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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 10 juin 2025.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation,
Président
M. Didier LE GAC
Rapporteure
Mme Mereana REID-ARBELOT
Députés
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TOME II
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
(XVIIe législature)
Voir les numéros : 311 et 720
La commission d’enquête relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation, est composée de : M. Didier Le Gac, président ; Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure ; Mme Nadège Abomangoli, M. Xavier Albertini, Mme Béatrice Bellay, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Elie Califer, Mme Caroline Colombier, M. Alexandre Dufosset, M. Emmanuel Fouquart, M. Moreani Frébault, M. Yoann Gillet, M. Philippe Gosselin, M. Frantz Gumbs, M. Bastien Lachaud, M. Abdelkader Lahmar, M. Maxime Laisney, M. Philippe Latombe, Mme Nadine Lechon, M. Jean‑Paul Lecoq, M. Olivier Marleix, M. Nicolas Metzdorf, M. Christophe Plassard, M. Julien Rancoule, Mme Sandrine Rousseau, Mme Nicole Sanquer, M. Raphaël Schellenberger, Mme Mélanie Thomin, Mme Corinne Vignon, Mme Dominique Voynet
SOMMAIRE
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Pages
comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête sous la XVIIe lÉgislature
7. Audition de M. Hiro TEFAARERE
9. Audition de Mme Roti MAKE, peintre et militante
12. Audition de Frère Maxime CHAN et de Yves CONROY
13. Audition d’Oscar TEMARU, ancien Président de la Polynésie française
comptes rendus des auditions
menées par la commission d’enquête
sous la XVIIe lÉgislature
Les auditions sont présentées
dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.
Les enregistrements vidéo des audition, ouvertes à la presse,
sont disponibles en ligne à l’adresse suivante :
1. Audition, ouverte à la presse, des auteurs de l’enquête « Toxique » : M. Sébastien Philippe, chercheur et enseignant à l'Université de Princeton (États-Unis) et M. Tomas Statius, journaliste d’investigation (Mardi 21 janvier 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue pour la première audition de cette commission d’enquête consacrée aux conséquences des essais nucléaires pratiqués en Polynésie française de 1966 à 1996.
J’insiste sur le fait que la présente commission d’enquête n’est pas la continuation de la précédente, qui a vu ses travaux interrompus par la dissolution, mais bel et bien une nouvelle commission. D’ailleurs, seuls onze membres de l’actuelle commission faisaient partie de la précédente, raison pour laquelle il nous a paru utile, à Mme la rapporteure et moi-même, d’auditionner de nouveau plusieurs acteurs que nous avions déjà eu l’occasion d’entendre au mois de mai dernier. Les comptes rendus des précédentes auditions vous seront envoyés par le secrétariat afin que vous sachiez ce qui a déjà pu se dire. Ils seront annexés au rapport que Mme la rapporteure rédigera afin que le plus grand nombre d’informations soient ainsi à la disposition de tous.
M. Sébastien Philippe et M. Tomas Statius ont été auditionnés le 28 mai 2024 et c’est avec un grand plaisir que nous allons de nouveau les écouter. Nous les recevons en leur qualité d’auteurs du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, fruit d’une collaboration entre Disclose, un site internet d’investigations, Interprt, un collectif d’architectes ayant conçu la plateforme interactive du projet en partenariat avec SGS (le programme sur la science et la sécurité mondiale créé par l’université américaine de Princeton en 1974). Le retentissement de ce livre lors de sa parution a relancé le débat sur les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie française.
Monsieur Sébastien Philippe, vous êtes enseignant-chercheur à l’université de Princeton, membre du programme de recherche SGS et également chercheur associé au programme Nuclear Knowledges du Centre des relations internationales (Ceri) de Sciences Po Paris.
Monsieur Tomas Statius, vous êtes journaliste d’investigation. Vous avez travaillé pour plusieurs médias – Disclose, Le Monde, Le Nouvel Obs – sur divers sujets comme la situation des migrants à Calais et, dans un autre genre, sur un cold case qui a donné lieu à votre premier livre, Les morts de la Deûle.
De morts, malheureusement, il en est question dans ce livre, Toxique, publié en mars 2021, résultat de deux ans de travail sur les conséquences des essais nucléaires français dans le Pacifique. À partir de données scientifiques, historiques et de nombreux témoignages recueillis sur place, vous démontrez notamment que, pendant la période des essais atmosphériques, plus de 90 % de la population polynésienne a probablement été exposée à des seuils de radiation supérieurs à ceux fixés pour prétendre à une indemnisation. Vous procédez également à une analyse particulièrement précise du tir Centaure effectué le 17 juillet 1974 à Moruroa, qui a été particulièrement dévastateur.
L’impact de votre livre a été très important, tant en France – en Polynésie en premier lieu mais aussi en métropole – qu’à l’étranger, à tel point que le Président de la République a reconnu, lors d’une visite à Papeete le 28 juillet 2021, que la nation avait « une dette envers la Polynésie française ».
Vos résultats ont également suscité une certaine polémique, puisqu’ils ont été décriés par le CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) dans une étude de 2022, dont vous estimez en retour qu’elle est une « somme d’approximations et de contrevérités censées discréditer les révélations de Toxique ».
Nous souhaitons donc vous entendre sur tous ces points, sachant que Mme la rapporteure vous a envoyé, en amont de cette réunion, plusieurs questions, auxquelles vous aurez certainement à cœur de répondre.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Je rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Sébastien Philippe et M. Tomas Statius prêtent successivement serment.)
M. Tomas Statius, coauteur du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie. En mai dernier, Sébastien Philippe et moi-même sommes venus vous présenter les résultats de notre enquête Toxique portant sur trente ans d’essais nucléaires en Polynésie française. C’est la deuxième fois que la Représentation nationale nous fait l’honneur de nous entendre. J’espère que, cette fois, la commission d’enquête pourra aller à son terme et éclaircir les zones d’ombre de cette histoire encore trop méconnue.
Je rappelle que Toxique est une aventure collective. D’autres que nous ont participé à ce projet, comme le rédacteur en chef de Disclose, média d’investigation en ligne au sein duquel est née l’idée de cette enquête, mais aussi l’équipe d’Interprt avec Nabil Ahmed, dont le travail en science criminalistique a été un des moteurs et même un fil directeur de ce travail.
L’idée était de faire dire à des documents déclassifiés en 2013 sur les essais nucléaires en Polynésie, plus particulièrement sur les essais atmosphériques pratiqués entre 1966 et 1974, des choses qui n’ont jamais été dites ou que l’on n’a jamais voulu leur faire dire. Pour ce faire, Toxique s’est appuyé sur le travail mené pendant de longues années par la société civile polynésienne et par les associations de vétérans ayant vécu au plus près ces essais nucléaires, tant dans l’armée que dans sa composante civile. Ces personnes ont permis de faire vivre ce sujet, qu’on voulait cacher à tout prix, bien avant que Toxique ne soit publié. Notre travail n’existerait pas sans le leur.
Une partie de la commission connaît déjà nos conclusions. Les travaux de Sébastien Philippe, publiés dans un article scientifique aux États-Unis, concluent à une sous-estimation allant jusqu’à un facteur dix de l’exposition des populations civiles polynésiennes lors des six essais les plus contaminants.
Avec Toxique, nous avons voulu raconter le choc technologique, social, environnemental et sanitaire provoqué par le développement d’une arme dont la puissance dépassait tout ce qui était connu, face à une population civile et à des militaires qui, il faut le dire, n’avaient pas vraiment leur mot à dire. C’est pour cela que le livre a eu un tel impact et que l’histoire du nucléaire reste si vivace en Polynésie française. Le pays tel qu’il est structuré, l’enchevêtrement de ses rues, l’agencement des bâtiments, le tracé de ses routes, le maillage entre les poussières d’îles étendues sur plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, beaucoup de ces choses datent de la période des essais nucléaires. À Papeete, Mangareva, Hao, Tureia ou Mooera, les essais restent une histoire intime, et j’en dirais de même pour les travailleurs hexagonaux – militaires et ingénieurs – qui ont travaillé au CEP, le centre d’expérimentation du Pacifique.
Raconter ce choc, c’est raconter comment l’État a traité la Polynésie comme un territoire vide, entièrement destiné à son dessein atomique, comment il a parfois négligé les risques, comment en d’autres occasions, il n’a pas jugé nécessaire d’appliquer à tous les précautions qu’il n’appliquait qu’à certains, comment les uns disposaient d’un abri et les autres non, comment certains disposaient de protection et d’un suivi radiologique et d’autres non, comment l’État a façonné le territoire à sa guise en élargissant les passes des atolls et en bousculant la géographie. C’est aussi cela, le choc des essais nucléaires ! Tous ces éléments forment le quotidien de nombre de citoyens français et leur rappellent ces longues années de mensonges.
Oui, l’État a menti, longtemps et avec obstination. Toxique rappelle les interviews de gradés de l’armée où l’on jurait que tout était sous contrôle, que rien ne permettait de dire que les populations étaient en danger alors que, dans le secret d’un laboratoire ou d’une salle de réunion, on alertait sur la contamination, on observait sa dissémination à petit feu dans toute la population et on mesurait les niveaux de radioactivité dans des citernes d’eau de pluie consommée par les habitants, sans rien faire et sans rien dire. Toxique raconte également comment on demandait aux militaires de brosser les contours des atolls atomiques à coups de balai pour faire descendre la radioactivité tout en maintenant la cadence des tirs, comment on demandait aux aviateurs de passer dans les nuages pour prélever des poussières nécessaires à une meilleure compréhension de la bombe, comment les appelés du contingent devaient, sans protection, lustrer les ponts des bateaux, comment enfin les amiraux félicitaient leurs équipages d’être passés dans une zone où la radioactivité était plus importante que prévu, comme s’il s’était agi d’un galon que l’on porte au revers de sa veste.
Mais Toxique n’est pas uniquement un essai d’histoire. Notre livre raconte aussi l’actualité, la façon dont on empêche toujours la possibilité d’une expertise indépendante sur ce qu’il s’est passé il y a près soixante ans. Cela est d’autant plus insupportable quand il s’agit d’estimer à quel point les habitants de Polynésie française et les militaires ont été contaminés par les essais. En janvier 2010, avec la loi Morin, le législateur a prévu de reconnaître et d’indemniser le préjudice subi par les témoins, bien malgré eux, de ces essais et par tous ceux qui ont travaillé à leur exécution. Un budget a été provisionné et, malgré tout, près de 98 % des demandes ont été rejetées au cours des premières années. De nombreuses demandes le sont encore sans que le Civen (comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) produise les éléments de preuve qui permettraient aux requérants de contester son analyse. Aujourd’hui encore, c’est le CEA qui livre les expertises permettant de dire qui est une victime et qui ne l’est pas, à partir de documents – et c’est là toute l’ironie de l’histoire – qu’il est bien souvent le seul à pouvoir consulter.
Enfin, j’aimerais souligner le rôle joué par les personnes qui nous ont précédés, permettant de faire naître ce sujet dans le débat public : l’association 193, l’association Moruroa e tatou, John Doom, Roland Oldham, Bruno Barillot et Patrice Bouveret, les membres de l’Aven (Association des vétérans des essais nucléaires), en particulier Jean-Luc Sans, et les avocats ici et là-bas, Cécile Labrunie, Philippe Neuffer, Jean-Paul Teissonnière et François Lafforgue.
M. Sébastien Philippe, coauteur du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie. À mon tour, je tiens tout d’abord à vous remercier pour la reprise de ce dossier après l’interruption de la précédente commission en juin dernier.
C’est pour moi un honneur de m’exprimer à nouveau devant vous et de répondre à vos questions aux côtés de mon collègue Tomas Statius. Cela fait bientôt quatre ans que notre livre Toxique a été publié aux Presses universitaires de France. Comme cela a déjà été dit, cette enquête sur les conséquences des essais nucléaires français en Polynésie est le fruit d’un partenariat inédit entre le média d’investigation Disclose, l’agence de recherche Interprt et le programme SGS de l’université de Princeton, dont je suis membre. Ensemble, nous avons démontré méthodiquement, à l’aide de documents, de témoignages et de calculs, comment certaines autorités françaises ont caché, parfois menti et souvent minimisé l’exposition et la contamination des populations civiles et militaires à la suite des essais nucléaires réalisés entre 1966 et 1996 en Polynésie française.
Toxique est une enquête pluridisciplinaire innovante qui combine recherche scientifique, sciences humaines et journalisme d’investigation. Elle couvre plus d’un demi-siècle, incluant trente ans d’expérimentations nucléaires en Polynésie française, des décennies d’engagement associatif ayant abouti à l’adoption de la loi Morin de 2010, ainsi que dix ans d’application de cette loi dont nous révélons les coulisses et souvent les limites. Notre fil conducteur a été l’étude d’une archive inédite de 2 000 pages de documents militaires, déclassifiée en 2013, et qui avait jusque-là été très peu exploitée, faute d’avoir été rendue accessible au plus grand nombre avant la publication de nos travaux. Ces documents, je les ai découverts en 2019 grâce à Interprt et à Disclose, alors que j’étais post-doctorant à l’université de Harvard. Après une première lecture, j’ai immédiatement compris leur valeur historique et surtout scientifique.
Ingénieur de formation et Docteur de l’université de Princeton, je vis avec les armes nucléaires depuis ma naissance, à Brest, d’un père sous-marinier qui patrouillait alors sur des SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins) transportant les armes nucléaires françaises. Après mon diplôme d’ingénieur, j’ai eu la possibilité de rejoindre la direction générale de l’armement (DGA) en tant qu’expert technique en sûreté nucléaire des systèmes d’armes de dissuasion. À la DGA, j’ai étudié et contribué à garantir la sûreté nucléaire des missiles balistiques M51, pierre angulaire de la dissuasion française. C’est un travail dont je suis encore très fier. C’est l’attrait pour la recherche universitaire qui m’a conduit aux États-Unis, où j’ai réalisé ma thèse à l’intersection de la physique appliquée, des sciences et techniques nucléaires et de la cryptographie, dans l’une des universités les plus prestigieuses au monde.
Du fait de mon expérience professionnelle, j’ai été formé à la sûreté nucléaire, à la radioprotection ainsi qu’à la simulation et à la manipulation des sources de rayonnement ionisant en France et aux États-Unis. Cette connaissance intime du nucléaire, y compris militaire, je l’ai mise au service de ce projet avec toute la rigueur et le sérieux qu’il mérite. Pendant deux ans, j’ai lu, analysé et extrait les données des documents déclassifiés. À l’aide de logiciels de pointe, j’ai reconstruit les trajectoires des retombées radioactives de plusieurs essais, notamment Aldébaran, le tout premier essai qui a touché l’archipel des îles Gambier en 1966, mais aussi Centaure, dont les retombées ont atteint Tahiti en juillet 1974.
Un de mes objectifs principaux était de comprendre sur quelles bases scientifiques et avec quelles données le Civen, créé par la loi Morin de 2010, décide qui peut ou ne peut pas prétendre au statut de victime et obtenir ensuite une indemnisation. Ce que nous avons découvert a été un véritable choc. Depuis 2010, les décisions du Civen s’appuient sur des reconstructions de doses produites par le CEA. Or ces estimations, calculées en 2006, donc avant la loi Morin, n’ont jamais été validées de manière indépendante, et encore moins par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), contrairement à ce que le Civen a affirmé dans des lettres de rejet.
Nous avons donc décidé de vérifier ces données. Nous avons analysé sept rapports du CEA couvrant les conséquences de six essais nucléaires atmosphériques et croisé leurs chiffres avec les données issues des documents déclassifiés en 2013. Ce travail minutieux a révélé plusieurs erreurs, omissions et approximations. Nos conclusions, publiées dans une revue scientifique à comité de lecture, sont sans appel : les doses ont été sous-évaluées pour ces essais d’un facteur de 2 à 10. En tout, plus de 110 000 personnes, soit 90 % de la population polynésienne à l’époque des essais atmosphériques, ont potentiellement reçu une dose de radiation supérieure au seuil actuel d’indemnisation et de limite d’exposition du public, soit 1 millisievert (mSv).
Cette réévaluation est le fruit d’un travail de validation fondamental, un principe de base dans toute démarche scientifique que le Civen, malgré la présence d’experts en sein, n’a jamais entrepris. Ce travail aurait pu et dû être mené il y a plus de dix ans. La loi Morin instaure une présomption de causalité en faveur des victimes et, pour la renverser, le Civen doit démontrer que la dose annuelle reçue par un demandeur est inférieure à 1 mSv. Sans cette preuve, la demande d’indemnisation devrait être acceptée. Or, les doses calculées par le CEA qui sont celles ensuite utilisées par le Civen, qualifiées par certains de maximalistes ou d’enveloppe, ne garantissent absolument pas cette limite de manière viable. Ainsi, pour l’essai Centaure de 1974, qui a touché un grand nombre de personnes, les doses calculées se situent autour de 1 mSv mais les incertitudes associées à ces estimations, en grande partie irréductibles, ne permettent pas de prouver que les individus n’auraient pas été exposés à des doses supérieures.
Cette vérité scientifique, je la défends depuis quatre ans. Elle a été confirmée par l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) qui, lors d’une audition devant la précédente commission d’enquête le 23 mai dernier, a déclaré que les résultats obtenus par chacune des trois études – la leur, celle du CEA et la mienne – montraient que les doses reçues par le public étaient de l’ordre de 1 mSv. On n’est pas capable de distinguer entre les personnes qui ont reçu des doses au-dessus ou en dessous de ce niveau. À notre sens, cette impossibilité devrait avoir des conséquences concrètes pour permettre une reconnaissance élargie du statut de victime au sens de la loi Morin. Pourtant, le Civen refuse toujours d’en tenir compte dans ses décisions.
Je vous adresse ces mots avec l’espoir sincère que, cette fois, vos travaux aboutiront pleinement grâce à l’engagement de tous les services de l’État. Il est crucial que chacun contribue avec sérieux et honnêteté à cet effort. Nous ne parlons pas ici uniquement de chiffres, de rapports ou de données techniques : nous parlons de vies humaines, de familles qui, depuis des décennies, portent en silence les conséquences des essais nucléaires, cherchant des réponses, une reconnaissance et une justice qui leur sont refusées depuis trop longtemps. Leur souffrance n’est pas une abstraction, elle est bien réelle. Elle est décrite dans notre livre et elle exige que nous agissions avec humanité, avec respect et avec courage. Nous avons le devoir moral et collectif de faire mieux.
M. le président Didier Le Gac. Je veux vous rassurer quant à notre volonté d’aller cette fois jusqu’au bout de la commission d’enquête. Étant à l’abri de toute nouvelle dissolution, nous avons arrêté un calendrier de travail et Mme la rapporteure a prévu de publier son rapport aux alentours du 10 juin prochain.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ia ora na – bonjour à tous. Dans votre ouvrage, vous parlez d’une somme importante d’informations encore détenues par l’État et par l’armée mais qui font défaut aux chercheurs souhaitant évaluer les doses reçues par la population. Pouvez-vous rappeler les types d’informations qui manquent encore et qui permettraient ainsi de ne plus faire de supposition mais d’apporter de véritables réponses, en se fondant sur de vraies données ?
Lors de la dernière campagne atmosphérique, neuf tirs ont été effectués entre les mois de juin et de septembre 1974, dont le tir Centaure du 17 juillet. Savez-vous dans quel contexte s’est passée cette dernière campagne atmosphérique, avec la pression internationale qui existait à l’époque ? Peut-on parler alors d’une « frénésie d’expérimentations » avant qu’on soit passé aux essais souterrains ?
Ensuite, on parle beaucoup de la contamination de l’archipel de la Société, qui est le plus peuplé, dans les quarante-huit heures qui ont suivi le tir Centaure. Qu’en est-il des îles Tuamotu, situées entre l’archipel et les sites d’opération ? Je pense notamment à l’atoll d’Anaa : au mois d’août 1974, en l’espace de sept jours, quatre enfants entre 1 et 3 ans y sont décédés. D’après les témoignages que j’ai reçus, un médecin militaire a souhaité autopsier le corps d’une fillette décédée, évoquant les retombées radioactives sur l’atoll. Ni la famille, ni la population n’ont revu ce médecin militaire, alors que beaucoup d’autres sont repassés dans l’île. Récemment, une dame habitant Anaa a vu sa demande d’indemnisation rejetée par le Civen.
M. Sébastien Philippe. J’ai préparé quelques diapositives, que je vous communiquerai. Je peux ainsi vous montrer la trajectoire du nuage du tir Centaure. Nous nous sommes appuyés sur cette archive inédite de 2013 à laquelle je faisais référence tout à l’heure, qui contient beaucoup de cartes et de relevés de mesures de la radioactivité dans l’environnement après les essais atmosphériques, que ce soit à Moruroa ou à Fangataufa, qu’ils concernent les lieux de l’expérimentation ou les atolls qui ont été touchés par les retombées. Ces données, qui sont au cœur de notre travail, sont disponibles pour certains tirs mais pas pour tous.
À partir de ces données sources, nous avons modélisé les retombées et réévalué les doses et les calculs du CEA. Nous avons vérifié toutes les données une par une dans tous les rapports qui ont été rédigés car ils sont au cœur du processus d’indemnisation. Nous avons trouvé des erreurs, des omissions, des incohérences qui ont eu une conséquence directe sur les estimations de doses faites par le CEA. Les erreurs concernent la consommation potentielle d’eau de pluie, qui est prise en compte pour certains essais mais pas pour d’autres. Parfois, des mesures plus fortes constatées à certains endroits d’une île n’ont pas été prises en compte. Nombre d’hypothèses dans les travaux du CEA sont plus restrictives que les hypothèses classiques retenues dans la littérature scientifique – je pense notamment aux travaux de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Nous avons donc corrigé toutes ces données pour prendre en compte les erreurs constatées.
S’agissant du tir Centaure, 1974 fut la dernière année des essais atmosphériques en Polynésie, le nouveau président élu, Valéry Giscard d’Estaing, ayant fait la promesse de passer aux essais souterrains à partir de 1975 – de tels essais avaient déjà été menés en Algérie. En 1966, quand les essais ont repris en Polynésie, il a été décidé de recourir aux essais atmosphériques pendant huit ans. En 1974, un calendrier de huit derniers tirs a donc été établi : considéré comme extrêmement tendu, il a, selon un des documents auxquels nous avons eu accès, véritablement poussé la sécurité radiologique dans ses dernières limites. Il faut savoir qu’à chaque fois que l’on fait exploser une arme nucléaire, on libère dans l’atmosphère des éléments radioactifs qui sont ensuite dispersés par les vents. Chaque tir fait donc l’objet de calculs de prédiction du ou des lieux où auront lieu ces retombées. Dans le cas de Centaure, on avait estimé qu’elles iraient vers le nord, notamment au-dessus de l’atoll de Tureia. Mais les vents ont tourné et, surtout, le champignon radioactif n’a pas atteint l’altitude nominale. Cela s’était déjà produit en 1971 : ce n’était donc pas une situation nouvelle. Or, à l’altitude qui a finalement été atteinte, les vents n’ont plus poussé le champignon vers le nord mais vers le nord-ouest. Et c’est bien le problème cette fois, puisque c’est dans cette direction que l’on trouve l’île de Tahiti, les îles Sous-le-Vent et d’autres îles à l’ouest de Tahiti.
Nous avons reconstitué la trajectoire du nuage radioactif qui est passé au-dessus de certaines îles de l’archipel des Tuamotu en l’espace de deux jours. Je ne sais pas si Anaa a été concernée car je n’ai pas regardé en détail, mais nous pourrons faire. En tout cas, ce nuage passe directement sur Tahiti mais aussi sur les îles Sous-le-Vent. Pour ces dernières, cela figure explicitement dans des documents que nous avons trouvés. Ces retombées n’ont jamais été prises en compte dans les calculs réalisés par le CEA, lesquels sont pourtant, à notre connaissance, encore utilisés par le Civen.
Beaucoup d’informations de ce type peuvent encore être disponibles, mais nous n’en sommes pas sûrs puisque nous n’avons jamais eu accès à l’ensemble des rapports des deux organismes qui ont procédé à toutes les mesures en Polynésie.
M. Tomas Statius. Vous avez parlé de frénésie de tirs en 1974, madame la rapporteure ; il se trouve que les documents d’époque disent presque la même chose que vous. Comme l’a indiqué Sébastien, il y est écrit que la cadence des tirs a mis la sécurité radiologique dans un état très limite. Si je ne me trompe pas, vous pouvez retrouver le document en question sur le site des Moruroa Files, dans le compte-rendu de la campagne des tirs effectués en 1974.
L’un des facteurs aggravants lors du tir Centaure réside dans le fait qu’aucune alerte n’a été envoyée à la population locale : nous avons épluché de nombreuses coupures de presse de l’époque, notamment de La Dépêche de Tahiti, mais nous n’avons trouvé aucune trace d’avertissement.
M. Sébastien Philippe. Une dernière précision : Tahiti n’a pas été seulement atteinte directement par l’essai Centaure : elle l’avait également été par l’essai Sirius en 1966. J’ai depuis longtemps essayé de récupérer le rapport sur ce dernier, qui a dû désormais être déclassifié mais auquel je n’ai malheureusement pas encore pu accéder alors qu’il nous permettrait de nous documenter sur les effets de cet essai sur l’île de Tahiti.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez donc eu des informations sur certains tirs atmosphériques ; pouvez-vous nous dire pour combien de tirs de ce type les données n’ont pas encore été déclassifiées ?
Ma deuxième question porte sur le choix des sites.
L’isolement géographique est cité par le ministère de la défense comme ayant été un des critères de choix de la Polynésie au moment où la France allait procéder à des essais d’armes dont la puissance se mesurait alors en mégatonnes – c’est-à-dire des armes d’une puissance de plusieurs centaines de fois supérieure à celle des bombes larguées par les Américains sur le Japon. On était alors parfaitement conscient en France des risques de tels tirs puisqu’on bénéficiait de l’expérience des Britanniques et des Américains sur ces sujets.
Dans un rapport de 2001 de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), il est indiqué qu’« amenée à quitter le site saharien et s’appuyant sur l’expérience des trois autres, [la France] a tout naturellement choisi un site insulaire isolé qui est apparu particulièrement adapté. »
J’ai fait des recherches sur la densité de population à l’époque en Polynésie. En 1960, elle était de 86 habitants au kilomètre carré dans l’Hexagone, de 57,5 en Europe, de 4,7 en Algérie et de 0,02 en Polynésie française. Pensez-vous que ce critère a pesé dans le choix des sites ? Si oui, a-t-il été déterminant ?
M. Tomas Statius. Je laisserai Sébastien répondre plus précisément à votre première question, mais les reconstitutions de doses qu’il a effectuées ne découlent pas d’un choix éditorial de notre part. Nous avons fait ce que nous avons pu avec les données dont nous disposions. Lorsque nous n’avons pas effectué de reconstitutions, c’est parce qu’il nous manquait des données.
L’isolement géographique a évidemment été un facteur déterminant et cela transparaît dans les documents que nous avons obtenus. On considérait effectivement la Polynésie comme étant un territoire vide. J’ajoute qu’il y a eu par ailleurs une forme de suivisme de la part de la France puisque les Britanniques avaient déjà réalisé des essais nucléaires dans la même région, de même que les Américains dans les îles Marshall. Le choix effectué était donc une manière de poursuivre ce qui avait été fait précédemment.
M. Sébastien Philippe. Je peux partager avec vous la liste des documents archivés qui ont été déclassifiés en 2013.
Quant aux rapports sur certains essais auxquels nous n’avons pas accès, ils devraient normalement tous être déclassifiés puisque cinquante années se sont écoulées depuis 1974. Sont-ils disponibles ? Où sont-ils conservés ? Je ne le sais pas. Il serait très important d’indiquer où ils se trouvent et de les rendre publics, c’est-à-dire de les numériser pour les rendre accessibles aux chercheurs et au plus grand nombre. Cela pourrait être l’une des recommandations de votre commission.
L’isolement géographique a bien sûr joué un rôle. Mais j’ai du mal à concevoir la Polynésie française comme une espace vide car elle compte 118 îles et atolls sur lesquels vivent des gens. La densité de population n’est pas toujours faible, le chiffre que vous avez cité Mme la rapporteure n’étant qu’une moyenne ; elle est simplement répartie différemment. Il y a de vastes espaces maritimes, mais il peut y avoir beaucoup de gens sur des surfaces très réduites.
Une grande différence avec des endroits où d’autres pays ont procédé à des essais nucléaires réside dans le fait qu’en Polynésie française une grande partie de la population était alors dépendante de l’eau de pluie ou de ruissellement pour boire et donc pour vivre. On connaissait déjà à l’époque les effets radiologiques des essais. On savait qu’en tombant la pluie allait laver la radioactivité dans l’air et que les populations finiraient par boire cette eau, contaminée par définition.
Ces questions n’avaient donc pas toujours été pleinement prises en compte. On avait certes prévu d’avoir le moins possible de gens concernés par les effets des essais, mais on savait qu’ils toucheraient les populations locales. C’était très clair dès le début.
M. Tomas Statius. Les documents déclassifiés montrent qu’on était conscient du risque lié aux essais nucléaires pour la population civile.
C’est dit très précisément dans le compte rendu d’une réunion de 1965 disponible sur le site Moruroa Files (site créé au milieu des années 2000). Nous vous enverrons le document en question, qui relate une discussion entre gradés responsables des différents organismes participant aux essais. Étaient notamment représentés le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) et le service mixte de contrôle biologique (SMCB) – c’est-à-dire ceux qui étaient chargés de protéger techniquement les gens des effets radiologiques et ceux dont la mission consistait à vérifier la contamination du vivant. On était bien conscient des effets puisque l’un des participants – un colonel me semble-t-il – parle alors des risques de retombées radioactives sur les îles et des « points chauds » dus aux précipitations. C’est précisément ce qui s’est passé lors de toute une série d’essais, dont les conséquences sont détaillées par Sébastien dans son article et dans notre livre. Plus loin, le même intervenant parle de la contamination interne, c’est-à-dire celle résultant de l’ingestion de denrées contaminées par des poussières radioactives.
Compte tenu de l’expérience des autres puissances qui avaient déjà expérimenté l’arme nucléaire et des rapports internes à l’armée, on peut dire de façon assez certaine qu’on connaissait déjà les effets de la radioactivité. Ces connaissances n’étaient peut-être pas aussi fines qu’actuellement, mais elles existaient.
Nous connaissons ce rapport parce qu’il a été publié mais, autant que je sache, il n’a pas été formellement déclassifié. Il fait partie d’un ensemble de documents un peu plus descriptifs que ceux que l’on a exploités, qui figurent dans les archives déclassifiées ou qui ne l’ont pas été. Encore une fois, la déclassification réalisée à la suite de la parution de Toxique ne résulte pas d’une procédure automatique. Les documents font l’objet d’un examen préalable de la part des autorités (militaires notamment) afin de vérifier s’ils contiennent des informations susceptibles de favoriser la prolifération nucléaire. Je pense que je ne me trompe pas, Sébastien, en disant que beaucoup d’éléments qui figurent dans les documents que tu utilises peuvent être considérés comme des informations pouvant alimenter la prolifération.
M. Sébastien Philippe. Non, je ne le pense pas.
Les documents déclassifiés en 2013 l’ont été, pour la plupart, de manière partielle. Les informations en question ont été supprimées. Mais ceux qui restent à déclassifier sont fondamentaux pour comprendre les effets des essais sur l’environnement et sur les populations locales. Or ces documents existent ! Il faut les déclassifier, éventuellement de manière partielle, car leur importance est évidente dans la mesure où il s’agit des seules traces historiques des mesures effectuées à l’époque.
Même si l’on ne pourra jamais refaire ces mesures et qu’on ne peut parfois pas vérifier les incertitudes qui y sont associées – par exemple en raison de la moindre qualité des instruments de l’époque –, ces informations sont disponibles en grandes quantités et leur utilité est cruciale. Dans la mesure du possible, il faut aller au bout du processus de déclassification pour tous les essais.
Cela étant dit, je ne pense pas que cela changerait nos conclusions actuelles : il est avéré que plus de 90 % de la population ont été affectés par les essais et ont pu recevoir des doses supérieures au seuil d’indemnisation.
J’ai procédé à des reconstitutions des effets d’autres essais – dont notamment Phoebe, tiré le 8 août 1971 – en m’appuyant sur des études de l’Inserm, et j’ai ainsi pu montrer que 5 000 autres personnes auraient pu recevoir des doses supérieures à 1 mSv par an. Cela porte à 95 % la part de la population qui a pu être exposée à des doses allant au-delà de ce seuil pendant la période au cours de laquelle on a tiré des essais atmosphériques. On ne dispose pas de données claires et établies pour les 5 % restants. Il faudrait sans doute y travailler mais lorsqu’on arrive déjà à 95 %, on peut se douter qu’aucun endroit en Polynésie française n’a finalement été épargné par les retombées directes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Le risque était connu. Peut-on dire pour autant qu’on a fait prendre ce risque à toute la population présente dans la zone lors du choix du site ?
M. Sébastien Philippe. On a fait prendre ce risque majoritairement à la population de la Polynésie française, à un moment où les autres puissances nucléaires ont décidé d’arrêter les essais atmosphériques. La France a mené ses derniers essais de ce type après le traité d’interdiction partielle des essais nucléaires, signé notamment par l’Union soviétique, les États-Unis et la Grande-Bretagne en août 1963.
Était-il nécessaire de reprendre ce type d’essais ? C’est une grande question historique. Je pense que la plupart auraient pu être souterrains, comme cela a été ensuite le cas de 1975 à 1996 – même si je ne dispose pas des connaissances techniques permettant de savoir si cela aurait été possible pour les tirs les plus puissants.
En tout cas, dès cette époque, il est clair que les populations locales vont être touchées – et c’est d’ailleurs aussi l’avis de l’opinion publique internationale.
Dans les documents déclassifiés, on trouve également les mesures effectuées dans le réseau des ambassades françaises dans le monde. Cela nous permet de savoir quels ont été les effets plus larges des essais mais aussi de vérifier la qualité de nos calculs et des prédictions puisque le nuage radioactif est allé bien au-delà du territoire de la seule Polynésie.
Comme l’indique la vidéo que je vous montre, lors de l’essai Aldébaran du 2 juillet 1966 le nuage s’est dispersé dans l’hémisphère sud en l’espace de quelques semaines. On dispose de telles mesures pour chaque essai, sachant que la connaissance des phénomènes de dispersion de la radioactivité dans l’air à la suite des explosions était déjà très précise à l’époque.
M. le président Didier Le Gac. Nous en venons aux questions des autres députés.
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Qu’est-ce qui motive que des documents soient classifiés ou déclassifiés ? Y a-t-il des critères ? Notre commission pourrait-elle faire des propositions de déclassification ?
Avez-vous retrouvé dans les archives la trace d’alertes envoyées à la population ? Étaient-elles suffisantes ?
Vous avez mentionné la densité de population. La surface maritime a-t-elle été prise en compte pour calculer cette densité ou bien s’est-on référé aux seules terres émergées ?
Le fait d’avoir précédemment réalisé des essais souterrains en Algérie a-t-il eu des conséquences sur les essais atmosphériques en Polynésie ?
Enfin, avez-vous eu accès à des enquêtes épidémiologiques ?
M. Tomas Statius. Je vais décrire la manière dont certains documents ont été déclassifiés, ce qui vous donnera une meilleure idée des différents jalons à observer.
Nous avons connaissance de ces documents car, au début des années 2000, une plainte contre X a été déposée par plusieurs associations devant le pôle santé du tribunal de grande instance de Paris. Elle a été rédigée par un certain nombre d’acteurs que vous auditionnerez sans doute, notamment des avocats du cabinet Teissonniere Topaloff Lafforgue Andreu et associés (TTLA).
Cette plainte a donné lieu à des demandes d’actes. À l’époque, on ne savait pas très bien comment avaient été conduits les essais. La France avait transmis des rapports aux Nations unies, mais on ne disposait pas d’une liste exhaustive des documents portant sur les essais tirés en Polynésie. La magistrate en charge du dossier a donc demandé plusieurs documents au ministère de la Défense, qui a répondu en transmettant une liste qui constitue la base des archives que nous connaissons actuellement.
En effet, cette liste permet de demander à la Commission du secret de la Défense nationale (CSDN) de déclassifier certains documents et c’est à l’issue d’un processus qui a duré quasiment pendant dix ans que les archives dont a parlé Sébastien ont été déclassifiées. Elles concernent principalement la Polynésie française, mais aussi en partie l’Algérie.
La classification est un frein à la connaissance et c’est un point sur lequel votre commission pourrait sans doute agir. Beaucoup de documents ont été produits au sujet des essais, mais il ne s’agit pas seulement de rapports sur les tirs. Des rapports sociologiques – selon la terminologie de l’époque – ont également été rédigés et ils relatent l’ambiance qui existait alors sur les îles. Toute une partie de l’histoire y figure et on ne sait pas vraiment s’ils ont été déclassifiés. Ces documents ne peuvent être publiés qu’après avoir été purgés des données susceptibles de favoriser la prolifération, ce qui peut évidemment ralentir le processus de déclassification.
Je n’affirmerai pas qu’on n’a envoyé aucune alerte aux populations mais le fait est qu’il n’y en a eu que très peu. Lors de la plupart des essais les plus contaminants sur lesquels nous revenons dans notre livre, les populations n’ont pas été prévenues. Ce fut notamment le cas lors de l’essai Aldébaran en 1966 – qui fut le premier tir réalisé en Polynésie française – et de l’essai Centaure de juillet 1974.
Peut-être savait-on parfois de manière extrêmement locale qu’un tir était imminent et, alors, on abritait les gens ; cela a pu arriver dans certains cas, comme dans les îles Gambier lors des premiers tirs en 1966 – même s’il n’y avait pas d’abris disponibles partout.
Il faudrait aussi savoir ce qui était proposé en matière de protection pour pouvoir répondre complètement à votre question sur les alertes envoyées à la population.
Par ailleurs, la faune et la flore marines n’étaient pas prises en considération. Il est très difficile d’évaluer les conséquences des essais sur ces dernières dans la mesure où il y a très peu d’études quantitatives sur les populations des différentes espèces avant et après les essais.
En revanche, nous avons utilisé un document du CEA qui date de la fin des années 1990 ou du début des années 2000 et qui décrit dans des termes assez durs les effets des essais sur les animaux vivant dans la zone. Même s’il existe peu d’éléments sur ce point, les tirs ont évidemment eu des conséquences sur le vivant.
M. Sébastien Philippe. Les derniers essais en Algérie ont été souterrains. Ils ont eu lieu au cours d’une période historique particulière, après l’indépendance de l’Algérie. Les accords d’Évian permettaient à la France de continuer à y faire des tests pendant cinq ans, mais il fallait déplacer le site d’essais à partir de 1966. C’est à ce moment que l’on a choisi de l’installer en Polynésie – même si l’on s’est demandé jusqu’à la dernière minute si l’on ne pourrait pas continuer à rester en Algérie ou à y faire encore quelques tests. Rien n’est jamais très clair lorsque l’on examine le travail gouvernemental de l’époque.
Mais, je le répète : on savait clairement qu’en faisant de nouveau des essais atmosphériques, il y aurait des retombées sur les populations locales mais aussi sur les pays d’Amérique du Sud. On était conscient que cela pourrait provoquer des remous au sein de la population polynésienne mais aussi du point de vue diplomatique – ce qui fut d’ailleurs le cas.
Des documents disponibles aux Archives nationales montrent qu’on a décidé en 1966 de faire des essais atmosphériques et de voir ce que cela donnerait en se disant ensuite que, si les populations locales ne manifestaient pas contre les tirs et que celle de métropole restait indifférente, on pourrait continuer à procéder ainsi.
Dès le premier essai en 1966, on assiste à des retombées très importantes sur l’une des îles habitées les plus proches du site d’expérimentation. C’est à partir de ce moment qu’on va passer sous silence les conséquences environnementales et sanitaires pour les populations locales.
Cela ne veut pas dire pour autant que l’on protège ainsi le secret sur l’évolution technique des armes nucléaires françaises. À chaque fois que l’on fait un test dans l’atmosphère, on libère des radionucléides qui constituent la carte d’identité de la technologie que l’on vient d’utiliser. Et d’ailleurs, tout le monde les collecte avec des filtres à particules : les Américains, les Soviétiques et même les Suédois, qui équipent des navires civils de transport avec des aspirateurs à particules pour récupérer celles issues des essais nucléaires français. Le secret entretenu sur les essais nucléaires n’a absolument pas empêché les grandes puissances mondiales de connaître les caractéristiques techniques du programme français. En revanche, et il est important de le souligner, ce secret a été sciemment utilisé pour empêcher les populations locales et métropolitaines de savoir ce dont il retournait exactement – et donc pour éviter d’avoir à faire face à leur potentiel désaccord.
Une équipe de l’Inserm a réalisé la seule étude épidémiologique qui existe sur les conséquences des essais en Polynésie française. Les rapports transmis par la France aux Nations unies ont été utilisés lorsque ces travaux ont commencé. Comme l’a indiqué le professeur Florent de Vathaire, les chercheurs se sont ensuite aperçus que les doses mentionnées dans ces rapports étaient au moins deux fois inférieures à celles qui figurent dans les documents déclassifiés en 2013. Pour expliquer ces différences, on a avancé officiellement et de manière très pudique que les données fournies à l’ONU étaient « lissées ». En gros, on ne fournissait pas les valeurs exactes des retombées sur les différents atolls en Polynésie. On faisait une moyenne, ce qui avait mécaniquement pour effet de limiter la portée de toute étude épidémiologique réalisée à partir de ces données.
M. le président Didier Le Gac. Je rappelle qu’une table ronde sur la gestion et l’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française est prévue mardi 28 janvier à seize heures trente. Y participeront notamment des historiens et des représentants du service historique de la défense (SHD).
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Vous avez évoqué les essais nucléaires réalisés dans le Pacifique par d’autres États, notamment les États-Unis dans les îles Marshall. Avez-vous étudié la manière avec laquelle ces États ont pris en charge les conséquences des essais sur les populations concernées ? La France s’est-elle plutôt bien comportée ou, du moins, a-t-elle essayé de le faire ? Ou bien est-elle très en retard par rapport à des pays qui auraient considéré qu’il fallait reconnaître le problème et, en quelque sorte, en payer le prix ?
À l’époque, quel était l’état des connaissances sur les conséquences des explosions atomiques d’Hiroshima et Nagasaki pour les populations ? La France a-t-elle pris des risques en connaissance de cause, et en a-t-elle informé les Polynésiens ? Le mouvement des survivants d’Hiroshima et Nagasaki a reçu le prix Nobel de la paix en 2024 et sera reçu à l’Assemblée nationale dans quelques jours ; nous pourrions en parler avec lui.
Enfin, le nuage radioactif a-t-il provoqué des pluies fortement irradiées ? J’habite à côté d’une raffinerie : ce matin, le périmètre du site était couvert de neige au-dessous du nuage de pollution, pas au-delà.
M. Sébastien Philippe. La prise en charge des victimes est inégale selon les pays. L’étendue et l’impact des essais atmosphériques en Chine n’ont jamais été rendus publics – nous travaillons sur le sujet. Les États-Unis ont voté des lois indemnisant les victimes des essais effectués sur le territoire continental. Le Congrès débat d’ailleurs de l’extension du périmètre géographique et de l’augmentation du budget d’indemnisation. Dans le Pacifique, certaines zones touchées par les essais britanniques ne bénéficient d’aucune indemnisation – il est toujours plus difficile pour un pays d’indemniser un territoire qui a pris son indépendance.
Quelle était l’étendue des connaissances des Polynésiens sur les conséquences d’Hiroshima et Nagasaki et sur les armes nucléaires ? Je l’ignore. Les habitants savaient probablement que ces armes comportaient des risques, mais je ne sais pas quelles explications leur ont été données à l’époque. Je ne pense pas qu’en 1966 des études d’impact aient été menées sur l’environnement et la santé ou aient été rendues publiques.
Quant à votre dernière question, plusieurs essais nucléaires français ont occasionné des pluies radioactives sur des zones habitées. Après une explosion, il faut savoir que le nuage radioactif est dispersé par les vents. Les particules radioactives présentes dans l’atmosphère se retrouvent soit à l’intérieur d’un nuage, soit en dessous ; dans les deux cas, lorsqu’il commence à pleuvoir, un dépôt accéléré de radioactivité se produit vers le sol, parfois dix fois plus rapide que le dépôt naturel par gravité. Or, ce qui est dramatique, c’est que, dans certains atolls polynésiens, l’eau de pluie est récupérée sur les toits pour alimenter des citernes et être bue par les habitants.
M. Tomas Statius. S’agissant des indemnisations américaines, il faut distinguer les downwinders, c'est-à-dire les habitants du Nevada exposés aux radiations, des populations des Îles Marshall. À ma connaissance, il n’y a pas eu d’indemnisations individuelles aux Îles Marshall. Un requérant marshallais ne peut donc pas frapper à la porte du département de la Défense américain au motif qu’il a été victime. De même, le Royaume-Uni a accordé des enveloppes globales pour la reconstruction mais pas d’indemnisations individuelles.
Il faut par ailleurs s’intéresser aux critères retenus par les différents régimes d’indemnisation. La France, par exemple, ne prend pas en considération les conséquences psychologiques des essais sur les populations. Le périmètre des requérants potentiels varie également selon les pays : quels ayants droit sont éligibles, pour quels motifs, combien de temps après les essais ? Chaque pays a sa propre réponse à ces questions éminemment politiques.
M. Xavier Albertini (HOR). Je retiens différents éléments de votre présentation : l’absence de précaution et de confinement, le caractère aléatoire des mesures effectuées à l’époque, l’anticipation insuffisante des conditions météorologiques et de l’altitude du nuage, occasionnant des retombées plus importantes que prévu et dans la mauvaise direction.
Pourriez-vous éclairer le profane que je suis sur la mesure de la radioactivité ? Le sievert (Sv) est utilisé aussi bien pour la radioactivité naturelle – qui varie de la Bretagne à la Champagne – que pour la radioactivité médicale et celle qui provient d’essais nucléaires, la limite d’exposition acceptable étant de 1 mSv. Avez-vous modélisé l’accumulation de millisieverts consécutive aux huit tirs effectués en 1974 ?
Vous estimez par ailleurs que les mesures communiquées peuvent être inférieures de moitié à la réalité. Plus étonnant encore, les données ont été « lissées », pour employer un terme pudique que vous avez employé. Cette méthode a-t-elle été utilisée de façon délibérée pour minimiser les résultats, ou était-elle courante à l’époque ?
M. Tomas Statius. Pour lever tout malentendu, j’ai parlé d’absence de confinement généralisé et systématique. À notre connaissance, il n’y a eu ni communiqué de presse, ni publication dans La Dépêche de Tahiti par exemple recommandant à l’ensemble de la population de se mettre à l’abri. En revanche, il y a eu des confinements locaux dans certaines îles – encore faudrait-il savoir si ces habitants ont été efficacement protégés.
M. Sébastien Philippe. Les chiffres que la France a fournis aux Nations Unies ont effectivement été lissés – j’emprunte ce terme au professeur de Vathaire. Aujourd’hui, personne ne se permettrait de publier de telles données dans un article scientifique ; cela relèverait de la pure falsification. Quand on produit des travaux académiques, on est d’ailleurs censé publier les chiffres sur lesquels on s’est fondé. Les rapports du CEA de 2006 comportent eux aussi des écarts de valeur allant de 2 à 10 concernant les doses maximales. N’importe qui peut le vérifier : tous ces documents sont disponibles et notre article scientifique détaille précisément chaque point en fournissant toutes les références, jusqu’aux numéros des documents et des pages.
Nous n’avons pas pu travailler sur l’accumulation des doses car les rapports d’impact radiologique et de contamination de la chaîne alimentaire n’ont pas été déclassifiés pour chacun des tirs isolément. Ces documents devraient être déclassifiés par la loi, notamment dans le code du patrimoine, mais il est important de préciser que déclassification ne signifie pas accessibilité. J’ignore où se trouvent ces informations, mais les habitants de la Polynésie n’ont pas nécessairement les moyens de se payer un billet d’avion et une chambre d’hôtel pour venir les consulter à Paris. C’est l’occasion de s’interroger sur l’égalité d’accès aux archives entre l’Hexagone et l’outre-mer.
Le CEA a tenté de travailler sur l’accumulation des doses en 2014, mais son étude n’a été vérifiée par personne et ne détaille pas les calculs effectués. Il avance des chiffres très approximatifs, ne serait-ce qu’en raison du manque de documentation. Il existe peut-être des données auxquelles nous n’avons accès, mais il est également probable que certaines mesures n’aient jamais été effectuées.
M. Didier Le Gac, président. Quel regard portez-vous sur les travaux de la première commission d’enquête, qui a eu lieu l’année dernière ?
M. Sébastien Philippe. Nous avons été très heureux d’y participer et y avons appris des choses. Nous avons notamment découvert que l’IRSN avait vérifié nos travaux et ceux du CEA, et qu’il nous avait donné raison : il est impossible de déterminer qui a été frappé au-delà du seuil de 1 mSv, qui correspond à la limite d’exposition annuelle du public, fixée par les textes. Nous serions heureux de consulter ce rapport.
Nous attendions beaucoup de l’audition du CEA, dont la direction des applications militaires (DAM) a mené une étude en 2006 et a toujours promis de répondre scientifiquement à nos travaux, sans donner suite. Le CEA semble tourner autour du pot, sans aborder le contenu scientifique de nos publications, ni les résultats de nos calculs, qui sont pourtant très simples. Il a essayé de semer le doute sur certains de nos articles mais, ce faisant, il a commis une nouvelle erreur de calcul, ce qui m’a fait sourire. Je vous communiquerai des notes rédigées dans le cadre de procédures devant les tribunaux administratifs, détaillant point par point la façon dont nous avons abouti à nos résultats.
M. Tomas Statius. Nous étions impatients d’entendre Florent de Vathaire, de l’Inserm, mais il s’est contenté de répéter des choses qu’il avait déjà dites. Comme l’a souligné Sébastien Philippe, la limite de 1 mSv est certes inscrite dans le droit français, mais on peut lui faire dire ce qu’on veut.
L’audition de l’IRSN était également importante pour la place qu’occupe cette institution dans l’organisation du nucléaire en France.
Plus généralement, je me réjouis que la Représentation nationale s’empare de nouveau du sujet et se serve de nos travaux – il est rare que les enquêtes de journalistes aient un tel impact. Je vous invite à réfléchir à l’accessibilité des données, qui est déterminante. Nous ne pourrons avoir une idée claire, nette et précise sur ce qui s’est passé sans un accès plein et entier aux données produites à l’époque. À l’avenir, certains contrediront probablement nos conclusions et d’autres poursuivront notre travail, mais pour que cette expertise collective existe, il faut ouvrir largement l’accès aux données. La posture de certaines institutions comme le CEA, consistant à prétendre dire le vrai tout en empêchant les autres de vérifier ses affirmations, rend toute expertise indépendante impossible. Si vous pouviez résoudre ce problème, ce serait formidable !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Selon vous, le seuil d’exposition de 1 mSv a-t-il sa place dans la loi pour décider si un malade est victime ou non des essais nucléaires ?
M. Sébastien Philippe. La loi accorde une présomption de causalité au bénéfice du requérant. En d’autres termes, il revient à l’administration – et non au Civen – de démontrer que la dose reçue par l’individu est inférieure à 1 mSv. Les travaux sont très clairs, et l’IRSN l’a répété : vu l’ampleur des conséquences des essais nucléaires et les incertitudes irréductibles, faute de calculs du CEA, il est impossible de démontrer qu’un requérant qui était présent pendant les essais atmosphériques n’a pas reçu une dose supérieure à 1 mSv. De fait, tous ceux qui étaient sur place durant cette période et qui ont déclaré une pathologie listée par la loi devraient avoir droit à la reconnaissance de l’État et au statut de victime – c’est ce qui compte pour la plupart d’entre eux, au-delà de l’indemnisation.
Nous n’avons pas étudié les conséquences des essais souterrains effectués après 1975. On sait toutefois que des fuites se sont produites à certains endroits. Je pense que les principales victimes en sont les travailleurs, militaires et civils, qui intervenaient pour le CEA.
Pour moi, le seuil de 1 mSv n’a pas vraiment de sens pour la période des essais atmosphériques. Fixer un seuil est une décision administration et politique ; cela revient à décider qui a droit ou non à l’indemnisation. On ne pourra jamais démontrer que le cancer d’une personne exposée aux essais n’est pas lié aux retombées atmosphériques. La probabilité peut être très faible, mais elle n’est pas nulle. C’est la raison pour laquelle la loi accorde la présomption de causalité au requérant ; ce principe ne devrait pas être sujet à polémique.
J’ajoute que c’est un plaisir pour nous d’entendre, dans le cadre de votre commission, les représentants d’associations locales et de vétérans de la marine nationale qui défendent inlassablement ce dossier.
2. Audition des représentants de l’Association 193 : Père Auguste Uebe‑Carlson, Président et Mme Léna Normand, première vice‑présidente (Mardi 21 janvier 2025)
M. le président Didier Le Gac. Nous entendons maintenant les représentants de l’Association 193, le père Auguste Uebe-Carlson et Mme Léna Normand, respectivement président et première vice-présidente de l’association.
Je rappelle que l’association a déjà été auditionnée par la précédente commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires dans le Pacifique ; c’était le 14 mai dernier. Nous vous remercions de répondre à nouveau présent, et ce en dépit d’un décalage horaire qui vous oblige à être sur le pont à sept heures du matin à Papeete.
L’association a été créée en 2014. Elle devait initialement s’appeler « Association du 2 juillet », en référence au premier essai, appelé Aldébaran, tiré depuis Moruroa le 2 juillet 1966. Vous avez finalement pris le nom d’« Association 193 », en référence aux 193 essais effectués en Polynésie de 1966 à 1996.
Lasse de ne voir prises en considération que les victimes ayant directement travaillé au centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) créé par la marine française, l’association s’est créée principalement pour aider les victimes civiles des essais à demander réparation auprès du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) et à monter les dossiers d’indemnisation correspondants.
Père Uebe-Carlson, votre famille a été touchée par deux décès vraisemblablement dus aux essais nucléaires. Depuis plusieurs années, vous souhaitez obtenir de la part de la France la reconnaissance des dommages de toute nature qu’ils ont causés. Vous nous exposerez vos principales revendications concernant la reconnaissance de ces dommages ainsi que l’enseignement de cette part d’ombre de l’histoire de France. Vous nous direz également ce que vous pensez des actuelles conditions d’indemnisation des victimes.
Pour démarrer notre échange, je souhaite vous poser deux questions. Tout d’abord, les récentes initiatives prises par la France, notamment la reconnaissance par le Président Macron d’une « dette » de la Nation à l’égard de la Polynésie et l’ouverture progressive des archives sous la houlette de la commission installée le 5 octobre 2021 vont-elles dans le sens d’une plus grande reconnaissance de la responsabilité de la France dans les essais tirés en Polynésie ? Quelle appréciation portez-vous sur l’action du Civen, et pensez-vous qu’il soit nécessaire de faire évoluer la législation en la matière ?
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Auguste Uebe-Carlson et Mme Léna Normand prêtent successivement serment.)
M. Auguste Uebe-Carlson, président de l’Association 193. Nous sommes très heureux que la commission d’enquête ait repris un travail que nous jugeons essentiel pour que les Polynésiens soient entendus et pour tenir compte de certaines avancées.
Avant de répondre à vos questions, je veux dire combien nous avons été touchés par les déclarations des membres de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) lors de l’audition du 23 mai 2024. En affirmant à plusieurs reprises qu’ils n’étaient pas capables de prouver qu’il n’y avait aucun risque, ils ont conforté notre sentiment de mener un juste combat.
M. Dominique Laurier a ainsi déclaré : « Nous ne sommes pas capables de démontrer qu’il existe un seuil, exprimé en millisieverts (mSv), en dessous duquel il n’existe pas de risque de cancer. » Il a également indiqué, s’agissant des maladies transgénérationnelles : « Nous ne sommes pas capables de démontrer chez l’homme des transmissions génétiques et une augmentation des risques de cancer ou de malformations à la naissance. […] nous avançons des hypothèses pouvant expliquer pourquoi ces effets sont démontrables chez l’animal mais pas chez l’homme. » Ces incertitudes contrastent avec le discours scientifique bien rodé que l’on entend depuis des décennies sur le fait qu’il n’y aurait plus de contamination, et avec la méthodologie du Civen, qui enseigne aux Polynésiens que tout est bien cadré scientifiquement. Puisque donc le chiffre de 1 millisievert n’est qu’un seuil administratif, il peut être facilement modifié par le Gouvernement français. Cela nous a confortés et nous a apporté une certaine consolation.
Le président Macron n’est pas le premier à parler d’une dette de la France envers la Polynésie. Le président de Gaulle, en promettant une ère nouvelle de bienfaits aux Polynésiens alors que les essais nucléaires venaient à peine de commencer, reconnaissait déjà plus ou moins que la France aurait toujours une dette envers eux. Cela ne change pas beaucoup la donne.
Nous sommes en revanche très heureux de l’ouverture des archives, qui permettra aux scientifiques et à tous ceux qui le souhaitent de les consulter afin d’étudier la question dans le détail. Cependant, plusieurs personnes ont déjà fait état de difficultés pour accéder aux documents demandés.
L’Association 193 est particulièrement intéressée par les registres de la situation sanitaire des populations civiles, autrement dit les registres de cancers. C’est une aberration que de continuer à nier leur existence. Nous avons les témoignages de plusieurs personnes qui ont connu les essais aériens sur les atolls, dont ceux de membres du personnel de l’infirmerie et de la directrice de l’école maternelle de Mangareva – où je suis né en 1970 –, qui affirment que les données qu’ils avaient enregistrées à l’époque ont été confisquées par les militaires. Nous réclamons le retour au fenua [« territoire », « terre » en tahitien] de ces registres sans quoi nous ne pourrons pas comprendre la situation actuelle.
Nous n’avons que des suppositions à avancer à ce stade, mais lorsque la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) reconnaît 1 000 nouveaux cas de cancer par an ces dernières années en Polynésie, nous sommes en droit de nous poser des questions. Bien sûr, il y avait des cancers avant et les essais nucléaires n’en sont pas le seul facteur : nous n’avons jamais dit cela, c’est un argument un peu facile avancé par nos opposants. Mais la Polynésie n’avait jamais connu un tel désastre sanitaire avant les essais. Le développement des cancers est si important que toutes les familles polynésiennes sont aujourd’hui touchées, même celles qui vivent dans les environnements les plus sains, loin de la consommation dite moderne.
Je citerai la déclaration du professeur Jean Rostand : « En détériorant le patrimoine héréditaire humain, on fait peut-être pis que de tuer des individus : on abîme, on dégrade l'espèce. On met en circulation de mauvais “gènes” qui continueront à proliférer indéfiniment. C'est non seulement un crime dans l'avenir qui est ainsi perpétré, mais un crime vivant qui s'entretient de lui-même. » Ce crime vivant n’existait pas avant les essais nucléaires. Il faut cesser de minimiser leurs effets : la puissance générée lors des quarante-sept essais aériens perpétrés entre 1966 et 1974, par exemple, est équivalent à 700 bombes de Hiroshima. C’est un événement dramatique qui a été décidé unilatéralement par le président de Gaulle et qui a donc été imposé aux Polynésiens.
Les personnes nées à partir du 1er janvier 1975 qui déposent un dossier d’indemnisation voient systématiquement leur demande rejetée par le Civen : comme si le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) était capable de certifier que, dès le lendemain du dernier essai aérien, tout était retourné à la normale ! Il faut également en finir avec ce dogme des « essais propres », qui empêche de comprendre l’histoire des essais nucléaires de manière globale.
Mme Léna Normand, première vice-présidente de l’Association 193. La loi Morin relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français dispose que sont éligibles à l’indemnisation toutes les personnes présentes en Polynésie entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998. Pourtant, les dossiers des personnes nées après 1974 sont systématiquement rejetés, sauf pour quelques cas de maladies développées in utero. Nous aimerions connaître les statistiques précises : certains dossiers datant de la période des essais dits souterrains ont-ils reçu une réponse favorable ? Sinon, à quoi bon cette période supplémentaire de vingt-quatre ans ? Par ailleurs, pour la période des tirs atmosphériques, le Civen applique le seuil dosimétrique. Nous estimons que 50 % des dossiers sont rejetés sur cette base. Nous demandons donc que les dispositions de la loi Morin soient appliquées comme il le faut, en respectant parfaitement les conditions de temps, de lieu et de pathologie.
Par ailleurs, les décisions du Civen ne mentionnent pas clairement la dosimétrie reçue. Depuis la fin de l’année dernière, chaque personne que nous accompagnons en a fait la demande par écrit, noir sur blanc, sur son formulaire d’audition, mais la décision rendue ne contient que des propos d’ordre général. Pourtant, le Civen calcule la dosimétrie en cumulant la dose externe et la dose interne : pourquoi ne mentionne-t-il pas clairement le chiffre obtenu ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie de répondre à nouveau à notre commission d’enquête, après sa reconduction. Je commencerai par quelques questions purement comptables. À ce jour, combien de personnes ont souffert ou souffrent en Polynésie française d’une ou plusieurs des vingt-trois maladies que la France reconnaît comme potentiellement radio-induites ? Combien de demandes ont été déposées au Civen et combien de dossiers a-t-il validés en Polynésie ?
Mme Léna Normand. La CPS recense plus de 12 000 personnes ayant développé l’une de ces vingt-trois maladies et pour lesquelles elle a avancé des frais de soins entre 1985 et 2023. Le Civen, selon son rapport d’activité de 2023, a reçu plus de 2 800 dossiers, dont 1 300 venus de Polynésie française. Parmi eux, 581 dossiers, soit 45 %, émanent de l'Association 193. Toujours sur ces 1 300 dossiers polynésiens, 383 ont fait l’objet d’une décision favorable, soit à peine 29 %, dont 180 dossiers accompagnés par notre association. Le taux de reconnaissance est donc très faible.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Sur les 383 personnes reconnues comme victimes, la reconnaissance est-elle venue du Civen ou a-t-il fallu passer par le tribunal ?
Mme Léna Normand. Le rapport totalise 383 dossiers validés par le Civen, toutes situations confondues ; quelques-uns font suite à une décision de justice. Notre association a dénombré quelques cas de contentieux ayant abouti à un avis favorable. Certains ont bénéficié de la décision du Conseil constitutionnel de 2021 [décision n° 2021-955 QPC du 10 décembre 2021, Mme Martine B.], qui a consacré le principe de non-rétroactivité du seuil dosimétrique. Pour plusieurs dossiers d’anciens travailleurs sur site, le tribunal administratif a admis le lien de causalité entre la présence sur site et la pathologie malgré le rejet initial du Civen.
M. le président Didier Le Gac. Vous demandez la déclassification du registre des cancers. Qui a tenu ce registre et qui le détient actuellement ?
M. Auguste Uebe-Carlson. Jusqu’en 1985-1987, la plupart des médecins-chefs des structures hospitalières du pays étaient des militaires ; des médecins militaires passaient également dans les îles. Ce n’est qu’en 2021 que le pays a chargé un organisme de tenir un registre des cancers. Il est très probable, d’après certaines révélations, que les militaires ont collecté des données sur l’état sanitaire du pays dans les îles proches de Moruroa et Tatou, si ce n’est sur l’île de Tahiti, durant toute la durée des essais nucléaires.
Nous souhaitons que la commission d’enquête réclame l’extension de l’ouverture des archives aux archives sanitaires. Nous avons relu les déclarations des auditionnés sur l’état sanitaire des militaires et du personnel ayant travaillé sur les sites de Moruroa et Fangataufa, mais qu’en est-il de la population civile ? Nous ne comprendrons pas l’évolution de la santé des Polynésiens tant que ces registres ne seront pas de retour au fenua. Les 12 000 cas de maladies potentiellement radio-induites recensés par la CPS sont survenus entre 1985 et 2023 ; pour les années 1966 à 1984, nous n’avons pas de données, ni à la CPS, ni ailleurs dans le pays. Les seuls que nous soupçonnons de détenir des données précises sur l’état sanitaire des Polynésiens sont les militaires.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je suis heureux de vous entendre à nouveau, après votre précédente audition. Depuis, avez-vous eu le sentiment que les travaux de la première commission d’enquête ont provoqué un certain assouplissement pour les personnes dont vous suivez le dossier, ou pensez-vous plutôt que rien n’a bougé et qu’il serait nécessaire d’augmenter les contraintes pour faire avancer les choses ?
Madame Normand, vous avez évoqué une décision du tribunal administratif qui n’aurait pas été prise en compte par le Civen. Y a-t-il un décalage entre les décisions de justice et le comité, qui aurait un superpouvoir dans la reconnaissance et l’attribution des indemnités ?
Mme Léna Normand. Notre constat n’est pas positif puisqu’en 2024, l’Association 193 a au contraire noté une augmentation du nombre de rejets de demandes d’indemnisation. Quant à la demande écrite de voir indiquée, dans chaque décision individuelle, la dosimétrie calculée par le Civen, nous n’avons constaté aucune évolution sur ce point. Nous avons pourtant eu connaissance d’une décision, concluant à un risque négligeable, dans laquelle le Civen a clairement indiqué la dosimétrie externe et la dosimétrie interne. Pourquoi ne souhaite-t-il pas communiquer à chaque fois ces données ? Les personnes doivent aller au contentieux pour accéder à leurs tables de dosimétrie. Nous les encourageons à le faire, mais ce n’est pas le cas des entités de l’État ; de ce fait, 50 % des demandeurs ne forment pas de recours contentieux.
Il est très difficile pour les populations civiles d’obtenir la reconnaissance de leur maladie. Pour ceux qui ont le courage d’aller au tribunal, on constate un écart d’appréciation entre la délibération du Civen et la décision de justice. Il y a de quoi s’interroger. Le tribunal administratif reconnaît un lien possible, pour les anciens travailleurs présents à Moruroa, entre les retombées des essais et leur pathologie ; il faudrait à notre sens que cette reconnaissance soit systématique, au moins pour les anciens travailleurs.
M. Auguste Uebe-Carlson. Pour compléter la réponse à votre première question, monsieur Lecoq, il est vrai que nous n’avons pas constaté d’avancées de la part du Civen depuis la précédente commission d’enquête. En revanche, celle-ci nous a permis d’entendre les responsables actuels parler de leurs incertitudes et reconnaître publiquement que les Polynésiens vivent dans un environnement où la radioactivité naturelle est quasiment nulle. Dès lors, il n’est pas surprenant que même une dose minime de radioactivité provoque des changements, tant dans leur ADN que dans le développement de certaines maladies. Tant qu’on ne prendra pas conscience que les essais nucléaires, notamment aériens, ont bouleversé l’environnement des Polynésiens, on ne pourra faire progresser ce dossier.
Je remercie à nouveau les membres de votre commission de nous avoir donné l’occasion, dans les premières auditions, d’entendre les principaux acteurs du Civen parler de leurs incertitudes. Nous devons tenir compte de tous leurs propos pour faire avancer les choses, notamment s’agissant du seuil de 1 millisievert.
M. le président Didier Le Gac. Puisque nous allons revoir toutes les personnes que nous avons déjà auditionnées, n’hésitez pas à nous faire parvenir tout élément qui vous semblerait pertinent ou même des suggestions de questions, si vous estimez que certains sujets méritent d'être approfondis.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je m’intéresse aux enjeux relatifs à l’énergie en général et au nucléaire en particulier, mais je découvre le sujet des essais nucléaires en Polynésie.
Mme Normand a parlé de la reconstitution de la dose de radioactivité reçue par les Polynésiens : pour savoir combien de millisieverts ils ont reçu, il faut connaître la dosimétrie interne et la dosimétrie externe. Or les deux services chargés ces mesures, qui appartenaient à l’IRSN, sont désormais séparés à la suite de la fusion de celui-ci et de l’ASN, l’Autorité de sûreté nucléaire.
La reconstitution de la dose était-elle effectuée jusqu’à présent par ces deux services ou par une autre entité ? Dans le premier cas, êtes-vous inquiets et avez-vous été informés de complications entraînées par la séparation des services ?
Mme Léna Normand. Sur la reconstitution de la dose, je vous invite à interroger le Civen. Il se base sur les études du CEA et de l’IRSN, menées notamment pendant la période des essais souterrains, qui reprennent des données individuelles et collectives. Sa méthodologie consiste à cumuler les doses internes et externes reçues pendant douze mois glissants. Cela ne résout pas la question du seuil de 1 mSv, alors qu’on sait qu’il n’est pas possible de dire qu’un seuil minimal peut engendrer ou pas un cancer.
Encore une fois, nous demandons que le Civen communique systématiquement le tableau dosimétrique qu’il oppose aux demandeurs.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Permettez-moi de revenir sur ce fameux seuil et sur son application, prévue par la loi. Je m’interroge sur la façon dont le Civen applique ce seuil aux différents dossiers de demande d’indemnisation déposés par l’Association 193.
Entre 1966 et 1996, on distingue deux périodes : celle des essais atmosphériques, jusqu’en 1974, et celle des essais souterrains. Avez-vous remarqué une différence de traitement des dossiers en fonction de ces périodes ? Pouvez-vous nous expliquer en détail comment le Civen applique le seuil de 1 mSv ? Pouvez-vous vous appuyer sur des exemples concrets (un travailleur sur site, un habitant des Tuamotu ou de Tahiti, au moment du tir Centaure par exemple) ?
Mme Léna Normand. Dans le dossier de demande d’indemnisation, les critères pris en considération sont l’âge et le lieu de résidence. Les demandeurs doivent donc fournir des justificatifs de résidence, qui seront rapprochés des prélèvements effectués à l’époque par le CEA. En fonction de l’âge du demandeur et de la maladie qu’il a développée, le Civen détermine la dosimétrie qu’il aurait reçue.
Par lieu de résidence, le Civen entend à la fois le lieu d’habitation du demandeur, le lieu d’exercice de sa profession et les lieux où il pouvait se trouver de manière temporaire entre 1966 et 1974. Le tir Centaure a eu lieu le 17 juillet 1974 mais, les jours suivants, le temps que le nuage radioactif arrive sur l’archipel, certains Polynésiens se sont rendus sur la presqu’île. Le Civen ne reconnaît les retombées de ce tir que sur la côte est de la presqu’île, alors que le livre Toxique a montré que tout Tahiti avait été concernée ainsi que les îles Sous-le-Vent. Et je ne parle là que d’un seul tir, sur les quarante-six tirs atmosphériques qui ont été lancés !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quels sont les papiers que les demandeurs doivent fournir au Civen pour justifier de leur lieu de résidence ?
Mme Léna Normand. Ils doivent fournir des certificats de résidence, ou des attestations fournies par au moins deux témoins les ayant connus à cette période.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les campagnes de tirs atmosphériques étaient concentrées sur les mois de juillet et d’août, certainement pour des raisons météorologiques – nous pourrons le vérifier. Cette période correspondant aux vacances scolaires, la probabilité que les Polynésiens n’aient pas été chez eux était donc assez forte. En outre, comment se souvenir de l’endroit où l’on se trouvait en 1974 ?
M. Auguste Uebe-Carlson. J’aimerais compléter en évoquant la situation des îles Gambier.
Tout le monde, y compris les services de l’État, reconnaît que ces îles ont été dramatiquement touchées par les essais nucléaires aériens. Pourtant, la population née après 1974 n’a droit à aucune indemnisation comme si, pour le Civen, toute la pollution radioactive s’était évaporée après le 31 décembre 1974.
Plusieurs dossiers d’habitants des îles Gambier nés après 1974 ont été rejetés par le Civen, au prétexte qu’après cette date, les essais auraient été « propres ». Nous parlons beaucoup de dosimétrie mais les populations civiles ne disposaient pas de dosimètres ; les estimations se basent seulement sur une dosimétrie d’ambiance. Comment comprendre que mon cas ne soit pas considéré par le Civen alors que j’habite à 5 mètres des limites d’un district reconnu comme étant radioactif ?
Les météorologues de l’époque s’appuyaient sur des moyens trop limités pour pouvoir affirmer que tout était sous contrôle. Des membres de ma famille travaillaient au service météorologique à l’époque ; ils admettent tout à fait que les connaissances que l’on avait étaient alors moins précises.
On veut nous faire croire, sur la base de mesures dites certaines, que les choses étaient suffisamment sous contrôle pour déterminer qui est fondé ou non à demander une indemnisation. Or les dernières déclarations des responsables de l’IRSN témoignent d’une incertitude cruciale. Il faut absolument en tenir compte pour faire disparaître ce seuil de 1 mSv, qui empêche de nombreux Polynésiens d’être indemnisés.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’ai une question concernant le niveau d’information de la population, des travailleurs sur site, des militaires engagés et des appelés.
On sait que le nuage toxique provoqué par le tir Centaure du 17 juillet 1974 a mis 48 heures pour arriver sur l’île principale de Tahiti, où est concentrée la majorité de la population, après avoir survolé plusieurs petits atolls. À votre connaissance, la population a-t-elle été invitée à se mettre à l’abri sachant que c’était alors une période de vacances scolaires, durant lesquelles les Polynésiens rendaient souvent visite à leur famille ?
Est-ce que l’armée, les autorités locales ou nationales ont demandé à la population de retourner sur son lieu de résidence ? En effet, c’est en fonction du lieu de résidence indiqué dans le dossier et de la dosimétrie d’ambiance que le Civen détermine si le demandeur a reçu une dose efficace et peut alors être reconnu comme victime. Peut-on être sûr que, du fait d’une recommandation officielle des autorités, une personne était chez elle ?
M. Auguste Uebe-Carlson. À notre connaissance, il n’y a eu ni alerte, ni recommandation précise.
Je voudrais revenir sur le premier tir, Aldébaran, du 2 juillet 1966. Voici ce que le docteur militaire Millon a déclaré après sa visite aux Gambier : « Il serait peut-être nécessaire de minimiser les chiffres réels, de façon à ne pas perdre la confiance de la population, qui se rendrait compte que quelque chose lui a été caché, dès le premier tir. »
Les militaires ont conservé cette même logique jusqu’au tir Centaure, dont on savait bien qu’il avait été catastrophique. Lorsque le livre Toxique est paru, expliquant que 110 000 Polynésiens avaient potentiellement été touchés par ses retombées, nous n’avons pas été étonnés. Mais il ne s’agit que d’un seul tir aérien : qu’en est-il des quarante-cinq autres ?
Le mois de juillet est la période du Heiva : les gens se déplacent entre les districts. En 1974, à cette période, la population n’a reçu aucune recommandation claire de la part des militaires.
Le père d’une de mes amies travaillait à Moorea au service météorologique. Lors de chaque essai nucléaire aérien, il recommandait aux enfants de son quartier de ne pas sortir, surtout lorsqu’il commençait à pleuvoir. Quelques personnes, proches de certains responsables, partageaient des informations avec les populations civiles mais les militaires et les personnels du CEA n’ont donné aucune recommandation générale concernant le tir Centaure.
Mme Léna Normand. Étant moi-même née à Tahiti en 1970, j’avais 4 ans lors du tir Centaure ; mes parents m’ont confirmé qu’aucune alerte n’a alors été donnée invitant les gens à rester à domicile – ni par les représentants de l’État ni par ceux de la Polynésie. Dans le cas contraire, les populations nous en auraient évidemment parlé.
M. le président Didier Le Gac. Votre association est-elle encore saisie régulièrement par des familles ? Pouvez-vous nous donner un ordre d’idée du nombre de personnes que vous accompagnez, ainsi que du nombre de vos adhérents ? Avez-vous été saisis du sujet des maladies induites touchant les générations suivantes – c’est la question des ayants droit, souvent évoquée par les vétérans ?
M. Auguste Uebe-Carlson. L’Association 193 reçoit des demandes tous les jours.
Lors de sa venue en Polynésie, le Président Macron a déclaré qu’il fallait accélérer le traitement des dossiers. À cet effet, le haut-commissaire de la République en Polynésie française a créé une cellule d’accompagnement. Lorsque je l’ai rencontré le 2 juillet 2024, avec d’autres membres de l’association, je lui ai fait remarquer que la propagande indiquant aux Polynésiens que l’État allait enfin prendre en charge leurs demandes d’indemnisation était erronée. En effet, elle a porté de nombreux Polynésiens à croire que leur demande serait plus facilement acceptée par le Civen, ce qui a nettement augmenté le nombre de dossiers suivis par le haut-commissariat. Mais nous sommes certains que le taux de rejet sera aussi élevé.
Je suis le curé de l’atoll d’Anaa, dans les Tuamotu. Tous ses habitants désireux de monter un dossier se sont tournés vers le haut-commissariat ; pas un seul ne m’a dit que son dossier avait été accepté. L’Association 193 accueille toujours autant de demandes. La cellule créée par le haut-commissariat peut donner l’impression que les choses vont mieux mais, d’après ses propres membres, rencontrés le 2 juillet 2024, la réussite n’est pas flagrante.
Malheureusement, nous ne savons pas quels éléments fournis par le haut-commissariat pourraient infléchir la logique du Civen. Nous ne pouvons nous baser que sur nos propres données.
Mme Léna Normand. Permettez-moi d’évoquer le cas d’une jeune maman accompagnée par le haut-commissariat, qui est revenue vers l’association alarmée et attristée. Au moment de son audition, elle se trouvait aux urgences pour son bébé. Elle a donc demandé au Civen le report de l’audition : celui-ci n’a rien voulu savoir. À titre exceptionnel, parce qu’elle n’a pas reçu d’assistance de la part du haut-commissariat, nous avons accepté de l’accompagner dans ses démarches auprès du Civen afin d’obtenir une nouvelle audition ; celui-ci a maintenu son refus. Cette personne a décidé de poursuivre sa démarche au contentieux.
La loi Morin prévoit que les ayants droit ne peuvent plus constituer de dossiers pour les personnes décédées avant le mois de décembre 2018. Nous continuons pourtant à recevoir des demandes, sans savoir quoi répondre aux familles. Nous demandons officiellement la modification de la loi, afin que les ayants droit soient pris en considération. Si l’on parle de justice et de vérité, il faut prendre en compte ces situations et leur permettre de constituer des dossiers.
La Polynésie s’étend sur cinq archipels et plus de 5 millions de kilomètres carrés. Un important travail de sensibilisation reste à mener, et aller à la rencontre de ces populations demande du temps. Les chiffres de la CPS sont éclairants : sur 12 000 personnes reconnues comme victimes, la moitié est déjà décédée ; il faudrait vérifier combien d’entre elles sont décédées avant 2018.
Les demandeurs nés après 1974 et jusqu’aux années 1990 avaient déposé des dossiers auprès du Civen avant l’introduction du seuil dosimétrique de 1 mSv. L’annulation de la non-rétroactivité de ce seuil par le Conseil constitutionnel a permis leur reconnaissance.
En réalité, la recevabilité des dossiers ne repose pas sur des données scientifiques, mais sur des aspects relevant de la rédaction juridique : en fonction de l’endroit où est placée une virgule, un dossier sera accepté ou non. En tout état de cause, la loi Morin doit être profondément réformée.
M. le président Didier Le Gac. N’hésitez pas à nous faire connaître après cette audition vos propositions concrètes pour améliorer l’indemnisation des victimes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quand le Civen rejette une demande d’indemnisation, il n’est pas possible de le saisir d’un recours ; il faut engager une procédure contentieuse devant le tribunal administratif. Or les membres de la mission « aller vers » du haut-commissariat ne proposent pas cette démarche aux demandeurs dont ils ont monté le dossier et qui ont été déboutés, alors qu’ils sont une majorité. L’Association 193, en revanche, accompagne ces recours.
Par ailleurs, le dossier concernant les personnes décédées avant le 31 décembre 2018 ne peut être recevable que s’il a été déposé avant le 31 décembre 2024. Nous, parlementaires polynésiens, avons demandé au Gouvernement de proroger ce délai. Personnellement, j’ai demandé qu’il le soit de quatre ans pour arriver au 31 décembre 2028. Les ayants droit de la personne décédée disposeraient ainsi d’au moins dix ans pour déposer une demande d’indemnisation en leur nom. C’est d’ailleurs le délai qui avait été retenu pour les ayants droit des victimes de l’amiante.
Le Gouvernement précédent envisageait pour sa part une prorogation d’un an seulement. Le délai serait ainsi expiré le 31 décembre 2025. Les négociations sont encore en cours. En tout cas, depuis vingt jours, les demandes d’indemnisation déposées par les ayants droit des victimes décédées avant 2019 ne sont plus recevables.
Évoquons par ailleurs le cas d’un travailleur employé pendant plus de trois ans sur le site de Moruroa, pendant plusieurs campagnes de tirs atmosphériques, mais dans un bureau où il n’était pas équipé d’un dosimètre. Le Civen, jugeant qu’il n’était pas en mesure d’établir que le seuil critique d’exposition avait été atteint, a rejeté la demande d’indemnisation. Après que l’Association 193 a formé un recours devant le tribunal administratif, celui-ci a annulé le 14 janvier 2025 la décision du Civen et a reconnu à ce travailleur le statut de victime des essais nucléaires. C’est une lueur d’espoir ; comme quoi, en travaillant, nous pouvons trouver des solutions.
M. Yoann Gillet (RN). Quel tribunal administratif a rendu ce jugement ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous vous avons transmis le jugement sous une forme anonymisée.
M. le président Didier Le Gac. Certains dossiers aboutissent donc, même s’ils ne sont probablement pas assez nombreux.
Père Uebe-Carlson, madame Normand, je vous remercie d’avoir participé à cette audition. Mme la rapporteure devrait rendre son travail à la mi-juin. D’ici là, vous pouvez transmettre à la commission tout élément complémentaire qui vous semblerait utile.
3. Table-ronde, ouverte à la presse, rassemblant des associations de victimes des essais nucléaires : FNOM (Fédération nationale des officiers mariniers) ; AVEN (Association des vétérans des essais nucléaires) ; Particuliers : M. Michel Cariou, M. Roland Delacour, M. Michel Arakino, Me Vanessa Zencker (Mercredi 22 janvier 2025)
M. le président Didier Le Gac. Je vous souhaite la bienvenue à cette table ronde importante, au cours de laquelle nous allons entendre des victimes des essais nucléaires effectués en Polynésie.
Nous organiserons au moins une seconde table ronde puisque certains vétérans se sont manifestés trop tardivement pour être présents aujourd’hui ; il nous semble évidemment très important, à Mme la rapporteure et à moi-même, de les entendre. Rien ne remplace les témoignages de première main : comment ces personnels ont-ils participé et vécu les essais nucléaires qui, pour beaucoup d’entre eux, leur ont causé des dommages corporels malheureusement irréversibles ? Les écouter est bien la moindre des choses que nous puissions faire dans le cadre de cette commission d’enquête.
Nous recevons la Fnom (Fédération nationale des officiers mariniers), l’Aven (association des vétérans des essais nucléaires), ainsi que des vétérans : M. Michel Arakino, M. Michel Cariou et M. Roland Delacour.
Monsieur Arakino, vous êtes vice-président du syndicat de défense des intérêts des retraités actuels et futurs (Sdiraf), ancien plongeur-scaphandrier de la Direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) et également natif des îles Tuamotu Gambier. Vous aviez déjà évoqué ce dernier aspect lors de votre précédente audition, le 4 juin dernier, mais nous aimerions vous entendre de nouveau, au titre de vos diverses qualités, à plusieurs sujets : pouvez-vous nous présenter le Sdiraf, ainsi que son action et ses réussites ? Que pensez-vous de l’action du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) et des critères d’indemnisation actuellement en vigueur ? Comment percevez-vous les initiatives récemment prises pour reconnaître la « dette » de la nation à l’égard de la Polynésie, pour reprendre les termes du président de la République prononcés en juillet 2021 ?
Monsieur Cariou, aujourd’hui à la retraite, vous avez été officier mécanicien de la marine, atomicien et spécialiste de radioprotection. C’est au titre de ces diverses qualifications que vous avez été affecté au SMSR (service mixte de sécurité radiologique), à Moruroa, de janvier 1966 à février 1973. Durant ces sept années, vous avez participé à trente et un tirs nucléaires, tous atmosphériques. Vous êtes donc un témoin de toute première importance, que nous entendrons à distance pour des raisons de santé. Nous souhaitons vous entendre à propos de votre expérience : quels postes avez-vous successivement occupés ? En quoi consistaient vos fonctions ? Quelle réglementation en matière de protection des personnels civils et militaires d’une part, de la population civile d’autre part, était alors appliquée ? Avez-vous constaté des évolutions au fil du temps, allant peut-être dans le sens d’une sécurité grandissante apportée aux personnes susceptibles d’être affectées par les radiations des tirs effectués ?
Monsieur Delacour, vous êtes également un témoin direct de ces événements puisque vous avez été affecté sur plusieurs bâtiments de la marine nationale en 1968, puis de 1971 à 1973 et, enfin, de 1980 à 1982. Pour ce qui est de vos deux premières campagnes, vous nous avez précisé avoir été présent sur des navires qui ont traversé des nuages radioactifs après certains tirs. Nous souhaiterions vous entendre à propos de votre expérience ; pouvez-vous par ailleurs nous dire quelles étaient les protections dont vous disposiez alors et dont bénéficiaient les bâtiments sur lesquels vous vous trouviez ? Quelles connaissances aviez-vous à cette époque au sujet de la nocivité des tirs effectués ? Quelle appréciation portez-vous par ailleurs sur les règles relatives à l’indemnisation des dommages subis à la suite de ces tirs ?
Nous accueillons également à cette table ronde une association et une fédération que je vais rapidement présenter.
L’association des vétérans des essais nucléaires (Aven), créée le 9 juin 2001, soutient la cause des vétérans, particulièrement ceux porteurs de maladies radio-induites, mais des vétérans au sens large, puisque vous accueillez également les vétérans civils et militaires ayant participé aux programmes d’essais nucléaires français dans le Sahara. L’Aven accueille non seulement les vétérans, mais également leurs conjoints et même leurs familles – descendants, sœurs, frères –, y compris lorsque les vétérans sont décédés. Pour représenter l’association, que nous avions déjà auditionnée le 16 mai dernier, nous recevons de nouveau Mme Françoise Grellier, sa présidente, M. Jean-Luc Sans, son représentant auprès du Civen, et maître Cécile Labrunie, son avocate, spécialisée dans les maladies professionnelles.
De par votre expérience, monsieur Sans, vous nous éclairerez sur les informations relatives à la nocivité des tirs dont les personnels sur place avaient alors connaissance et sur la réglementation qui était applicable ; vous nous direz également ce que vous pensez des conditions d’indemnisation telles qu’elles résultent à la fois de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite Morin, et de l’action du Civen.
La Fédération nationale des officiers mariniers (Fnom) est représentée par M. Christian Lombardo, son président, et par M. Jean-Luc Moreau, conseiller spécial, que nous entendrons à distance. La Fnom, presque centenaire puisqu’elle a été créée le 27 novembre 1927, est composée de vingt et une associations rassemblant 16 000 personnes ; elle concerne non seulement les anciens officiers mariniers, mais aussi les quartiers-maîtres de première classe et leurs veuves. Je souhaiterais que vous présentiez votre Fédération, que vous détailliez vos revendications s’agissant de la prise en charge des conséquences des essais nucléaires en Polynésie, et que vous exposiez votre position quant aux actuelles conditions d’indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer chacun tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Michel Arakino, M. Michel Cariou, M. Roland Delacour, Mme Françoise Grellier, M. Jean-Luc Sans, Mme Cécile Labrunie, M. Christian Lombardo et M. Jean-Luc Moreau prêtent successivement serment.)
Je vous remercie et je laisse la parole à chacun pour un propos liminaire global d’une dizaine de minutes avant qu’un dialogue ne s’engage entre vous et les membres de la commission d’enquête ici présents.
M. Michel Cariou, ancien officier de marine atomicien. Je suis officier mécanicien diplômé technique de la marine. Après l’obtention de mon diplôme, on m’a proposé d’intégrer le circuit du nucléaire militaire ; j’ai suivi le cursus d’atomicien à l’École des applications militaires de l’énergie atomique (Eamea) de Cherbourg. J’ai ensuite été sélectionné pour passer le brevet de technicien supérieur de radioprotection à l’Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN) de Saclay.
J’ai alors été affecté au SMSR, chargé de s’assurer de l’application des normes et du respect de la législation en matière de protection des personnels en Polynésie, essentiellement à Moruroa et Fangataufa.
De 1966 à janvier 1970, j’ai été affecté à l’état-major du SMSR en tant que conseiller de son directeur, le général André. Mon travail s’est réparti entre les campagnes et les périodes d’intercampagnes. En 1966, il nous a fallu inventer, en quelque sorte, les normes et vérifier leur application, puis rédiger les protocoles applicables lors des essais suivants. Le groupement opérationnel des essais nucléaires (Goen) et le SMSR étaient stationnés sur le bâtiment de commandement De Grasse.
Durant les périodes de campagne, j’étais le chef du poste de commandement du SMSR à bord du De Grasse. Toutes les informations y étaient centralisées, notamment les données des ingénieurs météorologiques afin de tracer la « plume », c'est-à-dire la prévision des retombées de chaque tir. Lorsqu’un tir était effectué, cette plume était corrigée en temps réel pour déterminer où seraient localisées les retombées.
Un tir nucléaire compte deux principales phases : l’explosion, qui dure une nanoseconde ; puis la constitution d’une boule de feu et du fameux champignon. Lorsque la fission nucléaire survient, cette boule de feu, d’un diamètre de 400 mètres environ, est portée à un million de degrés.
Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse à ce sujet. L’État a toujours dit qu’il avait procédé à des essais nucléaires propres, mais cette formule me fait tomber de ma chaise : qu’est-ce que ça veut dire, des essais propres ? C’est impossible ! La boule de feu, qui se déplace vers le haut à un peu plus de 300 mètres par seconde, agit comme une sorte d’aspirateur. Si elle touche le sol, elle attire en son sein les particules touchées, qui se mélangent aux produits radioactifs : cela produit une bombe sale.
À Hiroshima et Nagasaki, les bombes ont explosé respectivement à 580 mètres et 600 mètres d’altitude ; aussi surprenant que cela puisse paraître, il s’agissait de bombes propres. La boule de feu n’a pas touché le sol et les retombées radioactives ont été très peu nombreuses. Les Japonais ont avant tout souffert des brûlures, du blast et de l’irradiation provoqués par l’explosion initiale, mais ont subi finalement assez peu de contaminations a posteriori.
À l’inverse, les premières bombes que nous avons fait exploser à Moruroa étaient très sales, en particulier la première d’entre elle, Aldébaran, qui avait été placée sur une barge, dans le lagon, le 2 juillet 1966. Des produits radioactifs se sont déposés sur le site de Moruroa, avant d’être déplacés par le vent sur l’océan Pacifique.
Pour les tirs suivants, afin que les bombes ne touchent plus le sol, nous avons décidé de les placer dans les nacelles de ballons. Ne sachant pas fabriquer ces derniers, nous avons dû faire appel à des techniciens de la seconde guerre mondiale, qui avaient déployé des ballons autour de sites stratégiques pour entraver les bombardements. Après de premiers ballons à l’hydrogène, trop dangereux, nous avons trouvé une solution satisfaisante en utilisant des ballons à l’hélium. Nous avons essayé de placer les nacelles à 600 mètres d’altitude, mais en raison de fuites de gaz dans les ballons et des vents de surface, il était difficile d’aller plus haut que 300 ou 400 mètres. Même ainsi, il arrivait fréquemment que la boule de feu touche le sol ; on pourrait dire que ces tirs étaient à moitié propres.
Les tirs ont contaminé Moruroa et les personnes qui y vivaient, puisqu’elles ont respiré des particules radioactives, quand elles n’en buvaient pas également en se baignant dans le lagon. En effet, comme il était compliqué d’empêcher les personnels de s’y baigner – l’un de leurs rares plaisirs –, le SMSR et les autorités en autorisaient rapidement l’accès après les tirs. Ils estimaient que le bénéfice du point de vue psychologique était plus important que le risque de contamination, qui semblait faible.
Le SMSR procédait à des contrôles visant à préserver la santé des personnels, tant civils que militaires, qui travaillaient à Moruroa. Le SMSR-PEP – pour « effets proches » – était chargé de la protection du personnel de la direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), alors que le SMSR-PEL – pour « effets lointains » – s’occupait de la protection des populations des atolls et des îles. Le personnel de ces deux équipes était constitué de militaires, notamment de marins techniciens de radioprotection 1er degré, responsables des postes de contrôle radiologique (PCR) situés sur les îles les plus peuplées et les plus exposées aux retombées.
Un tir n’était autorisé que si les ingénieurs météorologues à bord du bâtiment De Grasse produisaient une « plume » évitant les atolls et les îles habitées. Toutefois, s’ils savaient très bien déterminer la direction et la puissance des vents d’altitude – les jets, au-dessus de 4 000 mètres d’altitude –, ce n’était pas le cas des vents de surface. Ainsi, des atolls et des bateaux militaires ont été contaminés parce que les vents de surface anticipés se sont modifiés entre les mesures et le tir.
M. le président Didier Le Gac. Je crois pouvoir dire qu’après ce témoignage très précis, le décor est bien planté.
Je vous propose d’entendre un autre témoignage.
M. Michel Arakino, vice-président du Sdiraf et ancien plongeur de la Dircen. Je suis né sur l’atoll de Reao le 9 décembre 1960 ; j’ai grandi entre celui-ci et l’atoll de Hao. J’avais 5 ans et 7 mois lorsque la première bombe nucléaire, Aldébaran, a éclaté en Polynésie, le 2 juillet 1966 ; le nuage est alors passé sur l’atoll de Reao où je vivais. À cette époque, il n’existait pas d’abri antiatomique.
En raison du travail de mon père, nous sommes allés vivre sur l’atoll de Hao. C’est là que nous avons véritablement découvert le monde du nucléaire, puisque les bombes y étaient préparées avant d’être transférées vers Moruroa, pour des raisons d’espace. Je suis ensuite devenu militaire, puis plongeur au service mixte de contrôle biologique (SMCB) ; je voudrais témoigner de cette partie-là de mon expérience. Mon travail consistait à prélever des échantillons sur tous les sites où les tirs avaient été effectués, ainsi que dans la zone de sécurité des retombées de la radioactivité ; cela correspond à tout le secteur de Moruroa dans un rayon d’un peu plus de 600 kilomètres.
Nous étions répartis en deux équipes : une à terre et une en mer, sur le bateau scientifique Marara – qui avait succédé à La Coquille. Nous récoltions divers échantillons – des matières volcaniques et des poissons – en pleine mer et dans les îles, qui étaient à l’époque difficile d’accès. Pendant dix-neuf ans, j’ai mené des missions auprès des scientifiques les plus reconnus, qui m’ont expliqué à quoi servaient ces prélèvements. À cette époque, la science était tenue par les militaires.
En 2000, j’ai rencontré des scientifiques venant d’autres pays – néo-zélandais, australiens, britanniques –, qui ont éveillé ma conscience : ils m’ont expliqué que les bombes dites propres ne l’étaient pas vraiment, et qu’avoir subi les essais nucléaires pouvait avoir des conséquences. Je me suis alors engagé dans la recherche de la vérité ; j’avais été contrôlé positif et surveillé quelque temps, avant que l’on m’assure que tout allait bien.
C’est après ma rencontre avec le docteur Sourov, qui m’a pratiquement diagnostiqué, que je suis devenu un activiste – mais pas un antinucléaire.
Alors qu’une belle carrière s’ouvrait pour moi, étant le seul scaphandrier d’un tel niveau, j’ai fait le choix de témoigner en métropole, le 15 janvier 2002, devant le Sénat, devant mes patrons. Ils m’ont dit que j’avais deux cocotiers dans les mains et que, grâce à eux, j’étais devenu un super technicien. Dans un autre contexte, je leur aurais volé dans les plumes. Mais là, je ne leur ai posé qu’une seule question : pouvaient-ils me garantir qu’après avoir été contrôlé positif à la radioactivité, je ne déclarerais pas d’autres maladies et que mes enfants ou mes petits-enfants ne seraient pas atteints par l’une des pathologies démontrées par le docteur Sourov ? La réponse a été simple ! Ils ne m’ont pas franchement mis à la porte, mais ils se sont arrangés pour me sortir des SMCB et des SMSR et me mettre sous la coupe de l’ancien président, M. Gaston Flosse, pour me serrer la vis.
J’ai tenu le coup et me voilà devant vous. Devais-je me taire face à l’héritage que j’allais laisser à mes enfants ? Mon épouse m’avait demandé ce que j’allais faire si l’on me mettait dehors. Je lui avais répondu que j’avais deux mains, deux jambes et encore ma tête. Aujourd’hui, je suis très heureux de faire partie de cette audition et de témoigner de mon vécu.
M. Roland Delacour, membre de la Fnom et de l’Aven, ancien marin à Moruroa. J’ai rejoint la marine nationale en 1959. En 1967, j’ai été affecté sur le Jauréguiberry, un escorteur du Clemenceau, dans la force Alfa. C’était la deuxième campagne de tirs en Polynésie. J’étais un jeune second maître. Comme mécanicien, mon rôle à bord était de faire le chef de quart à la machine arrière et d’assurer, en dehors des périodes de tir, l’entretien des matériels. Nous sommes restés six mois sur le site.
Ce bateau était un vieux bâtiment qui avait été aménagé pour participer aux campagnes de tir. On y avait installé la climatisation dans les locaux d’habitation et de vie, une cellule de décontamination, qui n’était pas prévue à l’origine, ainsi qu’un système d’arrosage en pluie d’eau de mer, qui était déclenché lorsque le bateau devait passer dans le nuage, après un tir. C’étaient des systèmes mis en place à la va-vite. Comme il faisait très chaud et que nous étions censés respirer de l’air contaminé, nous avions sur le dos une combinaison dotée d’un gros caisson à l’arrière duquel sortait un tuyau flexible avec, à son extrémité, un raccord enclenchable. Dans toute la machine arrière, ils avaient installé des circuits d’air respirable, si bien que lorsque nous devions nous déplacer d’un point à un autre, pendant le quart, il fallait prendre notre tuyau, le débrancher, courir jusqu’à une autre prise d’air respirable et poursuivre notre travail. Ce n’était pas un système très orthodoxe, mais c’est ainsi que nous avons fonctionné pendant six mois, lorsque le bateau traversait des retombées.
Sur ce bateau, comme sur tous les bateaux de la marine, l’eau de mer était partout, même contaminée, et si l’air était filtré, rien ne garantissait qu’on ne pouvait pas être un jour ou l’autre victime d’un air qu’on n’aurait pas pu contrôler. J’ai une multitude de témoignages qui corroborent ce que je vais vous dire, à savoir que, notamment en 1968, nous n’avons pas du tout été informés des risques encourus. J’ai avec moi une vidéo prise à l’extérieur du Jauréguiberry, au cours de deux tirs. La deuxième partie de la vidéo montre le tir de Canopus, la bombe H, qui a eu lieu le 24 août 1968. On voit nettement le champignon, qui n’a d’ailleurs pas trop la forme d’un champignon mais qui n’est pas un nuage lambda qui se baladait par hasard dans le ciel de Polynésie. On voit aussi les gens de l’équipage à l’extérieur du bâtiment en tenue SMSR, des combinaisons grises barrées de rouge, avec un dosiphot, un appareil pour mesurer la dose de rayonnement. Avec le Jauréguiberry, j’ai assisté à cinq tirs aériens.
En 1971, j’ai été affecté sur l’aviso-escorteur Amiral Charner, un bâtiment qui faisait partie de la division des avisos-escorteurs du Pacifique, stationné en Polynésie. J’y suis resté deux ans. J’ai été responsable de ce que l’on appelle le compartiment des auxiliaires. Le groupe électrogène y était réfrigéré à l’eau de mer. La tuyauterie des bouilleurs électriques ACB était pleine de sel. Il fallait les démonter et les nettoyer. Or les incrustations de sel pouvaient être chargées en éléments radioactifs. J’ai lu que les mécaniciens étaient parmi les personnes les plus exposées. Dans ce compartiment, il y avait également une pompe à incendie, chargée de distribuer dans le bâtiment de l’eau sous pression, prise dans le lagon, dont on se servait pour nettoyer, arroser ou refroidir une cloison. On stationnait dans le lagon de Moruroa avant les tirs, on s’en éloignait plus ou moins, selon la mission, mais on revenait régulièrement dans ses eaux. Je ne me souviens pas que l’on nous ait donné des consignes de précautions à prendre pour se prémunir des risques éventuels de radioactivité.
Ma troisième affectation était sur un bâtiment de débarquement de chars, le Trieux affecté au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et chargé de faire le ravitaillement du triangle Moruroa-Hao-Tahiti. J’étais officier mécanicien et responsable de toute l’énergie, la propulsion, la sécurité et l’électricité. À la différence des deux autres affectations, les essais étaient souterrains. On venait régulièrement dans le lagon, avant, pendant et après les tirs. J’ai aussi une multitude de témoignages corroborant tout ce que je viens de vous dire et que j’ai relus pour m’assurer que tous mes propos étaient corrects. Pendant deux ans, nous avons fait les trajets dans ce triangle, avec quelques incursions de détente aux Îles Marquises et aux Tuamotu. Une anecdote : lors d’une escale à Moruroa, nous avons eu la visite de M. Charles Hernu, le ministre des armées. Mon commandant, qui était très fier de le voir, lui a serré la main et m’a dit qu’il n’allait pas se la laver pendant dix jours.
Je suis rentré en métropole en 1982.
Il y a trois ans, j’ai été amené à m’occuper du dossier de l’un de mes excellents camarades, qui était avec moi sur l’Amiral Charner, dans le compartiment des auxiliaires. Il a malheureusement développé une tumeur au cerveau, attribuée, après moult examens, à son exposition aux rayons ionisants. Je crois que sa famille a reçu une petite compensation. J’avais envoyé son dossier à son épouse, qui me l’a renvoyé en vue de cette audition. Je le tiens à votre disposition. C’est d’ailleurs dans le cadre de mes recherches pour ce dossier que j’ai passé une annonce avec mes coordonnées dans le journal de la Fnom, qui m’a conduit jusqu’ici.
J’ai aussi un extrait du dossier d’un camarade du Médoc, qui a eu un mélanome et est passé par toutes les affres de la course judiciaire pour faire valoir ses droits. Un article d’un journal de Gironde mentionne son combat « contre des moulins à vent », parce que, est-il écrit, l’État et le ministère de la défense, dans la plupart des cas, reculent ou font la sourde oreille et ont toutes les peines du monde à reconnaître leurs torts, ce avec quoi je suis bien d’accord.
M. le président Didier Le Gac. Nous en venons aux représentants de la Fnom. Où en êtes-vous dans votre combat pour l’indemnisation et la reconnaissance des maladies ?
M. Christian Lombardo, président de la Fnom. Comparé au travail de l’Aven ou du Civen, celui de notre fédération, qui est composée de vingt-huit associations, dont une située en Polynésie, ne se concentre pas sur l’aspect nucléaire. Nous menons d’autres batailles. Je vais vous présenter la fédération, avant de laisser la parole à Jean-Luc Moreau, notre spécialiste des maladies professionnelles, qui a vécu en Polynésie.
La Fnom a été créée en 1927, par différentes associations, situées à Brest, Toulon, Cherbourg, Paris et Lorient. Il s’agissait de parler d’une voix unique auprès des autorités. Au fil du temps, d’autres associations se sont jointes à nous, si bien que nous couvrons tout le territoire métropolitain et ultramarin. À l’origine pouvaient adhérer les officiers mariniers, les quartiers maîtres de première classe et marins retraités et leurs veuves. Avec le temps, les marins d’active ont été autorisés à adhérer.
Notre devise est : « La solidarité et le travail de chacun au profit de tous. » Nous défendons les intérêts sociaux et moraux de nos membres et visons à resserrer les liens de camaraderie unissant les marins – le fameux esprit d’équipage. Cependant, avec l’adhésion des marins d’active, les actions ont évolué. En 2024, la convention fixant les relations entre la marine nationale et la fédération a été renouvelée. Les deux parties signataires s’accordent à maintenir et à développer le lien intergénérationnel au sein de la marine nationale et s’engagent à instaurer une relation forte, dynamique et pérenne. Nous avons la possibilité d’accéder librement aux bateaux et aux bases. Cette convention participe à la mise en œuvre du plan « famille 2 ».
Notre priorité en ce moment, c’est la reconnaissance du préjudice d’anxiété, en cas d’exposition à l’amiante, un combat qui dure depuis de nombreuses années. Je ne vous cache que notre but est de travailler sur l’anxiété nucléaire. Mais je crains que ce ne soit pas encore pour demain…
Nous menons d’autres actions ponctuelles. Nous accompagnons les veuves de nos adhérents, notamment sur l’aspect administratif. Pour rester au plus proche de nos adhérents, nous avons un journal bimestriel, L’Officier marinier. Le nombre d’adhérents de notre fédération lui assure une représentativité importante. Nous avons ainsi un représentant au Conseil supérieur de la fonction militaire, au conseil permanent des retraités militaires, dont fait partie M. Moreau, au comité d’action des anciens militaires et marins de carrière et aux comités sociaux des bases de défense.
M. le président Didier Le Gac. Et s’agissant plus précisément des essais nucléaires ?
M. Christian Lombardo. Nous ne sommes pas directement impliqués, parce que nous sommes des collecteurs d’informations, de témoignages et de demandes, qui orientons nos adhérents vers les organismes à même de les accompagner. Un grand nombre de nos adhérents ont participé aux essais nucléaires. Ce qui leur manque surtout, c’est une reconnaissance. Il y a quelques années, on leur a offert la médaille de la défense nationale avec l’agrafe de spécialité « essais nucléaires ». Ce n’est pas tellement cela qu’ils réclament ; ils veulent quelque chose de plus fort. On a pensé au titre de reconnaissance de la nation (TRN) mais ses conditions ne s’appliquent pas à eux. En revanche, parce que le contexte était différent, ceux qui ont participé aux essais nucléaires dans le Sahara en ont bénéficié. Nos anciens réclament un peu de reconnaissance, parce qu’ils ont fait quelque chose d’important et qu’ils sont allés au bout de leur engagement, au péril de leur vie.
M. Jean-Luc Moreau, conseiller spécial de la Fnom. S’agissant de l’expérimentation souterraine, beaucoup de marins ont travaillé sur les post-forages, ce qui a été mon cas en juillet 1983, à la décontamination du site, ainsi que dans les laboratoires. Le post-forage consistait à faire un trou dans la terre pour récupérer des laves de l’explosion. Ce post-forage de juillet 1983 est identifié comme ayant fait remonter de la radioactivité, après que le tube est tombé dans une poche radioactive. L’eau était contaminée. Nous avons appuyé sur le bouton d’arrêt d’urgence et nous nous sommes sauvés à toute vitesse. J’étais responsable de l’équipe de radioprotection. Pour vous donner une idée des consignes que nous avions, il fallait changer nos chaussures à partir de 2 000 chocs par seconde, les vêtements à partir de 1 000 chocs par seconde et on allait prendre une douche quand on avait 100 chocs par seconde sur la peau. La contamination était donc assez importante.
Qui plus est, l’eau contaminée est restée sur le sol. J’avais envoyé des prélèvements au laboratoire qui m’a répondu que ce n’était pas grave, que c’était la présence de gaz rare qui expliquait la radioactivité, alors que nos appareils de détection avaient constaté la contamination.
Il y a également eu le problème de la manipulation des carottes de prélèvement. J’ai envoyé au ministère des armées une demande de relevé de dosimétrie. Alors que ces carottes étaient entre 10 et 15 rads par heure, soit des niveaux d’irradiation assez importants, les relevés sont revenus à 0.
Concernant mes camarades des équipes de décontamination, lorsque les bombes étaient sur des barges, le métal est entré en fusion, ce qui a créé des billes pleines et creuses contaminées en plutonium. Lors des tirs sous ballon, ce que l’on appelle des peaux de ballon – de petits morceaux de caoutchouc – se sont retrouvées dans le lagon. À chaque tempête ou dès que le sol a été remué, ces billes sont remontées en surface pour s’échouer sur l’atoll de Moruroa. C’était la même chose à Fangataufa, mais le personnel étant moindre, les expositions l’ont été aussi.
En 1979, l’explosion d’une cuve à Moruroa au cours d’une opération de décontamination à l’acétone a provoqué deux morts. Les autorités, ayant pris conscience de la contamination du site, ont demandé que des équipes de marins procèdent à des campagnes de décontamination. Il y a quelques années, un maître principal de la marine ayant été contaminé au plutonium au cours de ces campagnes est décédé sans avoir jamais été indemnisé. L’Aven avait suivi le dossier.
Concernant les conditions de travail, les seuls moyens de protection dont nous disposions à l’époque étaient des combinaisons de type SMSR en coton. Des anthropogammamétries ont été réalisées pour le personnel qui était exposé ; les résultats n’ont jamais été communiqués. Les résultats des dosimètres ou des contrôles biologiques n’ayant jamais été contaminés n’ont jamais figuré dans les dossiers médicaux du personnel militaire. Les médecins militaires dans les unités n’avaient donc aucune connaissance du niveau d’exposition et de contamination du personnel ; aucune orientation médicale n’a pu être donnée, ni aucune surveillance mise en place.
La contamination a été relativement importante. J’ai défendu dernièrement auprès du Civen la famille d’un maître principal qui a procédé à des immersions, des lagunages d’avions Vautour que l’on ne pouvait plus décontaminer – il est décédé deux ou trois ans plus tard. J’ai recueilli un témoignage faisant état d’avions de liaison entre Moruroa et Faaa contaminés par les dépôts de radioactivité sur la piste, les caissons de roues étant contaminés par les projections d’eau et de poussières. Ces avions voyageant entre les différents sites, ils transportaient la contamination. S’agissant de l’irradiation, la plupart des films dosimètres sont revenus à zéro. Je dispose de témoignages de personnes qui ont dit avoir assisté à des tirs sans qu’aucun film dosimètre n’ait été distribué. Des années complètes ont en outre été perdues.
Par ailleurs, il est difficile de démontrer le lien de causalité entre l’irradiation et les maladies radio-induites car il faut prouver que la personne était bien présente sur site. Or nous n’avons aucune trace des missions que certaines personnes ont accomplies sur place parce que les archives n’ont pas été déclassifiées en totalité. La Fnom demande que les bordereaux de vol, les rapports de fin de commandement, les journaux de bord des bâtiments qui étaient présents sur site, les comptes rendus faisant suite aux post-forages et aux actions du SMSR soient accessibles.
De plus, même si cela peut paraître négligeable, une dose de 1 millisievert (mSv) est relativement importante. Après Hiroshima et Nagasaki, nous savions très bien que les radiations avaient des effets immédiats mais aussi différés, que l’on appelle les effets stochastiques. Or il est très difficile de prouver qu’une dose enregistrée a atteint 1 mSv. Nous avons défendu une personne qui a été déboutée par le Civen, puis par le tribunal administratif de Toulon et enfin par la cour administrative d’appel de Marseille, précisément parce que nous n’avions pas pu apporter cette preuve. Nombre de nos adhérents, même parmi les anciens officiers mariniers, sont tombés malades, voire sont morts prématurément sans que leur préjudice soit reconnu.
Je vous ai fait parvenir un mémoire avec mes réflexions et je me tiens prêt à répondre à vos questions concernant mon expérience de 1982 à 1983 au SMSR à Moruroa et à Montlhéry, et de 1991 à 1993 au SMSR à Papeete, avec des missions à Moruroa.
Mme Françoise Grellier, présidente de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven). L’Aven est une association qui a pour but de défendre les vétérans des essais, notamment ceux qui sont tombés malades après leur passage au Sahara et en Polynésie. Certains sont décédés très peu de temps après, sans que l’on en entende parler – l’association n’existe que depuis 2001. D’autres ont développé des maladies dix, vingt ou trente ans plus tard. Nous travaillons avec un cabinet d’avocats, notre rôle étant surtout d’accompagner les familles tout au long de la procédure. Lors de leur adhésion, nous leur donnons un dossier à compléter ; celui-ci est ensuite envoyé à l’un de nos dix référents juridiques, puis transmis au cabinet d’avocats. Celui-ci travaille en relation constante avec nous et nous informe quand le dossier doit être présenté au Civen. M. Jean-Luc Sans est par ailleurs notre délégué au Civen pour défendre nos adhérents.
L’association est présente dans tout le territoire. Chaque membre de son conseil d’administration a la charge d’une ou deux régions, et cinquante-cinq représentants dans les départements tiennent régulièrement des réunions d’information auprès de la population car il est très difficile de contacter toutes les victimes. Nous comptons actuellement près de 3 800 adhérents, dont 2 800 sont actifs ; 500 de nos adhérents sont des veuves et 150 sont des enfants de vétérans. Depuis 2001, nous avons enregistré plus de 7 000 adhésions. Si nombre de ces personnes se disent victimes, leurs dossiers ne donnent pas tous lieu à indemnisation.
Notre objectif est de faire évoluer la loi de 2010. En premier lieu, nous aimerions que la commission consultative de suivi se réunisse, ce qu’elle n’a pas fait depuis février 2021. Alors qu’on nous avait promis il y a un an qu’elle se réunirait dans les trois mois, nous attendons toujours. Or c’est très urgent car nos adhérents souffrent de nombreuses maladies – cancers du pancréas, de la langue, du larynx et de la thyroïde, leucémie lymphoïde chronique, maladies cardiovasculaires. Nous devons en discuter très rapidement.
Notre combat porte également sur l’indemnisation des victimes par ricochet, c’est-à-dire les familles, les enfants, les épouses. En effet, on indemnise en général le vétéran mais on ne tient pas compte des effets collatéraux, à savoir tous les problèmes que peuvent rencontrer les veuves et leurs enfants après le décès du vétéran.
M. Jean-Luc Sans, représentant de l’Aven auprès du Civen. Pour compléter ce qui vient d’être dit, je précise que je fête cette année le dixième anniversaire de ma présence au Civen. J’ai travaillé avec ses quatre présidents et je sais comment fonctionne ce comité ; j’en connais également les carences. Je vais laisser Maître Labrunie détailler nos revendications.
Maître Cécile Labrunie, avocate (cabinet TTLA Associés). Notre cabinet est spécialisé dans la défense des victimes de maladies professionnelles et de scandales sanitaires, industriels et environnementaux, et dans la réparation du dommage corporel au sens large. Depuis vingt-deux ans, le cabinet œuvre aux côtés de l’Association des vétérans des essais nucléaires ainsi que de l’association polynésienne Moruroa e tatou.
Nous avons connu tous les obstacles opposés aux vétérans au cours des vingt dernières années, notamment, avant la création du système d’indemnisation, un lourd contentieux concernant les pensions militaires, qui aura eu pour mérite d’appeler l’attention des assemblées. Celles-ci ont déposé plusieurs propositions de loi ainsi qu’une proposition de résolution défendue en 2006 par Mme Voynet, travail qui a abouti à l’adoption de la loi Morin.
Depuis, nous accompagnons les victimes remplissant les conditions prévues dans la saisine du Civen et, pour les 30 % de cas ne donnant pas lieu à une décision favorable, devant les juridictions administratives. Nos préoccupations portent principalement sur la façon dont le Civen aborde la question du lien de causalité et comment il entend apporter la preuve permettant de renverser la présomption de causalité dont bénéficient les victimes remplissant les conditions de maladie, de temps et de lieu. Cette question n’est pas encore réglée.
D’autres problèmes existent. Parmi les plus urgents figure la question de la prescription des demandes. La loi prévoyant un délai de six ans, les familles des personnes décédées avant le 31 décembre 2018 ne peuvent plus déposer de demandes d’indemnisation auprès du Civen ; elles sont considérées comme prescrites, donc irrecevables. Or, au regard de l’ancienneté des faits, les familles des appelés, des militaires et même des personnes vivant en Polynésie, qui ont vécu beaucoup plus longuement l’histoire des essais, n’ont pas forcément partagé cette expérience. Dans ces conditions, le système d’indemnisation est-il suffisamment connu par les proches pour estimer que le délai de prescription doit courir ? Je pense que non. Il conviendrait de reporter le point de départ de ce délai. En outre, il serait nécessaire d’envisager un délai plus long, à l’instar de ce qui est prévu pour les victimes d’accidents médicaux ou les victimes de l’amiante, soit dix ans.
Enfin, il convient d’améliorer l’indemnisation des victimes par ricochet, autrement dit des proches – épouses, époux, enfants, petits-enfants et même parents. Le législateur, qui a admis avec difficulté le droit à réparation des victimes dites directes, ne reconnaît pas que la maladie et le décès peuvent causer aux proches non seulement un préjudice d’affection mais aussi des difficultés matérielles – je peux vous citer quelques exemples terribles.
Je suis ravie de constater que sont présentes aujourd’hui de nombreuses personnes ayant mené ce combat ces vingt dernières années. Ainsi, M. Cariou a réussi à obtenir l’imputabilité au service dans le cadre de l’application du code des pensions militaires – c’est suffisamment rare pour être mentionné – tandis que son épouse, également malade, a non seulement obtenu réparation auprès du Civen mais également obtenu la reconnaissance de sa maladie professionnelle et la condamnation pour faute inexcusable de son employeur.
M. le président Didier Le Gac. Nous avons en effet beaucoup de chance cet après-midi de recevoir à peu près tous les acteurs défendant les vétérans victimes des essais nucléaires. N’hésitez pas à nous faire parvenir dans les jours à venir tous les documents dont vous avez fait état et à faire des propositions concrètes d’amélioration des différents dispositifs.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Cariou, vous avez dit que vous aviez dû « inventer les normes » en 1966 en intercampagne, avant de les rendre applicables en période de tirs. L’année 1966 correspondant au premier tir, celui d’Aldébaran, peut-on dire que le programme était quelque peu bâclé ? On peut en effet s’étonner que, pour une expérimentation de cette envergure, les normes soient inventées si peu de temps avant les tirs.
M. Michel Cariou. J’ai été affecté au bureau synthèse du SMSR à Montlhéry de 1966 à 1970. Puis, de 1970 à 1973, j’ai travaillé en tant que technicien supérieur et adjoint au chef du SMSR dans le Pacifique, à Mahina. J’étais responsable de la surveillance des bateaux qui venaient se faire réparer au port militaire de Papeete – tous les bateaux qui venaient de Moruroa étaient contaminés.
En 1966, dans les six mois précédant la première campagne, c’est moi qui ai défini et rédigé les normes qui seraient appliquées à Moruroa. Cela peut sembler étrange parce que je n’étais alors que sous-officier mais j’avais toutes les qualifications pour le faire en tant que titulaire du diplôme d’État de technicien supérieur en radioprotection. J’ai d’ailleurs reçu un témoignage officiel de satisfaction faisant état de mon rôle de « spécialiste de la radioprotection, de responsable de la définition des normes de sécurité radiologique » pendant les campagnes d’expérimentation de 1966, 1967 et 1968 dans le Pacifique.
Les normes ont été établies dans le respect des règles définies par la CIPR (Commission internationale de protection radiologique), véritable bible dont toutes les normes françaises sont issues, notamment le décret n° 66-450 du 20 juin 1966 relatif aux principes généraux de protection contre les rayonnements ionisants et le décret n° 67-228 du 15 mars 1967 portant règlement d’administration publique relatif à la protection des travailleurs contre les dangers des rayonnements ionisants. J’ai tiré de cet ensemble de règles les normes qui seraient appliquées à Moruroa.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Avez-vous disposé de suffisamment de temps pour définir les normes avant de passer à la phase opérationnelle et de procéder à l’expérimentation ?
M. Michel Cariou. Oui, tout à fait. J’ai même pu rédiger un vade-mecum SMSR qui contient toutes les informations nécessaires aux techniciens de radioprotection travaillant à Moruroa et dans les postes de contrôle radiologique (PCR) des atolls et de Tahiti. Ce document de 300 pages détaille les normes, les rendements attendus pour chaque appareil, les prévisions de retombées en fonction de la force des vents. Tout était calculé. Lorsque je travaillais au bureau synthèse, j’ai participé à des réunions avec les médecins de l’hôpital Percy qui vérifiaient les valeurs des normes appliquées aux individus. Toutes les normes étaient définies de cette façon.
Le principal problème tenait à l’application des normes : entre la théorie et la pratique, il y avait un monde. Il était en effet impossible de les appliquer. Comment voulez-vous imposer aux mécaniciens sur les bateaux de travailler avec des combinaisons et des masques étanches, avec des filtres et des gants, sans boire, ni manger, ni fumer ? Nous étions obligés d’imposer ces règles mais comment voulez-vous, en pratique, que les gens les respectent ? Ayant été mécanicien dans la marine, je sais comment travaille un mécanicien à bord d’un bateau et je sais que les normes que j’avais rédigées étaient en fait inapplicables.
Mme Caroline Colombier (RN). Je vous remercie pour vos témoignages poignants. Toutes les personnes qui ont participé à ces opérations ont-elles été touchées ? Quelle proportion de demandeurs obtiennent une reconnaissance ?
M. Jean-Luc Moreau. Concernant l’irradiation et la contamination, je peux affirmer que toutes les personnes qui ont vécu à Moruroa et Fangataufa ont été contaminées. Le problème est que la contamination qui subsiste provient du strontium 90, du césium 137 et du plutonium 239. Or le strontium 90 est très difficile à détecter in vivo. Quant au plutonium, c’est pratiquement impossible. On estime pourtant que le niveau de contamination sur ces sites correspond à 10 à 15 kilos de plutonium, ce qui est énorme, sachant qu’une arme nucléaire représente environ 3 kilos. De plus, le plutonium a été tellement dilué qu’il est présent quasiment partout.
