intervention, comme pour la convention « Histoire et mémoires ». Au total, avec son avenant, le pays a mobilisé 25 millions de francs pacifiques. Actuellement, une autre convention est en cours avec la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique sur les aspects sociologiques, pour un budget de 19 millions. C’est un choix de positionnement. J’entends souvent des suggestions selon lesquelles la DSCEN aurait plutôt intérêt à devenir une direction, ce qui en ferait une entité forte mobilisant plusieurs expertises, avec des médecins, des ingénieurs de l’environnement et du nucléaire, des experts de la culture, etc. Cependant, on courrait alors le risque que cette direction fonctionne de manière isolée, alors que jusqu’à présent, les pouvoirs publics polynésiens ont estimé qu’il était plus pertinent que la délégation maintienne une position très mobile et s’appuie sur les directions existantes dans les différents domaines que j’ai mentionnés. Nous appliquons cette stratégie avec plus ou moins de succès puisqu’évidemment, la direction de la santé, la direction de l’environnement, la direction de la culture et du patrimoine ont leurs propres programmes et plans d’action. Elles peuvent parfois considérer que le fait nucléaire est anecdotique ou du moins ne rentre pas dans leur agenda. La problématique est d’ailleurs principalement une problématique d’agenda.
M. le président Didier Le Gac. Pouvez-vous nous confirmer que les constats que vous formulez concernent bien l’administration polynésienne ?
Mme Yolande Vernaudon. En effet, je ne peux évidemment parler que de l’administration polynésienne. Toutefois, en tant qu’interlocutrice désignée pour le pays sur ce sujet au niveau administratif, je constate une extrême dispersion des interlocuteurs du côté de l’État. À chaque changement de fonctionnaire, je dois systématiquement réexpliquer le dossier, ce qui pour moi est une gageure Cette situation entraîne une déperdition dans la compréhension des enjeux.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ia ora na, bonjour, Madame la déléguée, merci d’avoir accepté notre invitation à cette commission d’enquête. Vous avez expliqué votre rôle au sein de l’administration du pays et les difficultés que vous pouvez rencontrer, notamment en raison du statut de la délégation, qui n’est pas une direction propre mais doit solliciter diverses directions, telles que la santé, l’environnement et la culture. Je ne doute aucunement que cela complexifie indéniablement votre travail au quotidien, et je souhaite donc revenir sur vos rapports avec les services de l’État, en particulier concernant l’accès aux archives. Je suis étonnée par l’absence d’archiviste dans votre équipe, dans la mesure où il me semble que l’une de vos missions principales consiste à travailler sur l’histoire commune de la Polynésie et de l’Hexagone s’agissant des essais nucléaires. Actuellement, le poste vacant dans votre équipe est celui de bibliothécaire. Estimez-vous que cela soit suffisant pour mener à bien les travaux de votre délégation ?
Mme Yolande Vernaudon. En ce qui concerne les archives, dans la logique du positionnement de la délégation en tant que service de mission non opérateur, je me suis rapidement rapprochée du service du patrimoine archivistique et audiovisuel de la Polynésie française, expert en la matière. Dès mes prises de fonction en 2017 et par la suite, le service des archives polynésien a été associé aux travaux relatifs au projet de centre de mémoire, relancé en 2018. La DSCEN n’étant pas un opérateur, nous avons sollicité la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique pour mobiliser des historiens. Le rapatriement des archives en elles-mêmes ne présente pas un grand intérêt, d’autant que la récupération de très grandes quantités de documents impliquerait d’organiser entièrement leur conservation, sur les plans de la logistique comme des compétences. Ce qui compte est qu’elles soient accessibles aux travaux des historiens et à toute personne souhaitant approfondir cette question. C’est dans cette optique qu’une convention a été signée en octobre 2018 avec la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique, à qui nous avons demandé d’assumer la responsabilité scientifique d’un programme de recherches historiques. Son directeur, le professeur Éric Conte, s’est appuyé sur le professeur Renaud Meltz, que vous avez par ailleurs déjà auditionné. Dans cette même convention, la délégation, représentant le pays, s’est engagée à entreprendre toutes les démarches nécessaires pour améliorer l’accessibilité de ces archives. Forte de mes huit années d’expérience à la tête de l’inspection générale de l’administration, je dirais qu’il s’agit là d’une question de choix organisationnel.
Si une direction devait être créée pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, je crains que les autres administrations se désengagent complètement du sujet. Alors que le schéma actuel m’a par exemple permis, dès 2017, de me rapprocher de la direction générale de l’éducation et des enseignements (DGEE) pour signaler que le fait nucléaire n’était pas suffisamment abordé dans les écoles. Le ministère polynésien de l’éducation, la DGEE et le vice-rectorat se sont alors pleinement saisis de la question. Depuis 2018, ils développent un programme éducatif sur le fait nucléaire. Nous restons partenaires, mais c’est leur expertise et leur savoir-faire pédagogiques qui permettent de développer ce projet, dont ils assurent la responsabilité. N’ayons pas l’illusion de croire pouvoir être expert en tout, surtout sur des questions aussi complexes !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L’exemple que vous venez de nous donner s’agissant du ministère de l’Éducation montre que cette organisation fonctionne. Mais j’en déduis que les choses fonctionnent parfois moins bien avec d’autres directions ou ministères. Est-ce bien ce que vous essayez de nous dire ?
Mme Yolande Vernaudon. Oui, c’est exactement cela.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il me semble que vous êtes membre de la commission nationale d'ouverture des archives des essais nucléaires, créée en 2021 à la suite des annonces du Président de la République. Pourriez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ?
Mme Yolande Vernaudon. Dire que cette commission a été créée à la suite des annonces du Président de la République en juillet 2021 est tout à fait révélateur d’un phénomène d’inversion du déroulement réel des faits. Car en réalité, le processus avait déjà été annoncé lors de la table ronde du 1er juillet 2021 par Mme Darrieussecq, alors ministre déléguée auprès de la ministre des Armées, chargée de la mémoire et des anciens combattants. Sa proposition répondait aux demandes réitérées et argumentées que nous-mêmes avions déjà formulées, soutenues par un argumentaire fourni par le professeur Renaud Meltz et son équipe – que je pourrai vous communiquer – et qui expliquait de manière claire et concrète les difficultés d’accessibilité aux archives. Mme Darrieussecq a proposé de déployer un dispositif doté de moyens conséquents, avec notamment la création de six équivalents temps plein dans les différents services d’archives. Lors de la table ronde, elle a également annoncé qu’elle présiderait cette commission d’ouverture, réunissant tous les services détenteurs d’archives pertinentes pour l’histoire du CEP. Le Président Fritch a alors demandé que la Polynésie puisse avoir un représentant au sein de la commission, ce à quoi Mme Darrieussecq a dans un premier temps répondu par la négative. Cependant, au cours de la soirée, la question a été posée au Président de la République, en insistant sur la problématique à l’œuvre, c’est-à-dire celle de la confiance et de la défiance. Si les services de l’État fonctionnaient en circuit fermé pour ces travaux de déclassification, les Polynésiens resteraient dans un état de suspicion permanente. Finalement, la délégation polynésienne a obtenu gain de cause. La visite du Président de la République en Polynésie est intervenue fin juillet 2021, mais entre le 1er et la fin du mois, aucune avancée n’avait évidemment été réalisée. Ce sujet a donc été abordé dans le discours du Président, qui s’il constitue une étape essentielle du processus, n’en est toutefois pas à l’origine.
La première réunion de cette commission d’ouverture s’est tenue en octobre. Entre-temps, le pays a décidé de me désigner, ainsi que Mme Yvette Tommasini, comme membre de la commission. Contrairement à moi, Mme Tommasini a mené à son terme le processus d’habilitation lui permettant d’avoir accès aux documents classés secret défense, y compris ceux qualifiés de « proliférants ». De mon côté, j’ai abandonné en raison de la complexité de la procédure.
Je comprends qu’une défiance puisse persister malgré la présence de deux Polynésiennes au sein de cette commission d’ouverture. Cependant, il appartient aux décideurs de demander, d’une part, la réactivation de cette commission, qui ne s’est pas réunie depuis un an, et d’autre part, de nommer d’autres représentants. L’idéal serait de désigner des personnes à même d’être habilitées secret défense et de susciter la confiance des Polynésiens. Elles pourraient attester que les documents qui ne sont pas rendus publics sont bien écartés en raison de leur caractère proliférant, et non du fait d’une manœuvre de dissimulation. La question de la défiance constitue véritablement le cœur de la problématique, sentiment que je partage en tant que Polynésienne qui se sent flouée par l’histoire du CEP. J’ai été militante antinucléaire, j’ai protesté en 1995 et j’ai été insultée pour cela. Cependant, il est nécessaire de s’organiser pour parvenir à surmonter cette problématique et aller de l’avant.
M. le président Didier Le Gac. Merci pour les constats que vous partagez avec nous ; vous êtes indéniablement la personne adéquate au poste que vous occupez. De façon générale, vos propos sont assez pessimistes – vous évoquez toujours une omerta ainsi qu’un sentiment de honte – et vous appelez à mieux s’organiser. Or la mission de la DSCEN n’est-elle pas justement de proposer des solutions ?
Mme Yolande Vernaudon. S’agissant de la question des archives, je vous enverrai les documents que nous avions préparés, signés à l’époque par le Président de la Polynésie en fonction, M. Édouard Fritch, et conservés au Haut-commissariat. Il y a notamment la lettre évoquée plus haut et une note que nous avions élaborée ensemble avec les professeurs Renaud Meltz et Éric Conte. Nous avions choisi pour méthode de décrire précisément les problèmes et les besoins.
Le questionnaire comprend une question portait sur la cartographie des acteurs détenant les archives concernant le CEP. Ne nous considérant pas suffisamment experts pour réaliser ce type de cartographie, nous avons justement signé une convention avec la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique afin de mobiliser les expertises nécessaires à une étude et une compréhension approfondies de l’histoire du CEP, et qui comprend ce point sur la cartographie des acteurs. Nous formulons constamment des propositions et certaines d’entre elles ont déjà été mises en œuvre.
Je regrette que vous perceviez principalement les aspects négatifs de mes réponses, mais en réalité, nous avançons ! Je vous fournirai à ce titre des éléments démontrant que nous avons franchi des étapes déterminantes. Nos progrès sont tels que le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a lancé un programme dédié à ce sujet, le Suivi ouvert des sociétés et de leurs interactions (Sosi) piloté par le professeur Renaud Meltz. L’objectif est de fluidifier une dynamique, sans prétendre être l’opérateur omniscient et omniprésent. Il est essentiel de travailler en transversalité, en mobilisant les expertises là où elles se trouvent et c’est ce que nous faisons.
Concernant le sentiment de honte que j’évoquais dans mon interview, repris dans le dossier de presse que je vous ai transmis sur « Le fait nucléaire en Polynésie : vers une paix des mémoires ? », je fais référence à l’époque de l’implantation du CEP, qui a entraîné un changement brutal de toute la sphère socio-économique. À l’époque, il était nécessaire de s’engager dans ce processus. Par exemple, dans la pièce de théâtre « Le Champignon de Paris », une scène met en lumière deux Polynésiens, dont l’un part travailler au CEP tandis que l’autre préfère rester s’occuper de sa plantation. Ceux qui ont choisi de continuer à vivre de manière traditionnelle, de pêche et d’agriculture, ont été méprisés. Cette scène décrit parfaitement ce qu’il se passe sur le plan psychosocial. Le poète Henri Hiro a lui aussi écrit plusieurs poèmes et chansons pour inciter les gens à se détourner de cet argent facile et à revenir aux fondamentaux, à savoir la terre, la pêche, et le faré traditionnel. Durant toute cette période de boom économique – cela a d’ailleurs aussi fait pschitt car on se demande ce qu’il en reste ! – les Polynésiens avaient honte de vivre dans une maison sur pilotis. Chacun voulait une maison en dur. Dès qu’on gagnait un peu d’argent, il fallait construire une maison avec une dalle, des murs en béton et un toit en tôle. Lorsque je parle de sentiment de honte, c’est tout cela que j’évoque.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Madame, je vous remercie pour votre intervention. Vous incarnez à la fois la personne concernée, la militante et l’ingénieure rigoureuse. Vous êtes indéniablement la personne adéquate, au bon endroit et au bon moment. Notre commission d’enquête a pour mission d’apporter un soutien concret à vos efforts. Nous devons identifier précisément où intervenir pour faciliter votre démarche sans perturber le reste de vos activités. Et puisqu’il faut mettre de l’huile dans les rouages pour accélérer les choses, nous avons besoin de savoir à quel endroit positionner la burette et pas tâcher le reste.
Le travail de mémoire que vous conduisez comporte une dimension à la fois éducative et pluridisciplinaire, à savoir l’évaluation des conséquences tant sur l’homme – notamment en ce qui concerne les indemnisations – que sur la faune et la flore. Votre formation d’ingénieur vous permet sans doute de vous intéresser à ces aspects. Par ailleurs, la dimension sociale et sociétale de la Polynésie est cruciale. Les difficultés actuelles pour faire reconnaître certaines maladies, monter des dossiers et effectuer le travail de mémoire sont des enjeux importants. Dans vingt ans, aura-t-on pris en compte l’ensemble du cycle historique de la Polynésie, depuis les faits jusqu’à la reconnaissance des conséquences sur plusieurs générations ? Votre travail d’archives et de mémoire intègre-t-il ces aspects ? Y a-t-il une dimension contemporaine dans vos recherches ?
N’hésitez pas à nous signaler les difficultés de coordination entre les services régionaux et les services de l’État. Cette problématique est fréquente, y compris dans ma région, au Havre. La rotation du personnel complique souvent les choses, nécessitant de répéter les explications et de reprendre l’historique des dossiers, comme celui du port, me concernant. Avez-vous proposé des méthodes pour éviter de répéter constamment les mêmes informations, notamment lors des revues de contrats ou autres documents similaires ? Par exemple, des fiches de procédures peuvent être utiles pour les nouveaux arrivants ; pour ma part, j’avais ainsi pris l’habitude de transmettre des fiches sur la démarche qualité aux différentes personnes qui se succédaient.
Le rapport des populations aux essais nucléaires est aussi ambivalent. Lors de la précédente audition, certains intervenants ont exprimé leur fierté d’avoir accompli un travail extraordinaire, bien qu’étant victimes des conséquences de ce même travail. Pensez-vous qu’il soit important et possible de mettre en valeur cette histoire et les actions extraordinaires qu’ont accomplies des Polynésiens, bien que controversées puisque liées aux essais nucléaires ? Ces actions font partie de l’histoire de la Polynésie et méritent d’être reconnues.
Mme Yolande Vernaudon. Je tiens à vous remercier sincèrement pour vos remarques concernant mon action. J’en suis touchée car je m’efforce de donner le meilleur de moi-même dans ce domaine et je suis profondément engagée.
S’agissant des études d’impact sur l’environnement, la faune et la flore, des demandes ont été formulées par le pays. Nous avons travaillé en collaboration avec la délégation à la recherche et des associations de protection de l’environnement, notamment l’association MANU, société d’ornithologie de Polynésie dont je suis membre fondateur et dont j’ai été présidente. MANU est membre de la commission de suivi des sites, qui informe les Polynésiens sur le suivi radiologique et géomécanique des atolls de Moruroa et de Fangataufa. J’ai échangé avec mon homologue Mme Anne-Marie Jalady afin de comprendre pourquoi l’État ne répondait pas aux demandes de bilan des essais nucléaires sur la faune et la flore. Je n’en ai pas très bien compris les raisons et je vous suggère de lui poser directement la question lors de sa prochaine audition. Nous avons également demandé une réhabilitation de ces sites, qui pourraient servir de sanctuaires destinés à des espèces en danger puisqu’ils sont extrêmement surveillés. Là encore, les demandes restent sans réponse.
Les conséquences sont aujourd’hui mesurables. Les archives, quant à elles, ne nous fourniront pas d’éléments pour évaluer les conséquences actuelles : elles nous permettront seulement d’évaluer le niveau de risque pris au moment des essais, et éventuellement de comprendre les intentions de l’époque. Prenons l’exemple des conséquences sanitaires, puisque vous évoquez les difficultés pour faire reconnaître les maladies radio-induites. Ces conséquences ne se décrètent pas ; elles se mesurent à l’aide de suivis sanitaires et d’enquêtes épidémiologiques. À titre d’exemple, l’expertise collective de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a produit une méta-analyse basée sur de nombreuses données et études. Cette expertise, rendue en février 2021, n’a pas été exploitée et est passée inaperçue d’un point de vue médiatique. Les journalistes ont préféré réaliser des micros-trottoirs et titrer sur des réponses de personnes non-expertes. Et la page a ainsi été tournée. Cette expertise collective, pourtant, fait bien entendu partie de mon fonds documentaire. Nous collaborons avec la direction de la santé et plus particulièrement avec l’institut du cancer polynésien, créé il y a deux ans et qui a enfin finalisé la production des registres du cancer. Je propose de consulter les médecins épidémiologistes spécialistes du sujet qui ont travaillé à l’élaboration de ces registres.
Deux problématiques essentielles se posent. Il s’agit d’une part d’un manque de constance, de visibilité, de stratégie partagée et de définition d’un plan d’action. Nous faisons des propositions qui restent lettres mortes car il faudrait que le niveau décisionnel s’en empare, en discute et arrête une stratégie avec des objectifs clairs et une déclinaison en plan d’action. À ce moment-là, nous pourrons intervenir, tout comme les autres intervenants concernés. D’autre part, la seconde difficulté tient au fait que le débat public est bien souvent enfermé dans des idées préconçues, voire complètement fausses ou erronées.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. À ce sujet, le travail historique me paraît essentiel pour résoudre les deux problématiques que vous soulevez. Il est à mes yeux crucial de connaître les faits et de pouvoir replacer les décisions prises dans leur contexte, qu’il s’agisse d’une fraction de seconde, comme lors du premier tir, ou que ce contexte s’étende sur deux jours, dix ou vingt ans ! Ne pensez-vous pas que cela pourrait répondre à la deuxième problématique que vous mentionnez, à savoir que le débat public est souvent inondé de fantasmes en raison d’un manque de faits ? Nous avons des lacunes dans l’histoire commune entre la Polynésie et l’Hexagone. Par conséquent, on invente. Plus nous accèderons aux archives, même si certaines sont mal conservées ou inaccessibles pour diverses raisons, plus nous en saurons sur notre histoire et moins nombreux seront les fantasmes et les inventions.
Par ailleurs, lorsque vous parlez de stratégie partagée, faites-vous référence à une collaboration entre l’État et la Polynésie ?
Mme Yolande Vernaudon. En premier lieu entre les Polynésiens eux-mêmes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’en reviens donc à l’histoire avec un grand H. Lorsqu’on ignore son histoire, il est impossible de se réconcilier avec soi-même. Pour moi, cela revêt une importance capitale. Dès lors que l’on évoque une stratégie partagée, à un second degré, entre l’État et le pays, il est inconcevable de définir celle-ci sans connaître nos origines, même si nous ne pouvons pas attendre d’avoir exploré l’ensemble des aspects historiques avant de prendre une décision. Cela doit peut-être se faire de manière simultanée.
Mme Yolande Vernaudon. Sur un sujet aussi fondamental et complexe, il est indispensable d’adopter une démarche itérative. Il s’agit d’un processus d’aller-retour, comparable à une respiration. Tout d’abord, il est essentiel de s’accorder sur ce que nous recherchons. Je pense que nous souhaitons tous nous libérer de ce passé car nous désirons nous projeter vers l’avenir. C’est cela qui est fondamental. Maintenant, comment procéder pour opérer ce mouvement ?
M. le président Didier Le Gac. Là est en effet la question !
Mme Yolande Vernaudon. Pour ma part, j’ai formulé plusieurs propositions dont je vous ferai part par écrit afin de ne pas empiéter davantage sur le temps de cette audition. Vous évoquez l’importance de connaître notre histoire. Pourquoi pensez-vous que nous avons signé une convention avec la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique dès 2018 ? C’est précisément pour cette raison. Mon prédécesseur avait de son côté déjà initié la démarche. Il avait du reste débuté bien avant, en collaborant par exemple avec Jean-Marc Regnault, qui a produit de nombreux travaux sur l’histoire. Il ne s’agit pas d’ignorer les travaux antérieurs à cette convention, bien au contraire. Cependant, en établissant cette convention, nous avons franchi une nouvelle étape en matière de dynamisme dans les recherches. En dehors du programme Sosi, de nombreux travaux sont effectués, pas seulement en Polynésie. Cet héritage des essais nucléaires est partagé par nos voisins océaniens à la suite des expérimentations américaines et anglaises. Cet héritage constitue un traumatisme qui s’inscrit dans la continuité de la colonisation, qui représente elle-même un prolongement des hécatombes océaniennes.
Mme Raquel Garrido (LFI-NUPES). Madame Vernaudon, je m’associe aux remerciements de mon collègue Jean-Paul Lecoq pour la franchise de votre expression. Il est évident que vous accordez un intérêt primordial à la Polynésie. Vos réflexions, propositions et interventions visent clairement le mieux-être de cette région, ce qui force le respect, surtout pour une commission d’enquête basée à Paris, composée principalement de députés de l’Hexagone. Cela nous oblige à une certaine humilité et à une compréhension des espaces respectifs de pouvoir et de légitimité en cette matière. Votre intervention est utile non seulement pour la Polynésie, mais également à une échelle plus large. Par exemple, dans votre interview, vous évoquez Benjamin Stora, ce qui indique clairement que vous avez réfléchi à la manière de faire la paix des mémoires, une notion que j’apprécie particulièrement et qui est bénéfique pour tous.
Ma première question pourrait sembler à contre-courant de votre discours. Si je comprends bien, vous suggérez que nous surinvestissons peut-être la question des archives, en pensant y trouver quelque chose qui n’y est pas. Cela affaiblit l’importance de ma question initiale, qui portait sur le nombre de chercheurs et chercheuses habilités au secret défense et sur les modalités pour obtenir cette habilitation. Vous avez mentionné la grande difficulté que vous avez-vous-même rencontrée, allant jusqu’à la renonciation à obtenir cette habilitation. Or le fait que des chercheurs abandonnent les démarches d’habilitation représente un frein sérieux. Dispose-t-on de données sur les refus d’habilitation ? Existe-t-il des contentieux avec la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) à ce sujet ? La Cada exerce-t-elle un rôle dans l’accès aux archives sur les essais nucléaires et le secret défense ?
Par ailleurs, vous nous dites que, concernant les effets sanitaires, on doit se contenter de constater les faits, qui seront absents des archives. Bien que nous ne puissions que souscrire à vos propos, sur le plan du raisonnement juridique, on sort alors de la logique traditionnelle en matière de responsabilité civile dans notre pays. En effet, selon l’article 1240 du code civil, c’est le fait de l’homme qui cause un dommage et qui oblige celui-ci à le réparer. Ainsi, on pourrait admettre qu’il n’est pas nécessaire de rechercher des fautes, que celles-ci sont de toute façon inexistantes et que ce que l’on trouvera dans les archives se bornera à l’étendue du risque pris. On pourrait même décider de faire totalement abstraction de la question de la faute en affirmant que tout cela n’est que fait, et non faute, quand le simple fait implique l’obligation d’indemnisation ou de réparation. Or votre position semble indiquer qu’il n’est même pas nécessaire d’examiner le fait lui-même dans ses détails et que l’on part du dommage pour en inférer le dédommagement. Cette approche est très audacieuse sur le plan de la réflexion juridique. Peut-être est-ce qu’il faut suivre pour apporter une réponse politique. Pourriez-vous éclaircir ce point ?
M. Xavier Albertini (HOR). Merci beaucoup Madame Vernaudon pour vos propos. À l’instar de ma collègue Mme Garrido, je suis juriste et avocat et je dois avouer que je suis quelque peu gêné par la méthodologie que vous employez. Ce n’est pas la présentation en elle-même qui me pose problème, mais plutôt la dimension causale que vous développez à partir de faits avérés pour ensuite aboutir à une conclusion qui d’ailleurs, si l’on cherchait à établir une responsabilité, serait certainement remise en cause par nos tribunaux, au regard des constructions juridiques actuelles en France. Je suis gêné intellectuellement par cette approche. Je partage l’idée qu’il faut œuvrer dans une dimension de paix des mémoires, comme vous l’évoquez. Cependant, je m’interroge sur la finalité de votre démarche : est-ce une quête ou un aboutissement que vous visez ? Si c’est une quête, la mise de côté, même partielle, de certaines archives, sous prétexte que leur instruction n’est pas nécessaire à l’organisation générale des conclusions, risque de tronquer, d’éluder ou d’empêcher d’obtenir une image objective et globale de la problématique. C’est sur ce point que je m’interroge et non quant aux objectifs louables que vous mentionnez, à savoir se débarrasser de certains éléments, dans une logique de résilience. Ma question est à la fois politique, philosophique et juridique : comment pouvez-vous espérer parvenir à l’apaisement général sans un travail préalable de confortation ou du moins de cadrage le plus précis possible ? J’avoue être quelque peu perdu ce soir sur ce point, malgré toute l’attention et l’ouverture d’esprit avec lesquelles je vous écoute.
Mme Yolande Vernaudon. Je prendrais un exemple concret pour vous répondre, en parlant de la loi Morin. D’après l’article premier, « toute personne souffrant d’une maladie radio-induite résultant d’une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d’État conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi ». Je voudrais d’abord souligner que la loi Morin se concentre exclusivement sur les dommages liés à l’exposition aux rayonnements ionisants et n’aborde pas les problématiques sociétales dans leur ensemble. Cela s’explique par son origine historique, visant à répondre spécifiquement à cette question.
Revenons sur le terme « résultant ». Il donne l’illusion que nous pouvons, avec les moyens actuels, affirmer qu’une maladie potentiellement radio-induite est causée par l’exposition aux rayonnements ionisants. Certes, la communauté scientifique internationale reconnaît que l’exposition aux rayonnements ionisants constitue un facteur de risque. Mais le texte de la loi laisse entendre que nous sommes en mesure d’assurer que telle ou telle maladie est due à l’exposition aux rayonnements ionisants. Ce n’est pourtant pas le cas ! Nous ne disposons pas des moyens scientifiques pour attribuer une maladie à cette exposition de manière certaine. Comme vous le savez, les cancers, par exemple, sont plurifactoriels et il est impossible de déterminer précisément la cause de la maladie à un moment donné. Cette difficulté est bien réelle. Je vous renvoie aux auditions d’experts en radiologie et en surveillance radiologique pour comprendre jusqu’à quand les populations et les travailleurs sur les sites ont été véritablement exposés.
Il est en outre essentiel de ne pas confondre prise de risque et conséquence directe. Par exemple, une personne roulant à 200 km/h sur une route prend des risques pour elle-même et pour les autres, mais cela ne signifie pas qu’elle aura nécessairement un accident. Le lien de cause à effet ne peut pas être établi grâce aux archives. Par conséquent, dans certains cas, il faudra admettre – ce pourquoi mon propos peut sembler pessimiste – que cela n’est jamais possible. Peut-être ne trouverons-nous jamais, du moins pas à notre époque, de moyens scientifiques permettant d’affirmer que tel cancer est causé par tel facteur. Dès lors, il est nécessaire de considérer les périodes d’exposition, aussi faibles soient-elles, et il serait juste de rembourser a minima l’ensemble des frais engagés par la Caisse de prévoyance sociale (CPS) pour la prise en charge des malades atteints de ces pathologies, mais uniquement pour ceux qui étaient effectivement présents durant la période d’exposition à un risque. Au-delà de cette période, il ne faut pas tergiverser. Si l’exposition a cessé, il n’y a pas lieu à indemnisation. Je ne m’étendrai pas davantage en explications et préfère vous orienter vers les experts en la matière comme l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) ou d’autres spécialistes en médecine nucléaire.
M. le président Didier Le Gac. Diverses études ont déjà tenté d’objectiver les expositions. Cependant, ne constate-t-on pas un tel niveau de défiance que même lorsqu’une étude scientifique est publiée, qu’elle émane de l’Inserm ou du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), elle est immédiatement remise en question ? Par exemple, l’étude de l’Inserm a été vivement critiquée par certaines associations, l’une d’elles allant jusqu’à parler de négationnisme. Vous nous indiquez qu’il faut objectiver par des scientifiques et ne pas se contenter de consulter les archives. Pourtant, cette approche n’a pas contribué davantage à instaurer la paix.
Mme Yolande Vernaudon. Le problème s’est accentué ces dernières années. Je me suis référée aux travaux de la commission d’enquête de l’Assemblée de la Polynésie française en 2005. À cette époque, l’ambiance n’était pas la même. Aujourd’hui, en revanche, nous subissons un traitement médiatique de surface basé sur des invectives. Est-il normal qu’un ancien travailleur, également président d’une association, soit traité de collaborateur sur les réseaux sociaux lorsqu’il demande une médaille de reconnaissance ? Est-il acceptable qu’une présidente d’association de lutte contre le cancer soit qualifiée de négationniste lorsqu’elle affirme que tous les cancers ne peuvent être attribués à l’exposition au rayonnement ionisant des essais nucléaires français ? Cette ambiance nous empêche de travailler sereinement. Je vous suggère de vous procurer ces études et d’interroger les experts qui les ont réalisées. Vous pouvez également consulter des experts indépendants ou travaillant pour des ONG, pas évitons les micros-trottoirs !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite aborder deux derniers points. Tout d’abord, concernant l’éducation et l’enseignement de ce pan de notre histoire commune, polynésienne et hexagonale, vous avez mentionné précédemment le travail effectué en Polynésie pour enseigner dans les écoles le fait nucléaire. Que penseriez-vous de l’étendre à l’ensemble de l’Hexagone ? Ensuite, en tant que déléguée, quelles sont vos attentes vis-à-vis de notre enquête parlementaire ?
Mme Yolande Vernaudon. Pour répondre à votre première question, il me semble qu’il serait pertinent d’inclure plus largement les outre-mer français dans l’enseignement de l’histoire de France et de la géographie. Il est épuisant de relever, dans le cadre de discussions informelles, combien nombre de gens confondent Tahiti et Haïti, ou combien perdurent certains stéréotypes humiliants et persistants à l’égard des outre-mer. Par exemple, l’idée que les Océaniens manquent de profondeur ou de capacité à se projeter dans l’avenir. Or ces clichés seraient probablement moins ancrés dans l’esprit des Français hexagonaux si un minimum d’enseignement de l’histoire et de la géographie était consacré aux outre-mer, dont une partie dédiée à la question du fait nucléaire, bien sûr.
Je souhaite revenir sur la question de l’habilitation au secret de la défense. J’ai choisi de renoncer à remplir le questionnaire car je le faisais via une application Internet, étant donné que je ne pouvais pas le faire directement sur place. Cette application posait des difficultés en raison de mon histoire familiale, notamment parce que certaines rubriques manquaient dans les menus déroulants. Il fallait remonter assez loin dans l’identité des parents, du conjoint et de ses parents, ce qui compliquait la tâche. Étant donné que mon père est né en Chine, ma mère à Port-Vila et ma belle-mère aux Marquises, je ne trouvais pas les informations appropriées dans les menus déroulants. C’est aussi bête que cela. Ce ne sont pas tant les historiens qui devraient être habilités au secret défense que des représentants, soit à un niveau politique – ce qui n’est peut-être pas envisageable – soit à un niveau administratif de la Polynésie, par exemple le chef du service des archives polynésiennes, un agent de ce même service ou encore des agents du service du patrimoine et de la culture. Il serait plus judicieux d’habiliter ces personnes afin qu’elles puissent attester que lorsqu’un dossier a été classé proliférant, c’est à juste titre et non dans un but de dissimulation. On en revient à la problématique de défiance développée précédemment.
Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ma dernière question portait sur vos attentes éventuelles vis-à-vis de cette enquête parlementaire.
Mme Yolande Vernaudon. Quitte à me répéter, notre objectif est de nous extraire de cette logique de stéréotypes, de préjugés et d’idées préconçues à laquelle nous sommes tous soumis ; c’est propre à notre nature humaine. Mon attente est que cette commission d’enquête, par l’ensemble de ses travaux et réflexions, parvienne à initier un mouvement plus général qui pousserait chacun d’entre nous à un véritable effort pour comprendre plutôt que juger. Il est essentiel de se forger une opinion personnelle plutôt que de simplement adopter l’opinion dominante. Nous avons tous une responsabilité en ce sens.
Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je voudrais conclure en citant Paul Ricœur, tout comme je l’ai fait dans la dernière phrase de l’exposé des motifs de la proposition de résolution pour la création de cette commission : « L’explication est désormais le chemin obligé de la compréhension ». Merci.
Mme Yolande Vernaudon. Merci, Madame la rapporteure.
M. le président Didier Le Gac. Nous concluons notre audition sur cette note positive. Merci, Madame la déléguée, d’avoir répondu à nos questions. Vous avez insisté sur l’importance de consulter des experts. Si vous avez des propositions à formuler dans le cadre du questionnaire que vous devez remplir ou des suggestions à nous soumettre, n’hésitez pas à le faire.
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6. Audition, ouverte à la presse, des représentants de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) : MM. Jean-Christophe Niel, directeur général, Jean‑Christophe Gariel, directeur général adjoint chargé du pôle « santé et environnement », Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé, et Philippe Renaud, chargé de mission auprès du directeur de l’environnement (jeudi 23 mai 2024)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous auditionnons ce matin des représentants de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) : M. Jean‑Christophe Niel, directeur général ; M. Jean-Christophe Gariel, directeur général adjoint chargé du pôle « santé et environnement » ; M. Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé et M. Philippe Renaud, chargé de mission auprès du directeur de l’environnement.
Messieurs, votre audition a pour premier objectif de nous permettre de mieux comprendre ce qui se passe pendant et après un essai nucléaire atmosphérique, consistant à faire exploser une bombe atomique à des fins expérimentales. Vous préciserez notamment la nature des produits émis et des particules radioactives ainsi libérées dans l’atmosphère, l’évolution de ces éléments dans les différentes couches du ciel, la durée qui s’écoule avant qu’ils ne retombent au sol et leurs effets sur la population, la faune, la flore, la chaîne alimentaire et les sources d’eau. Nous avons besoin de comprendre quelles peuvent être les sources d’exposition aux radionucléides.
Vous pourrez aussi nous présenter le modèle français de surveillance de la radioactivité et la place de l’IRSN dans notre dispositif. Nos investigations portant quasi exclusivement sur la Polynésie française, nous attendons notamment que vous présentiez à grands traits les conclusions des derniers rapports produits par l’IRSN ainsi que le rôle et les missions du Laboratoire d’étude et de suivi de l’environnement (Lese), implanté à Tahiti.
Nous souhaitons aussi obtenir des informations sur les niveaux d’exposition de la population et de l’environnement en France hexagonale. Si l’attention médiatique s’est à nouveau portée, en 2021, sur les conséquences des essais nucléaires, c’est en raison certes de la publication de l’enquête Toxique, mais aussi de la révélation par l’IRSN qu’en février de cette année-là, des particules de césium 137 issues d’essais nucléaires atmosphériques effectués dans les années 1960 dans le Sahara avaient atteint la France métropolitaine.
Notre rapporteure, Mme Mereana Reid Arbelot, vous a transmis un questionnaire. Le cadre de votre audition ne permettant pas d’en aborder toutes les questions de façon exhaustive, nous attendons de vous que vous lui fassiez parvenir des réponses écrites.
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Jean-Christophe Niel, Jean-Christophe Gariel, Dominique Laurier et Philippe Renaud prêtent successivement serment.)
M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l’IRSN. C’est un devoir et un honneur pour l’IRSN de répondre aux demandes de la représentation nationale, notamment dans le cadre d’une commission d’enquête. Je me présente devant vous entouré de ses meilleurs spécialistes.
L’IRSN est l’expert national de l’évaluation du risque nucléaire et radiologique. Son expertise couvre d’abord la sûreté nucléaire, qui vise à éviter les accidents et à en traiter les conséquences si malheureusement ils surviennent. Elle couvre ensuite la protection contre les effets néfastes des rayonnements ionisants, tant pour les personnes – le public exposé à la radioactivité naturelle ou aux conséquences d’accidents, les patients faisant l’objet de la délivrance de doses radioactives pour des raisons diagnostiques ou thérapeutiques et les 400 000 travailleurs concernés, relevant pour la plupart du secteur médical – que pour l’environnement. Elle couvre, enfin, la sécurité nucléaire, qui consiste à parer les actes de malveillance et de terrorisme.
Pour l’IRSN, l’évaluation des risques dans ces divers champs relève de deux grands métiers.
Le premier est l’expertise. L’IRSN est un organisme scientifique et technique qui adresse des avis scientifiques et techniques à un large spectre d’institutions dans le cadre de processus de décision, notamment l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), le Parlement, les ministères de la santé, de l’environnement, du travail, de l’intérieur et des affaires étrangères – le dossier de la situation actuelle de l’Ukraine se trouvant sur le haut de la pile. L’expertise consiste aussi à mener des activités de surveillance de l’environnement et des personnes. L’IRSN a notamment la responsabilité de suivre, conformément aux dispositions du code du travail, les doses reçues par les travailleurs.
Le second est la recherche, qui vise à améliorer les connaissances qui nous sont nécessaires, recherche et expertise s’alimentant mutuellement.
L’IRSN emploie 1 800 personnes. Il s’agit d’ingénieurs, de chercheurs, de techniciens, de médecins et de vétérinaires, tous de très haut niveau.
Le 1er janvier 2025, en application de la loi qui vient d’être promulguée, l’IRSN sera séparée en trois parties. La plus importante, avec 1 600 personnes, fusionnera avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) pour devenir l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), laquelle a vocation à poursuivre les activités de l’IRSN qui ne seront pas confiées aux deux autres parties, notamment l’évaluation des impacts environnementaux et sanitaires de la radioactivité – soit précisément ceux que nous évoquons aujourd’hui.
Je commencerai par un bref rappel à propos des essais nucléaires, afin de donner un cadre à nos observations, que nous avons centrées sur l’évaluation des impacts environnementaux et sanitaires de ces essais. L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) a élaboré en 2001 un rapport intitulé Les incidences environnementales et sanitaires des essais nucléaires effectués par la France entre 1960 et 1996 et éléments de comparaison avec les essais des autres puissances nucléaires.
Se fondant notamment sur un rapport publié en 2000 par le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear) – Dominique Laurier, qui en est membre et participait cette semaine à la réunion de cette institution, est rentré de New York spécialement pour cette audition –, l’Opecst recense 543 essais nucléaires atmosphériques. La plupart ont été réalisés par l’URSS et les États-Unis, avec 219 tirs chacun, tandis que la France en a effectué 50, dont 46 en Polynésie, parmi lesquels 5 tirs dits « de sécurité ».
Les retombées des essais atmosphériques peuvent atteindre quelques dizaines à quelques centaines de kilomètres pour les particules les plus grosses. Les particules projetées dans la troposphère, à une altitude de 10 à 20 kilomètres, peuvent mettre jusqu’à trente jours pour se déposer, dans un rayon de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres. Quant à celles qui sont projetées dans la stratosphère, à une altitude allant jusqu’à 50 kilomètres, des phénomènes d’homogénéisation donnent lieu à des retombées planétaires pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, composées de radionucléides à vie moyenne et longue.
J’en viens à l’impact des essais nucléaires sur l’environnement et, éventuellement, sur les personnes. Dans le cadre de sa mission de surveillance, l’IRSN assure, depuis sa création en 2002, la surveillance de l’état radiologique de l’environnement de la Polynésie française, à l’exception des sites de Moruroa et de Fangataufa, qui relèvent du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), grâce au Lese, le laboratoire dont elle dispose sur place. Auparavant, cette surveillance était assurée par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) dès 1962, deux ans avant les premiers essais atmosphériques français.
La surveillance de l’environnement consiste à prélever régulièrement des échantillons – environ 200 par an – dans l’air, dans l’eau, dans le sol et dans les denrées alimentaires, et à en mesurer la radioactivité, qu’elle soit d’origine naturelle ou artificielle. Initialement, cette surveillance était réalisée dans le cadre du réseau mondial français de surveillance radiologique, créé à l’époque des essais atmosphériques d’armes nucléaires effectués par la France dans le Pacifique. Ce réseau incluait, à sa création, plusieurs pays des hémisphères Nord et Sud et des territoires d’outre-mer. Ces mesures ont permis de surveiller notamment les retombées des essais atmosphériques réalisés par la France en Polynésie française de 1966 à 1974.
Après les derniers tirs, la couverture du réseau a été régulièrement réduite, pour se limiter en 1998 à sept îles situées dans les cinq archipels de la Polynésie française. Après une diminution régulière des niveaux de radioactivité depuis l’arrêt des essais atmosphériques français en 1974 et chinois en 1980 – ces derniers, réalisés dans l’hémisphère Nord, ont eu des retombées stratosphériques dans l’hémisphère Sud –, l’état radiologique constaté depuis plusieurs années en Polynésie française est stable et se situe à un niveau très bas.
Cette radioactivité résiduelle est essentiellement attribuable au césium 137 et aux isotopes du plutonium. Depuis plus de dix ans, la dose efficace annuelle ajoutée par la radioactivité résiduelle d’origine artificielle est inférieure à trois microsieverts par an, soit moins de 0,2 % de la dose associée à la radioactivité naturelle en Polynésie, qui est de 1 400 microsieverts par an. Ce chiffre ne tient pas compte des examens médicaux et ne porte que sur la radioactivité liée à l’environnement et à l’alimentation.
Jusqu’en 2017, les résultats de cette surveillance étaient synthétisés dans des rapports publiés annuellement. Depuis lors, ces rapports sont publiés tous les deux ans, en raison de la diminution du niveau de radioactivité, et périodiquement transmis à l’Unscear. Tous les rapports de surveillance de l’IRSN sur la Polynésie française sont disponibles sur le site internet de l’IRSN.
Outre cette surveillance régulière, le Lese effectue des études et des recherches ponctuelles sur l’évolution des niveaux de radioactivité dans les compartiments spécifiques de l’environnement, comme le sol ou les organismes marins. Le Lese a été mobilisé en 2011 et dans les années suivantes pour faire des mesures de radioactivité dans l’environnement après l’accident de Fukushima.
Des experts de l’IRSN ont participé ou participent encore aux travaux d’instances de l’État traitant des conséquences des essais nucléaires. La Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) est composée de personnalités scientifiques, de représentants des ministères de la défense, de la santé, de l’outre-mer, des affaires étrangères, du gouvernement et de l’assemblée de la Polynésie française, de parlementaires, d’associations de victimes des essais nucléaires et d’un expert de l’IRSN.
Jusqu’au début de cette année, l’IRSN a été membre du conseil scientifique de l’Observatoire de la santé des vétérans (OSV), que présidait Dominique Laurier et qui a cessé son activité. Nous sommes également représentés à la Commission d’information auprès des anciens sites d’expérimentations nucléaires du Pacifique, devant laquelle le responsable du Lese présente chaque année les résultats de la surveillance de la radioactivité.
En raison de sa capacité d’expertise en matière d’effets de la radioactivité sur les personnes et l’environnement, l’IRSN est régulièrement sollicitée par des autorités sur des points spécifiques concernant les conséquences dosimétriques et sanitaires des essais nucléaires en Polynésie.
En 2017, la direction générale de la santé (DGS) nous a interrogés sur l’état de la base des connaissances scientifiques sur les maladies radio-induites dans le cadre des essais nucléaires français, afin de disposer d’une analyse sur la liste initiale de dix-sept cancers fixée par le décret du 25 juin 2010. Cette liste a été complétée et comporte désormais vingt et-une maladies susceptibles d’être induites par les rayonnements ionisants.
En 2019, en réponse à une demande du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), l’IRSN a estimé les doses efficaces annuelles, pour les adultes et les enfants, liées aux retombées globales des essais atmosphériques d’armes nucléaires potentiellement reçues par les populations résidentes aux îles Gambier, à Tureia et dans quatre communes de Tahiti de 1975 à 1981.
En mars 2021, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a publié son rapport d’expertise, auquel l’IRSN a contribué. La DGS nous a interrogés sur la possibilité d’effectuer des travaux afin de répondre à deux recommandations du rapport : affiner les estimations de doses reçues par les populations locales et par les personnels civils et militaires, en particulier via l’accès à l’ensemble des mesures de surveillance radiologique environnementale et des mesures d’exposition et de contamination effectuées sur les personnels ayant travaillé sur les sites d’expérimentation nucléaire ; réaliser une veille attentive et rigoureuse de la littérature scientifique internationale sur la problématique des effets des faibles doses de rayonnements ionisants, en particulier pour certains cancers à ce jour non reconnus par les instances internationales comme pouvant être radio-induits, les maladies cardio-vasculaires et les effets sur la descendance. Cette demande a amené l’IRSN à effectuer, notamment au printemps 2021, des travaux préliminaires d’évaluation des doses à partir des mesures réalisées après l’essai Centaure selon une méthode différente de celle utilisée par le CEA et par Disclose.
En juin 2021, la DGS a demandé à l’IRSN de contribuer à la table ronde du 2 juillet qu’elle coordonnait sur le thème « Polynésie française : enjeux sanitaires ». L’IRSN a fait trois présentations relatives à la liste des maladies radio-induites, aux effets des faibles doses de rayonnements ionisants sur la santé et aux effets héritables des rayonnements ionisants sur la santé.
En 2022, le président du Civen a demandé à l’IRSN son éclairage sur la question de la dosimétrie en 1974, en partie dans les îles de la Société à la suite de l’essai Centaure. Nous avons présenté les résultats de l’analyse préliminaire précitée.
À l’heure actuelle, l’IRSN maintient son activité de veille scientifique sur les effets des faibles doses de rayonnements ionisants pour les cancers, les maladies cardio-vasculaires et les effets sur la descendance, et contribue aux travaux d’expertise menés sur ces sujets aux échelons international et européen, notamment dans le cadre de l’Unscear et de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), qui donne le « la » en matière de radioprotection – Dominique Laurier est membre de sa commission principale.
Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions et compléterons nos réponses par écrit. Nous avons d’ailleurs déjà rédigé un rapport à la demande d’une précédente commission d’enquête consacrée à la sécurité nucléaire.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Merci pour vos propos liminaires. La fusion entre l’IRSN et l’ASN, qui prendra effet l’année prochaine, aura-t-elle des conséquences sur vos activités en Polynésie française ?
M. Jean-Christophe Niel. A priori, non. Le principe est que toutes les activités attribuées à l’ASNR se poursuivront. Ce point a été débattu lors de l’élaboration de la loi.
Les activités qui ne sont pas attribuées à l’ASNR sont de deux ordres. Il s’agit d’abord de la dosimétrie – l’IRSN fabrique et vend 1,2 million de dosimètres par an à 25 000 clients, dont l’Assemblée nationale, où notre dispositif équipe les tunnels de contrôle des bagages –, qui sera attribuée au CEA. Il s’agit ensuite des activités de défense et de sécurité, qui rejoindront le ministère des armées. Les autres activités, notamment l’évaluation de l’impact des essais sur les personnes et sur l’environnement se poursuivront, au moyen notamment du Lese.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les méthodes de surveillance radiologique utilisées par la France, notamment par l’IRSN, diffèrent-elles de celles utilisées par d’autres pays, tels que les États-Unis et le Royaume-Uni, notamment dans le Pacifique ? Le cas échéant, comment expliquer les éventuelles différences d’approche ?
M. Philippe Renaud, chargé de mission auprès du directeur de l’environnement. Il n’y a pas de différence notable entre les surveillances effectuées par ces trois pays. Il s’agit essentiellement de surveiller les rejets des installations nucléaires avec des moyens similaires, en mesurant la radioactivité ambiante sur les aérosols et échantillons d’eau collectés.
Par ailleurs, la surveillance porte sur le « bruit de fond radiologique », constitué des radionucléides hérités des retombées des essais nucléaires et de l’accident de Tchernobyl. L’IRSN consacre des moyens à cette surveillance, qui vise trois objectifs : évaluer la radioactivité ajoutée par les installations nucléaires, estimer les expositions des populations à cette radioactivité rémanente et disposer d’un état de référence pour le cas où un nouvel événement se produirait. Bien qu’il n’y ait aucune installation nucléaire en Polynésie ni à proximité, nous y surveillons le bruit de fond radiologique et cette surveillance est même un peu plus développée qu’en métropole.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourquoi les sites de Moruroa et de Fangataufa ne font-ils pas l’objet d’une surveillance ?
M. Jean-Christophe Niel. La surveillance exercée par l’IRSN s’effectue sur l’espace public. La sûreté nucléaire repose sur le principe selon lequel l’exploitant, EDF par exemple, est responsable de la surveillance de ses emprises.
M. Jean-Christophe Gariel, directeur général adjoint chargé du pôle « santé et environnement ». L’IRSN a hérité le Lese du CEA. Dès sa création en 1962, ce laboratoire a été consacré à la surveillance exclusive des îles habitées, en dehors du site du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L’IRSN dispose-t-elle de données sur l’exposition radiologique des populations civiles et militaires présentes en Polynésie française avant, pendant et après les tirs ?
M. Philippe Renaud. Concernant la population civile présente pendant les essais nucléaires menés de 1966 à 1974, l’IRSN dispose uniquement des doses estimées par le CEA après les retombées des essais pour lesquels des conditions météorologiques défavorables ont entraîné des niveaux d’exposition et de contamination plus élevés qu’attendu. Pour cette période, l’IRSN ne dispose pas, comme c’est le cas à partir de 1975, d’estimations de doses annuelles dues aux essais nucléaires.
Les doses reçues annuellement en Polynésie de 1975 à 1981 ont été estimées par l’IRSN à la demande du Civen, sur la base notamment des rapports du CEA, qui ont été déclassifiés en 2013. Les doses sont bien plus faibles que ce qu’elles étaient à l’époque des retombées et n’ont jamais atteint 100 microsieverts. De 1975 à 1981, elles diminuent environ de moitié, en raison de la disparition de certains radionucléides de période courte et moyenne et de l’arrêt, en 1980, des essais atmosphériques chinois d’armes nucléaires, qui ont eu une contribution faible mais mesurable dans les retombées stratosphériques sur la Polynésie.
À partir de 1982, les doses ont été estimées annuellement par l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) puis par l’IRSN. Elles sont principalement dues au césium 137 et au carbone 14 issus des retombées stratosphériques des essais nucléaires des cinq puissances nucléaires d’alors, notamment celles des essais américains et soviétiques.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je déduis de vos propos qu’il n’existe aucune donnée disponible sur l’exposition de la population polynésienne avant l’installation du CEP.
M. Philippe Renaud. Une étude du CEA portant sur l’année 1962 offre une forme d’état de référence, mesurant en particulier l’activité dans l’air. On y décèle notamment les traces des retombées des essais américains effectués en 1962 sur l’île Christmas, située sur l’équateur au nord de Tahiti. Ces retombées étaient faibles.
M. Jean-Christophe Gariel. Nous confirmons que l’IRSN ne dispose pas de données antérieures.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous n’en disposez pas, mais elles existent.
M. Philippe Renaud. Toutes les données du CEA ont été transmises à l’Unscear, dans le cadre d’un réseau mondial de surveillance. Elles sont donc disponibles.
M. le président Didier Le Gac. Il existe donc un état zéro de l’exposition de la population en 1962, avant que les essais ne débutent. C’est un point fondamental.
M. Jean-Christophe Gariel. Le CEA est le mieux à même de préciser ce point. Ses rapports indiquent que les mesures ont commencé en 1962, avant les premiers tirs français. Il s’agissait de mesurer les conséquences des tirs effectués antérieurement par les autres puissances.
M. le président Didier Le Gac. En récupérant la mission de surveillance, vous n’avez donc pas récupéré les archives du CEA ?
M. Philippe Renaud. La seule chose dont nous disposons, ce sont les rapports de l’Unscear (comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants). Certains des rapports du CEA d’origine, qui contenaient l’essentiel des données, ont été en partie déclassifiés en 2013.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Dans ce cas, vous devez y avoir accès : les utilisez-vous pour vos études actuelles ?
M. Philippe Renaud. Pour le moment, nous n’utilisons que les rapports relatifs aux années 1975 à 1981, en réponse à la demande du Civen. Nous avons aussi utilisé la note technique du CEA, qui a évalué les retombées des essais Centaure sur la Polynésie, pour l’étude préliminaire mentionnée par M. Niel sur la possibilité d’utiliser une méthodologie différente de celle du CEA pour évaluer ces retombées.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Avez-vous un rôle dans le processus de reconnaissance du fait que ces essais nucléaires ont rendu les gens malades ? Je constate qu’en Polynésie, être atteint d’une maladie inscrite sur la liste des maladies radio-induites n’entraîne pas forcément une reconnaissance immédiate du fait que l’on est malade du fait des essais nucléaires. À l’inverse, quand des travailleurs du nucléaire – en Normandie, par exemple, dont je suis élu – sont atteints d’une telle maladie, elle est reconnue quasi immédiatement comme une maladie professionnelle. Pourquoi cette différence de traitement entre ceux qui travaillent dans les centrales et les Polynésiens, voire les Algériens ? Pourquoi le doute ne profite-t-il pas au malade ? Quel rôle jouez-vous dans cette appréciation ?
M. Jean-Christophe Niel. Notre rôle est scientifique et technique : notre métier n’est pas d’apprécier au cas par cas le lien de causalité entre les doses reçues et les pathologies. Notre travail – qui n’est pas simple pour autant – consiste à surveiller, et d’autre part à évaluer les doses reçues par les personnes. Aujourd’hui, la dose est considérée comme un indicateur de l’effet potentiel.
Cette évaluation est faite a posteriori, puisqu’elle n’a pas été faite sur le moment. J’insiste sur le fait que ce sont des calculs complexes, à partir de données qui sont ce qu’elles sont, et donc avec des incertitudes importantes.
M. Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé de l’IRSN. Pour ce qu’on sait des effets radio-induits, l’IRSN a trois types d’activité.
La première, c’est la recherche : nous menons des travaux de biologie et de radiotoxicologie, sur l’animal mais aussi, par des études épidémiologiques, sur l’homme, par exemple sur des enfants qui passent des scanners, sur les travailleurs de l’industrie nucléaire ou les personnels navigants des compagnies aériennes. Nous essayons ainsi d’en savoir davantage sur les effets des rayonnements ionisants.
Notre deuxième activité est de synthétiser les connaissances : les questions sur les effets des faibles doses sont nombreuses. Nous avons ainsi réalisé récemment un rapport dans le cadre du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) sur la question des sites de stockage, où la question des faibles doses se pose de la même façon.
Notre troisième activité est de contribuer à la synthèse internationale, aux travaux des Nations unies, donc à l’Unscear et à la Commission internationale de protection radiologique.
Nous disposons donc d’une assez bonne connaissance des effets des rayonnements ionisants à faible dose. Mais nous n’agissons pas sur les systèmes de compensation. Du reste, les deux systèmes que vous évoquez – celui des travailleurs du nucléaire et celui qui s’applique en Polynésie – sont très différents et, pour les travailleurs, la liste des pathologies concernées est très limitée.
Ce qu’on peut dire aujourd’hui sur les effets des rayonnements ionisants et le risque de cancer, c’est que, parce que nous n’avons pas d’observation, nous ne pouvons pas affirmer qu’il existe un risque à très faible dose. Nos niveaux de connaissance concernent des niveaux d’exposition à quelques dizaines ou quelques centaines de millisieverts : on peut aujourd’hui démontrer une augmentation du risque de certains cancers à des niveaux d’exposition de l’ordre de 100 millisieverts. En dessous, le système de radioprotection suppose, dans l’état actuel des connaissances, que ce risque est continu et que des doses plus faibles entraînent elles aussi une augmentation du risque – c’est-à-dire une augmentation de la probabilité de cancer. Les rayonnements ionisants ne sont qu’un seul des nombreux facteurs de risque de cancer connus ; si les doses sont faibles, la contribution des rayonnements ionisants au risque est faible, et cela rend difficile d’identifier leur contribution au risque de cancer, de la quantifier et de la prendre en compte dans des systèmes de compensation.
Quel que soit le système, les seuils retenus – la limite à 1 millisievert pour être éligible au système de compensation actuelle par le Civen, par exemple – sont des décisions de gestion, pas des limites de risque. Je le redis, nos connaissances ne nous permettent pas d’identifier un seuil en deçà duquel le risque serait nul : on considère que le risque est progressif, même si on ne peut pas l’observer dans des études épidémiologiques pour des doses sont très faibles. On ne peut pas aujourd’hui confirmer ce fait, on suppose que c’est le cas ; nos observations s’arrêtent à quelques dizaines ou centaines de millisieverts, pour les expositions professionnelles comme pour les expositions en Polynésie.
M. Jean-Christophe Niel. L’outil épidémiologique – regarder, de façon très contrôlée, un groupe de personnes pour essayer d’établir un lien entre la dose qu’elles reçoivent et les pathologies qu’elles développent – a du mal à faire la démonstration d’un effet si la dose est faible. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’effet : ce n’est pas parce qu’on ne le voit pas qu’il n’existe pas. En revanche, on peut dire qu’il est faible.
Ce lien entre la dose et l’effet fait l’objet de discussions – pour ne pas dire de polémiques – à l’échelle internationale. Le système de gestion international est fondé sur cette idée que plus la dose est faible, plus l’effet l’est aussi, mais que toute dose engendre effet. Cependant, certains acteurs scientifiques, notamment aux États-Unis, contestent ce lien et considèrent qu’en dessous d’une certaine dose, il n’y a pas d’effet. Ce n’est pas la position adoptée par l’IRSN dans le système de gestion. Nous avons produit en 2023 un document de doctrine sur ce sujet, que nous pourrons vous transmettre. Nous considérons que cette approche dite « linéaire sans seuil » – qui consiste à tracer une ligne droite sur la courbe en deçà des mesures observables – reste pertinente, notamment au vu des résultats récents, tant des études épidémiologiques, qui étudient des cohortes de plus en plus grandes, que des études radiobiologiques.
M. Dominique Laurier. Avec le temps, nos connaissances se sont beaucoup améliorées : on démontre aujourd’hui des effets à une centaine de millisieverts, mais dans les années 1960, cette limite n’était que de 1 gray. Toutefois, l’hypothèse selon laquelle il existait un risque qu’on ne pouvait pas démonter était déjà posée.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Existe-t-il dans l’environnement des concentrateurs de radioactivité, par exemple des plantes ou des mollusques, qui exposeraient à des doses plus importantes ceux qui les consomment en grandes quantités ? Si tel est le cas, comment les gens sont-ils informés ? Les incite-t-on à ne pas consommer ces produits ou à modérer leur consommation ? Y a-t-il une éducation sur ce sujet ?
M. Philippe Renaud. Oui, il existe dans l’environnement ce que nous appelons des bio-indicateurs. Ainsi, pour suivre les rejets des installations nucléaires en métropole, nous utilisons des plantes aquatiques, car on ne sait pas mesurer la radioactivité dans l’eau. Pour la Polynésie, un bon exemple est celui des bénitiers. En milieu marin, il y a des radionucléides naturels, dont le polonium 210, un descendant de la chaîne de l’uranium 238 qui est l’un des radionucléides les plus radiotoxiques. Il se trouve que le polonium 210 se concentre en milieu marin dans le plancton : il est ainsi transféré à tous les organismes qui se nourrissent de plancton, notamment les mollusques, et parmi eux les bénitiers. L’IRSN a identifié dans les bénitiers des concentrations importantes en polonium 210, qui peuvent donner des doses dépassant – suivant la quantité consommée, qui peut être grande dans certains atolls polynésiens – 1 millisievert, voire 2, 3 ou 10 millisieverts. Notre dernier rapport sur la Polynésie, qui porte sur les années 2021 et 2022, revient sur ce sujet (page 36) : nous y exposons le constat et formulons des recommandations de consommation modérée.
M. José Gonzalez (RN). Quelles sont les parts respectives des retombées atmosphériques – qui, par définition, n’ont pas de frontière – des essais d’armes nucléaires français en Polynésie française, à Reggane au Sahara, et ailleurs dans le monde ? Quelles sont les responsabilités ?
M. Philippe Renaud. Une explosion nucléaire provoque l’émission de radionucléides, qui sont soit des produits de fusion soit des produits d’activation, et qui se fixent sur des particules en suspension dans l’air, lesquelles retombent ensuite au sol.
Comme l’a dit M. Niel, il existe trois types de retombées.
Les premières sont locales : on retrouve les particules les plus grosses jusqu’à quelques centaines de kilomètres. Seuls les essais nucléaires français ont pu provoquer de telles retombées sur les atolls les plus proches du Moruroa et de Fangataufa ; on a trouvé des traces de plutonium français au niveau des îles Gambier.
Les particules les plus fines, micrométriques, vont dans la troposphère, c’est-à-dire la basse couche de l’atmosphère ; assez rapidement, elles y sont prises en charge par des circulations atmosphériques très importantes. Sur la Terre, ces masses d’air vont toujours d’ouest en est : les retombées troposphériques des essais nucléaires français sur Moruroa et Fangataufa allaient directement en Amérique du Sud, cette région ayant ainsi été la plus exposée par suite des essais nucléaires français. Ces masses d’air contaminées font ensuite le tour du globe et reviennent au niveau de la Polynésie française, un peu diluées, les radionucléides de période courte ayant eu en outre, au cours des vingt à trente jours de transit, le temps de s’éliminer en partie. Dans l’hémisphère Sud, malheureusement, des anticyclones tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre : durant le transit d’ouest en est, si les masses d’air contaminées ont été prises en charge par un anticyclone, celui-ci les a ramenées vers l’ouest, donc potentiellement vers la Polynésie. Il est ainsi arrivé pour un certain nombre d’essais nucléaires français que, sous l’effet d’une météorologie défavorable, les retombées troposphériques, au lieu d’être dirigées vers l’Amérique du Sud et de faire le tour du globe, soient prélevées dans le panache par l’anticyclone et ramenées en arrière. Le cas le plus connu est celui des retombées de l’essai Centaure, en 1974.
Enfin, lors d’un essai nucléaire de très forte puissance ou tiré en altitude, une partie du champignon monte au niveau stratosphérique : il est alors pris en charge par des circulations de masses d’air qui le redistribuent à l’échelle planétaire, mais principalement dans le lieu d’émission. La plupart des essais américano-soviétiques ont eu lieu dans l’hémisphère Nord : les retombées stratosphériques y ont plus particulièrement eu lieu, notamment dans la bande latitudinale où se trouve la France métropolitaine. Celle-ci a reçu environ 18 % des retombées stratosphériques mondiales. Une autre partie de ces retombées se sont faites dans l’hémisphère Sud, à hauteur d’environ 6 % pour la Polynésie.
Les retombées troposphériques en Polynésie liées aux essais nucléaires français qui ont subi ces phénomènes de retour anticycloniques concernent une vingtaine de radionucléides, notamment l’iode 131. Les radionucléides de période plus longue – césium 137, strontium 90 ou plutonium notamment – y sont plutôt issus de retombées stratosphériques résultant des essais américano-soviétiques.
Mme Raquel Garrido (LFI-NUPES). Puisqu’on peut identifier la responsabilité de cinq puissances nucléaires, d’autres nations – notamment en Amérique du Sud – ont-elles cherché à obtenir des dédommagements de la part de ces États ? Comment la France, le cas échéant, y a-t-elle réagi ?
Que savez-vous, par ailleurs, des essais qui ont eu lieu en Algérie et de leurs effets ?
M. Jean-Christophe Niel. Je ne sais pas répondre à votre première question, qui est au-delà de notre champ de compétences. Certains pays, comme les États-Unis, ont mis en place des systèmes de compensation pour leur propre population.
M. Jean-Christophe Gariel. L’IRSN ne dispose pas de données sur les tirs qui ont eu lieu en Algérie. On peut peut-être évoquer ici le phénomène des sables sahariens.
M. Philippe Renaud. Il arrive régulièrement que les vents qui viennent du Sahara apportent des particules – on les voit se déposer sur les voitures, par exemple. Comme il y a plus de particules dans l’air, la concentration en césium 137 est plus importante. Ce césium 137 provient majoritairement des retombées des essais américano-soviétiques. Il y a certainement une contribution du césium 137 déposé localement, à proximité des sites de tir français, mais nous ne pouvons pas le distinguer de l’ensemble des retombées de césium 137.
M. Jean-Christophe Niel. Vous trouverez sur le site de l’IRSN une note d’information sur ces phénomènes. Nous informons le public sur les mesures que nous prenons à chaque événement de ce type.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. À l’époque du CEP, l’état des connaissances dans le domaine de la météorologie permettait-il d’anticiper ces retombées ?
M. Philippe Renaud. Je ne sais pas vous répondre précisément, car j’ignore quel était, à l’époque, l’état exact des connaissances en météorologie, science qui a beaucoup évolué. Ainsi, la question de la circulation des masses d’air stratosphériques n’était pas connue avant les essais nucléaires : ce sont précisément eux qui ont permis de les étudier, les radionucléides ayant servi de traceurs.
M. Jean-Christophe Niel. C’est une question qui s’adresse plutôt au CEA, qui était l’opérateur des essais nucléaires.
Mme Joëlle Mélin (RN). L’IRSN est-il amené à donner des consignes particulières à la Polynésie pour les examens médicaux qui se déroulent dans les cabinets de radiologie ?
M. Jean-Christophe Gariel. La Polynésie est indépendante dans ce domaine : de telles consignes ne relèvent pas de la responsabilité de l’IRSN. En revanche, la radioprotection des patients est une partie de notre métier. Nous sommes en relation avec les sociétés savantes pour donner des consignes. En matière de diagnostic, nous travaillons sur des niveaux de référence qui permettent aux professionnels de choisir la meilleure dose à délivrer pour le meilleur résultat.
Mme Joëlle Mélin (RN). Vous leur donnez des éléments pour la décision.
M. Jean-Christophe Gariel. Oui. Ces niveaux de référence sont fournis à l’Autorité de sûreté nucléaire, qui les publie et les met à jour régulièrement.
M. Jean-Christophe Niel. Dans le domaine médical, le rayonnement doit être assez fort pour remplir sa mission diagnostique ou thérapeutique, mais pas trop fort, afin d’éviter que le traitement – notamment d’un cancer, par radiothérapie – ou l’examen lui-même ait des conséquences préjudiciables pour le patient. Notre rôle est de contribuer à aider les professionnels à faire le bon geste.
M. le président Didier Le Gac. Quand vous constatez, par exemple, que les bénitiers contiennent des doses importantes de polonium 210, j’imagine que vous ne vous contentez pas de le mentionner dans un rapport. Y a-t-il une alerte aux autorités sanitaires ? En Bretagne, au moindre doute toxicologique sur les coquillages, l’ARS, l’agence régionale de santé, interdit tout ramassage.
M. Jean-Christophe Gariel. Il faut remettre ces niveaux de danger en perspective. Dans le cas des bénitiers, les concentrations de radionucléides n’appellent pas de mesures sanitaires. On peut sensibiliser la population au fait que d’énormes consommations peuvent être néfastes, mais je veux rassurer tout le monde : par pitié, continuez à consommer des bénitiers !
M. Jean-Christophe Niel. Il faut également relever que la dose que reçoivent les Polynésiens est plus faible que celle reçue par les personnes qui vivent en métropole.
M. Philippe Renaud. Nous parlons en effet de faibles doses. La concentration mesurée dans les bénitiers peut atteindre quelques millisieverts, mais celle du radon dans certaines habitations en métropole peut atteindre les mêmes niveaux. Ils peuvent aussi être dépassés lors d’un scanner abdomino-pelvien. Il faut donc relativiser ces niveaux d’exposition.
En métropole, les expositions liées à la fois aux essais nucléaires et à l’accident de Tchernobyl sont actuellement de l’ordre de quelques microsieverts par an. Pour simplifier, le strontium 90, le carbone 14 et quelques isotopes du plutonium, issus de retombées des essais nucléaires, sont à l’origine de doses de 1 ou 2 microsieverts par an, et le césium 137 présent dans les sols français expose par voie externe la population à des niveaux de quelques dizaines de microsieverts. En Polynésie, les niveaux sont encore un peu inférieurs, puisque le niveau global des doses dues à la radioactivité artificielle est de l’ordre de 3 microsieverts – c’est-à-dire entre plusieurs centaines de fois et mille fois moins que la valeur de référence de 1 millisievert.
M. Jean-Christophe Niel. Philippe Renaud a évoqué les doses reçues au titre de l’activité humaine – par le biais des essais nucléaires, des accidents ou des rejets des installations. C’est une petite fraction de la dose d’origine naturelle que chacun reçoit quotidiennement et qui représente de l’ordre de quelques millisieverts par an.
On parle donc de quelques microsieverts d’origine artificielle, à comparer avec les doses supérieures reçues du fait du rayonnement tellurique ou de l’ingestion d’éléments radioactifs, comme le potassium 40 présent dans le lait. Il faut avoir ces ordres de grandeur à l’esprit. La dose reçue globalement par les personnes du fait de l’ensemble de ces rayonnements est plus faible en Polynésie qu’en métropole.
M. Philippe Renaud. C’est exact. Elle est de l’ordre de 1,4 millisievert par an et essentiellement due à la radioactivité naturelle. Cette dernière résulte à la fois du rayonnement cosmique, auquel on n’échappe pas, du rayonnement tellurique, lié à la présence de radionucléides dans les sols, et de l’ingestion de denrées, qui contiennent toutes des radionucléides naturels.
Nous avons parlé notamment du cas du polonium 210, qui a un peu plus tendance à se concentrer, mais on trouve d’autres radionucléides naturels dans toutes les denrées consommées. Et il y en a un peu plus en métropole, car ces radionucléides y sont mieux retenus par les sols qu’en Polynésie, où ces derniers sont davantage lessivés. Il faut aussi rappeler que si l’on a pu ouvrir des mines d’uranium en France, c’est bien parce que nous sommes dans une zone où l’on en trouve pas mal.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous parlons du présent, mais cette commission d’enquête se préoccupe particulièrement des doses reçues par les populations dans le passé. Je suis étonnée que l’on vous ait demandé de porter votre attention sur les données recueillies entre 1975 et 1981, alors que les essais les plus polluants ont pris fin en 1974. Vous êtes-vous également intéressés à la période des essais atmosphérique, qui s’étend de 1966 à 1974 ?
Estimez-vous, par ailleurs, que des doses inférieures à 100 millisieverts sont faibles ?
M. Dominique Laurier. Ce seuil de 100 millisieverts est issu d’une sorte de guide international qui hiérarchise les différents niveaux d’exposition. On considère qu’au-delà de 1 gray la personne a absorbé une forte dose, liée soit à une exposition accidentelle, soit à une irradiation thérapeutique destinée à tuer des cellules.
Immédiatement en dessous de ce seuil, on estime que l’on se situe dans des zones de doses intermédiaires. Certaines personnes ont peut-être reçu des doses de ce niveau-là à la suite des essais, en particulier celles qui ont travaillé au Centre d’expérimentation du Pacifique.
Lorsque l’on est encore plus bas, on entre dans le domaine des faibles doses. Les quantités de doses ajoutées par les essais sont de l’ordre de quelques millisieverts pour la population polynésienne. On est donc nettement en dessous du seuil de 100 millisieverts.
M. Jean-Christophe Niel. Ce n’est pas l’IRSN qui a déterminé ce seuil de 100 millisieverts, mais les experts internationaux, qui considèrent qu’en deçà, on a affaire à de faibles doses.
S’agissant de votre première question, nous n’avons pas été sollicités pour travailler de manière systématique sur les essais réalisés avant 1975. Nous avons cependant eu des échanges avec le Civen sur les conséquences de l’essai Centaure et nous avons à cette occasion réalisé une étude préliminaire. Pour ce qui concerne la période après 1975, comme cela a déjà été indiqué, nous avons effectué pour le Civen une étude sur la base des données fournies par le CEA.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous savez que le Civen retient le seuil de 1 millisievert comme critère permettant de statuer sur une demande d’indemnisation, c’est-à-dire d’accorder à un malade le statut de victime. C’est bien inférieur à 100 millisieverts. 1 millisievert constitue donc bien une faible dose ?
M. Dominique Laurier. Oui, tout à fait. Le seuil de 100 millisieverts ne constitue pas une limite en dessous de laquelle il n’y aurait pas de risque. Le consensus scientifique actuel est que l’on a beaucoup plus d’incertitudes sur la quantification du risque en dessous de 100 millisieverts, mais qu’un risque demeure, proportionnel à la dose reçue, même lorsqu’elle est très faible avec 1 millisievert. On parle de doses très faibles en dessous de 10 millisievert.
On suppose que le risque va se matérialiser par une augmentation de la proportion de cancers dans la population exposée. Quand les doses reçues dont élevées, le nombre de cancers en excès est suffisamment important pour être perceptible. Quand ces doses sont très faibles, on suppose que la probabilité de développer un cancer augmente, même si elle devient très faible.
Le seuil de 1 millisievert n’est pas un seuil de risque, mais cela correspond en effet à une dose très faible.
M. Jean-Christophe Niel. Cette valeur figure dans la réglementation pour la protection du public.
M. Dominique Laurier. C’est une valeur limite destinée à gérer les expositions supplémentaires de la population. Il est recommandé que cette dernière ne reçoive pas plus de 1 millisievert par an du fait des différentes sources d’exposition liées à l’activité humaine.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je voudrais connaître votre avis sur le tir Centaure, puisque vous avez fait une étude préliminaire à son sujet. Avez-vous eu accès sans restriction à toutes les archives du CEA pour pouvoir faire une étude très poussée ? On relève en effet de nombreuses différences entre les points de vue des scientifiques. Les auteurs du livre Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie ne sont pas d’accord avec les chiffres avancés par le CEA.
Vous avez mentionné une étude radiotoxicologique portant sur différents corps de métier. Avez-vous aussi été sollicité pour en réaliser une sur l’ensemble des Polynésiens ?
M. Jean-Christophe Niel. L’étude que nous avons réalisée sur l’essai Centaure est préliminaire. Elle n’est donc pas très robuste.
Philippe Renaud peut expliquer la logique de cette étude et en quoi elle diffère de celle qu’avait réalisée le CEA, qui est citée dans le livre que vous avez mentionné.
M. le président Didier Le Gac. Pour la clarté de nos débats, je rappelle que Centaure est le nom de code du dernier essai nucléaire atmosphérique, effectué en 1974.
M. Philippe Renaud. Dont les retombées ont malheureusement été ramenées par un anticyclone.
Nous avons eu accès à une note technique du CEA, qui fournissait les résultats de mesures disponibles dans l’air, dans les dépôts radioactifs et dans certaines catégories de denrées. Ce document décrivait aussi la méthodologie suivie par le CEA pour évaluer les doses reçues par la population polynésienne.
Nous avons essayé de développer une méthodologie différente, afin de voir à quels résultats cela aboutirait. Tel était l’objet de cette étude préliminaire. Nous nous sommes appuyés plus largement sur les résultats des mesures et nous avons tenu compte des transferts dans l’environnement. Les résultats en matière de doses sont assez proches de ceux du CEA.
Nous avons aussi examiné l’article publié par Sébastien Philippe, qui a lui-aussi essayé de reconstituer les doses reçues du fait de Centaure. De ce que nous avons compris, car tout n’est pas très clair dans cette publication, il a utilisé la même méthodologie que le CEA mais a modifié les valeurs de certains paramètres. Cela aboutit à des doses qui sont un peu plus élevées que celles du CEA. Vous noterez que j’ai dit « un peu plus élevées ».
Tant notre méthodologie que celle du CEA, reprise par Sébastien Philippe, sont toutes entachées d’incertitudes. Il est très difficile de préciser ces incertitudes, mais quand on le fait, on a une idée de la robustesse de l’évaluation. Selon nous, les résultats obtenus par chacune des trois études ne montrent qu’une chose : les doses reçues sont de l’ordre de 1 millisievert. On n’est pas forcément capable de distinguer entre les personnes qui ont reçu des doses au-dessus ou en dessous de ce niveau.
Il faut être bien conscient que les transferts dans l’environnement sont des phénomènes complexes. Le nombre de nucléides en jeu est important et des incertitudes sont associées à chacune de ces évaluations. Tout ce que nous pouvons dire c’est que, de manière schématique, en développant notre méthodologie nous avons trouvé des résultats qui sont à la fois proches de ceux du CEA et pas très éloignés de ceux de Sébastien Philippe.
Présidence de Mme Raquel Garrido, vice-présidente
M. Dominique Laurier. S’agissant de votre deuxième question, à ma connaissance, l’IRSN n’a pas été réalisé d’étude sur la santé des populations polynésiennes.
Il existe deux études sur ce sujet. L’une a été faite pour l’Inserm par Florent de Vathaire, que vous allez auditionner très prochainement. L’autre porte sur une cohorte de personnels civils de la défense et de militaires qui ont été employés sur les sites d’essai. Elle a été réalisée par Sépia-Santé pour l’Observatoire de la santé des vétérans.
Il s’agit là, je le répète, de niveaux d’exposition faibles et la démonstration d’effets sera limitée pour la population polynésienne. En revanche, les données internationales et celles collectées par l’IRSN sur d’autres populations dans le cadre d’études de grande ampleur sont tout à fait transférables. Les connaissances ainsi acquises sur les effets des faibles doses sont utilisables pour évaluer les risques en Polynésie.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous indiquez que vous avez utilisé une méthodologie différente de celle utilisée par le CEA, laquelle a été approuvée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et a aussi été utilisée par Sébastien Philippe, lequel a utilisé des données différentes. Sans entrer dans les détails, pourriez-vous indiquer les caractéristiques de votre méthode ?
Vous êtes arrivé à un résultat d’environ 1 millisievert pour l’exposition aux retombées du tir Centaure, un anticyclone ayant détourné le nuage toxique vers les îles les plus habitées de Polynésie. Sachant que la dose de 1 millisievert sur l’année est celle retenue par le Civen pour déterminer si les demandeurs sont victimes des essais, les gens ont-ils reçu cette même dose le jour des retombées ?
M. Philippe Renaud. J’insiste sur le fait que l’étude que nous avons conduite est préliminaire. Nous savons déjà quelles sont les pistes à suivre pour l’approfondir le cas échéant, mais je ne pense pas que les ordres de grandeur des résultats changeraient.
Les doses que nous avons mentionnées n’ont pas été reçues en une seule fois, mais bien en une année. Lors des retombées de Centaure, les gens ont inhalé les radionucléides présents dans l’air. Ils ont été exposés au dépôt radioactif. Ce dépôt est resté, tout en diminuant par décroissance radioactive. Les gens ont consommé pendant des semaines, voire des mois, des denrées contaminées par les retombées. Quand on prend en compte l’ensemble de ces voies d’exposition et des niveaux de contamination, on arrive à cette dose de l’ordre du millisievert, qui ne résulte donc pas d’une exposition instantanée, mais d’une accumulation d’expositions.
Exposer en détail la méthodologie risque d’être très technique. Disons pour simplifier que, lors d’une explosion nucléaire, un certain nombre de produits de fission et d’activation sont générés. On connaît leurs proportions – c’est ce que l’on appelle le spectre. Le CEA est parti de ces données, complétées par les résultats de mesures de dépôts sur l’île de Tahiti. À partir de cet ensemble, il en a déduit les concentrations dans l’air, dans les sols et dans les denrées alimentaires.
Si l’IRSN avait utilisé la même méthodologie, cela n’aurait servi à rien car nous serions probablement arrivés d’office à un résultat très proche. Nous avons donc choisi de partir des niveaux mesurés dans l’air par des filtres pour différents radionucléides qui sont parmi les principaux contributeurs à l’exposition de la population. Nous avons reconstitué les dépôts à partir de ces données et fait tourner un modèle de transferts dans l’environnement, notamment sur la chaîne alimentaire. Cela nous a permis de reconstituer l’évolution de la contamination résultant des principaux radionucléides dans les denrées locales. Nous avons calé ce modèle sur les trop rares résultats de mesures disponibles. Il se trouve qu’avec ces deux méthodes tout à fait différentes nous avons trouvé un résultat similaire.
Cette méthodologie de l’IRSN avait déjà été utilisée pour évaluer les conséquences en métropole des essais nucléaires, mais nous avions alors eu accès à des dizaines de milliers de résultats de mesures pertinentes, ce qui nous avait permis d’appliquer cette méthodologie avec succès. Lorsqu’il s’agit d’estimer les conséquences des retombées radioactives sur Tahiti à la suite de l’essai Centaure, le problème est que l’on dispose de beaucoup moins de résultats de mesures. C’est ce qui explique les incertitudes dont j’ai parlé, aussi bien avec la méthodologie du CEA qu’avec celle que nous avons développée.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Selon vous, les mesures étaient-elles proportionnées à l’ampleur des activités d’expérimentations nucléaires dans la région ?
M. Philippe Renaud. Le fait est que les mesures disponibles à la suite de Centaure sont moins complètes que celles dont nous disposions en métropole à la même époque, et même antérieurement, lesquelles étaient alors effectuées par le service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Peut-on dire que le CEP a maîtrisé les risques associés aux essais nucléaires en Polynésie française ?
M. Jean-Christophe Niel. L’IRSN n’a pas participé à ces essais. Cette question devrait être posée au CEA.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Lorsque je vous écoute – et je ne suis pas le seul à le faire, puisque cette audition est diffusée en direct et le sera ultérieurement sur LCP –, j’ai l’impression qu’il n’y a pas trop de problèmes, puisque l’on ne dépasse pas les normes internationalement reconnues.
Le 31 mai je vais recevoir au Havre des hibakucha – des survivants des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Je les ai rencontrés lorsque je me suis rendu dans ces deux villes, où j’avais discuté avec des chercheurs japonais travaillant eux-aussi sur les questions d’irradiation. Bien entendu, les doses reçues ont été très supérieures au moment des explosions et des mois voire des années après. Les conséquences se font toujours sentir, notamment sur les générations qui ont suivi – point que nous n’avons pas encore abordé.
Aujourd’hui encore, lorsqu’un jeune d’Hiroshima ou de Nagasaki va faire ses études à l’université de Kyoto, personne ne veut fonder une famille avec lui car ses parents ou ses grands-parents ont subi les explosions. Des dizaines d’années après, il continue à y avoir des conséquences, avec des taux plus élevés de malformations et de handicaps parmi les enfants.
Si j’ai bien compris ce que vous avez dit, vous formulez des recommandations en métropole mais pas en Polynésie, car cela relèverait des prérogatives de ce territoire. Mais vous devriez faire des recommandations au monde entier en vous appuyant sur les résultats de vos recherches ! Il est nécessaire de partager ces données pour faire prendre conscience des conséquences sur les populations et les générations à venir et ne plus jamais refaire les mêmes erreurs. Pourquoi ne conseillez-vous pas la Polynésie ? Pourquoi ne mettez-vous pas vos moyens à sa disposition ?
Les normes internationales font-elles l’objet d’un consensus absolu ? Ou bien certains pays – comme le Japon, par exemple – ont-ils estimé qu’il conviendrait d’abaisser les seuils ?
M. Jean-Christophe Niel. L’IRSN mène des recherches avec les Japonais dans le cadre du Projet triangle, une structure qui associe les universités d’Hiroshima, de Nagasaki et de Fukushima. Notre organisme est l’un des rares à collaborer avec ces trois universités.