Dans le lagon, où j’ai vécu, la consigne était la suivante : « Vous pouvez vous baigner, mais vous n’avez pas le droit de pêcher parce que le taux de ciguatera est trop important. » La probabilité d’avaler une bille contaminée au plutonium était tellement faible que les autorités la considéraient comme négligeable. Il serait souhaitable d’installer des systèmes de détection du plutonium plus poussés. Sa demi-vie est de 200 000 ans et sa demi-vie biologique, dans l’organisme, est estimée à 200 ans. Cela signifie qu’une personne contaminée au plutonium ne sait pas qu’elle l’est, mais qu’elle l’est à vie.
Par ailleurs, il est presque impossible de mesurer les contaminations au tritium car il a une durée de vie courte, de douze ans. Lorsque j’ai travaillé sur un post-forage et que des remontées d’eau et de gaz radioactifs se sont produites, les personnes qui étaient en zone vie n’ont jamais été prévenues. Seuls le SMSR et les autorités en ont été informés.
Le problème de la contamination reste donc prégnant, mais n’est toujours pas traité.
M. Jean-Luc Sans. Je souscris aux propos de M. Moreau. Nous pouvons estimer que tous ceux qui étaient présents sur les sites ont été contaminés, soit 90 000 à 110 000 personnes pour le Sahara et la Polynésie – et encore, sans tenir compte des populations avoisinantes.
L’Aven a défendu environ 500 dossiers sur 7 000 personnes qui se sont présentées. On peut estimer que 3 % ou 4 % des vétérans ou de leurs familles connaissent notre existence ; les autres sont dans les oubliettes. Cela témoigne d’un immense problème de communication : peu de gens sont informés du problème. C’est pourquoi nous demandons que le délai de prescription des demandes d’indemnisation des ayants droit – actuellement fixé à six ans après le décès de la victime, s’il est intervenu avant le 31 décembre 2018 – passe au moins à dix ans.
À en croire les études scientifiques, la loi ne devrait pas lister vingt-trois maladies radio-induites, mais plutôt trente-cinq ou trente-six. Je me réfère au rapport du comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants, l’Unscear, qui a été régulièrement mis à jour depuis 1986. Il est également établi depuis 2023 que les contaminations peuvent occasionner des affections cardiocérébrales, et par conséquent des accidents vasculaires cérébraux. Je ne dirai pas quels gaz sont incriminés, ce n’est pas mon problème, mais je constate qu’il y a des contaminations.
M. Frédéric Boccaletti (RN). Je tiens à mon tour à vous remercier pour vos témoignages. L’État a octroyé le titre de reconnaissance de la nation (TRN) aux vétérans des essais nucléaires au Sahara, mais pas en Polynésie. Y voyez-vous un manquement ? Comment envisagez-vous cette reconnaissance amplement méritée ?
Par ailleurs, le suivi médical des vétérans est manifestement insuffisant. Les médecins sont-ils suffisamment sensibilisés aux maladies radio-induites, qui peuvent se manifester sous des formes multiples ? Recherchent-ils systématiquement un lien de causalité avec les radiations lorsqu’ils examinent des vétérans ? Une campagne de sensibilisation nationale est-elle nécessaire à ce sujet ?
M. Jean-Luc Sans. Nous avons obtenu de Marisol Touraine que les vétérans des essais nucléaires bénéficient du même suivi médical que les civils exposés aux produits cancérigènes et autres ; un décret de 2013 le confirme. Nous avons fait campagne auprès des médecins pour les informer de cette disposition, et auprès des caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) pour qu’elle soit réellement appliquée. Or les situations sont disparates : à titre d’exemple, la CPAM du Finistère accorde ce suivi, tandis que celle du Morbihan le refuse. L’on nous renvoie régulièrement vers le ministère des armées.
J’ajoute qu’un récent décret reconnaît au titre des maladies professionnelles du personnel militaire les affections causées par l’exposition aux solvants, aux graisses ou encore aux goudrons, mais ne mentionne pas l’exposition aux radiations nucléaires.
M. Christian Lombardo. Nos vétérans ont besoin qu’on les reconnaisse. Sur le plan médical, ils peinent à faire reconnaître comme maladies professionnelles les affections liées à leur exposition. C’est à eux qu’il revient de prouver le lien de causalité, ce qui n’est pas normal.
Ils ont aussi besoin qu’on reconnaisse qu’ils ont fait leur métier – métier qu’ils ont choisi, aimé et accompli, souvent, avec abnégation. Beaucoup refusent d’attaquer la marine nationale, car c’est elle qui les a nourris. Nous leur expliquons que ce n’est pas la marine qu’ils attaqueraient, mais un employeur qui n’a pas pris les précautions et les mesures adaptées. Il est difficile de les en convaincre, et certains ne souhaitent pas déposer de dossier.
Il serait donc important de leur attribuer un titre de reconnaissance de la nation, avec tout ce que cela implique. Nombre d’entre eux n’ont pas sollicité de médaille de la défense nationale ni d’agrafe, estimant que ce ne serait pas correct – vous savez d’ailleurs comment on surnommait cette décoration à l’époque dans la marine ! Désormais tout le monde l’obtient, jusqu’au marin ayant effectué quelques mois de garde. Ce n’est pas ce que veulent les vétérans. Ils demandent une reconnaissance de l’État, pas nécessairement financière, mais attestant qu’ils ont fait quelque chose de bien.
Leur prise en charge médicale souffre d’un manque d’information et de communication. Un médecin ordinaire ne saura pas appréhender leur maladie ; il la traitera comme une pathologie habituelle, alors qu’elle a une origine bien précise. Bien entendu, les vétérans ne lui diront pas qu’ils ont effectué des essais nucléaires dans le Pacifique.
M. Jean-Luc Moreau. Pour obtenir ses relevés dosimétriques et ses analyses biologiques, il faut nécessairement en faire la demande. J’y ai procédé en juin dernier, ce qui m’a permis de découvrir que j’avais eu des dosimétries positives ; j’ai donc été exposé à des radiations de 1 millisievert (mSv), voire supérieures, dans le Pacifique. Il faudrait que le ministère des armées adresse aux vétérans leurs dossiers médicaux sans qu’ils le demandent, car ils doivent être informés. Même si leur dosimétrie est nulle, ils sauront qu’ils ont été surveillés au titre de la radioactivité.
Le décret de 2013 auquel M. Sans a fait référence prévoit que les anciens militaires ayant été exposés à des substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) bénéficient d’une surveillance médicale post-professionnelle. Nous rencontrerons prochainement le bureau maritime des matricules pour en discuter.
Les militaires ayant été exposés aux radiations nucléaires peuvent aussi accéder à une surveillance post-professionnelle. Sont concernés non seulement les marins présents à Moruroa, mais aussi ceux qui ont exercé à bord de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et de sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). Le sujet dépasse donc les expérimentations en Polynésie.
J’ajoute que le TRN a été décerné aux personnes qui ont pris part aux expérimentations dans le Sahara jusqu’en 1962, mais qu’il ne l’a plus été de la fin de la guerre d’Algérie à 1966.
M. le président Didier Le Gac. Nous auditionnerons le ministre des armées et l’interrogerons sur ces sujets.
M. Yoann Gillet (RN). Je crois savoir que la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN), qui est censée se réunir deux fois par an, n’a pas été convoquée depuis 2021.
Par ailleurs, de nombreux dossiers de demande d’indemnisation finissent devant les tribunaux administratifs, lesquels tranchent régulièrement en faveur des vétérans. Considérez-vous que le Civen agit parfois avec mauvaise foi et conteste des dossiers qui ne devraient pas l’être ?
Mme Françoise Grellier. La commission consultative ne s’est pas réunie depuis février 2021 malgré nos demandes récurrentes, nos efforts et nos multiples courriers. Cela devient pourtant urgent, car de nombreux dossiers sont prêts à être examinés. Certains demandeurs âgés craignent de ne jamais voir le bout de leur démarche. Non seulement il est difficile de mobiliser toutes les victimes, mais encore les adhérents qui ont déposé un dossier sont désemparés et tentés d’abandonner. Ce sont autant de cas que nous ne pourrons plus suivre.
M. le président Didier Le Gac. Qui convoque cette commission ?
M. Jean-Luc Sans. Ce sont les associations qui sollicitent une réunion auprès du ministère de la santé. Nous avons fait des demandes en ce sens avec l’Afnom depuis 2021, sans succès. En janvier 2024, la ministre de la santé, Catherine Vautrin, nous a promis une convocation avant le 1er avril – c’était malheureusement un poisson d’avril. Autre sujet d’inquiétude, le gouvernement d’Édouard Philippe a tenté de dissoudre la commission en 2017 ou 2018 ; il y a renoncé car nous sommes intervenus auprès de sénateurs, après avoir été alertés par un journaliste du Canard enchaîné.
M. le président Didier Le Gac. Nous auditionnerons aussi la ministre de la santé ; ce sera l’occasion de lui poser la question.
M. Jean-Luc Sans. S’agissant du Civen, je ne peux parler que des dossiers que je représente. Mon rôle est simplement de lui démontrer que le demandeur a pu être contaminé. M. Delacour a cité le cas d’un mécanicien possiblement contaminé par de l’eau de mer alors qu’il démontait des collecteurs. Ayant moi-même travaillé sur les machines arrière des bâtiments, je peux témoigner qu’à l’époque, en cas de fuite, les mécaniciens démontaient avec leurs petites mains la partie défectueuse chauffée à 40 degrés, extrayaient le joint en amiante, en fabriquaient un nouveau et le remettaient en place en serrant bien. Voilà quelles étaient les conditions de travail.
Le Civen est-il de mauvaise foi ? Ma réponse est non : il ne fait qu’appliquer la loi. Si nous ne lui fournissons pas d’éléments prouvant que la personne a pu être contaminée, il repousse le dossier, conformément aux textes. Les dossiers qui nous posent le plus de difficultés sont ceux qui ont trait aux tirs souterrains. Or nous savons pertinemment que les tirs aériens ont produit un effet de souffle et que les déchets lourds se sont concentrés au fond du lagon. Les essais souterrains ont ensuite provoqué des tremblements de terre qui ont soulevé ces déchets et les ont répandus dans le lagon. La légion étrangère le sait bien, puisqu’elle ramassait la laisse de mer contaminée tous les matins sur les plages.
Le Civen peine aussi à reconnaître la contamination liée aux retombées directes sur Tahiti et d’autres îles polynésiennes. En revanche, les dossiers qui ont trait aux essais atmosphériques effectués à Moruroa, Hao, Fangataufa et au Sahara n’essuient que 30 % d’échec.
Mme Cécile Labrunie. Je défends précisément les 30 % de dossiers repoussés par le Civen – taux de rejet qui reste important, même si nous partons de très loin. Nous n’avons pas lieu de mettre en cause le travail des membres du Civen, mais l’approche devant les juridictions n’est pas la même. Pour rappel, les demandeurs doivent seulement apporter la preuve qu’ils sont atteints d’un cancer primitif connu et qu’ils ont été présents dans une zone donnée à une période donnée. Ils n’ont pas à prouver qu’ils ont été contaminés : c’est au Civen qu’il revient d’établir s’ils ont été exposés à une dose inférieure ou supérieure à 1 mSv.
Nous pouvons nous interroger sur les éléments probatoires qui fondent les refus du Civen – éléments probatoires que reprennent en grande majorité les juridictions administratives. Celles-ci appliquent le canevas établi par le Conseil d’État : il convient d’examiner les conditions concrètes d’exposition et de déterminer si les mesures de surveillance nécessaires ont été prises. Dans la plupart des cas, il n’y a pas eu de surveillance de contamination. La dosimétrie était davantage pratiquée, mais elle est l’élément le moins probant en matière d’exposition. Comme l’a rappelé M. Cariou, la question principale est moins l’irradiation – même si elle existe – que la contamination par inhalation ou ingestion de gaz ou de poussières radioactifs. Les examens probants individuels sont peu nombreux : anthropogammamétries, analyse d’urine des 24 heures et analyse des selles. Lorsqu’ils sont réalisés assez rapidement après l’exposition, ils permettent d’établir ou d’exclure une contamination. Le problème est que le plus souvent, cette surveillance individuelle n’a pas été mise en place. Le Civen tranche donc avec les éléments dont il dispose. Quand l’affaire est portée devant les juridictions administratives, il s’appuie sur un rapport du CEA supposément validé par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) – Tomas Statius et Sébastien Philippe affirment toutefois dans leur ouvrage Toxique que cette validation n’a pas eu lieu.
Dans ces conditions, le doute doit être au bénéfice des demandeurs, car, je le répète, ils n’ont pas à prouver qu’ils ont été exposés. Il existe suffisamment d’éléments pour reconnaître que des contaminations pérennes ont eu lieu sur les sites pendant les tirs atmosphériques et souterrains.
Les dossiers qui rencontrent les plus grandes difficultés concernent les vétérans exposés pendant les tirs souterrains et, plus encore, les civils et la population polynésienne, que ce soit à Tahiti – bien que les retombées soient connues – et dans les îles voisines. On peut faire dire ce qu’on veut aux statistiques. Le rapport du Civen est extrêmement bien fait et éloquent ; il fait état de 48 % de décisions favorables. Les dossiers représentés par l’Aven affichent pour leur part un taux d’acceptation de 70 %, mais ils concernent essentiellement des militaires et des appelés qui étaient présents sur les sites. Par ailleurs, les juridictions administratives de première instance font droit à plus de 60 % des demandes – ces décisions ne sont toutefois pas définitives et sont renvoyées en appel, ce qui prolonge encore des situations déjà très pénibles pour les requérants.
M. Michel Arakino. Du fin fond de nos atolls polynésiens, comment voulez-vous que nous prouvions que nous avons été exposés à tel tir et à ses retombées ? Imaginez-vous un petit Pa’umotu aller plaider sa cause ? Plus de 200 dossiers ont été déboutés. Pour moi, le Civen est opaque ; il ne joue pas pour nous.
M. Yoann Gillet (RN). Le Civen fait-il systématiquement appel quand il perd devant les juridictions administratives ?
Mme Cécile Labrunie. Ce n’est pas systématique, mais très fréquent. Il faut savoir que quand une juridiction administrative annule une décision par laquelle le Civen a rejeté une demande d’indemnisation, elle peut, avant dire droit, ordonner une expertise pour évaluer les préjudices subis. Le Civen ne fait pas appel de la décision portant annulation, qui revêt une valeur symbolique très forte pour les demandeurs. Il laisse l’expertise se dérouler, au cours de laquelle les demandeurs rencontrent les experts et leur décrivent leur souffrance. Puis le tribunal réexamine l’affaire, rédige un jugement et fixe un montant d’indemnisation. Le Civen forme alors un appel sur le seul jugement ayant fixé une indemnisation – c’est son droit. Pour des raisons de facilité, il préfère faire appel une fois plutôt que deux. C’est terrible pour les demandeurs car ils doivent attendre un, deux ou trois ans avant d’obtenir une audience devant la cour administrative d’appel, s’ils sont encore en vie. Je ne nie évidemment pas à mes contradicteurs le droit de faire appel après d’une juridiction de second degré, mais la procédure administrative est extrêmement dure pour les requérants – et ils sont nombreux : sur la vingtaine de jugements en première instance rendus ces deux dernières années, les trois quarts font l’objet d’un appel.
M. Jean-Luc Sans. Je ne suis pas en contradiction avec M. Arakino, car je ne sais pas ce qu’il en est pour le reste de la Polynésie. Je ne peux parler que des dossiers que je représente.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). J’étais déjà député entre 2007 et 2012 et j’avais estimé que la loi Morin représentait un progrès : avec mon camarade Maxime Gremetz, nous avions considéré que ce texte constituait une étape, laquelle consacrait le combat que vous aviez mené, les uns et les autres. Il convient désormais d’enclencher la seconde étape. La rapporteure et plusieurs d’entre nous allons demander l’élaboration d’une loi complémentaire, nourrie des enseignements de l’application de la loi Morin. Le rapport de la commission d’enquête devra dégager des pistes d’amélioration de la loi actuelle, sur le fondement de vos témoignages. Parmi les faiblesses du cadre législatif actuel, il me semble qu’il vaut mieux être métropolitain que polynésien pour faire valoir ses droits. Ce constat exige le déploiement de moyens à même de donner aux Polynésiens accès aux mêmes droits que leurs compatriotes de l’Hexagone.
Monsieur Moreau, vous avez évoqué les prélèvements effectués dans le lagon et affirmé que les relevés étaient « revenus à zéro ». Je n’ai pas bien compris si les relevés étaient manipulés ou si les éléments examinés revenaient décontaminés. Pourriez-vous nous expliquer ce que vous vouliez dire ? J’ai assisté à l’ensemble des auditions de la commission d’enquête avant la dissolution de l’Assemblée nationale et il me semble que la justesse des relevés pourrait être contestée. On attend d’avoir accès à un maximum de documents d’archive, mais les éléments qui sortiront seront-ils exacts ou ne seront-ils que le résultat de manipulations effectuées avant l’archivage ?
M. Jean-Luc Moreau. Deux méthodes de mesure sont possibles. Pour notre part, nous utilisions les appareils portatifs à notre disposition pour effectuer des mesures directes : après le forage de juillet 1983, nous avons constaté des remontées radioactives. Nous avons mesuré l’eau radioactive restée sur le sol ; lorsqu’un échantillon créait un doute, nous faisions des prélèvements que nous envoyions au laboratoire. Les résultats m’ont été communiqués verbalement : du gaz rare, du krypton 85, avait été trouvé, mais il ne présentait pas de danger. Je n’ai jamais consulté les résultats des analyses, d’où la nécessité de disposer, parmi les documents déclassifiés, des comptes rendus des analyses du CEA effectuées après les forages. Il est très important d’avoir accès à ces documents que nous ne possédons actuellement pas.
M. Michel Cariou. Un cas, très proche de moi puisqu’il s’agit de mon épouse, montre l’inefficacité du Civen. Ma femme a été contaminée lorsqu’elle travaillait auprès du laboratoire à Mahina et elle a déclenché une leucémie myéloïde chronique. Lorsque cette maladie a été diagnostiquée, l’hématologue lui a tout de suite demandé si elle avait travaillé sous rayonnement ionisant. La réponse étant positive, il lui a dit d’adresser une demande de reconnaissance de maladie professionnelle.
Mon épouse a été orientée vers l’antenne du centre régional de pathologies professionnelles et environnementales (CRPPE) de Brest où le professeur Lodde a accepté le dossier, mais le dépôt de celui-ci avait dépassé le délai de trente ans. Nous avons dû transmettre le dossier au CRPPE à Rennes, qui a reconnu le caractère professionnel de sa maladie. Avec l’aide de Maître Labrunie, nous avons déposé plainte pour faute inexcusable, laquelle a été acceptée. Parallèlement, nous avons transmis le dossier au Civen, mais celui-ci a rejeté la demande. Une maladie contractée par irradiation au CEP est reconnue comme le résultat de l’activité professionnelle et d’une faute inexcusable, mais le Civen rejette le dossier sans, d’après ce que j’ai entendu dire, l’avoir étudié. En effet, avant que le dossier ne soit transmis au Civen, il est passé par l’Aven. Je souhaiterais obtenir des explications de celle-ci à ce sujet. En outre, comment le Civen fonctionne-t-il pour refuser un dossier d’une maladie reconnue comme professionnelle ?
Les bateaux en provenance de Moruroa qui se rendaient au port militaire de Fare Ute pour leur entretien étaient tous contaminés – leur carène notamment. À Mahina, mon équipe était responsable des prélèvements sur les bateaux qui arrivaient. Pour chaque bateau, je disposais d’un synoptique qui m’indiquait la date d’arrivée, le De Grasse, un aviso ou un escorteur pour son entretien au port de Fare Ute. Deux techniciens de radioprotection, placés sous mes ordres, se rendaient sur place avec quatre décontamineurs pour effectuer des prélèvements sur les circuits d’eau de mer, lesquels étaient ensuite transmis au laboratoire à Mahina. En fonction des résultats, je définissais les conditions de travail dans lesquelles allaient opérer les mécaniciens, entre autres le port de tenues étanches et de masques de la catégorie des appareils normaux de protection (ANP) 51. Je suis donc bien placé pour savoir que tous les bateaux étaient contaminés et que tous les mécaniciens travaillant sur ces navires étaient exposés. Il était difficile pour les mécaniciens de porter tous les équipements de protection car il faisait 35 degrés Celsius dans les bateaux : dans ces conditions, tous les mécaniciens ont été, plus ou moins, contaminés.
Tout l’atoll de Moruroa a été contaminé, avec une intensité variable selon les endroits ; l’eau de mer du lagon a également subi des contaminations. L’agent d’infection était essentiellement du strontium 90, lequel se fixe dans les os pendant cinquante ans : j’ai subi cette contamination, que l’on ne peut détecter que par prélèvements d’urine pendant vingt-quatre heures. Le laboratoire m’a appris que j’avais cinq fois la dose maximale admise pour les travailleurs du nucléaire, trente et un ans après l’exposition. Je souffre de maladies des os, notamment d’ostéonécrose et de géodes osseuses, qui sont des trous dans les os. Le rhumatologue m’a également diagnostiqué de l’ostéoporose. Malgré cela, on a refusé de reconnaître que ces pathologies étaient des maladies professionnelles. Cinq médecins spécialistes me suivent actuellement pour différentes maladies. On m’a enlevé la thyroïde, car elle était atteinte d’un cancer. Je suis suivi en médecine interne à l’hôpital des armées, mais également en dermatologie, ophtalmologie et rhumatologie.
Tous les médecins, y compris militaires, reconnaissent ne rien connaître au nucléaire. Or ce sont leurs comptes rendus qui sont utilisés pour juger du caractère professionnel des maladies ; il était inscrit dans mon dossier médical « maladie idiopathique » car le praticien en ignorait l’origine. Dans ce contexte, la pathologie n’est pas reconnue comme maladie professionnelle malgré les preuves de contamination. Il faut donc instaurer un organisme indépendant. Je suis d’accord avec M. Moreau, les médecins militaires sont davantage militaires que médecins et ils refusent systématiquement de reconnaître les maladies professionnelles.
M. Michel Arakino. Dans les carottages, les calculs pouvaient être transformés : nous réduisions parfois les résultats de la pulsion des contacts. Nous placions les échantillons, dont l’un d’entre eux était vide, sur trois monticules témoins : lorsque le seuil de 36 % était dépassé, on nous disait que cela ne ressortait pas de notre domaine, car les tirs ne devaient pas être espacés de plus de six mois. Tous les résultats partaient à la maison mère à Mahina puis à Montlhéry. Les chiffrages n’étaient pas tout à fait clairs, il faut le dire !
M. Jean-Luc Sans. Il est en effet regrettable que le Civen ne prenne pas en compte tout ce qui s’est passé à Tahiti et dans les îles alentour. Nous avons procédé à deux examens du dossier de Mme Cariou : la première fois, nous avons constaté qu’il manquait des pièces, la deuxième, nous avons étudié le cas. Premier écueil, Mme Cariou occupait un poste particulier, situé à Tahiti. Je me suis fondé sur des dispositions légales de sécurité civile, notamment celle affirmant que toute personne travaillant dans un site présentant des risques de contamination est considérée comme contaminée. Le Civen ne m’a pas suivi, mais la justice m’a donné raison et Mme Cariou a été indemnisée. J’ai dit au président du Civen que le Comité ne prenait pas suffisamment en considération l’ensemble des retombées de l’activité nucléaire à Tahiti, pas plus que les problèmes survenus dans les laboratoires ou les tirs souterrains.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je tiens à saluer le courage et la ténacité des associations et des églises qui se sont mobilisées pendant tant d’années pour obtenir la reconnaissance de la gravité du préjudice causé aux habitants de Polynésie et aux agents ayant travaillé sur les sites concernés. Tant d’espoirs déçus et de victoires à la Pyrrhus ! Je ne peux m’empêcher de penser, avec la rapporteure j’en suis certaine, aux pionniers qui nous ont quittés : John Doom, Roland Oldham, Bengt et Marie-Thérèse Danielsson et tant d’autres. Toutes les années perdues ne l’ont pas été pour tout le monde : je n’accuse personne en particulier, mais la lourdeur et la lenteur des procédures ont conduit à ce que les gens vieillissent, renoncent et meurent. Nous avons constaté le même processus avec l’amiante : Jean-Paul Lecoq évoquait les dockers et j’ai connu le cabinet Teissonniere à Aulnay-sous-Bois, qui avait fait travailler dans des conditions ignobles des ouvriers, lesquels étaient tous rentrés en Afrique du Nord à l’issue de leur contrat pour y vieillir, y mourir et y être oubliés. La commission d’enquête doit pointer les aspects qui doivent faire l’objet d’améliorations législatives rapides.
L’objet de l’audition d’aujourd’hui n’est pas d’étudier la contamination sur place – nous devrons nous atteler plus tard à cette tâche. Même si la demi-vie du plutonium 239 n’est pas de 240 000 mais de 24 000 ans, le problème subsiste et il ne doit pas être sous-estimé.
Chaque essai a-t-il été suivi d’un retour d’expérience (Retex) ayant conduit à l’amélioration des procédures et des équipements des personnels exposés ? Quand on écoute Michel Arakino, on a l’impression que le bricolage prévalait, situation peu digne d’une grande puissance nucléaire civile et militaire comme la France. Les comptes rendus des Retex sont-ils disponibles et ont-ils été demandés ?
La situation s’est améliorée pour celles et ceux qui peuvent prouver qu’ils étaient sur place, à savoir les agents disposant d’un contrat de travail et examinés par des médecins du travail. Cette évolution favorable n’a pas touché les populations qui se sont déplacées entre les îles au fil des années. Sommes-nous satisfaits des conditions actuelles de prise en charge ? Avez-vous travaillé à la question des préjudices collectifs ? L’impact des essais sur la société polynésienne, les divisions au sein des familles, des communautés et entre les îles, ainsi que la façon dont le CEP a acheté la conscience des gens montrent la nécessité de continuer à évoquer le sujet.
Comment la reprise des essais en 1995 et 1996 a-t-elle été conduite ? Les conditions entourant ces essais étaient-elles bonnes ? Les associations les ont-elles étudiées ?
Je vous remercie à nouveau pour la patience et la bienveillance avec lesquelles vous vous prêtez sans cesse à ces exercices : au fil des ans, les commissions, les commissions d’enquête et les colloques ont été nombreux. Il faut beaucoup de bienveillance, de patience et de courage pour continuer de répondre aux questions.
M. Michel Arakino. Je vous transmets, madame la députée, les salutations de Patrice Bouveret et de Jacky Briand. Je vous remercie pour vos questions car il importe que ces choses-là soient dites. J’ai évoqué, lors de ma première intervention, l’opacité qui règne en métropole sur le sort des Polynésiens. Nous vivons là-bas, donc il ne nous est pas nécessaire de déclarer que nous étions présents à tel endroit et à telle période. La Polynésie a été reconnue polluée par les retombées de la radioactivité. Il convient d’améliorer la loi Morin.
Il n’y a eu aucun Retex après les tirs, comme le montre la lecture des comptes rendus, qui ne sont que de simples copier-coller. Leurs auteurs se gargarisent du changement de certains termes, mais rien de plus. Plus de vingt-cinq ans après le dernier tir, les Polynésiens commencent à se lasser et à devenir aigris, ce qui ne peut que compliquer la situation.
Nous demandons à être entendus. Le Sdiraf défend les intérêts des retraités actuels et futurs de Polynésie, mais l’État refuse d’indemniser les conséquences de la maladie qu’il a reconnue et demande encore des textes. Le haut-commissaire de la République en Polynésie française peut se targuer de s’opposer à la volonté politique d’un peuple. Que demande ce dernier ? À être invité à discuter et écouté.
La situation sanitaire de notre pays est grave. Nous manquons de médecins et de volontaires. Le Sdiraf se bat pour la reconnaissance par l’État des préjudices subis : c’est avec l’État qu’il faut discuter. Notre président se démène et reste droit dans son lavalava alors qu’il est traité, entre autres, de « collabo ». Le problème est qu’à Paris, les gens sont sourds, aveugles et muets.
M. Jean-Luc Moreau. Madame la députée, les comptes rendus peuvent exister – nous remplissions des cahiers et des cahiers de quart dans les postes de forage –, mais ils sont un faux problème. J’ai participé à la commission de déclassification des archives avec la présidente de l’Aven, Mme Grellier : on nous a noyés sous une montagne de documents montrant, entre autres, que des essais avaient été envisagés en Corse il y a cinquante ans.
L’important est de prêter foi aux témoignages des personnes qui ont fréquenté les sites : tout a en effet été contaminé. Pourquoi chercher des documents retraçant telle ou telle contamination ou telle ou telle mesure ? Les éléments déjà publiés montrent bien que le niveau de contamination était très élevé.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je n’ai demandé ni documents ni comptes rendus, je voulais savoir si des Retex avaient été effectués, dans le but d’améliorer les procédures.
M. Jean-Luc Moreau. Les Retex n’étaient d’aucune utilité, car l’objectif était de développer l’arme nucléaire. Lors du premier tir dans le Sahara, Pierre Messmer a été tondu car il avait été contaminé, mais son compte rendu au général de Gaulle fut : « La bombe a marché. »
Le CEA a décidé de faire des tirs de sécurité, consistant à laisser tomber une arme et à étudier la situation : il a constaté que du plutonium était répandu partout. Les Retex ne servaient à rien. Nous avons conduit des essais dans le Pacifique car la réglementation applicable en France, notamment dans les centrales nucléaires, était trop stricte. Les niveaux d’irradiation et de contamination atteints dans le Pacifique auraient été inacceptables en France alors qu’ils l’étaient là-bas. Nous ne pouvions pas agir autrement, car il fallait effectuer le tir et le post-forage.
M. Roland Delacour. Comme Mme la rapporteure le sait, l’Association 193 se bat pied à pied contre l’État à Tahiti pour faire reconnaître les droits des victimes des essais nucléaires en Polynésie. Je suis en symbiose avec le territoire et ses habitants et j’ai récemment assisté à des manifestations au cours desquelles ils ont une nouvelle fois démontré tout leur courage.
M. le président Didier Le Gac. Nous avons auditionné hier soir les représentants de cette association, que nous avions déjà reçus lors des travaux de la première commission d’enquête avant la dissolution. Leur témoignage est très intéressant.
Mme Cécile Labrunie. Depuis vingt-deux ans, nous n’avons pas lésiné en matière de contentieux. Mais cette catastrophe sanitaire est avant tout une catastrophe pour les individus. Si nous n’avons pas réfléchi à la question du préjudice collectif – à regret –, c’est parce que nous nous sommes avant tout concentré sur la reconnaissance du statut de victime des personnes directement concernées ; nous ne nous sommes d’ailleurs préoccupés que très tardivement des effets sur les proches.
Jusqu’en 2010, il n’existait aucune procédure. Les militaires pouvaient obtenir une pension, à condition d’apporter la preuve d’un lien direct certifié entre les essais et la maladie. Les salariés du CEP restaient les mieux lotis, puisqu’ils pouvaient bénéficier d’un régime de preuves simplifié, si tant est qu’ils répondaient aux conditions prévues par les tableaux des maladies professionnelles.
Nous avons donc accueilli la loi de 2010 avec soulagement, mais aussi, dans la communauté des juristes, une certaine réserve devant les manques évidents du texte et les probables difficultés d’application. La suite nous a donné raison, puisqu’il n’y a pour ainsi dire pas eu d’indemnisation jusqu’en 2017 – 2 %, pour être précise. Les premières indemnisations ont été le fruit de décisions de tribunaux administratifs, avant que le législateur supprime la disposition législative qui empêchait une juste indemnisation des victimes.
J’ai l’impression que c’était hier, et pourtant, cela fait vingt-deux ans maintenant que le cabinet TTLA Associés est aux côtés de l’association et des victimes. Et aujourd’hui, on se rend compte qu’on a oublié les proches des victimes : nous devons réparer cet oubli avant qu’eux-mêmes ne soient plus là.
Au regard de la situation, le préjudice collectif, dont il ne faut pas oublier les difficultés d’ordre procédural, est passé au second plan. Peut-être d’autres conseils se sont-ils plongés dans la dimension environnementale et sanitaire de cette catastrophe ; pour notre part, nous cherchons à obtenir la reconnaissance et l’indemnisation des personnes.
M. Michel Arakino. Comme l’a dit Mme Voynet, aujourd’hui, pour pouvoir enfin avancer, les Polynésiens ont besoin d’un retour d’expérience. Dès 2005, la Criirad, la commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité, a mené des études de terrain en vue de documenter la reconnaissance ; aujourd’hui, avec le Sdiraf, ils ambitionnent de mener de nouvelles mesures dans les atolls sur les points clés identifiés par la Criidad en 2005, et de les comparer aux résultats des études menées en 1966. Nous avons interrogé le CEA en 2016, mais à ce jour, nous n’avons toujours pas de réponse. Il est pourtant essentiel de bien comprendre ce que signifie avoir été irradié, et d’établir le rôle de chacun.
M. Michel Cariou. Madame Voynet, dès le départ, le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) a défini tous les équipements de protection que les intervenants devaient porter en fonction du niveau de risque – tenues antipoussière en coton, tenues étanches comprenant bottes, gants et lunettes, masques ANP 51 équipés de filtres à charbons actifs et de filtres papier. Tout avait été prévu, sauf que ces équipements seraient insupportables au regard des températures qui régnaient à l’intérieur des machines. Et moi, qui en avais défini les normes en fonction des préconisations de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), j’en ai été le premier frustré.
Le SMSR était chargé de mener les études en vue de définir les protections à prendre pour éviter la contamination des individus par les produits radioactifs : il a fait son travail. Mais ce n’était pas un gendarme. Il n’y avait pas de médecin dans le service.
C’était au service de santé de suivre ensuite les individus. Or, il n’y avait absolument aucun contact entre le SMSR et le service de santé, ou les médecins à bord des bateaux : le service de santé porte une très forte responsabilité dans cette histoire.
M. le président Didier Le Gac. Nous auditionnerons la Criirad début mars. Un mot de conclusion, madame la rapporteure ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Merci à tous d’avoir participé à cette table ronde. Aujourd’hui, nous n’avons abordé que la période opérationnelle du CEP – de l’essai Aldébaran jusqu’à la fin des essais souterrains, en 1996 –, mais par la suite, les travaux de la commission s’intéresseront également à la période pré-CEP. En effet, lorsque les militaires sont arrivés, en 1966, Moruroa était déjà équipée de bâtiments, baraquements, un port et un aéroport. Mais ils n’y sont pas arrivés comme par magie : quand la France a décidé de poursuivre les essais engagés en Algérie, le Francis Garnier, un aviso-escorteur de l’armée, a fait le tour des îles pour réquisitionner des Polynésiens chargés de bâtir Moruroa-Hao.
Par ailleurs, M. Gillet a évoqué le cas d’un travailleur civil qui vient de gagner au tribunal administratif son recours contre le Civen, qui lui avait refusé au motif qu’il n’était pas possible d’évaluer le rayonnement reçu car il ne portait pas de dosimètre, tout en admettant que cela était normal puisqu’il travaillait dans les bureaux. Il est donc important que nous sachions quel était le niveau d’information de chacun – civil sur site, appelé, engagé, population locale. Ce sont des questions sur lesquelles nous allons travailler.
M. Arakino a également souligné l’engagement de la Polynésie dans la prise en charge des soins des personnes irradiées. Il faut savoir que depuis que la compétence santé a été transférée à la Polynésie française, en 1977, les soins de tout Polynésien malade sont pris en charge par une caisse de sécurité sociale spécifique, financée par les Polynésiens eux-mêmes.
M. le président Didier Le Gac. Merci à tous pour votre diligence et votre patience – car vous témoignez depuis un bon moment dans différentes commissions. Comptez sur nous pour aller au bout de cette commission d’enquête : dans le rapport, qui sera publié en juin, nous formulerons des propositions qui pourraient ensuite déboucher sur des modifications législatives. Je souhaite de tout cœur que votre témoignage ne soit pas vain.
4. Table ronde, ouverte à la presse, sur la gestion et l’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française avec : MM. Gilles Andreani, président de la Commission du secret de la défense nationale (CSDN) ; Bruno Ricard, directeur des Archives nationales ; Evence Richard, directeur de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) du ministère des Armées ; Laurent Veyssière, directeur de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD) ; Mmes Nadine Marienstras, cheffe du service historique de la Défense ; Sylvie Le Clech, directrice adjointe des archives diplomatiques du ministère de l’Europe et des affaires étrangères ; Marion Veyssière, directrice adjointe du Musée national de la Marine (Mardi 28 janvier 2025)
Mme Dominique Voynet, vice-présidente. Je vous souhaite à tous la bienvenue à cette table ronde sur la gestion et l’ouverture des archives relatives aux essais nucléaires en Polynésie française, ainsi que sur les aspects mémoriels que notre commission doit également aborder. J’excuse immédiatement auprès de nos invités notamment l’absence de notre président, Didier Le Gac, retenue en séance publique en ce moment même. Je tiens par ailleurs à vous préciser que Messieurs Bruno Ricard et Evence Richard ont chacun une contrainte horaire, ce qui nous conduira, si tout le monde en est d’accord, à les entendre en priorité.
Nous recevons donc aujourd’hui, dans l’ordre alphabétique :
- M. Gilles Andreani : vous avez longtemps été membre de la Cour des comptes mais vous avez également exercé plusieurs fonctions importantes au sein du ministère des affaires étrangères. Vous avez été nommé président de la Commission du secret de la défense nationale le 17 avril 2023 ;
- Mme Sylvie Le Clech : vous êtes archiviste-paléographe, passée par l’école nationale des Chartes comme plusieurs personnes que nous recevons aujourd’hui. Vous avez été directrice des archives départementales de l’Essonne, conservatrice de l’inventaire des monuments et richesses artistiques de la Bourgogne avant de rejoindre le ministère de la culture. Vous êtes actuellement directrice adjointe des archives diplomatiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ;
- Mme Nadine Marienstras : vous avez commencé votre carrière comme conseillère de tribunal administratif avant de travailler à la direction des affaires culturelles de la Ville de Paris puis à la DILA (direction de l’informatique légale et administrative), rattachée aux services du Premier ministre ; vous avez été nommée cheffe du service historique de la Défense au mois de juin 2024 ;
- M. Bruno Ricard : ancien élève de l’école nationale des Chartes, vous êtes archiviste-paléographe de formation ; vous avez exercé diverses responsabilités aux archives du ministère des Affaires étrangères, dans le département de l’Oise et auprès du directeur des Archives de France. Vous avez ensuite été nommé à la tête des Archives nationales le 23 juillet 2019 ;
- M. Evence Richard : vous connaissez bien cette maison puisque, entre autres responsabilités exercées notamment au sein de l’administration préfectorale, vous avez été directeur du cabinet du président de l’Assemblée nationale de 2005 à 2007 après avoir été conseiller à ce même cabinet pendant trois ans (il s’agissait alors de Jean-Louis Debré). Vous êtes directeur de la mémoire, de la culture et des archives du ministère des Armées depuis le 8 janvier 2024 ;
- M. Laurent Veyssière : également archiviste-paléographe, vous avez notamment été directeur adjoint des services d’archives de Paris de 2006 à 2008. À partir de 2008, vous avez exercé diverses responsabilités dans le domaine des archives et de la mémoire au sein du ministère de la Défense et vous avez été nommé directeur de l’ECPAD (Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense) en décembre 2019 ;
- enfin, Mme Marion Veyssière : vous êtes, vous aussi, une ancienne élève de l’école nationale des Chartes. Vous avez été successivement conservatrice du patrimoine à la direction des archives diplomatiques puis vous avez exercé diverses fonctions aux Archives nationales. Dernièrement, vous avez été nommée conseillère aux cabinets de Mmes Darrieussecq et Mirallès, ministres chargées de la mémoire et des anciens combattants. Vous êtes directrice adjointe du Musée national de la Marine depuis le mois de mars 2024.
Je vous remercie tous, de nouveau, pour avoir bien voulu répondre à cette audition qui avait déjà été programmée dans le cadre des travaux de la précédente commission d’enquête mais qui n’avait pu se tenir du fait de la dissolution du 9 juin dernier.
Mesdames, Messieurs, l’accès aux archives est essentiel. Il faut savoir ce qui s’est passé exactement en Polynésie française entre 1966 et 1996 pour pouvoir ensuite analyser ces données et en tirer des enseignements. Que savaient les responsables des armées françaises à l’époque quant à la nocivité des tirs ? Quelles étaient les consignes données pour protéger les personnels civils et militaires ainsi que les populations civiles face aux radiations des tirs ? Quelle communication a été faite à l’époque ? Tout cela, ce sont les témoignages des vétérans et les archives qui peuvent nous le dire.
Entre les mois de janvier et décembre 2013, à la suite notamment de nombreux contentieux portés devant le juge administratif, 233 documents sur les essais nucléaires en Polynésie ont été déclassifiés, en quatre vagues. En janvier : des comptes rendus du Service mixte de sécurité radiologique (SMSR) sur le déroulement des essais et les opérations de décontamination des atolls. En avril, c’est au tour de documents qui portent sur la propagation des retombées à travers le monde. En juin, l’État rend public une série de rapports sur les conséquences des essais sur l’environnement. Enfin, en décembre, sont rendus publics des rapports techniques sur les différents sites et leurs équipements.
Puis une nouvelle étape a été franchie avec l’installation, le 5 octobre 2021, d’une commission d’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française, pilotée par le secrétariat d’État chargé des anciens combattants et de la mémoire. Les premières archives ont été ouvertes le 18 novembre 2022.
Il semblerait néanmoins que des institutions aussi importantes que le CEA ou la direction générale de l’armement rechignent encore à ouvrir leurs archives et que la réglementation applicable, telle qu’elle ressort notamment du code du patrimoine, ne soit pas toujours appliquée.
Avant de vous entendre, Mesdames, Messieurs, je souhaiterais vous poser deux questions d’ordre général :
- d’une part, quel regard portez-vous, chacun, sur les progrès qui ont été faits dans l’ouverture des archives portant sur les essais nucléaires en Polynésie ? Par ailleurs, certains chercheurs nous ont fait part du décalage qui pouvait exister entre la déclassification des archives et leur accessibilité : sur ce dernier point, pouvez-vous nous préciser si des obstacles demeurent à la libre accessibilité à ces archives et, dans l’affirmative, lesquels ?
- d’autre part, sur la dimension mémorielle des essais nucléaires en Polynésie, quelle part prenez-vous à cette question et quelles initiatives avez-vous ou allez-vous prendre à cet égard ?
Voilà ce que je souhaitais dire avant que vous n’interveniez et que vous puissiez ensuite tous répondre à certaines questions que Madame la rapporteure vous a d’ores et déjà envoyées.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer chacun tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter, à tour de rôle, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Les intervenants prêtent successivement serment.)
M. Bruno Ricard, directeur des Archives nationales. Les Archives nationales sont un service à compétence nationale du ministère de la culture. Nous collectons les archives de la Présidence de la République, des services du Premier ministre, des services centraux de tous les ministères ainsi que de leurs opérateurs nationaux, à l’exception du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et du ministère des Armées. Cette autonomie de ces deux ministères en matière archivistique est antérieure à la création des Archives nationales sous la Révolution.
Nous conservons près de 390 kilomètres linéaires d’archives du VIIe siècle à nos jours sur les deux sites de Paris et de Pierrefitte-sur-Seine. Nous collectons également des archives récentes, comme celles du premier mandat d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République. Notre mission est de conserver et de donner accès aux documents. Nos salles de lecture accueillent plus de 7 000 chercheurs par an, avec 120 000 cartons et registres communiqués en 2024. Nous disposons également d’un service éducatif et organisons des expositions, notamment à l’hôtel de Soubise, à Paris.
Concernant l’accessibilité des archives, je dirai tout d’abord un mot sur le cadre légal et réglementaire de l’accès, qui est défini par le livre II du code du patrimoine et par le code des relations entre le public et l’administration qui a codifié l’ancienne loi CADA de 1978. L’article L. 213-1 du code du patrimoine prévoit « la communicabilité de plein droit » des archives publiques, sauf exceptions (secrets, intérêts…) listées à l’article L. 213-2. Ces exceptions concernent les secrets de l’État (Gouvernement, affaires diplomatiques…), les secrets de la vie privée et le secret des affaires. Tous ces secrets sont protégés par des délais définis à l’article L. 213-2, qui s’échelonnent entre vingt-cinq ans à compter de la date des documents à cent vingt ans à compter de la date de naissance des intéressés pour ce qui concerne le secret médical.
J’ajoute qu’une catégorie de documents est incommunicable sans limitation de durée en vertu de la loi du 15 juillet 2008 : ce sont ceux dont la diffusion pourrait permettre la conception, fabrication, utilisation ou localisation d’armes de destruction massive. Pour les autres documents, un accès anticipé peut être autorisé par l’administration des archives, après accord de l’autorité productrice.
Il existe une particularité pour les archives des cabinets ministériels et de la Présidence de la République, qui peuvent être versées sous le régime de droit commun ou sous protocole. Le protocole est une convention qui donne au signataire ou à son mandataire le pouvoir de décider de l’accès à certaines archives, jusqu’à l’expiration des délais de libre communicabilité. Le mandat existe jusqu’à vingt-cinq ans après le décès du signataire mais la loi de 2008 a modifié ce régime, sans qu’il soit besoin de rentrer dans les détails.
Cet accès anticipé via un protocole, c’est ce que l’on appelle l’accès « par dérogation », qui est une procédure très couramment utilisée. Ainsi, en 2023, dans le réseau Culture (archives nationales, régionales, départementales et communales), 4 344 demandes ont été traitées avec 80 % d’accords complets pour 190 000 dossiers. Aux Archives nationales, 1 553 demandes ont été traitées pour 5 138 dossiers dans des proportions similaires (80 % d’accords, 10 % de refus et 10 % d’accords partiels). En cas de refus, les usagers peuvent ensuite saisir la commission d’accès aux documents administratifs.
Voilà le régime juridique de droit commun tel qu’il figure dans le code du patrimoine ; en revanche, pour les documents classifiés, les règles sont renforcées.
Pour les documents classifiés, l’IGI n° 1300 s’applique en plus du code du patrimoine. Depuis la loi PATRE du 30 juillet 2021 (loi relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement), les documents classifiés sont automatiquement déclassifiés au bout d’un délai de cinquante ans, sauf exceptions pour lesquels le délai de cinquante ans a été jugé insuffisant comme les documents relatifs aux installations militaires ou à la dissuasion nucléaire.
Pour les documents non librement communicables lorsque le délai n’est pas échu et que de surcroît ces documents sont classifiés, il existe deux procédures qui peuvent être engagées par le service d’archives : la procédure de dérogation que j’ai précédemment décrite et la demande de déclassification formulée auprès du service émetteur (service qui a créé le document et qui l’a classifié). La dérogation nécessite l’avis du service producteur, tandis que la déclassification est demandée au service émetteur. Par exemple, pour un dossier de Matignon contenant un document classifié du ministère des Armées, nous devons demander l’avis de Matignon pour la dérogation au titre du code du patrimoine et nous demandons par ailleurs l’avis du ministère des Armées pour le seul document faisant l’objet d’une classification. Si Matignon accepte mais pas le ministère des Armées, alors nous communiquons le dossier en ayant préalablement retiré le document classifié.
Je terminerai mon propos en précisant que la communicabilité ne signifie pas la diffusion, notamment sur Internet. Pour les données à caractère personnel, la diffusion peut être interdite même si le document est librement communicable. Ces règles découlent du RGPD et de la loi Informatique et Libertés de 1978 ; s’agissant des archives publiques et des documents administratifs, leur délai de diffusion a été précisé par un décret du 10 décembre 2018 (codifié dans le CRPA), lequel précise que les documents d’archives contenant des données sensibles au sens de la loi Informatique et Libertés ne peuvent être diffusés avant cent ans ou davantage si un texte le prévoit.
En ce qui concerne les dossiers relatifs aux essais nucléaires dans le Pacifique, nous disposons de 588 dossiers provenant de diverses institutions (Présidence de la République, Matignon, ministères de l’Intérieur…). Ce travail d’identification a été commencé dès la constitution de la commission chargée de l’ouverture des archives portant sur les essais nucléaires en 2021, et s’est achevé en 2023. Sur ces documents, 27 % sont communicables dès à présent, 73 % par dérogation. Depuis octobre 2021, 49 demandes de dérogations ont été faites pour 167 dossiers, avec 60 % d’accords, 15 % de refus, 15 % des demandes étant actuellement cours de traitement. Pour ce qui est de la déclassification, on a assez peu de documents classifiés aux Archives nationales ; nous avons instruit des demandes portant sur 44 documents, 2 ont été déclassifiés, 19 refusés, et 22 en attente de décision.
M. Evence Richard, directeur de la mémoire, de la culture et des archives du ministère des armées (DMCA). La direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) du ministère des Armées se concentre sur quatre axes principaux. Premièrement, la conservation de la mémoire à travers les musées dont la DMCA a la tutelle (musée de l’Armée, musée de la Marine, musée de l’Air et de l’espace), à travers également le service historique de la Défense avec ses 450 kilomètres linéaires d’archives et sa bibliothèque qui compte plus d’un million d’ouvrages. Deuxièmement, l’honneur de la mémoire par l’entretien des sépultures de guerre et les monuments afférents (en France comme à l’étranger), ainsi que l’organisation des commémorations nationales. Troisièmement, la valorisation de la mémoire par la mise en valeur des fonds qu’elle conserve, l’encouragement à la recherche historique (expositions, salons, prêts…) et l’organisation d’expositions. Quatrièmement, la transmission de la mémoire via des projets pédagogiques, l’enseignement de la défense et des coéditions ou coproductions historiques.
La DMCA compte plus de 700 personnes, dont plus de 600 au service historique de la défense (SHD), c’est-à-dire les archives. Le SHD, bien qu’intégré à la DMCA, est organisé comme un service à compétence nationale pour lui donner une autonomie budgétaire et tenir compte de la spécificité de ses missions qui sont bien différentes des autres administrations centrales. Le rôle de la DMCA concernant les archives s’inscrit dans le cadre défini par les Archives de France, qui définit les lignes directrices que chaque service d’archives est ensuite chargé de décliner. La direction de la mémoire, de la culture et des archives pilote la politique d’archives du ministère des Armées. Elle définit la réglementation, gère les archives et assure leur contrôle scientifique et technique. La DMCA veille à la cohérence des pratiques et à la complétude des archives, pouvant revendiquer certains documents comme archives publiques lors de ventes aux enchères ou de successions. Elle délivre également les dérogations pour l’accès aux archives du ministère des Armées.
En 2023, nous avons traité 767 demandes de dérogation concernant 5 987 cotes. 5 620 cotes ont reçu un avis favorable, 150 ont été accordées sous réserve, et 217 demandes ont été refusées. Concernant spécifiquement la Polynésie, nous avons reçu 14 demandes de dérogations en 2023 pour 58 cotes, dont 45 ont été accordées, 12 sous réserve, et 1 seule refusée.
Pour 2024, les chiffres globaux sont similaires avec 778 demandes de dérogation pour 3 613 cotes, dont 3 076 accordées, 367 sous réserve et 166 refusées. Pour la Polynésie, sur 9 demandes de dérogation concernant 11 cotes, 8 ont été accordées sans réserve et 3 sous réserve, sans aucun refus. Ces chiffres montrent un régime de dérogation plus favorable pour la Polynésie par rapport à l’ensemble des demandes concernant l’ensemble des archives du ministère des Armées.
Le ministère des Armées dispose de deux types de services d’archives. Les services d’archives définitives, qui comprennent le SHD et l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD), spécialisé dans la photographie et l’audiovisuel. Nous avons également dix-sept services d’archives intermédiaires, gérés par les armées, directions et services producteurs. Ces derniers conservent des documents encore utiles mais pas quotidiennement nécessaires, jusqu’à la fin de leur durée d’utilité administrative ; au terme de cette durée, des tris et des destructions sont effectués, les documents restant étant versés aux archives.
La DMCA accompagne, contrôle et conseille ces services d’archives intermédiaires pour assurer la cohérence des politiques menées à l’intérieur des services, la bonne conservation des documents et la formation du personnel de ces mêmes services. Nous définissons également les politiques de tri et validons les bordereaux de destruction. Ces services, moins dotés en archivistes professionnels, gèrent notamment des dossiers personnels utiles aux militaires et civils du ministère, ne serait-ce que pour faire valoir un certain nombre de droits.
Pour les services d’archives définitives, la DMCA veille à ce qu’ils disposent des moyens nécessaires (bâtiments, moyens financiers et humains) pour bien fonctionner ; il exerce par ailleurs un contrôle scientifique et technique sur la conservation des documents. Nous sommes à ce titre particulièrement vigilants sur la question de l’amiante, qui peut contaminer les documents et mettre en danger tant le personnel que les chercheurs, ce qui peut être une cause d’indisponibilité des fonds.
Dans ce cadre, l’attention de la DMCA se porte également sur la valorisation et l’accessibilité des fonds. Nous développons la mise en ligne des instruments de recherche pour, notamment, guider les chercheurs les moins aguerris et nous avons par ailleurs créé et développé le site « Mémoire des hommes ». Initialement conçu comme un mémorial virtuel à travers des dossiers individuels de soldats morts pour la France, ce site est devenu un outil d’orientation pour les chercheurs dans les collections du ministère des Armées. Il regroupe actuellement 6 millions d’images, 27 bases de données et conserve 6 millions de noms. Depuis 2021, une page spécifique sur les essais nucléaires en Polynésie a été créée sur ce site. Elle présente les institutions concernées, l’inventaire des fonds d’archives, les conditions d’accès, ainsi que divers documents numérisés relatifs à ces essais nucléaires.
Depuis 2021, la page consacrée aux essais nucléaires en Polynésie sur le site Mémoire des hommes a été régulièrement mise à jour. Huit compléments ont été apportés, et des newsletters ont été envoyées aux services d’archives, universités et chercheurs pour les informer des nouveaux documents accessibles. Le site est globalement très fréquenté, avec 1,1 million consultations en 2023 et 1,35 million en 2024. La page sur les essais nucléaires en Polynésie a connu 1 867 consultations en 2022 et 2 569 en 2023, soit une hausse très significative de 37 %. Cependant, ces consultations ne représentent que 0,2 % des consultations totales de Mémoire des hommes. En 2024, les consultations de cette page ont diminué à 1 340, soit environ 0,1 % du total.
La numérisation des archives est une priorité mais il s’agit d’un processus lourd, long, complexe et coûteux. Il nécessite le respect de plusieurs étapes préalables comme le classement, le conditionnement et parfois la restauration des documents. Après la numérisation, il faut encore indexer et intégrer les documents dans un instrument de recherche. Au-delà d la lourdeur de l’opération, il faut savoir que le coût varie de 0,25 à 0,30 euro pour une page standard, mais cela peut atteindre 32 euros la page pour les documents les plus complexes. Cet effort est donc long et coûteux et concerne en priorité les services d’archives définitives.
Entre 2022 et 2024, l’effort de numérisation a été considérable. Le nombre de vues numérisées est passé de 338 000 en 2022 à plus de 1 300 000 en 2023 et a dépassé 2 900 000 en 2024. Trois types d’acteurs principaux sont impliqués sur ces numérisations : le SHD, la DMCA et FamilySearch, une structure privée axée sur la généalogie.
Enfin, je signale que, pour encourager la recherche historique, le ministère des Armées et la DMCA subventionnent chaque année environ trois contrats doctoraux ainsi que, depuis 2024, des contrats post-doctoraux.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). J’ai cru comprendre que vous jouez un rôle dans la structuration et l’organisation des archives, avec un certain pouvoir réglementaire. Pouvez-vous confirmer ou infirmer cette compréhension ?
Concernant la question du secret-défense, notamment pour les essais nucléaires antérieurs à la Polynésie, comme ceux en Algérie, pensez-vous qu’il soit possible de lever légalement cette restriction d’accès aux archives ? Existe-t-il des obstacles juridiques en la matière comme, par exemple, la non-rétroactivité des lois ?
Enfin, l’État a un double rôle : celui d’État, avec ses responsabilités intrinsèques, et celui d’employeur. En tant qu’employeur, ne devrait-il pas accompagner ses salariés, notamment les Polynésiens, dans leurs démarches pour faire valoir leurs droits ? Dans ce cadre de l’État employeur, jouez-vous un rôle facilitateur dans ce processus, en anticipant les besoins et en préparant le terrain, ou vous contentez-vous de gérer les documents ? Êtes-vous des aidants ou simplement des gestionnaires de documents ?
M. Bruno Ricard. Notre rôle est d’appliquer la loi, sans pouvoir particulier. Notre obligation est de veiller à ce que les documents communicables soient transmis et d’instruire les procédures de dérogation pour les documents non communicables. La procédure décrite en introduction doit être strictement respectée ; on ne peut aller au-delà de la loi.
Concernant les mandataires et les protocoles pour les périodes anciennes, il s’agit effectivement d’une exception dans le régime juridique des archives, inscrite dans la loi en 2008. Auparavant, ces protocoles, bien que non prévus expressément par la loi sur les archives de 1979, ont permis d’améliorer considérablement la collecte des archives des cabinets ministériels et de la Présidence de la République, qui était auparavant très déficiente en raison de la crainte que des informations soient divulguées. La mise en œuvre de protocoles a permis de collecter de nombreux fonds d’archives de qualité.
Il nous arrive également de signer des protocoles afin de récupérer des archives qui sont encore au domicile des descendants d’anciens Présidents de la République, comme ce fut récemment le cas pour le Président Sadi Carnot. Pour le général de Gaulle, des versements d’archives ont eu lieu très rapidement après la fin de son mandat et nous disposons aujourd’hui de fonds substantiels portant sur sa Présidence. Le premier Président de la République à avoir organisé pendant son mandat le versement de ses archives aux Archives nationales fut Valéry Giscard d’Estaing, qui a également signé le premier protocole. Pour François Mitterrand, Dominique Bertinotti a été mandataire pendant vingt-cinq ans après le décès du Président en janvier 1996, mais pendant vingt-cinq ans seulement puisque la loi de 2008 a mis fin au système des mandataires et a établi que, vingt-cinq ans après le décès des signataires des protocoles antérieurs, on revenait au régime de droit commun. Ainsi, pour les archives de François Mitterrand, la direction du cabinet de l’Élysée donne désormais l’avis.
Ce système de protocoles fonctionne efficacement, permettant une collecte d’archives de qualité et en quantité, avec des taux d’accord ou de refus de dérogation similaires à ceux des administrations classiques.
Au sujet de l’accompagnement, je rappelle que le code du patrimoine a strictement établi les finalités des archives, qui ont pour mission de documenter la recherche historique, de garantir les droits des personnes et d’assurer la bonne gestion des administrations. Nous assistons particulièrement les citoyens en quête de droits, notamment pour les questions de nationalité (puisque nous conservons tous les dossiers de naturalisation jusque dans les années 1990, dont nous possédons 24 kilomètres linéaires d’archives) et de dossiers de carrière de fonctionnaires. Nos agents les aident à identifier les dossiers pertinents parmi les 390 kilomètres linéaires d’archives que nous conservons.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Ma question portait sur les difficultés spécifiques rencontrées par les Polynésiens, situés à l’autre bout du monde, pour obtenir des preuves nécessaires à faire valoir leurs droits liés aux essais nucléaires. Comment les aidez-vous à surmonter ces obstacles ?
M. Bruno Ricard. Pour ce cas précis, je vérifierai après l’audition, mais je crois que nous avons été principalement sollicités par des chercheurs plutôt que par des particuliers recherchant des informations sur leur parcours. Lorsque nous recevons une demande par mail ou courrier, nous effectuons des recherches dans nos fonds d’archives, notamment dans les 588 dossiers mentionnés précédemment, pour y identifier les éventuels documents pertinents. Nous évaluons ensuite leur communicabilité mais c’est généralement fait auparavant.
Si le document est librement communicable, nous en envoyons une copie au demandeur, qu’il soit français ou étranger, qu’il habite en France métropolitaine ou en outre-mer, sans nécessité de déplacement. Si le document n’est pas communicable, nous engageons la procédure de dérogation décrite précédemment.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Ma question s’adresse principalement à Monsieur Richard et concerne les critères utilisés pour accorder ou refuser les dérogations. Vous avez mentionné que pour les dossiers polynésiens, il y a eu très peu de refus. Je suppose que la sécurité nationale est un critère important, notamment pour tout ce qui pourrait permettre à une autre puissance de développer l’arme atomique. Cependant, l’association 193 nous a alertés sur des enjeux sanitaires, en particulier l’accès aux données sur les cancers potentiellement liés aux essais nucléaires en Polynésie jusqu’en 1974, surtout les essais atmosphériques. Ils ont également soulevé la question de l’estimation de la reconstitution de la dose reçue, nécessitant des prélèvements internes et une connaissance de l’exposition externe lors des tirs. Ces aspects sanitaires font-ils partie des critères pouvant justifier un refus de dérogation de votre part ?
M. Evence Richard. Le critère essentiel est de savoir si l’information compromet ou non un secret protégé, notamment le secret médical. La réponse dépend largement de cet aspect et de la qualité du demandeur par rapport au dossier sollicité.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Dans le cas d’un Polynésien présent lors des tirs et souhaitant connaître son niveau d’exposition, peut-il accéder à ses propres données médicales ? Je comprends l’importance du secret médical, mais je ne voudrais pas qu’il serve de prétexte pour refuser l’accès à mes propres informations médicales.
M. Evence Richard. Je suis un peu embarrassé pour répondre à cette question. Peut-être que d’autres personnes présentes sont mieux placées pour le faire. Une des difficultés réside également dans l’existence même du document demandé.
Mme Dominique Voynet, vice-présidente. Pourriez-vous nous préciser sous quelle forme les documents disponibles sont présentés ? À quoi ressemblent vos inventaires ? S’agit-il d’une simple liste de numéros et de côtes, ou sont-ils explicites ? Une personne cherchant des données spécifiques aura évidemment des difficultés à s’y retrouver si la présentation ne lui permet même pas de deviner l’existence du document.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteur. Je tiens à préciser que notre commission d’enquête ne se limite pas aux essais nucléaires, mais s’intéresse à l’ensemble de l’expérimentation nucléaire française. Nous nous penchons également sur la période précédant l’institution du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), notamment la période des essais en Algérie et la transition vers la Polynésie. Monsieur Ricard, existe-t-il des archives qui devraient être dans vos collections ou sous votre conservation mais qui ne le sont pas ?
M. Bruno Ricard. Nous conservons les archives qui nous ont été « versées », selon le terme archivistique. Chaque année, nous collectons entre 4 et 5 kilomètres linéaires de nouvelles archives. Ce processus implique une évaluation préalable, avec une sélection et des tris ou des éliminations. Certaines archives sont détruites réglementairement, lorsqu’elles sont jugées sans intérêt administratif ou historique ; une part importante de la production administrative est ainsi éliminée à l’issue de la durée d’utilité administrative. Nous conservons les archives qui nous sont versées après cette sélection.
Est-ce pour autant exhaustif ?
Je rappelle que l’archivage n’est pas une science exacte. Avant la mise en place des protocoles, la collecte était moins efficace (sous les Troisième et Quatrième Républiques). Pour la période qui nous intéresse, des années 1960 aux années 1990, la collecte s’est plutôt bien déroulée. Nous disposons ainsi de fonds cohérents et importants.
Quant aux instruments de recherche, ils sont intelligibles. Ce ne sont pas uniquement des numéros et des dates. Chaque description de dossier ou de carton comporte une analyse claire en quelques lignes pour faire comprendre ce qu’il y a à l’intérieur. Nous avons parfois plusieurs niveaux d’inventaire : des versions plus synthétiques pour la diffusion de certains documents en ligne et des versions plus détaillées disponibles dans nos services ou en salle de lecture, puisqu’ils peuvent être communicables sans pour autant être diffusables sur internet.
Sur le site Mémoire des hommes, l’onglet concernant les essais nucléaires et l’état des sources du service historique de la défense et des Archives nationales contient des analyses que tout un chacun peut comprendre.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite préciser ma question. Existe-t-il des archives spécifiquement conservées et gérées par le CEA - DAM ?
M. Bruno Ricard. Le CEA n’a jamais versé d’archives aux Archives nationales. Il relève non du ministère des Armées mais du ministère de la Transition écologique ; il relève donc à ce titre du périmètre des Archives nationales mais il n’en demeure pas moins qu’il conserve lui-même toutes ses archives, tant pour le CEA que pour la direction des applications militaires (DAM). La loi prévoit ce cas de figure ; le code du patrimoine prévoit ainsi que par dérogation à l’obligation de versement, des administrations puissent conserver leurs archives sous le contrôle technique et scientifique du ministère de la Culture (qui, pour le CAE, est représenté par la mission archives du ministère de la Transition écologique et le service interministériel des Archives de France).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Donc, un chercheur souhaitant accéder à ces archives ne peut passer par vous. Il doit s’adresser directement au CEA. Comment cela se passe-t-il concrètement ?
M. Bruno Ricard. Un chercheur voulant accéder aux dossiers du CEA doit s’adresser directement à lui.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je voulais aborder la question des archives en Polynésie, notamment le fonds du Gouverneur. Ce fonds comprend des états civils et des archives de la juridiction de Papeete, qui sont de compétence étatique et se trouvent dans un état de conservation critique. Il contient certainement des archives pertinentes pour la période qui nous intéresse ici, notamment des échanges administratifs entre le Gouverneur et les administrateurs qui étaient sur les sites, aux Gambier ou sur la base avancée de Hao, pas nécessairement sur les sites d’essais. Tout cela est conservé mais n’est pas actuellement accessible aux chercheurs et aux historiens.
M. Bruno Ricard. Concernant les archives sur place, il existe une incertitude juridique quant à leur statut, y compris celles du haut-commissariat. Le code du patrimoine comporte un livre spécifiquement relatif à l’Outre-mer, mais l’ordonnance sur l’Outre-mer prévue par la loi de 2014 sur la liberté de création, l’architecture et le patrimoine n’a pas été prise. Cette ordonnance devait étendre le régime des archives publiques aux services de l’État en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna. Des questions subsistent donc sur le statut juridique de ces documents, les règles applicables et la communicabilité de ces archives. Néanmoins, nous avons toujours cherché à être pragmatiques, notamment pour l’accès, en assimilant les règles du code du patrimoine à ces archives.
Si je peux me permettre, je souhaiterais donner la parole ici à ma collègue Sylvie Le Clech qui, il y a quelques années, a réalisé une mission spécifique sur les archives en Polynésie française.
Mme Sylvie Le Clech, directrice adjointe des archives diplomatiques du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Les archives de Polynésie sont régies par des textes calqués sur la loi de 1979 concernant la collecte, la conservation et l’accès. Le bâtiment du service du patrimoine archivistique et audiovisuel de Polynésie auquel vous faites référence, construit en 1988 à Tipaerui, est toujours administré sous le régime d’une convention de 1988 qui prévoyait un financement à 50 % par l’État. À l’époque, l’Etat mettait également à disposition des moyens humains sous la forme de personnels. J’ai effectué deux missions en Polynésie en 2018 et 2022 pour examiner la situation des archives polynésiennes, dans le contexte d’une volonté du pays de dénoncer la convention de gestion avec l’État. Cette décision s’appuie sur un arrêt du Conseil d’État stipulant que des fonctionnaires polynésiens ne peuvent pas exercer une compétence de l’État, notamment pour l’accès aux archives produites par les services de l’État. Cela a rendu inaccessibles les archives des Gouverneurs et hauts commissaires.
Actuellement, le service du pays donne accès uniquement aux archives produites par le pays, pas à celles de l’État, qui représentent tout de même plus de 50 % des fonds. Le service se concentre en vérité principalement sur les recherches généalogiques et foncières, problématiques cruciales pour la société polynésienne. Il existe un accord pour la conservation des archives des tribunaux, qui sont des archives d’État. Dans mon rapport, j’ai recommandé d’organiser au moins un service minimum pour rendre accessibles les archives de l’État aux chercheurs et aux citoyens. Le bâtiment où se trouvent ces archives contient plusieurs centaines de mètres linéaires d’archives mais insuffisamment décrites, versées dans les premières années de mise en service de ce bâtiment, ce qui complique leur gestion et leur éventuelle élimination. Une mission d’appui a été réalisée en 2023 par l’association Archivistes sans frontières pour aider à résorber cet arriéré d’archives. Le fait est que le service des archives de Polynésie, de petite taille, manque de personnel pour traiter efficacement cet arriéré.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Pensez-vous que des archives pertinentes pour notre sujet auraient pu être détruites faute d’identification quant à leur importance, ou la prudence a-t-elle prévalu en les conservant malgré tout ?
Mme Sylvie Le Clech. D’après mes observations et les entretiens menés en toute confiance et transparence, la tendance dans les archives est plutôt à la conservation excessive qu’à l’élimination massive, sauf en cas de sinistre climatique ou de fait de guerre. Certaines archives ont en effet longtemps été conservées dans des conditions médiocres mais, en 2022, j’ai constaté que le pays avait fait des efforts considérables pour résorber les problèmes d’infiltration d’eau. Lorsque j’ai fait la visite des bâtiments, j’ai pu constater que les conditions climatiques étaient redevenues normales et que des travaux d’étanchéité avaient été réalisés sur le toit du bâtiment.
M. Gilles Andreani, président de la Commission du secret de la défense nationale (CSDN). C’est un plaisir d’intervenir devant votre commission et je souhaite vous présenter le fonctionnement de cette institution en compagnie du préfet Gaudin, secrétaire général de la commission. Créée il y a plus de vingt-cinq ans, la CSDN est un tiers de confiance destiné à garantir les conditions d’examen les plus indépendantes et les plus objectives des demandes de déclassification adressées par l’autorité judiciaire au pouvoir exécutif pour que des documents jugés importants dans le cadre de contentieux puissent être exploités dans le cadre de la procédure menée.
Nous sommes une autorité administrative indépendante composée d’un sénateur, d’un député, d’un conseiller à la Cour de cassation, d’un conseiller d’État et de moi-même, membre de la Cour des comptes.
Quand une juridiction souhaite inclure dans la procédure un document classifié, identifié ou non, le magistrat instructeur saisit le ministre qui est à l’origine de la production de ce document d’une demande de déclassification. Le ministre saisit alors notre commission, qui rend un avis sur l’opportunité de déclassifier le document en prenant en compte deux aspects : le bon fonctionnement de la justice (droit au procès équitable…) et les intérêts supérieurs de la Nation (exigences de la Défense et de la sécurité nationale). En pratique, nos recommandations sont totalement ou partiellement favorables à la déclassification dans environ deux tiers des cas, et les ministres suivent généralement notre avis, qui est par ailleurs publié au Journal Officiel de la République française. Vous voyez donc que notre commission ne peut être saisie que sur requête de l’autorité judiciaire ou, je m’empresse de le préciser dans le cadre de cette enceinte, également par les commissions permanentes des assemblées parlementaires compétentes en matière de sécurité défense et de sécurité intérieure ; c’est arrivé une seule fois, lorsque la commission des Lois de l’Assemblée nationale a déposé une telle demande dans le cadre de la commission d’enquête lancée sur l’indépendance énergétique de la France, le rapport ayant trait à l’industrie nucléaire française. La commission avait alors émis un avis favorable, d’ailleurs suivi par le Gouvernement.
Concernant plus spécifiquement les essais nucléaires, nous avons été saisis dans le cadre de deux procédures. La première, initiée par l’Association des victimes d’essais nucléaires (AVEN) et l’association Mururoa e Tatou, qui avait demandé la déclassification de documents depuis 2004 ; la CADA a refusé cette demande. Le tribunal administratif de Paris a été saisi et, en octobre 2010, a recommandé au ministre de saisir notre commission avant de maintenir ou de lever la classification des documents en question. Ce jugement a été confirmé par le Conseil d’État, en cassation, dans un arrêt du 20 février 2012. La CSDN a ainsi été saisie par le ministre de deux demandes, concernant deux lots de documents. On a instruit ces demandes après nous être déclarés compétents, ce qui n’était pas forcément évident au regard des textes mais nous l’avons fait en raison de l’autorité de la chose jugée d’une part, et du sujet abordé d’autre part. Nous avons été saisis au total de 240 documents parmi lesquels 79 entraient selon nous dans le champ de la requête. Nous avons au final recommandé la déclassification totale ou partielle de la grande majorité d’entre eux, à l’exception de quelques passages considérés comme proliférants. Par nos deux avis de 2012 et de 2013, nous avons recommandé la déclassification de 2 118 pages (correspondant à 21 documents) sur un total de 2 168. Une troisième procédure a été initiée devant le juge judiciaire cette fois-ci, sur les éventuelles conséquences des essais nucléaires au Sahara et en Polynésie par les associations ayant agi dans le cadre judiciaire avec constitution de partie civile. Sur les 79 documents considérés, nous avons émis un avis favorable à la déclassification pour 63 documents et un avis défavorable pour 16 d’entre eux.
Au total, si je raisonne en globalité sur l’ensemble des procédures, nous avons donné un avis favorable à la déclassification pour 90 % des documents, un avis défavorable pour 7 % d’entre eux et un avis partiellement favorable pour 3 %. Les motifs des refus de communication sont strictement liés aux préoccupations de prolifération et aux risques que certaines informations puissent révéler des détails sensibles sur nos armes nucléaires. Notre commission a ainsi joué le rôle que lui prescrit la loi, en veillant à l’équilibre entre transparence et protection des intérêts nationaux.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je m’appuie sur votre dernière phrase Monsieur Andreani pour revenir « sur ce que la loi nous a demandé de faire ». La loi Morin, qui permet d’indemniser les victimes des essais nucléaires, est un projet de loi émanant d’un ministère. Je m’interroge : les décrets d’application de cette loi ne prévoyaient-ils pas l’ouverture d’archives et la déclassification immédiate de documents ? N’y avait-il pas une « charge de travail » définie pour chacun de vos services dès l’adoption de la loi ? Je suis surpris que chaque citoyen doive systématiquement passer par une autorité judiciaire pour faire valoir ses droits. Ne pourrait-on pas simplifier la procédure pour constituer un dossier destiné à une commission d’indemnisation ?
M. Gilles Andreani. Monsieur le député, je tiens à clarifier mes propos mais je faisais référence tout à l’heure non à la loi Morin de janvier 2010 mais à la loi instituant la CSDN, par ailleurs révisée en 2015, qui nous confie une mission précise : faciliter l’exercice de la justice face aux documents classifiés. La loi Morin ne nous concerne pas directement, elle ne concerne que les services détenteurs d’archives ; la CSDN n’intervient que sur saisine d’un juge. Nous sommes intervenus dans les affaires judiciaires liées aux essais nucléaires en Polynésie, émettant des avis sur des documents à la demande des ministres. La déclassification globale et les mesures pour faciliter l’accès aux archives du CEP, du CEA et autres archives pertinentes ne relèvent pas de notre compétence. Nous dépendons des saisines de l’autorité judiciaire et des ministres. Notre rôle se limite à émettre des avis sur les documents qui nous sont soumis dans ce cadre.
Mme Dominique Voynet, vice-présidente. Nous avons donc bien compris, Monsieur Andreani, que vous faisiez référence à la loi de 1998 encadrant votre travail, et non à la loi Morin.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Si je comprends bien, un Polynésien souhaitant accéder à des documents classifiés doit d’abord engager une action en justice pour que le juge estime tout d’abord s’il a besoin de ces documents et fasse ensuite appel à vos services. Par ailleurs, vous avez mentionné que la commission d’enquête parlementaire actuelle pourrait vous demander de déclassifier certains documents, sur lesquels vous donneriez votre avis, est-ce correct ?
M. Gilles Andreani. Concernant votre première question, nous ne sommes pas la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Notre rôle n’est pas de faciliter l’accès aux documents administratifs. Nous intervenons dans le cadre de contentieux, qui n’est pas un contentieux d’accès aux documents administratifs (il s’agit le plus souvent d’un contentieux pénal, lié à des affaires de renseignement, de terrorisme, ou d’indemnisation comme pour les essais nucléaires). Notre mission consiste à émettre un avis sur des documents pouvant contribuer à la manifestation de la vérité et à la résolution du litige. Le cas que vous mentionnez, où le tribunal administratif, saisi d’un contentieux concernant un refus de communication émis par la CADA, a enjoint au ministre de saisir la CSDN, est très particulier et a fait l’objet d’un appel et d’une décision ayant confirmé le premier jugement en cassation. Je ne peux préjuger de ce qui se passerait dans un cas similaire à l’avenir.
Quant à votre deuxième question, le Parlement est souverain et nous sommes à son service. La loi de 2015 a été utilisée une fois et, à la suite du vote d’un amendement parlementaire, a étendu cette possibilité. Cette faculté n’est pas directement ouverte aux commissions d’enquête par la loi. La commission d’enquête sur la souveraineté énergétique de la France a demandé à une commission des Lois, de saisir les ministères détenteurs des documents pour qu’ils sollicitent ensuite la CSDN, qui a rendu un avis positif et remis les documents à la commission.
Mme Marion Veyssière, directrice adjointe du musée national de la Marine. En accord avec mes collègues, si vous le voulez bien, je souhaiterais vous présenter tout d’abord le cadre de la commission mise en œuvre dans les services d’archives concernés : ECPAD, SHD, Archives nationales et Archives diplomatiques. L’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française, engagée en 2021, résulte de la convergence de plusieurs événements et d’une volonté forte portée au plus haut niveau de l’État, partagée avec le Gouvernement polynésien. Les ministres Geneviève Darrieussecq et Patricia Mirallès ont porté ce projet de manière concrète, rapide et transparente.
Cette démarche s’inscrit dans la continuité d’opérations de déclassification antérieures, qui étaient jusqu’alors limitées et sporadiques. Il y a clairement un avant et un après la mise en œuvre de l’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française avec la commission de 2021. La Polynésie française a toujours porté ce besoin d’ouverture des archives. D’ailleurs, lors de la table ronde des 1er et 2 juillet 2021 à Paris, la délégation polynésienne avait inscrit en priorité dans ses revendications la nécessité de faciliter et élargir l’accès aux archives historiques, avec deux objectifs : définir les archives dites « proliférantes » et mettre en place des procédures simplifiées pour permettre un récit objectif et détaillé de l’histoire du CEP, afin d’apaiser les mémoires.
La table ronde du 1er juillet, présidée par Geneviève Darrieussecq, a permis d’échanger sur les difficultés d’accès aux archives, notamment à travers le témoignage du professeur Renaud Meltz. Les archivistes ont souligné les problèmes liés à la forte concentration de documents couverts par le secret-défense et la lourdeur du cadre réglementaire pour aboutir à leur déclassification. Des premières ouvertures ont été partagées, comme l’expérience de la DAM (direction des applications militaires) du CEA, qui a mis en place une commission interne de déclassification au mois de février 2020.
Plusieurs décisions ont été annoncées, dont un changement de paradigme : une ouverture maximale des archives, à l’exception des informations dites « proliférantes » alors que les archives étaient jusque-là très peu accessibles puisque classifiées pour la majeure partie d’entre elles. Une commission placée sous l’autorité du ministre des Armées a ainsi été créée. On a également souhaité sortir d’un processus long pour s’orienter davantage vers un processus itératif permettant une communication plus rapide des nouveaux fonds ouverts à l’attention des chercheurs et du public. La ministre a également souhaité que soit lancée une réflexion sur la médiation et la vulgarisation de cette histoire ; avaient notamment été évoqués la publication de bandes-dessinées, la réalisation de documentaires, l’établissement d’une résidence d’artistes….
Dès l’été 2021, à la suite de cette table-ronde, les services d’archives ont entrepris une cartographie des fonds concernant les essais nucléaires en Polynésie française. Plusieurs réunions au Service historique de la Défense se sont déroulées au mois de septembre 2021 entre archivistes et experts du nucléaire, qui ont permis de définir les fonds existants, de définir ce que l’on entendait par « informations proliférantes » et de statuer sur la communicabilité des documents dans le contexte de l’évolution de la loi en juillet 2021.
La méthodologie a été fixée à ce moment-là : on a ainsi estimé que les informations proliférantes devaient uniquement être entendues de celles relatives à la conception, la diffusion, la fabrication, l’utilisation et la localisation des armes nucléaires, conformément au code du patrimoine. Les autres informations relèvent des délais légaux normaux de communication en étant librement communicables ou communicables sous dérogation.
La commission d’ouverture a été installée le 5 octobre 2021 par la ministre Geneviève Darrieussecq, en réunissant dans un cadre interministériel les représentants de la Polynésie française et de toutes les administrations et services d’archives concernés, avec un vif désir de travailler en toute transparence. Elle a été conçue de manière opérationnelle pour obtenir des résultats rapides et efficaces.
Concernant la Polynésie, le président Édouard Fritch a nommé deux représentantes. Madame Yvette Tommasini d’une part, inspectrice pédagogique, qui dirige depuis 2018 le programme « Enseigner le fait nucléaire » mené conjointement par le ministère polynésien de l’éducation et le vice-rectorat de Polynésie française. Madame Yolande Vernaudon d’autre part, cheffe du service de la délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, qui était en outre présente à Paris lors de la première table ronde et qui a pu visiter tous les services d’archives concernés. J’ajoute que sa venue a été extrêmement précieuse pour toutes les équipes mobilisées sur cette opération car elle a pu nous faire part des attentes des Polynésiens. Notamment, en ce qui concerne le périmètre souhaité qui ne devait pas se limiter uniquement aux essais nucléaires en Polynésie française, mais qui devait également englober toutes leurs conséquences sanitaires, environnementales, sociétales et culturelles. Cela a permis aux services d’archives de retravailler la première cartographie des fonds sous ce nouveau jour.
Nous avons proposé à ces deux représentantes d’être habilitées au secret de la Défense nationale pour qu’elles puissent avoir accès à l’ensemble des documents. Seule Madame Tommasini a accepté de remplir le formulaire, jugé un peu contraignent et un peu intrusif. Lors de sa venue en France en novembre 2022, nous l’avons accompagnée. Elle a pu visiter le service historique de la défense et l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense, accédant à tous les documents souhaités, y compris ceux incommunicables à vie.
Lors de la première commission, nous avons partagé cette méthodologie de travail et présenté l’état d’avancement des travaux de chaque service d’archives. Nous avons annoncé la publication des résultats sur la page « Mémoire des hommes » et remis officiellement des documents déjà ouverts à la Polynésie française.
La deuxième commission, tenue le 3 février 2022, a permis de présenter de nouveau l’avancement des travaux et les ressources mises en ligne. La ministre déléguée a annoncé à cette occasion le financement d’un contrat doctoral pour encourager la recherche historique, y compris en Polynésie française, ainsi que la mise en place d’une mission d’appui méthodologique portée par le ministère de la Culture à la demande de la Polynésie française. Nous avons également annoncé diverses opérations de médiation.
Il y a eu un tournant important dû à plusieurs facteurs, notamment l’évolution de la loi sur les archives. Auparavant, les services d’archives rencontraient des difficultés pour faire déclassifier leurs documents. Grâce à la nouvelle loi, une grande partie des documents librement communicables ont été déclassifiés de facto, simplifiant considérablement l’accès à ces archives.
Je tiens ici à saluer l’investissement des services d’archives dans ce travail. Les volumes traités sont impressionnants, et tout ce travail a été réalisé en moins de trois ans, à moyens constants, sans ressources supplémentaires, ni humaines, ni financières. Bien que le résultat ne soit pas parfait (nous aurions aimé faciliter davantage l’accès aux Polynésiens à ces archives, notamment par des campagnes de numérisation plus étendues), les résultats obtenus sont tout de même extrêmement appréciables.
Mme Nadine Marienstras, cheffe du service historique de la défense. Je vais compléter avec quelques chiffres pour illustrer ce qu’évoquait à l’instant Marion Veyssière. Le service historique de la défense (SHD) est le service d’archives du ministère de la Défense. Il gère 450 kilomètres linéaires d’archives répartis dans quatre centres : Vincennes (centre principal où sont conservées la plupart des archives des essais en Polynésie), Pau (archives des personnels militaires), Châtellerault (archives de l’armement et du personnel civil) et les centres du réseau territorial situés dans les ports pour la plupart. Nous avons également des missions de contrôle scientifique et technique des services d’archives intermédiaires, une bibliothèque, et nous valorisons les archives sous diverses formes.
Concernant les archives du CEP, voici l’état des lieux de la cartographie réalisée : 840 cartons de documents ont été analysés pièce par pièce, issus des principaux fonds repérés. Sur ces 840 cartons, 398 (soit 47 % d’entre eux) ont été déclarés librement communicables, ce qui représente environ 98 000 documents. 442 cartons (53 %) ont été déclarés communicables sous dérogation, avec des délais variables qui s’appliquent. Sur l’ensemble des 840 cartons traités, seuls 194 documents ont été déclarés incommunicables au titre de la prolifération, ce qui montre le faible nombre de documents réellement incommunicables.
Pour faciliter le travail des chercheurs, le SHD a choisi d’extraire des boîtes les documents incommunicables, permettant ainsi l’accès aux autres documents contenus dans ces mêmes cartons. Cette pratique, qui n’est pas habituelle, démontre à mon sens une réelle volonté d’ouverture et de transparence.
Concernant le corpus des essais nucléaires dans le Pacifique, il nous reste 33 cartons à analyser ; nous prévoyons de terminer l’analyse, c’est-à-dire la distinction entre l’incommunicable et le communicable, d’ici la fin du premier semestre 2025.
Par ailleurs, en ce qui concerne la mise à disposition de ces archives au bénéfice des chercheurs, nous disposons d’instruments de recherche en ligne pour le cercle 1 (les archives les plus en lien avec le sujet), leur permettant de repérer à distance les documents pertinents. Des inventaires sont également disponibles sur place, à Vincennes, en salle de lecture.
La consultation de ces fonds s’effectue sur réservation, au centre de Vincennes, avec un simple accès conditionné à une inscription en tant que lecteur. Actuellement, une vingtaine de chercheurs, documentaristes et journalistes s’intéressent au sujet. Parmi eux, sept chercheurs ont formulé en 2021 des demandes de dérogation pour les fonds non librement communicables. Sur 199 cartons ayant fait l’objet d’une demande de dérogation, 198 ont été accordés en tout ou partie (notamment parce qu’une partie du carton ne concerne pas le sujet de recherche). Seule une dérogation a donc été refusée. Concernant les documents classifiés, nous avons obtenu la déclassification de 94 % d’entre eux au 31 décembre 2024. Les 6 % restants se répartissent ainsi : 3 % relèvent du ministère des Armées, traités par notre commission de déclassification ad hoc qui se réunit tous les mois et permet de demander une déclassification au fil de l’eau, et 3 % proviennent d’autorités extérieures n’ayant pas encore répondu.
Pour faciliter le travail des chercheurs venant de loin, nous augmentons le nombre de cartons autorisés par séance mais nous permettons également assez largement la reproduction des documents déclarés librement communicables.
En conclusion, nous constatons une nette amélioration dans la transparence et l’aide à la recherche. Notre travail de classification au niveau du document, plutôt que du dossier, permet vraiment de communiquer tout ce qui est communicable, évitant ainsi la mise à l’écart de cartons entiers.
M. Laurent Veyssière, directeur de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD). Pour comprendre le rôle de l’ECPAD, il faut remonter à 1915. Nous sommes les héritiers directs de la section photographique et cinématographique de l’armée, chargée dès le début de la production d’images de propagande et d’information, ainsi que de leur conservation. Aujourd’hui, cent dix ans plus tard, notre mission reste la même : produire et conserver les images. Nous ne sommes pas un service de communication, mais nous fournissons les supports au ministère des Armées. Depuis deux ans, nous sommes reconnus comme étant un service d’archives définitives, permettant ainsi de collecter les archives audiovisuelles produites par les autres services du ministère.
Notre statut d’établissement public administratif nous place sous la tutelle de la délégation à l’information et à la communication de la Défense, et non de la DMCA. Cette particularité s’explique notamment par la spécificité de la gestion des archives audiovisuelles, qui diffère grandement de celle des archives papier en termes de conservation, de numérisation et de mise en ligne qui nécessite des techniques de conservation, des modes de numérisation et des modes de mise en ligne différents.
Concernant les essais nucléaires, nous produisons et conservons des archives de communication et des archives techniques produites par l’établissement ou par d’autres services du ministère qui auraient produit des images.
Le point crucial à retenir en premier lieu est que tous nos documents sur ce sujet sont désormais déclassifiés.
Nos documents se répartissent globalement en trois lots.
En premier lieu, les photographies : on a environ 28 500 photographies sur les essais au sens large (c’est le périmètre que nous avions retenu avec Madame Vernaudon lorsque nous avions échangé avec elle sur ce sujet) dont 26 800 sont aujourd’hui librement communicables (94 % du total), le restant posant des problèmes de vie privée (photos prises dans l’intimité des personnels, éventuelles photos d’hommes nus alors qu’ils sont en train d’être décontaminés au retour de leurs missions…). Sur ces 28 500 photos, je précise que 12 000 sont en ligne, ce qui témoigne d’un choix de mise en ligne importante que nous avons fait dès le départ, en réorientant nos programmes de numérisation pour prioriser ces thématiques, et en allouant des budgets conséquents à cette entreprise.
En deuxième lieu, nous disposons actuellement de 648 vidéos (96 montées et 562 rushs) dont 603 sont numérisées et consultables en médiathèque, 373 étant par ailleurs librement accessibles en ligne.
En troisième et dernier lieu, les films (type Super 8) : nous en avons 135 dont 62 sont consultables sur place, 54 étant déjà en ligne. Je rappelle que la différence entre la numérisation et la mise en ligne s’explique par certaines contraintes techniques ou juridiques.
L’engagement de nos équipes a été remarquable suite à la visite de Madame Vernaudon, nous permettant d’atteindre nos objectifs plus rapidement que prévu. Cependant, nous constatons une faible consultation en ligne de ces archives ce qui a pu nous décevoir quelque peu. En 2023, la thématique des essais nucléaires dans le Pacifique sur le site « Images Défense » se classait au 83ème rang des consultations, et même au 95ème en 2024 avec seulement 8 600 vues pour les essais nucléaires et 17 000 pour l’ensemble de la Polynésie, ces chiffres pouvant s’expliquer notamment par un manque de communication de notre part.
Pour valoriser ces archives, nous avons entrepris plusieurs actions : coproductions de documentaires historiques, projections dans des festivals, prêts d’œuvres pour des expositions et accueil d’artistes en résidence. Nous avons également développé des partenariats avec des youtubeurs, notamment Mamytwink, dont l’épisode sur les essais nucléaires a dépassé le million de vues. Nous avons accueilli une artiste polynésienne pour un projet de bande dessinée. Des actions pédagogiques et universitaires ont été mises en place, incluant la mise à disposition d’archives pour des étudiants et la signature d’une convention avec l’Université de Polynésie française, la Maison des sciences de l’Homme du Pacifique pour illustrer un dictionnaire en ligne du CEP avec nos images. J’ajoute enfin que la page d’accueil de votre commission d’enquête est illustrée par une image d’un tir venant de nos archives !
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Ma première question concerne l’accessibilité des documents pour les victimes préparant leurs dossiers. Êtes-vous en mesure de les orienter vers les bonnes ressources, même si vous ne disposez pas directement des documents recherchés, comme les carnets de bord des navires qui sont des documents importants pour la constitution de dossiers d’indemnisation à présenter au CIVEN comme nous l’ont dit plusieurs mécaniciens marins ayant travaillé sur les sites à l’époque ?
Ma seconde question porte sur votre travail de sensibilisation culturelle concernant les essais nucléaires, tant pour les Polynésiens que pour les métropolitains. J’apprécie particulièrement votre approche diversifiée utilisant divers médias comme la photographie, la vidéo, la bande dessinée et la collaboration avec des artistes. Cette démarche est adaptée et essentielle pour vulgariser ce sujet complexe et susciter ainsi l’intérêt des citoyens. À ce titre, concernant les archives, avez-vous des documents sur la période précédant les essais ? Comment a-t-on expliqué aux Polynésiens l’arrivée de ces expérimentations ? Nous parlons souvent des conséquences, du jour d’après, mais qu’en est-il des archives sur la préparation et la communication initiale autour de ces essais c’est-à-dire du jour d’avant ?
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je souhaiterais revenir sur les critères de classification entre documents proliférants et documents sanitaires. Madame Veyssière, vous avez évoqué les critères définissant un document comme étant proliférant. Ma question porte spécifiquement sur les informations relatives aux doses reçues lors des essais : sont-elles considérées comme des données proliférantes ou non ? Et par conséquent, peut-on y avoir accès ?
M. Emmanuel Fouquart (RN). Concernant l’habilitation secret-défense mentionnée précédemment, je tiens à préciser que cette classification ne permettait pas nécessairement l’accès aux documents déclassifiés des essais nucléaires. Ayant moi-même été habilité secret-défense pour la marine nationale entre 1988 et 1989 à Pateete, je peux affirmer que cette habilitation n’aurait pas suffi pour accéder aux documents classés très secrets relatifs aux essais.
Mme Marion Veyssière. Je tiens à clarifier ce point pour dire très clairement que Madame Tommasini avait effectivement un niveau d’habilitation suffisamment élevé pour accéder à l’ensemble des archives, y compris celles classées incommunicables à vie. L’habilitation comporte deux aspects : le niveau de classification auquel on peut accéder (secret-défense, très secret-défense, etc.) et la justification du besoin d’en connaître. Dans le cas de Madame Tommasini, ces deux conditions étaient remplies, lui permettant ainsi de consulter l’intégralité des documents lors de sa visite au SHG.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors de la première commission d’enquête, j’avais suivi une historienne à la délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN) afin d’observer les difficultés d’accès aux archives. J’ai pu accéder à une salle contenant des dossiers médicaux, ce qui m’a permis de constater leur quantité. Concernant les bobines mentionnées par M. Veyssière, j’espère que vous vous en êtes occupés car elles étaient entreposées dans le désordre, sans grande précaution…
Dans le cadre de notre commission d’enquête, nous nous intéressons particulièrement aux doses reçues et au niveau d’informations fournies aux différentes populations concernées : appelés, engagés, travailleurs, civils. Nous cherchons à comprendre comment ces personnes étaient considérées en fonction de leur statut.
Avez-vous une estimation des documents ou cartons qui resteraient à traiter ? Prenez-vous en compte les archives personnelles ? Je pense qu’une grande partie des archives se trouve peut-être chez les particuliers. Serait-il envisageable qu’une entité se charge de collecter ces documents ?
Enfin, M. Veyssière, existe-t-il des enregistrements audio dans les archives, outre les photos et les vidéos ?
Mme Dominique Voynet, vice-présidente. J’aimerais ajouter une question. De nombreux documents ont été supprimés au fil du temps, mais certains pourraient se révéler aujourd’hui extrêmement intéressants, comme les archives de bord de certains navires. Des informations apparemment anodines, comme les conditions météorologiques à un moment donné, pourraient maintenant nous aider à différencier les populations exposées de celles qui ne l’ont pas été.
Nous avons également constaté que certains protocoles étaient improvisés, sans savoir s’il y avait eu des retours d’expérience alors que ce sont des documents techniques. Ça m’intéresserait de comprendre comment les décisions étaient prises, ou pourquoi elles ne l’étaient pas. Est-ce que ce type d’information se trouve dans les archives, notamment dans les documents techniques de retour d’expérience ?
Mme Marion Veyssière. Concernant les doses reçues, le cadre est clairement défini par la loi. Les informations considérées comme proliférantes sont strictement limitées aux données techniques sur la localisation et la fabrication des armes, conformément au code du patrimoine. La difficulté réside dans le fait que ces données techniques peuvent se trouver dans des documents apparemment anodins portant sur d’autres sujets.
Un travail considérable a donc été effectué au SHD pour examiner chaque document un à un et identifier dans chacun d’entre eux ces données sensibles. Pour la plupart des documents, nous avons pu les ouvrir à la consultation. Les informations sur les doses reçues ne sont clairement pas considérées comme proliférantes et doivent être accessibles, sauf si elles contiennent d’autres données techniques sensibles.
Ensuite, la communication de ces documents dépend de leur classification : soit ils sont librement communicables, soit ils nécessitent une procédure de dérogation si d’autres restrictions s’appliquent. C’est le droit commun.
Mme Nadine Marienstras. Pour s’orienter dans les archives, le rôle des archivistes est crucial. Au SHD, le département des publics guide au mieux les lecteurs dans leur recherche, sans toutefois l’effectuer à leur place, car l’organisation des archives peut être complexe, distribuée en divers endroits… Un service d’archives est un service qui communique avec les usagers ; c’est fondamental. Nous mettons en relation les demandeurs avec les centres appropriés parmi nos dix sites.
Concernant les bâtiments (archives du cercle 2), nous disposons des journaux de bord et d’informations sur la vie quotidienne à Brest, Lorient, Toulon, notamment pour les navires mobilisés entre 1964 et 1966. Une centaine de ces documents ont été analysés, avec seulement trois cartons restant à examiner. Nous avons également des archives provenant de Châtellerault, incluant des documents de contrôle biologique, de la direction des centres d’expérimentation et du détachement de gendarmerie du Centre d’expérimentation du Pacifique.
M. Laurent Veyssière. Concernant la valorisation des archives, nous reconnaissons l’importance d’utiliser les nouveaux médias pour atteindre le public, en particulier les jeunes ; des études l’ont montré mais trois quarts des étudiants en histoire ont choisi cette filière parce qu’ils ont joué à des jeux vidéo historiques ! Nous ciblons donc la bande dessinée, les youtubeurs et les jeux vidéo pour diffuser nos archives et offrir des représentations historiques précises.
Suite à la visite de Mme Vernaudon, nous avons compris l’importance du jour d’avant et l’intérêt de montrer non seulement les essais mais aussi l’évolution des lieux comme Papeete. Ces transformations environnementales ont été largement filmées et auraient pu être exposées dans la Maison de la mémoire.
Enfin, nous confirmons qu’il reste encore des archives à traiter, avec des versements en cours de préparation, notamment à la DSCEN.
Sur les archives privées, nous disposons d’archives papier et audiovisuelles, avec des versements prévus dans les mois à venir. Concernant les archives privées, nous en avons déjà collecté, comme le font tous les services d’archives. Par exemple, pour les essais nucléaires, nous avons des photographies remarquables prises par un aspirant de marine à bord du Garonne, qui complètent parfaitement la production officielle. Ces photos sont disponibles en ligne. Nous n’avons pas d’enregistrements audio, mais le service historique en possède probablement.
Mme Nadine Marienstras. Nous disposons effectivement de témoignages oraux et de témoignages par exemple d’amiraux et de généraux présents sur les sites d’essais à l’époque. Certains de ces témoignages sont librement communicables et peuvent être mis à disposition dès maintenant.
Mme Marion Veyssière. Le service historique de la défense possède de nombreux cartons librement communicables sur le choix de la Polynésie pour les essais nucléaires. Je recommande à votre commission d’enquête de se déplacer dans les services d’archives pour consulter ces documents, ce qui serait sans doute très enrichissant pour vos travaux.
Mme Dominique Voynet, vice-présidente. Excellente idée !
Mme Sylvie Le Clech. Au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, nous offrons un service personnalisé aux chercheurs travaillant sur les essais nucléaires. Nous préparons les documents pour maximiser l’accès aux informations dans le respect de la loi. Nos fonds sont particuliers car ils concernent la France dans le monde. Ils incluent des documents des postes diplomatiques à l’étranger, reflétant les discussions avec les dirigeants et les sociétés civiles des pays d’accueil, notamment ceux opposés aux essais français. Ces archives se trouvent dans les fonds d’administration centrale, des représentations permanentes auprès d’organismes internationaux et sur notre site de Nantes pour les documents rapatriés des ambassades.
J’ai également participé à une mission d’appui pour la mise en place d’un centre de mémoire en Polynésie. Nous avons constaté l’importance de valoriser les documents familiaux pour comprendre les bouleversements de la société polynésienne. Cette approche ne se limite pas à l’histoire, mais englobe aussi l’anthropologie et la sociologie.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite évoquer une histoire concernant l’archipel des Gambier, qui a souvent été exposé aux nuages toxiques des tirs atmosphériques. Les Mangaréviens parlent fréquemment du bateau La Coquille, venu juste après le tir Aldébaran le 2 juillet 1966 pour effectuer des relevés et examiner la population. Le rapport du docteur Millon, présent sur ce bateau, n’a jamais été rendu public : avez-vous vu passer ce document ou est-il éventuellement au CEA ? De plus, il y a cette histoire de la directrice d’école de Mangareva qui avait tenu un carnet de santé détaillant les symptômes de tous ses élèves après le tir mais ce carnet lui a été confisqué par des militaires. Là encore, comment peut-on retrouver ces documents ?
Mme Nadine Marienstras. Je n’ai pas la réponse immédiate, mais je vais mener l’enquête et vous fournirai une réponse.
Mme Sylvie Le Clech. Pour répondre à votre question, j’ai trouvé ce rapport en ligne et j’en ai fait un tirage papier, bien que je ne sois pas experte en la matière. Il s’agit de la revue Damoclès, édition de février-avril 2005. Ce document contient des reproductions sur les Gambier. Je crois l’avoir trouvé via un lien sur le site de l’Assemblée territoriale de Polynésie française, mais cela reste à vérifier.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je ne pense pas que ce soit ce que les chercheurs demandent. Ils recherchent les comptes rendus des essais atmosphériques de 1966 à 1974, ainsi que les archives du bâtiment La Coquille, chargé des prélèvements. Je doute que toutes ces informations s’y trouvent.
Mme Dominique Voynet, vice-présidente. Je soutiens l’idée d’une visite sur site, pas uniquement pour consulter des bandes dessinées et des films, mais pour effectuer un travail sérieux de recherche ; on vous dira ce qu’il advient de cette idée. Merci à tous.
5. Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Hermitte, président du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), Mmes Laurence Lebaron-Jacobs, vice-présidente du CIVEN et Monia Naouar, directrice du CIVEN. (Mercredi 29 janvier 2025)
Selon les termes de l’article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi Morin, le Civen est une autorité administrative indépendante composée de neuf membres chargés d’examiner et de se prononcer sur les demandes d’indemnisation soumises par les victimes des essais nucléaires effectués en Polynésie française et en Algérie.
L’activité du Civen est soutenue puisque, si je me réfère à votre dernier rapport public, vous avez reçu pas moins de 564 nouvelles demandes d’indemnisation en 2023, soit une hausse de 72 % par rapport à 2022, alors que vous aviez déjà connu une augmentation de 50 % entre 2022 et 2021. En 2023, vous avez par ailleurs rendu 287 décisions, avec un taux d’acceptation de 48 % par rapport au nombre de demandes d’indemnisation présentées. Cette même année, en 2023, 52 décisions de rejet ont fait l’objet d’un recours contentieux devant le juge administratif.
Vous savez que votre activité fait l’objet d’un certain nombre de reproches, notamment au regard du nombre de décisions de rejet que vous pouvez rendre. Certains reproches ne relèvent pas de votre activité, ni de vos compétences ; je pense en particulier au seuil de 1 millisievert par an qui a été défini par le pouvoir réglementaire. Certaines victimes ou associations de victimes ne comprennent pas les modalités de raisonnement du Civen, ni la manière dont il conduit l’instruction des dossiers ; je pense que ces points feront l’objet de plusieurs questions, notamment de Madame la rapporteure.
Avant de vous donner la parole, permettez-moi de vous poser deux questions. D’abord, j’aimerais rappeler les propos tenus par M. Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), lors de l’audition de l’IRSN devant la précédente commission d’enquête, le 23 mai dernier : « Quel que soit le système, les seuils retenus – la limite à 1 millisievert pour être éligible au système de compensation actuelle par le Civen, par exemple – sont des décisions de gestion, pas des limites de risque. Je le redis, nos connaissances ne nous permettent pas d’identifier un seuil en deçà duquel le risque serait nul ». Face à de telles incertitudes scientifiques, du moins à ce jour, pouvez-vous nous détailler votre méthodologie pour examiner les demandes qui vous sont soumises au regard des critères applicables ? En d’autres termes, comment appliquez-vous ce seuil en pratique ?
Ensuite, on a eu des échos comme quoi certaines convocations de la part du CIVEN se seraient effectuées dans d’assez mauvaises conditions : la demande d’une femme hospitalisée qui a souhaité repousser sa convocation et qui lui a été refusée, des convocations d’autres victimes faites à l’heure française et obligeant donc les personnes vivant en Polynésie à se lever à 3 ou 4 heures du matin pour dialoguer avec vous en visio, etc… Que répondez-vous à ces critiques de méthodes, semble-t-il perfectibles, et peut-on envisager à cet égard l’implantation d’une antenne du CIVEN en Polynésie, ce qui faciliterait sans doute les démarches entreprises par les victimes ou leurs ayant-droits ?
Voilà ce que je souhaitais dire avant que vous n’interveniez et que vous puissiez ensuite tous répondre à certaines questions que Madame la rapporteure vous a d’ores et déjà envoyées.
Avant de vous entendre, mesdames et monsieur, je signale que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous remercie de déclarer chacun à votre tour tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations. Je vous rappelle enfin que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».
M. Gilles Hermitte, Mme Laurence Lebaron-Jacobs et Mme Monia Naouar prêtent serment.
M. Gilles Hermitte, président du Civen. Je vous remercie pour ces mots d’accueil et suis heureux que vous ayez recentré le débat sur certains points que nous allons essayer d’éclairer au mieux pour les membres de la commission d’enquête.
Le Civen n’ayant pas toujours l’occasion de répondre de manière officielle aux critiques qui lui sont adressées, nous vous remercions de nous offrir l’opportunité de nous expliquer sur nos pratiques.
Le Civen a été créé en 2010 pour remédier au caractère insatisfaisant de la réponse apportée aux personnes qui développaient un certain nombre de pathologies susceptibles d’être radio-induites. Celles-ci n’avaient d’autre solution que de demander l’octroi d’une pension militaire, pour les personnes bénéficiant de ce statut, ou bien d’engager une procédure contentieuse devant les juridictions, dont l’issue pouvait être bien évidemment incertaine.
La loi du 5 janvier 2010 a apporté une réponse originale à une situation dont la complexité tient essentiellement à la difficulté que l’on éprouve à identifier les conséquences sanitaires des essais nucléaires, et les incertitudes entourant les causes des vingt-trois cancers répertoriés dans l’annexe du décret du 15 février 2014. Il est en effet scientifiquement impossible d’apporter la preuve qu’ils sont dus à une exposition à des rayonnements provenant des essais nucléaires, puisque tous ces cancers sont susceptibles d’avoir d’autres causes (cancer du poumon…).
Face à ces incertitudes, le législateur a fait un choix audacieux puisque le législateur de 2010 a instauré un système original, basé sur une présomption de causalité bénéficiant aux demandeurs satisfaisant trois conditions et figurant à l’article 4 de la loi. La première est une condition de lieu : ne sont éligibles que les personnes présentes sur les sites d’essai en Algérie, et en Polynésie, sur un secteur angulaire défini par le décret du 15 septembre 2014, d’abord circonscrit à certaines zones, ensuite étendu à l’ensemble de l’archipel. La deuxième est une condition de période, les demandeurs devant avoir été présents entre 1960 et 1968 pour les essais en Algérie, et entre 1966 et 1998 pour la Polynésie, ces intervalles tenant compte des essais eux-mêmes et du démantèlement des sites. Cette présomption de causalité ayant été établie, il a été décidé qu’il serait permis de la renverser au nom de ce que l’on appelé le « risque négligeable », et c’est là la troisième condition, à savoir si la pathologie dont souffre le demandeur peut être imputée théoriquement au rayonnement provenant d’un essai nucléaire. Si le Civen de l’époque, qui était une commission administrative, estimait que le risque était négligeable, la présomption pouvait être renversée et la troisième condition non remplie. Le très faible nombre de dossiers acceptés par le Civen, sur la base de l’application du critère du risque négligeable, a conduit le législateur à supprimer ce critère en février 2017 et à créer une commission pour réfléchir aux améliorations susceptibles d’être apportées au dispositif existant. Les travaux de cette commission, qui a travaillé pendant plus d’une année, ont été repris dans la loi du 28 décembre 2018, qui a substitué au critère du « risque négligeable » celui du seuil fixé à 1 millisievert.
Je souhaiterais également insister sur la transformation du statut juridique du Civen. Je rappelle qu’en 2013, une loi avait transformé le statut juridique du Civen qui, de commission rattachée au ministère de la Défense, dont l’activité consistait à émettre un avis relatif aux demandes dont elle était saisie (avis d’ailleurs suivi systématiquement par le ministère) est devenu une autorité administrative indépendante.
Cette transformation, effective à partir de mars 2015, a eu des effets importants. Le premier se rapporte à la nature des résultats des travaux du Civen, qui depuis cette date ne rend plus des « avis », mais prend des « décisions ».
La seconde évolution concerne également la transformation du collège du Civen, c’est-à-dire l’organe qui, au sein de cette autorité administrative indépendante, examine les demandes et prend des décisions. Le nombre de ses membres est resté identique, à savoir neuf personnes ; en revanche, il ne compte plus de représentants du ministère de la Défense ou du ministère de la Santé. Les membres, dans ce nouveau système, sont désormais des personnalités qualifiées au nombre de huit, le nombre de médecins ayant été augmenté d’une unité (sur les huit personnalités qualifiées, il y a au moins cinq médecins), auxquelles s’ajoute le président du comité.
L’indépendance des membres de ce collège est garantie par leur modalité de nomination. En effet, ces nominations ne proviennent plus du ministère de la défense ou du ministère de la santé, mais de la présidence de la République. Un décret datant du 8 mars 2024 stipule que les membres du collège sont dans l’impossibilité de mettre un terme à leur fonction avant la fin du mandat, et ne reçoivent des instructions d’aucune autorité, ce qui est la réalité d’aujourd’hui. Enfin, si le Civen n’est pas doté de la personnalité morale, son président peut le représenter en justice.
L’organisation du Civen rassemble deux entités. La première est le collège, dont j’ai déjà parlé et qui compte neuf membres. Depuis que j’ai pris la présidence du comité, en mars 2021 – je viens donc de commencer mon second et dernier mandat –, il n’a pas été possible, comme lors de la mandature précédente, de nommer huit personnes qualifiées. Nous n’avons réussi à en nommer sept, sans que cela n’entrave notre activité jusqu’à présent, puisque nous sommes toujours parvenus à atteindre le quorum fixé à cinq membres par les textes. Outre le président, le collège est actuellement constitué de cinq médecins et de deux juristes, un magistrat judiciaire et un magistrat de l’ordre administratif puisque, vous l’avez rappelé Monsieur le Président, les contentieux relatifs aux décisions rendues par le Civen sont portés devant la juridiction administrative.
La seconde entité du Civen est le service du comité, composé de dix personnes, ce qui fait probablement du Civen la plus petite autorité administrative indépendante existante à ce jour. Lorsque j’ai pris mes fonctions, seulement sept personnes y travaillaient, et nous avons réussi à obtenir la création de trois emplois budgétaires, deux postes créés en 2022 à la suite à la table ronde Reko Tika qui s’est tenue à Paris en juillet 2021, et un poste supplémentaire créé en 2024. À ce schéma d’emploi s’ajoute un médecin vacataire chargé de l’instruction médicale des dossiers.
Notre fonctionnement est régi par la loi du 5 janvier 2010 et par le décret du 15 septembre 2014, pris en application de cette loi et qui apporte quelques précisions notamment sur la présomption de causalité instaurée par le législateur, ainsi que par la loi du 20 juillet 2017 portant sur le statut des autorités administratives indépendantes. Le pouvoir réglementaire a clairement indiqué dans le décret de 2014, notamment dans son article 13, la possibilité, voire l’obligation pour le Civen de définir sa méthodologie et de produire un règlement intérieur. Sur la base de ces dispositions, le Civen a adopté trois textes internes différents : un règlement intérieur, une méthodologie détaillée et un barème d’indemnisation spécifique aux pathologies cancéreuses, tous trois disponibles sur le site du Civen.
Le règlement intérieur régit de façon assez pratique les modalités de fonctionnement du Civen, notamment les réunions de son collège.
La méthodologie a vu sa dernière version en date adoptée par une délibération du comité en 2020 et publiée au Journal officiel. Elle se présente sous la forme d’un document d’une vingtaine de pages détaillant de manière extrêmement précise la prise en charge des dossiers, leur mise en état, leur instruction et les modalités de décision du comité. Je suis tenté de dire que les organismes qui exposent publiquement la manière dont ils prennent en charge et étudient les dossiers qui leur sont soumis ne sont pas si nombreux.
Enfin, s’ajoute à ces deux textes un barème d’indemnisation. Ce barème s’inspire naturellement de la nomenclature Dintilhac et des barèmes d’autres organismes intervenant dans des logiques de réparation et d’indemnisation de préjudices. Mais il tient compte des spécificités des pathologies sur lesquelles nous travaillons, qui sont des pathologies cancéreuses. C’est la raison pour laquelle notre barème diffère d’autres barèmes, par exemple de celui de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam).
La mission du Civen a été clairement définie par le législateur. Elle consiste, selon l’article 1er de la loi du 5 janvier 2010, à veiller à ce que toutes les personnes qui souffrent d’une maladie radio-induite résultant d’une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires, maladie inscrite sur une liste et fixée par décret en Conseil d’État, puissent obtenir la réparation intégrale de leur préjudice.
J’en viens à la procédure, ce qui m’amènera à apporter des premiers éléments de réponses à vos questions, monsieur le Président. La première phase de prise en charge des dossiers est une phase d’enregistrement. Selon les textes réglementaires, les demandes doivent nous être adressées par courrier en recommandé avec accusé de réception. Les demandes sont élaborées à partir d’un formulaire également disponible en tahitien et, depuis 2024, en arabe pour faciliter l’accessibilité des Algériens.
Après la phase d’enregistrement, l’instruction commence et se développe sur deux plans, un plan administratif et un plan médical. Sur le plan administratif, l’objectif consiste à compléter chaque dossier autant qu’il est possible de le faire, en tenant compte des limites de l’exercice. Nous savons bien, et nous échangeons régulièrement avec les organismes qui accompagnent les demandeurs à ce sujet, qu’il est parfois difficile d’obtenir certains documents anciens, en particulier les documents médicaux. Je rappelle en effet que certains essais en Polynésie, notamment les essais atmosphériques, ont eu lieu entre 1966 et 1974, c’est-à-dire il y a plus d’un demi-siècle. Ce volet administratif vise principalement à s’assurer que nous disposons de tous les éléments permettant d’identifier le demandeur, d’être en mesure de le contacter, le cas échéant d’attester qu’il s’agit bien d’un ayant-droit par rapport à la victime si celle-ci est décédée, et enfin de vérifier que les conditions de lieu et de temps, soit deux éléments de la présomption de causalité, sont bien remplies.
Le volet médical porte naturellement sur la ou les pathologies pour lesquelles le demandeur engage un processus de réparation. À cet égard, l’état des dossiers qui nous parviennent est plutôt satisfaisant, ce qui traduit la qualité du travail accompli par les organismes, associations ou structures publiques qui accompagnent les demandeurs.
L’instruction requiert un temps parfois assez long. La loi encadre le délai de cette instruction, qui est de huit mois et qui court à partir du moment où le dossier est considéré comme complet. Toutefois, parvenir à la complétude d’un dossier suppose quelques semaines dans le meilleur des cas, mais plus généralement plusieurs mois. C’est le temps qu’il faut pour obtenir les éléments d’information dont nous avons besoin, et pour ce faire, les instructeurs du Civen se tournent à la fois vers les demandeurs, qui peuvent avoir omis certains documents, et vers les organismes publics. À cet égard, le Civen se prévaut d’une prérogative de puissance publique qui l’autorise à émettre des demandes, notamment aux services du ministère de la défense qui détiennent les états de service des militaires et leur carnet médical.
Lorsqu’un dossier est considéré comme complet, comprenant les éléments qui nous paraissent nécessaires à la vérification de la présomption de causalité et à la constitution d’une vision précise de la situation du demandeur, il est inscrit à une séance du collège. Au cours de cette séance, les demandeurs qui le souhaitent ont la possibilité d’être auditionnés, rarement en présentiel, sinon cinq ou six fois par an, le plus souvent par voie téléphonique. En 2024, le Civen a mené environ 350 auditions, qui durent en moyenne une dizaine de minutes.
L’audition permet de vérifier les données essentielles du dossier avec le demandeur ou son représentant, et permet à celui-ci d’apporter d’éventuelles informations complémentaires (une nouvelle pathologie peut s’être déclarée…). Elle offre aussi l’opportunité aux membres du collège de poser des questions dans le but de préciser certains points du dossier, ce qui est souvent le cas pour les personnels militaires ou civils ayant travaillé au CEP, notamment Moruroa, Fangataufa et Hao, c’est-à-dire les sites considérés comme faisant partie du CEP au sens que lui confère la méthodologie du comité. Lorsque nous avons la chance d’auditionner le demandeur lui-même, il est important pour nous de savoir concrètement ce qu’il a fait à ce moment-là, comment il intervenait et quels travaux lui étaient confiés, afin de déterminer les conditions concrètes de son exposition, selon l’expression consacrée par la jurisprudence du Conseil d’État.
L’examen auquel nous procédons suit la méthodologie définie en 2020 par le comité, et opère à ce titre une distinction principale entre deux profils de demandeurs : d’une part les personnes qui ont travaillé pour le CEP, d’autre part ce que nous appelons « la population », c’est-à-dire des personnes qui, pour m’en tenir aux essais nucléaires dans le Pacifique, ont résidé en Polynésie française pendant la période définie par la loi et le décret, comprise entre 1966 et 1998.
Cette distinction importante suit la logique de la jurisprudence du Conseil d’État, qui impose d’une certaine manière au Civen de rechercher les conditions concrètes d’exposition. Celles-ci sont bien évidemment différentes selon que l’on considère la population ou les personnes travaillant sur les sites du CEP où les essais étaient pratiqués, c’est-à-dire Moruroa et Fangataufa. J’inclus également Hao, qui était une base avancée, où se trouvait la piste d’atterrissage et d’envol des aéronefs qui, au moment des essais atmosphériques, traversaient le nuage provoqué par l’explosion pour réaliser des prélèvements. Ces aéronefs étaient inévitablement recouverts de particules qui étaient nettoyées par aspersion sur cette piste, et ces travaux entraînaient, à travers l’écoulement de l’eau de nettoyage, le rejet de particules. C’est la raison pour laquelle Hao est une zone considérée comme sensible et prise en compte dans la méthodologie comme relevant du CEP.
Pour les personnes travaillant au CEP, nous cherchons à connaître la nature exacte de leurs activités, leur localisation précise et leur temps de présence. Nous nous enquérons également de la surveillance dont ils faisaient l’objet : dosimétrie individuelle et collective, examen anthropogammamétrique, examen radiotoxicologique.
Pour la population, nous travaillons selon une autre logique car ces personnes, si elles n’ont pas été directement au contact des essais, ont tout de même pu subir les effets des retombées de ces essais, notamment des essais atmosphériques. Le Civen utilise alors une autre approche qui le conduit à examiner ce que l’on appelle la « dose efficace engagée ». Celle-ci consiste en une reconstitution à l’aide d’un calcul, qui permet d’évaluer l’exposition qu’ont pu subir ces personnes.
À l’issue de l’examen du dossier, soit nous reconnaissons la qualité de victime du demandeur, parce que nous ne pouvons pas renverser la présomption légale, soit nous estimons pouvoir le faire et alors nous rejetons la demande. Une partie des personnes dont la demande a été rejetée se tourne vers les juridictions administratives. Vous l’avez rappelé, une cinquantaine de recours ont été déposés en 2023, et 91 en 2024, ce qui correspond à une augmentation de notre activité au cours de cette année. Pour les personnes dont la qualité de victime est reconnue, l’organisation d’une expertise médicale est mise en place afin d’évaluer le préjudice. À l’issue de cette expertise, une proposition d’offre d’indemnisation est présentée par le comité, sur la base du rapport d’expertise et du barème.
Je souhaite actualiser les chiffres dont dispose la commission d’enquête, et lui donner la primeur des chiffres de l’année 2024 même si ces chiffres nécessiteront d’être consolidés. 217 dossiers ont été soumis au Civen en 2021, 328 en 2022, 564 en 2023 et 823 en 2024. S’y ajoutent 390 dossiers que nous avons enregistrés, en accord avec les différentes structures accompagnant les demandeurs. Il s’agit de dossiers d’ayants-droit de personnes décédées avant 2019, et pour lesquels la date limite de dépôt était fixée au 31 décembre 2024. Aucune disposition reportant ce délai n’a pu être votée, bien que le Sénat ait récemment adopté une disposition de cette nature. Supposant que la prolongation ne serait pas décidée, nous avons choisi de permettre le dépôt de ces dossiers en cours de constitution et de complétude. Cela nous conduit à affirmer qu’en 2024, ce sont plus de 1 200 dossiers qui ont été déposés, soit le double du nombre de dossiers déposés en 2023.
Le nombre de décisions suit le nombre d’entrées, mais dans la mesure du possible. À vrai dire, je ne sais pas jusqu’à quand le Civen sera en mesure de supporter cette augmentation du nombre de dossiers à examiner tout en respectant le délai de huit mois qui lui est imposé. 320 décisions ont été rendues en 2022, 287 en 2023 et 575 en 2024. Pour différentes raisons, le taux de reconnaissance sera en 2024 de 30 %, soit un taux inférieur à celui de 2023 et des années précédentes. Si l’on exclut les dossiers hors décrets, c’est-à-dire les dossiers dans lesquels une des trois conditions de la présomption de causalité n’est pas satisfaite, ce taux d’acceptation sera de 40 %. Mais, comme je l’ai dit, ces chiffres restent à consolider.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête relative aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Je vous remercie vivement, Monsieur le Président, pour tous ces éléments, notamment les chiffres les plus récents même si, comme vous l’avez signalé, ceux-ci demanderont à être consolidés. J’aimerais, pour commencer, revenir sur la présomption de causalité. Vous dites que trois critères suffisent à l’affirmer, et que le Civen cherche à la « renverser ». Que signifie exactement ce terme ?
M. Gilles Hermitte. Renverser cette présomption de causalité signifie que l’on apporte la preuve que le demandeur n’a pas été exposé à une dose égale ou supérieure à 1 millisievert.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez expliqué, à propos du critère de la localisation, que le Civen s’efforce de savoir exactement où se trouvait le demandeur pour la période donnée. Vous l’avez vous-même rappelé, nous parlons d’événements qui se sont produits il y a parfois plus de cinquante ans. Dès lors, pensez-vous qu’il est réaliste de trouver des éléments permettant de satisfaire ce critère de localisation ?
Vous avez parlé de « dose efficace » : comment une personne née à Tahiti dans les années 1970 peut-elle établir le tir auquel elle aurait été particulièrement soumise ? En effet, entre 1970 et 1974, plusieurs tirs ont été effectués en Polynésie. Disposez-vous des documents permettant de connaître l’incidence de tel ou tel d’entre eux sur la population ? Avez-vous accès aux rapports de tir ?
Vous avez évoqué un délai de huit mois à partir de la complétude du dossier. Qui complète ce dossier ? Est-ce le demandeur ? Le Civen aide-t-il les demandeurs à compléter leur dossier ? Certaines personnes malades m’ont rapporté les difficultés qu’elles éprouvent pour accéder à leur dossier médical. Le Civen leur fournit-il une aide à ce titre ? Votre comité dispose, par sa prérogative de puissance publique, de moyens d’accéder à des informations, notamment pour les vétérans. Mais qu’en est-il pour la population ? Je vous pose cette question parce que j’ai rencontré des travailleurs civils sur site et des personnes qui n’avaient pas du tout travaillé au CEP et qui m’ont indiqué avoir toutes les peines du monde à répondre aux demandes du Civen relatives aux documents à fournir.
Le critère de la localisation est très important à mes yeux. J’aimerais vraiment savoir comment le Civen, surtout lorsqu’il rejette une demande, s’assure qu’une personne n’était pas présente dans une zone supposée avoir été exposée au-delà du seuil de 1 millisievert.
M. Gilles Hermitte. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment clair quant au critère de la localisation. Il importe de bien distinguer les deux catégories de demandeurs, les personnes ayant travaillé pour le CEP et la population.
Pour cette dernière, la condition de lieu est simplement vérifiée à partir de déclarations du lieu de résidence, parfois d’attestations sur l’honneur, parfois de documents établis en mairie qui confirment la présence d’une personne dans une commune au cours d’une période donnée, parfois de témoignages. En d’autres termes, cette vérification est assez simple et la plupart des dossiers présentent une information assez précise quant au lieu où se trouvaient ces personnes.
Par ailleurs, pour les personnes qui ont travaillé au CEP, la problématique est beaucoup plus fine. D’abord, les états de service des militaires et des civils, en principe, nous permettent de savoir si les personnes ont été, à un moment ou à un autre, présentes à Moruroa, Fangataufa ou Hao. Les documents de santé et de suivi médical représentent également une source d’information car si une personne s’est blessée ou a été prise en chargé à Moruroa par exemple, cela prouve qu’elle y était. Nous rencontrons néanmoins certains cas dans lesquels des personnes affirment qu’elles étaient présentes sur les sites, mais sans pouvoir le prouver. Le Civen sollicite évidemment tous les organismes qui ont pu employer ces personnes pour avoir des documents mais, toutefois, les recherches effectuées après du service des archives du ministère de la défense ne nous permettent pas toujours d’obtenir un traçage précis en termes de localisation et de temporalité. Vous le savez, au cours des campagnes d’essais nucléaires, les tirs n’étaient pas réguliers et des périodes assez longues pouvaient s’écouler sans qu’il ait été procédé à aucun tir.
Si la présence d’une personne à Moruroa, Fangataufa ou Hao est attestée, il convient de s’enquérir de la nature de ses activités. En effet, même sur ces atolls, l’exposition au rayonnement n’était pas toujours totale et ne se trouvait circonscrite qu’à certaines zones, qu’à certaines activités, ou qu’à certains types de travaux.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ce que vous dites du critère de localisation me pose problème, parce qu’il me semble se confondre avec le lieu de résidence. Nous parlons bien d’essais atmosphériques. De 1966 à 1974, les campagnes de tir s’étendaient en général de fin juin jusqu’à début septembre, et la plupart des tirs étaient effectués en juillet et en août. Bien que la Polynésie soit alors en plein hiver austral, cette période est celle des grandes vacances ; autrement dit, on est à une période durant laquelle on est très souvent hors de son lieu de résidence. Or vous dites que le Civen cherche à savoir avec exactitude où se trouve la personne. Est-on capable, en 2024 de se souvenir exactement de l’endroit où l’on se trouvait en juillet 1974 ? Un demandeur saura certes dire si, cette année-là, il était résident de Pirae ou de Punaauia, de Tiarei ou de Reao. Mais y était-il pour autant présent en juillet 1974 ? Ce que je souhaiterais savoir, mais je sais que vous n’aurez pas la réponse, c’est est-ce que les autorités locales, étatiques ou militaires, faisaient des annonces lors des tirs, par exemple lors du tir Centaure du 17 juillet 1974, celui sur lequel nous sommes le plus documentés, où le nuage radioactif n’a pas pris la direction prévue et a mis 48 heures pour arriver sur les îles les plus habitées, Tahiti et les Îles Sous-le-Vent. Des annonces ont-elles été diffusées, qui demandaient aux personnes de rester cloîtrées chez elles ou, si elles se sont absentées, de rentrer chez elles et de ne plus en sortir pendant une semaine ? A-t-on informé la population que le nuage du tir Centaure n’était pas parti dans la bonne direction ? Si l’on m’apporte la preuve que de telles annonces ont été faites, alors je pourrais entendre qu’il est probable que les personnes étaient réellement chez elles, dans leur propre maison. Dans ces seules conditions, les documents que vous recueillez auprès des maires et qui attestent du lieu de résidence, me paraîtront constituer des preuves valides que le critère de localisation est satisfait – d’ailleurs, cela ne serait même pas suffisant, car après une annonce, des personnes qui étaient en visite dans leur famille loin de leur résidence auraient tout aussi bien pu rester enfermées chez leurs proches durant une semaine.
En outre, je rappelle que quarante-six tirs atmosphériques ont été effectués entre 1969 et 1974, mais de manière très irrégulière : il n’y a eu aucun tir en 1969, mais on en a compté neuf en 1974 sachant qu’il y en avait sept ou huit par campagne. Certains tirs étaient espacés de quelques jours, d’autres de deux semaines. Cela ajoute à l’incertitude !
Vous voyez bien, monsieur Hermitte, que ce critère de localisation est sujet à caution. Aussi, je m’interroge sur le caractère réaliste de votre méthode, et sur la capacité du Civen à prouver avec exactitude que le critère de localisation est rempli.
M. Gilles Hermitte. En disant que le Civen s’efforce de savoir avec précision où se trouvaient les personnes au moment des tirs, il est évident qu’il ne peut attendre des demandeurs qu’ils se souviennent parfaitement, cinquante ans plus tard, de ce qu’ils faisaient et où ils étaient au jour ou à l’heure près. C’est pourquoi nous nous en tenons, logiquement, au critère de la résidence. S’il est établi qu’une personne résidait à tel endroit, alors nous vérifions, à partir des études et des rapports à notre disposition, les doses efficaces qui ont pu être engagées et si celles-ci sont inférieures, égales ou supérieures à 1 millisievert.
Nous avons rencontré des cas similaires à ceux que vous avez évoqués, madame la rapporteure. Par exemple, des personnes, enfants à l’époque, nous ont dit qu’elles passaient leurs vacances chez leurs grands-parents dans la presqu’île durant la période concernée. Dans ces conditions, nous avons considéré, sur la foi de ces déclarations et à la condition d’être en mesure de prouver que les grands-parents étaient bien domiciliés dans la presqu’île, que le critère de localisation était rempli, et nous avons accepté les dossiers. Pour vous donner un autre exemple, lorsqu’un dossier comporte des informations fiables selon lesquelles des habitants de la partie ouest de Tahiti pouvaient se trouver dans la presqu’île le 17 juillet 1974, alors il est retenu.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je partageais les doutes de madame la rapporteure à propos du concept de présomption de causalité qui, tel que vous l’avez présenté, donnait l’impression que le Civen partait du principe que les demandes étaient injustifiées et qu’il revenait aux demandeurs d’apporter la preuve de leur présence sur les lieux et de leur exposition. Mais votre dernière réponse tempère ce sentiment.
Je souhaite aborder la question, selon moi centrale, du seuil et de la dose efficace engagée. Nous savons, en l’état actuel des connaissances et en s’appuyant sur des enquêtes internationales menées par l’IRSN et d’autres instituts, qu’il n’existe pas à proprement parler de seuil, et par conséquent que l’on ne peut affirmer avec certitude qu’en deçà d’un certain seuil, l’exposition au rayonnement ionisant n’a aucun effet. Dès lors, comment et par quel calcul le Civen peut-il reconstituer la dose efficace engagée ?
Par ailleurs, quelles difficultés rencontrez-vous pour accéder aux archives ? Hier, nous avons auditionné des représentants du service historique de la défense (SHD) et de la direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) et nous avons pu mesurer les efforts déployés en matière de restitution des archives. Qu’en est-il du côté du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de l’ASNR ?
Mme Laurence Lebaron-Jacobs, vice-présidente du Civen. Permettez-moi, avant de vous répondre, de me présenter brièvement. Je suis vice-présidente du Civen, mais aussi médecin radiopathologiste et je travaille à la direction de la recherche fondamentale (DRF) du CEA, dont je suis également conseillère internationale auprès de la direction. Je suis par ailleurs cheffe de la délégation française au Comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear). Enfin, je suis membre du groupe d’experts de l’article 31 auprès de la Commission européenne, qui travaille sur la radioprotection des travailleurs, de la population et des patients.
Pour répondre à votre question, la dose efficace engagée est très difficile à évaluer. Le calcul s’effectue à partir d’un certain nombre de paramètres, notamment le type de radionucléide, sa solubilité et sa forme physico-chimique. Tous les radionucléides rejetés dans l’atmosphère et susceptibles de contaminer les denrées alimentaires ou l’eau, sont pris en compte. Afin de réaliser le calcul précis, on recourt à des modélisations réalisées par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), à savoir des modèles dosimétriques et biocinétiques qui permettent de remonter à l’incorporation sur la base des conditions d’exposition définies au préalable. À partir de là, l’activité est incorporée et exprimée en becquerels, puis on applique un coefficient multiplicateur que l’on appelle un « coefficient de dose », qui est déterminé à partir de tableaux élaborés par la CIPR. On obtient ainsi la dose efficace engagée ; néanmoins, ces calculs sont entachés par d’importantes incertitudes. Nous nous efforçons de calculer au plus juste, mais la difficulté est grande, a fortiori par rapport à une dosimétrie externe.
En ce qui concerne le seuil de 1 millisievert, je partage les vues de mes collègues de l’ASNR, avec lesquels je collabore dans le cadre de l’Unscear. À ce jour, les publications scientifiques ne démontrent pas que des effets soient mesurables en dessous de 100 millisieverts. Toutefois, ce n’est pas parce que l’on ne peut pas mesurer des effets que ces effets n’existent pas. À cet égard, l’Unscear se montre prudent à propos de ses conclusions. Dès lors, je considère, comme le fait l’ASNR, que le seuil de 1 millisievert est un seuil légal, arbitraire mais qui, en tant que tel, n’a rien de scientifique.
Mme Monia Naouar, directrice du Civen. Je suis la directrice du Civen depuis mars 2023. Concernant votre interrogation sur l’accès aux archives, je rappelle, comme l’a fait M. Hermitte précédemment, que nous bénéficions d’une prérogative de puissance publique. À ce titre, nous sollicitons le département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN) afin obtenir les éléments médico-radiobiologiques relatifs à la surveillance médicale individuelle et collective.
Nous ne rencontrons pas de difficulté particulière pour accéder aux éléments dont nous avons besoin auprès du CEA. Auparavant, nous sollicitions la cellule du conseiller médical du CEA mais, après un changement au niveau de l’organisation du stockage des archives survenu en avril 2023, nous consultons désormais le service de prévention et de santé au travail de la direction des applications militaires (DAM), qui nous transmet tous les éléments individuels des demandeurs, à savoir les fiches de poste, les fiches de nuisance, les dosimétries et l’ensemble du dossier médical.
Le service historique de la Défense est notre interlocuteur pour toutes les informations collectives portant sur les unités et bâtiments militaires, leur organisation, les activités sur les sites, les rapports de fin de commandement, les journaux de navigation, ou encore les documents recensant les positions des bâtiments au moment des essais.
Nous sommes également conduits, en fonction de la situation particulière du demandeur, à solliciter d’autres structures telles que le centre des archives du personnel militaire de Pau ou bien le centre du service national et de la jeunesse de la Polynésie française. En tout cas, de manière générale, nous ne connaissons pas de difficulté particulière en matière d’accès des archives.
M. Yoann Gillet (RN). Je ne crois pas avoir entendu votre réponse à la question de madame la rapporteure portant sur l’accès aux rapports de tir dans le cadre de l’instruction des dossiers. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
De manière générale, et cette question s’adresse à chacun de vous, estimez-vous, à titre personnel, que vous avez disposé de l’intégralité des éléments nécessaires à la prise de décision ? Ou bien pensez-vous, au contraire, que le Civen ne fait finalement qu’appliquer une méthodologie définie par la loi ?
Enfin, comment expliquez-vous que le tribunal administratif donne parfois raison à des plaignants au sujet des dossiers d’indemnisation que vous refusez ?
M. Gilles Hermitte. Les rapports de tir, en effet, ne sont pas des documents à partir desquels nous travaillons. Cependant, nous disposons d’une documentation relative aux analyses des conséquences de ces tirs, présente notamment dans un ouvrage intitulé La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie. À l’épreuve des faits. Ce livre paru en 2006, sous la direction de Gérard Martin, recense l’ensemble des tirs atmosphériques effectués en Polynésie, ainsi que leurs conséquences, tant sur l’environnement immédiat, c’est-à-dire sur les atolls à proximité des explosions, que sur un environnement plus éloigné lorsque les conditions météorologiques ne correspondaient pas tout à fait aux prévisions, en l’occurrence les atolls de Gambier et une partie de Tahiti en juillet 1974. D’autres sources existent sur les tirs, qu’il s’agisse de tirs atmosphériques, de tirs sous atoll ou sous lagon. Dès lors, je crois pouvoir affirmer que nous disposons des éléments suffisants pour prendre des décisions éclairées dans la plupart des cas.
Les dossiers que nous examinons ne sont pas tous absolument complets, et dans ce cas, pour faire écho à la première remarque de M. Laisney sur la présomption, la charge de la preuve pèse quand même sur le demandeur, à qui il appartient de nous fournir tous les éléments pertinents. L’article 10 du décret de 2014 le dit clairement : le dossier doit comporter les éléments qui attestent du lieu, de la période et de la pathologie. Une fois que ces trois éléments sont réunis, le Civen supporte la charge de la preuve du renversement de cette présomption. Lorsque le dossier n’est pas complet, ce qui est assez fréquent, nous prenons une décision sur la base des éléments dont nous disposons.
Permettez-moi d’illustrer mon propos par un exemple très simple. Nous étudions le dossier d’une personne dont nous savons qu’elle était présente à Mururoa et que son activité pouvait l’exposer à une contamination. Or nous ne disposons pas de l’ensemble de la surveillance médicale dont cette personne a bénéficié. En dépit de cette incomplétude du dossier, nous l’acceptons, parce que nous ne pourrons pas défendre une décision de rejet devant les juridictions.
Cette difficulté à rassembler l’intégralité des éléments explique en partie nos décisions relatives, souvent, à des travailleurs militaires ou civils présents sur les sites. Nous prenons une décision de rejet parce que nous pensons détenir des éléments sur l’activité, la surveillance et les contrôles couvrant l’ensemble de la période de présence de cette personne au CEP. Sur cette base, nous pensons pouvoir apporter la preuve que cette personne n’a pas pu être exposée à une dose supérieure ou égale à 1 millisievert.
Dans le cadre d’un contentieux, il arrive que le demandeur apporte des éléments nouveaux auxquels nous essayons de répondre, et parfois nous ne parvenons pas à convaincre les juges du bien-fondé de notre position. Régulièrement la justice nous donne tort, et nous ne faisons pas appel parce que nous savons que nous n’aurons pas d’éléments supplémentaires à faire valoir en appel, où les chances de succès s’en trouvent par conséquent réduites. Dans ces cas, nous acceptons simplement la décision et nous indemnisons.
À l’inverse, nous considérons dans certains cas que, compte tenu de l’activité de la personne qui, par exemple, effectuait des tâches administratives ou de secrétariat, la probabilité qu’elle ait pu être exposée à l’occasion de cette activité à un rayonnement entraînant une dose égale ou supérieure à 1 millisievert est très faible. Si la personne obtient gain de cause auprès d’un tribunal, nous faisons appel. Certes, nous avons perdu quelques dossiers en 2024, qui concernaient des militaires mais le Civen a obtenu gain de cause sur la totalité des décisions d’appel rendues en 2024, en l’occurrence dix-sept.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). J’aimerais être certain d’avoir bien compris les ressorts de la procédure. Que se passe-t-il lorsque le demandeur n’est pas en mesure d’apporter la preuve qu’il se trouvait, à tel moment, en tel lieu et dans telles conditions de sécurité qui auraient pu lui faire courir le risque d’une exposition, et que le Civen n’est pas lui non plus en mesure d’apporter la preuve que toutes ces conditions ne sont pas réunies ? Est-ce que le Civen s’autorise à prendre une décision dans ce cas ? Et que dit la justice, dans l’éventualité où elle est sollicitée ? En d’autres termes, à qui profite le doute, dans le cadre de votre instruction et devant un tribunal ?
Madame Naouar, vous avez indiqué ne pas rencontrer de difficultés particulières en matière d’accès aux archives. Lors de notre audition d’hier, il nous a été dit qu’il existait plusieurs catégories de documents, et notamment des documents jugés « proliférants ». Avez-vous parfois besoin de consulter ce type de documents pour parvenir à reconstituer les données permettant de vérifier le montant de la dose ? Leur caractère proliférant entrave-t-il leur accessibilité ?
M. Gilles Hermitte. Chaque situation est très particulière, notamment pour les personnes militaires et civiles travaillant au CEP. Lorsque nous avons de fortes présomptions quant à la présence d’une personne sur les sites du CEP pendant des périodes sensibles, mais que nous peinons à réunir les éléments concernant la surveillance de cette personne, alors le doute profite clairement au demandeur. Et nous indemnisons !
Mais il arrive aussi, dans certains dossiers, que nous n’ayons pas d’éléments autres qu’une simple déclaration de la personne attestant d’une présence à Moruroa. Cette déclaration peut-être le fait de la personne elle-même ou bien d’un ayant-droit affirmant, par exemple, que son père a été présent à Moruroa. Dans ces cas-là, nous ajournons souvent l’instruction du dossier dans l’attente de documentation supplémentaire, et nous sollicitons à nouveau les organismes susceptibles de nous apporter ces éléments. Si, au terme de cette enquête, nous n’obtenons aucun élément supplémentaire permettant d’attester, au-delà de la simple déclaration, la présence de la personne sur le site, alors nous rejetons la demande.
Mme Monia Naouar. Depuis mon arrivée au Civen, je n’ai pas rencontré de difficultés particulières pour obtenir des documents proliférants. Toutes nos demandes de communication de documents visent à répondre à des situations individuelles.
Récemment, pour une question d’archivage des documents au sein du Civen, j’ai interrogé le SHD sur les mentions de classification. Il m’a été répondu que la mention « confidentiel défense » pour tous les documents antérieurs à 1981 était une simple mention de protection et non pas une mention de classification. J’ai alors demandé la déclassification d’un certain nombre d’autres documents. En outre, les documents sont automatiquement déclassifiés au terme d’un délai de cinquante ans.
M. Yoann Gillet (RN). Un certain nombre d’acteurs contredisent ou relativisent les données et les conclusions du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, écrit par Sébastien Philippe et Thomas Statius, paru en 2021. Dans un rapport publié en 2020, l’IRSN (actuelle ASNR) rappelait que les liens entre les essais atmosphériques et les pathologies radio-induites étaient difficiles à établir ; le CEA continue à estimer, quant à lui, que les impacts des essais nucléaires sur les populations sont limités. Lors de la présentation du livre Toxique, le directeur des applications militaires du CEA avait jugé que les auteurs n’avaient pas tenu compte des mesures effectuées à l’époque des essais par le CEA et par l’armée.
Madame Lebaron-Jacobs, en votre qualité de membre du CEA, que pouvez-vous nous dire sur le regard que porte cette institution sur les données présentées dans Toxique ?
Mme Laurence Lebaron-Jacobs. Je suis en effet membre du CEA, mais je dépends de la direction de la recherche fondamentale et non de la direction des applications militaires (DAM). C’est donc en tant que médecin radiopathologiste que je peux vous livrer mes impressions sur l’enquête Toxique.
Mes impressions et celles qui ressortent des liens que j’ai avec diverses institutions internationales, c’est que les auteurs de ce livre ont formulé un certain nombre de critiques à l’égard du CEA mais je ne souhaite pas personnellement entrer dans ce débat. En revanche, je note que la publication que M. Philippe a fait paraître en anglais dans un journal scientifique est entachée d’un gros soupçon de conflit d’intérêts. En effet, il semble que certaines personnes ayant relu et approuvé cet article entretiennent des liens directs avec M. Philippe, qui est également coéditeur du journal en question. Cela va à l’encontre de l’éthique scientifique, qui commande de publier dans des revues avec lesquelles on n’entretient aucun lien, et d’être relu par des pairs qui, eux non plus, ne doivent entretenir aucun lien avec l’auteur. Ces conditions n’ayant pas été réunies dans le cas de l’article de M. Philippe, sa validité scientifique est sujette à caution. En outre, l’article me semble douteux sur certains points, et je sais que certaines paroles de mes collègues de l’IRSN d’alors ont été un peu transformées lors de leur retranscription. Je pense que mes collègues partagent ces réserves quant à la qualité scientifique des allégations présentent dans le livre Toxique.
J’aimerais, si vous le permettez, ajouter un mot sur les auditions que nous menons au Civen. Ces auditions sont parfois difficiles et même très éprouvantes parce que nous sommes face à des personnes qui nous parlent de leurs problèmes de santé, notamment de leur cancer. Je voudrais souligner que les membres du collège, et en particulier le président du Civen, font preuve de beaucoup d’empathie vis-à-vis de ces victimes. Nous nous efforçons d’aller dans leur sens, et non de les piéger. Nous ne traitons pas des dossiers désincarnés, nous nous adressons à des personnes et nous appréhendons des situations de vie.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur le Président, vous n’avez pas répondu à ma toute première question sur les convocations à des heures tardives.
M. Gilles Hermitte. C’est une réalité, je ne vais pas vous le cacher. Il nous arrive en effet de convoquer des personnes très tôt le matin, compte tenu du décalage horaire avec la Polynésie. Lorsque j’ai pris mes fonctions en 2021, le comité siégeait le lundi matin à 9 heures. Les auditions avaient également lieu le dimanche soir à partir de 21 heures et jusqu’à 23 heures ou minuit. On comprendra aisément que ces horaires étaient assez pénibles, sur le plan personnel, pour les membres du collège, d’autant que les auditions sont parfois éprouvantes ainsi que vient de le rappeler notre vice-présidente. En septembre 2021, nous avons donc décidé de décaler du lundi au mardi les séances du collège, et les auditions avaient désormais lieu le lundi soir, dans les mêmes conditions, à partir de 21 heures. Il nous est par ailleurs arrivé quelques fois de réveiller une personne en Polynésie pour aborder avec elle des sujets douloureux, ce qui n’était pas idéal.
En 2023, à la suite d’un déplacement du Civen en Polynésie, il a été décidé de changer les horaires du collège, et de procéder désormais aux auditions tôt le matin avant une réunion l’après-midi. Madame la rapporteure me contredira peut-être mais, des échanges que nous avons eus avec nos interlocuteurs, il ressort que les Polynésiens ont pour habitude de se lever plutôt tôt et de se coucher également plutôt tôt. Hormis une association, tous les autres partenaires avec lesquels nous travaillons ont accepté ces nouveaux horaires. Il est difficile de faire, mieux, et je ne peux bien entendu pas demander aux membres du collège, qui ont d’autres fonctions, de se réunir au milieu de la nuit.
Depuis que nous avons opéré cette modification, c’est-à-dire en 2023, je dois ajouter qu’il ne nous est parvenu aucune récrimination de la part des personnes que nous avons auditionnées, et nous n’avons pas davantage eu le sentiment de les réveiller. On a fait au mieux pour faciliter les choses.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Madame la vice-présidente Lebaron-Jacobs, lorsque vous calculez les doses efficaces, vous vous basez sur des tableaux produits par le CEA. Ces tableaux concernent-ils toutes les îles de la Polynésie ? Existe-t-il des relevés de doses de départ, antérieurs au premier essai ? Le CEA, du moins ceux qui ont mesuré la radioactivité naturelle, a-t-il dressé un état des lieux préalable pour tenir compte de la radioactivité naturelle ?
Vous avez parlé de dosimétrie d’ambiance : où étaient placés les dosimètres d’ambiance ? Ont-ils servi à établir une cartographie de la Polynésie avec les doses efficaces ? L’IRSN nous a informés que ces tableaux avaient été validés par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Quel est votre avis à ce sujet ?
Enfin, quand vous parlez de conflits d’intérêts au sujet des auteurs du livre Toxique, estimez-vous normal par ailleurs, en tant que scientifique, que ceux qui effectuent les mesures de départ sur la radioactivité naturelle soient les mêmes qui, ensuite, vous donnent les mesures consécutives aux essais après les avoir tirés ? N’y a-t-il pas là non plus un potentiel conflit d’intérêts ?
Mme Laurence Lebaron-Jacobs. La dosimétrie d’ambiance peut être évaluée de diverses manières. La technique utilisée par le CEA implique des calculs par rapport aux rejets atmosphériques. Il est également possible de procéder par analyse des radionucléides collectés sur des filtres.
Concernant la radioactivité naturelle, je sais que des mesures ont été réalisées avant les essais, mais je ne suis pas spécialiste de ce domaine. La Direction des applications militaires pourrait vous apporter davantage de précisions sur ce point.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Si je comprends bien, il y a donc deux expositions à prendre en considération, une externe et une interne. J’aurais aimé mieux comprendre comment est appréhendée l’exposition interne relative à la consommation d’eau et de nourriture, mais le temps nous manque, et je vais me contenter de quelques dernières questions.
Madame Naouar, pourriez-vous nous dire où sont disponibles les formulaires traduits en tahitien et en arabe mentionnés par M. Hermitte ? Depuis quand ces formulaires sont-ils disponibles dans ces langues ? Monsieur le Président, est-il vrai qu’un ayant-droit doit reconstituer l’intégralité du dossier lorsqu’il fait une demande pour un parent déclaré victime ?
Mme Monia Naouar. Il se trouve que nous venons de mettre en ligne, hier, un nouveau site internet. Il contient tous les formulaires de saisine en français, en tahitien et en arabe, ainsi que les textes de loi applicables. Auparavant, le Civen disposait d’une page internet sur le site du Gouvernement, où les formulaires en tahitien étaient disponibles. Malheureusement, nous n’avions pas la main sur cette page internet et une perte de données est survenue. Les formulaires en tahitien n’ont plus été disponibles le temps de développer le nouveau site, mais leur disponibilité est désormais rétablie. Les formulaires ont été traduits il y a plusieurs années, peut-être quatre ou cinq ans, mais je ne saurais vous indiquer la date exacte.
Les ayants-droit n’ont pas du tout à reconstituer l’intégralité du dossier. Le Civen n’y a d’ailleurs pas intérêt, puisque cela impliquerait de demander à nouveau tous les éléments et compliquerait donc grandement sa tâche. Nous demandons uniquement aux ayants-droit leurs informations personnelles, le formulaire Civen avec leurs coordonnées, leurs documents d’identité, et éventuellement les éléments manquants dans le cadre de la demande initiale. Tous les documents déjà reçus sont conservés, le dossier garde le même numéro et nous y ajoutons simplement les informations du ou des ayants-droit qui reprennent le dossier.
J’aimerais revenir par ailleurs sur un point que vous avez soulevé, monsieur le Président, en début de séance. Le Civen n’a jamais refusé une demande de report d’audition. Dans le cas que vous avez mentionné, aucune demande de report n’a été reçue avant l’audition du 11 septembre. Une demande nous est parvenue après que le Civen a signifié la décision de rejet à la requérante. Le 17 octobre, cette personne a demandé une nouvelle audition, ce que j’ai accepté. Après un mois sans nouvelles, une association a repris le dossier et demandé qu’il soit procédé soit à la tenue d’une nouvelle audition, soit à la prise en compte d’un témoignage écrit. Ce témoignage écrit a été transmis aux membres du collège, aboutissant par la suite à une confirmation de la décision initiale.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Madame Lebaron-Jacobs, je reviens sur une question que je vous ai posée tout à l’heure. Vous avez évoqué une suspicion de conflit d’intérêts concernant un article publié par l’un des auteurs du livre Toxique. En tant que scientifique, ne trouvez-vous pas problématique que le CEA soit à la fois responsable des essais, des mesures initiales, des calculs de dosimétrie et de l’évaluation des doses de radioactivité ? N’y a-t-il pas là aussi un conflit d’intérêts comme je vous le demandais ?
Mme Laurence Lebaron-Jacobs. Sur le principe, vous avez effectivement raison. En tant que scientifique, il s’agit effectivement d’une situation délicate. D’autres organismes ont peut-être effectué des mesures à cette époque, mais je l’ignore. Malheureusement, il semble qu’il n’existait pas d’alternative à cette situation.
M. Gilles Hermitte. Je tiens à préciser que le CEA était le seul à disposer des mesures réalisées au moment et sur les lieux des essais. Toutes ces mesures, ainsi que l’a rappelé le directeur général de l’IRSN lors de son audition au printemps, ont été transmises à l’Unscear.
Concernant les calculs effectués par le CEA, l’AIEA est intervenue à la demande de l’État français pour vérifier la méthodologie utilisée, et non les données elles-mêmes. Dans son rapport, l’AIEA a confirmé que la méthodologie du CEA était tout à fait valide et que, en cas de doute, les situations majorantes avaient été systématiquement retenues.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie, Mesdames et Monsieur, d’avoir répondu à nos questions.
6. Audition, ouverte à la presse, des représentants du Service de santé des armées (SSA) : MM. Jean-Ulrich Mullot, pharmacien en chef (DCSSA/division stratégie santé de défense), Jean-Christophe Amabile, médecin chef des services de classe normale, directeur du Service de protection radiologique des armées, Gabriel Bedubourg, médecin chef, délégué de l’Observatoire de la santé des militaires et des vétérans, Laurent Geraut, médecin chef, coordonnateur national de la médecine de prévention. (Mercredi 29 janvier 2025)
M. le président Didier Le Gac. Notre ordre du jour appelle l’audition du Service de santé des armées (SSA), représenté par quatre experts : M. Jean-Ulrich Mullot, pharmacien en chef de la division stratégie santé de défense, M. Jean-Christophe Amabile, médecin chef des services de classe normale, directeur du Service de protection radiologique des armées (Spra), M. Gabriel Bédubourg, médecin chef, délégué de l’Observatoire de la santé des militaires et des vétérans (OSMV) et M. Laurent Géraut, médecin chef, coordonnateur national de la médecine de prévention.
M. Jean-Ulrich Mullot, vous êtes pharmacien chef des services, professeur agrégé du service de santé des armées, ancien directeur du Laboratoire d’analyses de surveillance et d’expertise de la Marine. M. Jean-Christophe Amabile, vous êtes actuellement directeur du Service protection radiologique des armées (SPRA) au sein du Service de Santé des Armées. Je signale que la mission de votre service consiste à apporter un appui technique en radioprotection au Ministère des armées, ce qui vous conduit à effectuer un contrôle de la surveillance médico-radiobiologique et dosimétrique du personnel du Ministère exposés aux rayonnements ionisants, à vérifier les installations, et à intervenir en cas d’urgence radiologique. M. Gabriel Bédubourg, vous êtes depuis le mois d’août dernier chef de la division « Observatoire, Veille, Expertise » de l’école du Val-de-Grâce après avoir été notamment référent « Veille et Intelligence Artificielle » à la direction centrale du service de santé des armées. Vous êtes également, et ce depuis mars 2022, Délégué de l’Observatoire de la santé vétérans. Enfin, M. Laurent Géraut, vous êtes professeur agrégé de l’École du Val de Grâce en médecine du travail et, depuis le mois de juin 2023, vous êtes coordonnateur national de la médecine de prévention au sein du service de santé des armées.
Je vous remercie, messieurs, d’avoir répondu à notre invitation. Votre expertise sera précieuse pour éclairer l’état sanitaire des vétérans ayant travaillé sur les sites exposés aux essais nucléaires en Polynésie entre 1966 et 1996. Nous avons déjà auditionné certains de ces vétérans, et nous allons en auditionner d’autres dans les semaines à venir puisqu’ils font partie, au même titre que les Polynésiens, d’une population exposée durant trente ans aux essais nucléaires en Polynésie.
Avant que vous n’interveniez et qu’un dialogue s’engage entre vous et nous sur ces sujets, j’aurais deux questions préalables à vous poser.
D’une part, les vétérans que nous avons pu auditionner lors de la précédente commission d’enquête (dont vous savez que les travaux n’ont pas abouti en raison de la dissolution) et la semaine dernière également, nous ont expliqué que, avant, pendant et a fortiori après les essais, ils n’avaient fait l’objet d’aucune analyse de sang, d’urines ou autre et que, ce faisant, leur irradiation n’avait pu être correctement mesurée. De manière générale, il n’y avait guère de suivi à l’époque… Pouvez-vous nous éclairer sur l’évolution du suivi médical qui a pu être fait des personnels militaires (civils le cas échéant si vous le connaissez) ayant travaillé en Polynésie au moment des campagnes de tirs ? Ces personnes font-elles aujourd’hui l’objet d’un suivi ou d’analyses systématiques et approfondis ou sont-elles traitées comme n’importe quel vétéran de l’armée ?
D’autre part, que pensez-vous, du point de vue médical, des critères aujourd’hui établis par la loi Morin du 5 janvier 2010 pour reconnaître les pathologies développées chez les militaires ayant travaillé en Polynésie entre 1966 et 1998 ? Ces critères sont-ils réalistes, facilement applicables ? Doivent-ils être éventuellement revus ? Et enfin, du strict point de vue médical et scientifique, pensez-vous qu’il soit possible ou raisonnable de poser une règle suivant laquelle il y aurait une présomption irréfragable entre le fait d’avoir travaillé en Polynésie durant cette période et le fait de développer l’une des maladies définies par décret, sachant que ce n’est évidemment pas le cas aujourd’hui ?
Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je signale que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous remercie de déclarer chacun à votre tour tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations. Je vous rappelle enfin que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».
MM. Jean-Ulrich Mullot, Jean-Christophe Amabile, Gabriel Bédubourg et Laurent Géraut prêtent serment.
M. Jean-Christophe Amabile, médecin chef des services de classe normale, directeur du Service de protection radiologique des armées. Depuis plus de trois cents ans, le Service de santé des armées (SSA) a pour mission principale d’apporter des soins aux militaires et de conseiller le commandement, ce qui lui confère une certaine indépendance technique. Durant la période des essais nucléaires en Polynésie française, le SSA a été mis à disposition du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) pour fournir des soins, y compris en cas d’incident ou d’accident, et pour assurer le suivi médical préventif de la population militaire.
Je vous présenterai tout à l’heure les missions de mon établissement et nous nous efforcerons de vous éclairer sur les aspects médicaux qui vous intéressent. Notez que les archives des essais elles-mêmes appartiennent en grande partie à la direction générale de l’armement (DGA) et que, sur ce sujet, notre principale source d’information est l’ouvrage technique de référence de 2006 intitulé La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie. À l’épreuve des faits.
M. Laurent Géraut, médecin chef, coordonnateur national de la médecine de prévention. Mon rôle consiste à conseiller le directeur central du SSA ainsi que l’ensemble du ministère de la défense sur la médecine de prévention, discipline équivalente à la médecine du travail civile. Je coordonne le dispositif ministériel de santé au travail pour les 300 000 militaires et 62 000 personnels civils de la défense. Ancien médecin des forces, je me suis spécialisé dans la médecine du travail, matière que j’enseigne à l’école du Val-de-Grâce. Je n’ai pas d’expérience personnelle des essais nucléaires du Pacifique, ayant intégré l’armée en 1995, mais j’ai dirigé la mission médicale lors de l’accident de Fukushima en 2011, qui a permis de ramener en France environ 1 000 personnels civils.
Notre mission principale consiste à préserver la santé des militaires et des personnels civils de la Défense face aux effets immédiats ou différés des expositions professionnelles, notamment radiologiques. Pour la mener à bien, nous nous appuyons tout d’abord sur les résultats de l’évaluation des risques professionnels réalisée dans chaque entreprise sous la responsabilité de l’employeur. Typiquement, cette évaluation inclut les différents types de rayonnements ionisants, alpha, bêta, neutron, X, gamma, etc., et sur l’évaluation quantitative des doses susceptibles d’être administrées et ensuite mesurées.
L’employeur classe alors les salariés en deux catégories, A et B, autrefois désignées personnel non directement affecté aux rayonnements ionisants (PNDA) et personnel directement affecté aux rayonnements ionisants (PDA), selon des seuils de doses annuelles qui ont évolué conformément à des recommandations internationales, notamment celles de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR). L’employeur s’assure alors du déploiement de la dosimétrie individuelle, dont les résultats sont ensuite communiqués aux médecins du travail.
Quant à la consultation médicale auprès du médecin de prévention, elle repose sur trois principes fondamentaux que je souhaiterais rappeler : toute consultation fait l’objet d’une retranscription spécifique dans le dossier médical des intéressés et qui reprend l’entretien et l’examen clinique, l’établissement d’une relation empathique entre le praticien et l’agent examiné et, enfin, la possibilité pour le praticien de prescrire des examens complémentaires, notamment les anthroporadiométries et les examens radiotoxicologiques des urines et des selles afin de caractériser, le cas échéant, une contamination interne lorsqu’elle est suspectée.
Concernant le suivi post-exposition aux rayons ionisants, le dépistage des cancers potentiellement liés aux rayonnements ionisants, c’est-à-dire des cancers dont la fréquence serait accrue du fait d’exposition aux rayonnements ionisants, est complexe. Le médecin qui effectue ce dépistage a besoin de s’appuyer sur des données épidémiologiques et jusqu’ici, cet excès de cancers peine à être mis en évidence notamment dans les publications de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou dans les travaux épidémiologiques sur les vétérans.
En Polynésie, ce suivi est confié au centre médical de suivi (CMS), entité placée sous l’autorité de la santé de Polynésie française mais dont les deux médecins sont des militaires détachés. Dans l’Hexagone, le dispositif de la surveillance médicale post-professionnelle (SMPP) est un dispositif prévu dans le code de la sécurité sociale depuis 1995, qui permet le financement d’examens complémentaires. En l’absence de recommandations sanitaires officielles pour effectuer ce type de dépistage (comme pour les cancers du colon ou du sein), les médecins prescrivent généralement des bilans sanguins et des explorations thyroïdiennes.
En conclusion, on attend du médecin militaire qu’il fasse preuve de qualités humaines et de professionnalisme dans l’hexagone, en outre-mer ou sur la ligne de front, en assurant un soutien constant aux forces armées. En radioprotection, il est tenu de porter une attention particulière à la nature des postes de travail, aux nuisances déclarées par l’employeur, aux productions scientifiques et aux évolutions réglementaires susceptibles de modifier ses pratiques, avec l’humilité requise devant l’étendue des connaissances qu’il reste à acquérir.
M. Jean-Christophe Amabile. Le SSA dispose d’un établissement dédié à la radioprotection au sein des armées, tout particulièrement dans le cadre de la mise en œuvre opérationnelle de la dissuasion nucléaire. Le Service de protection radiologique des armées (Spra) a été créé en 1973. Sa mission d’appui technique en radioprotection des exploitants du ministère des Armées concerne principalement quatre aspects : le contrôle de la surveillance médico-radiobiologique et dosimétrique du personnel civil et militaire exposé aux rayonnements ionisants, la vérification des installations, l’enseignement, et l’intervention en situation d’urgence radiologique.
À ces fins, le Spra possède un laboratoire chargé de la surveillance de l’exposition externe du personnel. Cette surveillance s’effectue par la délivrance de dosimètres à lecture différée, adaptés aux différents types d’irradiation, gamma, x, bêta et neutron. Il permet la réalisation de bilans dosimétriques annuels auprès des différents états-majors, directions et services.
Un autre laboratoire de contrôle radio-toxicologique permet également la surveillance de l’exposition interne et de l’environnement de travail. Cette surveillance s’effectue à l’aide d’examens radiotoxicologiques qui peuvent être directs, anthroporadiométriques ou indirects. L’ensemble de ces résultats est accrédité par le Comité français d’accréditation (Cofrac).
Le Spra dispose également d’une division médicale qui contrôle, entre autres, les fiches d’évaluation et d’aptitude du personnel exposé aux rayonnements ionisants, conseille le commandement, apporte son appui technique pour l’évaluation des risques professionnels, établit des passés radiologiques individuels hors essais nucléaires, et oriente les demandes d’indemnisation vers le service des pensions militaires d’invalidité ou le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen).
M. Gabriel Bédubourg, médecin chef, délégué de l’Observatoire de la santé des militaires et des vétérans (OSMV). Dans un souci de transparence, je précise en préambule que mon père était officier de marine et a travaillé au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) dans les années 1990. Spécialiste en santé publique et docteur en sciences, j’ai été nommé en août 2022 délégué de l’Observatoire de la santé des vétérans (OSV), créé en 2004 à la demande de la Représentation nationale pour évaluer les éventuelles conséquences de l’exposition professionnelle sur la santé des militaires et des vétérans.
Depuis sa création, l’OSV était positionné dans le périmètre du Secrétariat général pour l’administration (SGA) et, depuis 2020, il était rattaché à la direction des ressources humaines du ministère des Armées (DRHMD) et dirigé par un délégué du ministère. Son conseil scientifique a été dissout récemment dans le cadre des mesures de simplification de l’État. Il était composé de représentants de chacune des principales agences ou instituts sanitaires français ; l’OSV faisait réaliser ses études par des organismes tiers selon les saisines de sa tutelle et le conseil scientifique supervisait la conduite de ces études.
À l’origine, l’OSV avait été voulu comme devant être indépendant du SSA. Cependant, récemment, en constatant les évolutions de l’environnement et des enjeux stratégiques des armées, la complexification des questions sur la santé des militaires et des vétérans, et celle de la réglementation communautaire ou nationale relative à l’usage des données de santé, il a été décidé de restructurer l’OSV pour le transférer au sein du SSA élargir ainsi la population d’intérêt de l’Observatoire à la population des militaires d’active. Ainsi, depuis août 2024, nous mettons sur pied un Observatoire de la santé des militaires et des vétérans (OSMV), un outil à vocation ministérielle positionné au sein du SSA et non plus de la DRHMD, et doté cette année d’une équipe de neuf personnes. L’objectif attendu de l’OSMV est d’éclairer les politiques des armées, directions et services du ministère sur tous les sujets pour lesquels la connaissance de l’état de santé des militaires ou des vétérans peut avoir un impact, dans le but notamment d’améliorer la protection et la santé des forces armées face aux risques auxquels elles sont confrontées dans leur métier.
J’en viens aux résultats des études épidémiologiques sur la population des vétérans des essais du CEP, les fameuses « études Sepia ». Il s’agit en vérité de trois études réalisées par le cabinet Sepia-santé qui a répondu à l’appel d’offres de l’OSV. L’objectif principal des études de morbi-mortalité, donc des études portant sur l’apparition de maladies et sur la mortalité des vétérans des essais nucléaires, était d’évaluer le risque sanitaire lié à la participation de ces personnels du ministère des Armées aux campagnes d’essais nucléaires effectuées au CEP entre 1966 et 1996. Dans un premier temps, deux études ont été menées : l’une portant sur la mortalité des vétérans et couvrant la période 1966-2008, l’autre portant la morbidité et couvrant la période 2003-2008, en s’appuyant sur les ouvertures de droits aux infections de longue durée à l’assurance maladie.
Ces études populationnelles, par leur méthode statistique comparative, nous permettent d’approcher l’effet global des expositions aux rayonnements ionisants sur la population des vétérans. Elles appréhendent l’impact collectif davantage que l’impact individuel, sans nier celui-ci pour autant. C’est pour cette raison que chaque étude a été menée en deux temps. Dans un premier temps, nous avons comparé la cohorte des vétérans à la population nationale de même âge et de même sexe. Dans un second temps, nous avons comparé, au sein de la cohorte elle-même, l’état de santé des vétérans exposés au rayonnement ionisant à l’état de santé des vétérans non exposés.
Les résultats principaux sont, selon moi, rassurants puisqu’aucune surmortalité ou surmorbidité des personnels concernés n’ont été mises en évidence. Nous avons même montré une sous-mortalité significative par rapport à la population française de même âge et de même sexe, qui correspond à un phénomène bien connu en épidémiologie au travail, que l’on appelle l’effet du travailleur sain, et qui a pu être mal interprété par certains vétérans.
En 2020, nous avons publié l’actualisation des études de morbi-mortalité avec une extension de la période d’intérêt jusqu’à l’année 2015. Cette deuxième vague a confirmé les premiers résultats, avec globalement une sous-mortalité de 15 % observée chez les vétérans par rapport au reste de la population française, et même une mortalité spécifique par cancer inférieure de 5 % à celle de la population française. Au sein de la cohorte, les vétérans exposés ne présentaient pas de surmortalité par rapport aux autres vétérans. L’attribution des infections de longue durée entre 2003 et 2015 chez les vétérans a, au contraire, révélé une légère sous-morbidité mais non significative statistiquement et sans lien avec l’exposition.
M. Jean-Ulrich Mullot, pharmacien en chef (DCSSA/division stratégie santé de défense). Je suis actuellement responsable du bureau « Sciences en santé » au sein de la direction centrale du SSA, qui a vocation à fournir les éléments scientifiques nécessaires à la prise de décision dans le vaste champ de la santé de défense. Dans un passé relativement proche, j’ai dirigé un laboratoire de la marine nationale en charge des analyses radio-écologiques autour d’un port militaire. Enfin, je suis spécialiste de l’évaluation des risques sanitaires, une discipline que j’enseigne à l’Académie de santé du SSA.
En conclusion de notre propos liminaire commun, j’aimerais souligner que nous sommes des praticiens impliqués dans le soutien sanitaire des forces armées et qu’il ne rentre pas dans les missions du SSA d’effectuer un travail historique en étudiant des archives que, par ailleurs, il ne détient plus. Par conséquent, dans notre champ de compétences qui couvre essentiellement les questions médico-militaires, nos connaissances des pratiques historiques ne seront qu’indirectes et issues de la consultation de documents récapitulatifs et librement accessibles, dont beaucoup ont déjà été mentionnés devant cette commission, par exemple l’expertise collective de l’Inserm publiée en 2021 ou l’ouvrage de référence La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie. À l’épreuve des faits.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête relative aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Monsieur Bédubourg, les études menées sur la période 1966-1996 ont-elles pris soin de distinguer la phase des essais atmosphériques de celle des essais souterrains, ou bien prennent-elles en considération l’ensemble des essais ?
Par ailleurs, M. Amabile a fait référence à un « bilan dosimétrique annuel ». Celui-ci concerne-t-il l’ensemble du personnel des sites du CEP ? Toutes les personnes présentes, qu’elles relèvent du personnel administratif, civil ou militaire, portaient-elles des dosimètres ?
Enfin, pouvez-vous vous expliquer sur le fait que vous ayez mentionné dans vos interventions un « manque de données épidémiologiques » ?
M. Gabriel Bédubourg. Les résultats des études Sepia couvrent l’ensemble de la période. Dans le cadre de ces études, nous avons effectué des analyses de sensibilité, c’est-à-dire des analyses plus fines par sous-population au sein de la population des vétérans, dont des analyses qui distinguent la période des essais aériens de la période des essais souterrains. Ces analyses n’ont pas révélé de différences significatives par rapport aux résultats principaux, c’est-à-dire que nous n’avons pas pu démontrer de grandes disparités entre ces deux périodes. Je vous fournirai, si vous le souhaitez, un résumé plus détaillé par écrit.
M. Jean-Christophe Amabile. J’ai évoqué les bilans dosimétriques réalisés dans le cadre des missions du Spra, qui s’occupe de la mise en œuvre opérationnelle de la dissuasion, mais pas des essais nucléaires. Actuellement, nous présentons par exemple un bilan au chef d’état-major de la marine sur l’état des lieux de la radioprotection au sein de la marine. Pour les essais, le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) était responsable de la dosimétrie externe et le SSA veillait particulièrement au respect de la réglementation en s’assurant notamment que le personnel portait bien des dosimètres.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Notre commission s’intéresse à ce qui s’est passé à l’époque, in situ.
M. Gabriel Bédubourg. D’après les données d’exposition des études Sepia, la distribution de dosimètres externes était semble-t-il extrêmement large de 1966 à 1969. À partir de 1969, une approche plus ciblée a été adoptée, probablement en raison de l’expérience des trois premières années où de nombreux dosimètres devaient être négatifs. La distribution a été affinée pour cibler le personnel potentiellement exposé sur des postes à risque d’exposition aux rayonnements ionisants.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Le bilan dosimétrique annuel consiste en une mesure de l’accumulation du rayonnement pour une personne donnée. Certains vétérans nous disent que leurs dosimètres étaient récupérés le soir : est-ce que la radioactivité s’arrêterait en période nocturne ?
M. Jean-Christophe Amabile. La mesure d’un dosimètre s’effectue évidemment au poste de travail. Actuellement, dans les armées, le port du dosimètre est mensuel ou trimestriel, et le personnel ne s’en défait pas le soir. Je ne dispose pas de témoignages relatifs à la pratique que vous décrivez, madame la rapporteure. Cependant, à l’époque, la réglementation permettait de classer le personnel en catégories, et il me semble que le personnel non affecté ne faisait pas l’objet d’une surveillance particulière. Le commandement évaluait les risques encourus par son personnel et transmettait ensuite ces données au service de santé en vue de catégoriser le personnel.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Permettez-moi de compléter ma question. Nous parlons de sites d’essais nucléaires. Pour la seule période des essais souterrains, le CEA a admis 42 fuites sur les 147 tirs. Comment expliquez-vous, en tant que médecins, la décision de ne pas équiper certaines catégories de personnes de dosimètres sur les sites de Moruroa et Fangataufa ?
M. Gabriel Bédubourg. Comme je le disais, au début, les dosimètres ont été distribués très largement. L’analyse des résultats a ensuite permis d’affiner la distribution aux personnes les plus exposées, car de nombreux dosimètres s’avéraient négatifs.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). L’absence de surmortalité et de surmorbidité du personnel exposé durant ces périodes d’essais nucléaires est naturellement une bonne nouvelle. Cependant, les témoignages que nous avons recueillis sur les conditions de travail, de protection et de réalisation des essais nous font tout de même douter du fait que ces personnes n’auraient pas reçu de doses significatives…
Pourriez-vous nous expliquer ce que vous appelez « l’effet du travailleur sain » ? Cela pourrait nous aider à comprendre pourquoi il n’y a pas de différence significative entre les populations testées dans vos enquêtes.
M. Gabriel Bédubourg. L’effet du travailleur sain est un biais bien connu dans les études épidémiologiques en santé au travail. Il part du constat que les personnes malades ou affaiblies ont moins de chances d’accéder à l’emploi ou de travailler. Par conséquent, les études menées sur des populations de travailleurs concernent généralement des personnes en meilleure santé que la population générale. Les militaires bénéficient d’un suivi médical déterminant leur aptitude à servir et à occuper des emplois spécifiques. Les études Sepia ont été menées sur une population de vétérans ayant été sélectionnée médicalement, avec un état de santé initialement meilleur. Cette population conserve cet avantage de santé pendant un certain temps avant de rejoindre progressivement, avec le vieillissement, l’état de santé de la population générale.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors de la table ronde du 22 janvier dernier, qui a réuni des associations de vétérans et des témoins de cette époque, M. Michel Cariou, un atomicien du SMSR, a relevé l’écart abyssal qui existait entre les normes théoriques qui auraient dû être respectées et la réalité du terrain, expliquant par ailleurs qu’il était impossible de respecter lesdites normes théoriques. Le SSA peut-il confirmer ce témoignage ? Quelles sont les conséquences sanitaires de cet écart ? Étaient-elles prévisibles durant la période d’activité et de démantèlement du CEP ? En d’autres termes, des ajustements de la protection des personnels ont-ils été effectués en cours d’expérimentation et, dans l’affirmative, sur quels points ?
M. Gabriel Bédubourg. Il est difficile de vous répondre précisément, faute d’avoir accès à l’ensemble des mesures dosimétriques de l’époque. Cependant, il semble que l’analyse des risques a été affinée si l’on regarde les données concernant la distribution de dosimètres, ce qui a conduit à un ajustement des méthodes de suivi et de surveillance des expositions, du moins sur le plan de la dosimétrie.
M. Jean-Ulrich Mullot. J’aimerais insister sur le partage des responsabilités en centre de travail, qui est d’ailleurs toujours en vigueur. L’employeur a l’obligation de prescrire, d’appliquer et de faire respecter les mesures de protection qu’il, estime devoir être prises et qui sont adaptées aux risques. Le SSA peut le conseiller et appeler l’attention du commandement sur certaines pratiques, mais l’application de ces règles ne relève pas de son domaine de responsabilité, sauf naturellement dans le cas où le SSA est lui-même en position d’employeur.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En opération, il arrive que l’objectif prévale sur les précautions ; c’est bien le cas, n’est-ce pas ? Selon encore une fois le témoignage de M. Cariou, les normes ont été établies dans un bureau à Montlhéry sur la base de deux décrets mais, une fois sur place, elles se sont avérées totalement inapplicables. Il nous a donné quelques exemples, dont celui de mécaniciens en salle des machines qui devaient, pour changer d’emplacement, courir en apnée pour se rebrancher au système alors qu’ils étaient en tenues chaudes. J’aimerais connaître votre avis sur ce décalage entre les normes et leur application.
M. Laurent Géraut. Il est certain que le ministère des Armées visait au respect de la réglementation de l’époque, réglementation qui s’inspirait par ailleurs des recommandations de la CIPR. En revanche, il nous est impossible de vous répondre sur des cas particuliers évoqués par des vétérans puisque nous n’exploitons pas ces archives, qui ne sont plus chez nous. Il conviendrait à cet égard de mener un travail d’historien, ce qui excède nos compétences.
M. Jean-Ulrich Mullot. Je rappelle par ailleurs que le SSA n’exerce aucun rôle coercitif, ni aucun rôle de police ; le commandement est libre d’adapter ses recommandations à la réalité opérationnelle. Les études épidémiologiques montrent que l’exposition aux rayonnements ionisants a été supérieure aux normes à respecter ; cependant elles ne mettent en évidence aucun quelconque effet sanitaire. Il convient précisément de distinguer l’exposition à des rayonnements ionisants et l’effet sanitaire. En d’autres termes, les études épidémiologiques semblent suggérer – et il ne s’agit certes que d’observations épidémiologiques, et non de certitudes statistiques – que ces expositions n’étaient pas de nature à générer des effets sanitaires massifs chez les vétérans.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Géraut, vous avez évoqué un « manque de données épidémiologiques ». Pourriez-vous développer ce point ?
M. Laurent Géraut. Les données épidémiologiques portent sur deux populations, les vétérans et la population polynésienne. En ce qui concerne la première, les analyses ne révèlent pas d’excès de pathologies potentiellement liées aux rayonnements ionisants. Concernant la population civile polynésienne, qui n’entre pas dans le périmètre d’investigation du SSA mais dans celui de la direction de la santé publique polynésienne, les données épidémiologiques qui montreraient de façon évidente un excès de cancers ou de pathologies tumorales font défaut. Les deux éléments dont nous disposons sont les expertises de l’Inserm réalisées en 2020 et la publication de l’Inserm en mai 2023 portant plus spécifiquement sur la thyroïde. Ni l’un, ni l’autre ne permet d’identifier un indiscutable excès de pathologies. Je n’affirme pas que les essais nucléaires n’ont eu aucun effet sur la population, je souligne seulement que les études épidémiologiques peinent à le démontrer.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je tire le fil sur ce que vous venez de nous dire car il existe une troisième population à l’intersection des deux autres : ce sont des personnels civils embauchés par l’armée dans le cadre de missions et d’expérimentations. Des données concernant cette population sont-elles disponibles ? Contrairement à la cohorte des militaires, qui peut induire des biais tels que celui du travailleur sain, cette population n’a pas été sélectionnée pour ses qualités physiques et physiologiques et a pu se trouver particulièrement exposée.
M. Gabriel Bédubourg. Le personnel civil recruté localement par l’armée bénéficiait d’une médecine du travail et d’un passage par la médecine de prévention. Une partie de ce personnel est intégrée dans les études Sepia, puisque la cohorte a été constituée à partir de la base de données des dosimètres, et inclut tous ceux qui ont bénéficié de cet équipement. Cependant, pour une partie du personnel resté en Polynésie, nous n’avons pas été en mesure d’identifier leur statut en termes de mortalité et de morbidité, car ils n’apparaissent pas dans le répertoire national d’identité des personnes physiques. De même, certaines personnes vivant dans l’Hexagone n’ont pas été retrouvées. Nous supposons que ces personnes non retrouvées, soit un groupe évalué à moins de deux mille individus, sont réparties équitablement entre les exposés et les non exposés. Cette hypothèse suggère l’absence d’un impact majeur sur l’interprétation des résultats.
M. le président Didier Le Gac. Pourriez-vous donner la définition d’« exposés » et de « non exposés » ?
M. Gabriel Bédubourg. Dans la cohorte des vétérans, sont considérées comme « exposées » toutes les personnes ayant présenté au moins un dosimètre positif, sachant que le seuil de positivité est fixé à 0,2 millisievert. Les personnes « non exposées » sont tous les vétérans dont tous les dosimètres se sont révélés négatifs.
M. le président Didier Le Gac. Concernant les pathologies développées chez les militaires, pensez-vous que les critères définis dans la loi Morin sont réalistes ? Ne serait-il pas plus simple d’établir une présomption irréfragable entre le fait d’avoir été en Polynésie au moment des tirs et le développement d’une maladie ?
M. Jean-Ulrich Mullot. Le seuil de 1 millisievert par an est un seuil de gestion à des fins de radioprotection, mais ne revêt aucun caractère médical ou scientifique à partir duquel il déclencherait quelque chose de spécifique. Concernant la liste des vingt-trois cancers, elle doit être révisée par la commission consultative de suivi des essais nucléaires (CCSEN), qui ne s’est pas réunie depuis 2021 et qui se réunit en principe à l’initiative du ministre de la santé. Quant au caractère irréfragable du non renversement de la charge de la preuve, c’est une décision sociétale et législative sur laquelle nous ne pouvons pas nous prononcer.
Ce que l’on peut dire, c’est seulement que, du strict point de vue médical, il est impossible de distinguer un cancer radio-induit d’un autre à l’échelle individuelle. De nombreux facteurs interviennent, rendant impossible l’imputation certaine d’un cancer à une exposition aux rayonnements ionisants. Dès lors, nous pouvons seulement établir des probabilités statistiques pour une population exposée à des doses importantes ; on ne peut en dire davantage.
M. le président Didier Le Gac. Envisagez-vous des études épidémiologiques sur les descendants et les ayants-droit ? C’est une inquiétude partagée par de nombreux vétérans et Polynésiens.
M. Jean-Christophe Amabile. Il s’agit d’un sujet qui inquiète en effet les patients et que nous prenons très au sérieux en tant que médecins. Les effets transgénérationnels de l’exposition aux rayonnements ionisants ont été largement étudiés, notamment avec les cohortes d’Hiroshima et Nagasaki. Le dernier groupe de travail de la commission internationale de protection radiologique (CIPR), réuni en décembre 2024, a conclu qu’aucun excès d’effets transgénérationnels n’a été mis en évidence dans les populations étudiées. Si ces effets existent, ils sont tellement faibles qu’ils ne sont pas détectables ; les experts sont plutôt rassurés, même s’ils poursuivent leurs recherches. Je vous transmettrai le rapport du CIPR si vous le souhaitez.
M. le président Didier Le Gac. C’est la première fois que j’entends parler d’une étude affirmant clairement l’absence d’effets sur les descendants !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Connaissez-vous le nombre total de personnels militaires et civils ayant travaillé pour le CEP, sur site et hors site, y compris à Tahiti et à Hao ? Avez-vous accès aux données médicales de ces personnes ? J’ai pu voir au Département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) une grande quantité de dossiers médicaux de travailleurs civils du CEP mais j’aimerais bien savoir si ces données sont exploitées, et de quelle façon.
M. Gabriel Bédubourg. Les études Sepia reposent sur les listes de bénéficiaires de dosimètres externes provenant du DSCEN. L’étude sur la mortalité concerne une cohorte de 26 514 hommes, c’est-à-dire des bénéficiaires d’un dosimètre externe. Je ne dispose pas en revanche d’archives nominatives sur l’ensemble des travailleurs du CEP.
M. Jean-Ulrich Mullot. Il est important de préciser que cette cohorte est bien eclle sous la responsabilité du SSA car il existait également des travailleurs dépendant du CEA et des personnels de recrutement local, mais ces personnes se trouvent hors de notre périmètre de responsabilité.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je voudrais connaître le nombre total de vétérans dans votre périmètre, de 1966 jusqu’en 1996, voire un peu avant. Combien de personnels militaires ont participé au CEP, sans restreindre ce chiffre aux seules personnes ayant participé aux opérations militaires et aux essais eux-mêmes ?
M. Laurent Géraut. Je ne peux vous apporter de réponse précise ; il serait sans doute préférable de s’adresser au DSCEN, qui dispose de ces informations.
Mme Nadine Lechon (RN). Je souhaite faire une remarque en tant que membre de la commission de la Défense nationale et des forces armées. Je tiens ici à saluer le Service de santé des armées pour le travail remarquable qu’il accomplit auprès de nos forces armées. Il est sans doute l’un des meilleurs services de santé militaires au monde, et il est important de rappeler sa contribution.
M. le président Didier Le Gac. Je tiens ici à être très clair. Notre commission ne cherche à faire le procès de personne, ni à mettre en accusation qui que ce soit. Notre objectif est d’être le plus transparent possible sur cette période de notre Histoire et de trouver des solutions pour répondre aux attentes de ceux qui comptent sur nous.
Tout à l’heure, M. Géraut a fait référence à « la réglementation de l’époque ». J’aimerais justement savoir comment le SSA a travaillé sur ce sujet. Était-ce par transmission orale avec vos prédécesseurs ? Avez-vous consulté les archives ? Nous parlons beaucoup de déclassification des archives au sein de cette commission. Il est crucial de comprendre votre perspective, peut-être même critique, sur cette période. Nous ne cherchons pas à piéger qui que ce soit, mais à comprendre et c’est pourquoi nous requérons vos avis à titre personnel. Comment avez-vous procédé ? Avez-vous déclassifié des archives, consulté des journaux de bord, interrogé d’anciens médecins-chefs ? Pouvez-vous un instant fendre l’armure en quelque sorte et nous expliquer votre point de vue ?
M. Jean-Christophe Amabile. Je vais donc vous parler à titre personnel. J’ai rejoint le Spra en 2004 en tant qu’assistant, après avoir servi dans les sous-marins nucléaires. Durant ma formation, j’ai côtoyé des anciens qui m’ont formé au-delà du seul aspect universitaire, par compagnonnage, « à l’ancienne ». J’appréciais énormément cette méthode de transmission du savoir, car elle permettait de maintenir des principes fondamentaux. Il m’a toujours semblé que nos prédécesseurs travaillaient avec beaucoup de sérieux. Quand nous disons que la réglementation a été suivie, c’est que pour ma part je l’ai trouvée extrêmement rigoureuse dans son application.
Je me souviens qu’il était question du décret n°66-450 du 20 juin 1966 relatif aux principes généraux de protection contre les rayonnements ionisants. Je n’étais pas né à l’époque, mais j’ai pu l’étudier et constater qu’y émergeaient des principes importants : l’employeur décrit les risques, le médecin adapte sa visite médicale en fonction des antécédents du patient et des risques liés à son travail, afin de garantir la meilleure protection possible du travailleur. Les examens dont nous parlons aujourd’hui, comme la numération formule sanguine, l’anthroporadiométrie ou la radiotoxicologie, étaient déjà évoqués par mes prédécesseurs.
Certes, juger le passé au prisme des normes et des technologies actuelles est un exercice délicat, mais les principes fondamentaux qui nous ont été inculqués me semblaient très pertinents. Je ne cherche pas à embellir la situation mais, puisque vous m’offrez l’opportunité, je rends là hommage à ces anciens, dont certains avaient participé aux essais. Leur expérience m’inspire un grand respect, notamment dans la relation du médecin au patient ou du médecin du travail au travailleur.
M. le président Didier Le Gac. Je l’entends, mais j’entends aussi des témoignages de vétérans présents sur place, à qui on expliquait qu’une douche suffisait à la décontamination ou qui observaient les explosions depuis le pont d’un bateau, en maillot de bain. Ces récits ne sont pas que des légendes ! Certes, il est facile de porter un jugement soixante ans plus tard, mais quel regard portez-vous, d’un point de vue médical et historique, sur cette période ?
M. Jean-Christophe Amabile. J’ai eu l’occasion de visionner d’anciens documents sur la décontamination d’un blessé radiocontaminé. J’ai été agréablement surpris de constater que les principes que j’enseigne actuellement à la Faculté étaient déjà présents. Par exemple, la priorité donnée à l’urgence médico-chirurgicale qui prime : si un patient présente une plaie de l’artère fémorale, la prise en charge de cette blessure prime sur la décontamination. La décontamination externe d’un patient de manière méthodique, qui est efficace à environ 90 %, recourt à des procédures relativement simples qui démystifient la prise en charge de ce type de blessé. Pour la contamination interne, l’importance d’administrer un traitement le plus tôt possible sans attendre les résultats d’examens, sur simple suspicion, est un principe que nous continuons à transmettre aujourd’hui.
M. Jean-Ulrich Mullot. Je ne voudrais pas laisser l’impression que nous nous défaussons en renvoyant nos réponses à un travail d’historien puisque la véritable question porte sur l’état des connaissances de l’époque. Ce travail historique excède notre domaine de compétence qui est pour sa part circonscrit à l’expertise médicale ou pharmaceutique.
Cependant, nous pouvons constater que les règles et les seuils qui existaient historiquement n’étaient pas uniquement soutenus par une position nationale ; des consensus internationaux existaient déjà à l’époque. Il est important de noter que la règle du 1 millisievert, sur laquelle on se focalise aujourd’hui, n’existait pas à l’époque des essais atmosphériques ou souterrains. Je constate également que de nombreuses réglementations évoluent au fil du temps, au fur et à mesure que les connaissances progressent, particulièrement dans le cas des effets liés aux rayonnements ionisants.
Le recul temporel en 1966 était assez limité pour évaluer les effets à long terme des expositions aux radiations. Les effets, notamment les cancers solides, se déclarent après une latence de plusieurs années et requièrent des études étendues sur plusieurs années, surtout lorsqu’ils concernent des populations importantes. En 1966, le recul sur les études épidémiologiques était d’environ vingt ans. Déterminer l’état des connaissances scientifiques et médicales de l’époque relève vraiment d’un travail d’historien. Néanmoins, les principes fondamentaux et les méthodes de mesure semblent avoir été sérieux, avec une fiabilité relative des mesures physiques depuis plusieurs décennies.
Je tiens enfin à remercier Mme Lechon pour ses propos qui nous touchent sur le rôle du SSA, qui perdure aujourd’hui. En Polynésie française, deux médecins militaires du centre médical de suivi, rattachés à la direction de la santé de Polynésie, continuent d’accompagner les vétérans, les aidant dans leurs démarches administratives et leur offrant un suivi médical. Ils perpétuent en cela cette tradition du SSA de prendre soin de son prochain ; je tiens également à leur rendre hommage.
M. le président Didier Le Gac. Puisque vous êtes pharmacien, j’aimerais connaître l’origine de la pratique consistant à distribuer des cachets d’iode à la population. Depuis quand existe-t-elle ?
M. Jean-Ulrich Mullot. Les comprimés d’iodure de potassium, fabriqués par la pharmacie centrale des armées, ont été introduits tardivement dans l’arsenal des outils permettant d’atténuer les effets d’une exposition à l’iode radioactif. Les comprimés d’iodure de potassium fabriqués par la pharmacie centrale des Armées ont fait partie de l’arsenal sanitaire face aux dangers ionisants à partir de 1986.
M. Jean-Christophe Amabile. Je crois que cette mesure est en fait le fruit d’un retour d’expérience. En Ukraine, des comprimés d’iode existaient déjà, mais n’étaient plus distribués deux ans avant l’accident de Tchernobyl. Les enfants, carencés en iode, n’ont ainsi pas pu être protégés efficacement ; nous savons maintenant qu’il s’agit d’une mesure très efficace. La consigne est de prendre le comprimé six heures avant l’accident, ce qui peut sembler absurde, mais en réalité la cinétique d’un accident de centrale nucléaire est lente ce qui laisse le temps au préfet de donner l’ordre de distribution ou de prise des comprimés.
M. le président Didier Le Gac. Les essais nucléaires français se sont poursuivis jusqu’en 1996 ! Comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu de distribution de cachets d’iode en Polynésie ?
M. Jean-Christophe Amabile. Je n’ai pas d’informations précises à ce sujet. Il est possible que cette mesure ne fût pas en place à l’époque en Polynésie, mais je ne peux pas l’affirmer avec certitude.
M. Laurent Géraut. Mon expérience personnelle corrobore les propos de mes collègues. La CIPR a joué un rôle prépondérant dans l’établissement des règles de protection radiologique ; une de ses publications en 1959 a posé les bases des outils que nous utilisons encore aujourd’hui en matière de radioprotection. Bien que les valeurs-seuils aient évolué, les principes fondamentaux de radioprotection sont restés sensiblement les mêmes depuis le début des années 1960. La réglementation française a rapidement adopté ces principes, comme en témoigne par exemple le décret du 15 mars 1967. Bien que je n’aie pas accès aux archives, je suis convaincu que le ministère des Armées s’est aligné sur cette réglementation ; aujourd’hui, nous nous conformons strictement à la réglementation du code du travail en la matière.
M. Gabriel Bédubourg. J’apporte une précision relative à la prise d’iode. Dans les plans nationaux, le seuil de déclenchement pour la prise de cachets d’iode est fixé à 50 millisieverts à la thyroïde.
Concernant mon sentiment personnel, je ne peux m’empêcher de rappeler le caractère rassurant des résultats des études Sepia, qui démontrent non seulement qu’une réflexion a été menée sur la protection du personnel et la sélection médicale, comme en témoigne le biais du travailleur sain dont nous avons parlé, mais aussi l’absence de surmortalité et de surmorbidité chez les vétérans.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie pour vos témoignages et, à la suite des propos tenus tout à l’heure par notre Président, je ne voudrais pas non plus vous laisser l’impression que notre commission cherche des coupables. Notre mission est d’enquêter sur une période passée afin de formuler les recommandations les plus justes possible.
Vous avez insisté sur le fait que la France se référait aux consensus internationaux. J’aimerais toutefois rappeler le sort qui a été fait aux accords internationaux sur l’interdiction des tirs atmosphériques. Le premier accord date du 5 août 1963, bien avant l’essai Aldébaran du 2 juillet 1966. En Algérie, après onze tirs atmosphériques, la France est passée aux tirs souterrains. Pourtant, dans le Pacifique, elle a repris les essais atmosphériques !
Les études actuelles sont effectivement rassurantes et on ne peut que s’en féliciter ; cependant, le fait qu’elles rassurent montre qu’elles répondent à une réelle inquiétude. À l’époque, il semble évident que les autorités étaient inquiètes des effets des essais nucléaires, ce qui explique qu’ils ont été effectués dans des lieux peu peuplés. La commission s’intéressera particulièrement au choix des sites en Algérie et en Polynésie. Ce sera ma dernière question mais avez-vous des réflexions à nous faire partager sur ce sujet ?
M. Jean-Christophe Amabile. En tant que médecin, je pense que cette question relève de la géopolitique et dépasse notre domaine de compétence. Je préfère ne pas avancer d’hypothèses sans fondement.
M. Jean-Ulrich Mullot. Notre rôle consiste à soutenir les forces là où la France décide de les envoyer.
M. le président Didier Le Gac. Messieurs, je vous remercie d’être venus à l’Assemblée nationale pour répondre à nos questions et nous apporter vos éclairages.
7. Audition de M. Yannick Lowgreen, président de l’Association Tamarii Moruroa (Mardi 4 février 2025)
M. le président Didier Le Gac. Nous auditionnons Yannick Lowgreen, président de l’association Tamarii Moruroa, que nous avons déjà entendu au mois de mai dernier. La présente commission d’enquête souhaite réauditionner certaines personnes et organisations, car elle compte beaucoup de nouveaux députés.
Monsieur Lowgreen, l’association que vous présidez a été créée à la fin de l’année 2006 pour, je vous cite, « dire une autre part de vérité et notamment réhabiliter l’image de ceux qui ont bossé sur les sites ». Ancien technicien du service des forages du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) à Moruroa, vous avez dit que vous trouviez regrettable que les personnels civils et militaires aient parfois été « injustement traités de complices de crimes ». Vous avez aussi déclaré, en substance, que tout le monde souhaitait profiter de la manne nucléaire et que les ouvriers ne connaissaient guère les dangers des radiations à cette époque. Nous souhaitons avant tout vous entendre au sujet des conditions de vie et de travail sur les sites des essais nucléaires polynésiens. Votre témoignage sera précieux à cet égard.
Quel regard portez-vous, par ailleurs, sur l’actuel dispositif d’indemnisation des victimes des essais nucléaires en Polynésie ? Le régime instauré par la loi Morin de janvier 2010 vous semble-t-il perfectible après l’adoption, il y a quelques jours, d’un amendement du gouvernement au projet de loi de finances ? Dans l’affirmative, sur quels points ?
Vous militez depuis des années pour que ceux qui ont travaillé sur les sites polynésiens bénéficient de la reconnaissance de la nation, à l’image de ce qui est prévu pour les vétérans des premiers essais nucléaires effectués dans le Sahara. Cela permettrait notamment une prise en charge des frais médicaux par l’État et non plus par la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) pour tous ceux qui ont travaillé à Moruroa et Fangataufa. Pouvez-vous nous en dire plus ? Où en est, notamment, ce combat ?
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. De plus, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Yannick Lowgreen prête serment.)
M. Yannick Lowgreen. Comme vous venez de le dire Monsieur le Président, notre association a aujourd’hui une vingtaine d’années puisqu’elle a été créée en mars 2006. Nous avons participé à toutes les réunions organisées en Polynésie comme en métropole et nous avons été membres du Cesec (Conseil économique, social, environnemental et culturel de la Polynésie française). Nous nous battons pour une évolution de la loi Morin, en particulier par la reconnaissance de trois nouvelles maladies, validées par le comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear), et nous attendons une réunion de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires. Comme vous le savez, il n’y en a pas eu depuis 2021 et l’État a par ailleurs failli supprimer cet organe.
Nous nous battons également afin d’obtenir une juste reconnaissance de la Nation pour les vétérans ayant travaillé sur les atolls de Moruroa, Fangataufa et Hao. Je ne crois pas que beaucoup d’entre eux aient demandé la médaille de la Défense nationale, qui n’a aucune valeur pour nous comme vous l’a dit un des membres de l’Aven (Association des vétérans des essais nucléaires) que vous avez auditionnés. Par ailleurs, ce n’est pas l’échelon or, mais bronze, avec agrafe, de cette médaille qui peut nous être décernée. Elle ne nous apporte rien contrairement au titre de reconnaissance de la Nation (TRN), au sujet duquel nous attendons des députés qu’ils modifient les règles d’attribution. On trouve extrêmement regrettable que l’article 40 de la Constitution nous soit toujours opposé sur ce sujet comme sur d’autres pour éviter notamment certaines évolutions en manière d’indemnisation.
Nous nous battons par ailleurs pour l’ajout de certaines maladies dans le décret et pour que l’action du Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) soit orientée en vue d’aboutir à une meilleure indemnisation des vétérans.
Nous avons rencontré toutes les autorités qui se sont rendues en Polynésie française, comme le président du Civen, lors de sa dernière mission sur place, les dirigeants du CEA et les représentants de divers ministères, ainsi que les responsables du haut-commissariat pour discuter de l’évolution de la loi Morin et des remboursements de la CPS. Nous espérons que tout cela va évoluer un jour.
M. le président Didier Le Gac. Combien d’adhérents compte votre association et quelle est actuellement leur principale demande ?
M. Yannick Lowgreen. Nous sommes environ 2 000 adhérents.
Au titre de leurs revendications, comme je l’ai dit, nos adhérents demandent surtout une évolution de la loi Morin et la présence au sein du Civen d’un médecin polynésien, qui soit capable d’expliquer en tahitien aux malades, à son retour des réunions qui se tiennent en métropole, pourquoi leur demande a été rejetée ou au contraire acceptée. Faute de cela, beaucoup de gens ne comprennent pas les décisions prises. Nous faisons cette demande depuis vingt ans. Si des semblants d’avancées ont eu lieu, nous n’avons pas eu de réponse favorable à ce jour sauf à la dernière réunion de la commission consultative, qui s’est déroulée à Paris en 2021, au cours de laquelle le président de la Polynésie française (qui était à l’époque Édouard Fritch) avait clairement émis cette demande. Pour nous, ce médecin aurait vocation à traiter en premier lieu des dossiers polynésiens.
Nos adhérents attendent également une reconnaissance forte de l’État, par l’octroi du titre de reconnaissance de la Nation. Nous ne sommes pas reconnus par l’État actuellement : c’est à se demander si nous sommes des Français à part entière ou entièrement à part !
Je constate que beaucoup de gens s’expriment sur ces dossiers. Pour notre part, nos positions n’ont pas changé depuis 2006, que nous nous adressions à la commission consultative, aux ministres ou aux divers Présidents de la République ! Nous sommes contents de voir qu’elles sont reprises par des députés, polynésiens ou métropolitains d’ailleurs. Mais je dois quand même rappeler qu’il y a quinze ou vingt ans, peu de députés et de sénateurs polynésiens nous aidaient. Lors de l’adoption de la loi Morin, nous avons été obligés de passer par le sénateur Marcel-Pierre Cléach pour que nos revendications soient prises en compte. Nos sénateurs et députés de l’époque nous avaient envoyés paître ! Ils ne nous connaissaient pas, nous avaient-ils dit, et ne s’occuperaient pas de nous ! Je suis heureux que votre commission d’enquête ait vu le jour et que les sénateurs et députés polynésiens fassent désormais front sur ces sujets.
Nous voulons avancer sur ces sujets très importants mais il faut savoir que rien ne se fera tant que la commission consultative de suivi ne se réunira pas : c’est elle qui peut faire évoluer la loi Morin et la liste des maladies ! Vous pouvez également essayer de faire passer des textes de loi ou d’obtenir des modifications de certains décrets mais, je le répète, rien ne se fera si le Gouvernement continue d’invoquer à tout va l’article 40 ! Cela fait vingt ans que je participe à toutes les commissions et que nous écrivons aux députés pour avoir une juste indemnisation et une reconnaissance forte de la part de l’État. Nous ne voulons pas une médaille en chocolat, mais le titre de reconnaissance de la Nation ! À vous, mesdames et messieurs les députés, d’obtenir une modification des décrets : nous ne comprenons pas pourquoi ceux qui ont travaillé dans le nucléaire en Algérie ont pu bénéficier de ce titre de reconnaissance. On nous a expliqué qu’il fallait avoir été présent dans une zone de conflit pour en bénéficier mais, à l’époque, je vous rappelle quand même que Moruroa était l’atoll le plus surveillé au monde pendant la période des essais nucléaires. Des sous-marins nucléaires et des bateaux espions traînaient même les parages ! C’était la guerre autour de notre petit caillou, c’était ni plus ni moins que la guerre froide !
S’agissant des maladies transgénérationnelles, le docteur de Vathaire s’est adressé à nous, notamment, pour obtenir de l’aide dans le cadre d’un appel à financement qui visait à lancer une étude sur ce sujet. Il nous a écrit, il y a un mois ou un mois et demi, pour nous dire que, finalement, il arrêtait son projet parce que son dossier de financement n’avait pas été accepté. C’est un peu comme pour les études épidémiologiques, que nous avons été la seule association à demander. Nous sommes intervenus auprès de l’ancienne députée Maina Sage et l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a alors lancé une étude bibliographique. Pour autant, même si les choses ont avancé, les scientifiques de cet institut nous ont dit qu’ils ne savaient pas si une étude épidémiologique aurait lieu par la suite. Or si on s’arrête là, l’étude bibliographique ne servira évidemment à rien.
Comment pourrait-on avancer ? Je n’en sais rien, car je ne fais pas les lois, je ne suis ni député, ni sénateur. Nous participons aux réunions, mais nous ne faisons pas de blabla, quels que soient les Gouvernements en place. Quand nous demandons des rendez-vous à nos députés ou au président du territoire, on ne nous répond pas, on nous laisse de côté ! Nous intervenons donc autrement. Nous ne balançons pas des histoires sur Facebook ou d’autres réseaux sociaux ; en revanche, nous écrivons à l’État. Nous avons demandé à la ministre de la santé, Mme Vautrin, que la commission consultative se réunisse, mais nous n’avons pas eu de réponse. On nous avait dit l’an dernier qu’une réunion se tiendrait au mois d’avril mais il ne s’est rien passé. De même, nous avons écrit avec l’Aven (Association des vétérans des essais nucléaires) et Moruroa e tatou des courriers communs pour demander que cette commission se réunisse mais nos demandes sont toujours restées lettre morte.
Comment faire ? C’est à vous de nous dire, Mesdames et Messieurs les députés, si vous pouvez intervenir auprès des ministres chargés de la commission consultative afin qu’elle se réunisse, et pas en visio ! Nous avons fait l’expérience : s’il y a beaucoup de monde, c’est une catastrophe. Quand les réunions ont lieu en présentiel, les ministres sont en face de nous. Presque tout le Gouvernement français est autour de la table et on peut véritablement discuter. On peut dire ce qu’on pense et obtenir rapidement des réponses, avec une mise en œuvre très rapide aussi. Lors de la dernière réunion, en 2021, c’est nous qui avons proposé à la ministre de la santé d’ajouter des maladies à la liste et cela a été fait. Nous souhaitions l’ajout de quatre maladies : on nous a répondu qu’on discuterait des deux autres lors de la prochaine réunion de la commission consultative, mais il n’y en a pas eu depuis !
Nous avons l’impression que l’État fait en sorte que cette commission ne se réunisse pas. Je parle d’impression car nous ne voyons pas ce qui se passe à Paris depuis notre petit caillou, situé à 14 000 kilomètres, même si nous en entendons parler par des collègues d’autres associations. Pouvez-vous faire en sorte que la commission consultative se réunisse, dans le respect des textes qui la régissent ? Ils prévoient deux réunions par an au minimum, mais nous avons dû en avoir une dizaine, au lieu de quarante. Malgré tout, cette commission a permis de faire évoluer la loi Morin et la liste des maladies.
Il a aussi été question de la suppression de la notion de risque négligeable dans ce cadre. Or que s’est-il passé ? Comme je l’avais dit à des collègues d’autres associations, qui me demandaient d’arrêter d’écrire aux députés, nous nous sommes fait avoir. On a créé à la place du « risque négligeable » une commission, en application de l’article 113 de la loi dite Erom (loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique). Or, comme le disait Georges Clemenceau, il suffit de créer une commission quand un problème se pose : dès lors c’est à elle de s’en occuper. Et c’est ce qui s’est passé en la matière !
On a ensuite ajouté dans la réglementation le seuil de 1 millisievert (mSv). Mais les scientifiques de l’Inserm qui m’ont reçu à l’occasion d’une étude épidémiologique m’ont indiqué qu’ils ne savaient pas du tout quels étaient les risques en dessous de ce seuil d’exposition, et actuellement aucun scientifique ne peut dire s’il y en a.
Cet ajout a en fait été rédigé par le Civen et ce texte a ensuite été intégré dans la loi Erom. Ce seuil de 1 mSv correspond à celui applicable à ceux qui travaillent dans des conditions normales dans des installations nucléaires. Mais la situation était différente en Polynésie, puisque l’on y a fait exploser des bombes nucléaires à l’air libre et sous terre. Nous n’étions pas dans des locaux fermés ! On ne comprend pas pourquoi cet ajout a été fait. On nous a dit qu’il s’agissait de reprendre les dispositions des codes du travail et de la santé publique en vigueur en métropole mais, en Polynésie, nous n’étions quand même pas dans une « situation normale ».
Je n’ai pas assisté à des tirs aériens, mais les collègues qui y ont participé m’ont expliqué comment cela se passait. J’ai assisté à pratiquement tous les tirs souterrains à Moruroa, puisque je travaillais au forage des puits réalisés par le CEA avant et après les tirs. Il y a d’ailleurs eu d’assez nombreux problèmes à cette occasion puisque, comme l’a décrit une des personnes que vous avez auditionnées, il y a plusieurs fuites de gaz toxiques. Le système de fermeture automatique des puits, dit de blackout, ne fonctionnait pas assez vite pour tout bloquer. Des personnes contaminées par ces gaz et travaillant pour la Cogema ou la Soletanche ont dû être évacuées à l’hôpital Jean-Prince à Papeete ou en métropole.
J’ai également travaillé à Moruroa ; j’ai même plongé dans le lagon pour y installer des pompes après les tirs, afin d’utiliser l’eau de mer pour les forages.
Beaucoup de gens n’en parlent pas. À l’époque, nous ne pouvions pas le faire car nous étions tenus de respecter le secret de la Défense nationale. Mais, aujourd’hui, tout le monde en parle, y compris devant vous puisque les personnes que vous entendez doivent prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Moi, je vous dis exactement ce qu’il s’est passé. J’ai moi-même été irradié lorsque je travaillais, sans d’ailleurs que l’on m’en informe. C’est seulement quand j’ai demandé les résultats de ma dosimétrie pendant les périodes où j’étais à Moruroa que je l’ai su. Je ne me rappelle pas quelle est la dose à laquelle j’ai été exposé.
En conclusion, l’association Tamarii Moruroa veut faire avancer le dossier de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Beaucoup de gens ne veulent pas s’investir et je suis président de cette association depuis vingt ans. J’aimerais bien laisser ma place mais personne ne veut la prendre. On me dit que je suis le seul à bien connaître le dossier, à pouvoir défendre les gens et à pouvoir faire avancer les choses. On dit que l’on me fait confiance et qu’il faut que je termine mon travail. Donc je reste et je compte maintenant sur les membres de votre commission d’enquête pour nous aider.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie et je vous informe que plus de dix députés sont présents dans cette salle et qu’ils vont donc être nombreux à vous poser des questions.
J’ajoute en outre que nous entendrons des responsables de l’Inserm la semaine prochaine ainsi que la ministre de la santé au mois d’avril.
Je laisse tout de suite la parole à Madame la rapporteure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Merci pour la description de vos revendications ; vous avez bien développé les aspects sanitaires. Ma question va porter sur la compétence en matière de santé qui, en 1977, a été transférée à la Polynésie.
Pourriez-vous nous en dire davantage sur les indemnisations par la CPS (Caisse de prévoyance sociale) ? Lorsque des accidents avaient lieu sur les sites d’essais, étaient-ils pris en charge par la CPS ou par la médecine militaire ?
M. Yannick Lowgreen. Pendant la période des essais souterrains, les personnels dépendant du CEA et présents sur les sites étaient contrôlés régulièrement. On m’a dit que les laboratoires de biologie médicale et d’épidémiologie du CEA ont fait certaines études sur la population des travailleurs de Moruroa. Vous pourriez peut-être demander au CEA qu’il vous transmette les documents sur ce point.
Par ailleurs, nous souhaitons que l’on rembourse la CPS à hauteur des dépenses qu’elle a avancées.
Il faudrait en outre que vous vous penchiez sur la manière dont les indemnisations ont été réalisées au début de l’existence du Civen. Car, pour la quinzaine de personnes concernées, on a procédé en retirant la quote-part de la CPS du montant de l’indemnisation qui avait pu leur être versée. Nous nous sommes battus contre cette méthode au cours de plusieurs commissions consultatives : j’ai dit que c’était dégueulasse ! Imaginons que l’indemnité s’élève à 10 000 euros et que les droits de la CPS soient de 9 999 euros ; eh bien il ne restait alors qu’un seul euro pour la personne indemnisée, et les yeux pour pleurer…
C’est un point que vous devriez vérifier afin que les personnes indemnisées puissent toucher la quote-part attribuée à la CPS. Ce n’est pas aux personnes indemnisées d’en supporter le poids.
Il n’y a plus de problème désormais, mais au départ c’est ainsi que l’on procédait. Quand j’ai demandé pourquoi, on m’a renvoyé au code social ainsi qu’à celui de la santé. Mais ces textes sont-ils applicables en Polynésie, puisque la CPS est régie par le code polynésien ? On ne m’a pas répondu sur ce point.
Et il se trouve qu’à partir du moment où la CPS a assigné l’État en justice, on a cessé de faire des prélèvements sur les indemnités pour la rembourser. Sans cette action, on aurait continué à appliquer cette méthode qui n’est tout de même pas très orthodoxe.
C’est un dossier que vous devriez étudier, car une quinzaine de membres de mon association, voire une vingtaine, sont concernés.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez également évoqué un contentieux portant sur l’indemnisation d’une quinzaine de personnes. Les autres dossiers ont été traités normalement, si l’on peut dire, la totalité de l’indemnisation accordée par le Civen ayant été attribuée à la victime elle-même.
Toutes les maladies des victimes reconnues et celles qui figurent sur la liste sont prises en charge par la CPS, qui est l’équivalent de l’assurance-maladie en métropole et qui est financée par les cotisations sociales des Polynésiens.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Il existe plusieurs associations de victimes. Quelles sont vos différences avec Moruroa e tatou et avec l’association 193, présidée par le frère Maxime ? Intervenez-vous dans des territoires différents ou en faveur de populations qui ne sont pas les mêmes (plutôt des professionnels que des populations civiles par exemple) ? Nous aimerions comprendre vos divergences, s’il y en a, et quelles sont vos convergences si vous luttez ensemble ?
Quels sont les critères retenus par la CPS pour prendre en charge des pathologies affectant les Polynésiens et qui peuvent être rattachées aux essais nucléaires ? Ces critères reprennent-ils la liste des pathologies reconnues par la loi Morin ? Quelles sont les différences éventuelles ?
Vous avez signalé que, faute de réunion de la commission consultative de suivi, deux pathologies n’avaient pas été ajoutées à la liste de celles qui sont reconnues. Quelles sont-elles ?
Enfin, pouvez-vous nous dire si vous travaillez avec le ministre polynésien de la santé, M. Cédric Mercadal ? Partage-t-il vos préoccupations et relaie-t-il vos demandes auprès de la CPS ?
M. Yannick Lowgreen. Sur la première question, il se trouve que les différentes associations défendent les mêmes personnes. Trois associations sont reconnues : la nôtre, Moruroa e tatou et l’association 193. J’ai essayé de me rapprocher des deux autres pour travailler ensemble et faire avancer les dossiers, mais elles n’ont jamais accepté.
La grande différence entre nous, c’est que ces associations sont plus politiques et sont par ailleurs antinucléaires, ce qui n’est pas le cas de la nôtre. Nous défendons les intérêts des Polynésiens et de toutes les personnes qui ont travaillé sur les atolls de Moruroa et Fangataufa, ainsi que sur les atolls périphériques. Les trois associations participent d’ailleurs toutes les trois aux travaux de la commission consultative de suivi.
Moruroa e tatou est très proche de l’Église protestante et l’association 193 rassemble plutôt des catholiques. Pour notre part, nous sommes complètement indépendants, tant du point de vue politique que religieux. Cela nous permet de travailler avec des gens de tous bords ; à ce titre, la couleur politique du président de la Polynésie nous importe peu.
Le fait que certains mettent en avant des idées politiques ou des convictions antinucléaires ne fait pas avancer les dossiers, car il faut de toute façon discuter avec l’État français. Si nous partons chacun de notre côté, nous n’arriverons pas à régler le problème, surtout en Polynésie.
Notre association s’occupe aussi bien de l’ensemble de la population polynésienne que des vétérans qui ont travaillé sur l’atoll de Moruroa pour lesquels nous demandons encore une fois la délivrance d’un titre de reconnaissance de la Nation (TRN).
Si le centre médical de suivi a été mis en place en Polynésie française, c’est grâce à Tamarii Moruroa, qui est intervenue auprès du président Gaston Tong Sang et du ministre de la santé de l’époque afin qu’ils en fassent acter la création par le haut-commissaire. C’était la veille de l’adoption d’une motion de censure qui a permis à Oscar Temaru d’accéder à la Présidence du pays. L’inauguration de ce centre médical de suivi aurait dû avoir lieu à l’occasion d’une visite du ministre des Outre-mer mais il n’a jamais été inauguré par une autorité territoriale ou métropolitaine.
Il y avait aussi à l’époque un projet de convention qui prévoyait que l’État rembourserait au franc près les sommes acquittées par la CPS pour indemniser les personnes dont le dossier avait été validé par le Civen. Mais le directeur général et les membres du conseil d’administration de la CPS n’avaient alors pas voulu la signer. Le principe retenu était pourtant exactement celui annoncé par le Président de la République lors de la table ronde de juin 2021. La convention aurait dû être signée en 2006 ; on a donc perdu presque vingt ans !
Les maladies qui figurent dans le texte de la loi Morin ont été validées par le comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear) et par des scientifiques. Mais nous demandons que d’autres pathologies y soient ajoutées. Il s’agit des cancers du pancréas ou du pharynx, de celui de la prostate précoce et des maladies du muscle cardiaque. On nous a dit que l’on discuterait de l’ajout du cancer du pancréas ou du pharynx lors de la prochaine commission consultative de suivi, mais il faudra aussi aborder les deux autres.
Par rapport aux maladies dont la CPS doit demander le remboursement, la CPS a présenté un document qui les récapitule, sachant que certaines ne sont pas dues au nucléaire. Lorsque j’étais membre du Conseil économique, social, environnemental et culturel de la Polynésie (Cesec), nous avions entendu l’ancien directeur de la CPS – qui est ensuite devenu le ministre de l’économie et des finances – au sujet du remboursement à cette dernière des frais engagés pour traiter les maladies radio-induites. Il nous avait expliqué que l’État ne devait pas 100 milliards à la CPS, mais plutôt 35 ou 40 milliards. Je n’avais pas du tout compris pourquoi et la différence est très importante. Je ne sais pas où en est le traitement de ce dossier mais, en tout cas, nous en discutons à chaque fois que nous rencontrons des représentants de l’État.
M. le président Didier Le Gac. Mme Voynet vous a également interrogé sur vos relations avec le ministre de la santé du Gouvernement polynésien.
M. Yannick Lowgreen. Nous l’avons rencontré, mais ce n’est pas lui qui peut faire avancer ce dossier sur les essais nucléaires. De même, nous avons participé au Coscen (Conseil d’orientation pour le suivi des conséquences des essais nucléaires) comme d’autres associations mais, outre que ce conseil a finalement décidé d’écarter les acteurs associatifs, ses décisions n’avaient aucune valeur juridique.
Seule la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires peut faire avancer le dossier, peser sur les décisions. Nous demandons donc qu’elle se réunisse dans de bonnes conditions et avec la périodicité prévue par la loi Morin. Actuellement, nous ne savons pas si elle se réunira dans six mois, un, deux ou trois ans.
Je comprends dans ces conditions que l’Assemblée nationale et le Sénat aient voulu supprimer cette commission, au vu de son inactivité. Mais il ne faut pas la supprimer ! Tamarii Moruroa est intervenue en Polynésie et auprès de parlementaires, telle la sénatrice Lana Tetuanui, pour l’éviter. Les parlementaires et les associations ont fini par comprendre l’importance de l’enjeu et ont relayé notre demande. La commission consultative est le seul lieu où les associations sont écoutées et peuvent faire avancer les dossiers, en demandant la prise en compte de nouvelles maladies par exemple.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Chaque groupe parlementaire dispose d’un droit de tirage, qui lui permet d’obtenir la création d’une commission d’enquête par an. Le groupe GDR, auquel Mme Reid Arbelot et moi-même appartenons, a utilisé le sien pour les victimes des essais nucléaires, car nous ne voulons pas vous laisser tomber. Il faut bousculer les choses, pour éviter que les victimes ne soient jamais indemnisées.
M. le président de la commission d’enquête entend vos messages. Il saura demander (peut-être même exiger) que la commission consultative se réunisse, qu’elle rende des comptes à la Nation sur son action, ou son inaction. Lorsque nous auditionnerons Mme la ministre de la santé, nous lui demanderons également de rendre des comptes en la matière.
Par ailleurs, comment empêcher que le docteur de Vathaire ne jette l’éponge alors que son travail sur les maladies transgénérationnelles s’annonçait essentiel ? Les groupes représentés dans cette commission d’enquête peuvent peut-être interpeller ou aider pour qu’il en soit ainsi.
Enfin, pourquoi le Civen n’emploie-t-il pas, ne serait-ce qu’à titre ponctuel, un médecin capable de parler tahitien ? Un tel profil doit quand même exister ; je suis très surpris que cette question ne soit pas réglée. Si vous n’avez pas d’explication, ne vous inquiétez pas, nous auditionnerons d’autres personnes.
Je vous invite en tout cas à continuer votre travail militant.
M. le président Didier Le Gac. Je précise que la semaine prochaine nous auditionnerons Florent de Vathaire, directeur de recherche à l’Inserm.
M. Yannick Lowgreen. J’allais vous le proposer ! Je remercie en tout cas Mme Reid Arbelot d’avoir relancé cette commission d’enquête. Son travail est important pour ce dossier, qui nous occupe depuis plus de trente ans !
Nous demandons depuis vingt ans le recrutement d’un médecin polynésien. Nous avons même trouvé un candidat : le docteur Charles Tetaria, ancien directeur du centre de transfusion sanguine du centre hospitalier de Polynésie française, à Mamao, et responsable du projet de banque d’ADN. Toutefois, pour qu’un médecin polynésien intègre le Civen, il faudrait modifier la législation applicable ; nous comptons là aussi sur les députés, quel que soit leur groupe parlementaire, pour faire avancer ce dossier.
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Si j’ai bien compris, vous demandez seulement l’octroi par le Civen du statut de victime à ceux qui en ont été privés à tort. Quid du suivi médical de l’ensemble de la population polynésienne ? Au-delà de votre participation à diverses commissions, dont j’entends qu’elles ne se réunissent pas assez fréquemment, travaillez-vous à un protocole de détection et de prévention gratuites des maladies, destiné à toute la population concernée par ces essais ?
M. Yannick Lowgreen. En Polynésie, le Centre médical de suivi s’occupe déjà de manière très satisfaisante des patients de maladies radio-induites. Ses agents se rendent dans les atolls touchés par les retombées nucléaires pour rencontrer la population et lui expliquer notamment comment remplir les demandes d’indemnisation.
Dans le passé, lors des essais nucléaires, pratiquement chaque atoll de Polynésie française bénéficiait de la présence permanente ou des visites fréquentes d’un médecin militaire, qui soignait tous les malades, au même titre qu’un médecin civil.
Je rencontre régulièrement les agents du Centre médical de suivi. Par le passé, la commission d’évaluation de ses travaux se réunissait une à deux fois par an, mais elle a cessé de le faire depuis une dizaine ou une quinzaine d’années. Nous essayons de la relancer, car elle nous aidait à comprendre l’action du centre et ses limites mais nous ne l’avons plus aujourd’hui.
Il faut également se souvenir que, avant le début des essais nucléaires, l’armée (avec le concours du CEA, je pense) a mené une étude à T zéro des maladies de la population avoisinant les sites, qui est actuellement stockée à Arcueil, dans le fonds documentaire du département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire, avec tous les dossiers des personnes ayant travaillé à Moruroa. C’est Frédéric Poirrier, le prédécesseur de la responsable actuelle du centre, Anne-Marie Jalady, qui m’a signalé l'existence de cette étude. Même si, au moment où elle a été menée, entre 1956 et le début des années 1960, la population des atolls était réduite, elle peut sans doute être instructive. Vous pourriez faire déclassifier ces documents, à supposer qu’ils soient classifiés ; je sais en tout cas qu’une grande partie de ces documents a été numérisée.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors de votre précédente audition, vous avez déclaré « L’État a initié la dépollution de l’atoll de Hao, qui se poursuit encore aujourd’hui. Jusqu’à présent l’atoll a été correctement dépollué. » Le 9 mars 2024, M. Edmond Teieifitu et moi-même avons tenté de nous rendre sur le site du banc Colette, à Moruroa, où ont été effectués les tirs de sécurité. Le docteur Jalady nous l’a interdit, à cause des informations proliférantes qui pourraient s’y trouver et de la persistance de rayonnements dangereux pour la santé. Le docteur a ajouté que la rétrocession des deux atolls ne pourrait avoir lieu, contrairement à ce qui était prévu, à cause notamment de l’impossibilité de supprimer le plutonium du site. Pensez-vous toujours que le travail de dépollution à Moruroa et Fangataufa est satisfaisant ?
M. Yannick Lowgreen. Dans le passé, il n’était pas possible de s’approcher autant qu’aujourd’hui du banc Colette et des puits de stockage des déchets qui en sont séparés par un mur. La dépollution de ce banc, en 1987 ou 1988, a nécessité l’intervention d’engins spéciaux de marque Caterpillar pour gratter la zone, tout ce qui a été récupéré ayant été mis dans des puits de stockage. De mon côté, je signale à ce titre que j’ai moi-même travaillé sur ces puits de stockage 1, 2 et 3, certains descendants jusqu’à 1 100 mètres de profondeur.
Effectivement, l’accès au banc Colette lui-même reste interdit, toute intervention risquant en effet d’éparpiller le plutonium qui subsiste, selon les scientifiques. Un dernier travail de dépollution doit ainsi être effectué, mais la plupart des zones sont désormais ouvertes aux locaux et aux visiteurs, et il n’est évidemment plus nécessaire d’y porter les combinaisons prévues pour les zones contaminées.
Pour ce qui est de l’atoll de Hao, celui-ci a été bien dépollué. Toutefois, les autorités ont eu tort de décider de stocker la terre polluée sur place ; ils auraient dû la transporter à Moruroa pour y faire la dépollution. En outre, le site de nettoyage des avions Vautour, à l'extrémité de la piste d’aviation, est toujours pollué au plutonium ! Mais tout le reste a été bien dépollué.
À Moruroa, l’État a fait détruire toutes les installations liées aux essais nucléaires, jusqu’aux cuisines. Ne subsistent que les bâtiments nécessaires au personnel de surveillance. Alors que l’État envisageait de faire de même à Hao, le maire de cette commune a demandé que le matériel et les hangars liés aux essais nucléaires soient maintenus sur place. Ce n’est pas vraiment de la faute de l’État si cet atoll a été aussi pollué.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Une dernière question : en tant que Polynésien, comment jugez-vous les soixante dernières années et les conséquences des essais sur la société polynésienne et sur la Polynésie ?
M. Yannick Lowgreen. En Polynésie, il y a eu plusieurs périodes ! Il y a eu l’exploitation du phosphate puis les tournages cinématographiques (notamment sur le Bounty) qui ont poussé de nombreux Polynésiens à abandonner l’agriculture au profit d’un travail salarié. Et les essais nucléaires à Moruroa ont ensuite offert une grande opportunité économique, après la fermeture des tournages.
J’ai soixante-neuf ans. Je suis né en Polynésie et j’y habite. Avec les essais nucléaires, notre territoire a connu une évolution fulgurante. Il n’y avait rien ; puis il y a eu la télévision, un port, internet désormais, des aéroports… L’État a accordé beaucoup d’argent, mais les hommes politiques polynésiens n’ont pas su l’investir au service de la population.
En Polynésie française, l’ice (la méthamphétamine en cristaux), notamment, est devenu un vrai problème de santé publique, avec des conséquences pour toute la population.
L’espérance de vie des Polynésiens s’est allongée, passant de 65 ans environ en 1966 à 77 ans actuellement. Nous sommes mieux soignés que par le passé. Nous disposons d’un hôpital (même s’il est désormais un peu petit) et nous avons également un centre d’oncologie qui se développe, avec l’aide de l’État et du territoire.
De nombreux jeunes s’investissent dans les métiers d’avenir, tels que l’informatique. Nous sommes bien connectés à internet même si, parfois, comme aujourd’hui, la connexion est moins bonne.
Il ne faut pas exagérer la pollution en Polynésie et le nombre de maladies radio-induites ; nous risquons sinon d’exciter inutilement les peurs et de dissuader les touristes de se rendre dans notre territoire. Si le problème était extrêmement grave, je ne serai pas là, en train de discuter avec vous ! Toutefois, il existe et doit être réglé avec l’État français, notamment grâce à votre commission d’enquête. L’association Tamarii Moruroa vous remercie, particulièrement vous madame Reid Arbelot mais également tous les députés membres de cette commission d’enquête. Nous comptons vraiment sur vous tous et nous espérons également que le président de la République ne dissoudra pas l’Assemblée avant la remise de votre rapport.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie. Le Président de la République ne peut dissoudre l’Assemblée nationale qu’une fois par an. Nous avons donc au moins six mois de travaux devant nous et Madame la rapporteure prévoit de rendre son rapport pour la mi-juin.
Nous tiendrons compte de vos recommandations. N’hésitez pas à nous faire parvenir des éléments supplémentaires, notamment le questionnaire que nous vous avons transmis.
8. Audition, ouverte à la presse, de MM. Benoît Pelopidas et Thomas Fraise (CERI – Sciences Po) – chercheurs dans le cadre du Programme d’étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges) (Mercredi 5 février 2025)
M. le président Didier Le Gac. Je vous souhaite à tous la bienvenue pour cette première audition de la journée au cours de laquelle nous allons entendre deux chercheurs français, spécialistes en quelque sorte de notre « histoire nucléaire », que je vais rapidement vous présenter.
Benoît Pélopidas tout d’abord : vous êtes l’auteur d’une thèse intitulée « La séduction de l’impossible : étude sur le renoncement à l’arme nucléaire et l’autorité politique des experts », et vous avez notamment travaillé à l’Université de Princeton avant d’avoir créé le programme d’études des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges, anciennement intitulée « chaire d’excellence en études de sécurité ») au sein du CERI (centre de recherches internationales) à Sciences Po Paris. Vous enseignez par ailleurs actuellement à Sciences Po.
Thomas Fraise ensuite, qui nous suit depuis Copenhague, où vous effectuez des recherches dans le cadre d’un post-doctorat, après avoir soutenu votre thèse intitulée « Des démocraties restreintes : programmes nucléaires, secret d’Etat et démocratie au Royaume-Uni, en France et en Suède (1939-1974) », thèse dirigée d’ailleurs par M. Pélopidas ici présent…
Nous sommes donc très heureux de vous accueillir tous les deux pour essayer de prendre à la fois un peu de hauteur et de recul sur le sujet qui nous concerne très directement : les essais nucléaires effectués en Polynésie française de 1966 à 1996.
On ne vous interrogera pas sur la loi Morin ou sur les questions de l’indemnisation des victimes que vous n’étudiez pas dans le cadre de vos recherches mais, néanmoins, les sujets que vous traitez croisent évidemment les propres préoccupations de notre commission d’enquête : quelles raisons ont présidé au choix de la Polynésie après que l’Algérie a permis d’effectuer les premiers essais français ? Quelles connaissances avait-on à l’époque de la nocivité des essais et quelles précautions ont été prises pour les personnels civils et militaires du CEP et, le cas échéant, pour la population ? Par ailleurs, en tant que chercheurs, la question de l’accès aux archives se pose également ; vous nous en direz peut-être un mot.
Avant que vous n’interveniez et qu’un dialogue s’engage entre vous et nous sur ces sujets, j’aurais deux questions préalables à vous poser :
- en premier lieu, et ma question s’adresse avant tout à Thomas Fraise (auquel je signale que son article « Comment cacher un nuage ? L’organisation du secret des essais atmosphériques français, 1957-1974 » a été envoyé aux membres de la commission d’enquête), quel a été l’impact en Polynésie de l’installation du CEP ? Installation qui a été souhaitée en partie secrète mais qu’on ne pouvait pas totalement cacher : comment la population locale a-t-elle été impactée par ces nouveaux équipements et par l’arrivée de centaines de personnes, militaires et civiles, travaillant sur ces divers sites ?
- en second lieu, et ma question s’adresse cette fois-ci à vous deux puisque vous avez cosigné avec Sterre van Buuren un article intitulé « Armes nucléaires et environnement », que pouvez-vous nous dire de l’impact des essais nucléaires effectués en Polynésie sur l’environnement local sachant que sur ce sujet, les études sont presqu’inexistantes ?
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer chacun tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter, à tour de rôle, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Benoît Pelopidas et Thomas Fraise prêtent serment.)
M. Benoît Pelopidas, chercheur dans le cadre du Programme d’étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges). Comme vous l’avez dit Monsieur le Président, j’ai créé en 2017 le Programme d’études des savoirs nucléaires à Sciences Po, Nuclear Knowledges, pour appliquer les standards internationaux de la recherche scientifique indépendante à ce domaine qui en avait besoin. Notre objectif était non seulement d’améliorer la connaissance sur les effets de la nucléarisation des États, en particulier de la France, mais également de mettre ces résultats à la disposition des autorités en vue de procéder ensuite à des choix publics éclairés.
J’ai toujours considéré que notre équipe devait se tenir à la disposition de la Représentation nationale, sans parti pris, et l’audition de ce jour en est en quelque sorte l’aboutissement, ce dont je vous remercie. Depuis 2017, nous avons refusé tout financement porteur de conflits d’intérêts, qu’il provienne d’institutions en charge d’armes nucléaires ou d’entités visant leur abolition. Nos financements sont basés uniquement sur la reconnaissance académique, attribués par des institutions évaluant ses pairs sur la base de standards internationaux propres à la recherche, tels que le ministère français de l’enseignement et de la recherche, l’Agence nationale de la recherche, le Conseil européen de la recherche et la Commission européenne. Cette indépendance financière est à nos yeux essentielle pour garantir une évaluation impartiale des politiques publiques.
Au sein de notre programme, ce sont Sébastien Philippe, qui était alors chercheur associé, et Thomas Fraise qui ont plus particulièrement travaillé sur les essais nucléaires en Polynésie, à la fois sur la manière d’effectuer une évaluation objective de leurs effets sanitaires et sur la manière d’enrichir nos connaissances à leur sujet. Bien que je n’ai pas directement travaillé sur ce sujet des essais nucléaires en Polynésie (et je ne pourrai donc vous répondre qu’en ma qualité de chercheur indépendant, autant que je pourrai le faire), je peux néanmoins vous indiquer qu’ayant effectué un certain nombre de recherches dans les archives de Gaston Palewski, j’ai constaté que celles-ci avaient révélé un manque de soutien populaire massif aux essais nucléaires en Polynésie au milieu des années 1960. Des sondages Ifop de juillet et septembre 1966 ont en effet montré que 51 % des sondés désapprouvaient les « essais de bombe atomique dans le Pacifique » (pour reprendre les mots de l’époque), contre environ 35 % qui les approuvaient, les autres ne se prononçant pas.
La recherche existante a démontré que la sous-estimation et la minimisation des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires ont eu lieu tant aux États-Unis qu’en Union soviétique. De ce point de vue, les résultats de Sébastien Philippe et Tomas Statius ne présentent aucune anomalie et s’inscrivent au contraire dans cette tendance observée dans d’autres États dotés de l’arme nucléaire. Ainsi, dans son ouvrage Atomic Steppe publié aux presses de Stanford en 2022, Togzhan Kassenova indique qu’elle n’est pas en mesure de donner une évaluation complète des essais soviétiques du fait de la classification persistante de certains documents militaires mais également de la contradiction entre des données cliniques et des récits des médecins militaires. Elle montre que les médecins soviétiques reconnaissaient de hauts niveaux de contamination de la radioactivité dans leurs rapports mais disaient le contraire et minimisaient ces effets dans leurs lettres aux Gouvernements locaux. Elle montre aussi les problèmes liés à la classification immédiate de certaines données collectées par les professionnels médicaux kazakhes de 1957 à 1960 qui montraient l’impact négatif des rayonnements ionisants sur la population locale. Robert Jacobs, dans son ouvrage Nuclear Bodies publié aux Presses Universitaires de Yale en 2022, dans lequel il s’efforce de proposer une analyse globale des effets de la nucléarisation du monde, note également divers procédés de minimisation et de sous-estimation qui ne sauraient être l’apanage des seuls États non démocratiques. Une autre source de cette tendance tient au caractère incomplet des études jusque-là conduites sur les 2 000 essais effectués, dont 528 dans l’atmosphère.
Dans l’écosystème français du discours sur le phénomène nucléaire, il est crucial de distinguer entre les militants anti-nucléaires, qui se présentent comme tels, et les acteurs pro‑nucléaires ou dépendants des institutions en charge de l’arsenal, qui se présentent souvent comme des experts neutres et indépendants. Cette situation rend difficile une évaluation impartiale des effets des politiques nucléaires.
Je commencerai donc par identifier deux conditions essentielles permettant d’évaluer les politiques publiques afin de distinguer entre la communication pro-nucléaire et le discours impartial correspondant aux standards académiques internationaux. C’est essentiel puisque l’objet d’une commission d’enquête comme la vôtre est d’évaluer les effets des essais nucléaires en Polynésie ; or, le discours communément présenté comme expert n’est tout simplement pas en mesure de produire cette évaluation pour au moins deux raisons.
D’une part, il est nécessaire d’avoir à faire à un évaluateur qui ne soit pas à la fois juge et partie. L’absence de conflits d’intérêts dans le financement de l’évaluateur est une condition première à une évaluation impartiale. La dépendance aux acteurs en charge des essais nucléaires augmente la probabilité de censure ou d’autocensure de la part des analystes. Ces effets de biais ont été mis en évidence dans tous les secteurs où une évaluation indépendante a été nécessaire, que ce soit dans la science du climat, dans la recherche océanographique ou autre… Dans un article scientifique portant sur les quarante-cinq think tanks les plus influents du monde en matière nucléaire publié dans la revue International Relations, mon co-auteur et moi-même avons montré que ces liens de dépendance se traduisaient par des effets de censure directe très rares, d’autocensure de la part des analystes, beaucoup plus fréquents, ou de recrutement d’analystes partageant déjà les présupposés des acteurs favorables à une politique globale de sécurité reposant sur les armes nucléaires ou acceptant qu’il ne faut pas les discuter. La première condition d’une évaluation impartiale réside donc dans l’indépendance de l’évaluateur par rapport à la politique à évaluer.
Deuxièmement, si l’on laisse à l’autorité en charge des essais nucléaires le soin de déterminer le champ des données qui ont légitimement vocation à être utilisées pour l’étude, notamment en déterminant le timing et l’étendue de la déclassification, on s’expose à une forte minimisation des effets des essais du fait du mandat de l’institution en charge et des logiques bureaucratiques existantes. Le docteur Fraise a d’ailleurs démontré comment les institutions monopolisent les données légitimes, entravant ainsi une analyse impartiale en France et dans d’autres États dotés. Une méthode de production et de validation indépendante des données légitimes est donc un préalable nécessaire pour évaluer impartialement les effets des essais nucléaires. Cette nécessité est renforcée par les pratiques courantes de surclassification ; par ailleurs, la récente déclassification de 35 000 documents depuis 2021, dont on ne peut que se féliciter, montre par ailleurs que cette déclassification aurait pu intervenir beaucoup plus tôt.
Pour une évaluation efficace des effets des essais, deux conditions sont essentielles : un évaluateur impartial et une délimitation des données basée sur les exigences de la question plutôt que sur la communication des institutions en charge des essais. Vous voyez que le travail du docteur Philippe et de Tomas Statius remplit ces conditions. Face à cela, il est essentiel que les résultats scientifiques validés comme tels par les pairs soient le fondement de vos travaux et ne soient pas distraits par des travaux qui vous en détourneraient.
Concernant vos recommandations, je préconise effectivement l’élaboration d’une mission dédiée aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie, avec les lignes directrices suivantes :
1. Inclure dans la commission des personnes familières avec la littérature en source ouverte, y compris les archives étrangères ;
2. Ne pas accorder de droit de veto sur la déclassification à des acteurs en conflit d’intérêts ou dépendants des entités en charge des essais ;
3. Prioriser l’accès aux données de l’essai Sirius du 4 octobre 1966 pour une compréhension correcte de l’échelle des effets des essais en Polynésie ;
4. Rester vigilant face au glissement fréquent entre la question des effets des essais et celle des intentions des acteurs ; trop souvent en France, on traite les intentions des politiques ou des militaires comme preuves suffisantes que les effets désirés ont été obtenus et sont les seuls effets de cette politique ;
5. S’appuyer sur des résultats scientifiques avérés concernant les effets, indépendamment des intentions et des conflits d’intérêts potentiels.
M. Thomas Fraise, chercheur dans le cadre du Programme d’étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges) (en visioconférence). Permettez-moi tout d’abord de vous dire combien je suis honoré d’être entendu par la Représentation nationale sur ce sujet.
Mes recherches s’inscrivent dans le cadre plus large du secret nucléaire militaire dans les démocraties européennes, réalisé durant ma thèse au sein du Programme d’étude des savoirs nucléaires.
Je précise que je n’ai pas consulté de documents relatifs à ces faits depuis fin 2023 et ne peux donc témoigner des effets de la précédente commission sur l’accès aux archives. Mes recherches portent sur l’organisation du secret par l’État et ne me permettent pas nécessairement d’apporter des réponses à des questions relatives à la société polynésienne elle-même.
J’ai étudié comment l’État français organisait le secret autour des sites d’essais nucléaires atmosphériques et comment ce secret, justifié à l’origine par des exigences de sécurité, a pu rendre possible la dissimulation des conséquences sanitaires et environnementales de ces essais. Ce travail a été publié dans la revue Relations internationales et est disponible en ligne.
J’ai également effectué des comparaisons avec d’autres États, notamment le Royaume-Uni, qui ont également procédé à des essais nucléaires atmosphériques dans la décennie précédente.
Ma présentation se concentrera donc sur deux points. D’une part, comment la dissimulation est rendue possible par le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) comme juge et partie dans la collecte et l’analyse des données. D’autre part, une comparaison avec le cas britannique.
Pour comprendre le contrôle de l’information en Polynésie et la dissimulation de la contamination radioactive, il faut prendre en compte deux éléments : la malléabilité de la catégorie du secret nucléaire et les processus par lesquels certains services de l’État, particulièrement le Commissariat à l’énergie atomique, ont établi un monopole sur la collecte des données.
La logique du secret nucléaire repose sur l’idée qu’il existe un ensemble de données stratégiques dont la révélation pourrait mettre en danger la survie de l’État. C’est cette logique qui guide le secret entourant les sites d’essais français ; cependant, l’imprécision des contours de cette catégorie permet de fait de justifier le contrôle de l’information sur un large éventail d’activités liées au nucléaire militaire. Autour des sites d’essais, cette logique de sécurité a conduit à l’exclusion des personnes non autorisées de la proximité immédiate des sites, limitant ainsi la collecte d’informations à un petit nombre d’acteurs (soit les services autorisés par le CEA et les armées, et les grandes puissances capables de déployer des bâtiments et des appareils de mesure au large des zones d’exclusion).
Pour comprendre ce contrôle de l’information sur la radioactivité en Polynésie, il faut prendre en compte la continuité des essais depuis le Sahara algérien.
Dès 1958, avant même le début des essais en Algérie, la question s’est posée d’associer les autorités de santé publique à la collecte des données pour garantir l’indépendance et la légitimité des informations publiées suite aux essais. Cependant, cette démarche n’a jamais été véritablement mise en œuvre. Le Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), dirigé par Pierre Pellerin, a demandé à exercer un contrôle sur les essais et cette demande a été relayée par le cabinet du ministre compétent à l’époque. Bien qu’invité à assister aux premiers essais nucléaires français, Pierre Pellerin a déclaré par la suite que les conditions n’étaient pas réunies pour que ce service effectue un véritable contrôle, ce service ayant finalement plutôt servi de « caution vis-à-vis de l’extérieur ».