Quant au fait que nous ne formulions pas de recommandations en Polynésie, il faut tout d’abord comprendre que nous intervenons dans le cadre d’instances internationales pour contribuer à l’élaboration de normes partagées. C’est notamment le cas pour le seuil d’exposition de la population de 1 millisievert par an ajouté à la radioactivité naturelle. Nous pourrions vous en détailler la genèse. D’une certaine manière, nous travaillons ainsi pour tout le monde, en Polynésie comme en métropole.
Ensuite, nous n’intervenons pas en Polynésie française sur les aspects médicaux – c’est-à-dire la manière de bien gérer les doses de rayonnement ionisants pour atteindre des objectifs diagnostiques ou thérapeutiques sans avoir d’effets néfastes –, car cela relève des compétences du ministère de la santé de ce territoire.
M. Dominique Laurier. J’ai dit que nous n’avions pas d’activités dans le domaine de la santé en Polynésie, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Nous avons été sollicités par la direction générale de la santé (DGS) en 2017 pour donner notre avis sur la classification des cancers radio-induits réalisée par l’Unscear, par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) et par des pays comme les États-Unis ou le Royaume-Uni. Nous nous attendons à une saisine prochaine de la DGS sur ce même sujet.
Nous ne faisons pas de recommandations particulières pour la Polynésie, car nos recommandations s’appuient sur l’état des connaissances concernant la relation entre l’exposition aux rayonnements ionisants et les risques pour une population donnée. Nous proposons des synthèses au niveau national ou international valables pour différentes situations d’exposition. Nos recommandations s’appliquent globalement et ne sont donc pas spécifiques à la Polynésie.
À l’occasion de la mise à jour des connaissances sur les cancers radio-induits, notamment dans le cadre de groupes de travail au sein de l’Unscear, de nombreux avis divergents s’expriment et il peut se passer plusieurs années avant qu’un rapport ne soit publié. Nous discutions il y a encore deux jours à l’Unscear et les débats étaient très chauds, notamment sur l’interprétation des résultats pour les faibles doses. La position de l’IRSN est qu’il existe un risque dans ces cas, mais tout le monde n’est pas d’accord. Notre position est basée sur la science, mais le consensus est toujours en discussion.
Concernant les effets sur la descendance, nous avons réalisé une synthèse de la littérature qui a fait l’objet de deux publications il y a deux mois. Nous avons recensé 140 publications scientifiques. Il est acquis que l’exposition in utero, c’est-à-dire une exposition de la mère pendant la grossesse, augmente – en fonction des doses – les risques de cancer, de certaines pathologies et de malformations congénitales. En revanche, pour les effets héréditaires, liés à des expositions avant la conception jouant sur les cellules germinales transmises aux générations suivantes, nous avons beaucoup plus de mal à détecter les risques. Jusque dans les années 1970, les tests étaient réalisés sur des drosophiles et ils indiquaient une modification des caractéristiques des descendants dont les parents avaient été exposés à de fortes doses. Des résultats similaires ont été obtenus depuis avec des souris, qui sont beaucoup plus proches des humains. Nous constatons des modifications génétiques dans la descendance alors qu’elles ne sont pas présentes chez les parents.
Cette synthèse, réalisée dans le cadre international de la CIPR et de plateformes européennes de recherche, conclut que nous ne sommes pas capables de démontrer chez l’homme des transmissions génétiques et une augmentation des risques de cancer ou de malformations à la naissance. Les études concernant les humains sont très limitées et beaucoup plus difficiles à interpréter que celles dont nous disposons sur le cancer. C’est pourquoi nous restons très prudents sur l’effet héréditaire chez l’homme et avançons des hypothèses pouvant expliquer pourquoi ces effets sont démontrables chez l’animal mais pas chez l’homme.
M. Jean-Christophe Gariel. Nous disposons d’un laboratoire en Polynésie auquel est attachée une personne dont le rôle ne se limite pas à la réalisation de mesures et à la collecte d’échantillons, puisqu’elle a également un rôle très important en termes de communication et de pédagogie auprès de la population et des responsables locaux – j’ai une liste de tous les débats publics auxquels elle a participé. Elle ne travaille pas isolée dans son coin puisqu’elle dispose d’un réseau de correspondants locaux pour surveiller sept îles.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pour ma part, j’ai essayé plusieurs fois de joindre cette personne, par mail et par téléphone, mais elle ne m’a jamais répondu.
Je comprends qu’il est difficile de prouver qu’il existe des risques de cancer dû à la radioactivité à faible dose, mais préconisez-vous de supprimer ou de garder la référence à un seuil d’exposition d’1 millisievert dans la loi Morin pour l’indemnisation des malades ?
M. Dominique Laurier. Nous ne sommes pas capables de démontrer qu’il existe un seuil, exprimé en millisieverts, en dessous duquel il n’existe pas de risque de cancer. La question ne doit pas être posée d’une façon binaire, mais en considérant que la dose fait le risque : en dessous d’un seuil de 1 millisievert, l’augmentation de la fréquence de cancers dans une population est très faible, ce qui signifie que la majorité des cancers survenant au sein de cette population ne sont certainement pas dus à l’exposition à la radioactivité. Cependant, comme nous ne pouvons démontrer dans ce cas que le risque est nul, la question n’est plus scientifique, mais sociale. Je ne peux donc me prononcer sur le maintien du seuil, qui n’est pas justifié par les connaissances scientifiques actuelles. Il s’agit d’un critère de gestion utilisé par le Civen, qui s’est basé sur les limites recommandées internationalement pour la radioprotection. En tout cas, le choix de cette valeur précise n’a pas de justification scientifique.
M. Jean-Christophe Niel. Le cœur de métier de l’IRSN est d’éclairer la décision publique par des faits scientifiques et techniques, mais la décision ne nous appartient pas et il est très important de maintenir cette distinction entre l’expertise et la décision, qui est d’ailleurs un élément central des discussions sur la création de l’ASNR. Notre métier est de vous fournir des données et de réduire leur incertitude grâce à la recherche. Une fois que ces données sont rassemblées et partagées, nous sommes ouverts à toute confrontation de nature scientifique et technique, avec qui que ce soit. In fine, c’est au décideur qu’il revient de décider.
Mme Raquel Garrido, présidente. Votre doctrine, exposée dans un rapport publié l’année dernière, peut donc être résumée comme une approche linéaire sans seuil : toute dose engendre un effet. Il revient dès lors au politique de décider si l’on doit prendre en charge socialement tout effet possiblement causé par une exposition, à l’époque des essais, à une radioactivité dont les causes sont en partie naturelles et en partie artificielles, liées à des essais nucléaires décidés par le pouvoir politique, notamment français.
Monsieur le directeur général, vous avez rappelé que l’IRSN avait réalisé un rapport pour une commission d’enquête antérieure. Devons-nous comprendre que vous seriez disponible pour répondre à une demande de rapport que la nôtre pourrait formuler ? Si oui, quels types de données serait-il intéressant de rechercher ou de synthétiser pour notre commission ? Un tel rapport, réalisé pour une commission d’enquête parlementaire, vous permettrait-il d’obtenir des informations nouvelles ?
Vous dites avoir eu accès, dans le cas de l’enquête préliminaire dont il a déjà été question, à une note technique du CEA. Quel était son niveau de complétude par rapport aux données dont dispose le CEA ? Pensez-vous qu’il existe encore des enjeux de secret défense ? Vous avez indiqué que les informations étaient peu abondantes. Pensez-vous qu’il en existe davantage, qui pourraient être obtenues avec le concours du CEA ?
M. Jean-Christophe Niel. Nous vous disons tout, mais si, à l’issue de vos auditions, vous souhaitez que nous approfondissions certains sujets scientifiques ou techniques au-delà du questionnaire, nous sommes, bien sûr, disponibles. Nous aurons alors besoin d’un cadrage pour bien préciser la question.
M. Philippe Renaud. La note du CEA est une note technique présentant des données et la méthodologie suivie. Il existe plusieurs notes de ce type concernant d’autres essais et leurs retombées sur des îles et atolls voisins en raison de retours anticycloniques. La méthodologie suivie indique que le CEA semble avoir exploité tout ce qui existait. Toutefois, je ne suis pas en mesure d’affirmer qu’il n’existe pas encore des données supplémentaires qui pourraient nous intéresser.
Mme Raquel Garrido, présidente. Je vous prie d’excuser ma question, qui pourra vous sembler être une question de béotien. Vous avez distingué trois types de retombées, or les vétérans que nous avons auditionnés nous ont dit que, lors d’un essai le jour J, leurs chefs leur donnaient l’ordre de mettre des lunettes et de s’équiper d’un petit dosimètre avant de se retourner au moment du flash. Cette exposition relève-t-elle d’un type de retombée ou s’agit-il d’une autre catégorie d’irradiation ?
M. Philippe Renaud. Il s’agit d’une autre catégorie. Les retombées résultent de la contamination de l’air et produisent des dépôts sur les sols et une contamination des denrées. Elles concernent la population civile habitant à une certaine distance du lieu de l’explosion. Je ne suis pas du tout compétent pour me prononcer sur les effets de l’irradiation directe lors de l’explosion.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quelle différence faites-vous entre les tirs de sécurité – ou tirs froids – et les différents types de tirs atmosphériques ? Pourquoi ces tirs de sécurité étaient-ils réalisés ? Peut-on dire qu’il s’agissait de bombes ?
M. Jean-Christophe Niel. Cette question n’entre pas dans notre champ de compétences. Nous ne sommes ni fabricant ni testeur d’armes. Notre rôle est d’évaluer les risques. Cette question est à poser au CEA.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous êtes pourtant des scientifiques.
M. Jean-Christophe Niel. La science a un spectre large. Nous ne sommes pas compétents sur tous les sujets.
Mme Raquel Garrido, présidente. Nous avons prévu d’auditionner la direction des applications militaires (DAM) du CEA.
M. José Gonzalez. Vous mentionnez dans vos rapports des phénomènes de rémanence de radioactivité d’origine artificielle dans les sols de la Polynésie française. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de prélèvements en 2021 et 2022 ?
M. Philippe Renaud. Nous avons effectué des prélèvements en 2021 et 2022, et d’ailleurs plus que d’habitude. Nous suivons régulièrement chaque année huit îles et atolls – nous en ajoutons une chaque année afin de varier –, mais, en 2021 et 2022 nous en avons ajouté sept supplémentaires.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous n’avons pas assez parlé des conséquences environnementales, alors que vous indiquez dans votre rapport 2021-2022 votre intention de renforcer votre vocation environnementale et vous avez d’ailleurs déjà expliqué les raisons de cette évolution.
Les conséquences du changement climatique – montée des eaux, phénomènes météorologiques plus violents et plus fréquents – sont-elles prises en comme dans vos travaux, notamment sur le stockage des déchets ? Le matériel ayant servi aux essais a été océanisé sur l’atoll de Hao. Vous ne vous occupez pas des sites eux-mêmes et ce site n’est pas un site d’essais comme ceux de Moruroa ou de Fangataufa. Avez-vous pensé à surveiller cet atoll, qui se trouve hors du giron du ministère des armées ? Les phénomènes météorologiques plus violents et plus fréquents liés au changement climatique peuvent-ils avoir un effet de dispersion de la radioactivité ?
M. Philippe Renaud. Nous n’avons, jusqu’ici, pas du tout réfléchi aux conséquences du changement climatique.
En ce qui concerne l’atoll de Hao, l’IRSN a réalisé, voilà une bonne dizaine d’années, des mesures sur la dalle Vautour. Cette dalle, dont le sous-sol est composé de corail concassé, était nettoyée à l’eau, les avions revenant de leurs patrouilles aux alentours des sites nucléaires avec de la poussière sur leurs ailes et sur leur carlingue. Les radionucléides contenus dans la poussière se retrouvaient donc sur la dalle et, pour partie, s’y fixaient. La dalle a été lessivée par les fortes pluies tropicales, mais nous y avons retrouvé des traces de césium 137 et de plutonium. Le strontium 90 a complètement disparu, emporté par les pluies successives qui transfèrent des éléments du sol vers la profondeur et vers le milieu marin. Il y a donc beaucoup moins de radionucléides dans les sols aujourd’hui qu’il pouvait y en avoir à l’époque. De mémoire, nous avions recommandé de laisser la dalle en l’état.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pensez-vous qu’elle présente encore des dangers pour la population ? Le lessivage des radionucléides ne risque-t-il pas de les transférer vers la faune et la flore marine et donc vers des poissons ou des bénitiers consommés par la population ?
M. Philippe Renaud. La dalle de Hao ne présente aucun danger. Je suis moi-même allé sur place. Les niveaux de plutonium y sont très faibles. Ils sont équivalents aux niveaux des sols français.
Le milieu marin est un milieu très dispersif. Ainsi, lors de l’accident de Fukushima, le milieu marin côtier a été fortement contaminé, mais aucune augmentation des niveaux de césium 137 en Polynésie n’a été constatée. Les éléments radioactifs ont en effet été dilués dans les énormes masses d’eau océaniques et aucun effet visible ne peut être constaté au bout d’un certain temps. Je ne parle pas des lagons de Moruroa et de Fangataufa, que nous ne connaissons pas.
Les milieux marins présentent parfois des niveaux d’activité plus faibles que les milieux terrestres. Le césium 137 est peu présent dans les sols polynésiens. Toutefois, le transfert du sol vers les plantes étant plus important en milieu tropical, il est davantage présent dans les fruits et les légumes, mais à des niveaux qui restent extrêmement faibles, de l’ordre de quelques microsieverts. Ces faits relèvent de la curiosité scientifique.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. À l’époque de l’événement de Fukushima, il avait pourtant été recommandé de ne pas consommer de thon, base de l’alimentation des Polynésiens, de tous les Océaniens et des Japonais.
M. Philippe Renaud. Nous avons fait des mesures après l’accident de Fukushima. Patrick Bouisset, le responsable de l’antenne, pourra vous en dire plus, mais, en aucun cas, il n’y avait matière à faire des recommandations de non-consommation. À proximité immédiate des côtes japonaises, des niveaux de contamination de poissons supérieurs à certaines réglementations ont été constatés et des interdictions de consommation ont été prononcées, mais aujourd’hui, ces niveaux sont revenus en dessous de ces limites. Les puissants courants qui passent au large du Japon ont homogénéisé assez rapidement la contamination à l’échelle de tout l’océan Pacifique.
M. José Gonzalez. Excusez mon impertinence, mais ma question précédente, qui est tombée à plat, était justifiée : un de vos rapports sur la surveillance des milieux spécifie qu’aucun prélèvement de sol n’a été effectué en 2021 et 2022.
M. Philippe Renaud. La surveillance de l’IRSN porte sur la principale voie d’exposition de la population polynésienne, qui est la consommation de denrées. Nous prélevons donc régulièrement des denrées sur les îles et atolls.
Nous avons entrepris, à partir de 2014, des campagnes de mesure de la radioactivité dans les sols. Leur principal objectif est de déterminer la contribution des essais français par rapport aux essais d’autres pays dans la présence de plutonium dans les sols. Il ne s’agit donc pas d’une surveillance régulière. Nous n’avons effectivement pas réalisé de prélèvements en 2021 et 2022 dans ce cadre.
M. Jean-Christophe Niel. Depuis les essais, la situation évolue par décroissance radioactive, qui désintègre le radioélément, ou par transfert, notamment par la pluie, mais la situation reste stable. En cas de mesure anormale, nous pourrions être conduits à augmenter la fréquence des prélèvements, mais aucune raison ne nous laisse aujourd’hui entrevoir une évolution brutale de la contamination. Les mesures ont donc été allégées.
Mme Raquel Garrido, présidente. Nous sommes donc d’accord pour dire que les essais nucléaires, atmosphériques de 1966 à 1974, puis souterrains de 1974 à 1996, ont eu pour conséquence de déposer des particules, qui se désintègrent ou se dispersent en milieu marin, mais en partie seulement puisque leur présence est encore mesurée aujourd’hui. Il existe une différence entre le milieu marin et le milieu stratosphérique : dans ce dernier, des mesures constantes attestent de la permanence des conséquences de cette activité humaine française.
Notre commission cherche à appréhender les conséquences de cette activité sur les populations et l’environnement. Scientifiquement, nous sommes fondés à considérer que la société doit pouvoir en assumer ces conséquences.
Je vous remercie pour ces échanges, qui seront complétés par vos réponses au questionnaire et, éventuellement, par tout document qui vous semblera pertinent.
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7. Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l’Université de Princeton (États-Unis) et de M. Tomas Statius, journaliste d’investigation, co-auteurs de « Toxique : enquête sur les essais nucléaires en Polynésie (mardi 28 mai 2024)
M. le président Didier Le Gac. Nous commençons la troisième semaine de nos travaux par l’audition des auteurs de Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, fruit d’une collaboration entre Disclose, Interprt et le programme Science and Global Security de l’université américaine de Princeton. Nous recevons donc M. Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l’université de Princeton et membre du programme de recherche que je viens de citer, et M. Tomas Statius, journaliste d’investigation.
La publication de vos travaux en mars 2021 a eu l’effet d’une déflagration, en Polynésie comme à Paris. Elle a notamment conduit le Président de la République à inviter l’ensemble des parties prenantes à une table ronde à l’Élysée, puis à se rendre au Polynésie au mois de juillet de cette même année. Le Président a alors reconnu la dette de la France à l’égard de la Polynésie, et appelé à briser le « silence, pour faire entendre justement toute la vérité, pour qu’elle soit partagée, pour que tout le monde puisse savoir exactement ce qui a été fait, ce qui était su alors, et ce qui est su aujourd’hui, tout ».
Votre audition a d’abord pour objectif de revenir sur vos travaux, leur genèse, la méthode que vous avez suivie et les difficultés que vous avez rencontrées. J’aimerais notamment que vous nous donniez votre point de vue sur l’effectivité de l’accès aux archives, en particulier celles détenues par le CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives). Surtout, vous rappellerez à la commission d’enquête vos principales conclusions.
À l’époque, le directeur des applications militaires du CEA, M. Salvetti, a dénoncé la « légèreté » dont vous auriez fait preuve, et l’ouvrage publié par le CEA l’année suivante a formulé de nombreuses critiques à l’égard de vos travaux. Vous avez ainsi été accusés d’avoir « extrapolé » les données, s’agissant en particulier de l’essai Centaure. J’attends de vous que vous répondiez à ces critiques et que vous nous disiez ce qui vous a amenés à affirmer, dans un article de Disclose, que la publication du CEA était une « somme d’approximations et de contre-vérités censées discréditer les révélations de Toxique ».
D’autres questions suivront, en particulier de la part de notre rapporteure, qui vous a transmis un questionnaire. Tous les sujets qu’il aborde ne pourront pas être évoqués de manière exhaustive lors de cette audition et nous souhaitons donc que vous nous fassiez parvenir des réponses écrites. Vous pourrez aussi nous adresser tous les éléments qui vous paraîtront utiles.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous prie de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».
(M. Sébastien Philippe et M. Tomas Statius prêtent successivement serment.)
M. Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l’université de Princeton. C’est un honneur de m’exprimer devant vous et de répondre à vos questions, aux côtés de mon très cher collègue Tomas Statius, trois ans après la sortie de notre livre Toxique. Cette enquête sur les conséquences des essais nucléaires français en Polynésie, publiée en mars 2021, est le fruit d’un partenariat inédit entre les médias d’investigation Disclose, l’agence de recherche Interprt et le Program on Science and Global Security de l’université de Princeton, dont je suis membre. Ensemble, nous avons démontré méthodiquement, documents, témoignages et calculs à l’appui, comment certaines autorités françaises ont caché, parfois menti et souvent minimisé, l’exposition et la contamination des populations civiles et militaires à la suite des essais nucléaires que la France a réalisés entre 1966 et 1996 en Polynésie française.
Toxique était tout d’abord une enquête innovante, mêlant travail académique et pluridisciplinaire, recherche scientifique et journalisme d’investigation sur une période de plus d’un demi-siècle qui inclut trente ans d’essais nucléaires en Polynésie française, des décennies d’une lutte associative acharnée, qui a abouti à la loi Morin, et dix ans d’application de ce texte, dont Toxique révèle non seulement les coulisses mais aussi les limites. Notre fil conducteur a été l’exploitation de 2 000 pages de documents militaires, qui concernent principalement la période des essais nucléaires atmosphériques. Déclassifiés en 2013, ils ont été très peu exploités et jamais rendus accessibles au plus grand nombre. J’ai fait la connaissance de ces documents grâce à Interprt et à Disclose en 2019, alors que j’étais post-doctorant à l’université de Harvard. Après les avoir parcourus rapidement, j’ai compris leur valeur historique et scientifique.
Ingénieur de formation et docteur de l’université de Princeton, je vis avec les armes nucléaires depuis ma naissance, à Brest, d’un père sous-marinier qui patrouillait à bord d’un SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d’engins). Après mon diplôme d’ingénieur, j’ai eu la chance de rejoindre la direction générale de l’armement (DGA) en tant qu’expert technique en sûreté nucléaire des systèmes d’armes de dissuasion. J’ai alors passé mes journées à étudier et à contribuer à garantir la sûreté nucléaire de nos missiles balistiques M51, aujourd’hui pierre angulaire de la dissuasion française. C’est l’attrait de la recherche universitaire de haut niveau qui m’a ensuite amené aux États-Unis, où j’ai fait ma thèse, à l’intersection de la physique appliquée, des sciences et techniques nucléaires et de la cryptographie.
Du fait de mes expériences professionnelles, j’ai été formé à la radioprotection, à la simulation et à la manipulation des sources de rayonnement gamma et de neutrons en France, à l’École des applications militaires de l’énergie atomique de Cherbourg-en-Cotentin, et aux États-Unis, à l’université et au laboratoire de physique des plasmas de Princeton. Cette connaissance du nucléaire, y compris militaire, je l’ai mise au service de notre projet, avec toute la rigueur qu’il méritait. Pendant deux ans, j’ai ainsi lu, analysé et extrait les données des documents déclassifiés. J’ai également reconstruit avec des logiciels de pointe les trajectoires des retombées radioactives de plusieurs essais, notamment Aldébaran, le tout premier à avoir un impact sur l’archipel des îles Gambier, en 1966, et Centaure, qui se dirigera tout droit vers Tahiti en juillet 1974 – j’ai partagé avec vous une carte. Surtout, j’ai ainsi compris sur quelles bases scientifiques et quelles données le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, le Civen, créé par la loi Morin, en 2010, décide qui peut ou non prétendre au statut de victime et obtenir une indemnisation.
Ce que nous avons découvert, avec Thomas, a été un choc. Depuis 2010, le Civen prend des décisions d’indemnisation des populations civiles qui sont basées sur des reconstructions de doses produites par le CEA. Elles n’ont jamais été validées jusqu’alors de manière indépendante et surtout pas par l’Agence internationale de l’énergie atomique, l’AIEA, comme le Civen l’a écrit dans des lettres de rejet. Nous avons vérifié ces données du CEA, calculées en 2006. Nous avons décortiqué sept rapports couvrant les conséquences de six essais nucléaires atmosphériques et recoupé une à une leurs données avec celles contenues dans les documents déclassifiés. Nous avons trouvé des erreurs et relevé des omissions que nous avons corrigées. Nos conclusions, publiées dans une revue scientifique à comité de lecture, sont sans appel : les doses ont été sous-évaluées pour six essais, d’un facteur de deux à dix. En tout, plus de 110 000 personnes, soit 90 % de la population polynésienne de l’époque des essais atmosphériques, ont pu recevoir une dose de radiations supérieure au seuil actuel d’indemnisation et de limite d’exposition du public, soit 1 millisievert (mSv).
Ces résultats sont le fruit d’un travail simple de validation qui est fondamental dans toute discipline scientifique et que le Civen, malgré la présence d’experts en son sein, depuis sa création, n’avait jamais entrepris. Ce travail aurait pu être fait il y a déjà dix ans. La méthodologie du Civen, présentée comme une démarche scientifique, reposant sur des données sérieuses et validées par les plus hautes autorités, est tout bonnement une farce.
Pour renverser la présomption de causalité inscrite dans la loi Morin, le Civen doit aujourd’hui établir que la dose annuelle reçue par un demandeur est inférieure à 1 mSv. S’il ne le démontre pas, la demande doit être acceptée. Pour faire cette démonstration, le Civen ne cesse de dire qu’il privilégie une approche permettant de garantir que la limite de dose, 1 mSv, n’a pas été dépassée. Nos travaux montrent qu’il n’en est rien. Les doses retenues par le Civen, qui sont qualifiées d’enveloppe ou même, par certains, de maximalistes, ne le sont pas. Pour un essai comme Centaure (1974), qui concerne le plus grand nombre, les doses reçues par la population locale sont de l’ordre de 1 mSv ; mais, compte tenu des incertitudes associées, qui sont en grande partie irréductibles, il est impossible de prouver que les gens n’ont pas été exposés à une dose supérieure : je le répète depuis trois ans, et c’est la troisième fois que je le dis à l’Assemblée nationale. L’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) vous l’a aussi confirmé lors de son audition la semaine dernière. C’est la preuve, mesdames et messieurs les députés, que votre commission commence déjà à porter ses fruits.
Je vous souhaite de pouvoir mener vos travaux à bout, en toute transparence, avec le concours de tous les services de l’État concernés, même ceux qui ont parfois refusé, jusqu’ici, de se remettre en question à la suite de nos révélations. Que les institutions de l’État aient pu passer des éléments sous silence, mentir ou faire preuve de négligence face aux conséquences des essais nucléaires dans les années 1960 et 1970 est une chose, qui est grave et, bien sûr, regrettable. Que ces pratiques puissent continuer est tout simplement inacceptable. Je me tiens donc à votre disposition, non seulement pour répondre à vos questions, mais aussi, si vous le souhaitez, pour vous donner mon avis indépendant sur tout document ou rapport scientifique qui vous serait remis au cours de vos travaux.
M. Tomas Statius, journaliste d’investigation. Je tiens d’abord à remercier les membres de cette commission d’enquête parlementaire de nous recevoir. Être entendus par les membres de la représentation nationale est un honneur dont nous mesurons la portée. Je ne crois pas que nous aurions rêvé d’un tel dénouement quand nous nous sommes embarqués dans ce travail, il y a un peu plus de quatre ans : je le dis avec d’autant plus de solennité que vous pouvez changer les choses, je pense sincèrement, dans cette histoire qui reste méconnue.
Je veux avant tout rappeler que Toxique, nom de l’enquête en français, ou Moruroa Files en anglais, est une aventure collective. Nous avons bien sûr joué, tous les deux, un rôle moteur et c’est pourquoi nous avons signé le livre Toxique, mais nous ne sommes pas les seuls à avoir travaillé sur ce projet. Certains ne sont pas parmi nous cet après-midi : je pense au rédacteur en chef de Disclose, média au sein duquel est née l’idée de cette enquête, et à l’équipe d’Interprt, que vous avez évoquée, monsieur le président, autour du chercheur Nabil Ahmed, dont le travail en science criminalistique a été un des moteurs et un des fils directeurs du travail. L’idée était de faire dire à des documents déclassifiés sur les essais nucléaires des choses qu’on ne leur avait jamais fait dire, ou plutôt qu’on n’avait jamais voulu leur faire dire, avec les conclusions qu’on connaît – Sébastien les a rappelées –, à savoir une sous-estimation, allant jusqu’à un facteur dix, de l’exposition des populations civiles lors des six essais les plus contaminants. Sébastien pourra y revenir plus longuement et dans des termes bien plus savants que moi.
J’aimerais rappeler quel était plus largement, au-delà de ces estimations, l’objet de Toxique. Il s’agissait de raconter un choc technologique, environnemental et sanitaire provoqué par le développement d’une arme dont la puissance dépassait tout ce qui était connu, face à une population civile qui, il faut le souligner, n’avait pas vraiment son mot à dire. C’est aussi pour cela, il faut également le rappeler, que l’histoire du nucléaire est si vivace en Polynésie française – j’ai pu le constater sur le terrain. Le pays, tel qu’il est structuré aujourd’hui, l’enchevêtrement de ses rues, l’agencement des bâtiments, le tracé des routes, le maillage entre les poussières d’îles, étendues sur plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, date en large partie de la période des essais nucléaires. À Papeete, Mangareva, Hao, Tureia ou Mooera, les essais nucléaires sont une histoire intime, et j’en dirais de même pour les travailleurs hexagonaux, les militaires ou les ingénieurs qui ont travaillé au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) : je ne les oublie pas. Je sais non seulement quelle importance ils ont eue pour la visibilité de cette cause mais aussi que certains d’entre eux sont morts sans vouloir parler.
Raconter ce choc, c’est raconter comme l’État français a traité la Polynésie comme un territoire vide, tout destiné à son dessein atomique, comment parfois il a négligé les risques, comment à d’autres occasions il n’a pas jugé nécessaire d’appliquer à tous les précautions qu’il appliquait à certains, comment les uns disposaient d’un abri et les autres non, comment certains disposaient de protections et d’un suivi radiologique et d’autres non, là aussi, comment l’État a façonné le territoire à sa guise, élargi les passes des atolls, bousculé la géographie. C’est aussi cela, le choc des essais nucléaires. Tous ces éléments qui forment le quotidien d’une vie rappellent aussi à tous les citoyens français d’aujourd’hui les longues années de mensonge que Sébastien a rappelées.
Oui, certaines autorités françaises ont menti, longtemps, avec persistance et obstination. Toxique le raconte aussi. Le livre rappelle les interviews au cours desquelles on jurait que tout était sous contrôle, que rien ne permettait de dire que les populations étaient en danger, alors que dans le secret d’un laboratoire ou d’une salle de réunion on alertait sur la contamination, on observait sa dissémination à petit feu dans toute la population, on mesurait les niveaux de radioactivité dans des citernes d’eau de pluie consommée par des habitants, sans rien faire, sans rien dire. Toxique parle des militaires à qui on demandait de brosser les contours des atolls atomiques à coups de balai pour faire descendre la radioactivité et respecter le calendrier de tir, les aviateurs qui passaient dans les nuages pour prélever des poussières nécessaires à une meilleure compréhension de la bombe, les appelés du contingent qui lustraient les ponts des bateaux et les amiraux qui se félicitaient que leurs équipages soient passés dans une zone où la radioactivité était plus importante que prévu, comme un galon que l’on porte au revers de sa veste, peu importe la contamination et les conséquences.
Mais Toxique n’est pas uniquement un essai d’histoire. Notre enquête raconte l’actualité, la façon dont on empêche toujours la possibilité d’une expertise indépendante sur ce qui s’est passé il y a près de soixante ans. On a longtemps peu débattu des effets néfastes des expérimentations atomiques, il faut le rappeler ici. Cet écran de fumée est d’autant plus insupportable quand il s’agit d’estimer à quel point les habitants de Polynésie française et les militaires, comme tous les contractants du CEA, ont été contaminés par les essais. En 2010, par la loi Morin, le législateur a prévu de reconnaître le préjudice vécu par les témoins, bien malgré eux, de la bombe et par tous ceux qui ont travaillé à sa mise en œuvre et de les indemniser. Un budget a été provisionné et malgré tout, les premières années, plus de 95 % des demandes ont été rejetées. Pourquoi ? De nombreuses demandes le sont encore sans que les autorités compétentes produisent les éléments de preuve qui permettraient aux requérants de contester l’analyse. Aujourd’hui encore, c’est le Commissariat à l’énergie atomique qui livre les estimations de dose permettant de dire, en vertu du mécanisme de compensation, qui est une victime et qui ne l’est pas, à partir de documents qu’il est souvent le seul à pouvoir voir. Ce n’est pas rien de dire qui est une victime et qui ne l’est pas. Ce n’est pas juste une question d’argent, même si c’est souvent à cela qu’on a voulu limiter le débat. Dire qui est une victime est une grande responsabilité, un grand pouvoir, mais c’est aussi être en mesure de faire beaucoup de mal, je pense qu’on ne l’a pas assez souligné.
Voilà, à mon sens, la tâche qui est la vôtre, mesdames et messieurs les membres de la commission d’enquête, monsieur le président, madame la rapporteure : aider à faire la lumière sur une histoire encore brumeuse et surtout introduire un peu de contre-pouvoir, vous qui êtes élus par les citoyens pour agir au nom de l’intérêt général. C’est une tâche large et complexe, mais j’ai de l’espoir – je pense qu’il le faut.
J’aimerais aussi rappeler que Sébastien et moi n’avons jamais prétendu être partis d’une page blanche. Nous avons, bien sûr, bénéficié de l’expertise des gens, témoins, associatifs et chercheurs qui nous ont précédés et qui, à leur niveau, avec les outils et les accès qui étaient les leurs ont aidé à faire naître ce sujet dans le débat public. Je pense évidemment aux Polynésiens, à l’association 193, à Moruroa e tatou, à John Doom, à Roland Oldham, à Bruno Barillot et à Patrice Bouveret, aux membres de l’Aven (Association des vétérans des essais nucléaires), en particulier à Jean-Luc Sans, et aux avocats ici et là-bas, Cécile Labrunie, Philippe Temauiarii Neuffer, Jean-Paul Teissonnière et François Lafforgue.
M. le président Didier Le Gac. Merci pour vos propos liminaires ; nous avons auditionné la plupart des acteurs des acteurs que vous avez cités, ou allons le faire.
Pouvez-vous répondre aux premières questions que je vous ai posées ? Le CEA a attaqué votre enquête ou, en tout cas, y a répondu de manière assez virulente. Je rappelle que nous auditionnerons le directeur des applications militaires le 12 juin : votre réponse sera importante.
M. Tomas Statius. Il faut rappeler, dans un premier temps, l’historique de la réponse du CEA, annoncée à de nombreuses reprises.
Quand Toxique est sorti, une des premières réponses de la table ronde de Reko Tika, organisée à Paris, a été l’annonce par le CEA de la production par les autorités compétentes, à l’issue et complément du processus de déclassification, d’un livre plus didactique. L’idée était que s’il y avait eu tant de réactions en Polynésie française, de la part de la population, et dans l’Hexagone, c’était parce qu’on n’avait pas assez expliqué ce qui s’était passé.
Par la suite, le délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense (DSND) s’est rendu à Moruroa où il a déclaré que tout était faux et qu’une réponse allait être apportée. C’est à la suite de cette année ou année et demie qu’un livre a été présenté. Il y est précisé qu’il ne s’agit pas d’une réponse à Toxique, bien que le calendrier ait évolué en parallèle des révélations que nous avons faites.
M. Sébastien Philippe. Quelques pages nous sont consacrées dans la non-réponse du CEA, de 2022. On nous y reproche certaines choses que nous n’avons pas du tout faites et je n’ai donc pas vraiment compris comment cette réponse avait été préparée, ni par qui.
Le jour suivant la sortie de Toxique, un article scientifique a été mis en ligne sur internet, en version auteur et disponible pour tous, dans lequel nous avons détaillé en grande partie nos méthodologies et nos résultats. En 2022, cet article a été publié de manière ouverte pour tout détailler, point par point – tous les calculs, toute la méthodologie. Tout ce que nous avons fait est ainsi explicite. L’article est écrit en anglais, certes, mais c’est le cas pour toute la littérature scientifique.
On nous a reproché d’avoir dit que le CEA avait fait une erreur dans la mesure du dépôt de la radioactivité au sol – il n’a pas pris la valeur consolidée de toutes les retombées de Centaure. Ce que nous avons dit, nous l’avons vu dans trois documents déclassifiés différents : nous ne l’avons pas inventé, c’est écrit noir sur blanc.
En parallèle de nos travaux, une équipe de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), à qui nous n’avons jamais parlé, a également publié un papier sur les dépôts de radioactivité à la suite des essais nucléaires français en Polynésie. Cette équipe, dirigée par le professeur de Vathaire, que vous allez auditionner, a trouvé exactement la même valeur que nous. Le CEA, lui, a retenu une valeur inférieure.
Cette valeur est très importante pour calculer les doses de tous les habitants qui vivaient dans la région de Papeete, partie de Tahiti comptant le plus d’habitants. Quand on corrige cette valeur et qu’on suit la méthode du CEA – c’est aussi celle que nous avons appliquée – on confirme que les doses ont été sous-évaluées.
Dans sa réponse de 2022, le CEA dit qu’il a pris une valeur de dépôt intégrée qui est supérieure à la nôtre. Or il trouve une valeur de dose inférieure. C’est tout simplement impossible scientifiquement : si A est inférieur à B et que B est inférieur à C, alors C ne peut être inférieur à A. Je n’ai donc pas compris cette réponse. La nôtre était simple : c’était juste n’importe quoi.
M. Tomas Statius. Vous mentionnez, dans le questionnaire qui nous a été transmis, que le CEA a indiqué avoir intégré la consommation d’eau de boisson à la suite de l’essai Aldébaran de 1966. Nous nous sommes rendu compte avec l’étude des documents de 2006 – je m’inclus, même si c’est Sébastien qui est l’expert en la matière – de ce sur quoi étaient assises les hypothèses de calcul du CEA pour déterminer la dose d’exposition. La question de la consommation d’eau est un facteur assez important en matière de contamination – Sébastien vous l’expliquera bien mieux que moi – car en Polynésie, c’est essentiellement de contamination interne qu’il s’agit, par ce qu’on mange et ce qu’on boit.
Or, s’agissant donc du cas précis de l’essai Aldébaran, le CEA s’appuie sur deux items en ce qui concerne l’eau : l’eau de rivière, à côté du village de Rikitea, à Mangareva, l’île principale de l’archipel des îles Gambier, et l’eau en bouteille. Nous avons vu, grâce à l’étude de rapports de l’Orstom (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer), qui était un institut spécialisé sur l’eau, et de l’Insee, portant sur la consommation d’eau en Polynésie française à l’époque, que dans certaines parties de l’île, pas nécessairement à Rikitea, mais dans des villages situés un peu plus loin, comme Taku, de l’autre côté de Mangareva, des gens avaient encore des citernes de récupération d’eau de pluie sur leurs toits. Prosaïquement, quand il pleut, l’eau ruisselle et remplit la citerne.
Nous avons trouvé dans les documents déclassifiés certaines valeurs pour l’eau de pluie, chargée de poussière – on imagine que les militaires avaient une petite citerne à côté du bunker où ils réalisaient les mesures. Il nous a paru plus juste, à partir de là, d’inclure ces valeurs « de citerne » afin de calculer les doses, d’autant que, même si cela n’a de valeur que celle d’un témoignage, j’avais interviewé des témoins de l’époque à ce sujet lors de mon travail de terrain, mené pendant un an. Le faisceau de preuves, provenant de l’Insee, de l’Orstom et du CEA, nous semblait suffisant pour produire une estimation de dose incluant la question de l’eau de pluie. Le CEA nous a répondu qu’il l’intégrait, mais qu’elle tombait dans les rivières – l’eau de pluie au niveau des citernes n’était donc pas incluse en tant que telle par le CEA.
M. Sébastien Philippe. J’ajoute simplement qu’elle avait été prise en compte par le CEA pour un autre essai, réalisé en 1971, mais pas pour le premier, de 1966. Voilà le type d’inconsistances que nous avons relevées et corrigées au fur et à mesure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ia ora na – Bonjour à tous. Merci d’avoir répondu positivement à notre invitation et de nous avoir présenté le travail que vous avez mené.
Vous avez déjà répondu à beaucoup de questions que je comptais vous poser. Entrons donc dans le vif du sujet. Ce qui a le plus intéressé les Polynésiens – dont je suis députée et dont je fais partie – c’est le tir Centaure, de 1974, à la fin des essais atmosphériques – la France allait ensuite passer à des essais souterrains, ce qui était déjà su depuis un petit moment. Pouvez-vous nous présenter votre analyse de ce qu’on peut appeler non pas, peut-être, un accident nucléaire, mais en tout cas un déroulement qui ne correspondait pas du tout au scénario attendu et qui aurait conduit à la contamination de plusieurs îles à partir du 19 juillet 1974 ? Pouvez-vous aussi en présenter les conséquences pour les Polynésiens, en rappelant l’écart entre les données de votre enquête et celles publiées en 2006 par le CEA ?
M. Sébastien Philippe. Le tir Centaure a eu lieu en 1974. Le Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, décida en juin de cette année-là, juste avant le début des essais nucléaires, que l’année suivante, les essais seraient souterrains. On voit dans les documents déclassifiés – c’est plus ou moins écrit noir sur blanc, je pourrai vous communiquer la citation exacte – que le calendrier est tellement chargé qu’on pousse à bout les limites du système de sûreté et de sécurité, parce qu’on veut faire beaucoup d’essais avant de passer au souterrain. Centaure va toucher les îles du Vent, dont Tahiti, et les îles Sous-le-Vent. J’ai partagé une carte où vous pouvez voir la trajectoire du nuage.
Ce n’est pas la première fois que Tahiti est directement touchée par les retombées d’un essai nucléaire. La première fois, ce sera en 1966 avec l’essai Sirius. Il existe des rapports de ce tir des deux entités responsables de la mesure de la radioactivité dans l’environnement et dans les aliments, mais, à ma connaissance, ils ne sont malheureusement toujours pas publics. Il y a aussi eu l’essai Pallas en 1973, qui a connu le même scénario : le vent pousse le nuage radioactif vers le nord-ouest, mais, à la dernière minute, il tourne et pousse le nuage sur les îles Australes. Ce n’est donc pas un scénario unique en son genre : c’est quelque chose qui est soit déjà arrivé, soit presque arrivé.
Toutefois, il est arrivé quelque chose d’unique en juillet 1974. Avant chaque essai, des calculs météorologiques sont faits afin de prévoir la direction des retombées. Juste avant le tir, la retombée est censée partir vers le nord et toucher potentiellement Tureia et Hao, mais à des niveaux considérés comme acceptables. L’ordre du tir est donné. On ne sait pas si les vents tournent ou si c’est la hauteur du champignon atomique qui n’atteint pas la hauteur minimum de sûreté, mais, à la hauteur à laquelle il s’élève, les vents sont très rapides et poussent le nuage directement en direction de Tahiti. Il y a une première île – je crois que c’est Tematangi, mais je vérifierai mes notes avant de le confirmer dans nos réponses écrites – où une équipe de militaires chargés de réaliser des mesures d’ambiance radioactive de l’environnement est évacuée en hélicoptère. Le nuage va se diriger doucement vers Tahiti pendant presque deux jours. Il y arrive de plein fouet et il se met à pleuvoir. Les particules radioactives contenues dans l’air de ce nuage tombent alors sur Tahiti et d’autres îles du Vent, mais aussi sur les îles Sous-le-Vent. La pluie accélère, car elle nettoie ce qui est dans l’atmosphère et fait tomber la radioactivité de manière encore plus forte sur certaines parties de l’île.
La diapositive que vous pouvez voir compare deux cartes des retombées sur l’île de Tahiti. Celle de gauche est la carte originale de 1974. Le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) s’étant rendu compte des retombées, on suppose qu’il a envoyé une voiture avec un compteur gamma de radiation pour faire le tour de l’île afin d’établir la cartographie des retombées en s’arrêtant au bord de la route. Cette cartographie relativement précise de 1974 a été publiée pour la première fois par la France en 1997. Elle fait partie de documents fournis par la France à l’Agence internationale de l’énergie atomique après la fermeture du CEP. Cette carte a été légèrement modifiée : certaines valeurs hautes ont été enlevées et des valeurs, qui semblent être parmi les plus basses et qui concernent la majorité des habitants de Tahiti, ont été modifiées. Dans la région la plus peuplée, au nord de l’île, vous pouvez voir le chiffre 1 entouré d’un cercle, à Mahina : il signale ce qu’ils appelaient le PCR, le poste de contrôle de radioactivité, où se trouvaient les instruments les plus précis. Ils ont essayé de faire le tour de l’île pour vérifier le rapport entre la mesure d’un endroit en bord de route et celle de la station de Mahina. On voit que ce rapport varie entre dix fois plus et dix fois moins. Pour la partie la plus peuplée, on voit un arc allant de 0,1 à 0,3 sur la carte originale de 1974 et de 0,1 à 0.2 sur la carte de 1997, reprise par le CEA en 2006 dans ses rapports de reconstruction dosimétrique, que l’AIEA n’a jamais validés, mais qui sont utilisés par le Civen comme base partielle des reconstructions de doses.
Il y a aussi quelque chose d’assez étonnant. Des documents que nous avons rendus publics – ils sont disponibles à l’identique, certains présentant encore mes commentaires, sur le site Mémoire des hommes du ministère de la défense – contiennent des mesures de la station de Mahina sur plusieurs jours. Ces mesures doivent être additionnées correctement, en prenant la décroissance radioactive en compte. On peut ainsi calculer des doses de rayonnement au niveau du sol sur une durée de six mois. Or le CEA a commis une autre erreur en ne prenant en compte que le tout début de la retombée. Une dernière erreur potentielle concerne les mesures sur le bord de la route. Un document nous dit en effet que les mesures peuvent potentiellement augmenter de 30 % si on s’éloigne de la route, ce que le CEA n’a pas pris en compte sans ses calculs.
En additionnant toutes ces erreurs, on se rend compte que les doses censées avoir atteint la population de cette zone, qui est la plus importante de Tahiti – 70 000 à 75 000 personnes –, ont été sous-estimées d’un facteur de deux fois et demie. Par conséquent, toutes les classes d’âge, d’un bébé à un adulte, ont pu recevoir une dose supérieure au seuil d’indemnisation actuel. C’est ce qui est détaillé dans l’article scientifique et tout le monde peut le vérifier car les documents sont, pour la première fois, publics et les calculs ne sont pas très compliqués puisqu’il s’agit de corriger des multiplications. Nous nous sommes également rendu compte que les documents déclassifiés montraient qu’il y avait aussi eu des retombées à Moorea et aux îles Sous-le-Vent. Des cartes indiquent que les services du SMSR ont mesuré les dépôts au sol au bord de la route. Il n’y a toutefois jamais eu d’analyse pour ces îles, pas même en 2006. Au vu des taux de retombées par rapport à la station de référence de Mahina, on ne peut pas conclure à l’absence d’impact potentiel – exprimé en mSv – du même ordre de grandeur. Même si les incertitudes liées à ce genre de calcul avaient été prises en compte, ce qui n’a pas été le cas, il est impossible de démontrer que tous ces gens n’ont pas reçu une dose de 1 mSv cette année.
Apparemment, pourtant, tout cela est faux… Je ne suis toutefois pas le seul à le dire. Une équipe de l’Inserm a constaté des écarts de doses allant jusqu’à 2,5 par rapport aux valeurs de dépôt. L’IRSN dit exactement la même chose en soulignant que, en prenant en compte l’ordre de grandeur d’impact, les incertitudes liées à ce genre de calcul et le très faible nombre de données, il est impossible de dire si les gens se trouvent juste au-dessus ou juste au-dessous du seuil. Or le Civen doit pouvoir établir exactement qu’ils sont absolument au-dessous du seuil pour refuser l’indemnisation, ce qui, aujourd’hui, devrait être impossible et qui est, en tout cas, scientifiquement faux, si telle est la charge de la preuve.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Le seuil de 1 mSv a été retenu par la loi Erom [loi du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique], qui complète la loi Morin, comme étant un des critères pour l’acceptation du statut de victime d’une maladie radio-induite. Lors de leur audition, les représentants de l’IRSN ont clairement qualifié ce seuil de seuil de gestion. Quelle est votre analyse de scientifique d’une telle qualification ? Compte tenu des connaissances scientifiques actuelles, ce seuil vous paraît-il pertinent pour faire un tri entre les victimes et les non-victimes des essais nucléaires ?
M. Tomas Statius. Je voudrais compléter les propos de Sébastien en expliquant les choses plus largement. Le mécanisme d’indemnisation repose sur la certitude – en tout cas, une certitude jugée suffisante – qu’une personne se trouve au-dessus ou au-dessous du seuil et non sur la dose exacte qu’elle a reçue. Je voulais dissiper cette confusion que l’on retrouve dans certaines prises de parole. C’est d’ailleurs ce qu’écrit le CEA. Il présente ses rapports de 2006 comme la quintessence de son expertise en matière de sûreté radiologique, mais ces rapports ont été amendés en 2014. Ce rapport de 2014 dit, à propos des mesures réalisées par le SMSR et par le service mixte de contrôle biologique (SMCB) sur les denrées alimentaires et sur le vivant, que les mesures de radioactivité effectuées dans les différents milieux et produits n’ont pas été réalisées dans l’optique d’estimer des doses, mais dans celle de déceler des situations radiologiques anormales. Il y a donc des incertitudes, liées, comme Sébastien l’a rappelé, aux hypothèses retenues, aux instruments de mesure ou à des estimations fondées sur une durée d’exposition : parfois on se base sur le fait que les gens sont restés à l’extérieur six heures, mais dans les faits, cette durée peut être différente – que se passe-t-il si les personnes sont restées par exemple six heures et demie ou sept heures dehors ?
L’idée est de produire des fourchettes, des estimations. C’est bien pourquoi le législateur a confié au Civen la responsabilité d’inverser la présomption de causalité entre l’exposition aux essais nucléaires et la maladie radio-induite.
M. Sébastien Philippe. Le seuil de 1 mSv est la limite d’exposition du public en France. C’est une dose considérée faible, et dont le but est d’essayer de protéger le public. Cette dose n’a pas de caractère scientifique dans le sens où rien ne prouve qu’une exposition au-dessous de ce seuil n’aurait pas d’effet biologique. Il y a une certaine limite à la connaissance exacte des effets des faibles doses, mais l’hypothèse principale – retenue par l’IRSN, comme ses représentants vous l’ont dit, ou par l’Académie des sciences aux États-Unis – est celle d’une relation linéaire sans seuil : une droite est tracée entre zéro et dix, ou entre zéro et cent, sans seuil au-dessous duquel il n’y aurait pas d’effets.
Ce seuil est le fruit d’un processus de recommandations scientifiques internationales pour la protection des populations. Il est considéré comme acceptable pour des raisons assez précises. Un patient peut recevoir des doses plus élevées s’il est soigné pour un cancer, mais, dans ce cas, le rapport entre le bénéfice et le risque est favorable. Pour les membres du public, on sait qu’il n’y a pas de bénéfice personnel à une irradiation à cette dose, mais elle peut être acceptable dans le cadre d’activités sociétales bénéfiques à la société. On accepte alors que le public soit exposé à des doses entre 0 et 1, car sinon nous serions obligés de fermer un certain nombre d’installations. La question est alors de savoir si cela doit s’appliquer aux essais nucléaires.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Le sujet de cette commission d’enquête, demandée par mon groupe, nous passionne. Si Didier Le Gac en est le président, c’est que, lui et moi, avons déjà flirté sur un autre sujet, celui de l’amiante. Nous avions alors mesuré les difficultés, qui persistent, à faire reconnaître l’impact sur les malades et quand Mereana Reid Arbelot a évoqué le sujet des essais nucléaires, nous avons constaté une incroyable similitude.
Le choix des sites des essais, consciemment ou inconsciemment – je ne vais pas juger, on verra plus tard –, a peut-être été dicté par le fait qu’ils pouvaient être dangereux et pouvaient avoir un impact sur les populations et qu’il fallait donc les éloigner de la métropole. On part donc avec un a priori de risques et, aujourd’hui, nous possédons des données. Vous y avez contribué de façon très documentée. Nous vous remercions d’avoir joué ce rôle de lanceur d’alerte.
Je partage avec vous l’idée qu’une contamination reste possible au-dessous du seuil de 1 mSv, car tous les corps humains étant différents, la réaction à une bactérie, un virus ou un effet n’est pas la même. Je connais des gens qui ont participé de très près aux essais nucléaires, sans protection, et qui, à 80 ans, n’ont rien alors que d’autres ont subi des effets. Dans l’incapacité de prouver que les essais nucléaires ne sont pas responsables d’une maladie radio-induite, le doute doit selon moi profiter aux malades.
Nous devons donc faciliter et accompagner les démarches d’indemnisation. La loi Morin a été une bataille que j’ai menée, dans mon groupe, notamment avec Maxime Gremetz. Nous accompagnions l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) dans ses démarches. La question demeure de savoir comment gérer le seuil prévu par la loi.
Nous avons déjà bien travaillé sur le sujet – en abordant par exemple lors d’auditions précédentes le cas du bénitier, nourriture principale des Polynésiens, qui reçut la plus grosse concentration de radiations et en prenant connaissance de votre travail. Nous allons auditionner d’autres personnes qui peuvent disposer d’informations pas encore déclassifiées, mais qui pourraient l’être. Nous sommes une commission d’enquête et nous pouvons peut-être donc aller chercher des informations qui n’ont pas été déclassifiées. On ne pourra pas nous accuser de vouloir fabriquer une bombe atomique, puisque nous en avons déjà une ! Nous pouvons peut-être le faire, mais j’aimerais savoir ce qui vous manque pour aller plus loin dans votre enquête. Et à vos yeux, quelles informations la commission d’enquête devrait-elle obtenir ?
M. Tomas Statius. Permettez-moi de faire une remarque liminaire avant que Sébastien n’aborde votre question un peu plus dans le détail. Les 2 000 pages de documents déclassifiés peuvent sembler énormes, mais la commission de déclassification, créée à la suite de la table ronde sur le nucléaire convoquée par le Président de la République, a identifié des kilomètres de linéaires de documents.
Notre travail est contraint notamment par le fait que nous ne disposons pas de l’ensemble des rapports de tir ayant eu lieu lors des essais atmosphériques. Ces rapports suivent le même schéma : un rapport « père » – ou « mère », peu importe – est rédigé par le SMSR et le SMCB, les deux services mixtes de l’armée et du CEA, avant d’être traduits en fonction des différents interlocuteurs – direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen), CEP ou d’autres instances situées plus haut dans l’appareil politique de l’État. Nous disposons souvent du premier rapport et de ses traductions, mais nous ne disposons pas de l’intégralité de tous ces rapports.
Nous avons ainsi été bloqués, par exemple, pour les essais Pallas et Sirius, par le manque de données de comparaison en l’absence des rapports de tir, mais également des rapports d’expertise du CEA, qui n’a fait, à notre connaissance, qu’une nouvelle estimation des doses pour les six essais les plus importants.
On peut penser ce que l’on veut de l’effort de déclassification de l’État, mais il est indéniable concernant le ministère des armées et ses composantes, mais aussi le ministère de l’Europe et des affaires étrangères. En revanche, je ne crois pas que la commission de déclassification ait visité les installations du CEA et, à ma connaissance, il n’a déposé qu’une centaine de documents sur le site Mémoire des hommes et nombre de ces documents sont les nôtres. Nous le savons avec certitude car certains contiennent des notes de Sébastien. Par ailleurs, un de ces documents – intéressant et dramatique en même temps –, concernant la mesure de la contamination des citernes d’eau à Tureia en 1971, contient une liste d’enfants de moins de 7 ans pour lesquels l’impact radiologique pouvait être important. Nous avons décidé de recouvrir ces noms de bandes noires pour qu’ils ne soient pas divulgués sur la place publique. Ce document a été publié tel quel, avec ces bandes noires, sur le site Mémoire des hommes.
M. Sébastien Philippe. Ces 2 000 pages représentent à peu près 200 documents que nous avons pu étudier, mais ils ne sont pas déclassifiés dans leur intégralité. Certaines pages sont protégées – certaines sans doute pour de bonnes raisons, car il y a toujours de bonnes raisons pour éviter que certaines informations ne sortent, mais peut-être pas toutes... Lorsque j’ai entrepris de refaire les calculs du CEA, j’ai essayé de retrouver, une à une, les données utilisées dans les documents déclassifiés, mais, pour certaines données, il manquait des documents, qui n’étaient pas disponibles à l’époque. J’ai donc dû assumer que ces calculs étaient corrects, mais je n’ai pas pu tout vérifier à 100 %. Je n’ai pu corriger que ce que j’ai pu vérifier.
Les essais nucléaires en Polynésie peuvent être découpés en deux périodes. La première, de 1966 à 1974, est celle des essais atmosphériques qui provoquent des retombées naviguant avec les vents et qui peuvent atterrir dans les citernes recueillant l’eau de pluie – on a laissé des enfants la boire pendant plusieurs semaines. Lorsque je l’ai appris, cela a d’ailleurs été difficile pour moi. Les essais atmosphériques sont arrêtés en 1974 avant de reprendre de façon souterraine en 1975.
Il faudra le valider avec les archivistes – j’espère que vous les auditionnerez –, mais la plupart de ces documents devraient être accessibles cinquante après leur rédaction. Nous sommes en 2024 et, bientôt, cela fera cinquante ans que l’essai Centaure du 17 juillet 1974 a eu lieu. Vous devriez donc demander tous les documents du SMSR et du SMCB sur les essais atmosphériques. Ces documents devraient donc être bientôt accessibles, mais que signifie cette accessibilité ? Faudra-t-il se rendre au fort de Montrouge pour consulter ces documents un à un ou le travail des archivistes du service historique de la défense – qui ont mis leur inventaire et certains documents en ligne – sera-t-il poursuivi par une campagne de numérisation massive pour que ces documents soient accessibles et restent disponibles pour les chercheurs, les scientifiques ou les historiens, peu importe ? Cette période devrait donc s’ouvrir complètement, sans que des demandes de dérogation ne doivent être formulées, mais je ne connais pas précisément les arcanes des règles d’accès aux archives.
Nous avons une liste de documents, que je serais heureux de partager avec vous. Les documents déclassifiés que j’ai déjà reçus étaient contenus sous format PDF dans un dossier, mais ils n’étaient pas organisés. J’ai donc dû les organiser et, à cette occasion, j’ai pu relever l’identification, par un nom et un numéro, des rapports de tir auxquels il était fait référence dans ces documents. Nous avons donc pu établir une liste précise des rapports de tir qui nous manquent et qui devraient prochainement être disponibles.
M. Tomas Statius. Il y a aussi les documents dont nous ne connaissons pas l’existence : rapports sociologiques réalisés par les services de renseignement sur le terrain – nous en connaissons certains – ou archives médicales du service de santé des armées, qui n’ont jamais été déclassifiées, mais pour d’autres raisons, liées à la confidentialité des données médicales. Je pense également aux archives des cabinets ministériels, puisque les rapports naviguaient en fonction du niveau de classification et du niveau de détails à partir d’une expertise scientifique détaillée avant de remonter vers les autorités. La liste de courses, pour parler de manière détendue, peut donc être longue, d’autant que je ne suis pas sûr – je suis désolé d’être un peu pointilleux – que le CEA ait fait un inventaire complet de ses propres archives. Il nous est donc impossible de répondre de manière exhaustive à votre question.
M. Sébastien Philippe. Le CEA ne dispose pas même d’une salle de lecture où consulter les documents.
M. José Gonzalez (RN). Lors de leur audition, des représentants de l’IRSN ont affirmé que le risque était minime et surtout maîtrisé – en d’autres termes : « Circulez, y a rien à voir ! ». Qu’en pensez-vous ?
Votre livre et vos nombreux travaux semblent prouver que le Gouvernement savait, ou, du moins, qu’il a menti par omission. Pouvez-vous affirmer que le Gouvernement actuel continue de cacher la vérité ?
Vous établissez, dans votre ouvrage, des comparaisons avec les doses reçues à Hiroshima, Fukushima et Tchernobyl. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
L’État français était-il informé des risques qu’il faisait peser sur la population civile au moment des essais nucléaires, et, surtout, sur les militaires ? La population de Tahiti et de ses environs a-t-elle été plus touchée que le Gouvernement français ne l’a affirmé ? D’autres zones géographiques sont-elles également concernées ? Quelles sont les conséquences sur l’indemnisation des victimes ?
M. Sébastien Philippe. De mémoire, l’IRSN n’a jamais réévalué les doses reçues ni leur impact sur la période 1966-1974 ; le CEA s’en est chargé. L’Institut s’est concentré sur les essais souterrains, qui n’ont pas provoqué de retombées directes. Lors de leur audition, ses représentants ont peut-être jugé les doses faibles, mais je n’ai pas souvenir qu’ils aient affirmé que les risques étaient maîtrisés. Ce serait d’ailleurs illusoire : quand on fait exploser une bombe atomique et qu’un champignon radioactif se propage au gré du vent, on ne contrôle rien.
À l’époque, les services météorologiques ne disposaient pas d’outils permettant de faire des prédictions éloignées. Le petit calculateur IBM que possédait le CEA pour les essais atmosphériques, fourni par les Américains d’ailleurs, faisait des prédictions à six, douze ou dix-huit heures, vingt-quatre heures au maximum. Les outils se sont améliorés progressivement.
Les risques pour la population étaient connus, car de nombreux essais atmosphériques avaient déjà eu lieu. En 1963, trois ans avant la reprise des essais par la France, les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Union soviétique avaient signé un traité d’interdiction des essais nucléaires dans l’atmosphère. Ce fut l’un des premiers grands traités de protection environnementale internationaux. Il faisait suite à l’exposition de populations – notamment de pêcheurs japonais – lors d’essais américains dans les années 1950.
Alors que les précédents essais réalisés en Algérie étaient souterrains, la France a choisi de repasser aux essais atmosphériques en Polynésie, en sachant qu’ils pouvaient exposer les populations. Les zones d’habitation autour du site d’essai étaient précisément identifiées. Les risques étaient donc connus. Les dossiers déclassifiés font état de documents, conservés aux archives du service de santé des armées, qui, à cette époque, présentaient des calculs de doses rapides ou des méthodes d’estimation du risque pour les populations. Nous n’y avons pas eu accès, mais nous savons que cette réflexion a eu lieu.
Malgré tout, le discours politique s’est plu à répéter, pendant trente ans, que les essais étaient propres et ne présentaient pas de risque. Ce n’est qu’en 2021 que le président Emmanuel Macron, dans un discours à Papeete, a reconnu : « On ne peut absolument pas dire qu’ils étaient propres. » Il a appelé à rendre les informations publiques. Je ne pense donc pas que le Gouvernement actuel minimise les risques.
Nous avons démontré que, pendant les essais atmosphériques, une grande partie de la population polynésienne avait été exposée à une valeur potentiellement supérieure au seuil d’indemnisation de 1 mSv. Ce dernier a pour seul objet de limiter l’assiette d’indemnisation et de déterminer qui est éligible ou non. Selon les données du CEA, quelque 10 000 personnes dépassent ce seuil ; si elles ont un cancer, elles pourront solliciter une indemnisation auprès du Civen. Nous avons montré qu’en réalité, 110 000 personnes avaient été potentiellement exposées. Comme l’IRSN l’a confirmé, on ne peut pas garantir qu’elles n’ont pas subi une exposition. Tout le monde le sait désormais, y compris le CEA – qui consulte les publications scientifiques –, l’IRSN – qui reconnaît avoir lu nos travaux – et le Civen – je lui ai adressé une attestation sur l’honneur dans le cadre de la demande d’indemnisation d’une personne atteinte d’un cancer qui a été exposée à Tahiti pendant cette période.
M. Tomas Statius. Pour avoir compulsé les archives de La Dépêche de Tahiti, je peux dire que dès 1966, les tirs étaient un sujet de préoccupation dans les relations internationales. La Nouvelle-Zélande, l’Australie et jusqu’à certains pays d’Amérique du Sud s’inquiétaient d’éventuelles retombées sur leur sol. Le même commentaire peut s’appliquer aux essais réalisés en Algérie ; des travaux ont d’ailleurs été menés sur leurs éventuelles conséquences sanitaires dans les pays voisins, comme la Libye.
Je ne saurais dire si l’IRNS a jugé que les essais pratiqués entre 1966 et 1974 présentaient des risques minimes, mais il faut surtout préciser que le seuil de tolérance à la contamination n’est pas une valeur absolue et automatique ; il dépend de chacun. On peut avoir été exposé à moins de 1 mSv et développer des maladies radio-induites ; à l’inverse, on peut avoir dépassé ce seuil et ne jamais présenter ces pathologies. Les cancers listés par le décret d’application de la loi Morin, indemnisés par le Civen, sont des maladies dites sans signature : il est impossible de savoir précisément ce qui les a provoquées. On peut en revanche estimer, comme le fait le Civen, que la probabilité qu’une exposition ait eu un impact sur ces maladies ou qu’elle les ait aggravées est suffisamment importante pour justifier une indemnisation. La question n’est pas de savoir si ces pathologies ont été causées ou non par l’exposition.
Mme Mélanie Thomin (SOC). Merci, messieurs, pour vos propos passionnants et empreints d’une gravité qui nous fait prendre conscience de l’importance de ce sujet. Je fais partie des profanes que vous évoquiez, et nous avons pourtant une immense responsabilité en la matière. Je suis députée du sud de la rade de Brest, c’est-à-dire de la base navale de l’île Longue où travaillent nos missiliers. Vos interventions nous plongent dans l’histoire et nous amènent à réfléchir à comment améliorer les effets de cette histoire, et à comment faire en sorte que les erreurs du passé ne se reproduisent pas aujourd’hui.
Dans l’épilogue de votre enquête, vous affirmez que l’expérience atomique en Polynésie française repose sur le triptyque du secret, du mensonge et de la négligence. Lors de votre enquête, avez-vous eu des échanges avec des responsables politiques, civils et militaires au sujet de la déclassification de certaines archives ? Quelle posture ont-ils adoptée ? Vos interlocuteurs étaient-ils plutôt coopérants ou méfiants à l’égard de votre démarche ? Selon vous, comment l’État pourrait-il aller plus loin dans la déclassification et la publication des archives relatives aux essais nucléaires – vous avez tout à l’heure évoqué une liste que vous pourriez nous transmettre ? Les représentants de l’association 193 nous ont par exemple signalé que certaines données sanitaires, sur les registres des cancers tenus par le ministère des armées et le Civen, n’avaient toujours pas été publiées. L’installation d’une commission d’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française a-t-elle fait évoluer les choses ?
M. Tomas Statius. Rien n’aurait été possible sans les documents déclassifiés. On ne cesse de le rappeler mais c’est indispensable. La coopération entre journalistes, chercheurs en physique nucléaire et spécialistes de la modélisation a permis d’enrichir l’approche du sujet. Pour citer Nabil Ahmed, d’Interprt, « tout document est un champ de bataille » : il s’agit d’analyser les archives de manière méthodique et précise, en en tirant le maximum. Sébastien Philippe a mené un travail de réestimation ; pour ma part, je me suis efforcé d’enrichir les données par des témoignages et des éléments complémentaires qui permettent de comprendre ce qui n’est pas couvert par les archives et ce qui s’est produit par la suite.
Sébastien et moi avons conduit des entretiens ensembles, ce qui était plutôt intéressant car nous n’avons pas la même approche, mais c’est surtout moi qui aie conduit des entretiens. Les personnes que nous avons interrogées avaient plutôt envie de parler du sujet, parfois, certes, avec une certaine pudeur ou quelques réticences, comme dans toutes les enquêtes. Je me suis entretenu avec des membres de l’armée, d’associations ou encore de l’appareil politique. La spécificité de notre enquête est que nous nous heurtons au mur de la réalité : nous n’avons pas accès à certaines informations. Si vous n’avez pas les données, vous n’avez pas les données ! De toute évidence, la classification des documents se marie mal avec le journalisme d’investigation…
Il s’agissait aussi de faire un récit plus juste de ce que furent les essais nucléaires, en démontant les idées reçues selon lesquelles ils étaient propres et résultaient d’une mécanique bien huilée, que l’État répondait aux attentes, etc. La mécanique était moins rodée qu’il n’y paraît ; elle a connu des couacs et des erreurs – ce n’est pas surprenant, vu l’ampleur du projet, le nombre de personnes impliquées et l’éloignement des territoires concernés. Certaines personnes auraient dû être protégées mais ne l’ont pas été. Nous tenions à parler avec des témoins et à recueillir leur histoire particulière, loin du récit officiel. L’enquête ne devait pas se résumer à une bataille de chiffres ; elle devait aussi être incarnée et retracer des parcours individuels, car cette histoire est une histoire de gens, de gens qui ont vécu des choses pas faciles et qu’il fallait aussi écouter.
M. Sébastien Philippe. De très nombreux documents mériteraient d’être déclassifiés. J’ai toutefois la certitude – c’est un chapitre de notre livre – que pour la période des essais atmosphériques, de 1966 à 1974, nous n’arriverons pas à reconstituer exactement tout ce qui s’est passé dans l’ensemble des îles, car les données manquent pour certains territoires. Certaines stations de mesure du CEA n’ont pas été activées, d’autres sont tombées en panne. De nombreuses informations font défaut. Le maillage prévu à l’époque n’était pas destiné à tracer les doses reçues ; c’est pourtant celui qui est employé actuellement pour accorder ou refuser des indemnisations. Étant donné le niveau d’exposition et de contamination, et les incertitudes associées, il est impossible de démontrer qu’en Polynésie, la plupart des gens n’ont pas été exposés à un seuil supérieur 1 mSv entre 1966 et 1974. C’est un constat scientifique ; déclassifier plusieurs centaines de milliers de documents n’y changera rien.
M. le président Didier Le Gac. La suppression par la loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer (Erom) de la référence à un risque pouvant être « considéré comme négligeable » dans la loi Morin, constituait pourtant une avancée. Elle a été votée non sans mal à la fin du quinquennat de François Hollande, et a suscité la démission de plusieurs membres du Civen, mécontents d’être remis en cause. Il y a toutefois bien un « avant » et un « après » s’agissant de l’activité du CIVEN. Le seuil d’exposition de 1 mSv devient la nouvelle référence – il en faut bien une ; sinon, doit-on considérer que toutes les personnes qui se trouvaient en Polynésie française, y compris de passage, à une période donnée, ont été exposées ?
Comment expliquer que la population ne sollicite pas davantage de compensations ? Est-ce une forme de résignation ? On parlait tout à l’heure de 10 000 victimes potentielles, quand vous en évoquez 110 000. Est-ce dû à un déficit d’information lié à la superficie du territoire, à l’éloignement, ou encore à la difficulté de monter les dossiers administratifs ?
M. Sébastien Philippe. Pour juger du caractère négligeable du risque, le Civen employait à l’époque un logiciel américain, mais n’avait pas les données nécessaires pour le faire fonctionner correctement. Pendant six à sept ans, on peut donc s’interroger sur la robustesse de la méthode prétendument scientifique suivie. Il utilisait celles du CEA. Il en ressortait que quelques milliers de personnes pourraient être indemnisées si elles présentaient l’un des vingt-trois cancers de la liste établie par décret.
Dès lors que la notion de risque négligeable est abolie, les 110 000 ou 115 000 résidents de la Polynésie française entre 1966 et 1974 – hors militaires – peuvent aspirer à une indemnisation s’ils présentent l’un de ces vingt-trois cancers. J’ai estimé que cela représentait 10 000 cancers potentiellement indemnisés jusqu’en 2022, puis 350 par an. Ce nombre est important, sans être gigantesque, et ces indemnisations auraient évidemment un coût non négligeable. Si l’on suit aujourd’hui la méthodologie du Civen et que ce dernier doit apporter la preuve que vous avez été exposé un seuil inférieur de 1mSv pour refuser une indemnisation, au regard de nos travaux et de ce que d’autres vous ont dit, à l’instar de l’IRSN, c’est potentiellement toutes ces personnes qui peuvent prétendre à une indemnisation.
Les États-Unis adoptent d’ailleurs une approche sans seuil : les personnes qui résidaient dans la zone d’essais atmosphériques à la période où ils étaient effectués doivent seulement prouver qu’elles ont un cancer, sans référence à un quelconque seuil d’exposition.
M. le président Didier Le Gac. Y a-t-il un temps de résidence ?
M. Sébastien Philippe. Je peux le vérifier. Cette disposition fait l’objet de débats outre-Atlantique : il est proposé au Sénat de l’étendre à de nouvelles zones, notamment au Nouveau-Mexique où a eu lieu le premier essai atomique, Trinity, en juillet 1945. J’ai d’ailleurs calculé les retombées de cet essai sur l’ensemble du territoire américain – l’étude a fait l’objet d’un article dans le New York Times en 2023. Joe Biden soutient cette initiative ; il faut maintenant que la Chambre des représentants la mette au vote.
M. Tomas Statius. Avant de répondre à votre deuxième question, monsieur le président, je tiens à insister sur le fait que le seuil de 1 mSv est davantage une limite politique qu’une limite scientifique. Non que ce seuil n’ait pas été établi sur la base d’une expertise scientifique, mais il nous a été présenté comme un élément indépassable, alors qu’il ne procure aucune certitude. Ce n’est pas nous, Sébastien Philippe et moi-même, qui l’affirmons : d’autres pays ayant été confrontés au même problème en ont fait l’expérience.
S’agissant maintenant du désamour – ou de la désillusion – des Polynésiens, ce n’était pas innocent de ma part de rappeler, au début de l’audition, le taux de rejet des premiers dossiers déposés en 2010 à la suite de la promulgation de la loi Morin. Souvenons-nous de toutes les années qui ont précédé cet aboutissement, marquées par la mobilisation collective des vétérans, de l’association Moruroa e tatou – dont vous entendrez les représentants ce soir –, ainsi que d’une partie de la population civile en Polynésie et dans l’Hexagone. Le déroulement des essais nucléaires n’était pas connu dans le détail, pas plus que leurs conséquences. Le maillage associatif, et singulièrement Bruno Barillot, a beaucoup œuvré pour faire la lumière sur cette période. La loi Morin est l’aboutissement de cette mobilisation.
Les demandes d’indemnisation ont ainsi été nombreuses dès 2010, les chiffres publiés par le Civen dans ses rapports d’activité en attestent, mais elles ont d’abord fait l’objet d’un fort taux de rejet, en raison de l’invocation du risque négligeable. Cela nous a été raconté, et vous imaginerez facilement que cette situation a suscité une forme d’incompréhension, particulièrement chez les populations civiles polynésiennes.
Les choses ont été un peu différentes pour les militaires, sans être faciles. De nombreuses batailles ont dû être menées ; l’Aven en ayant remporté beaucoup, mais leurs dossiers médicaux contenaient des preuves de leur présence sur place, ainsi que, parfois, un suivi radiologique.
Les populations polynésiennes, elles, ont pâti de leur éloignement, du barrage de la langue – tout simplement –, et de la procédure administrative. N’oublions pas que le Civen demande une preuve de résidence à une période précise, ce qui, pour certaines personnes, est déjà compliqué. Je ne prétends pas être un expert de la Polynésie et j’espère ne pas me tromper, mais l’une des conclusions de nos travaux est qu’il ne faut pas sous-estimer combien un processus administratif en apparence simple peut être vécu comme quelque chose d’extrêmement violent. On le dit à propos de la justice : la procédure contradictoire, qui requiert d’être entendu, est bien sûr au service de la manifestation de la vérité, mais, j’y insiste, ce fonctionnement peut être perçu comme violent. C’est ce sentiment qui, me semble-t-il, s’est noué pendant des années.
Enfin, j’alerte sur le déficit d’information indépendante sur ce sujet. L’accident survenu lors de l’essai Centaure, en 1974, était connu et évoqué dans des rapports du CEA de 2006 et du ministère des armées de 2007, mais aucuns travaux, avant ceux de Sébastien Philippe, n’avaient permis de se rendre compte que ce qui s’était passé allait plus loin que ce qu’on avait bien voulu en dire.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pour conclure cette audition, je souhaitais vous entendre sur la dimension sociétale, que nous n’avons pas encore abordée, mais que vous évoquez dans votre livre. En effet, si l’installation et les opérations du CEP, c’est-à-dire les essais nucléaires, ont avant tout eu des conséquences sanitaires, elles soulèvent également des questions sociétales et environnementales, moins souvent mises en avant.
Par ailleurs je tenais à vous remercier, monsieur Statius, madame Thomin, d’avoir parlé des gens. Il faut se rappeler que ce sont des personnes malades, diminuées, qui déposent des demandes d’indemnisation et qui, aidées par leur famille – dont plusieurs membres peuvent être malades –, entrent dans un parcours du combattant.
J’ajoute qu’il y a des difficultés dont on ne parle pas. Je pense aux Polynésiens qui, en tant que personnels civils, ont participé aux opérations du CEP, sur un site nucléaire ou non. Ces personnes hésitent à demander une indemnisation, ne s’en sentant pas dignes ou ressentant une forme de honte. Elles se sentent à la fois auteurs et victimes, et j’aurais aussi aimé vous entendre sur ce point.
Enfin, je souhaitais revenir sur la question des doses et des seuils, qui me semblent relever d’une grande approximation. Les critères de la loi Morin sont pourtant clairs, celle-ci ayant fixé une période, avec un début et une fin, et une carte géographique – même si nous avons vu qu’il y a beaucoup à dire à son sujet. Vous parliez de probabilité, mais le Civen ne regarde que les informations inscrites dans les dossiers ! Ainsi, un résident de Mahina faisant état d’une certaine dose sera déclaré victime, ou non, sur ces seuls faits, alors qu’ils sont approximatifs.
Le seuil de 1 mSv concerne les populations civiles qui travaillent dans un centre médical ou dans une centrale nucléaire, mais nous l’appliquons aussi aux Polynésiens, en considérant leur lieu de résidence. Cependant, une personne résidant à Pirae y était-elle vraiment le 17 juillet 1974 ? C’est la période des vacances scolaires et les habitants de villes comme celle-ci, ou comme Papeete, se rendent souvent sur la presqu’île pour voir leurs familles. Je le répète : la loi de 2010 semble comprendre des critères précis, mais c’est tout l’inverse, et je souhaitais aussi avoir votre sentiment à ce propos.
M. Sébastien Philippe. Pour préparer cette audition j’ai relu tout ce que j’ai écrit, ainsi que mes notes – j’en ai une quantité astronomique –, pour essayer de comprendre les tenants et aboutissants de la procédure d’indemnisation.
L’essai Centaure a contaminé toutes les îles du Vent et toutes les îles Sous-le-Vent, dont Tahiti. Or le mécanisme d’indemnisation a réduit cette expérience collective à un combat personnel des malades du cancer, pour qui suivre cette procédure représente déjà une immense souffrance. Une barrière administrative a été placée devant ces gens, vis-à-vis desquels le Civen utilise des données empreintes d’imprécision et d’incertitude.
Le fait est qu’on ne peut pas démontrer que les personnes qui résidaient à Tahiti lors de l’essai Centaure ont reçu une dose strictement inférieure à 1 mSv. Vous avez raison, madame la rapporteure : nous ne savons pas où ces personnes se trouvaient exactement lors de l’essai, ni ce qu’elles ont mangé et bu. Par souci d’honnêteté, ces éléments sont à prendre en compte. La charge de la preuve incombe à l’État, et elle est donc insuffisante pour attester qu’un demandeur se trouve sous le seuil d’indemnisation. Toutes les personnes qui vivaient à Tahiti lors de l’essai et qui souffrent de l’une des vingt-trois maladies reconnues devraient avoir droit à une indemnisation.
Partir de ce principe permettrait d’ailleurs de créer une procédure collective d’information et d’éviter que les malades ne se lancent seuls dans le combat de la procédure d’indemnisation. En étant avertis et formés, les médecins et les travailleurs sociaux seraient à même d’accompagner les résidents de cette époque aujourd’hui atteints d’une maladie. La procédure elle-même serait nettement plus simple et ne s’apparenterait plus, j’y reviens, à une démarche devant les tribunaux.
À l’heure actuelle, sans tenir compte de l’incertitude et en se trompant dans le calcul de certaines valeurs, on refuse l’indemnisation à une personne ayant reçu une dose de 0,85 ou de 0,87 mSv. Pour contester une décision du Civen, il faut alors saisir le tribunal administratif, et si la décision est à nouveau négative, se porter davant la cour d’appel administrative, puis, le cas échéant, le Conseil d’État. Les personnes atteintes d’un cancer à qui on dit « non » de cette manière, que feront-elles ?
Les réponses du Civen aux demandes d’indemnisation témoignent de cette situation, sachant que les données sur lesquelles il s’appuie – c’est écrit – ont été validées par l’Agence internationale de l’énergie atomique, soit la plus haute autorité scientifique en matière nucléaire. Que faites-vous si vous vivez sur un atoll, que vous avez un cancer et qu’on vous envoie une réponse négative s’appuyant sur des données validées par tous les grands scientifiques de ce monde, à Vienne ? Comment répondre à cela, surtout quand ce n’est en fait pas vrai ?
M. Tomas Statius. Je partage tout ce qui vient d’être dit.
S’agissant du parcours du combattant des victimes, madame la rapporteure, j’évoquerai aussi bien les civils que les travailleurs du nucléaire et les militaires. Je ne jette la pierre à personne, mais ces catégories de population ont été souvent séparées par les journalistes. Or, si des caractéristiques appartiennent plutôt à certains, il s’agit bien d’une expérience commune.
Comme vous, madame la rapporteure, j’ai constaté le sentiment de culpabilité des travailleurs du nucléaire et des personnels civils ayant servi à Moruroa, à Fangataufa, ou à Hao. Faisons appel à l’histoire. Il a été abondamment rappelé aux Polynésiens qu’ils ont aussi bénéficié de cette époque des essais nucléaires, qui a contribué au développement économique de la région. C’est une image que nous avons inscrite en eux. Ainsi, outre la culpabilité évidente d’avoir participé à quelque chose qui a rendu malade leur entourage, il y a cette idée, martelée jusqu’à récemment, qu’il s’agissait d’un mal nécessaire, source de nombreux bénéfices, qu’il ne faudrait donc pas critiquer trop fort.
Une réaction collective comparable s’applique aux militaires : en l’occurrence une réaction éthique et de respect de la classification des informations. Comme il leur a été répété qu’ils avaient eu la chance de participer au grand dessein nucléaire de l’armée, comment les militaires pourraient-ils rompre le secret-défense sans croire qu’ils feraient quelque chose d’illégal ? J’ai perçu ce double sentiment chez de nombreux témoins.
Notons que le temps contribue aussi à faire de l’indemnisation un parcours du combattant. Les événements dont nous parlons remontent à près de soixante ans, ce qui crée évidemment une forme de fatigue face à toutes les barrières qui ont été dressées.
Enfin, l’éloignement de la Polynésie n’est pas que psychique. Il est évident que, quand on réside sur l’île de Mangareva, ce n’est pas une mince affaire que de venir plaider son cas devant le Civen, à Paris. Il faut d’abord prendre l’avion pour Papeete – il n’y en a qu’un par semaine –, puis faire vingt autres heures de vol pour rejoindre l’Hexagone.
À cet égard, je répète que, à l’inverse des populations civiles, qui ont longtemps eu à se défendre seules, les militaires ont eu la chance, entre guillemets, d’avoir le soutien de l’Aven, qui les a beaucoup défendus devant le Civen, et d’avoir fait l’objet d’un suivi radiologique au cours de leur carrière. D’ailleurs, le comité et l’armée ont considéré que même si les dosimètres affichaient le chiffre 0, la valeur 0,2 devait être retenue, sachant que différentes mesures étaient prises au cours d’une même année. La barrière de l’indemnisation a donc été nettement plus facile à franchir pour les militaires que pour les personnels civils.