En fait, à ce moment-là, les contrôles ont été effectués par des acteurs directement impliqués dans la réalisation des essais. Ce monopole a été officialisé en 1964 avec la création du Service mixte de sécurité biologique (SMSB), associant le CEA et l’armée, chargé des contrôles de radioactivité pour les essais souterrains dans le Sahara algérien. Ce modèle a ensuite été transposé en Polynésie. Il est associé à un usage des pouvoirs de police pour exclure toute forme de contrôle extérieur sur la radioactivité locale, au nom du secret nucléaire. Par exemple, en 1969, le chef du renseignement local en Polynésie a demandé que toute demande de mission de scientifiques étrangers lui soit communiquée, afin d’éviter des prélèvements et analyses indépendants à proximité des atolls et qu’un flux d’informations non contrôlées par l’État puisse ainsi être généré. Il n’y a donc eu aucun contrôle extérieur et les informations récupérées ont été données par les seuls acteurs en charge de réaliser ces essais.
L’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) s’est faite sans consultation des principaux concernés. Initialement, certains croyaient qu’il s’agissait d’une base d’essais de fusées plutôt que d’essais nucléaires. Une campagne d’information a bien été menée avant les essais, mais uniquement dans le but de minimiser les craintes liées aux risques radioactifs.
La présence d’acteurs pouvant présenter une version différente des faits a été limitée et surveillée. Par exemple, à cette période, soixante-seize des soixante-dix-sept personnes interdites de territoire polynésien l’étaient pour leur engagement contre les essais ; ce sont des militants mais également des journalistes. Autre exemple : le recrutement d’un professeur connu pour ses opinions antimilitaristes a spécifiquement fait l’objet d’une note d’attention des services de renseignement.
Lors du premier essai Aldébaran qui a été tiré le 2 juillet 1966, et dont on sait qu’il a exposé l’archipel des Gambier à des doses bien supérieures aux normes de sécurité comme l’ont montré Sébastien Philippe et Tomas Statius, la décision a été prise de dissimuler l’information plutôt que de prévenir sur la situation réelle.
Pourquoi un tel secret ? Si l’on regarde la réponse du CEA à la sortie du livre Toxique, on lit que ce secret aurait été justifié « par le contexte de Guerre froide » qui régnait à l’époque. Cet élément est loin d’être suffisant. En effet, l’espionnage des essais atmosphériques était certes coûteux mais relativement aisé pour les grandes puissances. Les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique et même la Suède ont ainsi développé divers instruments de mesure sur plusieurs bâtiments pour recueillir un grand nombre de données portant sur les armes ainsi testées. C’est un élément intrinsèque aux essais atmosphériques : les secrets sont portés par le vent et il est quasiment impossible d’empêcher un tel espionnage scientifique. En fait, c’est plutôt la volonté d’éviter d’aller au bout de cette force de frappe qui a justifié ce secret ainsi que la crainte d’une contestation qui aurait pu faire échouer ce projet.
Les services en charge des essais, confiants dans leur capacité à éviter la contamination, considéraient le risque radioactif comme minime mais craignaient des réactions irrationnelles. Ils ont donc refusé tout contrôle extérieur et cherché à garder la mainmise totale sur l’information. Lorsque des accidents sont survenus, le secret a été utilisé pour éviter toute mise en cause de leur responsabilité. Cette situation a eu pour conséquence une dissimulation sur plusieurs décennies des véritables conséquences des essais sur la vie des Polynésiens alors que ceux-ci étaient tout à fait conscients des risques existants.
Deux questions se posent alors : pourquoi ne pas avoir réalisé des essais souterrains dès le début et pourquoi avoir gardé le secret aussi longtemps ?
Concernant la première question, la France ne possédait pas les compétences techniques nécessaires pour effectuer des essais souterrains dans le Pacifique au moment de quitter l’Algérie. On peut imaginer qu’une décision d’attendre ait pu être prise pour développer cette compétence avant de continuer mais l’hypothèse qui est à mon sens la plus plausible consistait à vouloir réaliser la force de frappe le plus rapidement possible, peut-être afin d’acter son existence et de rendre ainsi le choix irréversible. Les acteurs clés ont insisté sur cette rapidité, et c’est sans doute cela qui explique la très forte cadence des essais dans les années 1960, notamment entre 1966 et 1968. Le coût de l’attente paraît trop élevé et sera ainsi converti en coût sanitaire et écologique que d’autres paieront.
Pourquoi, ensuite, avoir gardé le secret aussi longtemps ? Au vu de nos recherches, la durée du secret paraît davantage liée à des considérations politiques qu’à de réelles nécessités de sécurité. Les récentes déclassifications de documents montrent que l’interprétation du « secret nucléaire » était largement excessive. Comme l’a indiqué Sébastien Philippe lors de son audition, les informations déclassifiées en 2013 ne contenaient que très peu d’informations proliférantes. Sur les 34 600 documents revus en 2022, seuls 59 n’ont pas été rendus publics, ce qui montre assez clairement que la majorité des documents étaient auparavant inaccessibles sans réelle justification. Le secret s’explique sans doute par la crainte des retombées politiques qu’une telle ouverture de documents n’aurait pas manqué d’entraîner.
Il est important de souligner que la situation de monopole du CEA, à la fois juge et partie dans les controverses relatives aux essais, perdure encore aujourd’hui.
Nous interrogeons les actions passées d’une institution qui détient seule les données nécessaires, siège dans les instances d’évaluation et dont l’interprétation des données guide l’appréciation. Cette situation, forgée dans les années 1960, impacte encore la vie des Polynésiens aujourd’hui à travers les procédures du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN).
D’autres pays démocratiques ayant mené des essais aériens à la même époque ont adopté des logiques similaires. Par exemple, la Grande-Bretagne, lors de ses essais atmosphériques réalisés en Australie entre 1952 et 1956, a minimisé la contamination, craignant que la révélation du coût sanitaire et écologique des essais ne mette fin à l’accord qui avait été passé avec l’Australie pour permettre la réalisation de ces mêmes essais sur le sol australien. On observe des pratiques analogues : monopole sur les données de contamination, mise en place d’un comité de sûreté nucléaire, exclusion des acteurs indépendants potentiellement critiques au nom du risque de sécurité qu’ils auraient pu représenter... Bien que l’Australie n’ait pas connu de contamination à l’échelle de la Polynésie, le secret a été utilisé pour dissimuler des incidents, comme lorsqu’un changement de vent a dirigé un nuage radioactif vers Adélaïde, alors peuplée de 500 000 habitants, en octobre 1956.
La minimisation des effets des essais nucléaires est donc bien une constante historique. Cependant, la Grande-Bretagne a reconnu sa responsabilité plus tôt, avec une commission australienne qui s’est réunie dans les années 1980 pour enquêter sur ce sujet, et qui a ainsi pu auditionner les acteurs clés. Bien que le dossier ne soit pas clos, notamment pour les populations des îles Christmas qui demandent toujours réparation, la masse d’informations disponibles sur les essais britanniques est considérable depuis bien plus longtemps que la France.
Concernant les archives françaises, j’ai pu travailler principalement avec celles du Service historique de la Défense (SHD) à Vincennes et les Archives nationales. L’accès s’est clairement élargi depuis juillet 2021, suite aux annonces présidentielles. Cependant, certains documents restent inaccessibles ou introuvables, comme le rapport du tir Sirius de 1966, potentiellement le deuxième tir le plus contaminant pour Tahiti, et qui ne figurait pas dans les dossiers du SHD à la date à laquelle je les ai consultés.
Plus crucial encore, l’accès aux archives du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) reste très limité et fortement obscur ; on ne peut s’y rendre que sur invitation, et on ne peut pas consulter les inventaires nécessaires pour réaliser nos recherches. Faciliter le recours à ces archives, notamment celles de la Direction des applications militaires (DAM), est un enjeu majeur sur lequel cette commission pourrait agir, le CEA restant à l’heure actuelle juge et partie.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je vous remercie pour vos éclairages extrêmement précis portant sur la problématique du secret. Quels moyens notre commission d’enquête pourrait-elle utiliser et quelles cibles devrions-nous viser pour enrichir notre connaissance sur es sujets ? Vous avez mentionné l’existence d’archives à l’étranger concernant la France : sont-elles riches en informations ? Les avez-vous étudiées ? Pensez-vous que leur contenu devrait être intégré à nos travaux ?
Par ailleurs, comment pourriez-vous nous aider à établir un juste milieu entre les victimes et les acteurs des essais nucléaires ? Nous cherchons à déterminer si les indemnisations sont équitables, si les valeurs prises en référence sont honnêtes, et si les informations qui nous sont fournies sont exactes ou minimisées au point de ne pas pouvoir servir de référence. Notre commission d’enquête vise à établir la vérité sur ces questions. Comment pouvez-vous y contribuer ?
M. Benoît Pelopidas. Je vais répondre à vos questions dans l’ordre inverse. Concernant les deux camps que vous mentionnez, notre objectif est de produire une évaluation impartiale en évitant de prendre parti pour un camp ou l’autre. Premièrement, il est indispensable d’obtenir des évaluations proposées par des tiers indépendants, via une médiation scientifique financée de manière à éviter les conflits d’intérêts. Deuxièmement, il ne faut pas laisser une entité juge et partie déterminer l’étendue des données sur lesquelles votre commission s’appuiera. Ma troisième recommandation est d’être prudent face aux discours qui passent de l’évaluation des effets à celle des intentions. Votre mission est d’évaluer les impacts, pas les intentions ; à ce titre, les résultats présentés par Sébastien Philippe doivent être évalués en tant que tels.
Concernant les archives à l’étranger portant sur la France, je faisais référence au travail de deux autres collègues publié dans l’ouvrage Nuclear France. Des archives existent en Afrique du Sud et en Inde, qui ont révélé des documents sur des coopérations nucléaires françaises, préalablement peu ou pas connues et qui ont permis de trouver des contrats qui sont inaccessibles en France. Cette variabilité des régimes de classification peut être une piste à explorer, bien que pas directement applicable aux essais.
Il est important de noter que les acteurs habilités secret-défense peuvent ne pas être au courant de ce qui est déclassifié ailleurs, tendant à considérer comme classifié ce qui ne l’est peut-être plus.
Enfin, concernant les cibles ou les points d’intérêts que vous avez mentionnés, il me semble que le rapport du tir Sirius de 1966, considéré comme l’un des plus contaminants, est un point de départ pertinent pour vos investigations.
M. Thomas Fraise. Concernant les archives à l’étranger, il y a dans les fonds britanniques aux Archives nationales de Kew des dossiers sur la surveillance des essais nucléaires français. Les archives de l’Agence de recherche pour la Défense suédoise, que j’ai assez peu regardées, comportent également quelques relevés de contamination, y compris pour l’essai Gerboise Bleue dont certains éléments se sont transportés jusqu’en Suède.
Cependant, ces archives étrangères peuvent manquer de précision sur les doses locales en Polynésie, qui peuvent varier considérablement sur de courtes distances. Les travaux de Sébastien Philippe montrent par exemple que, pour certains tirs, la contamination peut varier de - 10 à + 10 par rapport à la valeur d’une station de mesure.
Aussi, ce qui me semble pertinent, ce sont avant tout les archives françaises, notamment celles des services mixtes de sécurité biologique et de contrôle radiologique, qui sont absolument cruciales. Un travail d’inventaire et d’audit des archives du CEA serait utile, car certaines directions, comme la Direction des applications militaires (DAM), semblent avoir leurs propres archives difficilement accessibles. De plus, les archives du CEA ne contiennent pas toutes les archives du CEA, notamment parce que certaines directions n’ont pas déposé leurs archives aux services d’archives généraux de l’établissement. Il y a des documents à chercher à l’étranger, mais également en France !
Il faut garder à l’esprit que certaines données peuvent ne pas exister, en raison du contrôle exercé sur leur production à l’époque.
Concernant l’évaluation des valeurs et l’indemnisation, il est important d’être le plus transparent possible sur la méthodologie utilisée. Le cas de Toxique illustre comment les estimations de doses, initialement basées sur une étude du CEA, ont été réajustées lorsque de nouvelles données sont devenues accessibles. Ce processus de controverse et de réajustement constant est inévitable dans ce domaine et il faut rester ouvert à l’impossibilité d’une certitude totale.
M. le président Didier Le Gac. Je rappelle aux membres de la commission d’enquête que nous auditionnerons le CEA le 11 mars prochain.
Mme Dominique Voynet (ÉcoS). Mon expérience personnelle avec le CEA m’a confrontée à des pratiques de rétention d’information et de noyage par des données techniques incompréhensibles qui m’interdisaient d’en tirer le moindre enseignement. Notre commission d’enquête a deux objectifs. Elle vise, d’une part, à évaluer le préjudice subi par les Polynésiens et les agents exposés aux radiations lors des essais et, d’autre part, à comprendre le processus décisionnel.
Je m’interroge donc sur le niveau d’information des responsables politiques. Que savaient exactement le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de la Défense ? Recevaient-ils des informations détaillées ou de simples assurances ? Comment avez-vous accédé à ces informations ?
Concernant les élus polynésiens, quelles informations leur étaient communiquées ? Étaient-ils simplement achetés avec des subventions ou recevaient-ils des données précises ? Avez-vous trouvé des documents à ce sujet ?
Enfin, avez-vous collaboré avec le Haut Comité pour la transparence, l’information et la sûreté nucléaire (HCTISN) sur la question des essais ?
M. le président Didier Le Gac. Nous pourrions envisager d’inviter ce Haut Comité, Dominique. Cela pourrait être intéressant.
Mme Dominique Voynet (ÉcoS). Effectivement, mais il ne faudra pas se contenter d’écouter le CEA le 11 mars. J’aimerais que nous puissions accéder directement à leurs archives, sans y être invités !
M. Thomas Fraise. Concernant le Haut Comité, je n’ai personnellement pas eu de contact avec lui et je ne connais pas ses travaux.
La question de qui savait quoi est difficile à déterminer précisément. On observe parfois des conséquences politiques suite à certains accidents, comme le rappel à Paris d’un amiral après un tir ayant contaminé une partie de la population (je crois que c’est le tir Centaure mais c’est à vérifier). L’appréciation du risque varie par ailleurs considérablement selon les époques et les acteurs, certains n’ayant pas eu connaissance de l’étendue du problème, compliquant ainsi l’évaluation de qui était réellement informé.
Concernant les élus polynésiens, je n’ai pas travaillé sur leurs archives spécifiques. Il semble qu’ils aient posé des questions mais se soient souvent heurtés à un discours officiel, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’aucune information ne leur aurait été donnée. En tout cas, l’information qui leur était fournie paraît relativement limitée, se cantonnant généralement au discours public. Il est important de noter que l’étendue de la dissimulation ne correspond pas nécessairement à l’étendue de la contamination.
Un exemple frappant est, avant même que le premier tir ne soit effectué, la déclaration de Francis Perrin, alors haut-commissaire du CEA, qui minimisait les risques en affirmant que la plus grande menace radioactive pour la Polynésie allait être l’achat de montres aux aiguilles peintes au radium, suite à l’afflux de richesses lié aux essais qui allaient conduire tous les Polynésiens à s’acheter une montre !
M. Benoît Pelopidas. Je n’ai pas non plus travaillé avec le Haut Comité pour la transparence, ni spécifiquement sur les archives de Polynésie. Cependant, concernant la dissimulation, il existe une histoire de longue durée du nucléaire en France, remontant avant même les débuts de la Vème République. J’ai ainsi découvert une circulaire de février 1950 interdisant d’évoquer les horreurs de la guerre atomique dans l’enseignement. Cette directive a suscité des débats à l’Assemblée nationale en mars 1950, un député ayant interpellé le Gouvernement en concluant ainsi son propos : « Sera-t-il donc interdit de dire que la guerre atomique est un fléau ? ». Et le ministre de l’éducation nationale (Yvon Delbos à l’époque) de justifier cette censure ainsi : « Si l’on permettait aux maîtres de parler de la guerre atomique, certains ne manqueraient pas de faire la propagande communiste que l’on sait » ! Cet exemple illustre une longue histoire du déni de la vulnérabilité nucléaire, d’un souci de passer sous silence la possibilité d’une catastrophe, et d’une volonté de mettre en scène une protection illusoire face aux armes thermonucléaires couplées aux missiles balistiques.
M. Thomas Fraise. Un autre exemple intéressant concerne l’information fournie aux ministres. En 1968, lorsque le CEA a proposé des campagnes pour développer une arme thermonucléaire, le Premier ministre Pompidou s’y est opposé. En réponse, le CEA a retiré la mention « thermonucléaire » de tous les documents soumis au conseil des ministres. Cela montre comment certaines informations cruciales pouvaient être dissimulées même au plus haut niveau de l’État. Bien que ces exemples ne donnent pas une image complète, ils illustrent la plausibilité de telles pratiques de rétention d’information.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur Pelopidas et Monsieur Fraise, vous faites référence plusieurs fois aux travaux de Monsieur Sébastien Philippe, co-auteur du livre Toxique. En tant que chercheurs et professeurs, quel est votre avis sur les critiques émises par le CEA concernant les travaux des co-auteurs de Toxique ? Et que pensez-vous par ailleurs du rapport du CEA en réponse à ce livre ?
M. Benoît Pelopidas. Je tiens à préciser que lors de la parution du livre Toxique, Sébastien Philippe faisait partie de notre équipe. J’ai relu le manuscrit avant sa publication, mais ni Thomas, ni moi ne sommes physiciens capables d’évaluer ces aspects techniques. Cependant, et c’était le cœur de mon propos liminaire, le travail scientifique de Sébastien Philippe répond à tous les canons de la recherche académique, y compris l’évaluation par ses pairs dans des revues exigeantes. Par conséquent, seules les critiques émises par des scientifiques, évidemment qui ne soient pas soumis à un quelconque conflit d’intérêts, devraient être considérées comme valides. Il est essentiel de discuter les résultats des travaux de Sébastien Philippe sur la base de la méthode et des résultats eux-mêmes, par des tiers scientifiques reconnus, plutôt que par des institutions ayant un intérêt direct à les contester.
M. Thomas Fraise. Les réactions du CEA semblent principalement réaffirmer leurs conclusions précédentes plutôt que d’apporter une réelle critique scientifique des arguments de Toxique. Ils ont évoqué des différences entre leurs mesures et celles utilisées dans Toxique, suggérant que leurs mesures seraient celles réalisées à l’époque. Cela soulève des questions : pourquoi ces mesures différentes n’ont-elles pas été publiées ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de publication évaluée par les pairs comme l’ont fait Sébastien Philippe et Tomas Statius ? Ou sommes-nous face à une situation de mauvaise foi si l’existence de mesures différentes ne peut être prouvée ?
M. Benoît Pelopidas. J’ajouterai juste deux points. Premièrement, dans l’historique de cette controverse, il faut inclure le fait que Sébastien Philippe et Tomas Statius ont répondu aux critiques du CEA. Il ne faut pas faire comme si les propos du CEA étaient la dernière prise de parole à prendre en compte ! Deuxièmement, en tant que coordinateur d’un programme de recherche indépendant depuis huit ans, j’observe que tous nos résultats, obtenus sur la base de standards scientifiques élémentaires, touchant à la France ou contredisant les experts en conflit d’intérêts font l’objet de la même stratégie : produire de la controverse dans l’espace public plutôt que d’engager un débat scientifique sérieux en occupant un espace de la conversation publique.
Faire avancer la connaissance doit se faire dans le cadre du travail scientifique et de l’évaluation par les pairs. J’espère que les recherches de Sébastien Philippe et de Tomas Statius seront traitées selon ce principe. J’ajoute enfin que sur les autres résultats que l’on a essayé de disqualifier, ils ont été validés à l’échelle internationale et nous ont valu des prix, ce qui est évidemment une bonne nouvelle ; la bonne nouvelle, si je peux ainsi la résumer, c’est que, dans certains domaines, les avancées scientifiques sérieuses sont reconnues à l’échelle internationale quand bien même certains acteurs locaux s’y opposeraient.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Vos témoignages résonnent profondément avec l’histoire de la Polynésie et l’impact du nucléaire sur notre pays. Vous évoquez la neutralité apparente des pro-nucléaires et la diabolisation des anti-nucléaires, ce qui reflète exactement ce que nous avons vécu avant même l’installation du CEP, peut-être de manière moins médiatisée qu’avec les interventions d’activistes comme Greenpeace ou autres.
La société polynésienne a dû survivre dans ce contexte, entre l’afflux d’argent distribué à nos élus et les répercussions violentes sur l’activisme anti-nucléaire. On nous dit souvent que nous avons évolué grâce au CEP, que nous avons été modernisés, mais je me souviens d’un témoignage disant que, à cette époque, « on étouffait avec l’argent » ; il y avait de l’argent, mais rien à acheter dans les petites épiceries de l’île !
Vos témoignages apportent aujourd’hui du sérieux à ce débat. Vous confirmez ce que beaucoup de Polynésiens pensent depuis longtemps, le CEA étant depuis des années juge et partie sur ce sujet. Il est rassurant de l’entendre devant la Représentation nationale.
Je souhaiterais savoir si, d’après vous, il est encore temps d’entreprendre un travail avec des données fiables ? Existent‑elles encore ? On ne sait même pas si un état des lieux sanitaire des Polynésiens a été fait avant le début du CEP. Vous dites qu’il faut parfois accepter l’absence de données, peut-être parce qu’elles ont été détruites ou dissimulées.
Notre commission d’enquête cherche l’objectivité ; elle ne travaille ni à charge, ni à décharge. Nous voulons seulement la vérité, connaître les faits historiques dans leur contexte. Est-il encore possible pour les Polynésiens et tous les acteurs impliqués dans l’expérimentation nucléaire française de récupérer les données historiques, scientifiques et sanitaires pertinents ?
M. Benoît Pelopidas. Je vais répondre à votre question non pas sur est-ce qu’il est encore temps mais plutôt sur ce qu’on peut faire dans le temps qui nous reste. Thomas a raison de souligner le manque de données dans certains cas. Mais, je vous prie de m’excuser car je me répète, je pense qu’il est important de rechercher le rapport du tir Sirius de 1966, l’un des plus contaminants qu’ait connu la Polynésie française. En apprendre davantage sur ce tir serait déjà une avancée significative vers une meilleure estimation des effets des essais.
M. Thomas Fraise. Je pense qu’il est toujours temps d’agir par principe car il existe des documents. Même si nous ne pouvons pas faire émerger l’intégralité des faits, de nombreux documents sont disponibles et méritent d’être exploités. Le cas contraire remettrait en question la nature du travail du CIVEN, dont le rôle est de faire émerger une certaine vérité par rapport à la contamination des personnes.
Quant à la santé des Polynésiens, j’ai vu dans les archives du cabinet militaire au moins une note sur leur état de santé avant l’arrivée du CEP, avec des statistiques relatives notamment aux leucémies. Je ne sais pas si cette note a été consultée, ni quelle est sa pertinence dans le tableau global, mais il semble exister des informations dans les archives politiques et territoriales hors les seuls documents militaires.
M. Frantz Gumbs (Dem). Avons-nous des éléments pour indiquer, compte tenu de l’étendue de la Polynésie, quelles zones ont été touchées par des radiations ? De plus, des pays voisins auraient-ils pu être impactés par les vents dispersant les déchets issus des tirs ?
M. Thomas Fraise. Il est vrai que la contamination n’est pas répartie uniformément sur l’ensemble du territoire polynésien. Elle est plus forte à proximité des sites d’essais, puis se distribue en fonction des vents au moment des différents essais. Une cartographie de cette distribution est, me semble-t-il, disponible sur le site des Moruroa Files et il y a sans doute des études qui font le point sur cette cartographie.
Concernant les retombées sur les États voisins, à ma connaissance, il n’y a pas eu de doses supérieures aux seuils de sécurité sur les territoires souverains à proximité pour les essais en Polynésie. Cependant, la Nouvelle-Zélande et l’Australie ont protesté contre les essais atmosphériques car certains éléments issus des tirs ont pu atteindre leurs territoires, tout cela ayant d’ailleurs conduit à une saisine de la Cour internationale de justice en 1973 et à la prise de mesures conservatoires en juin 1973 par la cour afin de protéger l’Australie. Pour les essais en Algérie, je crois que l’essai Gerboise bleue a suscité une controverse sur la possibilité que le nuage ait pu atteindre des États au sud du Sahara avec des doses élevées, mais je ne peux pas l’affirmer avec certitude.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Il y a eu une controverse sur le tir Tamouré, effectué le 19 juillet 1966 à environ 100 kilomètres à l’est de Moruroa, donc plutôt vers l’Amérique du Sud. Au Chili, des retombées radioactives assez importantes avaient été relevées, mais cette information reste à confirmer.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie tous les deux pour votre participation à cette audition et votre éclairage qui nous a beaucoup enrichi.
9. Audition, ouverte à la presse, de M. Hervé Ra’imana Lallemant, professeur de droit, chercheur associé à l’université de la Polynésie française (Mercredi 5 février 2025)
M. le président Didier Le Gac. Nous vous sollicitons aujourd’hui, M. Hervé Ra’imana Lallemant, en tant que professeur de droit public pour éclaircir certains aspects institutionnels de la Polynésie et le régime juridique concernant les vétérans y ayant travaillé entre 1966 et 1996. Je vais vous poser deux questions principales.
Premièrement, pouvez-vous nous présenter succinctement la situation institutionnelle de la Polynésie française en tant que collectivité territoriale régie par l’article 73 de la Constitution ? Précisez notamment l’impact de ce statut sur les compétences de la Polynésie concernant l’organisation des essais nucléaires, le démantèlement des installations du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et la remise en état de certains sites.
Deuxièmement, en tant que spécialiste du droit de l’environnement, pourriez-vous nous éclairer sur les problèmes juridiques liés à la remise en état ou à la réparation des dommages environnementaux causés par les essais en Polynésie ? Pouvez-vous également donner votre avis sur le régime juridique de réparation des dommages subis par les vétérans, issu de la loi Morin ?
Avant de vous donner la parole, je vous invite à déclarer tout autre intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations. Conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter serment en levant la main droite et en disant « Je le jure ».
(M. Hervé Ra’imana Lallemant prête serment.)
M. Hervé Ra’imana Lallemant, professeur de droit, chercheur associé à l’université de la Polynésie française (en visio). Je vous remercie pour votre invitation et je vais essayer d’être bref pour replacer la Polynésie dans son paysage institutionnel. La Polynésie française, régie par l’article 74 de la Constitution, est une collectivité d’outre-mer dotée d’une large autonomie au sein de la République, comparable à celle de la Nouvelle-Calédonie sur certains aspects. Au niveau de l’Union européenne, elle a le statut de pays et territoire d’outre-mer (PTOM) ; ses habitants sont donc citoyens européens, mais le droit dérivé de l’Union européenne ne s’y applique pas directement. Elle figure également sur la liste des territoires non autonomes de l’Organisation des Nations Unies (ONU), entraînant des discussions annuelles à la quatrième commission de l’Assemblée générale.
L’évolution institutionnelle de la Polynésie a été mouvementée, particulièrement en lien avec les essais nucléaires. À la fin des années 1950, elle a bénéficié d’une certaine autonomie après une longue période où elle n’existait pas en tant que tel (on parlait plutôt alors d’établissement français d’Océanie), avant de connaître un recentrage des pouvoirs vers l’État central avec une ordonnance du 23 décembre 1958. Certains historiens et politologues estiment que ce changement institutionnel était lié à la préparation future des essais nucléaires, pour permettre une installation plus facile du CEP sur le territoire, bien que ce point fasse débat.
La Polynésie a retrouvé une autonomie administrative importante à partir du 12 juillet 1977, avec le « statut d’autonomie de gestion », qui a établi le principe de compétence générale pour la Polynésie, l’État ne conservant que des compétences d’exception explicitement listées. Cette évolution s’est ensuite renforcée avec le statut du 6 septembre 1984, dit « statut d’autonomie interne », qui a notamment instauré un chef de l’exécutif local élu par l’Assemblée polynésienne en lieu et place du haut-commissaire.
Des évolutions ultérieures ont eu lieu en 1996 vers davantage d’autonomie ; en 2000, on a essayé d’introduire la Polynésie dans la Constitution mais la révision a échoué, faute pour le Congrès d’avoir été réuni. Finalement, il a fallu attendre la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 pour que la Polynésie figure désormais parmi les collectivités d’outre-mer.
Depuis ce jour, la Polynésie française est intégrée à l’article 74 de la Constitution, qui permet un statut sur mesure pour les collectivités d’outre-mer. La Polynésie bénéficie d’une large autonomie, avec un système institutionnel et juridique complexe, ce qui a des implications pour les citoyens, les autorités publiques et les institutions nationales. Son statut actuel est défini par la loi organique de 2004. La Polynésie dispose de compétences très étendues par rapport à d’autres collectivités d’outre-mer, tandis que l’État conserve des compétences listées mais transversales. La spécialité législative s’applique en Polynésie, les lois nationales devant expressément mentionner leur application en Polynésie pour y être étendues, sauf exception. Enfin, la Polynésie peut adopter des « lois du pays », qui sont des actes réglementaires à valeur législative.
Concernant les essais nucléaires, ils relèvent de la compétence exclusive de l’État en matière de Défense nationale ; la Polynésie n’a pas de pouvoir décisionnel sur ce sujet. Les sites d’expérimentation, Moruroa et Fangataufa, sont gérés directement par l’État. Une tentative de rétrocession a été adoptée au Sénat mais n’a jamais été présentée à l’Assemblée nationale.
L’environnement est une compétence polynésienne, sauf pour Moruroa et Fangataufa qui restent sous contrôle de l’État, le droit polynésien de l’environnement ne s’appliquant donc pas sur ces deux atolls. Il est assez remarquable de constater que les conséquences environnementales des essais nucléaires ont été beaucoup moins étudiées que les impacts sanitaires, qui ont été assez naturellement privilégiés du fait de l’existence de victimes notamment. Les études environnementales se sont principalement concentrées sur la stabilité géologique des atolls et les risques pour les populations voisines, plutôt que sur l’impact écologique global. Nous savons par ailleurs qu’il existe un stockage définitif de matières radioactives à Moruroa contrairement à ce que dicte le droit international (mais des stockages ont eu lieu dans des trous ensuite bétonnés d’où un caractère « définitif » des enfouissements avéré), à l’image d’autres États dans le monde ayant également conduit des essais nucléaires.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. J’aimerais avoir plus de détails sur les étapes du transfert de compétences en matière de santé de l’État à la Polynésie française. Pouvez-vous nous expliquer comment cela se passait avant 1977, puis nous décrire le processus de transfert ? Il me semble que jusqu’à la fin des essais, la santé était encore largement gérée par l’armée, avec de nombreux médecins militaires. Pourriez-vous nous éclairer sur ce sujet ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Concernant les compétences en matière de santé publique, en 2025, la santé est aujourd’hui clairement une compétence de la Polynésie française. Cette répartition des compétences a d’ailleurs soulevé plusieurs questions de mise en œuvre lors de la pandémie de covid-19, révélant la nature transversale de l’État et les difficultés d’articulation qui en découlent.
Il est très clair que la Polynésie est compétente en matière de santé publique depuis le statut du 12 juillet 1977, qui a transféré plusieurs compétences de l’État à la Polynésie française, lui permettant ainsi de gérer notamment la santé publique. Cependant, pour Moruroa et Fangataufa, l’État continuait de gérer avec son propre personnel tous les aspects liés à ses installations militaires sur ces deux atolls, y compris dans le domaine de la santé. Le droit polynésien de la santé publique ne s’y appliquait pas.
Des règles nationales s’appliquaient, notamment pour la protection contre les radiations, en application de plusieurs décrets pris dans les années 1960, ou concernant les prises de mesures de radioactivité pour les personnels travaillant sur ces atolls. Même si elle bénéficiait donc d’une compétence de principe depuis 1977 dans le domaine de la santé publique, la Polynésie n’avait et n’a toujours aucun contrôle sur Moruroa et Fangataufa en raison de leur statut particulier.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Pouvez-vous nous dire quelles étaient les conséquences budgétaires pour la Polynésie de ce changement, qui a conduit à ce qu’elle bénéficie d’une compétence de principe en matière de santé, qu’il s’agisse de la prévention ou la prise en charge des maladies de sa population ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Le principe en matière de décentralisation veut que le transfert de compétences s’accompagne en principe d’un transfert des moyens humains et financiers, bien que ce ne soit généralement pas le cas en pratique. C’est évidemment ce qui s’est passé ici. Le CEP (Centre d’expérimentation du Pacifique) a engendré d’importants transferts financiers vers la Polynésie, représentant environ 75 % du produit intérieur brut en 1966 selon certains économistes ayant travaillé sur le sujet, comme Bernard Poirine. Cette situation a complètement transformé la société polynésienne en une véritable économie de services.
Depuis 1977, la prévention globale des populations relève de la compétence de la Polynésie. Les conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires ont été très tardivement médiatisées et prises en compte en tant que telles. Même après la reprise des essais, certains discours continuaient de minimiser leur nocivité. On sait également que le mécanisme d’indemnisation des victimes n’a été mis en place que très tard, comme dans d’autres pays dotés de l’arme nucléaire. Il y a eu un peu partout des tentatives de minimiser les conséquences des essais au profit de la recherche et du développement de nouvelles armes nucléaires. À ma connaissance, il n’y a pas eu de campagne de prévention particulière à l’époque des essais atmosphériques ; la prise de conscience est venue beaucoup plus tard, avec l’accroissement des connaissances sur ces conséquences.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). La Polynésie a-t-elle fait valoir des droits à indemnisation auprès de l’État français pour les conséquences environnementales, sociétales et culturelles des essais nucléaires sur son territoire ? Si oui, à quelle hauteur ces indemnisations ont-elles eu lieu ? Dans la négative, savez-vous si elle a l’intention ou si certains ont l’intention de le faire ? Avez-vous des informations sur un travail effectué dans ce domaine ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Depuis plusieurs années, et c’est d’ailleurs un sujet très apolitique, il a existé un travail de lobbying politique auprès du Gouvernement central pour l’indemnisation des conséquences des essais nucléaires. Les demandes concernent principalement la prise en charge financière des personnes atteintes de cancers radio-induits auprès de la Caisse de prévoyance sociale (CPS). Des demandes ont été faites à l’État pour une assistance, voire une prise en charge totale des coûts de santé publique liés à ces cancers.
Il y a eu un soutien par convention de la CPS, mais qui est distinct de la question des essais nucléaires ; une convention pour le régime de solidarité a permis des transferts de plusieurs millions d’euros de l’État vers la Polynésie, mais sans être directement liés aux essais.
L’État pourrait très bien prendre en charge certaines dépenses au nom de la solidarité nationale, mais cela reste aujourd’hui budgétairement complexe. En tout cas, hormis les transferts financiers liés à l’exploitation du Centre d’expérimentation du Pacifique, il n’y a pas eu de réparation ou d’indemnisation spécifique pour la collectivité en lien direct avec les essais nucléaires.
Mme Dominique Voynet (ÉcoS). Je pense que la question de Jean-Paul Lecoq portait plus largement sur les réparations collectives que le pays aurait pu demander pour prendre en compte toutes les conséquences à court, moyen et long terme des essais nucléaires sur la société polynésienne.
Ma question concerne la reprise des essais nucléaires en 1995, période où les conséquences étaient mieux connues et la société polynésienne plus critique. Cette reprise semble avoir été conditionnée à la prolongation de la manne du CEP et des crédits accordés à la CPS. Quel est votre point de vue sur cette période ? Que retrouve-t-on dans les archives récentes ? Comment interprétez-vous l’attitude des élites polynésiennes, notamment des élus, leur docilité même face à la reprise des essais ?
Concernant les archives, disposez-vous uniquement de dossiers individuels de la CPS pour la période passée, ou avez-vous aussi des résultats d’études qui auraient pu être menées par des médecins polynésiens, des agents de santé communautaire, des pasteurs, des enseignants dans les communautés touchées par les essais ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Je n’ai personnellement pas eu accès aux archives sur ce sujet, notamment parce que ce n’est pas le cœur de mes recherches ; il faudra plutôt s’adresser à des collègues comme Renaud Meltz ou Jean-Marc Regnault qui ont travaillé sur ces éléments. En tant que juriste, je m’appuie davantage sur le travail de mes collègues chercheurs pour développer des hypothèses juridiques d’évolution.
Concernant les demandes de réparation collective, elles ont effectivement été formulées de manière assez transpartisane et contemporaine, mais n’ont pas été suivies d’effets de la part de l’État central.
Quant à la reprise des essais nucléaires en 1995, elle ne s’est pas faite de manière pacifique. Je rappelle notamment que des émeutes ont eu lieu à Papeete, à l’époque. L’exécutif local soutenait le Gouvernement central sur la reprise des essais, la théorie officielle étant que les essais avaient été arrêtés trop tôt et qu’il était nécessaire de terminer la recherche avant l’interdiction totale.
Au niveau de la population, il existait une opposition assez forte contre cette reprise même si d’autres problèmes, notamment sociaux, étaient également présents. Au niveau international, la région Pacifique, qui se définit comme une zone anti-nucléaire, a également connu une forte opposition. Cependant, la décision relevait de la volonté de l’État central.
Je tiens à préciser que Moruroa et Fangataufa ne sont pas des zones qui relèvent de la compétence de la Polynésie française. La décision de reprendre les essais nucléaires était donc unilatérale de la part du Gouvernement central, juridiquement aisée au titre des compétences de l’État. Cependant, socialement, il y a eu des frictions. La bonne entente entre l’exécutif polynésien et celui de la République a conduit à une certaine collaboration. Les messages de prévention diffusés à l’époque étaient très rassurants sur les essais nucléaires souterrains, lesquels différaient grandement des essais atmosphériques ; la reprise n’a donc pas fait l’objet d’une présentation médiatique défavorable par la majorité de nos élus. Il y avait donc une coopération entre les Gouvernements local et central, des frictions au niveau des populations et un discours qui se voulait rassurant mais qui fut très critiqué a posteriori en raison des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires en Polynésie.
M. le président Didier Le Gac. Je vous précise, ainsi qu’à l’attention des membres de la commission, que les historiens Jean-Marc Regnault et Renaud Meltz, que
vous avez mentionnés, seront auditionnés par la commission, respectivement le 11 février
et le 5 mars 2025.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Je souhaiterais que Monsieur Lallemant apporte des précisions sur les dispositifs financiers mis en place après la fin des essais. Le CEP démantelé, une manne financière a de fait totalement disparu. Pouvez-vous nous donner plus de détails sur ces dispositifs ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Je vous prie d’excuser mes connaissances techniques limitées sur ce sujet. Globalement, la question de la transition économique s’est posée avant même la fin des essais du CEP. Des plans de transition ont été mis en place pour permettre à la Polynésie de s’adapter à son démantèlement, avec d’importants transferts financiers directs et indirects, puisque les personnels très importants qui étaient sur place contribuaient à faire tourner l’économie locale. Initialement, ces sommes n’étaient pas votées de manière transparente par le Parlement. La Polynésie a été intégrée ultérieurement de manière classique dans la loi de finances.
Je vous recommande encore une fois de consulter les travaux de Bernard Poirine, qui s’est beaucoup intéressé à cette transition post-essais nucléaires, la principale difficulté ayant consisté à passer d’une économie très particulière, celle du CEP, à une économie plus autonome. Je pense qu’on a plutôt essayé de repousser au maximum la limite pour maintenir ce système qui n’existe plus aujourd’hui.
Mme Nicole Sanquer (LIOT). Pour compléter, je précise qu’un fonds de 150 millions d’euros annuels, appelé la dotation globale de développement économique (DGDE), a été mis en place par l’État pour reconvertir l’économie polynésienne après les essais nucléaires. En 2010, ce fonds a été réformé et divisé en trois instruments financiers : la dotation globale d’autonomie (DGA) de 11 milliards de francs pacifiques allant directement au budget de la Polynésie française, environ 6 milliards pour des instruments financiers pour des équipements structurants (marinas, ports…), et enfin une dotation aux communes. Aujourd’hui, avec ces 11 milliards allant directement au budget, nous nous éloignons de l’objectif initial de reconversion économique. Il y a eu des tentatives, sous la Gouvernement de Manuel Valls, pour réduire ce fonds de 11 milliards ; mais nous nous battons chaque année pour maintenir cette dotation, qu’on appelle la « dette nucléaire ». Concernant les indemnisations, le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) gère directement avec les personnes concernées ; le budget a été plus que doublé ces cinq dernières années avec l’annulation du risque négligeable. L’État finance également la dépollution des atolls.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Je voudrais ajouter que nous allons interroger Monsieur Poirine, notamment sur l’utilisation de la DGDE. Comme l’a mentionné ma collègue Madame Sanquer, cette dotation a effectivement été scindée en trois instruments financiers ; nous allons nous intéresser à l’utilisation de ce dispositif budgétaire entre sa création et sa division en trois. Une partie est actuellement dédiée au fonctionnement du pays, alors qu’initialement l’idée était de financer le développement et les investissements. La commission examinera cet aspect sur l’utilisation des fonds.
Mme Nicole Sanquer (LIOT). Concernant le remboursement de notre caisse de prévoyance sociale par l’État, je voudrais compléter la réponse de M. Lallemant. Suite à une mission sur le suivi des conséquences des essais nucléaires, nous avons obtenu en 2019 un engagement d’Édouard Philippe de travailler sur ce sujet. Actuellement, la difficulté réside dans le fait que nous n’arrivons pas à nous accorder en Polynésie française sur le montant de la dette. Il existe plusieurs évaluations, provenant soit du conseil d’administration de notre Caisse de prévoyance sociale, soit des mouvements anti-nucléaires ou d’autres acteurs politiques. Le principal obstacle réside donc dans l’évaluation du montant à réclamer à l’État pour rembourser la CPS.
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Je souhaite également apporter un complément sur le mécanisme d’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Ce dispositif, adopté alors que je travaillais au Sénat, a connu une histoire mouvementée avec de nombreuses évolutions. La suppression de la notion de risque négligeable par la loi Égalité réelle outre-mer (« loi EROM ») a été un combat difficile, mené conjointement à l’Assemblée nationale et au Sénat.
Initialement, le mécanisme prévoyait une indemnisation pour les personnes présentes à certains lieux et dates précis, atteintes d’un cancer radio-induit figurant sur la liste annexée à la loi Morin de 2010. La notion de risque négligeable permettait de renverser cette présomption, conduisant à très peu d’indemnisations. Sa suppression a entraîné leur augmentation et des décisions juridictionnelles favorables. Par la suite, une nouvelle possibilité de renverser la présomption a été introduite, basée sur le fameux « 1 millisievert ».
Actuellement, le Conseil d’État tend à favoriser les victimes, mais les recours ne sont pas systématiquement gagnés. Pour améliorer ce régime, certains proposent de nouveau un renversement de présomption, revenant à la situation post-loi EROM. Cette approche aurait des conséquences financières importantes et impacterait fortement le rôle du CIVEN. Bien que les indemnisations augmentent, de nombreux rejets persistent, ce qui reste difficile à comprendre pour les personnes atteintes de maladies radio-induites.
M. le président Didier Le Gac. J’aimerais vous poser une question plus globale : en tant que résident de Polynésie connaissant bien les institutions et le fonctionnement du pays, qu’attendez-vous réellement d’une commission comme la nôtre ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. J’attends simplement que cette commission fasse avancer le débat. Tous les rapports réalisés par des institutions nationales sur ce sujet peuvent servir de base, d’inspiration et d’éléments de négociation pour nos institutions locales, quelle que soit leur coloration politique. Ces travaux bénéficient aux Polynésiens dans une situation complexe et traumatisante. Plus nous disposons de données, d’enquêtes et de rapports, à la fois dans le domaine de la recherche et dans le domaine institutionnel, plus nous pourrons collectivement faire progresser ces problématiques, tant sur le plan sanitaire qu’environnemental.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. J’ai une question complémentaire concernant le statut des atolls de Moruroa et Fangataufa. Vous avez mentionné leur exclusion de la zone de compétences de la Polynésie et leur surveillance en permanence par l’armée. En tant que députée de Polynésie, des concitoyens ayants-droit de ces atolls me sollicitent, affirmant que leurs familles en étaient propriétaires avant la cession de ces atolls effectuée le 6 février 1964 au bénéfice de l’État français. Quelles sont leurs options juridiques ? Peuvent-ils envisager une réinstallation à Moruroa et Fangataufa ou un système de dédommagement ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Effectivement, la délibération du 6 février 1964 a cédé les atolls de Moruroa et Fangataufa à l’État français. Il est intéressant de noter qu’elle prévoyait déjà leur rétrocession aux propriétaires initiaux ! Bien qu’une proposition de loi ait été déposée sur ce sujet de la rétrocession, je pense que cela relève du domaine de la loi, voire de la loi organique pour certains aspects juridiques ; toute modification concernant la rétrocession devra donc passer par le Parlement.
Concernant les ayants-droit, le sujet est complexe. À l’époque de la cession, ces atolls étaient présentés comme inoccupés, une affirmation récemment remise en question. Des traces d’habitations et de cimetières ont été découvertes, notamment à Moruroa, prouvant une présence humaine antérieure à leur cession et à leur exploitation en vue des essais. Cette nouvelle information complique très fortement la situation juridique des ayants-droit potentiels. Je dois admettre qu’une réinstallation semble extrêmement difficile aujourd’hui, compte tenu de la situation rendue dangereuse par les essais réalisés sur place. La loi de rétrocession prévoyait d’ailleurs le maintien d’une présence continue de l’armée française sur place pour poursuivre les analyses, les mesures et maintenir une forme d’interdiction d’accès, en raison de la dangerosité potentielle des lieux.
Concernant les indemnisations, deux voies sont possibles : une institutionnelle, en adressant les demandes à l’exécutif central, et une juridictionnelle, en conseillant aux personnes concernées de consulter un avocat. Cependant, je pense qu’une indemnisation des habitants ou de leurs ayants-droit ne sera possible que par la création d’une norme spécifique au niveau étatique. Cette question juridique mérite d’être approfondie.
M. le président Didier Le Gac. L’audition est à présent terminée ; je vous remercie tous pour votre participation.
10. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Regnault, maître de conférences honoraire à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur le développement insulaire et le Pacifique (Iridip), université de la Polynésie française (Mardi 11 février 2025)
M. le président Didier Le Gac. Nous recevons aujourd’hui Monsieur Regnault pour parler d’Histoire.
Monsieur Regnault, vous êtes historien, agrégé et docteur en histoire, établi en Polynésie depuis 1984. Vous êtes maître de conférences émérite et chercheur associé au laboratoire Gouvernance et développement insulaire (GDI) de l’Université de la Polynésie française. Vous avez publié de nombreux ouvrages et articles sur l’histoire et la situation politique de la Polynésie, parmi lesquels je citerai notamment La bombe française dans le Pacifique, 1957-1964 et Le nucléaire en Océanie, tu connais ? Histoire des essais atmosphériques, 1946-1974. Ce dernier ouvrage, datant de 2021, a été récemment réédité pour inclure des éléments jusqu’ici classifiés.
Votre audition est cruciale car nous souhaitons comprendre comment la décision de procéder à des essais nucléaires en Polynésie française a été prise, comment l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique (Centre d’expérimentation du Pacifique) s’est effectuée et quels en ont été les impacts, notamment sur le ressenti de la population. Nous aimerions également que vous nous éclairiez sur les évolutions récentes de cette histoire du nucléaire en Polynésie, de la dette reconnue par le président Macron à l’égard de la Polynésie française à l’ouverture des archives sur cette période. Dans quelles mesures ces éléments marquent-ils ou non d'ailleurs une inflexion du regard que nous portons sur cette période de notre histoire ?
J’aimerais vous poser deux questions liminaires avant qu’un dialogue ne s’engage entre vous et les députés présents ici, à Paris.
Premièrement, pouvez-vous revenir sur la réunion du Comité de défense nationale du 12 novembre 1958, lors de laquelle la solution d’effectuer des tirs atomiques dans le Sahara est apparue sans avenir et où Francis Perrin, alors directeur du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), aurait évoqué la nécessité de choisir un autre polygone dans les îles du Pacifique ou aux Kerguelen ? Cette réunion semble fondamentale pour comprendre l’installation ultérieure du Centre d’expérimentation du Pacifique et de ses conséquences.
Deuxièmement, que savait-on à l’époque des effets néfastes des tirs nucléaires ? Comment les autorités françaises ont-elles agi pour mettre en avant l’aspect financier bénéfique des essais tout en minimisant les autres effets ?
Avant de vous donner la parole, vous devez prêter serment. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(M. Jean-Marc Regnault prête serment.)
M. Jean-Marc Regnault, maître de conférences honoraire à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur le développement insulaire et le Pacifique (Iridip). Je vais aborder quatre points importants de mes recherches. Premièrement, l’ancienneté de la décision d’implanter le centre d’essai nucléaire en Polynésie française. Deuxièmement, la manière dont la France a procédé pour faire accepter ce que j’appelle l’inacceptable. Troisièmement, le fait que lorsque les ingénieurs et les militaires sont arrivés en Polynésie française, ils n’avaient aucune connaissance de la façon d’effectuer des tirs en milieu tropical humide. Plusieurs documents montrent leur effarement face à cette situation imprévue. Il est crucial de souligner que lorsque le général de Gaulle a pris la décision en juillet 1962 de transférer le centre d’essai, aucune étude préalable n’avait été réalisée, comme si le désert du Sahara et un atoll de Tuamotu étaient équivalents. Quatrièmement, je souhaiterais aborder la question de la démocratie outre-mer à l’époque du général de Gaulle, que j’ai qualifiée, à partir de 1958, dans des travaux récents non encore publiés de « démocratie illibérale d’outre-mer ».
Concernant la réunion de Défense nationale du 12 novembre 1958 que vous avez mentionnée en introduction, Monsieur le président, il est important de préciser le contexte. Cette réunion ne s’est pas appelée « Comité de défense nationale » car René Coty, alors Président de la République et dont président d’office de ce comité, n’y avait pas été convié ! Durant la période de transition entre la IVe et la Ve République, le général de Gaulle prenait certaines libertés avec les institutions, organisant par exemple des conseils des ministres ou de défense sans le Président de la République.
Cette réunion fait partie des dossiers conservés au Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), sans doute l’un des endroits les plus secrets de la République. À l’époque où j’y ai eu accès, j’étais pratiquement le premier chercheur autorisé à consulter ces archives. On m’avait même fait remarquer qu’un ancien Premier ministre, pourtant membre de ces réunions, n’avait pas été autorisé à les consulter…
J’ai obtenu cet accès en 2012-2013, dans le contexte de l’ouverture des archives concernant votre ancien collègue, le député Pouvanaa a Oopa, décidée par le président Sarkozy en fin de mandat. Je travaillais depuis une trentaine d’années sur sa possible réhabilitation, qui a finalement eu lieu en 2018. Selon la volonté du Président de la République de faire toute la vérité, je lui ai dit, puis à son successeur François Hollande, avoir besoin d’accéder à tel et tel document. Mon objectif était de trouver la trame permettant de lire les événements historiques de la Polynésie dans l’optique de l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). J’avais établi des hypothèses, fortement étayées, selon lesquelles notamment, dès 1957, avec le rapport du général Charles Ailleret, seuls deux endroits au monde convenaient pour les essais nucléaires, le Sahara temporairement, et le Tuamotu, alors inaccessible faute d’aéroport.
Une série d’événements s’est ensuite mise en place : la construction de l’aéroport suite au rapport du général Ailleret, l’arrestation de Pouvanaa a Oopa, son procès, la suppression de la loi-cadre, la mise en place d’installations d’espionnage et de contrôle de la population. J’ai vu dans ces événements un cheminement qui permettait de comprendre comment la France a préparé l’histoire de la Polynésie entre 1957 et 1963, moment où les Polynésiens ont appris que les essais nucléaires auraient lieu chez eux.
Lors de mes recherches dans les archives du Secrétariat général de la Défense nationale, j’ai travaillé dans des conditions précaires, dans le bureau d’un cadre, avec seulement un crayon et des feuilles blanches. J’y ai découvert un document crucial daté du 12 novembre 1958, que vous avez cité Monsieur le Président. J’ai immédiatement partagé ma découverte avec le fonctionnaire présent qui était en face de moi, lui expliquant que je venais de trouver le papier que je cherchais depuis vingt ans ! Ce document, rédigé alors que les travaux à Reggane venaient à peine de commencer et donc deux ans avant le premier essai nucléaire, posait déjà la question de la crédibilité de la bombe. La réponse était négative, principalement en raison de l’impossibilité de réaliser des essais de grande puissance au Sahara. Les tirs aériens risquaient en effet de contaminer le continent africain, et les essais en galerie à In Eker étaient limités par la fragilité géologique du site. Cette situation a eu des conséquences tragiques pour certains scientifiques, comme Pierre Messmer et Gaston Palewski, qui ont été exposés aux radiations, Palewski ayant notamment été atteint d’une leucémie. Face à ces contraintes, Francis Perrin, alors haut-commissaire au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), a suggéré au ministre des affaires étrangères, Joseph-Paul Boncour, que des essais de grande puissance nécessiteraient un site dans le Pacifique ou aux Kerguelen.
Le problème a été vite réglé. Les Kerguelen étaient trop compliqués. Quant à l'île du Pacifique, le général Ailleret, dans son rapport de janvier 1957, avait déjà annoncé que ce serait à Tuamotu. Chargé des essais nucléaires au Sahara, en avril 1958, avant le retour du général de Gaulle, le général Ailleret avait déjà prédit la perte de l’Algérie et l’impossibilité d’y réaliser des essais de grande puissance, recommandant le déplacement vers une île d’outre-mer, selon une étude déjà faite, la sienne évidemment.
Le site de Tuamotu a été présenté aux ministres sans autres choix possibles, en tant qu’île du Pacifique éloigné de tout et pour laquelle on était en droit d’espérer que les retombées se déclencheraient dans la nature. Peut-on imaginer le général de Gaulle restant impavide en entendant ces propos ? Il a insisté sur la nécessité absolue de faire les essais atomiques au nom de la grandeur de la France.
Au moment de cette réunion du 12 novembre 1958, Pouvanaa a Oopa a été arrêté dans des conditions absolument invraisemblables puis emprisonné. Six semaines plus tard était supprimée la loi-cadre empêchant toute opposition politique à la future installation du Centre d’expérimentation du Pacifique.
La réunion du 12 novembre 1958 a donc été capitale pour l’histoire de la Polynésie puisqu’il est devenu clair, à ce moment-là, qu’elle serait un jour la destination du futur centre d’essai nucléaire. Il faut donc relier l’histoire de la Polynésie, de 1957 à 1963, à la préparation et à l’installation du centre d’essai nucléaire, un processus que j’ai appelé « faire accepter l’inacceptable ».
En tant qu’historien, j’ai émis cette hypothèse dès la fin des années 1990, même sans disposer de toutes les archives nécessaires. J’ai reçu un soutien étonnant de la part des autorités militaires, notamment l’amiral Jean Moulin et le général Boileau, personnages alors importants au sein du CEP. Le professeur Maurice Vaïsse, spécialiste à la fois du gaullisme et du nucléaire, avait publié mes hypothèses dans une revue militaire et les a même transmises à l’école militaire de Lexington pour en faire une traduction en anglais. Cependant, récemment, certains collègues ont contesté ces conclusions, affirmant que la France ne s’intéressait pas à la Polynésie avant 1961 au plus tôt. Ils ont prétendu que les développements antérieurs, comme la construction d’un aéroport, étaient destinés au tourisme. Or, les archives montrent clairement qu’il n’en était rien puisqu’aucune infrastructure d’accueil n’avait été prévue pour les accueillir. L’arrestation de Pouvanaa a Oopa relevait selon eux du seul fait qu’il était « méchant ». Quant à la suppression de la loi-cadre, ils la justifiaient ainsi : si en Afrique, « on décolonise », en Polynésie française, « on recolonise ».
Ces événements soulèvent des interrogations importantes. Concernant la Polynésie, prévue de longue date pour accueillir les essais nucléaires, plusieurs questions se posent. Premièrement, était-il possible d’effectuer des tirs de grande puissance au Sahara ? La réponse est non. Le Gouvernement français pouvait-il attendre les bras croisés que l’Algérie n’accepte plus l’utilisation de son désert ? Là encore, la réponse est négative. Par conséquent, à moins de réduire les capacités du Gouvernement, du Commissariat à l’énergie atomique et des impétrants, il était nécessaire d’envisager un transfert vers le seul endroit parmi les possessions françaises où il poserait le moins de problèmes, apparemment. Si l’on tient un raisonnement différent, on frise le ridicule !
J’ai développé par la suite plusieurs autres arguments. Par exemple, après la réunion du 12 novembre, un ingénieur militaire a été chargé d’explorer notamment le Pacifique ; il a rendu un rapport fin 1959, expliquant que, du côté des Tuamotu, se trouvaient les meilleurs sites possibles. Ce point est crucial pour comprendre l’histoire de la Polynésie et surtout pour saisir à quel point la France a préparé le territoire à cette fin. Il faut partir de cette hypothèse : la Polynésie était véritablement destinée à accueillir ces essais.
Encore une fois, il est absurde à mon sens de penser que tous les événements auxquels nous avons assisté, tels que la construction de l’aéroport, l’arrestation de Pouvanaa a Oopa, son procès, ne soient pas liés. Le procès est une démonstration par l’absurde qu’il fallait éliminer cet homme qui aurait pu un jour représenter un danger pour l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique. Tout converge pour soutenir cette théorie, même si au sein de l’université française du Pacifique, la Maison des sciences de l’Homme, qui mène des recherches intéressantes par ailleurs, conteste fortement cette interprétation. Il est regrettable que même l’armée, qui avait admis cette hypothèse de la préparation de longue date de la Polynésie, soit maintenant contredite par des chercheurs qui estiment qu’on ne s’est intéressé à la Polynésie qu’à partir de 1961 !
Concernant la préparation de la Polynésie à l’accueil du CEP, on peut dire qu’un ensemble de mesures a été pris par le pouvoir central pour soumettre la population. Celles-ci incluent l’arrestation et l’exil du député Pouvanaa a Oopa vers l’Europe, la mise en place d’institutions non démocratiques ne reflétant pas la volonté du suffrage universel, la limitation de la liberté des partis politiques, notamment la dissolution de ceux hostiles à l’installation du CEP... La population était en outre étroitement contrôlée, en particulier les protestants. Le monde politique a été corrompu, les consciences ont été achetées, conformément à ce que le général de Gaulle appelait les « compensations ». Le Général avait eu une phrase terrible lorsque le Gouverneur lui avait suggéré d’informer les Polynésiens de l’installation d’un centre d’essai chez eux : « Les Polynésiens sont gentils, on ne va pas regarder à l’argent. » La corruption était donc bien présente.
Sans être totalement complices, les hommes politiques polynésiens se sont vite adaptés à ce cadre. Initialement, lorsqu’on a appris que les essais nucléaires allaient probablement être transférés en Polynésie, toute la classe politique polynésienne s’y est opposée, qu’il s’agisse des partisans de Pouvanaa ou de ceux favorables à la présence française. Cependant, fin 1962, lors des élections territoriales, du référendum sur la Constitution et de l’élection des députés, le sujet du CEP a totalement disparu des débats. Les hommes politiques ont évacué le problème par crainte des reproches de la population, mais aussi parce que le ministre de l’outre-mer de l’époque, Louis Jacquinot, avait déjà commencé à déverser de l’argent en Polynésie pour en quelque sorte « acheter le silence ». On a ainsi fait miroiter aux hommes politiques un développement extraordinaire du territoire (avec des perspectives de construction de routes, de ponts, de ports, une forte création d’emplois), qui a fait taire les éventuelles oppositions.
Après les élections, l’Assemblée territoriale a décidé d’envoyer une délégation à Paris pour demander des moyens supplémentaires, face à la croissance démographique et à l’épuisement des ressources locales (phosphate, copra ou perliculture). Le général de Gaulle les a reçus et leur a annoncé l’installation d’un centre d’essai nucléaire comme étant un « cadeau », promettant des bénéfices importants pour le territoire. En réalité, la délégation était déjà informée de ce projet, mais elle a feint la surprise ! À leur retour, les délégués ont présenté le projet à l’Assemblée territoriale comme étant une nécessité pour la France, insistant sur les compensations financières. Un conseiller a même déclaré à cette occasion : « C’est dégueulasse, mais le Centre d’expérimentation du Pacifique peut être une bonne vache à lait. »
Ensuite, des pressions ont été exercées sur les individus. Par exemple, au moment d’établir le bail pour Moruroa et Fangataufa, lors de la commission permanente, Jacques-Denis Drollet, chargé de présenter le rapport, annonce céder les atolls par un bail emphytéotique et gratuit. Ce dernier m’a raconté l’histoire suivante ; il a été convoqué par le général de Gaulle qui va lui demander de s’occuper habilement de donner à la France un bail pour Moruroa et Fangataufa. Il décrit sa rencontre avec lui, en présence de Jacques Foccart. De Gaulle, imposant, s’est adressé à Drollet, ancien combattant de la guerre de 1940, en l’appelant « Drollet, bon compagnon de la France libre ». Cela a suffi à le convaincre. Vingt ans plus tard, Drollet a exprimé des regrets, disant « si j’avais su ».
Mais cette situation s’est répétée avec d’autres personnes.
Une autre anecdote tirée des archives militaires montre l’inquiétude de l’armée face à certains débats à l’Assemblée nationale qui auraient pu lui causer des difficultés. La réponse était rassurante : « Ne vous inquiétez pas, Monsieur X va mener les débats de façon à éviter tout problème. »
M. le président Didier Le Gac. Dans mon propos liminaire, je vous posais notamment la question de savoir, selon vous, l’historique et la genèse. Est-ce que ceux qui ont pris ces décisions à l’époque savaient les effets néfastes des tirs nucléaires ? Est-ce qu’ils avaient mesuré les risques pour la population ?
M. Jean-Marc Regnault. Tout dépend de qui on parle. Les élus locaux, manifestement, n'étaient pas au courant des difficultés qui allaient venir avec la présence de nuages radioactifs, de retombées, de doses, etc., ils l’ignoraient. Ils ont été entretenus, d'ailleurs, dans cette ignorance. Amenés au Sahara, on leur a montré les installations en leur disant : « Vous voyez, c'est extraordinairement sécurisé, il n'y a pas de danger. » Bien évidemment, on ne leur a pas raconté l'accident du tir Béryl qui a causé l'explosion de la montagne. Ils sont revenus enthousiasmés en clamant que l’armée française, extraordinaire, prenait toutes les précautions voulues du monde.
Sauf une personne qui n'était pas à l’époque un homme politique, mais un expatrié métropolitain qui venait de l’école Boulle et qui s’était installé en Polynésie en 1932 : il s’agissait de Henri Bouvier, un peu un narco-syndicaliste, beau-frère du député John Teariki et profondément antinucléaire. Il a réuni à l’époque une documentation et a persuadé notamment son beau-frère d’essayer d'empêcher l'installation du CEP. Mais il était déjà trop tard : tout avait déjà été fait.
Quant à la population locale, une phrase absolument extraordinaire du Gouverneur Grimald, dépité par la population qui ne voit pas les bienfaits des essais, résume ainsi la situation : « De toute façon, la population est écrasée et a le sentiment d’une occupation militaire. » On est en plein dans le cadre de la servitude volontaire ; à un moment donné, il n’est plus possible de s’opposer, le mal est fait, donc il faut en profiter.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Je vais faire un petit saut dans le temps, puisque nous étions à l’installation du CEP. Quel impact a-t-elle eu sur la population polynésienne en termes politiques, sociologiques et économiques ? Et comment les clivages politiques locaux ont-ils été influencés par le CEP ?
M. Jean-Marc Regnault. Tout dépend de la chronologie dont on se sert. Lors de l’installation du CEP, les clivages politiques se sont atténués dans une certaine mesure. Par exemple, les anciens partisans de Pouvanaa a Oopa ont été, au départ, des opposants au CEP. Ils ont réclamé l'indépendance et ont préparé à cet effet un congrès pour la demander. À l’époque, le Gouvernement français a décidé de dissoudre le Rassemblement des populations tahitiennes (RDPT), l’ancien parti de Pouvanaa a Oopa, sur le fondement d’une ancienne loi de 1936 sur l’atteinte à l'intégrité du territoire français. Quelques semaines plus tard, au moment d’établir le bail pour Moruroa, il n'y avait pratiquement plus d’opposition possible.
John Teariki a tenté quand même de s’opposer, en fondant un nouveau parti, le fameux Here ai'a. Mais rapidement, en son sein, deux tendances sont apparues. L’une souhaitait profiter des bienfaits du CEP et l’autre, de Teariki, de systématiquement s’y opposer. Or, ce dernier s’est retrouvé tout seul, et en particulier en 1965, lors de l’élection présidentielle. Lors de cette élection, participaient deux candidats essentiels, le général de Gaulle et François Mitterrand. Ce-dernier était à l’époque un grand adversaire du nucléaire et il avait annoncé que, Président de la République, il arrêterait le programme en cours. Les Polynésiens ont pourtant voté à 60 % pour le général de Gaulle ! Ce résultat peut paraître aberrant, mais au sein du Here ai'a, le débat a été le suivant. John Teariki était contre le général de Gaulle, contre le programme nucléaire, donc a annoncé qu’il allait voter pour François Mitterrand. Les autres pensaient que le général de Gaulle serait élu et qu’il ne fallait surtout pas le contrarier. De plus, le Gouverneur avait dit aux partisans du général : « Vous savez, on va s'arranger pour libérer Pouvanaa a Oopa. » Bien que François Mitterrand l’ait également promis, on a rétorqué à John Teariki que, de toute façon, il ne serait pas élu et qu’il valait mieux s’en remettre au général de Gaulle. Comme vous le voyez, dans la vie politique locale, il en va souvent ainsi : l’idéologie passe après les avantages à tirer.
Et d’ailleurs, le général De Gaulle, lors de son arrivée en Polynésie quelques mois plus tard pour assister au tir d’un essai nucléaire, s’est adressé aux Polynésiens en ces mots : « La Polynésie a bien voulu être le siège de cette organisation destinée à la paix mondiale. » l’expression « a bien voulu » est extraordinaire ! Les Polynésiens avaient voté pour lui, ils soutenaient donc le Centre d’expérimentation du Pacifique : c’était clair !
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Vous parlez beaucoup d’argent qui venait corrompre des élus, voire la population. Existe-t-il une évaluation de l’argent qui a été investi en Polynésie à cette époque ? Des recherches ont-elles été menées à ce sujet ? Existe-t-il un recensement des installations mises en place ?
M. Jean-Marc Regnault. Dès le début de l’installation du CEP, des chercheurs, notamment au sein de l’ancienne Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (Orstom), ont travaillé sur l’évaluation de son impact, sa transformation et les flux financiers afférents. Mais ces calculs sont extrêmement complexes à effectuer, car nous étions dans les années 1960, en pleine période des Trente Glorieuses, l’argent s’étant déversé aussi bien en France que dans les Antilles. Même sans le CEP disent certains, la Polynésie aurait donc bénéficié d’importants financements pour le paiement des fonctionnaires et diverses charges auparavant assumées par le territoire auraient été prises par l’État. Néanmoins, l’impact financier du CEP a été massif.
Je voudrais citer Louis Jacquinot, alors ministre de l’outre-mer, qui écrivait au général Thiry en juillet 1962, au moment de la décision officielle : « Il serait bon de prendre certains aménagements vis-à-vis des leaders politiques et de leur expliquer qu’il est de leur avantage d’accepter de bon cœur cette solution en leur montrant le profit que le pays peut en tirer au départ. Cela risque de coûter cher, mais si l’opération réussit, ce sera de l’argent bien placé. Je pense qu’il faudra offrir un ou deux milliards de francs pacifiques, et plutôt deux qu’un seul. »
Cette phrase fait écho à celle du général de Gaulle qui avait dit, je l’ai citée tout à l’heure : « Les Polynésiens sont gentils, il ne faudra pas regarder à l’argent. » Lors de sa visite à Papeete, le Général a en outre prononcé des mots que je trouve stupéfiants : « Le développement de la Polynésie est absolument extraordinaire. Ce qui va venir ne le sera pas moins car il y a, si j’ose dire, des compensations. » Le général de Gaulle a dû être pris d’un certain vertige en disant « si j’ose dire », laissant évidemment penser que les retombées seraient achetées.
Mme Dominique Voynet (EcoS). J’aimerais vous poser plusieurs questions, une polie et une un peu plus provocante. La première concerne votre jugement sur le travail réalisé pour le compte de l’Assemblée de la Polynésie française. En 2005, une commission d’enquête a produit un rapport intitulé « Les Polynésiens et les essais nucléaires », qui détaille ces aspects historiques. Trouvez-vous ce travail rigoureux ? Peut-on s’y fier ? Si oui, y avez-vous contribué ? Dans le cas contraire, quelles réserves formuleriez-vous à son sujet ?
Ma question plus provocante porte sur la corruption que vous avez évoquée, et qui a peut-être perduré. Pourriez-vous préciser comment s’est-elle organisée ? S’agissait-il uniquement d’espoirs de retombées pour le territoire ou y avait-il des avantages personnels comme des billets d’avion, des repas au restaurant, une reconnaissance politique ? Avez-vous des éléments concrets sur la manière dont certains élus polynésiens ont été achetés ? Qu’en était-il, par exemple, de Jacques-Denis Drollet ? La décision à l’assemblée territoriale de la Polynésie a été prise par trois voix contre deux, je crois. Était-il intègre et convaincu de son choix ou non ? Je suis très intéressé de comprendre comment et pourquoi ces décisions ont été prises.
M. Jean-Marc Regnault. Concernant tout d’abord l’enquête de 2005, j’y ai participé. Il s’agissait d’un travail tout à fait sérieux qui avait permis de mettre au jour un certain nombre d’archives que Bruno Barrillot avait réussi à se procurer. Nous avions déjà des éléments importants. Cette commission a été très fructueuse mais n’avait pas tous les éléments dont nous disposons aujourd’hui. À cette époque, nous avons recueilli de nombreux témoignages, mais Bruno Barrillot me disait qu’ils n’étaient pas toujours crédibles ou pertinents. Il était un peu déçu par cet aspect. En revanche, concernant la recherche sur les essais ratés et autres aspects techniques, le travail était déjà beaucoup plus avancé.
À cette époque, l’opposition autour de Gaston Flosse était farouchement opposée à cette commission. Il a fallu attendre encore quelques années, notamment la loi Morin, pour que certains hommes politiques reconnaissent la situation existante, à l’image du président Édouard Fritch qui a affirmé : « J’ai été stupéfait en entendant Monsieur Morin et j’ai découvert que, finalement, ce qu’avait dit Bruno Barrillot était vrai. »
Vous avez par ailleurs évoqué la figure de Jacques-Denis Drollet. J’ai le cœur serré chaque fois que je parle de lui, décédé il y a quelques années à l’âge de 92 ans. J’ai eu de nombreuses rencontres avec ce personnage qui m’ont permis de le sonder ; c’était quelqu’un de tourmenté, qui a eu une vie personnelle difficile, ayant notamment perdu sa fille dans un accident d’avion, un de ses fils ayant été assassiné par un des fils de Marlon Brando (dont il avait épousé une fille par ailleurs). Les mauvaises langues disaient ici : « C’est bien fait pour lui, il n’avait pas qu’à donner Moruroa à la France. »
Jacques-Denis Drollet m’a expliqué que, à 18 ans, ne pouvant s’engager dans l’armée française, il a rejoint l’armée américaine pour participer aux opérations dans le Pacifique. C’était un gaulliste convaincu. Cependant, après la guerre, il a refusé d’adhérer au Rassemblement du peuple français (RPF), estimant que la Polynésie avait besoin d’un homme comme Pouvanaa a Oopa, dont il est devenu l’ami. Mais en 1958, lorsque Pouvanaa a appelé à voter « non » au référendum, Jacques-Denis Drollet s’est mis en retrait. Par la suite, il s’est un peu marginalisé. Mais c’était un homme intelligent qui travaillait beaucoup et qui essayait, par exemple, de développer l’enseignement en Polynésie. Sa fidélité envers lui l’a conduit à céder face au général de Gaulle lorsque ce-dernier lui a fait comprendre que l’installation du CEP obéissait à des raisons d’État, avec un prix à payer, mais dans de bonnes conditions. Avant de mourir, Jacques-Denis Drollet a envoyé une lettre à Oscar Temaru dans laquelle il disait : « Si c’était à refaire, je ne le referais pas. »
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je souhaite réitérer une question posée par Dominique Voynet lors d’une précédente audition. Que savaient réellement les responsables politiques et militaires de l’époque ? À quel moment des voix ont-elles commencé à s’élever, après la période de « chasse aux sorcières », parmi ceux qui s’opposaient aux essais au sein des différentes associations ou organisations ? À quel moment une prise de conscience collective s’est-elle opérée, conduisant à admettre qu’on s’était peut-être trompé ? Vous avez évoqué des réactions assez récentes, presque au moment de la loi Morin, ce qui est assez surprenant. Y a‑t‑il eu un moment particulier entre les années 1960 et 2010 où des forces importantes se sont mobilisées pour dénoncer cette situation ? Comment ce mouvement a-t-il débuté et jusqu’où est-il allé ?
M. Jean-Marc Regnault. Je vais commencer par répondre à votre dernière question. Aujourd’hui, plus personne ne défend l’idée d’essais nucléaires « propres ». Tous les responsables politiques ont fini par admettre avoir été trompés ; même Gaston Flosse, par exemple, qui en attribue d’ailleurs la faute aux militaires et non à Jacques Chirac.
Pour comprendre l’évolution de la situation, il faut considérer la période de 1963 à 1996, qui a vu se succéder plusieurs présidences. Sous le général de Gaulle et Georges Pompidou, la question était rapidement écartée. Pompidou, lui, réglait le problème rapidement en disant : « Vous râlez ? Ce sont toujours les enfants gâtés qui en demandent le plus. » De toute façon, selon lui, « la majorité de l'Assemblée ne représentait pas la majorité des électeurs ».
Valéry Giscard d’Estaing a marqué le passage des essais aériens aux essais souterrains. Paradoxalement, il a réussi à rallier une partie des opposants aux essais nucléaires. En 1981, François Mitterrand a très peu de voix en Polynésie et Giscard y est largement majoritaire. En 1974, Mitterrand avait même promis un référendum en Polynésie sur leur poursuite. Élu président en 1981, le contexte international, notamment la crise des SS-20 en Europe, a renforcé l’attachement de la France à sa propre force de dissuasion, surtout dans un contexte international de Guerre froide aussi tendu. Pour autant, à la fin de son second mandat, Mitterrand a décidé d’arrêter les essais, estimant possible de passer à la simulation en miniaturisant.
Jusqu’en 1996, les politiques français ont soutenu le CEP et ont continué à accorder divers avantages. Ceux-ci pouvaient prendre différentes formes, pas nécessairement des achats directs. Par exemple, les archives militaires révèlent que certains opposants au CEP ont fini par en tirer profit indirectement, comme cette femme d’un promoteur qui investissait dans l’immobilier pour ensuite louer ces logements aux hauts gradés de l’armée française.
J’aimertais à ce titre citer une fois encore Jacques-Denis Drollet qui, dans son testament politique, disait : « Mais enfin, tous ces gens qui ont profité du Centre d’expérimentation du Pacifique, tous ces gens qui se sont couchés devant le Centre d’expérimentation du Pacifique, pourquoi ils viennent m'accuser moi qui ai simplement décidé de quelque chose qui me semblait bon pour la Polynésie et pas pour les individus ? »
Concernant les connaissances initiales lors de l’arrivée en Polynésie, la réponse est simple : on ne savait rien ! Lorsque de Gaulle a décidé de transférer le centre d’essais en juillet 1962, aucune étude préalable n’avait été réalisée. On pensait pouvoir simplement reproduire au Tuamotu ce qui avait été fait au Sahara. Sauf que certains, comme le général Thiry, ont rapidement soulevé des inquiétudes sur la méconnaissance du terrain : météorologie, vents, risques sismiques et de tsunamis, cyclones... Ces avertissements n’ont absolument pas été pris en compte.
Le général Thiry, commandant du CEP, tenait un double discours. Il rassurait publiquement le Gouverneur et les ministres sur les précautions prises, tout en exprimant dans le même temps ses inquiétudes à sa hiérarchie. On a même envisagé d’espionner les Américains qui avaient tiré dans le Pacifique ou de consulter les Japonais qui, lorsqu’ils pêchaient autour des Îles Marshall, recueillaient des informations sur la pollution marine qui pouvait y exister.
Un capitaine français a alors été envoyé sur place avec pour, ordre de mission, cette phrase absolument extraordinaire, à retenir : « Nous aimerions savoir comment se passent les essais en milieu marin tropical car, jusqu'à présent, la science française n’a fait qu’effleurer le sujet ». Vous voyez donc qu’un an après la décision officielle, on ignorait encore comment effectuer concrètement les tirs.
Grâce à mon amitié avec Bruno Barrillot, j’ai pris connaissance d’un très gros livre rédigé par des Américains sur les effets des armes nucléaires. Ce document explique comment se passent les tirs nucléaires selon qu’ils se déroulent sur barge, sous ballon, en aérien ou en souterrain. Il a finalement été traduit en français, par des militaires, en 1963 ou 1964, mais il semble qu’ils n’en aient pas tenu compte puisque les premiers essais ont très mal tourné.
Par la suite, les autorités françaises ont cherché à minimiser les problèmes, mentant aux Polynésiens, avec la complicité de la presse d’ailleurs, sur la propreté et la sécurité des essais. Une fois menées les premières expériences, les militaires ont pris conscience des dangers réels et ont adapté leurs méthodes.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). J’ai trois questions concernant les essais nucléaires. Premièrement, la décision de transférer les essais du Sahara algérien en Polynésie émane-t-elle principalement des militaires, des politiques, ou résulte-t-elle d’une combinaison de facteurs ? Deuxièmement, la hiérarchie militaire était-elle consciente des effets potentiels des essais ? Enfin, les opérateurs militaires sur le terrain, qui n’appartenaient pas nécessairement à la hiérarchie, étaient-ils informés des risques auxquels on les exposait ? Nous avons beaucoup évoqué la population polynésienne et ses élus locaux, mais qu’en était-il des soldats qui réalisaient concrètement ces essais ?
M. Jean-Marc Regnault. Le transfert du Sahara à la Polynésie était inéluctable après l’indépendance de l’Algérie en 1962. Les accords d’Évian ont permis de maintenir une présence française au Sahara jusqu’en 1967 environ, mais une nouvelle solution était évidemment inéluctable.
De plus, il y avait un impératif stratégique. Étant une arme de dissuasion, l’arme nucléaire devait être à la fois crédible et puissante. Le général Gallois avait expliqué clairement le rôle de la dissuasion nucléaire au général de Gaulle, qui lui avait répondu ainsi : « Si je comprends bien, il ne faut pas que j’aie une bombe puissante, mais il faut simplement que je sois capable d’arracher un bras à mon adversaire ». C’est ça la dissuasion.
Les bombes testées au Sahara étaient considérées comme des petites bombes, des armes finalement peu impressionnantes et donc peu crédibles. De Gaulle était pressé de réaliser des essais de grande puissance, notamment thermonucléaires, craignant que ses successeurs n’osent pas le faire. La décision de transfert a donc été prise par le général de Gaulle le 27 juillet 1962, dans un contexte politique complexe marqué à la fois par la fin de la guerre d’Algérie, l’afflux de rapatriés et l’attentat du Petit-Clamart. Le processus a été retardé par ces événements, puis par le référendum et les élections législatives qui ont suivi. Ce n’est qu’après le premier tour des législatives de novembre 1962, favorable aux gaullistes comme on le sait, que le général a confirmé sa décision lors d’un conseil de Défense nationale.
Sur la connaissance des risques par les militaires, je vais vous citer la déclaration d’Emmanuel Macron du 27 juillet 2021 à Papeete : « Je veux vous dire clairement que les scientifiques et nos militaires qui ont fait les essais ne vous ont pas menti. Nos militaires ont pris les mêmes risques, se sont baignés dans les mêmes eaux, avec la même conviction qu’il n’y avait pas de risques et pas de dangers. Il n’y a pas eu de mensonges. Il y a eu des risques qui ont été pris, pas parfaitement mesurés, parce qu’on ne les connaissait pas parfaitement, c’est vrai. Ils ont été pris par tous, y compris par les militaires qui étaient à ce moment-là aussi présents. »
Cette déclaration souligne la sincérité des militaires, qui étaient pour la plupart convaincus de la nécessité de la bombe et de leur capacité à prendre les précautions nécessaires. Le général Thiry avait même affirmé que l’armée française se comportait avec plus d’élégance que l’armée américaine à l’étranger.
Cependant, il existait une certaine méconnaissance des risques. On pensait initialement évacuer les populations lors des tirs, mais on aurait ainsi reconnu l’existence de dangers. Finalement, on a opté pour la construction d’abris, qui se sont avérés largement inefficaces contre les pluies radioactives en particulier, qui passaient entre les planches et les tuiles et contaminaient ainsi la population. On supposait que des doses non répétitives n’étaient pas très graves et que les vents disperseraient les retombées. Il existait des lacunes dans les connaissances météorologiques et environnementales.
Le général Thiry admettait d’ailleurs ne rien connaître de la météorologie des Gambier. Les Australiens avaient averti les ingénieurs français que la circulation des vents dans l’hémisphère sud pouvait différer de celle de l’hémisphère nord, à même d’entraîner des surprises. Deux chercheurs ont conclu que la mise en place du CEP témoignait d’une certaine légèreté liée à la méconnaissance des caractéristiques du territoire, mais qu’il s’agissait probablement plus d’impréparations ou d’excès de confiance que de cynisme.
Enfin, certains militaires, comme un commandant de marine récemment décédé, ont affirmé n’avoir pas été réellement informés des dangers. Des préoccupations sont apparues plus tard concernant la contamination potentielle des chaufferies des navires par l’eau de l’océan contenant des retombées nucléaires.
M. Xavier Albertini (HOR). Un membre de ma famille proche a servi à Mururoa, et j’ai effectivement entendu à plusieurs reprises ces réflexions sur la méconnaissance et la nécessité de servir que vous avez évoquées.
Ma question porte sur les informations que vous nous avez communiquées, en particulier concernant l’espionnage américain et le rapprochement effectué menant à connaître les opérations sur les îles Bikini. J’ai cru comprendre que les militaires et les politiques ont soit appris, soit dissimulé des informations au fur et à mesure, notamment à la population. J’aimerais vous interroger sur ce point dans une perspective historique, allant au-delà des années 1970 jusqu’aux années 2000.
Selon votre analyse d’historien, cette gestion de l’information promouvant ces essais comme propres était-elle :
1. Une autoprotection face à l’ampleur des conséquences potentielles ?
2. Le maintien d’une ignorance et d’un amateurisme, avec une segmentation des informations rendant difficile une vision d’ensemble ?
3. Une conséquence du contexte international, notamment la dissuasion nucléaire et la Guerre Froide, qui aurait contribué à maintenir une forme d’ignorance ou d’omission volontaire en Polynésie ?
Ou s’agit-il d’une combinaison de ces facteurs ?
M. Jean-Marc Regnault. Cette question nécessite une analyse sous plusieurs angles. La raison d’État n’est pas incompatible avec la transparence et la vérité. On peut la comprendre lorsque des hommes politiques prennent des décisions impopulaires mais essentielles pour l’avenir du pays. Ils assument alors le risque de l’impopularité ou cherchent à convaincre la population de les suivre. Cependant, elle peut basculer dans ce que j’appelle une « déraison d’État », moment où l’on en vient à affirmer des choses invraisemblables.
Par exemple, dans les archives militaires, au moment de l’installation des personnels militaires à Moruroa, une carte a été établie montrant les atolls environnants avec le nombre d’habitants pour chaque atoll. Cette carte soulève des questions sur l’intention derrière sa création : était-ce une façon de minimiser l’impact potentiel sur ces populations en cas de conflit nucléaire avec l’Union soviétique, ou y avait-il une réelle préoccupation pour la protection de ces habitants ?
Par exemple, un médecin et général, le docteur de Debenedetti, ayant connaissance de la façon dont les Japonais prenaient des précautions quant à la contamination du poisson qui pouvait, avait dit : « De toute façon, ça dépasserait les moyens de notre service sanitaire. »
Il faut noter que certaines précautions ont été prises, mais parfois de manière précipitée et peu sérieuse. Aux Gambier, par exemple, les habitants ont d’abord été placés dans des églises, mais celles-ci étaient en mauvais état, avec des vitraux ou des fenêtres cassées.
Il est complexe de porter un jugement négatif sur les décisions prises à l’époque. En 2025, il est facile de critiquer les actions de 1980, 1985 ou 1990, mais il faut se rappeler le contexte, notamment la menace des missiles SS-20. Bien que je sois favorable à la recherche de la vérité et à l’exposition des erreurs commises, j’estime qu’il serait injuste de systématiquement dénigrer la France, les militaires et les hommes politiques d’alors.
J’ai eu une expérience révélatrice avec le général Boileau, le dernier commandant du CEP. Lors d’un dîner après sa fermeture, un homme d’affaires local a admis que bien que les actions liées au Centre d’expérimentation du Pacifique n’aient pas été glorieuses, elles avaient néanmoins généré des profits importants. Les gens ont souvent trouvé des justifications à leurs propres actions !
Quand j’entends certains responsables politiques demander que l’État présente aujourd’hui des excuses, je me demande si les politiciens locaux complices, les journalistes qui ont minimisé les dangers des essais, les chefs d’entreprise qui ont profité financièrement de l’installation du CEP, ou même les électeurs qui ont soutenu le général de Gaulle, devraient également s’excuser. Il faut considérer tous ces aspects.
M. le président Didier Le Gac. J’ai une dernière question à vous poser, qui concerne votre travail au fond. En tant qu’historien, vous n’avez pas abordé la question de la déclassification des documents. Sur quels types de documents avez-vous travaillé ? Qu’attendez-vous de la déclassification ? Des documents ont été déclassifiés par Jean-Yves Le Drian à partir des années 2010, mais on nous dit que 95 % des documents restent classifiés. Qu’en pensez-vous ?
M. Jean-Marc Regnault. J’ai eu une chance extraordinaire. Lorsque Lionel Jospin était Premier ministre, son ministre de la Défense, Alain Richard, m’a permis de consulter une grande partie des archives du CEP, grâce à l’intervention d’un ami vice-président du Sénat. Cela m’a permis d’écrire mes premiers ouvrages et de conforter mes hypothèses. Bien sûr, de nombreux dossiers que j’ai demandés m’ont été refusés, malgré le soutien du général Bach, alors commandant des directeurs des archives et historien remarquable. Dans les documents fournis, certaines étaient des photocopies avec des parties occultées. Plus tard, l’affaire Pouvanaa m’a donné accès à de nombreuses autres archives que j’ai également pu exploiter avec profit.
Cependant, en 2012-2013, ma demande de consulter de nouveau des documents vus en 1998-1999 a été rejetée. La législation de l’époque permettait la consultation de documents si un nouvel article les concernant était publié. Pendant des années, cependant, des règlements administratifs ont contredit la loi sur les Archives, créant une situation que l’on pourrait qualifier d’« État profond », au mépris de la hiérarchie des nomes la plus élémentaire. Cette situation persiste ! Malgré les déclarations de François Hollande et d’Emmanuel Macron, le Commissariat à l’énergie atomique a publié il y a deux ans un ouvrage minimisant les impacts économiques, politiques et sanitaires. Les archives militaires du CEP sont restées quasiment inaccessibles jusqu’en 2020-2021.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Nous avons abordé de nombreux sujets, mais nous n’avons pas encore évoqué les travailleurs civils sur le site ni les ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique. Nous les inclurons dans les prochaines auditions. J’aimerais revenir sur votre recherche de documents. Vous avez mentionné ceux qu’on vous a fournis, mais pourriez-vous préciser quels documents vous ont été refusés ?
M. Jean-Marc Regnault. Je peux vous donner un exemple concret. En 1998-1999, j’avais demandé un dossier concernant le CEP de 1957 à 1968 ou 1969. Malgré son soutien en faveur de davantage de transparence, le ministre Alain Richard m’a refusé cette demande. Ce document, qui a été ouvert récemment et dont j’ai eu connaissance par l’intermédiaire d’un ami, est très intéressant car il confirme mes anciens propos sur cette époque : en 1962, lorsque la décision d’installer le CEP en Polynésie a été prise, ils ne savaient rien quant aux effets des essais une fois qu’ils seraient tirés depuis ces atolls. On y trouve le courrier du général Thiry qui s’inquiète du manque de connaissances sur les Gambier, la météorologie, les vents, les pluies radioactives et les modalités de tir sur les barges ou les ballons… Quand j’en ai pris connaissance, j’en ai presque ri, comprenant pourquoi on m’avait refusé ce document en 1998-1999. À l’époque, il était trop tôt pour révéler de telles informations. Maintenant, ça passe !
M. le président Didier Le Gac. Monsieur le professeur, je vous remercie pour tous ces éléments extrêmement riches. Si vous avez des documents que vous jugez utiles à la commission d’enquête ou d’autres compléments d’information, n’hésitez pas à nous les transmettre.
11. Table-ronde, ouverte à la presse, sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires en Polynésie : INSERM : M. Florent de Vathaire, directeur de recherche 1ère classe l’INSERM et chef de l’unité « Épidémiologie des radiations » de l’Institut Gustave Roussy et de l’INSERM ; Centre Médical de Suivi des anciens travailleurs civils et militaires du centre d’expérimentation du Pacifique et des populations vivant ou ayant vécu à proximité de sites d’expérimentation nucléaire (CMS) : M. Julien Pontis, Médecin en chef du Centre Médical de Suivi des anciens travailleurs de Moruroa et des populations exposées aux essais nucléaires, M. Emmanuel Pottier, médecin adjoint du Centre Médical de Suivi, Mme Wicky Taie-Deane, infirmière en charge des patients et dossiers CIVEN, Mme Narii Tavaitai, secrétaire médical en charge des patients et dossier CIVEN ; Institut du cancer de Polynésie française (ICPF) : Mme Teanini Tematahotoa, directrice de l’ICPF. (Mercredi 12 février 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue à cette table ronde, qui va nous permettre d’étudier les conséquences sanitaires des essais nucléaires. Nous accueillons plusieurs intervenants, à la fois en salle ici à Paris, mais également en visioconférence, à Papeete.
Monsieur Florent de Vathaire, vous êtes directeur de recherche 1ère classe à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et chef de l’unité « Épidémiologie des radiations » de l’Institut Gustave Roussy et de l’Inserm. Nous vous avons déjà auditionné le 29 mai dernier, mais notre commission, dont je rappelle qu’elle est nouvelle et qu’elle n’est pas la continuatrice de la précédente, a souhaité vous auditionner de nouveau.
Je salue également les auditionnés en visioconférence depuis Papeete. Monsieur Julien Pontis, vous êtes médecin en chef du Centre médical de suivi des anciens travailleurs de Mururoa et des populations exposées aux essais nucléaires (CMS). Vous êtes accompagné d’Emmanuel Pottier, médecin adjoint du CMS, de Wicky Taie-Deane, infirmière en charge des patients et des dossiers Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) au CMS et de Narii Tavaitai, secrétaire médical en charge des patients et des dossiers Civen au CMS. Le CMS est le service de la direction de la santé de Polynésie française chargé de suivre médicalement les anciens travailleurs de Mururoa et les habitants des îles et atolls ayant été exposés aux retombées radioactives imprévues de certains essais nucléaires.
Enfin, nous accueillons, également depuis Papeete, Mme Teanini Tematahotoa ; médecin et directrice de l’Institut du cancer de Polynésie française (ICPF), créé au mois de novembre 2021.
Avant de vous entendre, je vous remercie de nous déclarer, chacun à votre tour, tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mmes Taie-Deane et Tematahotoa, MM. de Vathaire, Pontis, Pottier et Tavaitai prêtent serment.
M. Florent de Vathaire, directeur de recherche 1ère classe et chef de l’unité « Épidémiologie des radiations » de l’Institut Gustave Roussy et de l’Inserm. Épidémiologiste à l’Inserm et à l’Institut Gustave Roussy, je dirige depuis maintenant presque vingt-cinq ans une unité de recherche spécialisée sur les effets iatrogènes des rayonnements ionisants. En 1995, j’ai commencé des travaux sur la Polynésie française, pour établir un constat de la situation.
Initialement, les données du registre de l’incidence des cancers créé en 1984 après une demande de la commission du Pacifique Sud n’étaient pas accessibles. Voulant étudier les conséquences des essais nucléaires, j’ai réussi à obtenir des données sur les causes de décès de la part d’une personne qui était alors directeur de l’Institut de statistique de Polynésie française. Elles m’ont permis de calculer des taux et de rédiger un article (portant sur un petit nombre de cas) qui montrait que le taux de mortalité par cancer de la thyroïde, était à l’époque supérieur en Polynésie française à celui des autres populations maories similaires à Hawaii et en Nouvelle-Zélande.
À la suite de la publication de cet article, et grâce au professeur Maurice Tubiana qui dirigeait à l’époque l’Institut Gustave Roussy, j’ai pu finalement accéder au registre de l’incidence des cancers. J’ai ensuite contacté l’Office de protection contre les rayonnements ionisants (Opri), qui était alors dirigé par Roland Masse, qui m’a permis d’obtenir un financement pour mener une première étude sur place. Nous avons étudié l’ensemble des dossiers médicaux des centres hospitaliers et des cliniques privées et avons amélioré le registre en y rajoutant 30 % de cas manquants. Nous avons ainsi pu montrer une augmentation du nombre de cancers dans les îles proches de Moruroa.
Nous avons ensuite étudié l’incidence du timing des essais dans les îles Gambier et dans les archipels des Tuamotu ; et le fait est que nous n’avons pas mis en évidence de relation. C’est-à-dire que nous avons montré que les personnes nées ou qui étaient enfants pendant les essais ne connaissaient pas une sur-incidence de cancers, notamment de la thyroïde et que c’était donc plus compliqué que ce que nous pensions. Nous avons donc décidé d’effectuer des études plus précises, sur des cas-témoins, en interrogeant toutes les personnes atteintes de cancer de la thyroïde que nous avions trouvées sur leurs habitudes, leur lieu de résidence, leur alimentation, leur type d’habitation... Nous avons par ailleurs reconstitué la météorologie (les conditions de vent et de pluies constatées toutes les trois heures, quinze jours avant et trois semaines après chaque essai), ainsi que le nuage de chaque essai nucléaire afin de pouvoir reconstituer les doses reçues par les personnes exposées. Une première publication s’est fondée sur des synthèses que le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) avait fait rédiger par des experts pour les envoyer au comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear), après chaque campagne d’essai.
Dans cet article, nous indiquions que les essais nucléaires constituaient un des facteurs qui participaient à l’incidence importante des cancers de la thyroïde, environ une vingtaine. Cet article a été très critiqué par l’Académie des sciences et l’Académie nationale de médecine, qui nous ont reproché d’avoir bâti cette reconstruction sur ces synthèses et non sur les données originales des services de radioprotection. Par la suite, et grâce toujours à Maurice Tubiana, qui était alors président de l’Académie des Sciences, nous avons obtenu les données originales quand elles ont été déclassées en 2013. Elles nous ont ainsi permis de réaliser une deuxième étude, qui a confirmé nos premières conclusions : un certain nombre de cas de cancers de la thyroïde étaient dus aux essais nucléaires français, mais ce nombre était nécessairement faible.
Actuellement, nous travaillons sur l’ensemble des cancers cette fois-ci (et pas seulement ceux de la thyroïde) mais uniquement dans une optique de prédiction. Nous avons reconstitué les populations polynésiennes à partir des données individuelles de recensement pour attribuer à chaque individu la dose reçue à l’endroit où il était, essai par essai. Nous avons appliqué aux doses reçues par les différents organes des individus les coefficients de risque qui sont connus actuellement. Il faut préciser que ces coefficients ont été établis sur des populations européennes et des populations japonaises, et non sur des populations polynésiennes. L’incertitude qui demeure est donc la suivante : les populations polynésiennes sont-elles plus radiosensibles que les autres pour des raisons génétiques, ce qui est tout à fait possible ?
Nous publierons bientôt cette prédiction et menons également un projet concernant les effets transgénérationnels, qui a été très bien évalué par l’Agence nationale de la recherche (ANR) l’an dernier, mais qui a été estimé trop coûteux. Nous l’avons donc redécoupé en deux parties, pour pouvoir le représenter à l’ANR, dont nous attendons la réponse.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur Pontis, pouvez-vous nous faire part de vos constatations les plus récentes quant au développement des cancers en Polynésie française et leur niveau de corrélation avec les essais nucléaires ?
M. Julien Pontis, médecin en chef du Centre Médical de Suivi des anciens travailleurs civils et militaires du centre d’expérimentation du Pacifique et des populations vivant ou ayant vécu à proximité de sites d’expérimentation nucléaire. Après m’être présenté brièvement, je me propose de vous présenter tout d’abord le Centre médical de suivi des anciens travailleurs civils et militaires du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), que nous appellerons le CMS, puis d’évoquer dans le détail des cancers dont nous avons connaissance. Je représente également la direction de la santé de Polynésie (DSP), dont je remercie sa directrice, Mme Romina Ma, pour sa confiance.
Médecin-chef du CMS, je suis médecin militaire et j’ai effectué l’essentiel de ma carrière comme médecin sous-marinier. À ce titre, je dispose de toutes les compétences en hygiène nucléaire et radioprotection, pour le suivi des travailleurs du nucléaire. J’ai passé près de 10 000 heures sous les mers, suivi plusieurs centaines de marins sous-mariniers exposés aux rayonnements ionisants et ai exercé le rôle de directeur adjoint du laboratoire d’anthropogammamétrie (spectrométrie) des sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE) à Brest. En 2022, j’ai eu l’immense plaisir de rejoindre le CMS, d’abord comme médecin adjoint puis comme médecin chef.
Au début des années 2000, dans un contexte d’inquiétudes persistantes chez les populations les plus proches des anciens sites d’expérimentations, le président de la République Jacques Chirac s’est prononcé, lors de sa visite en Polynésie française en juillet 2003, en faveur de la poursuite de la surveillance des sites de Mururoa et Fangataufa et de la création d’un Comité de liaison interministériel de suivi sanitaire des essais nucléaires français (CSSEN).
Ce comité a rendu son rapport en mai 2007 en formulant les recommandations suivantes : « Dans le simple but de pallier le défaut de suivi médical généré par le départ des médecins des armées, proposer aux autorités de santé polynésiennes, l’assistance de l’État pour assurer un suivi sanitaire des populations vivant aujourd’hui à Mangareva, Tureia, Reao et Pukarua, ainsi que des personnes qui n’y vivent plus, mais qui y résidaient entre les années 1966 et 1974. Cette assistance de l’État peut s’étendre à des dispositions destinées à assurer un suivi sanitaire des anciens travailleurs polynésiens des sites d’expérimentation entre 1966 et 1998. Ce suivi sanitaire pourrait comporter un examen clinique initial complété au besoin par des examens paracliniques, un suivi médical annuel et un suivi des causes de morbidité et de mortalité. »
En parallèle, en février 2006, la commission d’enquête de l’Assemblée territoriale de la Polynésie française sur les conséquences des essais nucléaires recommandait de mettre en place une cellule de suivi médico-social des populations ayant été « au plus près » des essais nucléaires.
Sous cette double impulsion, le CMS fut donc créé le 30 août 2007 et son fonctionnement est décrit dans la convention État-Polynésie française n° 161-07 du 30 août 2007 relative au suivi sanitaire des anciens travailleurs civils et militaires du CEP et des populations vivant ou ayant vécu à proximité de sites d’expérimentation nucléaire.
Cette convention décrit les missions du CMS. L’objectif principal rappelé en préambule consiste à « proposer aux anciens travailleurs civils du CEP et aux populations civiles vivant actuellement dans les communes de Tureia, Reao, de Pukarua et de Gambier, ainsi que celles qui y résidaient entre 1966 et 1974, un bilan de santé individuel gratuit afin de répondre aux inquiétudes sur l’éventuelle présence, dans ces populations, de pathologies susceptibles d’avoir été causées par l’exposition à des retombées radioactives consécutives aux essais nucléaires. »
En pratique, la population bénéficiaire du CMS est donc divisée en trois groupes. Nous devons ainsi suivre les vétérans civils et militaires du CEP durant la période 1966-1998, soit environ 10 000 personnes ; les habitants des communes de Tureia, des Gambier, de Reao et de Pukarua, entre 1966 et 1974 (période des essais atmosphériques), soit environ 700 personnes et enfin les personnes ayant leur résidence principale actuelle dans ces communes, soit 2 373 personnes selon le recensement de 2022, y compris celles nées après les essais atmosphériques. En pratique, les besoins médicaux pour ce dernier groupe étaient importants lors de la création du CMS et sont aujourd’hui comblés par les médecins de la subdivision santé des Tuamotu-Gambier. Le Centre médical de suivi se concentre donc aujourd’hui sur les habitants de ces quatre ans présents pendant la période des essais atmosphériques.
Néanmoins, durant nos missions dans ces îles et atolls, toute personne qui le demande peut consulter un médecin du CMS. Comme demandé par la DSP, ces consultations font l’objet de comptes rendus à destination des médecins traitants. Le Centre médical de suivi est basé à Papeete. Une équipe se rend en moyenne une à deux fois par mois à l’hôpital de Taravao pour se rapprocher des vétérans de la presqu’île. En outre, l’immense majorité des Polynésiens retournent, pour leur retraite et leurs vieux jours, dans leurs îles de naissance. Il est donc rapidement apparu comme indispensable d’étendre les missions du CMS vers les autres îles des cinq archipels.
De quels moyens disposons-nous pour réaliser ces missions ? L’État met à disposition quatre personnes présentes devant vous aujourd’hui, affectées exclusivement au CMS : deux médecins, une infirmière et un secrétaire médical, et en assume le coût. Ainsi, le matériel médical, les consommables médicaux et les moyens informatiques, mais aussi les déplacements et les missions dans les îles sont pris en charge par l’État. Les locaux, les coûts d’infrastructure de l’infirmerie de Papeete et les éventuels personnels de renfort sont pris en charge par la Polynésie.
Le Centre médical de suivi relève bien pour ces missions de l’autorité de la direction de la santé polynésienne. À ce titre, il rend compte régulièrement de ses travaux à la directrice de la santé, par l’intermédiaire de rapports mensuels et annuels d’activité. Après dix-huit ans d’existence, le CMS suit aujourd’hui 3 340 patients au total, répartis en 2 693 anciens travailleurs et 647 habitants des quatre îles précédemment citées, dont 502 étaient nés avant ou pendant la période des essais aériens. La moyenne d’âge de la cohorte est de 69 ans.
En 2024, le CMS a réalisé près de 1 000 visites de suivi soit presque autant qu’en 2023 alors qu’une grande partie de notre activité a été consacrée à l’informatisation de nos dossiers « papiers » dans le nouveau « dossier patient informatisé » de la DSP. Pour aller à la rencontre de ces patients, nous avons effectué dix-neuf missions dans les cinq archipels et visité vingt-trois îles et atolls ; 76 % de notre activité de suivi a lieu lors de ces missions
Nous avons également réalisé 487 entretiens et consultations d’aide aux démarches d’indemnisation « Civen » pour nos ayants droit ou leurs familles. Nous avons initié près de 100 nouveaux dossiers, accompagné plus de 300 familles dans leurs démarches et accueilli de nombreux patients en consultation pour répondre à leurs questions sur le sujet, parfois pour expliquer les raisons des rejets de certains dossiers.
Dans cette démarche d’aide aux potentielles victimes des essais nucléaires, en avril 2023, nous avons renforcé notre collaboration avec la mission « aller-vers » du Haut‑Commissariat. D’abord, le CMS complète la partie médicale des dossiers de ses bénéficiaires et la mission « aller-vers » les aide à compléter la partie administrative de ces dossiers Civen. Avec ce mode opératoire, nous avons transmis cinquante-deux dossiers à cette mission du Haut-Commissariat en 2024 et ainsi amélioré l’efficacité de traitement des demandes d’indemnisation pour les bénéficiaires du CMS. Le Haut-Commissariat nous adresse parfois des patients et ayants droit du CMS qui ne nous connaissaient pas. Enfin, nous avons réalisé 573 consultations de soin primaire et téléconsultations à la demande des patients ou dans le cadre de la gestion des résultats des examens complémentaires prescrits.
Je vous propose maintenant de vous faire vivre une visite de suivi médical. Ces visites s’effectuent sur la base du volontariat. À ce sujet, il faut souligner que de nombreux vétérans et habitants des zones exposées aux retombées expriment clairement leur désintérêt pour ce suivi médical, jugeant leur état de santé bon, voire très bon.
Notre service contacte les patients et leur propose un rendez-vous de visite à Papeete, à l’hôpital de Taravao ou dans les îles. Le patient, souvent accompagné d’un membre de sa famille, est accueilli au secrétariat pour ouvrir et mettre à jour son « dossier patient informatisé ». Il bénéficie ensuite d’une prise en charge paramédicale avec recueil des derniers événements médicaux, prise de constantes et un éventuel électrocardiogramme. Il se présente ensuite devant le médecin du CMS qui complète l’enquête sur le mode et les conditions de vie du patient, ses antécédents familiaux et personnels.
Le médecin établit ensuite le point capital sur ses expositions réelles éventuelles aux rayonnements ionisants avec l’étude de son poste de travail à Moruroa, Fangataufa ou Hao, car les métiers étaient exposés ou non exposés directement au nucléaire. Cette partie peut être complétée par l’examen des résultats dosimétriques et spectrométriques s’ils sont présents dans le dossier. Le médecin procède aussi à l’étude de son lieu de naissance et de vie. Nous reportons dans le dossier toutes ses autres pathologies notamment cardio-vasculaires ou un éventuel antécédent de cataracte.
L’examen clinique est orienté vers le dépistage de cancer. Si le patient a pu être exposé avant l’âge de 20 ans, nous réalisons une échographie de la thyroïde de dépistage. Après l’âge de 20 ans, la thyroïde est beaucoup moins sensible et le risque de développer un cancer lié aux rayonnements ionisants est quasiment exclu. Si nous découvrons une autre pathologie, nous initions sa prise en charge puis orientons si nécessaire le patient vers le spécialiste et son médecin traitant.
À la fin de cette visite, le médecin réalise la synthèse des différents facteurs de risque de cancers et propose au patient un dépistage individualisé de cancer au moyen d’examens complémentaires comprenant à la fois les examens prévus annuellement par la convention État-pays mais aussi tous les examens jugés utiles à la santé du patient. En cas de diagnostic de cancer potentiellement radio-induit, le patient est réorienté vers le secrétaire médical ou l’infirmière pour initier les démarches d’indemnisation.
Ce dépistage de cancer individualisé, prévu dans la convention et renforcé il y a un an et demi, en collaboration avec l’ICPF, le Centre hospitalier de la Polynésie française (CHPF) et certains praticiens des cliniques privées montre déjà des résultats très encourageants. Nous avons par exemple dépisté par scanner cinq cancers pulmonaires à un stade précoce, augmentant les chances de guérison du patient ; plusieurs nodules pulmonaires suspects ; des polypes du côlon pour lesquels les patients vont maintenant entrer dans un schéma de surveillance par coloscopies rapprochées ; deux myélomes ont été dépistés tôt ; deux cancers du foie ; deux cancers du rein et deux cancers de l’endomètre à un stade précoce.
Dans ce cadre, nous avons prescrit 790 bilans biologiques et 934 examens complémentaires, essentiellement d’imagerie ou d’endoscopie. En 2024, à l’issue de ces visites, 195 patients ont été orientés vers un spécialiste par le CMS, souvent pour des pathologies sans rapport avec leur exposition aux essais nucléaires. Ces différents éléments illustrent bien que nous prenons en charge nos patients dans leur globalité et en excellente entente avec leurs médecins traitants.
Pour répondre à une question souvent posée, toutes ces données médicales issues des visites de suivi, appartiennent aux patients qui peuvent les récupérer à tout moment et leur archivage – dossiers « papiers » et informatisés – est placé sous la responsabilité de la direction de la santé polynésienne et du CMS, et non du service de santé des armées (SSA).
En 2023 et 2024, en plus du travail d’informatisation de nos dossiers médicaux « papiers », nous avons poursuivi notre double projet : l’augmentation de la visibilité du Centre médical de suivi et la poursuite de l’exhaustivité de notre cohorte (139 nouveaux patients en 2023 et 178 en 2024). À cet effet, nous avons ouvert de nouvelles missions dans des îles jamais visitées par le CMS, Rimatara et les communes associées de Fakarava. En 2025, nous envisageons d’aller pour la première fois à Rapa et Makemo. Cette action exige un travail titanesque de préparation et de recensement.
Dans le même objectif, nous avons créé, en janvier 2024, un partenariat avec l’ICPF et participons à des réunions de concertation pluridisciplinaires d’oncologie. Pour proposer le suivi médical gratuit à un nombre croissant d’ayants droit, nous avons relancé des actions de communication et de partenariat avec les associations, notamment d’anciens travailleurs (Tamari Moruroa, le Syndicat de défense des intérêts des retraités actuels et futurs ou Sdiraf, Moruroa et tatou). Nous souhaiterions solliciter l’association 193 cette année. Des actions sont en cours de réalisation avec la cellule de communication de la DSP, à travers des publications de nos missions sur les réseaux sociaux, un projet d’affiches et de nouveaux flyers.
Enfin, nous réalisons parfois des consultations pour des non-ayants droit du CMS, afin de répondre aux questionnements et inquiétudes fortes sur les éventuelles conséquences sanitaires des essais nucléaires. Ces consultations, très fréquentes, sont importantes, car les angoisses, qu’elles soient liées à de réelles pathologies ou à la lecture de certaines informations sont parfois majeures et engendrent un impact sur la vie des patients et de leurs familles.
Ces expériences m’ont transformé. C’est pour cela que je me bats, afin d’améliorer la prise en charge des patients du CMS, mais aussi pour rassurer les Polynésiens. Le risque de développer un cancer en lien avec les essais nucléaires, s’il est théoriquement possible, est très faible pour le domaine des faibles doses et aucun effet héréditaire n’a pour l’instant été mis en évidence chez l’homme par la communauté scientifique internationale, y compris aux doses modérées et fortes chez les descendants d’Hiroshima, Nagasaki et Tchernobyl.
Je conclus en exprimant ici toute ma reconnaissance au peuple polynésien pour l’accueil qu’il m’a offert, dans le secret d’une consultation ou dans la vie, pour les tavana – les maires des communes – qui nous accueillent lors de nos missions, pour les confrères et personnels de la direction de la santé de Polynésie, des dispensaires, de l’ICPF et les spécialistes du CHPF, avec lesquels nous avons tissé des relations de travail exceptionnelles.
Je voudrais également remercier Mme Vernaudon, déléguée au suivi des conséquences des essais nucléaires, et son adjoint M. Tevaearai Ceran-Jerusalemy pour nos excellentes relations de travail. Je remercie bien sûr tous les acteurs du SSA qui nous offrent les moyens de réaliser nos missions et les déplacements dans les îles et qui nous apportent leur renfort en cas de besoin. Je remercie les anciens pour leur aide et leur compagnonnage. Enfin, je souhaiterais remercier ici très chaleureusement Mme Taie-Deane, M. Tavaitai et le docteur Pottier pour leur engagement à mes côtés et pour tous leurs efforts déployés en direction de nos patients.
Mes propos n’ont aucunement l’intention de nier ou de minimiser les expositions ou retombées liées aux essais nucléaires. En tant que médecin, sur le terrain, constatant parfois l’anxiété légitime créée par la crainte de développer un cancer, je tiens encore une fois à rassurer les patients dont nous avons la charge, leurs familles et tous les autres Polynésiens. Pour eux, je suis fier que le CMS propose aujourd’hui un suivi médical innovant et individualisé. Nos patients se sentent considérés et les retours sont très positifs.
M. Emmanuel Pottier, médecin adjoint du Centre médical de suivi des anciens travailleurs civils et militaires du centre d’expérimentation du Pacifique et des populations vivant ou ayant vécu à proximité de sites d’expérimentation nucléaire. Je vous remercie de me faire l’honneur de pouvoir m’exprimer devant cette commission d’enquête. Je débuterai si vous le permettez par me présenter brièvement, avant de décrire mes fonctions et mon vécu au sein du centre médical de suivi (CMS). Je suis le médecin en chef Emmanuel Pottier, médecin adjoint du CMS. Médecin militaire, j’ai principalement servi au sein de postes faisant appel à des compétences en hygiène nucléaire et radioprotection. J’ai ainsi exercé comme médecin sous-marinier, puis à l’École des applications militaires de l’énergie atomique (EAMEA) à Cherbourg où j’ai exercé pendant trois ans la fonction de professeur et chef de cours en radioprotection et hygiène nucléaire. Ma carrière m’a ainsi permis d’acquérir des compétences en radioprotection et dans le domaine nucléaire.
J’ai ainsi suivi une formation de médecin sous-marinier, formation complémentaire d’une durée de presque deux ans, qui permet au médecin du bord de prendre en charge, en autonomie, le maximum de situations médicales, notamment le suivi et la prise en charge de personnels exposés aux rayonnements ionisants. Plusieurs mois sont ainsi dédiés à l’hygiène nucléaire, à la radioprotection et à la médecine appliquée aux sous-marins, avec passage à l’EAMEA à Cherbourg, ou encore au service de protection des armées (SPRA) à Clamart. Par ailleurs, mon affectation à l’EAMEA à Cherbourg m’a permis de parfaire ces connaissances, et d’avoir le plaisir de les enseigner. Je dispose également du diplôme universitaire de radioprotection appliquée à la médecine du travail.
Je suis médecin au CMS depuis août 2023. Il s’agit d’un poste passionnant, à la dimension humaine exceptionnelle, qui permet un partage sans égal avec la population polynésienne. Devenu dès lors le taote atomi, ou taote Moruroa, comme on nous appelle ici, j’exerce tout à la fois une médecine de soin et de prévention, au service de la population polynésienne.
Cette médecine comprend le rôle capital de conseil et d’information auprès de nos bénéficiaires, auquel j’apporte une attention toute particulière. Pour y parvenir, le lien de confiance tissé avec nos patients est très précieux et demeure parfois fragile. Je veille donc à rester à l’écoute de leurs attentes, de leur histoire, voire de leurs inquiétudes. Je tiens à souligner combien j’apprécie au quotidien les échanges avec mes patients. Je profite en effet de chaque visite pour écouter leur histoire de vie, leur travail au CEP, ou des faits marquants qu’ils m’exposent spontanément. Ces échanges et ces moments de partage sont précieux et riches d’enseignement. Partout où le CMS se déplace, notre équipe reçoit un accueil exceptionnel et chaleureux. Je tiens à remercier le peuple polynésien pour leur accueil et leur confiance. Comme l’indiquait à l’instant le docteur Pontis, notre équipe s’investit pleinement et sincèrement dans notre service aux anciens travailleurs du CEP et de la population.
Mais l’accomplissement de notre mission, passionnante, demeure néanmoins complexe et ne serait pas possible sans le soutien et la collaboration de nombreux acteurs et personnes, avec lesquels nous avons l’honneur et le plaisir de travailler. Je souhaite ainsi exprimer toute ma reconnaissance à la direction de la santé et ses subdivisions des archipels, pour leur aide à l’organisation des missions et leur investissement sans faille au service de la population ; aux structures de santé locales et aux services des communes avec leurs tavana pleinement investis pour leur population, et pour l’accueil chaleureux dont bénéficient les équipes du CMS.
Je remercie également la direction interarmées du service de santé en Polynésie française, l’ICPF et la délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires. Je souligne aussi la qualité de la collaboration avec le CHPF. Je remercie enfin l’équipe « aller-vers » du Haut-Commissariat qui œuvre à nos côtés au quotidien pour aider la population à constituer ses dossiers d’indemnisation.
Permettez-moi maintenant de revenir brièvement sur mes fonctions. En tant que médecin adjoint du CMS, je suis notamment chargé de la veille scientifique et technique. Elle consiste à maintenir à jour nos connaissances scientifiques, mais aussi réglementaires, condition sine qua non pour disposer d’une information de qualité, en accord avec l’état actuel des connaissances. Du fait des missions du CMS, ce travail concerne principalement la radioprotection et les effets biologiques des rayonnements ionisants. Dans ce cadre, j’effectue régulièrement une revue de la bibliographie scientifique, ainsi qu’une veille réglementaire. Je porte ensuite ces éléments à la connaissance de mon collègue et du service.
Je souhaite enfin terminer mon propos en vous exposant une expérience illustrant ma fonction de médecin au CMS et la qualité de nos relations avec la population. En décembre dernier, nous avons effectué avec M. Tavaitai, pour la première fois, une mission au sein des îles de Kauehi et Aratika. Il s’agissait d’aller à la recherche de nouveaux ayants droit, non suivis jusqu’ici. Malheureusement la mission ne s’est pas déroulée comme prévu, car une grève a entraîné la suspension des vols sur l’île d’Aratika. Disposant d’un temps supplémentaire sur place, nous avons décidé de le mettre à profit pour aller au-devant de la population et de proposer, à ceux qui le souhaitaient, conseils et informations. Il s’agissait aussi de répondre à leurs questions ou inquiétudes sur les essais nucléaires et leurs conséquences, ou encore sur les modalités d’indemnisation auprès du Civen. Cette démarche fut assez fructueuse, car nous avons pu voir six familles, soit une quinzaine de personnes, qui dans leur grande majorité, ont exprimé leur satisfaction de pouvoir échanger avec nous sur le sujet, et ont apprécié notre démarche.
J’espère qu’au travers de ces quelques mots, j’ai pu vous transmettre mon attachement à notre mission, ainsi qu’à la chaleureuse population polynésienne. Je suis fier de notre mission et suis heureux d’avoir pu partager mon expérience avec vous aujourd’hui.
M. Narii Tavaitai, secrétaire médical en charge des patients et dossier du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires au Centre Médical de Suivi des anciens travailleurs civils et militaires du centre d’expérimentation du Pacifique et des populations vivant ou ayant vécu à proximité de sites d’expérimentation nucléaire. Secrétaire médical en charge de la gestion administrative depuis 2021 du CMS, je suis convaincu que cette commission d’enquête fournira l’occasion d’éclairer le travail vital que nous accomplissons au CMS et de renforcer notre engagement envers la santé et le bien-être de notre patientèle. Avec ma collègue infirmière Wicky Taie-Deane, nous sommes honorés de participer à cette commission d’enquête. Tous deux natifs de Polynésie française, nous avons l’opportunité rare et précieuse de travailler pour l’État sur notre île, ce qui nous permet de servir notre communauté sans avoir à la quitter.
Nous sommes ici pour partager notre quotidien et nos expériences en tant qu’agents de l’État, mais relevant toutefois de l’autorité de la direction de la santé en Polynésie. Notre présence ici aujourd’hui nous fournit également l’occasion de vous partager notre quotidien en tant que professionnels de santé. Grâce à notre poste, nous disposons d’une vision unique et intime des défis rencontrés par nos bénéficiaires, principalement des anciens travailleurs aujourd’hui âgés en moyenne de 69 ans. Le dispositif de suivi médical mis en place depuis 2007 nous permet d’assurer un suivi post-exposition, souvent désigné chez nous par l’expression « visite de travail après le travail ».
Notre connaissance des traditions et de la culture locale nous permet de créer des liens sincères avec nos bénéficiaires. Grâce à la maîtrise de notre langue natale, nous établissons une connexion authentique qui dépasse les barrières linguistiques. Cette approche culturelle sensible renforce notre capacité à offrir un soutien adapté et respectueux. Les histoires de nos bénéficiaires nous touchent profondément et nous rappellent chaque jour l’importance de notre mission. Il est émouvant de voir comment ces anciens travailleurs, souvent confrontés à des défis de santé complexes, trouvent du réconfort et de l’espoir dans notre présence et notre soutien.
La majorité de nos patients partage des souvenirs et des expériences positives lors de leurs témoignages, contrastant souvent avec les récits plus préoccupants que l’on entend au quotidien. Chaque témoignage, qu’il soit positif ou négatif, contribue à dessiner un tableau plus complet et nuancé des conséquences des essais nucléaires en Polynésie française. Notre proximité avec les anciens travailleurs et les habitants des îles avoisinantes nous permet d’accéder à des souvenirs et des réalités qui seraient autrement difficiles à partager.
Depuis plusieurs années, nous nous battons sans relâche pour les accompagner du mieux que nous pouvons, tant sur le plan médical que pour les aider à constituer leurs demandes d’indemnisation. Nos efforts sont souvent freinés par le manque de structures adéquates dans certaines îles, ce qui rend notre mission d’autant plus cruciale. Le suivi médical que nous assurons ne se limite pas à des consultations de routine. Il s’agit d’un véritable accompagnement personnalisé qui prend en compte les spécificités et les besoins de chacun de nos bénéficiaires. Nous nous efforçons de leur offrir un soutien à la fois médical et moral, en leur fournissant des informations claires et accessibles, et en les guidant à travers les démarches administratives souvent complexes liées à leur situation.
Au-delà des soins médicaux, nous cultivons des relations de confiance avec nos bénéficiaires. Nous sommes souvent leur premier point de contact pour exprimer leurs préoccupations et leurs espoirs, et nous faisons de notre mieux pour répondre à leurs besoins avec compassion et respect.
En conclusion, notre engagement auprès des anciens travailleurs et des habitants des îles avoisinantes est une mission de cœur autant que de devoir. Notre travail au CMS va bien au-delà des soins médicaux. Il s’agit d’une mission humaine où chaque interaction est empreinte de respect, de dignité et d’empathie. Nous espérons que notre témoignage apportera un éclairage précieux à cette commission et qu’il contribuera à une meilleure compréhension des défis et des réalités vécus par ceux qui ont été affectés par les essais nucléaires en Polynésie française.