En ce qui concerne les conséquences environnementales, qui ne sont pas l’objet de notre livre Toxique, sachez d’abord qu’il n’existe pas de catégorisation exhaustive du vivant dans cette partie du monde qui soit antérieure aux essais nucléaires. Seuls quelques rapports, dont un élaboré par le CEA dans les années 1990, portent sur l’impact des essais sur certaines espèces animales, mais nous ne disposons pas d’une vision globale. Vous avez mentionné à juste titre les bénitiers et les mollusques mais, comme l’a indiqué Édouard Fritch dans une lettre adressée aux autorités hexagonales, cet aspect est un trou dans la raquette.
En ce domaine, ayons à l’esprit que les effets néfastes ne sont pas seulement dus à la contamination nucléaire, mais aussi au génie civil. Comme nous l’avons constaté lors de notre enquête, le développement des passes navigables et la construction des aéroports ont produit une maladie assez connue en Polynésie française : la ciguatera. Pour schématiser, et au risque de faire hurler les spécialistes des fonds marins, le corail a été rendu toxique, tout comme les poissons après l’avoir mangé, rendant malades les personnes qui les consomment. Dès les années 1960 et 1970, des instituts, notamment à Papeete, se sont intéressés à ce phénomène après avoir détecté des choses anormales. Je rappelle que la ciguatera est source de déshydratation et qu’elle peut causer jusqu’à la mort de patients déjà affaiblis.
Enfin, les bouleversements environnementaux imputables au CEP s’étendent à la culture. À Moruroa, des zones de contact et d’échanges ont été prises à des populations qui les utilisaient pour la pêche et la culture de la nacre. Nous ne nous y sommes que peu intéressés dans le cadre de nos travaux, mais cela ne veut pas dire que cette dimension n’existe pas, ni qu’elle n’est pas importante.
Je conclurai en disant que le Civen dispose d’une sorte de tableur, au sein duquel figurent les doses de radioactivité, en fonction des années et des lieux. À ma connaissance, il n’a jamais été produit comme élément de preuve pour aucun dossier d’indemnisation, ni même expertisé. De la même manière, il serait intéressant de pouvoir consulter, analyser et décortiquer la note transmise au Civen par l’IRSN au sujet de nos expertises.
M. le président Didier Le Gac. C’est bien noté ; je vous remercie. Nous manquons de temps, monsieur Philippe, mais je crois que vous souhaitiez ajouter quelque chose.
M. Sébastien Philippe. Je compléterai mes réponses par écrit, monsieur le président. Je crois que Tomas Statius et moi-même avons dit tout ce que nous avions à dire.
M. le président Didier Le Gac. Mme la rapporteure et moi-même ne pouvons que vous encourager à nous faire part de toute information et de toute préconisation, notamment au sujet de documents potentiellement importants. Moi aussi, j’aurais souhaité que nous abordions plus avant la question des dommages environnementaux. Nous manquons d’ailleurs d’experts à même de nous éclairer sur ce point.
Monsieur Philippe, monsieur Statius, je vous remercie pour vos réponses. Il n’est pas impossible que nous fassions de nouveau appel à vous.
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8. Audition, ouverte à la presse, des représentants de l’association Moruroa e tatou : M. Tevaearai Puarai, président, et M. Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales (intervenants en visioconférence) (mardi 28 mai 2024)
M. le président Didier Le Gac. Je me réjouis d’accueillir les représentants de l’association Moruroa e tatou : M. Tevaearai Puarai, son président, et M. Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales.
L’audition a pour objectif de préciser les positions et les revendications de l’association et de recueillir son analyse de la prise en charge actuelle des conséquences des essais nucléaires menés en Polynésie entre 1966 et 1996.
Nous souhaitons connaître votre analyse du dispositif d’indemnisation des victimes des essais nucléaires et, plus largement, du fonctionnement du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen). J’aimerais notamment savoir si, d’après votre expérience, des Polynésiens renoncent à déposer une demande d’indemnisation alors qu’ils estiment souffrir d’une maladie radio-induite et, le cas échéant, pour quelles raisons.
Je souhaite également connaître votre avis sur la liste des vingt-trois maladies radio-induites reconnues par le décret du 15 septembre 2014 et votre position sur l’introduction du seuil d’exposition de 1 millisievert dans la loi.
Avant de vous passer la parole, je vous prie de nous déclarer, le cas échéant, tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Tevaearai Puarai et M. Tamatoa Tepuhiarii prêtent successivement serment.)
M. Tevaearai Puarai, président de l’association Moruroa e tatou. L’association Moruroa e tatou a été créée en 2001. Elle a derrière elle vingt-trois ans de militantisme et la conviction que Maohi nui et le peuple maohi ont été contaminés et continuent de l’être.
Notre nouvelle équipe, jeune, dynamique et engagée, s’inscrit dans une démarche d’éveil des consciences et de décolonisation des pensées. La nouvelle génération, tout en continuant le combat de ses prédécesseurs – Roland Oldham, Bruno Barrillot, John Doom – par l’accompagnement des familles des travailleurs victimes des essais nucléaires français, a étendu son action à l’éveil, à l’information et à la sensibilisation des jeunes à cette histoire tragique en vue de construire un meilleur avenir. La jeunesse est souvent associée à l’ignorance ; nous pensons au contraire qu’elle a soif de connaître son histoire et qu’elle est prête à se lever pour son peuple et pour son pays.
Moruroa e tatou est fondée sur les principes de vérité et de justice - Te parau mau e te parau tia. Ces valeurs guident nos adhérents et nos partisans. Nous nous attachons à écouter les doléances, les besoins et les attentes des associations antinucléaires et des institutions religieuses qui portent haut et fort ce message.
Le comité de l’association a rencontré, en décembre 2023, le président du Civen et le médecin chargé de l’instruction des dossiers. Nous avons déploré la difficulté d’accès aux données et un manque d’accompagnement en amont qui compliquent la constitution du dossier pour les Maohis. Nous regrettons cette lourde charge administrative qui décourage de nombreux demandeurs et nous faisons de notre mieux pour faciliter leurs démarches pour obtenir la réparation du préjudice subi.
M. Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l’association Moruroa e tatou. Le découragement des demandeurs tient aussi à la durée totale de la procédure – de la constitution du dossier à la réponse du Civen – et à la barrière de la langue, puisque le dossier doit être déposé en français, tandis que la majorité des Maohis utilisent au quotidien leur langue natale – le tahitien ou un autre dialecte. Il faudrait envisager une procédure administrative allégée et plus intégrante.
M. Tevaearai Puarai. Il y a quelques années, des formulaires bilingues français-reo étaient mis à la disposition des demandeurs par le Civen, qu’ils soient victimes ou ayants droit. Nous souhaitons que ces formulaires soient de nouveau proposés.
Nous souhaitons également que le Civen se rapproche du peuple maohi par l’implantation d’une structure en Polynésie, à Tahiti ou dans les archipels, pour faciliter les démarches et le rapport aux victimes.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Il conviendrait par ailleurs d’étendre les critères d’indemnisation, qui sont limités dans le temps et dans l’espace et incluent un nombre restreint de maladies.
M. Tevaearai Puarai. Le seuil de 1 millisievert fait partie des freins à la prise en charge des victimes. Depuis son adoption, trop peu de dossiers d’indemnisation ont reçu un avis favorable.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pouvez-vous préciser à l’intention de nos collègues si le Civen a une antenne à Tahiti ? La mission « aller vers » du Haut-commissariat de la République en Polynésie française, qui aide les victimes à constituer leur dossier, est-elle le relais du Civen ? A-t-elle pris la relève de votre mission d’assistance ?
M. Tevaearai Puarai. Il n’y a aucune antenne du Civen à Tahiti ; nous le déplorons depuis des années. La moindre des choses serait d’implanter une structure à proximité des victimes. Nous espérons que ce sera fait à l’avenir.
Nous avons rencontré certains référents de la mission « aller vers » qui se rendent dans les foyers pour aider à la constitution des dossiers. Nous apprécions que la mission mette en avant la jeunesse polynésienne, qui maîtrise les langues française et polynésiennes, ce qui facilite leur contact avec les victimes. Notre association fait la même chose.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Nous n’avons pas encore reçu de témoignages, mais nous nous interrogeons sur la pertinence de l’indemnisation financière proposée par le Civen. Permet-elle la guérison des malades ? Pourquoi ne pas envisager un autre type d’indemnisation ? Le suivi médical coûte cher, malgré la prise en charge par la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En effet, on se focalise sur l’indemnisation financière, mais il serait plus juste de parler de reconnaissance, de prise en charge et d’indemnisation. Pensez-vous que le fait d’être reconnu comme victime aide les malades et leur famille d’un point de vue non financier ?
M. Tevaearai Puarai. Le mot « victime » est lourd à porter. Notre association préfère parler de « survivant des essais nucléaires français », ce qui induit un regard différent sur les personnes que nous accompagnons. La même vision a été adoptée au Japon. Il est certain que la monétisation du préjudice ne suffit pas à guérir le mal-être psychologique et physique de ces personnes. C’est pourquoi l’association, outre l’accompagnement administratif et juridique, fait beaucoup d’accompagnement psychologique. Notre agent de permanence et les comités d’arrondissement sont dans la discussion avant tout ; nous menons beaucoup d’entretiens, parfois en tête à tête, avant d’aborder la question de l’indemnisation.
M. le président Didier Le Gac. La question de la diffusion de l’information est primordiale, compte tenu de la géographie polynésienne. Comment touchez-vous ces personnes ? Viennent-elles spontanément vers vous ?
M. Tamatoa Tepuhiarii. D’une part, nous accueillons dans notre bureau de permanence à Paofai les personnes qui souhaitent constituer un dossier d’indemnisation ou en savoir davantage sur les essais nucléaires. D’autre part, nos comités, situés dans les archipels, vont vers les familles pour recueillir leurs témoignages. Comme d’autres associations et institutions qui partagent cette démarche d’assistance aux victimes, nous passons un temps privilégié avec elles afin de briser le silence, d’alléger le poids de la honte et de les réconcilier avec leur histoire.
M. le président Didier Le Gac. Avez-vous des contacts avec la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN), créée par la loi Morin ? Elle se réunit en théorie deux fois par an.
M. Tevaearai Puarai. Non. Nous regrettons que certaines commissions ne se soient pas réunies depuis plusieurs années. En tant qu’association pilier de la lutte antinucléaire, nous espérons que Moruroa e tatou sera tenue informée des avancées de cette commission.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. La CCSEN, où siègent Moruroa e tatou et d’autres associations, ne s’est pas réunie depuis 2021. Elle n’a jamais tenu le rythme prévu de deux réunions annuelles. Lors de la table ronde qui s’est tenue à l’Assemblée nationale le 19 janvier dernier, la ministre du travail, de la santé et des solidarités avait promis de réunir la CCSEN au premier trimestre 2024. Cela ne s’est pas fait, mais nous veillerons à ce qu’une réunion ait lieu le plus rapidement possible.
Y a-t-il un profil type des personnes que vous avez rencontrées et soutenues dans leur démarche de réparation ? Pouvez-vous nous dire pourquoi certaines d’entre elles ressentent de la honte ? Ont-elles exprimé d’autres sentiments ?
M. Tamatoa Tepuhiarii. La personne type serait un Maohi, un autochtone, puisque les explosions nucléaires ont majoritairement touché les peuples autochtones ; elle aurait un lien de parenté avec quelqu’un qui a travaillé sur les sites nucléaires ou dans des fonctions administratives liées au nucléaire – ces personnes ont un père, un grand-père qui ont exercé ces métiers. Elle est atteinte d’une maladie radio-induite, que celle-ci figure déjà sur la liste des vingt-trois maladies reconnues, ou pas – je pense au cancer de la prostate, par exemple.
Quant à la honte, c’est une notion essentielle : la plupart de nos parents, de nos ancêtres, se sentent coupables d’avoir participé à l’histoire des explosions nucléaires ici à Maohi nui, à leur organisation. Comment appréhender ce sentiment de honte et de culpabilité ? Comment comprendre l’impact émotionnel et psychologique de ce passé, et le sentiment de responsabilité après l’abandon de la théorie des « essais propres » et la reconnaissance des conséquences environnementales et sanitaires des explosions ?
Il y a aussi un mutisme propre à la communauté maohi : nous ne parlons pas toujours de nos sentiments, que nous préférons garder pour nous. Cela peut être mis en relation avec ce sentiment de honte.
M. le président Didier Le Gac. En 2021, le président de votre association a réagi très brutalement à la publication de l’expertise collective de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Pouvez-vous préciser ce que vous reprochez à cette étude ?
M. Tevaearai Puarai. Ces propos ont été tenus par mon prédécesseur, M. Hiro Tefaarere. Vous devrez lui poser la question : je préfère ne pas m’avancer sur ce terrain. Il n’y a pas eu de passation entre l’ancienne et la nouvelle équipe.
M. le président Didier Le Gac. Avez-vous néanmoins un avis sur cette étude ?
M. Tevaearai Puarai. Notre demande d’un suivi mené par un organisme indépendant reste sans réponse. Nous attachons beaucoup d’importance à l’indépendance des laboratoires qui mènent ces études – je suis sûr que la rapporteure m’approuvera.
M. le président Didier Le Gac. Qu’attendez-vous de cette commission d’enquête, vous qui étiez à peine nés au moment où ces essais ont eu lieu ? Il est intéressant pour nous de recueillir votre opinion car c’est la première fois que nous auditionnons des gens de votre génération, qui ne sont pas des victimes directes.
De quels types d’études parlez-vous ?
M. Tamatoa Tepuhiarii. Nous sommes nés quand la dernière bombe a explosé ; nous sommes les héritiers de cette histoire et de ce militantisme.
Notre démarche n’est pas d’attendre quelque chose de quiconque, mais de nous interroger sur notre responsabilité en tant que peuple et sur notre responsabilité individuelle.
Je formulerai néanmoins un souhait. L’Assemblée de Polynésie a mené, en 2005 et 2006, une commission d’enquête sur les essais nucléaires ; le rapport qui en est issu contient de nombreuses recommandations, dont bien peu ont été mises en place. La création d’un centre de mémoires est en cours ; il existe aussi un projet de recherche sociologique et culturelle Sosi (suivi ouvert des sociétés et de leurs interactions), mené par M. Renaud Meltz. Qu’en est-il des autres ? Votre commission d’enquête pourrait contribuer à terminer le travail commencé par l’Assemblée de Polynésie en 2005.
Quant aux études indépendantes, c’est un vaste sujet. Il y a eu, sinon des mensonges, au moins une mauvaise information, dans les études précédentes ; elles prennent mal en considération ce que vivent les différentes communautés ici à Maohi nui. On peut se demander comment une étude scientifique peut tenir un discours différent de ce que vivent les populations. Une étude indépendante, menée par des scientifiques extérieurs, pourrait-elle rapporter ce que vit vraiment le peuple maohi, les conséquences qu’il subit ? Une telle étude devrait intégrer, à parité, pas seulement des scientifiques autochtones mais aussi extérieurs, occidentaux, afin d’aborder différentes perspectives.
La science se veut objective. Mais les études scientifiques devraient prendre en considération aussi les subjectivités. Aujourd’hui, les différentes universités du Pacifique soulignent l’importance de l’intégration de la perspective des autochtones, qui sont ceux qui rencontrent les difficultés.
M. Tevaearai Puarai. Nous avons demandé au Civen comment il était possible d’étendre la liste des maladies radio-induites. Le médecin en charge nous a dit que cela se faisait au fil des avancées scientifiques : mais lesquelles ? Pourquoi d’autres pays reconnaissent-ils une trentaine de maladies alors que la France n’en reconnaît que vingt-trois ? Les études scientifiques sont-elles filtrées pour ne retenir que ce qui arrange ? Nous aimerions que la commission d’enquête se penche sur cette question.
Oui, nous sommes jeunes et motivés. Dans mon discours aux Nations unies en tant que pétitionnaire, au mois d’octobre dernier, j’ai lancé un message simple : nous continuons le travail de nos prédécesseurs, avec une vision plus lumineuse. Une transmutation de l’énergie négative héritée du nucléaire en énergie positive, lumineuse, permettrait au peuple autochtone de se reconstruire, de se réconcilier avec lui-même, avec sa terre, avec son histoire, pour pouvoir avancer – sans oublier ce qu’il a subi, ce qu’on lui a laissé. Comment éduquer la jeunesse de demain et éveiller les consciences, comment décoloniser les pensées ? C’est l’une des missions de notre association : nous voulons nous libérer des chaînes coloniales.
Nous avons récemment participé à un rassemblement communautaire de la jeunesse des îles Australes à Rimatara, et nous y avons vu de l’engouement. Nous espérons que les enfants d’aujourd’hui, qui sont les leaders de demain, pourront s’épanouir et s’émanciper dans un environnement plus favorable à leur développement physique et psychologique.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Que j’aime vous entendre parler de la jeunesse et de l’avenir !
Pour remplir un dossier d’indemnisation, il faut apporter des preuves. Celles-ci peuvent-elles être apportées par des témoignages plutôt que par des documents écrits ? C’est possible à l’échelle internationale, par exemple pour justifier qu’on est Sahraoui et non Marocain colonisateur. Ce moyen de preuve vous paraît-il devoir être défendu ?
Votre combat me fait aussi penser à celui que nous avons mené pour faire reconnaître les malades de l’amiante. Dans ce cas, les dossiers sont mieux ficelés et l’indemnisation souvent meilleure quand les victimes passent par une association. Est-ce aussi important pour vous de ne pas laisser les gens se débrouiller seuls face à l’administration, de veiller à ce qu’ils soient accompagnés ?
M. Tevaearai Puarai. Oui, notre démarche est bien d’accompagner ceux qui demandent des indemnisations pour éviter qu’ils ne baissent les bras, ce qui est souvent arrivé pour ceux qui n’ont trouvé personne pour suivre le processus jusqu’au bout. L’association Moruroa e tatou dispose aussi d’avocats, qui peuvent prendre le relais en cas de recours. Il ne s’agit pas seulement d’argent, on le disait, mais d’accomplir la réparation et l’indemnisation.
S’agissant des témoignages, il est difficile d’obtenir des attestations individuelles d’hébergement des communes, qui souvent ne les délivrent plus. Le témoignage est admis, mais c’est aussi difficile : pour certains travailleurs, on s’aperçoit que tout leur entourage est décédé. Il est d’autant plus important de réduire les délais d’instruction par le Civen : ces générations disparaissent peu à peu.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Pour ce qui est de la stratégie juridique, le rapprochement avec l’amiante fonctionne, je crois, comme il fonctionnerait avec le dispositif d’indmnisation des victimes du terrorisme. Il faut aussi travailler de façon plus large sur les conséquences environnementales et sanitaires des explosions nucléaires.
Il faut tenir compte des décès des nombreux anciens travailleurs dans cette démarche d’indemnisation, et plus largement de justice pour un peuple. Petit à petit, le peuple lui-même meurt, ce que les procédures administratives ne prennent pas en considération. C’est aujourd’hui qu’il faut agir.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Je comprends cette urgence. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le groupe GDR a considéré cette commission d’enquête comme prioritaire.
Auprès de quelle commission intervenez-vous à l’ONU ?
Dans ce cadre, croisez-vous d’autres militants antinucléaires d’autres pays du monde ? Y a-t-il un combat collectif de toutes les victimes du nucléaire ? Les États-Unis envisagent d’élargir leurs critères d’indemnisation : disposez-vous d’un état de ces discussions à l’échelle internationale ?
M. Tevaearai Puarai. J’interviens à l’ONU dans le cadre de la quatrième commission, celle des questions politiques spéciales et de la décolonisation. On ne peut pas parler de nucléaire colonial sans parler de décolonisation. Il est important pour nous de nous lever et de porter la voix du peuple maohi et de nos adhérents victimes du nucléaire.
L’association Moruroa e tatou ne peut pas parler de vérité et de justice à Maohi nui sans parler de vérité et de justice dans d’autres pays, qui ont subi le même préjudice : c’est un combat commun que nous menons avec nos partenaires en Polynésie et dans le monde. Nous avons ainsi signé une convention avec Ican France, la branche française de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires, afin de mieux toucher les différentes communautés. Les essais nucléaires français ont commencé en Algérie : nous voulons parler de ce que subit encore aujourd’hui ce peuple. Notre démarche est globale : nous voulons nous lever pour tous les peuples qui ont subi le préjudice du nucléaire colonial.
M. Tamatoa Tepuhiarii. La deuxième réunion des États parties au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, en 2023, nous a permis d’échanger avec d’autres militants et d’autres représentants des communautés affectées par les explosions nucléaires. Nous étendons ainsi notre réseau mais aussi la prise de conscience des dégâts causés. Les associations Ican, IPPNW – Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire – et d’autres disposent de larges bases de données et d’études scientifiques. Ils sont aussi en lien avec des scientifiques qui étudient les conséquences du nucléaire : nous vous transmettrons les articles pertinents et pourrons vous mettre en relation avec d’autres scientifiques.
On nous a dit récemment qu’il serait intéressant d’entrer en contact avec la commission du désarmement nucléaire de l’ONU. Cela nous permettrait de renforcer notre action internationale.
Mme Mélanie Thomin (SOC). S’agissant de la liste des maladies radio-induites, j’avais interpellé le ministre pendant les débats de la loi de programmation militaire. Le blocage se situe aujourd’hui au ministère de la santé. J’espère que cette commission d’enquête nous permettra de faire avancer le dossier.
Vous voyez certainement se multiplier certaines pathologies. Certaines devraient-elles selon vous être intégrées à cette liste ? Êtes-vous à même de dresser un état des lieux ? J’aimerais en particulier que vous nous parliez des victimes indirectes et transgénérationnelles. Voyez-vous se développer de nouvelles formes de maladies ?
Vous parliez aussi de vous libérer des chaînes coloniales. On peut en effet parler de colonialisme nucléaire à propos de cette période des essais nucléaires en Polynésie française. La France s’interroge aujourd’hui sur le rapport qu’elle entretient avec ses territoires ultramarins, et inversement. Quelles politiques concrètes pourrait mener l’État français pour renouer un lien de confiance avec la population polynésienne et plus largement ultramarine ?
M. Tamatoa Tepuhiarii. Cette question très intéressante nécessite une analyse approfondie afin de ne pas vous répondre de manière irréfléchie. Nous reviendrons vers vous ultérieurement avec des indications beaucoup plus précises sur les différents points que vous avez soulevés.
Il est évidemment nécessaire de dresser un état des lieux et d’intégrer d’autres maladies radio-induites dans la liste des vingt-trois pathologies ouvrant droit à indemnisation. Nous recommandons de procéder à une analyse comparative avec d’autres continents également affectés par des explosions nucléaires – je pense en particulier à la situation des îles Marshall, des îles Kiribati, du centre de l’Australie, ou encore du Japon… Il ne s’agit pas forcément d’élargir la liste des maladies reconnues à Maohi nui, en Polynésie française, mais d’avoir une vision beaucoup plus globale de toutes ces pathologies.
Nous qualifions de victimes directes les personnes présentes ou ayant travaillé sur les sites pendant la période des explosions nucléaires. Nous identifions comme victimes indirectes leurs descendants atteints de maladies radio-induites, qui peuvent être de la deuxième ou de la troisième génération, voire de la quatrième ou de la cinquième. Il apparaît que des dossiers de demande d’indemnisation sont déposés tant par des victimes directes que par des victimes indirectes. Nous pourrons vous donner davantage de détails ultérieurement.
Vous nous avez enfin demandé quelles mesures concrètes permettraient de libérer notre territoire du « colonialisme nucléaire ». L’une des premières mesures serait la reconnaissance concrète et juste, par l’État, des conséquences environnementales et sanitaires des explosions nucléaires. Là encore, je pourrai développer davantage ma réponse plus tard.
M. Tevaearai Puarai. Il s’agit d’un sujet très sensible. Dans nos échanges avec les personnes ayant travaillé sur ces sites, la question de la rupture de confiance et de la méfiance qui s’est installée dans la société polynésienne revient énormément. Nous développerons ce point dans notre réponse écrite.
De nombreux malades ont fait l’objet d’une évacuation sanitaire vers l’Hexagone. Ce transfert constitue un poids psychologique énorme, tant pour les victimes que pour leurs accompagnateurs, lorsqu’il y en a – un grand nombre de patients ne sont pas accompagnés car la dépense afférente n’est prise en charge que pour les mineurs, alors même que la maladie touche toutes les générations. Nous demandons donc la création d’une structure sanitaire permettant aux patients de bénéficier ici même, à Maohi nui, de soins à la hauteur du préjudice qu’ils ont subi.
M. Xavier Albertini (HOR). En vous écoutant, je pense à cette formule de Corneille : « Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées la valeur n’attend pas le nombre des années. » Votre sagesse, tout à fait remarquable, nous ramène à notre condition et nous aide à comprendre les problèmes que vous rencontrez.
Vous appelez au dépassement de la dimension purement financière, indemnitaire, du préjudice subi. Quel aspect voulez-vous mettre en avant ? Un préjudice peut être moral, physique ou matériel. Si j’ai bien compris, vous évoquez notamment la dimension post-générationnelle de votre travail, qui concerne aussi les générations futures. Or, comme nous l’avons déjà vu lors d’une audition précédente, toute la difficulté réside dans l’établissement d’un lien de causalité entre la faute éventuellement commise, d’une façon ou d’une autre, et le préjudice subi. Du reste, vous abordez le sujet de l’indemnisation d’une manière qui me semble un peu moins précise.
Nous avons compris que votre association assurait un accompagnement technique, juridique – vous avez parlé de votre collaboration avec un avocat – et psychologique, et que votre action se heurtait à certains freins. Combien de victimes accompagnez-vous ? Certains dossiers ont-ils déjà abouti, d’une façon ou d’une autre ?
Vous défendez la subjectivité des études épidémiologiques. À cet égard, j’ai cru comprendre que vous appeliez à la collaboration entre scientifiques autochtones et provenant d’autres pays. Pensez-vous vraiment que c’est l’origine des scientifiques participant à ces études – locaux, de métropole ou même étrangers –, indépendamment de leur compétence, qui résoudra le problème de l’objectivité des travaux ? Ne faudrait-il pas envisager plutôt une limitation du périmètre de ces études ? J’ai plusieurs fois entendu certains de nos interlocuteurs regretter le flou ou le caractère limité des comptes rendus de travaux scientifiques. Ne devrions-nous pas conclure à la nécessité d’une définition plus stricte du périmètre des études épidémiologiques ?
Les générations passent. Alors que les plus anciens disparaissent, la mémoire collective tend à s’effacer, à moins d’être entretenue par différents vecteurs. Portez-vous une attention particulière à la flore et la faune ? Les temps longs que connaissent les atolls en matière de transformation de la terre et de construction des massifs coralliens peuvent représenter pour vous un argument supplémentaire. Si la parole n’est plus transmise, si plus personne ne témoigne, ne pouvez-vous pas mobiliser d’autres éléments afin de rappeler à la population, avec un effet rétroactif, l’origine des problèmes que vous traitez ?
M. Tamatoa Tepuhiarii. Les études épidémiologiques doivent être menées par une équipe où la parité est recherchée entre scientifiques autochtones et chercheurs originaires d’autres pays. Elles doivent aussi porter sur un périmètre bien déterminé. Ces deux caractéristiques sont très importantes.
Étant moi-même chercheur, je sais toute l’importance de la perspective, en particulier dans le Pacifique. L’auteur d’un article scientifique doit toujours préciser d’où il s’exprime et dans quelle perspective il se place par rapport à son sujet, car cela a un impact sur ses recherches. Ainsi, un scientifique autochtone et un autre originaire d’ailleurs peuvent nous offrir deux perspectives différentes sur notre territoire. C’est dans ce but que nous avons évoqué la dimension subjective des études ainsi que l’intégration de chercheurs autochtones dans la communauté scientifique.
Le périmètre de l’étude épidémiologique est tout aussi important. Je n’ai peut-être pas tout à fait compris la définition que vous vouliez en donner. Parlez-vous d’une limitation de l’espace géographique ? Faut-il restreindre l’étude aux atolls de Moruroa et Fangataufa et aux îles qui les entourent, ou au contraire élargir les travaux à l’ensemble de Maohi nui, c’est-à-dire de la Polynésie française ?
M. Xavier Albertini (HOR). Ma remarque porte non seulement sur l’espace géographique où doivent être étudiées les retombées et conséquences des explosions nucléaires, mais également sur l’objet même des travaux. Que voulons-nous rechercher ? Une forme de pathologie ? Comme vous l’avez dit fort justement, il semble que nous en recensions toujours vingt-trois, sur une trentaine de maladies potentielles, observées dans d’autres pays. Voulons-nous démontrer l’existence ou l’absence d’un lien de causalité entre une situation sanitaire et l’exposition aux radiations ? On trouvera ce que l’on veut trouver, et on ne trouvera pas ce que l’on ne veut pas chercher !
M. Tamatoa Tepuhiarii. Au-delà de l’aspect géographique, il faut effectivement définir le domaine de l’étude. S’agissant de l’existence de maladies, pourquoi ne pas partir du constat que nous faisons dans notre communauté ? Le cancer de la prostate, par exemple, ne figure pas dans la liste des vingt-trois pathologies ouvrant droit à indemnisation ; or nous observons, dans les différents témoignages recueillis, une très grande prévalence de cette maladie. Il en est de même pour les handicaps. Nous devons intégrer ces données dans le périmètre de l’étude épidémiologique.
M. Xavier Albertini (HOR). Votre association porte-t-elle un regard particulier sur les effets à long terme des explosions nucléaires sur la géologie, la faune et la flore ?
M. le président Didier Le Gac. Et plus largement sur leurs conséquences environnementales, si je peux me permettre de compléter la question ? Depuis le début de nos auditions, nous parlons beaucoup de l’homme et des rapports sociaux, qui sont évidemment très importants, mais assez peu, étrangement, des dommages causés par les essais nucléaires sur l’environnement.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Vous évoquez là la notion la plus importante. Notre communauté, notre peuple autochtone est lié à la terre : on ne peut parler d’un Polynésien, d’un Maohi, sans parler de sa terre et de son environnement. La volonté de nous rapprocher davantage de la terre fait partie intégrante de notre mentalité. Or nous ne prenons pas assez en compte la dimension environnementale de l’impact des activités humaines – c’est une discussion que nous devons aussi avoir avec les confessions religieuses.
Qu’est-ce que cela implique, concrètement, dans notre action militante et l’organisation de nos événements ? Nous cherchons à éveiller les consciences en valorisant les produits écologiques ainsi que les discours appelant au respect de la terre qui nous accueille. De nombreux témoignages et discours diffusés par notre communauté, ainsi que de nombreuses œuvres artistiques militantes, ont un rapport avec la terre : nous y exprimons le fait que les explosions nucléaires ont souillé l’environnement et la terre maohis.
M. Tevaearai Puarai. L’association Moruroa e tatou est soucieuse de l’environnement. Le peuple maohi parle de la metua vahine faatupu ora, de la terre mère, qui donne la vie. C’est le fondement même de notre engagement : nous avons vu notre terre mère souillée, nous avons compris qu’elle a été blessée, étripée, et même violée – j’emploie ici un mot très fort, dont je conviens qu’il peut blesser certaines personnes. Ces messages sont diffusés par un grand nombre de nos adhérents et par une grande partie de la jeunesse. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans ces considérations négatives, mais de se demander comment aider notre terre à se reconstruire, et si c’est à nous de le faire.
Vous avez demandé combien de personnes nous accompagnions dans la constitution de leur dossier. Je vous l’ai dit tout à l’heure, nous avons repris l’association dans un contexte assez particulier : nous avons dû la reconstruire après le temps mort qui a suivi le décès de ses fondateurs. Nos archives montrent que l’association a compté plus de 4 000 adhérents, ce qui est considérable. Aujourd’hui, nous continuons d’accompagner certaines familles qui se rendent à notre permanence pour constituer leur dossier. Depuis que nous avons remis l’association sur pied, nous constatons que notre peuple revient s’informer en vue d’effectuer une telle démarche. Petit à petit, nous avançons, avec la nouvelle équipe et les moyens dont elle dispose.
M. le président Didier Le Gac. Que pensez-vous des propos tenus en 2021 par le Président de la République, qui a reconnu l’existence d’une « dette » de l’État français à l’égard de la Polynésie française en raison des essais nucléaires qu’elle a subis ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Dans les discussions qui tournent autour du fait nucléaire en Polynésie française, on évoque souvent la notion de pardon. Quel est votre point de vue de Polynésien sur cette question ? Ce pardon pourrait-il mener à une réconciliation ou à une autre étape sur notre chemin vers un avenir serein ?
M. Tamatoa Tepuhiarii. Nous n’avons pas forcément d’avis bien arrêté sur les propos du Président de la République. S’il reconnaît l’existence d’une dette de l’État français, tant mieux – nous saluons cette déclaration.
Pour émettre un jugement sur une demande de pardon ou sur l’implication voire la culpabilité des différentes personnes responsables des essais nucléaires, il faut tenir compte du contexte de ces événements et du discours initialement tenu aux populations. Bien avant qu’ils commencent, on assurait que les essais seraient « propres ». Quel a été l’impact de ce discours sur notre peuple ?
M. Tevaearai Puarai. Le peuple polynésien n’attend qu’une chose : que les paroles soient suivies des actes. La création d’une commission d’enquête sur ce sujet est une étape essentielle. Nous avons besoin que soient écoutés non seulement nos doléances, mais aussi les besoins et les attentes des associations antinucléaires et des confessions religieuses. L’Église protestante maohi, qui nous accompagne depuis le début, fait partie des institutions qui ont grandement contribué à l’avènement de la vérité et de la justice à Maohi nui et partout dans le monde.
Merci de nous avoir donné l’occasion de nous exprimer en tant que jeunes. Nous n’avons pas la connaissance absolue mais nous tenons à cultiver l’engagement et la motivation de la jeunesse et de nos enfants, qui sont les leaders de demain. Mauruuru maitai !
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour cette audition passionnante, qui nous permet de faire avancer à grands pas les travaux de notre commission d’enquête.
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9. Audition, ouverte à la presse, de M. Florent de Vathaire, directeur de recherche de première classe de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), premier signataire de l’expertise collective de l’INSERM « Essais nucléaires et santé. Conséquences en Polynésie française » (2021), chef de l’unité « Épidémiologie des radiations » de l’Institut Gustave Roussy et de l’INSERM (Mercerdi 29 mai 2024)
M. le président Didier Le Gac. Chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir M. Florent de Vathaire, directeur de recherche de première classe à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et chef de l’unité d’épidémiologie des radiations à l’Institut Gustave Roussy et à l’INSERM. Monsieur le Professeur, vous êtes à la tête d’une équipe spécialisée dans l’étude du cancer et des effets des rayonnements sur la santé. Notre commission d’enquête est particulièrement intéressée par les travaux de l’expertise collective de l’INSERM « Essais nucléaires et santé. Conséquences en Polynésie française », rapport de 620 pages publié en 2021, que vous avez coordonné. Cette étude, qui résulte du travail pluridisciplinaire de dix scientifiques, avait été commandée huit ans plus tôt par le ministère de la défense, ce qui a conduit certains à remettre en question son indépendance.
Nous attendons donc d’abord de vous que vous nous expliquiez les conditions de lancement de cette expertise, sa méthodologie et les moyens à sa disposition. Vous nous indiquerez aussi si votre équipe a pu travailler en toute indépendance, si elle a eu accès à l’ensemble des documents nécessaires – je pense notamment aux dossiers médicaux des personnels civils et militaires affectés sur les sites des essais nucléaires ou aux relevés effectués dès avant le début des essais français – et si le ministère de la défense est intervenu dans l’élaboration de votre rapport. Bien entendu, nous attendons également de vous que vous reveniez sur vos principales conclusions et recommandations.
Un point de votre rapport a particulièrement attiré mon attention. Vous indiquez en effet qu’il est particulièrement difficile d’apporter la preuve que la pathologie est bien liée à une exposition radioactive, car les maladies en question ne sont pas « signées » comme étant spécifiques d’une exposition aux rayonnements ionisants. Et vous ajoutez également que faute de données fiables, il est difficile de connaître la nature exacte de l’exposition subie par les vétérans des essais nucléaires ou les Polynésiens. Je comprends de ces développements qu’il est impossible de prouver scientifiquement que les maladies qu’ils sont susceptibles de développer ne sont pas dues aux essais nucléaires. Ceci rejoint ce que nous ont dit la semaine dernière les représentants de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) pour qui l’introduction dans la loi Morin de la référence au seuil d’1 millisievert (mSv) résulte d’un pur choix de gestion. Dès lors, pensez-vous qu’il faille supprimer la référence à ce seuil ? Merci de répondre précisément.
J’aimerais encore que vous décriviez les travaux que vous avez menés depuis 2021. Je pense notamment à votre publication dans JAMA Network Open, qui montre que les essais nucléaires réalisés par la France pourraient être responsables de 2,3 % des cas de cancer de la thyroïde.
D’autres questions suivront de la part de mes collègues députés, en particulier de notre rapporteure, qui vous a transmis un questionnaire. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées lors de cette audition, mais nous vous invitons à nous transmettre le maximum d’informations après cette audition, par écrit.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Florent de Vathaire prête serment.)
M. Florent de Vathaire, directeur de recherche de première classe de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), premier signataire de l’expertise collective de l’INSERM « Essais nucléaires et santé. Conséquences en Polynésie française » (2021), chef de l’unité « Épidémiologie des radiations » de l’Institut Gustave Roussy et de l’INSERM. Je suis épidémiologiste, avec une formation initiale en mathématiques. J’ai également réalisé une thèse en biostatistique et une autre en écologie. Bien que je possède un master 2 en radiobiologie et que j’ai acquis des connaissances médicales au fil du temps, je ne suis pas médecin. J’appréhende donc les pathologies radio-induites en tant qu’épidémiologiste uniquement. Je dirige depuis trente ans une unité de recherche dédiée aux rayonnements ionisants. Nous constituons des cohortes de personnes irradiées, calculons les doses reçues et suivons ces cohortes sur le long terme. L’existence du système national des données de santé (SNDS) facilite désormais ce suivi. Nous établissons et quantifions les risques en fonction des doses de radiation. C’est le cœur de mon métier. Ce travail a abouti à la création de nombreuses cohortes et à la publication d’environ 300 articles dans des revues internationales.
Depuis 1992, je me consacre également aux essais nucléaires français. J’ai en effet jugé anormal l’absence d’études sur le sujet et j’ai commencé par publier un article sur la mortalité par cancer en Polynésie, comparée à celle des autres populations maories. Nous y avons démontré un excès de mortalité pour le cancer de la thyroïde, bien que ce type de cancer présente généralement un bon pronostic, rendant la notion de décès par cancer de la thyroïde ambiguë.
À la suite à cette publication, nous avons obtenu l’accès aux données du registre d’incidence des cancers, constitué à la demande de la Communauté du Pacifique Sud (CPS) dans les années 1984-1985. Une fois sur place, notre équipe, constituée entre autres de deux médecins, a amélioré ce registre. Nous avons examiné l’ensemble des archives papier des cliniques privées et du centre hospitalier territorial (CHT). Nous avons exclu certains cancers du registre et en avons inclus un grand nombre d’autres (environ 30 % en plus).
Par la suite, nous avons publié plusieurs études portant sur les facteurs de risque du cancer de la thyroïde et sur le rôle des essais nucléaires. La première d’entre elles reposait sur des données individuelles très détaillées concernant l’alimentation, les lieux de résidence et des mesures de teneur en iode dans les ongles, ainsi que dans les aliments. L’estimation des doses était basée sur des rapports synthétiques adressés, me semble-t-il, par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) au comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR). Cependant, ces rapports auraient été lissés, sous-estimant ainsi les doses réelles. Notre première étude a conclu à un rôle faible, mais significatif des retombées nucléaires dans le risque d’apparition de cancer de la thyroïde. Nous avons communiqué ces résultats en 2006 et publié l’article correspondant en 2010. Plus tard, à notre demande, l’Académie des sciences a obtenu le déclassement des rapports originaux des services internes de radioprotection, à la suite duquel nous avons mené une nouvelle étude, en procédant à une seconde dosimétrie de la première étude en en améliorant considérablement la méthode, cette fois à partir des données brutes. Les résultats ont été publiés dans le JAMA Network Open, confirmant ainsi notre premier constat, à savoir un nombre faible, mais significatif de cancers de la thyroïde attribuables aux essais nucléaires.
J’en viens à la question de l’expertise collective de l’INSERM, que je n’ai pas coordonnée. Bien que j’en sois le premier auteur, la coordination a été assurée par les services administratifs de l’INSERM, sous la direction de Laurent Fleury. Aucun scientifique ne coordonne les expertises de l’INSERM. Celle-ci, reposant sur nos premiers travaux, offrait donc des conclusions très mesurées. Aucune demande de données particulières n’est formulée dans le cadre d’une expertise, qui consiste uniquement en une synthèse des résultats publiés et se fonde, ce faisant, sur des données publiées dans la littérature scientifique accessible à tous, ce qui garantit la plus grande transparence. Il convient toutefois de préciser qu’à l’époque, les données publiées étaient alors beaucoup moins nombreuses qu’aujourd’hui.
En réponse à votre question, même lorsque le commanditaire est représenté par la puissance publique, comme ce fut par exemple le cas à propos du chlordécone, il n’existe aucun moyen de faire pression sur l’INSERM. En effet, sa méthode de fonctionnement ne requiert aucun budget supplémentaire et s’appuie seulement sur l’accord de scientifiques reconnus dans leurs domaines respectifs. Cependant, l’objectif recherché étant le consensus, il est possible que les résultats soient lissés. Parfois, l’existence de divergences sur certains points importants conduit à un style quelque peu ampoulé et assez peu lisible.
L’expertise de l’INSERM n’a donc pas nécessité d’accéder à des données spécifiques. Dans le cadre des deux études évoquées précédemment, respectivement publiées dans le British Journal of Cancer en 2010 et dans le JAMA Network Open, nous avons obtenu les données de l’UNSCEAR, sans intervention des autorités militaires afin de garantir notre indépendance. Nous avons veillé à ce que l’ensemble de l’étude se concentre sur les natifs de Polynésie française, qui représentaient 95 % des cas de cancers de la thyroïde. Pour la seconde partie de l’étude, après la déclassification des rapports, nous avons immédiatement scanné tous les documents et nous les avons transmis aux États-Unis, aux scientifiques du National Cancer Institute, qui collaborait avec nous dans le travail d’estimation des doses. Je reconnais toutefois ne pas avoir demandé l’accès à certains documents, ne sachant du reste pas s’ils existent ou non : c’est par exemple le cas des éventuelles études antérieures aux essais nucléaires, ou des données individuelles de contamination interne des participants aux essais. Ces informations auraient pu être utiles pour vérifier certaines hypothèses, notamment la localisation des personnes. Cependant, l’armée nous a indiqué que ces données étaient imprécises et qu’elles avaient été collectées dans une optique de triage, ce qui les rendait inutilisables pour nous. Selon moi, à terme, il sera quand même nécessaire de réaliser une étude de cohorte incluant les habitants de Tureia, de Mangareva et les Polynésiens ayant participé aux essais nucléaires, ce qui impliquera de pouvoir accéder à ces données.
Enfin, je travaille actuellement sur un projet dont j’attends l’acceptation par l’Agence nationale de la recherche (ANR) visant à étudier les effets transgénérationnels de l’irradiation en Polynésie et au Kazakhstan. L’inclusion de ces deux régions dans l’étude vise à obtenir une puissance statistique suffisante en augmentant le nombre de cas étudiés. Les travaux porteront exclusivement sur la génétique, en analysant les néomutations chez les enfants en fonction des doses reçues par les gamètes de leurs parents.
M. le président Didier Le Gac. Merci Monsieur le Professeur pour avoir déjà commencé à répondre à certaines de mes questions, notamment concernant l’indépendance de l’expertise collective de l’INSERM et l’impossibilité de prouver scientifiquement que les maladies susceptibles de se développer n’étaient pas radio-induites. Pourriez-vous revenir sur le seuil de référence d’1 mSv ainsi que sur vos travaux publiés dans le JAMA Network Open sur les cancers de la thyroïde ?
M. Florent de Vathaire. Tous les quatre à cinq ans, un espoir émerge quant à la découverte d’un biomarqueur pour les cancers radio-induits, mais il s’évanouit rapidement. Malgré de nombreuses publications dans des revues comme Science ou celle de l’Académie nationale des sciences aux États-Unis, à ce jour aucun marqueur ne permet de déterminer si un cancer quel qu’il soit est radio-induit. Actuellement, quelques espoirs reposent sur les miRNA (ou micro-ARN) dont on a entendu parler dans le contexte du covid. D’autres espoirs reposent sur l’épigénétique, mais ils concernent davantage les biomarqueurs d’exposition, indépendamment de la présence d’une pathologie. Jusqu’à présent, aucune avancée concrète n’a été réalisée. Par conséquent, nous nous appuyons toujours sur d’anciennes méthodes applicables à des doses supérieures à 100 mSv et qui ne sont pas pertinentes en l’espèce.
S’agissant du millisievert, la formulation précédente de la loi Morin sur le risque négligeable était inappropriée. Un risque négligeable n’a pas la même signification pour une personne recevant une radiothérapie, qui sera sauvée grâce à ce traitement et pour qui le risque de développer un cancer secondaire est négligeable, pour un petit groupe de personnes ou pour des travailleurs, que pour à la population générale. Il aurait fallu préciser quelle catégorie de la population était concernée. J’étais pour ma part favorable à la première version de la loi Morin, qui proposait de se limiter à une certaine zone géographique, modifiée avec les nouvelles connaissances acquises en 2013. J’étais également d’accord pour y inclure les travailleurs polynésiens. La limite d’1 mSv me semble être une erreur car elle étend le problème de manière excessive. Je pense que 90 % de la population polynésienne a été exposée à une dose de radiation due aux essais nucléaires. Il s’agit toutefois d’une dose extrêmement faible, sans effet notable, qui met sur un pied d’égalité les habitants de Tureia, qui ont reçu une dose significative, avec toute personne non irradiée. Pour rappel, un simple scanner médical délivre une dose bien supérieure et la dose moyenne reçue par les enfants aux États-Unis lors d’examens médicaux est aussi plus importante. Si cette exposition avait un effet notable, nous l’aurions constaté. En conséquence, le seuil d’1 mSv ne me paraît pas adapté compte tenu des connaissances actuelles, qui reposent néanmoins sur des études menées sur des populations européennes, japonaises et russes. Reste donc la question de l’extrapolation de ces données – collectées au sujet de populations européennes, américaines ou russes – aux populations polynésiennes, qui présentent des particularités génétiques. En effet, celles-ci se sont développées à partir d’un petit nombre d’individus et malgré les nombreux métissages depuis 200 ans, elles conservent des combinaisons génétiques uniques. Même en y incluant les métis et les non-Polynésiens, cette population reste génétiquement distincte.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite revenir sur le millisievert, l’un des points centraux de la loi Morin qui agit souvent comme un couperet dans l’acceptation ou le rejet des demandes d’indemnisation. Si j’ai bien compris votre propos, vous estimez que s’y référer est une erreur. Et s’agissant de la référence passée au risque négligeable, avant son remplacement par le millisievert dans la loi Morin, vous nous avez expliqué qu’il s’agissait d’une valeur relative, évoquant par exemple le cas d’un traitement médical, comme la radiothérapie pour un patient atteint de cancer. Dans ce cas, on peut accepter une exposition volontaire à des radiations pour guérir d’une autre maladie, car le bénéfice du traitement dépasse le risque encouru. Cet exemple est intéressant, car la loi Morin applique le seuil d’un millisievert à des populations irradiées de manière plus diffuse, dont l’exposition dépend des campagnes de tirs, des conditions météorologiques, des erreurs d’estimation des trajectoires des nuages comme des denrées (fruits, légumes, eau, etc.) contaminées par ces retombées. Est-ce dans ce sens que vous considérez l’application de ce seuil comme une erreur ?
M. Florent de Vathaire. Le millisievert représente un seuil extrêmement bas. Il a été retenu par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) comme un moyen de pression sur les exploitants du nucléaire, afin de les inciter à limiter l’irradiation du public. Or, il n’est jamais appliqué au domaine médical et ne concerne pas l’irradiation naturelle. Il est probable qu’une exposition à un tel seuil soit à l’origine d’un certain nombre de cancers, mais pour être en mesure de le prouver, il faudrait un échantillon d’au moins un million de personnes pour observer un nombre significatif de cancers radio-induits à ce niveau de dose. Nos études, qui reposent sur des données individuelles de 1 000 personnes, diffèrent des méthodes utilisées par les auteurs de l’enquête « Moruroa files » publiée dans Disclose ou par l’armée. Nous n’avons pas utilisé d’enquêtes standards, que je trouve personnellement inadéquates et obsolètes. Nous avons interrogé directement les personnes concernées, en tenant compte de leur position géographique et de leur alimentation à l’époque. Au terme de ce travail, nous estimons qu’en Polynésie, la dose moyenne reçue est estimée à environ 4 à 6 mSv, ce qui est supérieur aux estimations précédentes, mais reste inférieur aux chiffres présentés par Sébastien Philippe, de l’université de Princeton, qui reposent sur des enquêtes de l’armée que je n’approuve pas. Cette dose de 4 à 6 mSv augmente certes le risque de cancer de la thyroïde, mais très faiblement. La dose globale au niveau du corps entier est, elle aussi, de quelques mSv, ce qui représente aussi une très faible augmentation. Cette moyenne est assez peu pertinente. En revanche, certaines personnes ont reçu des doses supérieures à 20 mSv, notamment à Tureia ou aux Îles Gambier, ce qui augmente le risque de cancer de la thyroïde de manière mesurable dans les études. Mettre toutes ces personnes sur le même plan est une mauvaise idée.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Vous avez parlé de la quantification des risques en fonction de la mortalité en Polynésie et vous nous avez dit que les statistiques du CEA avaient été « lissées » – c’est le terme que vous avez employé, mais je ne me souviens plus exactement de la suite de votre explication. Devons-nous donc remettre en question la sincérité des informations transmises ? Les chiffres sont-ils authentiques ou ont-ils été corrigés, lissés pour en minimiser les impacts ? Notre commission d’enquête a été créée car certaines personnes s’intéressent aux victimes des essais nucléaires, notamment parce qu’elles souffrent davantage que d’autres de cancers. On peut en discuter ou remettre en cause le caractère radio-induit de leurs maladies, mais il n’en demeure pas moins que certaines personnes se déclarent victimes des essais nucléaires et qu’on leur demande de prouver qu’elles sont affectées. Or, ce qui est incontestable, ce que ces personnes sont assurément victimes du fait que les essais nucléaires aient eu lieu sur leur territoire. Il est par conséquent essentiel d’inverser la charge de la preuve : c’est aux responsables des essais nucléaires de démontrer l’absence d’impact sur la population. Et si les chiffres sont lissés ou corrigés, si toutes les informations ne sont pas communiquées, le doute subsiste ! Dès lors, je considère que le bénéfice du doute doit leur être accordé. Du reste, si l’on a décidé de réaliser les essais nucléaires à cet endroit, c’est peut-être parce que – consciemment ou non – on craignait l’existence d’un risque. Plutôt que de mener ces essais au Havre ou ailleurs, on a préféré les effectuer loin de chez nous, de même qu’en France métropolitaine, l’usine de retraitement des déchets nucléaires du CEA a été implantée à l’extrémité de la presqu’île du Cotentin. Ce choix géographique n’est pas le fruit du hasard et permet effectivement d’isoler rapidement la presqu’île en cas de problème.
Chacun sait qu’il existe un risque. Pourtant, dès que l’on évoque la présence de malades, ce risque initial semble soudainement oublié !
M. Florent de Vathaire. Les calculs que nous avons effectués à partir des données brutes correspondent à des doses 2,5 fois supérieures aux synthèses de l’UNSCEAR et de l’armée. C’est pourquoi je parle de données lissées. Je n’ai pas examiné en détail chaque valeur pour comprendre comment elle avait été obtenue. Toutefois, il est légitime de se poser des questions à ce sujet. Si les synthèses avaient été réalisées de manière parfaitement correcte, nous aurions abouti aux mêmes estimations.
S’agissant des pathologies, il est très difficile de savoir ce qui se passe en Polynésie française. Les derniers chiffres du registre d’incidence des cancers en Polynésie, qui sont publics, indiquent plutôt une baisse de l’incidence des cancers de la thyroïde, désormais comparable à celle des États-Unis. Affirmer qu’il existe une augmentation globale de l’incidence des cancers en Polynésie française est, pour l’instant, incertain et probablement incorrect. Je tiens d’ailleurs à féliciter le nouveau gouvernement polynésien pour avoir appliqué les recommandations du rapport de l’INSERM concernant l’indépendance du registre des cancers, auparavant situé dans les locaux du ministère de la santé en Polynésie française. C’est un progrès considérable qui augmentera la crédibilité des chiffres, en dehors de toute pression politique.
Un autre phénomène notable mérite d’être rapporté, et très bien documenté par ailleurs par le registre des cancers en Polynésie. En effet, au début des années 2000, on a pu observer une forte augmentation du nombre d’ablations de la thyroïde dues à une peur généralisée des cancers. Plusieurs médecins ont d’ailleurs eu des problèmes avec le Conseil de l’Ordre à cause de cette pratique et d’un surdépistage très important du cancer de la thyroïde, entraînant par la suite une baisse significative des cas. Pendant un temps, on a ainsi cru à une forte augmentation des cas de cancer, mais en réalité, au début des années 2000, certains ont profité financièrement de la situation pour réaliser des interventions injustifiées. Actuellement, le taux d’incidence de cancers de la thyroïde en Polynésie française est normal. C’est pourquoi je pense que les conséquences des essais nucléaires concernent une faible proportion de la population. Toutefois, il serait nécessaire de proposer une indemnisation plus large qu’aujourd’hui
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Concernant le taux d’incidence du cancer de la thyroïde, les personnes concernées ont-elles le même âge qu’aux États-Unis, par exemple ?
M. Florent de Vathaire. Actuellement, la population polynésienne est plus jeune que celle des États-Unis. Cependant, cette situation évoluera dans une vingtaine d’années en raison de la baisse de la natalité en Polynésie. Pour l’instant, à âge égal, si l’on examine les taux par tranche d’âge, aucune différence notable n’apparaît.
Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES). Si je récapitule, en 2021, l’INSERM a publié un rapport sur les conséquences des essais nucléaires atmosphériques en Polynésie, à la demande du ministère de la défense. Celui-ci estimait que le lien entre certaines pathologies et les essais nucléaires était difficile à établir dans la population polynésienne. Cependant, un rapport de 2023 indique que les essais nucléaires réalisés par la France pourraient être responsables de 2,3 % des cas de cancer de la thyroïde. La spécificité de ce rapport repose sur l’accès aux originaux des rapports internes des services de radioprotection relatifs aux 41 essais nucléaires atmosphériques menés par la France entre 1966 et 1974 en Polynésie française. Il démontre selon moi la nécessité de déclassifier un maximum de documents visant à briser l’omerta sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Par ailleurs, le rapport de 2021 avait révélé un manque de confiance des populations locales et des vétérans dans la véracité des études menées par les agences gouvernementales.
Ainsi, quelles démarches adoptez-vous pour inclure au mieux les citoyens et les associations indépendantes avant, pendant et après les études que vous réalisez ? Comment en faites-vous la promotion ? Comment trouvez-vous des volontaires ? Quel est leur état d’esprit ? Vous avez également indiqué vouloir travailler sur les effets transgénérationnels des essais nucléaires. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Que cherchez-vous exactement ? S’agit-il de nouvelles pathologies ? N’étant pas scientifique, je suis preneuse d’éclaircissements.
M. Florent de Vathaire. Le chiffre de 2,3 % est donné selon un intervalle de confiance très important (10 %) et seulement en l’état actuel des connaissances. Nous avons mené une étude sur des cas témoins, c’est-à-dire des personnes atteintes de cancer. Nous avons comparé leurs histoires d’irradiation respectives selon la méthode habituelle. Cependant, les doses étant très faibles, l’intervalle de confiance des résultats s’est avéré gigantesque. Le chiffre de 2,3 % correspond donc à une projection des connaissances actuelles sur les populations européenne et japonaise, à partir des nouvelles doses que nous avons calculées (4 à 6 mSv) comme mentionné précédemment. En réalité, ce pourcentage pourrait varier de 0,1 % à 10 %. Il est essentiel de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un calcul exact. Cette projection a été réalisée avec un degré extrême de précision, en utilisant les données des recensements de 1971 pour chaque personne sur chaque île. Aucun autre type d’étude n’a jamais pu réaliser un tel calcul, à l’exception de Fukushima. Pour Tchernobyl, par exemple, cela n’était pas possible.
En ce qui concerne vos observations, il est vrai que jusqu’à présent, nous avons mené des études de manière isolée, sans impliquer la population, en raison de contraintes de temps, de budget et de tensions politiques, notamment en Polynésie française, qui avaient une incidence sur le degré de soutien apporté à nos études. Le gouvernement précédent avait ainsi exercé une forte pression pour interrompre notre étude précédente, essayant par exemple de faire en sorte que l’adresse des personnes atteintes d’un cancer de la thyroïde ne nous soit pas communiquée par la Caisse de prévoyance sociale. Nous avons pu avancer grâce au soutien des médecins locaux, mais il reste assez difficile de mener des études en Polynésie française, notamment pour les chercheurs extérieurs. C’est pourquoi, à mon avis, peu d’études y sont réalisées. Pour le projet que nous avons soumis, nous avons radicalement changé de méthode. Nous collaborerons étroitement avec l’Université de Polynésie française et les associations locales, qui seront directement impliquées dans la sélection des sujets et dans l’ensemble du processus. Après des discussions avec des sociologues, dont l’un a été auditionné ici, ainsi qu’avec d’autres experts, il est apparu que cette approche serait plus pertinente pour perfectionner nos estimations, plutôt que de nous baser uniquement sur des données démographiques, des interviews individuelles et des rapports militaires.
M. José Gonzalez (RN). Il est évident, comme cela a été évoqué en amont, que la France ne pouvait ignorer les dommages potentiels liés aux essais nucléaires et qu’elle a peut-être choisi la Polynésie comme lieu d’expérimentation pour minimiser les dégâts. Il est par conséquent essentiel d’expliquer cette décision à la population concernée. Dès le départ, il aurait fallu prendre toutes les précautions nécessaires, avertir et informer tout le monde, malgré la difficulté de l’entreprise, afin de réduire les dégâts au minimum.
Professeur, pour revenir sur les 2,3 % de cas de cancer de la thyroïde, je souhaiterais vous interroger sur la spécificité de ces cas. Avez-vous pu comparer les dégâts causés en Polynésie avec ceux des retombées de Tchernobyl, qui ont fortement impacté la France, notamment la Corse, ou encore les essais réalisés en Algérie, à Reggane ? L’observation d’une différence pourrait potentiellement expliquer – sur le plan génétique, comme vous l’évoquiez – la meilleure résistance de certaines populations aux actions radio-induites. Vous avez également souligné un sur-dépistage ainsi que des ablations possiblement inutiles de la thyroïde, peut-être déclenchées d’une part par la peur d’avoir un cancer et d’autre part par un effet d’aubaine pour certains professionnels peu scrupuleux, prêts à s’enrichir sur le dos de personnes qui ne seraient en fait pas malades. Il s’agit là d’une question, et non d’une affirmation de ma part. Cependant, on ne peut pas l’affirmer avec certitude.
M. Florent de Vathaire. Il existe chez les Polynésiens de nombreuses combinaisons génétiques que l’on ne retrouve dans aucune autre population. En outre, la Polynésie se démarque comme une zone d’exposition aux radiations telluriques très faible, contrairement à la Bretagne, par exemple. Il est important de noter que les mécanismes de sélection, qui opèrent de manière constante dans les autres populations, sont probablement moins marqués et il est possible que les Polynésiens soient davantage radiosensibles que la population générale.
En termes de doses et de risques, la comparaison est complexe. À ce titre, les doses et les risques mesurés à la suite à l’accident de Tchernobyl étaient objectivement beaucoup plus importants qu’en Polynésie. De même, les personnes nées durant les années 1950, comme moi, ont été exposées aux retombées des essais nucléaires russes et américains. En conséquence, j’ai probablement reçu une dose de radiation supérieure à la médiane de celle reçue par les Polynésiens.
Je souhaite également aborder la question des effets transgénérationnels. Étudier les pathologies pour comprendre ces effets est totalement impossible. Il existe tellement d’autres facteurs en jeu que la puissance statistique reste insuffisante pour de telles études, sauf dans des populations très vastes et dans le cas d’expositions très importantes. Or nous voulons des résultats irréprochables. L’irradiation des gonades induit un certain nombre de mutations, extrêmement variables d’une cellule à l’autre, ce qui rend impossible leur détection avec les méthodes de séquençage génétique classiques. En effet, chaque cellule peut présenter une mutation différente parmi des milliards de possibilités. Cependant, l’œuf qui donne naissance à un bébé provient d’une seule cellule. Si celle-ci subit des mutations dues à l’irradiation, l’ensemble du corps de l’enfant portera ces mutations. Le principe de l’étude consiste à séquencer de manière extrêmement approfondie le génome complet du père et celui de la mère. Nous analysons les radiations reçues par les parents avant la conception de l’enfant. Ensuite, nous examinons les mutations présentes chez l’enfant et comptons les néomutations, c’est-à-dire les mutations présentes chez l’enfant, mais absentes chez les parents, sachant qu’en l’absence totale d’exposition à des mutagènes ou des cancérogènes, le nombre moyen de néomutations dans l’espèce humaine est de 60 par génération. On obtient généralement un nombre compris entre 10 et 400 et on peut regarder si ce nombre varie en fonction des radiations reçues par les parents. L’irradiation reçue par le bébé lui-même est totalement écartée, car elle ne sera pas visible sur le génome. Cette méthode est la plus puissante pour détecter les effets des radiations. Nous pouvons également analyser les mutations par type, mais la méthode décrite reste la plus efficace. Le principal défi consiste à identifier les autres sources d’irradiation potentielles qui auraient pu affecter les parents avant la conception, en plus des essais nucléaires. Il convient de noter que quoi que l’on découvre, cela n’entraînera pas forcément de conséquences sur la santé, mais cette méthode a le mérite de poser les bases d’une approche scientifique rigoureuse.
M. Hendrik Davi (LFI-NUPES). Entre 1966 et 1996, 193 essais nucléaires ont été réalisés en Polynésie française, dont 46 essais aériens. Pourriez-vous nous dire si seuls ces derniers présentent potentiellement des risques.
Par ailleurs, vous discutez des effets potentiels des essais nucléaires, mais je constate une contradiction entre le rapport et vos propres conclusions. Le premier indique une incidence accrue du cancer de la thyroïde, notamment chez les femmes, en Polynésie française par rapport à la métropole et aux autres territoires du Pacifique, à l’exception de la Nouvelle-Calédonie. Pourtant, vos travaux concluent à l’insuffisance de preuves visant à établir un lien de causalité. En tant que scientifique, je comprends que d’autres facteurs peuvent contribuer à la genèse des cancers, mais je souhaiterais voir ce point clarifié.
Ensuite, vous présentez votre expertise en vous concentrant uniquement sur les résultats concernant la Polynésie française, sans les replacer dans le contexte d’autres études sur les essais nucléaires réalisés ailleurs. J’aimerais que vous abordiez l’état de l’art concernant les effets des essais nucléaires en général, en excluant Hiroshima et Tchernobyl, mais en intégrant ceux effectués en Algérie et ailleurs, sur la santé des populations riveraines. Bien que figurant dans votre expertise, ce point n’a pas été abordé lors de l’audition. Pourriez-vous nous apporter des précisions ?
Enfin, en tant qu’ancien écologue, je suis particulièrement sensible à la question de la bioaccumulation, dont l’existence a été validée par l’IRSN. En substance, la bioaccumulation désigne l’accumulation progressive de faibles quantités de radiations ou de polluants dans certains végétaux, en particulier dans l’océan. Ce processus peut entraîner une contamination différée, par exemple via la consommation de poissons contaminés. J’aimerais donc vous entendre vous exprimer sur ce sujet.
M. Florent de Vathaire. Tout d’abord, nous avons observé une diminution récente de l’incidence des cancers. Ensuite, le rapport de l’INSERM s’appuyait sur des données qui ne prenaient pas en compte les chiffres les plus récents publiés par le registre de l’incidence des cancers en Polynésie française. Cependant, je ne perçois aucune opposition à ce sujet. En effet, à un certain moment, l’incidence du cancer de la thyroïde était élevée, principalement en raison du phénomène de sur-dépistage précédemment évoqué, entraînant de facto une diminution significative du taux d’incidence par la suite. Pour rappel, l’expertise de l’INSERM synthétise les publications existantes et, en l’absence de celles-ci, statue sur une insuffisance des connaissances. Si l’expertise de l’INSERM avait été réalisée après ma deuxième publication, ses conclusions auraient été totalement différentes.
La France a entamé ses essais après le traité partiel d’interdiction, ce qui nous a permis d’être beaucoup mieux informés. Concernant les essais en Algérie, les données restent floues. Il sera très difficile, voire impossible, pour les épidémiologistes, de mener des études là-bas. Ce que nous savons, c’est que les militaires français ont mieux maîtrisé la situation en Polynésie que lors des essais précédents, grâce à des connaissances nettement améliorées, y compris en termes de prévisions météorologiques. On sait en outre que les doses générées en Polynésie sont plus faibles que celles liées aux essais dans le Nevada. Le National Cancer Institute a estimé que les essais américains avaient induit 10 000 cancers de la thyroïde en utilisant les mêmes modèles que ceux mentionnés précédemment, et en s’arrêtant à la frontière canadienne. Il s’agit d’un chiffre considérable, à mettre en lien toutefois avec des doses nettement plus élevées que dans de nombreuses régions. Heureusement, les méthodes utilisées ultérieurement en Polynésie ont été mieux maîtrisées.
Je connais trop peu le phénomène de bioaccumulation pour pouvoir m’exprimer sur le sujet. Concernant la thyroïde, le problème ne se pose pas de la même manière, car nous parlons d’isotopes à vie courte comme l’iode 131.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Vous avez évoqué les registres du cancer en Polynésie, en précisant l’existence de certaines corrections telles que l’exclusion ou l’inclusion de certains cancers. Pour ma part, je considère qu’un registre des cancers doit être immuable. En d’autres termes, celui-ci se devrait de répertorier l’ensemble des cancers recensés. J’aimerais comprendre pourquoi ce registre des cancers est sujet à des variations.
M. Florent de Vathaire. En 2000, nous avons entrepris une mission spécifique avec une équipe de médecins. L’ensemble des médecins locaux se méfiaient considérablement du registre tel qu’il se présentait à l’époque, du temps de M. Gaston Flosse, en particulier parce qu’ils doutaient de son indépendance. Par conséquent, ils ne le consultaient pas. Les techniques de constitution de ce registre étaient par ailleurs largement insuffisantes. Nous avons donc pris l’initiative d’examiner toutes les archives et dossiers médicaux disponibles, passant en revue 10 000 échographies, entre autres. Nous sommes restés sur place pendant six mois. Une fois le registre remis en état, il a commencé à être utilisé normalement. Bien qu’il subsiste encore quelques problèmes de qualité, ceux-ci sont en cours de résolution.
M. Xavier Albertini (HOR). En consultant les archives de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina), j’ai trouvé un reportage d’août 1971 réalisé auprès d’un professeur de biologie responsable du laboratoire de surveillance de radiologie à Moruroa. Ce dernier y détaille la méthodologie de prélèvement de divers aliments suite aux essais nucléaires aériens et explique que la concentration de radioactivité sur l’ensemble des produits prélevés, que ce soit sur le marché de Papeete ou ailleurs dans le lagon, comme les poissons, est tout à fait insignifiante. Au regard des technologies et de l’état de la science de l’époque, si nous réalisions les mêmes prélèvements aujourd’hui avec les technologies actuelles, arriverions-nous au même constat ?
Vous avez en outre affirmé avoir subi, compte tenu de votre âge, une irradiation due aux tirs américains et soviétiques. Qu’en est-il pour un individu vivant en 1986 dans l’Est de la France ou en Corse ? Existe-t-il un élément de comparaison avec les tirs liés aux essais ?
Enfin, vous avez évoqué des moyennes statistiques, tout en précisant qu’elles ne conduisaient pas aux résultats les plus précis, constituant plutôt une simple base. Cependant, vous n’avez pas expliqué comment procéder pour obtenir une analyse la plus précise possible. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ?
M. Florent de Vathaire. Je suis convaincu que la définition actuelle d’un taux n’est pas adéquate, mais qu’il est possible de parvenir à un consensus sur une zone où les radiations étaient nettement significatives, comme à Tureia et à Mangareva, voire jusqu’à la presqu’île de Tahiti. Si nous, en tant que scientifiques spécialistes, nous réunissions pour travailler sur ce point précis, nous pourrions parvenir à un accord permettant d’identifier une population à indemniser rapidement, avant que tout le monde ne décède. Ensuite, je pense que la situation est désormais bien plus claire qu’autrefois. Ainsi, bien que je ne sois pas d’accord avec certains détails méthodologiques dans les travaux menés à Princeton par l’un des auteurs de l’enquête « Toxique » – notamment car ils présentent comme officielles des données extrêmes contenues dans certains rapports – je reconnais que les moyennes publiées correspondent approximativement aux nôtres.
Par ailleurs, il est important de noter que la contamination ne provient en aucun cas du poisson, mais principalement de l’inhalation d’air et de la consommation d’eau. C’est pourquoi il est essentiel de connaître la qualité de l’eau présente dans les citernes avant les essais. Pour nos calculs, nous utilisons les données météorologiques des stations de Météo France jusqu’à vingt jours avant chaque essai, afin de déterminer la composition exacte de l’eau. La contamination provient également des végétaux, en particulier des feuilles. Le reste des sources de contamination est négligeable. Dans l’émission que vous évoquez, sait-on combien de temps après les essais les tests ont été réalisés ? La provenance des végétaux est également déterminante. En effet, le fait de trouver, sur un marché, des aliments contenant des quantités de radioactivité très faibles ne doit pas nous rassurer complètement. Il faut au préalable vérifier que les prélèvements ont été effectués dans les zones de contamination, ce qui n’est probablement pas le cas. Cependant, en ce qui concerne le poisson, on peut globalement écarter tout risque. Notons néanmoins que le bénitier, par exemple, présente un problème d’accumulation d’une substance qui entraîne des doses élevées de radioactivité, constituant à mon sens un sujet d’étude pour plus tard.
Enfin, à Tchernobyl, de nombreuses personnes ont reçu des doses similaires ou supérieures à celles des essais. Nous avons entrepris l’étude la plus importante jamais réalisée sur le sujet en y investissant des sommes considérables. Cependant, nous n’avons jamais réussi à obtenir de l’IRSN les informations nécessaires pour effectuer nos calculs de doses, malgré nos demandes répétées. Il y a eu un blocage total.
M. le président Didier Le Gac. Merci, Professeur. Vous avez annoncé le lancement d’un programme portant sur les maladies transgénérationnelles en Polynésie française. Pouvez-vous nous rappeler qui en est le commanditaire et quel est le calendrier ?
M. Florent de Vathaire. J’en suis le commanditaire direct dans la mesure où les chercheurs de l’INSERM ne sont pas autorisés à réaliser des études sur commande et où nous décidons nous-mêmes de nos sujets de recherche. J’ai pris cette décision d’une part en raison de l’existence d’une certaine demande sociale et d’autre part, car les effets transgénérationnels sur les néomutations varient considérablement selon les espèces, révélant un facteur génétique extrêmement important. Actuellement, les quelques études réalisées portent sur à peine 200 trios (père, mère, enfant) et ont été menées sur des vétérans anglais, des personnes de Hiroshima et de Tchernobyl, c’est-à-dire des populations très différentes des populations polynésiennes. Il est donc essentiel de mener cette étude sur les Polynésiens. Mon projet a déjà essuyé un refus l’an dernier, raison pour laquelle je l’ai soumis à nouveau cette année. Cependant, compte tenu de mon âge, et s’il n’est pas accepté cette année, il ne sera pas soumis à nouveau.
M. le président Didier Le Gac. Nous avons entamé nos auditions voici trois semaines et il est évident que les travaux entrepris en Polynésie, y compris les vôtres, suscitent une grande défiance parmi la population locale. Hier encore, nous avons mené un entretien très enrichissant avec de jeunes Polynésiens qui militent au sein d’une association visant à éveiller les consciences. Comment expliquez-vous cette défiance ? Pour la combattre, certains suggèrent de constituer systématiquement des équipes paritaires, composées de chercheurs de l’Hexagone et de scientifiques polynésiens. Quel est votre avis à ce sujet ?
M. Florent de Vathaire. L’existence de cette grande défiance est indéniable, d’où ma volonté d’impliquer davantage les populations au sein de ma prochaine étude, en y intégrant si possible les associations. Cette approche me paraît néanmoins complexe en raison d’un certain manque d’expérience de ma part. Par le passé, il m’est arrivé de constituer une cohorte de 7 000 enfants victimes d’erreur médicale alors qu’ils étaient âgés de moins d’un an. Ils avaient été traités par radiothérapie pour des taches sur la peau et à l’époque, on pensait que cela nécessitait un tel traitement. Au début, lorsque j’ai initié ce projet, les médecins de l’Institut Gustave Roussy étaient furieux et ont tenté de bloquer l’étude. Finalement, la publication des résultats n’a suscité aucune réaction négative. Chaque fois que j’ai expliqué notre démarche, tout s’est bien déroulé et les craintes de l’Institut ne se sont pas concrétisées.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez mentionné le faible niveau de radioactivité tellurique dans la zone polynésienne. Pourriez-vous préciser ce point ? Vous avez également évoqué la radiosensibilité. Lorsqu’une population vit et se développe dans une zone à faible radioactivité tellurique, peut-elle développer une radiosensibilité plus importante ? Par ailleurs, vous avez évoqué les spécificités génomiques des Polynésiens. Peut-on en déduire des implications sur le développement et éventuellement sur la radiosensibilité ? Est-ce un aspect à prendre en compte dans vos travaux futurs portant sur les maladies transgénérationnelles ?
M. Florent de Vathaire. Je suis entièrement d’accord avec vous. La vie est née sous l’influence de nombreuses radiations. Nous avons observé les populations vivant dans le Kerala, une région de l’Inde où les niveaux de radiation naturelle atteignent de 10 à 60 mSv par an dans certains endroits. Ces populations ne développent pourtant pas plus de cancers que la moyenne, car elles sont habituées à ces conditions depuis longtemps. Les individus très sensibles, qui auraient pu apparaître au fil des recombinaisons génétiques, sont décédés avant de pouvoir se reproduire. L’effet des faibles doses de radiation ne constitue probablement pas un problème statistique en termes de nombre de cellules et de mutations. La question est de savoir si l’on porte ou non une susceptibilité génétique aux faibles doses. Nous connaissons désormais bien les gènes impliqués dans la réparation des lésions radio-induites, sachant que certaines mutations de ces gènes rendent les individus très sensibles au développement de cancers, même à faibles doses. En Polynésie française, ce type de sélection ne peut s’opérer en raison de la faible irradiation naturelle.
Connaissant la Polynésie, où j’ai vécu au total 48 mois et dont j’ai visité toutes les îles habitées, je pensais que, compte tenu du métissage existant, la population serait très peu différente. Cependant, les données génétiques dont nous disposons maintenant révèlent une structuration génétique très particulière, caractérisée par de nombreuses combinaisons inexistantes ailleurs, qui peut conduire à une radiosensibilité plus élevée. Naturellement, cet aspect diminuera progressivement avec les métissages, mais cela prendra encore beaucoup de temps, probablement plusieurs centaines d’années avant de disparaître complètement.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour la clarté de vos réponses. Si, à la suite des questions posées par les différents intervenants, vous ressentez le besoin de nous transmettre des documents écrits pour compléter vos propos, n’hésitez pas à le faire.
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10. Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD).
M. le président Didier Le Gac. Nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête avec l’audition de M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD). M. Chareyron, vous travaillez depuis longtemps sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Vous avez notamment été responsable d’étude de la mission préliminaire de contrôles radiologiques sur l’île de Mangareva et les atolls de Tureia et Hao, qui s’est déroulée en octobre 2005. Plus récemment, vous avez publié une note sur l’exposition des habitants de l’atoll de Tureia aux retombées radioactives des essais nucléaires atmosphériques.
En premier lieu, nous vous demanderons de nous présenter la CRIIRAD, qui est une association, en précisant les circonstances de sa création. Ensuite, nous aimerions que vous nous expliquiez les raisons qui vous ont conduit à travailler sur les essais nucléaires en Polynésie et que vous nous exposiez les travaux de la CRIIRAD dans ce domaine. Par ailleurs, vous nous détaillerez les conditions de réalisation des deux études que j’ai mentionnées ainsi que leurs principales conclusions, en revenant en particulier sur votre recommandation de considérer les sites des essais nucléaires comme des sites de stockage de déchets radioactifs. Existe-t-il, selon vous, un risque de dissémination de matière radioactive et de contamination souterraine ? Je rappelle que, selon vous, une partie des déchets a été entassée dans des puits qui n’ont pas été conçus pour un stockage à long terme de déchets radioactifs et qui sont situés dans des zones présentant une instabilité géomécanique avérée.
Les députés et notre rapporteure vous poseront ensuite d’autres questions. Enfin, Mme la rapporteure vous adressera un questionnaire écrit. Nous vous remercions de bien vouloir y répondre et de le compléter, si vous le souhaitez, par tout élément que vous jugeriez pertinent mais qui n’aurait pas pu être abordé cet après-midi.
Avant de vous donner la parole, je vous demande de déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Bruno Chareyron prête serment.)
M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD). Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, c’est un honneur pour la CRIIRAD d’être auditionnée par cette commission. La CRIIRAD est une association à but non lucratif qui a été créée en 1986 par des citoyens scientifiques et non scientifiques de l’Ardèche et de la Drôme, à la suite de la catastrophe de Tchernobyl. Cette structure avait alors pour mission d’améliorer l’information et la protection des citoyens en matière de radioactivité. Je rends d’ailleurs hommage à Michèle Rivasi, une figure emblématique de la création de la CRIIRAD, qui nous a quittés il y a quelques mois. L’association s’est rapidement dotée d’un laboratoire de mesure de la radioactivité pour effectuer ses propres expertises et contrôles, indépendamment de l’État et des industriels, qu’il s’agisse de radioactivité naturelle, médicale, liée aux activités militaires ou du nucléaire civil.
Après la décision du président Jacques Chirac de reprendre les essais nucléaires en Polynésie française en 1995, la CRIIRAD s’est plus particulièrement penchée sur les retombées de ces essais. Nous avions demandé l’accès au site de Moruroa pour effectuer des expertises, ce qui nous a été refusé. L’État a alors affirmé qu’une étude serait confiée à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), étude effectivement réalisée en 1996-1997 à partir de prélèvements et ayant donné lieu à un rapport d’expertise sur la radioactivité résiduelle à Moruroa et Fangataufa, publié en 1998. Ce dernier concluait à la présence de doses de radioactivité à Moruroa si faibles qu’il n’était même pas nécessaire de poursuivre la surveillance radiologique à long terme. La CRIIRAD a réalisé une analyse critique du rapport de l’AIEA, rendue publique en 1999 lors d’un colloque à l’Assemblée nationale. Nous interpellions alors le Président de la République sur plusieurs points. Contrairement aux affirmations de l’AIEA, une analyse approfondie de ces documents et études révèle que la contamination résiduelle à la surface de certains motus de Moruroa – notamment le motu Colette, fortement contaminé au plutonium lors d’essais de sécurité – est telle que les doses par ingestion et inhalation pour des personnes résidant sur cet atoll, s’il était banalisé, dépasseraient d’un facteur 500 à plusieurs millions les chiffres avancés par l’AIEA. Cette information ne peut être prise à la légère, d’autant que la quantité de matières radioactives enfouies dans les puits forés pour les essais nucléaires ainsi que dans les puits de stockage de déchets radioactifs, selon le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et les données militaires, dépasse de plusieurs dizaines, voire centaines de fois, le seuil de classification d’un site en installation nucléaire de base. Mororua aurait donc dû, à l’époque, être catégorisé en tant qu’installation nucléaire de base, conformément aux critères réglementaires en vigueur et ne peut pas être restitué en l’état à des populations susceptibles d’y vivre.
En 2005, l’Assemblée de Polynésie française a constitué une commission d’enquête, dirigée par Bruno Barillot, qui nous a quittés il y a quelques années. Je souhaite lui rendre hommage car il a consacré une partie de sa vie à éclairer les conséquences des essais nucléaires en Algérie et en Polynésie. L’Assemblée de Polynésie a confié à la CRIIRAD une mission préliminaire de mesures sur les sites de Mangareva, de Tureia et de Hao. Celle-ci a été brève. Sur l’atoll de Tureia, nous ne sommes restés que deux heures et demie. Mais elle nous a permis de recueillir des données significatives sur les taux de radioactivité. Sur l’île de Mangareva, j’ai été particulièrement frappé par une observation certes subjective, mais révélatrice. D’un côté de l’île, à Taku, avait été érigé un blockhaus aux parois épaisses de 60 centimètres, dont j’imagine qu’il était destiné à protéger les militaires ou les membres du CEA. En revanche, de l’autre côté de l’île, dans le village de Rikitea, ne se trouvait qu’un simple hangar en parpaings et tôles ondulées, construit après 1966. Selon la CRIIRAD, cette différence de traitement reflète une inégalité entre la population polynésienne, souvent exposée à la radioactivité dans des conditions inacceptables, et d’autres catégories de personnes. Durant ces quelques jours, nous avons effectué des prélèvements de sol et d’autres compartiments de l’environnement à Tureia et à Mangareva. Nous avons constaté des traces de contamination dues aux essais nucléaires français, mais pas seulement. Ces traces sont mesurables. À Tureia, dans les sédiments d’un bâtiment de récupération des eaux pluviales, nous avons identifié du césium 137 et du plutonium. En 2012, nous avons également étudié les coraux du lagon de Rikitea à Mangareva, qui conservaient les traces des différents types d’essais nucléaires, révélant la présence d’uranium 236, de strontium 90, de carbone 14 et de plutonium. Bien que l’environnement ait gardé les traces des retombées radioactives, nous avons conclu qu’en 2005, les niveaux de radioactivité résiduelle à Mangareva et Tureia étaient mesurables, mais très faibles en termes d’impact sanitaire. Cependant, en 2005-2006, nous avons commencé à consulter des documents peu à peu déclassifiés, qui révélaient des niveaux de contamination radioactive extrêmement élevés à Tureia et à Mangareva en 1966 et 1967.