Mme Wicky Taie-Deane, infirmière en charge des patients et dossiers du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires au Centre Médical de Suivi des anciens travailleurs civils et militaires du centre d’expérimentation du Pacifique et des populations vivant ou ayant vécu à proximité de sites d’expérimentation nucléaire. Le CMS a la responsabilité d’organiser annuellement le suivi médical des anciens travailleurs des sites nucléaires, ainsi que les populations vivant à proximité de ces sites. Au 31 décembre 2024, nous comptons 3 340 patients répartis sur vingt-quatre îles et atolls. Notre rôle implique également d’accompagner les patients et d’informer leurs ayants droit lors de la constitution de leurs dossiers d’indemnisation.
Toutefois, nos missions se heurtent à plusieurs obstacles, à la fois géographiques, administratifs, médicaux et logistiques. En Polynésie, l’isolement géographique des îles, leur éloignement, et les difficultés d’accès aux services de santé compliquent considérablement le suivi des patients. La mise en place de missions dans les îles, permettant d’aller à la rencontre des personnes concernées, exige une organisation logistique complexe : réservation des billets d’avion, des logements, des moyens de transport locaux, ainsi que la demande de disponibilité des lieux de consultations adaptés aux circonscriptions concernées. Ce travail en amont est indispensable et il représente une charge de travail conséquente.
Un autre aspect fondamental de ces défis réside dans la diversité linguistique. En Polynésie, de nombreuses victimes parlent des dialectes locaux, souvent très différents du français, ce qui entraîne des barrières de communication majeures. Il est donc essentiel d’avoir des traducteurs ou des accompagnateurs pour assurer une prise en charge adéquate et une compréhension claire des démarches. La maîtrise de la langue et de sa diversité permet de tisser un lien. Mon collègue et moi-même pouvons vous témoigner de la nécessité de ce critère primordial, dont nous sommes fiers.
Par ailleurs, l’évolution technologique constitue un autre frein considérable pour certains patients. Nombre d’entre eux, particulièrement les anciens travailleurs, ne maîtrisent pas l’informatique ou l’utilisation des outils numériques modernes. Cette fracture numérique les empêche de suivre les démarches administratives en ligne ou de remplir des formulaires électroniques nécessaires à la constitution de leur dossier. Pour le mener à bien, nous anticipons la difficulté par de multiples appels téléphoniques et des échanges de courriels entre la personne concernée, les agents communaux, le personnel de santé et les forces de l’ordre. Ces barrières technologiques et d’accès à l’information sont souvent ignorées, mais elles ont un impact direct sur la possibilité de nombreuses personnes à faire valoir leurs droits.
C’est dans ce contexte que nous aidons le plus nos bénéficiaires. Lors de la visite médicale durant laquelle j’ai la charge de reporter leurs antécédents et de réaliser une prise de constantes, nous en profitons pour leur fournir toutes les explications et initions leur dossier Civen. Nous transmettons ensuite le dossier à la mission « aller-vers » du Haut-Commissariat. Cette organisation permet de surmonter les obstacles en allant directement à la rencontre des ayants droit, des victimes, là où ils vivent. Cette approche favorise un soutien personnalisé et un meilleur suivi, facilite la constitution des dossiers d’indemnisation et répond à la fois aux enjeux géographiques, linguistiques et technologiques. Je tiens aussi à souligner le soutien indéfectible des personnes travaillant sans relâche dans l’ombre avec efficacité, notamment aux archives de l’hôpital.
En conclusion, j’espère vous avoir fait partager une expérience précieuse et complexe qui illustre les défis considérables rencontrés par les professionnels de santé et les responsables administratifs œuvrant pour le bien-être des anciens travailleurs des sites nucléaires en Polynésie française. Il est possible d’offrir une prise en charge adaptée et de garantir que les victimes reçoivent l’aide nécessaire, jusqu’à la constitution de leurs dossiers d’indemnisation.
Par cet engagement et cet attachement culturel qui nous animent, nous œuvrons pour notre peuple et cette gratification nous est rendue par un sourire que nous traduisons par « merci pour votre aide ». Notre travail est un modèle d’empathie, de résilience et d’adaptation face aux défis uniques que présente cette situation. L’approche humaine et de proximité que nous défendons est essentielle pour garantir le suivi médical de chaque individu et lui permettre de faire valoir ses droits, quelles que soient les contraintes auxquelles il fait face.
M. le président Didier Le Gac. Madame Tematahotoa, pouvez-vous nous présenter brièvement l’Institut du cancer de Polynésie française (ICPF) et nous faire part de votre expérience concernant les pathologies de vos patients et les conséquences des essais nucléaires en Polynésie ?
Mme Teanini Tematahotoa, directrice de l’Institut du cancer de Polynésie française. Médecin gynécologue polynésienne, je possède une formation en colposcopie et en maladies féminines liées au papillomavirus, ainsi qu’un diplôme universitaire en méthode épidémiologique de l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement (Isped) de Bordeaux. Après mes études en métropole à Bordeaux et à Paris, je suis revenue en Polynésie française en 2019. Depuis deux ans, j’ai l’opportunité de diriger l’Institut du cancer de Polynésie française (ICPF).
Créé en juillet 2021, l’ICPF a, selon les termes de l’arrêté portant sa création, pour objectif « d’être un centre référent expert dans le domaine du cancer en Polynésie française, notamment en observant la maladie, en améliorant la prise en charge globale des malades atteints de cancers au plus près de leur domicile, en développant la recherche, l’enseignement et la formation, ainsi qu’en mutualisant les moyens techniques et en coordonnant les acteurs publics et privés impliqués dans la lutte contre le cancer en Polynésie française ». L’ICPF a réellement débuté son activité en 2022.
La volonté d’améliorer la prise en charge du cancer de manière générale en Polynésie française a été établie, car notre dernier registre de 2015 à 2019 a montré une augmentation progressive des cas de cancers avec environ 800 à 900 nouveaux cas par an. Le cancer représente la première cause de mortalité chez la femme polynésienne, la deuxième chez l’homme et il est marqué par un parcours de soins complexe, notamment en raison de l’éloignement des îles. Il était donc nécessaire d’établir une prise en charge spécifique et adaptée au contexte polynésien.
Nous avons aussi la chance de faire partie depuis 2021 du réseau Unicancer, qui regroupe les centres métropolitains de lutte contre le cancer. L’ICPF dispose de vingt-cinq agents regroupés au sein de cinq pôles. Le premier est le registre des cancers, qui était auparavant géré par la direction de la santé jusqu’en 2022 et la création de l’Institut. L’objectif porte ici sur le souci de qualification du registre, une meilleure exhaustivité des données et la participation à des projets de recherche épidémiologique pour guider les politiques de santé publique et aider les professionnels de santé de terrain à obtenir des chiffres fiables, en corrélation avec les constatations issues de leurs pratiques quotidiennes. Nous avons publié un rapport en 2023, accessible sur notre site, regroupant les données de 2015 à 2019. Depuis l’année dernière, nous avons également récupéré les données provenant de la Sécurité sociale, ce qui a permis d’améliorer l’exhaustivité de nos chiffres. Enfin, nous sommes aussi en rapport avec le registre des cancers de Nouvelle-Calédonie.
S’agissant des autres missions, nous sommes également chargés du dépistage des cancers et de leur prévention. Nous travaillons étroitement avec l’Institut national du cancer (Inca) afin de mettre en place la politique publique de dépistage des cancers en Polynésie. Il existe actuellement un dépistage réalisé pour le cancer du sein par mammographie, réalisé tous les deux ans pour les femmes de 50 à 74 ans. Le cancer du sein représente en effet le premier cancer en Polynésie française avec environ 160 nouveaux cas par an, et la première cause de mortalité chez la femme et par cancer en Polynésie. Le deuxième programme de dépistage concerne le cancer du col de l’utérus par frottis, qui est réalisé tous les trois ans chez toutes les femmes de 25 à 65 ans.
Ces deux programmes permettent la prise en charge des examens de dépistage à 100 % et nous menons des campagnes d’amélioration du dépistage puisque seulement 40 % des femmes éligibles sont malheureusement dépistées. Dans le cadre de la prévention, nous avons également mis en place un programme de prise en charge du vaccin contre le papillomavirus humain (HPV), responsable du cancer du col de l’utérus, mais également d’autres cancers HPV induits comme le cancer des voies aériennes digestives, les cancers de l’anus, du pénis, du vagin et de la vulve. Ce vaccin était auparavant accessible, mais il n’était pas pris en charge, induisant un coût pour les familles d’environ 20 000 francs Pacifique, soit 150 euros à 200 euros par dose. Depuis 2024, nous prenons en charge les vaccins pour les garçons et les filles âgées de 11 à 14 ans. Nous avons également mis en place des campagnes de sensibilisation « juin vert », « octobre rose » et « mars bleu » pour le cancer du côlon, « Movember » pour le cancer de la prostate.
Nous mettons évidemment l’accent sur les facteurs de risque de cancer évitables (le tabac, l’alcool, le manque d’activité physique, une mauvaise alimentation) en essayant de responsabiliser chacun sur la prise en charge de sa santé. À terme, nous espérons bien sûr diminuer les cas de cancer dus à ces facteurs de risque évitables.
Les axes d’amélioration sont importants, dans la mesure où le taux de dépistage de 40 % n’est pas suffisant : il faudrait atteint 70 %, selon les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Nous avons donc mis en place des démarches « d’aller vers » pour aider les femmes à se faire dépister, mais également des actions de sensibilisation dans les entreprises, les églises et les écoles. Enfin, nous avons également établi un contrôle qualité des mammographies. En résumé, il s’agit ici de toutes les missions de santé publique qui étaient auparavant dévolues à la direction de la santé et que nous avons récupérées lors de la création de l’Institut en 2021.
Ensuite, nos missions portent également sur la coordination du soin et l’amélioration du parcours de soins compte tenu des difficultés liées au contexte local. Pour le moment, le centre hospitalier prend de manière quasi exclusive en charge les patients atteints de cancer, quelques-uns étant traités dans le privé. Nous innovons en nous appuyant aussi sur des programmes portés par Unicancer, comme le « patient partenaire » permettant aux patients diagnostiqués de discuter avec d’autres patients et de leur donner des informations, mais aussi en coordonnant les chimiothérapies qui peuvent être prises par voie orale, à domicile.
Nous travaillons également en partenariat avec les acteurs du privé (médecins et cliniques), mais aussi les associations de patients, qui font partie du conseil d’administration de l’ICPF, dans une approche de concertation et de co-construction. Récemment, nous avons également été renfort médical auprès des structures publiques, comme la direction de la santé et le CHPF.
Le dernier pôle est lié à la recherche clinique, qui n’est pas suffisamment développée en Polynésie. Il s’agit ici de faire en sorte que des acteurs locaux puissent porter des projets de recherches cliniques auprès de leurs patients, mais également des projets de recherche épidémiologiques. Nous bénéficions de l’accompagnement d’Unicancer, disposons de deux attachés de recherche clinique et des médecins chercheurs nous rejoignent de manière ponctuelle. Nous sommes actuellement dans une phase de mise en place, de structuration de process et de coordination avec le centre hospitalier. Compte tenu des moyens à notre disposition, il s’agit de mettre en place des petits projets de recherche clinique au centre hospitalier ou dans les structures privées.
Enfin, je souhaite évoquer les conséquences sanitaires des essais nucléaires, qui intéressent spécifiquement votre commission. Je remercie à ce titre l’équipe du CMS pour ce partenariat privilégié mis en place depuis mon arrivée à l’ICPF, mais également le département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN).
Cette collaboration permet d’abord de sensibiliser les professionnels de santé sur les maladies radio-induites, l’historique des essais nucléaires en Polynésie et les indemnisations du Civen. Sur les soixante patients atteints de cancers digestifs traités dans le service de gastro-entérologie de l’hôpital qui ont été interrogés, huit ignoraient qu’ils pouvaient demander une telle indemnisation, dont certains étaient des anciens travailleurs de Mururoa. Il est essentiel que l’information soit uniforme, quel que soit le professionnel de santé consulté.
En 2025, nous allons organiser avec le ministère de la santé de Polynésie dirigé par M. Cédric Mercadal un séminaire de formation à destination des professionnels de santé, en collaboration avec le CMS et les équipes médicales du CHPF et de l’ICPF. Nous souhaitons également accompagner tout projet de recherche épidémiologique et clinique sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires et sur les maladies transgénérationnelles. À ce titre, j’ai également échangé plusieurs fois avec M. de Vathaire pour lui confirmer que l’ICPF était en mesure d’apporter son soutien à tout projet de recherche concernant les conséquences sanitaires des essais nucléaires.
Dans le domaine épidémiologique, nous avons publié un rapport du registre des cancers qui porte sur la population globale de la Polynésie française. Il serait intéressant de croiser notre base sur les cancers avérés avec celle du CMS, notamment sur tous les anciens travailleurs de Mururoa ou toute autre personne, afin de conduire une étude épidémiologique ciblée.
Enfin, nous avons publié un article sur notre site internet pour informer le grand public sur les maladies radio-induite et les facteurs de risque de cancer. Cet article a été rédigé en collaboration avec les radiothérapeutes du centre hospitalier, un médecin de médecine nucléaire, avec le CMS et la DSCEN. Dans les campagnes destinées au grand public, nous avons mis l’accent sur les facteurs de risque évitables. Simultanément, nous ne souhaitons pas non plus clore le débat sur toute question pouvant survenir concernant les maladies radio‑induites. À ce titre, un travail me semble nécessaire sur la communication, notamment celle opérée par les professionnels de santé, qui doivent bénéficier en amont de toute l’information nécessaire.
M. le président Didier Le Gac. Je remercie les auditionnés pour leurs propos explicites et exhaustifs. Je laisse tout de suite la parole à Madame la rapporteure pour lancer le débat.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, a l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du Centre d'expérimentation du Pacifique en Polynésie française, a la reconnaissance, a la prise en charge et a l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation. Selon les chiffres de la caisse de prévoyance sociale (CPS), le nombre de personnes affectées par une des vingt-trois maladies citées dans le décret associé à la loi Morin approche les 13 000 patients depuis 1984. En revanche, seulement 2 846 dossiers sont déposés au Civen, dont 1 571 par les victimes directes et 1 275 par les ayants-droit. Je souhaiterais connaître votre appréciation à ce sujet.
M. Julien Pontis. Depuis l’entrée en vigueur de la loi Morin de janvier 2010, le CMS dispose d’une grande expérience dans l’aide à l’élaboration des dossiers de demande d’indemnisation. La différence entre le nombre de malades recensés et le nombre de dépôts de dossiers au Civen n’est pas aisément explicable ; c’est très difficile de répondre à votre question. Néanmoins, aux yeux du CMS, je souligne la difficulté de constituer un dossier Civen en Polynésie. Les démarches demeurent longues et fastidieuses pour les patients et les ayants droit, bien que le CMS les décharge complètement de la partie médicale du dossier et que le Civen ait simplifié les démarches et les pièces à fournir depuis deux ans.
Il faut rappeler que la Polynésie compte une centaine d’îles, compliquant la communication et transmission de l’information. De surcroît, les patients changent très fréquemment de numéro de téléphone, car ils utilisent souvent des cartes prépayées. Ces phénomènes compliquent le recueil et la transmission d’informations, en dépit de l’aide précieuse fournie par le centre hospitalier de Polynésie française (CHPF).
Pour la partie administrative, les Polynésiens éprouvent des difficultés à attester de leur lieu d’habitation durant la période 1966-1998. Nous sommes obligés d’agir au cas par cas sur le terrain, en nous rapprochant des tavana pour essayer de faciliter le plus possible les démarches ou des familles pour chercher avec elles des papiers privés. À titre d’exemple, nous étions dans les îles Gambier en décembre dernier où nous avons expliqué en tête-à-tête les détails aux familles, mais nous n’avons toujours pas de nouvelles de ces dernières, à ce jour. Nous mettons tout en œuvre pour faciliter ces démarches, mais concrètement, la constitution d’un dossier prend plusieurs mois ; on reverse ensuite les dossiers à la mission « aller vers » pour compléter les dossiers mais, pour autant, certains des dossiers de notre base Civen sont toujours en souffrance depuis plus d’un an, voire deux ans !
Mme Wicky Taie-Deane. Je confirme les propos du docteur Pontis. Malgré notre engagement sur le terrain, il est difficile de garder le contact avec les patients une fois que nous quittons l’île. Nous sommes donc en lien avec les agents communaux et les personnels de santé, afin qu’ils puissent aller à la rencontre des patients ; c’est de cette façon qu’on échange et qu’on essaie de faire avancer les dossiers.
M. Julien Pontis. Je précise que le cœur de métier du CMS demeure le suivi médical, même si nous consacrons beaucoup de temps à cette assistance. Je rappelle que nous devrions nous occuper au maximum de 10 000 personnes et que la plupart des 13 000 personnes évoquées ne sont pas des ayants droit du CMS. Une fois encore, la principale problématique porte sur la difficulté de joindre les patients et d’obtenir les pièces.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. C’est important pour nous et pour l’ensemble de la commission d’essayer de comprendre les difficultés associées au montage des dossiers, afin de trouver des solutions pour améliorer la situation. Pouvez-vous évoquer la simplification offerte par le Civen pour le montage des dossiers ?
M. Julien Pontis. La simplification la plus évidente concerne les preuves de domiciliation. Auparavant, cette domiciliation devait être authentifiée par le tavana, avec un justificatif de domicile en bonne et due forme établi par la mairie. Désormais, le Civen autorise les personnes à fournir d’autres types de preuve, notamment sur simple authentification personnelle ou déclaration sur l’honneur d’un témoin. Malgré cette avancée majeure, il demeure difficile d’obtenir ces informations de la part des patients.
M. le président Didier Le Gac. Vous semblerait-il opportun de créer une antenne du Civen en Polynésie, afin d’améliorer le traitement des dossiers ?
M. Julien Pontis. Cette antenne existe déjà finalement, à la suite de la demande adressée au président de la République par la délégation Reko Tika lors de la table ronde organisée en 2021. Le Haut-Commissariat de la Polynésie est doté d’une mission « aller vers » composée de trois agents polynésiens qui se déplacent partout en Polynésie pour aider les personnes à remplir leurs dossiers Civen.
Le CMS doit se charger de ses ayants droit par convention, mais cette mission dispose d’une plus grande marge de manœuvre et peut se consacrer aux 13 000 patients évoqués par Mme la rapporteure.
M. le président Didier Le Gac. Ma question portait plus précisément sur l’existence éventuelle d’une antenne locale du Civen, en charge de l’instruction des dossiers et de la décision associée.
M. Julien Pontis. Je précise qu’une autre facilité est disponible pour les Polynésiens. Une fois que le dossier a été instruit et accepté, les patients bénéficient de médecins experts sur place, ce qui permet d’accélérer la procédure.
Pour en revenir à votre question, l’adjonction de personnels Civen supplémentaires en Polynésie pourrait effectivement être utile. Aujourd’hui, les personnels présents localement sont confrontés à un très important volume de dossiers à instruire. Mais en réalité, l’essentiel consisterait surtout à fournir plus de moyens au Civen pour lui permettre d’instruire plus rapidement les dossiers. Aujourd’hui, le principal frein porte en effet sur les volumes à absorber.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Madame Tematahotoa, le budget de l’ICPF est-il pris en charge par le pays, par l’État, ou par un cofinancement ?
Mme Teanini Tematahotoa. Au préalable, je souhaite apporter une précision concernant votre question précédente. Comme je l’indiquais lors de mon propos liminaire, à l’heure actuelle, tous les patients atteints de cancer ne sont pas forcément informés qu’ils seraient éligibles à une indemnisation du Civen. Il semble essentiel à ce titre de réaliser un important travail de sensibilisation des personnels de santé, afin qu’ils puissent transmettre l’information. Il s’agit là de la conclusion du test pilote effectué dans le service de gastro-entérologie où l’on avait demandé aux patients atteints d’un cancer s’ils étaient au courant qu’ils étaient éligibles à une indemnisation de la part du Civen et s’ils souhaitaient être accompagnés pour remplir un dossier. Ce travail intéressant mériterait d’être élargi et pourrait être porté par l’ICPF, avec des ressources humaines dédiées à la charge de travail supplémentaire induite.
Ensuite, au-delà des missions actuelles de l’ICPF déjà évoquées, je tiens à mentionner ses missions futures, qui concernent la construction du bâtiment et l’activité de soins en chimiothérapie, radiothérapie et le laboratoire d’anatomopathologie. Initialement, l’Institut devait faire l’objet d’un projet de cofinancement État-pays, qui ne s’est pas concrétisé. À l’heure actuelle, l’intégralité du budget de fonctionnement de l’Institut est donc subventionnée par le pays. Une grande partie de celui-ci sert à payer les examens de dépistage, dont les mammographies, les échographies mammaires, les frottis et les vaccins contre le papillomavirus. Nous souhaitons pérenniser, voire augmenter ce financement pour pouvoir accomplir et accroître le champ de nos missions.
Le bâtiment de l’Institut du cancer en cours de construction à côté de l’hôpital est pour le moment financé uniquement par le pays. Le laboratoire d’anatomopathologie pour les analyses des tissus et des diagnostics de cancer ouvrira ses portes d’ici trois mois ; il a été également financé en intégralité par le pays.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Mes autres questions s’adressent spécifiquement aux médecins. Selon vous, la liste des vingt-trois maladies vous semble-t-elle suffisante ? Devrait-elle être enrichie ? Que pensez-vous du seuil d’un millisievert (mSv) retenu ?
M. Florent de Vathaire. La question de l’élargissement de la liste n’est pas simple. Aux États-Unis, la liste des cancers et pathologies est certes plus vaste que la liste française, mais le système n’est pas non plus identique. En France, ce n’est pas un système du tout ou rien ; aux États-Unis, on dispose d’une liste de pathologies à partir de laquelle on peut poser des questions sur la probabilité d’être affecté par l’une d’entre elles. On bâtit alors une procédure de détermination des compensations, qui passe par des examens médicaux et une reconstruction de dose pour estimer la probabilité que la pathologie soit attribuable aux radiations reçues par le demandeur. C’est quelque chose qui est préalable à l’utilisation d’une relation dose / effet établie par des scientifiques, le système français étant totalement différent en se fondant sur des listes de pathologies qui dépendent de facteurs autres que médicaux. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le système a permis le développement d’une approche épidémiologique.
De notre côté, nous avons étudié une cohorte de 10 000 personnes victimes d’un cancer parce qu’elles avaient été irradiées lorsqu’elles étaient enfants. Nous avons reconstitué les traitements et avons établi à partir de logiciel des « fantômes individualisés » pour chaque enfant, pour un coût de plusieurs dizaines de millions d’euros. Nous sommes en train de montrer que la quasi-totalité des pathologies peut être due aux radiations en fonction des doses reçues, qu’il s’agisse de l’épilepsie, des pathologies neurodégénératives, de l’obésité, du diabète… 100 % peuvent être dues aux radiations ; le reste, c’est seulement un problème de dose.
Je pense disposer d’une certaine connaissance des essais nucléaires et de leurs effets. À ce titre, il me semble que la liste actuelle est suffisamment exhaustive. Par ailleurs, nous sommes totalement d’accord avec la publication de Disclose en lien avec le programme de l’Université de Princeton. Celle-ci souligne par exemple la nécessité de réestimer d’un facteur de deux à cinq les doses contenues dans les eaux de pluie prélevée dans une citerne destinée à la consommation des habitants par rapport aux estimations initiales du CEA. Nous parvenons aux mêmes conclusions. Cependant, même avec ces niveaux réestimés, je ne pense pas que des pathologies soient manquantes dans la liste même si mon point de vue peut évidemment être discuté.
M. Julien Pontis. Au début du mois de février, à la demande de la Polynésie, nous avons rendu un travail sur le recensement des pathologies radio-induites à la délégation du suivi des conséquences des essais nucléaires du ministère. Les conclusions de ce travail sont semblables à celles évoquées par M. de Vathaire.
La loi Morin précise dans son article premier que « Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'État conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi ».
De mon côté, j’ai retenu les travaux émanant d’organismes indiscutables, l’Unscear et le Comité international de recherche sur le cancer (CIRC). Les listes de ces deux organismes comportent de légères différences, en fonction du niveau de preuve et du niveau de dose. Dans la conclusion de notre travail, nous indiquons qu’il est nécessaire de mener une discussion, de croiser les données de l’Unscear et d’autres organismes internationaux reconnus, mais aussi d’inclure les dernières publications, par exemple celles très récentes concernant le cancer de la prostate chez les descendants des victimes d’Hiroshima et de Nagasaki, études très importantes concernant les maladies radio-induites.
Lorsqu’il s’agit de liste et d’indemnisation, il est nécessaire de procéder par des discussions, qui doivent intervenir dans le cadre de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) prévue par la loi Morin. Quelle que soit la source (CEA, Disclose, Inserm ou autres études), les rapports de dose et les niveaux de dose sont globalement similaires et peuvent être qualifiés de « faibles ». Dans ce domaine des faibles doses, il existe de nombreuses incertitudes mais, en dépit de ces dernières, le niveau de risque est très faible pour ces maladies. En conclusion, une nouvelle fois, une discussion est nécessaire.
M. Emmanuel Pottier. Je partage les propos du professeur de Vathaire et du docteur Pontis. Pour pouvoir déposer un dossier d’indemnisation, les maladies reconnues doivent être en accord avec les dernières connaissances scientifiques des organismes de référence. Il est très difficile de reconnaître le caractère radio-induit, qui est essentiellement déterminé par la recherche épidémiologique. Au-delà de ces considérations scientifiques primordiales, ces sujets doivent faire l’objectif de négociations au sein de la CCSCEN. Malheureusement, cette commission de suivi ne s’est pas réunie depuis 2021…
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Lors de l’audition qui s’est déroulée hier, il nous a été expliqué que dans l’intérêt national, la Polynésie avait été retenue comme lieu des essais nucléaires, en considérant qu’il s’agissait de la solution la moins mauvaise. M. de Vathaire, considérez-vous que la population polynésienne soit plus sensible qu’une autre aux radiations ?
Ensuite, je remercie les personnes intervenant depuis Papeete, qui ont bien décrit leur charge de travail, leurs préoccupations et les limites auxquelles elles sont confrontées. Les 13 000 malades sont-ils informés de leurs droits ou de la venue de l’équipe du CMS par l’association des maires polynésiens ou par toute autre communication en langue locale ?
Enfin, Madame Tematahotoa, je souhaite m’assurer d’avoir bien compris vos propos. Y a‑t-il bien une progression de 800 à 900 cas de cancer chaque année par rapport à l’année précédente ou est-ce en quelque sorte un « stock » de personnes atteintes ? Enfin, pouvez-vous nous dire si vous avez besoin d’effectifs supplémentaires ?
M. Florent de Vathaire. Il existe effectivement une suspicion quant à l’existence d’une plus grande radiosensibilité de la population polynésienne en raison de certaines caractéristiques génétiques. Deux études sont en cours de réalisation sur ces données génétiques, l’une par l’Institut Pasteur et l’autre par la société américaine Variant Bio. Si ces données sont suffisamment détaillées, nous pourrions les utiliser pour qualifier la radiosensibilité des populations.
Ensuite, je souhaite indiquer que depuis la présidence de M. Moetai Brotherson, j’ai perçu une très nette amélioration des relations qu’il n’y avait pas auparavant. Par exemple, nous attendions depuis très longtemps la publication des données d’incidence de cancer en Polynésie française ; ces données ont désormais été publiées et sont de très bonne qualité. En tant que scientifique, je salue donc les progrès enregistrés par rapport à la situation antérieure.
Mme Teanini Tematahotoa. Je ne dispose pas de l’expertise suffisante pour établir si la population polynésienne est plus sensible sur le plan biologique ou génétique. En revanche, il est indéniable que la prise en charge sanitaire, et en particulier des conséquences sanitaires de certains cancers, est plus difficile ici, compte tenu de l’éloignement de la métropole. Nous ne disposons pas non plus de TEP-scan, nous obligeant à transférer des malades en Nouvelle-Zélande pour procéder à ces examens. En outre, la prise en charge du cancer est effectuée principalement à Tahiti alors que le territoire, grand comme l’Europe, comporte 119 îles. Nous sommes donc confrontés à des défis singuliers, qui compliquent la prise en charge de nos malades atteints de cancer.
Ensuite, pour différentes raisons, notamment sociologiques, les Polynésiens ont un rapport particulier au cancer et peuvent parfois tarder à recourir aux soins. En tahitien, le cancer est appelé Mariri’ai Ta’ata, « la maladie qui mange l’homme », ce qui panique évidemment les personnes affectées. Ces spécificités culturelles rendent plus difficile la prise en charge du cancer ; notre pôle coordination travaille beaucoup sur cet aspect pour pouvoir améliorer le parcours.
L’efficacité d’une campagne grand public concernant les maladies radio-induites peut être réelle mais nous nous posons pas mal de questions à ce sujet car elle peut également parfois induire des effets néfastes. De fait la communication en santé revêt une spécificité notable à laquelle nous devons prêter une attention spécifique. Nous préférons qu’elle soit réalisée par les professionnels, lors d’un échange privilégié avec le patient.
J’insiste également sur l’importance des facteurs de risque modifiables. Nous connaissons un très fort tabagisme, en particulier chez les femmes, induisant de très nombreux cancers du poumon. L’obésité est également un facteur de risque de cancer, notamment des cancers de l’utérus (nous avons le taux de ce type de cancers le plus important au monde). Il ne faut absolument pas nier le facteur de risque lié aux essais nucléaires, mais il importe de ne pas oublier les autres facteurs de risque, en particulier ceux sur lesquels nous pouvons agir.
En outre, nous observons effectivement 800 à 900 nouveaux cas de cancers chaque année (soit une hausse de 5 % à 8 %), répartis de manière assez égale entre les hommes et les femmes. Les chiffres ne sont pas plus élevés qu’en métropole ou que dans d’autres pays d’outre-mer, avec une spécificité notable sur le nombre de cancers de l’utérus comme je l’ai indiqué à l’instant, qui sont plus importants en Polynésie française. Plus globalement, la tendance mondiale est celle d’une augmentation du nombre de cancers et la Polynésie française, pas plus qu’un autre territoire, n’est épargnée.
Enfin, nos missions s’accroissent et je suis ravie d’entendre de la part des professionnels que nous fournissons un service positif et supplémentaire. Je vous signale en outre que nous allons bientôt disposer d’un nouveau bâtiment pour la prise en charge des soins et nous avons toujours besoin d’un TEP-scan en Polynésie. Dans ce cadre, j’aurais besoin d’un plus grand nombre de personnes pour s’occuper du registre des cancers, pour développer et structurer la recherche clinique en Polynésie ; j’aurais également besoin d’infirmières de coordination supplémentaires.
M. Julien Pontis. Je ne m’étendrai pas sur les problématiques de radiosensibilité, dans la mesure où le professeur de Vathaire et le docteur Tematahotoa, bien mieux placés que moi, y ont déjà répondu.
De même que les patients souffrent d’un déficit d’information manifeste concernant leur éligibilité à l’indemnisation du Civen, le CMS demeure également méconnu, alors même qu’il existe depuis 2007. Mme Tematahotoa vous a déjà parlé de la mini-enquête qui s’est déroulée dans le service de gastro-entérologie de l’hôpital ; celle-ci a permis de révéler que certains des malades qui y sont soignés pour le cancer du côlon ou le cancer du foie ne savaient pas qu’ils avaient le droit à un suivi médical gratuit auprès du CMS, alors même qu’il s’agissait d’anciens travailleurs du centre d’expérimentation du Pacifique (CEP).
Je ne peux donc que recommander la diffusion d’une campagne télévisuelle à destination du grand public. Nous avons consacré beaucoup de temps aux réunions avec la cellule communication de la direction de la santé, que je remercie encore pour son implication. Force est de constater malheureusement que les réseaux sociaux ne sont guère utiles pour traiter notre problématique ; si nos passages dans les îles sont effectivement relayés par les réseaux sociaux, cela n’a pas permis pour autant d’accroître significativement la venue de nos patients. L’organisation du séminaire en santé évoquée par Mme Tematahotoa est nécessaire pour que les professionnels de santé relayent l’information.
Comme l’ensemble du système de santé, le CMS manque factuellement de moyens. Nous suivons des patients âgés de plus de 90 ans, mais une partie des travailleurs du CEP sont décédés. Si l’on retire ces travailleurs décédés, nous devrions suivre en principe entre 7 000 et 8 000 personnes. Or ce nombre ne s’établit qu’à 3 340 aujourd’hui ! De plus, nous ne pouvons au mieux réaliser qu’entre 1 000 et 2 000 visites de suivi par an dans la mesure où nous devons consacrer une grande partie de notre temps à l’organisation des missions et au Civen. Il nous faudrait donc pouvoir disposer de moyens plus conséquents.
Cependant, en tant que médecin militaire, je suis obligé de souligner que le service de santé des armées (SSA) est actuellement confronté à d’autres priorités, pour affecter des médecins sur les bateaux ou à l’armée de terre. Dès lors, les moyens supplémentaires ne pourraient pas être affectés par les armées et devraient passer par d’autres canaux.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Il y a quelques semaines, deux anciens responsables de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ont publié un article dans les Annales des mines sur l’état des connaissances relatives aux effets des faibles doses lors de l’exposition aux rayonnements ionisants. Dans celui-ci, ils confirment un risque de cancer associé à une exposition à des faibles doses, sans qu’il soit possible de confirmer ou non l’existence d’un seuil de dose à partir duquel ces effets apparaîtraient.
Lors de précédentes auditions de médecins militaires, ceux-ci ont indiqué que le fameux seuil de 1 millisievert (mSv) évoqué dans la loi de 2010 et appliqué par le Civen constituait un seuil de gestion, qu’il avait bien fallu établir dans le cadre de la loi, telle qu’elle a été conçue. Je souhaiterais connaître votre point de vue sur ce seuil.
Ensuite, nous avons également interrogé une médecin, vice-présidente du Civen, sur la formule de calcul pour la dose efficace engagée, qui provient de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR). Elle nous avait indiqué à cette occasion que cette méthode de calcul était entachée de fortes incertitudes. Monsieur de Vathaire, utilisez-vous cette méthode ?
M. Florent de Vathaire. Effectivement, je pense que la notion de seuil relève de considérations pratiques et de gestion, uniquement ça. Statistiquement, il est très difficile d’établir un seuil, d’établir une relation entre une dose et un risque, compte tenu du nombre d’incertitudes. Lorsque j’ai commencé à étudier les effets des rayonnements ionisants au tout début de l’année 1984, la plupart des oncologues pensaient qu’il existait un seuil, qui était alors établi à 1 Gray, soit 1 000 mSv. Aujourd’hui, nous savons que 1 Gray multiplie par dix le risque de cancer de la thyroïde quelle que soit la population considérée. Ces seuils ont donc progressivement diminué.
Ensuite, il me semble que la médecin auditionnée parlait plutôt des problèmes de pondération pour calculer les doses efficaces, compte tenu des très fortes incertitudes liées aux contaminations internes. Il s’agit donc en réalité de problèmes pratiques de gestion de risque. Notre travail est complètement différent et se fonde sur des modélisations à partir de données sur l’alimentation des malades et sur la radioactivité contenue dans les citernes d’eau en raison des essais. Il s’agit là de dosimétrie, c’est-à-dire de calculs de doses, qui n’ont rien à voir avec la pondération des doses.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). En fait, le Civen applique une formule pour vérifier que les personnes ont reçu une dose efficace et établir une corrélation entre celle-ci et la maladie développée. Que pensez-vous de cette formule, qui n’est donc pas celle que vous avez appliquée dans vos travaux ?
M. Florent de Vathaire. Je ne la connais pas. Je suis désolé, mais je ne peux donc pas vous répondre.
M. Julien Pontis. Le professeur de Vathaire a bien expliqué la problématique du seuil en radioprotection en lien avec les essais. S’agissant de la formule, il faut rappeler que le Civen procède au cas par cas, en partant des doses fournies par le CEA. Ces doses ont été largement débattues à l’occasion la publication du livre Toxique par Disclose. Ces doses ont été recalculées d’une autre manière par l’équipe de l’Inserm. Cependant, dans les trois cas, les doses demeurent dans la gamme des « faibles doses », pour lesquelles des incertitudes demeurent et le risque est très faible.
Malgré tout, le Civen travaille au cas par cas, de manière individualisée, pour chaque dossier instruit et chaque patient. Par exemple, il prend en compte pour chaque cas les dates d’habitation mais également les doses calculées à l’époque par le CEA, mois après mois. Cette précision explique d’ailleurs la longueur de l’instruction pour chaque dossier. Si cette somme dépasse le seuil de 1 millisievert sur douze mois, le patient est indemnisé.
De même, lorsqu’il existe trop d’imprécisions pour un dossier, l’imprécision bénéficie au demandeur. Je pense par exemple au dossier d’un patient né à Bora Bora et qui a travaillé au CEP pendant les essais nucléaires souterrains. Il n’était pas le plus directement exposé à son poste de travail puisqu’il n’y avait pas de retombées atmosphériques, par définition. Mais il occupait un poste de manœuvre, sur lequel a été admis le bénéfice du doute quant à une exposition, très peu probable, mais néanmoins potentielle. Dans ce dossier, figurent huit résultats de spectrométrie et huit ou neuf résultats de dosimétrie, tous négatifs. La médecine du travail a ainsi confirmé qu’il n’avait pas reçu de rayonnement à son poste de travail. Malgré tous ces éléments et bien qu’il n’ait pas vécu à des endroits particulièrement exposés aux plus grosses retombées reconnues, ce patient a été indemnisé !
Cet exemple illustre bien le travail effectué par le CMS pour enquêter sur l’exposition de manière la plus précise possible et proposer aux personnes un dépistage individualisé ou le plus précis possible de leur exposition. En résumé, je peux témoigner que le bénéfice du doute est pris en compte par le Civen, au-delà des pures formules mathématiques.
Je cède la parole à mon collègue, le docteur Pottier, concernant la problématique du seuil de dose.
M. Emmanuel Pottier. Votre question concerne les méthodes de calcul de la dose auxquelles les personnes ont été exposées en raison des essais. La dose efficace globale comprend la part d’exposition externe et la part d’exposition interne. Avant tout, je tiens à souligner le caractère sérieux et fiable des méthodes de calcul et des relevés du CEA, dont la méthodologie a été validée. Les niveaux de faibles doses retenus rejoignent ceux établis par les équipes du professeur de Vathaire.
Avant les essais, il avait été établi un point zéro sur la situation radiologique en Polynésie et sur la population (afin de pouvoir calculer la dose engagée) notamment en ce qui concerne les habitudes d’alimentation, la consommation d’eau, les lieux d’habitation et les actes de la vie quotidienne. Ensuite, pendant toute la période des essais, une surveillance a été réalisée sur le plan radiologique et biologique par deux services mixtes de surveillance radiologique du Centre d’expérimentation du Pacifique et du Commissariat à l’énergie atomique.
Les destinations des doses ont été réalisées grâce à de nombreuses mesures et non sur des projections. Pour la part de doses efficaces dues à l’exposition externe, nous nous fondons sur des mesures physiques à partir des relevés de l’époque. Comme le professeur de Vathaire l’a souligné à juste titre, il est beaucoup plus difficile d’opérer sur les doses engagées, c’est-à-dire les doses dues à la part de contamination liée aux éléments radioactifs ingérés par les populations. Dans ce cas, il s’agit toujours d’une estimation, car il existe toujours de grandes différences selon les individus sur la façon dont ces éléments radioactifs se comportent à l’intérieur du corps humain et le temps qu’il va falloir pour les éliminer.
Je précise cependant qu’en radioprotection, l’usage consiste toujours à majorer les doses et de choisir les valeurs les plus pénalisantes pour maximiser les risques encourus et protéger les travailleurs et les populations. En résumé, quelles que soient les nouvelles études, les doses engagées ne pourront être envisagées qu’à travers une estimation.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ces détails à l’occasion de cette audition d’une durée particulièrement importante. D’autres questions auraient pu être posées. Par exemple, nous n’avons pas évoqué le lien intergénérationnel des maladies éventuelles. J’aurais également voulu revenir sur la liste des vingt-trois maladies induites. Vous êtes d’accord pour souligner qu’il ne faut pas modifier la liste, mais je signale que nous avons reçu de nombreuses demandes en ce sens émanant à la fois des vétérans ou des associations comme l’association 193 ou Tamari Moruroa.
À ce titre, il serait intéressant d’organiser une confrontation des points de vue ou de poursuivre nos échanges. Mais la commission d’enquête n’a pas achevé ses travaux ; elle poursuivra ses auditions.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie d’avoir participé à cette audition et d’avoir fourni vos éclairages à la commission d’enquête.
12. Audition, ouverte à la presse, de M. Serge Planes, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du CRIOBE et M. Bernard Salvat, Professeur honoraire de l’École pratique des hautes études de l’Université de Perpignan, fondateur et ancien directeur du CRIOBE (Mardi 18 février 2025)
M. le président Didier Le Gac. Nous accueillons M. Serge Planes, directeur de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) et ancien directeur du Criobe (Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement), ainsi que M. Bernard Salvat, professeur honoraire à l’École pratique des hautes études (EPHE), au sein de l’Université de Perpignan, fondateur et ancien directeur du Criobe.
Les essais nucléaires, qui ont eu lieu dans l’atmosphère jusqu’en 1974, puis de façon souterraine, ont considérablement affecté la faune, la flore et, de manière générale, les milieux physiques. Ils ont provoqué par endroits un affaissement de la croûte terrestre susceptible d’entraîner un risque de submersion, laquelle serait évidemment très dommageable pour la population. Nous avons déjà évoqué cette question, qui a été mise en évidence à plusieurs reprises.
La ciguatera, à savoir les maladies dues à la consommation de poisson empoisonné par l’ingestion de plancton contaminé, a des conséquences sanitaires graves. Ce phénomène, observé notamment à partir de novembre 1966 sur l’atoll de Hao, aurait été à l’origine de 271 contaminations entre juin 1968 et juin 1969 et de 24 000 contaminations entre 1960 et 1984, principalement dans les archipels des Tuamotu et des Gambier.
En l’espace de trente ans, comme l’indique le livre Toxique, les Français ont réalisé 392 forages à la surface ou dans le lagon, qui ont servi de puits pour les bombes, les déchets et les forages secondaires. On lit, page 99 du même ouvrage : « L’atoll n’est plus que béton et ferraille, rouille et crevasses. » Le passage aux essais souterrains, en 1975, a ébranlé la structure même de Mururoa. Certains essais ont provoqué d’importantes fissures et plusieurs tsunamis : on peut citer, notamment, l’essai Tydée, de juillet 1979, ainsi que l’essai Priam de 1978 et l’essai Nestor de 1977.
Un rapport établi en mai 1967 par le service mixte de contrôle biologique (SMCB) avait conclu, à l’unanimité des scientifiques participants, que le plancton de la zone des atolls était bien contaminé.
Messieurs, c’est pour mieux appréhender les conséquences environnementales des essais nucléaires en Polynésie que nous vous accueillons. Le Criobe, que vous avez dirigé, a été créé en 1971 et se trouve sous la triple houlette du CNRS, de l’EPHE et de l’université de Perpignan. C’est un laboratoire mondialement reconnu pour ses travaux de recherche sur les récifs coralliens.
Pouvez-vous nous dire, pour commencer, si les dommages environnementaux inévitablement créés par les essais nucléaires ont été immédiats ou progressifs et, surtout, s’ils sont irréversibles ? Comme nous l’avons lu dans plusieurs publications, des scientifiques estiment qu’une certaine régénération a pu se produire avec le temps, voire que la nature s’est reconstituée d’elle-même. Par ailleurs, il nous a été dit que des scientifiques s’étaient vu récemment refuser l’accès à certaines zones ayant servi aux essais, alors qu’ils souhaitaient y mener des travaux de recherche. Vous êtes-vous heurtés à ce type d’obstacles, et existent-ils encore ?
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer chacun tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ».
(M. Bernard Salvat et M. Serge Planes prêtent successivement serment.)
M. Bernard Salvat, professeur honoraire à l’EPHE au sein de l’université de Perpignan, fondateur et ancien directeur du Criobe. Je précise d’abord que le Criobe, en tant que tel, n’a pas eu de contact avec les militaires ni avec la Dircen (direction des centres d’expérimentations nucléaires). Ces contacts ont été le fait de chercheurs du Criobe, dans le cadre de conventions avec la Dircen, qui ont pu se rendre sur les sites à différentes reprises, avant et après les tirs. Il s’agit, essentiellement, de trois anciens directeurs du Criobe : moi-même, y compris pour la période antérieure aux tirs, René Galzin, spécialiste des poissons, et Serge Planes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Au cours de quelles années ces contacts ont-ils eu lieu ?
M. Bernard Salvat. Ça dépend des personnes mais en ce qui me concerne, ils ont commencé en 1965, donc avant les tirs, et ma dernière mission remonte à 2014.
M. le président Didier Le Gac. Vous avez donc connu la période antérieure aux tirs et celle postérieure ?
M. Bernard Salvat. Oui. Les tirs, qu’ils aient été aériens ou souterrains, ont eu énormément de conséquences immédiates, d’ordre géologique ou biologique. Les modifications sont toujours irréversibles, mais cela ne signifie pas pour autant que les dégradations ont perduré : d’autres peuplements ont eu lieu avec le temps. La nature, les espèces ont peu à peu reconquis les espaces dégradés, ce qui a permis de revenir à une situation que l’on peut qualifier, à présent, d’à peu près normale.
Vous nous avez demandé, dans votre questionnaire écrit, si nous avions été empêchés de nous rendre sur des sites proches de Mururoa (je suppose que vous faites référence aux atolls périphériques). Je n’ai jamais eu vent d’un quelconque empêchement ! Les liaisons aériennes avec tous les atolls périphériques dotés d’un aéroport fonctionnent. René Galzin, Serge Planes et moi-même nous sommes rendus sur ces atolls périphériques, nous y avons travaillé et nous avons encore publié récemment des travaux à leur sujet. Je pense aux atolls très proches de Mururoa ou de Fangataufa, notamment les Gambier, Morane (où Serge Planes s’est rendu) ou Marutea Sud, atoll sur lequel j’ai également travaillé.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L’objet de la question était de savoir si vous aviez été interdit d’accès à certaines zones de Mururoa et de Fangataufa, autrement dit aux sites d’essai mêmes.
M. Bernard Salvat. Pardonnez-moi, je ne pensais pas que la question de M. le président rejoignait celle figurant dans le questionnaire écrit. Mais pour répondre à votre question immédiate, je ne me suis jamais heurté à la moindre interdiction pour me rendre sur quelque site que ce soit, à Mururoa ou à Fangataufa. J’ai toujours eu accès aux endroits où j’avais décidé d’aller travailler pour étudier les effets dans le temps des tirs sur la faune, aussi bien en plongée dans le lagon que sur la barrière corallienne.
M. le président Didier Le Gac. De manière générale, quelles ont été, selon vous, les conséquences des essais nucléaires sur la faune et la flore ? Quelles observations avez-vous faites en trente ans à ce sujet ?
M. Bernard Salvat. C’est essentiellement à Fangataufa que j’ai étudié les conséquences des expérimentations sur le milieu vivant. Il s’agit d’un atoll beaucoup plus petit (sa surface est d’environ 10 kilomètres sur 5) que Mururoa. Les expérimentations menées à Fangataufa, que ce soit sur barge ou sous ballon, se sont toujours déroulées au même endroit, face à un PEA (poste d’enregistrement avancé) alors qu’elles étaient beaucoup plus difficiles à appréhender à Mururoa, où de multiples tirs ont eu lieu en plusieurs endroits du lagon. Je me suis donc concentré sur Fangataufa et j’ai assuré, essentiellement, un suivi des peuplements du lagon et du récif extérieur, surtout concernant quelques groupes d’invertébrés, dont des mollusques (je précise aussi que nous étions plusieurs à participer à ces missions).
Quatre tirs importants, quoique d’une puissance inégale, ont été réalisés sur Fangataufa. En 1966, le premier tir, Rigel, a été réalisé, de mémoire, à trois ou quatre mètres d’altitude à partir d’une barge : même si sa puissance n’excédait pas 200 kilotonnes (ce qui en fait, pour ainsi dire, un tout petit pétard), il a causé des dégâts considérables dans le lagon, avec en particulier des retombées radioactives ont eu lieu sur le nord de l’atoll. La boule de feu est entrée dans le lagon, avec tous les effets que vous pouvez imaginer, qu’il s’agisse des conséquences de l’onde de choc ou des effets thermiques et mécaniques. Certains pâtés coralliens, qui s’élèvent depuis le fond du lagon, à près de quarante mètres, et vont pratiquement jusqu’à la surface de l’eau, ont été crevassés, fissurés. En outre, l’onde de choc a fait exploser la vessie natatoire des poissons du lagon, entraînant leur mort immédiate. La température très élevée de l’eau a par ailleurs entraîné, à l’approche du point zéro, la mort des mollusques, des échinodermes, des crustacés. À mesure que l’on s’éloigne du lagon (en allant par exemple vers le nord de Fangataufa, où a été creusée la passe artificielle), les effets sur la faune sont évidemment moindres : tout n’est donc pas tué, cassé ou brisé.
En 1968, Canopus, qui a atteint 2 mégatonnes, a été le tir le plus puissant réalisé au cours des expérimentations à Fangataufa. Ayant été effectué sous ballon, il a eu des effets considérables sur la faune et la flore terrestres : absolument tout a été brûlé par l’onde de choc, par la chaleur et par le flash. Le tir Rigel, lui, n’a pas modifié substantiellement la faune et la flore terrestres. Canopus a eu peu d’effets sur le lagon lui-même, mais a entraîné des conséquences importantes sur les peuplements des récifs extérieurs, autrement dit de la couronne de l’atoll face à l’océan. Les organismes se trouvant sur le platier, qui, long de 100 ou 200 mètres, précède le tombant profond, étaient recouverts de quelques centimètres d’eau, donc lorsqu’ils n’étaient pas à nu. Le tir Canopus ayant eu lieu à marée basse, ces organismes ont particulièrement souffert : des populations entières de certaines espèces ont été éliminées de la surface de l’atoll. Tout ce que je vous dis là est le fruit d’observations qui, pour le lagon, ont été faites en plongée et, pour le récif extérieur, ont été réalisées à pied, dans des transects perpendiculaires au récif. Des ramassages ont été opérés et des comptages établis ; on a décrit la distribution de toutes les espèces avant et après le tir.
Ces observations se sont poursuivies jusqu’en 1997 ou 1998. Concernant Fangataufa, j’ai pu mettre en lumière, notamment pour les récifs extérieurs, la variation des peuplements au cours de six périodes, entre 1965 (avant les tirs) et 1999. Ces résultats ont fait l’objet de publications scientifiques de niveau international, en anglais. Ils montrent qu’avec le temps, la nature reprend ses droits et que les espèces reviennent à peu près à la même place et selon la même distribution qu’avant les tirs. Il peut toutefois y avoir des variations : il arrive que des espèces très proches se succèdent.
M. Serge Planes, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du Criobe. Pour ma part, je précise que j’ai été le directeur du Criobe de 2007 à 2019. J’ai participé à plusieurs travaux sur les impacts des essais à Moruroa ; je ne me suis jamais rendu, pour ma part, à Fangataufa. J’ai accompli une première mission d’observation et de découverte à l’invitation de l’armée et une deuxième mission qui avait pour objet d’étudier la manière dont se déroulait la recolonisation des platiers tassés par la récurrence des essais, notamment souterrains.
J’ai travaillé sur Moruroa, essentiellement, à partir de deux types de données. Les premières, collectées par le professeur René Galzin, portaient sur l’abondance des poissons. Lorsque mon collègue a procédé à cette collecte, nous ne disposions pas d’informations sur la localisation précise des essais. Par la suite, nous avons eu accès à ces données. Je n’ai pas vraiment fait l’objet de restrictions à cet égard, mais en matière de publication (j’y reviendrai).
Mon premier travail a donc consisté à comparer les comptages de poissons, réalisés de façon aléatoire dans le lagon de Moruroa, au cours de cinq années de référence. A posteriori, j’ai croisé ces données avec les tirs souterrains uniquement, qui avaient pu être réalisés (je ne me suis intéressé qu’aux tirs souterrains). Je me suis penché sur l’effet de l’onde de choc, qui est la principale conséquence que produit, en surface, un tir souterrain. L’onde de choc entraîne un crépitement de l’eau et la mort de tous les poissons ayant une vessie gazeuse (des poissons tels que les murènes, qui n’en disposent pas, ne sont pas directement affectés). Cette onde est d’une force telle qu’elle provoque la mort quasi instantanée de l’ensemble des poissons sur un diamètre d’environ deux kilomètres. Quoique substantielle, cette surface demeure néanmoins relativement limitée à l’échelle d’un atoll comme Moruroa.
Nous avons publié le résultat de nos travaux dans Ecology, qui est une revue assez prestigieuse ; l’étude a été jugée d’un intérêt suffisant pour être reprise, par la suite, dans Science. Ce travail montrait que, dans les cinq ans suivant un essai nucléaire, ce dernier avait un impact visible sur la zone concernée puisqu’il entraînait la disparition de toute la population de poissons, qui était peu à peu remplacée. Au-delà de cinq à six ans, on n’arrivait plus à démontrer que le tir avait produit un impact sur la faune de poissons, sur la base des analyses statistiques que nous avions établies.
Le deuxième type d’études que j’ai réalisées concernait les platiers effondrés. Au fur et à mesure des essais, les ondes de choc ont exercé des effets sur le corail, qui est la partie la plus haute de l’atoll. Le corail ayant une matrice poreuse, cela a entraîné un tassement. Ce tassement a fait que d’anciennes routes, qui entouraient partiellement l’atoll, se sont retrouvées sous l’eau, jusqu’à deux mètres de profondeur. Nous avons étudié la recolonisation naturelle à partir de cette situation qui s’apparentait en quelque sorte à une montée du niveau de la mer, même si, en l’occurrence, il s’agissait d’une baisse du niveau de l’atoll. Je suis retourné sur les lieux pour préparer le travail et j’ai laissé sur place une étudiante pendant trois semaines. Je disposais évidemment de l’accord des services des armées, avec lesquels tout s’est déroulé dans un climat de grande concertation.
Ce travail, réalisé en 2010, a mis en évidence l’affaissement, qui peut aller jusqu’à deux mètres, de certains platiers et a montré que le corail a très rapidement recolonisé les lieux. Des colonies, que l’on a pu dater, remontaient à douze ou quatorze ans. On constate que la recolonisation succède toujours à une période de latence de quatre ou cinq ans. Nous avons observé des massifs coralliens qui étaient en très bonne santé et qui poussaient sur les anciennes routes submergées vingt ans auparavant.
Les essais ont eu des conséquences immédiates s’agissant de la mortalité des poissons. Toutefois, comme l’a dit Bernard Salvat, la nature reprend ses droits et, s’il n’y a pas d’autre impact dans la zone, la recolonisation des poissons se déroule assez rapidement, en cinq à six ans. À plus long terme, les essais ont certes entraîné un tassement de l’atoll mais, là encore, la nature retrouve ses droits : les routes submergées ont été très rapidement colonisées par du corail, bien que de façon partielle (on distinguait encore les anciennes structures). Le corail étant l’organisme constructeur de ce type de récifs, une fois qu’il est présent, les poissons reviennent, et les invertébrés, comme l’ensemble de la faune, se développent à nouveau. Le tassement, l’effondrement partiel de l’atoll est irréversible, mais il n’empêche pas la recolonisation du milieu et le renouveau de l’écosystème.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les conséquences pour l’environnement sont-elles différentes selon que les tirs souterrains sont effectués sous lagon ou sous atoll ? Certains ont évoqué l’apparition de crevasses ou de failles et pas seulement un tassement de l’atoll : ces failles existent-elles ?
Par ailleurs, comment se fait le repeuplement ? Vous avez indiqué qu’une durée de cinq à six ans était nécessaire pour assurer le renouvellement des poissons. Or il se passait moins de cinq à six ans entre chaque campagne de tirs, parfois même seulement quelques jours. Des catastrophes pour l’environnement se sont donc succédé pendant trente années sans laisser le temps à la nature de reprendre le dessus.
Quelles étaient les conséquences des tirs pour les animaux tels que les tortues et les raies ? On sait, par exemple, que les requins du lagon en mouraient. Et enfin, que devenaient les cadavres d’animaux dans les jours suivant un tir ?
M. Bernard Salvat. Dans l’évolution classique d’un édifice corallien comme un atoll, la présence de failles est normale. Ces édifices, qui ont quelques millions d’années, se déplacent à la vitesse de dix centimètres par an vers le nord-ouest, suivant des cheminements au cours desquels les atolls se modifient naturellement. Des failles nouvelles ont pu être créées ou amplifiées à la suite des tirs souterrains mais des failles existent sur tous les atolls, quels qu’ils soient.
Vous souhaitez savoir s’il existe une différence entre les effets des tirs souterrains selon qu’ils ont lieu sous la couronne de l’atoll (c’est-à-dire sous les îlots, ou motus) ou au centre du lagon. Tout d’abord, les expérimentations nucléaires ont été faites dans la masse basaltique et non dans la masse corallienne, donc en très grande profondeur. Quand il s’agit d’un tir sous la couronne corallienne ; il s’en suit un ébranlement des flancs de l’atoll qui donnent sur l’océan. Dans les années 1970, cela a par exemple provoqué des glissements de terrain : une lentille de plusieurs millions de mètres cubes de la pente externe a dévalé vers le fond de l’océan. Ce phénomène n’affecte que la partie corallienne de l’édifice, absolument pas la partie basaltique dans laquelle sont coincés les produits radioactifs.
Le glissement d’une partie de l’atoll vers les fonds océaniques est très différent du tassement évoqué par Serge Planes. Ce tassement a consisté en une perte d’altitude d’environ un mètre de certaines parties du platier de Moruroa mais ce n’est pas l’édifice entier qui s’est affaissé mais seulement une partie de la couronne, sur la bordure de Mururoa. Ces quelques kilomètres sur la bordure de Moruroa ont été submergés et ensuite recolonisés par les coraux.
M. Serge Planes. En ce qui concerne les aspects cumulatifs des tirs et leurs conséquences sur les chaînes trophiques, je peux vous montrer une carte qui donne une image de ce qu’il s’est réellement passé à Mururoa (elle a été déclassifiée pour que je puisse l’utiliser).
Cette carte fait apparaître en noir la localisation de tous les puits forés dans la masse basaltique et dans lesquels un test a été effectué avec un forage et la descente d’une charge nucléaire ; comme vous le voyez, ils se répartissent soit sur la couronne corallienne, soit au milieu du lagon. Sont également représentées, en gris avec des lettres et des chiffres, les stations dans lesquelles nous avons étudié l’abondance des poissons, à la fois dans des zones où il n’y a jamais eu un seul test (Z25) et dans d’autres (4S ou autre) où de nombreux tests ont été effectués. Nous avons ainsi pu évaluer les effets cumulés.
Ce que l’on observe, c’est que chaque tir fait systématiquement repartir l’écosystème à zéro puisqu’il éradique la faune des poissons. Toutefois, les tests, bien que nombreux, n’ont pas couvert la totalité du lagon : l’éradication ne s’est donc pas produite à cette échelle, mais seulement dans les zones, plus limitées, des tirs. De plus, si les effets disparaissent en cinq à six ans, il suffit d’un nouveau tir pour remettre l’écosystème à zéro. C’est donc le dernier tir qui est le plus impactant. L’effet cumulatif est dû à la répétition, et non à l’accumulation des conséquences des tirs.
Les transferts d’autres espèces sont également assez limités parce que la zone d’impact elle-même est relativement restreinte. Si une tortue se trouve en dehors de la zone grisée que vous avez vue à l’écran, l’impact est très minime.
Nous avons étudié la taille des poissons et des organismes repeuplant les zones où avait eu lieu une éradication. Nous avons trouvé à la fois des individus de petite taille venus coloniser un espace libre, où la prédation est moindre, et des individus de grande taille qui viennent s’installer dans des zones vierges, ce qui conduit à homogénéiser les densités.
Les mécanismes écologiques et biologiques assurent donc une compensation très rapide : la nature est ainsi faite. Après un feu de forêt, la récupération est plus ou moins rapide. Si un arbre de cinquante ans brûle, il faudra attendre cinquante ans pour en retrouver un autre, mais s’il s’agit d’un roseau, qui a une espérance de vie de deux ans, il faudra deux ans compte tenu de la dynamique de cette espèce. Le processus est comparable pour les poissons, qui ont en outre la capacité de se déplacer et de recoloniser les espaces.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). La réserve naturelle de l’estuaire de la Seine, qui se trouve dans ma circonscription, a subi des pollutions ayant entraîné un changement de sexe des poissons. Des scientifiques avaient pourtant mis en garde contre la pollution dans la baie de Seine et ses conséquences sur les crevettes et les coquilles Saint-Jacques.
Si je rappelle cela, c’est parce que j’ai du mal à concevoir que les explosions nucléaires aient eu si peu d’impact sur la faune et la flore. Avez-vous constaté des mutations chez certaines espèces, par exemple chez les mollusques, ou dans la flore terrestre et sous-marine ? Y a-t-il eu des problèmes de reproduction ou de densité ? Certes, la nature reprend ses droits mais le fait-elle exactement de la même manière ?
De même, j’ai du mal à imaginer que les tirs, compte tenu de leur puissance et de leur nombre, n’aient pas laissé des traces ou des failles dans la croûte terrestre (j’ai pu observer chez moi les conséquences de l’utilisation de la dynamite pour casser la falaise afin d’en extraire de la craie). Je sais qu’il ne doit pas être simple de le vérifier car les moyens techniques et scientifiques à notre disposition ne nous permettent peut-être pas de bien appréhender la situation ; à vous de nous le dire.
M. le président Didier Le Gac. Je vous rappelle également la question de Mme la rapporteure sur ce que deviennent les poissons morts et sur les conséquences pour la chaîne alimentaire.
Dans le prolongement de l’intervention de M. Lecoq, avez-vous pu mesurer la radioactivité chez les poissons et dans la faune survivante ?
M. Serge Planes. Je vais reprendre vos trois questions en commençant par le devenir des poissons morts. La nature utilise très rapidement la matière organique à disposition. Les poissons morts ont été très rapidement consommés par des prédateurs (requins, murènes notamment) et par ce que l’on appelle la faune détritivore, comme les crabes, qui n’est pas éradiquée au même titre que les poissons puisque n’ayant pas de vessie gazeuse. Je ne pourrais pas vous dire exactement le temps que cela prend mais, ayant connu des anoxies dans certains lagons (qui entraînent une mortalité massive de la faune), j’ai constaté que l’élimination de tous les cadavres prenait entre une semaine et dix jours. Je rappelle aussi que les essais nucléaires s’inscrivent dans un cercle d’environ deux kilomètres de diamètre, ce qui est à la fois important et peu important à l’échelle de l’atoll de Moruroa.
La nature reprend ses droits après un événement catastrophique, qu’il soit naturel comme un cyclone ou anthropique comme un essai nucléaire ou une pollution, mais elle ne revient jamais exactement comme elle était. C’est une certitude : on ne revient pas à l’état précédent. Un nouvel équilibre se met en place dans lequel certaines espèces ne dominent plus comme avant, tandis que d’autres saisissent cette opportunité pour devenir plus abondantes. Plus l’écosystème est diversifié (c’est le cas dans les récifs coralliens), plus les fonctions de chaque espèce, qui peut être détritivore ou herbivore, par exemple, peuvent être assurées par une autre espèce, dans le cadre d’un nouvel équilibre. Cela aura des conséquences notamment financières quand des espèces sont utilisées en tant que ressources halieutiques. Il en va ainsi de la coquille Saint-Jacques : elle peut être remplacée par une autre espèce ayant la même fonction de filtreur mais présentant beaucoup moins d’intérêt économique (il n’y a toutefois pas d’activité de ce type à Moruroa).
Concernant les traces des explosions nucléaires, je n’en ai pas observé personnellement mais mon prédécesseur à la tête du Criobe, René Galzin, a constaté la présence de failles remontant, pour certaines, jusqu’à la surface. Il n’y a aucun doute que la calotte calcaire a été fragilisée par les explosions des essais. Un atoll est un ancien volcan qui s’est coiffé de calcaire au fur et à mesure de sa descente par subsidence dans la croûte terrestre. Les essais ont toujours été effectués dans la partie basaltique, donc dans l’ancien volcan, mais il a fallu percer 800 mètres de calcaire pour arriver au niveau du basalte. Il est certain que ces 800 mètres de calcaire au-dessus de l’ancien volcan ont été fragilisés par des tassements, qui ont donc créé des failles.
Pour autant, n’étant pas géologue, il m’est difficile de m’avancer mais je sais que les services des armées ont mis en place un des plus complexes réseaux de capteurs existant au niveau national pour mesurer le moindre mouvement de ces failles. Le risque existe. Un mur de protection a d’ailleurs été bâti autour de la zone vie au cas où une partie conséquente des flancs de l’atoll s’effondrerait et provoquerait une vague de type tsunami. Vous avez donc raison, monsieur le député, de dire qu’il y a des failles. Même si, avec le temps, elles se combleront de sédiments, les failles demeureront du point de vue de la structure tectonique et elles constituent une fragilité pour l’atoll.
M. Bernard Salvat. Les tortues ont subi le même sort que les poissons lors des expérimentations nucléaires mais cela n’a pas empêché cette espèce de revenir les années suivantes pour nidifier à Moruroa et à Fangataufa : le cycle continue.
Vous avez évoqué, monsieur le président, le problème de la ciguatera. Pour les chercheurs, il ne fait pas de doute que celle-ci n’a rien à voir avec les expérimentations nucléaires en termes de radiation ! C’est la construction d’infrastructures qui, en modifiant le milieu naturel corallien, a provoqué le développement d’une algue toxique qui est ensuite ingérée par les poissons consommés par l’homme, cette algue provoquant ce qu’on appelle la « gratte » ou la ciguatera. Des travaux ont été publiés sur cette question, notamment par le docteur Bagnis, de l’Institut Louis Malardé. Dans les îles Gambier, il a été démontré que c’était la construction de l’aéroport qui avait provoqué des flambées de cette maladie. Cela tient donc non aux tirs mais aux atteintes au milieu naturel, comme il peut s’en produire dans d’autres îles, à Tahiti ou ailleurs.
S’agissant des mutations, nous n’en avons observé dans aucune espèce d’invertébrés. Les problèmes de radioactivité intéressent essentiellement l’homme. La majorité des habitants des récifs coralliens, hormis les poissons, sont des invertébrés, qui se fichent totalement de la radioactivité ! Lors des tirs, la mortalité est due à l’onde de choc, au flash et à la température, et non à la radioactivité. Pour tuer une holothurie avec des rayonnements ionisants, il faudrait utiliser 10 000 fois la dose nécessaire pour tuer un homme. Pour les poissons, c’est peut-être un peu différent mais je ne crois pas qu’ils soient très sensibles à la radioactivité non plus. La question de la chaîne alimentaire, jusqu’à l’homme, renvoie à une autre dimension, bien entendu.
Le problème des failles rejoint celui du glissement des lentilles de calcaire qui, sur le bord de l’atoll, partent vers l’océan. Au nord-ouest de Moruroa, la faille existante s’est agrandie. La radioactivité sur les deux atolls et la géodynamique sont surveillées par l’État et font l’objet de rapports publics établis par le CEA-DAM (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives – direction des applications militaires). Vous avez soulevé la question de la présence de produits radioactifs dans la masse de l’édifice corallien. Le problème des failles a été examiné en détail en juin 1982 par la mission conduite par Haroun Tazieff, à laquelle j’ai participé, puis en octobre 1983 par la mission internationale Atkinson. Selon leurs conclusions, le risque que des failles et des glissements de terrain puissent mettre au jour des produits radioactifs était négligeable. En effet, les restes des expérimentations nucléaires souterraines se trouvent au sein de la masse basaltique et non pas corallienne. De plus, il faudrait que les lentilles qui partent vers le fond de l’océan ne soient pas seulement calcaires mais également basaltiques. Or les expérimentations souterraines ont été faites à des profondeurs telles que c’est peu probable. Enfin, si certaines failles se sont agrandies à Moruroa, le glissement de terrain que l’on a observé en 1970 ne s’est pas reproduit depuis.
M. Serge Planes. Sur les cinq à sept espèces de poissons que j’ai pu étudier en tant que généticien des populations, aucune ne présentait des variations spécifiques à l’atoll de Moruroa, du moins en ce qui concerne les gènes sur lesquels j’ai travaillé. De ce que j’ai pu constater, la diversité génétique est en tout point comparable à celle que l’on trouve ailleurs.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Avez-vous étudié l’évolution du capital génétique des coraux, et êtes-vous absolument certain que celui-ci n’a connu aucune dégradation ?
Par ailleurs, a-t-on travaillé sur la question de l’accumulation, au fil du temps, de matières radioactives en haut de la chaîne alimentaire ? Je pense, par exemple, aux dorades coryphènes, aux murènes et aux thons.
M. Serge Planes. Cette surveillance, d’abord assurée par le SMSR (Service mixte de sécurité radiologique), relève désormais de l’ASNR (Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection). Un suivi est réalisé tous les ans sur une série d’animaux. À ma connaissance, toute accumulation de radioactivité ne pourrait résulter que des premiers essais, aériens ou sur barge. Dès lors qu’ils ont été enterrés, ils ont eu lieu dans la masse basaltique et la radioactivité produite par les tirs s’est trouvée piégée dans une grosse boule de verre formée sous l’effet de la chaleur. Or le verre est un des matériaux qui empêchent le mieux la diffusion de la radioactivité (il a d’ailleurs été utilisé dans les laboratoires, au début de la génétique, en cas de travail avec des marqueurs radioactifs).
Quant à l’impact des essais sur les coraux, il est marginal et principalement dû à l’onde de choc, qui entraîne une fragmentation des colonies, notamment des coraux branchus qui vont être fragmentés en petits morceaux. Sachez à cet égard que les plus gros projets de restauration corallienne consistent justement à fragmenter les grosses colonies (ce que l’on appelle le bouturage), car les petites colonies sont plus dynamiques ! Le corail est un organisme un peu particulier, dit « clonal » : il existe une part de reproduction sexuée, mais de nombreux individus au sein d’une colonie sont des clones les uns et des autres. Quelques mutations génétiques aléatoires se produisent de façon naturelle. Y en a-t-il plus à Moruroa qu’ailleurs dans le Pacifique ? Je ne crois pas qu’une étude ait été menée sur ce sujet. En tout état de cause, nous n’avons observé aucune mutation particulière à Moruroa et l’impact serait plus limité pour les communautés coralliennes en raison de la part de la clonalité.
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Les résultats des études de l’IRSN (de l’ASNR désormais) sur la radioactivité tout au long de la chaîne alimentaire sont-ils publics ? Le cas échéant, quels sont-ils ?
Puisque vous nous avez indiqué que des forages avaient été pratiqués dans la couche basaltique, est-ce qu’une reprise de l’activité volcanique pourrait conduire à la dispersion de la radioactivité piégée dans le basalte ?
L’implantation corallienne dans les deux zones les plus touchées par les essais, selon votre carte, est-elle absolument normale et identique à ce qu’elle est dans d’autres parties de l’atoll ?
Enfin, les déchets continuent-ils aujourd’hui de fragiliser et de contaminer les espèces animales et végétales locales ?
M. Bernard Salvat. S’agissant de la libération des produits de fission, la seule éventualité serait que l’atoll de Moruroa vienne à repasser au-dessus d’un point chaud actif, comme il en existe dans la région (vers l’archipel des Australes, Tahiti ou les Marquises), ce qui pourrait en quelque sorte le faire exploser. Je n’ai pas en tête les trajectoires mais à raison d’un déplacement des atolls d’environ dix centimètres par an vers le nord-ouest, l’échelle temporelle serait de plusieurs millions d’années.
M. Serge Planes. J’ajoute que la température de la lave, qui atteint 1 000 à 1 500 degrés Celsius, a tendance à stabiliser certains éléments. La seule possibilité de libérer les grosses boules de verre contenues dans le basalte serait néanmoins qu’elles rencontrent une activité volcanique. Compte tenu de la vitesse de déplacement des atolls, cela n’arriverait pas avant plusieurs dizaines de milliers d’années.
Comme je l’ai dit, c’est l’ASNR qui est actuellement chargé, dans le cadre de la mission Turbo, de mesurer chaque année la radioactivité, notamment au sein de la chaîne trophique, à Mururoa, Fangataufa et sur les atolls voisins (jusqu’aux Gambier). L’ASNR est un établissement public industriel et commercial, régi par le droit privé, mais il est placé sous la tutelle du ministère de la défense : il est certainement possible, au moins pour les parlementaires, de consulter les rapports en adressant une demande au ministère.
S’agissant de la concentration des essais, il faut raisonner en trois dimensions : on doit aussi prendre en considération la profondeur – les tirs avaient lieu de 800 à 1 000 mètres sous terre. Dans ces zones, on sort de mon domaine de compétence en tant que biologiste. Pour ce qui est de la faune, je peux simplement confirmer que l’impact est uniquement dû à l’onde de choc, qui génère un crépitement de l’eau en surface entraînant la mort de tous les animaux dont la respiration passe par des vessies gazeuses.
Je ne suis pas compétent non plus pour répondre à la question portant sur le traitement des déchets radioactifs, qui concerne l’ASNR et le CEA.
M. le président Didier Le Gac. Je précise à l’attention de tous que nous entendrons les représentants de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) demain, à dix-sept heures.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je précise que si la surveillance de la radioactivité en Polynésie française est assurée par l’ASNR, celle des sites de Moruroa et Fangataufa dépend uniquement du CEA, dans le cadre de la mission Turbo.
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). C’est une précision importante !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Par ailleurs, cette mission Turbo n’analyse pas la radioactivité des coraux et des algues, pourtant chahutés par des événements climatiques de plus en plus brutaux. Monsieur Planes, les coraux ont-ils pu emmagasiner des éléments radioactifs lors des essais atmosphériques ? Le cas échéant, la manipulation ou la casse des coraux pourrait-elle entraîner la libération de ces éléments ?
M. Serge Planes. Avec l’évolution des structures, le partage des responsabilités n’est pas toujours très clair, même pour quelqu’un qui travaille depuis plus de trente ans en Polynésie.
Il y a une dizaine d’années, il avait été commandé de travailler sur un très gros massif corallien de Porites de plus d’un mètre, qui a fait l’objet d’un prélèvement dans l’archipel des Gambier, faute d’autorisation de le faire à Moruroa. Il s’agissait de regarder si les coraux avaient accumulé de la radioactivité au cours des essais atmosphériques, sur barge ou sous ballon. Ces gros récifs poussant de huit à dix millimètres par an, les coraux en question avaient environ un siècle. J’étais uniquement chargé de préparer la carotte et de la rapporter en métropole : je n’ai jamais eu connaissance des résultats de l’étude, mais ils doivent exister.
M. Bernard Salvat. Les résultats de la mission Turbo, qui mesure la radioactivité tout au long de la chaîne alimentaire, du plancton aux carnassiers en passant par de très nombreux invertébrés, comme les bénitiers et les holothuries, sont publics. Ils ont mis en évidence une décroissance de la radioactivité qui, d’ailleurs, viendrait plutôt des tirs chinois effectués après 1974 que des tirs français.
M. Emmanuel Fouquart (RN). Les militaires basés à Moruroa avaient interdiction de pêcher dans le lagon. Quels risques y avait-il à consommer ces poissons, et est-ce toujours interdit ?
M. Bernard Salvat. Il était effectivement interdit à tous les missionnaires et à ceux qui travaillaient sur les sites de consommer non seulement les poissons, mais aussi tous les invertébrés, notamment ceux qui vivent sur la bordure corallienne, du côté de l’océan, où une simple pêche à pied permet de récolter des mollusques et de s’en nourrir. Cette interdiction était encore en vigueur à la fin des années 1990, lors de mes dernières missions, mais elle était d’autant plus difficile à expliquer aux Polynésiens que la radioactivité est invisible. Et je suis intimement convaincu dans mon for intérieur que certains travailleurs ont récolté et consommé, de bonne foi, des invertébrés, notamment les turbos, ces gros escargots qui sont récoltables à la main sur le récif extérieur et qui sont localement un mets de choix.
M. Serge Planes. À ma connaissance, ce n’est pas tant la radioactivité que les flambées de ciguatera dues à la construction de grosses infrastructures à Mururoa (ports, digues, quais) qui ont justifié cette interdiction.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’ignorais que les langoustes étaient vecteurs de la ciguatera !
M. Serge Planes. Lorsque les doses sont très importantes, les invertébrés sont atteints. Certaines personnes ont ainsi été contaminées après avoir consommé du bénitier par exemple. On l’a vu plus récemment lors de la construction de l’aéroport de Raivavae, aux Australes : pendant plusieurs années, il n’était plus possible de consommer du poisson pêché dans le lagon. Lorsque des travaux d’ingénierie sont relativement localisés, il ne faut pas manger les poissons issus de cette zone (leur espace d’activité est assez limité) ; lorsque les travaux sont quasiment réalisés à l’échelle d’un atoll, comme à Moruroa, il peut en résulter des flambées plus importantes de ciguatera, susceptibles de toucher jusqu’aux invertébrés.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Jusqu’à présent les auditions se sont concentrées sur la santé humaine, et sur le fameux seuil de gestion de 1 millisievert. Il fait l’objet d’une reconstitution, à partir de la dose reçue directement au moment des essais et de celle reçue indirectement, par l’ingestion d’eau ou d’aliments. Avez-vous mesuré la radioactivité des poissons et, plus largement, des espèces pouvant être consommées ? Le cas échéant, avez-vous informé de ces résultats les autorités chargées de reconstituer la dose à laquelle les personnes ont été soumises ?
M. Bernard Salvat. Les missions auxquelles j’ai participé de 1965 à 1997 étaient organisées conjointement par le SMCB, chargé de réaliser des prélèvements, et par le SMSR, chargé de la question de la radioactivité chez les humains. Dans toutes les missions, des prélèvements ont été effectués à différents niveaux de la chaîne alimentaire et analysés, et les résultats ont été publiés par le CEA (je précise qu’ils ne sont pas confidentiels). Ces études ont conclu à la décroissance des radioéléments, en particulier ceux qui avaient une période très courte.
M. Serge Planes. J’ajoute que si la radioactivité de MM. Salvat et Galzin était systématiquement mesurée avant et après leurs missions à Mururoa ou à Fangataufa, je n’ai, pour ma part, fait l’objet d’aucune mesure lorsque je me suis rendu à Moruroa, en 2007 et 2009. Considérait-on que ce n’était plus la peine ? Je l’ignore.
M. Elie Califer (SOC). La chaîne alimentaire a plus ou moins fait l’objet d’un contrôle dès le départ. Mais existait-il des protocoles de mise en sécurité et de traitement pour les déchets radioactifs dès les années 1960 ?
M. Bernard Salvat. Pas à ma connaissance, mais dans ce domaine, elle est limitée.
M. Serge Planes. Je ne suis pas non plus au courant, d’autant que je suis arrivé plus tardivement. Ces sujets étaient traités exclusivement par le CEA et les services des armées.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Si l’on doit vraiment à la ciguatera l’interdiction de consommer les poissons localement, je suis étonnée que cette question ne soit pas abordée dans le cadre de la mission Turbo, qui se limite à l’évaluation de la radioactivité dans le plancton, les poissons, les crustacés, l’eau de coco, les graviers et l’eau des atolls. Les poissons se nourrissant eux-mêmes des algues et des coraux des récifs, je suis également surprise que ceux-ci ne fassent pas l’objet d’analyses, et ce au nom de la protection de l’environnement (comme on me l’a expliqué en 2024, il faudrait casser un mètre carré de récif et ce ne serait pas bien pour l’environnement…).
M. Serge Planes. En effet, la mission Turbo ne mesure, ni n’étudie la ciguatera, ce type de recherches étant principalement du ressort de l’Institut Louis Malardé en Polynésie. Le professeur Raymond Bagnis a beaucoup étudié le lien entre l’aménagement du port ou du lagon et les poussées de ciguatera. Il est désormais établi avec une quasi-certitude que la sédimentation provoquée par de tels travaux d’aménagement entraîne le développement d’algues toxiques qui entrent dans la chaîne alimentaire par le biais des poissons ou invertébrés consommés par les habitants. Selon les militaires, c’est surtout en raison des risques de ciguatera que la consommation de poissons et d’invertébrés du lagon et des récifs de Moruroa et de Fangataufa a été interdite, ce qui n’a pas été le cas dans les atolls voisins, comme Marutea et ceux du groupe Actéon, où les gens allaient aussi récolter du coprah.
Quant au corail, il n’est pas inclus dans les suivis réalisés par la mission Turbo et le CEA, sans doute parce que cela n’était pas prévu dans le protocole initial. Les chercheurs reprennent souvent le même protocole par la suite, sans rien modifier, pour avoir une antériorité des observations et pouvoir mesurer d’éventuelles transformations au fil du temps. Pour ma part, j’ai été un peu déçu de ne pas avoir les résultats du carottage effectué aux îles Gambier car, à mon avis, c’est le moyen de revenir cinquante ou soixante ans en arrière et de voir si l’on trouve trace d’une accumulation radioactive emprisonnée dans la partie centrale du corail. Les gros massifs de corail grandissant par l’extérieur, le centre n’est qu’une accumulation de couches de carbonate de calcium (de calcaire) où il n’y a plus rien de vivant, à part quelques individus foreurs. Vous avez raison, il serait peut-être intéressant d’avoir ces résultats. C’est Jacky Bryant, ministre de l’environnement de Polynésie à l’époque, qui m’avait commandé ce travail.
M. le président Didier Le Gac. Ne nous avez-vous pas indiqué que vous l’aviez remis au CEA ?
M. Serge Planes. Il faudrait que je regarde dans mes archives pour vous répondre plus précisément sur la date du prélèvement et l’organisme auquel je l’ai remis. Dans mon souvenir, il s’agit d’un service indépendant, localisé à Grenoble, censé faire des mesures de radioactivité. Ce n’était pas un service des armées parce que le prélèvement avait été effectué aux îles Gambier et non pas à Mururoa.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ne s’agirait-il pas de la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité) ?
M. Serge Planes. C’est tout à fait possible.
M. le président Didier Le Gac. Nous allons auditionner M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique à la Criirad, le 5 mars. Si cela vous revient d’ici là, n’hésitez pas à nous communiquer l’information.
M. Bernard Salvat. J’aimerais faire deux commentaires, l’un sur la ciguatera, l’autre sur les coraux.
La mission Turbo ne s’intéresse pas à ce phénomène connu que sont les flambées de ciguatera (le terme montre bien que tout cela n’est que temporaire), à savoir le développement occasionnel, qui ne dure parfois que quelques mois, d’une algue toxique ingérée par les poissons, puis par l’homme. Son caractère très temporaire rend la ciguatera difficile à étudier par la mission Turbo qui surveille, année après année, des espèces telles que le bénitier ou les holothuries où l’on trouve des radioéléments. La détection d’éventuelles flambées de ciguatera à Fangataufa ou Moruroa demande des moyens gigantesques que n’arrive d’ailleurs pas à réunir l’Institut Louis Malardé. Autrefois, on savait qu’une zone était ciguatérique quand quelqu’un était tombé malade après avoir mangé un poisson qu’il y avait pêché. La zone était alors interdite jusqu’à ce que quelqu’un s’affranchisse de cette interdiction sans tomber malade après avoir consommé le fruit de sa pêche. À ce moment-là, on disait que la flambée était terminée.
Pourquoi les coraux ne sont-ils pas dans les espèces cibles ? En 1965, avant le premier tir, nous avons mené deux missions à Mururoa et à Fangataufa, destinées à découvrir le milieu corallien, nommer les espèces et connaître leur répartition. À l’époque, les récifs de Polynésie étaient totalement inconnus. Nous avons ensuite étudié les effets des tirs sur la faune et la flore. L’un de nos objectifs était de recommander au SMCB les espèces cibles à suivre du point de vue radioactif (invertébrés et poissons se retrouvant dans la chaîne alimentaire). Ces espèces devaient être abondantes, faciles à récolter et présentes partout à Mururoa et Fangataufa, ce qui était le cas du bénitier, de la nacre, des holothuries, de certaines espèces de poissons herbivores ou carnivores. Si le corail n’a pas été sélectionné dans les espèces cibles, c’est probablement parce qu’il est difficile à manipuler pour faire les détections de radioéléments. Ce n’est pas mon domaine, mais je pense qu’il est plus facile de prendre un bifteck de poisson que la chair vivante des coraux !
M. le président Didier Le Gac. Il me reste à vous remercier, messieurs, pour votre participation à nos travaux. N’hésitez pas à nous apporter par écrit toute information complémentaire que vous jugerez utile.
13. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements (Mercredi 19 février 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui M. Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements.
Je vous rappellerai que l’Observatoire des armements, créé à Lyon en 1984, est un centre d’expertise indépendant. Initialement nommé « Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits », il visait à stimuler le débat sur le désarmement et la place des armes dans le monde, la France étant le deuxième exportateur d'armes après les États-Unis.
Votre observatoire, qui a célébré ses 40 ans en octobre dernier avec une exposition à Lyon, a pour objectif d’étayer les travaux de la société civile sur les questions de défense et de sécurité, dans une perspective de démilitarisation progressive. Il se concentre sur deux axes principaux : les transferts et l'industrie d'armement d'une part et les armes nucléaires et leurs conséquences d'autre part.
Vous avez publié plusieurs articles ainsi que deux ouvrages, dont « Déchets nucléaires militaires : la face cachée de la bombe atomique française », co-écrit avec Jean‑Marie Collin en 2021. Vous êtes engagé dans l'abandon du nucléaire militaire et êtes intervenu à plusieurs reprises sur la question des essais nucléaires en Polynésie française, raison pour laquelle nous vous auditionnons aujourd'hui.
Les membres de la commission d'enquête ont reçu un dossier documentaire contenant deux de vos articles pertinents : l'un publié sur le site de l’Observatoire à la suite de la visite du Président de la République à Papeete en juillet 2021 et l’autre intitulé « Indemnisation des victimes d'essais nucléaires : l'échec de la loi Morin », publié sur le Blog « Le club des juristes » en juillet dernier.
Nous souhaitons que votre propos liminaire nous éclaire sur plusieurs points. Tout d’abord, quels aspects de la loi Morin pourraient, selon vous, être améliorés ? Comment jugez-vous les récentes avancées sur le dossier polynésien, notamment la reconnaissance inédite d'une « dette » par le Président de la République en 2021 et l'ouverture progressive des archives militaires ?
Préalablement à votre intervention, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer, le cas échéant, vos déclarations. Je vous rappelle également que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Patrice Bouveret prête serment).
M. Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements. Je salue tout d’abord l’importance des travaux de cette commission, ce sujet n’ayant pas fait l’objet de suffisamment de débats et de concertations depuis de nombreuses années.
Avant d'entrer dans les détails, je souhaite rappeler le contexte d'adoption de la loi Morin, qui explique en grande partie les difficultés rencontrées par la suite dans son application au niveau de la société civile.
L'Observatoire des armements est effectivement un centre d'expertise indépendant et non un mouvement en tant que tel. Notre objectif, lors de sa création, était de favoriser un débat de fond dans la société en apportant des contre-expertises, afin de ne pas dépendre uniquement des informations fournies par les autorités publiques ou militaires. Je répondrai plus en détail au questionnaire que vous nous avez envoyé, mais je tiens à préciser que notre fonctionnement est celui d'une association classique, avec un conseil d'administration, des équipes de bénévoles et deux collaborateurs permanents qui mènent à bien notre travail de documentation et de recherche.
Notre financement, qui est un aspect important dans ce type de travail, repose sur des donateurs individuels pour plus de la moitié de nos recettes. L'autre moitié provient des études que nous réalisons et de la vente de nos publications. Cela nous permet d'atteindre un équilibre financier sans dépendre d’aucune subvention, un choix délibéré de notre part.
Pour comprendre la genèse de la loi Morin de 2010, il faut remonter à l’été 1990, lorsque nous avons commencé à être interpellés sur les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie. Le point de départ de notre travail a été la publication en français, par une députée européenne écologiste que certains connaissaient peut-être, Solange Fernex, d'un recueil de témoignages recueillis en Polynésie, initialement publié en anglais par Greenpeace Nouvelle-Zélande. Pour répondre à la demande de Greenpeace France qui souhaitait une vérification de ces témoignages, Bruno Barrillot s’est rendu en Polynésie, sur l'atoll de Tureia, le plus proche des essais, pendant deux mois. Là-bas, il a pu observer deux abris distincts, l'un en béton pour les militaires, l'autre en tôle pour la population, et cette différence a été un élément déclencheur de notre engagement en permettant de renforcer nos convictions concernant l’arrêt des essais ; je me souviens parfaitement de son appel téléphonique, au petit matin pour lui, lorsqu’il m’a dit ce qu’il venait de voir.
Réalisant qu’aucune information n’existait alors en France sur la question, nous avons alors entrepris un travail de documentation sur les essais nucléaires et leurs conséquences et constitué des archives uniques, accessibles au public. Ce travail, qui a attiré l'attention de nombreux journalistes et réalisateurs, a également conduit d'anciens appelés à s’interroger sur les liens entre leur participation aux essais et leurs problèmes de santé ou ceux de leurs enfants.
Après cette phase de recueil, d’analyse et de publication, est arrivé le temps de l’interpellation des parlementaires. Le 20 février 1999, nous avons ainsi organisé le premier colloque sur ce sujet à l'Assemblée nationale, réunissant témoins, scientifiques et parlementaires, grâce au soutien de Michèle Rivasi et de Marie-Hélène Aubert. Parallèlement, une première enquête sociologique basée sur un recueil de témoignages, avec l’appui notamment de l’Église évangélique, a été menée en Polynésie auprès des travailleurs, juste après l’arrêt des essais en 1996. Nous avons ensuite organisé plusieurs colloques et réunions en France métropolitaine et en Polynésie.
Un tournant majeur s'est produit en 2005 avec le changement de majorité en Polynésie, lorsque le parti indépendantiste Tavini huiraatira, a mis en place une commission d'enquête à l’Assemblée territoriale. Le rapport de cette commission, à laquelle Bruno Barrillot a largement contribué, a contraint le Gouvernement français à modifier son discours habituel pour reconnaître que les essais nucléaires n'avaient pas été aussi propres qu’annoncé initialement.
Cette évolution a ensuite conduit différents partis politiques à élaborer des propositions de loi jusqu’à ce qu’en 2008, un travail commun aboutisse à une proposition de loi transpartisane portée par Christiane Taubira à l’époque. Ne souhaitant pas que les parlementaires adoptent une loi favorable aux victimes, le Gouvernement a cependant préféré déposer son propre projet de loi, qui reconnaissait le principe d’indemnisation tout en instaurant des verrous à ce que cette reconnaissance soit effective.
Ce changement d'attitude du Gouvernement, passé du déni à une volonté de maîtriser le débat en se réappropriant les choses, s'est accompagné à la fois de la mise en place d’enquêtes et d’une ouverture progressive des archives et d’une volonté d’empêcher les victimes d’accéder à une réelle indemnisation. Une amélioration notable a été obtenue dans le cadre d’une loi de programmation militaire, étendant le périmètre concerné par l’indemnisation dans la loi Morin à l’ensemble de la Polynésie. La déclassification de documents en 2013, après dix ans de procédures juridiques, a permis de nouvelles avancées, notamment la publication de l'ouvrage « Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie ».
La justice a également mené un important travail. À cette époque, M. Morin, alors ministre de la Défense, souhaitait que son projet de loi permette de stopper toutes les procédures juridiques en cours. Ce vœu est resté pieux puisqu'aujourd’hui encore, de nombreuses décisions du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) sont contestées en justice. La loi n’a donc pas permis d’apporter l’apaisement souhaité par le Gouvernement puisque, de 2010 à 2017, seuls 2 % des dossiers étaient acceptés. Il a fallu attendre 2017 et un article de la loi « égalité réelle outre-mer » (Érom) pour que le « risque négligeable » soit supprimé et progressivement remplacé par un autre article qui n’a pas de sens d’un point de vue scientifique, puisqu’instaurant le seuil de 1 millisievert.
M. le président Didier Le Gac. Les propos tenus par le Président de la République sur la « dette » lors de son déplacement en Polynésie en 2021 vous semblent-ils constituer un tournant significatif ?
M. Patrice Bouveret. L’année 2021 marque effectivement le début d’un tournant dans le discours et dans les informations affichées, bien que cela soit moins évident concernant le vécu des populations. Il existe d’ailleurs un risque auquel nous devons porter une vigilance particulière, qui est celui d’un double système, l’un pour les victimes algériennes et l’autre pour les victimes françaises. Dans le cadre de notre démarche, nous avons toujours considéré l'ensemble des victimes, avec le souci que les mesures prises soient applicables à toutes, quel que soit leur lieu de résidence. Il me paraît important de soulever cette question dans le cadre de cette audition, même si cette commission traite uniquement de la Polynésie française.
Si la loi Morin prévoit des indemnisations individuelles, accordées au cas par cas, j’estime également nécessaire de mener un travail de réflexion sur les réparations collectives à mettre parallèlement en place. Comme peuvent le dire un certain nombre de personnes qui refusent de déposer des dossiers, le prix de la vie ne peut être évalué. Un équilibre doit donc être trouvé entre cette prise en compte individuelle et la nécessaire considération du collectif.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, a l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du Centre d'expérimentation du Pacifique en Polynésie française, a la reconnaissance, a la prise en charge et a l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation. Concernant les indemnisations collectives que vous évoquez, le rôle de cette commission sera également d’effectuer des propositions visant à compléter les dispositifs issus de la loi actuelle.
Dans un éditorial paru en juillet 2021 sur votre site, vous vous référiez aux déclarations de Geneviève Darrieussecq, alors secrétaire d'État auprès de la ministre des armées, selon lesquels il n'y avait pas eu de « mensonge d'État » au sujet des essais nucléaires effectués en Polynésie. Pour vous, ces propos témoignaient de la volonté gouvernementale d’étouffer les problèmes plutôt que d’assumer ses responsabilités. Votre appréciation a-t-elle évolué depuis trois ans, avec notamment l’ouverture des documents jusque-là classifiés ? Que pensez-vous du fait que le terme de solidarité soit préféré à celui responsabilité ?
M. Patrice Bouveret. Ce que j’essayais d’expliquer tout à l’heure, c’est le renversement d’attitude de l’État sur ce sujet. Historiquement, le Gouvernement a toujours cherché à minimiser sa responsabilité en affirmant avoir agi au mieux sur la base des connaissances disponibles à l’époque. Il est pourtant probable qu’ils en savaient bien plus qu’ils ne veulent l’admettre sur les risques encourus par les populations. Ces risques ont malgré tout été considérés comme des « dégâts collatéraux » face à l’objectif ultime qui était celui d’obtenir la bombe nucléaire et qui prévalait alors sur toute autre considération.
Concernant la prise en charge des maladies liées à ces essais, notamment pour le personnel exposé, la situation est encore plus flagrante en Polynésie, où les coûts sont supportés par la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) et la solidarité nationale à travers la Sécurité sociale. Si, en Polynésie, la question du coût de cette prise en charge est clairement posée, elle ne l’est jamais en métropole, alors qu’il serait essentiel d’évaluer ce coût réel afin de mesurer les conséquences du choix du nucléaire, aussi bien en termes de santé publique que d’environnement. Malheureusement, ces aspects ne sont jamais évoqués.
Si l’on souhaite véritablement parler de solidarité, il n’appartient pas aux travailleurs qui cotisent à la Sécurité sociale, que ce soit en métropole ou en Polynésie, de supporter les conséquences financières d’une politique militaire décidée par le Gouvernement. D’autant plus que ces choix, notamment celui de l’arme nucléaire comme pilier de notre sécurité nationale, ont été pris avec très peu de débats collectifs.
Enfin, s’il ne s’agit pas ici d’accuser le Gouvernement de mensonge volontaire, il est évident que certains intérêts ont toujours primé sur d’autres. Or, l’intérêt d’obtenir la bombe a toujours été prioritaire, surtout lors des premiers essais en Algérie, où la maîtrise technique était encore incertaine. Pourtant, le rôle d’un Gouvernement devrait également être d’assurer la sécurité de ses citoyens, car cela fait pleinement partie de sa responsabilité.
M. Yoann Gillet (RN). Je me permets tout d’abord une petite parenthèse pour vous dire que j’ai reçu, la semaine dernière dans ma circonscription, un Gardois qui était en Polynésie en 1968 et qui m’a parlé de vous…
Vous avez évoqué l’idée d’une indemnisation collective. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ? Cette idée ne vous semble-t-elle pas quelque peu utopiste ? Vous avez évoqué les personnes réticentes à déposer des dossiers individuels par crainte que leur vie ne soit scrutée en détail, mais j’ai du mal à imaginer concrètement ce que pourrait être une indemnisation collective.
M. Patrice Bouveret. À notre sens, l’indemnisation collective implique la mise en place d’un système de prévention et de surveillance médicale et sanitaire, qui n’est pas suffisamment développé pour les populations et le personnel concernés. Il est particulièrement important d’améliorer la prise en charge car nous savons que des maladies peuvent se déclarer tardivement. Un suivi régulier aurait dû être instauré dès le début, notamment pour le personnel, accompagné au surplus d’une information adéquate à l’égard tant des personnels que de la population. Bien que les essais aient cessé depuis plusieurs années, la mise en place de ce suivi approfondi reste cruciale.
En termes de moyens à développer, l'accent doit être mis sur la Polynésie pour pallier le manque d'équipements et de structures d'accueil. La situation en Algérie nécessiterait des accords avec le gouvernement algérien, ce qui relève d'un autre débat. Des infrastructures sont également nécessaires en métropole pour accueillir les Polynésiens contraints de venir s’y faire soigner, afin qu'ils ne se sentent pas déracinés. Ces mesures, bien qu’onéreuses, sont essentielles pour apaiser les relations et montrer aux personnes concernées qu’elles ne sont pas abandonnées. L’aide actuelle pour la constitution des dossiers, bien qu’existante, reste largement insuffisante.
Il est également essentiel d’aborder la question de la transmission mémorielle. Le centre de mémoire, idée proposée dès 2005 dans le rapport de la commission de l'Assemblée territoriale, n’a toujours pas été mis en place à ce jour alors que les victimes ont besoin d’un lieu où partager leurs expériences et les transmettre aux générations futures. Il ne s’agit pas simplement de documenter les aspects techniques des essais, mais de véritablement préserver le vécu des Polynésiens ainsi que du personnel militaire et civil. Ce projet rencontre visiblement des obstacles importants dans sa mise en œuvre. Or, il est anormal que la concrétisation d’une initiative aussi importante pour la mémoire collective prenne autant de temps.
M. Yoann Gillet (RN). Je comprends mieux votre concept d’indemnisation collective. Je pensais initialement que vous faisiez référence à une décision collective aboutissant à des indemnisations individuelles, mais ce n’était pas le cas et je vous remercie pour cette clarification.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Chacun ici connaît mon intérêt pour la question de l’arme nucléaire et le travail de notre commission d’enquête permet de mettre en lumière sa réalité. Nous payons un prix élevé au nom de notre protection car, à l’époque, il s’agissait de mettre en place la dissuasion nucléaire pour protéger l’ensemble du peuple français. Aujourd’hui, l’enjeu est de reconnaître ceux qui ont sacrifié une partie de leur vie ou de leur avenir, de les indemniser et de les inscrire dans l’histoire collective.
Notre commission d’enquête montre que les archives commencent seulement à s’ouvrir. La création d’un centre de mémoire nécessite de viser la plus grande transparence possible et de permettre à chacun d'exprimer sa vérité, qui ne sera peut-être pas totalement la même selon qu’il s’agira des militaires, des ingénieurs, des Polynésiens, des victimes ou des responsables politiques de l’époque.
Je souhaite savoir si le travail que vous poursuivez s'enrichit grâce à l’ouverture des archives. Profitez-vous de cette ouverture pour compléter votre observatoire de manière incontestable et pour continuer à aider les chercheurs et les victimes ?
J’ai également une interrogation concernant les bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Je suis surpris que nos témoins semblent découvrir les dangers de l’atome au moment des essais en Algérie ou en Polynésie. Cela suggère-t-il qu’aucune leçon n'a été tirée sur les conséquences sanitaires et les dangers de l’atome avant et pendant les essais nucléaires ? Il me semble qu’il manque au moins deux décennies d’informations sur la connaissance des armes nucléaires. Comme vous avez commencé à observer les choses avant même que les essais ne soient lancés ? Avez-vous travaillé sur cette période qui m’interpelle ?
M. Patrice Bouveret. Il est certain que le délai entre la réalisation des essais nucléaires et la prise de conscience de leurs conséquences peut sembler surprenant. Pourtant, les connaissances existaient déjà avant que le Gouvernement français, les scientifiques, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et les militaires ne lancent le programme d’essais. L'une des premières actions entreprises fut la traduction d’un ouvrage anglais traitant des études menées après Hiroshima et Nagasaki, qui est pourtant resté classifié « confidentiel défense » et n’a donc pas été largement diffusé.
Dès le début, certains scientifiques tels que Jean Rostand, personnalité de l’époque, ont tenté d’alerter l’opinion publique, sans que leurs avertissements ne trouvent d’écho. Cette situation pourrait s'expliquer par le traumatisme encore présent de la Seconde guerre mondiale et le désir de la France de retrouver sa place sur la scène internationale ; toujours est-il que la priorité était alors donnée à la reconstruction, au développement économique et à l’acquisition de l’arme nucléaire.
Des voix importantes comme celle d’Albert Camus, qui a rédigé un éditorial le 8 août 1945 mettant en garde contre les dangers de l'arme nucléaire, n’ont pas suffi à sensibiliser l'opinion publique. Il a fallu attendre la première guerre du Golfe, avec l’utilisation d’armes à l’uranium appauvri, pour que la conscience des conséquences des essais nucléaires émerge véritablement en métropole. En Polynésie, la perception était évidemment différente, la population étant plus directement concernée. Le « syndrome du Golfe » a conduit d’anciens appelés, qui avaient servi au Sahara ou en Polynésie, à s’interroger sur l’origine de leurs problèmes de santé et à interpeller ensuite les associations concernées. C’est à ce moment-là qu’une véritable prise de conscience des problèmes potentiels liés aux essais nucléaires s’est développée en France.
Il faut noter que les principaux mouvements militants de l’époque se concentraient principalement sur l’arrêt des essais plutôt que sur leurs conséquences sanitaires et environnementales. Ce n’est qu’après les années 2000 que ces questions ont pris une importance croissante, dans un contexte où la sensibilité écologique s’est considérablement développée.
Concernant la mémoire et les archives de cette période, nous disposons déjà d’une quantité importante de documents. Des centaines de boîtes d’archives ont été collectées depuis les années 1990, notamment sous l’impulsion de Bruno Barrillot, alors délégué au suivi des conséquences des essais. Ces archives pourraient être transférées à la Polynésie pour alimenter un centre de mémoire.
Bien que nous ne disposions pas de tous les détails techniques sur chaque essai, nous possédons suffisamment d’éléments pour mener un travail de transmission et alimenter un débat politique et sociétal. L’enjeu principal est désormais de recueillir et de préserver les témoignages des personnes encore en vie ayant connu ces événements, avant qu’il ne soit malheureusement trop tard. Des enregistrements vidéo ont déjà été réalisés en ce sens depuis 2005 mais telle est bien la visée de ce centre de mémoire, qui consiste à récolter le plus grand nombre de témoignages possibles.
Nous avons choisi de ne pas beaucoup exploiter le matériel issu de l’ouverture des archives en 2021 car, au-delà du temps et des moyens nécessaires pour le faire, il nous semble relever davantage de la précision que d’une analyse des processus mis en place. Or, notre priorité actuelle est de diffuser l’information existante plutôt que de nous concentrer sur de nouvelles recherches qui pourraient retarder la prise en compte de ces questions. À titre d’exemple, une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), qui a duré plus de huit ans, s’est conclue sans pouvoir affirmer ou infirmer les effets des essais nucléaires sur la santé, suggérant seulement la nécessité de nouvelles études : notre approche vise à éviter ce type de reports et à agir avec les connaissances dont nous disposons déjà. La priorité n’est pas de multiplier les études mais d’agir concrètement pour les personnes ayant subi les conséquences des essais nucléaires. L’ouverture tardive des archives peut s’apparenter, comme pour d’autres domaines tels que le tabac, à la « fabrique de l'ignorance », avec une multiplication d’études contradictoires qui retarde la mise en place de procédures de réparation, sous prétexte d’attendre des résultats probants.
Il existe toutefois un domaine d’étude crucial qui n’a encore jamais été exploré : celui de l’impact transgénérationnel. Hormis un recueil d’observations du docteur Sueur lors de ses consultations, rien n’a été publié sur cette question, sujet d’autant plus important qu’une partie de la communauté scientifique nie les effets de la radioactivité sur les générations futures. Bien que nous ayons encore besoin de preuves concrètes pour contrer ce déni, nous disposons déjà de suffisamment d'informations pour entamer des réparations sans nous lancer dans de nouvelles études qui ne feraient que ralentir le processus.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Ma première question concerne la reconstitution de la dose, cruciale pour les dossiers, puisqu’il s’agit d’atteindre ou non le seuil d’un millisievert. Disposez-vous d’éléments d’appréciation sur les méthodes de mesure utilisées à l'époque et les modalités de calculs actuelles pour cette reconstitution ? Nous savons qu’à la dose reçue par l’extérieur au moment du tir s’ajoute celle ingérée à travers l’eau et la nourriture locale. Ma seconde question porte sur le fonctionnement du Civen et les modalités de renversement de la présomption de causalité. Avez-vous des informations et un avis argumenté sur ces sujets ?
M. Patrice Bouveret. Dans la mesure où nous sommes davantage des spécialistes des sciences sociales que des scientifiques, nous abordons ce dossier sous un angle sociologique. D'après nos recherches, la notion de seuil n'est pas une notion scientifique mais politique, définissant ce qu'une société considère comme acceptable en termes de conséquences. Il s’agit d’évaluer ce qu’une société est prête à assumer comme coût social, environnemental et sanitaire pour une technologie qu’elle souhaite développer. Les seuils en matière nucléaire ont considérablement évolué selon les lieux et les circonstances, comme nous avons pu le constater à Fukushima ou ailleurs. Nous estimons que le seuil d'un millisievert devrait être abandonné car il ne constitue pas une preuve scientifique. Le principe de présomption devrait se baser uniquement sur les dates, bien que cela puisse également soulever des débats, la radioactivité ne cessant pas d'agir après l’arrêt des essais.
Concernant les zones, elles ont été largement élargies pour la Polynésie depuis 2013, contrairement à l'Algérie où les zones définies excluent étrangement certains villages, pourtant directement exposés aux nuages radioactifs. Un travail d'égalité doit donc être effectué entre ces deux sites d'essais nucléaires français. Enfin, la liste des maladies radio-induites en France est relativement restreinte comparée à celle des États-Unis, par exemple, ou même aux constats empiriques.
La semaine dernière marquait l’anniversaire de la première bombe en Algérie. Lors d’un colloque auquel nous avons participé, des responsables médicaux algériens ont présenté une liste de trente-huit maladies potentiellement radio-induites ayant affecté les habitants de Reggane et d’In Ekker, les deux sites d’essais nucléaires français dans le Sahara. Nous attendons des documents détaillés de leur part, que nous diffuserons dès réception. Ces informations pourraient permettre d’élargir la liste des maladies reconnues en France par la loi Morin.
Il est important de noter que les effets des radiations ne se limitent pas aux cancers, les travaux du comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear) suggérant que certaines maladies cardiovasculaires et d'autres pathologies devraient être prises en compte. La France devrait donc adopter une approche plus ouverte concernant cette liste de maladies.
Concernant les indemnisations et le travail du Civen, il est urgent d'élargir la liste des maladies reconnues, afin de procéder à un réexamen des dossiers précédemment rejetés et de permettre aux ayants droit de redéposer des dossiers, même s'ils sont hors délais, afin qu'ils puissent prétendre à une éventuelle indemnisation. Nos échanges réguliers avec le Civen nous conduisent à penser qu'il manque une certaine générosité ou une certaine ouverture dans le traitement des dossiers. Il ne s’agit évidemment pas d’une critique envers les personnes qui y travaillent mais plutôt d’une observation sur le processus. Le fait que seulement 48 % des dossiers soient acceptés, et que ce chiffre soit même descendu à environ 30 % en 2024, est franchement préoccupant. Compte tenu du faible nombre de personnes qui parviennent à constituer un dossier complet, avec toutes les pièces requises, souvent d’ailleurs avec l’aide des associations, la quasi-totalité des 3 000 dossiers déposés devrait être acceptée. Il faudrait supprimer le critère conduisant au rejet des dossiers et se concentrer uniquement sur le lieu, la date et la liste des maladies. Il s’agissait d’ailleurs de l’intention lorsque vous, les législateurs, avez supprimé l’article sur les risques négligeables.
Un élément manquant dans le processus législatif actuel est la commission de suivi, prévue mais qui ne fonctionne pas faute de se réunir. Il est essentiel de mettre en place une véritable concertation tripartite entre les autorités publiques, les représentants des victimes et la représentation parlementaire pour servir un peu d’arbitre ou de médiateur entre les deux, afin de trouver un juste équilibre permettant d’indemniser réellement les personnes qui en ont besoin.
Il est enfin important de noter la crainte exprimée par certains militaires sur le fait que ce système d'indemnisation pour les victimes des essais nucléaires puisse servir de modèle pour l’ensemble du nucléaire français civil. Si tel était vraiment le cas, cela soulèverait des questions importantes sur la pérennité de cette technologie au vu de ses impacts sur la santé et l’environnement.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je vous remercie d’avoir évoqué le centre de mémoire, au sujet duquel je souhaitais initialement vous poser une question. Les raisons de la procrastination que vous évoquiez peuvent-elles être liées à d’éventuelles choses qui resteraient à cacher ? S’agit-il toujours d’une question d’indemnisation ? Ou est-ce précisément la crainte que le public s'interroge sur le nucléaire en général, et pas seulement sur la bombe atomique ? Vous venez de répondre à ces questions, donc je ne vous relance pas sur le sujet, mais je vous remercie en tout cas pour vos propos éclairants.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je tiens également à remercier M. Bouveret d’avoir abordé toutes les problématiques qui nous préoccupent en Polynésie. Concernant l’indemnisation collective, il est important de souligner que la Sécurité sociale polynésienne prend actuellement en charge toutes les maladies potentiellement radio-induites. Il serait judicieux d’envisager une aide supplémentaire de l’État pour la prise en charge de ces maladies. Nous allons bientôt auditionner la CPS pour obtenir plus de détails à ce sujet. L’indemnisation collective devrait également prendre en compte les aspects environnementaux, notamment la création du centre de mémoire dont nous avons parlé.
Concernant la liste des maladies, actuellement fixée à vingt-trois et qui atteint les trente-cinq en y ajoutant celle des États-Unis, elle pourrait être discutée lors de la commission qui, malheureusement, ne se réunit jamais. En tant que parlementaires, nous travaillons sur ce sujet depuis 2024. L’exécutif promet d'agir mais nous attendons toujours des résultats concrets.
Si vous souhaitez en reparler brièvement, nous sommes intéressés par les idées de préconisations que nous pourrions explorer à l’issue de cette commission d’enquête.
M. Patrice Bouveret. Il est essentiel de se concentrer sur l’avenir plutôt que sur le passé. Nous devons réfléchir à la création de lieux où les personnes malades pourraient se retrouver, être entourées et prises en charge concrètement. Cela est particulièrement important pour les Polynésiens qui viennent en métropole. Nous avons discuté de l’idée d’une « maison de la Polynésie » avec certains Polynésiens, dont Michel Arakino que vous avez auditionné, qui permettrait un accueil adapté et ne serait pas nécessairement coûteux à mettre en place. Il s’agit surtout d’une question de prise en compte de ces besoins et de mise en place d’équipes sanitaires et médicales dédiées.
Un travail de prévention est également nécessaire. Les autorités disposent des listes du personnel ayant participé aux essais nucléaires. Il faudrait mettre en place un suivi médical spécifique pour ces personnes, axé sur les maladies potentiellement liées au nucléaire, avec des contrôles réguliers et des invitations à des rendez-vous de suivi. Ces mesures devraient être mises en œuvre aussi bien en métropole qu'en Polynésie. En Polynésie, il faudrait étendre ce suivi à l’ensemble de la population, en mettant en place des outils de prévention et de suivi des risques. Bien que cela n’efface ni les maladies ni l’impact sur les personnes, cela pourrait réduire le ressenti individuel et offrir une reconnaissance concrète, au-delà des simples discours.
Nous insistons également sur l’importance de la transmission de la mémoire. Le centre de mémoire devrait être géré par les populations concernées, en partant de leurs expériences et en impliquant les associations, plutôt que d’être uniquement le fruit d’une concertation entre les Gouvernements polynésien et français. C’est par ce biais que l’apaisement pourra advenir.
J’ai peu évoqué les questions environnementales, notamment parce que la situation en Algérie est différente. Le pays étant indépendant, toute action nécessiterait un accord intergouvernemental, ce qui n’est pas à l’ordre du jour actuellement. Il est crucial de veiller à ce que les mesures prises ne creusent pas davantage le fossé entre la prise en charge des militaires, des populations polynésiennes et des populations algériennes car cela pourrait alimenter des tensions inutiles ou du racisme. Nous devons nous assurer que toutes les victimes soient traitées sur un pied d’égalité en termes de modalités et de facilités pour déposer des dossiers et puissent accéder à une réparation, essentielle pour l’avenir des relations entre tous les groupes concernés.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je connais Patrice Bouveret depuis trente ans et nous avons déjà travaillé ensemble par le passé ; j’utiliserai néanmoins le vouvoiement dans le cadre de cette audition !
Je souhaite tout d’abord évoquer le concept de « réparation collective », qui m’intéresse particulièrement. J’ai été frappée, lors d’auditions précédentes, par le fait que les victimes directes des essais revendiquaient moins une amélioration des conditions d’indemnisation individuelle qu’une reconnaissance du traumatisme collectif. Le silence des populations a été acheté, les élus manipulés et la manne facile du centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) a contribué à une perte de repères considérable et à une crise existentielle de la société polynésienne. Cela a également influencé des choix en matière de développement qui auraient peut-être été différents sans cette manne. Ce concept me semble donc devoir être approfondi.
Je souhaite ensuite revenir sur un sujet abordé hier. L’ancien directeur du Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement (Criobe) nous a informés qu’en 2009, lors de la commission d'enquête menée par la majorité Tavini, des carottages avaient été effectués dans des coraux massifs pour rechercher d'éventuelles traces de radioactivité historique. Les résultats, qui n’ont jamais été communiqués, auraient peut-être été remis à Jacky Briand. Savez-vous ce que sont devenues ces analyses ? Vos archives contiennent-elles des traces de ces carottages et de leurs résultats ?
M. Patrice Bouveret. Ce travail de carottage ayant été demandé à la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), c’est à elle que vous devez demander les résultats. J’ignore pourquoi ces analyses n’ont pas été menées à leur terme, il peut s’agir de raisons liées au financement, ces études étant extrêmement coûteuses, ou parce que le rapport final n’a pas été produit. Il est également possible que cela ait nécessité d’autres présences sur le terrain pour recueillir des éléments pour effectuer de nouvelles comparaisons. La Criirad pourra sans doute vous fournir une réponse précise sur ce sujet.
En tout cas, pour conclure, je tiens à vous remercier pour le travail que vous avez entrepris. Comme je l'ai souligné au début, ce qui a fait défaut tout au long de ce processus, c'est l’absence de dialogue de la part du Gouvernement avec les personnes directement concernées et les représentants des associations. Un échange plus régulier et plus soutenu aurait dû être instauré au moins depuis la fin des essais en 1996. Cela aurait permis d'éviter la situation actuelle où, en 2025, la question reste humainement sensible, tant en métropole qu’en Polynésie française et dans le sud de l’Algérie. Cette situation n'est pas acceptable et je vous félicite donc pour votre initiative, malgré les obstacles rencontrés. Nous attendons vos recommandations avec impatience et restons à votre disposition pour poursuivre les échanges. Nous répondrons au questionnaire dans les jours à venir.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour votre participation et, surtout, si vous souhaitez nous apporter des éléments complémentaires, n’hésitez pas.
14. Audition, ouverte à la presse, des représentants de l’ASNR (Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection, organisme résultant de la fusion IRSN/ASN) : Mme Géraldine Pina, commissaire, M. Jean‑Christophe Gariel, directeur général adjoint en charge de la santé et de l’environnement, M. Philippe Renaud, chargé de mission auprès du directeur de l’environnement, M. Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé, Mme Emmanuelle Mur, responsable des relations institutionnelles (Mercredi 19 février 2025)
M. le président Didier Le Gac. Je remercie la délégation de l’ASNR pour sa présence. Je rappelle que cette nouvelle autorité est née de la fusion entre l’ancien Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et l’ancienne Autorité de sûreté nucléaire (ASN), à la suite de la loi votée en mai 2024. L’ASNR est une autorité administrative indépendante chargée du contrôle de la sûreté nucléaire, de la radioprotection et des activités nucléaires. Elle assure également une mission générale d'expertise, de recherche et de formation dans ces domaines.
Je précise que la précédente commission d'enquête, interrompue par la dissolution, avait déjà auditionné l'IRSN le 23 mai dernier. Nous accueillons aujourd’hui plusieurs représentants de l'ASNR que je vais rapidement vous présenter. Mme Géraldine Pina, maître de conférences des universités, médecin nucléaire à la faculté de médecine de Lyon-Est et ingénieur en génie électrique. Vous avez travaillé sur les rayons ionisants et avez été médecin expert auprès du secrétariat pour l'indemnisation des victimes des essais nucléaires entre 2015 et 2018. Vous êtes actuellement commissaire à l’ASNR. M. Jean-Christophe Gariel : vous êtes directeur général adjoint de l’ASNR en charge du pôle santé environnement depuis juillet 2017, après avoir été directeur de l'environnement à l'IRSN pendant plus de cinq ans. M. Philippe Renaud : vous êtes spécialiste de la radioactivité dans l'environnement à l'ASNR, et avez notamment étudié les niveaux de contamination de divers aliments après l'accident de Fukushima. Vous êtes actuellement chargé de mission auprès du directeur de l'environnement au sein de l'ASNR. M. Dominique Laurier, vous êtes docteur en sciences, ancien responsable du laboratoire d'épidémiologie de l'IRSN de 1995 à 2017, et adjoint au directeur de la santé au sein de l'IRSN depuis 2022. Enfin, Mme Emmanuelle Mur, vous êtes là en qualité de responsable des affaires institutionnelles de l'IRSN depuis octobre 2019.
Je vais vous poser trois questions liminaires pour cadrer cette audition avant que les échanges ne se fassent avec les députés ici présents. Lors de votre précédente audition, Monsieur Laurier, vous avez déclaré qu'il n'existait pas de seuil en deçà duquel le risque de contamination serait nul. De même, Madame Laurence Lebaron-Jacobs, vice-présidente du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), a qualifié le seuil de 1 millisievert d'arbitraire et non scientifique. Face à ces incertitudes, pensez-vous qu'il serait raisonnable d'établir une présomption irréfragable de contamination dès lors que les critères de temporalité et de lieu de résidence posés par la loi Morin sont remplis ? La loi devrait-elle être révisée sur ce point précis ?
Vous aviez indiqué que l'IRSN n'avait pas été sollicité pour étudier systématiquement les essais réalisés avant 1975. Qui est habilité à demander de telles études ? Quels sont les principaux enseignements tirés de vos études sur les tirs effectués de 1975 à 1996, notamment concernant l'impact sur les populations polynésiennes ?
Enfin, quelle est votre appréciation scientifique de l'ouvrage « Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie » de Sébastien Philippe et Tomas Statius, qui a suscité des controverses comme vous le savez ?
Préalablement à vos interventions, je vous remercie de nous déclarer chacun à tour de rôle tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer, le cas échéant, vos déclarations. Je vous rappelle également que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Géraldine Pina, M. Jean-Christophe Gariel, M. Philippe Renaud, M. Dominique Laurier et Mme Emmanuelle Mur prêtent serment.)
Je vous informe également que Mme Dominique Voynet assurera la présidence de cette audition après mon départ à 18 heures.
Mme Géraldine Pina, commissaire de l’ASNR. Je vais commencer par rappeler les missions de l’ASNR, les actions réalisées avec la Polynésie française, nos missions de recherche d’expertise en radioprotection et de surveillance du territoire puis conclure par les actions spécifiques d’expertise réalisées par l'IRSN et l’ASNR.
L’ASNR, autorité administrative indépendante créée le 1er janvier 2025 par la fusion de l’ASN et de l'IRSN, compte plus de 2 000 collaborateurs œuvrant pour la protection des personnes et de l'environnement. Nos missions principales sont le contrôle des activités nucléaires civiles au nom de l'État, la contribution à l'élaboration d'une réglementation claire, accessible et proportionnée en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection, l'apport d'une expertise scientifique et technique, la conduite d'activités de recherche en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection, la formation des personnels, l'information du public, le dialogue avec les parties prenantes et le développement d'une culture de radioprotection et de sûreté nucléaire au sein de la population et enfin l'évaluation et le conseil en cas de situation d'urgence radiologique.
Dans le cadre d'une convention de coopération avec la Polynésie française, l’ASNR apporte son soutien pour l'élaboration de la réglementation polynésienne en matière de radioprotection, fournit un appui technique dans le domaine sanitaire, participe à la formation des agents, aide à la conduite d'inspections sur le terrain et assiste dans l'instruction des demandes d'autorisation et d'enregistrement. Sur demande de la Polynésie française, nous pouvons également intervenir en cas d'accident radiologique ou de situation d'urgence.