En 2016, à la demande de Bruno Barillot et de l’Assemblée de Polynésie, nous avons poursuivi ce travail d’analyse par une étude sommaire de quelques jours. Nous avons examiné une partie des documents déclassifiés et, dans un rapport publié en 2016, nous avons démontré que les évaluations de doses effectuées par les militaires et le CEA sous-estimaient complètement la réalité de l’impact des retombées des essais atmosphériques sur Mangareva et Tureia. Par exemple, en 1966, à Tureia, les mesures officielles n’ont pris en compte qu’une seule retombée en lien avec un essai nucléaire, alors que cet atoll a subi six retombées successives cette même année. Par ailleurs, pour calculer les doses par inhalation, le CEA ne considère pas la fraction la plus fine des particules radioactives, qui pénètrent pourtant le plus en profondeur dans les poumons. De même, ces calculs de doses ne tiennent pas compte du tritium, du carbone 14 et du plutonium, alors qu’ils sont présents dans les retombées radioactives. Notre étude, publiée dans l’ouvrage « Toxique » de manière très pédagogique, démontre clairement que les évaluations de doses officielles sous-estiment la réalité de l’exposition des populations.
Depuis longtemps, nous estimons qu’il est essentiel que les populations exposées ˗ qu’elles soient polynésiennes, métropolitaines, militaires ou civiles ˗ soient correctement informées des risques et indemnisées de manière adéquate. Or, ce n’est pas le cas actuellement avec le seuil d’1 millisievert (mSv), en dessous duquel les demandes sont a priori systématiquement rejetées. D’ailleurs, le seuil de risque négligeable ne s’élève pas à 1 mais à 0,01 mSv selon la directive de la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) de mai 1996. Ainsi, nous considérons que la méthode utilisée pour analyser les demandes d’indemnisation des personnes exposées n’est pas satisfaisante, d’une part parce que le critère de seuil de risque est inapproprié et, d’autre part, parce que la méthode d’évaluation des doses subies ne reflète absolument pas la réalité.
M. le président Didier Le Gac. Dans l’une des notes de votre association concernant les essais nucléaires en Polynésie, publiée en juillet 2016, vous soulevez trois questions restées sans réponse cinquante ans après les faits. Vous réclamez la communication de toutes les archives militaires, un sujet largement abordé lors des auditions, mais aussi le lancement d’études biologiques et la réalisation d’études épidémiologiques indépendantes. Or, juste avant votre intervention, un professeur de l’INSERM nous a rappelé que les études, même lorsqu’elles sont commanditées par le ministère de la défense, demeurent indépendantes. Aussi, qu’entendez-vous exactement par « étude indépendante » ?
M. Bruno Chareyron. Je vais répondre de manière globale, sans me limiter aux études épidémiologiques. Il est essentiel de considérer à la fois la notion d’indépendance et celle de pluralisme, cette dernière étant tout aussi importante que la première. Nous devons entreprendre des études, qu’elles soient radio-écologiques, de reconstitution des doses ou épidémiologiques, associant des scientifiques reconnus, institutionnels ou non, des représentants associatifs des groupes de population concernés, des élus, ainsi que les autorités militaires et le CEA, qui sont les mieux informés sur les événements. Ces acteurs doivent collaborer au sein d’un groupe de travail destiné à répondre à toutes nos interrogations, la première question étant la reconstitution de la réalité des doses reçues par des populations spécifiques, telles que celles de Mangareva ou de Tureia. Actuellement, nous lançons un projet modeste pour initier ce type de travail à Tureia, à la demande du Syndicat pour la défense des intérêts des retraités actuels et futurs (SDIRAF). Nous collaborons avec M. Michel Arakino, plongeur professionnel polynésien ayant travaillé pour l’armée et que vous auditionnerez prochainement, me semble-t-il. Si l’on souhaite garantir l’indépendance d’une étude, il est nécessaire d’éloigner son financement et son pilotage des entités responsables de la pollution, à savoir l’armée et le CEA. Il est également crucial d’assurer une véritable pluralité pour travailler de manière collective et collégiale.
M. le président Didier Le Gac. Par conséquent, je ne vous demanderai pas si vous partagez les conclusions du rapport du CEA de 2022, commandé en réponse au livre « Toxique ».
M. Bruno Chareyron. Ce document n’est pas un véritable rapport, mais plutôt un livre à visée pédagogique, agrémenté d’illustrations. Il n’apporte pas beaucoup plus que ce qui avait déjà été publié en 2006. Nous contestons les évaluations de doses mentionnées dans ce rapport pour les raisons précédemment évoquées. En effet, l’ensemble des radionucléides ingérés ou inhalés ne sont pas pris en compte et les hypothèses sur lesquelles reposent les calculs de doses subies par la population ne sont pas suffisamment représentatives de la réalité. À notre avis, il est nécessaire de revoir complètement ces évaluations et de les pousser plus loin encore, ce qui représente une tâche longue et complexe. Quoi qu’il en soit, à la lumière de la lecture de certains documents déclassifiés, on constate que l’exposition de la population n’est pas correctement évaluée, que ce soit à Mangareva, à Tureia ou à Tahiti.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Chareyron, merci d’avoir accepté notre invitation. Quel regard portez-vous justement sur l’enquête de Disclose menée par Sébastien Philippe et Tomas Statius ? J’aimerais notamment connaître votre avis sur l’analyse du tir Centaure et, plus spécifiquement, sur les divergences entre les estimations des doses émises par le CEA et par les auteurs de « Toxique ».
M. Bruno Chareyron. L’ouvrage « Toxique » a considérablement contribué à la médiatisation et à la compréhension du problème, grâce à une approche à la fois journalistique, scientifique et historique, aboutissant à un texte clair, accessible, riche et pertinent.
La problématique de la reconstitution des doses s’applique non seulement au tir Centaure, mais également à d’autres retombées, dans divers lieux. Je confirme, à l’instar des enquêteurs de l’ouvrage « Toxique », que les évaluations du CEA ne reflètent pas la réalité des expositions pour plusieurs raisons, dont certaines sont développées dans ce livre et dans la publication scientifique qui l’a précédé. Cependant, d’autres éléments doivent être pris en compte, tels que certains radionucléides non considérés jusqu’ici, ce qui devrait aboutir à une nouvelle augmentation de l’estimation des doses.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Est-il possible, selon vous, de démontrer le caractère radio-induit d’une maladie ? Vous évoquiez un seuil 100 fois inférieur au millisievert. Est-ce qu’un seuil est pertinent pour déterminer si une maladie est radio-induite ?
M. Bruno Chareyron. À la CRIIRAD, nous ne sommes pas biologistes. Notre métier consiste seulement à mesurer la radioactivité. Cependant, on note un certain consensus parmi les spécialistes – biologistes, médecins, épidémiologistes – quant à l’extrême difficulté d’établir un lien direct entre une pathologie, même reconnue comme pouvant être radio-induite, et une exposition à la radioactivité. À l’échelle individuelle, la démonstration d’un lien s’avère pratiquement impossible. C’est pourquoi la plainte déposée par certains malades de la thyroïde et la CRIIRAD concernant les retombées de Tchernobyl en France a été rejetée. En revanche, il est certain que l’exposition, même à de faibles doses de radioactivité, augmente les risques sanitaires pour plusieurs pathologies, en particulier le cancer de la thyroïde et certains types de leucémie. Ces risques s’avèrent d’ailleurs réels en dehors des essais nucléaires, avec l’exposition au radon, ce gaz radioactif naturel présent dans l’habitat, et ce même à de très faibles doses. Les débats portent désormais sur le fait de savoir si, au-delà des cancers, l’exposition aux rayonnements ionisants peut augmenter l’incidence d’autres pathologies non cancéreuses. Malgré les polémiques, cette possibilité doit être sérieusement envisagée. En effet, un certain nombre d’études suggèrent que les rayonnements ionisants peuvent entraîner des maladies cardiovasculaires, des atteintes du système nerveux central ou du système digestif. L’exposition in utero serait aussi concernée, avec des atteintes sur le développement futur des capacités cognitives de l’enfant.
Il est par conséquent scientifiquement infondé d’introduire un seuil sous lequel le développement d’une pathologie radio-induite serait impossible. Cette affirmation n’a aucun sens. La limite de 1 mSv a probablement été choisie parce qu’elle représente la dose maximale annuelle admissible pour l’exposition habituelle des citoyens, en dehors des radioactivités naturelle et médicale. Cependant, on ne peut pas prétendre que le risque est nul en dessous de ce seuil : ce dernier indique seulement que la probabilité de décès par cancer est jugée socialement acceptable, ce qui s’avère très différent.
La directive Euratom de mai 1996 a retenu le seuil de 1 mSv, soit 1 000 microsieverts par an, ce qui correspond à la dose maximale annuelle admissible en relation avec l’impact des pratiques nucléaires, telles que les rejets d’une installation nucléaire. Néanmoins, elle fixe un seuil du risque négligeable de 10 microsieverts par an, soit 100 fois moins. En dessous de 10 microsieverts par an, le législateur européen estime ainsi que les risques sont si faibles qu’il n’est pas nécessaire de réglementer la pratique qui en est à l’origine. Au-delà de 10 microsieverts par an, l’impact global est à prendre en considération. Enfin, au-delà de 1 000 microsieverts par an (soit 1 mSv) l’impact est jugé inacceptable en termes de probabilité de décès, notamment par cancer.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Depuis le début des travaux de notre commission d’enquête, nous avons constamment été confrontés à des interrogations sur les doses. Tous les témoins que nous avons auditionnés s’interrogent sur la crédibilité des informations disponibles. Vous nous proposez une discussion entre spécialistes de tous horizons sur la base des documents disponibles. Lors de son audition de cette après-midi, Florent de Vathaire a affirmé que les doses avaient été sous-estimées et que la synthèse avait été lissée. Les auteurs ont-ils volontairement omis ou caché des informations ?
Enfin, le temps que le groupe de travail que vous évoquez aboutisse à des conclusions et que de nouveaux documents soient déclassifiés, est-ce qu’il ne sera pas trop tard pour indemniser les derniers survivants des essais nucléaires de leur vivant ?
M. Bruno Chareyron. Il semble en effet que nous nous situions dans un système à deux vitesses. Concernant la reconnaissance et l’indemnisation des pathologies, une mesure législative rapide pourrait consister à supprimer la contrainte du seuil d’1 mSv pour toute personne présente en Polynésie française durant la période des essais nucléaires atmosphériques et atteinte de certaines pathologies – la liste actuelle de vingt-trois pathologies s’avérant par ailleurs trop restrictive. En revanche, l’évaluation scientifique des risques sanitaires par l’épidémiologie et les reconstructions dosimétriques nécessite davantage de temps et de moyens. Nous regrettons que ce travail n’ait pas été entrepris plus tôt. En 2005 et en 2016, nous avions déjà produit des éléments qui auraient pu participer à des avancées en ce sens.
M. Hendrik Davi (LFI-NUPES). Comme vous l’avez rappelé, il est extrêmement difficile de lier une pathologie à une exposition aux radioéléments. C’est d’ailleurs une problématique que l’industrie du tabac a largement exploitée dès les années 1950. Bien que l’impact du tabac sur le cancer du poumon ait été prouvé, l’impossibilité de lier un cancer de ce type à la consommation de tabac était systématiquement affirmée et a longtemps perduré. Cette stratégie a empêché l’indemnisation des victimes pendant de nombreuses années. Mme Naomi Oreskes a d’ailleurs écrit un excellent livre sur le sujet, intitulé « Les marchands de doute ».
Nous devons donc réfléchir à votre proposition de suppression du seuil de 1 mSv. Dans la mesure où une population entière a été exposée, il existe en effet un risque populationnel – non réductible à une échelle individuelle – que nous devons parvenir à évaluer. Ensuite, il nous faut examiner la liste des maladies à prendre en compte. On peut par exemple supposer que la probabilité de développer un cancer de la thyroïde liée à une exposition spécifique est élevée.
Dans le rapport de la CRIIRAD, vous indiquez par ailleurs que des radionucléides ont été retrouvés dans les bandes de croissance des coraux du lagon de l’île de Mangareva, pour ceux qui ont des périodes plus longues. Je souhaite vous interroger sur le niveau de radioactivité actuel, les possibilités de bioaccumulation ainsi que leurs incidences potentielles aujourd’hui. En effet, certains radionucléides possédant des demi-vies très longues, ceux-ci sont susceptibles d’impacter les populations pendant une période prolongée. Ce risque est-il totalement inexistant ? Devons-nous seulement nous focaliser sur les radionucléides à courte durée de vie présents dans l’air au moment des essais ? Existe-t-il une possibilité de bioaccumulation ? Quel est le niveau de radioactivité mesuré parmi les poissons et les coraux ?
M. Bruno Chareyron. Le risque populationnel, dans le champ classique de la radioprotection, s’évalue à partir du calcul des doses. On parle alors de dose collective, mesurée en homme sievert ou en homme millisievert, permettant d’anticiper le nombre théorique de pathologies sur une population exposée. Cependant, cette méthode de calcul est extrêmement discutable. En effet, comme nous l’avons déjà mentionné à plusieurs reprises, la manière de calculer les doses est déjà sujette à débat. De plus, une fois les doses calculées en microsieverts ou en millisieverts, on ignore toujours le nombre de pathologies qui en découlent. Quel est le nombre de cancers de la thyroïde, de leucémies induites par ces doses ? À moins d’envisager des études épidémiologiques de longue durée et complexes à réaliser, il est nécessaire de traiter la question de la réparation des préjudices subis par une population exposée d’une autre manière. Sinon, comme vous l’avez évoqué, certaines personnes ne seront jamais indemnisées. Je tiens par ailleurs à insister sur la nécessité de ne pas se limiter à l’incidence des cancers et aux décès qui en découlent. D’autres pathologies, telles que les problèmes cardiovasculaires ou les atteintes cérébrales doivent également être pris en considération.
Pour les coraux, je m’exprimerai avec beaucoup de prudence en raison du caractère très succinct de l’étude menée par la CRIIRAD à Mangareva, Tureia et Hao. Nous n’avons pas identifié de niveau de radioactivité préoccupant pour la santé à Mangareva ou à Tureia. Toute dose de radiation augmente les risques. Par exemple, dans le lait de coco à Tureia, nous avons détecté du césium 137 à hauteur de 0,6 becquerel par kilo, ce qui équivaut à 0,6 becquerel de trop. Cependant, cette contamination résiduelle dans les sols, le corail et les denrées, reste faible. Aujourd’hui, notre préoccupation principale ne se concentre donc pas sur ces niveaux résiduels, mais sur les conséquences sanitaires des expositions beaucoup plus importantes des populations durant la période des essais atmosphériques entre 1966 et 1974, ainsi que sur le devenir des déchets radioactifs à Moruroa, Fangataufa et Hao.
M. José Gonzalez (RN). Notre collègue Jean-Paul Lecoq a évoqué la question de l’accessibilité des documents. Sont-ils tous accessibles ? Vous indiquez avoir étudié plusieurs documents initialement classifiés. Étaient-ils suffisants pour asseoir vos réflexions et permettre une discussion éclairée ?
Ensuite, j’aimerais souligner le fait que les études se suivent et ne se ressemblent pas. Les divergences entre vos conclusions et celles du CEA sont à ce titre criantes. En outre, nous venons d’auditionner M. Florent de Vathaire, un scientifique qui a affirmé, contrairement à vous, que la contamination des poissons et bénitiers ne présentait aucune incidence. Il a également précisé que seuls 2,3 % des cancers de la thyroïde étaient attribuables aux maladies radio-induites. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous parvenez à des conclusions différentes ?
M. Bruno Chareyron. Les documents déclassifiés auxquels nous avons eu accès sont-ils suffisants ? La réponse est évidemment négative. Premièrement, nous n’en avons pas l’intégralité. Deuxièmement, l’interprétation de certains de ces documents nécessite, selon nous, des discussions en tête-à-tête ou des échanges écrits avec les spécialistes du CEA et du ministère de la défense de l’époque. Plusieurs raisons le justifieraient, notamment le fait que certains appareils utilisés à l’époque ne sont plus en usage aujourd’hui.
Pour répondre à votre seconde question, des désaccords subsistent sur les deux points que vous avez cités. Une personne auditionnée aurait affirmé que la contamination des poissons n’entraînait aucune conséquence. Si la question porte sur le transfert de l’iode radioactif des essais vers l’être humain à l’époque des retombées radioactives, en termes d’inhalation et d’ingestion, les poissons ne constituaient en effet certainement pas la voie de transfert la plus significative, le lait et les denrées végétales ayant été impactés beaucoup plus rapidement et directement. Ensuite, 2,3 % des cancers de la thyroïde seulement seraient radio-induits. Je pense que ce chiffre provient d’une étude publiée par le professeur de Vathaire, qui porte principalement sur le cancer de la thyroïde. Or, il est important de ne pas réduire l’impact des essais nucléaires en Polynésie à cette seule pathologie. De plus, cette étude repose sur des calculs théoriques de doses, très discutables comme nous l’avons évoqué, et utilise des facteurs officiels de doses qui font correspondre un certain nombre de millisieverts à la thyroïde à une probabilité de décès par cancer de la thyroïde, avec des coefficients là aussi très discutables. Cette étude démontre que des personnes en Polynésie souffrent très probablement de pathologies thyroïdiennes à cause des retombées des essais nucléaires. Cependant, quantifier les faits de manière scientifiquement indiscutable est une tâche d’une grande complexité.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). J’ai découvert les conséquences de l’atome en visitant Hiroshima et Nagasaki. J’ai alors échangé avec des Hibakusha, ainsi qu’avec leurs descendants, qui m’ont exposé leurs problèmes. À Kyoto, des étudiants m’ont affirmé leur volonté de ne jamais fonder de famille avec des descendants d’Hiroshima à cause des risques de développement de pathologies pour les enfants. Le Japon a probablement mis en place les moyens nécessaires pour analyser ces conséquences et pour accompagner les victimes. En France, la situation est plus complexe. Je suis surpris que les intervenants de cette commission d’enquête ne mentionnent jamais l’exemple japonais.
Par ailleurs, j’ai compris que les essais nucléaires laissaient une empreinte spécifique. En effectuant des mesures, il est en effet possible de déterminer de quel essai nucléaire relèvent les éléments découverts. Comment parvenez-vous à isoler ce qui appartient spécifiquement à un essai et non à un autre ?
M. Bruno Chareyron. En ce qui concerne Hiroshima et Nagasaki, je ne suis pas certain d’avoir entièrement saisi votre remarque. Je souhaiterais simplement souligner que l’étude des survivants de ces deux villes constitue la base des méthodes de radioprotection actuelles. Les facteurs de risque de décès par cancer, par exemple, sont déduits du suivi des survivants d’Hiroshima et de Nagasaki. Depuis des décennies, des scientifiques surveillent l’état de santé de ces personnes, enregistrent les maladies dont elles souffrent ou décèdent et établissent des liens entre la dose de radiation reçue à l’époque et les pathologies observées, dose qui dépendait principalement de la distance entre les victimes et le point d’explosion. Ces études ont permis de tracer des courbes reliant la quantité de décès à la dose de radiation subie, en fonction du type de cancer. Malheureusement, ces recherches sont essentielles pour comprendre les effets de la radioactivité. La difficulté pour les scientifiques réside dans l’extrapolation de ces courbes pour des doses beaucoup plus faibles, comme celles que nous subissons quotidiennement à cause de la radioactivité naturelle. Dans ce contexte, nous sommes confrontés à une incertitude. L’étude International Nuclear Workers Study (Inworks), bien qu’ancienne, se poursuit toujours. Elle a pour objet l’état de santé des travailleurs du nucléaire, qu’ils soient français, américains ou anglais. Une mise à jour de cette étude, publiée il y a quelques mois, révèle que, au fur et à mesure du suivi, non seulement les effets délétères des rayonnements ionisants à très faible dose sont confirmés, mais aussi que ceux-ci pourraient être proportionnellement plus importants à faibles doses. Il est donc impératif de suivre cette question avec une grande vigilance.
Les essais nucléaires laissent en effet des empreintes spécifiques. Certains rapports isotopiques de différentes substances radioactives peuvent représenter la signature d’un essai particulier. Pour interpréter ces données, il est toutefois nécessaire de réaliser des mesures très précises et coûteuses. Par ailleurs, il conviendrait d’avoir accès à des données et compétences scientifiques spécifiques à l’armée et au CEA, ou dans d’autres structures aux États-Unis. Il faut aussi considérer, pour un territoire donné, la probabilité que des retombées locales l’emportent sur des retombées globales.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez mentionné des pathologies autres que les cancers, notamment les maladies cardiovasculaires. À votre connaissance, d’autres pays ont-ils déjà élargi le spectre des maladies radio-induites à des pathologies autres que celles reconnues aujourd’hui par le droit français dans le cadre de l’application de la loi Morin ?
Ensuite, j’aimerais aborder la question de la radioactivité naturelle – ou tellurique – en soulignant son impact potentiel sur les populations vivant depuis des siècles dans des régions où cette radioactivité est plus ou moins élevée. M. de Vathaire a précisé lors de son audition qu’en Polynésie, la radioactivité tellurique était très faible et que la population polynésienne, issue d’un petit groupe initial, s’était développée dans un environnement naturellement peu radioactif, ce qui aurait pu induire une plus forte radiosensibilité du génome.
M. Bruno Chareyron. Je n’ai pas compilé suffisamment de données pour répondre de manière exhaustive à votre question portant sur la prise en compte des pathologies autres que les cancers à l’étranger. Toutefois, il me semble pertinent, dans le cadre des travaux de cette commission d’enquête, de comparer les dispositifs de compensation mis en place dans d’autres pays, par exemple aux États-Unis et au Royaume-Uni.
Pour répondre à votre deuxième question, il est exact qu’en Polynésie, notamment sur les atolls coralliens, le niveau de radioactivité naturelle est extrêmement faible comparé à celui mesuré France métropolitaine, en particulier dans le Massif central ou en Bretagne. Le niveau de rayonnement tellurique y est par exemple dix fois plus faible que dans le Limousin. Cette population n’est donc pas habituée à la radioactivité naturelle, contrairement à d’autres, différence qui doit impérativement être prise en considération dans la mesure où elle influence les études sur la radioprotection. Ainsi, l’étude des survivants d’Hiroshima et de Nagasaki, bien que fondamentale, concerne une population génétiquement distincte de celle de la métropole et exposée dans des conditions très spécifiques. Il est donc crucial d’aborder ces questions avec une grande ouverture d’esprit, en considérant les nombreux facteurs en jeu.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est un tir de sécurité ?
Enfin, je souhaiterais que nous évoquions l’aspect environnemental et en particulier le traitement des déchets. Quel est votre point de vue sur les puits de déchets à Moruroa, Fangataufa et Hao ?
M. Bruno Chareyron. Les tirs de sécurité, comme leur nom l’indique, consistent à larguer une bombe atomique pour vérifier que la réaction nucléaire ne s’amorce pas. Il s’agit de s’assurer que l’explosion ne se produit que si on la déclenche. Ces tirs de sécurité ont donc consisté à faire chuter volontairement des bombes atomiques, notamment sur des sites comme Moruroa, à Colette par exemple. En tombant, l’engin se désagrège et libère du plutonium sous forme de grains de tailles variées. Or la présence de ce plutonium à la surface de Colette pose problème. L’étude de l’AIEA de 1996-1997, publiée en 1998, a d’ailleurs conclu que la France n’avait pas décontaminé le site au niveau annoncé, soit 1 million de becquerels par mètre carré, et que l’essentiel de la contamination en plutonium se trouvait dans le premier centimètre de sol. Ce plutonium est donc facilement mobilisable pour les personnes qui fréquenteraient le lieu.
En ce qui concerne votre deuxième question, la CRIIRAD ne dispose que de très peu d’informations précises sur la quantité de matière radioactive présente dans les 137 puits où ont explosé les bombes atomiques à Moruroa, ainsi que dans les 25 puits (auxquels deux autres s’ajoutent) où ont été enfouis des déchets radioactifs, et enfin dans les zones d’immersion au large de Moruroa. Nous n’avons accès, comme tout un chacun, qu’à quelques inventaires des quantités de substances radioactives publiés par le CEA et le ministère de la défense en 2006, mais nous ne sommes pas en mesure d’en garantir la fiabilité. Il est en revanche certain que les puits n’ont pas été conçus pour garantir le confinement à long terme des déchets radioactifs, qu’il s’agisse des puits où ont été déposés les déchets ou de ceux dans lesquels les armes atomiques ont explosé. Selon les informations transmises par le ministère de la défense, les transferts vers l’environnement sont actuellement limités. C’est peut-être vrai. Toutefois, n’y ayant pas accès, nous ne pouvons pas le vérifier. La question se pose à long terme, car la période de demi-vie du plutonium 239 est de 24 000 ans dans des zones qui, de surcroît, présentent une instabilité géomécanique. Cette situation n’est pas satisfaisante.
Lors de notre visite à Hao en 2005, qui a duré deux jours et demi, nous avons effectué quelques contrôles rapides. J’ai été profondément choqué par la quantité de gravats, de béton et de ferraille présents à l’époque, notamment près de la piste Vautour du côté de l’océan. J’espère que des améliorations ont été apportées depuis. Nous avons pu effectuer quelques fouilles à la pelle mécanique dans d’anciens locaux du CEA grâce à l’aide d’un vétéran polynésien qui avait travaillé à Hao et se souvenait approximativement de l’emplacement des différents bâtiments. Il a réalisé un croquis pour nous guider dans notre inspection, car nous manquions cruellement d’informations. Par conséquent, pour savoir s’il reste aujourd’hui des zones de contamination importante à Hao (cuves, tuyauteries enfouies, etc.), il serait nécessaire de disposer d’une série complète de documents (nature des installations, plans précis, évacuations des eaux usées, méthodes et niveaux de décontamination, etc.). Ces documents devraient être accessibles pour permettre des analyses critiques et des débats contradictoires avec le CEA et le ministère de la défense.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourquoi affirmez-vous que les puits de stockage sont inadaptés ?
M. Bruno Chareyron. Dans les critères actuels de conception pour le stockage à long terme des déchets radioactifs, il est impératif que la matière radioactive soit conditionnée dans un emballage étanche répondant à des normes strictes qui en garantissent la durabilité. Or, ce n’est pas le cas ici. Certains de ces déchets ont été déposés en vrac. Ensuite, la conception de l’ouvrage destiné à accueillir ces colis doit respecter des normes très précises visant à limiter la migration à long terme des éléments radioactifs. Une fois que ces derniers traversent le colis, ils se retrouvent dans la matière environnante, telle que la roche. Aujourd’hui, des efforts considérables sont déployés pour sélectionner des roches qui assurent une migration extrêmement lente des éléments radioactifs. Enfin, le choix du site de stockage doit être effectué en anticipant les évolutions futures, sur des échelles de temps de plusieurs dizaines de milliers d’années. Par exemple, dans 10 000 ans, le changement climatique pourrait-il affecter la biosphère et permettre aux matières radioactives d’atteindre celle-ci ? Les puits de stockage de Moruroa ne répondent donc pas aux exigences méthodologiques actuelles pour le stockage de déchets radioactifs. Ils n’ont pas été conçus pour cela.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur Chareyron, merci infiniment pour vos explications. Je vous encourage vivement, en réponse aux questions et interrogations des députés de cet après-midi, à nous transmettre des compléments d’information et des documents. Il serait particulièrement intéressant de connaître les archives dont on vous a refusé l’accès.
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11. Audition, ouverte à la presse, des représentants de la Fédération nationale des officiers mariniers (FNOM) : MM. Christian Lombardo, président, et Jean-Luc Moreau, conseiller spécial (mercredi 29 mai 2024)
M. le président Didier Le Gac. Nous accueillons à présent les représentants de la Fédération nationale des officiers mariniers (FNOM). Je suis heureux de recevoir parmi nous M. Christian Lombardo, son président et M. Jean-Luc Moreau, conseiller spécial. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation. La FNOM, fondée à Toulon en novembre 1927, fêtera bientôt son centième anniversaire. Vous nous présenterez brièvement votre organisation et vos revendications concernant la prise en charge des conséquences des essais nucléaires en Polynésie en tant que vétérans des essais nucléaires. Vous partagerez avec nous votre analyse du dispositif d’indemnisation des victimes, institué par la loi Morin. Vous nous exposerez également votre point de vue sur le fonctionnement du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN). En outre, nous vous demanderons de nous transmettre les témoignages que vous recueillez ou avez recueillis sur le quotidien des personnels déployés en Polynésie française pour la conduite des essais nucléaires. Nous sommes particulièrement intéressés par les informations sur le suivi médical de ces derniers et les mesures de protection dont ils bénéficiaient, ou non, pendant et après les phases de tir.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Christian Lombardo et Jean-Luc Moreau prêtent serment.)
M. Christian Lombardo, président de la FNOM. Merci de nous avoir invités à cette commission d’enquête. Il nous semble essentiel de pouvoir nous exprimer au nom des vétérans. En 1927, un groupe d’officiers mariniers retraités du port de Toulon a fondé l’Association des officiers mariniers en retraite et veuves de Toulon (AOM Toulon). Ils ont été suivis par leurs homologues de Brest, Cherbourg, Lorient et Paris. Rapidement, le besoin de se fédérer s’est fait sentir. Ainsi, le 27 novembre 1927, la Fédération nationale des officiers mariniers en retraite et veuves (FNOM) a vu le jour. Au fil du temps, d’autres associations régionales s’y sont jointes, si bien qu’aujourd’hui, la FNOM regroupe 21 associations régionales couvrant l’ensemble du territoire national, tant métropolitain qu’ultra-marin. Traditionnellement, les territoires d’outre-mer sont rattachés à l’AOM Toulon, à l’exception de la Polynésie, qui constitue une AOM indépendante. À l’origine, la FNOM accueillait les officiers mariniers et les quartiers-maîtres de première classe en retraite, ainsi que leurs veuves. Avec le temps et à la suite à de nombreux échanges avec la Marine nationale, l’adhésion des marins d’active a également été autorisée. Actuellement, nous comptons environ 11 000 adhérents, toutes catégories confondues.
La devise de la FNOM est la suivante : « le travail de chacun au profit de tous ». Les objectifs de la FNOM n’ont pas changé depuis sa création : défendre les intérêts moraux et sociaux de ses membres, maintenir et renforcer les liens de solidarité et de camaraderie qui unissent tous les marins. Cependant, avec l’ouverture de l’adhésion aux marins d’active, les actions de la FNOM ont évolué. Le 17 avril 2014, une convention a été signée avec le chef d’état-major de la Marine, fixant les relations entre les deux entités, qui se sont engagées à maintenir et développer le lien intergénérationnel au sein de la Marine nationale et à instaurer une relation forte, dynamique et pérenne entre les officiers mariniers en retraite membres de la FNOM et les marins en activité. Cette convention nous implique notamment dans la mise en place du plan Famille et, actuellement, du plan Famille 2.
Depuis plusieurs années, notre action principale consiste à accompagner nos adhérents dans leurs démarches de reconnaissance de l’exposition à l’amiante, tant pour l’anxiété générée que pour les maladies associées. Nous menons également des actions plus ponctuelles, en particulier auprès des veuves de nos membres. Afin de rester proches de nos adhérents, nous publions six journaux d’information par an, intitulés L’Officier Marinier. Ces parutions constituent un lien privilégié, permettant à chacun d’être informé sur la défense de ses intérêts et de maintenir un contact solidaire avec les autres. Elles fournissent également des renseignements précieux sur les actions de la FNOM.
La reconnaissance officielle du nombre de nos adhérents nous a permis d’intégrer plusieurs instances importantes : le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM), le Conseil permanent des retraités militaires (CPRM), le Comité d’action des anciens militaires et marins de carrière (COMAC) et les comités sociaux des bases de défense. Nous siégeons par ailleurs au Conseil d’administration de l’Entraide Marine-Adosm.
La FNOM est exclusivement financée par les cotisations de ses adhérents, qu’ils soient officiers mariniers en activité ou à la retraite, veuves, veufs ou sympathisants. Nous ne percevons aucune subvention extérieure, ce qui nous assure une indépendance totale et a d’ailleurs a facilité notre convention avec la Marine nationale.
Il est important de souligner qu’un grand nombre de nos adhérents ont participé aux campagnes d’essais nucléaires, source à la fois de grande fierté et de préoccupation majeure. Nous sommes fréquemment sollicités par des adhérents ayant participé aux essais en Polynésie, inquiets des conséquences de leur exposition à la radioactivité. Monsieur le président, Madame la rapporteure, mesdames et messieurs les membres de la commission, merci de m’avoir permis de m’exprimer devant vous au nom de nos anciens, qui ont contribué à donner à la France sa puissance et son indépendance nucléaire.
M. Jean-Luc Moreau, conseiller spécial de la FNOM. J’ai servi dans la Marine nationale de 1973 à 1995, participant aux expérimentations nucléaires de 1982 à 1983 et de 1991 à 1993, au sein du Service mixte de sécurité radiologique (SMSR). En dehors de ces périodes, j’étais chargé de la radioprotection sur des réacteurs et des armes nucléaires. J’étais habilité au secret-défense et, à mon départ de la Marine nationale, j’ai signé un engagement à respecter ce secret. Cependant, le Président de la République ayant autorisé la publication des archives sur les expérimentations nucléaires, à l’exception des documents contenant des informations à caractère proliférant, je m’appuie sur cette décision pour m’exprimer librement aujourd’hui.
Je souhaite vous exposer les conditions de travail sur les sites, qui concernent l’ensemble des vétérans civils et militaires, qu’ils soient métropolitains ou polynésiens, car nous avons travaillé ensemble sans distinction d’origine ou d’employeur. Je partagerai également mon analyse sur plusieurs points significatifs concernant la reconnaissance des conséquences des expérimentations nucléaires en Polynésie française.
J’aimerais avant tout vous livrer une anecdote personnelle afin d’illustrer nos conditions de travail. En juillet 1983, j’intervenais au titre de la radioprotection sur un poste de forage consistant à prélever une carotte de lave produite lors d’une explosion nucléaire. La tête du train de tiges a percé une poche de gaz, entraînant une éjection d’un mélange radioactif d’eau et de gaz par la colonne de forage. Après l’arrêt en urgence de l’installation, nous nous sommes sauvés en courant sous la pluie. J’ai constaté la radioactivité du mélange avec un détecteur portable, mais les résultats des prélèvements envoyés au laboratoire ne nous ont jamais été transmis, ce qui illustre un réel problème de communication entre les laboratoires d’analyses et la radioprotection sur le terrain. Sur le chantier, la radioactivité ambiante était élevée et j’ai relevé des taux d’irradiation significatifs au-dessus des flaques d’eau. Aucun travail de décontamination n’a été effectué et les travaux de forage ont repris sur l’installation contaminée.
Notre seule protection consistait en une combinaison en coton et des chaussures en toile de type Pataugas. Les instructions prévoyaient un changement de combinaison et de chaussures en cas de contamination respectivement supérieure à 1 000 et 2 000 chocs par seconde (c/s). Nous devions également prendre une douche en cas de contamination cutanée supérieure à 100 c/s. Or, dans l’industrie nucléaire en France, de telles conditions de travail ne seraient pas acceptées. Lors de la remontée du carottage de la lame d’explosion, nous devions mesurer un débit de dose au contact du prélèvement supérieur à dix rads par heure (rad/h) soit 100 milligrays par heure (mGy/h), ce qui signifie un millisievert (mSv) atteint en quelques secondes. Si la valeur mesurée était inférieure, les travaux continuaient jusqu’à l’obtention d’un échantillon valide. Pour limiter la dose reçue lors de la mise en place du château de plomb de transport, le prélèvement était redescendu dans le puits de forage après la mesure au contact. La manutention pour introduire le prélèvement dans le château était manuelle.
En fin de travaux, j’ai passé un examen d’anthropogammamétrie. Lorsque je suis sorti de l’enceinte, j’ai voulu examiner le spectre de mesure, mais le médecin présent s’est interposé devant l’écran, certifiant l’absence de résultat anormal. Travaillant en laboratoire au SMSR, je disposais d’une certaine expérience dans la lecture des spectres énergétiques. J’ai constaté un pic anormal, mais je n’ai pas pu approfondir mon examen. Je n’ai jamais été informé de la dose enregistrée sur mon dosimètre, ni des résultats des examens biologiques. Dès réception de votre invitation, soit le lundi 13 mai, j’ai demandé mes relevés de doses et les résultats d’examen au département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN), mais je n’ai rien reçu à ce jour. A priori, ceux-ci sont disponibles, cependant, il est impossible de les obtenir malgré mes appels téléphoniques.
J’aimerais partager une seconde anecdote concernant l’expérimentation aérienne et émanant d’un témoin digne de foi, ancien président de la FNOM. Un quadrimoteur Douglas DC‑6 de l’armée de l’Air assurait le transport de fret sur les atolls de Moruroa, Fangataufa et Hao, ainsi que le transport des malades, des blessés et des passagers sur le trajet Moruroa-Hao-Papeete. Un vendredi après-midi, le DC-6 effectuait le ramassage des permissionnaires pour le week-end. Régulièrement, à l’escale d’Hao, les contrôleurs du SMSR l’inspectaient pour vérifier l’absence de contamination. Ce vendredi-là, le DC-6 était complet et, parmi les passagers, se trouvait une haute autorité. Le commandant de bord a alors clairement annoncé : « Vous ne pouvez pas redécoller, le train avant est contaminé et la contamination est telle que vous êtes placé en usage interdit ». La contamination se trouvait dans le coffre du train d’atterrissage avant. Les contrôleurs du SMSR ont signalé le problème au chef de l’antenne d’Hao. La situation étant inédite, il fallait en référer à l’état-major à Papeete. La décision de redécoller prise en haut lieu a néanmoins permis au DC-6 de franchir sa dernière étape Hao‑Papeete, atterrissant sur le tarmac de la base aérienne 190 Tahiti-Faa’a. Le personnel a débarqué tard dans la soirée, le SMSR de Maïna a été averti et l’avion a été conduit à l’abri des regards pour une décontamination du coffre de son train d’atterrissage. D’où pouvait provenir cette contamination ? Il est évident que l’atoll de Moruroa est pointé du doigt. Quand le DC‑6 décolle, les roues du train avant continuent de tourner jusqu’à la fermeture du coffre. Divers éléments, surtout des particules de pluie, étaient projetés dans le fond du caisson. Pour qu’ils soient classés usage interdit, deux hypothèses sont possibles. Soit son dernier contrôle remonte à un certain temps et la contamination s’est régulièrement accumulée, ce qui est peu probable au regard des contrôles systématiques à Hao, soit il a subi une contamination unique et importante sur la piste de Moruroa. Dans les deux cas, la contamination est bien réelle et ne pouvait être transportée volontairement sur Faa’a. La contamination sur Papeete n’a donc pas été amenée uniquement par les retombées radioactives.
Les conditions de travail sur les avions Vautour représentent également un sujet pertinent. Les Vautour de l’escadron Loire étaient positionnés sur la zone aéroportuaire d’Hao. À l’extrémité de la piste internationale d’une longueur de 3 380 mètres, soit une très grande distance, a été créé le centre de décontamination des aéronefs et du personnel (CDAP). Les premiers Vautour avaient pour mission le tir d’un missile de prélèvement dans les nuages dans l’heure qui suivait l’explosion. Par la suite, ces mêmes Vautour ont effectué des pénétrations dans le nuage à H plus 45 minutes pour réaliser des prélèvements. Une fois de retour sur la base, ils se rendaient directement au CDAP. Les contrôleurs du SMSR extrayaient les filtres de leurs logements situés sous les ailes et mesuraient les doses de rayonnement dégagées, environ 75 rad/h, ce qui représente des doses énormes. Ils transféraient les filtres dans un château de plomb et ces manutentions se faisaient à la main. Celui-ci partait en zone CEA et SMSR pour les premières analyses. Par la suite étaient réalisés la sortie du pilote, son contrôle, sa douche, la décontamination de l’avion, etc. Lorsque la contamination résiduelle de l’avion, après plusieurs décontaminations successives, devenait tellement importante, celui-ci était laguné, c’est-à-dire jeté à la mer grâce à des bateaux spécialisés, les gabares. L’avion contaminé était ainsi placé sur le pont de la gabare et les personnels le manipulaient librement. Il m’a fallu à ce titre traiter au CIVEN le dossier d’une personne embarquée sur gabare et décédée très rapidement de deux cancers suite à son activité.
L’analyse des diverses sources de contamination a révélé qu’à la suite des tirs aériens, contrairement aux affirmations initiales, le rendement de fission du plutonium n’était pas de 100 % lors de l’expérimentation. À ce jour, la contamination du lagon de Moruroa est estimée à une quantité de 10 à 15 kg de plutonium, ce qui représente un danger considérable pour les organismes. Pour mémoire, le rejet de plutonium dans l’environnement en France est formellement interdit. La région est polluée de billes de métal creuses ou pleines, d’environ un millimètre de diamètre, et de morceaux de caoutchouc. Le métal provient de la fusion des barges ou des pylônes utilisés pendant les premières expérimentations. En tombant dans l’eau, celui-ci se refroidissait, ce qui explique la présence de billes métalliques contaminées par du plutonium. Au début, d’autres radioéléments étaient également présents, mais c’est principalement le plutonium qui nous intéresse ici. Les morceaux de caoutchouc, appelés « peaux de ballon » par les vétérans proviennent quant à eux des tirs sous ballon, qui était totalement détruit au moment de l’explosion. Cette contamination est la plus persistante et la plus difficile à détecter, car le plutonium 239 émet principalement des particules alpha et, pour 2 %, des rayons X de 17 keV. En d’autres termes, pour détecter deux rayonnements X de 17 keV, il faut cent désintégrations de plutonium. À la suite d’une explosion mortelle en 1979, ayant causé deux décès, les autorités ont ordonné l’élimination du plutonium sur le site de Moruroa. Une lourde tâche de décontamination à l’aide d’appareils à faible efficacité de détection a alors été entreprise par des équipes de marins. Cependant, cette tâche s’est avérée interminable, car chaque tempête et chaque explosion souterraine renvoyaient la contamination en suspension dans le lagon, la ramenant sur le récif. Les équipes sur le terrain étaient protégées par des combinaisons étanches et des masques respiratoires, garantissant une protection adéquate. Une analyse sur frottis internes des masques respiratoires a été réalisée en laboratoire, révélant que plusieurs marins de ces équipes avaient été contaminés par du plutonium. Par ailleurs, le ratissage du terrain était long et fastidieux, avec des résultats aléatoires.
Toutefois, les contrôles en zone de vie se faisaient en tenue décontractée pour éviter d’alarmer les personnes présentes. Après l’explosion de 1979, l’accès aux zones extérieures de la zone de vie n’était autorisé qu’aux personnes ayant une raison spécifique d’y aller, c’est-à-dire les personnels du SMSR et quelques personnes habilitées à intervenir pour des missions ponctuelles. Des barrières avaient été installées de part et d’autre de la zone de vie et seuls les personnels expressément autorisés pouvaient les franchir. Même en zone de vie, le risque de contamination restait significatif, notamment lors des baignades ou des temps de détente sur la plage. À l’époque, la baignade était autorisée. Seule l’interdiction de consommer du poisson pêché dans le lagon était appliquée. Les autorités justifiaient cette mesure non par un risque de contamination, mais par un taux de ciguatera plus élevé que dans les autres atolls.
Il est convenu que la période radioactive des éléments de fission, suite à une explosion nucléaire, diminue de moitié toutes les sept heures. Ainsi, après dix périodes, soit environ trois jours, il ne subsiste plus que le millième de la dose résiduelle initiale. Autrement dit, après trois jours, il est possible de revenir sur le terrain moyennant un minimum de précautions. Aujourd’hui, seuls les radionucléides à vie longue, comme le césium 137 (30 ans), le krypton 85 (10 ans), le strontium 90 (29 ans) et le plutonium 239 (24 000 ans) subsistent. Les autres produits, tels que l’iode 131, disparaissent en quelques jours. Actuellement, le principal problème reste donc le plutonium 239. En effet, sur la base des dix périodes évoquées plus haut, le plutonium disparaîtra naturellement de la Polynésie française dans 240 000 ans.
Au SMSR de Montlhéry, je réalisais des mesures de particules alpha pour identifier l’isotope des radionucléides et calculer les activités en fonction des énergies des particules. Ces prélèvements contenaient divers isotopes de plutonium et d’uranium. Je n’ai jamais connu l’origine des prélèvements ni l’exploitation des résultats, mais j’ai personnellement conclu qu’il existait des zones fortement contaminées. Le traitement des échantillons pour une analyse de plutonium nécessitait un processus chimique fastidieux et imposait une électrodéposition sur coupelle en inox du concentré obtenu, procédé complexe que peu de laboratoires sont capables d’effectuer. Le SMSR disposait de cette technologie lorsque je suis arrivé en 1981-1982 et, par conséquent, nous connaissions déjà les contaminations au plutonium à cette période. Il m’était cependant impossible de déterminer si celui-ci avait une origine biologique ou minérale. Au laboratoire de Moruroa, j’ai également constaté dans mes mesures un fort taux de tritium dans l’eau. L’eau tritiée est un poison biologique d’une période de douze ans. Son ingestion sous cette forme est néfaste pour l’organisme. Le tritium était détecté par électroluminescence et la recherche de contamination interne se faisait via une analyse d’urine en cas de contamination ponctuelle, suivie d’une élimination naturelle et rapide. Étant donné que sa période est longue, nous sommes encore confrontés à des niveaux de tritium collectivement importants. Les analyses du tritium, comme pour le plutonium, sont complexes et nécessitent des laboratoires spécialisés. Pour les radioéléments émetteurs gamma, une spectrométrie permettait de détecter une éventuelle contamination interne, examen relativement simple à réaliser.
Un dossier médical est établi pour chaque marin et pour ceux classés PDA puis catégorie A, les relevés de doses et les résultats d’examens spécifiques sont inscrits, sauf pour les périodes d’affectation à la Direction des centres d’expérimentations nucléaires (DircEN), ce qui concerne environ 50 000 marins. Les médecins des unités n’étaient pas en mesure d’effectuer un suivi médical adapté pour les marins ayant subi des agressions nucléaires liées à l’expérimentation. La plupart de mes camarades, une fois revenus en métropole, ont été affectés sur des bateaux de surface, dans diverses unités, où ils n’étaient pas classés comme personnels directement affectés. Dans leur carrière, ils n’ont donc jamais subi de contrôle lié à une éventuelle contamination et irradiation. Seuls les personnels affectés aux sous-marins ont bénéficié d’un contrôle spécifique. La culture du secret était totale. À titre personnel, je n’avais aucune connaissance de l’existence d’un quelconque dossier médical me concernant. Je l’ai découvert par le biais d’un camarade ayant réalisé le rapatriement des dossiers de l’hôpital militaire Jean Prince de Tahiti en 1996.
Concernant les procédures d’indemnisation, les dossiers pour le CIVEN doivent inclure un justificatif de la dose radioactive reçue par le demandeur. Le seuil est fixé à 1 millisievert (mSv). Si une irradiation par rayonnements gamma peut être aisément prouvée si un film dosimètre a été porté, il en est tout autrement pour les contaminations internes, notamment pour le plutonium, actuellement indétectable par examen non invasif. Celui-ci se fixant sur le foie, les os et la moelle osseuse, il faudrait gratter les os ou prélever un morceau de foie pour déterminer le taux de contamination a posteriori. Pour rappel, les mesures de dose sont de deux ordres. L’industrie utilise le gray (Gy) quand la dose n’est fonction que de l’énergie délivrée lors de l’interaction avec la matière. L’utilisation du sievert (Sv) est médicale, car en plus de l’énergie délivrée, son impact biologique est évalué. L’utilisation du sievert par le CIVEN sous-entend une interprétation médicale d’un résultat d’irradiation ou de contamination interne. Cependant, comment interpréter une donnée brute issue d’une archive du ministère des armées, alors qu’à l’époque du relevé, aucune information ni contre-expertise n’étaient mises à la disposition de l’intéressé ? Seuls les médecins devraient parler de sieverts, tandis que l’industrie devrait s’exprimer en grays.
À ce jour, hormis la contamination par le césium 137, seule subsiste la contamination interne en uranium et en transuraniens. Je parle de transuraniens car on trouve sur les sites des traces d’américium 241. Cette présence dans l’organisme constitue une source insidieuse de maladies. Tandis qu’une irradiation externe, notamment par des particules alpha, est négligeable, son impact en contamination interne est catastrophique au niveau cellulaire. De plus, l’uranium et le plutonium sont des métaux lourds, tels que le plomb ou le mercure, et sont donc également des poisons chimiques. La plupart des vétérans ignorent s’ils ont été irradiés ou contaminés. Ils n’ont pas été informés des résultats des examens qu’ils ont subis. Plusieurs décennies plus tard, lorsque la maladie se manifeste, ils se trouvent dans l’incapacité de fournir cette preuve. Lorsqu’on fume, on le sait. Lorsqu’on est irradié, on ne le sait pas. Je considère que les médecins militaires en charge du suivi médical des vétérans ont été plus militaires que médecins, jugement certes sévère que je maintiens néanmoins.
La FNOM demande que la preuve d’irradiation et de contamination ne soit plus exigée par le CIVEN dans la mesure où son absence constitue le principal obstacle à l’indemnisation. La seule présence sur les sites et la confirmation des maladies radio-induites devraient suffire. Il ne faut pas ajouter de souffrance morale à la souffrance physique. De nombreux camarades se sont vus refuser une indemnisation parce qu’ils n’ont pas été en mesure de prouver leur contamination. En qualité d’association représentative des vétérans des essais nucléaires, nous demandons l’ouverture des archives médicales détenues par le ministère des armées, qui permettrait de s’assurer de la bonne conservation des dossiers, ceux-ci pouvant servir de base à de véritables études épidémiologiques. La connaissance des prévalences de décès prématurés et des maladies des vétérans ayant porté une dosimétrie individuelle ou ayant séjourné dans des zones de dosimétrie collective serait ainsi établie. Aujourd’hui, c’est l’opacité totale. Nous demandons que les dossiers individuels soient transmis directement aux intéressés ou aux ayants droit sans demande particulière.
La loi de 2012 prévoit que la commission de suivi des conséquences sanitaires se réunisse deux fois par an. Malgré plusieurs courriers adressés aux ministres de la santé successifs depuis février 2021, aucune réunion ne s’est tenue depuis cette date. Nous craignons la suppression de cette commission sous prétexte qu’elle ne s’est pas réunie depuis plus d’un an, comme l’a déclaré le Premier ministre. Nous demandons que cette commission soit conservée et qu’elle se réunisse, ainsi que l’ajout de maladies au décret d’application. Nous souhaitons également qu’une étude épidémiologique sur la contamination par le plutonium soit conduite par les vétérans des sites, ainsi que le développement d’une méthode de recherche de plutonium in vivo. En effet, la contamination au plutonium n’est pas une vue de l’esprit. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) mentionne à ce titre une contamination des poissons et des bénitiers à 1 400 km. C’est écrit dans des rapports publics, et personne ne semble réagir à ces informations. Cela me surprend beaucoup. L’IRSN fait également état d’un rendement des armes nucléaires évalué à 10 %.
L’attribution de la médaille de la défense nationale avec l’agrafe essais nucléaires, est jugée insuffisante par les vétérans. Ils estiment que cette distinction ne reflète pas les risques encourus et les conséquences à long terme pour les survivants. Je pense particulièrement à tous nos camarades qui nous ont quittés prématurément et dans la souffrance. Les vétérans ont accompli leur mission conformément à leur engagement de servir la patrie en toutes circonstances. Ils ont honoré leur parole, en ont subi les conséquences physiques et les effets de leur engagement perdurent encore aujourd’hui. Il ne faut pas se contenter d’attendre la disparition du dernier vétéran pour lui rendre hommage. La FNOM demande ainsi une véritable reconnaissance à travers l’attribution du titre de reconnaissance de la Nation.
Pour conclure, les marins ayant participé aux expérimentations nucléaires ressentent la satisfaction du devoir accompli, dans une période de guerre froide caractérisée par la présence de pays du Pacte de Varsovie à moins de 200 kilomètres de Strasbourg. Dans les années 1960 et 1970, de nombreux marins en activité étaient conscients de l’histoire récente de la marine et du regard que lui portait le général de Gaulle. Les vétérans demandent uniquement la reconnaissance de leur engagement au service de la France, ainsi que la prise en charge des camarades et de leurs familles, affectés par les conséquences des radiations ionisantes. Je tiens par ailleurs à préciser que l’indemnisation accordée par le CIVEN n’est pas cumulable avec une pension militaire d’invalidité (PMI) pour une même pathologie. La FNOM souhaite que la période de service soit valorisée. Le passif perdure et la France devrait solder totalement cette période par une réparation réelle des conséquences subies par le peuple polynésien. Les anciens marins vétérans ont pris pleinement conscience de l’impact des essais nucléaires et témoignent un profond respect à nos concitoyens polynésiens.
M. le président Didier Le Gac. Qu’avez-vous pensé de l’ouvrage « Toxique », sachant que les auteurs l’ont rédigé à partir de documents déclassifiés ? Ils évoquent notamment plusieurs bâtiments de la marine nationale – le Forbin ou le De Grasse, par exemple. Par ailleurs, avez-vous personnellement essuyé des refus d’accès aux archives ?
La question du livret médical mérite en outre d’être approfondie. Certains marins affirment que des pages du leur ont été arrachées. Pouvez-vous le confirmer ? Avez-vous interrogé les autorités militaires à ce sujet ? Avez-vous découvert d’autres éléments en consultant les archives ? Je tiens également à vous informer que nous recevrons la semaine prochaine le médecin-chef Anne-Marie Jalady, qui dirige le département du suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN), lointain successeur du SMSR. Quelles questions souhaiteriez-vous que nous lui posions ?
Enfin, nous avons avant vous interrogé le professeur de Vathaire, de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) qui envisage de lancer une enquête épidémiologique sur les risques intergénérationnels. Quel est votre avis sur ce sujet ?
M. Jean-Luc Moreau. Le livre « Toxique » a le mérite d’exister et a été l’un des premiers à donner l’alerte. Les auteurs ont travaillé sur des documents que je qualifierais d’incomplets puisque tout n’a pas été déclassifié. Lors de la commission de déclassification, deux réunions ont eu lieu – auxquelles a participé Mme Vernaudon, que vous avez auditionnée. J’y avais personnellement posé quelques questions. La première portait sur la définition du caractère proliférant. À ce jour, celui-ci n’est pas défini et la déclassification est placée uniquement sous l’autorité du service détenteur des archives. Il n’existe aucune autorité de recours ni d’examen. Malgré ses compétences en la matière, la FNOM n’a pas été sollicitée à ce sujet. Nous avons également demandé des documents complémentaires, notamment les rapports de fin de commandement, afin de compléter la liste de ceux que nous possédons déjà. Nous souhaitions également accéder aux journaux de bord de ces bateaux, en particulier de ceux qui se rendaient sous le vent pour effectuer des prélèvements. Nous avons de plus demandé les rapports de missions spécifiques, comme le lagunage de matériel ou les décontaminations suite à un accident. Nous n’avons pas obtenu de réponse à nos requêtes. Il convient en outre de préciser qu’à l’IRSN comme à l’INSERM, il n’existe aucune donnée sur les sites de Moruroa et de Fangataufa, ce qui interdit toute évaluation précise de leur évolution.
M. le président Didier Le Gac. N’avez-vous pas obtenu de réponse ou bien vous a-t-on rétorqué que les documents demandés étaient encore classés secret-défense ?
M. Jean-Luc Moreau. J’ai posé la question directement au directeur de la direction des applications militaires (DAM) du CEA en cours de réunion. Celui-ci a baissé la tête et n’a pas répondu.
J’en viens à l’audition prochaine de Mme Jalady. De nombreux marins sollicitent l’accès à leur dossier médical. Actuellement, nous gérons le cas d’un accès refusé, car le marin n’a pas pu prouver le dépassement du seuil d’1 mSv. Cet homme a développé une maladie radio-induite, mais il ne dispose pas de relevés dosimétriques probants. Les seuls films dosimétriques qu’il a pu obtenir affichent des résultats nuls et discontinus, d’où le refus d’indemnisation. J’ai personnellement réussi à obtenir ma fiche de relevé individuel de zone. Je l’ai reçue par hasard, peut-être grâce à ma fonction de responsable du SMSR à Faa’a. Ces relevés existent donc bel et bien. À la suite à la réception de ce document, j’ai contacté par téléphone le service médical général, dans le but d’évaluer son fonctionnement et sa réactivité, et j’ai demandé la communication de mon dossier en prévision de la présente audition. Nous avons bien discuté avec le médecin et je lui ai même envoyé ma fiche de relevé individuel pour lui prouver son existence. Je n’ai toutefois reçu aucun dossier.
Comment peut-on accepter la conduite d’études épidémiologiques sur la létalité des vétérans sans maîtrise de la base documentaire ? Ces derniers n’ont pas été informés de l’existence de cette étude épidémiologique. La durée de recueil des décès peut certes s’appuyer sur la base Insee depuis 1970, mais établir une corrélation entre l’irradiation, la contamination et les décès me semble problématique sans information préalable adéquate des principaux intéressés. Il est essentiel de noter que la majorité des vétérans sont d’anciens marins. J’utilise le terme « vétérans », car, jusqu’à 120 bâtiments étaient présents sur site dans le Pacifique et une quantité importante de marins, principalement au SMSR, étaient exposés, même lors des expérimentations souterraines. Il est donc évident que la marine a été fortement impactée. Par ailleurs, si la marine a été impliquée dans les tâches de radioprotection et de décontamination, c’est parce qu’elle possédait une expérience du nucléaire grâce aux sous-marins et avait mis en place des formations spécifiques pour le personnel.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). La première fois que j’ai abordé la question du plutonium de près, c’était à l’usine près de Cherbourg, qui retraitait les déchets nucléaires et préparait des combustibles. En vous écoutant évoquer les douches et les chocs, cela m’a rappelé les anecdotes des membres de ma famille travaillant dans cette usine. Bien que les doses qu’ils recevaient étaient probablement très inférieures aux vôtres, elles avaient des répercussions allant jusqu’à entraîner des arrêts de travail. Votre témoignage est très précis et je suis surpris de constater que, en tant que vétérans et militaires, vous bénéficiiez d’une si faible reconnaissance de la part de l’État. Vous avez initié votre intervention en mentionnant le discours du Président de la République qui vous autorise à parler aujourd’hui, grâce à l’ouverture des archives. On en déduit qu’auparavant, non seulement vous subissiez les conséquences des essais, mais vous ne pouviez même pas aborder le sujet, eu égard à votre statut de militaires ou d’anciens militaires. Mon respect à votre endroit est immense et j’espère que notre commission d’enquête pourra vous accompagner dans votre quête de justice.
Avez-vous eu l’impression, à un moment donné, que certaines informations avaient été dissimulées ? Pensez-vous que celles-ci aient totalement disparu ou qu’il existe une chance de retrouver les éléments manquants de vos dossiers médicaux ? Sommes-nous condamnés à ne jamais accéder à ces données ?
Disposons-nous par ailleurs encore de témoignages précis de gradés de l’époque, tels que les commandants de la base de Moruroa ou les commandants de bateau, qui pourraient corroborer ce que vous n’avez pas pu observer directement ? Savez-vous si certains seraient en mesure d’être auditionnés par notre commission d’enquête ? Il est essentiel pour nous de pouvoir croiser l’ensemble de ces informations afin d’alimenter notre commission d’enquête.
Vous travaillez, à l’instar du président Didier Le Gac, sur les questions de l’amiante et du nucléaire et je me retrouve moi-même confronté à ces thématiques en tant que député du port du Havre.
L’idée selon laquelle indemniser toutes les victimes coûterait trop cher vous semble-t-elle pertinente ? À mon sens, dès qu’il existe un doute, celui-ci devrait bénéficier aux malades, à qui la charge de la preuve ne devrait pas incomber. Au contraire, le mécanisme devrait être inversé.
M. Jean-Luc Moreau. Indemniser signifie reconnaître une responsabilité. Dans la loi Morin, deux notions ont été amalgamées : d’une part, la responsabilité de l’employeur, garant de la sécurité de son personnel et, d’autre part, celle de l’État, responsable de la sécurité de la population. Ainsi, on indemnise de manière identique les populations civiles exposées aux retombées et les vétérans ayant travaillé sur les sites de Moruroa, contrairement à ce qui se passe en Polynésie, où une distinction est établie. Par exemple, M. Arakino, plongeur ayant contracté une maladie radio-induite, a été indemnisé en raison de son statut de vétéran des essais nucléaires. Je n’ai, en revanche, connaissance d’aucun dossier de personnes exposées aux retombées en Polynésie ayant demandé une indemnisation en métropole. Il est essentiel de distinguer ces deux types d’indemnisation pour éviter un blocage persistant, comme cela a lieu pour l’amiante. Lors des procédures judiciaires, nous affirmons que les militaires, y compris les marins, ont signé un engagement pour défendre la nation au péril de leur vie et non pour être empoisonnés par leur employeur. Pour autant, s’il fallait le refaire, je le referai. En tant que militaires en Polynésie, nous accomplissions notre devoir. À l’époque, nos cadres étaient des vétérans de la Deuxième Guerre mondiale, de l’Indochine et de l’Algérie. Il est crucial de replacer ces événements dans leur contexte historique, sans refaire ici l’histoire. Je ne suis pas sûr que la Marine avait alors une très bonne image, après Toulon, Mers el-Kébir ou Dakar. Je ne vois pas comment nos chefs militaires marins auraient pu s’opposer au général de Gaulle lors du tir le plus important, alors que celui-ci se trouvait justement sur la passerelle du De Grasse. Nous ne pouvons pas changer le passé. Nous demandons simplement que l’État, en tant qu’employeur, assume ses responsabilités. Il ne s’agit en aucun cas d’une question de profit. Il faut bien comprendre qu’actuellement, lorsque vous adressez un dossier au CIVEN, vos ayants droit ne sont pas pris en compte. Il y a deux ans, j’ai défendu le dossier d’une personne décédée quarante ans plus tôt. Si son épouse a reçu une indemnisation entre le moment de l’irradiation et celui du décès, ses deux enfants, ballottés de toutes parts, pendant que leur mère a été contrainte de trouver un emploi, n’ont reçu aucune indemnisation. Pourtant, lorsqu’un procès civil fait suite à un décès causé par un accident de la circulation, les ayants droit sont indemnisés. Dans ce cas précis, ils ne bénéficient d’aucun droit.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Messieurs, je vous remercie pour la présentation de votre fédération et pour vos témoignages. Vous avez mentionné le nombre de 120 bâtiments de la marine potentiellement impliqués dans les opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). Je me souviens avoir vu, petite fille, le navire Jeanne d’Arc, et même être montée à bord lorsqu’il croisait en Polynésie. Ce navire se rendait-il sur les sites d’essais ?
M. Jean-Luc Moreau. La Jeanne était engagée dans une mission très particulière. Il est essentiel de comprendre que les navires ayant opéré en Polynésie ont subi des conditions extrêmement éprouvantes endommageant considérablement le matériel. La majeure partie de la flotte française se trouvait en Polynésie. Le Clémenceau a été désarmé bien avant le Foch en raison de son état de dégradation avancé. Le croiseur De Grasse était comparable au Colbert, mais le second est resté en service environ quinze ans de plus que le premier. J’ignore si la Jeanne, en tant que bateau-école, a participé à ces missions. Si nous accédons aux journaux de bord, nous le saurons.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les opérations menées à Fangataufa demeurent plus secrètes encore que celles de Moruroa. Avez-vous des éléments à nous communiquer sur ce sujet ?
M. Jean-Luc Moreau. Dans les années 1980, une campagne de décontamination a été menée sur Fangataufa. Les légionnaires ont créé une piste et seuls des militaires ont été envoyés sur place. Cet atoll était particulièrement contaminé, car il a subi les tirs les plus puissants. Certains camarades, qui s’y sont rendus immédiatement après les tirs, ont observé des rats qui couraient, complètement pelés.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. La FNOM entretient-elle des relations avec des associations étrangères ? Le cas échéant, échangez-vous au sujet des systèmes d’indemnisation, notamment américain et britannique ?
M. Jean-Luc Moreau. Non, ce n’est pas le cas. Notre contact quasi exclusif demeure l’Association des vétérans des essais nucléaires (AVEN). Nous collaborons avec eux pour rester informés, mais ce sont eux qui travaillent en lien avec d’autres associations. Notre mission première consiste à apporter notre soutien aux vétérans, qui sont donc nos principaux contacts, et qui eux peuvent plus facilement prouver leur présence sur site et un lien avec une maladie, qui serait radio-induite
M. le président Didier Le Gac. La mission de notre rapporteure consistera à formuler des conclusions ou des recommandations. En tant que président, bien que je ne souhaite pas outrepasser mes fonctions, je m’aperçois clairement que l’une des pistes réside dans la reconnaissance en tant que victime de chacune de ces personnes, civiles ou militaires, ayant été exposées aux essais nucléaires, et dans l’adoption de mesures appropriées, surtout cinquante à soixante ans après les faits. On pourrait ainsi envisager de faire sauter le verrou du seuil d’1 mSv concernant l’exposition, si c’est ce que vous demandez. Souhaitez-vous par ailleurs que l’ensemble des marins d’État ayant servi entre 1966 et 1974 et qui souffrent d’une des vingt-trois maladies répertoriées, soient indemnisés ?
M. Jean-Luc Moreau. Le problème du seuil d’1 mSv n’est pas le seul en cause. Se pose également la question de la justification de la présence sur le site. L’un de nos adhérents, anciennement affecté au service mixte de contrôle biologique (SMCB) de Maïna, se rendait sur les sites de Moruroa et de Fangataufa pour participer à des prélèvements, qu’il n’effectuait pas lui-même – c’était le rôle des plongeurs –, mais qu’il était chargé de récupérer, en plus du matériel utilisé. Non seulement il n’a jamais porté de film dosimètre, mais encore les archives restent inaccessibles pour justifier sa présence effective sur le site. Aujourd’hui, cette personne souffre d’un cancer des reins et de la vessie. Elle a sollicité des témoignages, mais ceux-ci lui ont été refusés. En effet, le secret s’inscrit encore au-delà de l’aspect strictement confidentiel en englobant d’autres notions dans le cadre de l’esprit militaire : ne pas compromettre son activité, sa personnalité ni ses relations avec ses supérieurs.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Il est difficile de prouver sa présence à un certain endroit dans le cadre de la constitution d’un dossier. En ce qui concerne l’amiante, même en y parvenant, il reste difficile de prouver la réalité de l’exposition. Je souhaite donc attirer l’attention sur la question des témoignages et sur leur valeur au même titre que tout autre document. Dans l’armée, la Grande Muette, les témoignages sont plus difficiles à obtenir, ce qui rend la situation inacceptable. Vous affirmez avoir pu vous exprimer aujourd’hui grâce à la déclassification des archives. Pensez-vous que, de la même manière, certains camarades pourraient également témoigner, eu égard aux décennies qui se sont écoulées entre-temps ?
M. Jean-Luc Moreau. Lorsque vous êtes habilité au secret-défense et que vous quittez l’institution, vous signez un document valable à vie. Sans la décision du Président de la République concernant la déclassification, j’aurais été gêné de vous fournir l’ensemble des témoignages dont je vous ai fait part. Bien qu’il n’y ait pas de caractère proliférant, ces informations sont sensibles et doivent être protégées. Dans le milieu militaire, le secret est strictement conservé au sein des différentes unités, sans aucune intention machiavélique. Nous avons vécu et travaillé au sein de la population polynésienne et nos relations étaient excellentes. De nombreux mariages ont eu lieu entre militaires et Polynésiennes et des enfants sont nés de ces unions. Parmi toutes les anciennes colonies où j’ai été en poste, c’est en Polynésie que je me suis senti le mieux. J’ai d’ailleurs pleuré lorsque j’en suis parti.
M. Christian Lombardo. Je pense qu’il est essentiel de comprendre que l’expression « Grande Muette » renvoie à une tradition persistante. Nous continuons à expliquer aux vétérans qu’ils n’ont pas à attaquer la Marine nationale, à laquelle ils vouent une grande loyauté, mais leur employeur. Jean-Luc Moreau aborde fréquemment le nucléaire, car il en maîtrise les enjeux. Pour ma part, je parlerai davantage de l’amiante, sujet qui a nécessité des années de lutte pour l’obtention d’avancées significatives. Je pense que pour le nucléaire, il en sera de même et qu’il faudra des années avant d’aboutir à des résultats concrets. Vous avez soulevé la difficulté d’obtenir des attestations concernant l’amiante sur les bateaux contaminés. Bien que la situation commence à se débloquer, le processus a été extrêmement long, s’agissant par exemple du secret entourant les analyses. Aucun officier ne rédige de dossier sur l’amiante, car ils respectent une certaine réserve. Il me semble impossible d’obtenir un jour une attestation d’un commandant de bateau concernant le nucléaire.
Vous avez également mentionné l’aspect financier lié aux indemnisations. La situation est dérangeante, car on a l’impression que l’on attend que les vétérans disparaissent peu à peu, et la problématique avec eux.
M. le président Didier Le Gac. Quelles sont les relations de la FNOM avec l’Aven ? Nous avons auditionné sa présidente, son ancien président ainsi que le cabinet d’avocats qui les accompagne. Vous inscrivez-vous dans la même démarche ?
M. Jean-Luc Moreau. Nous collaborons étroitement et avons adressé des lettres conjointes, notamment au ministère de la santé et au Président de la République. Cette coopération est essentielle. De nombreux marins sollicitent l’Aven pour constituer leur dossier, car ils y trouvent une expertise plus pointue alors que notre domaine d’action est plus vaste, avec une forte préoccupation actuelle pour les questions liées à l’amiante. Par ailleurs, beaucoup d’entre eux ne peuvent pas adhérer directement à notre organisation dans la mesure où ils ne sont pas officiers mariniers.
M. le président Didier Le Gac. Êtes-vous par ailleurs à la recherche d’une reconnaissance ou d’un titre ?
M. Jean-Luc Moreau. Ce qui nous importe véritablement, c’est la reconnaissance et non l’argent. Nous souhaitons éviter que seul le dernier vétéran soit honoré, comme Lazare Ponticelli pour la Grande Guerre. Je ne pense pas que l’attribution du titre de reconnaissance de la Nation représente une dépense significative. J’ai constaté que les demandes d’attribution de la médaille de la défense nationale avec l’agrafe « essais nucléaires » ont été très nombreuses, dont beaucoup de la part d’appelés et de jeunes marins qui n’ont pas fait carrière par la suite. Par ailleurs, avant que M. Hernu ne devienne ministre de la défense, les marins ne recevaient pas de médaille, car la marine n’avait pas été exposée au combat en Indochine et très peu en Algérie. Parmi nos officiers, les plus anciens avaient la médaille militaire, mais la plupart des marins n’avaient pas de distinction. Les vétérans des essais nucléaires d’avant 1983 ont donc demandé la reconnaissance et l’obtention de cette médaille. Aujourd’hui, le titre de reconnaissance de la Nation représente une distinction justifiée pour les vétérans exposés aux rayonnements ionisants. En effet, l’arme nucléaire est redoutable. Lorsque vous êtes traversé par des neutrons ou des rayonnements gamma, vous êtes irradié et donc blessé.
M. le président Didier Le Gac. J’ai posé une question écrite en ce sens au ministre et j’ai reçu une réponse rapidement. Il m’a été rappelé que les essais nucléaires ne résultaient d’aucun conflit et que, par conséquent, les vétérans des essais nucléaires n’étaient pas concernés. Nous auditionnerons le ministre des Armées en septembre et nous lui poserons peut-être la question.
M. Jean-Luc Moreau. Les vétérans qui ont participé aux expérimentations dans le Sahara entre 1960 et 1962, c’est-à-dire pendant la guerre d’Algérie, ont obtenu le titre de reconnaissance de la Nation. En revanche, ceux qui ont servi de 1962 à 1965, sur les mêmes sites et qui ont accompli les mêmes tâches, n’en ont pas bénéficié.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Vous avez tout à l’heure évoqué la question des tirs de sécurité, quand la bombe n’explose pas. En tant que député normand, je connais bien le sujet car des obus n’ayant pas explosé, nous en trouvons à chaque fois que l’on creuse tant la région a été bombardée pendant la Seconde Guerre mondiale, surtout dans la zone industrielle du Havre dont je suis député. Si je comprends vos propos, une bombe qui tomberait par accident d’un avion, tel un Mirage ou un Rafale, sans exploser, on la laisserait ainsi se dégrader ? Son enveloppe se détériorerait, disséminant du plutonium dans la nature sans que l’on fasse quoique ce soit ? Car de nos jours, en cas d’alerte, les avions décollent avec ces bombes à bord, même s’ils ne les utilisent pas. Si une bombe venait à se décrocher, elle ne provoquerait pas d’explosion, mais elle disperserait du plutonium dans l’environnement, est-ce bien ce que je dois comprendre ?
M. Christian Lombardo. C’est pour cette raison que, lorsque les Américains ont perdu une bombe atomique au large de l’Espagne, il y a environ trente ou quarante ans, ils ont mobilisé tous les moyens possibles pour la récupérer. En effet, tout ce qui tombe dans l’eau finit par se dégrader. Même les fûts contenant des déchets radioactifs, immergés dans des zones profondes, seront un jour attaqués par l’eau de mer et ces fûts libéreront leur contenu. Les quantités de plutonium dans les atolls seront peut-être alors bien plus importantes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ma prochaine question revêt un caractère quel peu candide : un essai nucléaire est-il selon vous comparable à une bombe ? Le risque nucléaire en Polynésie française vous semble-t-il avoir été maîtrisé et expliqué ?
M. Jean-Luc Moreau. Une arme nucléaire est une arme de destruction massive. Elle représente l’arme ultime qui assure notre sécurité, ce dont nous étions bien conscients. À l’exception de morts accidentelles, nous n’avons déploré aucun décès direct causé par l’action de l’atome. L’arme était maîtrisée et les dispositions de sécurité ont été prises. Il faut se souvenir que, dans les années 1960, les Russes, les Américains et les Anglais ne nous ont pas fourni beaucoup d’informations. Il nous a fallu tout découvrir par nous-mêmes. Les explosions nucléaires nous ont permis de mettre au point les analyses de besoins et analyses de compétences qui nous seraient aujourd’hui utiles en cas d’attaque. Si un ennemi venait à nous envoyer une arme nucléaire, nous devrions être capables de déterminer la zone de danger et le risque encouru pour les populations. Ainsi, toute expérience liée au nucléaire nous est encore utile, même à titre civil. J’ai quitté l’institution en 1994 ou 1995. Régulièrement, nous effectuions des simulations d’explosion nucléaire sur le territoire national. Aujourd’hui, qui pourrait affirmer que Toulon ne sera jamais touché par une arme nucléaire ? Les connaissances dont nous disposons ne pouvaient être acquises que par l’expérimentation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous affirmez que la France a appris par l’expérimentation et que très peu d’échanges ont eu lieu avec les États étrangers déjà avancés dans leurs connaissances du nucléaire. Le choix des sites est tout de même significatif, puisque les essais ont été effectués très loin du territoire hexagonal. On peut légitimement s’interroger sur cet éloignement. Faut-il chercher un lien avec l’état des connaissances qui, selon vos dires, était très limité ?
M. Christian Lombardo. J’aurais tendance à dire, madame la rapporteure, que vous avez joué de malchance. Si l’Algérie était restée française, les essais auraient continué dans le Sahara. Il a fallu trouver un autre site et effectivement, aucun emplacement ne s’y prêtait en France métropolitaine. Je ne crois pas que la Polynésie ait été choisie volontairement en raison de son éloignement, mais simplement parce qu’elle représentait la solution la plus pratique à l’époque.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je suis solidaire de nos frères algériens qui n’ont rien demandé non plus. Toutefois, selon moi, le type de bombes utilisé pour les essais en Polynésie augmentait significativement le niveau de risque, puisque l’on passait de la fission à la fusion thermonucléaire. Si les essais avaient été maintenus dans le Sahara, le rayon d’incidence aurait potentiellement impacté à la fois l’Afrique du Nord et le sud de l’Europe. Il s’avérait donc certainement nécessaire de trouver un site plus éloigné, que l’Algérie soit en guerre ou non, qu’elle devienne indépendante ou non.
M. Christian Lombardo. Je suis entièrement d’accord avec vous. Une montée en puissance s’est produite en raison de la nécessité de créer de nouvelles bombes. Effectivement, l’Afrique aurait été impactée à un moment donné, de la même manière que la Polynésie. Les connaissances de l’époque étaient si limitées qu’il a fallu attendre la présidence de Jacques Chirac pour observer des avancées en électronique et en informatique significatives et pour pouvoir se contenter de simuler les essais. Cela n’excuse rien, bien entendu.
M. le président Didier Le Gac. Nous vous remercions et vous invitons à nous transmettre tous les documents que vous jugerez pertinents pour éclairer les membres de la Commission sur les conséquences des essais nucléaires.
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12. Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Arakino, vice-président du Syndicat de défense des intérêts des retraités actuels et futurs (SDIRAF), ancien plongeur du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) (mardi 4 juin 2024)
M. le président Didier Le Gac. Nous accueillons ce soir M. Michel Arakino, vice‑président du Syndicat de défense des intérêts des retraités actuels et futurs (SDIRAF). Vous êtes ancien plongeur scaphandrier de la direction des centres d’expérimentations nucléaires (DIRCEN). Votre audition est importante à plusieurs égards.
Nous souhaiterions tout d’abord que vous présentiez votre structure, le SDIRAF, ainsi que ses revendications. Nous aimerions notamment que vous exposiez votre analyse du dispositif d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, issu de la loi Morin. Ainsi, que pensez-vous du seuil de 1 millisievert (mSv), de la liste limitée à vingt-trois maladies radio-induites, établie par le décret du 15 septembre 2014, ainsi que du fonctionnement du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) ?
Ensuite, avec vous, nous recevons un vétéran des essais nucléaires. En tant que plongeur-scaphandrier, vous avez notamment participé à des opérations d’échantillonnage des zones impactées par les retombées radioactives sur toute la Polynésie. Votre audition ce soir est aussi pour nous l’occasion d’entendre votre témoignage.
Enfin, c’est aussi les souvenirs de l’enfant des îles Tuamotu-Gambier que nous aimerions convoquer ce soir. Vous les avez en partie racontés lors d’un colloque sur l’impact sanitaire des essais nucléaires français, dont un article du quotidien Le Monde a publié des extraits le 24 janvier 2002. Permettez-moi de citer un extrait de cet article : « Mon premier contact avec le nucléaire s’est fait en 1964 sur l’atoll de Reao, aux Tuamotu, où je suis né, non loin de Moruroa. (...) En juillet 1966, toute la population de l’atoll a été rassemblée sur la base militaire de l’île pour être enfermée dans un abri atomique. Pendant trois jours, nous ne pouvions pas sortir de l’abri, il y avait des personnes en tenue "chaude" et des militaires comme gardiens à toutes les portes. À notre sortie, au bout de trois jours, j’ai remarqué quelque chose de changé sur la végétation : les palmes des cocotiers étaient jaunies et quelques jours après, ce sont les fruits qui tombaient. » Si vous en êtes d’accord, j’aimerais que cette audition soit aussi l’occasion de parler de ces souvenirs d’enfance.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Michel Arakino prête serment.)
Vous êtes accompagné de Maître Vanessa Zencker, avocat à la Cour qui, agissant en qualité de conseil, ne prendra pas la parole et, par conséquent, n’a pas à prêter serment.
M. Michel Arakino, vice-président du Syndicat de défense des intérêts des retraités actuels et futurs (SDIRAF), ancien plongeur de la direction des centres d’expérimentations nucléaires. Mesdames, messieurs, avant de débuter mon intervention, je souhaite observer un moment de silence en hommage à ceux qui ont rendu possible notre rencontre aujourd’hui. Il s’agit de Roland Oldham, Bruno Barillot, Michel Verger, fondateur de l’association des vétérans des essais nucléaires, du docteur Jean-Louis Valatx, chercheur et commandant, de Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, qui nous aide considérablement dans la constitution des dossiers ainsi que dans les relations nationales et internationales, ainsi que de « Papy » John Doom, figure paternelle pour tous les Polynésiens et anciens travailleurs des sites [M. Arakino montre des portraits].
Ia ora na, bonjour, merci de m’accueillir aujourd’hui. C’est avec une grande émotion que je me présente devant vous pour témoigner et proposer des solutions, afin de progresser. Entre la première réunion que vous évoquiez, le 15 janvier 2002, et l’audition d’aujourd’hui, vingt-trois ans se sont écoulés, mais très peu d’avancées ont eu lieu. Nos vétérans continuent de souffrir, ce qui m’a poussé, avant même de partir en retraite, à rejoindre le syndicat du SDIRAF.
Il est essentiel aujourd’hui de faire un point sur la situation. Merci pour cette remise en question de nos responsabilités, mauruuru. Nous, vétérans, devons également assumer les nôtres, notamment à travers le devoir de mémoire.
Certaines personnes continuent de souffrir, mais refusent de s’exprimer notamment pour des raisons culturelles. Dans notre société, lorsque nous recevons une compensation pour un travail, il nous est difficile de ne pas honorer notre engagement, même en cas de maladie.
Je tiens à préciser que deux points de vue coexistaient dans notre pays : d’une part, l’acceptation de l’installation des sites d’essais nucléaires, faute pour la population de disposer de suffisamment d’informations et, d’autre part, la véritable histoire de mon pays. Celle-ci, je l’ai pour ma part apprise grâce à l’association Moruroa e tatou, qui m’a permis de découvrir à sa véritable échelle – la Polynésie est aussi vaste que l’Europe – et non du seul point de vue des Tuamotu dont j’étais originaire. Avant d’intégrer Moruroa e tatou, mes connaissances se limitaient à ce qu’il s’était passé sur mes atolls, aux Gambier. C’est pourquoi il est essentiel de manifester notre solidarité, dont la quête motive mon intervention aujourd’hui.
M. le président Didier Le Gac. Pourriez-vous, en quelques mots, expliquer ce qu’est le SDIRAF ? Qui représente-t-il exactement et quelles sont ses missions ?
M. Michel Arakino. Je suis vice-président depuis quatre ans du SDIRAF, créé en 2009, après que les dirigeants de la Caisse de prévoyance sociale (CPS) de l’époque ont déclaré publiquement que sans réforme de celle-ci, nous risquions la faillite et l’impossibilité de continuer à payer les pensions. En effet, ayant cotisé à la CPS pendant plus de 30 ou 40 ans, nombre de vétérans, et d’autres, étaient en droit de se poser un certain nombre de questions. Le SDIRAF représente toutes les forces vives du pays, ouvriers, patrons et fonctionnaires, tous cotisants. Nous nous sommes peu à peu intéressés aux victimes, à mon initiative. Mon raisonnement était le suivant : si la CPS se trouvait au bord de la faillite, c’était notamment en raison du coût de la prise en charge des indemnisations des maladies ; car le traitement d’un cancer, par exemple, coûte extrêmement cher, avec parfois des traitements à vie.
Le SDIRAF représente l’ensemble des retraités de Polynésie, affiliés ou non à la CPS. Lorsque ceux-ci font appel à nos services, nous les aidons en constituant des dossiers et en les accompagnant dans leurs démarches administratives. Il convient de préciser que les Polynésiens n’ont pas pour habitude de conserver leurs documents administratifs, ne serait-ce que de simples comptes rendus médicaux. Le SDIRAF joue ainsi un rôle de facilitateur, pour aider à la conservation et la transmission des informations. Depuis que nous avons décidé de défendre et d’apporter notre aide à ceux qui souffrent en silence, nous faisons de notre mieux pour informer la population des démarches entreprises par le SDIRAF tant auprès des représentants de l’État que de ceux du pays. Bien que cela n’aboutisse pas toujours, nous persévérons sans relâche dans l’envoi de courriers pour que les choses s’améliorent. Aujourd’hui, nous sommes entendus et reçus dans le cadre d’échanges fraternels, ce qui est le plus important.