Concernant la radioprotection, l’ASNR a repris l'ensemble des missions de l'IRSN en matière d'expertise, de recherche et de veille radiologique. Nous évaluons les risques, élaborons des programmes de recherche visant à faire progresser la connaissance et la compréhension des effets des rayons ionisants sur l’homme comme sur l’environnement et assurons une veille permanente en radioprotection, notamment par la surveillance radiologique du territoire national et de la Polynésie française. Nous gérons également les données dosimétriques des travailleurs exposés et des patients et menons une veille scientifique, particulièrement sur les effets des faibles doses.
L’ASNR participe activement aux travaux européens et internationaux en matière de radioprotection. Nous coordonnons notamment le partenariat européen Pianoforte, qui regroupe plus de vingt pays et six plateformes européennes de recherche (Euradose…). Nous sommes impliqués dans plusieurs organisations internationales importantes, notamment la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), le Comité scientifique des Nations Unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) et nous présidons HERCA (Heads of the européean radiological protection competent authorities), l’association des responsables des autorités compétentes en radioprotection en Europe, pour favoriser une harmonisation de la réglementation et des pratiques.
Concernant les essais nucléaires français en Polynésie, 41 essais atmosphériques ont été réalisés entre 1966 et 1974, suivis de 137 essais souterrains à Mururoa et Fangataufa de 1975 à 1996. Les essais atmosphériques ont entraîné une contamination de l'environnement par des radionucléides artificiels, exposant les habitants à la fois par voie externe (principalement par la respiration de particules contaminées flottant dans l’air) et interne (par l’ingestion de denrées qui avaient elles-mêmes été contaminées). Depuis 2002, la surveillance radiologique de la Polynésie française est assurée par l'IRSN puis par l’ASNR, grâce à son laboratoire d’étude et de surveillance de l’environnement, excluant néanmoins les sites de Mururoa et Fangataufa. Cette surveillance implique l'analyse d'échantillons de divers milieux et denrées alimentaires afin d’estimer la dosimétrie existante. Les résultats de la campagne 2021-2022 montrent des niveaux de radioactivité artificielle résiduelle très bas, avec une exposition des populations quasi exclusivement naturelle, estimée à 1,4 millisievert (mSv) par an, soit deux fois moins que dans l'Hexagone où le niveau se situe à 3 mSv par an (chiffres de 2021 et 2022, la France étant soumise à une exposition naturelle à plus de 99 %, qui ne prend pas en compte l’exposition médicale). Les rapports synthétisant ces résultats sont publiés tous les deux ans et transmis à l'UNSCEAR et à la Commission d'information auprès des anciens sites d'expérimentation nucléaire du Pacifique.
L’ASNR participe également aux travaux d'autres instances de l'État traitant des conséquences des essais nucléaires. Elle est notamment représentée à la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) et présidait le conseil scientifique de l'Observatoire de la santé des vétérans jusqu'à sa dissolution en octobre 2024. L'IRSN a également répondu à diverses sollicitations d'expertise, notamment de la part de la Direction générale de la santé (DGS), portant notamment sur les effets de la radioactivité sur les personnes et l'environnement, concernant par exemple les connaissances scientifiques en matière de maladies radio-induites. Elle a également répondu aux sollicitations du Civen pour fournir des estimations de doses efficaces pour les populations de Polynésie pour la période 1975-1981.
En 2021, l'IRSN a contribué à un rapport d'expertise collectif de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires sur la population polynésienne. Parmi les recommandations émises, deux concernaient particulièrement notre domaine. La première demandait d'affiner les estimations de doses reçues par la population et par les personnels civils et militaires. La seconde préconisait de réaliser une veille scientifique, notamment sur les effets des faibles doses pour les pathologies cancéreuses qui ne figurent pas actuellement sur la liste des maladies radio-induites, pour les pathologies non cancéreuses et pour les effets sur la descendance.
En réponse à cette première recommandation, la DGS a sollicité l'IRSN pour mener une étude préliminaire sur l'évaluation des doses reçues par la population à la suite de l'essai Centaure. Cette analyse, basée sur les mesures disponibles, a été présentée au Civen en 2022 et évoquée lors de la précédente audition en mai 2024. Le rapport final, achevé en 2025, vous a été transmis.
Concernant la seconde recommandation sur le maintien d’une veille scientifique, l’ASNR poursuit son activité, en se concentrant particulièrement sur les effets des faibles doses pour les cancers, les effets non cancéreux tels que les maladies cardiovasculaires, et pour les effets sur la descendance. Elle continue également à contribuer à la veille épidémiologique aux niveaux européen et international et mène des recherches sur les sujets des faibles doses. Des synthèses de connaissances sont actuellement en cours de finalisation dans le cadre de l'UNSCEAR et de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) et seront prochainement communiquées.
M. Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé au sein de l’ASNR. Pour bien comprendre la question du 1 mSv, il est nécessaire de revenir aux connaissances actuelles concernant les risques de cancer associés au rayonnement ionisant. Les études épidémiologiques et biologiques d’aujourd’hui démontrent une augmentation du risque de cancer à des niveaux de doses considérés comme faibles en recherche, c'est-à-dire de quelques dizaines à quelques centaines de millisieverts. Cette augmentation se traduit par une fréquence plus élevée de cancers dans les groupes de population ayant reçu des doses de plus en plus impprtantes.
Bien que nous ne soyons pas aujourd’hui en mesure d'affirmer qu'un cancer spécifique est dû au rayonnement ionisant plutôt qu'à d'autres facteurs, une augmentation de la fréquence est tout de même observée au sein de ces populations. Nous ne sommes pas davantage capables de déterminer un seuil, ni en biologie ni en épidémiologie, en-dessous duquel le risque d'augmentation de la fréquence de cancer serait nul. Le système de radioprotection actuel est donc basé sur l'hypothèse d'une relation linéaire sans seuil, extrapolant le risque observé à des doses plus élevées jusqu'aux faibles doses. Cette approche est considérée comme prudente et raisonnable par l’IRSN, cette hypothèse de relation linéaire nous semblant être l’approche la plus raisonnable des choses.
La valeur de 1 mSv a été introduite dans le système de radioprotection en 1991 comme étant la limite de dose pour la population générale. Elle a été choisie non pas comme étant un seuil de risque mais en référence à l'exposition naturelle moyenne (hors radon) d'environ 1 mSv par an dans la population mondiale du fait par exemple des expositions cosmiques et telluriques. À l’époque et encore aujourd’hui, on ne sait pas quel est le risque lié à cette exposition naturelle mais on suppose qu’il est faible. Le seuil de 1mSv a été fixé comme ça : il ne correspond pas à une absence de risque mais à un niveau de risque qui ne soit pas plus que le doublement du risque afférent à la radioactivité existant dans le milieu naturel. Il est donc crucial de comprendre que ce seuil ne représente ni un seuil de risque, ni une valeur en-dessous de laquelle il n'y aurait aucun risque et au-dessus de laquelle tous les cancers seraient radio-induits ; c’est une valeur de gestion introduite par la CIPR (commission internationale de protection radiologique).
Concernant le risque associé à une dose de 1 mSv, il est considéré comme très faible même si on est au-dessus. Les calculs basés sur l'hypothèse d'extrapolation linéaire suggèrent que parmi cent cancers survenant dans une population, nettement moins d'un cancer pourrait être attribué à une exposition de 1 mSv. Pour 1 mSv, on est incapable d’observer le risque existant. En d'autres termes, dans une population exposée à 1 mSv, la grande majorité des cancers serait attribuable à d'autres causes et surviendrait indépendamment de cette exposition. Parmi 100 cancers, nettement moins de 1 serait attribuable à une exposition à des rayonnements ionisants de 1 mSv. Avec une exposition à 1 mSv, la quasi-totalité des cancers serait là de toute façon ; en revanche, on ne peut identifier quelles sont les personnes pour lesquelles il y a une augmentation du risque et dont le cancer pourrait être attribué à une exposition à des rayons ionisants.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, a l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du Centre d'expérimentation du Pacifique en Polynésie française, a la reconnaissance, a la prise en charge et a l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation. Ce seuil de 1 mSv est inscrit dans la loi et détermine la décision du Civen d'accorder ou non le statut de victime à un malade. Est-ce bien exact ?
Mme Géraldine Pina. C'est effectivement la valeur de référence qu'applique le Civen.
M. Dominique Laurier. Plutôt que de « seuil », je pense qu’il est préférable de parler de « valeur de référence » utilisée par le Civen ; la valeur de gestion du risque est fixée à 1 mSv. En termes de fréquence, le risque associé est très faible. Il n'y a pas de différence majeure entre une exposition juste en dessous ou juste au-dessus de cette valeur.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J'ai examiné votre rapport récemment remis, qui fait suite aux travaux préliminaires réalisés par l'IRSN en 2021, concernant l'impact radiologique de l'essai Centaure de 1974, l'un des derniers essais atmosphériques. Compte tenu des valeurs moyennes de doses efficaces calculées et des incertitudes importantes associées à ces estimations, est-il oui ou non scientifiquement possible de démontrer que la dose annuelle reçue par une personne à la suite de l'essai ne peut pas être supérieure à 1 mSv ?
M. Philippe Renaud, chargé de mission auprès du directeur de l’environnement. La réponse est clairement non. Les incertitudes sont telles que nos calculs n'ont pu aboutir qu'à des ordres de grandeur, autour du 1 mSv. Les doses estimées sont de l'ordre du millisievert, oscillant entre un peu moins et quelques millisieverts. Les incertitudes sont si importantes qu'il est impossible de discriminer ou d'individualiser cette dose. Nous ne pouvons pas distinguer les personnes ayant reçu plus ou moins de radiation. Cette limitation s'applique non seulement à notre étude mais également aux études antérieures.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il n’est donc pas possible de démontrer si une personne a reçu une dose inférieure ou supérieure à cette valeur ? Pourtant, le Civen rejette certains dossiers liés à l'essai Centaure en s'appuyant sur l'argument selon lequel le requérant ou la requérante n'a pas pu recevoir une dose supérieure à 1 mSv. Cette approche vous semble-t-elle scientifiquement justifiable ? Et pour nous, députés non-scientifiques, comment procèdent-ils d’après vous ?
M. Philippe Renaud. Le Civen se base en réalité sur les estimations fournies par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) dans des rapports produits il y a environ vingt ans. Dans ces rapports, le CEA présente des résultats de calculs bruts, similaires à ceux produits lors de l’étude d'impact d'une installation nucléaire. Le problème que vous posez réside dans la représentativité de ces estimations par rapport aux doses réellement reçues par les individus. C’est là qu’il y a eu un problème. Bien que le calcul en lui-même ne soit pas en cause, le CEA n'avait pas, à l’époque, précisé les incertitudes associées à ces calculs. Par conséquent, ces résultats ont été utilisés pour discriminer les personnes sans prendre en compte les marges d'erreur. Le problème provient donc de l'absence de considération des incertitudes liées à ces résultats de mesure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Votre rapport évoque effectivement ces incertitudes. Aujourd'hui, nous traitons donc de cas individuels, chaque dossier concernant une personne humaine, à partir de l’application de données brutes. Votre rapport indique que les mesures radiologiques et les données initiales ne suffisent pas à elles seules pour estimer les doses reçues par la population et doivent être précisées et complétées par des estimations supplémentaires, notamment de l'incertitude, obtenues par calcul. Vous intégrez ensuite ces données, mesurées et transmises uniquement par le CEA, sans vérification indépendante, dans un système de modélisation dynamique appelé Symbiose. Vous affirmez également que vos résultats restent dans les mêmes zones de résultats que ceux du CEA et de l’ouvrage « Toxique ». Est-ce parce que nous traitons de très faibles doses ?
M. Philippe Renaud. Le lien ne concerne pas les très faibles doses mais plutôt l'insuffisance des mesures disponibles à l'époque pour calculer à elles seules les doses avec précision. De fait, pour combler ces nombreuses lacunes, le CEA a développé une méthodologie comportant des incertitudes. Lorsque nous, nous avons été sollicités pour évaluer les retombées de l'essai Centaure, nous avons opté pour une autre méthodologie qui réduit probablement légèrement le nombre d'incertitudes, mais nos résultats restent de l'ordre du millisievert. Vous noterez que nous avons également fourni des résultats bruts, accompagnés toutefois de commentaires sur leurs limites d'utilisation. Nous avons souligné le fait que nos ordres de grandeur sont similaires à ceux du CEA et des études de Sébastien Philippe, tournant autour d'1 mSv, mais que nous ne pouvons pas réduire davantage ces incertitudes. Les données qui n’ont pas été acquises à l'époque ne pouvant plus l'être maintenant, nous ne pouvons donc que retenir des ordres de grandeur, qui ne permettent pas de différencier les personnes ayant reçu un peu plus ou un peu moins d'1 mSv.
Mme Géraldine Pina. Je souhaite revenir sur ce point. Les résultats que nous vous présentons sont uniquement ceux de l’expertise effectuée par l’ASNR. Nous vous communiquons tout ce qui concerne l’estimation réalisable en fonction des données disponibles et de toutes les hypothèses prises, qui diffèrent selon les études de M. Philippe et celles de l’IRSN, ainsi que les incertitudes qui les accompagnent. L’estimation la plus juste est celle présentée dans notre rapport, mais elle est assortie d’incertitudes allant dans les deux sens, la dose effectivement reçue par une personne pouvant avoir été moindre ou supérieure. Nous ne pouvons pas aller au-delà de cette affirmation.
Par ailleurs, comme vous l’avez mentionné, des personnes s’interrogent sur leurs maladies et le risque qu’elles soient liées aux rayonnements ionisants. Ni l’expertise ni les études épidémiologiques ne peuvent répondre à cette question car, à des niveaux de doses aussi faibles, l’augmentation du risque de cancer n’est pas mise en évidence, même pour des valeurs allant jusqu’à plusieurs dizaines de millisieverts. Ce sont les données que nous pouvons vous apporter en tant qu’experts : le résultat des études épidémiologiques et la zone où nous pouvons difficilement répondre, car elle se situe en-dessous de ce qui peut être mis en évidence en termes d’augmentation de cancer. Quant aux doses, nous vous donnons la meilleure estimation possible et les incertitudes associées.
M. Philippe Renaud. J'aimerais ajouter qu’en tenant compte des incertitudes auxquelles nous faisons allusion, les trois études que nous citons donnent finalement des résultats convergents, concordants. L’étude effectuée par l’ASNR valide les ordres de grandeur établis par le CEA et par Sébastien Philippe, qui constituent précisément la valeur de référence utilisée. Il ne sera vraisemblablement pas possible d'aller plus loin.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Résultats concordants alors même qu’on utilise deux méthodes de calcul différentes ?
M. Philippe Renaud. Oui mais vous pouvez également l’appréhender de façon positive ; les études de l’ASNR valident en quelque sorte les analyses précédemment effectuées tant par le CEA que par Sébastien Philippe. On dit seulement que l’ordre de grandeur a été de 1 mSv, pas de 20 ou 30 mSv ; et il se trouve que ce 1 mSv est également la valeur de référence utilisée. Le problème est là.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les décisions du Civen, basées sur le fait qu’une personne n’a pas ou n’aurait pas reçu une dose d’1 mSv sont-elles alors entendables ?
Mme Géraldine Pina. Nous vous fournissons les meilleures estimations possibles, entachées d’incertitudes. L’estimation dosimétrique individuelle effectuée par le Civen, qui se base sur les analyses du CEA, tout comme les décisions qui en découlent, relèvent de sa propre responsabilité. Nous pouvons seulement vous indiquer que les résultats de l’analyse conduite par l’ASNR concordent, en termes d’ordre de grandeur, avec ceux du CEA.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je comprends donc que les valeurs concordent sans que l’incertitude ne soit prise en compte.
Mme Géraldine Pina. L’étude du CEA comme celle de l’ASNR comportent des incertitudes, qui sont en effet extrêmement difficiles à calculer.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je vous remercie pour cet exposé précis qui nous permet de bien comprendre le déroulement des événements. Vous avez souligné que les estimations sont produites par calcul effectué par le CEA, sans nécessairement être validées par des mesures et des observations directes. Bien que vos explications sur les ordres de grandeur me conviennent pour l'instant, je n'ai cependant pas saisi pourquoi vous avez insisté sur la période entre 1975 et 1996, en précisant que vous n'étiez pas présents avant 1975. J'aimerais donc savoir qui vous a mandatés, ce qui relève du civil et du militaire dans cette affaire et à qui incombait la surveillance de tel ou tel équipement, de tel ou tel atoll. Les scientifiques du Criobe nous ont expliqué hier que la surveillance de l'accumulation de radionucléides dans les espèces animales en haut de la chaîne alimentaire était assurée « par les armées et l'IRSN » nous ont-ils dit. Je souhaite donc savoir qui a analysé quoi, pendant combien de temps, à la demande de qui, où sont les résultats et quelles leçons en ont été tirées. Il serait intéressant de connaître les données dont nous disposons concernant les cailloux, les algues, les organismes unicellulaires, le plancton, les poissons, etc.
Je me demande également si vous avez cherché à reconstituer a posteriori la contamination radioactive du massif corallien en procédant à des carottages. Le pays, à l’occasion d’une commission d’enquête, aurait effectué des analyses dans des coraux. L'IRSN a-t-elle eu cette curiosité ? L'avez-vous fait vous-même et que pouvez-vous nous en dire ?
M. Jean-Christophe Gariel, directeur général adjoint de l'ASNR. Concernant votre question relative à notre saisine, nous avons été sollicités à deux reprises au sujet de la Polynésie. La première fois, c’est le Civen qui nous a mandatés pour la période 1975-1981, afin de réaliser une estimation dosimétrique après la fin des tirs atmosphériques. La seconde fois, c'est la DGS qui nous a saisis en 2021, à la suite de la publication du rapport de l'Inserm, en tenant compte de l’une de ses recommandations relatives à la nécessité d’affiner les estimations dosimétriques. La DGS nous a alors sollicités pour réaliser une étude de faisabilité, qui correspond au rapport que vous avez sous les yeux.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Vous avez dit tout à l’heure qu’avant 1975, vous n’aviez jamais été « systématiquement saisis » mais en vérité, ce que je comprends, c’est que vous ne l’avez jamais été !
M. Jean-Christophe Gariel. Nous avons été saisis une seule fois avant 1975 pour une étude de faisabilité, que nous avons choisi de focaliser sur l’essai Centaure. Nous savions en effet que cet essai comprenait un maximum de données disponibles et que nous avions donc plus de chances d’aboutir à un résultat.
M. Philippe Renaud. Pendant les années des essais nucléaires français, la surveillance en Polynésie était assurée par le CEA puis, à partir de 1982, par le CEA avec l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN). Dans les années qui ont suivi, l’IRSN, puis l’ASNR maintenant, a pris le relais. Nous avons donc calculé les doses pour la période 1975-1981 en exploitant les données du CEA. Il est important de noter que les estimations effectuées pour cette période sont accompagnées d’incertitudes beaucoup plus faibles que pour les retombées de l’essai Centaure, les calculs étant moins complexes après les essais atmosphériques d’une part. D’autre part, dans la mesure où les données étaient suffisamment nombreuses pour que le recours à la modélisation reste minimal, l’exercice était beaucoup plus simple sur la période 1975-1981 qu'il ne l’est pour reconstituer les doses dues aux essais de 1966 à 1974.
Mme Mereana Reid Arbelot. Je tiens à préciser, pour que tous les députés comprennent bien, que cela concerne la période après les essais atmosphériques.
M. Philippe Renaud. Effectivement. Je précise que les doses que nous avons calculées pour les essais souterrains sont de l’ordre de plusieurs microsieverts à plusieurs dizaines de microsieverts, c’est-à-dire qu’elles sont nettement inférieures aux valeurs dont nous parlons dans le cadre de l'essai Centaure. Cela s’explique par le fait que les essais souterrains n'ont pas généré dans l'atmosphère de retombées comparables à celles des essais atmosphériques. Par conséquent, les doses ont été beaucoup plus faibles.
M. le président Didier Le Gac. Il y pourtant eu des fuites !
M. Philippe Renaud. En effet, mais sans commune mesure avec les retombées des essais atmosphériques.
Mme Dominique Voynet (EcoS). J'en déduis qu'aucune analyse n'a été effectuée sur des poissons, des algues ou du plancton, car vous évoquez essentiellement l’air et l’eau devant nous.
M. Philippe Renaud. L’ASNR et ses prédécesseurs (IPSN, IRSN) ont réalisé une surveillance complète de tous les milieux, à l’exception des coraux, mais incluant l’air, les sols et les denrées de toute nature, qu'elles soient marines ou terrestres. Avant 1982, c'est le CEA qui effectuait cette surveillance.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je souhaite revenir sur la question des millisieverts et des dossiers des personnes se déclarant victimes des essais nucléaires. Monsieur Laurier, vos propos étaient particulièrement éclairants, chaque mot ayant son importance, notamment lorsque vous qualifiez le millisievert de « valeur de gestion ». Cette expression suggère que cette valeur ne permet pas de déterminer si une personne est malade ou pas, de déterminer si sa maladie est due ou non aux radiations, mais qu’elle est plutôt un outil de gestion administrative, éventuellement permettant de gérer, de filtrer, de gagner du temps... Cela m'interpelle, car c’est pourtant sur cette base que le Civen statue sur les dossiers.
Nous constatons par ailleurs que la commission de suivi des victimes des essais nucléaires ne se réunit pas et nous cherchons à en comprendre les raisons. Cette commission est censée être le cadre dans lequel la liste des maladies radio-induites peut être modifiée et au sein de laquelle le seuil du millisievert peut être potentiellement réévalué. La précision de vos analyses, ainsi que les incertitudes que vous reconnaissez, pourrait-elle avoir un impact sur l'absence de réunions de cette commission, dont vous êtes membre ? Avez-vous cherché à comprendre pourquoi elle ne se réunit pas ? Est-ce lié aux informations que vous avez transmises ?
Cette situation est préoccupante car, derrière les questions posées par notre commission d’enquête, des personnes cherchent à faire valoir leurs droits. En tant que parlementaires, nous sommes chargés de défendre ces droits s'ils sont légitimes et devons donc analyser la situation de manière approfondie pour parvenir à des conclusions justes.
Mme Géraldine Pina. Vous déplorez le fait que la commission consultative ne se réunisse pas, mais je tiens à préciser que ni l’ASNR, ni l'IRSN avant elle, ne décident de la tenue de ces réunions. Notre rôle est d'apporter une expertise ponctuelle lorsqu'elle est sollicitée, ce que nous avons toujours fait et continuerons à faire. Parfois, notre réponse consiste à reconnaître les limites de notre savoir. Bien que je comprenne la frustration des personnes dont les dossiers sont en attente et qui souhaiteraient obtenir davantage d'informations sur la situation en Polynésie et sur l'indemnisation des victimes présumées, ces aspects ne relèvent pas de notre compétence. Nous entendons l'importance de répondre aux interrogations des personnes et de prendre en considération leurs besoins, mais, je le répète, l’ASNR ne décide pas de la convocation de ce comité de suivi.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). J’aimerais maintenant aborder le sujet de la veille sur la descendance. Nous avons récemment rencontré, à l'Assemblée nationale, des hibakusha, les survivants japonais des bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki. Ils étaient accompagnés de leurs descendants, également considérés comme hibakusha au Japon, où l’on estime qu'ils sont également victimes des essais nucléaires ayant impacté leur santé. Où en est la veille sur la descendance ? Comment alimentez-vous le Civen ou d'autres instances avec les éléments que vous avez recueillis sur ce sujet ?
Mme Dominique Voynet, vice-présidente de la commission d’enquête, assure la présidence.
M. Dominique Laurier. Permettez-moi tout d’abord de revenir sur votre question concernant le seuil de 1 mSv qui, comme je l’ai expliqué précédemment, ne représente pas une valeur scientifique. À ces niveaux de doses très faibles, nous n’avons aucune capacité pour affirmer qu'il n'existe aucun effet en dessous et qu'il en existe au-dessus. Nous pouvons seulement dire, en nous basant sur l'hypothèse d'une extrapolation linéaire sans seuil, que plus les doses sont faibles, plus le risque est faible.
L'estimation que j'ai présentée plus tôt doit juste être considérée comme un ordre de grandeur. Pour 1 mSv, dans une population de 100 décès, plus de 99 % se produiraient de toute façon. C’est parce que nous ne pouvons pas affirmer que le risque est nul qu’un système de compensation existe mais il correspond à un risque très faible. Il est important de comprendre que la probabilité d’un cancer radio-induit est très faible pour la majorité des personnes qui entrent dans le système de compensation.
Le seuil de 1 mSv a été proposé par la CIPR il y a plus de trente ans comme valeur limite d’exposition pour le public. C'est une valeur de gestion en radioprotection, visant à limiter l’impact de la radioactivité ajoutée par le fonctionnement des installations nucléaires à un niveau qui restera limité, et qui ne dépassera pas le double de l’exposition naturelle. Elle ne doit donc pas être considérée comme une valeur seuil qui prouverait indubitablement une radio-induction des cancers dès lors qu’elle serait dépassée. Nous savons qu’il existe des associations entre cancers et exposition, notamment pour les cancers de la thyroïde mais, en raison des faibles doses impliquées, le nombre de cas attribuables reste très limité. Notre hypothèse est que le risque existe même à très faibles doses, mais qu’il reste très faible en termes de fréquences ajoutées.
Concernant votre seconde question sur les effets héréditaires ou effets transgénérationnels, c'est effectivement un sujet qui suscite des interrogations depuis longtemps, notamment au Japon à la suite des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, mais également dans d'autres situations telles que Fukushima. Ce sont des questions régulièrement abordées au sein de la CIPR ou de l’UNSCEAR mais il est très difficile d’avoir des connaissances précises sur ce sujet.
Chez les animaux, des études ont montré qu'une irradiation chez des mouches pouvait entraîner une augmentation de la fréquence de certaines mutations chez les descendants. Ces effets transgénérationnels ont également été observés chez des animaux non directement exposés mais dont les parents ont en revanche été exposés avant la conception. La question, depuis longtemps posée, est de savoir si de tels effets sont observables chez l'homme. Les premières études sur les survivants d’Hiroshima et Nagasaki ont ainsi été publiées dans les années 1950 et 1960.
Dans le cadre de la CIPR, j’ai récemment supervisé un groupe de travail sur les effets sur la descendance. Bien que le travail soit encore en cours, nous avons publié plusieurs synthèses des connaissances actuelles, notamment deux articles faisant le point sur toute la littérature relative aux résultats disponibles concernant les populations humaines. Après avoir examiné plus d'une centaine d'articles pertinents, notre conclusion est qu'à ce jour, les résultats épidémiologiques ne démontrent pas d'augmentation du risque chez les descendants de personnes exposées. Il faut cependant noter que la plupart des études disponibles présentent d’importantes limites méthodologiques ; les études de meilleure qualité concluent néanmoins à l’absence d’effets observables chez l’homme.
Plusieurs hypothèses sont avancées pour expliquer cette différence entre les observations chez l’animal et chez l’homme, que nous n’aurons pas le temps d’évoquer ici. Notre conclusion, publiée dans deux articles de synthèse fin 2024, est qu’il n’existe pas d’éléments probants qui démontreraient un effet transgénérationnel chez l’homme. Si nous restons prudents au regard des études limitées, nous pouvons toutefois affirmer que, s’il existait un effet très fort, les études auraient été capables de le détecter.
Je suis tout à fait disposé à présenter ces résultats à la commission consultative sur le suivi si vous le souhaitez.
Mme Mereana Reid Arbelot. Je souhaite revenir sur la question précédente concernant la valeur de 1 mSv, qui est finalement une valeur annuelle pour la radioprotection. Vous avez, Monsieur Laurier, indiqué que, sur une population exposée, un très faible nombre de maladies serait dû au rayonnement ionisant. Cette affirmation s’applique-t-elle à tout type de population et d’exposition ? Lors d’une campagne de tirs nucléaires, même sur un seul tir, l’exposition est en effet très forte sur quelques jours et non répartie sur une année. Il pourrait donc être pertinent d’intégrer les différences entre, par exemple, une population du Haut-Karabakh habituée à une radioactivité naturelle élevée et une population de Polynésie où la radioactivité tellurique est plutôt basse. Cela pourrait expliquer pourquoi certains plongeurs d’une autre origine n'ont développé aucune maladie malgré une exposition au point zéro, alors que d’autres personnes ont développé jusqu’à quatre ou cinq cancers différents. Avez-vous pris en compte ces différences entre les types de population dans vos considérations ?
M. Philippe Renaud. La question est tout à fait pertinente. Les estimations que j'ai présentées sont basées sur des calculs utilisant la dose et le taux de base, lequel qui dépend de la population. Nous avons ici recouru au taux de base français pour calculer la probabilité de survenue de cancers mais nous n'avons pas réalisé d'estimations spécifiques d’un taux de base pour la Polynésie. Il existe par ailleurs des calculs, régulièrement effectués au niveau international, qui montrent que les taux de base peuvent fortement varier selon les régions du monde. Ainsi, pour une même dose, les estimations et la contribution au risque attribuable peuvent différer.
Lorsque vous l’avez auditionné, il m’a semblé comprendre que M. de Vathaire travaillait sur un article présentant un calcul de risque attribuable adapté à la situation polynésienne, qui devrait permettre de répondre plus précisément à vos questions. Les chiffres que j'ai présentés, qui sont à considérer comme des ordres de grandeur, visaient surtout à illustrer le fait que, dans une population exposée à 1 mSv, tous les cancers ne sont pas radio-induits. Seule une faible proportion de ces cancers peut être attribuée à la radioactivité, en supposant que le risque persiste à des doses très faibles.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Ma première question concerne les critères retenus par le Civen, notamment les aspects de lieu et de temps. Concernant le lieu, l’observation d’une carte superposant l'Europe et les archipels polynésiens permet de constater que la distance entre Moruroa et Tahiti est comparable à celle qui sépare Tchernobyl de Paris. Or, après l'accident de Tchernobyl, il était déconseillé de cueillir des champignons dans les Vosges. Bien que la comparaison entre un accident nucléaire et une explosion nucléaire ne soit pas directe, la question se pose : les critères de lieu retenus par le Civen vous semblent-ils pertinents, ou devrions-nous considérer que tous les atolls de l'archipel sont concernés ?
Par ailleurs, sachant que certains radionucléides produits par les explosions nucléaires ont des périodes de demi-vie se comptant en milliers ou centaines de milliers d'années, le critère temporel retenu par le Civen vous paraît-il raisonnable ?
M. Philippe Renaud. Je ne peux pas répondre directement à l’ensemble de votre question mais je peux apporter quelques précisions. Parmi les essais nucléaires français, seuls cinq ont engendré des doses de l’ordre du millisievert. Cinq autres essais ont également provoqué des retombées, mais avec des doses environ dix fois plus faibles. Ces cinq essais principaux ont été identifiés par le CEA et leurs résultats ont été corroborés par une étude de M. Vladimir Drozdovitch. Ces cinq essais ont entraîné des conséquences plus importantes en raison de conditions météorologiques défavorables. Au lieu de se diriger vers l’Amérique du Sud comme prévu, les masses d’air se sont parfois déplacées trop au nord, affectant Tureia et l’est des Îles Tuamotu, ou trop au sud, touchant les Îles Gambier. Cela concerne quatre des cinq essais. Le cinquième, l’essai Centaure, s’est dirigé vers l’ouest, touchant une grande partie de la Polynésie française, particulièrement les Îles de la Société, dont Tahiti.
En résumé, nous pouvons établir un critère géographique sur la base des quatre essais qui ont affecté Tureia et l'est des Tuamotu, des deux qui ont touché les Gambier et de l'essai Centaure qui a impacté les Îles de la Société et une grande partie de la Polynésie. En comparaison, les retombées des autres essais ne sont pas considérées comme significatives.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Vous avez répondu sur le critère de lieu, mais qu'en est-il du critère de temps ?
M. Philippe Renaud. Les doses dont nous parlons ont été engagées dans les trois mois qui ont suivi chacune des retombées. L’essentiel de ces doses provient de radionucléides (substances radioactives) à très courte durée de vie, notamment les iodes et particulièrement l'iode 131, qui a une période de huit jours. L'essentiel de la dose a donc été engagé dans les trois mois qui ont suivi chacun de ces essais.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Ma deuxième question, bien que vous n'ayez peut-être pas tous les éléments compte tenu des périodes sur lesquelles vous avez été invités à expertiser, est la suivante : en tant qu'experts en radioprotection, pensez-vous que toutes les précautions possibles ont été prises à l'époque des essais, pour protéger les militaires, les civils travaillant pour les militaires, et les populations ?
Mme Géraldine Pina. Je vous suggère de vous adresser aux responsables de cette époque, l’ASNR n’étant pas compétente pour émettre une opinion sur ces éléments.
Mme Mereana Reid Arbelot. Monsieur Renaud, je souhaiterais une confirmation du chiffre de 31, que je ne comprends pas, ainsi que des précisions sur les cinq « tirs problématiques » mentionnés. Vous confirmez que seuls cinq tirs, dont un ou deux auraient touché Tureia, deux les Gambier et un seul Tahiti, ont posé problème. Or, d’après mes informations, 46 essais atmosphériques ont été réalisés en Polynésie, dont cinq de sécurité, soit un total de 41. De plus, entre Moruroa et l’Amérique du Sud se trouvent les Gambier et, si les tirs étaient censés aller vers l'Amérique du Sud, ils passaient forcément au-dessus, sans compter l’impact sur les populations sud-américaines.
M. Philippe Renaud. 41 essais nucléaires ont en effet été réalisés. Parmi ceux-ci, cinq ont provoqué des retombées dont les doses consécutives ont pu être de l’ordre du millisievert. Cinq autres ont engendré des doses de l’ordre de la centaine de microsieverts. Les 31 essais restants se sont déroulés dans des conditions plus favorables et ont donné des doses encore inférieures. Cela ne signifie pas pour autant une absence de retombées des autres essais sur la Polynésie ! Même si les Gambier et Tureia étaient épargnés, le panache faisait de toute façon le tour du globe et revenait sur la Polynésie, fortement dilué certes, provoquant des retombées d'un niveau considérablement plus faible que celles liées aux cinq essais principaux dont nous parlons.
Les cinq essais les plus problématiques sont Arcturus, Encelade, Phoebe, Centaure et Aldébaran. Rigel ayant eu des retombées nettement moindres, il n'est pas inclus dans ces cinq. Je tiens à préciser que, si les autres essais ont également provoqué des retombées, elles sont sans commune mesure avec celles dont nous parlons et qui ont malheureusement causé ces doses élevées.
Mme Mereana Reid Arbelot. Ces affirmations se basent-elles sur une étude des comptes rendus de l’ensemble des tirs ?
M. Philippe Renaud. L'ASNR a étudié uniquement l’essai Centaure. Les éléments que je vous rapporte sont basés d’une part sur les estimations du CEA et, d’autre part, sur les publications de M. Drozdovitch, celui-ci ayant réalisé plusieurs publications, dont une en 2008 et une en 2020, sur les dépôts radioactifs et les doses à la thyroïde. Bien que nous ne disposions pas des données relatives à l'exhaustivité des essais nucléaires, ces publications constituent une excellente base pour évaluer les retombées de chacun. Globalement, ces données corroborent les affirmations du CEA concernant les cinq essais dont les conséquences ont été les plus dommageables.
Mme Mereana Reid Arbelot. Qui est ce M. Drozdovitch que vous mentionnez ?
M. Philippe Renaud. Il serait regrettable qu’il ne soit pas auditionné, étant l'une des personnes ayant le plus publié sur les retombées des essais français en Polynésie. Dans notre projet de réponse au questionnaire, que nous vous transmettrons ultérieurement, nous mentionnons ses publications dans la prestigieuse revue Health Physics. Comme vous avez pu le constater, le nombre d'études consacrées à cette question est relativement restreint. En plus des travaux du CEA et des nôtres sur Centaure, la contribution de M. Drozdovitch au sujet est considérable.
Mme Géraldine Pina. Nous vous transmettrons les références des publications citées.
Mme Mereana Reid Arbelot. Je tiens également à signaler l'étude de « Toxique » sur Centaure.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je crois savoir qu'avec les essais atmosphériques, la contamination du sol et des cours d'eau par les produits de fission s’élevait à 61 millions de becquerels par mètre carré. Pouvez-vous confirmer cet ordre de grandeur ? De plus, bien que les becquerels et les millisieverts soient des unités différentes, comment passe-t-on de l'un à l'autre ? En effet, 61 millions de becquerels semblent être un chiffre considérable, tandis que 1 mSv paraît négligeable. Or, vous indiquez que sur 41 essais, seuls cinq ont engendré une dose supérieure à 1 mSv. Pourriez-vous nous expliquer cette apparente contradiction de manière concise ?
M. Philippe Renaud. Il faut beaucoup de becquerels pour produire peu de millisieverts, ce qui explique cette apparente contradiction. Concernant les retombées de l'essai Centaure, le CEA a mesuré les activités dans l'air, les dépôts au sol, le rayonnement ambiant ainsi que des mesures sur quelques denrées. En l'absence de mesures suffisantes, notamment sur les denrées, nous pouvons évaluer le transfert des radionucléides dans l'environnement et la contamination des denrées à partir des dépôts radioactifs au sol. Une fois ces données obtenues, nous appliquons des paramètres de scénario pour estimer le temps d'exposition des personnes sur le sol contaminé, leur consommation de denrées locales ou provenant d'autres régions de Polynésie. La contamination des denrées, mesurée en becquerels par kilo, est ensuite multipliée par la quantité ingérée. Nous utilisons enfin un « facteur de conversion de dose » pour déterminer la dose engagée pour chaque becquerel ingéré.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Pouvez-vous préciser si l’ordre de grandeur de 61 millions de becquerels par mètre carré vous semble plausible et si la correspondance avec 1 mSv est cohérente.
M. Philippe Renaud. Cet ordre de grandeur est en effet cohérent. Pour les cinq essais mentionnés, nous avons effectivement atteint des dépôts de l’ordre de 107 becquerels par mètre carré, notamment sur Tahiti après l'essai Centaure et sur Tureia après l'essai Arcturus. Les doses consécutives sont, comme nous l'avons indiqué, de l’ordre du millisievert, et de l’ordre de quelques dizaines de millisieverts pour les doses à la thyroïde.
Mme Dominique Voynet, présidente. Je tiens à vous remercier pour ces éléments qui nous interpellent fortement sur les plans scientifique et politique. Vous pouvez compléter nos échanges par l’envoi de tout document que vous jugerez utile aux travaux de la commission d'enquête. Je vous remercie également de transmettre par écrit vos réponses aux divers questionnaires qui vous ont été envoyés pour préparer cette audition.
15. Audition, ouverte à la presse, de Mme Florence Mury, docteure en géographie et post-doctorante au CNRS/MSH-P, M. Benjamin Furst, historien, spécialiste de l’histoire du CEP et des essais nucléaires en Polynésie et M. Brice Martin, maître de conférences en géographie à l’UHA (Mercredi 19 février 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue pour notre dernière audition de la journée. J’accueille en votre nom à tous Madame Florence Mury ainsi que Messieurs Benjamin Furst et Brice Martin pour nous entretenir ce soir de certains aspects historiques des essais nucléaires en Polynésie française (notamment en ce qui concerne le CEP, le Centre d’expérimentations du Pacifique) ainsi que des conséquences de ces mêmes essais sur l’environnement.
Je vous remercie tous les trois d’être là et notamment Madame Mury, en direct depuis la Polynésie où vous poursuivez vos recherches. Vous êtes agrégée de géographie et avez ensuite soutenu à l’Université de Limoges une thèse en géographie, au mois de décembre 2022, portant sur « Les échelles des renaissances culturelles en Polynésie française ». Vous êtes actuellement post-doctorante au CNRS et travaillez principalement sur le régionalisme polynésien.
Monsieur Furst, vous êtes docteur en histoire, chargé de cours à l’Université de Haute-Alsace et ingénieur de recherche au CRESAT (Centre de recherches sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques). Vos sujets de prédilection ont trait à l’histoire environnementale (notamment l’histoire du nucléaire) et à l’histoire de la Polynésie française ; autant dire que vous allez sans doute pouvoir nous éclairer ce soir…
Enfin, Monsieur Martin, vous êtes également titulaire d’un doctorat (en géographie) et vous enseignez à l’Université de Haute-Alsace. Vous êtes par ailleurs membre du directoire du CRESAT et responsable de l’axe de recherche « Géohistoire des risques », vous intéressant notamment à la géographie des risques (qu’il s’agisse des risques naturels ou technologiques) et à ce que l’on appelle la géohistoire.
Je rappelle ici que c’est au mois de juillet 1962 qu’a été créé le CEP, pour remplacer les sites d’essais qui existaient jusqu’alors dans le Sahara algérien. Il s’est principalement établi à Tahiti où était alors situé le centre de commandement et où se sont installés de nombreux métropolitains, civils et militaires, avec leur famille. Il a permis l’ouverture de l’aéroport de Tahiti-Faaa, inauguré en 1961, dont la piste était nécessaire pour que les avions long-courriers à réaction puisse se poser à Tahiti. Sauf erreur, ce sont, en quelques années, plus de 10 000 métropolitains qui se sont ainsi installés à Tahiti. Par ailleurs, des milliers de Polynésiens ont quitté leur île pour vivre à Tahiti et être ainsi embauchés par le CEP. La population de Tahiti passe de 45 000 habitants en 1962 à 79 000 en 1971. Le CEP a donc véritablement porté à bout de bras ce qui est devenue une véritable « économie de garnison » pour reprendre l’expression du professeur Bernard Poirine.
Monsieur Furst, vous êtes notamment l’auteur d’un article avec Alexis Vrigon sur « Les conséquences du CEP à Tahiti : jalons d’une histoire environnementale de l’agglomération de Papeete (1960-1990) » et, avec Monsieur Martin, d’un article que nous avons distribué aux membres de la commission d’enquête intitulé « Au-delà des radiations : l’impact environnemental du CEP ». Je signale enfin que vous avez tous les trois participé à la rédaction d’un tout récent Dictionnaire historique du CEP, sous la direction de Renaud Meltz, que nous auditionnerons d’ailleurs au mois de mars…
Compte tenu de votre grande expertise, je vous remercie tous les trois d’être venus pour cette audition et, avant que vous n’interveniez et que Madame la rapporteure, ainsi que les autres députés présents, ne vous posent à leur tour quelques questions, je souhaiterais vous en poser deux à titre liminaire :
- tout d’abord, lorsqu’il a été question d’implanter le CEP en Polynésie, ce sont des milliers de personnes qui sont venues, civils et militaires. Les a-t-on informées au préalable des possibles effets des tirs nucléaires qui allaient être tirés à Moruroa ou Fangataufa ou est-ce que les autorités étaient persuadées de l’innocuité de ces tirs, à tout le moins vu la distance à laquelle ils étaient pratiqués ?
- ensuite, pouvez-vous nous dire ce qui est arrivé une fois les essais terminés ? De quelle manière le CEP a-t-il modifié la géographie des lieux sur lesquels il a été implanté ? Comment s’est déroulé ce démantèlement ? Avec le recul, a-t-on pu mesurer ses impacts environnementaux, humains, économiques et même sociologiques ?
Mais, avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer chacun à tour de rôle tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Florence Mury, M. Benjamin Furst et M. Brice Martin prêtent serment.)
Mme Florence Mury, agrégée et docteure en géographie et postdoctorante au CNRS/MSH-P. Je débuterai par la question du niveau d’information des travailleurs et travailleuses du CEP. Environ 100 000 personnes ont été concernées par le travail au CEP en Polynésie française et, parmi elles, environ 10 000 à 12 000 travailleurs et travailleuses polynésiens et polynésiennes, ainsi que de la main-d’œuvre en provenance du Portugal. À ce jour, cette histoire reste d’ailleurs à écrire. Concernant le niveau d'information, il était relativement inégal selon le service auquel le personnel était affecté. On peut supposer que les agents qui travaillaient au service mixte du contrôle biologique (SMCB) ou au service mixte de surveillance radiologique (SMSR) avaient notamment accès à davantage d'informations. Dans le cadre du copilotage de l’Observatoire des héritages du CEP, dont Renaud Meltz est le pilote, j’ai mené une campagne de 130 entretiens en Polynésie française auprès des anciens travailleurs et des anciennes travailleuses du CEP, dans différentes îles. Il en ressort le caractère hétérogène de l'accès à l'information, ainsi que des témoignages selon lesquels des alertes sur les risques encourus étaient parfois reçues par certains travailleurs de la part d’un agent du SMCB.
Des mesures ont été prises et des interdictions formulées, parmi lesquelles, au moment des tirs, des périodes de rassemblement que les travailleurs et travailleuses devaient respecter de manière très stricte sous peine d’être renvoyés s’ils manquaient à l’appel. Cette procédure pouvait constituer une source d'information. Des précautions ont également été prises concernant la consommation de poissons sur les atolls de Moruroa ou Fangataufa, avec des interdits qui ont fluctué au cours du temps et qui, en pratique, ont été largement contournés. Des témoignages d'anciens travailleurs polynésiens mais également européens et français du CEP attestent ainsi du fait que la consommation de poisson était parfois accompagnée d'avertissements ou de sanctions concernant les risques encourus.
Plusieurs exemples, documentés par Renaud Meltz, démontrent au contraire l’existence de dissimulations, particulièrement concernant les conséquences de certains tirs, comme celui de l'opération Aldébaran en 1966 et de ses retombées qui ont affecté l’archipel de Mangareva. Des archives révèlent explicitement qu'il était préférable de ne pas informer la population des risques encourus, sous peine de provoquer un rejet des essais nucléaires. Ces faits ont également été documentés dans l’ouvrage « Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie » et par Vincent Jauvert.
Le niveau d'information était donc inégal et parfois accompagné de formes de dissimulation. À partir de 2001, grâce au travail des associations d'anciens travailleurs et de vétérans, des révélations successives ont émergé concernant ces risques. Une mémoire du risque s'est construite a posteriori, avec un impact psychologique significatif sur les anciens travailleurs et les résidents de Polynésie française, qui ont alors pris conscience des risques auxquels ils avaient pu être exposés et qui ont ainsi nourri certaines inquiétudes, concernant par exemple les risques transgénérationnels. Bien que des inquiétudes concernant les risques soient présentes dans les archives dès le début des essais nucléaires, il n'existe pas, à ce jour, de consensus scientifique fermement établi sur ces questions ; une grande étude épidémiologique associant également les sciences humaines, fait encore défaut. Un tel travail permettrait à la fois un suivi à long terme des populations résidentes et des anciens travailleurs et d'aborder les problématiques du risque environnemental en Polynésie de manière plus sereine. L'étude Sepia a elle-même reconnu ses limites, notamment en raison de biais tels que celui du « travailleur sain ». Il est également important de noter que de nombreux travailleurs n'ont pas eu accès au suivi dosimétrique, contrairement à ce qui est affirmé dans cette étude qui affirme que la quasi-totalité des travailleurs en bénéficiaient.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ces précisions et j’invite maintenant M. Furst ou M. Martin à poursuivre et à éclairer les membres de la commission sur le contexte de l’époque. Je rappelle notamment que la population de Tahiti est passée de 45 000 habitants en 1962 à près de 80 000 habitants en quelques années (en 1971) avec l’arrivée du CEP, soit une augmentation de presque 80 % ! Que pouvez-vous nous en dire ?
M. Benjamin Furst, historien, spécialiste de l’histoire du CEP et des essais nucléaires en Polynésie. Les sources telles que les entretiens confirment que le savoir sur les risques s'est constitué progressivement, au gré des influences et des expériences individuelles. Par exemple, lors d'un entretien récent que j’ai réalisé avec Renaud Meltz le mois dernier avec un ancien appelé du porte-avions Foch, celui-ci nous a indiqué qu'il était conscient de l'existence d'un risque, en partie grâce à sa position qui lui donnait accès à certaines bribes d’informations, de fait extrêmement parcellaires.
Concernant la modification de la géographie que vous avez évoquée Monsieur le Président, il est clair que le CEP a profondément transformé l'environnement de la Polynésie au sens large, tant lors de son installation que durant son fonctionnement et au moment de son démantèlement. Il est important de souligner la diversité des conséquences environnementales car, bien que les enjeux liés à la radioactivité occupent légitimement une place centrale, l'impact du CEP au-delà des essais eux-mêmes dépasse largement ce cadre. Depuis 2018, dans le cadre du programme « Histoire et mémoires du CEP » financé par la Polynésie française, nous avons exploré divers aspects de cet impact environnemental, au-delà des effets directs des détonations. L’arrivée du CEP a ainsi fortement transformé l’environnement polynésien, à la fois du fait des importants aménagements réalisés, des mobilités générées et des pollutions autres que radioactives. Nous travaillons aujourd’hui sur les conséquences indirectes de ces transformations, notamment l'impact de l’urbanisation accélérée de Tahiti et les transformations d’autres secteurs de l’économie à la suite de l’arrivée massive de travailleurs et de flux financiers liés au CEP. Nous nous intéressons également à la constitution des savoirs sanitaires et environnementaux au début des essais, ainsi qu'à l’observation de l'environnement mise en place pour étudier les effets des tirs.
Il est donc important de garder à l’esprit que les conséquences environnementales dépassent largement le cadre des essais eux-mêmes, tant sur le plan spatial et chronologique que dans la nature des effets de la création et du démantèlement du CEP.
M. Brice Martin, maître de conférences en géographie à l’UHA. Pour aller dans le sens de ce que vient d’évoquer Benjamin Furst, il est crucial de considérer les échelles temporelles et spatiales dans l’évaluation des conséquences des essais nucléaires. Plutôt que de se limiter aux deux atolls ou aux sites d’accueil du CEP, il convient d’envisager l’impact sur l’ensemble de la Polynésie. Concernant l’échelle de temps, les conséquences environnementales doivent être examinées avant et après les essais, au-delà de la seule période de la radioactivité immédiate. L'installation du CEP a par exemple aggravé le risque d’inondation dans certains secteurs de Tahiti.
Le secret entourant les retombées radioactives s’est en outre étendu à d’autres risques indirects liés à l’activité cyclonique et aux tsunamis dans la région. La mise en place du CEP s’est caractérisée par une double opacité, liée au secret défense des essais d’une part et à une méconnaissance de l’espace dans lequel s’installait le CEP d’autre part. Les problèmes ont ainsi été gérés au fur et à mesure de leur découverte, qu’il s'agisse des cyclones, des tsunamis, des inondations ou d’autres questions environnementales.
La culture du secret entourant la radioactivité a donc influencé la communication sur l’ensemble des données environnementales, créant un vaste domaine de méconnaissance. Cette méconnaissance est aggravée par le fait que l’on se focalise de manière quelque peu excessive sur la seule radioactivité, ce qui a conduit à négliger d’autres aspects environnementaux importants ; cette façon de procéder n’est évidemment pas souhaitable pour avoir une compréhension globale des conséquences environnementales dans la région.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, a l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du Centre d'expérimentation du Pacifique en Polynésie française, a la reconnaissance, a la prise en charge et a l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation. Pourriez-vous nous fournir des chiffres précis sur les populations entre 1960 et 2000 dans les zones affectées ou potentiellement affectées par les tirs nucléaires ? J’aimerais comprendre les mouvements de population entre les archipels vers Tahiti et vers les sites de tirs. Disposez-vous d’une estimation du nombre de personnels venus depuis l’installation du CEP jusqu’à son démantèlement ?
Que nous ont appris les recherches sur les circulations des populations avant, pendant et après le CEP ? D’éventuelles découvertes ont-elles remis en question des hypothèses scientifiques ou des discours politiques sur l’histoire de ces mobilités ?
Enfin, pouvez-vous nous parler de l’impact du CEP sur Papeete, la capitale de Tahiti ? La ville et ses environs ont-ils été façonnés par la présence du CEP ?
Mme Florence Mury. Concernant les mobilités liées au CEP, les estimations évoquent environ 100 000 travailleurs impliqués tout au long de la période, de 1963 aux années 1996 / 2000, dont les 10 000 à 12 000 travailleurs polynésiens que j’ai précédemment évoqués.
Plus largement, le constat est celui d’un véritable renouveau historiographique. Pendant longtemps, un consensus existait entre les acteurs politiques et les responsables du CEP autour de l'idée d’un exode rural en Polynésie française. Ce modèle, qui n’était qu’une transposition de la mobilité qui s’est déroulée en Europe au moment de son industrialisation, s’est révélé pernicieuse puisqu’inadapté à la réalité polynésienne. Contrairement à l’idée reçue d’un dépeuplement des archipels, les statistiques démontrent une augmentation des effectifs de population au cours de cette période. Cette situation s’explique par le contexte de transition démographique dans lequel se trouvait le territoire au moment de la mise en place du CEP, avec une baisse de la mortalité combinée à une natalité élevée, ce qui a mécaniquement entraîné un accroissement naturel conséquent. Bien que l’agglomération de Papeete ait connu une forte augmentation de sa population au cours de cette période, les archipels n’ont pas pour autant été dépeuplés. En proportion, la part de la population vivant dans les archipels hors Îles-du-Vent a diminué mais, en nombre absolu, elle a continué d’augmenter. Cette réalité s’accompagne d’importantes implications, notamment dans les zones les plus exposées aux essais, où les effectifs de population ont continué de croître. Pour autant, cette tendance générale n’exclut pas des baisses ponctuelles de population sur certaines îles, comme à Makatea, où la fermeture de l’entreprise des phosphates en 1966 a coïncidé avec l’ouverture du CEP, entraînant une diminution locale et circonstanciée de la population.
L’afflux de population à Papeete a entraîné une stigmatisation dans les discours politiques, particulièrement concernant l'arrivée des classes populaires dans l’espace urbain. Plusieurs documents évoquent la constitution d'un prolétariat urbain et la crainte d'une situation quasiment insurrectionnelle. La présence croissante de personnes originaires des îles a parfois généré des tensions, exacerbées par la forte présence des militaires et du personnel du CEP dans la base arrière de Papeete, plus importante que prévu initialement. Ces tensions se sont notamment manifestées dans le domaine du logement, puisque les travailleurs et militaires venant de France continentale bénéficiaient d’une prise en charge, contrairement aux travailleurs polynésiens arrivant en ville, qui devaient se débrouiller. L’Office public de l’habitat, créé tardivement au début des années 1980, a d’abord concentré ses efforts au bénéfice des cadres du CEP et de la classe moyenne supérieure, en construisant 900 logements dans des lotissements à Papeete, Tautira et Uturoa. Face à la demande croissante, cet effort s’est toutefois avéré insuffisant, entraînant des problèmes de mal-logement que les politiques publiques mises en place n’ont pas su régler. Influencées par l'idée d'un exode rural massif et d'un dépeuplement des archipels, elles se sont en effet concentrées sur les archipels et îles hors Tahiti afin de les dynamiser et de les rendre attractives, notamment par le développement d’aérodromes, de stations expérimentales, d’activités économiques diverses... John Connell, géographe australien, a souligné au début des années 1980 le caractère inédit de cette approche qui consistait à résoudre les problèmes urbains en investissant dans des espaces extra-urbains.
Les conséquences de cette crise urbaine sont encore visibles aujourd’hui dans l’agglomération de Papeete, avec un taux de vacance élevé dans les espaces centraux et les nombreux logements dégradés. La réponse politique a été axée sur l’idée de permettre aux Polynésiens de « revenir à la cocoteraie », reflétant une assignation territoriale des classes populaires aux îles périphériques et à un certain type d’activités économiques. Renaud Meltz a décrit ce phénomène comme une « nostalgie par anticipation », avec les responsables du CEP qui, conscients de transformer la Polynésie française, cherchaient à rendre ces transformations partiellement réversibles. La réversibilité consisterait à revenir à une économie coloniale d’exportation, notamment riche en production de coprah, et servait alors de référence dans le discours politique. Des efforts ont toutefois été fournis pour développer d’autres activités telles que l'élevage, la culture de pommes de terre, la perliculture et la pêche.
M. Benjamin Furst. Je souhaite compléter les propos de Florence Mury en évoquant le tourisme, qui devient un facteur important à partir des années 1960 et sur lequel les responsables comptent pour transformer l’économie après l’installation du CEP.
Concernant la démographie, Tahiti est passée de plus de 45 000 habitants en 1962 à 115 000 en 1980, puis à environ 180 000 dans les années 2000. Les Îles Tuamotu-Gambier que vous évoquiez tout à l’heure Madame la rapporteure comptaient un peu plus de 9 000 habitants en 1962, près de 12 000 en 1980 et quasiment 16 000 au début des années 2000.
Sinon, je confirme l’analyse de Florence Mury sur les mobilités et les transformations urbaines à Tahiti. Le CEP a effectivement contribué à modifier la morphologie urbaine, notamment en termes d’habitat. Il est cependant important de noter que l’urbanisation de Tahiti avait déjà commencé dès la fin des années 1950, avant même l’installation du CEP, qui a certes ensuite accéléré, amplifié et perturbé ce processus. Au tout début des années 1960, face à la croissance démographique de l’agglomération de Papeete ou dans d’autres communes comme celle de Faa’a, qui pose notamment des problèmes en termes d’habitat, des plans d’urbanisme ont été élaborés, notamment par la Société d’équipement de Tahiti et des îles (Setil), sans que personne ne puisse toutefois anticiper l’afflux massif de main-d’œuvre à venir. Le CEP a par ailleurs accéléré et amplifié plusieurs opérations de grands travaux telles que l’industrialisation et l’artificialisation du lagon de Papeete ou la création d’espaces pour les infrastructures militaires, sachant que certains chantiers les précédaient et en étaient décorrélés (l’aéroport, le renforcement des remblais…). Conformément aux objectifs affichés par les autorités, la main-d’œuvre sollicitée par le CEP a aidé au développement du territoire et permis ainsi de réaliser des travaux d’aménagement, de terrassement et d’ouverture de routes. Malheureusement, cette croissance urbaine mal maîtrisée a poussé Tahiti à s’étendre au-delà de la plaine côtière vers les pentes, les montagnes et les vallées, entraînant d’importantes conséquences sociales et environnementales.
Un autre facteur essentiel, sur lequel j’ai récemment travaillé avec Alexis Vrignon, est le manque de lisibilité des prérogatives en matière d’encadrement du développement urbain. L’héritage observé peut être qualifié de « colonial » à certains égards, avec une forte présence de l’État en 1962, qui conserve le pouvoir décisionnel, l’arrivée des militaires et des dirigeants du CEP ayant leurs propres intérêts et la transformation progressive des districts en communes (même si Papeete l’était déjà). Cette situation a donc créé de nouveaux niveaux de décision et de responsabilité. Les pratiques informelles ont également joué un rôle important, tant au niveau de l’habitat que dans la construction et le développement urbain. Le recours quasi systématique aux dérogations est par exemple devenu la norme, perturbant largement les plans de développement établis au début des années 1960.
M. Brice Martin. Il est important de comprendre que le CEP s’est implanté dans une zone qui, contrairement aux représentations courantes, n’était pas un véritable désert.
L'urbanisation d'une zone insulaire présente des défis particuliers, notamment en termes d'accès aux matériaux. L'impact environnemental a été significatif du fait de la nature insulaire du territoire qui, à Tahiti, a conduit à l'occupation de toutes les basses plaines, y compris des zones potentiellement à risque, ainsi qu'à l'exploitation des versants et des rivières. Cette situation, qui n'avait pas été pleinement anticipée, a dû être gérée au fur et à mesure de l’évolution des besoins.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Vos propos me renvoient à l’histoire de ma ville, située près du Havre. Bien que l’on évoque souvent le débarquement de Normandie en 1944, il existe également un processus de « rembarquement » de Normandie, avec des camps de transit pour les soldats américains. Ma ville, qui comptait alors 5 000 habitants, a été complètement transformée par ces camps militaires qui occupaient la totalité des champs. Une économie et même une vie parallèle s’est développée, malheureusement accompagnée de violences. Des années plus tard, l’ouverture de documents a révélé des cas de viols, de naissances non désirées et de prostitution. Lorsque vous évoquez l’arrivée de centaines de milliers de travailleurs dans une zone telle que celle du CEP, je me demande si des situations similaires ont pu se produire. Au-delà des questions de logement ou d’activité économique, des événements traumatisants ont-ils pu affecter la population locale ? En tant qu’historiens et géographes, avez-vous trouvé dans vos recherches ou dans des témoignages des éléments qui montrent que cela fait également partie de l’héritage du CEP ?
Mme Florence Mury. Cette question est importante. On parle beaucoup de « nucléarisation » en parlant de cette époque ; elle a concerné non seulement la base arrière qui était à Tahiti, mais également la base avancée à Hao, également évidemment à Moruroa et Fangataufa. Mais Hao était un atoll habité, sur lequel s’est implanté le CEP et où, finalement, un rapport numérique a conduit à ce qu’il y ait plus de militaires que d’habitants sur place, la population étant donc en quelque sorte enserrée dans le village d’Otepa tandis que l'îlot principal de l’atoll était occupé par les installations militaires. Nous avons également documenté la situation sur l’atoll de Tureia, où une station météo et une station de suivi des conséquences radiologiques (des postes périphériques) ont été implantées. Au début des années 1960, cet atoll qui comptait 50 habitants a connu l’arrivée de plus de 250 militaires, illustrant le déséquilibre créé par l’implantation du CEP.
Cette arrivée massive de militaires a logiquement soulevé des questions au sujet de l’encadrement des mœurs. Un projet d’installation d’un bordel militaire de campagne à Tahiti a été rejeté en bloc notamment pour des raisons religieuses ; faute d’avoir été mené à bien, il a engendré des tensions sur le marché sexuel et matrimonial. Des rapports de renseignements consultés au service historique de la défense (SHD) à Vincennes font état de ces tensions. Il en ressort que l’on a accusé les jeunes hommes polynésiens d’empêcher l’accès des militaires aux femmes polynésiennes, ceux-ci devant alors se tourner vers des femmes transgenres (les RaeRae), ces phénomènes de prostitution pouvant ensuite entraîner des conséquences très fâcheuses. À Tureia ou à Hao, nous avons recueilli des témoignages faisant état de situations s’apparentant à des viols, impliquant l’alcoolisation forcée de femmes suivie de violences sexuelles. Des unions consenties entre des Polynésiennes et des militaires ont également pu exister, certains militaires s’installant sur place, d’autres repartant en revanche, laissant derrière eux des familles monoparentales. Si l’absence des pères a été vécue de différentes manières selon les cas, les schémas familiaux ont été profondément bousculés par ce brassage de populations. Des femmes polynésiennes ont également suivi des militaires en France pour s’y installer.
Nous observons donc un large éventail de situations, allant de la stigmatisation à diverses formes de violence. Le travail sur les violences sexuelles reste à approfondir, car ce sujet n’émerge souvent que de manière indirecte dans les entretiens, la parole n’étant pas encore totalement libérée sur ces questions.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Madame Mury, vous avez évoqué le biais du travailleur sain, un concept que j’ai découvert lors de l’audition des médecins du Service de santé des armées (SSA). J’aimerais que vous développiez votre point de vue, car j’ai cru percevoir un certain scepticisme de votre part. De plus, même s’il est admis que ce biais puisse exister pour les militaires, puisque les militaires étaient sélectionnés pour leurs qualités physiques et physiologiques, qu’en était-il des travailleurs civils qui collaboraient avec les militaires ?
Mme Florence Mury. Le biais du travailleur sain fait référence aux méthodologies utilisées en épidémiologie. Lors du suivi des affections de longue durée ou de la mortalité liée aux essais nucléaires et à la radioactivité, il est nécessaire de comparer le groupe étudié à un autre groupe. Dans le cas présent, la comparaison était effectuée avec la population générale alors que les militaires recrutés pour le CEP en Polynésie française étaient généralement en meilleure santé, ceux dont l’état était jugé critique ayant été écartés. L’échantillon étudié avait donc un meilleur état de santé général que la population de référence. Ce biais s’applique également aux travailleurs civils, y compris les Polynésiens, qui devaient passer une visite médicale pour travailler au CEP et pouvaient donc être écartés si leur état de santé était jugé trop critique. L’enquête Sepia porte sur un échantillon choisi parmi les 43 000 personnes ayant bénéficié d’un suivi anthropogammamétrique en travaillant pour l’armée. Cet échantillon inclut probablement des travailleurs civils polynésiens en plus des militaires.
Le biais du travailleur sain constitue ainsi une première limite de l’étude. Une autre concerne la constitution de l’échantillon, basée sur le fichier du suivi anthropogammamétrique, qui ne concerne qu’une partie des travailleurs du CEP. On peut donc s’interroger sur la représentativité de cet échantillon par rapport à l'ensemble de la population exposée parmi les travailleurs du CEP.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Monsieur Martin, vous avez évoqué une aggravation du risque d’inondation à Tahiti et mentionné le sujet des tsunamis. Pourriez-vous préciser si ces risques ont été amplifiés du fait des essais nucléaires ? Par ailleurs, existe-t-il des régions des atolls polynésiens qui sont devenues inhabitables à cause des activités du CEP, que ce soit de façon permanente ou temporaire après la fin de ces activités ?
M. Brice Martin. Lorsque vous évoquez d’éventuels territoires inhabitables, est-ce par rapport aux radiations ?
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Pas nécessairement, ayant compris que vous vous intéressiez plus largement aux effets sur l’environnement. Ma question porte donc sur le potentiel caractère inhabitable au sens large du fait de divers facteurs, y compris les inondations et les tsunamis, mais également d’autres impacts environnementaux des activités du CEP, au-delà de la seule radioactivité.
M. Brice Martin. À ma connaissance, en dehors des deux atolls où ont eu lieu les essais, aucun endroit n’est interdit ou fermé à la vie humaine.
Concernant les inondations à Tahiti, il faut comprendre que le contexte climatique et topographique rend ces îles particulièrement vulnérables. Les cyclones et les précipitations intenses peuvent provoquer des crues torrentielles particulièrement destructrices. L’impact du CEP sur la dynamique des cours d’eau à Tahiti est à la fois direct et indirect et ce pour deux raisons. D’une part, l'extraction massive de matériaux pour la construction liée au CEP et à l'urbanisation de Tahiti a modifié la dynamique des cours d'eau, affectant ainsi l’aléa inondation. D’autre part, la nécessité de trouver de l’espace pour la construction a conduit à l'urbanisation de zones impropres à l'habitation du point de vue des aléas naturels. À titre d’exemple, dans le cas de la Punaruu, la forte urbanisation dans des zones inondables, par suite de la canalisation de la rivière qui a augmenté le débit et le volume d'eau, expose de vastes secteurs de l'île aux risques d’inondation.
En matière de gestion des inondations, la Polynésie française suit une procédure assez voisine à celle de la métropole, avec 47 plans de prévention des risques (PPR) qui ont été prescrits en 2006 pour l’ensemble des communes de Tahiti. À ce jour, seuls deux ont cependant été réalisés. La difficulté réside dans la conciliation entre la protection des biens et des personnes et la mise à disponibilité du foncier, pour éviter de paralyser les îles, tout particulièrement à Tahiti.
Quant aux tsunamis, l’exposition de la Polynésie est liée à sa situation géographique, au cœur de la ceinture de feu du Pacifique. Des tsunamis majeurs peuvent être générés du côté américain ou du côté opposé des Îles Aléoutiennes et traverser ainsi l’Océan Pacifique pour atteindre les îles polynésiennes. Cela s’est notamment produit lors de l’installation du CEP puisque des tsunamis ont impacté Tahiti et d’autres îles en 1957, 1960 et 1964. Comme en témoignent les archives qui montrent une méconnaissance totale de ce risque, celui-ci n’avait pas été pleinement pris en compte lors de l’installation du CEP. Aucune mesure de protection n’avait en effet été prise pour les personnels travaillant sur les atolls de Fangataufa et Moruroa, que ce soit contre les tsunamis ou les cyclones.
Il existe également un risque de tsunami potentiellement généré par les activités du CEP, notamment à travers la déstabilisation de la couronne récifale où ont eu lieu les essais, laquelle était relativement fragile. L’armée a utilisé l’expression de « conséquences hydrauliques » pour désigner ce qui était en réalité des tsunamis. Ce phénomène a gravement affecté Fangataufa dès 1973-1974, où les tirs sous-marins ont également déstabilisé la couronne récifale, entraînant même une suspension partielle des essais sur cet atoll. Moruroa a également été touchée à plusieurs reprises entre 1977 et 1979. En 1979, un essai dans la couronne a provoqué le déplacement d’environ 100 millions de mètres cubes sous-marins, générant un véritable tsunami local. Selon des témoignages non officiels qu’on a retrouvés, le lagon s’est intégralement vidé avant qu’une vague d’environ deux mètres de hauteur ne le submerge, causant trois blessés en raison d’une sous-estimation de la réalité de ce risque.
Actuellement, nous surveillons toujours la partie nord de l’atoll de Moruroa, craignant un potentiel glissement de terrain de grande ampleur. Les documents officiels, qui parlent de « loupes de glissement », sous-estiment toujours la réalité du phénomène alors que dans cette zone, il existe 600 à 700 millions de mètres cubes qui pourraient être instables, une déstabilisation de cette partie de la couronne récifale pouvant provoquer un tsunami atteignant l’atoll de Moruroa en seulement dix à quinze minutes. C'est pourquoi nous maintenons une surveillance permanente sur la partie nord de Moruroa en même temps que nous procédons à des inspections visuelles annuelles à Fangataufa. L’absence d’instrumentation à Fangataufa s’explique par une tendance à la stabilisation, malgré les fissures constatées sur l’atoll.
Mme Florence Mury. J’ajouterai que la question de l’habitabilité de l’atoll de Tureia est cruciale car la population locale vit dans une angoisse permanente face au risque d’effondrement d’une partie de la couronne récifale de Moruroa. Les habitants, qui craignent d’être submergés ou emportés, estiment que le dispositif en place est insuffisant. Certains réclament même un déplacement vers Tahiti, éventuellement sur d’anciens terrains militaires, considérant que vivre avec cette angoisse est insupportable. Paradoxalement, ces populations sont très attachées à la vie sur leur atoll. Cette ambivalence soulève donc des questions cruciales sur l’habitabilité à long terme de Tureia.
M. Brice Martin. Je complèterai ce qui vient d’être dit en précisant que sur Tureia, la population se concentre pour l’essentiel dans la partie nord de l’atoll et c’est la partie sud qui serait la première touchée par un tsunami. Les modélisations parlent d’une vague d’environ deux mètres, ce qui est effectivement très angoissant pour les habitants. Cette situation est largement due à un manque initial de communication et d’information sur les risques, tant radiologiques que naturels. Paradoxalement, malgré les moyens considérables mis en place lors de l’installation du CEP, incluant des systèmes de surveillance météorologique et géophysique de haute qualité, la population n’a pas été sensibilisée dès le départ en raison d’une mauvaise connaissance des risques. Bien que des efforts d’acculturation aux risques de tsunami et de cyclone soient désormais menés auprès des populations des Tuamotu, les fake news persistent et certains habitants restent persuadés qu’ils sont exposés à un risque de tsunami d’eau qui serait au surplus radioactive, ce qui témoigne d’une méconnaissance fondamentale du phénomène.
Mme Dominique Voynet (EcoS). M’intéressant depuis longtemps aux conséquences des essais nucléaires sur la Polynésie, il me semble que l’une des conséquences les plus graves, durables et insidieuses est le bouleversement total des repères de la société polynésienne elle-même. Ce phénomène a été largement amplifié par l’attrait financier du CEP, qui a perduré même après l’arrêt des essais. Je suis particulièrement intéressée par votre description de l’exode pernicieux vers Tahiti lors de la mise en place du CEP, phénomène à la fois compréhensible et déconcertant. Au moment de l’installation du CEP, de nombreux emplois moins pénibles et mieux rémunérés que la production de coprah ont été offerts à la population polynésienne, à l’aide de probables bureaux de recrutement sur les atolls. Même si les personnes sélectionnées étaient en bonne santé, la tentation était grande de faire venir de nombreux salariés à Tahiti pour les emplois d’entretien, de logistique, de services et de construction. Aux grands travaux réalisés à cette époque que vous avez mentionnés, j’ajouterai la construction de la prison de Nuutania, rapidement saturée. Ne sommes-nous pas face à une transformation profonde de l’organisation sociale et des rapports de force ? Madame Mury, en plus des violences sexuelles et de la décomposition des familles que vous avez évoquées, il me semble qu’il y a également eu une profonde transformation du régime alimentaire, avec une explosion de l’obésité, la perte de la langue et l’influence croissante des églises, qu’il s’agisse de l’Église des Saints des Derniers Jours ou des églises évangéliques.
Je m’interroge de fait sur l’augmentation de la natalité que vous avez décrite dans les archipels, notamment à Tahiti, et souhaiterais également connaître l’avis de Madame la rapporteure sur ce point. Ne s’agit-il pas d’un phénomène où l’abondance encourage la procréation, là où existait une autorégulation dans la sobriété, la frugalité ou même la privation ?
Vous avez également évoqué la question des risques. Lorsque j’ai été invitée par le maire de Papeete à inaugurer des logements sociaux, je me souviens avoir vite compris que ceux-ci étaient construits dans le lit d’un torrent, ce qui était évidemment problématique. J’ai donc refusé d’inaugurer quoi que ce soit à cet endroit, frappée de constater que des êtres humains avaient pu s’installer sur ce territoire très pentu ou au bout de routes difficilement praticables en saison des pluies, les logements que je devais inaugurer étant par ailleurs déjà occupés.
Concernant l’héritage colonial et la concentration du pouvoir entre les mains de l’État dont vous avez parlé, comment expliquez-vous la forte adhésion, pendant des décennies, des élus aux modèles importés proposés par la métropole ? Jusqu’au changement de Gouvernement en 2005, une grande docilité des élus locaux et des élites tahitiennes perdurait face à l’installation du CEP. Quel est votre regard sur ce point ?
Mme Florence Mury. La question de la natalité doit être étudiée à la lumière du contexte historique, l’ensemble du territoire polynésien ayant connu ce que Christophe Sand qualifie d’« hécatombe démographique » à la suite de la colonisation, qui n’a pas concerné que les Marquises comme on le croit parfois mais qui a concerné plus largement l’ensemble de la population en Polynésie française. La transition démographique est un phénomène de fond qui a débuté avant l’arrivée du CEP, avec une transformation du régime démographique sans changement immédiat des comportements de fécondité, entraînant logiquement une augmentation des naissances.
Quant aux bouleversements culturels et à la domination coloniale, il convient d’utiliser l’expression de « colonialisme nucléaire », expression qu’utilise l’historiographie actuelle lorsqu’elle étudie les rapports de force et de domination dus à la colonisation. Bien que l’affaire Pouvanaa Oopa ait certainement pu dissuader certains de se mobiliser, des résistances contre l’installation du CEP et son modèle économique ont émergé, notamment des pétitions de femmes et l’opposition du député John Teariki. Il est également important de prendre en considération l’« agentivité » des Polynésiens, expression qui désigne leur capacité d’action même dans une situation de domination de colonialisme ou d’impérialisme nucléaire comme on l’évoque parfois. Les entretiens que j’ai eus avec d’anciens travailleurs du CEP révèlent notamment que leur emploi n’impliquait pas nécessairement une adhésion aux méthodes ou aux référentiels culturels proposés. Beaucoup choisissaient de retourner ensuite dans leurs îles malgré des salaires moins élevés, ce qui interrogeait d’ailleurs les responsables du CEP. Le modèle de l’exode rural s’est avéré faux pour comprendre ces retours qui ont pourtant structuré la vie des îles, motivés par des objectifs déconnectés du CEP, tels que s’occuper d’un parent malade, fonder un foyer (chose impossible du fait de la distance), financer la construction d’une maison en dur...
À la fin des années 1970, le CEP a également coïncidé avec divers mouvements de renaissance culturelle en Polynésie française, comme la renaissance tahitienne, qui s’opposait directement aux essais nucléaires. Des figures telles que Henri Hiro ou Bobby Holcomb ont pris position contre ces essais, malgré les risques encourus (notamment pour Bobby Holcomb qui n’était pas français et qui pouvait être expulsé à tout moment en raison de ses prises de position). Plus récemment, la renaissance culturelle mangarévienne questionne largement les conséquences de l’implantation du CEP sur ce territoire, notamment sur la transmission de la langue. Ces mouvements de renaissance culturelle, y compris à travers les danses traditionnelles, témoignent d’une mobilisation continue de la population sur ces questions.
M. Benjamin Furst. Sur le sujet des logiques d’acceptation ou de résignation des élus polynésiens, je recommande la notice récemment écrite par Renaud Meltz pour le dictionnaire du CEP en ligne, qui explique très bien les dynamiques à l’œuvre dans les années 1960.
Un autre point important, observé notamment à Papeete, est le rôle d’intercession que jouent les élus politiques entre l’État et les populations locales afin de faire bénéficier leur population des ressources apportées par le CEP. Il existe donc une logique d’intérêts localisés car, même si le CEP est imposé, il offre la possibilité d’en faire profiter les administrés à l’échelle d’une commune. Ces deux facteurs méritent d’être mentionnés pour aider à la bonne compréhension de la situation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie tous de vos éclairages extrêmement enrichissants. J’ai tout d’abord une remarque concernant les propos de M. Martin sur l’idée, circulant notamment parmi la population de Tureia, d’une vague radioactive qui pourrait s’abattre sur l’atoll. Plutôt qu’une fake news, il me semble que, pour la population polynésienne en général, c’est davantage le manque d’information qui est véritablement problématique et qui, de fait, laisse libre cours à l’imagination.
Monsieur Furst, pouvez-vous tout d’abord nous rappeler les critères qui ont conduit au choix de la Polynésie pour les essais nucléaires, sachant que d’autres sites avaient également été envisagés ?
Ma deuxième question concerne la latitude de décision ou de participation des autorités locales sur le déroulement des opérations avant, pendant et après le CEP.
Enfin, Madame Mury, vous avez évoqué la volatilité des travailleurs. Pourriez-vous nous expliquer comment les jeunes hommes issus des atolls des Tuamotu, voire des Marquises et des Australes, ont été recrutés ? J’ai moi-même rencontré deux personnes âgées de plus de 90 ans qui, du fait de la complexité des démarches, ont dû renoncer à faire reconnaître leurs années de travail à Moruroa, si bien qu’elles ne touchent même pas de retraite pour leur participation à la construction du CEP. Cette résignation face aux difficultés administratives rappelle celle de nombreux Polynésiens qui renoncent à déposer des demandes d’indemnisation devant le Civen. En effet, bien que 13 000 maladies potentiellement radio-induites soient recensées, seules quelques milliers de demandes d’indemnisation ont été déposées. C’est, à mon sens, l’attitude générale des Polynésiens face à la complexité des dossiers administratifs qui les pousse à abandonner ainsi.
M. Benjamin Furst. Concernant le choix du site, je ne souhaite surtout pas me substituer à Renaud Meltz, qui est le plus érudit d’entre nous sur cette question et qui a effectué l’essentiel des recherches sur ce point. Les conditions et la chronologie qui ont conduit à la création du CEP étant largement documentées, je peux vous renvoyer au dictionnaire du CEP en attendant son audition et rappeler rapidement les principales étapes.
En 1956, une première recherche de site envisage de nombreuses possibilités, dont la Polynésie mais également La Réunion, les Kerguelen et la Nouvelle-Calédonie. Les sites du Pacifique sont rapidement écartés pour des raisons techniques et stratégiques et c’est finalement l’Algérie qui est choisie. En 1960, du fait de l’impossibilité de continuer les tirs aériens en Algérie, les territoires français du Pacifique et de l’Océan Indien sont à nouveaux considérés. Au sein même de la Polynésie, plusieurs sites sont envisagés dans les différents archipels. C’est finalement lors d’un conseil de défense en date du 27 juillet 1962 que le choix de la Polynésie est finalement arrêté, pour des raisons stratégiques, logistiques mais également liées à des questions de représentations, notamment sur le stigmate du Pacifique en termes de nucléarisation (puisque d’autres puissances occidentales ont également effectué des tirs nucléaires dans d’autres parties du Pacifique) et des stéréotypes portant sur l’attrait de la Polynésie pour les militaires. Une nouvelle phase de réflexion sur le choix de la Polynésie a lieu à la fin des années 1960 lors du passage aux essais souterrains ; mais, après avoir envisagé de nouveaux sites, c’est finalement Moruroa et Fangataufa qui sont à nouveau choisis pour ces essais.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ma question portait également sur l’éventuelle latitude des autorités locales dans la prise de décision.
M. Benjamin Furst. Je ne souhaite pas répondre de façon trop vague à cette question, pour laquelle je dois avouer mon incompétence. Plusieurs travaux liés aux déclassifications, notamment ceux du programme Histoire et mémoires du CEP, ont montré que la marge de manœuvre des élus polynésiens au moment de l'installation du CEP et pendant son fonctionnement était très réduite.
M. Brice Martin. Je souhaite compléter ce qui vient d’être dit sur un aspect important des représentations, et vous encourage à questionner Renaud Meltz sur ce point, qui est la notion de « désert ». L’État et le Gouvernement ont également choisi la Polynésie avec le sentiment de s’installer dans un désert, avec la représentation d’ailleurs erronée d’un espace vide de population. Cette notion de désert, qui ne tenait compte ni des questions environnementales, ni d’aucun autre aspect, s’accompagnait en plus de l’idée selon laquelle les essais aériens n’impacteraient personne ainsi que d’une surestimation de la capacité scientifique à maîtriser les processus et la météorologie, ce qui a conduit à certains des accidents précédemment évoqués.
Mme Florence Mury. Concernant la question du choix du site, je souhaite apporter un éclairage supplémentaire. En évoquant les « stigmates du Pacifique », Renaud Meltz souligne l’influence de la nucléarisation de la région sur la décision, qui a conduit les autorités à estimer que la contestation internationale serait moindre dans une telle zone puisque des essais ont déjà eu lieu dans cette partie du monde. Il existe également une forme de fétichisation de la Polynésie française, liée à l’exotisme et aux représentations de la Vahiné polynésienne, qui a joué un rôle dans l’attractivité du site pour les Français, comparativement aux Kerguelen.
Quant à la « volatilité des travailleurs », il s’agit d’une expression des responsables du CEP qui l’ont forgée et qui s’en étonnaient. Initialement, ce sont eux qui avaient pourtant fixé une limite à l’embauche des travailleurs polynésiens, ne souhaitant les employer que pour trois à six mois afin d’éviter de perturber la vie insulaire. Cette approche reflète une forme de nostalgie anticipée et une volonté de ne pas bouleverser le fonctionnement local. Cependant, face aux besoins croissants de main-d'œuvre, ce principe a été rapidement contourné avec le souhait de la stabiliser.
Les conditions de recrutement variaient considérablement selon les contextes. Le rapport de 2006 mentionne une citation de Jean-Baptiste Céran-Jérusalémy indiquant : « En 1963, les premiers légionnaires arrivèrent à Tahiti et les premiers travailleurs originaires d'Anaa débarquent de l'Orohena sur l'atoll de Moruroa ». Ces travailleurs en provenance d'Anaa constituaient donc le premier contingent envoyé à Moruroa. Des tournées de recrutement ont ensuite été organisées, notamment aux Marquises et aux Australes, suscitant l’inquiétude de certains représentants de l’Assemblée territoriale qui craignaient que ces tournées ne « saignent » les archipels de leur population.
L’un des recruteurs que nous avons rencontrés, issu de Raiatea, a évoqué la pratique masquée de l’embauche d’enfants pour travailler au CEP. Des témoignages directs de ces enfants corroborent ces faits, mentionnant des enfants embauchés sous des contrats au nom de leurs parents pour effectuer des travaux dangereux tels que la manipulation de ballons à hydrogène pour les envoyer dans l’atmosphère.
Il est important de noter que la mobilité urbaine vers Tahiti existait déjà avant le CEP, notamment pour les jeunes hommes des archipels à la recherche d’un emploi. L’exemple célèbre de Pouvanaa Oopa illustre cette tendance, qui vient travailler à Papeete comme menuisier notamment, avant l’installation du CEP. Durant la période du CEP, de nombreux travailleurs n'ont pas été recrutés par les tournées officielles mais se sont fait embaucher à Tahiti à la suite d’un premier emploi dans l'agglomération de Papeete. Attirés par les salaires plus élevés, ils ont entendu parler des opportunités au CEP ou dans les entreprises associées. Les conditions variaient selon l’origine des travailleurs. Par exemple, seuls les habitants de Raiatea bénéficiaient d’une prise en charge pour les permissions et congés leur permettant de rejoindre leur île, tandis que ceux des Marquises devaient trouver un logement à Tahiti.
Concernant enfin les dossiers d’indemnisation des anciens travailleurs du CEP, de nombreuses difficultés persistent, liées notamment à l’éloignement et à l’accès aux droits dans les îles. La mission « Aller vers » du haut-commissariat en Polynésie française et les associations de défense des victimes jouent un rôle crucial dans l’accompagnement des démarches. Les procédures auprès du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) présentent des défis particuliers, comme des appels téléphoniques en pleine nuit ou des difficultés de compréhension, ce qui peut être problématique pour une population âgée, avec des enjeux importants autour du processus d’indemnisation. Ces difficultés, couplées au décalage horaire et à la complexité administrative, peuvent en effet décourager certains demandeurs.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourriez-vous nous donner plus de détails sur les travailleurs portugais que vous avez précédemment évoqués ?
Mme Florence Mury. La question de l’embauche de travailleurs étrangers s’est assez rapidement posée, à l’image de Makatea où étaient embauchés des travailleurs provenant des Îles Cook. Les archives nous apprennent que l’option de travailleurs en provenance de Wallis-et-Futuna a été abandonnée par suite d’une intervention de la Nouvelle-Calédonie, tandis que les travailleurs des Îles Cook ont été écartés en raison de leur proximité avec la Nouvelle‑Zélande, révélant des enjeux géopolitiques. Une main-d’œuvre asiatique a également été exclue dans le contexte de la Guerre Froide, bien qu’on ait eu auparavant recours à des travailleurs chinois pour la culture du coton à Tahiti. Finalement, un contingent de Portugais a participé à la construction des installations à Moruroa et Fangataufa. Les archives révèlent des commentaires sur leurs compétences, notamment sur leur supposée moindre habileté pour les travaux de mer. Paradoxalement, alors que les travailleurs polynésiens sont souvent dénigrés par ces archives, leur expertise particulière est reconnue dans ce domaine. Certains travaux, notamment ceux liés au franchissement des récifs, ont ainsi été presque exclusivement confiés aux travailleurs polynésiens.
Bien que nous sachions que ces travailleurs portugais ont contribué à la construction d'une partie des installations, l'histoire précise de leur implication reste à écrire. Il semble que leur nombre ait été limité, la priorité étant donnée à l’embauche de travailleurs venus de France métropolitaine et à l’utilisation de la main-d’œuvre locale.
M. le président Didier Le Gac. J’aurais pour ma part une question portant sur l’accès aux archives. En tant qu’universitaires et chercheurs, avez-vous déjà effectué des demandes de déclassification d'archives ? Le cas échéant, avez-vous essuyé des refus ? Quelles sont vos attentes concernant les futures déclassifications ?
Mme Florence Mury. Dans le cadre de la première commission d’enquête parlementaire créée en avril dernier, nous avions déjà signalé des difficultés dans l’accès à certaines archives du département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN) au Fort de Montrouge. J’avais alors obtenu une dérogation pour consulter le fichier des 43 000 travailleurs ayant bénéficié d’un suivi anthropogammamétrique mais j’étais initialement autorisée à le recopier uniquement à la main. Par la suite, j’ai pu le recopier à l’ordinateur puis le dicter, ce qui représentait trente jours de travail sans interruption. La visite de Madame la rapporteure au Fort de Montrouge a permis d’exposer cette situation, qui s’est finalement débloquée en septembre 2024. J’ai ainsi pu télécharger les données en signant une convention qui restreint les conditions d’utilisation, ce qui pose également des questions. Les données que je collecte appartiennent au CNRS et je devrais pouvoir les communiquer, ce que la convention actuelle ne permet pas.
Un autre problème au DSCEN est l’absence d’inventaire, qui ne nous permet pas d’accéder directement aux fichiers et dossiers disponibles et qui nous oblige à solliciter un archiviste pour chaque thématique. L’établissement de cet inventaire est crucial pour faciliter notre travail.
Nous rencontrons des difficultés similaires avec le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), où l’absence d’inventaire et l’accès limité aux archives entrave la visibilité des éléments potentiellement disponibles. Le site Mémoire des hommes, qui met en ligne une partie des archives du DSCEN et du CEA, représente néanmoins un réel progrès dans le cadre des déclassifications.
Concernant les archives de l’Armée, la situation est inégale. Si l’accès à un grand nombre d’archives est relativement aisé et satisfaisant au Service Historique de la Défense à Vincennes, il est plus complexe sur d’autres sites. À Pau, par exemple, ma demande de dérogation effectuée en septembre 2023 n’a toujours pas abouti, malgré des échanges que j’ai pu avoir avec l’administration compétente. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un refus total, cette lenteur entrave nos capacités de travail dans la mesure où je suis recrutée pour un post-doctorat de deux ans. À Brest, des difficultés sont survenues à la suite d’un incendie ayant rendu les archives inaccessibles jusqu'en mars. À Châtellerault, des lenteurs similaires ont été constatées, bloquant notre progression sur ces questions.
M. le président Didier Le Gac. La situation à Brest est simplement due à un dégât des eaux et non à une volonté de refuser l'accès, les archives elles-mêmes n'ayant pas été endommagées. Monsieur Furst, Monsieur Martin, que pouvez-vous nous dire sur les archives ?
M. Benjamin Furst. Concernant le Service Historique de la Défense, le fait que certaines de mes demandes de dérogation datant de 2023 n’aient toujours pas été traitées tend à démontrer une certaine inégalité de traitement. J’admets néanmoins ne pas avoir relancé après ma demande initiale en l’absence d’urgence.
Un problème plus préoccupant à mes yeux concerne le Service du patrimoine archivistique et audiovisuel (SPAA) de Polynésie. Des archives de l’État étaient auparavant consultables à Papeete grâce à une convention signée entre l’État et la Polynésie. Or, cette convention a été dénoncée en 2020, nous privant totalement d’accès à ces archives qui contiennent pourtant des documents essentiels pour étudier l’histoire contemporaine de la Polynésie et éclairer les impacts directs et indirects du CEP. Le problème du SPAA va au-delà de la simple dénonciation de la convention avec l’État puisque les difficultés de conservation concernent également les archives du territoire, avec des conditions d’accès totalement inatteignables qui nous sont imposées sans justification. Selon moi, le cas du SPAA est l’un des plus problématiques, au même titre que ceux évoqués par Florence Mury.
Mme Florence Mury. J'ai omis de mentionner les Archives nationales, où nous rencontrons également des lenteurs et des demandes de dérogation qui n’aboutissent pas, bien que l’accès hors dérogation soit facilité.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie tous les trois pour nous avoir donné tous ces éléments.
Si vous souhaitez nous transmettre des compléments d’information, je vous invite à remplir le questionnaire et à nous faire parvenir par écrit tous les éléments que vous jugerez utiles.
16. Audition, ouverte à la presse, des représentants de l’Association Moruroa e Tatou : M. Tevaearai Puarai, président, et M. Tamatoa Tepuhiarii, chargé des Relations internationales (Jeudi 20 février 2025).
M. le président Didier Le Gac. Messieurs, nous vous avions déjà entendus le 28 mai dernier dans le cadre de la précédente commission d’enquête, dont les travaux ont été interrompus par la dissolution de l’Assemblée nationale.
Votre association, créée le 2 juillet 2001, trente-cinq ans jour pour jour après le premier tir nucléaire atmosphérique effectué en Polynésie, poursuit deux objectifs : la vérité et la justice, te parau mau et te parau ti’a en tahitien. Vous accompagnez les familles des travailleurs victimes des essais nucléaires et vous sensibilisez les plus jeunes au fait nucléaire. Vous vous rendez ainsi régulièrement dans des établissements scolaires pour présenter aux élèves l’histoire des essais nucléaires et les sensibiliser à une disparition progressive du nucléaire. Vous l’avez encore fait en janvier dernier au collège d’Afareaitu, plusieurs photos illustrant ce moment sur votre page Facebook.
Quel est votre regard sur la considération portée à la Polynésie pendant la période des essais nucléaires ? Le président de la République a reconnu l’existence d’une dette à cet égard : qu’en pensez-vous ? Voyez-vous une avancée dans l’ouverture progressive des archives ?
Quelles évolutions doivent être apportées à la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite Morin ?
Pourriez-vous évoquer l’initiative « aller vers », développée par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) en Polynésie ? A-t-elle engendré, là aussi, des avancées concrètes ?
Avant de vous donner la parole, je vous prie de déclarer, le cas échéant, tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Tevaearai Puarai et Tamatoa Tepuhiarii prêtent successivement serment.)
M. Tevaearai Puarai, président de l’association Moruroa e tatou. Enfant de Maohi nui, la Polynésie occupée, je préside l’association Moruroa e tatou depuis la fin du mois d’août 2023. L’association a vu le jour en 2001, à l’initiative de vétérans maohi et également de familles dont des membres avaient travaillé dans des sites d’expérimentations nucléaires français. Ces travailleurs commençaient à l’époque à développer des pathologies graves, qui n’étaient pas reconnues, ni indemnisées par l’État français. La naissance de l’association répondait au besoin urgent de faire entendre la voix des victimes des explosions nucléaires françaises à Maohi nui et d’obtenir une prise en charge médicale, juridique et psychologique. Moruroa e tatou rassemble donc d’anciens travailleurs des sites d’expérimentations, leur famille mais également des membres des jeunes générations. Ces derniers sont préoccupés par l’héritage du nucléaire : plusieurs milliers de personnes sont actuellement impliquées en la matière dans l’ensemble du territoire polynésien, dont la superficie correspond à celle de l’Europe.
Il faut rappeler comment le peuple maohi s’est structuré autour de cette question avant la création de l’association. Pendant des décennies, la Polynésie est restée silencieuse car elle avait peur d’aborder le sujet du nucléaire. Les revendications de l’association Moruroa e tatou, de l’Église protestante maohi et de figures politiques émergentes ont brisé ce tabou et ont posé la question des conséquences des explosions nucléaires françaises. Avant 2021 et le livre-enquête Toxique, le combat pour la reconnaissance des victimes a souvent été laissé aux associations comme la nôtre et à quelques élus engagés. Ce n’est qu’après des décennies de lutte que l’État a commencé à concéder certains droits aux victimes de Maohi nui.
Les missions de Moruroa e tatou se fondent sur les deux grands principes de vérité et de justice, et son action se déploie dans trois directions. Tout d’abord, elle accompagne les victimes : elle les aide à constituer leur dossier d’indemnisation et leur apporte une assistance psychologique et juridique ; elle soutient les survivants des bombes mais également les familles endeuillées qui subissent un préjudice indirect et moral. Ensuite, nous menons un travail de mémoire et de sensibilisation, notamment à travers des interventions en milieu scolaire et auprès de structures religieuses. Nous plaidons également notre cause sur la scène internationale : nous défendons depuis plus de quatre ans aux Nations Unies nos positions sur le nucléaire français et la décolonisation des pensées et nous demandons la réparation complète des conséquences des essais nucléaires. Enfin, nous agissons pour protéger notre environnement, Maohi nui, une terre qui a été impactée, bafouée et meurtrie : nous essayons de sensibiliser au mieux les nouvelles générations, lesquelles se sentent petit à petit concernées par ce combat, et nous assurons également un suivi des zones contaminées ; nous luttons enfin pour le développement de soins justes et adaptés aux pathologies radio-induites.
Pour Moruroa e tatou, le débat ne doit plus porter sur les raisons qui ont conduit la France à choisir la Polynésie comme site d’expérimentations, mais sur la prise en charge des victimes et la réparation des préjudices subis. Il est cependant crucial de rappeler que la France avait d’abord effectué, au début des années 1960, ses explosions nucléaires en Algérie, dans un contexte colonial. Les conséquences environnementales et sanitaires y ont été tout aussi désastreuses qu’à Maohi nui : les populations locales ont également été exposées aux radiations, des terres ont été contaminées et aucune réparation concrète n’a été accordée. Le transfert des explosions nucléaires en Polynésie en 1966 n’a pas marqué une rupture mais bien plutôt une continuité dans une politique qui a toujours nié les effets de la radioactivité sur les populations locales.
Notre priorité actuelle est d’exiger une indemnisation sans condition des victimes et de leurs descendants, l’amélioration du suivi médical des victimes de maladies radio-induites (vous avez dû prendre connaissance de certaines données de l’ICPF, l’Institut du cancer de Polynésie française, et de la CPS, la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française) et la reconnaissance pleine et entière des conséquences sanitaires, socioculturelles et environnementales des explosions nucléaires coloniales. En 2025, ce combat ne doit plus seulement être politique, mais doit avant tout s’apparenter à un devoir de justice et d’humanité qui rassemble et qui fédère toutes les générations à Maohi nui et partout dans le monde.
M. Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l’association Moruroa e tatou. Ia ora na à tous. Ia ora na est une expression que vous avez sans doute souvent entendue dans la bouche de Mereana Reid Arbelot, la rapporteure de votre commission, et d’autres autochtones de Maohi nui – Polynésie française. Ces mots ne sont pas simplement une salutation, mais ils portent en eux un vœu profond qui consiste à souhaiter la vie. Ora signifie vie : nous vous souhaitons donc la vie en vous disant ia ora na et nous le faisons avec sincérité et plénitude.
Ces mots résonnent différemment lorsque nous parlons des armes nucléaires. Au-delà des ambitions de suprématie et de puissance, ces armes ont ôté des vies, détruit des existences humaines et ravagé des éléments non humains de notre environnement et du monde maohi, qui englobe les dimensions visibles et invisibles, humaines, non humaines et spirituelles. Malgré la douleur et les injustices, notre peuple continue de souhaiter la vie et n’a jamais cessé de dire ia ora na. Mais combien de vies ont été sacrifiées ? Combien d’ancêtres ou de peuples ont payé le prix des explosions nucléaires ?
En retraçant le combat de Moruroa e tatou hier comme aujourd’hui, nous nous souvenons des paroles d’un militant autochtone qui dénonçait déjà l’aveuglement et le déni : « L’État français a affirmé que les essais nucléaires étaient propres et inoffensifs. Il rejetait les accusations des Tahitiens concernant les maladies liées aux essais et prétendait que les tubages reposant au fond de la mer ne posaient aucun problème. M. Jurien de la Gravière assurait même que les atolls de Moruroa et Fangataufa étaient propres ». Nous connaissons désormais la vérité et l’injustice que nous avons subie. Le peuple maohi n’a pas choisi d’être malade pendant des décennies, il n’a pas demandé à être sacrifié sur l’autel du nucléaire. Le combat n’est plus individuel, il est devenu une cause collective : celle de l’impact des explosions nucléaires sur les peuples maohi et algérien. Nous devons continuer de dénoncer cette injustice historique par nos plaidoyers et notre militantisme, afin d’interpeller la population et l’État français sur les conséquences bien réelles des essais.
Le choix du site des essais nucléaires relève de l’emprise coloniale, c’est un fait établi. D’autres questions, comme celle portant sur la nécessité d’un moratoire scientifique sur les essais, ne se posent plus. Les recherches de Sébastien Philippe ont également apporté les preuves nécessaires dans le dossier du millisievert. La loi Morin est insuffisante et obsolète, car elle restreint toujours la reconnaissance et l’indemnisation des victimes. Ce sont les réalités vécues qui comptent aujourd’hui : des hommes, des femmes et des enfants meurent de cancers et d’autres maladies encore méconnues ou non reconnues. Ces personnes souffrent, suivent des traitements médicaux lourds et complexes.
Nous ne pouvons plus nous contenter d’une reconnaissance symbolique : il est temps aujourd’hui d’exiger une réparation juste, concrète et immédiate. Il est urgent de mettre un terme à la stratégie de la lenteur politique, des discussions interminables, des débats et des négociations sans fin alors que de l’autre côté du monde, des personnes continuent de souffrir de maladies radio-induites et d’autres affections. Nous méritons enfin que ia ora na, nous souhaitons la vie, prenne enfin tout son sens.
M. le président Didier Le Gac. Nous avons déjà abordé la question de la réparation au cours de nos auditions, mais toujours sous l’angle de l’indemnisation de préjudices individuels. Votre association défend-elle l’idée d’un préjudice collectif ? Comment envisagez-vous sa réparation ?
M. Tevaearai Puarai. La réparation des préjudices individuels s’inscrit dans le système d’indemnisation actuel. Le parcours administratif peut se révéler complexe, injuste et décourageant pour les victimes, qui veulent simplement accéder à un droit. L’idée de la réparation d’un préjudice collectif rejoint la demande, que l’association avait déjà fait valoir lors de l’audition du mois de mai dernier, d’une réparation indemnitaire automatique et forfaitaire. Sachant que la majorité des dossiers est rejetée, nous tâchons d’accompagner au mieux les victimes du nucléaire demandant une indemnisation. Certaines d’entre elles n’avaient toujours rien obtenu la veille de leur mort. Il faut répondre avec justesse et rapidité au besoin de ces personnes de voir reconnaître le préjudice qu’elles ont subi. L’association continuera donc de défendre l’indemnisation forfaitaire et automatique, qui répond à une exigence de justice.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ia ora na. Je vous remercie pour vos propos liminaires. Pourriez-vous revenir sur la prise en charge, notamment hospitalière, des malades par la communauté polynésienne, à travers les cotisations à la CPS ?
Quelles améliorations de la loi Morin préconisez-vous ? Privilégiez-vous une simple amélioration ou, plus largement, l’élaboration d’une nouvelle loi ?
Vous avez évoqué les victimes indirectes : pourriez-vous nous donner plus de détails sur la situation de ces victimes « par ricochet » ? Quelle est la différence entre un ayant droit à ce titre et un autre ayant droit qui serait lui-même victime ?
M. Tevaearai Puarai. Selon les données de la CPS, plus de 13 000 personnes sont concernées par les maladies radio-induites. Dans le système actuel, ce sont les cotisations du peuple qui alimentent la CPS et financent donc cette prise en charge. Il faudrait que l’État couvre enfin toutes les dépenses engagées. Tamatoa développera la seconde partie de cette question.
La loi Morin ne prend pas en compte le préjudice moral, à savoir l’ensemble des conséquences psychologiques qui affectent l’environnement familial, notamment la veuve, dont le deuil n’est pas pris en compte, et les enfants des anciens travailleurs. Par ailleurs, l’épouse doit faire vivre les membres de la famille quand son mari, ancien travailleur devenu malade, ne peut plus subvenir aux besoins de sa famille. Elle remplit le rôle de deux personnes, préjudice qui devrait être reconnu. L’épouse qui dépose une demande le fait en tant qu’ayant droit d’une personne atteinte d’une maladie radio-induite.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Pourriez-vous répéter votre question sur les victimes « par ricochet » ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’aimerais que vous détailliez la différence entre un ayant droit d’une victime directe (son héritier, pour simplifier) et un ayant droit, par exemple un enfant, qui est lui-même une victime en ce qu’il a subi un préjudice né de la maladie de son parent (il s’agit donc d’une victime indirecte). Certains enfants doivent arrêter de travailler pour s’occuper de leurs parents malades : cela peut aussi être considéré comme un préjudice. Pourriez-vous nous donner des exemples de personnes ayant sollicité votre association ?
M. Tamatoa Tepuhiarii. Je ne connais pas d’exemple concret mais il arrive effectivement, selon la secrétaire de la permanence de l’association, que des ayants droit viennent effectuer des démarches pour leurs parents. On parle de victimes indirectes et de victimes juridiquement reconnues, mais je n’utilise pas vraiment certains termes. Il convient de s’interroger sur ce qu’on appelle, derrière la sémantique, des « victimes » et (même si c’est une autre question) des « survivants ».
M. Tevaearai Puarai. Nous rencontrons différents publics : il ne s’agit plus seulement des anciens travailleurs ou de membres de leur famille qui viennent monter des dossiers. Toute personne atteinte de l’une des vingt-trois maladies radio-induites reconnues par décret peut s’adresser à nous. Pour évoquer un cas concret, je pense à une mère de famille venue à la permanence car son mari était mort sans avoir reçu d’indemnisation alors qu’il avait déposé une demande en 2016.
Les ayants droit n’ayant pas forcément développé aujourd’hui une maladie figurant sur la liste à laquelle j’ai fait référence peuvent avoir subi des préjudices, liés à l’accompagnement d’une victime et au parcours de soins qu’il faut mettre en place (les familles doivent s’organiser en vue d’une telle prise en charge). Par ailleurs, l’association plaide pour la reconnaissance des maladies transgénérationnelles : cela fait partie des améliorations de la loi Morin que nous attendons.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Le Civen utilise un seuil de 1 millisievert dont nous savons désormais quoi penser après nos nombreuses auditions. Le Civen, qui l’a présenté comme un seuil de gestion, nous a dit que s’il n’était pas atteint, le dossier était mis de côté mais que le doute profitait au demandeur. Le Centre médical de suivi (CMS) nous l’a confirmé. Est-ce bien ce que vous constatez ? Le doute profite-t-il au demandeur ou bien le dossier est-il classé si le seuil de 1 millisievert n’est pas atteint ?
Aux États-Unis, le système est très différent : la liste des maladies reconnues est plus longue et l’indemnisation n’est pas nulle ou totale, elle est proratisée en fonction d’un calcul de probabilité reposant sur la corrélation entre l’exposition au rayonnement ionisant et la maladie développée. La loi française devrait-elle évoluer en la matière ?
M. Tevaearai Puarai. La question du seuil de 1 millisievert est revenu en permanence dans les différentes auditions. Je ne peux pas préciser, pour le moment, si l’association a accompagné des personnes se trouvant dans le cas que vous avez évoqué. Mais, je pense que, plus généralement, il ne s’agit pas tant de savoir s’il y a eu des exceptions qui devraient être généralisées que d’affirmer que le seuil existant est trop limitatif ; il ne permet pas aux victimes survivantes de faire aboutir leur demande de reconnaissance, là est le problème.
M. Tamatoa Tepuhiarii. S’agissant des vingt-trois maladies reconnues, j’estime pour ma part que nous avons besoin d’une évolution de la liste, y compris en considérant des pathologies qui ne sont pas radio-induites. Il faudrait procéder à une analyse comparative des systèmes d’indemnisation d’autres pays ou communautés affectés par des explosions nucléaires, comme les États-Unis ou le Japon. En revanche, n’étant pas généticien, je ne saurais dire s’il convient ou non de prendre en compte les mêmes maladies que dans ces pays. J’ajoute qu’adopter des systèmes d’indemnisation différents du nôtre serait certainement compliqué sur le plan juridique.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Au sujet du préjudice collectif, et en réponse à la question de notre président, vous avez beaucoup insisté sur la nécessité de simplifier les règles pour permettre une indemnisation forfaitaire automatique. Cela signifie-t-il que la réparation passe uniquement par une indemnisation financière, qui est tout sauf négligeable, ou attendez-vous aussi de l’État français des prises de position plus symboliques reconnaissant la réalité et l’ampleur du préjudice ? Dans l’affirmative, sous quelles formes ?
Par ailleurs, vous avez indiqué que la protection de l’environnement du fenua (pays) faisait partie de vos missions, ainsi que la réparation d’une terre meurtrie. Qu’entendez-vous par là ? Je présume que vous ne vous intéressez pas seulement à la pollution radioactive des atolls.
Enfin, vous avez évoqué d’emblée une dimension spirituelle assez large, en parlant de conséquences visibles comme non visibles, humaines comme non humaines. Pourriez-vous nous en dire plus sur les conséquences des essais, qui ont touché à beaucoup de représentations, de symboles, de perceptions, pour les Polynésiens, de la manière dont leurs terres et eux-mêmes sont traités ?
M. Tevaearai Puarai. Permettez-moi d’abord de vous remercier pour ces questions, qui nous ramènent à l’essentiel de notre combat : le lien à la terre mère. Il faut regarder la situation avec les yeux d’un autochtone pour comprendre l’engagement de notre peuple, qui affirme pleinement son identité. Notre lien fort à la terre, meurtrie, et à l’environnement n’est pas que culturel : il est spirituel ; c’est la corde sensible qui nous pousse à agir.
Nous avons parlé de simplification des démarches et de réparations collectives, mais notre objectif dépasse évidemment les seules indemnisations, même si elles sont un droit. Nous voulons que soit réparée la dignité d’un peuple qui a été mis sous silence et qui souffre d’un fort sentiment de culpabilité pour avoir participé à ces expérimentations. Encore aujourd’hui, notre peuple se pose des questions sur les choix qui ont été faits et sur leurs conséquences persistantes, lesquelles ne sont pas seulement environnementales et sanitaires, mais aussi socioculturelles. Le bouleversement qu’ont représenté les essais nucléaires a conduit des familles autochtones polynésiennes vers un environnement qui n’était pas le leur et où elles n’avaient pas l’habitude de vivre.
Voilà pourquoi nous abordons ce combat d’une manière très globale. Nous cherchons à sensibiliser les jeunes générations au contexte de l’époque afin qu’ils fassent les bons choix en tant que leaders maohi de demain.
Quant à la réparation de notre terre meurtrie, nous attendons des actions concrètes de la part de l’État. Nous voulons une réparation entière et juste, ce qui inclut bien sûr la prise en charge des patients, mais aussi le nettoyage et le suivi, de façon complète, des sites d’expérimentations et de nos eaux. Notre territoire est aussi étendu que l’Europe, ce qui signifie que l’océan est ce qui relie les terres et les peuples polynésiens. Or cet océan a été intoxiqué, bafoué, ce qui nécessite aussi des actions concrètes.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Je confirme que nous n’attendons pas qu’une indemnisation financière. Le nucléaire a eu des impacts multiples (économiques, culturels, sociaux, environnementaux, sanitaires), si bien que la réponse ne peut être aussi simple.
Nous attendons, cela a été dit, une prise en charge médicale importante qui doit comprendre une dimension psychologique, jusqu’à présent insuffisamment prise en compte en matière de préjudice. Même si les Polynésiens ne parlent pas forcément du nucléaire ou de leurs éventuelles maladies, leur expérience sociale en est affectée, y compris au sein des familles et au niveau des communautés.
J’insiste aussi sur la nécessité d’une prise en charge funéraire, même quand la mort n’est pas liée à un cancer ou à une maladie radio-induite, à l’image de ce que propose le Japon.
S’agissant de notre approche, qui s’attache au visible et au non visible, à l’humain et au non humain, elle relève d’une construction identitaire et culturelle propre aux peuples autochtones de Maohi nui – Polynésie française. Tevaearai Puarai vient de le dire, il existe une connexion, qui n’est pas seulement visible, mais aussi invisible avec l’environnement, un lien fort entre l’humain, la terre et la mer. Ainsi, les explosions nucléaires, qu’elles aient eu lieu en mer, dans l’air ou sous terre, n’ont pas emporté des conséquences que sur l’environnement, mais aussi sur ce qui nous relie à lui. Quand nous parlons de non humain, nous faisons référence à l’environnement. Vous imaginez bien à quel point notre lien spirituel, généalogique (entre la terre, la mer et l’humain) et de respect envers l’environnement a été affecté.
Notre association s’emploie aussi à sensibiliser à la question du colonialisme nucléaire. Bruno Saura a présenté dans un de ses livres la période des essais nucléaires comme une période de modernisation et de violence, deux notions qui ont un rapport avec le colonialisme. Il convient de souligner le bouleversement sociétal que cette période a provoqué : nous devons rappeler aux nouvelles générations le lien qui les relie à leur terre, car elles n’en ont pas nécessairement conscience (ils ont peut-être perdu certaines de ces valeurs identitaires). Moruroa e tatou est aussi là pour sensibiliser à l’impact du nucléaire sur le lien entre l’humain, la terre, la mer et l’environnement.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Messieurs, j’ai bu vos paroles !... Parler de l’humain, cela fait du bien à l’Assemblée nationale… Vous pouvez voir mon émotion !
Le prix Nobel de la paix a été attribué cette année aux hibakusha, les survivants des explosions atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, pour leur travail de témoignage sur ce qu’ils ont vécu. Une telle reconnaissance internationale pourrait vous aider dans votre combat.
J’ai eu l’occasion de vous croiser à la quatrième commission des Nations Unies, qui traite notamment de la décolonisation. Comme vous, je milite pour que le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires intéresse la France. Je dis bien « intéresse » car, à tout le moins, notre pays pourrait devenir État observateur. Il faut toujours rappeler que les armes nucléaires sont illégales en droit international et que nos efforts en faveur du désarmement doivent être permanents. Même si le climat ambiant et l’état des rapports de force dans le monde pourraient ne pas pousser dans cette direction, c’est parfois dans les moments compliqués qu’il est possible d’avancer.
Pour revenir au peuple polynésien et à la réparation qui lui est due, mon groupe a défendu, il y a quelques jours, une proposition de loi visant à assurer une prise en charge intégrale des soins liés au traitement du cancer. Je pense aux autres maladies suscitées par les séances de chimiothérapie ou encore aux perruques dans lesquelles des patients investissent pour garder leur dignité. Par ce texte, nous avons affirmé qu’il fallait prendre en charge l’ensemble des conséquences. Je mesure que nous n’en sommes pas encore là en Polynésie. Eu égard à son gigantisme et à sa difficulté d’accès, ce territoire mériterait peut-être un inventaire des besoins, si vous m’autorisez cette expression. Il faudrait que nous connaissions toutes les conséquences des maladies radio-induites dans le vécu des personnes, afin qu’elles soient bien prises en compte dans le cadre de la prise en charge.
Lors de votre précédente audition, antérieure à la dissolution, vous aviez abordé la question de la localisation du Civen en soulignant la nécessité d’une plus grande proximité afin d’améliorer les relations et de favoriser la constitution des dossiers. En effet, nous sommes surpris par le décalage entre le nombre de personnes potentiellement atteintes de maladies radio-induites et le nombre de dossiers d’indemnisation déposés. L’écart est encore plus important en ce qui concerne le Sahara algérien : la Polynésie a un lien avec l’État central français et nous avons une langue en partage. Néanmoins, le décalage horaire et géographique complique l’accès de chacun à ses droits. Nous cherchons, depuis le début des auditions, quel serait le meilleur moyen de faciliter les choses. Il y a eu la politique de « l’aller vers », pour se rapprocher des Polynésiens, mais est-elle suffisante ? Quelles devraient être les étapes suivantes ?
M. Tevaearai Puarai. Je vous remercie pour vos mots et votre reconnaissance. Quand on parle de l’humain, qui pourrait rester insensible ? Tout l’objet du combat de l’association depuis sa création par nos aînés, aujourd’hui disparus, est de remettre l’humain et la dignité du peuple maohi au cœur de ces questions, en pensant aussi, plus généralement, à tous les peuples qui ont subi et continuent de subir du mépris et des injustices.
Bien entendu, rapprocher l’instance de suivi et de traitement des dossiers d’indemnisation qu’est le Civen, en le délocalisant en Polynésie, est une demande récurrente de l’association. Non seulement les démarches s’en trouveraient simplifiées, car les auditions, notamment, ont lieu à des heures pas toujours simples pour des personnes malades, mais une telle mesure redonnerait leur place aux Polynésiens dans leur quête de justice. Cela rendrait aux victimes une certaine dose de confiance dans la loi qui doit permettre de réparer leur préjudice et de leur apporter une forme de reconnaissance. Surtout, il faut des actions concrètes pour permettre d’accéder dans de bonnes conditions aux dispositifs actuels. Les Polynésiens attendent tous une réelle reconnaissance et une réelle réparation.
Installer le Civen en Polynésie serait donc une consécration après des années de lutte, ainsi qu’un moyen de redonner toute leur place aux Polynésiens dans le labyrinthe bureaucratique actuel et de lutter contre la lenteur administrative, imposée par la configuration que nous connaissons actuellement.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Je vous remercie également pour vos mots. Si nous disons « l’humain » et non « l’homme », comme on le fait souvent, c’est parce que nous accordons de l’importance aux questions de genre : la femme et tout type de genre sont ainsi inclus.
La mission chargée de « l’aller vers » a été mise en place en 2021, onze ans après l’adoption de la loi Morin : c’est un parfait exemple de la stratégie politique de la lenteur. Par ailleurs, on oublie souvent que les actions entreprises dans ce cadre avaient déjà commencé grâce aux associations. Moruroa e tatou existe depuis bien plus longtemps, tout comme l’association 193. Nous aidions déjà à compléter les dossiers d’indemnisation. L’État propose désormais une autre voie, mais nous devons questionner la stratégie de la lenteur pour chercher à l’éviter dans le cadre des démarches administratives et politiques que nous souhaitons, en toute humilité.
La mission « aller vers » dispose d’un budget bien plus important que celui des associations. Elle a les moyens de se déplacer dans les îles, de rencontrer plus de monde, donc d’avoir plus d’impact, mais cela n’empêche pas les associations loi 1901 à but non lucratif de prendre leur courage à deux mains et de s’organiser en comités, sur les différents archipels, pour se rapprocher davantage des populations. À cet égard, si nous sommes favorables à un rapprochement du Civen, nous n’oublions pas que le centre administratif, politique et économique est certes Tahiti, mais qu’il existe aussi d’autres îles. Il reste à voir quelles stratégies concrètes, et correctes, pourraient être déployées pour que toutes les populations concernées, dans tous les archipels, bénéficient bien d’un accompagnement administratif en vue de leur indemnisation.
M. le président Didier Le Gac. En Polynésie, l’homme et l’environnement sont intimement liés. Le lien est fusionnel ; l’un de vous l’a même qualifié de spirituel.
Nous sommes un certain nombre à avoir été surpris d’entendre des représentants du Criobe (Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement) nous dire que les essais nucléaires n’avaient pas tellement laissé de traces dans l’environnement. Nos interlocuteurs ont, au contraire, souligné que la nature était très forte et qu’elle avait quasiment pu retrouver son état antérieur aux essais. Quelles sont vos relations avec ces scientifiques ? Que pensez-vous de leurs conclusions au sujet des conséquences des essais nucléaires sur l’environnement ?
M. Tevaearai Puarai. On peut se demander si le Criobe a réellement mené des recherches à l’appui de ces affirmations ou hypothèses : nous n’avons pas vu émerger de tels travaux. J’ai donc quelques doutes.
Le lien avec notre terre s’apparente à celui entre l’enfant et sa mère. La pratique consistant à planter dans la terre, sous un manguier ou un arbre à pain, le placenta à la naissance de l’enfant symbolise le rattachement à la terre en même temps qu’elle affirme l’identité maohi. Le lien avec la terre mère, qui s’instaure dès la naissance, est puissant.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Le lien intime, fusionnel qui unit l’autochtone à la terre n’est pas idéalisé, il est une réalité. Les communautés autochtones ressentent concrètement dans leur vie cette connexion.
Je me pose de très nombreuses questions sur la position du Criobe. Je n’ai pas entendu parler de travaux de recherche publiés par cet institut au sujet de l’impact environnemental des explosions nucléaires à Maohi nui ou dans une de ses îles. Je m’interroge également sur la méthodologie qui permet d’émettre de telles hypothèses. Enfin, cette position n’est pas sans rappeler un discours très colonial qui niait l’impact des bombes nucléaires pour l’environnement ou pour les peuples du Pacifique au motif que l’océan reprendrait le dessus et que l’environnement se régénérerait (la radioactivité disparaîtrait donc). Le même discours a d’ailleurs été tenu au Japon après la catastrophe de Fukushima pour justifier le déversement de déchets nucléaires dans les eaux du Pacifique.
M. le président Didier Le Gac. Avez-vous, au nom de votre association, effectué des demandes de déclassification d’archives ? Avez-vous essuyé des refus et, si oui, de quoi s’agissait-il ?
M. Tevaearai Puarai. Pas plus que nos aînés, à ma connaissance : la déclassification des archives militaires était une revendication bien antérieure à 2021. Nous n’avons pas fait de demandes supplémentaires pour l’instant.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Mauruuru maitai (merci beaucoup). Ici nous sommes loin du fenua (pays), mais nous l’emportons avec nous à chaque fois que nous nous déplaçons. Vous avez très bien dépeint le lien de chaque Polynésien avec sa terre ; le Maohi est indissociable de son environnement.
Vos propos sont vraiment importants car ils rendent plus vivante la description de la situation. En tant que responsables politiques, nous sommes là pour porter la parole des Polynésiens mais il demeure toujours un biais.
Alors que notre commission d’enquête s’intéresse beaucoup aux faits historiques, je retiens de cette audition que vous vous tournez vers l’avenir. Nous devrons nous en inspirer et veiller à être efficaces. Vous avez notamment souligné qu’il ne fallait pas revenir sur la question du choix des sites. C’est malheureusement un passage obligé pour la commission, mais sachez que votre message a été bien reçu.
Vous êtes les Maohi de demain, nous ne sommes que des passeurs. Nous allons faire de notre mieux. À bientôt.
M. Tevaearai Puarai. Mauruuru maitai (merci beaucoup). Nous vous encourageons vraiment à privilégier une approche humaine pour traiter le sujet dont est saisi votre commission d’enquête. Les éléments scientifiques et historiques, bien que foisonnants, ne doivent pas l’occulter. Songez à l’enfant de la terre, au père et à la mère de famille, à la sœur, à la tante. Faites-le avec toute votre âme !
17. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Baert, médecin, spécialiste des essais nucléaires (Jeudi 20 février 2025).
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous entendons maintenant M. Patrice Baert, médecin, spécialiste de la radioprotection et ancien responsable du centre médical de suivi (CMS) des vétérans polynésiens des essais nucléaires.