Nous ne constituons pas de dossiers d’indemnisation, mais nous accompagnons les demandeurs vers la mission spécialisée formée après la table ronde Reko Tika, dite « Aller vers », qui à ce jour à aider la constitution de plus de 1 000 dossiers. Le SDIRAF a contribué à cette démarche en allant dans les îles, au plus près des malades, et même en accompagnant les personnes recevant des appels du Civen tôt le matin. Notre page Facebook fonctionne à plein régime grâce à notre président, Emile Vernier.
M. le président Didier Le Gac. Quelles sont les difficultés rencontrées par ces personnes ? Quelle proportion de vos anciens collègues et membres du syndicat a été indemnisée dans le cadre de la loi Morin ?
M. Michel Arakino. Depuis la création du SDIRAF, nous comptons moins de 1 000 Polynésiens indemnisés et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le Civen n’a pas été créé pour faciliter les démarches, n’employant à ma connaissance qu’un seul médecin pour étudier l’ensemble des demandes. Par ailleurs, son fonctionnement demeure opaque. En tant que membre de Moruroa e tatou et ancien travailleur, j’ai personnellement rencontré et échangé avec les membres du Civen lorsqu’ils sont venus en Polynésie. Lors de cette rencontre, il a été question des maladies transgénérationnelles et du seuil de 1 millisievert, aujourd’hui contesté par les scientifiques comme vous le savez. Notre réflexion repose sur le fait que la décision de mener des essais nucléaires dans notre région était une décision politique. Dans ce cas, pourquoi nous incombe-t-il, aujourd’hui, de prouver scientifiquement que nous sommes impactés ? Il faut se souvenir de la façon dont les choses nous ont été imposées : soit nous étions soumis à un gouvernement militaire, soit nous conservions notre droit à l’autogestion, à la condition de céder les trois atolls concernés par les essais.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ia ora na, merci, mauruuru maita’i Monsieur Arakino, d’avoir répondu à notre invitation. Avant d’aborder votre rôle lors des essais nucléaires, j’aimerais que nous revenions sur votre passé, votre enfance, vos souvenirs directs ainsi que ceux que vous avez pu collecter auprès de vos proches concernant la période d’installation du CEP. Pouvez-vous nous raconter comment se déroulait la vie aux Tuamotu avant celle-ci ? Ensuite, comment s’est passée l’implantation du CEP ? Comment cette installation a-t-elle été perçue sur votre île de Reao et dans les îles environnantes ?
M. Michel Arakino. C’est très simple : les opposants à la bombe ont été écartés. Voici un extrait du discours du député John Teariki prononcé lors de l’accueil du général de Gaulle le 7 septembre 1966 : « Mesdames, messieurs, votre propagande s’efforce de nier l’évidence en prétextant que vos explosions nucléaires et thermonucléaires ne comporteront aucun danger pour nous. Aucun gouvernement n’a jamais eu l’honnêteté ou la franchise de reconnaître que ces expériences nucléaires puissent être dangereuses. Aucun gouvernement n’a jamais hésité à faire supporter, par d’autres peuples, et de préférence par de petits peuples sans défense, le risque de ses essais nucléaires les plus dangereux ».
Aux Tuamotu, c’est ainsi que les choses se sont passées. Nous étions convaincus que le CEP allait nous apporter de bonnes choses. Le général de Gaulle, que je respecte, a d’ailleurs remercié la Polynésie dans son propre discours. Mais ce qui compte ce sont les conséquences de ces essais et la manière dont elles sont traitées. Il est important selon moi de noter la curiosité, la naïveté et la foi qui animaient notre peuple lorsque j’étais enfant. Cette foi a été portée par le père Victor, les églises jouant alors un rôle majeur dans la vie sociétale des peuples, notamment dans notre région, de Hao jusqu’à Reao et Ma’areva [Mangareva]. Nous sommes à la fois de fervents croyants catholiques et des Français. Nous considérions la France comme la mère patrie. Si nos parents ont vécu les deux premières guerres mondiales, nous avons pour notre part participé à la troisième, celle du nucléaire.
Avant cette période, nous vivions une vie de cocagne. Nous étions bien. La première fois que j’ai vu ces Métropolitains débarquer du récif, nous les appelions les popa’a. J’ai appris plus tard que ce terme venait de la couleur de leur peau, brûlée par le soleil, rouge comme celle des crabes. En tant qu’enfant, j’ai découvert les premiers Blancs qui ne parlaient pas notre langue, ainsi que des Français noirs, africains, parfois d’anciens légionnaires – les premiers à être venus chez nous – envoyés pour construire des postes périphériques. Reao était en effet une base de surveillance des nuages, qui se déplaçaient vers chez nous. Nous nous trouvions dans le périmètre de sécurité, qui s’étendait sur 500 kilomètres autour du point d’impact. Nous avions un médecin, qui avait mis au monde mon deuxième petit frère, premier médecin militaire affecté au CEP, aujourd’hui professeur spécialisé dans les problèmes cardiovasculaires, marié à la tante de mon épouse et résidant actuellement à Tahiti. Il pourrait être intéressant de l’auditionner. Nous étions à la merci des popa’a. Nous avons découvert le cinéma, le café, le chocolat, les bonbons et les vaccins. Nous avons ainsi commencé à être vaccinés sans vraiment comprendre pourquoi. Au catéchisme, on nous enseignait à servir la mère patrie et à accomplir sa volonté.
Ma famille et moi nous sommes ensuite installés sur Hao, où mon père avait trouvé un autre emploi. Initialement, il débarquait les bateaux grâce à ses compétences sur les vagues. Remarqué pour ses talents, il a été proposé pour un poste au CEP, dans sa région d’origine. Nous avons donc pris le bateau pour arriver à Hao, mais la traversée a été difficile, nous obligeant à effectuer plusieurs étapes. Nous avons fait escale chez mon oncle à Nukutavake puis nous avons repris notre voyage jusqu’à Amanu. J’ai remarqué que les gens y vivaient plus sereinement, sans inquiétude. Ils consommaient les produits de la terre et de la mer ainsi que l’eau des citernes. Cependant, à Hao, la situation était complètement différente, ce qui nous a conduits à une certaine prise de conscience. Nous étions divisés en trois secteurs. Nous nous trouvions en effet encadrés d’un côté par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de l’autre par le CEP. Les employés du CEA habitaient du côté du CEP, car la zone était sécurisée. En ce qui nous concerne, nous, Polynésiens, il nous était presque obligatoire de demander l’autorisation pour aller pêcher à la passe Kaki. J’admets qu’à l’époque, les jeunes que nous étions n’hésitaient pas à provoquer les militaires, et que quelques coups ont pu être échangés lorsqu’ils se rapprochaient trop de nos cousines. Puis j’ai commencé à effectuer des échantillonnages avec des oncles déjà employés sur le site.
Les scientifiques qui venaient en Polynésie se rendaient tous sur Hao, où ils effectuaient des prélèvements sur les motus et chez les habitants. Ils voulaient aussi comprendre nos modes de vie et de consommation et insistaient sur la nécessité de protéger la population. Ils prétendaient que l’absence d’étanchéité de nos latrines pouvait entraîner des maladies. Pour nous, néanmoins, le plus marquant était la facilité de la vie... Nous allions à l’école en hélicoptère Super Frelon et lorsque nous tombions malades, nul besoin d’aller à Tahiti puisque nous avions un grand hôpital sur place ! La première fois qu’on nous a proposé de venir à Tahiti, en 1974, pour participer à des activités sportives, nous n’avons pas vraiment été enthousiasmés : lorsqu’il pleuvait, le sol était boueux. Sur Hao, nous avions accès gratuitement au cinéma, à des activités nautiques comme la voile et la plongée, dont j’ai fait mon métier. J’ai appris à pratiquer ces sports notamment avec des plongeurs éminents comme Henri Pouliquen. J’ai également préparé mon entrée dans l’armée à Hao, à l’âge de 17 ans et demi. Sur notre atoll, les militaires exerçaient une autorité prépondérante, surpassant même parfois celle des tavanas et des chefs religieux. Les Mormons faisaient l’objet d’une surveillance étroite en raison de leurs liens avec les Américains. Ceux qui s’opposaient vigoureusement à l’idée que la bombe était bénéfique étaient éloignés de l’atoll.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Merci d’être venu devant cette commission pour permettre un échange direct et sincère. En vous écoutant, la première question qui me vient à l’esprit est la suivante : avez-vous eu l’impression que la population a été traitée comme des êtres humains de laboratoire ? Pensez-vous que les prélèvements effectués sur vous visaient à observer les impacts des explosions atomiques sur les hommes, plutôt que de se résumer à de simples analyses environnementales ? Vous avez également évoqué le cas de déplacements de populations. J’aimerais en savoir plus, et notamment combien de Polynésiens étaient en désaccord avec ces essais nucléaires. Certains syndicalistes que nous avons entendus revendiquent la fierté que leur apportait leur contribution à une cause nationale, sentiment que je comprends. Je suis moi-même Havrais et je peux vous dire combien mon père était fier d’être chaudronnier et de travailler à la construction de la raffinerie du Havre. Moi-même j’habite en face depuis soixante ans et je mesure cette fierté. Mais ces personnes en désaccord : comment ont-elles été déplacées et où ont-elles été relogées ? Que sont-elles devenues par la suite ? Ces questions n’ont pas été suffisamment abordées lors des auditions précédentes et méritent que l’on s’y intéresse.
M. Michel Arakino. Nous n’étions pas conscients d’être considérés comme des sujets d’expérimentation. Je m’en suis rendu compte seulement très récemment, grâce à mon engagement militant où, sans avoir subi de lavage de cerveau, j’ai bénéficié d’un éclairage sur ce qui s’est réellement passé. Les échanges avec M. Barillot et l’Observatoire m’ont fait réagir. Je suis pourtant fier d’avoir contribué à cette force qui garantit notre droit à la parole et à l’indépendance de notre nation. Je suis né français et je me sens français. J’ai servi mon pays en accomplissant mon service militaire puis en tant que plongeur, contribuant ainsi à notre force de dissuasion, ce qui me rend fier. Cependant, nous devons rester fermes dans la réclamation de nos droits. Aujourd’hui, oui, nous estimons avoir été considérés comme des sujets d’expérimentation. Avec la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) nous entreprenons une réévaluation des études menées par le CEP et le CEA, car certains gaz nuisibles à la santé ont été négligés, notamment pour les premiers tirs.
Je dois vous dire que les Polynésiens s’expriment souvent moins par la parole que par des mouvements de tête ou des gestes, sans émettre de son, ce qui complique les consultations et les démarches anthropologiques. Par exemple, un oui peut être exprimé par un simple geste de la tête. Certains mots sont en effet trop lourds à prononcer pour nous.
Je connais effectivement des personnes qui ont été déplacées. Les Tuamotu s’étendent de Hao jusqu’à Reao, comprenant également de nombreuses petites îles, dont les habitants ont été contraints de partir, notamment pour trouver un emploi. Des habitations précaires ont ainsi été construites à Faaa, la ville la plus proche de la capitale à Tahiti, car les gens voulaient accéder au travail, à l’éducation et aux soins médicaux. Lors de la table-ronde du 1er juillet 2021, nous avons abordé ces questions sociétales avant de discuter des problèmes d’indemnisation. La société a en effet été profondément ébranlée et le CEP ne nous a pas reconduits chez nous, nous laissant en plan, à la charge de M. Oscar Temaru.
M. Hendrik Davi (LFI-NUPES). Merci pour ce témoignage poignant. Nous abordons des sujets d’une importance capitale. Pour prolonger la question précédente, il serait pertinent de savoir si ces déplacements étaient contraints et à quel niveau de contrainte ils ont été opérés.
Par ailleurs, je voudrais vous interroger sur la difficulté à documenter les effets des essais nucléaires sur la santé des populations. Nous en avons longuement parlé la semaine dernière avec l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et la CRIIRAD. Alors que nous avons besoin d’une étude de santé publique, l’un des problèmes auxquels nous faisons face est la sous-déclaration des maladies radio-induites. J’aimerais vous interroger sur ce phénomène, notamment au regard des modes de communication des Polynésiens, que vous venez d’aborder, et qui ne sont pas toujours bien interprétés.
Enfin, concernant l’indemnisation, vous avez suggéré que le Civen manquait de transparence. Comment le législateur pourrait-il améliorer ce processus d’indemnisation, sachant que les deux aspects sont liés, dans la mesure où l’on ne peut indemniser si les maladies sont sous-déclarées ?
M. Michel Arakino. Lorsque l’on voyait son frère ou son cousin construire sa maison « en dur », représentation de la richesse extérieure et concept nouveau pour nous à l’époque, on avait envie de l’imiter. Avant l’implantation du CEP, les seuls emplois disponibles se trouvaient à Makatea, un atoll où se trouvait la mine d’extraction du phosphate. Il serait d’ailleurs sans doute utile d’inviter les anciens cette industrie, car ils en perçoivent encore des dividendes aujourd’hui. Les contraintes principales étaient, d’une part, le travail, et d’autre part, les études des enfants. J’ai moi-même découvert l’école à l’âge de onze ans. Je me sentais comme l’enfant du film « Un Indien dans la ville ». Aujourd’hui, je prépare un master en biologie.
Les études sur la santé sont multiples, mais les chercheurs ne sont jamais unanimes. Actuellement, nous nous efforçons d’identifier les véritables scientifiques, qui travaillent en toute sincérité, afin de collaborer avec eux. Vous en avez d’ailleurs entendu deux dans le cadre de cette commission, avec lesquels nous constituons une cohorte pour actualiser les travaux passés et mettre à jour nos méthodes grâce à l’évolution des techniques. Le problème tient au fait que peu de chercheurs sont véritablement honnêtes... Le débat doit donc être abordé scientifiquement, afin que les experts, dans leurs domaines respectifs, puissent proposer des solutions pour faire avancer le dossier de la santé en réunissant autour de la table toutes les parties prenantes, y compris ceux qui ont été affectés par le nucléaire. N’hésitons pas à comparer nos pratiques avec d’autres – les Américains ont des dossiers, ainsi que les Japonais, à propos des Hibakusha que le député Jean-Paul Lecoq connaît bien. Nous devons surtout fournir aux chercheurs les moyens nécessaires. De plus, il est impératif d’éviter les biais de sélection, sans retenir les individus qui n’ont pas été touchés par les nuages radioactifs, mais en prenant tous ceux qui ont été concernés.
Il est aussi nécessaire de repenser l’indemnisation, plutôt en tant qu’accompagnement. Nous devrions être pris en charge en France, au sein d’un centre d’accueil et d’hébergement comparable à une ambassade, avec un gouvernement et les lois de notre pays. C’est ainsi que nous pourrions procéder. Actuellement, nous devons nous débrouiller seuls. Nous individuellement, et la CPS également. Il faudrait par ailleurs augmenter le nombre de médecins au Civen, dont le fonctionnement ne doit pas être abandonné à des administrateurs et à des juristes, qui suivent souvent les directives sans discernement. Ainsi, aucune rencontre n’a eu lieu avec le Civen depuis plus de deux ans.
M. Xavier Albertini (HOR). Merci pour votre témoignage. Vous avez évoqué votre enfance et les essais aériens auxquels vous avez été exposé entre 1960 et 1974. Pourriez‑vous partager avec cette commission vos souvenirs des préparatifs de ces tirs aériens ? Quels éléments de précaution vous étaient communiqués ou étaient pris, le cas échéant, à cette époque ?
M. Michel Arakino. Nous n’étions pas informés de la préparation de la bombe. Seuls les militaires l’étaient, bien que, sur les îles, ils ne connaissaient que la date du tir, se contentant de surveiller et de célébrer l’évènement. Nous ne disposions donc d’aucune procédure de mise en sécurité. Ainsi, lors du premier tir avec ballon, Aldébaran, nous avons tous été irradiés. Aujourd’hui, je réside en France métropolitaine, où je me suis expatrié pour recevoir des soins. J’ai reçu quelques résultats issus de dossiers et transmis par mon ancien service, le Service mixte de contrôle biologique (SMCB). Avec Maître Zenker, nous avons pu déterminer que j’étais déjà irradié enfant. Aujourd’hui, après un an d’attente, je viens enfin de recevoir ma carte Vitale. Je vais donc pouvoir effectuer les trois examens médicaux qu’il me manque pour que le scientifique chargé de mon dossier puisse statuer.
M. Xavier Albertini (HOR). Vous nous avez dit qu’en France, en résumé, on trouve beaucoup de chercheurs qui cherchent mais peu de chercheurs qui trouvent. Vous avez mentionné la nécessité de repenser les méthodes de recherche, notamment en intégrant des chercheurs locaux, en particulier polynésiens. Cependant, je peine à saisir, à travers vos propos et ceux des autres témoins, le périmètre exact des évolutions que vous souhaiteriez. Je ne parle pas seulement de limites géographiques, mais aussi des domaines médical, sanitaire, écologique, etc. Quelles sont, selon vous, les recherches à entreprendre ?
M. Michel Arakino. Aujourd’hui, nous attendons une subvention pour reprendre les études menées par le CEA et le CEP sur l’atoll de Tureia. Il s’agit de repartir des travaux réalisés par les chercheurs de l’époque, l’État et le CEA ayant refusé de répondre aux questions qu’on leur a posées – comme l’INSERM vous l’a dit du reste. Aussi serait-il judicieux de les interroger directement sur ce point. Pourquoi tant de silence ? Pourquoi cette surdité face à notre cri ? Actuellement, nous essayons d’identifier les substances auxquelles nous avons été exposés. En France métropolitaine, des chercheurs spécialisés dans le nucléaire peuvent apporter des éclaircissements concrets sur les pathologies résultant de diverses expositions de nos organes à différents types de radiations nucléaires.
M. le président Didier Le Gac. Est-ce votre syndicat qui attend la subvention que vous évoquez ? Pourriez-vous préciser la nature de cette étude que vous avez commandée ? S’agit-il d’une étude épidémiologique ? À qui cette étude a-t-elle été confiée ?
M. Michel Arakino. Nous avons contacté la CRIIRAD pour reprendre les études de terrain, dont le responsable sera Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire qui a renforcé notre démarche auprès de l’État conduisant à la rédaction de la loi Morin.
M. le président Didier Le Gac. Nous l’avons auditionné ici la semaine dernière.
M. Michel Arakino. J’ai suivi son audition, comme l’ensemble des travaux de la commission d’enquête. En tant qu’habitant des atolls, ancien travailleur et patriote, je tiens à préciser que nous faisons appel à des scientifiques agréés et compétents ayant déjà travaillé chez nous. Actuellement, nous attendons une subvention qui nous sera allouée par le pays. Une fois ces fonds reçus, nous reprendrons les études afin d’en vulgariser le contenu, le rendant ainsi plus accessible aux Polynésiens. Ils pourront alors s’exprimer en connaissance de cause, plutôt que de simplement acquiescer ou grimacer, car ils auront compris les enjeux. Le problème auquel nous faisons face aujourd’hui tient au fait que la matière dont nous débattons est invisible. Cette invisibilité complique la compréhension de son fonctionnement. Il est donc impératif de mener des recherches approfondies pour en définir les caractéristiques. Concernant la dimension transgénérationnelle, un spécialiste se chargera d’analyser les résultats obtenus grâce aux études que nous mènerons sur les atolls et les îles. Nous reprendrons les points clés identifiés autrefois par la CRIIRAD, nous effectuerons de nouvelles mesures et engagerons des discussions avec l’État pour trouver des solutions et obtenir des réponses constructives pour tous.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous n’avons pas encore abordé la question de l’environnement. Tout d’abord, auriez-vous des souvenirs à partager à ce propos et, surtout, en tant qu’enfant des Tuamotu, comment percevez-vous l’avenir des atolls de Fangataufa et de Moruroa ? Enfin, je reprends une question à laquelle mon collègue Jean-Paul Lecoq n’a pas obtenu de réponse : qu’est-il advenu des personnes qui se sont opposées à l’installation du CEP et à ses premières opérations ?
M. Michel Arakino. Les premiers à se manifester étaient notamment le pasteur Vernier, Mme Cross ou l’ancien ministre de l’environnement. De plus, les anciens pasteurs protestants français, missionnaires en Polynésie puis rentrés en métropole, nous ont grandement aidés à assurer la transparence de notre situation. Parmi ces personnes, certains étaient particulièrement virulents. Je pense notamment à un ingénieur-agronome qui a organisé les échanges et les rencontres avec les Japonais, facilitant ainsi nos contacts avec eux. Cependant, avec le changement de direction de l’association qui défendait les anciens travailleurs, nous avons rompu ces contacts.
Depuis 2020, je me pose de nombreuses questions sans trouver de réponses. La seule solution était de reprendre moi-même le flambeau et de lancer les démarches, ce que je m’efforce de faire aujourd’hui avec l’ensemble des documents que je vous ai apportés, ainsi qu’avec mon histoire personnelle, la seule que je connaisse réellement. L’histoire dans son ensemble a été écrite par Lis Kayser, une anthropologue qui a publié deux ouvrages sur les Tuamotu et avec qui je vous recommande de prendre contact. Avec les essais nucléaires, notre vie a subi un changement considérable. Nous avons perdu nos valeurs familiales à cause du CEP. Si mon président affirme que l’on ne peut pas imputer tous nos maux au nucléaire, je soutiens pour ma part que nous avons été déracinés.
Concernant Moruroa et Fangataufa, si nous souhaitons apaiser les tensions et éviter de nous retrouver dans une situation similaire à celle des Kanaks, il faut apaiser les esprits et réhabiliter les lieux. Il est essentiel de permettre aux scientifiques français d’y mener des études. Il est important de noter que la Polynésie française, en tant qu’espace maritime, constitue une zone de préservation des mammifères marins et un sanctuaire. Il serait pertinent d’assurer la protection internationale de ces deux atolls.
M. le président Didier Le Gac. Nous concluons ainsi notre audition sur ces mots très forts. Monsieur Arakino, merci pour votre témoignage.
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13. Audition, ouverte à la presse, M. Bruno Saura, anthropologue, professeur des universités en civilisation polynésienne (intervenant en visioconférence) (mardi 4 juin 2024)
M. le président Xavier Albertini. Mes chers collègues, en raison d’un empêchement, notre Président Didier Le Gac m’a demandé de le suppléer pour notre deuxième audition de ce début de soirée. Nous accueillons ce soir M. Bruno Saura, anthropologue et professeur des universités en civilisation polynésienne.
Monsieur le professeur, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation à cette audition. Jusqu’à présent, les travaux de notre commission d’enquête ont principalement porté sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires menés en Polynésie. Nous avons recueilli des témoignages de vétérans et de Polynésiens ayant participé aux essais nucléaires ou les ayant subis et interrogé des experts publics, associatifs et indépendants sur l’impact de l’exposition radiologique. Nous avons progressivement élargi le champ de nos investigations au sujet majeur de l’accès aux archives ainsi qu’aux conséquences environnementales et sociétales des essais. À titre d’exemple, lors de leur audition de la semaine dernière, Tomas Statius et Sébastien Philippe, auteurs de l’enquête « Toxique », nous ont expliqué comment, à Moruroa, la construction des infrastructures du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) avait affecté des populations qui y menaient jusqu’alors une activité de pêche et de culture de la nacre.
Avec vous, monsieur le professeur, nous souhaitons approfondir ce dernier aspect en comptant sur votre expertise pour comprendre l’impact des essais nucléaires sur la société et la culture polynésiennes. La construction des sites nucléaires et leur exploitation ont en effet façonné la géographie, créé de nouveaux flux financiers et de population, modifié la structure de l’économie polynésienne et changé les habitudes des habitants.
Nous attendons également de votre audition qu’elle nous éclaire sur les conséquences des essais nucléaires dans la société polynésienne d’aujourd’hui. Lorsque nous avons auditionné la nouvelle équipe dirigeante de l’association Moruroa e tatou, nous avons tous été frappés par sa jeunesse. Pourriez-vous nous expliquer comment, selon vous, les jeunes générations se positionnent vis-à-vis de l’histoire des essais nucléaires ? Cette période constitue-t-elle une source de fractures au sein de la société polynésienne ?
Enfin, la commission d’enquête accorde une grande importance aux enjeux de reconnaissance et de mémoire et nous aimerions recueillir vos préconisations à ce sujet.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Bruno Saura prête serment.)
M. Bruno Saura, anthropologue, professeur des universités en civilisation polynésienne. Je commencerai par aborder un point important. On évoque souvent le « fait nucléaire » comme on évoque le « fait colonial ». Je n’apprécie pas vraiment ces expressions qui réduisent des processus complexes à de simples faits. En effet, la question du nucléaire ne se résume pas à ses 193 essais – qui seraient 193 « faits » –, mais représente une série de processus longs et lourds. Réduire le nucléaire comme la colonisation à un « fait » ne me paraît donc pas très heureux. La colonisation fait partie inhérente de la problématique, dans la mesure où elle se définit comme l’installation de certains peuples chez d’autres, sur une période bien définie, puis par l’existence d’un rapport de force inégal qui perdure au-delà de l’installation initiale. La question du nucléaire en Polynésie illustre bien ce dernier point puisque les Polynésiens ont été peu associés aux décisions concernant leur propre destin et leur histoire. À l’époque, les populations comme les élus locaux ignoraient en effet ce qu’était le CEP et pouvaient penser qu’il s’agissait d’un centre d’expérimentation spatiale et que l’on tirerait des fusées vers l’espace. Il est important de reconnaître que l’on peut être à la fois acteur et victime de l’histoire. Ainsi, bien que les Polynésiens n’aient pas été décisionnaires, ils ont tout de même participé à certains événements, par exemple à travers leur travail à Moruroa. Néanmoins, les essais nucléaires ont été imposés par un processus non violent en apparence, mais reposant sur un rapport de force inégal, qui a d’ailleurs commencé par l’appropriation des atolls, et en l’absence de véritable consultation démocratique, l’imposition des essais nucléaires ayant contourné un débat plénier à l’Assemblée territoriale tahitienne.
En ce qui me concerne, je ne travaille pas directement sur la question des essais nucléaires, mais il me semble essentiel de pouvoir en parler librement car ces essais sont « partout ». Ces essais ont eu des répercussions sociales, culturelles, démographiques et économiques considérables. On ne peut pas aborder les décennies des années 1960 à aujourd’hui en éludant le sujet, sans toutefois sombrer dans une posture de victimisation.
Même lorsque je m’intéresse à des domaines très différents des essais nucléaires, tels que la poésie ou la danse, l’idée que la mère patrie ait été une mauvaise mère, voire une empoisonneuse en qui on n’a plus confiance, est omniprésente. La relation à la France a totalement changé en raison de ce poison, lentement distillé, a minima de manière imprudente. Autrefois, la population polynésienne croyait en la France et a combattu volontairement dans les bataillons du Pacifique aux côtés de ses concitoyens. Désormais, cette confiance est ébranlée et la Polynésie française ne se perçoit plus comme une partie de la France ou un territoire protégé par celle-ci, mais comme un pays voisin, avec lequel elle entretient des rapports mitigés.
Je n’aborderai pas les aspects économiques et démographiques en détail, car ces questions ne relèvent pas de ma compétence, mais il faut se souvenir que l’ensemble des transferts mis en œuvre lors de l’installation du CEP au début des années 1960 a rendu la Polynésie française complètement dépendante de la Métropole. Ces transferts, bien que constituant de l’argent public bénéficiant au territoire, ont radicalement transformé ce petit pays modeste, dont le budget de couverture des importations par les exportations était à peu près assuré jusqu’en 1960. Par la suite, une dépendance vis-à-vis des transferts publics s’est installée, créant une économie artificielle et complètement déséquilibrée. Certains argueront que les Polynésiens en sont les premiers bénéficiaires, mais la situation est complexe et quelque peu perverse. On note par ailleurs l’impact culturel non négligeable de l’installation massive de métropolitains entre les années 1960 et les années 1990.
M. le président Xavier Albertini. En 2021, à la suite à la table ronde de Reko Tika, le Président de la République s’est rendu en Polynésie et a évoqué la dette de la France vis-à-vis du territoire. Comment les Polynésiens perçoivent-ils celle-ci ? Quelles attentes nourrissent-ils à l’égard de la France à ce sujet ?
M. Bruno Saura. Je ne pense pas que cette dette, à la fois financière et morale, puisse être soldée un jour. Quels que soient la somme offerte ou le nombre de demandes de pardon, elle est vouée à rester perpétuelle. Elle concerne non seulement les Polynésiens, mais aussi toutes les personnes contaminées, quelle que soit leur origine. Les Polynésiens auraient souhaité que le Président de la République présente des excuses lors de sa visite en 2021, au lieu de se contenter d’assumer les faits. Une excuse tardive est sans doute préférable à une absence totale d’excuse, mais elle se doit d’être sincère. Les Polynésiens, en particulier la génération des plus de 40 ans, sont des personnes très religieuses, chrétiennes, pour qui pardonner les offenses et les péchés est très important. La demande de pardon lorsqu’une faute a été commise leur paraît naturelle. Même si présenter ses excuses ne suffira probablement pas, cela n’en demeure pas moins une étape indispensable. Toutefois, il est essentiel de ne pas s’enfermer dans une culture de la dette, qui engendre également une culture de la dépendance.
M. le président Xavier Albertini. Merci pour votre réponse. Selon vous, existe‑t‑il un lien direct ou indirect entre les mouvements autonomistes et indépendantistes polynésiens et l’histoire des essais nucléaires ?
M. Bruno Saura. Dans les années 1950, un mouvement nationaliste polynésien a émergé, coïncidant avec les grandes années du nationalisme en Afrique et dans d’autres colonies françaises. À cette époque, soit bien avant la période des essais nucléaires, le nationalisme tahitien était incarné par le député Pouvana’a a Oopa. Lors du référendum de 1958 sur l’acceptation de la Constitution de la Ve République, 35 % de la population des établissements français de l’Océanie, qui venaient de prendre le nom de Polynésie française, ont exprimé leur volonté de dire non à la constitution et à la France, votant ainsi de fait pour l’indépendance. Le nationalisme polynésien existait donc bien avant les essais nucléaires et s’inscrit dans un processus observé dans toutes les colonies françaises au cours des cinq dernières années de cette période, menant à la vague d’indépendance autour de 1960. Le nationalisme représente l’expression naturelle de la volonté d’un peuple colonisé de reprendre en main son destin, en dehors de toute autre question. Cependant, aujourd’hui, ce nationalisme est devenu inextricablement lié à la question des essais nucléaires, ce qui complique la situation. Nous observons le développement d’un nationalisme parfois empoisonné par cette question, au lieu d’un nationalisme historiquement naturel.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Selon vous, comment les jeunes générations se pensent-elles vis-à-vis de l’histoire des essais nucléaires et de la participation ou de l’opposition de leurs parents et grands-parents ? Pourriez-vous plus largement dresser un portrait de la jeunesse polynésienne, des influences idéologiques qui la traversent (langues, cultures et espaces géographiques), dans le contexte océanien et de la proximité de la Polynésie française avec les États-Unis ?
M. Bruno Saura. Je ne pense pas que la jeunesse polynésienne soit influencée, manipulée ou orientée. Elle est surtout façonnée par l’éducation française et les médias. On évoque parfois l’américanisation de la Polynésie française, mais lorsque je marche dans la rue, je n’entends jamais deux Tahitiens se parler en anglais. L’influence des États-Unis relève du fantasme. Il est logique que certains des biens de consommation disponibles sur le marché polynésien soient d’origine américaine, en raison d’une certaine proximité géographique. Cependant, les importations en provenance de France métropolitaine sont souvent moins taxées que les articles expédiés depuis les États-Unis, donc les produits américains ne sont pas moins onéreux que les produits français. En réalité, la jeunesse est surtout façonnée par sa culture française et par le poids d’un système scolaire éducatif dans lequel elle entre dès l’âge de deux ou trois ans. D’ailleurs, la jeunesse communique de plus en plus en français et de moins en moins à travers les langues polynésiennes. Sa relation avec la France n’en demeure pas moins ambivalente. Elle est, d’une certaine manière, assez française de culture. Si la mondialisation a entraîné le développement des réseaux sociaux, les Polynésiens utilisent un mélange de français et de tahitien pour échanger sur Facebook ou TikTok. La jeunesse tahitienne ou marquisienne oscille entre la culture française, qui ne fascine pas, qui représente la culture imposée par le colonisateur, mais qui est importante pour l’emploi, la formation et l’éducation, et la culture locale.
Par ailleurs, les jeunes générations ne sont pas très informées sur la question des essais nucléaires, en partie à cause du système éducatif, qui a tendance à éluder le sujet, de l’école élémentaire jusqu’à l’université. Au lycée, on évoque un peu cette question dans le cadre des enseignements sur l’histoire et la mémoire, en vue de la préparation du baccalauréat. À l’université, la filière qui devrait s’y intéresser le plus est la licence d’histoire. Cependant, ce cursus étant orienté vers l’obtention du certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES), toute heure destinée à l’enseignement de l’histoire polynésienne entraîne un retard sur le reste du programme consacré à la Grèce antique, au Moyen Âge ou à l’histoire moderne et contemporaine. Il en va de même avec la géographie, ainsi que dans toutes les classes préparant à un examen et répondant donc à un programme précis (troisième, première et terminale). Il convient en outre de reconnaître que les Polynésiens ne sont pas particulièrement passionnés par l’histoire, à la différence des Kanaks de Nouvelle-Calédonie. Ils expriment leur identité et leur appartenance à leur pays davantage par des pratiques culturelles (la danse, le chant, la pirogue, etc.) plutôt que par un intérêt marqué pour l’histoire. Les historiens polynésiens sont d’ailleurs assez rares.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Merci pour vos réponses. Je partage d’ailleurs votre avis sur la notion de « fait nucléaire ». Ne pensez-vous pas que le manque d’informations, notamment sur les faits historiques relatifs à la période des essais nucléaires, contribue au désintérêt des jeunes générations, y compris des quarantenaires et des cinquantenaires ? Par ailleurs, observez-vous des fractures au sein de la société polynésienne, potentiellement dues à ces fragments d’histoire manquants ?
M. Bruno Saura. Votre première question est tout à fait pertinente et l’on peut probablement y répondre affirmativement. C’est sans doute ce qui explique la présence d’une vision assez simpliste, autour d’une posture de défiance des Polynésiens face aux mensonges, manipulations et empoisonnements. Il est certain que si l’histoire était davantage enseignée, l’attitude de la population pourrait être différente, mais il faut garder à l’esprit que cette histoire est douloureuse. Pour ma part, malgré l’existence de problématiques telles que les violences conjugales ou les incestes sur le territoire, j’ai toujours refusé de travailler sur ces sujets, en raison de leur caractère pénible et douloureux. La question du nucléaire et son enseignement représentent un défi pour le professeur, qui doit peser chaque mot utilisé, son discours pouvant s’avérer difficile à entendre pour les étudiants. Les efforts à réaliser dans ce domaine sont indispensables. Malgré la facilité d’accès aux informations sur des sites internet dédiés, peu de personnes font la démarche de s’intéresser à un sujet aussi dur et austère.
Il ne me semble pas que cette attitude découle d’un sentiment de culpabilité. Je ne constate pas non plus de fracture de la société. Au contraire, un consensus paraît émerger autour de la conviction d’avoir été trompés, trahis, manipulés et empoisonnés. Globalement, à mon avis, 99 % de la société partage l’idée d’avoir subi la période des essais nucléaires sans avoir reçu la moindre explication. Il est difficile de déterminer si la population n’a pas envie de se sentir coupable ou si elle ne peut tout simplement pas le concevoir, faute d’avoir été informée. Au contraire, les Polynésiens tendent plutôt à se considérer comme des victimes. Souvenons-nous qu’à l’époque des essais, les manifestations contre le nucléaire étaient rares, car les gens ignoraient de quoi il s’agissait. De plus, les opposants étaient étroitement surveillés, l’État ayant dissous les partis indépendantistes au début des années 1960. En définitive, les Polynésiens, ne sachant pas vraiment ce qui se passait, ne se sont pas beaucoup opposés.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Monsieur le professeur, avant votre intervention, un vétéran a conclu son propos en évoquant la perte des valeurs familiales en Polynésie après les années 1960. Comment percevez-vous cette évolution aujourd’hui ?
Après-demain, nous célébrerons l’anniversaire du Débarquement en Normandie. En tant que député du Havre, je peux témoigner que nous ressentons à la fois la joie de la Libération et la douleur du souvenir de la destruction totale de la ville quelques mois plus tard. Pour les Havrais, cette mémoire est encore vive et comporte des questions persistantes sur les responsabilités et les efforts de reconstruction. Observe-t-on chez les Polynésiens des interrogations similaires sur le passé ?
Nous avons par ailleurs rencontré des acteurs polynésiens qui exprimaient une certaine fierté d’avoir contribué à faire de la France une puissance nucléaire, considérant avoir aidé leur pays dans sa force de dissuasion. On imagine aisément que ces divergences ou superpositions de points de vue peuvent engendrer des débats assez complexes.
M. Bruno Saura. Je pense que chacun ressent à la fois un sentiment de tromperie et d’utilité. Cette situation est d’autant plus perverse que les Polynésiens ont le sentiment d’avoir offert leurs îles à la France pour des essais nucléaires présentés comme inoffensifs. Ils sont convaincus que leur utilité implique une grande redevabilité de la part de la France. La dette est liée à un processus auquel ils ont participé, mais qu’ils n’ont pas choisi.
Concernant la notion de solidarité familiale, il faut reconnaître l’existence d’un processus de modernisation dans toutes les sociétés. Par conséquent, même sans le CEP, la Polynésie française aurait été concernée par les phénomènes contemporains tels que l’urbanisation et l’émergence du salariat. Cependant, les essais nucléaires ont accéléré ces processus en raison des injections massives d’argent public. Ainsi, la commune de Faaa, qui comptait 2 000 habitants en 1962, en recensait entre 15 000 et 20 000 quinze ans plus tard, révélant un essor démographique considérable à Tahiti lié aux opportunités économiques. Ce phénomène a entraîné une urbanisation extrêmement rapide. Jusque dans les années 1960, la majorité de la population de Polynésie vivait en dehors de Tahiti. Ce vaste mouvement démographique vers Tahiti a donc conduit certains à se séparer de leurs familles, restées dans les îles. En milieu urbain, les familles se sont recomposées différemment. Par ailleurs, le salariat a introduit des rapports plus individualistes, d’autant que seuls ceux qui percevaient un salaire étaient valorisés. Auparavant, l’argent était rare et les gens partageaient le peu qu’ils possédaient.
M. Michel Guiniot (RN). Votre exposé s’est révélé extrêmement intéressant et révélateur de ce que les Polynésiens peuvent ressentir ou penser. Selon vous, quel chemin faudrait-il emprunter pour tenter de restaurer un début de confiance entre la Polynésie et le gouvernement français et, plus largement envers la métropole ?
M. Bruno Saura. Je ne suis pas optimiste sur ce point. Il me semble difficile pour les Polynésiens de retrouver confiance en la France eu égard à la gravité des événements. Celle-ci est rompue et je n’ai pas de solution à proposer. Par ailleurs, les Polynésiens vivent dans la crainte d’un tsunami qui briserait le récif de Moruroa. Une culture de la peur s’est installée, face à des conséquences qui pourraient durer plusieurs siècles. Certaines mesures minimales sont toutefois à envisager, comme la demande de pardon et l’offre de compensations financières, qui néanmoins ne suffiront pas. Je suis navré de me montrer aussi pessimiste. Toutefois, il est à noter qu’il ne s’agit ici que de mon ressenti personnel et non du résultat d’une quelconque étude anthropologique fondée sur une enquête sociologique auprès d’un large échantillon de la population.
Si les Polynésiens n’ont pas confiance en l’État, ils en ont en revanche besoin. D’ailleurs, chaque année, 700 jeunes Tahitiens et insulaires s’engagent dans l’armée française et partent en métropole, reflétant ainsi le processus d’assimilation par la France des populations ultra‑marines. Cet engagement ne signifie pas pour autant que les jeunes recrues aient confiance en la France. La situation est très paradoxale. Souvent, ces jeunes ont grandi dans des îles polynésiennes ou dans une commune de Tahiti avec un drapeau indépendantiste au-dessus de la maison. Ensuite, ils se retrouvent, trois ou quatre frères dans l’armée à servir le drapeau français, non par attachement à la patrie, mais pour les opportunités de carrière qui en découlent. Étant donné qu’ils manquent à la fois d’argent et de travail chez eux, ils en concluent que le salut réside dans l’armée, reprenant à nouveau les rênes de leur destin. On peut alors se demander s’ils font confiance à la France ou s’ils ne sont tout simplement pas incapables de vivre sans elle. Quoi qu’il en soit, ils nouent des relations en métropole, y développent des amitiés et des liens affectifs forts, avec des frères d’armes français, jusqu’à parfois y trouver leurs conjoints. Les Polynésiens font preuve d’une grande gentillesse et d’un optimisme remarquable.
M. Michel Guiniot (RN). Je connais personnellement de nombreux Polynésiens qui ont intégré l’armée française, y ont fait carrière et sont souvent très estimés dans leurs régiments, à l’instar d’ailleurs des Wallisiens ou d’autres ultramarins. Espérons que cela pourra restaurer un peu de la confiance perdue.
Vous avez évoqué plus tôt la présence des drapeaux indépendantistes flottant au-dessus des maisons des Polynésiens. Pensez-vous que certaines influences extérieures s’exercent sur l’archipel ? Le cas échéant, d’où pourraient-elles provenir ?
M. Bruno Saura. Ces influences peuvent venir de partout. En tant que Polynésien, si l’on se méfie de l’État et que l’on estime qu’il est partisan et de mauvaise foi, on se tourne vers d’autres partenaires sans culpabilité et sans avoir besoin de s’expliquer. Je ne pense pas du tout que les Polynésiens soient manipulés, ce qui reviendrait à les infantiliser. Ils sont tout à fait capables de construire des partenariats avec ceux qui s’intéressent à eux, tout en sachant qu’ils peuvent n’être que temporaires ou stratégiques.
Pour revenir à l’influence des États-Unis, seule une petite partie de la population polynésienne est favorable à ce pays, sans toutefois que l’on note une ingérence de sa part. L’influence se traduit aussi par la présence en Polynésie française de Mormons, qui représentent environ 8 à 10 % de la population. Les jeunes partent ainsi souvent aux États-Unis pour des missions d’évangélisation et maîtrisent bien la langue anglaise. Pour autant, les liens ne sont pas plus développés. On observe aussi une certaine amitié ou fascination pour la Nouvelle-Zélande, qui représente un pays « frère », à la fois géographiquement et culturellement proche, les Maoris étant des Polynésiens et la langue parlée étant très similaire au tahitien. On y va parfois dans le cadre d’évacuations sanitaires, évitant ainsi de se rendre en métropole. La Nouvelle-Zélande n’exerce pas d’influence à proprement parler sur la Polynésie, mais entretient avec elle un certain nombre de partenariats. Les relations avec l’Australie sont en revanche quasi inexistantes, se limitant au cas de quelques jeunes qui poursuivent leurs études dans des universités australiennes. Quant à l’Azerbaïdjan, la Russie ou la Chine, ces pays posent de grandes questions dans le Pacifique. Les Tahitiens sont pleinement conscients que la Chine ne représente pas un modèle en matière de droits de l’homme et qu’ils ne gagneraient rien à entretenir une relation trop étroite avec ce pays. Cependant, tout reste possible. La politique est un jeu d’acteurs et de positionnements, bien que certaines limites morales ne puissent être franchies.
Mme Raquel Garrido (LFI–NUPES). Ma question s’inscrit dans la continuité des précédentes et concerne l’inscription de la Polynésie française dans une identité polynésienne plus large – vous mentionniez d’ailleurs à l’instant les Maoris de Nouvelle-Zélande. Comment qualifiez-vous l’évolution de cet attachement identitaire ? Est-il plus ou moins fort aujourd’hui qu’auparavant ? A-t-il été bouleversé par l’ère nucléaire, sachant qu’il n’est question ici ni d’histoire ni d’influence politique, mais d’une dimension plutôt culturelle et traditionnelle ? Pensez-vous que cet attachement identitaire soit influencé par des phénomènes culturels récents, comme la valorisation de la culture polynésienne – présentée comme « cool » – dans des films américains tels que « Moana » ? Ressent-on cette tendance dans le périmètre d’influence française dans le Pacifique ? Cette valorisation culturelle pourrait-elle entrer en tension avec l’histoire mouvementée et le rapport tendu que vous évoquez vis-à-vis de la France ? Par ailleurs, la question du nucléaire constitue-t-elle un point de jonction dans les liens au sein de l’espace polynésien ? En effet, les Polynésiens français ne sont pas les seuls à avoir été affectés par les essais nucléaires dans le Pacifique.
M. Bruno Saura. Seuls les activistes ou les personnes très informées discutent des essais nucléaires américains en Micronésie. Cela intéresse très peu les Polynésiens de Polynésie française, qui connaissent déjà assez mal l’histoire de leur propre pays, tout en sachant que les autres nations n’ont pas forcément fait mieux que la France. On ne peut pas parler de mouvement pan-Pacifique en la matière. En revanche, l’idée d’une identité polynésienne incluant Hawaï, l’île de Pâques, la Nouvelle-Zélande, les Samoa ou encore les Tonga résonne véritablement en raison de similitudes culturelles et linguistiques très fortes. Depuis 1975 environ et le développement des compagnies aériennes, s’enchaînent tous les quatre ans des festivals des arts du Pacifique ainsi que les Jeux du Pacifique. On note l’émergence d’un sentiment d’appartenance à cette vaste Polynésie, à une nouvelle identité plus large. Les Tahitiens se sentent solidaires de l’ensemble des Polynésiens, que ces derniers vivent ou non sur des territoires indépendants.
Cette identité régionale polynésienne s’ajoute à l’identité française et d’une certaine manière, la contrarie. Concrètement, la Polynésie française possède un drapeau depuis les années 1990-1995. Lors des Jeux du Pacifique et d’autres compétitions sportives, les Polynésiens français sont fiers de défiler sous le drapeau polynésien plutôt que sous le drapeau français. De nombreux Polynésiens ont également fait tatouer leur drapeau sur le bras, le dos ou le cœur. Celui-ci représente une pirogue et les cinq archipels, la pirogue symbolisant non seulement les habitants de la Polynésie française, mais également les anciens migrants polynésiens. Il existe donc une fraternité océanienne et surtout polynésienne, qui constitue une appartenance nouvelle par rapport aux années 1950, époque à laquelle le seul lien avec l’extérieur était la mère patrie.
Mme Raquel Garrido (LFI–NUPES). Vous évoquez la fraternité culturelle et son lien avec l’environnement océanique. En effet, la pirogue, moyen de transport entre les îles, symbolise cette connexion avec l’océan. Ce dernier joue-t-il un rôle central dans cet espace culturel, influençant les modes de vie et les traditions ? Cette relation intime avec la nature nous interroge également sur la responsabilité de la France quant aux dommages causés à la nature et l’environnement. Des scientifiques que nous avons auditionnés nous indiquent que la dispersion des retombées est très forte en milieu océanique, rendant difficile la quantification des dommages infligés. Cependant, dans sa dimension affective, ne peut-on pas considérer que le dommage causé à l’océan est aussi important que celui causé aux humains ?
M. Bruno Saura. Les Polynésiens entretiennent une relation complexe avec l’océan. En tant qu’anthropologue, je souligne qu’ils sont à l’origine des migrants, qui se sont installés dans ces îles plusieurs millénaires en arrière. Les Polynésiens entretiennent donc une culture de la migration opposée à celle de l’enracinement. Cette culture se divise en deux références principales : l’océan d’une part, qui symbolise les déplacements, les ancêtres et le voyage – on est autochtone de l’océan –, et la terre d’autre part, le jour où l’on s’arrête, où l’on devient autochtone, où l’on s’approprie une île, où l’on devient un enfant de cette île, développant des liens profonds avec la terre mère, lui donnant des noms, y enterrant le placenta de ses enfants. Par exemple, les Maoris de Nouvelle-Zélande n’apprécient pas qu’on leur rappelle leur passé de migrateurs, car ils se sont profondément enracinés dans leur terre. Ils considèrent que les discours sur la migration peuvent fragiliser leur autochtonie, bien que celle-ci n’ait pas lieu d’être remise en cause. Si la question de l’océan est idéologique, les Polynésiens préfèrent célébrer leur lien avec la terre, malgré les bouleversements et la contamination qu’elle subit. L’océan représente aussi la source de nourriture, notamment le poisson, élément central de l’alimentation polynésienne. La contamination de la terre et de l’océan pose ainsi un problème de santé publique, la consommation des produits de l’océan pouvant entraîner une recontamination continue. En conclusion, la contamination de la terre tahitienne, réelle autant que symbolique, est extrêmement violente. Ce sujet est très sombre, et peut s’avérer très douloureux pour les Polynésiens, qui préfèrent parfois l’occulter totalement pour se concentrer davantage sur des sujets positifs du quotidien tels que l’éducation de leurs enfants, la recherche d’un emploi ou encore la pratique d’activités sportives.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Lors de précédentes auditions, nous avons beaucoup échangé autour du bénitier en tant que vecteur potentiel de contamination au cours des précédentes auditions.
S’agissant de l’éducation et de l’histoire, ma ville a accueilli vendredi dernier des hibakushas venus du Japon dans le cadre de programmes municipaux de culture de la paix. Nous travaillons en particulier avec les collégiens, les centres de loisirs et dans les quartiers sur ces questions. Nous expliquons, par exemple, ce que sont les armes nucléaires ainsi que l’existence du traité d’interdiction de celles-ci, palliant ainsi la défaillance de l’éducation nationale à ce niveau. En ce qui me concerne en tant qu’habitant du Havre et héritier de son histoire tragique, je suis convaincu que si j’avais été Polynésien, je serais un fervent militant du traité d’interdiction des armes nucléaires, manifestant à divers endroits du monde, de New York à Hiroshima, pour exhorter les puissances à ne jamais recommencer et pour réclamer le démantèlement de toutes les armes existantes. Aussi, existe-t-il en Polynésie un militantisme antinucléaire fort et, le cas échéant, comment celui-ci s’exprime-t-il ? Comme vous l’avez mentionné, on parle peu de l’histoire de la bombe atomique dans les médias français et les manifestations pacifistes sont rarement couvertes. Nous sommes parfois accusés d’être à la solde de forces étrangères lorsque nous nous opposons aux armes nucléaires, alors que nous sommes de simples citoyens soucieux de ne pas voir notre planète détruite.
M. Bruno Saura. Bien qu’ayant grandi et vécu quarante-cinq ans en Polynésie, je ne me considère pas comme pleinement polynésien dans le sens où je pense être chez eux et non chez moi. Cependant, si j’étais polynésien, je serais forcément écologiste. Je ne comprends pas pourquoi le parti écologiste n’a jamais réussi à se développer ici. En réalité, nous sommes tous écologistes, mais nous ne sommes pas nécessairement affiliés à un parti écologiste plutôt qu’à un autre. Les discours sur la terre et le lagon devraient obligatoirement aboutir à un engagement écologiste. En revanche, l’idée d’une conscience planétaire nous incitant à manifester pour l’écologie ou contre le nucléaire à l’échelle mondiale est complexe pour les Polynésiens, qui nourrissent des solidarités et des préoccupations locales plutôt que planétaires. La majorité considère qu’il faut d’abord s’occuper de ce qui se passe dans son propre pays. Par ailleurs, les associations qui pourraient pallier les manques de l’éducation nationale et territoriale font l’objet de jeux de pouvoir. Ainsi, certaines peuvent être accusées d’être manipulées par les indépendantistes et se voir, par exemple, refuser le prêt d’une salle pour leurs réunions. Il existe certes un consensus parmi les Polynésiens pour reconnaître que chacun est victime du nucléaire et aurait intérêt à demander un dédommagement en nature. Cependant, la culture du bipartisme, marquée par le clivage entre indépendantistes et non-indépendantistes, freine certaines évolutions. Les Polynésiens sont profondément chrétiens et se considèrent comme pacifiques. Globalement, on recense très peu de violences politiques dans ce pays malgré son histoire coloniale et la période des essais nucléaires, qui n’ont pas donné lieu à des soulèvements de populations.
M. le président Xavier Albertini. Avez-vous pu consacrer une partie de vos travaux à l’importance de l’oralité dans la transmission de la mémoire des essais nucléaires ? Avez-vous réfléchi aux moyens de préserver celle-ci à travers des témoignages ?
M. Bruno Saura. Un centre de la mémoire devait être installé à Papeete, dans une ancienne caserne me semble-t-il, incluant la mise à disposition d’un espace de 500 à 600 mètres carrés pour les artistes. C’était une excellente initiative, qui visait à associer la préoccupation liée au nucléaire avec le développement des arts, offrant ainsi une perspective positive. Malheureusement, ce projet n’a pas abouti, sans que j’en connaisse les raisons. Certains spectacles de danse font référence à la souffrance face à une nature violée et contaminée, à travers un discours simple et non des archives poussiéreuses qui ne représentent pas grand intérêt pour la population. La culture historique liée à l’ère nucléaire est lourde et il revient à l’école de l’enseigner et l’espace artistique reste essentiel. Les Polynésiens sont des artistes, ils apprécient la beauté, les spectacles, les fleurs, la danse. C’est donc à travers l’art que le devoir de mémoire peut selon moi s’accomplir et il est urgent de faire avancer ce projet d’espace dédié, qui n’a toujours pas abouti en cinq ans. Il y a là quelque chose à débloquer pour faire avancer ce projet.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie pour l’ensemble de ces échanges. Durant ma campagne électorale, j’ai été fréquemment approchée à propos de la période des essais nucléaires et j’ai recueilli de nombreux témoignages de familles déchirées. Certaines personnes avaient, en quelque sorte, profité du CEP, tandis que d’autres en avaient souffert, notamment en tombant malades. Je pense que notre commission a justement pour objectif de faire la lumière sur un sujet grave, afin que la population puisse se réapproprier son histoire et combler ses lacunes, dans l’espoir d’aboutir à une réconciliation, tant avec la nation, malgré ses torts puisqu’elle a sans doute empoisonné le territoire et plus largement la région, qu’au sein des familles elles-mêmes. En octobre dernier, s’est tenu le Heiva des collèges, qui consiste en des danses et des spectacles réalisés par des collégiens. Contre toute attente de ma part, sur un total de six collèges présents ce soir-là, deux ont présenté des spectacles ayant pour thème les essais nucléaires. J’ai ressenti que cette jeunesse souhaitait se réapproprier cette période de l’histoire. Les deux spectacles présentés montraient chacun les deux aspects à la fois positif et négatif de l’ère nucléaire. Ce sujet est certes loin d’être amusant, mais j’espère qu’en l’abordant et en formulant des recommandations de déblocage des archives, les chercheurs et historiens pourront mener des recherches et établir des faits qui, potentiellement, pourraient conduire à une réconciliation.
M. le président Xavier Albertini. Je m’associe à l’ensemble des membres de la commission d’enquête pour vous remercier de votre contribution et de vos réflexions. Je vous propose de compléter nos échanges en envoyant au secrétariat les documents que vous jugerez utiles et, si possible, en apportant des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées durant l’audition et en amont.
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14. Audition, ouverte à la presse de M. Christian Percevault, ancien marin détaché au Service mixte de sécurité radiologique (SMSR) de la Direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) de mai 1966 à août 1971, président de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) d’Indre-et-Loire (mercredi 5 juin 2024).
M. le président Didier Le Gac. Nous accueillons M. Christian Percevault, président de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) d’Indre-et-Loire, et marin détaché au Service mixte de sécurité radiologique (SMSR) de la Direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) entre mai 1966 et août 1971. Je vous remercie, Monsieur Percevault, d’avoir fourni en amont de votre audition plusieurs documents, qui ont été transmis à l’ensemble des membres de notre commission d’enquête et qui nourriront nos réflexions ainsi que le rapport de Mme Reid Arbelot.
Votre audition nous permettra de mieux comprendre le fonctionnement du SMSR, où vous avez été affecté durant plus de cinq ans. Pour rappel, le SMSR avait la responsabilité de la radioprotection des personnes et du suivi de la radioactivité dans l’air, l’eau et le sol. Il mesurait les niveaux de radioactivité produite lors des essais et ajustait, si nécessaire, les modalités de protection. Ce service était également en charge de la dosimétrie du personnel et, le cas échéant, de la décontamination du matériel et du personnel, à l’exclusion de la décontamination fine et de la décontamination des blessés, qui relevaient du service de santé des armées (SSA). Le SMSR recueillait également des informations issues d’un réseau mondial de postes de contrôle de la radioactivité, afin de suivre les retombées radioactives troposphériques et stratosphériques des essais français, ainsi que la radioactivité résiduelle provenant des campagnes d’essais menées par les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni durant la décennie précédente. En vous auditionnant, nous allons explorer le fonctionnement de ce service. Nous aimerions que vous nous parliez de vos missions et que vous nous éclairiez sur les mesures de protection dont bénéficiaient, ou non, les personnels et les populations.
Je vous invite également à revenir sur certains points saillants de votre témoignage. Notamment, l’utilisation de l’eau, à Moruroa, par les cuisiniers du Rance, la traversée par ce même bateau d’un nuage de retombées radioactives en 1966, ainsi que les imprudences constatées lors des opérations de détartrage des « bouilleurs », particulièrement durant la campagne des tirs de 1968-1969. J’aimerais également que vous partagiez vos souvenirs de votre séjour sur l’atoll de Reao et des mesures de protection de la population mises en œuvre à cette époque.
Avant de vous laisser la parole, je dois vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance de 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Christian Percevault prête serment).
M. Christian Percevault, ancien marin détaché au service mixte de sécurité radiologique (SMSR) de la direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) de mai 1966 à août 1971, président de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) d’Indre-et-Loire. Permettez-moi de retracer brièvement mon parcours. Mécanicien de l’aéronautique navale, je me suis porté volontaire pour suivre une formation de décontamineur à Cherbourg. Titulaire des diplômes civil et militaire à l’issue de cette formation, j’ai eu le privilège de partir en Polynésie sur le bâtiment de soutien logistique (BSL) Rance. Dans ce laboratoire de radioécologie, nous analysions des échantillons de faune et de flore, et mon travail consistait à enregistrer tous les échantillons déposés, et à les faire passer de l’état solide à l’état liquide en les déshydratant. C’était généralement possible, sauf pour les foies de requin… Ensuite, un autre membre de ce laboratoire passait les échantillons en phase acide afin d’identifier tous les radionucléides présents. Nous étions particulièrement concentrés sur la recherche de l’iode 131. Je dois admettre que trouver la glande thyroïde sur un poisson n’est pas aisé ! Un autre service, comprenant un appelé scientifique et un ingénieur du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), effectuait et consignait les analyses fines. À l’époque, nous ne disposions pas d’imprimantes suffisamment performantes pour traduire les mesures en graphes, et mon travail consistait également à faire ce travail manuellement. Au bout de quelques mois, je savais parfaitement identifier tous les radionucléides présents dans les échantillons.
Vous avez fait référence à l’anecdote que j’ai partagée avec vous s’agissant de la fabrication du pain. Le scientifique chargé des mesures, qui n’était pas très gradé, mangeait avec le cuisinier et le boulanger. Un midi, il a découvert par hasard que, pour fabriquer le pain, le boulanger de la marine utilisait l’eau de mer du lagon de Moruroa, en vertu d’une tradition de la marine que les scientifiques ignoraient. J’ai été le premier à recevoir ce morceau de pain contaminé pour l’analyser.
Lors de certains tirs, comme je n’avais pas d’échantillons à analyser, j’étais souvent de permanence au poste de contrôle radiologique, situé à côté de la passerelle du bateau. Un jour, malgré tous les moyens de prévision météorologique et la présence de nombreux scientifiques, y compris l’état-major du SMSR, nous sommes passés au travers d’un nuage radioactif. Mon chef de service, qui ne voulait pas l’admettre a bien dû reconnaître après de nombreuses discussions, de multiples mesures et contre-mesures, que nous étions bien passés dans le nuage. Mais durant une demi-heure, nous ne savions pas exactement de quoi il retournait, ce qui est un comble sur un bâtiment de commandement.
M. le président Didier Le Gac. Qu’avez-vous observé durant cette demi-heure ? Le nuage était-il visible ?
M. Christian Percevault. Pour nous, il était invisible. Cependant, les aiguilles des appareils de mesure s’affolaient. C’est ainsi que nous avons su que nous étions passés dans le nuage, ce qui a entraîné une panique à bord. Le commandant nous a d’ailleurs demandé de nous faire décontaminer. Pourtant, il n’existe aucune trace de cet événement dans mon dossier. Il serait intéressant de consulter les rapports de fin de commandement des navires. En effet, le commandant est tenu d’y consigner tout incident. Du côté du SMSR, tous les documents existent, et se trouvent à Bruyères-le-Châtel, près de Montlhéry. Mais je pense que l’incident dont je vous parle n’a jamais été retranscrit correctement sur des documents officiels.
J’aimerais ajouter que, en 1975 et en 1979, toutes les unités de mesure ont été changées. Je n’ai découvert l’existence du sievert qu’au moment où j’ai réadhéré à l’Aven. À mon époque, on parlait de rem. Et je crains que, dans certains documents, la transposition des unités de mesure ait pu ne pas être effectuée selon les règles.
Après mon séjour en Polynésie, qui m’avait ravi – faire de la recherche fondamentale est tout de même exceptionnel pour un mécanicien aéronautique –, j’ai décidé de poursuivre dans cette voie et, de retour en métropole, j’ai suivi une formation d’officier marinier. Puis, au début de l’année 1966, je me suis porté volontaire pour suivre une formation de technicien en radioprotection à Cherbourg, et j’ai obtenu les diplômes civil et militaire. Au cours de ma deuxième mission en Polynésie, j’ai beaucoup déchanté. À Moruroa, j’ai été affecté sur une gabare en tant que quartier-maître de première classe, puisque je n’étais pas encore officiellement nommé officier marinier. Pour un jeune marin, donner des instructions à un capitaine de frégate, à la direction du port, pour pallier les imprudences et les défaillances sur la Rance, était une mission particulièrement ardue. J’ai pris l’initiative de demander à mon ancien supérieur au SMSR la possibilité d’utiliser la barre de décontamination du personnel civil du SMSR. Immédiatement, un officier de la frégate De Grasse m’a appelé pour m’interdire tout contact avec le SMSR.
Comme en témoigne le document que je vous ai remis, notre gabare n’était pas du tout conçue pour travailler en zone contaminée. Nous ne disposions que de douches communes aux zones vie et contaminée. Ce bateau opérait au point zéro, car sa mission consistait à mouiller tous les blocs de béton et d’amarrage des barges pour les tirs. La tenue des plongeurs différait considérablement entre les militaires et les civils ; les uns portant une tenue en néoprène, les autres ce que l’on appelait une tenue Dräger. Je peux vous assurer que ces plongeurs ont subi des contaminations et des irradiations importantes.
Pour moi, cette mission a constitué une grande désillusion. Jeune, voulant bien faire, j’ai été confronté à une impossibilité d’agir, et j’ai envisagé de changer de voie. Après la campagne de tirs de 1968, j’ai été affecté à la surveillance du site et j’ai réintégré la section « effets proches », qui était beaucoup plus sérieuse. Mon travail consistait à surveiller l’ensemble du site et à procéder à de nombreux prélèvements. Nous effectuions également le contrôle de tous les circuits d’eau de mer des bateaux lorsqu’aucun technicien radioprotection n’était affecté à bord. Nous contrôlions tous les navires entrant dans le lagon. J’ai même bloqué un navire dont le commandant refusait de se soumettre à mes contrôles. L’une de mes missions concernait la surveillance des opérations de détartrage, mais on se gardait de me prévenir lorsqu’un détartrage avait lieu, car j’imposais des mesures de sécurité strictes. J’étais en effet outré de voir les conditions dans lesquelles s’effectuait le détartrage, avec des ouvriers pataugeant dans le tartre sans protection, et je me sentais impuissant.
Ma mission s’est achevée en juin 1969 et, bien qu’ayant la possibilité de rester deux ans avec un double salaire et une double année d’ancienneté, j’ai refusé de prolonger. Je souhaitais abandonner le nucléaire. Malheureusement, la marine manquait de techniciens en radioprotection, et je me suis retrouvé de nouveau affecté au SMSR, à Montlhéry. Mon premier contact avec mon chef de service a été épique. Je l’ai traité de « zébulon sauteur » et lui ai dit « plus vous avez de galons, plus vous vous permettez des choses ! ». Je me suis permis cet éclat parce que je voulais quitter ce poste. Mais cela n’a pas suffi. On m’a maintenu en fonction, et on m’a affecté à la préparation des missiles pour les avions Vautour. J’ai également équipé les avions d’Air France d’enregistreurs de radioactivité et de pastilles de collecte de poussières radioactives. Cela a permis de découvrir des zones très radioactives, notamment Anchorage. Je contrôlais également les avions de l’armée revenant de Papeete.
Lors de la campagne d’essais de 1971, j’ai été de nouveau affecté en Polynésie, à Reao, ce que j’ai ressenti comme une punition. J’ai sollicité à nouveau mes autorités de tutelle, le SMSR et la section « effets lointains », gérée par des militaires. J’insiste sur la distinction, au sein du SMSR, entre la section « effets proches », civile, et la section effets lointains », militaire. Dans cette dernière, seule comptait l’obéissance aux ordres. À Reao, j’ai pris l’initiative de demander la suspension de la collecte de l’eau de pluie les jours de tirs, afin d’éviter la contamination des citernes d’eau. Bien que nous jouissions d’une certaine liberté, j’ai formellement demandé cette autorisation. Je n’ai eu pour toute réponse que soixante jours d’arrêts pour insubordination. Cependant, j’ai été blanchi, car ma demande était justifiée et la direction civile du SMSR l’a reconnu.
À la suite de cette punition, j’ai été transféré à Mangareva, où j’étais présent le 8 août 1971, soit le jour de la retombée. Les ordres étaient clairs, ce jour-là : nous étions censés réaliser un exercice ; autrement dit, aucune retombée ne devait se produire. Pour ma part, j’avais pour mission d’effectuer des mesures et d’en rendre compte à ma hiérarchie. Ce matin-là, j’ai appris que la population devait être évacuée à 7 heures. J’ai demandé aux responsables militaires de retarder l’évacuation jusqu’à ce que ma reconnaissance soit terminée. Or ma demande a été ignorée, et la population a été évacuée alors que j’étais à l’extérieur, en tenue complète, avec masque et appareil de mesure. En me voyant, la population a aussitôt compris qu’il ne s’agissait pas d’un exercice. Cet incident a été signalé aux plus hautes instances de l’État. Le directeur des essais est venu enquêter sur place et m’a auditionné. J’ai ensuite été convoyé de Mangareva à Moruroa, puis à Hao, et enfin en métropole, afin d’être de retour à Rochefort le 1er septembre. À Hao, j’ai fait l’objet d’une surveillance médicale et d’une spectrométrie gamma. Pourtant, rien n’a été consigné dans mon livret médical. Lorsque j’ai quitté la marine, en 1979, j’ai demandé aux médecins s’ils disposaient des informations relatives à mon passé et ma présence lors des essais nucléaires. Ils m’ont répondu qu’ils n’en avaient aucune. Je soupçonne que ce fameux livret médical, pourtant réglementaire, n’a en vérité jamais existé.
Permettez-moi d’aborder un autre point. Parmi les documents que je vous ai remis, certains concernent une donnée essentielle qui, jusqu’à présent, ne vous a pas été communiquée, à savoir la nature des rayonnements et des radionucléides qui les émettent. En radioprotection, nous identifions quatre types de rayonnements : le rayonnement alpha, une particule lourde à faible pénétration, qu’on arrête avec une simple feuille de papier ; le rayonnement bêta, un peu plus pénétrant mais encore limité ; le rayonnement neutronique, très pénétrant ; et les rayonnements gamma, également très pénétrants. Lors des examens, il est impératif de considérer tous les radionucléides, d’où l’importance des tableaux que je vous ai fournis, détaillant la nature des rayonnements. À l’époque, nous ne subissions pas les examens médicaux que nous aurions dû passer. Nous aurions dû subir des analyses d’urine et de selles afin d’identifier les contaminants internes réellement avions reçus. Cela n’a jamais été abordé. Je vous invite à lire la thèse de doctorat de Marianne Lahana, responsable juridique du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), notamment les pages 198 et 199, où cela est clairement expliqué. Cette défaillance médicale explique pourquoi nous gagnons nos procès en juridiction civile, ce qui représente environ 30 % des indemnisations.
Par ailleurs, aucune analyse de l’altitude de mise à feu n’a été produite pour les essais nucléaires français. À Hiroshima, la bombe a explosé à 600 mètres d’altitude, créant une boule de feu de 200 mètres de diamètre. Ainsi, la contamination de produits radioactifs a été faible. En revanche, il y a eu beaucoup de produits d’activation, puisque c’est en les rencontrant au sol que les rayonnements neutroniques rendent les matériaux radioactifs. Il n’y a aucune comparaison possible entre ce qui s’est passé au Japon et en Polynésie, car les tirs en Polynésie ont été effectués à des altitudes relativement basses. Cela a entraîné un effet de sol, aspirant toutes les matières présentes dans le lagon, y compris l’eau, ce qui a considérablement augmenté la quantité de produits radioactifs. Dans le vocabulaire militaire, on pourrait qualifier cette bombe de « bombe sale », même si les militaires emploient plutôt ce terme lorsqu’il n’y a pas de fusion.
J’aimerais d’ailleurs préciser la différence entre une bombe à fusion et une bombe à fission. Lorsqu’on fusionne deux atomes d’hydrogène ou de deutérium et de tritium – ce qui produit de l’hélium – on ne produit pas de radionucléides radioactifs – c’est pourquoi l’on dit parfois qu’une bombe thermonucléaire est « propre ». Cela peut paraître choquant mais c’est vrai car au fond, très peu d’éléments radioactifs sont libérés. Une bombe « A » pourrait quant à elle être vue comme une bombe à fragmentations, car elle disperse de très nombreux éléments radioactifs.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Merci pour votre témoignage et pour les précisions apportées concernant les différents types de rayonnements. J’aimerais que vous nous expliquiez les divers types de tirs, notamment entre les tirs de sécurité, les tirs froids, les tirs sous ballons, etc., autrement dit les différents types de tirs réalisés en atmosphère, qu’ils soient effectués au sol ou en altitude.
M. Christian Percevault. Vous avez probablement souvent entendu parler du tir de sécurité. Il s’agit de faire exploser l’arme nucléaire sans provoquer de phénomène de fission. À ma connaissance, et je reste très prudent car je ne suis pas dans le secret des dieux, cela n’a été réalisé que sur les bombes de type A. Ensuite, il existe plusieurs techniques de tirs. La France a procédé à des tirs sur barge car elle ne maîtrisait pas de la technique du ballon. Dans ce type de tir, la mise à feu se produit à dix mètres d’altitude au maximum. Par conséquent, la boule de feu touche le sol. La barge et toute son enveloppe deviennent radioactives à cause des neutrons qui transforment des atomes stables en atomes instables.
Après les tirs sur barge, la France a cherché à réaliser des essais « propres », c’est-à-dire à éviter que la boule de feu ne touche le sol. Cependant, en examinant les résultats, il apparaît que même avec un tir à 200 mètres d’altitude, la boule de feu touche le sol. Je reste prudent, car je n’ai pas trouvé les données précises qui m’auraient permis de calculer le diamètre exact de la boule de feu en fonction de la puissance du tir. Je disposais seulement de deux points de référence : 15 kilotonnes à 200 mètres et, si ma mémoire est bonne, 800 kilotonnes à 1 kilomètre.
Je citerai également ce que l’on nomme la « bombe à fission dopée » qui, au prix d’un ajout de tritium à une bombe A, est une sorte de mélange entre bombe A et bombe thermonucléaire. La bombe thermonucléaire, quant à elle, comporte une amorce de bombe A, et la puissance dégagée par une bombe thermonucléaire est nettement supérieure à celle d’une bombe classique, tout en émettant moins d’éléments radioactifs.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Je suis circonspect quant à la question du livret médical. Vous dites qu’il n’a selon vous jamais existé. Mais durant toute la période où vous étiez en Polynésie, n’y aviez-vous pas accès ? Était-ce un document impossible à consulter lors de vos différentes rencontres avec les médecins ? On nous a bien expliqué que les contrôles étaient nombreux, créant une certaine intimité avec les services médicaux.
M. le président Didier Le Gac. J’ajoute que certains vétérans nous ont dit qu’ils avaient un livret médical, mais qu’il est arrivé que des pages soient supprimées.
M. Christian Percevault. Les examens médicaux que nous subissions étaient pour le moins sommaires, et se bornaient à une spectrométrie gamma. Les rayonnements alpha et bêta, que j’ai évoqués précédemment, n’étaient absolument pas détectés et même très peu recherchés, du moins à ma connaissance. À ma connaissance, une seule personne a bénéficié d’un examen approfondi. Vous la connaissez bien, Monsieur le président, puisqu’il s’agit de mon ami Michel Cariou. Il lui a fallu quarante ans pour obtenir les véritables résultats de cet examen, qui a révélé une contamination au strontium 90 trois fois supérieure à la norme de l’époque, et treize fois supérieurs à la norme actuelle.
Je soutiens que nous avons tous été contaminés au strontium 90, alors qu’on voudrait nous faire croire que la contamination se limite au césium 137. Le césium 137 est un émetteur gamma, facilement mesurable. En revanche, pour mesurer la contamination aux rayonnements alpha et bêta, il est impératif de réaliser des analyses d’urine et de selles. Lors de mon premier passage au SMSR, en 1966, l’identification et la recherche des produits radioactifs étaient encore en phase d’expérimentation. Le corps médical, à cette époque, manquait de compétences, de moyens et de ressources humaines pour effectuer ces recherches.
De plus, le coût financier de ces examens pour tous les vétérans n’était pas négligeable. C’est aussi la raison pour laquelle très peu de vétérans militaires en ont bénéficié. À ce titre, je voudrais insister sur la différence notable qui existe entre les militaires et les civils du CEA. Nos régimes de surveillance étaient totalement distincts. Je peux en témoigner personnellement. Mon beau-frère faisait partie d’une équipe de décontamination du SMSR en première ligne. On lui a expliqué qu’il devait son sang à la patrie, tandis que les civils du CEA ont été rapatriés. Nous devions notre sang à la patrie, et à partir du moment où nous nous sommes engagés, tout était permis.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Je souhaitais également vous interroger sur la conversion des unités de mesures. Est-ce que selon vous des grilles précises de correspondance ont été utilisées, et peut-on s’appuyer sur les mesures effectuées à l’époque ?
M. Christian Percevault. Si je peux assurer que les mesures réalisées, notamment pendant les tirs aériens, étaient bonnes, je suis incapable de vous dire comment elles ont été converties dans les nouvelles unités de mesures reconnues internationalement. Il existe un rapport de 100 entre le sievert et le rem, et le témoignage que je vous ai fait parvenir tente d’expliquer ce point.
M. José Gonzalez (RN). À travers votre témoignage, qu’il s’agisse du nuage radioactif traversé par le Rance, et dont le rapport de fin de commandement est introuvable, ou bien votre livret médical auquel vous n’avez pas accès, il est assez clair que, à l’époque, on savait. On savait, et on cachait.
M. Christian Percevault. Je ne peux pas l’affirmer de cette manière. Le rapport de fin de commandement, par exemple, on peut être sûr qu’il existe, mais nous n’y avons pas accès. J’étais technicien en radioprotection, et j’étais militaire. Est-ce que ma parole avait un poids ?
J’ai eu maille à partir avec un commandant qui se permettait d’aller en zone contaminée en tenue civile pour exhiber ses galons. J’ai l’honnêteté de vous dire que je ressentais une forme de haine pour cet homme. Que lui, à 50 ans, soit contaminé, ce n’était pas mon problème. Mais ces gradés envoyaient des jeunes de 20 ans se faire contaminer et attraper des maladies. Cela me choquait. Un jour, je l’ai contrôlé à la sortie et j’ai confisqué ses vêtements. La sanction n’a pas tardé : je n’ai plus été autorisé à contrôler à cet endroit.
M. le président Didier Le Gac. Ce n’est pas la première fois que les rapports de fin de commandement sont évoqués devant notre commission d’enquête. Savez-vous si certains rapports de fin de commandement ont été déclassifiés ? Avez-vous, vous-même, demandé leur déclassification ?
M. Christian Percevault. Je possède un rapport de fin de commandement qui m’a beaucoup marqué, parce que le commandant y indique clairement que le bateau ne peut pas se conformer aux exigences de protection imposées par le SMSR. L’amiral avait envisagé la possibilité d’aménager les trois gabares, mais ce fameux commandant a simplement écrit que cela coûterait trop cher.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Comment qualifierez-vous l’information et la protection des populations, telles que vous les avez observées lors de vos séjours à Reao et à Mangareva ?
M. Christian Percevault. À ma connaissance, peu d’informations ont été communiquées à la population. En tant que membre du SMSR, j’avais des consignes bien précises en matière de mesure, mais je n’avais aucune autorité sur la population.
J’aimerais évoquer le fameux abri antiatomique de Rikitea. Le blockhaus n’a jamais été conçu pour abriter des militaires. Il servait à protéger les appareils de mesure et les civils qui les utilisaient. Les militaires étaient dans la même situation que la population, ni mieux ni moins bien lotis. Or je peux vous garantir que l’abri était suffisant pour protéger la population, excepté durant la deuxième phase, celle de la contamination du terrain. Une fois que le nuage était passé, les tôles étaient suffisantes pour arrêter les rayonnements alpha et bêta. Les rayonnements gamma, quant à eux, sont beaucoup moins dangereux sauf à très haute intensité. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a dû vous éclairer à ce sujet. J’ai toujours ressenti une compassion pour les habitants de Mangareva. La situation là-bas m’a toujours mis mal à l’aise, et je pense que vous comprenez pourquoi.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Peu avant le passage du nuage, la population était rassemblée dans ce hangar, qui est détruit aujourd’hui, n’est-ce pas ? On m’a expliqué qu’un système d’arrosage sur le toit avait été mis en place. De quoi s’agit-il ?
M. Christian Percevault. Il s’agit d’un système relativement simple, similaire à celui présent sur les bateaux. L’arrosage permet d’éliminer le dépôt de produits radioactifs sur les tôles, et de rejeter ces produits à la mer. Cette méthode était employée lors du passage du nuage uniquement.
M. le président Didier Le Gac. Si vous n’avez pas de livret médical, quels documents attestant de votre exposition avez-vous transmis au Civen ?
M. Christian Percevault. Nous ne sommes pas tous égaux face à l’exposition aux radiations. Certaines personnes, bien que très peu exposées, développent rapidement des cancers, tandis que d’autres, malgré une forte exposition, n’en souffrent jamais. L’IRSN vous a certainement expliqué que nous ne pouvons pas établir une correspondance claire entre l’exposition et les cancers, mais que l’on raisonne en probabilités. Les radiologues sont capables d’affirmer qu’un cancer est dû au rayonnement. D’autres spécialistes, en revanche, n’osent pas le dire, et cela me choque. C’est pour cette raison que j’en veux parfois au corps médical.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Vous avez dit avoir conseillé de ne pas consommer l’eau des citernes. À qui s’adressait cette recommandation ? Aux militaires ? À la population civile ? A-t-elle fait l’objet d’une véritable communication, et si oui, sur quel périmètre ?
M. Christian Percevault. J’ai demandé à ma hiérarchie l’autorisation de diffuser cette recommandation. J’ai essuyé un refus. En conséquence, la population n’a pas été informée de la contamination de l’eau. Je pense qu’il existe un rapport du Service mixte de contrôle biologique (SMCB) concernant Tureia, qui se montre très optimiste quant à la contamination de l’eau de pluie, pourtant très chargée en iode radioactif. De toute façon, le message était très explicite : les essais sont propres.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Au moment de la sélection des sites pour les essais nucléaires, tant en Polynésie qu’en Algérie, les autorités civiles et militaires disposaient-elles d’informations précises sur les impacts potentiels de ces essais ? Quelles étaient leurs connaissances sur les risques encourus par les populations locales et le personnel impliqué ?
M. Christian Percevault. Nos connaissances étaient issues de l’expérience des Américains, puisque nous ne pouvions pas compter sur celle des Russes. Quant aux Anglais, ils livraient très peu d’informations, et d’ailleurs ils étaient moins performants que nous, et leurs essais, d’après les données disponibles, n’étaient pas exemplaires non plus. Nous avons pris l’exemple des Américains, qui procédaient aux essais dans leurs déserts. Dans le Sahara, nous avons essayé de mener des essais dans des grottes pour minimiser les risques, et la densité de population dans le Sahara était de toute façon très faible. Mais les essais ont généré de la contamination, et elle est d’ailleurs toujours présente.
Je sais que d’autres sites ont été envisagés en métropole, dans la Creuse et en Corse. Finalement, la Polynésie a été choisie en raison de sa faible densité de population et de la proximité des essais américains. Les Américains comme les Anglais ont d’ailleurs également effectué leurs essais dans cette région.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous pensez que la densité démographique était un critère de sélection du site ?
M. Christian Percevault. Hélas, oui. C’est évidemment toujours facile de critiquer la manière dont les choses se sont passées des décennies plus tard. À l’époque, nous ne disposions pas des connaissances et des moyens matériels actuels. Les ordinateurs étaient beaucoup moins performants, et les prévisions météorologiques rudimentaires. Pourtant, nous nous appuyions sur certaines certitudes, considérées comme telles. Par exemple, j’ai toujours entendu que lorsque des essais dans l’atmosphère sont réalisés dans l’hémisphère sud, la radioactivité y reste confinée, et inversement pour les essais dans l’hémisphère nord.
M. le président Didier Le Gac. Quel est le sens de votre engagement au sein de l’Aven ? Était-ce pour dénoncer le sort des vétérans, pour obtenir des indemnisations ? Avez-vous eu l’occasion d’échanger avec l’état-major des armées à travers cette association ? Quelle leçon avez-vous tirée de votre engagement ? Et qu’attendez-vous de notre commission d’enquête ?
M. Christian Percevault. J’ai découvert l’Aven par hasard. J’ai été contacté, et on m’a quelque peu pressé pour que j’adhère, car je dispose de nombreuses connaissances sur ce sujet. Cependant, j’ai rejoint l’association avec des réticences, notamment parce que je considère Bruno Barillot comme un ennemi. Il n’est pas un vétéran, et il a énormément exagéré la réalité sur de nombreux points, allant jusqu’à la déformer. Lors d’une assemblée générale à Paris, il a affirmé qu’à Moruroa nous étions des cobayes, ce qui m’a mis en colère, et je lui ai publiquement dit que ce qu’il avançait était faux.