Monsieur Baert, vous avez participé, en tant qu’expert du ministère des Armées, aux travaux de la commission parlementaire sur les mesures destinées à réserver l’indemnisation aux personnes dont la maladie est causée par les essais nucléaires, dont le rapport a été remis le 15 novembre 2018. Votre audition est importante à nos yeux car votre discours tranche assez nettement avec ce que l’on entend dire généralement, par exemple par le pédopsychiatre Christian Sueur.
Dans une étude épidémiologique transgénérationnelle lancée avec Bruno Barrillot, cofondateur de l’Observatoire des armements en 2008 et de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) en 2001, décédé en 2017, Christian Sueur avait lancé l’alerte au sujet de l’impact des essais nucléaires sur les habitants de la Polynésie et leurs enfants. Dans un entretien publié dans Le Parisien le 21 janvier 2018, il a notamment déclaré : « L’attitude du pouvoir politique est criminelle, et la collaboration des autorités sanitaires, avec ces mensonges d’État, ne l’est pas moins ».
Ces mots très forts, vous n’y souscrivez pas. En janvier 2018, vous avez déclaré : « C’est vrai que nous avons vu des enfants avec des troubles du comportement, mais nous n’avons pas détecté d’anomalies particulières chez eux ». Pour vous, certains troubles constatés parmi les enfants polynésiens sont plutôt dus à des particules de plomb issues de voitures brûlées, piégées dans de l’eau de pluie et ainsi ingérées.
Vous enfoncez le clou en publiant chez L’Harmattan en janvier 2025 Essais nucléaires en Polynésie française : une histoire de mensonges et de contre-vérités, dont la quatrième de couverture indique : « Patrice Baert remet ici en question le dogme actuel sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française ». Le seul mot « dogme » ne peut que faire réagir.
Qu’avez-vous voulu démontrer dans votre livre ? Quelles sont les principales conclusions auxquelles vous êtes parvenu, et sur quelles bases – études scientifiques, témoignages, archives déclassifiées ?
En tant que médecin, considérez-vous que les dangers des essais nucléaires effectués en Polynésie ont été exagérés auprès des vétérans civils ou militaires ayant travaillé au centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et de la population polynésienne ? Si tel n’est pas le cas, quel est à vos yeux le bon curseur pour en admettre l’existence et ouvrir ainsi droit à l’indemnisation des victimes, laquelle est au cœur de notre commission d’enquête ?
Avant de vous entendre, je vous remercie de déclarer tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations, et vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Patrice Baert prête serment.)
M. Patrice Baert, médecin, spécialiste des essais nucléaires. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, permettez-moi d’abord de vous remercier de l’honneur qui m’est fait de m’exprimer devant la Représentation nationale à propos d’un sujet sur lequel j’ai particulièrement travaillé.
Ancien médecin-militaire, vous l’avez rappelé Monsieur le président, j’ai servi dans la Marine nationale à bord des sous-marins nucléaires et me suis spécialisé par la suite en radiopathologie et radioprotection, ce qui m’a conduit à devenir instructeur quatre années à l’École des applications militaires de l’énergie atomique, puis médecin-chef du centre médical de suivi des vétérans du CEP à Papeete de 2015 à 2018. J’ai ensuite rejoint le département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN) avant de quitter l’armée pour ensuite rejoindre pendant deux ans l’antenne du CEA à Saclay en tant que médecin du travail. J’ajoute qu’en 2018, j’ai été désigné par le ministère des Armées en qualité d’expert pour participer aux travaux de la commission EROM. J’ai ainsi contribué à la rédaction du rapport de cette commission, qui a été remis le 15 novembre 2018 au Premier ministre Édouard Philippe. J’ai également occupé les fonctions de vice-président de l’AMTSN, l’Association des médecins du travail des salariés du nucléaire, jusqu’en 2023.
Je déclare ne plus faire partie du service de santé des armées (SSA), même à titre de réserviste, ni entretenir aucune relation avec le CEA. Je collabore aux travaux de recherche du professeur Renaud Meltz et suis membre du conseil scientifique du dictionnaire du CEP.
De toutes mes affectations, de tous les postes que j’ai occupés, celui du centre médical de suivi (CMS) aura été le plus marquant. J’ai malheureusement constaté chez nombre de vétérans un sentiment de « culpabilité » et de crainte. Cette peur d’avoir été contaminé et de transmettre la maladie à ses proches, comme ce fut le cas d’un vétéran qui me confia se trouver dans l’impossibilité de consommer son nouveau mariage en raison du décès de sa précédente épouse en raison d’un cancer de l’utérus. « Tu sais Taote, m’avait-il dit alors, moi je crois que c’est à cause de Moruroa que mon épouse est décédée du cancer et que c’est moi qui l’ai contaminée ». Je lui demandais alors comment il avait pu se forger de telles certitudes. Il me répondit qu’il avait entendu et lu dans certains médias les propos de représentants d’associations qui expliquaient que les cancers étaient le résultat des essais nucléaires et que ces maladies se transmettaient de génération en génération.
Pour comprendre comment ce vétéran avait pu en arriver à croire qu’il avait provoqué la mort de sa première épouse, et pour voir comment je pouvais le convaincre du contraire, j’ai interrogé plusieurs vétérans des essais, notamment au CMS, puis au CEA. J’ai ainsi pu rencontrer le premier médecin du CEP ainsi que le dernier médecin du CEA à avoir participé aux essais. Je me suis plongé dans les archives du DSCEN, dans certaines archives du CEA auxquelles j’ai pu avoir accès. Je crois avoir lu tous les rapports et questions parlementaires sur les essais nucléaires, tous les livres qui en traitent, y compris parfois des romans, et accumulé une bibliographie scientifique considérable sur les essais américains, soviétiques, britanniques et bien sûr français. J’ai parcouru les données médicales accessibles concernant les cancers en Polynésie française et plus généralement celles du Pacifique sud. À partir de ces échanges, de ces lectures, j’ai pu confronter les propos de certaines associations, personnalités politiques, journalistes, certains écrits (le livre « Toxique » mais aussi les ouvrages de Bruno Barrillot) avec des éléments factuels et des données vérifiables que j’ai regroupés dans l’ouvrage que vous avez bien voulu citer, Essais nucléaires en Polynésie française. Une histoire de mensonges et de contre-vérités.
Grâce à ce travail de recherche, j’ai découvert que ce qui était présenté comme une catastrophe sanitaire n’était corroboré par aucune des études épidémiologiques qui ont été réalisées, par aucune donnée du registre des cancers, ni aucune production scientifique digne de ce nom. Pire, j’ai découvert que les chiffres sur les incidences des leucémies et des cancers de la thyroïde polynésiens figurant dans le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée de la Polynésie française sur les conséquences des essais nucléaires étaient faux et qu’ils étaient le résultat d’un mélange inapproprié de données épidémiologiques non comparables. Ces données ont ensuite été reprises la même année par le Conseil économique, social et culturel de la Polynésie (CESC) et en dans la proposition de loi présentée par Madame Christiane Taubira en 2008, relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Car, en dépit de ce qu’affirment les représentants de l’Association 193, il existe bien un registre des cancers polynésiens. Celui-ci a même été instauré fin 1980 par le médecin général Chastel, alors directeur de la santé publique. Il n’existe en revanche aucun registre occulte ou caché par les médecins militaires ; c’est un pur fantasme qui ne repose sur aucun élément tangible. Il existe en revanche des rapports annuels d’activité de la santé publique polynésienne, rapports dont j’ai pu retrouver la trace dans les archives publiques de la Polynésie française (elles sont à ma connaissance inexploitées, certaines ayant même été perdues, semble-t-il). Il existe aussi de nombreuses études épidémiologiques, celles de Florent de Vathaire que vous avez auditionné, celle de SEPIA-Santé, celle du CEA (car oui, il existe un rapport sur la surveillance radiologique des employés du CEA et de leurs sous-traitants) ; il faut également signaler l’expertise collective de l’INSERM, sachant qu’il existe également de nombreuses publications scientifiques sur la recherche de pathologies transgénérationnelles dans la descendance de populations irradiées. Une synthèse sur les vingt dernières années a d’ailleurs été publiée en 2024, l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) l’a encore rappelé hier devant votre commission d’enquête. Il existe également trois thèses de médecine, dont une sur les leucémies polynésiennes et une autre sur la prise en charge des cancers de la thyroïde par les médecins de Tahiti et Moorea. Mais les résultats convergents de toutes ces études et ces travaux scientifiques restent le plus souvent ignorés, considérés comme insuffisants, voire erronés. Alors, il est demandé toujours plus d’études, de rapports, de commissions... Mais les faits sont têtus : rien ni personne à ce jour ne peut apporter la preuve scientifique qu’il existerait une épidémie de cancers en Polynésie française en relation avec les essais nucléaires réalisés au Centre d’expérimentations du Pacifique (CEP). Dans sa synthèse portant sur la période 2015-2019, comportant une rétrospective depuis 1985, l’Institut du Cancer de Polynésie française (ICPF) déclarait : « l’augmentation des nouveaux cas de cancers en Polynésie française est le résultat d’une amélioration de l’exhaustivité du registre, mais également du vieillissement de la population, de l’essor démographique et de l’amélioration des moyens diagnostics ». Mes analyses ont permis d’arriver aux mêmes conclusions.
S’agissant des effets sur les enfants, en 2016, juste avant la visite présidentielle de François Hollande à Tahiti, Bruno Barrillot publiait un article dans les Cahiers de l’Observatoire des Armements, intitulé « les atteintes aux enfants ». Il y affirmait que les essais nucléaires auraient perturbé le sex-ratio, provoqués une hécatombe infantile à Mangareva, de nombreuses fausses-couches et malformations chez les enfants des vétérans et des Polynésiens. Toutes ces affirmations sont également fausses ou entachées d’erreurs d’appréciation. J’en apporte la preuve dans le livre que j’ai publié début janvier ; ces mensonges ont pourtant été relayées par tous les médias polynésiens ! Tout comme ils ont relayé, en 2018, les théories du docteur Christian Sueur, pédopsychiatre, concernant le lien entre des enfants atteints de troubles du spectre autistique et la présence de grands-parents à Moruroa. Théories pourtant rejetées par l’IRSN, par deux experts de l’INSERM et même par l’Association des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire. Mais ces théories ont pourtant ressurgi dans un documentaire présenté au Festival international du film océanien de 2023 et à l’Assemblée nationale le 19 janvier 2024, à l’initiative du groupe GDR.
J’en suis donc arrivé à la conclusion que l’angoisse des vétérans et de leurs familles était certes le résultat de l’absence de suivi médical post-exposition qui aurait dû être mis en place par l’État et par le CEA dès la fin des années 1980, du silence de l’État, qui s’est trop longtemps abrité derrière le secret Défense. Mais c’est aussi et surtout le résultat de fausses affirmations colportées par certaines associations de défense des victimes, les médias et certains élus. Je citerai ici les propos d’une Polynésienne indemnisée, elle et sa mère par le CIVEN pour une leucémie : « Je suis triste que les associations antinucléaires, l’Association 193, Moruroa e tatou et l’Église protestante Maohi, après des années de lutte en faveur des victimes, s’enrôlent peu à peu dans la stratégie des partis politiques prônant l’indépendance. Les victimes des essais nucléaires servent de faire valoir à la lutte pour l’indépendance, les maladies radio-induites ne devenant plus qu’un prétexte. »
Mesdames et messieurs les députés, vous avez à plusieurs reprises posé la question concernant le seuil de 1 millisievert (mSv). Permettez-moi de vous donner mon opinion sur la loi Morin. Cette loi est le fruit d’un intense lobbying mené par des pacifistes et des antinucléaires qui se sont appuyés sur des chiffres trafiqués pour prétendre qu’il existait une nécessité d’indemniser un préjudice qui, en réalité, n’a jamais été démontré scientifiquement. Dire cela sera considéré par certains comme du « négationnisme », mais je leur oppose des faits, des données scientifiques alors qu’eux ne s’appuient que sur des témoignages, certes la plupart du temps sincères, mais sur des témoignages inévitablement biaisés. D’autres diront que mon passé de médecin militaire et d’employé du CEA me disqualifie sine die pour aborder ou traiter ce sujet ; je l’entends. Mais j’entends s’exprimer dans cette commission des intervenants militants et d’autres qui se déclarent indépendants, comme M. Sébastien Philippe, alors que, comme l’a rappelé Madame Lebaron-Jacobs, vice-présidente du Civen, celui-ci présente « de gros conflits d’intérêts ».
La loi Morin a eu pour avantage d’unifier les voies de recours qui, avant 2010, étaient disparates. Elle a, à ses débuts, été encadrée par l’existence de lieux, de dates et d’un comité composé de médecins et de scientifiques. Mais, bâtie sur une hypothèse erronée, la loi ne pouvait produire d’indemnisations. Elle a donc été modifiée, amendée à plusieurs reprises pour lui faire produire ce pour quoi le législateur l’avait votée, quitte à s’éloigner ainsi de toute rationalité scientifique ou médicale. L’adoption du 1 mSv est donc venue réintroduire une capacité de rejet que l’amendement adopté dans le cadre de la loi Érom (loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer) avait supprimé. Ce seuil n’a d’autre utilité que de faciliter la gestion administrative d’une loi qui, à la suite des nombreux ajustements, a perdu toute rationalité scientifique (je me permets de rappeler les propos de Mme Marie-Ève Aubin, ancienne présidente du Civen, qui a qualifié la loi Morin d’« usine à gaz »). La loi Morin a effectivement totalement dérivé de sa rédaction initiale, passant d’une appréciation individuelle fondée sur une approche médicale rationnelle à une approche désormais purement juridique et administrative. Il en résulte aujourd’hui une bataille autour de ce 1 mSv, clé du déclenchement ou non d’une possible indemnisation. Ce faisant, on oublie que ce seuil légal n’est pas un seuil scientifique (l’IRSN puis l’ASNR l’ont rappelé), mais une grandeur de précaution et non de dangerosité ! Car on ne bascule pas de l’absence de cancer selon que l’on se situerait d’un côté ou de l’autre de ce seuil. En 2018, j’étais le seul membre de la commission Érom à m’être élevé contre l’adoption de ce seuil de dose. La même année, j’interrogeais la ministre des Outre-mer sur les moyens de parvenir à établir un bilan sanitaire des essais nucléaires français. Elle me répondit à l’époque que ce seraient évidemment les décisions du Civen qui établiraient ce bilan ; j’avoue que j’en fus profondément choqué.
Car le bilan sanitaire et sociétal d’une période ou d’une activité humaine repose sur le travail des scientifiques, des médecins, des sociologues et des historiens. Il n’appartient pas au législateur de dire « l’Histoire », de « dire la Science » par les résultats de la mise en application d’une loi ou d’un comité qui prend aujourd’hui ses décisions sur la base d’un seuil de gestion du risque qui n’est en rien un seuil crédible de survenue de maladies. Car, à ce compte, Monsieur le Président, je recommanderais que tous les fonctionnaires qui sont affectés dans le Finistère bénéficient d’une prime de risque liée à leur exposition au radon. Je rappelle à cette commission que, selon l’ASNR, la population française reçoit chaque année une dose de 4,5 mSv dont 3 mSv/an du fait du rayonnement naturel, la moitié étant due au radon. Peut-être faudrait-il également suggérer à la présidente de l’Assemblée nationale de volontairement et courageusement limiter les déplacements en avion des députés ultramarins afin que ceux-ci ne reçoivent pas une dose évitable du fait du rayonnement cosmique. En 2018, j’avais calculé, à partir des éléments transmis par une sénatrice polynésienne, que celle-ci recevait annuellement une dose de 3 mSv du fait de ses voyages entre Papeete et Paris. Cette dose le classe parmi les travailleurs du nucléaire de catégorie B.
Mesdames et Messieurs les députés, arrivant à la fin de ma présentation, je suis en mesure de mettre à votre disposition tous les documents et rapports de synthèse nécessaires pour vous éclairer sur ce sujet, qui est à la fois politique, sociale, mais aussi scientifique. La plupart se trouvent dans cet ouvrage que j’ai rédigé. Il est sans concession vis-à-vis de l’État qui, à l’époque des essais atmosphériques, a pris le parti de taire les retombées sur des zones habitées et il est également sans concession pour les « victimisateurs » qui ont contribué et contribuent encore aujourd’hui à terroriser les Polynésiens, les vétérans et leurs descendants.
Car l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé comme étant « un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Si l’implantation du CEP a effectivement bouleversé la société polynésienne, favorisant l’éclosion de maladies cardiovasculaires, de goutte, de diabète, et de facteurs évitables de cancer (tabac, alcool, obésité, infections sexuellement transmissibles), il existe également un facteur qui contribue à altérer leur bien-être mental et donc leur santé : c’est le fait de leur rabâcher continuellement qu’ils sont tous contaminés, eux et leur descendance, et ce, jusqu’à la fin des temps.
Je tiens, à nouveau à remercier Madame la rapporteure Mereana Reid-Arbelot qui a accepté que je sois auditionné. Je suis à présent prêt à répondre à vos éventuelles questions et vous remercie de votre attention.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Docteur, merci pour votre présence aujourd’hui et pour votre introduction, effectivement sans concession ! Vous déplorez l’influence des médias, souvent néfaste d’après vous. L’an dernier, vous avez présenté sur LinkedIn « Un article de Pierre d’Herbès très pertinent qui souligne le lien évident entre le sujet des conséquences des essais nucléaires en Polynésie française, le milieu politico-universitaire (Sciences Po, LFI, EELV), des associations militantes pour le désarmement nucléaire et l’Azerbaïdjan ».
On lit dans l’article en question, publié dans la revue Conflits le 30 mai 2024 : « Il y a deux semaines, le 14 mai, alors que la Nouvelle-Calédonie s’enfonçait dans le chaos, Mereana Redi (sic) Arbelot, rapporteur de la commission sur les essais nucléaires français, procédait aux premières auditions. Compte tenu des circonstances et des liens avérés entre le Tavini, le groupe GDR et Bakou : la séquence résonne de façon ambiguë. Il est probable que le sujet sera dopé médiatiquement dans les prochains mois à mesure que se dérouleront les auditions de la commission d’enquête sur les essais nucléaires. L’action médiatique et digitale des parties prenantes devra donc être décortiquée ».
Considérez-vous que la commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française soit un instrument de déstabilisation de la France ?
Faites-vous une distinction entre dissuasion nucléaire, réparation des conséquences des essais nucléaires et ingérence étrangère ? Ou considérez-vous que le débat public ne peut se saisir de l’un de ces enjeux sans polluer les autres ou être pollué par eux ?
En d’autres termes, prenez-vous cette commission d’enquête au sérieux ?
M. Patrice Baert. Madame la rapporteure, je vous ai remerciée de m’avoir invité à m’exprimer. Je considère que le débat sur les essais nucléaires a été trop longtemps cadenassé. S’exprimer à ce sujet, c’était s’exposer à des difficultés, notamment parce que les médias ne s’informaient pas directement auprès des scientifiques ayant des choses à en dire. Votre commission d’enquête permet d’inviter divers partis à s’exprimer ; ce faisant, elle contribue à déverrouiller utilement le débat sur les essais nucléaires, ce dont je vous remercie encore. Je considère qu’elle constitue une avancée pour aborder ce sujet particulièrement épineux.
Les écrits du journaliste Pierre d’Herbès mêlent des sujets de dissuasion et d’accès ou non à l’indépendance de la politique française avec des sujets en rapport avec le nucléaire. Il est libre de ses propos, qui n’engagent que lui. Je considère qu’ils ont le mérite d’aborder un sujet qui est au croisement des enjeux d’ingérence, de dissuasion et de santé publique.
J’ai trouvé cette approche intéressante car elle permet de prendre un peu de recul sur ces sujets. Il me semble pertinent de les aborder sans se cantonner au prisme de la prise en charge des victimes des essais nucléaires. Nous ne partageons probablement pas les mêmes opinions sur certains points. Mais je ne vous en remercie pas moins d’ouvrir ce débat et de permettre à la Représentation nationale de s’en saisir.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L’un des objectifs de notre commission d’enquête est de proposer un élargissement de l’accès à l’information, notamment aux archives. L’accès aux archives du CEA en particulier demeure très restreint. Cela peut susciter des incompréhensions, ou ce que vous appelez des fantasmes car ce que l’on ignore, on est tenté de l’imaginer. Qu’en pensez-vous ?
M. Patrice Baert. Sur ce point, nous sommes d’accord ! C’est pourquoi je participe aux travaux de Renaud Meltz, que je trouve très pertinents. Les Polynésiens doivent pouvoir comprendre ce qui s’est passé sur leurs terres, leurs atolls et leurs îles. On a peur de ce que l’on ne connaît pas. Ce défaut de connaissance offre un terreau de questionnements particulièrement fertile sur lequel prolifèrent les discours anxiogènes dont j’ai pu mesurer les effets sur les vétérans.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Docteur, merci de votre présence devant nous. Vos propos « décoiffent », si vous m’autorisez l’emploi de ce terme, surtout à l’aune des précédentes auditions. Je suis député communiste. Mon parti, dans l’Histoire, n’a jamais eu de tabou sur la bombe atomique, allant jusqu’à considérer qu’elle contribuait à la paix et était un élément de défense sérieux de notre pays. Notre point de vue a changé. L’évolution du monde démontre que cette arme de non-emploi, qu’il est d’ailleurs illégal de posséder pour de nombreux pays, n’est peut-être plus adaptée à la situation (je conçois toutefois que vous souteniez le contraire, compte tenu du contexte mondial).
Quoi qu’il en soit, nous parlons d’une arme, donc de quelque chose qui a été conçu pour faire mal, pour tuer, pour laisser des traces ! J’ai du mal à croire que sa mise au point par explosions successives n’en ait laissé aucune. La science que vous invoquez a démontré à plusieurs reprises, sinon qu’elle n’est pas toujours fiable à 100 %, du moins que nous ne disposons pas toujours de tous les éléments nécessaires à l’affirmation d’une certitude. Pour ma part, j’ai du mal à croire que des explosions atomiques ne laissent aucune trace sur le territoire où elles ont lieu ni sur les êtres humains qui y travaillent et qui le peuplent.
Lorsque j’étais maire, j’étais membre de l’association Maires pour la paix, dont les coprésidents étaient les maires de Hiroshima et de Nagasaki. Ils m’ont appris qu’à l’université de Kyoto, les étudiants peuvent former des couples avec des étudiants venant de partout ailleurs, sauf de Hiroshima, même plusieurs décennies après le bombardement atomique. Fantasme ou non, les habitants de Hiroshima sont rejetés parce que la science a montré qu’ils ont une probabilité plus élevée que les autres de donner naissance à des enfants présentant des malformations et des problèmes de santé.
En vous écoutant, je me demande qui nous sommes, avec quel vécu, pour dire ceci ou cela. Notre commission d’enquête est née de l’incertitude dans laquelle nous sommes face aux personnes qui sont malades en Polynésie.
Dans ma circonscription, au Havre, nous avons dû gérer une situation similaire, celle des affections liées à l’amiante. Longtemps, les entreprises et les chantiers navals ont prétendu que les maladies n’étaient pas dues à l’amiante, mais au mode de vie des dockers et des employés du port (qu’ils ne seraient peut-être pas malades s’ils avaient bu moins d’alcool, mieux mangé, moins fumé). Nous avons enfin fini par faire admettre, non sans mal, que certaines pathologies étaient dues aux fibres d’amiante. Il est toujours très difficile de faire en sorte que justice soit rendue aux gens afin qu’ils puissent percevoir des indemnités.
Je considère que le doute doit profiter aux Polynésiens, ce qui est aussi une façon, pour notre pays, de les remercier d’avoir prêté leurs terres, si l’on peut dire, pour la défense de notre pays. En l’absence de certitude absolue, qui à mon avis est hors d’atteinte, les demandes des Polynésiens me semblent légitimes. Il serait digne que nous reconnaissions et soldions, les uns et les autres, la dette (je rappelle que le mot est du Président de la République) que nous avons à l’égard des Polynésiens, pour autant que l’on puisse parler de dette s’agissant de vies humaines.
Tel est mon état d’esprit dans cette commission d’enquête. Je prends note de vos observations, mais je n’en tire aucune certitude. Il est légitime de s’interroger mais, en ce qui me concerne, le doute demeure. Je n’en lirai pas moins votre livre avec intérêt !
M. Patrice Baert. L’arme nucléaire est théoriquement une arme de non-emploi. Un seul pays en a fait une arme d’emploi, les États-Unis. Je comprends que le doute demeure ; pour ma part, je n’ai pas de certitude. Je me suis plongé dans de nombreux documents et publications et j’en ai retiré la position suivante, qui est partagée notamment par Dominique Laurier : la majorité des victimes indemnisées ne le sont pas pour des cancers radio-induits. Rien, dans le registre des cancers de la Polynésie française, ni dans les études d’épidémiologie, comme l’a dit l’Inserm, ne me permet d’affirmer avec certitude qu’il existe un excès de cancers susceptible d’être rattaché aux expérimentations nucléaires.
Des études devraient pouvoir se poursuivre. Si demain elles apportent la preuve du contraire, je serai le premier à le reconnaître. Ma démarche est scientifique ; je ne suis pas un suppôt de l’atome. Être spécialiste de radiopathologie et de radioprotection n’implique pas que je doive acquiescer dès lors qu’il s’agit de nucléaire.
Le cas de l’amiante n’est pas comparable, dans la mesure où le mésothéliome pleural, les plaques d’asbestose sont le signe d’une exposition à l’amiante : leur présence établit un lien direct avec l’exposition. Or, comme vous l’a dit l’ASNR, il est impossible à ce jour de distinguer un cancer radio-induit d’un cancer qui ne l’est pas.
Le doute doit-il profiter aux personnes qui se considèrent comme victimes ? Peut-être. Je souscris à l’idée que nous avons une dette envers les Polynésiens et que nous devons les remercier pour les essais menés au CEP, qui nous ont beaucoup appris. En revanche, je suis dubitatif sur l’idée que cela passe par une loi d’indemnisation individuelle, qui ne garantit aucunement qu’elle bénéficie à des gens souffrant effectivement d’un cancer radio-induit et qui ne s’avère satisfaisante s’agissant ni des montants d’indemnisation, ni des modalités de reconnaissance du statut de victime. La personne qui a écrit Je m'appelle Airuarii n’est pas soulagée par le seul fait d’avoir été reconnue victime.
Si nous voulons remercier les Polynésiens, je suggère plutôt de transformer la dette de la France en une démarche positive et collective profitant véritablement aux générations futures. La présidente de l’ICPF a rappelé devant vous que les projets qu’elle mène sont financés à 100 % par le territoire lui-même. J’avais signalé dès 2018 à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) la nécessité de doter la Polynésie française d’un PET-scan : voilà ce qui pourrait être un exemple positif de reconnaissance de la dette de la France envers la Polynésie française. Il serait également très intéressant de faire de Tahiti la plaque tournante de la prise en charge oncologique dans le Pacifique Sud, financée par la France.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Dans votre propos liminaire, vous avez parlé pendant quinze minutes des associations et pendant deux secondes du mensonge d’État. Vous vous demandez pourquoi les pouvoirs publics sont restés silencieux concernant les retombées des tirs. Considérez-vous que l’État a menti à la population avant, pendant et après les essais nucléaires en Polynésie française sur ce sujet ? Considérez-vous que l’attitude de l’État appelle à une responsabilité et à une prise en charge spécifique pour ce territoire et les populations concernées ? Autrement dit, s’il n’y a pas de raison sanitaire pour indemniser, quelle politique selon l’État doit-il mener en Polynésie française sur ce sujet ?
M. Patrice Baert. Comme je l’ai dit, l’État s’honorerait d’assumer ses mensonges et sa responsabilité vis-à-vis du peuple polynésien en investissant dans la prise en charge des cancers qui surviennent et qui vont inévitablement continuer d’augmenter, compte tenu de l’évolution démographique, du vieillissement de la population et de l’amélioration des techniques de diagnostic. Avec une telle politique de santé publique, on éviterait aux Polynésiens d’être envoyés en Nouvelle-Zélande ou en France, loin de leurs familles, pour être soignés.
M. le président Didier Le Gac. Votre discours « décoiffe », comme l’a dit Jean-Paul Lecoq. Je dirais même qu’il ébranle puisque vous êtes en train de nous dire que toutes les décisions d’indemnisation du Civen sont nulles et non avenues. S’il n’y a aucun lien entre les essais et les cancers, la liste des vingt-trois maladies radio-induites, que nous voudrions allonger, n’a aucune raison d’être. L’existence même du Civen ne serait donc que politique ?
M. Patrice Baert. Le Civen résulte de la loi Morin, adoptée avant même que l’on ait pu vérifier l’existence d’un préjudice. Celui-ci n’a d’ailleurs pu être démontré par aucune des études réalisées postérieurement non plus. On a mis la charrue avant les bœufs. Un peu comme le système d’indemnisation américain, le Civen s’est d’abord fondé sur une évaluation au cas par cas, effectuée par des médecins, en fonction du lieu et du temps passé, c’est-à-dire selon une méthode plutôt scientifique. Tout cela a été balayé lorsque la loi est devenue irréfragable : en 2017, le Gouvernement a créé la commission de la loi Érom, pour essayer d’encadrer la possibilité de rejeter certaines demandes pouvant être abusives. Pour ce faire, le Civen a proposé de s’appuyer sur un élément légal du code de la santé publique, le seuil de 1 mSv, ce qui évacue complètement la notion d’approche médicale individuelle. On pourrait tout aussi bien considérer, comme le font certains systèmes d’indemnisation de pays ayant procédé à des essais nucléaires, que si vous êtes présent en un lieu, à une date et que vous avez une pathologie, vous êtes indemnisé. Ce ne serait pas moins scientifique que les décisions prises actuellement sur la base de ce 1 mSv purement administratif.
M. le président Didier Le Gac. Nous sommes à peu près tous d’accord sur la valeur de ce 1 mSv !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pour que la commission soit parfaitement informée, je vais me permettre de lire un passage de votre livre (page 75) à propos de l’iode qui a été livré à Mangareva.
« La troisième preuve est une directive technique du même médecin-colonel Martin-Sibille, envoyée le 24 juin 1966 aux deux médecins en mission aux Gambier, leur annonçant l’arrivée par avion d’un litre de Lugol, "dans le cas très improbable où vous vous trouveriez sous une retombée". L’iode stable contenu dans cette solution d’iodure de potassium, appelée Lugol, permettait de saturer la glande thyroïde et évitait ainsi la fixation d’iodes radioactifs contenus dans les produits de fission des retombées. Cette directive recommandait en outre de n’administrer ce Lugol qu’aux seuls personnels du CEP et indiquait que, si, pour des raisons psychologiques, les médecins étaient amenés à administrer du Lugol à des personnes civiles, cette mesure devait être faite avec "tact et discernement pour éviter toute revendication ou panique", tout en restant extrêmement discret. Pourtant, deux jours après cette livraison initiale de Lugol pour le personnel du CEP, un stock de 20 litres supplémentaire, destiné cette fois à la population civile de l’île, fut livré en secret à Rikitea par un hydravion Bermuda. Le 2 juillet 1966, lorsque le tir "Aldébaran" occasionna des retombées radioactives sur Mangareva, les autorités militaires du CEP prirent la décision de ne pas révéler à la population la présence de contamination de l’environnement et le stock de Lugol ne fut donc pas utilisé ».
Je voudrais avoir votre réaction devant la commission.
M. Patrice Baert. C’est la preuve que je suis sans concession pour les uns comme pour les autres. Même en tant qu’ancien médecin militaire, je peux écrire que des moyens de protection des populations avaient été mis à disposition, que des moyens d’évacuation avaient été planifiés et que, le 2 juillet 1966, il a été décidé de ne pas les mettre en œuvre. Ce faisant, je corrobore des éléments révélés par Renaud Meltz dans son livre Des bombes en Polynésie en donnant des informations techniques montrant qu’il aurait été possible de distribuer préventivement ce Lugol aux populations civiles, sous quelque prétexte que ce soit, et de prémunir ainsi certains habitants, notamment des enfants, contre le développement ultérieur de cancers de la thyroïde. Je pense que nous sommes d’accord sur ce point.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lorsqu’il a été décidé d’effectuer des essais nucléaires, que ce soit en Algérie ou en Polynésie d’ailleurs, quel était selon vous le niveau de conscience du risque potentiel pour les populations ? Les autorités militaires, compte tenu de l’état de leur connaissance du sujet, étaient conscientes qu’elles faisaient peser un risque sur les populations. Certains élus locaux, comme le député John Teariki, s’étaient alarmés des conséquences néfastes possibles de ces essais. Mais les niveaux d’information étaient très inégaux et la population restait largement ignorante des risques encourus. Comment réagissez-vous à cela, à ce risque pris pour la Polynésie française et sa population ?
M. Patrice Baert. Je pense que John Teariki connaissait les conséquences de Castle Bravo, le tir effectué en 1954 par les États-Unis dans l’atoll de Bikini, sur les populations des îles Marshall, lorsqu’il s’est exprimé devant la représentation polynésienne et le général de Gaulle. En tout cas, elles étaient connues.
Notre société actuelle a tendance à mélanger les notions de danger et de risque. Le danger, c’est quelque chose qui est susceptible de provoquer un détriment. La radioactivité, en fonction de la dose reçue, est susceptible de provoquer un détriment. Elle constitue par conséquent un danger. Le risque, c’est la probabilité que ce danger se réalise.
Qu’est-ce qui a pu contribuer, dans le cas de l’essai Aldébaran, à décider de ne pas déclencher des opérations de prévention telles que des évacuations, des mises à l’abri ou des distributions de Lugol ? Pour en avoir discuté avec d’anciens médecins du CEP et des membres du CEA présents à l’époque, je pense qu’il a été considéré que le niveau de risque flirtait avec la limite, mais ne le dépasserait probablement pas. La décision a été prise a priori. Des mesures ont été faites par la suite : envoi du navire La Coquille ; prélèvements effectués sur l’île et dans le lagon ; spectrométrie gamma réalisée sur la population civile et les militaires sur place et à Moruroa. Après calculs approximatifs et sans écarter toutes les incertitudes, on en a déduit que la dose de radioactivité était de l’ordre de 5 mSv, limite fixée à l’époque pour les populations civiles.
On s’est accommodé du fait d’avoir flirté avec la ligne rouge, on a estimé avoir eu raison de ne pas déclencher des opérations de prévention. Cela arrangeait les responsables de l’époque, qui ont d’ailleurs expliqué par la suite qu’ils avaient ainsi évité des réactions politiques et psychologiques qui auraient pu compromettre la poursuite des essais. Renaud Meltz l’a mis en évidence du point de vue historique dans ses travaux. Comme je l’explique dans mon livre, la décision a été prise par des personnes représentant l’autorité du CEP, avec le concours du conseil médical qui pouvait les entourer. Ils ont fait le pari que cela passerait. On peut débattre de cette appréciation du risque, la critiquer. Compte tenu de pathologies qui ont pu apparaître, éventuellement attribuables à cette exposition, on peut considérer qu’il aurait été plus prudent de donner des éléments de protection et de prévention aux populations, notamment dans les îles Gambier. Personnellement, en tant que médecin du travail, je suis très attaché à la prévention.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les mises à l’abri n’étaient de toute façon pas possibles en 1966, puisque l’abri n’a été construit qu’en 1968.
Vous parlez de retombées de 5 mSv, mais c’est oublier toute la contamination interne, par l’eau et la nourriture – j’ose espérer que nous avions quand même affaire à des experts qui ne l’ignoraient pas à l’époque. Or on n’a pas du tout dit aux gens de ne pas manger les légumes ou de ne pas boire l’eau. À mon avis, les 5 mSv sont très en-deçà de ce que la population mangarévienne a subi après le tir Aldébaran du 2 juillet 1966.
M. Patrice Baert. La dose que je vous donne est celle qui apparaît dans les archives de l’époque, après que des habitants et des militaires avaient bénéficié d’une spectrométrie gamma destinée à mesurer le niveau de contamination. Vous avez raison, le niveau de contamination dépend des retombées directes et aussi de l’ingestion de produits eux-mêmes affectés par ces retombées. C’est cela qui a été mesuré et indiqué dans les rapports dont je fais état. L’ASNR peut aujourd’hui aboutir à un calcul différent ; à l’époque, ce sont ces doses qui apparaissent dans les archives et qui ont rassuré a posteriori les autorités du CEP, sur le mode : « on reste dans les seuils fixés, on s’en sort bien » !
M. le président Didier Le Gac. Il faut lever les doutes, pour les personnes directement concernées par les essais et pour leurs descendants, en s’appuyant sur des faits et en adoptant une démarche scientifique. Nous sommes bien d’accord sur ce point. Vous avez évoqué des études épidémiologiques. Or certains vétérans et habitants auditionnés nous ont affirmé qu’aucune étude épidémiologique à grande échelle n’avait été réalisée. À quand remonte la dernière étude de ce type ? Ne serait-il pas pertinent d’en faire une aujourd’hui à grande échelle ?
M. Patrice Baert. J’ai été très surpris d’entendre ces personnes affirmer qu’il n’y avait pas eu d’étude épidémiologique. Ce sont les mêmes, bien souvent, qui prétendaient qu’il n’y avait pas de registre des cancers de la Polynésie française, ou qu’il ne serait apparu qu’en 2021. Je ne comprends pas ce genre d’affirmations et je note que, quand elles sont proférées, on ne demande pas aux intéressés de prouver leurs dires.
Il existe bien un registre, ainsi que des études épidémiologiques. Florent de Vathaire est un des premiers à avoir mené de telles études. Il a beaucoup travaillé sur la mortalité et la morbidité, même si le temps lui a sans doute manqué. Ensuite, une étude très intéressante de Sépia-santé a été menée sur 26 000 vétérans (excusez du peu !). Ce qui est regrettable dans cette étude, c’est qu’en l’absence de données fiables sur leur identité, certains Polynésiens n’ont pas pu y être inclus, notamment parce que le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès veut avoir des éléments absolument indubitables. Mais en 2016, époque où j’étais en Polynésie, Florent de Vathaire a poursuivi son travail sur les cancers de la thyroïde, dont les résultats ont été publiés assez récemment. Il a ainsi pu démontrer qu’environ 2 % de ces cancers pouvaient être liés aux doses reçues du fait des retombées radioactives. Voilà une étude épidémiologique qui apporte des éléments factuels.
Sur les pathologies transgénérationnelles, on peut se référer à deux études majeures, même si elles n’ont pas été effectuées en Polynésie. L’étude Yeager, faite sur des enfants de liquidateurs de la centrale de Tchernobyl, avec un séquençage complet du génome, n’a pas montré d’augmentation des mutations génétiques. Quant à l’étude réalisée par Rhona Anderson, de l’université de Brunel, sur les vétérans britanniques des essais nucléaires, elle n’a pas été citée par l’Aven, ce qui n’est peut-être pas surprenant. Les chercheurs ont sélectionné trente trios, c’est-à-dire le vétéran, sa compagne et un enfant biologique, et ont cherché à savoir, comme Meredith Yaeger, si des mutations apparaissaient chez les descendants. Le résultat, particulièrement rassurant, est mentionné dans la méta-analyse faite par l’ASNR et le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), dont a parlé Dominique Laurier lorsque vous avez auditionné les représentants de l’ASNR. Il est vrai que certaines études transgénérationnelles datent un peu et peuvent être entachées d’erreurs méthodologiques, mais les deux que je viens de citer sont récentes et bien menées.
Faudrait-il entreprendre ce genre d’étude en Polynésie ? En tant que scientifique, je considère que la science doit continuer d’avancer. Je ne fais que constater. Encore une fois, s’il est démontré que le génome des Polynésiens est plus particulièrement radiosensible, qu’une étude menée sur des trios de vétérans et des données de la cohorte du CMS donne des résultats statistiquement significatifs, je trouverai cela particulièrement intéressant.
Que la science avance, donc, mais par pitié, que l’on cesse de lancer des annonces alarmistes et d’inquiéter tout le monde avant même d’avoir réalisé les études ! En Polynésie, il y a des gens qui vivent dans l’idée qu’ils sont foutus de toute façon et qui deviennent hermétiques aux messages de prévention de l’ICPF. Pourquoi un Polynésien veillerait-il à ne pas fumer ni boire, à éviter d’être obèse, à se faire vacciner contre l’hépatite B ou contre le papillomavirus si tous les cancers de Polynésie sont liés aux essais ? Si le danger n’est plus évitable, son comportement n’y changera rien. Tout cela brouille le message de l’ICPF et des services de la santé publique polynésienne. Cela ne rend pas service aux Polynésiens.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous affirmez que le registre des cancers existe depuis 1980 et qu’il est beaucoup plus étayé que d’aucuns le disent. Pourquoi n’a-t-il pas été créé avant 1980 ? Et par ailleurs, où pouvons-nous le trouver ?
En outre, pourriez-vous nous donner ce rapport du CEA sur le bilan de santé que vous avez mentionné ?
M. Patrice Baert. Les services de la santé publique polynésienne, dirigés à l’époque par des médecins militaires, avaient collaboré dès 1979 avec la Commission du Pacifique Sud pour élaborer des fiches de renseignements sur les cancers diagnostiqués en Polynésie française. À la suite de la huitième conférence des directeurs de la santé du Pacifique Sud, le médecin général François Chastel a créé le registre du cancer polynésien, qui commence en 1981.
Pourquoi est-il apparu à cette époque-là ? Bruno Barrillot et d’autres ont considéré que c’était dans le but de cacher volontairement les cancers qui auraient pu survenir : c’est absolument faux. Dans l’Hexagone, les premiers registres du cancer sont apparus en 1975, par exemple dans le Doubs ou le Haut-Rhin ; celui de la Nouvelle-Calédonie date de 1977. En réalité, ils ont tous été créés à la même époque. La déclaration a été rendue obligatoire à partir de 1984 ou 1985 (ce serait à vérifier), quand les autorités de santé publique se sont rendu compte que des médecins, en particulier du secteur privé, ne déclaraient pas les cancers (par excès de travail, parce que les fiches étaient nominatives). Quand j’étais en Polynésie française, l’un des anciens directeurs de la santé m’a dit que les médecins militaires, ceux qui étaient à Mamao, à Jean-Prince et dans les différents dispensaires, étaient ceux qui déclaraient le plus systématiquement les cancers en Polynésie française avant que la déclaration ne devienne obligatoire.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je réitère ma demande concernant le rapport du CEA. Et, avant que ne se mette en place le CEP, savez-vous s’il y a eu un état des lieux de la santé des Polynésiens ? Si c’est le cas, est-il accessible pour les chercheurs et la commission ?
M. Patrice Baert. Le rapport appartient au CEA. Si vous recevez des responsables du CEA, je vous suggère de le leur demander. Sinon, je peux vous le transmettre.
S’agissant du point zéro sanitaire, quelques jours avant le premier essai nucléaire du 2 juillet 1966, la direction des centres d’expérimentations nucléaires s’est tout à coup réveillée et a décidé de faire un bilan de la santé des Polynésiens vivant aux alentours des sites d’expérimentation pour disposer d’un état de lieux au cas où des pathologies apparaîtraient. Ce bilan a été demandé aux médecins militaires du CEP, sachant qu’ils étaient à l’époque bien séparés des médecins militaires de la santé publique. Cela n’aurait pas dû leur incomber mais c’est bien eux qui l’ont réalisé, comme me l’a confirmé le premier médecin du CEP que j’ai rencontré à Tahiti.
Des missions ont été envoyées sur les atolls de Tureia, Pukarua, Reao et sur les îles Gambier pour examiner la quasi-totalité de la population, dresser des fiches de consultation, réaliser des numérations et formules sanguines par prise de sang. Nous disposons donc d’un état sanitaire de cette population d’où ressortent les pathologies de l’époque : lèpre, filarioses, tuberculose, pathologies cutanées, quelques malformations (notamment chez deux enfants à Tureia). En 2006, ces fiches ont été remises à la direction de la santé de la Polynésie française, dans le cadre de la politique de transparence décidée en lien avec le délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense (DSND). Le médecin-chef Frédéric Poirrier a remis ces documents, qui faisaient partie de sa base d’archives, au docteur Jacques Raynal.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quelle est votre appréciation du suivi médical et de la gestion du risque entre 1966 et 1980, date de l’établissement du registre des cancers ?
M. Patrice Baert. Pour la gestion du risque, des médecins militaires étaient déployés dans les atolls situés aux alentours des sites d’expérimentation, au bénéfice des populations et des militaires présents sur place. Bruno Barrillot écrit d’ailleurs que la présence des médecins militaires a beaucoup contribué à réduire le taux de mortalité infantile à Mangareva, dans l’archipel des îles Gambier. L’examen du registre d’état civil m’a en effet permis de constater que l’on est passé au fil des ans d’une mortalité infantile dramatique à un taux d’environ 13 ‰, contre 26 ‰ à la même époque en Polynésie française. La présence des médecins militaires a donc aussi contribué à sécuriser la situation sanitaire des populations autour des sites d’expérimentation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vos propos me font penser au cahier tenu par l’ancienne institutrice de Rikitea, où elle notait scrupuleusement tous les problèmes de santé rencontrés par ses élèves. Le médecin de Rikitea, qui tenait son propre registre, connaissait l’existence de ce cahier qu’elle appelait « le carnet du dispensaire ». Après le tir Aldébaran, elle avait remarqué que certains enfants avaient des pathologies assez étranges, telles qu’une perte de cheveux ou des problèmes de peau. Un jour, les militaires sont venus lui prendre son carnet et elle ne l’a jamais revu. Savez-vous où pourrait aujourd’hui se trouver ce cahier ?
M. Patrice Baert. Elle m’a raconté elle-même cette histoire et j’ai lu son témoignage dans Témoins de la bombe : mémoires de 30 ans d’essais nucléaires en Polynésie française. En parlant avec Raymond Bagnis, décédé depuis, j’ai appris qu’il avait récupéré ce carnet en 1968 ou 1969, alors qu’il était allé à Mangareva avec toute une équipe pour enquêter sur des flambées de ciguatera. Dans son carnet, l’institutrice avait noté de petites épidémies de diarrhées, mais aussi des lésions cutanées, des rhagades qui, d’après Raymond Bagnis, étaient liées à la ciguatera. Il avait récupéré ce carnet qui représentait une source très intéressante pour connaître le nombre d’enfants atteints et les périodes au cours desquelles ils avaient été touchés. L’un des vétérans, que je suivais, avait fréquenté l’école de Rikitea où l’on servait du poisson (vecteur de la maladie) à la cantine. Ce sont certes des témoignages mais ce n’est pas une preuve factuelle. En tout cas, voilà les éléments que je peux vous apporter.
M. le président Didier Le Gac. Même si vous nous avez dit ce que vous en pensiez, je vais me référer au livre Toxique. Les auteurs citent le docteur Million, ancien médecin militaire présent lors de l’expédition de La Coquille et du premier tir du 2 juillet 1966, déclarant qu’il serait peut-être nécessaire de minimiser les chiffres réels de la contamination de manière à ne pas perdre la confiance de la population. Tout est dit ! D’où la perte de confiance, les interrogations sur les informations cachées et les éventuels mensonges. Dès 1966 donc, ce médecin militaire, l’un de vos aînés, parlait de contamination. Vous nous avez appelé à distinguer les notions de risque et de danger, mais on ne peut que constater que le manque d’information a engendré une perte de confiance.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourriez-vous nous donner plus de précisions concernant le rapport du CEA, notamment sa date de rédaction, pour que nous puissions nous le procurer ? Quant au carnet du dispensaire, où pourrait-on le retrouver ?
M. Patrice Baert. Je ne peux pas vous dire ce que Raymond Bagnis a fait du carnet. L’a-t-il gardé dans ses documents personnels ou laissé à l’Institut Louis Malardé ? Je n’en sais rien. Quant au rapport du CEA, il s’agit d’un rapport intitulé « Suivi des travailleurs polynésiens du site d'expérimentation du Pacifique. Exploitation des archives du service médical du CEA » ; il est daté du 7 mars 1998 et a été rédigé par MM. Maximilien, Potot et Nowacki. Ce rapport répertorie depuis 1962 le suivi des premiers employés du CEA et des sous-traitants. On y apprend quelle était la moyenne d’âge du recrutement, quel était le temps passé sur les sites, quel était le nombre d’examens de suivi réalisés, quels étaient les résultats de ces examens. C’est une analyse statistique anonymisée, d’où le caractère surestimé de son classement en « confidentiel médical ». Il présente indéniablement un intérêt historique et sanitaire. Il a le mérite d’exister et d’avoir été réalisé par des médecins du CEA. Les historiens et les médecins doivent pouvoir s’en saisir en toute transparence parce qu’il apporte des informations, dont certaines ont d’ailleurs servi pour la rédaction de mon livre.
Une dernière chose quant à la citation qui m’a été prêtée au début de cet entretien : elle est issue d’un article publié dans Libération, rédigé par une pigiste qui, depuis lors, ne s’est pas cachée de ses opinions. Je n’ai jamais dit que les maladies et troubles du développement ou du spectre autistique étaient en rapport avec une exposition au plomb ! Mes propos ont été détournés ! Nous discutions de l’approche du docteur Sueur imputant ces troubles envahissants du développement aux essais nucléaires, à la radioactivité, à la contamination ou à des mutations. Or il existe beaucoup d’autres hypothèses en matière d’exposition des parents qui peuvent aboutir à la suspicion de trouble du spectre autistique. Je faisais valoir que d’autres expositions, y compris chimiques, pouvaient être incriminées (une étude venait de le confirmer). Il serait bon d’avoir une approche qui envisage plusieurs sources d’exposition au lieu de ne n’en retenir qu’une d’emblée. Il faut adopter la méthodologie et les critères de la science pour ne pas obtenir un résultat teinté d’idéologie. C’est mon opinion. Aucun de mes écrits ou propos ne se détache de cette approche scientifique, rationnelle et cartésienne.
M. le président Didier Le Gac. Merci infiniment pour cette audition. N’hésitez pas à nous transmettre tous les documents que vous jugeriez utiles pour compléter vos propos.
18. Audition, ouverte à la presse, de vétérans, victimes des essais nucléaires effectués en Polynésie française : MM. Michel Cariou, Jean-Louis Camuzat, Michel Lachaud (Mardi 4 mars 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue pour cette série d’auditions qui, après une première table ronde ayant eu le même objet, vont nous permettre d’entendre ou de réentendre successivement cette fois-ci trois vétérans qui ont travaillé sur les sites de Moruroa et de Fangataufa au moment où la France procédait à ses tirs nucléaires. Je tiens immédiatement à souligner que les trois personnes qui s’exprimeront aujourd’hui le feront à titre personnel et non au nom ou pour le compte de l’association à laquelle ils appartiennent ou ont pu appartenir.
Je vous présente immédiatement notre premier invité, qui interviendra par visioconférence et que nous avons déjà entendu le 21 janvier dernier. Michel Cariou, je rappelle que vous êtes aujourd’hui à la retraite, mais vous avez été officier de la marine atomicien et spécialiste de radioprotection. C’est au titre de ces diverses qualifications que vous avez été affecté au service mixte de sécurité radiologique (SMSR) à Moruroa, de janvier 1966 à février 1973. Durant ces sept années, vous avez participé à trente et un tirs nucléaires, tous atmosphériques.
Puisque nous vous avons déjà entendu il y a un mois et demi environ, et si vous en êtes d’accord, je pense qu’il n’est pas nécessaire que vous repreniez vos propos relatifs à vos diverses affectations ou portant sur l’accomplissement des tirs auxquels vous avez assisté.
Je préférerais que vous abordiez plus en détail les informations et les recommandations que vous avez pu recevoir à l’époque pour vous protéger des tirs. Ces conseils ou ces directives étaient-ils précis ou vagues ? Ont-ils évolué avec le temps, l’expérience ayant éventuellement pu conduire la haute hiérarchie militaire à renforcer les mesures de protection ? Qu’avez-vous par ailleurs pu constater dans la manière dont la population polynésienne que vous étiez amené à côtoyer se protégeait ou était avertie des tirs qui allaient survenir ? En résumé et de façon concrète, comment avez-vous vécu cette époque ?
Mais, avant de vous donner la parole et comme cela a déjà été fait lors de votre précédente audition, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Cariou prête serment.
M. Michel Cariou, vétéran des essais nucléaires. J’ai effectivement travaillé au SMSR et ma participation aux essais nucléaires s’est déroulée en deux parties. Dans un premier temps, de 1966 à 1968, j’étais à bord du De Grasse, bâtiment affecté à l’état-major du SMSR et conseiller radiologique auprès du général André, le chef du SMSR. Dans un second temps, durant les années 1970 à 1972, j’étais basé à Mahina, à Tahiti, où j’étais responsable d’un groupe qui s’occupait des bateaux contaminés destinés à être réparés à Fare Ute, le port militaire de Papeete. J’avais également sous ma responsabilité le centre de décontamination du matériel. Enfin, durant cette période, j’étais également adjoint au chef du SMSR.
Comment ai-je vécu cette époque ? Je me suis déjà exprimé auprès de vous à ce sujet mais je vais quand même vous donner quelques détails supplémentaires. Le principal problème auquel nous étions confrontés ne concernait pas véritablement la prévision. Si je peux m’exprimer ainsi, nous avions tout prévu, y compris les tenues que devaient porter les participants militaires ou civils dans les cas difficiles, lorsque la contamination était présente. En revanche, il était compliqué de faire appliquer ces normes aux marins, particulièrement aux mécaniciens, en raison des températures élevées auxquels ils étaient confrontés au cœur des navires. Les protections radiologiques allaient jusqu’au port des masques MP 51 équipés de filtres contenant du charbon actif contre les iodes et permettant d'isoler les poussières radioactives. Tout était donc prévu, mais l’application véritable des normes sur le terrain n’était pas parfaite, c’est le moins que l’on puisse dire.
S’agissant des tirs, nous distinguions les tirs « propres » et les tirs « sales ». Les tirs étaient considérés comme sales lorsque la boule de feu touchait le sol. Cette boule de feu, au départ, avait une progression de 330 mètres par seconde, induisant un effet aspirateur. Cette boule de feu arrachait donc des particules du sol et des particules d’eau qui se mélangeaient à ce moment-là en produits de fission radioactifs. En conséquence, des particules plus grosses retombaient sur le sol, notamment sur le lagon de Moruroa et ensuite, éventuellement, sur des atolls et des îles qui ne devaient pas être touchés. Mais manifestement, il y a eu des accidents.
Les ingénieurs météo avec lesquels je discutais à bord du De Grasse ne cachaient pas les problèmes posés par les vents de surface entre le niveau de la mer et une altitude de 3 000 mètres. Ces ingénieurs ne savaient pas la veille, voire seulement quelques heures avant le tir, la direction que prendraient ces vents de surface. Or, à partir du lieu du tir, ces vents conditionnaient les retombées. Les tirs étaient organisés dans un secteur où il n’y avait pas d’îles ou d’atolls habités. La première île à risque était Tureia, à la droite du secteur « blanc » qui ne touchait aucune population. De fait, parmi les îles touchées, Tureia a été celle qui a été le plus affectée. Mais l’on peut également mentionner Mangareva.
Sur les quarante-trois tirs atmosphériques, vingt-deux ont touché le sol, soit ce que l’on pouvait appeler des tirs « à problème ». En outre, quatre tirs sur barge ont également été organisés. Or ces derniers constituaient, de loin, les pires tirs qui aient pu être effectués ! Pardonnez-moi l’expression, mais ces tirs étaient une véritable « saloperie », selon l’expression que nous utilisions au SMSR à l’époque. En effet, ils provoquaient une contamination au sol, mais aussi une contamination dans la fameuse « plume », c’est-à-dire dans le cadre des retombées. Cette contamination était très importante et a d’ailleurs été relevée dans le compte rendu secret de la saison 1966 réalisé par le général André auprès du général Thiry, le directeur du centre d’essais. Dans celui-ci, il notait que « la contamination des lagons par les tirs sur barge est importante et constitue un des problèmes majeurs de ce genre de tirs ».
Ces tirs « sales » entraînaient donc le dépôt de produits radioactifs, de l’ampleur de Tchernobyl. À Tchernobyl, les produits de fission qui ont posé problème sont exactement les mêmes qui interviennent quand une bombe explose. Selon que les tirs étaient plus ou moins « sales », se produisaient alors des « petits » ou des « grands » Tchernobyl. En résumé, sur les quarante-trois tirs atmosphériques qui ont eu lieu, quatre tirs sur barges ont été très contaminants et vingt-deux autres ont touché le sol.
En termes de produits radioactifs, trois d’entre eux étaient particulièrement notables. Il y avait d’abord de l’iode 131, que nous avons l’habitude de présenter sous forme de gaz, et qui se déplace sur le sol à partir du point zéro. IL faut savoir qu’environ 300 produits de fission radioactifs sont créés au moment d’un tir ; or, parmi ces 300 produits de fission, certains n’ont que quelques secondes de vie, d’autres quelques heures. En revanche, l’iode 131 est constitué de tellures solides, d’une période radioactive d’un jour. Peu après leur dispersion, ces tellures solides se transformaient en gaz : les tellures déposés au point zéro se désintégraient lentement en iode 131, dont la période radioactive est de huit jours, sur toute la surface de Moruroa. En conséquence, toutes les personnes présentes à Moruroa ont respiré des bouffées d’iode 131, en fonction de la direction des vents. J’en ai personnellement respiré, ce qui a occasionné chez moi le déclenchement d’un cancer de la thyroïde, au début de ma retraite. J’ai donc subi en deux temps une ablation de la thyroïde à l’hôpital des armées à Brest. Depuis cette intervention, je suis d’ailleurs un traitement de substitution.
Les deux autres produits sont le césium 137, un émetteur gamma, et le strontium 90, un émetteur bêta, lequel constitue selon les spécialistes le produit le plus dangereux, et de loin. En réalité, il s’agit du strontium-yttrium, puisque le strontium, dont la période radioactive est de vingt-huit ans, se transforme en yttrium 90, lequel a un jour de période radioactive. Le strontium 90 et l’yttrium 90 sont donc deux particules bêta émises. Le strontium 90 se fixe dans les os pour une durée biologique de cinquante ans. De son côté, la période biologique est de soixante-dix jours pour le césium 137.
Le service de santé des armées (SSA), en relation avec le SMSR, se concentrait sur surtout sur le césium 137, « facile » à détecter dans l’organisme, car il émettait en gamma. Il suffisait alors de passer les personnes suivies dans un « cercueil », une cabine allongée d’anthropogammamétrie, qui mesurait les rayonnements gamma émis par l’organisme. Cet examen permettait alors de déterminer si les personnes étaient contaminées et, dans l’affirmative, le niveau de la contamination en question. Mais puisque ce césium 137 connaît une période biologique de soixante-dix jours, tout examen postérieur à cette période ne permettait pas de détecter les personnes réellement contaminées, d’autant plus que la sensibilité des machines employées était toute relative.
Par ailleurs, il est très onéreux de détecter le strontium 90. Il faut prélever des urines pendant vingt-quatre heures, qui sont ensuite conditionnées en laboratoire pour en faire de la matière sèche et à partir de celle-ci, à travers le calcul de la dose d’irradiation, déterminer si le patient est contaminé. Il est souvent question de « rayonnements ionisants ». Lorsque le strontium 90 est fixé dans les os, il émet des particules bêta, dont une est très énergique, la particule bêta de l’yttrium, qui représente 2,27 millions d’électronvolts (MeV).
Or nous sommes tous constitués à 70 % d’eau. Une goutte de deux millimètres de diamètre contient un trilliard de molécules d’eau. Quand les os sont contaminés par le strontium 90, des radicaux libres se forment. Or, ces radicaux libres sont très nocifs et se dirigent alors vers l’ADN, lequel est constitué de quatre bases : l’adénine, la guanine, la thymine et la cytosine. Les séquences de l’ADN, les gènes, sont alors attaquées. Mon épouse, qui était affectée à un laboratoire d’analyse du SMSR à Mahina, a été contaminée par le strontium 90 présent dans les tartres des bateaux, qui a déclenché chez elle une leucémie myéloïde chronique.
Elle ainsi souffert d’un « chromosome Philadelphie », une anomalie chromosomique acquise des cellules souches hématopoïétiques, qui est associée à la leucémie myéloïde chronique. Des chercheurs américains ont ainsi mis en évidence ce chromosome Philadelphie, résultat d’une translocation réciproque entre les chromosomes 9 et 22, sous l’effet des radicaux libres eux-mêmes fabriqués par le strontium 90, qui irradient l’eau présente autour du squelette.
À partir d’une molécule d’eau H2O, le radical libre entraîne une modification de la structure moléculaire pour se transformer en peroxyde d’hydrogène (H202), soit de l’eau oxygénée qui se déploie ensuite dans l’organisme. Mais d’autres radicaux libres très nocifs se forment également et impactent l’ADN et l’ARN dans les cellules, l’ARN étant le messager de l’ADN, qui récupère les informations pour ensuite fabriquer des protéines au niveau des cellules.
En résumé, les rayonnements ionisants correspondent à une ionisation de l’eau de l’organisme, soit la formation de radicaux libres très réactifs et très nocifs, dont l’eau oxygénée formée dans l’eau de l’organisme et qui impacte toutes les cellules.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ces explications techniques, qui permettent de mettre en lumière des points assez factuels. Je souhaite vous poser une question, que je poserai également aux autres auditionnés qui se succéderont cet après-midi après vous. Avez-vous suivi l’audition par la commission du docteur Patrice Baert, qui s’est déroulée le 20 janvier dernier ? Ancien médecin de la marine nationale, il est spécialiste du nucléaire, a travaillé à bord des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et a écrit le livre Essais nucléaires en Polynésie française, Une histoire de mensonges et de contre-vérités. Dans son livre de plus de 300 pages, il démontre que les essais ne comportaient aucun risque. Comment recevez-vous ce livre ?
M. Michel Cariou. Je n’ai pas lu le livre, ni suivi l’audition de ce médecin, que je ne connais pas. Mes propos sont factuels et reposent sur des événements que j’ai personnellement vécus. Au SMSR, nous mesurions les résultats des essais sur le terrain. En 1972, un prélèvement de mes urines a été réalisé sur vingt-quatre heures, pour vérifier si j’avais été contaminé. De fait, il est apparu que j’avais été contaminé au strontium 90. Dès lors, je souhaiterais que M. Baert m’explique comment cette contamination s’est trouvée à forte dose dans mes os, si ce n’est en raison de mon exposition. Je conçois que cette réponse ne vous conviendra peut-être pas, mais c’est celle qui me vient à l’esprit, aujourd’hui.
M. le président Didier Le Gac. Je vous rassure ; il n’existe pas de « bonnes » ou « mauvaises » réponses !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. . Monsieur Cariou, je vous remercie de participer à cette nouvelle audition, qui nous permet de compléter la précédente. Je souhaite revenir sur la radioprotection et le suivi médical auxquels vous avez fait allusion. Comment les personnels travaillant sur site étaient-ils protégés ? Existait-il différents niveaux de protection ? Comment cette protection s’opérait-elle de manière schématique, selon que les personnels travaillaient sur les bateaux ou dans des bureaux sur l’atoll ? Certaines personnes ont ainsi déposé des dossiers d’indemnisation, mais il leur a été répondu que puisqu’elles travaillaient dans des bureaux qui n’étaient pas équipés de dosimètres, il était impossible d’attester de leur exposition à un certain seuil de rayonnements ionisants.
Ensuite, pouvez-vous évoquer le suivi médical dont vous avez fait l’objet ou dont d’autres personnes de votre connaissance ont pu faire l’objet ? Je pense à la fois à vos années de service, mais également ultérieurement, lorsque vous avez quitté les sites de Moruroa ou de Fangataufa.
M. Michel Cariou. La contamination à Moruroa était à petite dose, mais elle était permanente, quotidienne. Au fil des jours, des semaines et des années, elle a fini par porter ses effets. Si je peux prendre une comparaison, pensez à une empoisonneuse qui, tous les jours, injecte un peu de poison dans la soupe de son mari ; au bout de plusieurs mois ou années, celui-ci en décèdera inévitablement.
Telle était la situation à Moruroa. C’est peut-être la raison pour laquelle le médecin dont a parlé le président Le Gac tout à l’heure considère qu’il n’y avait aucun risque. La contamination générale était une contamination latente, de faible niveau. Mais les effets finissent par se produire quand vous êtes exposé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, jour et nuit à cette contamination, que vous respirez ces poussières lorsque vous vous baignez dans le lagon. De fait, il est certain que le lagon avait été affecté : dans les bateaux placés sur le lagon, les circuits d’eau de mer étaient très fortement contaminés. Ce n’est pas pour rien que nous demandions aux mécaniciens de prendre de très nombreuses précautions lorsqu’ils travaillaient, lesquelles incluaient le port de tenues spécifiques ou de masques MP 51 dotés de filtres.
Je me suis déjà exprimé à ce sujet. Comment voulez-vous faire respecter strictement cette obligation à des mécaniciens qui travaillent pendant des heures dans une atmosphère particulière chaude et étouffante ? Les personnes qui étudient les documents à partir de Paris n’étaient pas sur place, elles n’ont pas pu voir ce qu’il s’y passait.
Pour répondre exactement à votre question, la contamination était donc de faible niveau, mais les personnels y étaient exposés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Or la période des tirs pouvait durer de trois à six mois. Nous vivions cette contamination sur un format long ; elle s’est donc accumulée au fil du temps. Le SMSR disposait d’un document listant les organes les plus sensibles après un tir : il s’agit d’abord des intestins, puis de la thyroïde, des poumons et des os. Chaque tir successif provoquait donc une accumulation de « choc-tirs », de petits Tchernobyl comme je les ai appelés tout à l’heure. La contamination existait donc bien, même si elle n’était pas très élevée à chaque épisode.
Ensuite, je pense que la surveillance médicale a été affectée par un grave problème, en lien avec le strontium 90, qui se fixe dans les os pour cinquante ans. Au bout de cette période, 86 % de la radioactivité seulement a disparu ; il en reste donc encore à hauteur de 14 %. À l’heure où je vous parle, mes os contiennent certainement une petite de dose de strontium 90. Comme je vous l’ai expliqué, il était compliqué et onéreux de déterminer cette radioactivité. À titre d’exemple, j’ai effectué tous les tirs à partir de 1966, mais ce n’est qu’en juillet 1972 que j’ai pu obtenir cette vérification de contamination, soit seulement sept ans plus tard. Encore convient-il de préciser que j’ai bénéficié de cette surveillance parce que j’étais un professionnel qui avait sous ses ordres des techniciens du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). J’étais en quelque sorte « privilégié », je disposais des mêmes diplômes que les techniciens du CEA. Mais combien de personnes ont été contaminées sans avoir pu bénéficier de cette vérification ? En résumé, les participants sur place à Moruroa ont fait l’objet d’une surveillance médicale toute relative. Imaginez ce qu’il en a été des populations locales !
L’eau du lagon était contaminée, mais la baignade était autorisée. Il y avait 10-4 à 10-6 curie (Ci) par mètre cube d’eau. Je rappelle qu’un curie représente 3,7 × 1010 désintégrations par seconde. Lors d’une baignade, dans un mètre cube d’eau, il y avait donc plus ou moins 10 000 particules ou rayonnements gamma émis par seconde. La baignade était autorisée, car il était impossible d’empêcher des personnes qui passaient jusqu’à six mois sur un atoll de se baigner dans un lagon aux eaux paradisiaques. La question était d’ordre humain, mais aussi psychologique.
Il en a été de même pour Tureia. Les autorités étaient conscientes que des retombées radioactives pouvaient toucher l’atoll, ce qui s’est d’ailleurs produit. Mais était-il envisageable, dans le cadre de la prévision des tirs à venir pendant plusieurs années, d’extraire la population pour l’envoyer à Papeete ? En réalité, cela était impossible.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie. Vous nous avez montré un tableau du SMSR, mais à votre connaissance, existe-t-il d’autres documents ? Je pense notamment à des documents qui témoignent des niveaux de suivi, dans la mesure où nous avons compris que les personnes qui dépendaient du CEA bénéficiaient peut-être d’un traitement différent par rapport aux militaires ou aux travailleurs civils qui n’étaient pas directement engagés au CEA. Existe-t-il de la même manière des documents qui témoignent de la décision de ne pas déplacer les populations afin de ne pas provoquer d’inquiétudes au sein de celle-ci ?
M. Michel Cariou. J’imagine que de tels documents existent, mais je ne les ai pas en ma possession.
S’agissant des personnes surveillées, laissez-moi évoquer un cas à Mahina, qui disposait d’un laboratoire du SMSR, dans lequel la contamination était présente, puisqu’il était chargé d’analyser tous les prélèvements issus de Moruroa ou de Hao. En effet, à Hao était installé un centre de décontamination du matériel « riche » en provenance de Moruroa.
Au sein de ce laboratoire, trois femmes travaillaient en compagnie de mon épouse. Elles avaient été embauchées en tant que secrétaires dactylos, mais elles étaient en réalité des « petites mains » au sein de ce laboratoire, lequel recevait les films dosimètres qui venaient de Moruroa, pour les analyser. Les films dosimètres des individus n’étaient pas fortement contaminés, ce qui n’était pas le cas des films provenant des zones radioactives, notamment du point zéro. Ces femmes n’avaient pas été informées de la dangerosité de ces films, qu’elles ouvraient à l’aide d’une simple paire de ciseaux.
Mon épouse a travaillé pendant deux ans et demi dans ce laboratoire, mais n’a pas effectué de visite médicale à Tahiti durant cette période. Une fois qu’elle a quitté le service, elle n’a bénéficié d’aucune surveillance ni de prise de sang afin de vérifier une éventuelle contamination. Elle ne portait pas de films dosimètres ; elle n’avait pas été classée en tant que personnel non directement affecté aux rayonnements ionisants (PNDA). Cette population fait, malgré tout, l’objet d’une surveillance.
Je rappelle qu’il existait une classification, qui distinguait les personnels, selon qu’ils étaient des personnels directement affectés aux rayonnements ionisants (PDA), des PNDA qui pouvaient néanmoins être conduits à pénétrer dans des zones chaudes, et enfin la catégorie « public ». À cette catégorie appartenait donc mon épouse et ses trois collègues, mais également les Polynésiennes qui étaient embauchées à Mahina et qui prenaient en charge à main nue les matériels expédiés. Vraisemblablement, ces dernières ont sans doute également été affectées par des contaminations.
Le SMSR était un service technique, composé de techniciens et des physiciens. Selon moi, la responsabilité la plus importante pèse sur le service de santé, qui n’a pas assuré la surveillance du personnel. C’est pourquoi il me semble très curieux que le médecin que vous avez auditionné estime qu’aucune contamination n’avait eu lieu. Je vous ai montré que la contamination existe. J’ai été moi-même contaminé et cette contamination n’est pas venue du ciel ; j’ai été contaminé par du strontium 90 et du cérium 144. Mais je n’étais pas le seul : Polynésiens, civils, militaires, nous travaillions tous à Moruroa, qui était un laboratoire à ciel ouvert, puisque des bombes atomiques y ont explosé les unes après les autres. Encore une fois, vous devez être conscients que chaque bombe « sale » équivalait à un Tchernobyl !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. À ce stade, je souhaite formuler deux remarques ou questions, auxquelles vous pouvez réagir. Vous parlez de Tchernobyl, tout en évoquant des contaminations permanentes, mais faibles. Pour nous, non spécialistes, ces deux affirmations semblent quelque peu contradictoires. En effet, nous envisageons une contamination forte après l’explosion d’une bombe, quand vous évoquez de votre côté une contamination lancinante, permanente, mais plutôt faible. Pouvez-vous nous fournir de plus amples éclairages ?
Ensuite, pouvez-vous également évoquer les conditions dans lesquelles vous viviez, c’est-à-dire les autorisations et les interdictions, notamment concernant la baignade ? Existait-il une interdiction de consommer les poissons ou les fruits de mer ? Vous avez souligné qu’il était compliqué d’interdire la baignade dans les eaux du lagon à une personne venue de l’Hexagone. Mais les Polynésiens vivent avec l’océan. Ils pêchent les poissons, mangent des fruits de mer, mangent des noix de coco et boivent leur eau.
M. Michel Cariou. Au moment de l’explosion, il n’existait absolument aucun risque : toutes les personnes étaient situées à une distance suffisante pour ne pas être contaminées ou irradiées. En revanche, après un tir, la poussière radioactive se dépose sur le sol, puis est balayée par le vent pour finalement atterrir dans le lagon, qui récupère ces granules et l’eau contaminée. Il faut donc distinguer les effets directs des tirs (aucune personne n’a été irradiée directement par le tir) des effets secondaires, à travers la contamination qui se déposait. Le même phénomène s’est produit à Tchernobyl, quand des poussières radioactives se sont échappées et ont contaminé une partie de l’Europe.
Ensuite, madame la rapporteure, cela n’est pas à vous que je vais apprendre que sur un atoll, on ne peut interdire aux Polynésiens de pêcher des poissons, de boire de l’eau de coco, ou de les manger. Certains d’entre eux avaient conscience du danger et pêchaient seulement à l’extérieur du récif.
M. Alexandre Dufosset (RN). Je vous remercie pour votre témoignage. Dans le cadre de notre commission, nous avons eu l’occasion d’auditionner le service de santé des armées (SSA), composé de personnels reconnus dans le monde entier comme des personnels hautement qualifiés, en qui nous pouvons avoir confiance. Vous avez mentionné la contamination lente, qui était non détectable durant votre service. Le SSA avait-il assuré un suivi médical de cette contamination, un accompagnement dans la durée ?
M. Michel Cariou. Ma réponse sera simple et rapide : le SSA n’a pas assuré un tel suivi. En outre, nous n’avons bénéficié d’aucune surveillance par la suite.
M. le président Didier Le Gac. Il n’existait pas à l’époque ce qu’on appelle aujourd’hui le suivi médical post professionnel.
M. Michel Cariou. C’est exact.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie beaucoup, Monsieur Cariou, pour cette deuxième audition. J’espère que vous avez pu approfondir le sujet et partager avec nous les informations que vous n’aviez pas eu le temps de faire durant la première commission.
Nous accueillons maintenant M. Jean-Louis Camuzat, également par visioconférence. Monsieur Camuzat, vous êtes également un vétéran, ayant assisté notamment en 1969 et 1970 à plusieurs essais atmosphériques effectués sous ballon, c’est-à-dire d’essais où les bombes étaient placées dans des nacelles accrochées à des sortes de dirigeables gonflés à l’hélium. Cette technique de tir devait en principe empêcher la boule de feu créée par l’explosion de toucher le lagon et devait ainsi créer moins de contamination que les tirs sur barges notamment.
Les questions que nous pouvons vous poser sont nombreuses. Quand êtes-vous exactement arrivés en Polynésie ? À quels tirs avez-vous assisté ? Quelles règles deviez-vous alors respecter en termes de sécurité avant, pendant et après les tirs ? Avez-vous vu cette réglementation évoluer avec le temps et si oui, dans quel sens, avec quels éléments ? Quels étaient vos contacts avec la population polynésienne et savez-vous si celle-ci était avertie des tirs qui allaient être effectués ? Pouvez-vous nous faire part également du ressenti de la population polynésienne à l’égard des personnels de l’armée française notamment qui étaient sur place ?
En un mot, et comme nous le demandons à chaque vétéran que nous auditionnons, nous souhaiterions que, en votre qualité de témoin puisque vous étiez sur place dès 1969, vous nous racontiez comment vous avez vécu cette époque. Je précise que vous vous êtes auditionné à titre personnel, mais que vous avez été membre de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) pendant longtemps. Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Camuzat prête serment.
M. Jean-Louis Camuzat, vétéran des essais nucléaires. Je vous remercie de m’auditionner aujourd’hui. Je témoigne en tant qu’ancien président national de l’Aven de 2020 à 2023. J’ai fait partie des appelés du contingent et ai effectué mon service dans la marine nationale à partir de juillet 1969. Je suis parti sur les sites d’expérimentation à bord du bâtiment Maurienne de novembre 1969 à fin juillet 1970. J’ai ainsi assisté à la campagne de 1970, qui a porté sur cinq essais nucléaires. Il s’agissait de tirs atmosphériques sous ballon, qui me semblent avoir été les plus contaminants et donc les plus dangereux.
S’agissant de cette expérience, il faut convenir qu’assister à un essai nucléaire constitue quelque chose d’assez exceptionnel ! On pourrait même dire que cela comporte une dimension esthétique, mais nous étions loin d’imaginer les conséquences que ces tirs entraîneraient sur notre santé et sur celle de notre descendance. Peut-être aurons-nous l’occasion d’en reparler au cours de l’audition.
Ensuite, nous ne disposions pas de protections particulières sur les navires ; nous étions tous vêtus de shorts, de chemisettes, et nous étions chaussés de sandalettes. Nous vaquions à toutes les occupations que nous voulions effectuer sur le site en dehors des heures de service : nous nous promenions, nous nous baignions, faisions de la plongée sous-marine, jouions au tennis ou au football... Des tournois de football étaient ainsi organisés avec des équipes représentant chaque bateau. Comme vous l’imaginez, nous ne disposions pas d’une belle pelouse comme celle du Paris Saint-Germain ; nous jouions directement sur le corail, ce qui occasionnait à la fois des nuages de poussière importants, mais également des cicatrisations longues lorsque nous avions le malheur de nous blesser en tombant sur le récif.
D’après moi, nous ne disposions pas du tout de consignes, dans la mesure où nous n’avions pas bénéficié de formation préliminaire. Quand nous étions informés qu’un tir allait être effectué, nous quittions l’atoll de Moruroa sur nos bateaux car nous faisions partie des postes d’appareillage, et nous partions au large dans le lagon. Quand le tir était effectué, la seule consigne que nous recevions consistait à placer notre tête dans notre avant-bras, afin que l’éclair provoqué n’endommage pas nos rétines. En revanche, dès que l’explosion avait eu lieu, tout le monde se retournait et nous regardions le nuage se déployer, voire nous nous prenions en photo devant lui ! Quoi qu’il en soit, il ne nous était pas demandé de respecter une quelconque consigne de sécurité particulière. Ensuite, au bout de quelques heures, nous revenions à quai, puis nous faisions ce que nous voulions sur le site et dans le lagon, comme si rien ou presque ne s’était passé.
Nombre d’entre nous étions des appelés du contingent. Nous n’étions au courant de rien ; nous n’étions informés qu’au dernier moment de l’imminence de l’explosion. Nous suivions l’acheminement depuis les bateaux où nous nous trouvions, puisque le site était entièrement vidé de l’ensemble de son personnel. Pour ma part, j’ai assisté à cinq essais nucléaires de puissance plus ou moins importante, mais je ne peux pas vous en dire beaucoup plus.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie. Par la suite, un regroupement de vétérans s’est opéré en France sous l’égide de l’Aven, que vous avez présidée. Ces vétérans de métropole avaient pour point commun d’avoir développé une maladie particulière. Pouvez-vous nous expliquer la genèse de l’Aven, ainsi que les combats que vous avez menés ? Surtout, comment avez-vous établi un lien entre ces maladies déclarées des vétérans et les essais nucléaires ?
M. Jean-Louis Camuzat. J’ai rejoint l’Aven dès ses débuts en 2001, avant de présider l’association plus tard, association que j’ai quittée en 2023 à la fin de ma présidence. Pendant plus de vingt-trois ans, j’ai donc œuvré à la défense des vétérans et à la reconnaissance de leur préjudice.
Je tiens par ailleurs à ajouter un élément qui me semble important. Je soutiens pleinement l’action de nos amis polynésiens pour la recherche de la vérité, mais je souhaiterais également que l’on y associe tous les vétérans métropolitains du Sahara et de Polynésie qui ont été envoyés sur site. S’agissant de mon parcours au sein de l’Aven, j’ai connu toutes les étapes, du simple correspondant départemental jusqu’à sa présidence. J’ai également eu l’opportunité de connaître toutes les avancées de l’association, en tant que référent juridique.
J’ai aussi permis que certains dossiers d’indemnisation soient constitués, avant de les gérer jusqu’à leur aboutissement. À cette occasion, nous nous sommes aperçus que de très nombreux personnels étaient malades, jusqu’à ce que la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français (dite « loi Morin) définisse les maladies dites radio-induites, en acceptant le principe d’une reconnaissance pour les vétérans. À ce sujet, je souhaiterais revenir sur le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), lequel suscite un certain nombre de problèmes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je tiens à vous rassurer, à l’exception de l’audition de M. Arakino, nous n’avons entendu que des vétérans en provenance de l’Hexagone. Nous avons également prévu d’aller en mission en Polynésie, où nous aurons l’occasion d’entendre des travailleurs qui œuvraient sur le site.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Monsieur Camuzat, vous avez attisé ma curiosité. En effet, au début de votre intervention, vous avez indiqué que les effets des essais se ressentaient également sur la santé des descendants. Pouvez-vous davantage détailler cet aspect ?
Par ailleurs, je suis surpris par la description des tenues que vous portiez lors des tirs. Vous ne disposiez d’aucun vêtement de protection, n’est-ce pas ?
M. Jean-Louis Camuzat. Absolument aucun, je le confirme. Permettez-moi de vous montrer un document pour vous prouver mes dires. J’ignore s’il s’affiche bien à l’écran, mais je pourrai vous le transmettre par écrit. Vous pouvez bien constater sur la photographie que je vous montre que nous ne portions aucune protection particulière. Encore une fois, la seule consigne que nous recevions consistait à tourner le dos à l’éclair et à blottir notre tête dans notre avant-bras pour ne pas subir de contact visuel avec le flash, lequel était dangereux pour la rétine. Pour le reste, nous n’avons jamais reçu de consignes de sécurité particulières.
M. le président Didier Le Gac. Pouvez-vous aborder à présent la question des descendants ? Des maladies se sont-elles transmises de manière intergénérationnelle ?
M. Jean-Louis Camuzat. Au-delà des vingt-trois cancers reconnus pour les vétérans, je déplore que le Civen soit devenu une « machine à ne pas indemniser ». Son dernier rapport établit ainsi que seulement 48 % des dossiers ont été acceptés. J’y vois là un problème majeur, dans la mesure où tous les vétérans qui déposent un dossier ont été présents sur les sites à un moment donné et sont atteints d’un des vingt-trois cancers référencés. Dès lors, on ne peut que s’interroger : comment se fait-il que si peu de vétérans soient indemnisés ?
Comme je vous l’indiquais préalablement, j’ai été référent juridique pour l’Aven et j’ai personnellement suivi différents dossiers, principalement en Loir-et-Cher, mon département d’origine. Je pense notamment au cas d’un vétéran décédé précocement alors qu’il n’avait qu’une quarantaine d’années. Son épouse et ses ayants droit ont tout entrepris pour obtenir une indemnisation ; ils ont constitué un dossier, dont j’ai eu la charge. Il leur a été très difficile d’apporter des preuves et des témoignages, compte tenu de l’âge précoce du décès de leur époux et père. Pourtant, cette personne a bien travaillé sur le site, et a été affectée d’une des vingt-trois maladies retenues dans la loi Morin. Malheureusement, la demande a été rejetée à la fois par le Civen et le tribunal administratif. Je vous cite un exemple, mais je connais personnellement de très nombreux cas similaires concernant des vétérans.
Par ailleurs, nous avons réalisé un recensement des enfants et petits-enfants de vétérans, qui établit qu’un très grand nombre d’entre eux développent des pathologies identiques, des malformations, ou souffrent de retards. Des documents avaient été transmis, une enquête avait d’ailleurs été menée, mais j’ignore à ce jour l’état de son avancement. Quoi qu’il en soit, je m’étais appuyé sur cette démarche à la suite de la table ronde organisée à l’Élysée par le Président de la République. À cette occasion, le Président Macron s’était engagé à ce qu’une étude soit réalisée, propos qu’il a ensuite confirmé lors de son déplacement en Polynésie. Malheureusement, j’ai le sentiment que la situation n’évolue pas dans ce domaine. Mais il est certain que de très nombreux enfants et petits-enfants sont malades.
M. le président Didier Le Gac. Avez-vous lu le livre du docteur Baert, Essais nucléaires en Polynésie française, Une histoire de mensonges et de contre-vérités ou entendu son audition devant notre commission d’enquête, il y a une quinzaine de jours ?
M. Jean-Louis Camuzat. J’ai suivi un certain nombre d’auditions, mais pas celle-ci. Je n’ai pas non plus lu son livre. En revanche, je dispose d’une bibliographie assez nourrie sur ces questions, qu’il s’agisse de la publication de Toxique par Disclose ou des livres édités par l’Aven. Mais je m’appuie surtout sur ma « bible », un document édité par le ministère de la Défense, préfacé par Mme la ministre Alliot-Marie et intitulé « La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie ». En effet, ce document fournit de très nombreux détails sur les différents tirs effectués. Je l’ai très fréquemment utilisé dans mon travail au cours des vingt-trois dernières années.
M. le président Didier Le Gac. Je vous précise donc que M. Baert, ancien médecin de la marine nationale, considère que les conséquences des essais ne sont pas plus nocives que celles liées à la présence de radon en Bretagne.
M. Jean-Louis Camuzat. Tout peut être contesté. En revanche, il est indéniable qu’un très grand nombre de vétérans ont été ou sont aujourd’hui malades, atteints par l’un des vingt-trois cancers de la liste annexée à la loi Morin. Cette liste devrait d’ailleurs évoluer, mais j’ignore quand la commission de suivi se réunira. Cette densité est quand même très parlante. Aujourd’hui, on nous dit que les risques ne sont pas plus élevés qu’en Bretagne. Hier, on nous disait que l’on courait plus de risque en portant une montre à quartz sur l’avenue des Champs-Élysées qu’en étant présent à Moruroa. Cela me fait quand même un peu sourire…
M. le président Didier Le Gac. Vous avez souligné également que des améliorations pouvaient être apportées concernant l’Aven. Voulez-vous en dire un mot ?
M. Jean-Louis Camuzat. Des améliorations peuvent toujours être apportées, dans toute organisation. Je pense que l’équipe actuelle réalise un bon travail.
M. le président Didier Le Gac. Pardonnez-moi, je pensais au Civen.
M. Jean-Louis Camuzat. La commission de suivi devrait logiquement se réunir deux fois par an. Malheureusement, elle n’est pas réunie depuis 2020 ou 2021, de mémoire, à l’époque où M. Véran était ministre de la santé. Face à cette carence, les vétérans se posent légitimement des questions.
Par ailleurs, le sujet des victimes dites « par ricochet » avait été soulevé, mais il ne semble pas que ce dossier progresse. La loi Morin établit l’indemnisation du vétéran, mais elle ne prévoit rien pour l’épouse ou les enfants qui ont pourtant subi un préjudice majeur. Il me semble que ce problème est quand même très important. En outre, l’étude transgénérationnelle qui avait été évoquée tarde à se concrétiser. Un espoir était apparu à travers le lancement d’une étude par le professeur de Vathaire, mais j’ai l’impression que celle-ci a avorté. Nous n’en entendons plus parler.
Mme Dominique Voynet (EcoS). À chaque audition ou presque, on nous rappelle que la seule précaution qui était transmise oralement aux personnes sur place consistait à leur indiquer qu’elles ne devaient pas consommer de poisson. Je pense ici à la fois aux militaires, mais aussi aux populations polynésiennes, pour lesquelles le poisson constitue l’une des bases de leur alimentation. Cette même interdiction vous avait-elle été formulée ?
M. Jean-Louis Camuzat. Nous consommions effectivement du poisson, mais il ne s’agissait pas de poisson pêché sur place. Celui-ci était certainement congelé et nous parvenait par convoi aérien. Personnellement, je n’ai jamais mangé de poisson en provenance du lagon ou de l’océan. En revanche, nous voyions fréquemment les Polynésiens incorporés dans la Marine ou travaillant comme personnel à terre pêcher et manger leurs propres poissons. Je l’ai vu, de mes propres yeux.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je pose cette question à dessein. Nous avons précédemment organisé une audition, durant laquelle la personne auditionnée nous a longuement parlé du strontium 90. Or selon la voie d’administration, l’impact des radioéléments n’est pas identique. Par exemple, le plutonium est surtout dangereux par inhalation, quand la nocivité du strontium intervient essentiellement lors de son ingestion.
Par ailleurs, de nombreuses études ont été conduites sur le plan international pour évaluer la teneur en strontium 90 des dents des jeunes enfants. Ces études permettent ainsi de mener une première approche de la contamination transgénérationnelle. Elles ont notamment été effectuées au Nevada ou au Japon, mais j’ignore si tel a été le cas en Polynésie. Si cela n’a pas été fait, il me semble pertinent de pouvoir conduire de telles études, même tardivement.
M. Jean-Louis Camuzat. Cette idée me semble effectivement intéressante et mériterait d’être approfondie. Il existe certainement un grand nombre d’éléments qui ont été mis de côté alors même qu’ils recèlent des informations importantes. Je partage tout à fait votre avis.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur Camuzat, nous allons bientôt conclure cette audition. Souhaitez-vous nous apporter des éléments complémentaires ou souligner un certain nombre de points qui vous paraissent essentiels ?
M. Jean-Louis Camuzat. Je souhaiterais que la loi évolue, que le Civen indemnise mieux les vétérans et que les victimes par ricochet soient un jour reconnues. De fait, il existe de nombreuses voies d’amélioration dans le cadre de la loi Morin. Si cette dernière a le mérite d’exister, car elle offre la possibilité aux vétérans d’obtenir une réparation, il demeure selon moi un trop grand nombre d’éléments superficiels.
Ensuite, le rôle des associations doit également être valorisé. Au-delà de l’Aven, je pense aux associations polynésiennes ou à la Fédération nationale des officiers mariniers (Fnom). Nous menons tous le même combat pour les vétérans ou les victimes des essais nucléaires et ces associations doivent se rapprocher, afin que leur action aboutisse à des résultats tangibles. Lorsque je présidais l’Aven, j’avais ainsi le sentiment que chacun travaillait de son côté, même si j’ai noué personnellement des relations avec les associations polynésiennes. À l’heure actuelle, ces associations agissent de manière isolée ; il conviendrait de les réunir autour d’une même table.
À ce sujet, je salue le travail entrepris par votre commission d’enquête. Les auditions que vous menez sont susceptibles de faire évoluer la situation. Sans cela, la situation ex ante demeurera. Le temps joue contre nous : dans quelques années, les derniers vétérans disparaîtront, les indemnisations cesseront et tout le monde sera satisfait.
M. le président Didier Le Gac. Nous tenons tous à vous rassurer sur ce point. Cette commission d’enquête ira à son terme. Avant l’été, Mme la rapporteure remettra son rapport et je suis certain que celui-ci contiendra de nombreuses propositions, notamment sur l’amélioration de l’indemnisation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Camuzat, je vous remercie pour votre témoignage.
M. Jean-Louis Camuzat. En dernier lieu, je souhaite vous faire part d’une remarque. J’ai suivi l’audition de Mme Florence Mury devant votre commission. Je rejoins complètement l’analyse qu’elle formule concernant un effondrement éventuel de l’atoll de Moruroa et une possible vague-submersion sur l’île de Tureia. Si cet effondrement devait malheureusement se matérialiser, qu’adviendrait-il de la radioactivité enfouie dans le puits sous l’atoll de Moruroa et celui de Fangataufa ? Qu’adviendrait-il de la radionucléide alpha enfermée dans ces puits qui ont été creusés pour enfouir les déchets ? Il ne faut pas oublier que si un tel événement survenait, nous assisterions à un déferlement de la radioactivité dans le Pacifique.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour cette remarque. Nous pourrons évoquer ce point demain, lors de l’audition de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad). J’ajoute que vous pourrez adresser des éléments complémentaires que vous jugerez utiles à la commission d’enquête, par courrier ou par courriel.
M. Jean-Louis Camuzat. J’en prends note. Je vous remercie de m’avoir auditionné. Je vous adresserai des informations complémentaires.
La séance est suspendue pendant dix minutes.
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous reprenons nos travaux et accueillons maintenant M. Michel Lachaud, en présentiel cette fois-ci. Sauf erreur, monsieur Lachaud, vous avez travaillé au sein de la marine nationale de 1960 à 1982. Officier marinier de spécialité « électro mécanicien de sécurité » (EMSEC), vous avez également obtenu un diplôme de technicien en radioprotection, ce qui vous a ensuite valu d’être affecté au SMSR sur l’atoll de Hao entre le 28 juillet 1969 et le 24 septembre 1970.
Vous avez ensuite été employé sur le bâtiment de soutien logistique (BSL) La Rance à Mururoa du 9 août 1972 au 9 août 1973 puis sur le transport de chalands de débarquement (TCD) Orage, du 21 juin 1976 au 16 décembre 1976, chargé de rapatrier en métropole du matériel de Mururoa ayant servi aux essais nucléaires.
Monsieur Lachaud, nous souhaiterions, comme pour vos devanciers, que vous nous racontiez comment vous avez vécu les tirs auxquels vous avez pu assister. Quelles règles vous demandait-on de respecter en termes de sécurité avant, pendant et après les tirs ? Avez-vous vu cette réglementation évoluer avec le temps et si oui, dans quel sens, avec quels éléments ? Cette réglementation était-elle différente suivant le poste que vous avez pu occuper (par exemple, sur l’Orage, étant au contact de matériels sans doute irradiés, avez-vous reçu des consignes spécifiques) ? Quels étaient vos contacts avec la population polynésienne et savez-vous si celle-ci était avertie des tirs qui allaient être effectués ? Savez-vous si un suivi médical a été assuré pour vous et les Polynésiens à l’époque ?
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer à votre tour tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Lachaud prête serment.
M. Michel Lachaud, vétéran des essais nucléaires. Monsieur le Président, madame la rapporteure, messieurs et mesdames les parlementaires, je vais vous exposer mon vécu sur l’atoll d’Hao puis à Moruroa, à bord d’un bâtiment de la marine. Mais au préalable, je voudrais vous faire part d’un propos liminaire. J’ai été représentant de la Fédération nationale des officiers mariniers (Fnom) pendant plus de dix-sept ans, de 1993 à 2010. Dès que le problème des essais nucléaires et de leurs conséquences a fait surface, la Fnom a immédiatement interpellé le ministre de la Défense.
Une première question lui a été posée lors de la soixante-sixième session du Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) en décembre 2002. Je rappelle par ailleurs que l’Aven a été créée en 2001. Cette question était la suivante : quelles sont les conséquences des essais nucléaires aériens sur la santé ? Au cours de cette séance plénière, la ministre a répondu que le Gouvernement suivait ce sujet de très près et qu’il ferait preuve d’une entière transparence sur les constats effectués.
Une autre question a été posée en décembre 2007, à propos de l’Observatoire de la santé des vétérans, qui venait d’être créé. Il a alors été demandé au ministre ce que devenait l’enquête sur une éventuelle surmortalité des personnes qui avaient participé aux essais nucléaires. La réponse est arrivée assez tardivement, avec les résultats de l’enquête Sepia-Santé sur une période qui allait de 1966 à 1996, dont les résultats ont été publiés le 18 juin 2013.
En 2009, il a été question de la prise en compte de l’atoll de Hao et de l’île de Tahiti dans les zones géographiques concernées par les tirs aériens puisque, apparemment, des retombées avaient été constatées. En juin 2010 a été demandée la prise en compte de la commune de Mahina comme site répertorié dans le décret d’application de la loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des vétérans des essais nucléaires. Puis la loi du 18 décembre 2013, dans son article 53, a modifié la formule « zone exposée de Polynésie », pour lui substituer la formule beaucoup plus large de « tout le territoire ».
En raison de mon vécu personnel, je ne peux m’empêcher d’établir un parallèle, compte tenu de la grande similitude dans l’indemnisation des victimes de l’amiante dans la marine nationale et celle des victimes des essais nucléaires. Dans les deux cas, les délais sont très longs. Pour mémoire, je rappelle que j’ai été auditionné le 13 septembre 2018 par la commission sénatoriale sur la loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant d’autres dispositions en matière sociale et économique (dite loi Erom), qui était présidée par la sénatrice Lana Tétuani. J’ai également été auditionné le 22 novembre 2018 par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), dans le cadre d’une expertise collective consacrée aux conséquences sanitaires des essais nucléaires en Polynésie française.
J’en viens à présent au séjour en Polynésie, sur l’atoll de Hao. Le site du SMSR se trouvait environ à quatre kilomètres au sud du village d’Otepa. Le SMSR avait pour mission de veiller à la sécurité radiologique et biologique du personnel, en particulier le personnel PDA (personnel directement affecté à des travaux sous rayonnement ionisant), ainsi qu’au contrôle de l’ensemble du matériel contaminé et décontaminé. La partie dédiée à la radioprotection était constituée d’un technicien supérieur en radioprotection et de trois techniciens en radioprotection. Nous disposions également d’une équipe de décontamineurs composée d’une douzaine de légionnaires, dirigés par deux sergent-chefs espagnols. Pour ma part, je dirigeais l’équipe de surveillance radiologique composée de trois officiers de la marine et de l’armée de l’air et de quatre militaires du rang. Régulièrement, nous organisions des stages d’aide décontamineur. En effet, il était très difficile de faire comprendre au personnel que nous étions confrontés à des rayonnements ionisants, qui ne se voyaient pas, ne se sentaient pas, ne se touchaient pas.
La base arrière du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) était une structure centrale. En période de tir, l’atoll de Hao comptait au minimum 3 000 personnes, en incluant le personnel militaire interarmées, le personnel civil de la Défense et la population locale (600 personnes). La piste de l’aéroport de Hao était l’une des plus grandes du Pacifique, avec 3 380 mètres de longueur, et elle accueillait tous types d’avions. Au bout de la piste se trouvait la zone du centre de décontamination des aéronefs et du personnel (CDAP). Elle se situait à environ 100 mètres de la route qui reliait l’aéroport du village d’Otepa à la structure du CEA. Cette zone accueillait tous les avions et hélicoptères contaminés ; et en particulier les avions Vautour qui effectuaient des pénétrations pilotées dans les nuages des tirs nucléaires, entre quarante-cinq minutes et une heure après l’explosion. De retour à la base, ces avions rejoignaient la zone CDAP. Ils portaient sous les ailes des filtres que nous extrayions, dont nous mesurions le rayonnement avant de les placer dans un château de plomb. Ces filtres étaient ensuite convoyés, jusqu’à la zone du CEA pour y être analysés.
Au SMSR, il existait une « zone contrôlée » (zone chaude), qui s’appelait la zone du centre d’intervention et de décontamination des matériels (CID). Elle comportait un vestiaire, une laverie qui était chargée de laver toutes les tenues contaminées du personnel qui avait été exposé ou avait travaillé à la décontamination. Dans cette zone, il était obligatoire de travailler en tenue chaude, c’est à dire vêtu d’une combinaison, d’un film de dosimètre, de gants et de masques.
Quels faits avons-nous constatés ? Quand les Vautour rentraient de pénétration pilotée, nous mesurions la radioactivité émise. La plus importante radioactivité émise que j’ai enregistrée était de 450 rads, soit 4,5 sievert, ce qui correspond à une dose létale de 50 % : cela signifie que quelqu’un qui resterait devant une telle source pendant une heure aurait 50 % de chance de décéder. En conséquence, nous réalisions très rapidement la mesure avant de replacer les filtres dans le château de plomb, pour éviter d’être irradiés trop longtemps. Si la mesure durait seulement entre deux secondes et deux secondes et demie, ce délai suffisait à diffuser une certaine dose dans nos corps.
Dans cette zone CDAP, une fois que les filtres étaient mesurés, mis en château de plomb et convoyés vers le CEA, il fallait s’occuper du pilote, qui avait été lui aussi irradié, puis décontaminer l’avion. Ces opérations duraient un certain temps, en tenue chaude complète, y compris avec masque, sous une température de 35 à 40 degrés ; travailler dans ces conditions n’était pas évident.
À la demande de l’état-major, il m’est également arrivé de réaliser, en compagnie de personnels de l’armée de l’air, des prélèvements sur les ailettes des compresseurs d’un réacteur de Vautour ayant effectué une pénétration pilotée. L’armée de l’air s’était chargée de démonter le réacteur jusqu’à l’apparition des ailettes, puis nous avons conduit des relevés très précis sur des compresseurs basse pression et haute pression. Nous portions alors des tenues et des gants, mais travaillions sans masque. Ces prélèvements étaient réalisés à l’aide de petits morceaux de coton que nous disposions ensuite dans un petit récipient transparent en plastique, avant de les refermer immédiatement. Entre 100 et 150 prélèvements ont été réalisés. J’ai également été responsable des essais concernant l’étude des tartres en août 1969.
Une autre mission nous incombait également : l’accueil des DC-8 ou KC-135 de l’armée de l’air qui acheminaient les éléments de la bombe à Hao avant d’être convoyés au centre du CEA. Ces avions étaient interdits de couloirs aériens en raison de la matière qu’ils transportaient. Ils partaient de métropole et effectuaient une seule escale en Guadeloupe, à Pointe-à-Pitre, où la piste avait été aménagée pour prévenir tout éventuel crash. Lorsqu’ils arrivaient, nous convoyions les éléments de la bombe jusqu’à la zone du CEA, de nuit.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Savez-vous d’où ces avions partaient en métropole ?
M. Michel Lachaud. Je l’ignore, je ne m’en souviens plus.
Ensuite, le collègue de la Fnom que vous avez auditionné a certainement évoqué l’épisode de la contamination du train avant d’un DC-6, dont j’étais l’agent contrôleur. Ces avions servaient à tout en Polynésie, ils transportaient à la fois des passagers, mais aussi du fret. Cet épisode de contamination du train avant est intervenu un jeudi ou un vendredi, jour où les permissionnaires allaient sur Tahiti. Les avions effectuaient des rotations entre Papeete, Moruroa et Hao et lors d’un contrôle de routine, nos appareils de détection ont émis des crachotements très marqués. Après une inspection de tous les éléments, nous avons identifié que seul le train avant était affecté, mais de manière significative. Pour être sûrs de notre fait, nous avons d’ailleurs effectué des mesures à trois reprises.
À l’époque, selon la dose établie, trois usages de l’avion étaient possibles : l’usage normal, l’usage restreint et l’usage interdit. En l’espèce, la dose était telle que nous avons dû classer l’avion en usage interdit. Je suis alors allé informer le commandant de bord pour lui signifier que l’avion ne pouvait pas redécoller, à la stupeur générale, d’autant plus qu’il convoyait un général qui venait de réaliser une tournée d’inspection à Moruroa. Finalement, le commandant du CEP a donné l’ordre de laisser redécoller l’avion, qui a ensuite rejoint la base 190 de Tahiti-Faa'a. Une semaine plus tard, j’ai été convoqué par l’amiral commandant du CEP, à qui j’ai expliqué les événements. Celui-ci m’a alors demandé de conserver une discrétion absolue sur cet épisode. Que s’est-il passé ? Je n’en sais rien mais j’en conclus qu’il est certain que la piste de Moruroa avait été contaminée, vraisemblablement après un tir ; je ne me souviens plus duquel. Par ailleurs, il est surprenant que seul le train avant ait été contaminé, à l’inverse des deux autres. Cela signifie que la contamination avait porté sur un espace très particulier de la piste.
Il me revient également un autre épisode en mémoire. Un jour, je me suis rendu en début d’après-midi au CID, où j’ai découvert deux légionnaires en train de manipuler à main nue, sans protection, des coraux enfermés dans un fût de 200 litres. Il s’agissait de coraux en provenance de Moruroa, qui étaient naturellement contaminés. Je leur ai enjoint de poser immédiatement ces coraux avant de procéder à des contrôles, qui ont confirmé qu’ils avaient été contaminés en raison du contact avec leurs mains.
Je tiens également à insister sur les douches que prenaient les personnels après chaque intervention en zone contaminée, soit sur des matériels, soit sur des personnels eux-mêmes contaminés. En dépit des précautions que je prenais et des tenues chaudes que je portais, j’ai été personnellement contaminé à plusieurs reprises. Nous prenions donc des douches supposées nous nettoyer, à l’occasion desquelles nous pouvions être confrontés à un problème encore plus dangereux. La contamination vient particulièrement se nicher dans les cheveux et il suffisait de boire un peu d’eau ruisselant sur le crâne pour ingérer cette contamination, qui rejoignait alors l’estomac, provoquant une irradiation interne suivant le radioélément ingéré. Ce phénomène est certainement intervenu à plusieurs reprises.
En résumé, les conditions de travail étaient particulièrement difficiles, notamment lorsqu’il s’agissait de décontaminer les aéronefs, et en particulier les Vautours. Nous répétions tous les jours les consignes de sécurité et vérifions que tous les personnels étaient bien équipés avant de procéder aux décontaminations.
J’ai ensuite travaillé à Moruroa sur le bâtiment La Rance. À cette époque, on cherchait un site pour mener des expérimentations souterraines. Nous avons participé à une mission aux Marquises d’octobre à décembre 1972, qui avait pour objet de réaliser des forages et des expertises sur l’île de Eiao. Cette campagne n’a pas été concluante et le site de Fangataufa a finalement été retenu. Les années 1972 et 1973 ont également été connues pour les croisades maritimes menées par les antinucléaires. J’ai assisté à un seul tir, le tir « Euterpe » du vendredi 20 juillet 1973. L’explosion est intervenue à neuf heures trente, et deux heures plus tard, La Rance se trouvait déjà dans le lagon. Les équipes de décontamineurs et les équipes du SMSR avaient été disposées pour contrôler les doses et, à cette occasion, nous avons pu observer de nombreux poissons morts en surface.
J’ai demandé au département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires mon bilan radiologique en 2011. J’ai effectué une spectrométrie gamma, à l’occasion de laquelle les rayonnements alpha et beta ne sont pas détectés. Dans mes urines, on a découvert du thorium 232, du ruthénium 106, de l’uranium 238, du strontium 90, du cérium 144 et des traces de plutonium. Officiellement, sur la période de mon affectation au SMSR, j’ai reçu une dose de 85 millirems (mrem) soit 0,85 millisieverts (mSv) aux normes actuelles. Les normes en vigueur aujourd’hui sont de 1 mSv/an pour la population et de 20 mSv/an pour les travailleurs du nucléaire.
En conclusion, des zones d’ombre demeurent concernant mon dossier, puisqu’il manque notamment tout le mois d’avril 1970. Je suis par ailleurs « inconnu » pour les tirs Andromède (15 mai 1970), Cassiopée (22 mai 1970), Dragon (30 mai 1970) et Licorne (3 juillet 1970). Je constate également que les normes en vigueur à notre époque étaient bien moins restrictives que les normes actuelles. De plus, j’ai certainement été affecté bien au-delà de la mesure de 0,85 mSv officielle. Ne serait-ce que pendant les deux à trois secondes où nous mesurions les filtres des Vautours de retour de la pénétration pilotée, nous avions déjà encaissé 125 mrem.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ce témoignage très précis et essentiel pour nous.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite vous interroger sur la zone de nettoyage des aéronefs et sur la piste de Hao, compte tenu de votre témoignage concernant un DC-6 en provenance de Moruroa, dont le train avant avait été contaminé.
Quel était l’état du train avant des Vautours qui avaient traversé le nuage pour recueillir des informations ? Où la contamination se diffusait-elle ? J’ai en effet en mémoire des photos de personnels alignés sur une piste, en train de brosser le sol. Pouvez-vous m’en dire plus ? Savez-vous si cette photo est liée aux tâches de nettoyage des aéronefs qui étaient effectuées à Hao ?
M. Michel Lachaud. J’ai oublié de vous préciser un élément. Les réacteurs de Vautours qui avaient été démontés pour réaliser des prélèvements étaient ensuite placés dans un coffre bétonné et mouillés dans les hauts-fonds au large de l’atoll de Amanu, situé au nord-est de Hao.
Ensuite, je n’ai pas eu l’occasion de contrôler des Vautours de retour de pénétration pilotée, cette opération ayant été assurée par des collègues. Je précise que les trains avant des avions de guerre sont rentrés lorsqu’ils effectuent des pénétrations pilotées et ne sont sortis que peu de temps avant leur atterrissage. En conséquence, je n’ai pas connu d’épisode de contamination sur des trains avant de Vautours.
En revanche, il est exact que la décontamination était effectuée avec des balais-brosses en fonction des zones contaminées, à l’issue des contrôles. Je précise d’ailleurs que chaque avion était contrôlé avant et après la décontamination. Les parties contaminées étaient nettoyées, au besoin donc avec des balais-brosses. À ce titre, je peux dresser un parallèle avec la décontamination qui concernait les personnels. Si à l’issue de trois douches, nous étions encore contaminés, nous réalisions une décontamination « fine », qui consistait à nous couper les cheveux.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Où cette contamination était-elle dirigée une fois l’opération de décontamination effectuée ?
M. Michel Lachaud. La contamination était filtrée, puis stockée dans un caisson placé en dessous.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Que devenait ce caisson, par la suite ?
M. Michel Lachaud. Je l’ignore.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je vous remercie pour votre témoignage. Vous avez notamment indiqué que les personnels ne semblaient pas informés de la dangerosité ou des risques qu’ils encouraient. Je pense en particulier à l’épisode concernant les légionnaires qui inspectaient les coraux.
Existait-il une politique de communication bien établie sur les sites pour rappeler les dangers d’une radioactivité potentielle, ainsi que les précautions à suivre, à l’image de celles qui figurent dans la réglementation du travail affichée dans les ateliers ? Cette réglementation était-elle visible de tous ? Vous avez également évoqué des légionnaires espagnols. Cette information était-elle également disponible dans leur langue ? Lors de précédentes auditions, il nous a en effet été indiqué que des Portugais travaillaient également sur place.
Pour moi, ces éléments sont d’importance et suscitent un certain nombre d’interrogations. En effet, nous évoquons les conséquences des essais nucléaires pour les anciens de l’armée française, les travailleurs polynésiens, les travailleurs algériens, les vétérans du Sahara et de Polynésie, mais nous ne sommes pas forcément informés de la nationalité des autres travailleurs qui sont intervenus sur les différents sites. J’ignore le nombre de travailleurs espagnols présents, de même que la nationalité d’autres travailleurs présents sur place.
M. Michel Lachaud. Je précise que seuls les deux sergent-chefs de la Légion étrangère étaient de nationalité espagnole. La douzaine de légionnaires sur place était régulièrement informée ; nous leur prodiguions des cours et des stages de décontamination. Mais nous avions beau agir de la sorte, il était difficile de faire prendre conscience aux gens de l’existence d’un danger radioactif qui était invisible, inodore, impalpable. Les deux légionnaires que j’ai surpris en train de manipuler des coraux avaient pourtant été préalablement instruits comme les autres.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite revenir sur les propos tenus par mon collègue Jean-Paul Lecoq. Certains travailleurs polynésiens parlaient très mal le français, voire quasiment pas. Des personnels faisaient-ils office de traducteurs ? Les documents étaient-ils traduits en langue polynésienne ?
M. Michel Lachaud. De mémoire, trois Polynésiens travaillaient avec nous, lorsque j’étais sur place, à Hao. Tous les trois comprenaient le français, selon des niveaux certes différents. L’un des trois était peut-être moins à l’aise avec notre langue, mais les deux autres lui traduisaient les instructions s’il ne les avait pas bien comprises. Sur les trois, l’un parlait particulièrement bien le français ; j’ai travaillé avec lui sans rencontrer un seul problème.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ces personnels informaient-ils également les populations sur place ? Vous nous avez en effet indiqué que le site du SMSR se trouvait environ à quatre kilomètres du village d’Otepa. Il devait donc exister des interactions avec les villageois. L’information concernant les risques ou la dangerosité des tâches effectuées sur l’atoll était-elle transmise aux populations, dans les deux langues ?
M. Michel Lachaud. Il m’est difficile de répondre à votre question. Comme je l’ai indiqué, à l’époque des tirs, 3 000 personnes étaient présentes sur l’atoll d’Hao, qui est de petite taille. Je sais en revanche que les trois Polynésiens qui œuvraient avec nous étaient en contact avec la population ou avec d’autres Polynésiens qui travaillaient par exemple pour les services de restauration. Ces trois Polynésiens étaient informés des dangers, mais je ne peux pas vous dire si le bouche-à-oreille fonctionnait.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie d’être venu jusqu’à nous. Comme vous l’avez indiqué, vous avez déjà été auditionné, notamment au titre de vos fonctions à la Fnom. Je vous précise que notre commission d’enquête rendra son rapport au mois de juin. Madame la rapporteure y formulera certainement des propositions pour améliorer le fonctionnement de l’indemnisation. À ce titre, votre témoignage nous sera particulièrement utile. Vous pourrez par ailleurs nous faire parvenir tout élément complémentaire que vous jugerez utile par courrier ou courriel.
M. Michel Lachaud. Dans l’immédiat, je souhaite revenir sur un élément. Lors de mon propos liminaire, j’ai évoqué les similitudes dans l’indemnisation des victimes de l’amiante dans la marine nationale et celle des victimes des essais nucléaires. Nous savons que jusqu’en 1996, les bâtiments de la marine nationale ont été amiantés. En conséquence, tous les personnels qui ont développé une maladie liée à l’amiante devraient être indemnisés.
J’ai également rappelé que la loi du 18 décembre 2013 dans son article 53, avait modifié la formule « zone exposée de Polynésie » pour la remplacer par « tout le territoire ». Tout le personnel qui a travaillé en tant que PDA, participé aux tâches ou subi les retombées et développé une maladie due au rayonnement ionisant devait être indemnisé. Enfin, qu’en est-il des touristes qui étaient en Polynésie au moment des explosions ? C’est également une question qui se pose.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie.
L’audition de M. Christian Percevault en visioconférence n’a pu avoir lieu en raison d’un incident technique.
19. Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique auprès de la CRIIRAD (Commission de Recherche et d’Information Indépendantes sur la Radioactivité) (Mercredi 5 mars 2025).
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue pour cet après-midi au cours duquel nous allons procéder à deux auditions.
La première est celle de M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD).
Après des études d’ingénieur en physique nucléaire et en physique des particules, vous avez travaillé pour EDF puis avez été brièvement en poste à l’ambassade de France à Dublin, en Irlande ; mais surtout, cela fait plus de trente ans maintenant que vous travaillez au sein de la CRIIRAD où vous avez été le directeur de son laboratoire et dont vous êtes aujourd’hui le conseiller scientifique. Je signale également que vous avez obtenu en 2016 le prix Nuclear Free Future Award dans la catégorie « Éducation », en raison de votre « engagement constant à mettre en lumière la désinformation pratiquée par l’industrie nucléaire et à améliorer la prise de conscience du public en France et dans le monde ».
Je préciserai, avant de vous donner la parole, que la CRIIRAD a travaillé depuis plusieurs années sur l’impact des essais polynésiens en procédant à l’analyse critique de documents (notamment en 1996 et 2016) et en ayant effectué des missions de mesures et de prélèvements sur le terrain (en 2005 puis en 2012) sur des secteurs particulièrement touchés par les activités militaires, que ce soit sur la « base arrière » de Hao, sur l’atoll de Tureia ou sur les Îles Gambier ; je crois que, malheureusement, vous n’avez pas eu l’autorisation d’accéder à Moruroa ou Fangataufa. Vous pourrez peut-être nous en dire un mot…
De plus, vous avez vous-même dirigé une étude, en 2006, consistant en des contrôles radiologiques sur l’île de Mangareva et les atolls de Tureia et de Hao, mission que vous avez effectuée dans le cadre des travaux de la commission d’enquête, mise en place à l’époque par l’Assemblée de Polynésie française et portant sur les conséquences pour les populations de la Polynésie française des essais nucléaires aériens effectués entre 1966 et 1974.
Vous avez également rédigé une note, en décembre 2016, portant sur l’exposition des habitants de l’atoll de Tureia aux retombées radioactives des essais nucléaires atmosphériques, étude dans laquelle vous concluiez au fait que les documents auxquels vous aviez alors eu accès démontraient que « les habitants de Tureia ont subi des doses de radiation largement supérieures aux limites sanitaires en vigueur à l’époque ».
Je précise que ces deux documents ont été envoyés à l’ensemble des membres de la commission d’enquête.
Monsieur Chareyron, je souhaiterais pour ma part vous poser deux questions liminaires avant qu’un dialogue entre vous et les députés présents, à commencer par madame la rapporteure, ne s’engage.
Vous avez indiqué, lors de votre précédente audition, que la CRIIRAD considérait que « la méthode utilisée pour analyser les demandes d’indemnisation des personnes exposées n’est pas satisfaisante, d’une part parce que le critère de seuil de risque est inapproprié et, d’autre part, parce que la méthode d’évaluation des doses subies ne reflète absolument pas la réalité ». Pouvez-vous développer ces deux points afin que l’on sache si (et, dans l’affirmative, sur quels points) la réglementation actuellement en vigueur doit être modifiée ?
Ensuite, nous constatons au fil de nos auditions, que le seuil de 1 millisievert est fortement contesté, que nombre d’acteurs n’y voient qu’un seuil de gestion, vous-même ayant affirmé : « Il est par conséquent scientifiquement infondé d’introduire un seuil sous lequel le développement d’une pathologie radio-induite serait impossible. Cette affirmation n’a aucun sens. » Pensez-vous que le principe même d’une limite doive donc être supprimé et qu’il faille s’orienter vers une présomption irréfragable de causalité entre l’apparition d’un cancer radio-induit et les éléments à la fois temporel et géographique attestant que les personnes affectées étaient en Polynésie au moment des tirs ?
Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Bruno Chareyron prête serment.)
M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique auprès de la CRIIRAD. Je vous remercie d’avoir invité la CRIIRAD à partager ses informations et considérations sur l’impact des essais nucléaires français en Polynésie.
Il est important de rappeler que ce seuil de 1 mSv (millisievert) par an n’est pas un seuil d’innocuité au-dessus duquel les personnes exposées seraient certaines de développer certaines pathologies, notamment cancéreuses, et au-dessous duquel il n’y aurait aucun risque sanitaire. Le mSv est plutôt un seuil au-dessus duquel le risque, en particulier de cancers, est jugé socialement inacceptable par des experts et dans le cadre de situations contrôlées. Cette dose limite de 1 mSv par an est en principe utilisée pour réglementer les rejets d’installations nucléaires dans un cadre maîtrisé. Toutefois, cette dose de 1 mSv par an est habituellement utilisée dans ce cadre comme une évaluation à laquelle s’ajoute la radioactivité naturelle et médicale. Elle est calculée en prenant en considération l’ensemble des expositions à toutes les sources de radiation non naturelles et non médicales, par toutes les voies d’exposition existantes (inhalation, ingestion et irradiation externe). Déterminer si une personne a atteint une dose de 1 mSv nécessite donc la prise en compte d’une somme de voies d’exposition considérable, rendant ce calcul extrêmement difficile à effectuer. Le point crucial à retenir est que la dose de 1 mSv par an n’est aucunement un seuil d’innocuité. Considérer qu’une personne vivant en Polynésie française n’a subi aucun risque car elle a été exposée à moins de 1 mSv est scientifiquement erroné. Ce seuil est donc utilisé comme un outil de gestion, mais n’est pas un concept scientifiquement solide.
Je rappelle que la directive Euratom de mai 1996, s’appuyant sur les travaux de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), établissait à 10 microsieverts par an (soit 0,01 mSv par an) la frontière entre un risque radiologique considéré comme négligeable, pour lequel aucune mesure de protection n’était jugée nécessaire, et un risque justifiant des mesures de radioprotection visant à réduire l’exposition.
Il existe évidemment un risque en dessous de 1 mSv par an. Le consensus international sur la relation entre la dose subie et le risque, notamment de cancer, est représenté par une courbe linéaire sans seuil, ce qui signifie qu’il n’y a pas de seuil d’innocuité. Des études sur l’exposition à la radioactivité naturelle du radon dans l’habitat, comme les méta-analyses conduites par le professeur Darby, ont démontré une augmentation du risque de cancer du poumon en fonction de l’exposition à ce gaz naturel, même à des doses très faibles de l’ordre de quelques mSv par an. De même, l’étude INWORKS, qui suit depuis plusieurs décennies l’état de santé des travailleurs du nucléaire en France, aux États-Unis et en Angleterre, a révélé des effets sanitaires à faibles doses, avec une tendance à un excès de risques pour les doses les plus faibles. Le seuil de 1 mSv doit être considéré comme un seuil de gestion éventuel (très critiquable) et non comme un seuil en dessous duquel le risque serait nul.
De plus, le calcul de ce seuil et des doses subies par les personnes pose problème. Pour déterminer les doses subies, il faut disposer d’une masse extrêmement importante de données sur la quantité de becquerels inhalés et ingérés, ainsi que sur les dépôts radioactifs successifs. Or, nous ne disposons pas de toutes ces informations, car une grande partie des documents utiles n’a toujours pas été déclassifiée.
Par ailleurs, il est indispensable de pouvoir travailler avec les équipes du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et les militaires pour interpréter correctement certaines données, notamment celles issues d’appareils de mesure qui ne sont plus utilisés aujourd’hui.
Les travaux très préliminaires de la CRIIRAD sur les documents déclassifiés ont révélé une sous-estimation très importante des doses réelles. Par exemple, pour l’atoll de Tureia, situé à 110 kilomètres au nord de Moruroa, les calculs effectués par le CEA en 1966 ont porté sur les retombées d’un seul tir, alors que cet atoll a été exposé à au moins cinq ou six épisodes de retombées importantes cette année-là.
En outre, les méthodes de calcul des doses par inhalation de substances radioactives présentes dans l’air sont lacunaires. Une grande partie des calculs a été effectuée en utilisant les résultats du dispositif d’échantillonnage de l’air APA, qui ne retient pas les poussières les plus fines, ce qui peut diviser par deux la quantité de becquerels inhalés dans certains cas. Certaines substances radioactives produites dans les explosions nucléaires (comme le carbone 14, retrouvé en quantité inhabituelle dans des troncs de cocotiers à Mangareva) ne sont pas prises en compte dans les calculs. Or, le carbone 14 devient un constituant fondamental des cellules des êtres vivants et de leur ADN. Les calculs produits par le CEA ne rendent donc pas compte de la dose réelle en millisievert.