J’ai adhéré à l’Aven pour aider les vétérans, malgré les divergences et les exagérations de certains. J’ai beaucoup œuvré au sein de mon collectif. La loi de 2010 n’est pas le fruit du hasard. Dans mon département, la ministre de la santé, Marisol Touraine, me consultait de temps en temps. J’ai également fait partie de la commission scientifique, et j’ai souvent reproché à mon ami Jean-Luc Sans de ne pas s’appuyer sur cette commission pour l’aider, ce qui l’a conduit à souscrire à certaines contre-vérités propagées par Bruno Barillot.
Par exemple, j’ai lu dans un rapport qu’un bateau se trouvait à 5 kilomètres du point zéro. Si cela était vrai, personne ne serait plus là pour en parler, parce que 5 kilomètres, c’est le diamètre d’impact des rayonnements neutroniques de forte intensité. Je me suis toujours interrogé sur la distance réelle des bateaux. Vous avez également entendu les témoignages de personnes se plaignant d’être en short, sur le pont, au moment des tirs. Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser, et même si cela peut sembler choquant, ils ne craignaient rien. Le flux de chaleur et l’onde de choc étaient, de mon point de vue, insignifiants en termes de radiation. Nous le savions, puisque nous mesurions en permanence le taux de radiation dans l’eau et dans l’air. Demandez que vous soient communiqués les enregistrements des points de contrôle radiologique.
Cela m’amène à répondre à une autre question : comment dater un radionucléide ? C’est en fait relativement simple : quand on connaît la période de radioactivité, il suffit de tracer une courbe entre deux points, et chaque radioélément ayant sa propre période radioactive, nous pouvons facilement l’identifier. En 1966, avant les essais, le SMSR a ainsi pu établir un « état 0 » en identifiant les radionucléides produits par les essais américains.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. À quels endroits ont été réalisés les différents « état zéro » ? À Tahiti, l’île la plus peuplée ? Ou bien seulement sur les sites et les atolls avoisinants ?
M. Christian Percevault. Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. Nous avons réalisé un état zéro de contamination de la faune et la flore, mais je ne saurais vous répondre précisément quant aux sites où les relevés que vous évoquez ont été effectués.
Pour revenir à votre interrogation sur mes attentes, je souhaite que votre commission d’enquête puisse parvenir à ce que nous soit accordé le statut de blessé en service commandé. Tous les rayonnements endommagent les cellules, et lorsqu’on nous dit que nous avons été très peu irradiés, il convient de rappeler que, sur les 42 000 porteurs de dosimètre, seuls 1 700 étaient positifs. Cela signifie simplement que le dosimètre n’était pas adapté, en termes de sensibilité, au niveau de l’irradiation sur le terrain. Faire confiance à la dosimétrie est une aberration totale ! D’autant qu’on ne mesure que l’irradiation alors que pour nous, comme pour la population locale, ce n’est pas l’irradiation qui compte, mais la contamination. C’est la raison pour laquelle je vous ai remis une thèse de pharmacien sur la contamination des aliments.
M. le président Didier Le Gac. Vous souhaitez en fait que l’État ne se contente pas du titre de reconnaissance de la Nation (TRN), mais reconnaisse que vous avez participé à un théâtre d’opérations, c’est bien cela ?
M. Christian Percevault. En effet. Une bombe nucléaire est une arme de guerre, elle émet des rayonnements plus dangereux qu’une balle car ils pénètrent la chair voire atteignent l’ADN, ce que les médecins reconnaissent à demi-mot. Parfois une cellule hépatique atteinte par les rayonnements se régénère naturellement, parfois elle meurt, parfois l’atteinte entraîne une maladie.
Depuis 2011, nous réclamons le TRN. Les arguments du ministère de la défense ont quelque peu évolué sur ce point. Initialement, le TRN a été créé pour une opération de maintien de l’ordre sur le territoire français, et non pour un conflit. Aujourd’hui, seule une participation à une opération de guerre ou un conflit ouvre le droit au TRN, alors qu’à l’origine le TRN était accordé à ceux qui n’avaient pas droit à la carte de combattant. Dire que nous n’avons pas subi de risque militaire est une honte. Et il est impossible de prouver que nous avons été contaminés, puisque nous n’avons pas subi les examens adéquats.
Je vous ai donné une petite image tout à l’heure, sur laquelle je vous dois une explication. Il s’agit d’une illustration humoristique relative à l’étude Sépia-Santé, qui conclut que notre état de santé s’est amélioré grâce à notre participation aux essais nucléaires, puisque la mortalité est réduite dans nos rangs. Elle montre une personne qui bronze à la lumière du rayonnement nucléaire. J’ai trouvé que cette image était amusante et pertinente.
M. le président Didier Le Gac. Nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions.
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15. Audition, ouverte à la presse, de Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady, responsable du Département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) de la Direction générale de l’armement (DGA) du ministère des Armées (mercredi 5 juin 2024).
M. le président Didier Le Gac. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady, responsable du Département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) de la Direction générale de l’armement (DGA) du ministère des Armées. Vous êtes accompagnée, Madame, par votre adjoint, M. Jean-Philippe Ménager, et par Mme Mathilde Herman, chargée des relations avec le Parlement à la DGA, qui n’interviendra pas et, par conséquent, ne prêtera pas serment.
Madame la médecin-chef, vous avez déjà contribué aux travaux de notre commission d’enquête. En effet, notre rapporteure, Mme Mereana Reid Arbelot, vous a rendu visite afin de mieux comprendre les conditions d’accès aux archives détenues par votre département. Ce sujet est d’une importance capitale pour notre commission. En effet, malgré les efforts d’ouverture initiés en 2013 par le ministre de la défense, M. Jean-Yves Le Drian, et poursuivis depuis 2021 à la demande du Président de la République, l’accès aux archives des essais nucléaires français demeure une question sensible. Les chercheurs nous ont fait part de leurs difficultés d’accès, de même que les vétérans, qui peinent à obtenir leurs dossiers, notamment médicaux. Dès lors, nous souhaitons que votre audition permette de faire le point sur les archives sous votre responsabilité. De quelles archives parle-t-on exactement ? Pour quelle période ? Comment sont-elles accessibles ? De quels moyens disposez-vous pour les gérer et les valoriser ? Quelle est votre feuille de route en la matière ?
Avant cela, nous attendons de vous une présentation des missions et des moyens du DSCEN depuis sa création en 1998. Nous souhaitons également que vous précisiez les interactions de votre service avec d’autres acteurs impliqués dans le suivi de ces sites, tels que la Direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le Délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la Défense (DSND) et, plus largement, les armées.
Vos propos liminaires seront l’occasion de présenter vos travaux, notamment les conclusions du dernier rapport de surveillance des atolls de Moruroa et de Fangataufa, tant sur le plan radiologique que géomécanique. Ce dernier point nous importe particulièrement, puisque nous nous intéressons également aux conséquences environnementales des essais nucléaires, en particulier les aspects géomécaniques et géologiques. Lors de son audition, l’anthropologue Bruno Saura nous a rappelé l’importance de cet enjeu, une large part des Polynésiens redoutant aujourd’hui qu’un effondrement partiel de l’atoll provoque un tsunami et une dissémination de matière radioactive. Ce risque ne saurait en effet être écarté, et il ne s’agit pas d’un scénario de fiction, puisque les armées se préparent à faire face à deux types d’événement : l’effondrement d’un bloc limité de la falaise corallienne et le glissement d’une loupe de carbonate. Vous nous présenterez donc les principales conclusions de ce rapport, ainsi que la méthodologie et les moyens mis à disposition de votre département pour mener à bien cette mission.
Avant de vous laisser la parole, je dois vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance de 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Anne-Marie Jalady et M. Jean-Philippe Ménager prêtent serment).
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady, responsable du département de suivi des centres d’expérimentation nucléaires (DSCEN) de la direction générale de l’armement (DGA) du ministère des Armées. Médecin des armées, mon parcours est à la fois universitaire et de terrain. J’ai servi comme médecin des forces pendant 27 ans au service de santé des armées, avec une pratique clinique en médecine générale et en médecine de prévention du travail, au profit des militaires et des civils de la défense. Ces quinze dernières années, je me suis spécialisée dans le domaine nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC), dont je suis praticienne certifiée. J’ai obtenu un master en risque sanitaire NRBC, créé par l’école du Val-de-Grâce sous l’égide de l’université Pierre et Marie Curie, ainsi qu’un diplôme universitaire de radioprotection pour les médecins du travail de l’université Paris-Descartes. J’ai réalisé plusieurs missions en médecine d’intervention et de secours dans ce domaine, notamment des exercices de prise en charge médicale sous contrainte NRBC, ainsi que la conception et la direction de formations pour les médecins et infirmiers militaires à la décontamination et au sauvetage en cas d’événement NRBC, que ce soit en opérations extérieures (Opex) ou sur le territoire national.
Je dirige le département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire depuis décembre 2022. Mon adjoint, Jean-Philippe Ménager, ingénieur civil de la défense sert dans ce département depuis douze ans et m’assiste notamment pour le suivi environnemental de la surveillance de Moruroa et Fangataufa. Le DSCEN a été créé par arrêté le 7 septembre 1998, lors de la dissolution de la Direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) et du Service mixte de surveillance radiologique-biologique de l’homme et de l’environnement (SMSRB). Ce département a pour mission d’assurer à la fois le traitement des demandes de suivi médico-radiobiologique du personnel du ministère des armées et le suivi environnemental des anciens sites d’essais nucléaires, Moruroa et Fangataufa. Il est installé au Fort de Montrouge et, à sa création en 1998, notre département comportait des scientifiques de la DGA et du Commissariat à l’énergie atomique. Depuis la fin de l’année 2018, le DSCEN ne compte plus aucun personnel du CEA.
Depuis sa création, le DSCEN est dirigé par un médecin militaire, car il gère près de 500 000 données individuelles ou collectives à caractère médical, incluant des données de suivi médico-radiobiologique individuel et des dossiers médicaux. Seul un médecin est habilité à exploiter ces documents, conformément à la loi sur le secret médical. La présence d’un médecin dans ce département est prescrite par l’arrêté ministériel du 10 mai 2019, qui décrit les missions du DSCEN. Le département opère sous pilotage ministériel, en particulier sous le contrôle du DSND. Le CEA, quant à lui, assure les opérations relatives au suivi des anciens sites. Il constitue notre appui technique ainsi que l’expert technique national en matière de nucléaire de défense.
Notre département poursuit quatre missions principales. La première mission se rapporte à la supervision et au contrôle de la surveillance radiologique et géomécanique des deux sites d’essais nucléaires en Polynésie, à savoir Moruroa et Fangataufa. Cette surveillance, qui nous occupe beaucoup au quotidien, est réalisée à la fois par des campagnes de mesures ponctuelles et par des mesures continues. Elle s’appuie sur un état des lieux établi à la fin des essais nucléaires français par deux expertises internationales demandées par la France pour examiner les domaines radiologique et géomécanique. Sur le plan radiologique, une expertise a été conduite par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de 1996 à 1998. Cette expertise internationale a mobilisé 75 experts de vingt nationalités, 25 organismes internationaux et 22 laboratoires de treize pays. Les conclusions de cette expertise étaient les suivantes : « Il n’est pas nécessaire de poursuivre la surveillance de l’environnement de Moruroa et Fangataufa à des fins de protection radiologique. Aucune mesure corrective n’est nécessaire pour des raisons de protection radiologique, que ce soit maintenant ou à l’avenir. »
Cependant, la France a décidé de continuer la surveillance radiologique de ses atolls et de leur environnement. Cette surveillance est effectuée par une campagne de prélèvements physiques et biologiques annuelle, appelée mission Turbo. Les prélèvements physiques concernent les eaux océaniques, les eaux de lagons, les eaux souterraines, le sol, le sable et les sédiments. Les prélèvements biologiques incluent la noix de coco, le plancton, la faune aquatique, les poissons et les crustacés. Chaque année, entre février et mai, environ 70 personnes sont mobilisées pour cette mission. Une petite équipe du CEA, composée d’une dizaine de personnes, inclut des scientifiques, ainsi que des plongeurs et des pilotes d’embarcation recrutés localement. Cette mission bénéficie du soutien logistique du personnel du ministère des armées et du Commandement supérieur des forces armées en Polynésie (Comsup), couvrant 85 zones de prélèvement et les deux atolls de Moruroa et Fangataufa, ainsi que leur environnement. Environ 350 échantillons, représentant 1 200 kg, sont prélevés, et 700 analyses sont réalisées dans les laboratoires de haute technicité du CEA près de Paris.
Sur le plan radiologique, une surveillance continue est assurée par des préleveurs d’air et des dosimètres d’ambiance à Moruroa. Concernant la géomécanique, une expertise internationale de Moruroa et Fangataufa a été demandée par la France après les essais nucléaires. Réalisée par la Commission géomécanique internationale, dirigée par le professeur Charles Fairhurst, cette expertise a conclu en 1999 à l’absence de déstabilisation du socle volcanique des atolls, mais à une déstabilisation locale des formations carbonatées nécessitant la poursuite de la surveillance géomécanique des anciens sites d’essais nucléaires. En 2024, la surveillance géomécanique est continue à Moruroa. Elle est assurée par un système unique de télésurveillance appelé Telsite. Une surveillance ponctuelle est également effectuée par des campagnes de mesures topographiques régulières sur les deux atolls. Les résultats de ces surveillances sont publiés dans des rapports techniques disponibles en ligne sur le site internet du ministère des armées. Le DSCEN finalise et édite ces bilans de surveillance après de nombreux échanges avec les scientifiques du CEA, les experts de la Commission de sécurité des anciens sites (C3S) et de l’Autorité de sûreté nucléaire de défense (ASND) à Paris. À l’issue de ce processus, nous adressons les bilans pour validation au DSND.
La deuxième grande mission du DSCEN est une mission de communication, notamment celle des résultats de cette surveillance. Le ministère des armées a publié plusieurs ouvrages scientifiques de référence, dont celui intitulé La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie : À l’épreuve des faits, paru en 2006, c’est-à-dire dix ans après la fin des essais. Cet ouvrage est conçu par une équipe mixte de scientifiques du DSCEN, qui a opéré une synthèse exhaustive sur les expositions, sur la base d’archives techniques et de surveillance. Il comporte près de 500 pages de données scientifiques sur les conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie. Je souligne l’importance de cet ouvrage, reconnu comme une référence par les acteurs du domaine. Il est disponible sur Internet en accès libre.
La communication des résultats de la surveillance de Moruroa et Fangataufa s’effectue lors d’une commission d’information à Papeete, présidée par le haut-commissaire, conformément à l’arrêté du 4 mai 2015. La dernière commission s’est tenue le 10 novembre 2023 à Papeete. Je me suis rendue sur place pour présenter les résultats aux autorités civiles et militaires, aux élus et à la presse. Une action de communication a ensuite eu lieu à Moruroa le 9 mars 2024. À la demande des autorités, je me suis alors exprimée devant une délégation invitée par le haut-commissariat et composée de personnalités politiques, dont Mme la rapporteure, d’associations de vétérans, et de retraités. Cette action a été suivie par la presse. J’ai également rendu accessibles sur le site internet du ministère des armées deux films de quatre minutes chacun, décrivant la surveillance environnementale des deux atolls en détail. Ces films, très pédagogiques, sont disponibles en version française et en tahitien, afin de rendre cette surveillance compréhensible pour le plus grand nombre.
La troisième grande mission du DSCEN est la conservation et l’exploitation des archives médicales de la période des essais nucléaires français. Le DSCEN dispose du suivi médico-radio-biologique des travailleurs du ministère des armées, soit 78 000 personnes présentes pendant les essais nucléaires français. Nous ne détenons pas les archives médicales de toutes les personnes ayant travaillé sur les sites à cette époque, mais nous possédons les résultats médicaux individuels du personnel du ministère des armées considéré comme exposé au rayonnement ionisant, et ayant bénéficié d’examens spécifiques dans ce domaine. Il s’agit en particulier de dosimétrie individuelle ou collective d’ambiance, des résultats d’analyses radio-toxicologiques des urines et des selles, de résultats sanguins, de numérations-formules, de fiches de soins de l’infirmerie-hôpital des sites (IHS), ainsi que de dossiers de médecine de prévention. Ces archives représentent 330 mètres linéaires.
De 2003 au 31 mai 2024, nous avons comptabilisé 6 540 réponses à des demandes d’accès à ces données médicales. Nous cherchons et ouvrons les archives comportant les données médicales individuelles. Nous réalisons des copies pour les personnes qui demandent une indemnisation ou pour celles qui souhaitent obtenir des informations sur leur passé radiologique, c’est-à-dire les vétérans et leurs ayants droit. Nous fournissons des copies au Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), aux médecins du haut-commissariat participant à la mission « aller vers », aux médecins du centre médical de suivi, afin de les aider à constituer les dossiers d’indemnisation, aux médecins de la commission de recours de l’invalidité, ainsi qu’au service des pensions militaires d’invalidité de La Rochelle. En 2023, nous avons constaté une augmentation significative des demandes, avec un nombre de dossiers médicaux traités ayant plus que doublé par rapport à 2021, passant de 201 à 460 dossiers, soit le volume de dossiers le plus important que nous ayons eu à traiter depuis treize ans. Cela a exigé un effort considérable pour respecter le délai de réponse au Civen de deux mois. Nous parvenons à respecter ce délai pour tous les dossiers médicaux, même si cela représente une difficulté.
Enfin, la quatrième grande mission du DSCEN concerne la conservation et l’exploitation des archives non médicales. Ces archives ne contiennent pas de résultats médicaux individuels, et sont principalement classifiées ou protégées. Il s’agit des archives du Service mixte de sécurité radiologique (SMSR), du Service mixte de contrôle biologique (SMCB) et de la Dircen.
Le DSCEN a été déclaré « service d’archives intermédiaires du ministère des armées » au Journal officiel du 28 décembre 2023. Mon service n’est pas ouvert au public : il ne dispose pas de salle de lecture et se trouve en zone protégée. Nos archives sont qualifiées d’intermédiaires, par opposition aux archives définitives. Elles constituent en réalité des documents de travail, tant que leur durée d’utilité administrative n’est pas échue. Nous possédons des archives médicales classées « secret médical » selon la loi, ainsi que des archives non médicales, le plus souvent classifiées « confidentiel défense » ou protégées par une mention de protection. Depuis les décisions de la table ronde de 2021, nous ouvrons régulièrement nos archives aux chercheurs qui en font la demande. Cependant, cette ouverture est limitée par le respect des lois et des procédures en matière de protection du secret défense et du secret médical. Avant toute communication, une archive doit être systématiquement relue par du personnel compétent pour vérifier que sa divulgation respecte les textes de loi en vigueur. Ces textes ont été modifiés à l’été 2021. Pour la première fois, une articulation et une cohérence ont été établies entre le code du patrimoine, cadre législatif et réglementaire des archives, et l’instruction générale interministérielle (IGI) 1 300 sur la protection du secret de la défense nationale. L’IGI 1 300 a été modifiée en août 2021, et nous nous sommes adaptés à ces nouveaux textes. L’article L213-2 du code du patrimoine décrit précisément les cas où la communication des archives est impossible.
Depuis ma prise de fonction, nous avons examiné 4 435 archives du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) au Service historique de la défense (SHD), afin de donner un avis en commission technique de déclassification. Ces temps de lecture et ces participations à ces commissions ont significativement impacté notre activité, les déclassifications du SHD ayant été nombreuses et réalisées dans un délai très contraint. Nous avons par ailleurs accueilli plusieurs chercheurs. En février 2024, pour les documents librement communicables, nous avons remis 44 documents à un chercheur, dont 32 documents déclassifiés pour la première fois. À cela s’ajoutent 46 documents non librement communicables, pour lesquels la DGA a signé une décision de déclassification en février 2024. En 2023, la DGA avait signé 112 décisions de déclassification via le DSCEN. L’ensemble de ces tâches a exigé du DSCEN un travail considérable de recherche, de lecture, d’examen de communicabilité, de déclassification et d’instruction des dérogations pour les archives non librement communicables. Ces activités se sont ajoutées à nos missions habituelles.
Les travaux de votre commission portent sur des sujets complexes, souvent liés à des faits anciens remontant, dans le cas des essais aériens, à plus de cinquante ans. Les réponses précises aux questions légitimes sont parfois difficiles à obtenir, et nécessitent un effort considérable. Mon département, composé d’une petite équipe de quatre personnes, est mobilisé pour l’ensemble des missions que je viens de décrire. Le DSCEN s’appuie, dans toutes ses actions, sur des faits, des données scientifiques et des mesures. Chaque année, nous publions les résultats de la surveillance radiologique et géomécanique à Moruroa et Fangataufa. Nous nous engageons également à assurer une transparence maximale en fournissant le plus d’informations possible, que ce soit pour la recherche de données médicales dans le cadre des dossiers d’indemnisation, ou pour les chercheurs. Les dossiers médicaux sont traités dans un souci constant de l’intérêt du patient. Un effort important est réalisé pour rendre nos archives toujours plus accessibles, dans le respect de la loi.
Enfin, je précise que, bien qu’il partage le même acronyme, notre département ne doit pas être confondu avec la Délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, qui n’a pas les mêmes missions. Nous assurons, pour notre part, le suivi des centres d’expérimentations et non le suivi des conséquences des essais nucléaires.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Le rapport de l’AIEA datant de 1996-1998 recommandait de cesser la surveillance environnementale de Moruroa et Fangataufa. Peut-on en conclure qu’il serait possible d’habiter sur ces deux atolls ? Ma question est volontairement candide, bien entendu.
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. La réponse est non : il est impossible de vivre sur ces deux atolls, parce qu’ils sont contaminés par une pollution radioactive, désormais parfaitement connue et circonscrite. Ces atolls sont occupés par des militaires, notamment Moruroa, qui abrite un détachement militaire pour assurer la sécurité et la logistique. Ils bénéficient du statut particulier d’Installations et activités nucléaires intéressant la défense (Ianid), régi par des textes spécifiques du code de la défense, ce qui limite l’accès à ces zones. Il convient cependant de noter qu’actuellement, l’utilisation de dosimètres n’est pas nécessaire pour se rendre à Moruroa. Il n’existe aucun risque radiologique pour les visiteurs, à condition de ne pas pénétrer dans les zones interdites, y compris pour les militaires et les scientifiques du CEA. La radioactivité est présente dans les sous-sols.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Dès lors, comment l’AIEA peut-elle affirmer que la surveillance environnementale n’est plus nécessaire, puisque, comme vous le mentionnez, la présence de radioactivité dans certains endroits, notamment dans le sous-sol, est avérée ?
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Elle l’affirme sur la base des mesures réalisées sur place. Je comprends que l’on puisse craindre de se rendre à Moruroa. Mais nous effectuons des mesures en permanence, qui permettent d’assurer la sécurité, et c’était déjà le cas à l’époque. Vous avez pu voir à Moruroa un dosimètre d’ambiance et des préleveurs d’air. J’ai évoqué également la mission Turbo.
À l’époque du rapport de l’AIEA, un bilan exhaustif avait été dressé, avec un nombre considérable de prélèvements permettant de confirmer les mesures. L’AIEA, en tant qu’agence internationale indépendante de la France, avait engagé sa responsabilité dans cette évaluation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’entends deux discours incompatibles. D’une part l’AIEA, agence internationale censée être indépendante, affirme que la surveillance environnementale n’est pas nécessaire. D’autre part, vous faites état de contaminations si fortes qu’elles justifient des mesures en permanence, et rendent les atolls inhabitables. Certes, nous avons pu nous rendre à certains endroits de Moruroa, mais nous n’avons pas pu accéder à Fangataufa, et j’aimerais d’ailleurs comprendre pourquoi. En tout cas, il y a une divergence entre vos discours respectifs.
M. Jean-Philippe Ménager, adjoint de la cheffe du DSCEN. Avant de répondre à cette question, madame la rapporteure, permettez-moi de me présenter brièvement. Ingénieur civil au ministère des armées, j’ai intégré le DSCEN en septembre 2011. À cette époque, ce département était encore un service mixte, comprenant des personnels du CEA et du ministère des armées, majoritairement des participants aux essais nucléaires. Ces personnels étaient des scientifiques et des spécialistes en radioprotection. J’ai rapidement été intégré à l’équipe responsable de la surveillance radiologique environnementale sur les anciens sites d’essais polynésiens. Dès 2012, j’ai participé, puis dirigé, la mission Turbo. Cette mission annuelle se déroule sur environ deux mois, mobilise de nombreuses personnes et une grande quantité de matériel, et permet de rapporter les échantillons nécessaires aux mesures environnementales. Au sein du département, j’ai également contribué au traitement des résultats d’analyse radiologique et à la rédaction du bilan annuel de la surveillance radiologique des atolls. Depuis 2019, le CEA a pris en charge la partie analyse, tandis que nous avons maintenu le contrôle. J’occupe le poste d’adjoint du chef de département, supervisant principalement la surveillance environnementale de Moruroa et de Fangataufa. Sur un plan plus personnel, mon père a participé aux campagnes d’essais aériens en Polynésie de 1966 à 1974. J’ai vécu à Papeete, puis à Mahina, durant cette période. Cependant, je n’ai découvert l’histoire des expérimentations nucléaires qu’en rejoignant le DSCEN, par hasard.
J’en viens à présent à votre question. La contradiction entre le rapport de l’AIEA et les mesures, notamment la poursuite de la surveillance, est très simple à expliquer, et le DSND l’a d’ailleurs clarifiée à plusieurs reprises. À la fin des expérimentations, après les périodes d’assainissement, de nettoyage et de déconstruction déjà réalisées ˗ la France est le seul pays à avoir décidé de raser complètement les infrastructures afin de ne plus jamais procéder à des essais sur ces sites ˗ une expertise de l’AIEA a été menée, visant à vérifier que le nettoyage et l’assainissement étaient suffisants d’un point de vue humain et sanitaire, permettant ainsi aux personnes de se rendre sur les sites en toute sécurité. Cette expertise a consolidé les conclusions déjà proposées par le CEA, à savoir que l’on pouvait se déplacer sans crainte sur l’atoll, à l’exception des zones polluées très circonscrites. Ces zones spécifiques se trouvent dans les sédiments des fonds des lagons, que ce soit à Fangataufa ou à Moruroa. C’est la raison pour laquelle ces zones restent interdites et que leur accès est strictement réglementé, notamment en cas d’intervention à réaliser sur place.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous confirmez donc que l’AIEA a réalisé des mesures elle-même entre 1996 et 1998. Sur quelles données s’est-elle basée pour valider les résultats et les calculs du CEA sur les radiations autour de l’île de Tahiti ? L’AIEA avait-elle été missionnée à l’époque du tir Centaure en 1974 pour effectuer des relevés elle-même, ou bien s’est-elle basée uniquement sur des données du CEA ?
M. Jean-Philippe Ménager. Je dois avouer que je n’ai pas la réponse complète à cette question. Cependant, je sais que l’AIEA a consulté les rapports remis à l’ONU à l’époque. En effet, à partir de 1966, l’ONU recevait chaque année, par l’intermédiaire du Comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear), des bilans annuels des retombées. Ces bilans publics ont servi de base pour les calculs, c’est certain. En outre, il existait des données confidentielles contenues dans des rapports que nous avons probablement dans nos archives. Ces données ont été utilisées par le CEA pour compléter les informations disponibles, et établir une base de données de résultats afin de réaliser leurs calculs.
L’AIEA, quant à elle, ne s’est pas prononcée sur les chiffres ou sur les valeurs initiales, mais sur la méthodologie de calcul, ce qui est une distinction importante. L’objectif était de démontrer que la méthodologie de calcul n’était pas aberrante. Les conclusions du rapport de 2010 sont à cet égard très positives. En effet, selon ce rapport, plusieurs surestimations de doses ont été identifiées, malgré les méthodes employées, car les hypothèses de travail étaient relativement conservatrices. De plus, certaines données avaient été prises en considérant les maximums atteints dans les résultats d’analyse. Par conséquent, cela a conforté tout le monde.
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. L’approche retenue pour estimer les doses consistait à privilégier les résultats de mesures les plus élevés, ou bien à adopter des hypothèses relativement conservatrices, c’est-à-dire retenir toujours les limites supérieures des estimations de doses. Cela était vrai en 1998, et cela l’est également pour le deuxième rapport de l’AIEA concernant l’examen des experts internationaux sur l’exposition du public aux radiations en Polynésie française, suite aux essais nucléaires atmosphériques français. Ce rapport a été publié entre septembre 2009 et juillet 2010, après la publication du livre que j’ai mentionné, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie : À l’épreuve des faits.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez cité différents organismes, mais j’aimerais comprendre qui a procédé aux mesures initiales et constitué les données de base.
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Je ne dispose pas de cette réponse précise, aussi je vous propose de vous fournir ultérieurement une réponse par écrit.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Nous avons entendu des vétérans lors de nos auditions, qui nous ont parlé de leur dossier médical disparu ou caviardé. Madame Jalady, est-ce dans votre service que disparaissent les données médicales des vétérans ? Est-ce dans votre service que les dossiers médicaux sont perdus ou que des pages en sont arrachées ? Vous avez indiqué avoir répondu à plus de 6 000 demandes de consultations, dont 460 en 2023. Or les vétérans affirment soit qu’ils n’ont pas accès à toutes les données les concernant, soit que celles-ci n’existent pas, soit qu’elles ont existé mais ont disparu. Certains laissent même entendre qu’ordre a été donné de déclarer que tout était « propre ».
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Pour ce qui est de l’historique des essais nucléaires français, je dois préciser que je n’étais pas encore née en 1966. Je ne puis vous fournir des réponses sur des faits antérieurs à ma prise de fonction au DSCEN, en décembre 2022. Pour l’historique et la partie technique des résultats et des expositions, je vous renvoie à l’ouvrage La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie : À l’épreuve des faits, paru en 2006. Les auteurs ont réalisé une synthèse des documents de surveillance, qui sont aujourd’hui appelés « archives ».
Pour la partie médicale, je ne peux pas vous dire si des archives ont disparu. Lorsque je suis arrivée au DSCEN, j’ai trouvé un service avec des archives papier, et j’ai d’ailleurs eu l’occasion de le faire visiter à Mme la rapporteure. Ces archives ne concernent que le personnel suivi pour la surveillance médico-radiobiologique de l’époque. Nous ne possédons pas les dossiers médicaux de tous les personnels ayant travaillé en Polynésie à l’époque. C’est pourquoi je ne voudrais pas que mon service soit accusé de détenir tous les dossiers médicaux, car notre mission se limite aux données de surveillance médico-radiobiologique. Quant à savoir si certains dossiers étaient incomplets, il existait une telle culture du secret à l’époque que je ne peux pas répondre avec certitude.
M. le président Didier Le Gac. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par « culture du secret » ? Qui l’entretenait, et comment ?
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). M. le président a anticipé l’autre versant de ma question. En effet j’aimerais comprendre sur quelle base s’est opérée la sélection des personnes concernées par les contrôles, et qui a opéré cette sélection. Une question a émergé au fil de nos auditions : les personnes ayant fait l’objet d’un suivi médical consistant n’étaient-elles pas, en quelque sorte, des cobayes humains ? Ou alors, pourquoi certains ont-ils été suivis, et pas d’autres ?
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. La surveillance en matière de radioprotection, conformément aux textes réglementaires de l’époque, a considérablement évolué depuis 1966. À cette époque, des commissions de sécurité étaient chargées de définir les modalités d’application des normes réglementaires, et d’adapter le dispositif à chacune de ces évolutions. Le suivi du personnel du ministère des armées était assuré par les médecins du service de santé des armées au titre de la médecine du travail. Ils s’appuyaient sur le laboratoire d’analyse médicale (LAM) et le laboratoire de radiobiologie (LRB), qui effectuaient des analyses radiochimiques et anthropogammamétriques. Durant la période des essais atmosphériques, le laboratoire de radiobiologie était implanté auprès de l’hôpital Jean-Prince à Papeete, et des structures mobiles étaient déployées à la demande, soit à bord des bâtiments de la marine nationale, soit sur des atolls. Durant la période des essais souterrains, ces installations étaient implantées à l’infirmerie-hôpital des sites à Moruroa. Le service de santé des armées mettait en œuvre des postes de décontamination fine (PDF), où étaient effectués les soins spécifiques, notamment la décontamination de la peau et des blessures en cas d’incident ou d’accident radiologique. Les PDF étaient installés sur les bâtiments de la marine nationale à Hao lors les essais atmosphériques, puis à Moruroa lors des essais souterrains.
L’ouvrage La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie : À l’épreuve des faits, dont les données correspondent à nos archives, fournit des informations sur l’exposition des travailleurs. Entre 1966 et 1974, pendant les essais aériens, 52 750 personnes, quels que soient leur appartenance, leur fonction, les risques d’exposition, la durée de séjour et le lieu d’affectation, ont été soumises à une surveillance dosimétrique. L’analyse des résultats de cette surveillance montre que seuls 3 425 d’entre eux ont été exposés lors d’opérations spécifiques listées. Quels sont les travailleurs surveillés pendant la période des essais aériens français ? Pour le ministère de la défense, il s’agissait des personnels réalisant les missions de pénétration pilotée et de poursuite du nuage, les missions d’écoute des réseaux de bouées radiologiques, les investigations et prélèvements dans les zones de retombées proches, le repérage et le chalutage des têtes de fusées tirées dans le nuage, la réception des missions aéroportées ou la décontamination du matériel.
Au cours des essais aériens, la majorité du personnel a reçu des doses inférieures au seuil d’enregistrement, c’est-à-dire 0,2 mSv. Ces résultats systématiquement très faibles m’ont d’ailleurs surprise à mon arrivée. Des doses annuelles supérieures à 5 mSv ont été enregistrées dans 291 cas. Le dépassement de la limite réglementaire annuelle des doses, fixée à 50 mSv, a été constaté dans trois cas. Je rappelle que, à l’époque, cette limite réglementaire annuelle de 50 mSv concernait les travailleurs des catégories les plus exposées, de nos jours appelées catégorie A. Depuis 2002, cette limite a été abaissée à 20 mSv. Dans deux des trois cas de doses supérieures à 50 mSv, les doses reçues étaient comprises entre 120 et 180 mSv. Les travailleurs en question étaient membres de l’équipage de l’avion Vautour effectuant des pénétrations pilotées dans le nuage radioactif à la suite de l’essai Aldébaran en 1966.
Pendant les essais souterrains, entre 1975 et 1996, plus de 5 200 travailleurs ont été soumis à une surveillance dosimétrique en fonction de leur affectation et de leur période de présence sur site. Les sites d’exposition externe étant limités, seul le personnel effectuant des opérations spécifiques était susceptible d’être exposé. Ces opérations incluaient le montage des engins nucléaires à tester, l’exécution des postes de forage après les essais, le traitement des échantillons de lave issus des cavités et la décontamination des instruments de forage. La majorité du personnel a été exposée à une dose annuelle inférieure au seuil d’enregistrement de 0,2 mSv. 2 124 doses annuelles étaient supérieures à 0,2 mSv, dont dix doses comprises entre 5 et 15 mSv, et parmi elles une seule comprise entre 15 et 30 mSv.
Concernant la population, les doses susceptibles d’être délivrées aux habitants des trois îles de Polynésie par les retombées radioactives proches des six essais – Aldébaran en 1966, Rigel en septembre 1966, Arcturus en 1967, Encelade en 1971, Phoebe en août 1971 et Centaure en 1974 – ont été réévaluées en 2006. L’estimation des doses efficaces maximales pour les enfants a conduit à une valeur de 10 mSv, considérée comme une dose faible pour laquelle aucun effet stochastique, c’est-à-dire l’apparition de cancers, n’est attendu. Les doses maximales délivrées à la thyroïde des enfants ont été de 98 mSv aux Gambiers lors de l’essai Phoebe, et d’une valeur comprise entre 3 et 10 mSv en dose efficace aux Gambiers lors de l’essai Aldébaran.
À l’époque, les travailleurs exposés étaient désignés comme « des travailleurs directement affectés ».
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Disposez-vous du nombre précis de dosimètres installés et portés par le personnel militaire et civil ? Lors de l’audition précédente, il a été mentionné 42 000 dosimètres, dont 1 700 auraient présenté un résultat positif. Ce chiffre nous a semblé étrange, surtout pour des dosimètres placés sur des sites de tirs atmosphériques. Pouvez-vous nous fournir des éclaircissements à ce sujet ?
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Cette question concerne l’histoire technique des essais. Je n’ai pas ce chiffre à disposition, aussi je vous propose de vous répondre par écrit.
M. le président Didier Le Gac. Avez-vous des échanges avec la seule Direction des applications militaires (DAM) du CEA, ou bien avec d’autres directions du CEA ?
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Je ne travaille pas quotidiennement avec la DAM, mais avec une équipe de scientifiques, et mon principal interlocuteur est chargé de la surveillance environnementale. Nous échangeons fréquemment sur la surveillance environnementale à Moruroa et Fangataufa, en particulier sur les aspects radiologiques et géomécaniques. Ce chargé d’affaires nous met en relation avec les experts du domaine concerné. Nous devons réexaminer leurs documents et procéder à une seconde lecture pour émettre un avis sur ces bilans. Ensuite, nous nous réunissons avec l’Autorité de sûreté nucléaire de défense afin d’organiser des commissions de sécurité concernant cette surveillance radiologique et géomécanique. Ce n’est qu’après avoir recueilli l’avis des experts de l’ASND que nous pouvons éditer les bilans, lesquels sont ensuite mis à la disposition du public.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite connaître votre avis sur l’efficacité de cette structure. Vous avez mentionné dans la présentation de votre département que le CEA était intégré jusqu’en 2018. Pourquoi le CEA n’est-il plus inclus dans votre service ? Cette structure n’était-elle pas plus efficace ? En vous écoutant, Madame la médecin-chef Jalady, il me semble que cela complique l’avancement des dossiers, notamment en raison de l’accessibilité limitée des membres du CEA.
M. Jean-Philippe Ménager. Il m’est difficile d’apporter une réponse précise. À cette époque, en 2018, les personnels du CEA, qui étaient des anciens du SMSR et du SMSRB, ont tous pris leur retraite en deux ou trois ans. Ces personnes représentaient la mémoire de ce service, il semblait inopportun de faire entrer au DSCEN de jeunes membres du CEA, qui se seraient étonnés d’arriver dans un tel service. La décision de créer un mini-service au sein de la DGA s’est donc imposée naturellement.
À cette époque, l’adjoint au chef du département était un personnel du CEA, spécialiste de la géophysique des essais et particulièrement compétent pour analyser les documents et préparer des notes de synthèse. Il était très efficace en matière de surveillance géomécanique. En revanche, l’aspect radiologique a toujours été géré par l’équipe de notre département, accompagnée par de jeunes scientifiques et du personnel de laboratoire de la DAM du CEA. Ces derniers rejoignaient l’équipe pour les missions de prélèvement sur place, puis une partie revenait au laboratoire pour effectuer les analyses. Cette manière de procéder est toujours en vigueur. Le CEA a augmenté ses effectifs dans les laboratoires d’analyse, et ce sont les personnels de ces laboratoires qui partent en mission pour récupérer les échantillons, les renvoient en métropole et les analysent ensuite. Le fait que ce soit le même personnel qui effectue les prélèvements et les analyses est rassurant, puisque ces personnes connaissent bien les résultats.
Mme Raquel Garrido (LFI-NUPES). Madame Jalady, vous comprenez que, dans le cadre de notre enquête portant sur une période éloignée de plus de cinquante ans, nos attentes concernant les archives sont considérables. C’est pourquoi, si nous vous savons gré les informations que vous nous fournissez au sujet de vos activités actuelles et de la surveillance en cours, nous plaçons beaucoup d’espoir dans ce que vous pouvez nous révéler du point de vue archivistique. Dès lors, une réponse du type « en 1966, je n’étais pas née » n’est pas acceptable. Je sais bien que vous n’avez pas dit cela pour entraver notre travail d’enquête, mais je précise que vous êtes actuellement en position de responsabilité, et que, à ce titre, vous êtes en quelque sorte comptable de l’historique de l’État et de sa continuité. Il se peut que nous atteignions une limite dans cet échange oral aujourd’hui, mais il faudra alors compenser par un travail écrit ultérieur.
Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est de comprendre la gestion des dossiers médicaux. Vous avez mentionné avoir répondu à environ 6 500 demandes d’accès. Mais quelle est la nature de ces réponses ? Sont-elles positives, négatives, complètes ou incomplètes ? Concernant ces dossiers médicaux, avez-vous reçu des consignes pour, dans le but d’identifier des typologies d’affections ou de métiers des personnes concernées, effectuer un travail de synthèse, le cas échéant de façon anonymisée afin de surmonter l’obstacle du secret médical ? Avez-vous constaté, à la faveur de l’examen des archives, une cohérence avec les postulats de l’époque concernant les 3 000 personnes exposées à la radiation ? Les informations issues des dossiers médicaux sont-elles en accord avec les dogmes de l’époque, selon lesquels les problèmes étaient mineurs ? Ou bien y avait-il une insuffisante prise en compte de ces problèmes ?
Nous souhaitons que notre travail contribue à briser ce mur du secret, qui est terriblement pesant pour les personnes concernées, les malades, leurs ayants droit et les populations. En tant que parlementaires, nous tenons à trouver une forme de paix. Notre objectif n’est pas de pointer du doigt des individus à blâmer, mais de nous assurer que l’État assume la responsabilité historique de cette période. À ce titre, votre position est centrale.
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Pour nous, les dossiers médicaux disponibles concernent principalement les vétérans. Ces dossiers revêtent une importance capitale, parce que les vétérans, pour nous militaires, sont porteurs d’une charge symbolique très forte. Je suis médecin des forces, j’ai partagé des opérations extérieures avec des vétérans.
Nous ne disposons pas de dossiers médicaux pour la population, qui est également très importante mais qui n’a pas été suivie puisqu’il ne s’agit pas de travailleurs. J’ai parfois quelques dossiers de Polynésiens qui ont travaillé sur les sites au profit du ministère des armées.
Lorsqu’une demande émane d’un militaire, le secret médical ne constitue pas un obstacle. Si ce militaire a été exposé, nous mettons tout en œuvre pour répondre à sa demande. Nous avons recruté une assistante très investie et motivée, qui se consacre à la recherche dans les archives. Mme la rapporteure, lors de sa visite, a évoqué notre activité de « butinage ». En effet, nous ne disposons pas de dossiers médicaux constitués, puisque les données sont éparpillées dans notre service d’archives, et que notre assistante doit les rassembler pour constituer un dossier au profit du demandeur.
Je sais précisément combien de réponses nous avons pu fournir, car notre base de données est vivante et trace chaque demande. Cependant, elle ne précise pas si la réponse a été positive ou négative. Depuis quelque temps, nous recevons davantage de demandes de la part de populations polynésiennes, notamment via le Civen. En effet, chaque fois que le Civen instruit un dossier d’indemnisation, il nous envoie systématiquement le dossier pour vérifier si nous disposons de données médicales concernant la personne. Nous traitons toutes les demandes avec la même rigueur et la même motivation, dans un délai de deux mois, dont j’ai conscience qu’il peut sembler long pour les demandeurs. Initialement, la loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi Morin, imposait un délai de deux mois. Ce délai obligatoire n’est plus en vigueur actuellement, mais nous nous efforçons de maintenir ce rythme de deux mois, malgré toutes nos missions, afin que de ne pas ralentir les démarches du Civen. Le Civen nous a d’ailleurs confirmé, récemment, que ce délai lui permet de finaliser ses dossiers à temps, ce qui nous a conforté.
Nous recevons des demandes de vétérans, d’ayants droit et d’institutions. La mission « aller vers » a augmenté les demandes de dossiers.
Mme Raquel Garrido (LFI-NUPES). Je réitère ma question : vous a-t-il été demandé de réaliser une synthèse similaire à celles qu’effectuent les chercheurs à partir de cohortes de dossiers médicaux ?
Par ailleurs, vos dossiers sont-ils principalement utilisés pour soutenir les demandeurs d’indemnisation ? Ou arrive-t-il qu’ils soient employés pour s’opposer à une demande d’indemnisation ? Je pose cette question parce qu’une association nous a expliqué que le Civen pouvait parfois se montrer extrêmement pointilleux. Et j’aimerais comprendre comment les données que vous fournissez au Civen sont exploitées par celui-ci.
M. le président Didier Le Gac. Quelles sont les informations précises que vous demande le Civen ? S’agit-il toujours des mêmes ?
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Les données que nous communiquons peuvent aider les personnes concernées à obtenir une indemnisation. Comme je l’ai indiqué, les résultats des dosimétries sont rarement très positifs, ce qui est normal puisque, à l’époque, on s’efforçait de respecter la réglementation en matière de radioprotection et de minimiser l’exposition des travailleurs. Lorsqu’on parle d’exposition dans le domaine nucléaire, radiologique, biologique ou chimique (NRBC), on parle d’entrer dans une zone potentiellement contaminée, tout en étant équipé d’une tenue de protection, ainsi que de métrologie d’ambiance et de métrologie individuelle afin de minimiser les risques. Ces pratiques de prévention étaient en vigueur à l’époque, en conformité avec les normes du moment. Il n’est donc pas surprenant de trouver des dosimétries faibles. Toutefois, il arrive parfois que des dossiers présentent des dosimétries supérieures à un millisievert, ce qui permet une indemnisation.
Cependant, il convient de rappeler que d’autres paramètres que la dosimétrie et les examens médicaux sont à prendre en compte dans un dossier. Ainsi, les dossiers de consultation simple à l’infirmerie-hôpital des sites, qu’il s’agisse d’une entorse de cheville ou de n’importe quelle pathologie, sont également importants, puisque disposer de ces informations dans son dossier permet de prouver sa présence sur place. Quelle que soit la nature des documents trouvés dans nos archives médicales, ils peuvent concourir à la qualité d’un dossier de demande d’indemnisation.
Lorsque nous recevons une demande du Civen, nous consultons notre base de données pour vérifier si nous disposons de documents sur la personne concernée. Ensuite, nous recherchons dans l’ensemble des archives tout ce que nous pouvons trouver, et nous rassemblons ces informations dans un dossier.
Concernant la question de Mme Garrido sur les études relatives aux vétérans, je renvoie aux études réalisées par la société Sépia. La première, une étude de mortalité couvrant la période 1966-1996, a été publiée en 2009. La deuxième, une étude sur la morbidité des vétérans couvrant la période 1966-2008, a été publiée en 2012. Enfin, une étude de synthèse sur la morbidité couvrant la période 1966-2015 a été publiée en 2020. Chaque étude donnera lieu à la publication d’un article scientifique. L’article relatif à la dernière étude de morbidité, couvrant la période 1966-2015, est actuellement en cours de publication après une révision par les pairs. Cette publication devrait intervenir d’ici deux ou trois mois.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Vous avez évoqué, Madame Jalady, l’évolution des normes et des appareils de mesure. On peut inférer de cette évolution que les anciens appareils de l’époque manquaient de précision, ce qui introduit un doute sur les mesures effectuées durant la période qui nous intéresse. En outre, les unités de mesure ont, elles aussi, évolué, et le sievert n’était pas encore utilisé. Comment les archives ont-elles évolué vis-à-vis de ces changements de paradigme ? Les mesures d’exposition ont-elles été converties dans les dossiers ou sont-elles restées dans les unités de l’époque ? Lors de la transmission des données, est-ce que vous fournissez l’équivalence en millisieverts ?
Par ailleurs, j’aimerais savoir si vos archives sont numérisées. Si l’on entre le nom d’un vétéran dans le système, peut-on accéder immédiatement à tous les documents où son nom apparaît ?
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Les normes de l’époque étaient effectivement différentes de celles en vigueur aujourd’hui. On utilisait par exemple des indices de tri. Quand on tombait sur un chiffre inférieur à 2, on pensait que le résultat était normal. Étant donné que le Civen dispose des éléments nécessaires pour interpréter les documents en fonction de l’évolution des normes, nous leur transmettons les données telles qu’elles sont. Nous effectuons systématiquement des copies, car ces données sont accessibles en version papier dans différentes pièces du département.
Les appareils de mesure ont considérablement évolué au cours du temps. C’est pourquoi nous avons dû actualiser cette année le guide de surveillance radiologique de Moruroa-Fangataufa, qui précise les prélèvements à effectuer sur place. Un premier guide avait été élaboré à la fin des essais nucléaires et validé par l’AIEA, et la dernière mise à jour datait de 2013.
La numérisation de nos archives n’est pas de mon ressort, mais de celui de la Direction de la mémoire, de la culture et des archives du ministère des armées. À ma connaissance, la numérisation des archives du DSCEN n’est pas prévue.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). La concentration radiologique dans les bénitiers et dans la faune en général est très significative dans les zones où les essais nucléaires ont été menés. J’aimerais savoir si cette pollution est susceptible de se propager par l’intermédiaire des courants marins et les migrations de poissons, ou bien si les mesures effectuées sur la biodiversité montrent qu’il n’y a pas de risque de contamination par la faune.
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Lors de la dernière commission d’information en novembre 2023 à Papeete, nous avons abordé la question des bénitiers. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) procède actuellement à des mesures sur ces mollusques, où l’on constate une radioactivité plus élevée que dans d’autres environnements. Cependant, il s’agit d’une radioactivité naturelle, due à la présence d’un radioélément, le polonium 210, non liée aux essais nucléaires. Le responsable du laboratoire de l’IRSN a expliqué dans les médias et devant la commission d’information que les Polynésiens, qui consomment beaucoup de mollusques, subissent une exposition interne plus élevée que celle de la population métropolitaine, en raison de cette radioactivité naturelle. Il a exprimé sa légère préoccupation sur ce point, tout en soulignant l’absence de risque sanitaire.
M. le président Didier Le Gac. Quelle est votre évaluation des conclusions des auteurs du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie sur les calculs de doses, et sur les erreurs qu’ils attribuent au CEA ?
Depuis le début des auditions, nous percevons une grande défiance de la population envers les institutions, qu’il s’agisse de la vôtre, de l’IRSN ou d’autres instances. Avez-vous ressenti cette défiance lors de vos déplacements en Polynésie ? Selon vous, quelles propositions pourraient être formulées pour lutter contre cette défiance ?
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Je pense avoir ressenti cette défiance à plusieurs niveaux, et je la regrette profondément. Travailler sur la confiance serait bénéfique pour l’unité de la nation, tant pour la population polynésienne que pour la population métropolitaine, parce que nous sommes unis de cœur. Nous nous efforçons de répondre à la défiance par la transparence, en rendant les archives aussi accessibles que possible. Les conclusions de la table ronde de 2021, souhaitée par l Président de la République, avaient insisté sur ce point. Cependant, comme je l’ai mentionné, les textes ont changé récemment, à l’été 2021, et des dispositions légales nous empêchent de divulguer certaines informations. De plus, des contraintes pratiques entravent cette divulgation. Malgré cela, nous faisons tout notre possible pour atteindre cet objectif. Je suis convaincu que la transparence favorisera l’apaisement. La confiance est une relation qui ne se décrète pas. Nous faisons de notre mieux pour l’instaurer.
Mme Raquel Garrido (LFI-NUPES). S’il existe des obstacles législatifs ou des contraintes pratiques, notre rôle, à nous parlementaires, est de formuler des recommandations. Nous ne remettons pas en question votre bonne foi, vos efforts louables et votre engagement. Cependant, notre objectif est de déterminer si nous pouvons faire évoluer ce cadre pour améliorer la situation.
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Les textes ont déjà évolué. Comme je l’ai mentionné, une articulation a été introduite entre le code du patrimoine ˗ qui encadre les archives ˗ et l’IGI 1 300 relative à la protection du secret de la défense nationale. L’article L213-2 du code du patrimoine énonce les exceptions, c’est-à-dire par exemple la divulgation de ce qui est proliférant et le secret médical, stipulant que les informations médicales sont protégées pendant cent vingt ans à partir de la naissance de la personne concernée. Il est interdit de transmettre le dossier médical à des personnes autres que les vétérans eux-mêmes, sauf si ce sont les médecins en charge du dossier.
M. le président Didier Le Gac. Vous n’avez pas répondu à la question relative au livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie.
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. Je considère que cet ouvrage relève davantage du militantisme que de l’approche scientifique. Je respecte pleinement le militantisme, qui est utile. Mais nous nous basons, pour notre part, sur des mesures et non sur des hypothèses, et nous avons bénéficié d’expertises internationales, impliquant de nombreux pays. Le propos de ce livre représente une voix, mais une voix parmi d’autres. En outre, il s’appuie sur certaines références discutables.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourriez-vous nous exposer brièvement la différence entre la spectrométrie et l’anthropogammamétrie, non pas du point de vue scientifique, mais du point de vue de leur usage ? Qu’apportent ces techniques, que mesurent-elles et qui avait accès à ces examens à l’époque ?
Mme la médecin-chef Anne-Marie Jalady. L’anthropogammamétrie permet de détecter une exposition aux radiations. Le recours à cette technique est exposé dans La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie : À l’épreuve des faits, qui recense les personnes ayant bénéficié de cet examen, parmi les travailleurs et la population. Je suis certaine que le directeur du Service de protection radiologique des armées (Spra) pourra vous fournir des explications plus précises.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Ménager, vous avez évoqué votre enfance à Mahina et la fonction de votre père. Quel est votre sentiment aujourd’hui, vous dont le père a travaillé au Centre d’expérimentation du Pacifique ? Vous avez indiqué avoir découvert l’histoire des essais nucléaires en intégrant le DSCEN, ce qui m’a interpellée. Il y a également beaucoup de silence autour de ce sujet, on le perçoit dans de nombreux témoignages, tant chez les vétérans que chez les Polynésiens ayant participé aux activités du CEP. Je souhaitais savoir comment vous avez vécu cette situation.
M. Jean-Philippe Ménager. J’ai vécu une enfance idyllique jusqu’à mes dix ans. En revanche, le secret était omniprésent. Je n’ai jamais entendu mes parents discuter de certains sujets entre eux. Tout était strictement confidentiel. Le seul mot qui m’est resté en mémoire est le nom de « Muru », pour Moruroa, où mon père se rendait régulièrement. Je n’ai eu aucune information sur les activités de mon père, mais je n’étais qu’un enfant. Mon père est décédé accidentellement en 1976, après notre retour en métropole. Par conséquent, je n’ai pas eu l’occasion d’approfondir cette histoire. Récemment, j’ai retrouvé d’anciennes lettres datant de 1966. Même dans la correspondance de mon père, rien, ou presque rien ne transparaissait de ses activités.
M. le président Didier Le Gac. Nous vous remercions pour vos réponses. Nous vous invitons à nous transmettre par écrit tout élément supplémentaire que vous jugerez utile de nous communiquer.
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16. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant avec les anciens présidents du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) : Mme Marie-Ève Aubin, présidente de section honoraire du Conseil d’État, ancienne présidente du Civen (2010-2015) ; M. Denis Prieur, conseiller d’État honoraire, ancien président du Civen (2015-2017) ; M. Alain Christnacht, conseiller d’État honoraire, ancien président du Civen (2017-2021).
M. le président Didier Le Gac. Notre ordre du jour appelle maintenant l’audition des trois premiers présidents du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), qui se trouve au cœur de nos discussions depuis le début de notre commission. Tout d’abord, Mme Marie-Ève Aubin, présidente de section honoraire du Conseil d’État et première présidente du Civen, entre 2010 et 2015. Ensuite, M. Denis Prieur, conseiller d’État honoraire, président du Civen entre 2015 et 2017. Enfin, M. Alain Christnacht, également conseiller d’État honoraire, président du Civen entre 2017 et 2021.
Votre audition a pour but de nous permettre de mieux comprendre le fonctionnement du Civen au cours de ses dix premières années d’existence. Bien que vous ayez successivement occupé les mêmes fonctions, vous l’avez fait dans des conditions très différentes. Madame Aubin, à l’époque où vous étiez à la tête du Civen, celui-ci n’était pas encore une autorité administrative indépendante, et nous aimerions que vous reveniez sur le fonctionnement du Civen à cette époque, et sur les conditions d’exercice de sa mission auprès du ministre de la défense. Étiez-vous favorable à la transformation de cette structure en autorité administrative indépendante ? Quelles étaient, selon vous, les principales difficultés de son statut antérieur ? Nous souhaitons également comprendre comment il a été possible qu’entre 2010 et 2014, seules 17 victimes aient été indemnisées, alors que 830 dossiers ont reçu une réponse négative. Nous savons que la référence à un risque négligeable a été le point d’appui de nombreux rejets, mais ces chiffres sont vertigineux. Dès 2013, un rapport d’application du Sénat pointait l’échec de la loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi Morin, qui ne produisait pas les effets attendus. Selon vous, quelles sont les raisons de cet échec ?
Monsieur Prieur, vous avez vécu l’installation du Civen en tant qu’autorité administrative indépendante. Nous aimerions que vous nous expliquiez ce que cette transformation a changé du point de vue du fonctionnement de cette instance. Je souhaite que vous reveniez également sur un point précis évoqué par Sébastien Philippe et Thomas Statius dans leur célèbre livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, et rappelée en audition la semaine dernière. Selon ces auteurs, le Civen a utilisé jusqu’en 2017 un logiciel américain pour évaluer le risque négligeable, sans disposer de l’ensemble des paramètres nécessaires à son bon fonctionnement. Pouvez-vous confirmer cette information ou, au contraire, la contester ?
Par ailleurs, lors d’une audition au Sénat le 22 juillet 2015, vous avez déclaré que la détermination de la probabilité de causalité constituait la pierre angulaire du dispositif. J’avoue avoir été quelque peu surpris par cette affirmation, car, à mes yeux, l’équilibre de la loi Morin repose non pas sur une probabilité de causalité, mais sur le principe d’une présomption de causalité qui, certes, n’est pas absolue, comme en témoigne la référence dans le droit actuel au seuil de 1 millisievert. J’aimerais que vous développiez ce point.
Monsieur Christnacht, vous avez l’expérience la plus récente du Civen, votre nomination étant quasi concomitante à la promulgation de la loi Égalité réelle outre-mer de 2017, dite loi Erom, laquelle a supprimé la référence au fameux risque négligeable. Vous avez été chargé de l’application du nouveau cadre législatif et réglementaire, et j’aimerais que vous partagiez votre analyse de l’introduction d’une référence au seuil d’exposition de 1 millisievert. Nous attendons également de vous un bilan de l’activité du Civen sous votre présidence, de nombreux observateurs estimant qu’il y a eu un avant et un après loi Erom. Le hasard a voulu que vous quittiez vos fonctions peu après la publication de Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, et celle de l’expertise collective de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). J’aimerais connaître votre avis sur ces deux publications.
Enfin, j’aimerais vous demander à tous les trois comment vous expliquez que le nombre de dossiers déposés et acceptés soit si faible, alors que l’étude d’impact annexée à la loi Morin indiquait qu’au moins 30 000 personnes étaient susceptibles de développer une des pathologies non indemnisables au cours de leur vie ? Ce paradoxe demeure inexpliqué.
Avant de vous laisser la parole, je dois vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance de 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Ève-Marie Aubin, M. Denis Prieur et M. Alain Christnacht prêtent serment).
Mme Ève-Marie Aubin, présidente de section honoraire du Conseil d’État, ancienne présidente du Civen (2010-2015). Le Civen a été institué par l’article 4 de la loi Morin du 5 janvier 2010, adoptée après un considérable travail préparatoire, et de nombreux débats et rapports. L’objectif de cette loi était d’indemniser les personnes atteintes de maladies radio-induites provoquées par les essais nucléaires réalisés par la France entre 1960 et 1996 au Sahara et en Polynésie française. Cette indemnisation devait bénéficier aux civils et militaires ayant participé aux essais, ainsi qu’aux populations locales ayant résidé ou séjourné dans les zones des essais à certaines périodes définies par la loi, et atteintes d’une pathologie figurant sur une liste établie par décret en Conseil d’État. Cette liste a évolué au fil des années mais, initialement, elle concernait presque exclusivement des cancers.
La loi et la composition du comité, comprenant une majorité de médecins spécialistes reconnus en cancérologie, en maladies radio-induites et en radioprotection, établissaient que la mission du comité était de rechercher le lien médical entre une exposition aux rayons ionisants et une maladie figurant dans la liste. La loi instituait une présomption d’imputabilité de la maladie aux essais nucléaires, sauf si, je cite le texte de la loi, « au regard de la nature de la maladie et des conditions de l’exposition, le risque attribuable aux essais nucléaires pouvait apparaître comme négligeable ». Cette clause restrictive, bien que justifiée, a focalisé toutes les critiques et a finalement été supprimée. Mes deux collègues ici présents vous expliqueront ce que cela a changé dans le travail du Comité. Pour répondre à l’esprit de la loi, qui se voulait libérale et généreuse, le Civen a adopté, dès ses premiers mois de fonctionnement, une méthode claire et elle aussi généreuse pour l’étude des dossiers soumis. Il commençait par examiner la recevabilité de la demande, en vérifiant la nature de la maladie, le lieu d’exposition, l’époque, etc. Ensuite, il procédait à l’estimation de la dose reçue. À cet égard, je rappelle que, lors des travaux préparatoires de la loi, il avait été acté qu’il n’y aurait pas de seuil de doses, ce qui me semblait incohérent. En effet, seule une mesure de doses externe ou interne permet de déterminer s’il y a eu exposition à des rayonnements ionisants. Et un seuil de doses permet de reconnaître une maladie professionnelle imputable aux rayonnements ionisants dans le cadre du droit commun.
L’estimation de la dose reçue se faisait à partir des informations disponibles en dosimétrie externe individuelle, grâce aux dosimètres portés par le personnel travaillant sur les sites. La dosimétrie interne, quant à elle, reposait sur les résultats des examens anthroporadiométriques et toxicologiques. La dosimétrie d’ambiance fournissait des informations sur les conditions d’exposition et la nature de l’activité. En l’absence de dosimétrie individuelle, on retenait la dosimétrie d’ambiance pour les populations locales ou la dosimétrie reconstituée. Tous ces éléments étaient mis à la disposition du Civen par le Département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN), qui disposait d’un fonds d’archives considérable. J’ignore ce qu’il est devenu et qui le gère actuellement. À partir de ces éléments, la recherche de la probabilité de causalité était effectuée pour chaque dossier par un médecin-conseil du Civen, mis à disposition par le ministre de la défense. Pour cette recherche, nous utilisions des modèles fondés sur des études épidémiologiques, validés par la communauté scientifique internationale, et un calcul de probabilité à partir du logiciel Niosh-Irep, élaboré et régulièrement mis à jour conformément aux recommandations de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Je ne répondrai pas ici aux insinuations des auteurs de Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie à propos de ce logiciel, que nous avons utilisé tel quel, en retenant une probabilité de causalité très différente de celle retenue par les Américains et les Anglais. Pour chaque dossier, nous prenions toujours les éléments les plus favorables, ce qui conduisait à une surestimation systématique de l’exposition. À l’issue de ces calculs, nous obtenions un pourcentage de probabilité. Un pourcentage de 1 % ou plus aboutissait à une recommandation d’indemnisation, calculée selon la nomenclature dite « nomenclature Dintilhac ». Sinon, nous proposions un rejet de la demande.
Je souhaite m’arrêter sur ce 1 %. Cela signifie que si 100 personnes ont subi une dose d’irradiation et sont atteintes de la même maladie, une seule de ces maladies est possiblement imputable à l’irradiation. Les 99 autres seront indemnisées de la même manière, car, comme vous le savez, le problème du cancer est qu’il n’existe pas de signature spécifique, et qu’il peut avoir de multiples causes. Je rappelle que les Américains retiennent une probabilité de 50 %, et les Anglais, 20 %. Il est donc déraisonnable de soutenir que la faiblesse du nombre de dossiers indemnisés est due à une sévérité excessive du Civen. Je me souviens, par exemple, d’un cas où, malgré notre conviction unanime qu’il n’existait aucun lien entre une possible irradiation et la maladie invoquée, qui était génétique, nous avons reconnu un droit à indemnité.
Pendant la période où j’ai présidé le Civen, de 2010 à 2015, celui-ci a tenu environ trente réunions par an, étudié 847 demandes et formulé autant de recommandations, toutes suivies, à ma connaissance, par le ministère. Cela justifie pleinement la transformation du Civen en autorité administrative indépendante, évitant ainsi les itérations de dossiers entre le comité et le ministère de la défense.
Près de 200 demandes sur les 847 reçues n’étaient pas recevables, que ce soit pour des raisons de maladie, de lieu ou de temps.
Je conçois que ces résultats aient pu sembler décevants pour ceux qui avaient placé de grands espoirs dans la loi Morin, comme cela est apparu très clairement lors des deux commissions de suivi auxquelles j’ai participé. Durant ces commissions, le travail du Civen a été vivement critiqué par les représentants des diverses associations. Cependant, comme je l’ai mentionné précédemment, on ne peut attribuer la faiblesse du nombre d’indemnisations à une frilosité ou à une pingrerie du Civen. Les résultats de notre action au fil des années sont en accord avec les études épidémiologiques, notamment l’étude Sépia pour les vétérans des essais et les études de l’Inserm, dont les résultats ne sont pas véritablement surprenants. Ils témoignent, selon moi, de l’erreur initiale qui a consisté à aborder le problème, notamment celui de la dette morale que la France a envers la population polynésienne, sous l’angle de l’imputabilité médicale. À mon avis, il aurait fallu envisager une indemnisation forfaitaire, voire globale, plutôt que de mettre en place cette « usine à gaz », qui n’a pas donné de résultats satisfaisants, mais que je ne renie absolument pas. Nous avons accompli, avec la plus grande souplesse possible, la mission que le législateur nous avait confiée.
M. Denis Prieur, conseiller d’État honoraire, ancien président du Civen (2015-2017). J’ai succédé à Mme Aubin en tant que président du Civen, et exercé mes fonctions du 24 février 2015 au 3 février 2017, date à laquelle M. Christnacht m’a remplacé. Durant les années 2015 et 2016, le Civen a poursuivi son travail en suivant l’élan initié par ma prédécesseure, mais sous le nouveau statut juridique d’autorité administrative indépendante, conformément à l’article 4 de la loi du 5 janvier 2010, dite loi Morin, dans sa version applicable à la date de ma prise de fonction. Ce changement de statut, transformant la commission placée auprès du ministre de la défense en autorité administrative indépendante, a permis au Civen de décider lui-même des suites à donner aux demandes d’indemnisation qui lui étaient soumises, retirant ainsi cette compétence au ministre de la défense. Durant ces deux années, j’ai signé, au nom du Civen, les décisions d’acceptation ou de rejet des demandes d’indemnisation, ainsi que les offres d’indemnisation lorsque les demandes étaient acceptées, en conformité avec les délibérations collégiales du Civen. Dans la pratique, les conséquences de ce changement de statut juridique ont été limitées, car, comme l’a rappelé Mme Aubin, le ministre de la défense suivait systématiquement les recommandations du Civen.
N’étant ni médecin ni spécialiste en physique nucléaire, je m’en remettais à mes collègues plus compétents pour déterminer le sens des décisions à prendre sur les demandes présentées. Chaque décision prise sur chaque dossier a été délibérée de manière collégiale. J’ai eu la chance que sur les huit membres nommés par le décret du 24 février 2015 en tant que membres du Civen, six avaient déjà fait partie du Civen sous la présidence de Mme Aubin. Les deux nouveaux membres étaient également, comme la plupart de leurs collègues, des professeurs de médecine. L’un avait été choisi pour sa compétence en épidémiologie, l’autre désigné sur proposition des associations représentatives des victimes des essais nucléaires, après avis conforme du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). Malheureusement, le professeur spécialiste en épidémiologie a rapidement cessé de participer aux séances du Civen, car il jugeait ses autres activités trop prenantes. Malgré de multiples démarches auprès du HCSP, je n’ai jamais réussi à obtenir la nomination d’un autre épidémiologiste pour siéger au Civen.
Le décret du 15 septembre 2014, qui est le décret d’application de la loi Morin, dans sa version applicable pendant ma présidence, prévoit dans son article 13 que le Comité d’indemnisation détermine la méthode qu’il retient pour formuler ses décisions, en s’appuyant sur les méthodologies recommandées par l’AIEA. Ma première préoccupation a donc été de vérifier auprès de mes collègues membres du Civen s’ils estimaient que le comité, devenu autorité administrative indépendante, devait se doter d’une nouvelle méthodologie, ou bien s’il devait continuer à appliquer celle adoptée antérieurement. Nous avons débattu de cette question lors de l’une des premières séances sous ma présidence. Il en est ressorti qu’il n’était pas nécessaire de modifier la méthodologie en vigueur, le statut juridique du comité n’ayant pas d’incidence sur cet aspect de sa mission. Toutefois, un travail de réécriture a été engagé pour rendre le texte de cette méthodologie aussi explicite et compréhensible que possible pour un non-spécialiste. Une fois ce travail réalisé, le texte a été adopté à l’unanimité lors de la séance du Civen du 11 mai 2015 et a été immédiatement rendu accessible au public sur le site internet du comité.
Au cœur de cette méthodologie se trouve le calcul, pour chaque dossier, d’une probabilité de causalité liant l’apparition de la maladie dont souffre le demandeur à une exposition au rayonnement ionisant occasionnée par un essai nucléaire. Seule une très faible probabilité de causalité, c’est-à-dire le caractère hautement improbable d’un lien entre les deux, peut écarter la présomption de causalité instaurée par le législateur. Je tiens à rappeler, même si Madame Aubin l’a déjà mentionné, que l’article 4 de la loi Morin stipule que le Civen, examine si les conditions d’indemnisation sont réunies. Lorsque c’est le cas, l’intéressé bénéficie d’une présomption de causalité, sauf si, au regard de la nature de la maladie et des conditions d’exposition, le risque attribuable aux essais nucléaires peut être considéré comme négligeable. Le comité justifie alors cette décision auprès de l’intéressé.
La loi ne précise pas ce qui permet de considérer le risque attribuable aux essais nucléaires comme négligeable. Elle ne définit pas l’adjectif négligeable et renvoie au comité le soin de vérifier si cette restriction est applicable au cas soumis. Pour tenir compte de cette disposition, puisque la présomption de causalité inscrite dans la loi n’était pas irréfragable bien que l’esprit de la loi y soit favorable, il fallait, pour chaque dossier, calculer une probabilité de causalité liant l’apparition de la maladie à une exposition au rayonnement ionisant occasionnée par un essai nucléaire. Le Civen a adopté la position selon laquelle seule une très faible probabilité de causalité, c’est-à-dire le caractère hautement improbable d’un lien entre la maladie et l’exposition au rayonnement ionisant, pouvait écarter la présomption de causalité instaurée par le législateur. C’est pourquoi, déjà du temps de Mme Aubin, ce taux avait été fixé à 1 %. Ainsi, lorsqu’il y avait 1 % de chance qu’une maladie radio-induite puisse être imputable à l’exposition subie lors des essais, la demande était acceptée. Autrement dit, si la probabilité que la maladie ne soit pas imputable à l’exposition était de 99 %, nous écartions cette possibilité et ne retenions que le 1 %.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Prieur, comment déterminiez-vous ce pourcentage ?
M. Denis Prieur. Pour quantifier la probabilité de causalité, le comité disposait d’un médecin chargé de l’instruction médicale des dossiers. Ce médecin utilisait le logiciel Niosh-Irep, employé également par les États-Unis et le Royaume-Uni, pour établir l’intensité du lien de causalité entre l’exposition à des rayonnements ionisants et la maladie du demandeur. En règle générale, une très faible exposition entraînait une très faible probabilité de causalité. Dans la majorité des cas, les éléments présents dans les dossiers médicaux des demandeurs, principalement des militaires ayant participé aux campagnes d’essais en Algérie ou en Polynésie permettaient de déterminer l’intensité de leur exposition grâce aux relevés dosimétriques. Ces relevés étaient essentiels pour évaluer la probabilité de causalité entre leur maladie et leur exposition aux rayonnements ionisants.
Mme Marie-Ève Aubin. Le logiciel Niosh-Irep est un logiciel de calcul basé sur des études épidémiologiques portant sur un grand nombre de cas, tels que ceux observés après les bombardements au Japon ou les essais nucléaires d’autres pays. Par exemple, nous savons qu’une leucémie apparaissant peu de temps après une exposition a de fortes chances d’être imputable à cette exposition. En revanche, une leucémie survenant trente ans après n’a aucun lien. De même, un cancer de la thyroïde chez un enfant exposé aux radiations durant son enfance a de fortes probabilités d’être lié à cette exposition. En revanche, si ce cancer apparaît à 50 ou 60 ans, le lien est inexistant. Le logiciel permet précisément ce type de calcul.
Un point reste inexpliqué : nous avons reçu, tant sous la présidence de M. Prieur que sous la mienne, un faible nombre de dossiers de Polynésiens. J’en ai eu un certain nombre mais il s’agissait principalement de Polynésiens ayant travaillé sur les sites d’expérimentation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous reviendrons sur ce point. Auparavant, j’aimerais savoir s’il est possible d’avoir accès au logiciel Niosh-Irep, afin de comprendre quelles données y sont introduites ?
Mme Marie-Ève Aubin. Ce logiciel se trouve en libre accès sur internet, il ne fait l’objet d’aucun secret.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur Prieur, nous vous laissons achever votre propos liminaire.
M. Denis Prieur. Je souhaite aborder les difficultés de fonctionnement auxquelles j’ai été confronté dès les premières semaines de mon mandat, et qui ont absorbé une grande partie de mon temps au sein du Civen pendant ces deux années. Ces difficultés sont liées à la modification du statut du Civen devenu autorité administrative indépendante. Le Civen fonctionnait avec deux implantations, la principale étant à La Rochelle. À La Rochelle se trouvaient le directeur des services, la plupart des agents de l’équipe administrative, et le médecin chargé d’examiner les dossiers médicaux. Ce médecin évaluait si la maladie correspondait à la liste figurant dans les textes, et renseignait les éléments permettant de déboucher sur une présomption de causalité via le logiciel Niosh-Irep.
Le changement de statut du Civen a eu pour conséquence que le ministère de la défense n’était plus l’administration de référence pour ses moyens de fonctionnement. Parmi les cinq personnes de l’équipe administrative à La Rochelle, quatre, mises à disposition par le service des pensions des armées, ont décidé de quitter le Civen et de réintégrer leur administration d’origine. Elles estimaient qu’une autorité administrative indépendante ne leur offrait pas les mêmes garanties administratives et de carrière qu’un service administratif traditionnel. Le médecin chargé de l’instruction médicale des dossiers a pris sa retraite peu après mon entrée en fonction. J’ai rencontré de grandes difficultés pour trouver un remplaçant, car je n’avais aucune aide administrative. Finalement, nous avons trouvé une médecin de haut niveau basée à Lyon, qui se déplaçait pour assister aux réunions du Civen et présenter les dossiers devant le comité. Concernant le lieu de réunion du Civen, il me semblait inconcevable que cette autorité administrative indépendante continue de se réunir dans une enceinte militaire. Il était impératif de trouver un lieu civil. Là encore, il m’a fallu des mois pour obtenir une salle de réunion adéquate. Ces difficultés peuvent sembler anecdotiques, mais elles ne le sont pas.
Au fil des années, les contentieux liés aux décisions du ministre, puis du Civen, se sont multipliés. La défense par des mémoires en justice a pris une place très importante dans les activités du Civen. Heureusement, nous avons continué à bénéficier du soutien de la direction des affaires juridiques du ministère de la défense, ce que je ne minimise pas. En tant que Président du Civen, j’avais la responsabilité de signer les mémoires en défense. Durant les derniers mois de ma présidence, il était évident, comme vous l’avez rappelé, que la proportion de dossiers aboutissant à une offre d’indemnisation était très faible. Cette situation a généré une pression considérable, que je comprends parfaitement, émanant notamment de la commission de suivi des conséquences des essais nucléaires, des associations, des élus et d’autres parties prenantes. Ils souhaitaient que le Civen accepte une proportion beaucoup plus importante de dossiers. Cependant, je ne pouvais pas m’écarter des estimations fournies par les médecins éminents membres du Civen. Le caractère d’autorité administrative indépendante du Civen aurait dû le protéger de ce type d’intervention.
M. le président Didier Le Gac. Je vous invite, Monsieur Christnacht, à vous exprimer à votre tour sur votre présidence du Civen, entre 2017 et 2021.
M. Alain Christnacht, conseiller d’État honoraire, ancien président du Civen (2017-2021). J’ai été nommé Président du Civen par décret le 2 février 2017, pour les 13 mois restants du mandat de M. Prieur, qui avait démissionné. En 2018, j’ai été reconduit pour un mandat de trois ans. Les quatre années de ma présidence ont été marquées par une longue incertitude sur les normes applicables, paralysant l’activité du Civen pendant environ un an. Une clarification progressive, achevée fin 2018, a permis de lever cette incertitude. À partir de cette clarification, nous avons changé d’échelle. Les nouvelles demandes ont afflué, et le taux de réponse favorable a considérablement augmenté. Cela a imposé de nouvelles méthodes de travail au Civen et une augmentation de ses moyens.
Le dispositif précédent ne donnant pas satisfaction, le gouvernement a proposé d’abaisser le taux de 1 % à 0,3 %. Il a soumis ce projet de décret au Conseil d’État, qui a répondu que le pouvoir réglementaire était incompétent pour prendre ce décret, car selon la loi, il revenait au Civen de définir la méthode. Il aurait fallu que le Civen procède à ce changement, mais cela était difficile étant donné sa composition, d’autant plus que ce changement n’était pas fondé sur une analyse scientifique, puisqu’il s’agissait d’augmenter les résultats en changeant le taux posait un problème d’ordre scientifique. Le gouvernement a donc intégré cette disposition des 0,3 % dans le projet de loi Erom, ce qui était une manière de déposséder le Civen de sa prérogative quant à la définition de la méthode. Cependant, lors du débat parlementaire, la commission mixte paritaire n’a retenu aucun des deux taux, supprimant même la mention d’un possible renversement de la présomption par quelque méthode que ce soit. Par conséquent, nous avions une présomption qui semblait ne plus pouvoir être renversée.
Toutefois, si l’article premier n’avait pas été modifié et continuait de poser le principe de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, et si les conditions de lieu, de temps et de maladie suffisaient, le Civen ne pouvait pas respecter les dispositions définissant son rôle. Il ne s’agissait plus seulement des victimes des essais nucléaires qu’on ne pouvait pas rechercher, mais de toute la population située dans les zones concernées durant les périodes des essais nucléaires. Ces personnes souffraient de maladies sans que l’on puisse établir de lien entre celles-ci et les rayonnements. Il fallait sinon considérer que la loi devait poser le principe que toute personne atteinte d’une des maladies présentes sur les lieux devenait de ce seul fait victime des essais nucléaires. Cependant, elle ne le disait pas explicitement. Par conséquent, et si l’on poursuit la logique, cela impliquait que, durant les périodes concernées, la seule cause possible de ces maladies serait les expérimentations nucléaires. Ce raisonnement invite à conclure que, sans expérimentations nucléaires, ces maladies n’auraient pas existé. Or cela est impossible, puisque ces maladies existaient déjà avant toute expérimentation. Cette contraction posait une difficulté majeure.
En outre, le rôle du Civen était complètement transformé. Il suffisait de vérifier que le demandeur avait bien séjourné en Polynésie pendant la période des essais et qu’il était atteint de l’une des maladies. Il n’était plus nécessaire d’avoir des médecins spécialistes en radiopathologie pour établir le lien entre les deux. Encore plus troublant, la loi Erom supprimait la possibilité de renverser la présomption, et créait « une commission composée pour moitié de parlementaires et pour moitié de personnalités qualifiées, chargée de proposer dans un délai de douze mois à compter de la promulgation de la loi, les mesures destinées à réserver l’indemnisation aux personnes dont la maladie était causée par des essais nucléaires ». Cela laissait entendre que le dispositif prévu à l’article 1 ne garantissait pas cette indemnisation et qu’un autre dispositif serait proposé dans l’année.
Ces rédactions troublaient également la juridiction administrative dans son appréhension des contentieux en cours, car plusieurs juridictions se demandaient quel texte appliquer et dans quel contexte. Une personne dont la demande d’indemnisation avait été rejetée par le ministre de la défense, puis dont le recours contre cette décision avait été rejeté par un tribunal administratif, avait interjeté appel. La cour administrative d’appel saisie avait sollicité un avis contentieux du Conseil d’État, ce qui est possible lorsque d’autres juridictions sont également saisies et que la question présente un intérêt général. Par un avis du 28 juin 2017, le Conseil d’État a jugé que les nouvelles règles étaient applicables aux instances en cours et que la création de la commission n’avait aucune incidence sur cette question. En d’autres termes, il était impossible de s’appuyer sur la création de cette commission pour prétendre que la règle ne s’appliquait pas. Cet avis contentieux précisait que la présomption ne pouvait désormais être renversée que « si l’administration établit que la pathologie de l’intéressé résultait exclusivement d’une cause étrangère à l’exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires, en particulier parce qu’il n’a subi aucune exposition à de tels rayonnements ». Cette formulation, bien que juridiquement irréprochable puisqu’elle émanait du Conseil d’État, n’a pas totalement convaincu les médecins du Civen, qui considéraient qu’il était scientifiquement impossible de fournir la preuve demandée. En effet, l’expression « aucune exposition » est scientifiquement dénuée de sens.
Cette situation a entraîné la démission de cinq des huit membres du Civen, le neuvième ayant déjà démissionné auparavant. Il ne restait donc que trois membres : le médecin désigné par les associations de victimes, le médecin spécialiste de l’indemnisation du risque des dommages corporels, et moi-même. Nous nous retrouvions donc à trois membres, alors que le quorum devait en compter cinq, et il n’y avait plus de médecins spécialistes des radiopathologies ni d’épidémiologistes. Il était donc impossible d’examiner les demandes de reconnaissance de la qualité de victimes en attente ou nouvellement soumises, ainsi que de statuer sur le montant des indemnisations pour les personnes déjà reconnues comme victimes par le Civen.
Attendre la constitution de la commission, ses recommandations, puis les décisions éventuelles du gouvernement aurait prolongé la paralysie du Civen d’au moins un an, ce qui était inconcevable pour les victimes. J’ai donc entrepris de reconstituer le Civen. J’ai d’abord cherché à obtenir un quorum en nommant deux personnalités qualifiées qui, n’étant pas médecins du Civen, pouvaient être nommées par décret du président de la République sans passer par le Haut Conseil de la santé publique, ce qui a accéléré le processus. Deux magistrats ont été nommés par un décret de septembre 2017, ce qui nous a permis de reconstituer le quorum et de faire aboutir les dossiers en cours. En revanche, il était impossible d’examiner de nouveaux dossiers sans médecins spécialisés. Après avis du HCSP, une médecin spécialiste de la radiopathologie et une médecin-épidémiologiste ont été nommées par décret le 6 novembre, suivies plus tard par un médecin-cancérologue. Cependant, ces médecins avaient précisé dès le départ qu’elles ne pourraient exercer leur mandat que si une règle était définie pour exclure toute automaticité de la reconnaissance de la qualité de victime, faute de quoi elles ne sauraient comment procéder.
Pour permettre l’indemnisation des personnes dont la maladie résultait d’une exposition à des rayonnements ionisants, et non de toutes celles atteintes de l’une des maladies, le Civen a adopté, par une délibération du 14 mai 2018, publiée au Journal officiel et détaillée dans une note sur son site, une nouvelle méthodologie. Cette méthodologie devait être fondée sur des dispositions juridiques solides. C’est pourquoi elle repose sur la notion de doses annuelles efficaces engagées provenant des activités nucléaires, reçues par rayonnements externes et par contamination interne, comme l’a expliqué Mme Aubin, et admissible pour tout public, et non seulement dans le cas polynésien. La dose minimale, fixée conformément aux recommandations des organismes internationaux spécialisés et à une directive de la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) de 2013, est de 1 millisievert. Ces normes internationales ont été intégrées dans le droit français par le code de la santé publique, notamment à l’article L1333-2 et à l’article d’application L1333-11. Cette dose très faible, qui n’est susceptible d’entraîner une maladie radio-induite, a été considérée comme la meilleure manière de concilier la suppression du risque négligeable, décidée par le Parlement et respectant l’esprit du vote, avec l’objectif de la loi Morin d’indemniser uniquement les personnes dont la maladie était causée par ces rayonnements.
L’application de cette nouvelle méthodologie par le Civen a permis une augmentation spectaculaire du taux d’acceptation des demandes, passant de moins de 10 % après contentieux à plus de 50 %. Pour les seuls demandeurs résidant en Polynésie française, alors que seulement onze demandes avaient été acceptées de 2010 à 2017, 126 ont été accueillies favorablement en 2019, et encore davantage en 2018 si l’on prend en compte le reliquat des instructions précédentes.
La commission prévue au paragraphe trois de l’article 113 s’est ensuite réunie, présidée par Mme Lana Tetuani, sénatrice de la Polynésie française. Elle a travaillé de manière indépendante, en écoutant non seulement le Civen, mais aussi d’autres spécialistes pour éviter tout conflit d’intérêts intellectuels. Dans ses recommandations, elle a proposé d’adopter la méthodologie du Civen et a formulé d’autres propositions, notamment sur l’ouverture des délais de contestation. Le Premier ministre de l’époque, M. Édouard Philippe, a présidé une réunion en réponse à la présentation de Mme Tetuani, en présence de parlementaires, et a conclu que le gouvernement suivrait ces recommandations. Il était nécessaire de traduire ces recommandations en loi, car nos décisions prises sur la seule base de l’application du décret demeuraient fragiles. Ainsi, la modification de la loi Morin a été introduite dans la loi de finances pour l’année 2019.
Par la suite, divers épisodes ont eu lieu pour déterminer la date d’application. Une décision du Conseil d’État a stipulé que cela ne pouvait pas s’appliquer aux demandes déjà déposées, tandis qu’une décision du Parlement affirmait le contraire. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, a jugé que le motif d’intérêt général visant à harmoniser les deux positions ne suffisait pas. Nous sommes donc revenus à l’application de la décision du Conseil d’État. L’essentiel est que cette dose de 1 millisievert a été validée.
Après sa reconstitution, le Civen a modifié son règlement intérieur et son barème d’indemnisation. Il a également dû se réorganiser, et a multiplié par quatre ses réunions de travail, passant d’une demi-journée par mois à une journée complète tous les quinze jours. Nous avons réussi à peu près à absorber cette charge. Nous avons rapidement constaté la nécessité d’un lien plus étroit avec la Polynésie française, c’est pourquoi je me suis rendu sur place avec deux médecins, nous avons rencontré les associations et les autorités locales. Nous avons mis au point des modalités d’audition des victimes polynésiennes, en essayant de tenir compte du décalage horaire, ce qui n’était pas facile à concilier.
La modification des règles a permis d’obtenir des résultats plus significatifs, avec des taux de satisfaction des demandes hors décret, c’est-à-dire en excluant les demandes manifestement hors cadre, supérieurs à 50 % en Polynésie : 56 % en 2018, 51 % en 2019, et 53 % en 2020. Je parle ici de la Polynésie, bien que ce ne soit pas le seul cas. Les pathologies retenues, notamment le cancer du sein et le cancer du poumon, sont en tête. Les sommes versées aux victimes, qui étaient de 25 millions d’euros de 2010 à 2019, ont augmenté pour atteindre environ 10 à 15 millions d’euros par an. Ces efforts ont permis d’améliorer significativement la situation des victimes.
Nous nous sommes longuement interrogés sur la nécessité de créer une antenne du Civen en Polynésie. Nous avons conclu que cela n’était pas opportun, car cela risquait de placer le Civen dans une position de juge et partie. En participant à la présentation des dossiers, on pourrait nous accuser d’avoir orienté les décisions ou d’avoir dissuadé certaines personnes. Sur place, deux acteurs remplissent déjà ce rôle : le comité médical de suivi, dépendant de la direction de la Direction générale de l’armement (DGA), et surtout les associations de victimes, qui agissent en lien direct avec les victimes, en accord avec leur objet social. Suite à la visite du Président de la République, le gouvernement a créé un pôle auprès du haut-commissariat, composé de trois personnes ayant plus de temps pour se déplacer. Cela constitue une amélioration, mais il serait intéressant de savoir si, sur le terrain, cette perception est partagée.
Un autre problème soulevé concerne les expertises médicales une fois que la qualité de victime est reconnue, qui requiert des médecins civils experts, dont le nombre est faible en Polynésie. En outre, ces personnes ne sont pas toujours disposées à se rendre dans des archipels éloignés. Nous avons par conséquent décidé, malgré le coût, d’envoyer périodiquement des médecins experts de métropole, souvent des professeurs de médecine de haut niveau.
La grande difficulté de ce dossier est qu’il se trouve sur plusieurs plans. Les 30 000 personnes évoquées par l’étude d’impact annexée à la loi Morin ne représentent pas une estimation des personnes dont la maladie pourrait être provoquée par les retombées, mais celles potentiellement concernées par cette question, car elles se trouvaient dans des zones à risque. Ensuite, il faut appliquer des textes scientifiques pour affiner cette estimation. Les règles scientifiques sont régulièrement contestées, ce qui est normal puisque les découvertes médicales progressent. On entend souvent que telle ou telle maladie devrait être ajoutée à la liste, mais il est nécessaire d’attendre que les experts internationaux confirment cette inclusion. On peut également remettre en question les données utilisées, notamment celles concernant la Polynésie, à l’image des tables établies par le CEA et critiquées dans Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie.
Au sein du Civen, nous étions particulièrement affectés par les témoignages de personnes décrivant leurs souffrances et les limitations qu’elles subissaient en raison de leur maladie. Nous les écoutions attentivement, car cela revêtait une grande importance. Toutefois, dans certains cas, il était évident que ces affections ne pouvaient être liées au rayonnement. Par exemple, des individus nés après la fin des essais atmosphériques, et résidant sur les îles Australes, ne pouvaient être concernés. Ces témoignages renvoient à une réalité sociale, voire culturelle en Polynésie, si je puis me permettre de le dire devant Mme la rapporteure. Je vous raconte un épisode qui éclaire ce que je cherche à exprimer. Nous avons rencontré, avec les médecins qui m’accompagnaient, des religieux dans une église protestante, qui nous ont expliqué que le peuple maohi allait disparaître, que les affections se transmettaient de génération en génération, etc. ce qui n’est pas encore corrompu le sera bientôt, etc. Nous lui avons expliqué que rien ne pouvait laisser penser cela, mais ils nous ont répondu que les essais nucléaires étaient démoniaques, que les Français étaient venus chez eux, peuple pacifique, en promettant que leurs essais nucléaires seraient sans conséquences. Or il y en a eu.
Pour conclure, je reviens sur les propos de Mme Aubin concernant la nécessité de continuer à indemniser les personnes affectées. La commission présidée par Mme Tetuani avait logiquement écarté l’indemnisation forfaitaire, car elle ne reflète pas les disparités réelles. Par exemple, si une personne doit adapter sa maison pour pallier son handicap, l’indemnisation forfaitaire devient inéquitable. Il est essentiel, comme le proposent également la commission et le Président de la République, de produire des formes de reconnaissance, y compris financières, de l’impact des essais nucléaires sur la société polynésienne, qui a entraîné des transformations et un traumatisme lié à l’inquiétude que ces essais ont généré.
Enfin, en discutant avec des médecins, il apparaît que les victimes indirectes des essais nucléaires sont nombreuses. Les changements dans le mode de vie, comme l’arrivée de personnes des archipels dont l’alimentation a radicalement changé, ont provoqué des obésités, des diabètes, etc., qui sont des facteurs cancérigènes reconnus.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Nous entendons parler du Civen tout au long de nos auditions, et grâce à vos interventions, nous comprenons mieux la problématique, même si nous ne la maîtrisons pas totalement. J’ai rédigé un rapport pour la commission des affaires étrangères sur la question de la bombe atomique dans le monde. J’ai collaboré avec les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki, et j’ai été membre de l’Association internationale des maires pour la paix, qui milite contre les armes nucléaires.
Les effets dévastateurs de la bombe atomique sont universellement reconnus, y compris par la Croix-Rouge internationale. Les essais nucléaires causent inévitablement des dégâts considérables. En Polynésie, nous avons procédé à plusieurs explosions nucléaires, chacune avec des niveaux de puissance croissants, pour mesurer les conséquences de ces détonations. Le choix de la Polynésie n’est pas anodin. Il semble que les autorités aient pris en compte les risques et les conséquences, préférant les réaliser dans une région moins peuplée et moins fréquentée pour minimiser les expositions. Aujourd’hui, nous parlons des populations qui ont subi ces explosions et présentent un taux de maladies radio-induites supérieur à la moyenne nationale.
Contrairement à la Bretagne, qui est naturellement exposée à une radioactivité élevée, la Polynésie ne présente pas de radioactivité naturelle significative. Cette distinction est importante pour comprendre l’impact des essais nucléaires sur la santé des habitants de cette région. Des chercheurs nous ont expliqué que les Polynésiens, en raison de leur génome, seraient beaucoup plus sensibles à la radioactivité que n’importe quelle autre population. J’accorde du crédit à ces propos. On nous a également informés que les conditions météorologiques, notamment les anticyclones et les mouvements des vents, ont conduit à une exposition généralisée de la Polynésie française à la radioactivité, même s’il est évident que tout le monde n’est pas affecté de la même manière.
Les Polynésiens rencontrent d’importantes difficultés à démontrer, sur la base de documents probants, leur exposition et ses conséquences. Les associations nous ont expliqué cette complexité, et je suis certain qu’elles vous l’ont également exposée. Il est extrêmement ardu pour les Polynésiens de prouver qu’ils sont victimes. La question qui se pose est celle de l’inversion de la charge de la preuve, un sujet abordé dans diverses lois. Il s’agirait de demander à ceux qui contestent cette exposition de prouver le contraire. À mon avis, les Polynésiens sont tous exposés, bien que la maladie ne se développe pas de la même manière chez chacun. Dès lors, je considère que tous les dossiers polynésiens sont recevables, sauf preuve du contraire, et qu’il appartient à l’État et au Civen de fournir cette preuve. J’aimerais connaître votre point de vue sur ce point.
J’ai bien entendu l’historique de l’évolution du Civen. À un certain moment, vous êtes devenu une autorité indépendante, et vous avez mentionné les nombreuses difficultés rencontrées pour établir cette autorité. Il est vrai que les personnes se tournent vers le Civen, qu’elles tiennent responsables des décisions prises. La perception des Polynésiens sur ce sujet est désastreuse. Comment sortir de cette situation ?
Mme Marie-Ève Aubin. Je comprends parfaitement vos préoccupations, Monsieur le député. Il est indéniable que la France a une dette envers la Polynésie. Cependant, je pense que l’erreur réside dans le fait d’avoir abordé cette question uniquement sous un angle médical. En effet, le seuil minimal d’irradiation étant de 1 millisievert, soit moins que la radioactivité naturelle à Paris, affirmer que toutes les maladies développées par les Polynésiens sont imputables aux essais nucléaires n’a aucun fondement médical. Certes, les Polynésiens ont peut-être beaucoup souffert, mais ils ont également bénéficié d’une période de prospérité grâce à la présence du Centre d’essais du Pacifique (CEP).
Je suis d’avis que la loi Morin repose sur des bases erronées. Les études épidémiologiques dont nous disposons, ne démontrent pas de manière concluante des excès significatifs de maladies radio-induites. Mon expérience m’a conduit à cette conclusion, et c’est pourquoi je n’éprouve ni remords ni regrets vis-à-vis des Polynésiens. Je compatis sincèrement et je reconnais la nécessité d’agir, mais je persiste à penser que la loi Morin est fondée sur des prémisses incorrectes.
M. Denis Prieur. Le Civen, dans sa forme antérieure ou depuis qu’il a acquis son statut d’autorité administrative indépendante, a toujours appliqué la loi. Je partage le sentiment de Mme Aubin sur l’aspect trompeur de la loi Morin. D’une part, elle établissait une présomption de causalité en faveur des demandeurs souffrant de maladies radio-induites, mais d’autre part, elle stipulait que cette présomption pouvait être écartée si la probabilité d’un lien était faible. La présence significative de médecins spécialistes en maladies radio-induites et en cancers au sein du Civen, était justifiée par la complexité des connaissances scientifiques et médicales nécessaires pour déterminer si un lien entre la maladie et l’exposition aux rayonnements ionisants existait, et si ce lien était fort, faible ou très faible.
Les rayonnements résultant des essais n’étaient généralement pas en quantités importantes, sauf dans certains cas. Certaines personnes relativement proches des essais, notamment en Algérie, n’ont pas développé de cancer. De même, toutes les personnes ayant participé aux opérations du CEP n’ont pas souffert de maladies répertoriées sur la liste. Chaque cas était par conséquent traité individuellement, en prenant en compte des paramètres personnels spécifiques. Ces paramètres incluaient le délai de latence, c’est-à-dire le temps écoulé avant l’apparition de la maladie, ainsi que des notions relatives à la constitution physique de chaque individu, son âge, son lieu de résidence, entre autres. Ces éléments étaient intégrés dans le calcul de la probabilité. Le Civen, conformément à la loi, devait évaluer cette probabilité avec un coefficient d’incertitude, car il n’existe jamais de certitude absolue quant à l’imputabilité, comme le souligne également l’avis du Conseil d’État. Ainsi, même une probabilité très faible était suffisante pour ouvrir le droit à l’indemnisation. Et cette probabilité, même ténue, était rarement atteinte.
M. Alain Christnacht. Il n’existe pas de système de charge de la preuve tel que vous le décrivez, Monsieur le député. Les personnes qui considèrent être victimes, notamment en Polynésie, doivent simplement indiquer où elles se trouvaient et à quel moment, puis présenter des documents attestant de leur domiciliation. Je vous cite la méthodologie pour les personnes présentes en Polynésie en dehors des sites du CEP, pour lesquelles la méthodologie diffère : « les conséquences sont appréciées par la dose efficace engagée. Cette dose efficace engagée, pour la période des essais, figure sous forme de table dans une étude du CEA de 2006, dont la méthodologie et les résultats ont été validés par un groupe de travail international missionné par l’AIEA ». En d’autres termes, il suffit que les personnes attestent de leur présence à un moment donné et qu’elles aient subi une dose supérieure à 1 mSv pour une année donnée, pour que leur demande soit recevable.
Par ailleurs, il est inexact d’affirmer que le taux de cancers radio-induits est de manière générale supérieur en Polynésie par rapport à la métropole. Cela est vrai pour certains cancers, notamment le cancer de la thyroïde, bien que des taux supérieurs soient également observés en Nouvelle-Calédonie. Je n’ai rencontré aucun médecin affirmant qu’avec un taux de satisfaction des demandes supérieur à 50 % et une dose minimale de 1 millisievert, il est possible de passer à côté d’une victime. Lorsque je présidais le Civen, le professeur Abraham Béhar, figure de proue, aux côtés de l’amiral Sanguinetti, des combats antinucléaires, siégeait, et toutes nos décisions ont été prises avec son accord.
Il est essentiel de clarifier un point : toutes les personnes atteintes de cancers ne peuvent pas attribuer leur maladie aux rayonnements. Il convient de se baser sur ce fait, à moins d’envisager d’indemniser le risque et l’angoisse générés par les essais nucléaires, le mensonge sur l’absence de risque pour tous, etc. Cela nous mènerait à une impasse. Nous ne descendrons pas en dessous de 1 millisievert. D’ailleurs, à l’époque des essais nucléaires, la dose admissible pour le public n’était pas de 1 millisievert, mais de 5 millisieverts. Cette dose a ensuite été abaissée pour l’ensemble de la population.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. La France se félicite toujours de faire plus et mieux que les Américains : ils fixent une probabilité de 20 %, nous sommes à 1 % ; leur seuil est à 5 millisieverts, le nôtre est de 1 millisievert, etc. Nous discutons dans un contexte où les connaissances ont évolué, ce dont j’ai parfaitement conscience et qui m’incite à m’exprimer avec précaution. Nous avons auditionné plusieurs experts de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui évoquent un seuil de gestion, non pas un seuil scientifique, et encore moins médical. De votre côté, vous mentionnez des médecins qui affirment que ce seuil de 1 millisievert est pertinent.
Mme Aubin souligne que le défaut de la loi Morin réside dans son approche principalement médicale. J’entends bien que tous les cancers en Polynésie ne sont pas liés aux essais nucléaires. Toutefois, il faut considérer l’effet sociétal qui a évolué. Certaines maladies, comme le cancer du poumon, peuvent apparaître non pas à cause de l’exposition au rayonnement, mais en raison d’un changement de mode de vie. J’ai bien compris vos remarques à ce sujet, Monsieur Christnacht.
En outre, si le nombre moyen de cancers n’est pas plus élevé qu’ailleurs, en revanche l’âge moyen des patients est inférieur d’environ douze ans par rapport à la moyenne nationale. De même, certaines maladies, notamment le cancer du sein, semblent survenir plus tôt.
Je souhaite revenir sur le logiciel Niosh-Irep. Celui-ci utilise des paramètres personnels, ce qui introduit une forme d’incertitude, par exemple sur le lieu de résidence. Cela pose la question du niveau d’information et de protection des populations à l’époque. J’avais quatre ans lors du tir Centaure, en 1974. Je n’ai pas de souvenirs précis, mais je sais que notre quotidien n’était pas bouleversé. On ne nous demandait pas de rester chez nous, aucune préconisation n’était émise. Lorsqu’une personne renseigne son lieu de résidence, qui sait si elle n’était pas en vacances sur la Presqu’île lors de la semaine du 17 juillet 1974 ? Comment le savoir ? Ces éléments ne sont pas pris en compte dans le logiciel.
Madame Aubin, vous avez évoqué la dosimétrie d’ambiance et la dosimétrie reconstituée. J’aimerais obtenir davantage de précisions à ce sujet.
Mme Marie-Ève Aubin. Je peux vous expliquer ce qu’est la dosimétrie d’ambiance, en revanche la dosimétrie reconstituée me laisse plus hésitante. La dosimétrie d’ambiance sur un bateau, par exemple, mesure les rayonnements ionisants dans l’air et dans l’eau, ce qui est pertinent pour du point de vue environnemental. Les populations ne disposant pas de dosimètre, leur exposition est évaluée en fonction de cette dosimétrie d’ambiance. Peut-être ces mesures étaient-elles défaillantes, mais je n’ai aucune raison de douter de la manière dont l’armée a effectué son travail lors des essais. Il est possible que la population n’ait pas été systématiquement invitée à se mettre à l’abri. D’ailleurs, je ne sais pas si cela aurait été très efficace. Je ne suis pas informée sur ce point précis.
M. Alain Christnacht. Il serait pertinent de disposer du taux de satisfaction des demandes d’indemnisation par zone. Par exemple, pour les îles Gambier ou la Presqu’île, je pense que plus de 90 % des demandes étaient satisfaites. Madame la rapporteure, vous avez mentionné la possibilité de séjours sur la Presqu’île de résidents d’autres lieux de la Polynésie. Lorsque j’étais président du Civen, il suffisait que quelqu’un nous dise qu’il s’était rendu à la Presqu’île à tel moment parce qu’il y avait un membre de sa famille, pour que, si la durée du séjour était suffisante, nous acceptions sa demande.
J’estime que, sur des bases scientifiques, puisque nous disposons actuellement de données pour évaluer tant la maladie que le lien avec les rayonnements, il sera difficile de dépasser un taux de satisfaction des demandes de 50 % ou 60 %, et de 80 % ou 90 % dans certaines zones. Nous pourrions y parvenir, mais sur une autre base. Il ne faudrait pas répéter l’erreur commise à propos des 0,3 %, c’est-à-dire fixer un objectif, par exemple 80 % de taux de satisfaction pour tout le monde, et trouver un subterfuge scientifique pour convaincre les médecins.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il est certain aujourd’hui que, même à des doses très faibles, il est impossible de déterminer si un cancer figurant sur la liste des cancers radio-induits est effectivement causé par le rayonnement. À l’heure actuelle, nos connaissances ne permettent pas de trancher cette question. Ce que j’ai compris, c’est qu’il subsiste une incertitude, même à des seuils très bas. Pensez-vous qu’il reste une incertitude relative aux très faibles doses ?
Mme Marie-Ève Aubin. Certains cancers, comme celui du poumon, affectent particulièrement les fumeurs. Cependant, des non-fumeurs sont atteints de cancer du poumon. Il n’existe donc pas de signature unique pour le cancer. L’exposition au rayonnement ionisant, telle que la radio, constitue une cause très secondaire de cancer, à l’exception notable des cancers de la thyroïde et des leucémies. C’est ce que ma modeste connaissance en matière médicale me permet d’affirmer aujourd’hui.
M. Denis Prieur. Monsieur le Président, je souhaite revenir brièvement sur l’histoire du Civen, en particulier sur la période allant de 2010, date d’entrée en vigueur de la loi, à 2021, c’est-à-dire la fin du mandat de M. Christnacht. Le véritable tournant s’est opéré avec la loi Erom, notamment par l’abandon de la disposition qui pouvait constituer une restriction à la présomption de causalité. Ce changement nous a obligés à effectuer un calcul de probabilité, en tenant compte de cette absence de signature spécifique des cancers dont vient de parler Mme Aubin. Bien que nous progressions dans les traitements, nous ignorons encore les causes exactes de ces maladies. Il n’est pas possible de déterminer la part des rayonnements ionisants par rapport à d’autres facteurs dans le développement d’un cancer chez une personne ayant été exposée à ces rayonnements, surtout si cette exposition a été de faible durée et de faible intensité. Aussi, de 2010 à 2021, nous avons dû nous appuyer sur des probabilités, et intégrer divers éléments pour parvenir à un résultat. De ce point de vue, le statut du Civen n’avait aucune incidence.
L’abandon acté par la loi Erom du concept de risque négligeable, qui nous obligeait examiner s’il existait ou non un risque négligeable de causalité, est déterminant. Par la suite, le calcul d’une probabilité de causalité est devenu totalement injustifié et inutile, car remplacé par un critère de 1 millisievert par an. Dès lors, toute personne ayant reçu une dose de 1 millisievert dans une année pouvait être considérée comme éligible, sous réserve des conditions de recevabilité, à l’indemnisation. À partir de ce point de bascule, non seulement les acceptations concernant la population polynésienne ont augmenté, mais également le nombre de dossiers. Auparavant, le nombre de demandes présentées par la population, et je ne parle pas ici des travailleurs présents sur les sites du CEP, représentait une très faible proportion des dossiers soumis à l’examen du Civen, comparativement aux dossiers présentés par les anciens militaires.
M. Alain Christnacht. Je pense qu’une erreur a été commise lorsque, pour augmenter le nombre de bénéficiaires, la zone géographique puis la période ont été considérablement élargies. Une autre méthode, peut-être encore applicable aujourd’hui, consiste à se concentrer sur la période des essais aériens, et à prendre en compte l’ensemble des personnes dans certaines zones. Cela permettrait d’éviter de perdre du temps à identifier précisément les équipes présentes dans ces zones au moment des tirs. Lors des essais souterrains, il est évident que des personnes ont été affectées, notamment celles qui travaillaient à proximité. Ainsi, nous avons accepté les demandes de tous les plongeurs.
Il convient de se garder de susciter de faux espoirs. Les dossiers de personnes nées cinq ans après la fin des essais atmosphériques, et qui habitent aux îles Australes, seront rejetés, il faut le dire. Même si, dans quelques années, nous descendons en dessous du seuil de 1 millisievert. Je crains que le système actuel, qui génère des insatisfactions, comme vous l’avez bien noté, madame la rapporteure, ne mène à une forme d’embolie dans l’instruction des dossiers.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Christnacht, êtes‑vous favorable à une présomption de causalité irréfragable ?
M. Alain Christnacht. Non. Si la présomption de causalité est totalement irréfragable, même au-delà des critères définis par le Conseil d’État, cela signifierait qu’il suffirait d’avoir été domicilié ou d’avoir séjourné dans une zone à un moment donné, et d’avoir contracté la maladie, pour être indemnisé. Je pense que cette présomption pourrait être acceptable dans certaines zones et pour certaines périodes spécifiques, mais pas pour l’ensemble de la Polynésie et pour toute la durée des essais nucléaires. En effet, cela reviendrait à affirmer que, pour cette période, tous les cancers auraient pour seule cause les essais nucléaires. Autrement dit, cela impliquerait que, sans ces essais, ces cancers n’auraient pas existé, ce qui est absurde.
Cependant, il ne me semblerait pas choquant de dire aux habitants de certaines zones, telles que les îles Gambier ou la Presqu’île, voire plus largement, qu’ils seront indemnisés directement.
M. le président Didier Le Gac. Nous vous remercions sincèrement pour cette audition, qui, je pense, a considérablement éclairé chacun d’entre nous. Elle intervient à un moment opportun, puisque nous sommes à mi-parcours de nos auditions. Si vous souhaitez nous transmettre des compléments de réflexion personnelle ou d’autres informations suite à nos échanges, n’hésitez pas à le faire de manière informelle.
([1]) Paul VALÉRY, La Crise de l’esprit, 1919.
([2]) Albert CAMUS, « Éditorial », Combat, 8 août 1945.
([3]) Dominique MONGIN, « Aux origines du programme atomique militaire français », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, avril 1993, tome n° 31, pp. 13-21.
([4]) Renaud MELTZ, « Pourquoi la Polynésie ? », in Des bombes en Polynésie, les essais nucléaires français dans le Pacifique (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, dir.), Vendémiaire, avril 2022, p. 37.
([5]) Si l’on connaît davantage le premier atoll sous le nom de « Mururoa », le présent rapport adoptera tout au long de ses développements l’orthographe tahitienne et au demeurant officielle de « Moruroa ».
([6]) L’alinéa 2 de l’article 141 dispose ainsi que « S’il n’a pas déjà fait usage, au cours de la même session, des dispositions de l’article 145, alinéa 5, chaque président de groupe d’opposition ou de groupe minoritaire obtient, de droit, une fois par session ordinaire, à l’exception de celle précédant le renouvellement de l’Assemblée, la création d’une commission d’enquête satisfaisant aux conditions fixées par les articles 137 à 139. Par dérogation à l’alinéa 1 du présent article, la Conférence des présidents prend acte de la création de la commission d’enquête si les conditions requises pour cette création sont réunies. » Conformément à l’article 142, alinéa 1er du Règlement de l’Assemblée nationale. Composée de 30 membres, la commission d’enquête ainsi créée se composait de la manière suivante : 9 RE, 5 RN, 4 LFI-NUPES, 3 LR, 3 Dem, 1 HOR, 2 SOC, 1 GDR-NUPES, 1 LIOT, 1 Ecolo-NUPES, auxquels fut ajouté un député non inscrit.
([7]) Proposition de résolution n° 311 du 4 octobre 2024 tendant à la création d’une commission d’enquête relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation.
([8]) Au rapport du président Didier LE GAC.
([9]) Sa composition fut alors déterminée de la façon suivante : 7 RN, 5 EPR, 4 LFI-NFP, 3 SOC, 2 DR, 2 Écolo et soc, 2 DEM, 2 HOR, 1 LIOT, 1 GDR et 1 UDR auxquels fut ajouté un député non inscrit.
([10]) Même si la quasi-totalité des personnes sollicitées répondirent positivement aux convocations de la commission d’enquête (comme elles y sont obligées en application du troisième alinéa du II de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, quelques-unes d’entre elles n’y donnèrent pas suite. Même si, en accord avec le Président de la commission, il a été décidé de ne pas insister en ce sens, votre rapporteure ne peut que déplorer une telle attitude qui ne va pas dans le sens d’une manifestation de la vérité comme on pourrait tous le souhaiter.
([11]) Christian BATAILLE, L’évaluation de la recherche sur la gestion des déchets nucléaires à haute activité, tome II : les déchets militaires (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, rapport n° 179, 1997/1998).
([12]) L’URSS fit à son tour exploser une bombe thermonucléaire le 12 août 1953.
([13]) Durant la période des essais aériens, seuls trois tirs furent ainsi effectués à partir d’un avion : ce sont les tirs Tamouré (19 juillet 1966), Tamara (28 août 1973) et Maquis (25 juillet 1974).
([14]) http://moruroa.assemblee.pf
([15]) Ministère de la Défense, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie – À l’épreuve des faits, décembre 2006, p. 155. Cf. également les propos de Bruno BARRILLOT in Essais nucléaires français, L’héritage empoisonné, Observatoire des armements, février 2012, pp. 108-109.
([16]) Patrick BOUREILLE, « Les ballons du Centre d’expérimentation du Pacifique (1961-1974), actualisation d’un savoir-faire historique », in Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique (Renaud MELTZ, Benjamin FURST et Alexis VRIGNON, dir.), Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique, janvier 2025, p. 71.
([17]) Ibid, p. 70.
([18]) Bruno BARRILLOT, L’héritage empoisonné, op. cit., p. 118.
([19]) Manatea TAIARUI, « La diplomatie française à l’épreuve des contestations des essais nucléaires atmosphériques en Polynésie française (1966-1974) », in Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique, op. cit., p. 156.
([20]) Pour reprendre l’excellente formule de Dominique MONGIN, Histoire de la dissuasion nucléaire depuis la Seconde Guerre mondiale, Archi Doc, novembre 2021, p. 29.
([21]) Peter WATKINS, « Brief British Nuclear Policy », International Centre for Defence and Security, May 2023.
([22]) Il s’agit du véhicule employé pour transporter la charge explosive jusqu’à sa cible.
([23]) André BEAUFRE, Introduction à la stratégie, 1963, pp. 99-100.
([24]) Frédéric Joliot-Curie (1900-1958) réalise des travaux précurseurs qui, dès septembre 1939, laissent entrevoir au Gouvernement des perspectives pour réaliser une arme atomique, le savant ayant notamment précisé à Raoul Dautry, ministre de l’Armement dans le cabinet Daladier, qu’un seul gramme d’uranium pouvait donner lieu à un dégagement énergétique équivalent à plus de deux tonnes de houille (« Les savants au service de la défense nationale » in André BENDJEBBAR, Histoire secrète de la bombe atomique française, Le Cherche Midi éditeur, novembre 2000, p. 32.
([25]) Audition de Dominique MONGIN et Yannick PINCÉ du 14 mai 2025, compte rendu n° 31.
([26]) Aline COUTROT, « La création du Commissariat à l’énergie atomique », Revue Française de Science Politique, avril 1981, vol. n° 31, pp. 356 s.
([27]) Il ne sera amendé, quelques années plus tard, qu’en faveur du seul Royaume-Uni.
([28]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 3.
([29]) Jacques de LAJUGIE, « Aspects financiers du programme nucléaire de la France sur la période 1946-1958 », mémoire IEP de Paris, 1999.
([30]) Dominique MONGIN souligne lui-même que « Le programme nucléaire de défense est lancé secrètement par le président du Conseil Pierre Mendès France à la fin de l’année 1954 », Histoire de la dissuasion nucléaire depuis la Deuxième Guerre mondiale, op. cit., p. 129.
([31]) « Le choix atomique de la France (1945-1958) », in Vingtième siècle, n° 36, octobre – décembre 1992, pp. 21 s.
([32]) Ibid.
([33]) La Délégation ministérielle pour l’armement est créée le 5 avril 1961 ; elle devient la Délégation
générale de l’armement le 6 décembre 1977, avant de prendre sa dénomination actuelle le 5 octobre 2005 (cf. Hugues MOUTOUH et Jérôme POIROT, Dictionnaire du renseignement, Perrin, p. 263).
([34]) CEA/DAM « Les essais nucléaires en Polynésie française : Pourquoi, comment et avec quelles conséquences ? » (2022). Sur cette histoire qui contribua à faire de Guy Mollet l’un « des pères de la bombe atomique française », cf. André BENDJEBBAR, Histoire secrète de la bombe atomique française, op. cit., pp. 224 s.
([35]) Les informations données à ce titre par André BENDJEBBAR dans son Histoire secrète de la bombe atomique française sont extrêmement éclairantes, notamment le chapitre XV « De Gaulle dans les coulisses ou le tandem De Gaulle – Guillaumat (1951-1958) », op. cit., pp. 235 s.
([36]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([37]) Expression citée par Renaud MELTZ, « Pourquoi la Polynésie ? », in Des bombes en Polynésie… (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, dir.), op. cit., p. 41.
([38]) Bruno TERTRAIS et Jean GUISNEL, Le Président et la bombe, 2016.
([39]) Audition du 22 janvier 2025, compte rendu n° 4.
([40]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([41]) La note du général Ailleret, intitulée « Note sur la recherche en Union française des sites expérimentaux favorables à des essais d’arme nucléaires », du mois de janvier 1957 est conservée au SHD.
([42]) Contributions écrites des ambassades de France en Chine, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Russie en Algérie et de l’ambassade des États-Unis en France.
([43]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 3.
([44]) Réponse écrite de Renaud MELTZ à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([45]) Charles AILLERET, L’aventure atomique, 1968, p. 271.
([46]) L’éloignement mais aussi la localisation précise du site de tirs ont longtemps été tenus au secret ; ainsi Thomas FRAISE relève que « Lorsque le colonel Ailleret, commandant des armes spéciales, arrête en 1957, le choix sur Reggane, il recommande de parler simplement du chantier d’extension n° 2 du champ de tir de Colomb-Bachar, du nom d’un site d’essais de missiles situés à plusieurs centaines de kilomètres », in « Comment cacher un nuage ? L’organisation du secret des essais atmosphériques français (1957-1974) », Relations Internationales 2023/2, n° 194, pp. 11-26.
([47]) Frédéric MÉDARD, « Le Sahara, 1957 – 1962 : mutation administrative, économique et sociologique ? », Colloque des 20, 21 et 22 juin 2006 « Pour une histoire critique et citoyenne – Le cas de l’histoire franco-algérienne » (Université Paul Valéry, Montpellier III).
([48]) Propos de Maurice Belpomme lors d’un entretien avec Renaud MELTZ le 10 mars 2019, rapportés dans la contribution écrite envoyée par Renaud MELTZ à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([49]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 3.
([50]) Compte-rendu n° 3, 14 mai 2024.
([51]) « Pourquoi la Polynésie ? », pp. 64-65.
([52]) Contribution écrite envoyée par Renaud MELTZ à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([53]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([54]) « Mururoa », Cahiers du Pacifique nos 12 et 13, avril 1969, p. VII.
([55]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([56]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 3.
([57]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 2.
([58]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 3.
([59]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14. Le professeur MELTZ y insistera également en décrivant une brochure relative au CEP et destinée aux officiers de l’époque qui donnait à voir des clichés de belles Vahinés : « Atout pour les officiers, inquiétudes pour leurs épouses » résume-t-il d’une belle formule… (Des bombes en Polynésie, Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, dir., op. cit. p. 68).
([60]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 3. Cf également l’ouvrage Des bombes en Polynésie…, Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, dir., op. cit. p. 64.
([61]) Aimé Louis GRIMALD, Gouverneur dans le Pacifique, 1990, p. 277.
([62]) Sur les intuitions d’Ailleret sur l’importance de l’arme atomique, cf. François GÉRÉ, « Charles Ailleret, pionnier et pédagogue de l’arme nucléaire française », Revue Défense Nationale n° 486, avril 1988, pp. 11 s.
([63]) Audition du 11 février 2025, compte rendu n° 10.
([64]) Ibid.
([65]) Ibid.
([66]) Renaud MELTZ et Manatea TAIARUI, « Les élus polynésiens face à l’installation du CEP (1962-1966 », in Dictionnaire du CEP, 7 février 2025.
([67]) Sylvain MARY et Alexis VRIGNON, « Implantation. État, pouvoirs locaux et opinion » in Des bombes en Polynésie… (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON dir., op. cit., pp. 143 s.).
([68]) Audition du 11 février 2025, compte rendu n° 10.
([69]) Ibid.
([70]) Benjamin FURST, Brice MARTIN et Florence MURY, réponse écrite à la suite de leur audition par la commission d’enquête.
([71]) Lors d’un colloque organisé par la Maison des sciences de l'Homme et du Pacifique qui s’est tenu du 11 au 13 mai 2022 à l'Université de la Polynésie française (UPF), pour présenter l’ouvrage co-dirigé par Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, Des Bombes en Polynésie, Jean-Marc REGNAULT a vocalement manifesté ne pas vouloir se rendre à l’événement (cf Tahiti Infos, « Une "controverse" historique pour le colloque sur le nucléaire à l'UPF », 8 mai 2022 ; Dominique Schmitt, « Nucléaire : écœuré, Jean-Marc Regnault boycotte le colloque de l’UPF ! », Pacific Pirates Media, 9 mai 2022).
([72]) Teva MEYER, « Le concept de nucléarité », in Dictionnaire du CEP, op. cit., 28 janvier 2025.
([73]) Renaud MELTZ, « L’emprise foncière du CEP en Polynésie. Imprévoyance, extension continue et exception coloniale », in Dictionnaire du CEP, op. cit., 28 décembre 2024.
([74]) Ordonnance sur l’Expropriation « pour cause d’utilité publique » pour l’aérodrome de Hao, le 31 janvier 1964.
([75]) Bernard DUMORTIER, Moruroa et Fangataufa, les atolls de l’atome, op. cit.
([76]) Un atoll est fermé lorsque son lagon est séparé de l’Océan par un cordon littoral.
([77]) Renaud MELTZ, « L’emprise foncière du CEP en Polynésie. Imprévoyance, extension continue et exception coloniale », in Dictionnaire du CEP, op. cit., 28 décembre 2024.
([78]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([79]) Renaud MELTZ et Manatea TAIARUI, « Les élus polynésiens face à l’installation du CEP (1962-1966) », in Dictionnaire du CEP, 7 février 2025.
([80]) Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer.
([81]) Renaud MELTZ, réponse écrite à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([82]) Renaud MELTZ et Manatea TAIARUI, « Les élus polynésiens face à l’installation du CEP (1962-1966) », op. cit.
([83]) Intervention du sénateur Gérald COPPENRATH, Sénat, séance du mercredi 11 juillet 1962, compte rendu intégral de la 2e séance (2e session ordinaire de 1961-1962, Journal Officiel de la République française – Débats parlementaires, numéro du jeudi 12 juillet 1962, p. 901 - https://www.senat.fr/comptes-rendus-seances/5eme/pdf/1962/07/s19620711_0877_0907.pdf).
([84]) Renaud MELTZ et Manatea TAIARUI, « Les élus polynésiens face à l’installation du CEP (1962-1966) », op. cit.
([85]) Renaud MELTZ et Manatea TAIARUI, « Les élus polynésiens face à l’installation du CEP (1962-1966) », op. cit.
([86]) Assemblée de la Polynésie française, Commission d’enquête chargée de recueillir tous éléments d’information sur les conséquences des essais nucléaires aériens entre 1966 et 1974 pour les populations de la Polynésie française, audition de M. Jacques-Denis Drollet, 13 septembre 2005 (http://moruroa.assemblee.pf/medias/pdf/M.%20Jacques-Denis%20Drollet.pdf).
([87]) Contribution écrite de Manatea TAIARUI à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([88]) http://moruroa.assemblee.pf/Texte.aspx?t=181.
([89]) Renaud MELTZ et Manatea TAIARUI, « Les élus polynésiens face à l’installation du CEP (1962-1966) », op. cit.
([90]) Aujourd’hui dénommée Église Protestante Mao’hi.
([91]) « L’amour du pays » ou « Aimer son pays » suivant les traductions, parti créé début 1965 après l’interdiction du RDPT.
([92]) Manatea TAIARUI et Clémence MAILLOCHON, « Les réseaux de John Teariki : entre militantisme antinucléaire et nationalisme anticolonial en Polynésie française (1963-1983), Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2025/1, Hors-Série n° 20.
([93]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 3.
([94]) Audition du 5 février 2025, compte rendu n 9.
([95]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n 12.
([96]) Contribution écrite de Manatea TAIARUI à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([97]) Les Nouvelles de Tahiti, « Après l’explosion de Moruroa. Les opérations de contrôle des retombées », 4 juillet 1966.
([98]) Les Nouvelles de Tahiti, « L’explosion atomique « de visu » », 4 juillet 1966.
([99]) Rapport n° 64-24 daté du 6 février 1964.
([100]) Aimé Louis GRIMALD, Gouverneur dans le Pacifique, op. cit.
([101]) Contribution écrite de Jean-Marc REGNAULT remise à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([102]) Assemblée de la Polynésie française, Commission d’enquête chargée de recueillir tous éléments d’information sur les conséquences des essais nucléaires aériens entre 1966 et 1974 pour les populations de la Polynésie française, audition de M. Jacques-Denis Drollet, 13 septembre 2005 (http://moruroa.assemblee.pf/medias/pdf/M.%20G%C3%A9rald%20Coppenrath.pdf).
([103]) Contribution écrite de Manatea TAIARUI à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([104]) Renaud MELTZ et Manatea TAIARUI, « Les élus polynésiens face à l’installation du CEP (1962-1966) », op. cit.
([105]) Audition du 11 février 2025, compte rendu n° 10.
([106]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([107]) Intervention du sénateur Gérald COPPENRATH, Sénat, séance du mercredi 11 juillet 1962 ; op. cit.
([108]) Sylvain MARY et Alexis VRIGNON, « Implantation. État, pouvoirs locaux et opinion », in Des bombes en Polynésie… (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON dir., op. cit., pp. 143 s.).
([109]) Manatea TAIARUI, réponse écrite consécutive à son audition par la commission d’enquête.
([110]) Benoît FURST, Brice MARTIN et Florence MURY, réponse écrite consécutive à leur audition par la commission d’enquête.
([111]) Renaud MELTZ et Manatea TAIARUI, « Les élus polynésiens face à l’installation du CEP (1962-1966) », op. cit.
([112]) Sylvain MARY et Alexis VRIGNON, « Implantation – État, pouvoirs locaux et opinion » in Des bombes en Polynésie… (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, dir., op. cit., p. 147).
([113]) Renaud MELTZ et Manatea TAIARUI, « Les élus polynésiens face à l’installation du CEP (1962-1966) », op. cit.
([114]) Audition du 11 février 2025, compte rendu n° 10.
([115]) Ibid.
([116]) Termes utilisés par l’anthropologue Bruno SAURA (audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12).
([117]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([118]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12.
([119]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16.
([120]) Audition du 11 février 2025, compte rendu n° 10.
([121]) Anaïs MAURER, « Interroger le discours officiel sur la bombe nucléaire : lecture croisée de Toxique et Repenser les choix nucléaires », in Cultures et Conflits, 2023/2, n° 129.
([122]) Manatea TAIARUI, réponse écrite consécutive à son audition par la commission d’enquête.
([123]) Contribution écrite de Renaud MELTZ intitulée « Turei, un laboratoire dans le laboratoire », remise à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([124]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 11.
([125]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([126]) Vincent JAUVERT, « Essais nucléaires. Les archives interdites de l’armée », Le Nouvel Observateur,
5 au 11 février 1998, pp. 10 s. Cf également le dossier très complet établi par Bruno BARRILLOT dans Damoclès, la lettre du Centre de Documentation, et de Recherche sur la Paix et les Conflits, nos 112/114, février/avril 2005 (http://moruroa.assemblee.pf/medias/pdf/Damocles%20112-114.pdf).
([127]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n 16.
([128]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([129]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12.
([130]) Ibid.
([131]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 9.
([132]) Audition du 21 mai 2024, compte rendu n° 6.
([133]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12.
([134]) À l’origine toutefois, le parti de Pouvana’a a Oopa, le RDPT, créé en 1949, ne prônait pas l’indépendance mais seulement une évolution du statut de la Polynésie vers une plus grande autonomie.
([135]) Ainsi en est-il de John Teariki, pourtant l’un des opposants les plus farouches au CEP, qui a pourtant appelé à voter pour le général de Gaulle aux élections présidentielles de 1965.
([136]) Cour de révision et de réexamen, arrêt n° 14 RE1 087 du 25 octobre 2018 (cf. https://www.dalloz-actualite.fr/sites/dalloz-actualite.fr/files/resources/2019/02/14-re1-087.pdf). Sur la procédure applicable, cf actuel article 624-7 du code de procédure pénale.
([137]) Réponse écrite de Renaud MELTZ à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([138]) Réponse écrite de Manatea TAIARUI à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([139]) Extrait du discours cité dans le cadre de la notice biographique de John Teariki rédigée par Dimitri LEONTIEFF, in Dictionnaire historique du CEP, op. cit.
([140]) Rudy BESSARD, Pouvoir personnel et ressources politiques. Gaston Flosse en Polynésie française, 2013.
([141]) Manatea TAIARUI, notice biographique de Gaston Flosse, in Dictionnaire historique du CEP, op. cit.
([142]) C’est en effet en 1977 que la Polynésie obtient « l’autonomie administrative et financière », l'État conservant toutefois de nombreuses compétences, incluant tout ce qui relève du nucléaire.
([143]) Rassemblement du peuple Ma’ohi.
([144]) Statut issu de la loi n° 84-820 du 6 septembre 1984 portant statut du territoire de la Polynésie française.
([145]) Manatea TAIARUI, notice biographique de Gaston Flosse, Dictionnaire historique du CEP, op. cit.
([146]) Ibid.
([147]) Sarah MOHAMED-GAILLARD et Alexis VRIGNON, « Colères, surprise et incompréhensions. Du moratoire à la dernière campagne » in Des bombes en Polynésie… (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, dir.), op. cit., p. 480.
([148]) Don MACKAY, « Nuclear Testing : New Zealand and France in the International Court of Justice », Fordham International Law Journal, 1995.
([149]) Audition du 5 mars 2025, Compte rendu n° 18.
([150]) Sarah MOHAMED-GAILLARD, « Contestations océaniennes », in Des bombes en Polynésie… (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, dir.), op. cit., pp. 331 s. (not. p. 337).
([151]) Rappelons que l’organisation non gouvernementale Greenpeace a été fondée en 1971 et qu’elle est l’héritière du « Don’t make a Wave Committee » qui, créé en octobre 1969 à Vancouver (Canada), souhaitait alors s’opposer aux tirs nucléaires souterrains auxquels les États-Unis procédaient dans la réserve naturelle d’Amchitka (au sein des Îles Aléoutiennes). Autant dire que l’opposition au nucléaire était véritablement dans l’ADN de la nouvelle organisation !
([152]) Des membres célèbres de cette association (le général Jacques de Bollardière, Brice Lalonde, Jean-Jacques Servan-Schreiber…) ont embarqué sur les flottilles de Greenpeace et/ou participé à des manifestations à Tahiti.
([153]) Deux agents de la DGSE ont saboté ce bateau de Greenpeace qui se préparait à prendre la mer vers Moruroa, entraînant la mort d’un photographe portugais qui se trouvait à bord.
([154]) https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/58/058-19741220-JUD-01-00-FR.pdf.
([155]) Le traité d'interdiction complète des essais nucléaires, ouvert à la signature depuis le 24 septembre 1996.
([156]) Géraldine GIRAUDEAU, « Les relations bilatérales de la France avec la Nouvelle-Zélande et l’Australie depuis la cessation des essais nucléaires du Pacifique : vers une normalisation semée d’embuche », in Le traitement Juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française (Grégoire GALLEY et Florence POIRAT dir.), Édition Pedone, octobre 2023, p. 329.
([157]) Sarah MOHAMED-GAILLARD, « Contestations océaniennes », in Des bombes en Polynésie, les essais nucléaires français dans le Pacifique, op. cit, p. 350.
([158]) Dans son rapport publié en 1982, il écrit ainsi que « les explosions aériennes ont introduit dans l'atmosphère, l'océan et tous les organismes vivants, en particulier marins, une radioactivité significative mais non préoccupante au point de vue sanitaire » et que « depuis que les explosions sont souterraines, la contamination radioactive de l'environnement est devenue quasiment nulle à court terme ».
([159]) Dominique MONGIN, Dissuasion et Simulation : De la fin des essais nucléaires français au programme Simulation, 2018.
([160]) Audition du 5 février 2025, compte rendu n° 9.
([161]) 15 ambassades et représentations françaises ont fait l’objet d’un questionnaire abordant les relations passées et contemporains des pays et organisations, dans lesquelles elles représentent la France, avec les essais nucléaires en général et en particulier français.
([162]) Contribution écrite de l’ambassade de France en Nouvelle-Zélande.
([163]) Contributions écrites de la Représentation française pour le Pacifique et de l’Ambassade de France à Fidji, Kiribati, Nauru, Tonga, Tuvalu.
([165]) Audition du 13 mai 2025, compte rendu n° 30.
([166]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([167]) Géraldine GIRAUDEAU, « Les relations bilatérales de la France avec la Nouvelle-Zélande et l’Australie depuis la cessation des essais nucléaires du Pacifique : vers une normalisation semée d’embuche », op. cit., pp. 336-337.
([168]) Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE), La Stratégie de la France dans l’Indopacifique, février 2022.
([169]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12.
([170]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 2.
([171]) Simon NORA, « Éléments pour une synthèse sur la Polynésie française », Rapport de l’Inspection générale des Finances, novembre 1976.
([172]) Gilles BLANCHET, « Du CEP à l’après-CEP, la Polynésie française à la recherche d’un nouveau mode de développement », Textes réunis pour les journées géographiques 1994, ORSTOM, p. 178. De son côté, Bernard POIRINE évoque une « petite économie insulaire somnolente », « L’impact économique du CEP » in Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique (Renaud MELTZ, Benjamin FURST et Alexis VRIGNON dir.), p. 166.
([173]) Alain HUETZ DE LEMPS, « L’économie rurale de la Polynésie française », Cahiers d’outre-mer, n° 49, 13e année, janvier-mars 1960, p. 110.
([174]) Ibid, p. 113.
([175]) Bernard POIRINE, « L’économie de l’après-CEP : forces et faiblesses », Revue Hermès, 2002/1, nos 32-33, pp. 317 s.
([176]) Bernard POIRINE, « L’impact économique du CEP » in Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique, op. cit., p. 166. L’expression se diffuse aussi dans le langage courant. Voir, par exemple les propos de Jaroslav OTCENASEK, ancien président du syndicat des pêcheurs professionnels polynésien, cité par Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME et Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 19.
([177]) Jean CHESNEAUX (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, L’Harmattan, 1995.
([178]) Institut de la statistique de Polynésie française (ISPF), « L’économie polynésienne post-CEP : une dépendance difficile à surmonter – 1995-2003 », 2007, p. 25.
([179]) Régis BOULAT, « La Banque de l’Indochine, le CEP et les bouleversements de l’économie polynésienne dans les années 1960 » in Dictionnaire du CEP, op. cit., 3 février 2025.
([180]) Simon NORA, « Éléments pour une synthèse sur la Polynésie française », op. cit.
([181]) Audition du 5 février 2025, compte rendu n° 9.
([182]) Vincent DROPSY et Christian MONTET, « Croissance économique et productivité en Polynésie française : une analyse sur longue période », Économie et statistique n° 499, 2018, pp. 6 et 13.
([183]) Institut de la statistique de Polynésie française (ISPF), « L’économie polynésienne post-CEP : une dépendance difficile à surmonter – 1995-2003 », op. cit., p. 24.
([184]) Bernard POIRINE, « L’économie de l’après-CEP : forces et faiblesses », op. cit., pp. 317 s.
([185]) Michel LEXTREYT, « Les années CEP », in Une Histoire de Tahiti, des origines à nos jours (Éric CONTE, dir.), 2019, p. 278.
([186]) Renaud MELTZ, « Construire le CEP » in Des bombes en Polynésie (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON dir.), op. cit., p. 112.
([187]) Louise PROTAR, « Les décennies CEP, charnière des transformations de la famille », in Dictionnaire du CEP, op. cit., 28 janvier 2025.
([188]) Gilles BLANCHET, « Quel avenir pour la Polynésie ? », in Journal de la Société des océanistes, n° 102, 1996, p. 39.
([189]) Jean CHESNEAUX (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, op. cit.
([190]) Bernard POIRINE, « L’impact économique du CEP » in Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique, op. cit., p. 166.
([191]) Institut de la statistique de Polynésie française (ISPF), « 40 ans d’économie polynésienne en 21 graphiques », n° 1261, 2021, p. 4.
([192]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 11.
([193]) Teva MEYER, « Vestiges et déchets. Les héritages matériels » in Des bombes en Polynésie… (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, dir.), op. cit., pp. 527 s.
([194]) Jacky BRYANT, témoignage cité par Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME et Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 101.
([195]) Bernard POIRINE, « L’économie de l’après-CEP : forces et faiblesses », Revue Hermès, op. cit., pp. 317 s.
([196]) Bernard POIRINE, « L’impact économique du CEP » in Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique, op. cit., p. 171.
([197]) Ibid : « En mai 1965, le gouverneur Sicurani déclare que l’exode rural momentané touche 85 à 90 % des travailleurs agricoles, ce qui entraîne l’effondrement des productions locales ».
([198]) Bernard POIRINE, « L’impact économique du CEP » in Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique, op. cit., p. 169. Les effectifs des administrations publiques locales sont multipliés par 4,24 entre 1962 et 1977 et par 6,85 entre 1962 et 1988, soit un taux de croissance annuelle de 7,7 %.
([199]) L’indice officiel du coût de la vie qui passe de 118,62 au 1er février 1963 à 135,46 le 30 novembre 1964.
([200]) Jean CHESNEAUX (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, op. cit.
([201]) Ibid.
([202]) Institut de la statistique de Polynésie française (ISPF), « 40 ans d’économie polynésienne en 21 graphiques », op. cit., p. 8.
([203]) Bernard POIRINE, « L’économie de l’après-CEP : forces et faiblesses », op. cit., pp. 317 s.
([204]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12.
([205]) Simon NORA, « Éléments pour une synthèse sur la Polynésie française », op. cit.
([206]) Jean CHESNEAUX (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, op. cit.
([207]) Ibid.
([208]) Gilles BLANCHET, « Du CEP à l’après-CEP, la Polynésie française à la recherche d’un nouveau mode de développement », Textes réunis pour les journées géographiques 1994, op. cit., p. 179.
([209]) Contribution écrite de Jérôme DEMOMENT à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([210]) Ibid., p. 14.
([211]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([212]) Le personnel militaire est divisé administrativement en permanents (« éléments organiques »), « renforts temporaires » (construction ou aménagement des sites) et « renforts opérationnels » (pendant les campagnes d’essais).
([213]) Renaud MELTZ, « Les effectifs et la main-d’œuvre du CEP », in Dictionnaire du CEP, 3 avril 2025.
([214]) Ibid.
([215]) Ibid.
([216]) Comme l’a expliqué la géographe Florence MURY lors de son audition, « Les archives nous apprennent que l’option de travailleurs en provenance de Wallis-et-Futuna a été abandonnée par suite d’une intervention de la Nouvelle-Calédonie, tandis que les travailleurs des Îles Cook ont été écartés en raison de leur proximité avec la Nouvelle‑Zélande, révélant des enjeux géopolitiques. Une main-d’œuvre asiatique a également été exclue dans le contexte de la Guerre Froide, bien qu’on ait eu auparavant recours à des travailleurs chinois pour la culture du coton à Tahiti. Finalement, un contingent de Portugais a participé à la construction des installations à Moruroa et Fangataufa » (audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14).
([217]) Renaud MELTZ, « Les effectifs et la main-d’œuvre du CEP », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([218]) Jean CHESNEAUX (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, op. cit.
([219]) Jean FAGES, « À propos des résultats statistiques du recensement de 1962 en Polynésie française », in Journal de la Société des Océanistes, 1968, n° 24, pp. 77-95.
([220]) L’ouvrage Des bombes en Polynésie (op. cit), rappelle qu’à Hao, il y avait des civils européens, essentiellement français (280) et polynésien (450), ainsi que 1 900 militaires, soit dix fois la population locale.
([221]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([222]) Renaud MELTZ, « Construire le CEP », in Des bombes en Polynésie…, op. cit., pp. 111 s.
([223]) Ibid.
([224]) Jean CHESNEAUX (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, op. cit.
([225]) Comme l’expliquent Benjamin FURST, Brice MARTIN, et Florence MURY dans leur contribution écrite, « le CEP a été particulièrement attractif parce que les rémunérations étaient 5, 7 voire 10 fois supérieures aux rémunérations perçues jusqu’alors ».
([226]) Régis BOULAT, « La Banque de l’Indochine, le CEP et les bouleversements de l’économie polynésienne dans les années 1960 », op. cit.
([227]) Audition du 26 mars 2025, compte rendu n° 32.
([228]) En 1956, 54 % de la population polynésienne avait moins de vingt ans ! Cf. Paul LE BOURDIEC, Christian JOST et Frédéric ANGLEVIEL, « L’économie polynésienne post-CEP : une dépendance difficile à surmonter (1995-2003) », Institut de la Statistique de la Polynésie française, décembre 2007, p. 27.
([229]) 21 mai 2024, compte rendu n° 5.
([230]) Louise PROTAR, « Les décennies CEP, charnière des transformations de la famille », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([231]) Bernard POIRINE, « L’impact économique du CEP » in Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique, op. cit., p. 167.
([232]) Jean CHESNEAUX (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, op. cit.
([233]) Lis KAYSER, « De base militaire à nostalgie nucléaire : L’héritage complexe de l’atoll de Hao » in Dictionnaire du CEP, 5 février 2025.
([234]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([235]) Le Feti’i e fenua est une enquête réalisée par l’Institut de la statistique de Polynésie française sur le thème de la famille, du logement et des relations familiale (https://data.ispf.pf/bases/enquetes-menages/feti'i-et-fenua/Publications.aspx).
([236]) Cf. Célio SIERRA-PAYCHA, Eva LELIÈVRE et Loïc TRABUT, « L’effet du CEP sur la croissance démographique de l’aire urbaine de Tahiti et les mobilités résidentielles, in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([237]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([238]) Florence MURY, « Les faux-semblants de l’exode rurale en Polynésie française du temps du CEP », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([239]) Célio SIERRA-PAYCHA, Eva LELIÈVRE et Loïc TRABUT, « L’effet du CEP sur la croissance démographique de l’aire urbaine de Tahiti et les mobilités résidentielles, in Dictionnaire du CEP op. cit.
([240]) Lis KAYSER, « De base militaire à nostalgie nucléaire : L’héritage complexe de l’atoll de Hao » in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([241]) Ibid.
([242]) Louise PROTAR, « Les décennies CEP, charnière des transformations de la famille », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([243]) Célio SIERRA-PAYCHA, Eva LELIÈVRE et Loïc TRABUT, « L’effet du CEP sur la croissance démographique de l’aire urbaine de Tahiti et les mobilités résidentielles, in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([244]) « Alors qu’au début des années 1940 on comptait moins de 12 000 habitants à Pape’ete (soit 23 % de l’ensemble de la population de Polynésie française), à la fin de la deuxième guerre mondiale, l’agglomération s’étend progressivement au-delà des frontières communales pour toucher Faa’a et Pīra’e. En 1951, 15 220 personnes habitaient la capitale, 23 200 en prenant l’ensemble de l’aire urbaine de Mahina à Paea, soit 37 % de la Polynésie française », Ibid.
([245]) Régis BOULAT, « La Banque de l’Indochine, le CEP et les bouleversements de l’économie polynésienne dans les années 1960 », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([246]) Jean CHESNEAUX (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, op. cit.
([247]) Florence MURY, « Du plébiscite à la démocratisation de l’habitat en dur au temps du CEP », in Dictionnaire du CEP, 10 février 2025.
([248]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 11.
([249]) Audition du 21 mai 2024, compte rendu n° 6.
([250]) Simon NORA, « Éléments pour une synthèse sur la Polynésie française », op. cit.
([251]) Témoignage cité par Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME et Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 65. L’économiste Gilles BLANCHET parle également des « aléas d’une mutation rapide et brutale » (« Du CEP à l’après-CEP, la Polynésie française à la recherche d’un nouveau mode de développement », Textes réunis pour les journées géographiques 1994, op. cit., p. 178).
([252]) Audition du 4 février 2025, compte rendu n° 8.
([253]) Jacques VERNAUDON, « Les langues à l’époque de la bombe en Polynésie française », in Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique, op. cit., pp. 191 s.
([254]) Ibid.
([255]) Ibid.
([256]) ibid.
([257]) Christophe SERRA MALLOL, « L’alimentation, révélateur du changement social en Polynésie français », Bulletin du LARSH (Laboratoire de recherche Sociétés et Humanités) n° 2, janvier 2005, pp. 360 s.
([258]) Ibid.
([259]) Audition du 27 mars 2025, compte rendu n° 32.
([260]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 11.
([261]) Audition du 4 mars 2025, compte rendu n° 17.
([262]) Lis KAYSER, « De base militaire à nostalgie nucléaire : L’héritage complexe de l’atoll de Hao » in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([263]) Lucile HERVOUET, « Un changement social pathogène ? Représentation des effets sociaux du CEP parmi les représentants de l’action publique en Polynésie française », in Dictionnaire du CEP, 6 février 2025.
([264]) Audition du 21 mai 2024, compte rendu n° 6.
([265]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12.
([266]) Gilles BLANCHET, « Du CEP à l’après-CEP, la Polynésie française à la recherche d’un nouveau mode de développement », Textes réunis pour les journées géographiques 1994, op. cit., p. 179.
([267]) Audition du 4 juin 2014, compte rendu n° 12. Patrick HOWELL, qui a occupé des fonctions importantes au sein de l’Église protestante Ma’ohi, a également constaté les changements sociaux apportés par l’installation du CEP : « […] il y a eu le temps des essais où tout le monde était dans l’euphorie : on passait du stade de l’agriculture-pêche au salariat ; les hommes ont quitté leur famille, et sont partis à Moruroa, à Hao, laissant la femme s’occuper des enfants : c’était des familles où les pères n’étaient pas là » (témoignage cité par Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME et Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 91).
([268]) Témoignage cité par Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME et Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 67.
([269]) Lucile HERVOUET, « Un changement social pathogène ? Représentation des effets sociaux du CEP parmi les représentants de l’action publique en Polynésie française », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([270]) Pour reprendre les termes employés par Florence MURY (audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14).
([271]) Comme le rapporte le professeur Jean-Marc REGNAULT dans sa contribution écrite, « Le gouverneur évoqua les déconvenues des jeunes Tahitiens dont la vahiné partait au bras d’un militaire. Une personnalité locale souligna que marins ou légionnaires savaient parler aux filles, mais que, surtout, ils avaient des moyens que les jeunes du pays n’avaient pas ».
([272]) Lucile HERVOUET, « Un changement social pathogène ? Représentation des effets sociaux du CEP parmi les représentants de l’action publique en Polynésie française », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([273]) Gilles BLANCHET, « Du CEP à l’après-CEP, la Polynésie française à la recherche d’un nouveau mode de développement », Textes réunis pour les journées géographiques 1994, op. cit., p. 179.
([274]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 11.
([275]) Lucile HERVOUET, « Un changement social pathogène ? Représentation des effets sociaux du CEP parmi les représentants de l’action publique en Polynésie française », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([276]) Jean CHESNEAUX (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, op. cit.
([277]) Lucile HERVOUET, « Un changement social pathogène ? Représentation des effets sociaux du CEP parmi les représentants de l’action publique en Polynésie française », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([278]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([279]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12.
([280]) Assemblée de la Polynésie Française, Les Polynésiens et les essais nucléaires, Indépendance nationale et dépendance polynésienne, 2006, p. 137.
([281]) Lucile HERVOUET, « Un changement social pathogène ? Représentation des effets sociaux du CEP parmi les représentants de l’action publique en Polynésie française », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([282]) Témoignage cité par Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME et Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 67.
([283]) Gilles BLANCHET, « Du CEP à l’après-CEP, la Polynésie française à la recherche d’un nouveau mode de développement », Textes réunis pour les journées géographiques 1994, op. cit., p. 179.
([284]) Jean CHESNEAUX (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, op. cit.
([285]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([286]) Jean CHESNEAUX (dir.), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie française ?, op. cit.
([287]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([288]) Bernard POIRINE, « L’économie de l’après-CEP : forces et faiblesses », Revue Hermès, op. cit., pp. 317 s.
([289]) Renaud MELTZ, « Les effectifs et la main-d’œuvre du CEP », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([290]) Lucien LANIER et Guy ALLOUCHE, Rapport d’information n° 215 du 14 février 1996 faisant suite à une mission effectuée en Polynésie du 14 au 28 janvier 1996.
([291]) Propos de Christian VERNAUDON, membre du Conseil économique, social et culturel et délégué à la Charte du développement, cité dans le rapport du Sénat précité (p. 20).
([292]) Lucien LANIER et Guy ALLOUCHE, Rapport d’information n° 215 du 14 février 1996 faisant suite à une mission effectuée en Polynésie du 14 au 28 janvier 1996, op. cit., pp. 19 et 20.
([293]) Ibid.
([294]) Ibid.
([295]) Paul LE BOURDIEC, Christian JOST et Frédéric ANGLEVIEL, « L’économie polynésienne post-CEP : une dépendance difficile à surmonter (1995-2003) », op. cit., p. 34.
([296]) Bernard POIRINE, « L’impact économique du CEP », in Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique (Renaud MELTZ, Benjamin FURST et Alexis VRIGNON, dir.), op. cit., p. 173.
([297]) Ibid.
([298]) Lucile HERVOUET, « Un changement social pathogène ? Représentation des effets sociaux du CEP parmi les représentants de l’action publique en Polynésie française », in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([299]) Lis KAYSER, « De base militaire à nostalgie nucléaire : L’héritage complexe de l’atoll de Hao » in Dictionnaire du CEP, op. cit.
([300]) ISPF (Institut de la Statistique de la Polynésie française), Diagnostic territorial 2021, mars 2022, p. 10.
([301]) Bernard POIRINE, « L’économie de l’après-CEP : forces et faiblesses », Revue Hermès, op. cit., pp. 317 s.
([302]) ISPF (Institut de la Statistique de la Polynésie française), Diagnostic territorial 2021, op. cit., p. 12.
([303]) Bernard POIRINE, « L’économie de l’après-CEP : forces et faiblesses », Revue Hermès, 2002/1, nos 32-33, p. 329.
([304]) Ibid.
([305]) Institut de la statistique de Polynésie française (ISPF), « L’économie polynésienne post-CEP : une dépendance difficile à surmonter – 1995-2003 », op. cit., p. 25
([306]) Avis n° 2017/80 du 26 avril 2017.
([307]) Banque centrale du Pacifique - Institut d’émission d’outre-mer (IEOM), « L’économie de la Polynésie française en 2024 », n° 433, 16 mai 2025, p. 2.
([308]) Selon les chiffres de l’Organisation mondiale du tourisme.
([309]) ISPF (Institut de la Statistique de la Polynésie française), Diagnostic territorial 2021, op. cit., p. 13.
([310]) Bernard POIRINE, Tahiti, une économie sous serre, op. cit., 2011.
([311]) D’où l’analogie avec la température élevée d’une serre à l’abri de laquelle on peut faire des cultures qui ne pourraient survivre à la température extérieure.
([312]) Vincent DROPSY, « Approche économique : l’accompagnement de la reconversion économique et structurelle par l’État et les dispositifs du Pays », in Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française, op. cit., p. 99.
([313]) Ibid, p. 112.
([314]) Banque centrale du Pacifique - Institut d’émission d’outre-mer (IEOM), « L’économie de la Polynésie française en 2024 », n° 433, 16 mai 2025, p. 2.
([315]) Rapport annuel économique 2023, IEOM (octobre 2024).
([316]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([317]) https://sfrp.asso.fr/wpcontent/uploads/2022/04/HistoiredelaRadioprotection2021-version-SFRP-VF.pdf
([318]) ICRP, 1991. 1990 Recommandations of the International Commission on Radiological Protection. ICRP Publication 60. Ann. ICRP 21 (1-3).
([319]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([320]) Services communs au ministère des armées et au CEA-DAM. En 1993, le SMSR et le SMCB fusionnent pour former le Service mixte de sécurité radiologique et biologique de l’homme et de l’environnement (SMSRB).
([321]) Note de la DAM relative à la préparation du CEP, 1er juillet 1964.
([322]) Recommandations émises depuis 1959 par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR).
([323]) Décrets n° 66-450 du 20 juin 1966 et n° 67-228 du 15 mars 1967. Lors de son audition le 29 janvier 2025, Jean-Christophe AMABILE, directeur du service de protection radiologique des armées (SPRA), rappelle les fondements et la pertinence de ce cadre réglementaire : « L’employeur décrit les risques, le médecin adapte sa visite médicale en fonction des antécédents du patient et des risques liés à son travail, afin de garantir la meilleure protection possible du travailleur. Les examens dont nous parlons aujourd’hui, comme la numération formule sanguine, l’anthroporadiométrie ou la radiotoxicologie, étaient déjà évoqués par mes prédécesseurs. » (compte rendu n° 7).
([324]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([325]) Audition du 22 janvier 2025, compte rendu n° 4.
([326]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([327]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 10.
([328]) Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME, Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 62.
([329]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([330]) Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME, Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 17.
([331]) Audition du 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([332]) Audition du 10 avril 2025, compte rendu n° 24.
([333]) Ibid.
([334]) Il s’agissait ni plus ni moins de « sortes de hangars [notamment] pour les populations des Gambier, et des atolls de Reao et de Pukarua qui se trouvent dans un rayon de 400 kilomètres de Moruroa. Le caractère dérisoire de ces ‘‘abris’’ a été dénoncé depuis des années, mais ils ont été construits alors que les météorologues assuraient que le nuage radioactif éviterait ces îles et atolls » rappelle par exemple Bruno BARRILLOT, in L’héritage empoisonné, op. cit., p. 62.
([335]) Audition du 11 février 2025, compte rendu n° 10.
([336]) Ibid.
([337]) Bruno BARRILLOT, Victimes des essais nucléaires : histoire d’un combat, Observatoire des Armements, 2010, p. 26.
([338]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 2.
([339]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 10.
([340]) Audition du 28 mars 2025, compte rendu n° 32.
([341]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique, op. cit., p. 153.
([342]) Alain PEYREFITTE, C’était de Gaulle, tome III, 2000, p. 143.
([343]) Lors de son audition le 16 mai 2024, Jean-Luc Sans souligne ainsi que dans « les rapports Alliot-Marie en 2006 ou du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) en 2007, dans les documents secret-défense que nous avons fait lever en 2013, il est indiqué que le lagon demeurait radioactif, c’est-à-dire qu’il conservait des suspensions radioactives, au moins pendant 21 jours après le tir. Or, pour rassurer le personnel, tout le monde était autorisé à se baigner à partir des quatrième ou cinquième jours ».
([344]) Contribution écrite de Renaud MELTZ à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([345]) Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME, Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit.,
pp. 23-24.
([346]) Ibid, pp. 4-5.
([347]) Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME, Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., pp. 245 et 246.
([348]) Rapport du docteur MILLON, CEP / B.R.O. La Coquille, n° 610.113, du 10 juillet 1966.
([349]) Contribution écrite remise par un ancien matelot de La Coquille, le 24 mars 2025.
([350]) Dans l’ouvrage précité « Mémoires de 30 ans d’essais nucléaires en Polynésie française : Témoins de la bombe » (p. 30), Marius CHAN, gendarme à Moruroa entre 1978 et 1981, témoigne : « Ce n’était pas possible de maintenir le repas occidental pour les Polynésiens. Tôt ou tard, ils retourneront vers leur nourriture de base, c’est-à-dire le poisson, lait de coco, tout ce qui s’en suit. »
([351]) Ibid, p. 15.
([352]) Audition du 4 mars 2025, compte rendu n° 17.
([353]) Audition du 22 janvier 2025, compte rendu n° 4.
([354]) Audition du 4 mars 2025, compte rendu n° 17.
([355]) Ibid.
([356]) Ce décompte n’inclut pas les cinq tirs dits « de sécurité » caractérisés par l’absence de réaction de fission nucléaire.
([357]) Il s’agit des tirs Aldébaran du 2 juillet 1966, Arcturus du 2 juillet 1967, Encelade du 12 juin 1971, Phoebe du 8 août 1971 et Centaure du 17 juillet 1974.
([358]) Le tir Rigel effectué le 24 septembre 1966 appartient également à cette catégorie, en dépit de retombées radioactives (0,7 millisievert pour un enfant d’un à deux ans et 0,2 millisievert pour un adulte) nettement inférieures à celles des cinq autres tirs les plus problématiques selon les calculs de dose publiés par le CEA en 2022.
([359]) Le détail de ces retombées est synthétisé dans l’ouvrage Ministère de la Défense, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie à l’épreuve des faits, op. cit., pp. 240-242, puis dans l’ouvrage destiné au grand public rédigé par le CEA, Les essais nucléaires en Polynésie française : pourquoi, comment et avec quelles conséquences ?, op. cit., pp. 79-86.
([360]) Contribution écrite remise par le CEA-DAM à la suite de l’audition de ses responsables par la commission d’enquête.
([361]) L’ASNR est issue de la fusion opérée le 1er janvier 2025 de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).
([362]) Contribution écrite remise par l’ASNR à la suite de l’audition de ses responsables par la commission d’enquête.
([363]) Ces retombées ont fait l’objet d’une étude publiée en 2021 : Vladimir DROZDOVITCH, Florent de VATHAIRE, André BOUVILLE, Radiological Impact of Atmospheric Nuclear Weapons Tests at Mururoa and Fangataufa Atolls to Populations in Oceania, South America and Africa : Comparison with French Polynesia. Asian Pac J Cancer Prev. 2021, Mar 1;22(3):801-809.
([364]) Biblioteca del Congreso nacional de Chile, « Rechazo de las explosiones nucleares francesas en el Pacifico sur », 1965. et Revista de Marina, “Las explosiones nucleares en la Polinesia francesa. Efectos en el medioambiente chileno”, n° 4, 1999.
([365]) Contribution écrite remise par le CEA-DAM à la suite de l’audition de ses responsables par la commission d’enquête. Cf également, CEA, Les essais nucléaires en Polynésie française : pourquoi, comment et avec quelles conséquences ?, op. cit., p. 50.
([366]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([367]) Lors de son audition le 19 février 2025, Philippe RENAUD, chargé de mission auprès du directeur de l’environnement de l’ASNR, précisa ainsi que « Parmi les essais nucléaires français, seuls cinq ont engendré des doses de l’ordre du millisievert. Cinq autres essais ont également provoqué des retombées, mais avec des doses environ dix fois plus faibles. Ces cinq essais principaux ont été identifiés par le CEA et leurs résultats ont été corroborés par une étude de M. Vladimir Drozdovitch ».
([368]) Contribution écrite remise par l’ASNR à la suite de l’audition de ses responsables par la commission d’enquête.
([369]) Renaud MELTZ, « Sous le signe du secret. Les campagnes d’essais aériens », in Des bombes en Polynésie… (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, dir.), op. cit., p. 208.
([370]) Ibid, p. 209.
([371]) Ibid.
([372]) Selon les estimations publiées par le rapport « La dimension radiologique des essais nucléaires français à l’épreuve des faits » du ministère de la Défense en 2006.
([373]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 8.
([374]) Lors de son audition du 23 mai 2024, M. Philippe RENAUD estime que les méthodes de calcul utilisées par l’ASNR, le CEA et Sébastien Philippe « sont toutes entachées d’incertitudes. Il est très difficile de préciser ces incertitudes, mais quand on le fait, on a une idée de la robustesse de l’évaluation ». Selon l’ASNR, « les résultats obtenus par chacune des trois études ne montrent qu’une chose : les doses reçues sont de l’ordre de 1 millisievert », sans pouvoir nécessairement « distinguer entre les personnes qui ont reçu des doses au-dessus ou en dessous de ce niveau ». M. Philippe RENAUD précise également que les doses n’ont pas été reçues en « une seule fois, mais bien en une année. Lors des retombées de Centaure, les gens ont inhalé les radionucléides présents dans l’air. Ils ont été exposés au dépôt radioactif. Ce dépôt est resté, tout en diminuant par décroissance radioactive. Les gens ont consommé pendant des semaines, voire des mois, des denrées contaminées par les retombées. Quand on prend en compte l’ensemble de ces voies d’exposition et des niveaux de contamination, on arrive à cette dose de l’ordre du millisievert, qui ne résulte donc pas d’une exposition instantanée, mais d’une accumulation d’expositions ».
([375]) Pour les adultes vivant à Teahupoo, la dose maximale s’élève à 3,6 millisievert, contre 0,5 pour ceux vivant à Pirae.
([376]) Selon Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, près de 90 000 personnes auraient reçu une dose supérieure à un millisievert en 1974 en raison des retombées radioactives consécutives au tir Centaure.
([377]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([378] Médecin Lieutenant-Colonel Paul-Édouard GENAUD, L’Arme atomique, 1950, p. 300.
([379]) Contribution écrite de Renaud MELTZ, Manatea TAIARUI, Quentin COMMINSOLI et Benoît POUGET intitulée : « Qui savait quoi ? Le gouvernement du risque radiologique à la veille du premier essai nucléaire en Polynésie française ».
([380]) Les Nouvelles de Tahiti, « L’explosion atomique « de visu ». Les représentants de l’assemblée ont assisté à l’explosion depuis le Foch », 4 juillet 1966.
([381]) Rapport du docteur MILLION, CEP / B.R.O. La Coquille, n° 610.113, du 10 juillet 1966, op. cit..
([382]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique…, op. cit., p. 166.
([383]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19
([384]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16.
([385]) Directeur du CEP entre 1963 et 1969.
([386]) Contribution écrite remise par Renaud MELTZ après son audition par la commission d’enquête sur la base des archives du service historique de la défense (SHD).
([387]) Ibid.
([388]) Directive technique n° 1948 CEP/DSS/2/SC du 24 juin 1966, cité dans Patrice BAERT, Essais nucléaires en Polynésie française : une histoire de mensonges et de contre-vérités, L’Harmattan, février 2025, p. 75.
([389]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16.
([390]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([391]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([392]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 3.
([393]) Manifestations culturelles traditionnelles polynésiennes.
([394]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 3.
([395]) Sur le général Thiry, on se reportera à la notice biographique rédigée par le professeur Renaud MELTZ dans le Dictionnaire du CEP (https://dictionnaire-cep.upf.pf/notice-cep/jean-thiry/).
([396]) Renaud MELTZ, « Aldébaran (tir du 2 juillet 1966, 28 kt) ou comment la gestion du risque par le secret aboutit au mensonge », in Dictionnaire du CEP, op. cit., 31 décembre 2024.
([397]) Patrice BAERT, Essais nucléaires en Polynésie française : une histoire de mensonges et de contre-vérités, op. cit., p. 49.
([398]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([399]) Le décret n° 66-450 du 20 juin 1966 prévoit alors une limite annuelle d’exposition s’élevant à 50 mSv pour les travailleurs et 5 mSv pour le public. Ces limites de dose ont ensuite été abaissées en 2002 et 2003, soit désormais 20 mSv pour les travailleurs et 1 mSv pour le public.
([400]) Selon les calculs du CEA publiés en 2022, les doses maximales pour les enfants s’élèvent respectivement à 9,4 mSv et 5,3 mSv.
([401]) Lors de son audition le 12 mars 2025, Jérôme DEMOMENT, directeur du CEA-DAM, écarte cette hypothèse : « Le niveau de dose était jugé faible, ce qui s’est avéré par la suite. Le seuil de mise sous abri en cas d’accident dans une centrale nucléaire est de 10 mSv, le seuil d’évacuation de 50 mSv : les doses reçues à Tahiti sont inférieures à ces valeurs ».
([402]) Patrice BAERT, Essais nucléaires en Polynésie française : une histoire de mensonges et de contre-vérités, op. cit., p. 53.
([403]) Discours prononcé par le Président de la République le 27 juillet 2021.
([404]) Patrice BAERT, Essais nucléaires en Polynésie française : une histoire de mensonges et de contre-vérités, op. cit., pp. 47 et 48.
([405]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 3.
([406]) Ibid.
([407]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16.
([408]) Audition du 5 février 2025, compte rendu n° 9.
([409]) Patrice BAERT, Essais nucléaires en Polynésie française : une histoire de mensonges et de contre-vérités, op. cit., p. 78.
([410]) Directive technique n° 1948 CEP/DSS/2/SC du 24 juin 1966 préc.
([411]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([412]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([413]) Audition du 5 février 2025, compte rendu n° 9.
([414]) Ministère de la Défense, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie à l’épreuve des faits, op. cit., 2006.
([415]) Travaux menés par l’IRSN jusqu’au 31 décembre 2024.
([416]) AIEA, Rapport sur l’examen par des experts internationaux de l’exposition du public aux radiations en Polynésie française suite aux essais atmosphériques nucléaires français, septembre 2009 – juillet 2010.
([417]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 2.
([418]) CEA, Les essais nucléaires en Polynésie : pourquoi, comment, et avec quelles conséquences ?, op. cit., p. 93.
([419]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 8.
([420]) L’exposition à la radioactivité s’évalue selon la « dose efficace » exprimée en sievert. La dose efficace est relative à l’ensemble de l’organisme et correspond à la somme des doses équivalentes des différents tissus et organes affectés, chacune des doses étant pondérée par un facteur tissulaire qui prend en compte la nature et la sensibilité du tissu ou organe exposé au rayonnement.
([421]) INSERM, Essais nucléaires et santé : conséquences en Polynésie française, synthèse et recommandations, 2020, p. 19.
([422]) Il existe également des « dosimètres d’ambiance » généralement utilisés dans le cadre des contrôles réglementaires des installations. Selon le CEA, ils ont pour but de mesurer la dose dans une zone définie.
([423]) Ces mesures permettent de déterminer le spectre et l’activité des radionucléides émetteurs gamma incorporés dans l’organisme.
([424]) Excréments solides.
([425]) INSERM, Essais nucléaires et santé : conséquences en Polynésie française, synthèse et recommandations, op. cit., pp. 22-23.
([426]) Audition du 14 mai 2025, compte rendu n° 31. Il semble toutefois indispensable de souligner qu’à la suite de l’audition publique de Frédéric Poirrier, un vétéran a contacté les membres de la commission d’enquête, le 15 mai, pour affirmer qu’il était « totalement faux et je l'affirme fermement de déclarer que tout le personnel entre 1966 et 1970 était porteur de dosimètres et soumis à un suivi radiologique. »
([427]) Rapport de la commission de l’article 113 de la loi du 28 février 2017, novembre 2018, p. 18.
([428]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, op. cit., pp. 78-79.
([429]) Audition du 22 janvier 2025, compte rendu n° 4.
([430]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([431]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 3.
([432]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique…, op. cit., p. 79.
([433]) Audition du 14 mai 2025, compte rendu n° 31.
([434]) Audition du 10 avril 2025, compte rendu n° 24.
([435]) Audition du 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([436]) Rapport de la commission de l’article 113 de la loi du 28 février 2017, op. cit., p. 19.
([437]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([438]) Ibid.
([439]) Avions chasseurs-bombardiers.
([440]) Soit 1,25 mSv.
([441]) Audition du 4 mars 2025, compte rendu n° 17.
([442]) Rapport ASNR n° 2025-024 - Évaluation de l’exposition radiologique des populations tahitiennes aux retombées atmosphériques de l’essai Centaure (07/1974), 21 février 2025.
([443]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 13.
([444]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([445]) INSERM, Essais nucléaires et santé : conséquences en Polynésie française, synthèse et recommandations, 2020, pp. 20 à 22.
([446]) Audition du 21 mai 2024, compte rendu n° 7.
([447]) Dans sa contribution écrite, l’ASNR estime que ces incertitudes relèvent de trois catégories distinctes. Premièrement, elles sont liées au nombre très limité de résultats de mesure et à leur représentativité, qu’il s’agisse des mesures des dépôts radioactifs qui sont à la base de la méthodologie suivie par le CEA ou des mesures de radionucléides dans les différentes composantes de l’environnement et notamment dans les denrées. Deuxièmement, elles procèdent de la variabilité des transferts des différents radionucléides dans l’environnement (vitesse de dépôt, application systématique d’un spectre de radionucléide ne prenant en compte que la décroissance radioactive…). Troisièmement, elles dépendent des hypothèses de scénario (rations alimentaires et origine des denrées consommées, temps de présence aux différents lieux compte tenu de l’hétérogénéité des dépôts, protections apportées par les habitations…).
([448]) Contribution écrite remise par l’ASNR à, la suite de l’audition de ses responsables par la commission d’enquête.
([449]) AIEA, rapport sur l’examen par des experts internationaux de l’exposition du public aux radiations en Polynésie française suite aux essais atmosphériques nucléaires français, septembre 2009 – juillet 2010, p. 45.
([450]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique …, op. cit., p. 204.
([451]) Ibid, p. 205.
([452]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 8.
([453]) Ou encore par blessure avec des objets contaminés.
([454]) Il s’agit d’une barre horizontale que le pilote d'un avion oriente avec ses pieds pour permettre à l'avion de virer.
([455]) Audition du 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([456]) Audition du 4 mars 2025, compte rendu n° 17.
([457]) Lors de son audition le 4 mars 2025, Michel Lachaud évoque également la combinaison d’une contamination externe puis interne lors des douches prises par le personnel du CEP : « Je tiens également à insister sur les douches que prenaient les personnels après chaque intervention en zone contaminée, soit sur des matériels, soit sur des personnels eux-mêmes contaminés. En dépit des précautions que je prenais et des tenues chaudes que je portais, j’ai été personnellement contaminé à plusieurs reprises. Nous prenions donc des douches supposées nous nettoyer, à l’occasion desquelles nous pouvions être confrontés à un problème encore plus dangereux. La contamination vient particulièrement se nicher dans les cheveux et il suffisait de boire un peu d’eau ruisselant sur le crâne pour ingérer cette contamination, qui rejoignait alors l’estomac, provoquant une irradiation interne suivant le radioélément ingéré. Ce phénomène est certainement intervenu à plusieurs reprises ».
([458]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([459]) Albumen séché de la noix de coco.
([460]) Lors de son audition le 5 mars 2025, Bruno CHAREYRON déplorait également les fortes lacunes méthodologiques affectant le calcul des doses par inhalation de substances radioactives (compte rendu n° 18).
([461]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique…, op. cit., p. 34.
([462]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 2.
([463]) IRSN, rapport n° 2019-004598, Évaluation de l’exposition radiologique des populations de Tureia, des Gambier et de Tahiti aux retombées des essais atmosphériques d’armes nucléaires entre 1975 et 1981, 2019.
([464]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique…, op. cit., pp. 158-159.
([465]) Lors de son audition le 28 mai 2024, Sébastien PHILIPPE avait précisé que l’eau de pluie « avait été prise en compte par le CEA pour un autre essai, réalisé en 1971, mais pas pour le premier, de 1966 ». Il ajoute : « voilà le type d’inconsistances que nous avons relevées et corrigées au fur et à mesure » (compte rendu n° 6).
([466]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 8.
([467]) Audition du 12 février 2025, compte rendu n° 11.
([468]) Audition du 10 avril 2025, compte rendu n° 24.
([469]) Lors de son audition du 12 mars 2025, Me Cécile LABRUNIE, avocate de l’AVEN, regrette également l’absence de prise en compte des conséquences des essais souterrains sur la contamination de l’eau du lagon, estimant que « les tirs souterrains ont provoqué un mouvement des fonds marins, en l’occurrence du lagon, et donc le déplacement des sédiments radioactifs provenant des tirs atmosphériques » (compte rendu n° 20).
([470]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([471]) Lors de son audition du 29 mai 2024, Florent de VATHAIRE relativise les conséquences sanitaires de la contamination du poisson pêché et consommé à l’issue des tirs : « […] en ce qui concerne le poisson, on peut globalement écarter tout risque. Notons néanmoins que le bénitier, par exemple, présente un problème d’accumulation d’une substance qui entraîne des doses élevées de radioactivité, constituant à mon sens un sujet d’étude pour plus tard » (compte rendu n° 8).
([472]) Sans origine radio-induite, il s’agit d’une intoxication alimentaire par les chairs de poissons contaminés par la microalgue benthique Gambierdiscus toxicus présente dans les récifs coralliens.
([473]) Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME, Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 23.
([474]) Ibid, pp. 12-13.
([475]) Audition du 4 mars 2025, compte rendu n° 17.
([476]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([477]) Audition du 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([478]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([479]) Audition du 10 avril 2025, compte rendu n° 24.
([480]) Audition du 22 janvier 2025, compte rendu n° 4.
([481]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 9.
([482]) Audition du 26 mars 2025, compte rendu n° 32.
([483]) Audition du 4 mars 2025, compte rendu n° 17.
([484]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 10.
([485]) Audition du 22 janvier 2025, compte rendu n° 4.
([486]) « Héritage empoisonné, les 193 bombes françaises – Entre maladies, catastrophe écologique et une dette encore écartée », Rapport de la Commission des institutions des affaires internationales et des relations avec les communes en charge du nucléaire, de l’Assemblée de la Polynésie française, 26 mars 2025, p. 97.
([487]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 13.
([488]) Journal Officiel de la Polynésie Française du 18 juillet 1977, 126ème année, pp. 610 s.
([489]) Audition du 5 février 2025, compte rendu n° 9.
([490]) Contribution écrite remise par le docteur Julien PONTIS, médecin chef du CMS, à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([491]) Rapport de la commission de l’article 113 de la loi du 28 février 2017, p. 49.
([492]) C’est notamment la position défendue par Bruno BARRILLOT dans son ouvrage Mémoires de 30 ans d’essais nucléaires en Polynésie française : témoins de la bombe (op. cit., p. 63).
([493]) Caisse de prévoyance sociale de Polynésie.
([494]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 2.
([495]) Patrice BAERT, Essais nucléaires en Polynésie française : une histoire de mensonges et de contre-vérités, op. cit., p. 158.
([496]) En fait le registre des cancers polynésiens débute son recensement à partir de 1985.
([497]) Branche de la biologie et de la médecine qui étudie les tissus biologiques.
([498]) INSERM, Essais nucléaires et santé, conséquences en Polynésie français : synthèse et recommandations, 2020, p. 14.
([499]) Contribution écrite remise par le docteur Julien PONTIS à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([500]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 10.
([501]) Selon les chiffres communiqués par le docteur Julien PONTIS lors de son audition du 12 février 2025 (compte rendu n° 11).
([502]) Audition du 12 février 2025, compte rendu n° 11.
([503]) Renforcée depuis 2023, la collaboration entre l’ICPF, le CHPF et le CMS favorise l’orientation et le traitement des patients souffrant de pathologies susceptibles de présenter une cause radio-induite.
([504]) Audition du 12 février 2025, compte rendu n° 11.
([505]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 10.
([506]) La morbidité correspond au nombre de malades dans une population.
([507]) La mortalité désigne le nombre de personnes mourant d’une même maladie.
([508]) Contribution écrite remise par l’ASNR à la suite de l’audition de ses responsables par la commission d’enquête.
([509]) INSERM, Essais nucléaires et santé : conséquences en Polynésie française, synthèse et recommandations, op. cit., p. 42.
([510]) Lors de son audition le 21 mai 2024, Jean-Christophe NIEL, directeur général de l’IRSN, précise en effet que « certains acteurs scientifiques, notamment aux États-Unis, contestent ce lien et considèrent qu’en dessous d’une certaine dose, il n’y a pas d’effet » (compte rendu n° 7).
([511]) Soit quelques dizaines de mSv.
([512]) Dominique LAURIER et al. (IRSN), Fondements scientifiques de l’utilisation du modèle linéaire sans seuil (LNT) aux faibles doses et débits de dose en radioprotection, octobre 2023. Plus récemment cf Corinne MANDIN, Enora CLERO et Dominique LAURIER (IRSN), « Effets sur la santé humaine des faibles doses de rayonnements ionisants : un bref état des connaissances issues des études épidémiologiques », Responsabilité et Environnement, janvier 2025.
([513]) Contribution écrite remise par l’ASNR à la suite de l’audition de ses responsables par la commission d’enquête.
([514]) Ibid.
([515]) Audition du 21 mai 2024, compte rendu n° 7.
([516]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 10.
([517]) Tels que les survivants des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki, les travailleurs de la filière nucléaire, les « liquidateurs » de Tchernobyl, les riverains de la rivière Techa en Russie et les travailleurs du complexe nucléaire Mayak dans l’Oural.
([518]) Problèmes cardiaques causés par un rétrécissement des artères coronaires (athérosclérose) entraînant une réduction de la circulation sanguine et de l’apport en oxygène au muscle cardiaque.
([519]) INSERM, Essais nucléaires et santé : conséquences en Polynésie française, synthèse et recommandations, 2020, pp. 41-42.
([520]) Soit 1 000 mSv.
([521]) Audition du 21 mai 2024, compte rendu n° 7.
([522]) Contribution écrite remise par l’ASNR.
([523]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n 10.
([524]) Ibid.
([525]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16.
([526]) S’agissant des cancers recensés chez les adultes en France en 2015.
([527]) Claire MARANT-MICALLEF et al (Centre international de recherche sur le cancer), Nombre et fractions de cancers attribuables au mode de vie et à l’environnement en France métropolitaine en 2015, juin 2018.
([528]) Audition du 12 février 2025, compte rendu n° 11.
([529]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 20.
([530]) Selon l’ASNR (https://www.irsn.fr/savoir-comprendre/environnement/sources-radioactivite-naturelle), les sources de radioactivité naturelle correspondent principalement aux rayons cosmiques, au rayonnement tellurique (la radioactivité du sol est cinq à vingt fois plus élevée dans les massifs granitiques que sur des terrains sédimentaires) et à la radioactivité des eaux et de l’air.
([531]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([532]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 10.
([533]) Lors d’une présentation réalisée en présence de la rapporteure, puis transmise à la commission d’enquête le 17 avril 2025, le Docteur Fox, pilote du projet, a énuméré les objectifs de la future étude : 1. la création d’une référence du génome polynésien ; 2. l’analyse génomique des cancers associés aux radiations chez 250 survivants ; 3. l’analyse approfondie de l'héritage transgénérationnel potentiel chez 2 500 individus ; 4. l’étude des impacts des essais nucléaires sur la santé des femmes polynésiennes ; 5. la mise en place d'une capacité locale de séquençage, d'analyse et d'e formation pour soutenir la recherche en cours et la médecine personnalisée.
([534]) Audition du 12 février 2025, compte rendu n° 11.
([535]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 10.
([536]) Ibid.
([537]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 3.
([538]) Lors de son audition le 29 mai 2024, Florent de VATHAIRE évoque ainsi l’impact de la radioactivité naturelle sur la radiosensibilité de la population polynésienne : « Nous avons observé les populations vivant dans le Kerala, une région de l’Inde où les niveaux de radiation naturelle atteignent de 10 à 60 mSv par an dans certains endroits. Ces populations ne développent pourtant pas plus de cancers que la moyenne, car elles sont habituées à ces conditions depuis longtemps. Les individus très sensibles, qui auraient pu apparaître au fil des recombinaisons génétiques, sont décédés avant de pouvoir se reproduire. L’effet des faibles doses de radiation ne constitue probablement pas un problème statistique en termes de nombre de cellules et de mutations. La question est de savoir si l’on porte ou non une susceptibilité génétique aux faibles doses. Nous connaissons désormais bien les gènes impliqués dans la réparation des lésions radio-induites, sachant que certaines mutations de ces gènes rendent les individus très sensibles au développement de cancers, même à faibles doses. En Polynésie française, ce type de sélection ne peut s’opérer en raison de la faible irradiation naturelle ».
([539]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([540]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16.
([541]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 13.
([542]) François-Marie BRÉON, Patrice BAERT, Jean-Philippe VUILLEZ, Roland MASSE, « Essais nucléaires en Polynésie : l’éclairage scientifique oublié dans la décision politique ? », Le Point, 12 avril 2025.
([543]) Audition du 28 mars 2025, compte rendu n° 32.
([544]) Vétéran du CEP, Jean-Michel Valatx était un ancien médecin chef militaire et directeur honoraire de recherches à l’INSERM. Il est décédé d’un lymphome en 2009.
([545]) Audition du 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([547]) Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME, Arnaud HUDELOT, Mémoires de 30 ans d’essais nucléaires en Polynésie française : Témoins de la bombe, op. cit., p. 23.
([548]) Réalisées respectivement en 2009 et 2012, ces deux études ont fait l’objet d’une actualisation en 2020 par l’Observatoire de la santé des vétérans (OSV) afin d’étendre le champ de l’analyse jusqu’à l’année 2015.
([549]) La revue d’épidémiologie et de santé publique a publié en 2011 un résumé de cette étude accessible en ligne : https://archives.defense.gouv.fr/content/download/612045/10249698/file/%c3%89tude%20de%20mortalit%c3%a9%20(Publication%20RESP).pdf
([550]) Soit 82 % de l’échantillon initial qui concernait 32 550 vétérans.
([551]) Publié par le Bulletin épidémiologique hebdomadaire, le résumé de cette étude est accessible en ligne : https://archives.defense.gouv.fr/content/download/612046/10249706/file/BEH_10%2012%202013_Article%20ALD%20Veterans.pdf
([552]) https://archives.defense.gouv.fr/sga/le-sga-a-votre-service/sante-des-veterans/etudes-et-statistiques.html
([553]) Dans son ouvrage précité (p. 132), le docteur Patrice BAERT évoque une surincidence de cancers de la bouche et de la prostate parmi les vétérans mais une sous-incidence de cancers du sang et de l’estomac.
([554]) L’OSV est devenu l’OSMV en 2024 afin d’intégrer les militaires d’active dans son champ de compétences.
([555]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 7.
([556]) Ibid.
([557]) Patrice BAERT, Essais nucléaires en Polynésie française : une histoire de mensonges et de contre-vérités, op. cit., pp. 127-128.
([558]) Ibid.
([559]) Soit environ 52 000 personnes.
([560]) Ces écueils ont notamment été relevés dans l’ouvrage de Bruno BARRILLOT, Essais nucléaires français : l’héritage empoisonné, op. cit..
([561]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 15.
([562]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 7.
([563]) Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME, Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 17.
([564]) Ibid, p. 5.
([565]) Audition du 19 mars 2025, compte rendu n° 21.
([566]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16.
([567]) Direction de la Santé, La ciguatéra. Fiche pratique pour les praticiens https://www.service-public.pf/dsp/portfolio-items/ciguatera-fiches-pratiques/
([568]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 2.
([569]) ICPF, Incidence des cancers en Polynésie française, février 2024.
([570]) Patrice BAERT, Essais nucléaires en Polynésie française : une histoire de mensonges et de contre-vérités, op. cit., pp. 161 à 166.
([571]) Direction de la santé publique de la Polynésie française, statistiques du registre des cancers, 2016.
([572]) Mission Inca, CHU de Bordeaux et Unicancer, Rapport au Président de la République sur la lutte contre les cancers en Polynésie française et son accompagnement opérationnel, juillet 2021, pp. 7-8.
([573]) 171 en Guadeloupe (2013-2017) et 169 à la Martinique (2013-2017).
([574]) Cour Territoriale des Comptes, Rapport d’Observations définitives, La politique de lutte contre le cancer en Polynésie française, Exercice 2018 et suivants, août 2024.
([575]) Soit en 2022, 79 ans pour les femmes et 75 ans pour les hommes.
([576]) Les personnes âgées de plus de 60 ans en 2014 représentent 10,5 % de la population polynésienne, soit deux fois plus qu’en 1994.
([577]) Le rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana TETUANUI publié en novembre 2018 (p. 23) précise que cette augmentation est nette chez les femmes âgées entre 55 et 70 ans et les chez hommes âgés de plus de 60 ans.
([578]) S’agissant notamment du cancer de la prostate et du cancer du sein.
([579]) Audition du 12 février 2025, compte rendu n° 11.
([580]) INSERM, Essais nucléaires et santé : conséquences en Polynésie française, synthèse et recommandations, 2020, op. cit., p. 13.
([581]) INSERM, Essais nucléaires et santé : conséquences en Polynésie française, 2023, op. cit., p. 115.
([582]) Dans son rapport précité publié en 2020 (p. 83), l’INSERM identifie ainsi « les lacunes de connaissances sur la santé de la population, en particulier sur les pathologies chroniques telles que le cancer ; les niveaux de doses de rayonnements ionisants reçues qui sont de l’ordre des faibles doses ; la taille restreinte de la population polynésienne, disséminée sur un très vaste territoire ; le délai depuis l’exposition ».
([583]) Rapport de la commission de l’article 113 de la loi du 28 février 2017, p. 27.
([584]) Audition du, 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([585]) Audition du 4 mars 2025, compte rendu n° 7.
([586]) INSERM, Analyse scientifique du rapport « Les conséquences génétiques des essais nucléaires français dans le Pacifique chez les petits-enfants (2e génération) des vétérans du CEP et des habitants des Tuamotu Gambiers », décembre 2018, p. 30.
([587]) Contribution écrite remise par Julien PONTIS à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([588]) Lors de son audition le 21 mai 2024, Dominique LAURIER considère qu’il « est acquis que l’exposition in utero, c’est-à-dire une exposition de la mère pendant la grossesse, augmente – en fonction des doses – les risques de cancer, de certaines pathologies et de malformations congénitales ».
([589]) Contribution écrite remise par l’ASNR à la suite de l’audition de ses responsables par la commission d’enquête.
([590]) Voir notamment les études conduites en 2021 par Mme Meredith Yeager sur les enfants de personnes exposées à des rayonnements ionisants à la suite de la catastrophe de Tchernobyl et par Mme Michiko Yamada sur l’issue des grossesses des mères ayant été victimes des bombes atomiques larguées à Hiroshima et Nagasaki en août 1945.
([591]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([592]) INSERM, Essais nucléaires et santé : conséquences en Polynésie française, synthèse et recommandations, 2020, pp. 70-71.
([593]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 7.
([594]) Rapport de la commission de l’article 113 de la loi du 28 février 2017, p. 27.
([595]) Selon la réponse ministérielle publiée le 28 décembre 2021 à la question écrite n° 40064 de la députée Nicole Trisse.
([596]) Les populations civiles des atolls de Bikini et d’Enewetak ainsi que des îles Kiribati et Marshall ne sont pas éligibles au système d’indemnisation prévu par la loi « RECA ». Pour autant, les gouvernements et les ressortissants de ces États ont pu bénéficier de dédommagements versés par l’administration américaine sur le fondement d’accords bilatéraux ou à la suite de décisions de justice rendues par les tribunaux fédéraux. Selon les données présentées dans l’ouvrage précité co-dirigé par Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (p. 394), le montant total des indemnisations versées aux populations insulaires du Pacifique (peuples d’Enewetak, Bikini, Utrik et Rongelap) excède deux milliards de dollars.
([597]) Voir sur ce point Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire, op. cit., p. 386.
([598]) Personnes dites « sous le vent ».
([599]) Entre 1990 et 2014, 28 000 demandes avaient été déposées sur ce fondement.
([600]) Via le versement de pensions de guerre depuis 2013. En mars 2015, le gouvernement a annoncé une provision de 25 millions de livres sterling dans son budget en faveur de ses vétérans, incluant ceux ayant participé à son programme nucléaire.
([601]) Compensation scheme for radiation-linked diseases.
([602]) Article L. 461-1 du code de la Sécurité sociale et décret n° 57-245 du 24 février 1957 relatif à la réparation et la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles dans les territoires d’outre-mer.
([603]) Cf. notamment l’ouvrage co-dirigé par Grégoire CALLEY et Florence POIRAT, Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire, op. cit., p. 218.
([604]) Les militaires étaient également tenus de prouver l’origine professionnelle de leur maladie afin d’obtenir réparation.
([605]) Cour administrative d’appel de Bordeaux, 18 mars 2003, n° 00BX01446.
([606]) Proposition de loi n° 368 du 7 novembre 2002.
([607]) Outre les propositions de loi Aubert, Gremetz, Beaudeau et Taubira, on doit ainsi signaler les propositions de loi déposées par Hélène Luc (proposition de loi n° 488 du 27 juillet 2005 relative au suivi des essais nucléaires français), Yannick Favennec (proposition de loi n° 3104 du 18 mai 2006 relative au suivi des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires), François de Rugy (proposition de loi n° 643 du 29 janvier 2008 relative au suivi des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires), Maxime Gremetz (proposition de loi n° 751 du 27 mars 2008 relative au suivi sanitaire des essais nucléaires français) et Guy Fischer (proposition de loi n° 118 du 2 décembre 2008 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires).
([608]) Proposition de loi n° 1258 du 14 novembre 2008 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais ou accidents nucléaires.
([609]) https://www.assemblee-nationale.fr/13/cri/2008-2009/20090077.asp.
([610]) À l’instar des propositions de résolution déposées le 4 octobre 2000 par la députée Marie-Hélène Aubert et le 9 mars 2006 par la sénatrice Dominique Voynet afin de créer une commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires français.
([613]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([614]) Audition du 9 avril 2025, compte rendu n° 23.
([615]) Contributions écrites remises par les services des ambassades de France aux États-Unis, en Russie, au Royaume-Uni et au Kazakhstan.
([616]) Article 1er de la loi du 5 janvier 2010.
([617]) Articles 2 et 3 de la loi du 5 janvier 2010.
([618]) L’article 53 de la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale a étendu le champ géographique applicable à l’ensemble de la Polynésie française. Dans sa rédaction initiale, l’article 2 de la loi du 5 janvier 2010 avait restreint les zones de résidence ou de séjour aux atolls de Moruroa et Fangataufa, aux zones inscrites dans un secteur angulaire précisé par le décret du 11 juin 2010, ainsi qu’à certaines zones de l’atoll de Hao et de l’île de Tahiti.
([619]) Cette liste a ensuite été complétée par l’ajout de trois maladies (les lymphomes à l’exception de la maladie de Hodgkin, le myélome multiple et les myélodysplasies) par le décret n° 2012-604 du 30 avril 2012 et de deux maladies (cancer des voies biliaires et cancer de la vésicule biliaire) par le décret n° 2019-520 du 27 mai 2019.
([620]) Soit les leucémies (sauf la leucémie lymphoïde chronique car considérée comme non radio-induite), le cancer du sein (chez la femme), le cancer du corps thyroïde pour une exposition pendant la période de croissance, le cancer cutané sauf mélanome malin, le cancer du poumon, le cancer du côlon, le cancer des glandes salivaires, le cancer de l’œsophage, le cancer de l’estomac, le cancer du foie, le cancer de la vessie, le cancer de l’ovaire, le cancer du cerveau et système nerveux central, le cancer des os et du tissu conjonctif, le cancer de l’utérus, le cancer de l’intestin grêle, le cancer du rectum et le cancer du rein.
([621]) Article 5 de la loi du 5 janvier 2010.
([622]) Article 4 de la loi du 5 janvier 2010.
([623]) Sur ces aspects, cf. Gilles HERMITTE, « L’indemnisation des victimes des essais nucléaires : une vue de l’intérieur » in Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française, op. cit., pp. 163 s.
([624]) Cette transformation est effective depuis le 16 mars 2015.
([625]) Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française, op. cit., p. 179.
([626]) Soit un président, dont la fonction est assurée par un membre du Conseil d’État ou par un magistrat de la Cour de cassation, sur proposition, respectivement, du vice-président du Conseil d’État ou du premier président de la Cour de cassation et huit personnalités qualifiées, dont au moins cinq médecins, parmi lesquels au moins deux médecins nommés sur proposition du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) en raison de leur compétence dans le domaine de la radiopathologie, un médecin nommé sur proposition du HSCP en raison de sa compétence dans le domaine de la réparation des dommages corporels, un médecin nommé sur proposition du HSCP en raison de sa compétence dans le domaine de l’épidémiologie et un médecin nommé, après avis conforme du HCSP, sur proposition des associations représentatives de victimes des essais nucléaires.
([627]) Grégoire CALLEY et Florence POIRAT, Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française, op. cit., p. 187.
([628]) Présidente du CIVEN entre 2010 et 2015.
([629]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([630]) En dernier lieu, il s’agit du règlement intérieur résultant de la délibération n° 2019-1 du 28 octobre 2019 portant adoption du règlement intérieur du CIVEN (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000039408187).
([631]) Cf. délibération n° 2020-1 du 22 juin 2020 portant sur la méthodologie d’examen des demandes déposées devant le comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires.
([632]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 6.
([633]) Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française, op. cit., p. 226.
([634]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique, op. cit., p. 149.
([635]) Corinne BOUCHOUX et Jean-Claude LENOIR, Rapport d’information n° 856 au nom de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois sur la mise en œuvre de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, , 18 septembre 2013, p. 21.
([636]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([637]) National Institute for Occupational Safety and Health – Interactive Radio Epidemiological Program.
([638]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique, op. cit., p. 187.
([639]) Ibid.
([640]) Rapport d’activité du CIVEN pour l’année 2017 publié en 2018, pp. 9 et 10.
([641]) Rapport d’information n° 856, op. cit., p. 26.
([642]) Audition du 9 avril 2025, compte rendu n° 23.
([643]) Sur les 1 185 décisions de rejet rendues entre 2010 et 2017, 761 d’entre elles se sont fondées sur l’existence d’un « risque négligeable », soit près de 64 %.
([644]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([645]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique, op. cit., pp. 188-189.
([646]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([647]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([648]) Rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuani, op. cit., p. 34.
([649]) Rapport d’activité du CIVEN pour l’année 2014 publié en 2015.
([650]) Rapport d’information n° 856, op. cit., p. 26.
([651]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([652]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 2.
([653]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 5.
([654]) Navire appartenant à la catégorie des avisos-escorteurs, conçus en temps de paix pour des missions maritimes lointaines et, en temps de guerre, pour l’escorte des convois.
([655]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 20.
([656]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 6.
([657]) Les lymphomes à l’exception de la maladie de Hodgkin, le myélome multiple et les myélodysplasies.
([658]) Le cancer de la vésicule biliaire et le cancer des voies biliaires.
([659]) Dans sa rédaction initiale, l’article 2 de la loi du 5 janvier 2010 avait restreint les zones de résidence ou de séjour aux atolls de Moruroa et Fangataufa, aux zones inscrites dans un secteur angulaire précisé par le décret du 11 juin 2010, ainsi qu’à certaines zones de l’atoll de Hao et de l’île de Tahiti.
([660]) Lorsqu’une demande d’indemnisation a fait l’objet d’une décision de rejet par le ministre de la défense ou par le CIVEN avant l’entrée en vigueur de la loi dite « EROM », le CIVEN est tenu de réexaminer la demande s’il estime que l’entrée en vigueur de la présente loi est susceptible de justifier l’abrogation de la précédente décision. Il en informe l’intéressé ou ses ayants droit s’il est décédé qui confirment leur réclamation et, le cas échéant, l’actualisent. Dans les mêmes conditions, le demandeur ou ses ayants droit s’il est décédé peuvent également présenter une nouvelle demande d’indemnisation, dans un délai de douze mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi.
([661]) Le Conseil d’État a jugé que les nouvelles règles issues de la loi dite « EROM » étaient applicables aux contentieux en cours portant sur la contestation, par les demandeurs déboutés, des décisions de rejet antérieurement prononcées par le CIVEN sur la base du « risque négligeable ».
([662]) Conseil d’État, avis du 28 juin 2017, n° 409777.
([663]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([664]) Délibération n° 2018-5 du 14 mai 2018 publiée au Journal officiel de la République française
du 30 mai 2018.
([665]) Pour reprendre les termes de Me Marianne LAHANA, ce nouveau critère aurait « permis, concrètement, la rencontre des volontés entre le droit et la science, tout en permettant d’indemniser de très nombreuses personnes sur la base de critères reconnus comme légitimes par la communauté scientifique » (audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22).
([666]) Dès lors que les autres critères d’indemnisation sont satisfaits.
([667]) Article R. 1333-11 du code de la santé publique : « Pour l'application du principe de limitation défini au 3° de l'article L. 1333-2, la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants résultant de l'ensemble des activités nucléaires est fixée à 1 mSv par an, à l'exception des cas particuliers mentionnés à l'article R. 1333-12. »
([668]) Rapport d’activité du CIVEN pour l’année 2018 publié en 2019.
([669]) Rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuani, op. cit., p. 33.
([670]) Il est ainsi fait référence au 3° de l’article L. 1333-2 du code de la santé publique relatif au niveau maximal d’exposition annuelle aux rayonnements ionisants applicable au public du fait des activités nucléaires. Fixé par voie réglementaire, ce niveau s’élève à 1 mSv.
([671]) Conseil d’État, 7/2 CR, 27 janvier 2020, M. B… D…, n° 429574.
([672]) Soit le lendemain de la publication de la loi au Journal officiel du 1er mars 2017.
([673]) Soit le lendemain de la publication de la loi au Journal officiel du 30 décembre 2018.
([674]) Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée.
([675]) Article 57 de la loi n° 2020-734 du 17 juin 2020 relative à diverses dispositions liées à la crise sanitaire, à d’autres mesures urgentes ainsi qu’au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne.
([676]) Conseil constitutionnel, décision n° 2021-955 QPC du 10 décembre 2021, Martine B.
([677]) Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française, op. cit., p. 149.
([678]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([679]) Telle l’anxiété ressentie par les malades, s’agissant notamment de la crainte de développer de nouvelles pathologies radio-induites.
([680]) Dans sa lettre d’information n° 22 publiée en octobre 2018, la Commission de réflexion sur l’évaluation et l’indemnisation du dommage corporel (COREIDOC) appréhende notamment l’évaluation du préjudice esthétique en faisant référence au regard que portent les individus sur autrui « dans les conditions habituelles de la vie sociale ».
([681]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([682]) Nomenclature des préjudices corporels établie par le magistrat Jean-Pierre Dinthilac puis entérinée par la loi n° 2006-1640 du 21 décembre 2006 de financement de la Sécurité sociale pour 2007.
([683]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 6.
([684]) Audition du 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([685]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([686]) Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française, op. cit., p. 167.
([687]) 138 en 2020, 217 en 2021, 328 en 2022, 528 en 2023 et 816 en 2024.
([688]) Les données communiquées à la commission d’enquête n’étant pas encore consolidées, le rapport annuel d’activité publié par le CIVEN à l’été 2025 présentera les chiffres définitifs.
([689]) Article 4 de la loi du 5 janvier 2010.
([690]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 6.
([691]) Dont deux agents supplémentaires recrutés en 2022.
([692]) Contribution écrite remise par le CIVEN après l’audition de ses responsables par la commission d’enquête.
([693]) Projet annuel de performances du programme 129 « Coordination du travail gouvernemental » annexé au projet de loi de finances pour 2024, p. 49.
([694]) Dans sa contribution écrite remise à l’issue de l’audition de ses représentants, le CIVEN précise que « l’outil applicatif du CIVEN ayant été mis en place à compter de fin 2021, il n’est actuellement pas possible de communiquer les informations de 2010 à 2021 ».
([695]) Il s’agit du tribunal administratif compétent selon le lieu de résidence du demandeur.
([696]) Lors de son audition le 8 avril 2025 (compte rendu n° 22), Me Marianne Lahana estime que « l’analyse des décisions rendues montre que les juridictions suivent généralement les évaluations du CIVEN, les montants accordés étant très proches de ceux qu’il aurait pu proposer. À titre d’exemple, le tribunal administratif de Lyon, dans un jugement du 6 février 2020 (n° 1805852), a fixé une indemnisation à 26 230 euros, contre une estimation de 26 631 euros si le CIVEN avait proposé une offre à l’amiable ».
([697]) Le CIVEN précise qu’il existe un « décalage dans le temps entre le moment où la décision de rejet est envoyée au demandeur et le moment où le recours est engagé et communiqué au CIVEN, en raison d’une part, du délai de deux mois dont dispose le requérant à compter de la notification de la décision pour saisir la juridiction administrative, et d’autre part, du fait des délais de jugement des juridictions administratives. Le CIVEN prend en compte la date à laquelle le recours est engagé et non la date de la décision de rejet pour calculer le nombre de nouvelles requêtes déposées chaque année ».
([698]) En 2024, seules 5 décisions dites « hors décret », c’est-à-dire rejetées du fait de l’absence d’au moins une des conditions relatives à la présomption de causalité (lieu, temps, maladie), ont donné lieu à un recours devant le tribunal administratif.
([699]) Ce nombre n’inclut pas les contentieux consécutifs à la décision prise par le Conseil constitutionnel le 10 décembre 2021 de censurer l’application rétroactive de la règle du 1 mSv et pour lesquels les juridictions administratives ont massivement statué en faveur des requérants. Du fait des conséquences de la décision du Conseil constitutionnel sur la question prioritaire de constitutionnalité précitée, le CIVEN indique s’être désisté en 2021–2022 de la quasi-totalité des contentieux qui étaient pendants devant les juridictions administratives (première instance, appel et cassation) concernant des dossiers qui avaient été déposés auprès du Comité avant le 1er janvier 2019. Ces désistements ont eu pour effet de considérablement réduire le nombre de dossiers soumis au contentieux.
([700]) Le montant des indemnisations versées par le CIVEN à la suite de condamnations prononcées par les tribunaux administratifs hors frais de justice et intérêts moratoires s’est élevé à 2 604 143 euros en 2022, 1 119 404 euros en 2023 et 1 896 942 euros en 2024.
([701]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([702]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 6.
([703]) Audition du 22 janvier 2025, compte rendu n° 4.
([704]) Gilles HERMITTE, « L’indemnisation des victimes des essais nucléaires : une vue de l’intérieur » in Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française, op. cit., p. 169.
([705]) Plusieurs amendements visant à supprimer la CCSCEN ont ainsi été déposés puis rejetés lors de l’examen de ce projet de loi en commission et en séance publique à l’Assemblée nationale.
([706]) Audition du 4 février 2025, compte rendu n° 8.
([707]) Rapport n° 1768 de la commission de la Défense et des forces armées de l’Assemblée nationale, 17 juin 2009, p. 29.
([708]) Rapport n° 18 de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, 7 octobre 2009, p. 5.
([709]) Article R. 1333-11 du code de la santé publique.
([710]) Le rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuanui (p. 32) précise ainsi que « dans la pratique et depuis janvier 2018, le CIVEN s’appuie sur le 1 mSv pour indemniser, c’est-à-dire la dose maximale admise pour le public par la législation française, sur la base des règles européennes et des recommandations internationales ».
([711]) Rapport d’activité du CIVEN sur l’année 2018 publié en 2019, p. 5.
([712]) Rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuanui, op. cit., p. 32.
([713]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([714]) Audition du 26 mars 2025, compte rendu n° 32.
([715]) Audition du 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([716]) Contribution écrite de Yannick NEUDER, ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins remise après son audition par la commission d’enquête.
([717]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16.
([718]) Ibid.
([719]) François-Marie BRÉON, Patrice BAERT, Jean-Philippe VUILLEZ, Roland MASSE, Yvan BEC, « Essais nucléaires en Polynésie : l’éclairage scientifique oublié dans la décision politique ? », Le Point, 12 avril 2025.
([720]) Camille BROYELLE, « Le préjudice indemnisable en Droit public aujourd’hui » in Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française (Grégoire CALLEY et Florence POIRAT, dir.), 2023, p. 243.
([721]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 13.
([722]) Ibid.
([723]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([724]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 8.
([725]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 6.
([726]) Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire en Polynésie française, op. cit., p. 179.
([727]) Lors de son audition le 29 janvier 2025 (compte rendu n° 6), Laurence Lebaron-Jacobs décrit précisément la complexité des calculs de dose à entreprendre : « Le calcul s’effectue à partir d’un certain nombre de paramètres, notamment le type de radionucléide, sa solubilité et sa forme physico-chimique. Tous les radionucléides rejetés dans l’atmosphère et susceptibles de contaminer les denrées alimentaires ou l’eau, sont pris en compte. Afin de réaliser le calcul précis, on recourt à des modélisations réalisées par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), à savoir des modèles dosimétriques et biocinétiques qui permettent de remonter à l’incorporation sur la base des conditions d’exposition définies au préalable. À partir de là, l’activité est incorporée et exprimée en becquerels, puis on applique un coefficient multiplicateur que l’on appelle un “coefficient de dose”, qui est déterminé à partir de tableaux élaborés par la CIPR. On obtient ainsi la dose efficace engagée ».
([728]) Tomas STATIUS et Sébastien PHILIPPE, Toxique, op. cit., p. 202.
([729]) Audition du 6 mai 2025, compte rendu n° 28.
([730]) Ibid.
([731]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 6.
([732]) Ibid.
([733]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 13.
([734]) Ibid.
([735]) Ibid.
([736]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 20.
([737]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 8.
([738]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 13.
([739]) Contribution écrite de Yannick NEUDER, ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([740]) François-Marie BRÉON et alii, « Essais nucléaires en Polynésie : l’éclairage scientifique oublié dans la décision politique ? », op. cit.
([741]) Camille BROYELLE émet la même hypothèse dans son chapitre portant déjà cité (Camille BROYELLE, « Le préjudice indemnisable en Droit public aujourd’hui », op. cit., p. 242).
([742]) François-Marie BRÉON et alii, « Essais nucléaires en Polynésie : l’éclairage scientifique oublié dans la décision politique ? », op. cit.
([743]) Comme l’a précisé la jurisprudence administrative après l’entrée en vigueur de la loi « EROM », la présomption de causalité ne pourrait donc être renversée que si l’administration établit que la pathologie du demandeur résulte exclusivement d’une cause étrangère à l’exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires.
([744]) Ajout des lymphomes à l’exception de la maladie de Hodgkin, du myélome multiple et des myélodysplasies.
([745]) Ajout du cancer de la vésicule biliaire et du cancer des voies biliaires.
([746]) Contribution écrite de Yannick NEUDER, ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins, à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([747]) United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation.
([748]) Voir notamment le rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuani, op. cit., pp. 43 à 45.
([749]) Audition du 22 janvier 2025, compte rendu n° 4.
([750]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 9.
([751]) Audition du 4 février 2025, compte rendu n° 8.
([752]) Rapport d’activité du CIVEN pour l’année 2023 publié en 2024, p. 9.
([753]) La leucémie lymphoïde chronique est spécifiquement exclue de la liste.
([754]) Seuls les cancers de la thyroïde liés à une exposition pendant la période de croissance sont pris en compte.
([755]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 20.
([756]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([757]) Rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuani, op. cit., p. 62.
([758]) Selon les règles successorales prévues par le code civil, il s’agit du conjoint, des ascendants (père, mère, grands-parents), des descendants (enfants, petits-enfants), des collatéraux (frères et sœurs) et autres héritiers testamentaires. En l’absence de testament, les concubins et partenaires liés par un pacte civil de solidarité ne sont pas assimilés à des ayants droit.
([759]) Ibid.
([760]) Antérieurement fixé au 31 décembre 2024, ce délai a été repoussé au 31 décembre 2027 par
la loi n° 2025-127 du 14 février 2025 de finances pour 2025.
([761]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 2.
([762]) Article 53 de la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 de financement de la Sécurité sociale pour 2001.
([764]) Audition du 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([765]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 10.
([766]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 20.
([767]) Dès lors qu’aucun testament n’a été signé par la victime.
([768]) Voir notamment la réponse ministérielle du 27 avril 2023 à la question écrite du sénateur Michel Dagbert.
([769]) Audition du 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([770]) Lors de son audition du 12 mars 2025 (compte rendu n° 20), Me Cécile Labrunie déplore le caractère inadapté de la prescription quadriennale : « Depuis deux ou trois ans, nous engageons des procédures en responsabilité contre l’État. Une centaine de recours sont en cours de contentieux. Nous avons malheureusement déjà reçu trente jugements défavorables, essentiellement à cause de la prescription quadriennale. Les juridictions administratives estiment que son délai court à compter de la saisine du CIVEN. Mais voyez plutôt : les premières demandes d’indemnisation ont été systématiquement refusées ; il faut quatre ans pour avoir une audience devant le tribunal administratif de Rennes, cinq ans devant celui de Toulon ; nous sommes ensuite allés devant la cour administrative d’appel ; puis devant le Conseil d’État ; puis il y a eu la loi Erom ; nous sommes retournés devant le CIVEN ; nous avons alors essuyé un nouveau refus, qui a été contesté devant le tribunal administratif puis devant la cour administrative d’appel. À l’évidence, si l’on prend comme point de départ du délai de prescription la saisie du CIVEN, ces dossiers sont évidemment tous prescrits ».
([771]) Ibid.
([772]) Cour de cassation, 1re chambre civile, 8 février 2017, n° 15-19716.
([773]) Audition du 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([774]) Audition du 8 avril 2024, compte rendu n° 22.
([775]) Contribution écrite remise par le CIVEN.
([776]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 20.
([777]) Contribution écrite de Yannick NEUDER, ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins, à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([778]) Placée sous l’autorité de la présidence de la Polynésie française, la DSCEN a été créée par l’arrêté n° 1819 CM du 26 décembre 2007.
([779]) Cf. notamment l’ouvrage co-dirigé par Grégoire CALLEY et Florence POIRAT, Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire, op. cit., p. 154.
([780]) En langue française et en langue tahitienne.
([781]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16.
([782]) Lors de son audition le 16 mai 2024 (compte rendu n° 4), Françoise Grellier, présidente de l’AVEN, a précisé que « la principale raison de l’adhésion à l’AVEN est la recherche d’un soutien pour soumettre un dossier d’indemnisation au CIVEN ».
([783]) Lors de son audition le 20 février 2025 (compte rendu n° 16), Tamatoa Tepuhiarii a souligné que « la mission “Aller vers” dispose d’un budget bien plus important que celui des associations. Elle a les moyens de se déplacer dans les îles, de rencontrer plus de monde, donc d’avoir plus d’impact, mais cela n’empêche pas les associations loi 1901 à but non lucratif de prendre leur courage à deux mains et de s’organiser en comités, sur les différents archipels, pour se rapprocher davantage des populations ».
([784]) Parfois appelée « la mission nucléaire » par les Polynésiens (propos d’Alexandra CHAMOUX, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier, responsable de la mission chargée du suivi des conséquences des essais nucléaires, audition du 23 mars 2025, compte rendu n° 32).
([785]) Discours du Président de la République Emmanuel Macron prononcé à Papeete le 28 juillet 2021.
([786]) Ils ne sont plus que deux agents.
([787]) Ces divers éléments sont issus principalement des auditions que la délégation de la commission d’enquête a effectuées en Polynésie française à la fin de mois de mars 2025 (notamment les auditions des 24 et 27 mars 2025, compte rendu n° 32).
([788]) Audition du 19 mars 2025, compte rendu n° 21.
([789]) Ibid.
([790]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 9.
([791]) Audition du 12 février 2025, compte rendu n° 11.
([792]) Audition du 27 mars 2025, compte rendu n° 32.
([793]) Ibid.
([794]) Audition du 19 mars 2025, compte rendu n° 21.
([795]) Audition du 12 février 2025, compte rendu n° 11.
([796]) Lors de son audition le 12 février 2025 (compte rendu n° 11), le docteur Julien PONTIS observe également que « les patients changent très fréquemment de numéro de téléphone, car ils utilisent souvent des cartes prépayées. Ces phénomènes compliquent le recueil et la transmission d’informations
([797]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 2.
([798]) Audition du 12 février 2025, compte rendu n° 11.
([799]) Audition du 24 mars 2025, compte rendu n° 32.
([800]) À l’instar de Me Thibaud Millet qui, lors de son audition le 12 mars 2025 (compte rendu n° 20), estimait que « La création sur place d’un bureau du CIVEN (semble être une évidence ; c’est le moindre des respects que l’on doit à la population polynésienne ». Me Sophie GUESSAN et Me Philippe Temauiarii NEUFFER évoquent également une « antenne locale du Civen » comme première solution pour alléger la dimension administrative de la constitution des dossiers (audition du 26 mars 2025, compte rendu n° 32).
([801]) Le rapport de la commission présidée par la sénatrice Lana Tetuanui (pp. 37 et 38) estime en effet que « la multiplicité des points d’entrée n’est pas de nature à favoriser une bonne visibilité du dispositif d’indemnisation. Il apparaît donc nécessaire qu’une structure publique unique soit en mesure d’apporter information, conseil, assistance médicale et juridique aux victimes et leurs ayants droit ».
([802]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 20.
([803]) Audition du 27 mars, compte rendu n° 32.
([804]) Ibid.
([805]) À cet égard, votre rapporteure peut difficilement se satisfaire des arguments opposés par le CIVEN lors de sa seconde audition suivant laquelle l’instauration d’une telle plateforme, au regard des précautions techniques que cela nécessiterait, « serait assez longue et coûteuse » (propos de Mme Monia NAOUAR, directrice du CIVEN, audition du 6 mai 2025, compte rendu n° 28). L’enjeu global, attendu encore une fois tant par les victimes que les associations impliquées ou la Haut-Commissariat, justifie amplement que ce chantier soit rapidement mis à l’étude en vue d’une réalisation prochaine.
([806]) Le président du CIVEN, Gilles HERMITTE, a lui-même indiqué aux membres de la commission d’enquête que le CIVEN était « tenu [s] notamment par l’article 11 du décret du 15 septembre 2014, qui a trait aussi bien au début qu’à la fin de la procédure puisque l’envoi d’une lettre recommandée avec accusé de réception permet de dater la notification de notre décision, qui marque le début du délai de recours » (audition du 6 mai 2025, compte rendu n° 28).
([807]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 6.
([808]) Audition du 6 mai 2025, compte rendu n° 28.
([809]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([810]) Audition privée de la rapporteure avec le docteur Étienne Beaumont du 23 avril 2025.
([811]) Audition du 26 mars, compte rendu n° 32.
([812]) Audition du 28 mars 2025.
([813]) Audition du 6 mai 2025.
([814]) Loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 relative à la motivation des décisions administratives individuelles défavorables.
([815]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 8.
([816]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 3.
([817]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 20.
([818]) Ibid.
([819]) Ibid.
([820]) Audition du 6 mai 2025, compte rendu n° 28.
([821]) Ibid.
([822]) Le texte initial de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 précisait que le comité d’indemnisation était « composé notamment d’experts médicaux » ; ce n’est qu’avec le a) du 3° de l’article 53 de la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale que l’on a précisé que, parmi les huit personnalités, devaient figurer « au moins cinq médecins ».
([823]) Audition du 29 janvier 2025, compte rendu n° 6.
([824]) Lors de son audition le 4 février 2025 (compte rendu n° 8), Yannick LOWGREEN a réitéré cette demande : « Nous demandons depuis vingt ans le recrutement d’un médecin polynésien. Nous avons même trouvé un candidat : le docteur Charles Tetaria, ancien directeur du centre de transfusion sanguine du centre hospitalier de Polynésie française, à Mamao, et responsable du projet de banque d’ADN ».
([825]) Conseil d’État, 7/2 CR, 17 octobre 2016, avis n° 400375.
([826]) Sur le fondement du douzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.
([827]) https://www.actu-juridique.fr/administratif/indemnisation-des-victimes-des-essais-nucleaires-une-question-de-solidarite/.
([828]) Date à laquelle le registre des cancers en Polynésie française a été créé.
([829]) 50,4 % d’entre eux, soit 6 733 personnes, sont décédées avant la fin du mois de février 2024.
([830]) https://www.tahiti-infos.com/Maladies-radio-induites-entre-1985-et-2023-95-milliards-de-depenses-pour-la-CPS_a222696.html.
([831]) Estimé à 8,5 millions francs Pacifique, soit 71 000 euros.
([832]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 11.
([833]) Dispositif d’imagerie médicale.
([834]) Audition du 12 février 2025, compte rendu n° 11.
([835]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 9.
([836]) Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire, op. cit., p. 212.
([837]) Moetai BROTHERSON, Rapport n° 4237 sur la proposition de loi n° 3966 visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français, 9 juin 2021, p. 38.
([838]) Audition du 21 mai 2024, compte rendu n° 6.
([839]) Audition du 4 février 2025, compte rendu n° 8.
([840]) https://la1ere.franceinfo.fr/polynesie/tahiti/polynesie-francaise/nucleaire-plusieurs-avancees-pour-la-prise-en-charge-des-maladies-radio-induites-1575190.html.
([841]) Date à laquelle la Polynésie française se dote d’un registre des cancers.
([842]) Audition du 4 février 2025, compte rendu n° 8.
([843]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16.
([844]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16.
([845]) Tamatoa BAMBRIDGE, « What are the lessons to be learned from the rahui and legal pluralism? The political and environmental efficacy of legal pluralism », The Rahui, Legal pluralism in Polynesian traditional management of resources and territories, ANU Press, 2016, p. 228.
([846]) William ELLIS, À la recherche de la Polynésie d’autrefois, Publications de la Société des Océanistes (Musée de l’Homme), 1972.
([847]) Audition du 20 février 2025, compte rendu n° 16. Sur ce rite de l’enterrement du placenta, on se référera à l’article de Bruno SAURA, « Enterrer le placenta ; l’évolution d’un rite de naissance en Polynésie française » (cf. https://ile-en-ile.org/bruno-saura-enterrer-le-placenta-levolution-dun-rite-de-naissance-en-polynesie-francaise/) ; Bruno SAURA rappelle notamment que le terme tahitien pour désigner le placenta est « pu-fenua », ce qui signifie « centre/noyau de terre », attestant le lien fondamental entre terre et vie humaine.
([848]) Pierre-Marie DECOUDRAS, Danièle LAPLACE et Frédéric TESSON, « Makatea, atoll oublié des Tuamotu (Polynésie française) : de la friche industrielle au développement local par le tourisme », Les Cahiers d’Outre-Mer, avril - juin 2005, pp. 189-214.
([849]) Rappelons que le premier Ministère de l’environnement n’a été créé qu’en 1971, Robert Poujade en ayant été le premier titulaire du 7 janvier 1971 au 1er mars 1974.
([850]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 13.
([851]) Cf. par exemple l’ouvrage du CEA, Les essais nucléaires en Polynésie française : pourquoi, comment et avec quelles conséquences ?, op. cit.
([852]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([853]) Cf. « La piste de Hao » in « Dossier du trimestre : Hao, 36ème aérodrome territorial », Manureva Magazine n° 95 (cf. https://www.manureva.net/images/pdf/Dossier95.pdf).
([854]) Benjamin FURST, « Fare Ute : l’environnement lagonaire à l’épreuve de la modernisation », in Dictionnaire historique du CEP, op. cit., 31 décembre 2024.
([855]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([856]) Audition du 5 février 2025, compte rendu n° 9.
([857]) Bruno BARRILLOT, L’héritage empoisonné, op. cit., pp. 205 s. C’est également le cas de la mission dirigée en 1982 par le volcanologue Haroun TAZIEFF qui, bien qu’ayant signalé que « les conséquences écologiques des modifications géomorphologiques des atolls ne sont actuellement guère prises en compte », ne s’étend absolument pas sur ce sujet (http://moruroa.assemblee.pf/medias/pdf/Rapport%20Tazieff1982.pdf, p. 2).
([858]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 2.
([859]) Clémence GATTI HOWELL et Mireille CHINAIN, Surveillance de la ciguatera en Polynésie française, Bureau de veille sanitaire et de l’observation & Institut Louis Malardé, Bilan 2024, p. 2.
([860]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique …, op. cit., pp. 71-72.
([861]) Désignation d’un îlot en langue tahitienne entrée dans le langage courant en Polynésie française
([862]) L’aérodrome de Totegegie, situé sur le motu du même nom, abritait une piste d’aviation de 3 000 mètres de longueur afin de participer au bon fonctionnement du CEP ; elle a ouvert en 1967.
([863]) Audition du 18 février 2025, compte rendu n° 12.
([864]) Bruno BARRILLOT, « La ciguatera aux Îles Gambier » in Les essais nucléaires français 1960-1996, Conséquences sur l’environnement et la santé, Centre de documentation sur la paix et les conflits, 1996 (cf. http://moruroa.assemblee.pf/medias/pdf/La%20ciguatera%20aux%20Gambier%201971.pdf).
([865]) Audition du 22 janvier 2025, compte rendu n° 4.
([866]) Audition du 4 mars 2025, compte rendu n° 17.
([867]) CEA, Les essais nucléaires en Polynésie française : pourquoi, comment et avec quelles conséquences ?, op. cit., p. 74 ; mentionnons également les propos du directeur des services de protection radiologique du CEA qui, en août 1995, estimait également que « si nous n’avions pas effectué de tirs sous barge, nous aurions aujourd’hui des lagons impeccables » (cité par Christian BATAILLE et Henri REVOL, Les incidences environnementales et sanitaires des essais nucléaires effectués par la France entre 1960 et 1996 et éléments de comparaison avec les essais des autres puissances nucléaires (rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, op. cit., p. 49).
([868]) Les Nouvelles de Tahiti, « Après les expériences de Moruroa les poissons se portent bien », 23 juillet 1966, p. 8.
([869]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([870]) Cet essai (le tir Bételgeuse du 11 septembre 1966) demeure célèbre à plus d’un titre puisque, outre que ce fut le premier essai sous ballon (placé à une hauteur d’environ 450 mètres), c’est le général de Gaulle lui-même qui le déclencha, en face du blockhaus Denise à Moruroa.
([871]) Audition du 4 mars 2025, compte rendu n° 17.
([872]) La Dépêche de Tahiti, « La conférence de Presse de M. Robert Galley », 26 août 1968, p. 9.
([873]) CEA, Les essais nucléaires en Polynésie française : pourquoi, comment et avec quelles conséquences ?, op. cit., p. 55.
([874]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([875]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([876]) Audition du 26 mars 2025, compte rendu n° 32.
([877]) Déclaration du Président de la République, sur la situation sanitaire en Polynésie, la vaccination, l’aide au développement et l’engagement de transparence sur les essais nucléaires en Polynésie, prononcée à Papeete le 27 juillet 2021.
([878]) Op. cit., p. 85.
([879]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 2.
([880]) Ce système de récupération des eaux de pluie reste encore très prégnant en Polynésie comme l’a mis en évidence le rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) intitulé Essais nucléaires et santé : Conséquences en Polynésie française (octobre 2021, p. 49 ; cf. https://inserm.hal.science/inserm-03384821/file/Exp-coll_Essais % 20nucl % C3 % A9aires_rapport.pdf)
([881]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 3.
([882]) Les éléments recueillis par Bruno BARRILLOT sur ce point sont tout à fait éclairants (L’Héritage empoisonné, op. cit., pp. 135-136).
([883]) Audition du 22 janvier 2025 , compte rendu n° 4 .
([884]) Cf. respectivement audition du 22 janvier 2025 (compte rendu n° 4) et audition du 5 mars 2025 (compte rendu n° 18).
([885]) Rappelons néanmoins que le plutonium 239 est radioactif pendant un peu plus de 24 100 ans.
([886]) CEA, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie – À l’épreuve des faits, op. cit., p. 216.
([887]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([888]) Audition du 23 mai 2024 (dans le cadre de la première commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française), compte rendu n° 7.
([889]) Sur ce sujet, on lira avec intérêt l’article de Pavel Peter POVINEC et Ekkehard MITTELSTAEDT « Dispersion des radionucléides résiduels de Mururoa et de Fangataufa dans l’océan, Des atolls vers la mer », AIEA Bulletin, 40/4/1998, pp. 34 s.
([890]) https://dis-leur.fr/biodiversite-en-polynesie-macron-au-chevet-des-coraux-polynesiens.
([891]) Audition du 18 février 2025, compte rendu n° 12.
([892]) Ibid.
([893]) « Des millions de poissons de toutes tailles et de toutes espèces sont morts », revue Damoclès 112/114, février – avril 2005, annexe n° 3.
([894]) Léopold PICOT, « Polynésie française : l’ombre des essais nucléaires », kaisen-magazine, 26 août 2021 (https://www.kaizen-magazine.com/2021/08/26/polynesie-francaise-lombre-des-essais-nucleaires/).
([895]) Audition privée de la rapporteure.
([896]) Audition du 18 février 2025, compte rendu n° 12.
([897]) Ibid.
([898]) Ma’ohi Nui ou Mä’ohi Nui est la désignation adoptée par certains indépendantistes pour qualifier la Polynésie française dans la perspective de l’indépendance. Difficilement traduisible, « Nui » désigne ce qui est grand et Ma’ohi tantôt une langue, un peuple ou plus généralement l’autochtonie. Voir notamment Bruno Saura, « Les discours de l’identité mä’ohi. Contenu théorique, et actualité politique renouvelée – 2009 – » (https://www.tahiti-infos.com/docs/les_discours_de_l__identite_Ma’ohi.pdf).
([899]) Audition du 4 février 2025, compte rendu n° 8.
([900]) Le rapport de la mission Cousteau ayant même indiqué que « Les mesures effectuées sur place et nos observations sous-marines montrent que les risques de pollution radiologique à court et moyen terme sont négligeables » (http://moruroa.assemblee.pf/medias/pdf/Rapport%20Cousteau.pdf, p. 52).
([901]) Audition du 18 février 2025, compte rendu n° 12.
([902]) Contribution écrite envoyée par Bernard SALVAT à la suite de son audition par la commission d’enquête.
([903]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([904]) Audition du 19 mars 2025, compte rendu n° 21.
([905]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([906]) https://www.tntv.pf/tntvnews/polynesie/societe/de-fortes-concentrations-de-matieres-radioactives-decelees-dans-les-benitiers/.
([907]) Cf. respectivement auditions des 12 et 19 février 2025 (comptes rendus nos 11 et 14).
([908]) Audition du 5 février 2025, compte rendu n° 9.
([909]) Article L. 1333-15 du code de la défense.
([910]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([911]) https://www.irsn.fr
([912]) Il convient toutefois de relever que la CRIIRAD n’est pas, contrairement à ce que pourrait laisser entendre sa dénomination, un organisme scientifique indépendant mais une ONG que l’on peut qualifier d’anti-nucléaire ; de ce fait ses conclusions, aussi sérieuses et documentées soient-elles, sont contestées par nombre de scientifiques.
([913]) Assemblée de la Polynésie Française, Commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires (CESCEN), Les Polynésiens et les essais nucléaires, Indépendance nationale et dépendance Polynésienne, op. cit., pp. 303-304.
([914]) Audition du 19 mars 2025, compte rendu n° 21.
([915]) Ibid.
([916]) IRSN, Bilan de la surveillance de la radioactivité en Polynésie française en 2021 et 2022, décembre 2023 - https://www.irsn.fr/actualites/bilan-surveillance-radioactivite-polynesie-francaise-2021-2022.
([917]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([918]) Audition du 18 février 2025, compte rendu n° 12.
([919]) Ibid.
([920]) ANDRA, Inventaire national des matières et déchets radioactifs – Rapport de synthèse 2023, p. 103.
([921]) Audition du 30 avril 2025, compte rendu n° 27.
([922]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([923]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 15.
([924]) Audition du 19 mars 2025, compte rendu n° 21.
([925]) Audition du 18 février 2025, compte rendu n° 12.
([926]) DAM/DE/GESEN N° 115 du 8 août 1977 (cité par Bruno BARRILLOT, L’héritage empoisonné, op. cit., p. 205) ; cf. également les analyses du point 1.2.3 « Une menace géologique persistante » effectuées par le rapport de la Commission des institutions, des affaires internationales et des relations avec les communes en charge du nucléaire, de l’Assemblée de la Polynésie française (26 mars 2025).
([927]) Audition du 18 février 2025, compte rendu n° 12.
([928]) Ibid.
([929]) http://moruroa.assemblee.pf/medias/pdf/Rapport%20Fairhurst%20Vol%203%20en%20fran%C3%A7ais%201999.pdf.
([930]) Charles FAIRHUST (dir.), Problèmes de stabilité et d’hydrologie liés aux essais nucléaires souterrains en Polynésie française, Rapport de la Commission Géomécanique Internationale, vol. III, 1999.
([931]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 15.
([932]) Sur ce point précis, cf. les propos de Maoake BRANDER (témoignage cité in Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME et Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 13).
([933]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 15.
([934]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12.
([935]) CEA, Les essais nucléaires en Polynésie française ; pourquoi, comment et avec quelles conséquences ? op. cit., p. 100.
([936]) Audition du 19 mars 2025, compte rendu n° 21.
([937]) Réponse écrite à la suite de son audition par une délégation de la commission d’enquête, lors de son déplacement en Polynésie française.
([938]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([939]) Audition du 4 février 2025, compte rendu n° 8.
([940]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([941]) Audition du 4 février 2025, compte rendu n° 8.
([942]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([943]) Audition du 23 mars 2025, compte rendu n° 32.
([944]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([945]) Ibid.
([946]) Ibid.
([947]) Ministère de la Défense, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie – À l’épreuve des faits, op. cit., point VII.4.2, pp. 338 s.
([948]) Audition du 4 mars 2025, compte rendu n° 17.
([949]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([950]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([951]) Audition du 22 janvier 2025, compte rendu n° 4.
([952]) Le docteur Patrice BAERT mentionne plus précisément ici les prises de position de l’Association 193 dans une polémique de 2016 portant sur des agrégats en provenance de Hao, devant être utilisé à Mangareva pour réparer les routes de l’atoll (in Essais nucléaires en Polynésie française Une histoire de mensonge et de contre-vérités, op. cit., pp. 296-298).
([953]) Teva MEYER, « Vestiges et déchets, les héritages matériels », in Des bombes en Polynésie (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, dir.), op. cit., p. 525.
([954]) Émilie NOLET et Alexis VRIGNON, « Ce qui demeure. Reao et les Gambier, anciens postes périphériques », in Des bombes en Polynésie (Renaud MELTZ et Alexis VRIGNON, dir.), op. cit., p. 599.
([955]) Teva MEYER, « Vestiges et déchets, les héritages matériels », op. cit., p. 530.
([956]) Ibid., p. 523.
([957]) La même contribution écrite donne d’autres exemples de démantèlement et d’abandon d’installations sur la base de Hao.
([958]) Teva MEYER, « Vestiges et déchets, les héritages matériels », op. cit., p. 523.
([959]) En reo tahiti, tavana signifie le « maire ».
([960]) Ibid, p. 526.
([961]) Ibid, p. 519.
([962]) Ibid, p. 525.
([963]) Ibid, p. 523.
([964]) Ibid, p. 523.
([965]) Jean MORSCHEL, « L’atoll de Hao, entre réhabilitation des sites du CEP et enjeux de développement », in Hermès n° 65, 2013/1, CNRS Éditions, p. 64.
([966]) Émilie NOLET et Alexis VRIGNON, « Ce qui demeure. Reao et les Gambier, anciens postes périphériques », op. cit., p. 599.
([967]) Ibid,, p. 603.
([968]) Teva MEYER, « Vestiges et déchets, les héritages matériels », op. cit., pp. 530-531.
([969]) https://www.polynesie-francaise.pref.gouv.fr/index.php/Actualites/Communiques-de-presse/2021/Mise-en-aeuvre-des-travaux-de-nettoyage-des-anciens-sites-utilises-par-le-CEP
([970]) Émilie NOLET et Alexis VRIGNON, « Ce qui demeure. Reao et les Gambier, anciens postes périphériques », op. cit., p. 594.
([971]) Ibid,, pp. 599-601.
([972]) Ibid., p. 600.
([973]) Ibid,, p. 601.
([974]) Ibid,, p. 604.
([975]) Ibid,, p. 606.
([976]) Lis KAYSER, « De base militaire à nostalgie nucléaire : L’héritage complexe de l’atoll de Hao », in Dictionnaire du CEP, 5 février 2025.
([977]) Rapport de la « mission scientifique de la Calypso sur le site d’expérimentation nucléaire de Moruroa », novembre 1988, p. 46.
([978]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 10.
([979]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([980]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([981]) Audition du 27 mars 2025, compte rendu n° 32.
([982]) Article 1er de la délibération n° 64-27 du 6 février 1964 (http://moruroa.assemblee.pf/medias/pdf/D%C3%A9lib%C3%A9ration%20Commission%20permanente%2064-27%20JOPF.pdf).
([983]) Grégoire CALLEY, « Le devenir des atolls de Moruroa et de Fangatauf », in Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire, en Polynésie française (Grégoire CALLEY et Florence POIRAT, dir), op. cit., pp. 301-322.
([984]) Audition du 6 mai 2025, compte rendu n° 29.
([985]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([986]) Catherine TROENDLÉ et Mathieu DARNAUD, Rapport d’information n° 165 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale relatif à la Polynésie française (Sénat), 13 décembre 2017, p. 24.
([987]) Audition du 6 mai 2025, compte rendu n° 29.
([988]) Philippe FOLLIOT, Rapport n° 4219 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation, et de l’administration générale de la République sur la proposition de loi n° 4102 portant modification de la loi n° 55-1052 du 6 août 1955 portant statut des terres australes et antarctiques françaises et de l’île de Clipperton et visant à donner un statut à l’île de Clipperton, 16 novembre 2016.
([989]) Selon, l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».
([990]) Conseil constitutionnel, décision n° 2011-192 QPC du 10 novembre 2011, Ekaternina B.
([991]) Conseil constitutionnel, décision n° 2022-987 QPC du 8 avril 2022, Saïd Z.
([992]) Audition du 28 janvier 2025, compte rendu n° 5.
([993]) Les avis du Conseil d’État et des juridictions administratives, les documents de la Cour des comptes mentionnés à l’article L. 141-3 du code des juridictions financières et les documents des chambres régionales des comptes mentionnés aux articles L. 241-1 et L. 241-4 du même code, les documents élaborés ou détenus par l’Autorité de la concurrence dans le cadre de l’exercice de ses pouvoirs d’enquête, d’instruction et de décision, les documents élaborés ou détenus par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique dans le cadre des missions prévues à l’article 20 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, les documents préalables à l’élaboration du rapport d’accréditation des établissements de santé prévu à l’article L. 6113-6 du code de la santé publique, les documents préalables à l’accréditation des personnels de santé prévue à l’article L. 1414-3-3 du code de la santé publique, les rapports d’audit des établissements de santé mentionnés à l’article 40 de la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 de financement de la sécurité sociale pour 2001 et les documents réalisés en exécution d’un contrat de prestation de services exécuté pour le compte d’une ou de plusieurs personnes déterminées.
([994]) Pour certains types de documents, ces délais peuvent être prolongés jusqu’à la perte de leur valeur opérationnelle selon les dispositions prévues par le 5° du I de l’article L. 213-2.
([995]) Ce délai est porté à cent ans si les documents visés concernent une personne mineure.
([996]) Sous réserve des dispositions particulières relatives aux jugements, et à l’exécution des décisions de justice.
([997]) Article L. 213-2, I, 4°, e).
([998]) II de l’article L. 213-2 du code du patrimoine.
([999]) Conseil d’État, 10/9, 2 juillet 2021, Association des archivistes français et autres, n° 444865.
([1000]) Lors de son audition le 28 janvier 2025 (compte rendu n° 5), Bruno RICARD, directeur des Archives nationales, a précisé la procédure applicable : « La dérogation nécessite l’avis du service producteur, tandis que la déclassification est demandée au service émetteur. Par exemple, pour un dossier de Matignon contenant un document classifié du ministère des Armées, nous devons demander l’avis de Matignon pour la dérogation au titre du code du patrimoine et nous demandons par ailleurs l’avis du ministère des Armées pour le seul document faisant l’objet d’une classification. Si Matignon accepte mais pas le ministère des Armées, alors nous communiquons le dossier en ayant préalablement retiré le document classifié ».
([1001]) Article L. 213-3 du code du patrimoine.
([1002]) Ibid.
([1003]) Article L. 213-3-1 du code du patrimoine.
([1004]) Article L. 213-5 du code du patrimoine.
([1005]) Audition du 28 janvier 2025, compte rendu n° 5.
([1006]) Ibid.
([1007]) Audition du 10 avril 2025, compte rendu n° 24.
([1008]) Ibid.
([1009]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([1010]) Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir)., Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire, op. cit., p. 62.
([1011]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 3.
([1012]) Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire, op. cit., p. 73.
([1013]) Ibid, p. 65.
([1014]) Rapport d’information n° 856 fait au nom de la commission sénatoriale sur le contrôle de l’application des lois, op. cit., p. 27.
([1015]) Avis n° 20080693 rendu par la CADA le 6 mars 2008.
([1016]) Conseil d’État, 10/9, 20 février 2012, Ministre de la Défense et des anciens combattants, n° 350382.
([1017]) Créée par la loi n° 98-567 du 8 juillet 1998, la CSDN est une autorité administrative indépendante chargée d’éclairer par ses avis les décisions qu’il appartient au Gouvernement de prendre pour répondre aux demandes des juridictions lorsque celles-ci souhaitent accéder à des informations protégées par le secret de la défense nationale.
([1018]) Audition du 28 janvier 2025, compte rendu n° 5.
([1019]) Contributions écrites remises par le CEA-DAM et le SHD à la suite de l’audition de leurs responsables par la commission d’enquête.
([1020]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([1021]) Selon Nadine MARIENSTRAS, cheffe du SHD, lors de son audition le 28 janvier 2025 (compte rendu n° 5).
([1022]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([1023]) Ibid.
([1024]) Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, Toxique, op. cit., pp. 42-43.
([1025]) Lors de son audition le 12 mars 2025 (compte rendu n° 19), Jérôme DEMOMENT récuse toute intention malveillante du CEA-DAM en la matière : « Nous ne nous sommes pas retranchés derrière cette contrainte forte de protection de l’information pour ne rien communiquer ; nous avons fourni, pour les six essais ayant eu le plus d’impacts, la composition en pourcentage et en activité des quelques dizaines de radionucléides représentatifs du terme source, du point de vue du risque radiologique, au moment de l’arrivée du panache sur les zones habitées. Ce travail a été fait parce qu’il y avait un enjeu pour la précision des estimations. Ces données sont à la fois nécessaires et suffisantes pour effectuer un calcul de la dose intégrée dans le temps tenant compte de cette composition et notamment des différentes activités et périodes radioactives ».
([1026]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 2.
([1027]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([1028]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([1029]) Les archives dites « intermédiaires » correspondent aux documents qui présentent encore une utilité opérationnelle pour les services qui les détiennent, ce qui retarde leur versement au sein des archives dites « définitives ».
([1030]) L’article R. 332-1 du code de la recherche précise que le CEA est placé sous la tutelle des ministres chargés de l’énergie, de la recherche, de l’industrie et de la défense.
([1031]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([1032]) Audition du 23 mars 2025, compte rendu n° 32.
([1033]) Audition du 24 mars 2025, compte rendu n° 32.
([1034]) Audition du 19 mars 2025, compte rendu n° 21.
([1035]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([1036]) Lors de son audition le 12 mars 2025 (compte rendu n° 18), Manatea TEIARUI a fait part de son témoignage : « lors d’une visite du Laser Mégajoule à Bordeaux, en 2023, l’adjointe du DAM m’a indiqué qu’il fallait contacter leur service de presse pour accéder aux archives, démontrant une méconnaissance des enjeux liés aux essais nucléaires en Polynésie et en France ».
([1037]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([1038]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 14.
([1039]) Audition du 5 février 2025, compte rendu n° 9.
([1040]) Audition du 14 mai 2024, compte rendu n° 3.
([1041]) Audition du 29 mai 2024, compte rendu n° 9.
([1042]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([1043]) Audition du 19 mars 2025, compte rendu n° 21.
([1044]) Audition du 12 mars 2025, compte rendu n° 19.
([1045]) Contribution écrite remise par le CEA-DAM à la suite de l’audition de ses responsables par la commission d’enquête.
([1046]) Ibid.
([1047]) Audition du 21 janvier 2025, compte rendu n° 2.
([1048]) Audition du 5 février 2025, compte rendu n° 9.
([1049]) Lors de son audition le 28 janvier 2025 (compte rendu n° 5), Evence RICHARD a précisé qu’entre « 2022 et 2024, l’effort de numérisation a été considérable. Le nombre de vues numérisées est passé de 338 000 en 2022 à plus de 1 300 000 en 2023 et a dépassé 2 900 000 en 2024. Trois types d’acteurs principaux sont impliqués sur ces numérisations : le SHD, la DMCA et FamilySearch, une structure privée axée sur la généalogie ».
([1050]) Ibid.
([1051]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([1052]) Selon les chiffres communiqués dans la contribution écrite remise par l’ECPAD à la suite de l’audition de ses responsables par la commission d’enquête.
([1053]) Audition du 28 janvier 2025, compte rendu n° 5.
([1054]) Loi organique n° 2019-706 du 5 juillet 2019 portant modification du statut d’autonomie de la Polynésie française.
([1055]) Selon les termes employés par Sémir AL WARDI, professeur de sciences politiques à l’Université de Polynésie, dans l’ouvrage co-dirigé par Grégoire CALLEY et Florence POIRAT, Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire, op. cit., p. 122.
([1056]) Alain PEYREFITTE, C’était de Gaulle, tome II, Fayard, 1997, p. 122.
([1058]) François MITTERRAND, discours prononcé à Paris le 5 mai 1994.
([1059]) Alain JUPPÉ, discours prononcé à l’Assemblée nationale le 14 juin 1995.
([1060]) Jacques CHIRAC, discours prononcé à Papeete le 26 juillet 2003.
([1061]) Nicolas SARKOZY, discours prononcé à Paris le 1er avril 2012.
([1062]) François HOLLANDE, discours prononcé à Papeete le 22 février 2016.
([1063]) Traduit de la langue pa’umotu, signifiant « Parole vraie ». Pilotée par la DSCEN de la Polynésie, la démarche « Reko Tika » est régie par l’arrêté n° 2277 CM du 14 octobre 2021.
([1064]) Emmanuel MACRON, discours prononcé à Papeete le 28 juillet 2021.
([1065]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([1066]) Interview de Jacques CHIRAC à La Dépêche de Tahiti, 1er avril 2002.
([1067]) Grégoire CALLEY et Florence POIRAT (dir.), Le traitement juridique contemporain du fait nucléaire, op. cit., p. 43.
([1068]) Amendement n° 19 adopté par l’Assemblée nationale lors de la 2ème séance du jeudi 11 avril 2019.
([1069]) Conseil constitutionnel, décision n° 2019-783 DC du 27 juin 2019, Loi organique portant modification du statut d'autonomie de la Polynésie française.
([1070]) Conseil d’État, avis n° 396068, 29 novembre 2018.
([1071]) Audition du 5 juin 2024, compte rendu n° 12.
([1072]) Audition du 23 mars 2025, compte rendu n° 32.
([1073]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 9.
([1074]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([1075]) Audition du 13 mai 2025, compte rendu n° 30.
([1076]) TNTV news, « Essais nucléaires : réactions prudentes à la prise de position de Manuel Valls », 14 mai 2025 (https://www.tntv.pf/tntvnews/polynesie/politique/essais-nucleaires-reactions-prudentes-a-la-prise-de-position-de-manuel-valls/); Polynésie La Première, « Commission d'enquête sur les essais nucléaires : "Demander pardon pourrait grandir la France" déclare Manuel Valls », 14 mai 2025 (https://la1ere.franceinfo.fr/polynesie/tahiti/polynesie-francaise/commission-d-enquete-sur-les-essais-nucleaires-en-polynesie-demander-pardon-pourrait-grandir-la-france-declare-manuel-valls-1586696.html) ; Tahiti Infos, « Manuel Valls sur les essais nucléaires : “Demander pardon pourrait grandir la France”», 14 mai 2025 (https://www.tahiti-infos.com/%E2%80%8BManuel-Valls-sur-les-essais-nucleaires-Demander-pardon-pourrait-grandir-la-France_a230504.html).
([1077]) Article 77 de la loi n° 67-1114 du 21 décembre 1967.
([1078]) La loi n° 93-7 du 4 janvier 1993 a permis l’attribution du titre de reconnaissance de la Nation (TRN) aux militaires des forces armées françaises et aux personnes civiles, tels que définis à l’article L. 253 du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de la guerre, ayant servi pendant 90 jours au moins au cours de conflits, opérations ou missions ouvrant droit à la carte du combattant.
([1080]) Réponse ministérielle du 28 décembre 2017 à la question écrite du sénateur Michel Dagbert.
([1081]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([1082]) Décret n° 82-358 du 21 avril 1982.
([1083]) Décret n° 2021-87 du 29 janvier 2021.
([1084]) Réponse ministérielle du 23 février 2021 à la question écrite n° 35117 du député Bertrand Pancher.
([1085]) Ibid.
([1086]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([1087]) Ibid.
([1088]) Audition du 4 février 2025, compte rendu n° 8.
([1089]) Audition du 22 janvier 2025, compte rendu n° 4.
([1090]) Audition du 10 avril 2025, compte rendu n° 24.
([1091]) Rencontre du 27 mars 2025.
([1092]) Articles 13 et 14 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004.
([1093]) https://www.service-public.pf/wp-content/uploads/2024/08/2.2.8.-Charte-de-leducation-et-convention-etat-pays.pdf
([1094]) Bruno BARRILLOT, Marie-Hélène VILLIERME, Arnaud HUDELOT, Témoins de la bombe, op. cit., p. 107.
([1095]) Audition du 28 mai 2024, compte rendu n° 9.
([1096]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([1097]) Audition du 14 mai 2025, compte rendu n° 31.
([1098]) https://ciens.ens.psl.eu/notre-centre/.
([1099]) https://www.sciencespo.fr/nk/.
([1100]) Audition du 14 mai 2025, compte rendu n° 31.
([1101]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12.
([1102]) Audition du 14 mai 2025, compte rendu n° 31.
([1103]) Audition du 21 mai 2024, compte rendu n° 6.
([1104]) Audition du 14 mai 2025, compte rendu n° 31.
([1105]) Selon les mots employés par Yvette TOMMASINI, Olivier APOLLON, Yves-Marie VERHOEVE et Tevaite GUTIERREZ-GUILLEN (p. 290) dans l’ouvrage co-dirigé par Renaud MELTZ, Alexis VRIGNON et Benjamin FURST, Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), op. cit.
([1106]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12.
([1107]) Renaud MELTZ, Alexis VRIGNON et Benjamin FURST, Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), op. cit., p. 288.
([1108]) Dans sa contribution écrite remise à l’issue de l’audition de son directeur, l’ECPAD précise qu’une « convention est en cours de finalisation entre l’Université de la Polynésie française, la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique et l’ECPAD dans le cadre du projet Dictionnaire du CEP piloté par Renaud Meltz. Ce projet vise la mise en ligne de notices d’archives avec médias associés. La convention permettra de couvrir les besoins en images du projet sur trois ans, avec une cinquantaine de notices prévue au démarrage du site ».
([1109]) Au mois de juin 2024, le sujet d’histoire-géographie du brevet des collèges en Polynésie proposait une étude de textes consacrés à la mise en place du CEP.
([1110]) Lors de son audition le 5 mars 2025 (compte rendu n° 18), le chercheur Manatea TAIARUI relève que « la situation est complexe tant en Polynésie française qu’en France métropolitaine. Les discours oscillent entre deux extrêmes : soit la France est accusée d’avoir voulu commettre un génocide, soit les essais sont présentés comme inoffensifs. Il est crucial de trouver un juste milieu ».
([1111]) Ibid.
([1112]) Audition du 8 avril 2025, compte rendu n° 22.
([1113]) Audition du 21 mai 2024, compte rendu n° 6.
([1114]) Lors de son audition le 30 avril 2025 (compte rendu n° 27), George-Pau LANGEVIN, ancienne ministre des Outre-mer, considérait ainsi que « pendant longtemps, l’hostilité à l’égard des essais et de la dissuasion nucléaire prévalait. Aujourd’hui, la perception semble avoir évolué. On reconnaît désormais l’intérêt du nucléaire pour l’environnement et, compte tenu de la situation géopolitique en Europe, l’importance de la dissuasion nucléaire. Nous sommes donc dans un contexte différent qui permet d’aborder ces questions plus sereinement qu’il y a 20 ans ».
([1115]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([1116]) Ibid.
([1117]) https://www.inshs.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/mise-en-ligne-du-dictionnaire-historique-du-centre-dexperimentation-du-pacifique
([1118]) Chargé en juillet 2020 par le Président de la République de « dresser un état des lieux juste et précis » sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, l’historien Benjamin STORA a remis en janvier 2021 un rapport dans lequel il formule une trentaine de préconisations en la matière.
([1119]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([1120]) Article 275 de la loi n° 2008-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019.
([1121]) Audition du 30 avril 2025, compte rendu n° 27.
([1122]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([1123]) Audition du 4 juin 2024, compte rendu n° 12.
([1124]) Audition du 19 février 2025, compte rendu n° 13.
([1125]) Ibid.
([1126]) Contribution écrite remise par Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française, à la suite de son audition par la délégation de la commission d’enquête le 23 mars 2025.
([1127]) https://www.tntv.pf/tntvnews/polynesie/societe/nucleaire-le-conseil-scientifique-et-culturel-du-centre-de-memoire-est-installe/
([1128]) Ibid.
([1129]) Audition du 5 mars 2025, compte rendu n° 18.
([1130]) Ibid.
([1131]) Audition du 16 mai 2024, compte rendu n° 4.
([1132]) Assemblée nationale, Proposition de loi visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français, 9 mars 2021.
([1133]) Audition du 29 avril 2025, compte rendu n° 25.
([1134]) Audition du 13 mai 2025, compte rendu n° 30.
([1135]) Contribution écrite du ministre de la Santé et de l’accès aux soins.
([1136]) Audition du 6 mai 2025, compte rendu n° 28.