Concernant le lien entre la dose et le risque, dans les travaux de la CIPR, l’évaluation du détriment sanitaire global pour la population est d’environ 5,7 décès, en particulier par cancer, ou problèmes héréditaires graves pour 100 000 personnes exposées à 1 mSv. Ce risque n’est pas négligeable, mais il est basé sur des connaissances discutables.
En effet, pour évaluer correctement les risques pour les populations polynésiennes, il faudrait tenir compte de son génome particulier et de son environnement à faible radioactivité naturelle. Ces populations ne sont pas habituées à supporter une certaine radioactivité, au contraire des populations vivant depuis de nombreuses générations sur des lieux où la radioactivité est naturellement plus élevée. Les évaluations de risque souffrent donc de nombreuses insuffisances, sans même parler de la prise en compte lacunaire des risques pour l’embryon et le fœtus ainsi que de la relative discrimination entre hommes et femmes dans l’évaluation des risques. En effet, les risques sanitaires sont plus élevés pour les femmes que pour les hommes à dose équivalente.
Ces questions sont complexes et les réponses sont beaucoup trop catégoriques et simplificatrices pour l’évaluation des risques. Une méthode plus protectrice des intérêts des personnes lésées serait de présumer l’existence d’un effet de l’exposition à ces retombées radioactives.
M. le président Didier Le Gac. L’accès à certains atolls vous a-t-il été refusé ?
M. Bruno Chareyron. En 1995, lors de l’annonce par le président Jacques Chirac de la reprise des essais nucléaires français en Polynésie, la CRIIRAD lui a demandé par écrit l’autorisation de mener une mission de prélèvement et d’analyse d’échantillons, ce qui est au cœur de notre métier puisque la CRIIRAD dispose d’un laboratoire d’analyse de radioactivité indépendant de l’État et des industriels. Cet accès nous a été refusé (comme c’est malheureusement très souvent le cas), les autorités ayant alors considéré que seuls des organismes scientifiquement reconnus, comme l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), avaient la crédibilité nécessaire.
N’ayant pas pu effectuer de mesures à Moruroa et Fangataufa, nous avons analysé les rapports de l’AIEA. Lors d’un colloque à l’Assemblée nationale en 1999, la CRIIRAD a démontré que les évaluations de risque de l’AIEA ne reflétaient pas la réalité. Par exemple, concernant Moruroa, l’AIEA affirmait en 1998 qu’il n’y avait plus de risques sur cet atoll et que la surveillance de la radioactivité y était pratiquement inutile. Cette conclusion est particulièrement grave au vu de la contamination résiduelle, notamment sur le motu Colette, une partie de l’atoll de Moruroa. Cette zone a en effet été contaminée par des tirs de sécurité impliquant des bombes au plutonium qui n’ont pas explosé au sens nucléaire, mais qui ont dispersé du plutonium. Le CEA prétendait qu’il décontaminerait en dessous de 1 million de becquerels de plutonium par mètre carré. Or, l’AIEA a constaté que ce n’était pas le cas et a conclu que ce n’était pas grave. Un calcul de risque pour les personnes qui vivraient ou fréquenteraient ce lieu, prenant en compte l’ingestion ou l’inhalation de particules de plutonium, dont certaines ont une granulométrie inférieure à 15 microns et peuvent pénétrer dans l’organisme, montre des doses 500 à 10 millions de fois plus élevées que celles calculées par l’AIEA. Pour avoir une vision juste de la réalité, on ne peut pas faire confiance aveuglément aux industriels, aux pollueurs (en l’occurrence le CEA ou l’État français) et à l’AIEA.
Afin de converger vers une vision la plus réaliste possible, il est important pour nous d’associer aux divers travaux (expertises de terrain, analyses de documents ou calculs théoriques…) des scientifiques réellement indépendants et des représentants des populations concernées, à savoir, dans le cas présent, des Polynésiens, des militaires et des métropolitains exposés. L’appréciation de la réalité est complexe et nécessite la prise en compte de toutes les connaissances. L’expérience montre que, si l’on ne travaille pas étroitement avec les personnes exposées, on passe à côté de réalités qu’elles seules peuvent expliciter. C’est pourquoi, dans les recommandations que nous avions faites en 2006 à l’Assemblée de Polynésie française, nous préconisions la mise en place d’une commission regroupant des scientifiques du CEA et des autorités de radioprotection françaises, des représentants de la population polynésienne, des travailleurs, des militaires et des experts indépendants. Ce groupe devrait travailler sérieusement, probablement pendant plusieurs années, pour converger vers des évaluations plus solides des doses reçues et des risques sanitaires pour les populations exposées.
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ma première question porte sur la possibilité, avec les moyens actuels, d’obtenir une évaluation plus précise de ce qu’ont subi les populations. Étant donné que vous n’avez pas eu accès aux sites d’expérimentation et que vous avez travaillé sur les autres îles, serait-il envisageable aujourd’hui, grâce à de nouvelles connaissances ou à des échanges avec le CEA, de retrouver des données plus précises et de faire des calculs pour déterminer plus exactement ce qu’ont subi les populations ?
M. Bruno Chareyron. Plusieurs décennies après les retombées radioactives, il est de plus en plus complexe de reconstituer la réalité, il est néanmoins possible de faire le maximum d’efforts pour y parvenir.
Pour cela, il faut pouvoir compiler plusieurs sources d’information.
Tout d’abord, nous avons besoin de l’ensemble des documents dont disposent le CEA et les militaires, qui permettraient ainsi de documenter les mesures officielles effectuées à l’époque. Bien que de nombreux documents aient été déclassifiés, nous sommes loin d’avoir accès à toutes les informations nécessaires.
En outre, il faut pouvoir dialoguer avec le CEA, poser des questions à leurs experts, obtenir leurs réponses, réétudier les documents au regard de ces dernières, puis reposer des questions pour parvenir à une compréhension approfondie.
Ensuite, il faut pouvoir coupler l’analyse des mesures effectuées à l’époque (principalement par le CEA ou les militaires) et des modélisations. En effet, étant donné que nous ne disposons pas de toutes les mesures de toutes les substances radioactives dans tous les compartiments de l’environnement, nous sommes obligés d’utiliser des modélisations pour compenser l’absence d’un certain nombre de données. Ce travail est possible, mais il est complexe, nécessitant notamment des outils de calcul très élaborés.
Pour converger vers une connaissance consolidée, il faudrait que toutes les parties prenantes se réunissent afin de dépasser les disputes scientifiques. Le CEA a tendance à maintenir que ses calculs sont fiables, alors que d’autres travaux scientifiques, notamment ceux de l’équipe de Sébastien Philippe et de la CRIIRAD, montrent l’existence de trous dans la raquette. Évaluer sérieusement les doses nécessite à notre sens ce travail soigneux de reconstitution.
Pour répondre à votre question, Madame la rapporteure, obtenir une évaluation plus précise est donc possible mais cela nécessite une volonté et des moyens adéquats.
Il faut également disposer des connaissances des habitants et des personnes lésées, car elles peuvent fournir des informations essentielles sur leurs conditions de vie à l’époque. Par exemple, des témoignages nous apprennent que des habitants buvaient directement dans les citernes de recueil d’eau de pluie, alors que celles des militaires étaient bâchées. Ces détails sur les conditions de vie sont cruciaux pour évaluer précisément les doses subies par la population.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il y a eu 46 tirs atmosphériques, dont 5 tirs de sécurité. On comprend aisément que les tirs atmosphériques ont un rayon d’impact plus large que les tirs souterrains. Toutefois, les populations peuvent-elles être exposées à un risque de contamination, même pendant la phase souterraine ? On a évoqué quelques dizaines de fuites lors de ces tirs. Si c’est le cas, pourriez-vous nous expliquer schématiquement comment cela pourrait se produire ?
M. Bruno Chareyron. Concernant les tirs souterrains, le phénomène est relativement documenté. Lors de certains tirs souterrains, il y a eu des fuites de gaz radioactifs, soit au moment du tir lui-même, soit lors de travaux ultérieurs consistant à forer volontairement pour accéder aux matières radioactives produites par les explosions nucléaires au fond des puits de tir. Il faut comprendre que le tir souterrain n’offre pas une étanchéité absolue. Comparé à une explosion atmosphérique, qu’elle soit réalisée à partir d’une barge, d’un ballon ou autre, qui disperse massivement la radioactivité directement dans la biosphère et sur de très grandes distances, le tir souterrain présente un risque d’exposition moindre pour les populations éloignées. Pour les habitants de Tureia, située à plus de 100 kilomètres, ou de Mangareva, à plus de 400 kilomètres, l’exposition potentielle à des fuites de gaz radioactif lors d’essais souterrains est nécessairement beaucoup plus faible que celle subie lors des essais atmosphériques.
Cependant, pour avoir une vision complète, il faudrait également examiner la gestion des matières radioactives après les tirs. Des objets (ferrailles, équipements ou encore vêtements) sont inévitablement contaminés après chaque tir. J’ignore si ces matières contaminées ont pu sortir des atolls. Nous savons qu’une partie des déchets produits a été enfouie sur place, par exemple à Moruroa, dans des puits forés. D’autres ont été « océanisés ». Toutefois, il est possible que des matières aient pu être ramenées plus loin, éventuellement par erreur. Des navires ont, par exemple, mouillé à Tahiti tout en étant contaminés.
Cette question est donc délicate. L’accent doit probablement être mis en priorité sur les retombées des essais atmosphériques, mais nous ne pouvons pas négliger les risques liés aux essais souterrains si nous voulons une évaluation complète des doses subies par les populations.
En outre, nous devons déterminer si nous évoquons uniquement les doses subies entre 1966 et 1996 ou si nous prenons en compte les expositions ultérieures. Des incidents pourraient en effet remettre de façon importante dans la biosphère des matières radioactives actuellement présentes dans les sous-sols de Moruroa. Certains déchets radioactifs enfouis à Moruroa se trouvent dans des zones soumises à une instabilité géomécanique, risquant de se déverser dans l’environnement. De plus, il ne faut pas oublier les matériaux directement immergés dans l’océan à Hao et Moruroa.
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole aux députés pour leurs questions.
M. Emmanuel Fouquart (RN). Vous avez exprimé votre souhait d’avoir accès à davantage de données du CEA pour préciser vos évaluations. Mon groupe politique est favorable à la déclassification de tous les documents possibles dans un souci de clarté pour les populations locales. Nous savons que le service de santé des armées (SSA), dont l’expertise est reconnue, a déjà présenté des résultats d’analyse plutôt rassurants devant cette commission. Nous partageons votre position sur une grande déclassification, quand elle est possible, tout en gardant comme ligne rouge le fait de ne pas porter atteinte aux secrets indispensables qui entourent des pans entiers de l’arme atomique. Pour quelles données spécifiques souhaiteriez-vous une déclassification ?
M. Bruno Chareyron. Il est nécessaire d’établir une méthode, car nous ne pouvons pas tout étudier simultanément. À la CRIIRAD, nous avons choisi de nous concentrer sur l’atoll de Tureia. Nous demandons donc la déclassification de tous les documents permettant d’évaluer précisément la nature des retombées radioactives sur Tureia.
Cependant, la déclassification seule ne suffit pas. Il faut également mettre en place un groupe de travail pour permettre un dialogue ouvert avec les experts du CEA, de l’ex-Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ainsi que d’autres experts internationaux. Ce dialogue est essentiel pour garantir une interprétation fiable des documents.
Enfin, en plus de la mise en place de ce type de commission, des moyens doivent être alloués pour mener à bien ce travail.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Ma question concerne les trois critères retenus par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) pour indemniser une personne.
Vous avez déjà remis en question le seuil de 1 mSv avec des arguments tout à fait probants. Néanmoins, même en conservant ce seuil, comment expliquer que, sur une quarantaine d’essais nucléaires atmosphériques, les experts n’en retiennent que cinq comme ayant pu conduire à une dose reconstituée supérieure à 1 mSv ? Cela semble incohérent avec les quantités stratosphériques de matières radioactives libérées lors de ces essais.
Concernant le critère du lieu, la commission nous a fourni une carte, sur laquelle nous avons superposé, en gardant l’échelle, l’ensemble de l’archipel et la carte de l’Europe. Il s’avère que Moruroa et Fangataufa se situent à l’emplacement de l’Ukraine, comme Tchernobyl, tandis que Tahiti se trouve près du Royaume-Uni. Or, rappelons-nous que, lors de l’accident de Tchernobyl, ce sont les Suédois qui ont été les premiers à détecter la contamination. Ne pourrait-on donc pas considérer qu’il existait un risque d’exposition pour toute personne présente en Polynésie au moment des tirs, quel que soit l’atoll ?
Enfin, concernant le critère temporel, on demande de prouver sa présence près du lieu d’un tir au moment précis de celui-ci. Toutefois, les retombées radioactives ne se produisent-elles pas sur plusieurs jours ou semaines, voire davantage ?
M. Bruno Chareyron. Chaque essai atmosphérique a conduit à la dispersion dans l’atmosphère de quantités très importantes de dizaines de substances radioactives différentes (produits de fission, plutonium sous forme de fines poussières, parfois de l’uranium et des produits d’activation). Ces substances se sont répandues sur de grandes distances. Si les matières les plus lourdes sont évidemment généralement retombées à proximité, de nombreuses micro-poussières et gaz se sont répandus sur des centaines, voire des milliers de kilomètres. Après un certain temps, qui peut se chiffrer en mois ou même en années, le brassage atmosphérique est tel que l’on va retrouver les substances radioactives propulsées dans l’atmosphère à l’échelle de l’hémisphère où a eu lieu le tir. Plus le temps passe et plus on s’éloigne, plus la dilution sera importante. Le temps entraînera également la disparition des substances ayant des demi-vies très courtes. Néanmoins, l’impact se fera ressentir sur de très grandes distances et pendant une très longue période. Il faut savoir que, dans l’Hexagone, nous avons été exposés de manière significative aux retombées radioactives des essais nucléaires américains et russes, particulièrement dans les années 1950-1960. Évidemment, la priorité, en matière de compensation, doit concerner les populations les plus proches des sites d’essais. Cependant, nous avons tous été exposés à l’ensemble des essais nucléaires atmosphériques réalisés par toutes les puissances qui en ont réalisé.
M. le président Didier Le Gac. Des études scientifiques ont-elles été menées sur ce point ?
M. Bruno Chareyron. À la CRIIRAD, lorsque nous avons établi une carte sur les retombées de Tchernobyl en France à partir de 1986, nous avons analysé des carottages de sol dans l’Hexagone. Ces analyses ont révélé la présence de césium 137 artificiel antérieur à Tchernobyl, provenant d’essais nucléaires, sans doute effectués dans les années 1950-1960. Dans l’hémisphère nord, les Américains ont conduit leurs essais dans le Nevada et les Russes dans la région de la Nouvelle-Zemble près de la mer de Barents et au Kazakhstan. Des graphiques montrent très bien les niveaux très importants de contamination en tritium, produit artificiellement par les explosions nucléaires atmosphériques, dans les eaux de pluie en Europe durant les années 1950-1960. De même, l’analyse du carbone 14 dans les anneaux des arbres, comme les cocotiers de Rikitea à Mangareva, révèle une forte augmentation à partir des explosions nucléaires atmosphériques. Cette contamination de la biosphère mondiale par les essais nucléaires, particulièrement atmosphériques, est bien documentée.
En Polynésie, nos missions de terrain, bien que limitées, à Tureia, Hao et Mangareva en 2005, ont confirmé la présence de substances radioactives dans la biosphère. Par exemple, dans les coraux du lagon de Rikitea, nous avons détecté de l’uranium 236 artificiel, du plutonium 239, du carbone 14 et du strontium 90, tous liés aux explosions nucléaires. La biosphère a été marquée par cette pollution et l’est toujours, à des niveaux très faibles ou à des concentrations beaucoup plus élevées selon les lieux. À In Ekker, en Algérie, on trouve toujours de la lave radioactive à l’air libre contenant des quantités importantes de plutonium, résultat d’un essai souterrain qui s’est très mal passé.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). L’étude INWORKS montre que, pour les travailleurs du nucléaire, une exposition répétée à de faibles doses peut entraîner des maladies radio-induites, y compris des cancers. Concernant les essais atmosphériques qui se sont déroulés entre 1966 et 1974, avec une moyenne d’environ cinq essais par an, ne peut-on pas considérer cela comme une exposition répétée aux faibles doses ? Par conséquent, ne pourrait-on pas tirer des conclusions similaires à celles de l’étude INWORKS pour les populations exposées à ces essais ?
M. Bruno Chareyron. La situation des populations polynésiennes exposées aux essais nucléaires est encore plus grave. L’étude INWORKS se concentre sur les données de l’irradiation externe des travailleurs, c’est-à-dire leur exposition aux radiations émises par des matériaux radioactifs environnants. Elle ne prend pas en compte l’éventuelle inhalation et ingestion de substances radioactives qui produisent ces radiations. En revanche, les habitants de Polynésie ont été exposés à une irradiation externe provenant des substances radioactives dans l’air et au sol, mais aussi à une contamination interne. Ils ont inhalé des gaz et des poussières radioactifs, et ingéré diverses substances radioactives présentes dans leur alimentation, comme le lait de coco, les poissons et la viande. Cette contamination interne est plus grave car ces substances radioactives pénètrent au cœur du vivant. Par exemple, le tritium et le carbone 14 peuvent être incorporés au cœur même de notre ADN, le strontium se fixe dans les os et le césium migre dans les tissus musculaires. Ainsi, ces populations (comprenant des fœtus, des enfants à naître, des enfants et des femmes) ont été exposées à une irradiation à la fois externe et interne. Cette différence implique un niveau de risque sanitaire potentiellement plus important. Les études comme INWORKS appuient cette compréhension des effets délétères des faibles doses sur la santé. Cependant, dans le cas des populations polynésiennes exposées, le problème est bien plus profond.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Lors d’une audition précédente, nous avons évoqué la commission d’enquête demandée par le Gouvernement polynésien en 2005. Il nous a été dit que des prélèvements avaient été effectués sur des Porites, ces grandes formations coralliennes, dans le but de reconstituer l’exposition aux rayonnements au moment des essais. Ces coraux, qui croissent par l’extérieur, permettent, par carottage, d’analyser les couches plus anciennes se trouvant en leur centre. Ces prélèvements auraient été envoyés à la CRIIRAD. Pouvez-vous nous renseigner sur leur localisation et sur la teneur des résultats obtenus ?
Ensuite, concernant les centres de décontamination, bien que vous n’ayez pas pu vous rendre à Moruroa, avez-vous pu effectuer des analyses au centre de décontamination des avions et hélicoptères d’Otepa ? On nous a rapporté que plusieurs de ces appareils avaient été assez fortement contaminés. On nous a également confirmé que l’eau utilisée pour la décontamination avait été océanisée au large d’Amanu, l’atoll situé au nord de Hao.
Par ailleurs, plusieurs dizaines ou centaines de radionucléides différents ont été disséminées lors des essais aériens. Je crois savoir que la CRIIRAD dispose d’appareils de spectrométrie gamma. Est-il encore possible de rechercher certains de ces radionucléides, comme le strontium, qui a une demi-vie très longue, à la fois dans l’environnement et chez les êtres humains ? Effectuez-vous uniquement des études seulement dans l’environnement ou réalisez-vous également des analyses in vivo sur des êtres vivants ? Pensez-vous qu’il serait pertinent de rechercher du strontium chez les personnes ayant travaillé sur les sites ou chez les populations locales ?
Enfin, comment fait-on, dans une région du monde qui a connu plusieurs catastrophes nucléaires au fil du temps, comme Fukushima, pour déterminer l’époque de contamination en cas d’irradiation interne ? Est-il possible de distinguer si la contamination est récente, plus ancienne ou si elle remonte à la période des essais aériens ?
M. Bruno Chareyron. Concernant l’analyse des Porites prélevés au large de Mangareva en 2012, nous avons détecté la présence de substances radioactives liées aux essais nucléaires, notamment de l’uranium 236 artificiel, du plutonium 239, du strontium 90 et du carbone 14. Cette étude visait à déterminer une datation, ce qui est difficile. Les deux échantillons analysés montrent des résultats qui ne sont pas complètement cohérents d’un point de vue temporel, ce qui les rend complexes à interpréter. Cette étude montre clairement une contamination résiduelle, ce qui est logique étant donné la longue période radioactive de ces éléments. Par exemple, le plutonium 239 a une demi-vie de 24 000 ans, tandis que le strontium 90 a une demi-vie de 30 ans seulement. Ces recherches exploratoires mériteraient d’être approfondies si nous souhaitons tenter de reconstituer les historiques de la contamination.
La mission que nous avons conduite en 2005 à Hao, menée à la demande de l’Assemblée polynésienne, a été modeste en durée et en moyens d’analyse. Nous avons tenté de faire des fouilles dans la zone d’Otepa, où se trouvaient les vestiges des installations du CEA visant à expertiser des déchets radioactifs prélevés par les avions Vautour. Cette mission a été difficile, car nous ne disposions pas des plans précis. Nous avons mené ces fouilles avec un ancien travailleur polynésien mais, malgré cela, nous n’avons pas pu mettre en évidence de contamination préoccupante dans le secteur d’Otepa. Cependant, ces résultats sont beaucoup trop préliminaires pour tirer des conclusions solides.
Un autre secteur à risque à Hao est la piste de décontamination des avions Vautour, extrêmement radioactifs. Bien que la radioactivité détectée sur la surface de la dalle où étaient lavés ces avions n’ait pas été préoccupante, il est nécessaire de gratter sous cette dalle pour déterminer ce qui s’est infiltré à travers des joints. Un travail de ce type, effectué par l’IRSN il y a quelques années, a révélé la présence de plutonium, principalement dans les dix premiers centimètres. L’IRSN a conclu qu’il n’était pas nécessaire de décontaminer ce site. Or, nous estimons qu’à partir du moment où une quantité non négligeable de plutonium est présente sous ces dalles, une décontamination définitive de ce secteur par les autorités compétentes serait souhaitable pour assurer une bonne protection de l’environnement et permettre un développement serein de Hao.
Concernant la capacité à mesurer les substances radioactives aujourd’hui dans l’environnement ou les êtres humains, la CRIIRAD utilise la spectrométrie gamma pour détecter des éléments comme le césium 137 artificiel. Lors de notre étude de 2005 à Hao, Mangareva et Tureia, nous avons effectivement trouvé du césium 137 dans certains éléments de l’environnement, tels que les sédiments de récupération d’eau pluviale à Tureia ou encore le lait de coco. Pour d’autres substances, comme le strontium 90 ou le plutonium, des analyseurs spécifiques sont nécessaires, ce qui implique des moyens financiers très importants, pouvant atteindre la somme de 1 000 euros ou plus par échantillon pour un diagnostic précis. Quant à l’analyse dans le corps humain, ce n’est pas notre spécialité. Des études antérieures, menées aux États-Unis, ont montré une contamination de dents d’enfants au strontium 90 liée aux retombées nucléaires militaires. En Polynésie, de telles études seraient intéressantes mais sans doute délicates d’un point de vue humain, car il est difficile de récupérer ce type d’éléments.
Enfin, en compilant l’analyse de documents déclassifiés avec l’étude de milieux conservant la mémoire de la contamination, comme les coraux, affiner les chroniques de contaminations dans le temps est possible. À l’échelle d’un individu, il serait nécessaire de poser la question à des experts. Les principales analyses biologiques, à savoir la surveillance des urines, des matières fécales et des cheveux, renseignent principalement sur les contaminations récentes. Pour des expositions plus anciennes, l’analyse des tissus osseux serait plus pertinente. La dosimétrie biologique, au sens de la reconstitution des doses totales subies, reste difficile à interpréter, car les personnes doivent avoir subi des doses très importantes pour que ces méthodes biologiques parviennent à reconstituer l’exposition. Ce domaine est trop pointu pour que je puisse l’évoquer sérieusement.
M. Philippe Gosselin (DR). Avons-nous une idée des quantités, de la nature et de la localisation actuelle de ce qui a été océanisé ? Si nous disposons de ces informations, pouvons-nous mesurer les effets sur le milieu ? Des études ont-elles été menées à ce sujet ?
M. Bruno Chareyron. Il existe effectivement des données officielles. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) a produit des inventaires, dont celui de 2022, qui mentionne, par exemple, 76 tonnes de déchets non conditionnés immergés en vrac entre 1972 et 1975, à une profondeur de 2 000 à 3 200 mètres au nord de Moruroa, sur le site Novembre. Cependant, nous ne disposons pas du détail de la composition radiologique exacte de ces matières. Ces données sont fournies par le producteur des déchets, ce qui soulève la question de la confiance en l’émetteur de ces informations. Pour répondre à cette question, il faudrait avoir accès à l’ensemble des documents déclassifiés détaillés ayant permis au CEA et aux militaires d’établir ces inventaires. Il serait nécessaire de regarder si les méthodes d’évaluation, les méthodologies et les appareillages utilisés paraissent solides. Compte tenu du contexte d’immersion de déchets radioactifs en mer, on peut supposer que la caractérisation de ces matières n’a peut-être pas été effectuée avec un soin très approfondi, d’autant plus que cela peut s’avérer techniquement relativement difficile. Une enquête, incluant l’analyse des archives déclassifiées et des entretiens avec des spécialistes de l’époque pour comprendre leurs méthodes de travail, serait donc nécessaire pour répondre à cette question. Concernant l’impact environnemental, les autorités effectuent quelques campagnes de mesure. Je n’ai pas étudié ces résultats en détail et ne peux donc pas les commenter.
M. Philippe Gosselin (DR). Un suivi est-il effectué sur ces analyses ?
M. Bruno Chareyron. Des campagnes de mesures annuelles sont effectuées par les autorités, en particulier à Moruroa, mais ne sont pas exhaustives en matière de prélèvements et de substances recherchées. Néanmoins, un suivi est réalisé, contrairement aux recommandations de l’AIEA, qui ne jugeait pas utile de se préoccuper du devenir des déchets à Moruroa, qu’ils soient enfouis ou non.
M. le président Didier Le Gac. Notre commission auditionne tous les acteurs des essais nucléaires, dont certains tiennent des propos contradictoires. Il est donc parfois difficile d’y voir clair. Lors de leur audition, les représentants du Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement (CRIOBE) semblaient minimiser l’impact environnemental des essais nucléaires, suggérant que la nature se régénère très rapidement. Quelle est votre opinion sur cette affirmation ?
Par ailleurs, bien que la santé ne soit pas la spécialité de votre commission, que pensez-vous des affirmations du docteur Patrice Baert dans son livre récent, qui semblent contredire ce que vous nous avez présenté aujourd’hui ?
M. Bruno Chareyron. Le CRIOBE est plus compétent que la CRIIRAD pour répondre à la question sur la reconstitution de la faune aquatique. Ce sont des spécialistes du sujet, basés sur place. Nous avons d’ailleurs collaboré avec eux pour la préparation des carottes de coraux Porites. Je n’ai donc pas d’éléments particuliers à ajouter sur ce point. Je tiens cependant à préciser que, lorsque je parlais de la présence d’uranium 236, de plutonium, de strontium 90 et de carbone 14 dans les coraux Porites du lagon de Mangareva, il s’agit d’un fait avéré. Le squelette de ces coraux a accumulé ces substances radioactives qui sont toujours présentes dans la biosphère. La question de l’impact biologique sur la faune et la flore est distincte, et je n’ai pas de réponse à y apporter.
Quant à l’ouvrage du docteur Baert, je ne l’ai pas lu, car sa parution est récente. Je ne peux donc pas m’exprimer sur son contenu.
M. le président Didier Le Gac. Le livre du docteur Baert est sous-titré Une histoire de mensonges et de contre-vérités. Nous l’avons auditionné il y a deux ou trois semaines. Selon lui, il n’y aurait pas davantage de conséquences que pour l’exposition au radon en Bretagne.
M. Bruno Chareyron. Une méta-analyse a montré, en compilant des études épidémiologiques au niveau international, l’existence d’un excès de cancer du poumon proportionnel à la quantité de doses de radon subies dans l’habitat, par l’inhalation de ce gaz radioactif. L’exposition au radon augmente donc les risques de cancer du poumon et de décès par cancer du poumon. Ce n’est pas la CRIIRAD qui le dit, mais des spécialistes en épidémiologie. D’ailleurs, les facteurs de risque permettant de calculer le risque de décès par cancer du poumon en fonction de la quantité de radon ont récemment été revus à la hausse, car les connaissances scientifiques se solidifient sur ce sujet.
Je ne peux pas réagir concernant un livre que je n’ai pas lu. Il faudrait que je puisse examiner chaque point et éventuelle contre-vérité mentionnés pour pouvoir ensuite les commenter précisément.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez indiqué que des éléments radioactifs subsistent dans les coraux et l’environnement polynésien. Avec le changement climatique et l’intensification des événements météorologiques violents, comme nous l’avons vu récemment dans l’océan Indien et potentiellement dans l’océan Pacifique, existe-t-il des risques de mise à jour de ces éléments radioactifs enfouis, y compris des déchets radioactifs, en cas de basculement des récifs coralliens ? Quelles seraient vos recommandations pour faire évoluer le cadre normatif concernant les conséquences environnementales des essais nucléaires en Polynésie, au regard du changement climatique et des événements climatiques ?
M. Bruno Chareyron. Vous avez parfaitement raison de soulever cette question. À Moruroa, il existe toujours une contamination en surface, sur le sol de certains motus, comme le motu Colette, et dans les sédiments du lagon. Les chiffres du CEA indiquaient il y a quelques années encore la présence de 2 millions de becquerels par kilo en plutonium 239 dans les sédiments du lagon en face du motu Colette. Ces matières radioactives sont donc déjà dans la biosphère et ne sont pas des matières enfouies à 400 mètres sous terre.
De plus, le CEA reconnaît que certains puits dans lesquels ont été enfouis des déchets radioactifs se trouvent dans une zone d’instabilité géomécanique avérée. Cela signifie que ces lieux peuvent être déstructurés par le changement climatique. Il y a d’ailleurs déjà eu, à Moruroa, un effondrement qui a provoqué une vague affectant un ingénieur présent sur la chaussée. Les autorités françaises effectuent un suivi de ce risque d’effondrement à Moruroa par divers dispositifs de mesure.
Ma première recommandation serait de reconnaître officiellement l’existence de ces risques. En 1999, la CRIIRAD a adressé une lettre ouverte au président Jacques Chirac, demandant que les atolls de Moruroa et Fangataufa soient classés comme installations nucléaires de base. Cette demande était justifiée par le fait que la radioactivité officielle présente sur ces sites dépassait largement les seuils réglementaires de l’époque pour une telle classification. Il est important que ces lieux soient répertoriés et enregistrés comme des zones contaminées, contenant des déchets fortement radioactifs en profondeur, afin d’éviter toute banalisation.
C’est pourquoi la volonté de certains représentants polynésiens de récupérer ces atolls est préoccupante, car il s’agirait d’un cadeau empoisonné. Si la Polynésie reprend le contrôle de ces territoires (c’est bien sûr à elle de le décider), elle doit être pleinement consciente que, dans les sédiments et la surface des motus ainsi qu’en profondeur dans les puits de tir, on trouve une quantité considérable de matières radioactives à très longue durée de vie. Par exemple, la demi-vie du plutonium 239 est de 24 000 ans. Il est donc nécessaire de garder ces éléments à l’esprit et surtout de ne pas banaliser.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie vivement pour votre présence et pour vos éclairages extrêmement importants.
20. Audition, ouverte à la presse, de M. Renaud Meltz, historien, co‑directeur de l’ouvrage Des bombes en Polynésie, les essais nucléaires français dans le Pacifique et de M. Manatea Taiarui, historien (Mercredi 5 mars 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous recevons maintenant, pour cette seconde audition de la journée, M. Renaud Meltz et M. Manatea Taiarui.
Monsieur Renaud Meltz, nous vous avons déjà auditionné dans le cadre de la précédente commission d’enquête (c’était le 14 mai dernier) mais, comme vous le savez, ses travaux ont été ajournés et une nouvelle commission d’enquête a été créée. Cette nouvelle commission souhaitait évidemment vous entendre de nouveau.
Vous êtes agrégé et docteur en histoire, ayant soutenu une thèse bien éloignée du sujet du jour puisque consacrée à Saint John Perse (dont on sait qu’il fut un grand diplomate avant que d’avoir été un grand poète qui lui valut le prix Nobel de littérature en 1960).
Aujourd’hui, professeur des Universités, vous êtes directeur de recherche au CNRS et, entre autres sujets d’étude, vous avez récemment dirigé avec Alexis Vrignon un ouvrage intitulé Des bombes en Polynésie : les essais nucléaires français dans le Pacifique, qui brosse un tableau extrêmement complet sur ce pan de notre Histoire que nous commençons seulement à mieux comprendre…
Monsieur Manatea Taiarui, vous êtes pour votre part professeur certifié d’histoire-géographie et actuellement en doctorat d’histoire contemporaine à l’Université de la Polynésie française. Votre thèse, dirigée par Renaud Meltz, porte sur « Le Centre d’expérimentation du Pacifique et les essais nucléaires français dans les relations internationales (1957-1998) », autant dire un des points essentiels de l’histoire que notre commission d’enquête étudie.
Je vous remercie tous les deux d’avoir répondu présent à notre invitation, car le regard d’historiens sur notre sujet est fondamental. Nous en avons déjà auditionné certains (je pense au professeur Jean-Marc Regnault par exemple) mais il nous semble important d’avoir aujourd’hui vos regards de spécialistes, notamment sur l’histoire du CEP. À ce titre, et avant de vous entendre, je souhaiterais vous poser à chacun une question.
Monsieur Meltz, je ne vous interrogerai pas sur le choix de la Polynésie pour effectuer des essais après les avoir lancés en Algérie, sujet que vous avez longuement développé lors de votre précédente audition. Je souhaiterais aujourd’hui vous interroger sur le fait de savoir si, grâce aux archives que vous avez pu consulter, vous avez des éléments nous permettant de déterminer ce que savaient réellement les autorités politiques et militaires en matière de nocivité des tirs nucléaires à la fin des années 1950. Les connaissances étaient-elles là ? Étaient-elles précises ? Ont-elles été amoindries, voire cachées ?
Monsieur Taiarui, je souhaiterais que vous puissiez, pour ce qui vous concerne, nous éclairer sur l’impact qu’a eu l’installation du CEP (et l’arrivée des personnels civils et militaires venus de Métropole) sur l’économie de la Polynésie, sur la structuration de la société polynésienne et, également, que vous puissiez nous dire comment l’installation du CEP a été ressentie par la population de Polynésie ?
Mais, avant que vous n’interveniez chacun, je vais vous demander de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Renaud Meltz et Manatea Taiarui prêtent serment.)
M. Renaud Meltz, historien. Je n’ai pas rédigé de note en vue de mon intervention afin de maintenir une liberté de ton, dont j’entends bien qu’elle ne sera pas de l’impertinence ou de la provocation.
Mes travaux ont débuté fin 2018 avec un programme de recherche financé par le Gouvernement de la Polynésie française sous la présidence de M. Fritch. Ce programme, qui m’a permis d’embaucher un postdoctorant, Alexis Vrignon, s’est achevé peu de temps après la fameuse table ronde de juillet 2021, ayant conduit à des déclassifications. Les premières archives déclassifiées ont pu être consultées in extremis pour la sortie de notre ouvrage en avril 2022.
Ensuite, j’ai été lauréat de l’Institut universitaire de France (IUF), ce qui m’a permis de bénéficier ensuite de moyens financiers et de temps pour me consacrer pleinement à ce sujet. Bien que celui-ci fût initialement éloigné de mes premières recherches, mes travaux antérieurs sur la Polynésie française au XIXe siècle m’ont permis de comprendre le contexte et l’histoire coloniale.
À la suite de cet effet d’aubaine des déclassifications massives mises en place, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) m’a proposé de mettre en place un Observatoire des héritages du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). Ainsi, depuis 2023, je suis détaché au CNRS et j’ai monté une équipe plus étoffée. Ce projet est né durant l’été 2022 à la suite d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de la Polynésie française, où nous avions été interpellés assez vivement par des Polynésiens sur notre légitimité en tant que chercheurs métropolitains. Cette expérience a mis en lumière la méfiance qui pouvait exister envers les chercheurs fonctionnaires, supposément enclins à cacher certains faits de l’histoire polynésienne et à perpétrer des mensonges. Dans ce territoire ultramarin, j’ai vite compris pourquoi et comment ce soupçon pouvait exister. Cette suspicion ne s’est jamais vraiment dissipée, alors même que j’ai parfois tenu des propos sévères pour l’histoire de notre République. Des mensonges et dissimulations de l’État ont pu casser le lien de confiance qui existait entre la métropole et la Polynésie. Je pensais que la présence du chercheur polynésien Manatea Taiarui dans l’équipe briserait ce soupçon, mais c’est maintenant sa jeunesse qui est mise en avant et qui sert de fondement à de nouvelles criqiques... Ce reproche est typique dans l’historiographie et avait déjà été utilisé pour remettre en question les recherches des historiens qui ont brisé le mythe de la France résistante.
Paradoxalement, nous avons également rencontré des obstacles de la part de représentants de l’État, qui ont parfois dénigré notre indépendance, nous accusant de produire un travail uniquement à charge. Je le vois dans les entraves, de la part de commis de l’État, à l’instruction du Président de la République et du Premier ministre de déclassifier les archives. Ces entraves surviennent également dans des procédures d’accès à des financements ne dépendant pas du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. J’ai parfois le regret de voir que des fonctionnaires pensent que nous devrions défendre quelque chose, donnant ainsi raison aux Polynésiens suspicieux. Or, ce n’est pas défendre l’État que de perpétuer des dissimulations.
Nous essayons, évidemment, de mener ces travaux de la manière la plus indépendante possible, ce qui ne nous vaut pas forcément beaucoup d’amitié de part et d’autre.
Par ailleurs, concernant les conclusions que nous pouvons tirer après cinq à six ans de travaux collectifs, la dimension épidémiologique, qui n’est pas de notre ressort, a été abordée par Florent de Vathaire lors de son audition. Il nous a associés à ses demandes, effectuées pour la troisième fois, auprès de l’Agence nationale de la recherche (ANR) concernant son projet de comparaison des effets transgénérationnels des tirs nucléaires effectués au Kazakhstan et en Polynésie française. Cela s’inscrit dans le jeu normal de financement de la recherche, l’ANR ne pouvant financer qu’une partie minoritaire des projets. Je ne fais aucun complotisme à cet égard, mais je constate simplement que l’épidémiologie n’est pas entièrement réalisée, malgré les travaux déjà effectués. On observe un sous-financement chronique et éventuellement un manque d’équipes capables de se saisir de la question des conséquences pour les personnels opérateurs, qu’ils soient polynésiens ou européens, ainsi que pour les habitants riverains.
Notre travail consiste en une histoire politique et scientifique de la santé, c’est-à-dire l’étude de « qui savait quoi » et comment peut survenir de la déperdition du savoir théorique dans les sphères académiques, alors que ce savoir s’est construit dans une dimension très internationale avant même la Seconde guerre mondiale. Les premières institutions internationales, datant des années 1920, réfléchissaient déjà aux conséquences sanitaires pour les travailleurs du nucléaire. Elles ont produit des études mais, comme dans tout phénomène d’histoire des sciences, ce n’est pas un processus linéaire, cumulatif et simple. Des contre-feux ont eu lieu, notamment de la part de certains savants américains, d’ailleurs plus tard lauréats du prix Nobel, qui ont plaidé continuellement que les faibles doses n’étaient pas dangereuses, contrairement à ce que la science pouvait établir. Le savoir s’est malheureusement d’abord construit à la suite des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, puis des premiers essais et accidents nucléaires. L’accident de Castle Bravo, le 1er mars 1954, où une bombe H n’a pas eu la puissance prévue et a contaminé un chalutier japonais, a eu un retentissement médiatique mondial. Les savants n’ont pas pu faire semblant de ne pas comprendre ce qu’il s’est passé puisque les pêcheurs japonais sont tombés malades les uns après les autres. En 1954, la plupart des instances transnationales, voire globales, ont commencé à déconstruire le mythe de la faible dose ou d’un niveau en deçà duquel il n’y aurait pas d’effets stochastiques dangereux à long terme.
Le problème est le décalage qui existe entre ce savoir académique et ce qui était utile d’un point de vue opérationnel pour ceux qui allaient construire les centres d’essais en Algérie, puis en Polynésie. Les effets à très long terme n’étaient pas intéressants d’un point de vue opérationnel. Les préoccupations des militaires et des savants du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) étaient, pour des raisons opérationnelles, focalisées sur les effets de court terme. La hiérarchie des dangers comprenait l’éclair lumineux, le choc thermique et le choc mécanique. Ces effets risquaient de causer des pertes humaines immédiates. De plus, des radiations très importantes, à des doses largement supérieures à 5 millisieverts (mSv), peuvent causer des décès dans les semaines suivant l’exposition mais les niveaux de radiations ne sont pas comparables avec ce qu’il s’est passé lors des essais algériens ou polynésiens.
En outre, il ne faut pas dissocier la conscience du danger et le dispositif mis en place. Les militaires et les ingénieurs du CEA étaient conscients du danger et ne le niaient pas mais ils affirmaient avoir un dispositif permettant de réduire le risque à un niveau quasi nul. Même le général Thiry, qui dirigeait la Direction des centres d’expérimentations nucléaires (DIRCEN), avait publiquement déclaré à la radio qu’il y avait des dangers mais qu’ils étaient sous contrôle grâce à des moyens techniques déjà éprouvés dans le Sahara. Or, l’essai souterrain Béryl a été une catastrophe sanitaire. Toutefois, il disposait d’outils qu’il pensait améliorer et dont il comprenait qu’ils n’étaient pas forcément adaptés au milieu océanique. Il faut noter qu’il y avait à cette époque différents niveaux de communication. En effet, les informations transmises aux militaires, au ministère de l’Outre-mer, au gouverneur Grimald et à la population variaient, avec une déperdition du savoir qui n’est pas fortuite. Par ailleurs, il semble que le général Thiry se soit abusé lui-même, notamment lors du premier essai Aldébaran, pour lequel, en avril-mai, il était quasiment certain qu’il n’y aurait pas de retombées sur les Îles Gambier, ce qui s’est avéré inexact. C’est sur ce point qu’il y a eu de la tromperie, de la dissimulation et du mensonge. Il a d’abord, en amont, renoncé aux abris recommandés par la commission consultative de sécurité présidée par le physicien Francis Perrin. Il a également renoncé à l’évacuation préventive, qui contredisait l’affirmation que le danger était maîtrisé en amont. En outre, une fois qu’il a été établi que les îles étaient contaminées, il a renoncé à l’évacuation curative.
Outre les questions sanitaires, il est important de souligner les effets sociaux, économiques et culturels des essais nucléaires, difficiles à résumer succinctement. Il ne faut pas considérer le CEP comme une clé universelle qui expliqueraient tout. On peut faire une sorte de contrefactuel : des îles polynésiennes se sont développées sans le nucléaire, tandis que cela n’a pas été le cas pour d’autres. Sans le CEP, Tahiti serait-elle comparable au Vanuatu, aux îles Cook, à la Nouvelle-Zélande, à l’île de Pâques ou à Hawaï ? Il faut noter qu’un projet de modernisation économique existait déjà, avant même le projet d’y effectuer des essais. Cette initiative s’inscrivait dans une logique de translation, où le général de Gaulle assumait une décolonisation massive de l’empire français, tout en considérant que certains territoires d’outre-mer, dont la Polynésie française, pouvaient rendre des services à la métropole et constituaient le lieu où réaliser ce qui avait échoué par manque de moyens économiques, humains et démographiques dans l’Algérie française et tout l’empire français de l’entre-deux-guerres. Il est probable que ces projets de modernisation économique se seraient développés, au moins partiellement, même sans le CEP. Par exemple, l’exploitation des mines de phosphate de Makatea, qui s’épuisaient, a cessé en 1966, coïncidant avec le premier essai nucléaire effectué en Polynésie. Cependant, l’idée de développer le tourisme comme alternative économique existait déjà. L’aéroport a d’ailleurs été conçu avant les essais nucléaires, dans cette optique de développement touristique. Les militaires étaient un peu embarrassés, conscients que le stigmate nucléaire pourrait nuire à l’attractivité touristique des îles. Néanmoins, ils ont contribué à la construction de nombreux aéroports secondaires, qui ont ensuite été réutilisés ultérieurement par l’industrie touristique.
Sur le plan politique, la situation était également complexe et ambivalente. Le CEP s’est imposé comme un fait accompli, face auquel certains Polynésiens ont d’abord manifesté un refus, puis une adhésion, dans l’attente de compensations. Ces dernières n’étaient pas uniquement économiques, mais aussi politiques. Bien que la Polynésie française n’ait pas été rendue indépendante et qu’on ait accordé la pleine citoyenneté aux Polynésiens, le gouverneur sur place a fait comprendre qu’il faudrait faire évoluer le statut du territoire, reconnaissant qu’on ne pouvait pas appliquer les mêmes institutions qu’en métropole à un territoire situé à 18 000 kilomètres de la France. Le premier statut d’autonomie de 1977 découle ainsi de cette logique de compensation politique. L’hostilité initiale au CEP a donc été relativement vite atténuée, pour resurgir plus tard, dans la seconde moitié des années 1970, paradoxalement en décalage avec le moment où les essais étaient les plus dangereux sur le plan sanitaire. Cette résurgence s’est structurée autour d’une défiance vis-à-vis de l’idée que les risques étaient maîtrisés, les Polynésiens ayant compris que tel n’était évidemment pas le cas.
Concernant les préconisations, il y a d’abord un problème d’accès aux archives. Il est inadmissible que le CEA, qui a une délégation et ne remet pas ses archives aux Archives nationales, ne dispose pas d’une salle d’accueil avec des inventaires et se cache derrière l’idée que tout est informatisé et qu’ils ne peuvent entrer que des mots-clés. Dans la mesure où il a été créé par ordonnance en 1945, il possède nécessairement des inventaires physiques que nous aimerions voir.
Ensuite, il faudrait envisager des moyens supplémentaires pour les exploiter, avec éventuellement la création d’une commission, comme celles qui ont été lancées pour le Rwanda, le Cameroun ou Alger. Cela donnerait de la visibilité à ce sujet, pour lequel il manque une visibilité nationale, notamment en termes de mémoire ou de patrimonialisation. Je rappelle qu’à la suite de la Première guerre mondiale, pratiquement chaque commune disposait d’un monument aux morts, en plus de la tombe du Soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe. La contribution forcée des Polynésiens n’a pas de visibilité dans la mémoire nationale, dans les programmes scolaires ou sous forme de monument commémoratif. Il serait important de créer un lieu de mémoire, un mémorial ou un musée en métropole pour que tous les Français prennent conscience du tribut payé par les Polynésiens, en complément d’un éventuel centre de mémoire en Polynésie. J’ai proposé au directeur du Mémorial de Caen, Kléber Arhoul, de participer à une révision de son parcours sur la guerre froide pour y inclure des éléments sur les essais nucléaires français. Cependant, cette initiative est isolée et ce sujet mériterait une mise en lumière plus systématique.
La question de la reconnaissance et de la patrimonialisation revêt également une dimension politique importante. La France, à travers les discours des présidents François Hollande et Emmanuel Macron, a reconnu l’existence d’une dette nucléaire. Néanmoins, cette reconnaissance reste incomplète car, en raison d’un manque d’information, l’existence de mensonges a été niée, contrairement à ce que révèlent les archives.
Enfin, une réflexion approfondie sur la citoyenneté polynésienne doit être menée. Les Polynésiens sont-ils des citoyens français comme les autres ? Cette question s’inscrit dans le débat sur la décolonisation, au-delà de la seule question de l’indépendance. Est-on un citoyen à part entière quand on vit en Polynésie ? Est-ce un hasard si les Corses ont réussi à échapper aux centres d’essais ? Des centres d’essais auraient-ils pu être implantés dans les Landes, le Larzac, les Alpes ou les Pyrénées, comme cela avait été envisagé ? Cette histoire soulève des questions fondamentales sur l’identité polynésienne et la vision stratégique dans la relation franco-polynésienne.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie vivement pour cette introduction, fort riche, qui ne peut que nous interpeller. J’informe par ailleurs les membres de la commission que nous auditionnerons le CEA la semaine prochaine.
M. Manatea Taiarui, historien. J’aimerais réagir aux propos de M. Renaud Meltz concernant la particularité du sujet nucléaire. Ma jeunesse, parfois critiquée, est en réalité un atout majeur. Né en mars 1996, juste après le dernier essai nucléaire, j’appartiens donc à la première génération post-CEP en Polynésie française. Mon parcours personnel coïncide avec cette recherche. Ma thèse, débutée en 2022, s’inscrit dans la continuité de l’ouverture des archives en 2021. J’ai obtenu le Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES) d’Histoire-Géographie le 2 juillet 2021, jour de la table ronde de la délégation Reko Tika, ce qui illustre la continuité de mon travail en tant qu’enseignant et chercheur.
Lors de mon stage de titularisation, j’ai constaté une certaine omerta autour du fait nucléaire. Même en 2021-2022, certains professeurs évitaient d’enseigner ce sujet, pourtant inscrit au programme scolaire polynésien, le jugeant trop sensible.
Je participe au programme de recherche « Histoire et mémoire des essais nucléaires en Polynésie française », lancé en 2018 et dirigé par MM. Meltz et Vrignon. Mon contrat doctoral, demandé par le ministère des armées, a été accordé pour valoriser et faciliter le travail sur les archives récemment déclassifiées.
Je vis à Tahiti, ce qui implique de nombreux déplacements en France métropolitaine pour consulter les archives. J’ai effectué environ huit allers-retours en deux à trois ans pour accéder aux archives du Service historique de la Défense (SHD), aux archives diplomatiques, aux Archives nationales et aux archives du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Je constate une réelle politique d’ouverture dans les services d’archives, notamment au SHD, avec un changement de regard autour des archives nucléaires. Paradoxalement, nous sommes maintenant confrontés à une masse importante d’archives mais nous sommes trop peu de chercheurs pour les exploiter.
Bien que je doive effectuer tous les ans des rapports au ministère des Armées sur l’état d’avancement de mes travaux, je n’ai jamais ressenti de pression quant à l’orientation de mes recherches. Je suis donc libre de mon sujet et des thèmes que j’ai définis avec M. Meltz, qui dirige mes recherches.
Cependant, des difficultés persistent, notamment en termes d’accessibilité. Certains centres, comme la Direction des applications militaires du CEA (CEA/DAM), ne fournissent pas d’inventaires. Le Département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN) pose également des défis au chercheur que je suis, n’étant pas un centre d’archives à proprement parler. Au CEA/DAM, j’ai des échanges avec l’historien Dominique Mongin, qui m’a récemment transmis une trentaine de documents inédits en 2024, démontrant qu’il existe encore des archives à explorer. J’espère que le CEA continuera sa politique d’ouverture et de transparence et continuera à nous donner des documents et à nous ouvrir ses inventaires. Il s’agit d’une grande demande des chercheurs, pas seulement au sein de notre équipe.
Je suis par ailleurs membre de réseaux de chercheurs sur le nucléaire, militaire notamment, parmi lesquels le Réseau nucléaire et stratégie de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Je suis également membre du Nuclear Proliferation and International History Project du Woodrow Wilson Center, ce qui me permet de constater un réel intérêt pour l’histoire du nucléaire militaire français à l’international. Je peux ainsi participer aux discussions et débattre avec les autres chercheurs, étrangers notamment.
J’entretiens de bonnes relations avec les chercheurs du nucléaire en France, notamment les chercheurs du Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques (CIENS) et du Nuclear Knowledges de Sciences Po.
Les essais nucléaires en Polynésie française, et plus largement à l’échelle du Pacifique, constituent l’objet de mes recherches. Je m’inscris dans un sujet plutôt transnational et international sur les modalités et les déclinaisons de ce que certains historiens britanniques et américains appellent l’impérialisme nucléaire. C’est une continuité depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, où une projection d’une domination politique et militaire a lieu par le biais de la science et des technologies à des fins nucléaires. Je m’inscris dans ce renouveau historiographique depuis quelques années. Il existe bien sûr des spécificités françaises. Je me sers également beaucoup du renouveau épistémologique autour du nucléaire militaire. L’historienne américaine Gabrielle Hecht constate par exemple une certaine continuité impériale à travers le nucléaire, qui est au cœur de l’identité française. Selon elle, la France compense la perte de l’empire colonial par la maîtrise de l’atome. En outre, il y a un regain impérial en Polynésie française, tel que le développe M. Meltz. Je souhaite pour ma part montrer qu’il existe un renouvellement des outils conceptuels, épistémologiques et historiographiques pour comprendre le « tout nucléaire » français, mais aussi l’histoire du CEP et des essais nucléaires en Polynésie française. L’Histoire n’est pas figée et les archives françaises permettent de montrer et d’analyser de nouveaux questionnements.
Parler du nucléaire militaire est assez compliqué en Polynésie française et en France, mais il est nécessaire de ne pas cloisonner le débat, qui revient justement au cœur de l’actualité, notamment concernant l’Ukraine, les États-Unis et les stratégies indopacifiques. Dans ce contexte, il ne faut pas se priver d’écrire l’Histoire.
Nous devons en outre en finir avec l’historiographie franco-française du nucléaire militaire. La France s’inscrit dans une dimension globale et transnationale et d’autres archives se trouvent dans d’autres pays, comme au Royaume-Uni et aux États-Unis. Je me suis d’ailleurs rendu à Washington et à Londres en juillet 2024.
Je tiens donc à souligner qu’il existe un réel renouveau historiographique autour du nucléaire militaire, parfois avec des critiques de part et d’autre. Je remarque une certaine sensibilité autour de cette question, en tant que professeur et chercheur, ce qui nécessite de s’adapter.
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Meltz, compte tenu des enjeux mémoriels et historiographiques, un projet de commission sur le modèle de celles menées par Benjamin Stora concernant l’Algérie et Vincent Duclert au sujet du Rwanda serait-il opportun ? Quel format pourrait être utilisé ?
Monsieur Taiarui je voudrais savoir si vous remarquez, en tant que jeune polynésien, parmi les jeunes de votre âge et les élèves auxquels vous avez pu dispenser vos cours d’histoire, une prise de conscience de toute cette partie de l’histoire franco-polynésienne, qui est occultée et pas forcément enseignée. S’il existe une prise de conscience, remarquez-vous un manque sur ce sujet ?
M. Renaud Meltz, historien. Sur l’opportunité de la création d’une commission, nous pouvons faire très rapidement la balance entre les avantages et les inconvénients.
Un premier avantage concerne les moyens humains que l’État mettrait à la disposition d’une telle structure. En effet, nous sommes face à une masse documentaire considérable, sans disposer en face d’une masse proportionnée de chercheurs. La création d’une telle commission représenterait sans nul doute une importante force de frappe.
Un second avantage, qui n’est pas moindre, est qu’une commission nationale donne une visibilité à un fait historique et le fait entrer dans la mémoire nationale. Ainsi, la presse nationale se saisirait du sujet et contribuerait à faire avancer la recherche.
Face à ces deux avantages, le seul inconvénient que je vois est la façon dont on s’y prendrait. Dans ce type de commission, un soupçon d’instrumentalisation par l’État et de volonté de laver le passé peut exister. Il ne faut donc pas se tromper dans la composition. Il ne faut pas non plus être idéalistes, car il y aura toujours des personnes qui se diront qu’elles auraient été plus compétentes que d’autres. C’est dans la modalité d’exécution qu’il faut être précautionneux.
M. Manatea Taiarui, historien. En tant que professeur d’histoire-géographie dans le secondaire et chargé d’enseignement à l’Université de la Polynésie française, je constate une différence de perception du passé nucléaire de la Polynésie française selon le public.
Au collège et au lycée, la prise de conscience est limitée. Les élèves connaissent le CEP, mais en ignorent souvent les détails, comme le nombre d’essais nucléaires effectués. Un effort pédagogique est donc nécessaire. J’ai demandé à mes élèves polynésiens de 15-16 ans ce que le terme CEP évoquait pour eux ; ils ont mentionné les maladies liées à l’exposition aux radiations. En tant que professeur, il nous revient de recontextualiser tout cela afin d’expliquer pourquoi la France a mené ces essais et comment les Polynésiens ont vécu cette période.
À l’université, le public est plus mature et a une meilleure compréhension des sociétés polynésienne et française. Les étudiants montrent un vif intérêt pour le sujet du nucléaire lors des cours magistraux et des travaux dirigés, allant jusqu’à s’enquérir des possibilités de faire des thèses sur ce thème.
Concernant les lacunes dans l’enseignement, des efforts sont en cours. Un groupe de travail d’une trentaine de professeurs enseignant en Polynésie, dirigé par l’inspectrice Yvette Tommasini, travaille sur l’enseignement du fait nucléaire. Il y a une réelle demande et un besoin autour de cette histoire. Des actions sont menées pour améliorer la pédagogie et l’enseignement de cette question. Il y aura forcément des manques. Récemment, le brevet des collèges a inclus un sujet sur le nucléaire. Bien que certains professeurs évitent ce chapitre, des enseignants sont maintenant mobilisés pour aborder cette histoire à travers divers sujets et outils pédagogiques.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Tout d’abord, je trouve très intéressante la façon dont vous avez évoqué l’identité polynésienne et la manière dont elle a été abîmée par les essais nucléaires en raison des mensonges, des fausses vérités et du fait que les élus ont été méprisés ou achetés par l’argent du CEP. La question qui prédomine est : comment reconstruire la confiance, notamment envers les élites du Fenua ?
Par ailleurs, j’ai été confronté au CEA à plusieurs reprises au cours de mes précédentes fonctions, ici ou là. Je note qu’il traite dorénavant également des énergies alternatives, ce qui me fait sourire dans les bons jours et m’irrite particulièrement dans les mauvais ! Il est présumé compétent et agissant dans l’intérêt général, alors que nous sommes nombreux à considérer qu’il s’agit d’un lobby opaque au cœur de l’État, et d’une sorte d’État dans l’État, peu ou pas contrôlé. Avez-vous, dans vos recherches, collaboré avec l’Autorité de sûreté nucléaire défense (ASND) ou le CEA/DAM ?
Enfin, un nouveau sujet émerge concernant le transport des composants de la bombe de la France vers la Polynésie. On parle souvent des essais nucléaires en Polynésie et des déchets océanisés ou enfouis sur place, mais l’amont n’est jamais évoqué. Avez-vous étudié comment se déroulait le transport des composants de Valduc à Tahiti ?
M. Renaud Meltz, historien. Je suis ému, madame la députée, de vous voir ici, car je vous ai vue dans les archives sur ce sujet. Vous faites partie de cette histoire !
Concernant la façon dont le sanitaire occulte les problèmes de changement de trajectoire de la Polynésie, je suis très sensible à ce point et je laisserai Manatea le développer. D’autres chercheurs de l’équipe le traitent dans leurs travaux. Je constate que notre point de vue est souvent trop centré sur Tahiti. En allant dans les archipels, on voit une société qui a mieux préservé sa langue et son mode de vie traditionnel. Des personnes, dont la trajectoire a pu rencontrer le CEP, sont revenues chez elles, où elles vivent avec un peu plus de moyens technologiques, mais savent toujours pêcher ou encore cultiver leur jardin.
Quant au CEA, c’est une question intéressante, mais difficile. Je tiens à souligner que je ne souhaite pas faire du « CEA bashing ». Dans le contexte géopolitique actuel, on n’est pas mécontent que la France bénéficie de l’arme atomique. Il ne s’agit pas de dire par ailleurs que le CEA serait composé de personnes incompétentes, ce qui est évidemment faux. Ses équipes ont réalisé des choses, qui, dans un contexte géopolitique compliqué, leur ont donné le sentiment d’avoir renversé des montagnes et accompli des actes exceptionnels, ce qui peut les laisser penser qu’ils ont le droit de déroger à la règle commune.
Il est important de comprendre que, bien que le général de Gaulle ait prévu dès le départ, dans son ordonnance initiale, la possibilité d’applications militaires et civiles pour le CEA, tout le programme de la future DAM était clandestin sous la IVe République. Il opérait sous le nom de Bureau d’études générales (BEG), financé par des fonds transitant par le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), l’ancêtre de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE). Certains ministres d’aspiration gaulliste finançaient ainsi la recherche pour doter la France d’une autonomie stratégique grâce à l’arme atomique. On remarque à cet égard non seulement l’exploit scientifique et technique, mais aussi la culture du secret qui pouvait alors exister. Cette histoire a donc débuté dans un contexte très difficile, alors que les scientifiques français ressentaient une profonde injustice face à la loi américaine interdisant la dissémination des secrets atomiques, qui fut assouplie pour les Britanniques, mais pas pour les Français. Ce sentiment d’être seuls contre tous, alors que la Chine avait devancé la France sur la bombe H avec l’aide des Russes, et le sentiment de devoir travailler dans le secret expliquent beaucoup de choses, tout en ne les excusant pas.
Je suis convaincu qu’il serait bénéfique pour la DAM de s’ouvrir davantage à la société. Bien que je réserve devant vous mon propre avis sur la dissuasion, je pense que, dans une République, il n’est pas sain que ces questions ne soient pas discutées et que les chercheurs ne soient pas en mesure de donner les éléments pour comprendre l’histoire et la situation actuelle de la force de frappe. La culture des Français et des élites politiques sur ces sujets reste faible, ce qui montre bien une difficulté à accéder à ces connaissances élémentaires. L’historiographie a longtemps été monopolisée par des historiens internes, ce qui ne favorise pas la confiance. Ainsi, quand on parle de consensus national sur la dissuasion française, on évoque une idée Potemkine car on ne sait pas vraiment ce dont il s’agit, ni qui en a discuté.
J’ai personnellement ressenti, lors d’une brève expérience en cabinet ministériel au sein du ministère de l’enseignement supérieur et à la recherche, qu’il existait un État dans l’État. La tutelle du CEA était omniprésente et nous ne parlions évidemment pas des sciences humaines et sociales. Les enjeux considérables liés à une « assurance-vie » de la France créent une tentation d’échapper au contrôle démocratique, ce qui est assurément malsain.
Par ailleurs, concernant votre question relative à l’amont, le choix initial de l’Algérie pour les essais en 1957 était dû à l’impossibilité de transporter les éléments de la bombe vers la Polynésie avec les moyens aériens de l’époque. Ce n’est qu’avec l’arrivée des Boeing DC-8 que la Polynésie est apparue comme étant une option viable. Les pilotes ont dû s’entraîner intensivement pour pousser ces avions à la limite de leur autonomie. Il s’agissait alors d’un enjeu capital puisque nous essayions à l’époque de négocier de façon informelle avec les Américains ce qu’il se passerait en cas de crash.
Il y a trois ans, j’ai souhaité, avec des historiens, géographes et sociologues, monter un programme de recherche qui reconstituerait la totalité du programme. Nous avons très vite abouti à l’idée que nous ne pourrions raconter cela qu’à travers les failles du secret défense. De temps en temps, un élément échappe et permet de dire ce qu’il s’est passé à un moment et à un endroit précis. Cependant, nous n’étions pas en mesure de répondre à nos objectifs et l’ANR nous a recalés, sans doute à raison, car cette histoire est impossible à écrire à ce jour, alors qu’elle fait sans doute partie de notre patrimoine commun et qu’il serait utile de la connaître.
M. Manatea Taiarui, historien. Concernant l’identité polynésienne, on observe une réelle adaptation et une résilience par rapport au fait nucléaire. L’historienne Gabrielle Hecht a pensé le concept de « nucléarité », qui désigne l’adaptation des habitants au fait nucléaire. On constate une nucléarisation des acteurs politiques, économiques et sociaux en Polynésie.
Dès l’installation du CEP, un député s’est dressé contre le Centre en utilisant des informations scientifiques sur les essais américains pour remettre en question la sécurité des essais français. On observe ainsi une réelle adaptation de la politique locale à la nucléarisation du territoire. Il y a également eu une articulation entre la lutte de décolonisation et la lutte antinucléaire. C’est notamment le cheval de bataille du parti Tāvini huiraatira, créé en 1977, qui a basé son programme sur ces deux aspects. Cette réadaptation des acteurs politiques a évolué dans le temps et l’espace.
Au-delà de la sphère politique, un autre aspect de la nucléarité est que tous les acteurs en rapport avec le nucléaire se sont adaptés et « nucléarisés ». On le constate aujourd’hui dans la société polynésienne, où des artistes créent des œuvres d’art, notamment de street art, autour du thème du nucléaire, témoignant ainsi de l’intégration de cette histoire et de la persistance de la nucléarisation dans l’identité culturelle polynésienne. Cette adaptation se manifeste également à travers le militantisme et les associations, comme Moruroa e tatou.
Par ailleurs, concernant le transport des matières et des engins, c’est un aspect crucial de ma thèse car il révèle la dimension internationale des essais nucléaires. Les archives montrent l’obsession des autorités politiques et militaires pour l’acheminement des engins vers la Polynésie. Cela impliquait des négociations avec les Américains, notamment pour les escales en Californie. Ce point ne concerne pas forcément que les engins nucléaires mais également tous les équipements et technologies qui allaient permettre d’équiper le CEP. Le canal de Panama était également un enjeu car sa fermeture aurait considérablement retardé le programme nucléaire français, obligeant à un détour par l’Afrique et l’Océan Indien. On remarque donc une réelle conscience des enjeux internationaux. Cette situation souligne l’importance d’étudier les essais nucléaires dans un espace global, au-delà du strict aspect local.
Enfin, la question de l’accessibilité des archives du CEA reste problématique et j’espère que des progrès seront faits sur ce point.
M. le président Didier Le Gac. Nous leur demanderons la semaine prochaine.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je souhaite approfondir la problématique de l’accessibilité des archives du CEA.
Premièrement, si l’accès reste aussi difficile, est-ce dû à un manque de moyens, comme c’est souvent le cas dans la recherche, ou y a-t-il une volonté de dissimulation ? Dans ce dernier cas, le CEA pourrait-il craindre que l’on découvre des mesures de doses beaucoup plus élevées que ce que nous pourrions imaginer, ce qui augmenterait considérablement le nombre de dossiers recevables par le CIVEN ? Redoute-t-il au contraire que nous découvrions que les mesures n’ont pas été effectuées de manière rigoureuse ?
Deuxièmement, pourriez-vous préciser vos préconisations pour améliorer l’accessibilité à ces archives ? Ces suggestions pourraient potentiellement figurer dans le rapport et la proposition de loi issus de cette commission d’enquête.
M. Renaud Meltz, historien. Il convient d’être nuancé et précis. Un problème de moyens peut exister, la mauvaise pratique engendrant la mauvaise pratique. Sans salle de consultation ni inventaires, il n’y a pas de justifications pour des moyens humains importants, ce qui cause un manque d’archivistes faute de lecteurs. Cependant, vu le budget du CEA, ce problème de moyens ne semble pas insurmontable. Les salaires des archivistes ne sont pas les plus élevés et un effort pourrait sans doute être effectué.
J’ignore s’il y a ou non un souhait de dissimulation mais je crains qu’il y ait tout de même une mauvaise volonté. Un mail a été envoyé par erreur à un étudiant de Master qui effectuait des recherches, révélant qu’il avait été volontairement « baladé » dans le but qu’il cesse ses demandes ! Cela montre une stratégie d’inertie, sinon de dissimulation.
La reconstitution des doses est un sujet crucial. Votre question pourrait presque être taxée de complotisme, ce qui est terrible. J’ai récemment reçu le témoignage bouleversant d’un homme ayant travaillé au sein du Service mixte de contrôle biologique (SMCB), aujourd’hui mourant en raison de multiples cancers, qui m’a dit : « la dissimulation est un aveu. » Cette formule est terrible, car la dissimulation laisse effectivement entendre qu’il y a quelque chose à cacher.
Il y a un écart entre les publications plus ou moins officielles du CEA, telles que le rapport Martin de 2006 et les livres de Dominique Mongin, qui évoquent un usage massif des dosimètres, et ce que je constate dans les archives militaires et les témoignages. Tous n’avaient pas de dosimètre. Le témoin que j’ai mentionné, qui était chargé, au sein du SMCB, de faire les prélèvements pour voir comment les radionucléides se disséminent dans le monde vivant, puis sont ingérés par les êtres humains, m’a confié n’avoir jamais eu de dosimètre alors qu’il effectuait des mesures sans en comprendre la raison. Dans un poste périphérique éloigné des sites d’essai, il a, par exemple, été chargé de prélever quotidiennement la même espèce végétale, choisie pour sa capacité à capter les retombées. Il constatait chaque jour un léger écart, négligeable, entre le « test à zéro » et celui avec le végétal. Cependant, un jour, à la suite de fortes pluies dans l’atoll, la mesure devint impossible sans changer d’échelle plusieurs fois. Lorsque je lui ai demandé s’il avait pris conscience du danger, il m’a répondu qu’il ne disposait pas de dosimètre mais qu’il avait une confiance totale en son supérieur, le docteur Millon, bien connu pour avoir déclaré le 10 juillet 1966 qu’il fallait dissimuler certaines informations pour faire accepter le fait nucléaire. Plus préoccupant encore, dans certains endroits comme Tureia, les habitants, systématiquement soumis à des mesures par spectrométrie gamma, n’ont jamais eu accès aux résultats et ne sauront donc jamais ce qui a été mesuré. J’ai des témoignages encore plus circonstanciés, mais je ne voudrais pas dévoiler les témoins en les évoquant. Il existe donc un écart entre la communication du CEA et ma perception des moyens réels de mesure des effets des retombées sur les populations.
Cependant, je ne pense pas que les données soient faussées, bien qu’elles puissent être incomplètes. Le problème majeur réside dans leur accessibilité. Pour illustrer à quel point cette préoccupation est partagée, je possède de nombreux documents tombés du camion. En tant qu’historien, je ne peux pas les utiliser car je dois inscrire la cote de chaque document en note de bas de page. Bien que je sois certain de leur authenticité, je ne peux malheureusement pas les produire.
J’ai écouté l’audition très précieuse de Patrice Baert devant votre commission, qui a mentionné plusieurs documents du CEA présentant des bilans complets basés sur leur propre base de données. Je ne dirai pas si je dispose ou non d’un document de ce type. Toutefois, je pense que votre commission devrait demander l’accès à ces informations afin qu’elles soient mises à la disposition de la communauté des chercheurs.
Quant aux préconisations, il s’agit d’appliquer notre Constitution. Tant que les archives ne sont pas transférées aux Archives nationales, comme c’est le cas pour le Quai d’Orsay, le ministère des armées ou le ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, il faut prévoir une salle de consultation et des archives. La préconisation est donc juste d’appliquer notre Constitution.
M. Manatea Taiarui, historien. Je rejoins M. Meltz sur la question de l’accessibilité des archives du CEA. J’ai été en contact avec M. Dominique Mongin, qui travaille au CEA et qui m’avait invité, en 2023, à visiter le Bureau central des archives (BCA) du CEA. Malheureusement, étant en Polynésie à ce moment-là, je n’ai pas pu m’y rendre immédiatement et cette visite n’a finalement jamais eu lieu. Je peux éventuellement le relancer sur cette perspective. Lorsqu’il m’a transmis une trentaine de documents en 2024, j’ai demandé des inventaires mais il m’a indiqué que le processus de déclassification se poursuivait et que d’autres documents me seraient remis à l’occasion. Je ne peux pas me prononcer sur l’existence d’une éventuelle crainte, dissimulation ou instrumentalisation des données.
Cependant, j’ai constaté, lors de mes échanges avec certains membres du CEA, qu’il n’existe pas de véritable culture archivistique au sein de cet organisme. Par exemple, lors d’une visite du Laser Mégajoule à Bordeaux, en 2023, l’adjointe du DAM m’a indiqué qu’il fallait contacter leur service de presse pour accéder aux archives, démontrant une méconnaissance des enjeux liés aux essais nucléaires en Polynésie et en France.
Concernant les préconisations, il est effectivement impératif que le CEA applique les règles de droit commun.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je n’avais pas prévu d’intervenir mais les propos de M. Meltz sur l’acculturation des députés sur le sujet de la bombe atomique m’ont fait réagir. En tant que membre du groupe Gauche démocrate et républicaine, comme notre rapporteure Mereana Reid Arbelot, je tiens à souligner que c’est notre groupe qui a demandé la création de cette commission d’enquête. Cela montre que notre groupe s’intéresse aux essais nucléaires dans le Sahara et en Polynésie. En outre, ce même groupe est coauteur d’un rapport sur la bombe atomique dans le monde et sur le traité de non-prolifération. Ce document, publié comme rapport de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale à l’attention de tous les députés, est toujours disponible. Nous avons auditionné de nombreux pays, l’Organisation des Nations unies (ONU), Vienne ainsi que le directeur général de l’AIEA de l’époque. Nous avons également entendu un ancien ambassadeur devenu le directeur général actuel de l’AIEA, qui a d’ailleurs considéré que notre rapport était le document contemporain le plus important sur le sujet. Cela démontre que le travail des députés n’est pas inintéressant.
Je tiens à souligner que certains d’entre nous, dont je fais partie, estiment que la France devrait jouer un rôle dans le traité d’interdiction des armes nucléaires puisque cette arme est illégale dans le monde et qu’il existe un traité de non-prolifération. Nous devrions tous désarmer et des forces à l’ONU commencent à se rassembler pour affirmer que cette arme devrait être interdite. Ce sujet peut questionner, encore plus aujourd’hui.
Concernant l’éducation et la formation, je comprends qu’il est important que les jeunes Polynésiens soient porteurs du message. Cependant, lors de mes interventions dans les lycées du Havre pour expliquer mon travail de député, je constate que les questions liées à la bombe atomique et aux essais nucléaires ne semblent pas figurer dans les programmes scolaires de la jeunesse métropolitaine. Les jeunes savent que la France possède la bombe atomique, mais ils ignorent souvent comment nous l’avons obtenue et ce qu’il s’est passé autour de son développement. Constatez-vous les mêmes faits que moi ? Ne pensez-vous pas qu’il serait important d’intervenir et de travailler, y compris pour que la jeunesse française métropolitaine comprenne les réactions de la jeunesse polynésienne ? C’est essentiel pour la compréhension mutuelle entre les peuples.
Je suis sensible aux questions liées à l’histoire de la fin de la guerre. Lorsque j’étais maire, j’ai été confronté à la difficulté de partager une histoire commune lors de jumelages avec une ville allemande et une ville algérienne. Nous constations que l’Histoire n’était pas lue de la même manière. Comment pouvez-vous enseigner l’Histoire alors que, même au sein de notre commission d’enquête, nous avons l’impression qu’elle n’est pas encore partagée et que les versions divergent ? Quelles sont vos limites et vos lignes rouges dans cet enseignement ?
M. Renaud Meltz, historien. Je vous prie de m’excuser si j’ai semblé formuler des reproches trop vifs à l’adresse des parlementaires ! Je me suis sans doute mal exprimé. Si l’on reprend les choses dans le temps long, la force de frappe nucléaire française a d’abord été développée de manière clandestine, sans être assumée publiquement. Lorsque le général de Gaulle est arrivé au pouvoir, Michel Debré a dû recourir à l’article 49.3, ce qui est peu connu dans l’histoire parlementaire. Il est intéressant de noter que Jean-Marie Le Pen s’y opposait fermement à l’époque, contrairement à la position actuelle de certains partis politiques qui expliquent que le nucléaire est extrêmement précieux. Il a fallu attendre la fin des années 1970 et le revirement inattendu du Parti communiste et du Parti socialiste pour observer un changement. D’une situation où les gaullistes étaient quasiment seuls contre tous, nous sommes passés à un consensus. Ce changement a transformé un débat impossible en un débat presque inutile, tout le monde étant d’accord. François Mitterrand a compris qu’il ne pourrait jamais devenir Président de la République sans accepter cette politique nucléaire, ce qui a conduit à la conversion du Parti socialiste.
Cette histoire n’est pas vraiment enseignée dans les programmes scolaires, principalement parce que les publications de référence n’existaient pas jusqu’à récemment. Nous avons écrit deux ouvrages. Pour répondre aux besoins des programmes scolaires polynésiens, nous avons créé un dictionnaire historique en ligne du CEP, qui est une sorte d’encyclopédie collaborative évolutive. Nous y fournissons en temps réel de nouvelles notices sur l’histoire de la dissuasion française, expliquant pourquoi la Polynésie a été choisie et incluant des informations sur des personnalités clés comme John Teariki, Gaston Flosse et le général de Gaulle. Nous essayons donc de produire de la connaissance pour renseigner les jeunes, au moins dans les lycées et les collèges polynésiens, alors que leurs manuels ne contiennent quasiment aucune information à ce sujet.
En France métropolitaine, les programmes ne prévoient pas cet enseignement car l’historiographie ne peut pas être écrite. Avant les déclassifications de 2021, nous ne pouvions pas traiter des essais en Polynésie. Encore aujourd’hui, nous ne pouvons pas travailler sur les essais en Algérie. Lors de la table ronde portant sur les déclassifications en 2021, un diplomate était présent pour vérifier que l’Algérie ne serait pas évoquée. Je peux évidemment comprendre que les enjeux diplomatiques soient très complexes ; toutefois, que pourrions-nous écrire dans un manuel d’Histoire sur la façon dont les Français ont conduit les essais en Algérie ? Parfois, les archivistes n’ont pas remarqué que les documents qu’ils me donnaient sur la Polynésie contenaient des parties sur l’Algérie. Je dispose donc de quelques petites notions mais ces dernières sont insuffisantes pour écrire un livre sur le sujet.
Je constate que mon travail sur les essais nucléaires m’a valu beaucoup plus d’ennuis que mes recherches sur la question (très polémique en historiographie française) du sort des Juifs de France pendant la Seconde guerre mondiale. Le sujet des essais nucléaires est très polarisé, ce qui s’explique par le manque d’accès aux sources. Quand on manque de sources, les fantasmes, l’imaginaire et l’idéologie prennent inévitablement le pas sur la connaissance.
Enfin, bien que les essais nucléaires ne soient évidemment pas comparables à la Grande Guerre en termes de pertes humaines, ils représentent tout de même un effort colossal dans notre Histoire contemporaine. Par exemple, la force Alpha qui sécurisait les essais dans l’océan Pacifique représentait la moitié du tonnage français pendant les années des essais atmosphériques. Cet effort, visant à éviter la guerre grâce à la dissuasion, est trop important pour ne pas être enseigné dans nos manuels à tous les Français. S’il n’est pas encore possible de traiter la question de l’Algérie, nous essayons de fournir des propositions historiographiques sur la Polynésie visant à diffuser cette histoire des essais nucléaires dans les manuels scolaires et dans toute la société française.
M. Manatea Taiarui, historien. Au-delà de la Polynésie et des essais nucléaires. Il existe plus globalement une difficulté générale à enseigner les Outre-mer en France continentale. En Polynésie, les programmes nationaux français comprennent des chapitres adaptés. Il est nécessaire d’inclure l’ensemble des outre-mer dans les programmes scolaires d’histoire-géographie.
Concernant l’enseignement du nucléaire en France continentale, les essais nucléaires sont brièvement mentionnés dans le manuel de Terminale, dans le chapitre sur la Guerre Froide. Une photo de l’essai Licorne de 1973 est utilisée pour illustrer la place de la France dans la Guerre Froide, perpétuant ainsi le mythe de l’indépendance stratégique selon le discours gaullien. L’histoire des essais nucléaires est évoquée uniquement pour illustrer l’histoire, minime dans les programmes scolaires, de la dissuasion nucléaire française et de la politique du général de Gaulle. Il est plus que nécessaire de renouveler cette approche. Le discours gaullien sur l’indépendance nationale peut être nuancé, pas dans la conception de la bombe, mais en ce qui concerne les circulations de technologies, d’expertises et de savoirs. La France n’a pas développé son programme nucléaire ex nihilo, mais dans un contexte de foisonnement et de circulation des connaissances entre différents pays, organisations non gouvernementales (ONG) et organisations internationales.
Quant à l’histoire partagée, la situation est complexe tant en Polynésie française qu’en France métropolitaine. Les discours oscillent entre deux extrêmes : soit la France est accusée d’avoir voulu commettre un génocide, soit les essais sont présentés comme inoffensifs. Il est crucial de trouver un juste milieu. Le manque d’information et les difficultés d’accès aux archives créent de la défiance entre l’État et les Polynésiens, creusant le fossé entre les deux parties, qu’il est impératif de dépasser.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vos recherches vous ont mené dans d’autres pays, notamment aux États-Unis. Avez-vous constaté des différences ou des similitudes dans l’accès aux archives dans les pays étrangers, en particulier aux archives américaines et britanniques ? Avez-vous pu obtenir des informations supplémentaires ou complémentaires sur les essais français dans ces archives internationales, si vous y avez eu accès ?
M. Manatea Taiarui, historien. J’ai eu la chance de consulter les archives relatives aux essais nucléaires français à Washington et à Londres, respectivement aux National Archives de Kew et aux National Archives and Records Administration (NARA) de College Park. Ces archives contiennent une quantité importante d’informations sur les essais français et leur dimension internationale.
À Londres, l’accès aux archives est très ouvert et libre. Depuis les années 2000, on constate une ouverture des archives sur la surveillance des essais français et sur la position britannique envers le CEP et les essais nucléaires.
En revanche, aux États-Unis, la situation a été très différente par rapport à mes attentes. Bien qu’il y ait de nombreux documents numérisés accessibles en ligne sur le nucléaire militaire américain en général, j’ai rencontré des difficultés importantes dans l’identification des cartons dans les inventaires au NARA. C’est une spécificité du système américain, très différent du système français auquel je suis habitué. Il n’y a pas de cote claire du patrimoine comme en France et certains documents des années 1950 n’étaient pas accessibles. J’ai également constaté des problèmes d’accès aux archives de la United States Atomic Energy Commission, l’équivalent américain du CEA, où de vastes inventaires ne sont pas accessibles et nécessitent des dérogations pour des archives datant des années 1940 et 1950.
En comparant mes recherches en France et aux États-Unis, j’ai noté des différences. Par exemple, j’ai pu accéder aux rapports sur la mission « Aurore » (lors de laquelle des experts français sont partis à Londres et aux États-Unis afin de capter de la connaissance sur le nucléaire militaire) dans les archives françaises mais pas aux États-Unis, où ces documents, pourtant mentionnés, n’étaient pas accessibles. Ce point témoigne de problèmes d’accessibilité aux archives américaines. Dans leur système archivistique, il est nécessaire de demander des dérogations, ce que je n’ai pas fait, car la démarche était extrêmement lourde et complexe.
Les archives britanniques sont encore une fois très accessibles et bien organisées.
En revanche, j’ai été assez déçu par ma venue aux NARA, bien que j’aie pu consulter une cinquantaine de cartons, qui m’ont permis de documenter le regard américain sur les essais français (un aspect qui manquait dans les archives françaises) et la coopération informelle entre les deux pays pour réaliser les essais en Polynésie.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour cette audition, qui continue de nous éclairer. Je rappelle que le lien vers le dictionnaire historique du CEP dont vous avez parlé a été transmis à l’ensemble des députés la semaine dernière.
21. Audition, ouverte à la presse, du Commissariat à l’énergie atomique – Direction des applications militaires : M. Jérôme Demoment, directeur des applications militaires ; M. Philippe Sansy, directeur adjoint des applications militaires ; M. Jean-François Sornein et M. Laurent Bourgois, experts (Mercredi 12 mars 2025)
M. le président Didier Le Gac. Nous recevons des représentants de la direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
Le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives a été créé le 18 octobre 1945, à la sortie de la Seconde guerre mondiale, et la direction des applications militaires a succédé en septembre 1958 à la direction des techniques nouvelles. Elle est chargée de missions au service de la défense et de la sécurité de la France. C’est elle qui conçoit, fabrique et garantit la sûreté et la fiabilité des têtes nucléaires de la dissuasion, qui élabore les chaufferies de propulsion nucléaire des bâtiments de la marine nationale, notamment les fameux sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE), et qui apporte un appui technique aux pouvoirs publics dans la lutte contre la prolifération nucléaire et le terrorisme.
Vous vous en doutez, nous avons beaucoup de questions à vous poser comme en témoigne l’imposant questionnaire que Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de notre commission d’enquête, vous a fait parvenir. Je souhaite pour ma part vous en poser deux de façon liminaire.
La première, essentielle pour comprendre et pour savoir si tous les éléments importants sont connus, concerne l’accès à vos archives. Plusieurs chercheurs que nous avons auditionnés ou dont nous avons consulté les ouvrages ont affirmé que la plupart de vos archives étaient fermées. Le CEA est pourtant un établissement public industriel et commercial (Epic), donc une personne morale de droit public, placé sous la tutelle d’un ministère. Les responsables des Archives nationales nous ont précisé que le CEA ne leur avait jamais versé de documents, alors qu’il relève de leur périmètre puisqu’il dépend d’un ministère, en l’occurrence celui de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche, et qu’il en a, à ce titre, le droit.
Pour quelles raisons êtes-vous rétifs à l’ouverture de vos archives ? Votre position fait naître des interrogations voire des suspicions à votre égard. Même si vous avez créé une commission interne de déclassification en février 2020, quels progrès comptez-vous faire en la matière ?
La seconde question porte sur l’ouvrage Toxique, coécrit par Sébastien Philippe et Tomas Statius, que nous avons reçus lors de notre première audition. Le CEA a jeté la suspicion sur cet ouvrage qui a pourtant été validé scientifiquement par les pairs internationaux des auteurs (l’un est journaliste mais l’autre est professeur à Princeton) et par plusieurs chercheurs et organismes scientifiques, en France et à l’étranger. Que reprochez-vous à cet ouvrage et quelle est votre position sur le large consensus qui accorde le plus grand sérieux à cette étude ?
Avant que vous n’interveniez, je vous demande de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Jérôme Demoment, Philippe Sansy Jean-François Sornein et Laurent Bourgois prêtent successivement serment.)
M. Jérôme Demoment, directeur des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Je suis très honoré de contribuer aux travaux de cette commission d’enquête de la Représentation nationale et je vous remercie de me donner l’occasion d’apporter l’éclairage de la Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA/DAM) sur les essais nucléaires réalisés en Polynésie française. Pour ce faire, je suis accompagné de trois collègues dont les compétences et l’expérience contribueront à vous apporter les réponses les plus précises possibles. M. Philippe Sansy est mon adjoint ; il préside, à ce titre, la commission de déclassification de la DAM et représente la direction dans toutes les commissions de déclassification du service historique de la défense (SHD) ; M. Jean-François Sornein, ingénieur de formation et spécialiste en géologie et géophysique, a fait toute sa carrière au CEA, dont vingt-neuf ans au sein de la DAM, et a été directement impliqué dans le dispositif de préparation et de suivi des essais nucléaires au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) ; enfin, M. Laurent Bourgois, lui aussi ingénieur de formation, a passé trente-quatre années de sa carrière au CEA, dont les dix-sept dernières à la DAM, où il a travaillé dans le domaine de la radioprotection et du calcul d’impact, dans lequel il est un expert reconnu. À nous quatre, il me semble que nous serons en mesure de couvrir l’ensemble des thèmes qui feront l’objet de vos questions.
La DAM offre une expertise de haut niveau au sein du CEA et au service des programmes nucléaires de défense. Ces derniers sont composés des armes nucléaires, des chaufferies nucléaires embarquées dans les bâtiments de la marine nationale (SNLE et porte-avions) et des activités de production et de recyclage des matières nucléaires indispensables aux armes et aux chaufferies. Les équipes de la DAM ont acquis, au fil des décennies, une expertise reconnue sur l’ensemble des technologiques impliquées dans le processus d’acquisition d’une dissuasion nucléaire. C’est la raison pour laquelle elle est aujourd’hui experte nationale dans la lutte contre la prolifération et le terrorisme nucléaire.
Dès sa création en 1958, elle a reçu comme mission de concevoir et de fabriquer les armes nucléaires françaises en garantissant leur sûreté, leur performance et leur fiabilité. Elle est également chargée de leur démantèlement en fin de vie opérationnelle : elle récupère à cette occasion la matière fissile pour la recycler et la réutiliser dans les armes futures. Cette capacité permet à la France de ne plus avoir à produire de nouvelles matières fissiles pour sa dissuasion depuis le milieu des années 1990.
Depuis la première prise d’alerte nucléaire par les forces aériennes stratégiques il y a un peu plus de soixante ans, la direction des applications militaires contribue à l’exercice de la dissuasion nucléaire française par le Président de la République. Ce dernier, qui incarne la stratégie de dissuasion nucléaire au nom du peuple français, a encore eu l’occasion la semaine dernière de souligner la place de ces enjeux dans le contexte international que nous connaissons.
La mission de la DAM est hors du commun, elle porte des exigences très fortes et elle est conduite par des Françaises et des Français comme les autres. Ces exigences ont profondément structuré, hier comme aujourd’hui, la culture des personnels de la direction. Cette culture ne repose pas sur le secret, mais sur un engagement de très haut niveau et une recherche de l’excellence scientifique et technique, seuls à même de relever les défis les plus ambitieux. Dans le contexte géopolitique actuel, nous mesurons pleinement la reconnaissance que nous devons montrer envers tous ceux qui ont contribué à doter la France d’une dissuasion nucléaire crédible et souveraine, ce qui n’aurait pas été possible sans les essais nucléaires. En juillet 2021, le Président de la République a mis en lumière la reconnaissance et la dette de la Nation envers la Polynésie française où 193 essais nucléaires ont été réalisés entre 1966 et 1996.
Pour répondre aux attentes et aux questions exprimées lors des auditions précédentes, j’ai choisi de ne pas limiter mon propos au champ strict de responsabilité et de décision de la structure que je dirige et j’apporterai des éclairages sur les domaines liés à l’activité propre de la DAM.
La France a dû effectuer des essais nucléaires pour mettre au point ses premières armes nucléaires, car cette tâche est d’une grande complexité. Il est impossible de prévoir le comportement de la matière dans les conditions extrêmes de fonctionnement d’une arme nucléaire à partir des références que l’on trouve usuellement sur terre : seule la réalisation d’un essai en vraie grandeur permet de comprendre et de maîtriser toutes les facettes d’une arme nucléaire. La France a réalisé 210 essais nucléaires, dont 193 en Polynésie française. Pour mettre au point les armes répondant aux besoins exprimés par les armées dans le contexte de la Guerre Froide, la DAM a défini un concept, appelé « formule nucléaire », dont elle a testé le fonctionnement par un essai en grandeur nature. Cette formule a ensuite été optimisée par un processus itératif de calculs de prédictions et de réalisations d’essais nucléaires, afin de devenir in fine un objet militarisé pouvant équiper un missile sous un avion ou être embarqué dans un sous-marin. Des essais de sécurité ont également été menés pour garantir la sûreté de l’arme, laquelle repose en particulier sur l’impossibilité de déclencher son fonctionnement nucléaire en cas de situation accidentelle ou d’agression extérieure.
La mise au point d’une arme nucléaire exige la réalisation de plusieurs essais nucléaires en amont. Chaque essai était exploité au maximum : une instrumentation complète était déployée pour récupérer un maximum d’informations. Grâce à toutes ces données et au fur et à mesure de la réalisation des essais, les équipes de la DAM ont amélioré leur maîtrise du fonctionnement de l’arme et développé des modèles numériques de plus en plus précis pour prédire les performances des armes : c’est ce que l’on appelle la « démarche de simulation ». Pendant le moratoire des essais nucléaires, décidé en 1992, la DAM a élaboré une méthode inédite permettant de concevoir et de garantir le fonctionnement des armes nucléaires françaises par la simulation, sans recourir à un nouvel essai nucléaire. Cette méthode a nécessité la conduite d’une ultime campagne d’essais, destinée à tester une formule « robuste », compatible avec la démarche de simulation, c’est-à-dire capable de fonctionner même si la définition s’écarte un peu d’un point de référence. Cette formule a été testée avec succès lors de la dernière campagne d’essais, réalisée en 1995 et 1996, ce qui a permis au président de la République de décider, en 1996, l’arrêt définitif des essais nucléaires et de lancer le programme Simulation. La France est le seul pays à avoir rendu cette décision irréversible en démantelant ses installations d’essais.
La capacité à modéliser le fonctionnement de l’arme est régulièrement améliorée grâce aux résultats obtenus dans les installations expérimentales du programme Simulation, par exemple le laser mégajoule (LMJ) implanté près de Bordeaux. Il est indispensable de veiller à ce que la modélisation reproduise fidèlement le fonctionnement de l’arme : cette vérification s’opère en comparant les résultats des simulations avec les données issues des essais nucléaires passés. La France dispose d’une dissuasion performante, crédible et souveraine justement parce qu’elle a pu effectuer ces 210 essais nucléaires. Le renouvellement des armes repose sur la capacité à confronter régulièrement nos calculs aux mesures des essais nucléaires passés. Celles-ci constituent des données vivantes, régulièrement utilisées par les équipes de la DAM et essentielles à la pérennité de la dissuasion nucléaire française.
En matière d’essais nucléaires, une claire répartition des rôles entre le CEA et les armées a été tracée au milieu des années 1950 et appliquée à partir de 1960. La direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen), organisme mixte des armées et du CEA créé en 1964, était chargée de la conception, de l’organisation, de la réalisation et de l’exploitation du CEP, ainsi que de la préparation et de l’exécution des essais. La Dircen était dirigée par un officier général, dont l’un des adjoints était le directeur des essais de la DAM. Dans les sites d’essais nucléaires, la DAM était responsable de l’ensemble des programmes scientifiques : fabrication des engins à tester, diagnostic de mesure, développement des techniques de déploiement, préparation de l’expérience, enregistrement, dépouillement et exploitation des mesures.
Le personnel du CEA apportait également ses compétences en matière de surveillance et de contrôle de la radioactivité, en contribuant aux deux services mixtes qui ont été régulièrement évoqués lors des auditions que votre commission a conduites : le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) et le service mixte de contrôle biologique (SMCB). Ces services étaient composés de personnels aux profils très variés et de haut niveau d’expertise. Le SMSR était chargé de la radioprotection du personnel et ses effectifs variaient entre 200 et 400 personnes, selon le besoin des différentes campagnes d’essais. Le SMCB, qui comptait 80 agents, était responsable de la surveillance biologique de l’ensemble de la Polynésie française et des prélèvements d’échantillons des produits entrant dans la ration alimentaire des populations vivant dans les différents archipels.
La Dircen dirigeait la conduite opérationnelle des expérimentations à travers une unité militaire, le groupe opérationnel des essais nucléaires (Goen). La réalisation de l’essai était autorisée en fonction de différents critères, parmi lesquels les conditions météorologiques de vent à différentes altitudes étaient déterminantes. Les prévisions, vérifiées et recalées par des mesures régulières effectuées jusqu’à quelques heures avant le tir, devaient être telles qu’aucune fraction du nuage de l’explosion, qui se développait à une hauteur dépendant de la puissance de l’engin testé, ne devait survoler une île ou un atoll habité. Le personnel du CEA élaborait la prévision de la forme du nuage et le service météorologique du CEP fournissait les données météorologiques. Ce service s’appuyait sur les moyens de son homologue de l’aviation civile en Polynésie française, lesquels reposaient sur treize stations réparties dans l’ensemble de la Polynésie, et sur les moyens spécifiques du Goen, constitués de dix stations météorologiques dédiées aux expérimentations nucléaires et situées dans les îles et les atolls proches du CEP. Trois navires spécialisés et des avions de l’armée de l’air complétaient le dispositif. En 1966, près de 180 personnes appartenant à la Météorologie nationale, à l’armée et à la fonction publique territoriale de la Polynésie française étaient impliquées dans l’activité météorologique du CEP.
Le choix de la Polynésie française comme futur site d’essais nucléaires date du 27 juillet 1962 en conseil de défense. Les 193 essais effectués se répartissent en 46 essais aériens, dont 5 essais de sécurité réalisés sur tour, et 147 essais souterrains, dont 10 essais de sécurité. Le mode de confinement souterrain était inadapté aux essais de forte puissance, nécessaires pour accéder, à l’époque, à la capacité thermonucléaire, elle-même indispensable à la dissuasion française dans le contexte de la Guerre Froide. Les essais ont d’abord été aériens, à la surface du lagon, avec l’engin placé sur une barge : ce mode opératoire, qui conduisait à des effets radiologiques sur le point de tir, fut définitivement remplacé à partir de 1968 par des essais en altitude, une fois mise au point la technique d’essais instrumentés sous ballon captif. Les essais en altitude sont plus complexes à cause du déport plus important des mesures depuis le ballon, mais ils minimisent les effets radiologiques au sol et entraînent beaucoup moins de retombées directes en envoyant une grande partie des radioéléments générés par l’explosion nucléaire dans la haute atmosphère. C’est dans cette configuration qu’ont été effectués les premiers essais thermonucléaires. Les essais sont devenus souterrains à partir de 1975, une fois mises au point les techniques de forage et d’instrumentation jusqu’à plus de 1 000 mètres de profondeur : les essais ont ainsi pu être réalisés dans la couche basaltique, laquelle garantit un confinement durable de la gangue de lave qui entoure les produits générés pendant l’explosion nucléaire. Les essais nucléaires réalisés en Polynésie française ont bénéficié d’une démarche continue de progrès et de développements technologiques très ambitieux.
S’agissant de l’impact des essais nucléaires sur la population et l’environnement de la Polynésie française, l’enjeu se concentre autour des 41 essais nucléaires réalisés entre 1966 et 1974. Les prévisions des retombées radioactives s’appuyaient sur les calculs effectués par le personnel du CEA sur les caractéristiques possibles du nuage radioactif généré par l’explosion nucléaire et sur les calculs réalisés par le personnel du SMSR sur les retombées potentielles générées par la propagation de ce nuage, en fonction des prévisions et des mesures météorologiques élaborées avant le tir. Si les prévisions et les mesures actualisées jusqu’au moment de l’essai, qui intégraient des incertitudes, faisaient apparaître un risque de passage de tout ou partie du nuage radioactif sur une île ou un atoll habité, l’essai était différé. Cela s’est fréquemment produit. Sur les 41 essais nucléaires aériens, 25 d’entre eux ont fait l’objet de reports dus aux conditions météorologiques, parfois pendant plusieurs jours.
Il est arrivé une dizaine de fois que le trajet des différents fragments du nuage de l’explosion ne soit pas totalement conforme aux prévisions : le système de surveillance radiologique a détecté ces changements de trajectoire, dont les impacts ont été étudiés en détail dans les documents diffusés depuis l’arrêt des essais. Pour six d’entre eux, les écarts ont conduit à des retombées plus importantes sur des îles habitées : sur l’archipel des Gambier après les essais Aldébaran et Rigel en 1966 et Phoebe en 1971, sur l’atoll de Tureia après les essais Arcturus en 1967 et Encelade en 1971, et sur Tahiti, plusieurs jours après l’essai Centaure en juillet 1974. La surveillance radiologique générale de l’environnement en Polynésie date de 1962, quatre ans avant le premier tir. Elle était réalisée par le laboratoire de surveillance radiologique (LSR), issu du CEA et désormais rattaché à l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR).
La problématique de l’impact radiologique des essais sur l’ensemble de la Polynésie, au-delà de la surveillance opérationnelle dans les zones proches des essais, a été une préoccupation des autorités et du CEA dès le départ. Le dispositif de suivi des retombées radiologiques, déployé par les deux services mixtes, le SMSR et le SMCB, et auquel le CEA participait, a fonctionné durant toute la période des essais et a été maintenu depuis, alors même que les instances internationales ne le jugeaient pas nécessaire. Ce suivi se poursuit par la surveillance effectuée par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) dans l’ensemble de la Polynésie française, hors Moruroa et Fangataufa. Pour ces deux sites, une surveillance continue de la radioactivité ambiante et des aérosols est assurée et des campagnes annuelles de prélèvements, dites « missions turbo », sont conduites par le département de suivi des centres d’expérimentations nucléaire (DSCEN) de la direction générale de l’armement (DGA) avec la participation active de la DAM. Chaque année, plus de 350 échantillons sont prélevés et le résultat des analyses est publié en ligne. Ces mesures montrent que la radioactivité n’est présente qu’à l’état de trace et que les quantités mesurées sont stables voire en légère baisse d’une année sur l’autre.
Le suivi porte également sur le comportement géomécanique des atolls de Moruroa et de Fangataufa. Pour Moruroa, il existe un dispositif de suivi continu depuis la métropole par les services de la DAM. Les études montrent que les atolls se sont stabilisés et qu’ils ne présentent pas de mouvements anormaux. L’objectif des mesures réalisées pendant les campagnes d’essais était double. Tout d’abord, nous souhaitions détecter toute retombée sur les atolls habités de Polynésie, grâce à des stations de mesure permanentes de l’activité de l’air et à des stations mobiles ou des bouées après les essais, afin de prendre des mesures de protection pendant le passage du nuage telles que la mise sous abri. Ensuite, il fallait suivre dans les éléments de base de l’alimentation toute apparition de radioactivité pouvant conduire à une exposition dépassant la dose annuelle réglementaire de l’époque pour pouvoir prendre, selon les règles de l’époque, des mesures de restriction de consommation : cela n’a jamais été le cas à ma connaissance.
J’insiste sur le fait qu’il s’agissait, conformément aux lois et règlements en vigueur, d’appliquer non pas une logique fondée sur le principe de précaution, qui n’existait pas encore, mais bien une logique opérationnelle, de maîtrise du risque, suivant des principes de prudence : un dispositif permettait d’identifier des situations imprévues dans lesquelles on appliquait des dispositions opérationnelles permettant de respecter les seuils accidentels définis par la Commission consultative de sécurité (CCS), conformément à la réglementation en vigueur. Des dispositions étaient prévues pour gérer les cas « au pire », même ceux jugés très peu probables.
Les deux risques d’exposition principaux étaient d’une part l’exposition directe au rayonnement des produits du nuage, par inhalation ou exposition externe pendant les quelques heures du passage du panache, d’autre part l’exposition interne par ingestion d’aliments ou de boissons contaminés par les dépôts au sol durant les semaines qui suivaient le passage du nuage.
L’exposition interne était celle que l’on savait alors le moins bien prédire par le calcul. C’est la raison pour laquelle un dispositif de surveillance de l’environnement, des aliments naturels et des eaux de boissons, doté de moyens très significatifs et à la pointe de la technologie de l’époque, a été mis en place par le SMCB, tout particulièrement dans les zones susceptibles d’être touchées par des retombées directes, afin que l’alerte soit donnée en cas de situation normale, pour permettre une gestion opérationnelle du risque.
Les estimations de l’impact radiologique sur les populations ont été menées à la demande du ministère des armées dès la fin des essais, sur la base de l’ensemble des mesures acquises via le dispositif de surveillance opérationnelle tout au long de la période des essais. Ces évaluations ont été reprises régulièrement au fur et à mesure que les connaissances sur les calculs de dose progressaient et que les outils et les méthodes s’amélioraient. C’est ainsi qu’en 2006, un travail détaillé a conduit aux publications que vous connaissez, dont l’ouvrage du ministère de la défense La dimension radiologique des essais nucléaires en Polynésie. À l’épreuve des faits, qui présente une description détaillée des quarante et un essais atmosphériques et de leurs retombées, ainsi qu’une évaluation précise de l’impact radiologique sur les populations des six essais ayant eu les retombées les plus importantes.
Ces calculs de 2006, effectués par le CEA selon une méthode validée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ont été réexaminés en 2021 pour les estimations ou données mises en avant dans le livre Toxique, que vous avez cité. Cela a permis de confirmer la pertinence des évaluations du CEA.
Vous connaissez ces résultats : les doses reçues sur l’ensemble du corps dans la durée ont été au maximum de l’ordre de 10 millisieverts (mSv), pour certaines personnes ; la plupart ont reçu une dose bien inférieure à 5 mSv, dose réglementaire maximale acceptable pour le public à l’époque. Le principal contributeur à ces doses est l’alimentation et la boisson durant les semaines qui ont suivi les essais, l’exposition atmosphérique au moment du passage du nuage étant restée très faible, bien inférieure au seuil qui conduit actuellement à décider de mettre à l’abri les populations, notamment dans les situations accidentelles qui pourraient survenir au voisinage d’une centrale nucléaire.
Je réponds par avance à une attente qui ressort des auditions précédentes : où sont les données brutes dont le CEA s’est servi pour réaliser ses calculs de 2006 ? Quelles données sont disponibles ? Quelles données n’avons-nous pas fournies, et pourquoi ?
Nous n’avons pas fourni, et nous ne devrons jamais fournir, ce que l’on appelle le « terme source », c’est-à-dire la composition précise du nuage immédiatement après l’explosion, comportant de l’ordre du millier de radioéléments différents. C’est une donnée extrêmement proliférante : à partir de ces éléments, il est toujours possible aujourd’hui de remonter à la constitution précise de l’arme tirée à l’époque.
Nous ne nous sommes pas retranchés derrière cette contrainte forte de protection de l’information pour ne rien communiquer ; nous avons fourni, pour les six essais ayant eu le plus d’impacts, la composition en pourcentage et en activité des quelques dizaines de radionucléides représentatifs du terme source, du point de vue du risque radiologique, au moment de l’arrivée du panache sur les zones habitées. Ce travail a été fait parce qu’il y avait un enjeu pour la précision des estimations. Ces données sont à la fois nécessaires et suffisantes pour effectuer un calcul de la dose intégrée dans le temps tenant compte de cette composition et notamment des différentes activités et périodes radioactives. Ces données sont accessibles et ont été citées par Sébastien Philippe, et utilisées récemment par l’ASNR dans son étude.
Les hypothèses retenues pour la consommation alimentaire et les habitudes de vie par tranche d’âge conditionnent également les calculs d’estimation de dose. Ces données, établies sur la base des relevés et enquêtes auprès des populations effectuées à l’époque des essais, avaient été fournies à l’AIEA et elles sont également accessibles aujourd’hui.
Les mesures d’activité atmosphérique, la composition détaillée des rations alimentaires et les mesures d’activité de l’eau ou des aliments retenues pour les calculs ont été extraites de la masse des relevés de mesure du SMCB et du SMSR. La pertinence et la représentativité de ces données, ou le raisonnement utilisé pour reconstituer des valeurs raisonnablement majorantes lorsque les données étaient lacunaires, sont des éléments clés du point de vue de l’intégrité de la démarche scientifique. Ces données ont également été fournies et sont accessibles.
Les informations permettant de savoir comment et sur quelle base les estimations de dose de 2006 ont été réalisées sont donc publiques et accessibles.
Depuis 2013, de nombreux documents ont été déclassifiés, dont beaucoup d’archives du SMCB et du SMSR qui permettent de vérifier que ces hypothèses sont bien fondées et que le caractère raisonnablement pénalisant de l’estimation est avéré. Toute cette matière permet un travail d’analyse scientifique critique et, le cas échéant, d’identifier les situations particulières qui pourraient nécessiter des analyses complémentaires lorsque des hypothèses plus précises sur la localisation des personnes sont disponibles.
La gestion opérationnelle du risque était une priorité ; elle respectait dès l’origine un principe de prudence. L’importance qualitative et quantitative du dispositif mis en place en atteste. Les évaluations de l’impact des retombées ont fait l’objet de travaux importants, dont les résultats ont été publiés en 2006. Les données d’entrée de ces calculs, la méthode et les hypothèses retenues sont maintenant accessibles et donc vérifiables. Chacun peut ainsi les évaluer, ce qu’a fait Sébastien Philippe, et en constater l’intégrité scientifique.
En ce qui concerne les archives, depuis les premières déclassifications en 2013 et tout particulièrement depuis 2021, le volume de documents communiqués au public pouvant permettre de se forger une opinion sur les sujets contestés augmente, ce qui nourrit d’ailleurs les débats. Contrairement à ce qui a pu être dit lors de certaines auditions, la direction des applications militaires participe à cet effort de transparence. Concernant les expérimentations nucléaires en Polynésie, je l’ai rappelé, l’exécution, les choix opérationnels, la surveillance radiologique de l’environnement ou de l’alimentation relevaient d’organismes mixtes, auxquels le CEA participait mais dont les archives sont détenues par le SHD ou le département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN).
Depuis les décisions prises par le Président de la République en juillet 2021 et l’installation de la Commission nationale d’ouverture des archives qui s’en est suivie, l’effort de la direction des applications militaires a prioritairement porté sur sa participation au processus de déclassification des archives du SHD, via la mobilisation de plusieurs experts qui contribuent à l’avis de communicabilité.
Le bilan en 2024 fait apparaître un total de 12 799 documents expertisés, dont ceux de la DAM ; seuls 194 documents ont été déclarés incommunicables.
Les archives (courriers, notes internes) relatives aux expérimentations nucléaires détenues par la DAM sont pour la plupart de nature différentes de celles du SHD. Cela est dû à la nature des travaux réalisés par la DAM lors des essais, intimement liés à la nature de l’essai et aux mesures réalisées. Elles sont par nature proliférantes ou toujours couvertes par le secret-défense. Je le disais, elles sont encore très largement utilisées par les équipes de la DAM dans le cadre du programme Simulation. C’est la raison pour laquelle, sous le contrôle de l’administrateur général du CEA, les archives de la DAM sont, depuis la fin des essais en 1996, considérées comme opérationnelles (ce sont des « archives intermédiaires ») et restent détenues par la DAM. Cette position particulière est prévue par le code de patrimoine ; elle n’est en rien dérogatoire par rapport à la loi, qui établit maintenant clairement l’incommunicabilité des archives proliférantes, même celles qui pourraient revêtir un intérêt historique. Cela justifie à mon sens les précautions prises par le CEA dès la fin des essais.
La direction des applications militaires a lancé dès 2019 un processus complémentaire ad hoc visant à répondre aux besoins urgents dans le cadre des travaux relatifs au futur centre de la mémoire des essais en Polynésie française, menés notamment par le professeur Renaud Meltz. Nous avons ainsi fourni des inventaires d’archives audiovisuelles, des inventaires d’objets susceptibles de présenter un intérêt mémoriel et créé en février 2020 une commission ad hoc, pilotée par Philippe Sansy. C’est dans ce cadre que 380 documents issus des archives de la DAM ont été à ce jour déclarés communicables et transmis. Ils ont été ou sont en train d’être mis en ligne sur la page dédiée aux essais nucléaires du site Mémoire des hommes du ministère des armées.
En complément des transferts vers les archives du CEA, la direction des applications militaires a l’intention de continuer à répondre aux sollicitations immédiates des chercheurs, en leur permettant d’accéder à des documents qui peuvent avoir été directement classifiés. M. Taiiarui a évoqué, je crois, des échanges avec les historiens de la DAM ; nous lui avions proposé de venir dans nos locaux consulter des documents. C’est évidemment quelque chose que nous ne nous refuserons pas de faire à l’avenir.
Nous mesurons l’atout que représente pour la France et les Français le fait de disposer d’une dissuasion nucléaire crédible, qui nous apporte sécurité et souveraineté dans un monde plus que jamais incertain. Nous n’aurions pu disposer d’une telle capacité sans avoir réalisé les 193 essais nucléaires effectués en Polynésie française. Même si certains ont maintenant 60 ans, leurs résultats sont encore essentiels et servent régulièrement aux équipes de la DAM pour concevoir les futures armes nucléaires françaises. Ils contribuent ainsi directement à la pérennité de notre dissuasion.
La maîtrise de l’impact radiologique de ces essais sur les populations de la Polynésie française a été, dès l’origine, une priorité. L’importance du dispositif mis en place à l’époque, tant en qualité qu’en quantité, en atteste. Destiné à répondre à une logique de gestion opérationnelle du risque, en cohérence avec les connaissances de l’époque et dans le respect des réglementations en vigueur il y a soixante ans, il suscite aujourd’hui des interrogations, car les choses ont beaucoup changé : les exigences ne sont plus les mêmes, et il est fort probable que, si l’on devait encore gérer de telles activités, la logique serait différente. Mais, à l’époque, le dispositif appliquait les standards les plus exigeants : c’est dans ce contexte qu’il doit être apprécié.
Depuis la fin des essais nucléaires, un travail très important a été réalisé pour évaluer leur impact radiologique sur les travailleurs du CEP comme sur les populations de la Polynésie française. Ces évaluations ont fait l’objet de mises à jour régulières, afin de bénéficier des avancées scientifiques, et de pouvoir se situer à l’état de l’art. Toutes ces évaluations ont été rendues publiques et sont accessibles. Les méthodes utilisées ont également été rendues publiques et soumises à l’avis des instances internationales. Au-delà des méthodes et des résultats, la totalité des données utilisées pour les calculs sont publiques et disponibles ; elles permettent une analyse scientifique critique ainsi qu’un débat contradictoire.
La direction des applications militaires s’inscrit depuis 2019 dans la démarche d’ouverture des archives. Je peux comprendre que la dynamique soit encore perçue comme trop timide. Ce constat trouve une partie de ses raisons dans la nature très sensible des documents détenus par la DAM. Mais je réaffirme ici la volonté de poursuivre l’effort.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous précisez que la surveillance radiologique constituait une préoccupation constante, voire une priorité. Pourtant, lors du tir Aldébaran par exemple, une quantité de lugol (donc d’iode) suffisante pour la population des îles Gambier avait été prévue, mais n’a pas été distribuée. De même, après le tir Centaure, en 1974, le nuage radioactif a survolé les îles les plus habitées. Pourtant, les populations des îles du Vent n’ont pas été prévenues ; on n’a pas dit aux gens de ne pas sortir, d’éviter de consommer des produits qui pourraient être contaminés, alors que le délai de quarante-huit heures aurait pu permettre cette information. Vous saviez dès le tir que le nuage n’avait pas atteint l’altitude prévue et ne prendrait donc pas la direction prévue.
Qui a décidé de ne pas distribuer le lugol, de ne pas informer la population ? Pourquoi ? À quel niveau ces décisions sont-elles prises ?
M. Jérôme Demoment. S’agissant des conséquences du tir Centaure, le fait que le nuage ne se soit pas déplacé tout à fait comme prévu a été assez rapidement identifié. La logique qui a été adoptée, et que j’ai essayé de vous expliquer, était de se forger une opinion, à partir des mesures réalisées, sur le niveau de doses que les populations allaient probablement recevoir et de vérifier si ces doses restaient en deçà des seuils accidentels tels qu’ils étaient définis à l’époque par la Commission consultative de sécurité. Les évaluations faites juste après le tir, au moment où le nuage s’est déplacé vers Tahiti, ont rapidement montré des valeurs certes bien réelles mais qui restaient significativement inférieures aux seuils d’accident.
On retrouve dans les archives des débats sur la nécessité d’informer, ou pas, les populations. Le niveau de dose était jugé faible, ce qui s’est avéré par la suite. Le seuil de mise sous abri en cas d’accident dans une centrale nucléaire est de 10 mSv, le seuil d’évacuation de 50 mSv : les doses reçues à Tahiti sont inférieures à ces valeurs. L’analyse qui a été faite était, je pense, qu’une information aurait pu avoir des conséquences préjudiciables (mouvements de foule, très grand stress de la population…). Les avantages et les inconvénients ont été pesés, et la décision a été prise de ne pas communiquer l’information aux populations.
Quant à savoir à quel niveau et par qui précisément la décision a été prise, c’est forcément au sein de la direction opérationnelle de la Dircen et du Goen, mais je suis bien en peine de vous répondre précisément.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. D’après vous, on a choisi de ne pas informer les populations pour ne pas les stresser ? Le contexte n’est pas celui d’un accident dans une centrale nucléaire mais d’un tir atmosphérique d’une arme nucléaire. Considérez-vous le tir Centaure comme réussi ou raté ?
M. Jérôme Demoment. Il est clair qu’il ne s’est pas déroulé comme prévu : un tir qui se serait déroulé correctement n’aurait pas provoqué de passage du panache sur des zones habitées. Il a conduit à ce que l’on appelait à l’époque une « situation accidentelle ».
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pouvez-vous le qualifier ? Était-il réussi ou raté ?
M. Jérôme Demoment. Du point de vue de l’impact sur la population, on peut dire qu’il était raté. Du point de vue technique, il a apporté des éléments.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous parlons, ici, des populations. Il y a un principe de précaution à respecter, non ?
M. Jérôme Demoment. Je l’ai dit dans mon propos liminaire, le principe de précaution n’existait pas à cette époque. La logique du référentiel d’alors était qu’un tir qui se déroule correctement ne doit pas conduire à des retombées sur des zones habitées ; sinon, on est dans une situation accidentelle et on réalise rapidement des mesures de radioactivité sur l’ensemble du territoire afin d’évaluer le niveau de dose qui pourrait être reçu par les populations, donc la nécessité d’informer, voire de protéger.
M. Laurent Bourgois, expert auprès de la direction des applications militaires. L’utilisation de lugol, c’est-à-dire d’iode stable, n’était pas à l’époque une méthode établie et maîtrisée ; on en connaissait mal les effets secondaires, notamment chez les enfants.
Son utilisation n’a été généralisée qu’après l’accident de Tchernobyl, en 1986. Les premiers textes réglementaires français sont publiés en 1997. Les critères pour la prise d’iode stable sont établis en 1999 à 100 mSv à la thyroïde. Cette valeur n’a pas été atteinte lors de l’essai Aldébaran notamment.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous dites que l’utilisation du lugol n’a été maîtrisée qu’après 1986. Mais, en 1966, au moment du tir Aldébaran, il y a 20 litres de lugol qui ont été embarqués dans La Coquille, le bateau qui allait, juste après le tir, vérifier l’état de santé des populations. Comment expliquez-vous cela alors ?
M. Laurent Bourgois. Les premières études sur l’iode stable remontent aux années 1950 ou 1960 : l’idée est de saturer la thyroïde avec de l’iode stable afin de diminuer la dose d’iode radioactive fixée par l’organisme. Mais le lugol reste un médicament, dont il est nécessaire d’étudier les effets secondaires. Ce n’est qu’en 1986 que les gens ont vraiment étudié l’iode stable sous cet angle du médicament.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Mais alors, pourquoi en avaient-ils emporté 20 litres ? Je ne comprends pas.
M. Jérôme Demoment. Ce produit était considéré comme pouvant servir à gérer certaines situations. Le débat a eu lieu, les gens se sont posé la question. L’argument déterminant a, je pense, été le niveau de dose estimé : les retombées d’Aldébaran étaient bien inférieures au niveau d’un accident. L’analyse en termes de bénéfice et de risque pour l’utilisation du lugol, médicament dont les effets secondaires n’étaient pas maîtrisés, a mené à ne pas distribuer le produit.
M. Yoann Gillet (RN). Je ne connais pas la Polynésie, et je suis un politique, pas un scientifique : je vais donc essayer de prendre un peu de hauteur et vous parler sereinement.
Je salue le CEA et ses personnels, dont l’expertise est mondialement reconnue.
Merci tout d’abord pour votre propos liminaire extrêmement riche et didactique.
Les populations locales ont été traumatisées par les essais nucléaires, c’est indéniable : il faut respecter l’ensemble des protagonistes de cette histoire. J’ai constaté qu’aucune étude (ni celle de l’Inserm, ni celles de l’Observatoire de la santé des vétérans) n’a pu démontrer une surmortalité chez les personnels militaires mobilisés lors des essais nucléaires. Mais la population s’interroge, à juste titre ; le traumatisme est encore bien présent, tant que les gens déjà nés à l’époque que chez leurs descendants. C’est à cela, je pense, que le président de la République faisait référence en parlant de notre dette.
S’agissant des archives, vous disiez que les données du terme source permettraient de reconstituer la composition de l’arme. Anticipant de futures interventions auxquelles on peut s’attendre, je comprends que les adversaires de l’arme nucléaire pourraient avoir envie que certaines données soient communiquées, afin d’affaiblir voire de supprimer la dissuasion nucléaire française. Mais la situation internationale démontre le caractère indispensable de cette dissuasion.
Vous n’êtes pas militaires, mais pouvez-vous revenir sur l’importance de conserver le secret autour de la dissuasion nucléaire ? Quelles données permettraient à d’autres pays, éventuellement ennemis, de reconstituer notre arme ? Que contient précisément ce terme source dont nos adversaires ne disposeraient pas ? Encore une fois, n’étant pas scientifique, je ne sais pas ce que ces mots recouvrent.
M. Jérôme Demoment. Le risque premier posé par le fait de rendre public ce type d’informations n’est pas tant d’affaiblir la dissuasion française que de permettre à divers acteurs internationaux d’avoir une dissuasion crédible et de constituer une menace.
Le « terme source » désigne la somme de tous les radioéléments générés au moment du fonctionnement de l’arme pendant les réactions nucléaires. Ces données sont par définition très sensibles : si elles ne permettent pas d’obtenir le design complet de l’arme, leur connaissance permet en revanche de savoir précisément quels matériaux fissiles ont été utilisés et quelle disposition a été mise en place pour arriver à des armes optimisées. Cela aiderait à développer des armes plus performantes, plus légères, plus petites, qui pourraient être placées dans un missile plus facile à développer. La priorité est de ne pas simplifier la tâche de quelqu’un qui souhaiterait se doter d’une dissuasion nucléaire au moyen d’armes optimisées et plus facilement intégrables dans un système.
Pour éviter de simplifier la tâche de quelqu’un qui voudrait se doter d’une dissuasion performante, les informations à protéger sont nombreuses : le terme source, directement lié à la réaction ayant lieu pendant l’essai nucléaire ; tous les composants de l’arme, dont beaucoup sont spécifiques et ont donné lieu à des développements pendant de très nombreuses années en France. Telles sont les données que nous protégeons.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Nous avons auditionné d’anciens militaires présents lors des essais atmosphériques. Vous avez rappelé les conditions dans lesquelles ils étaient réalisés, les bombes étant d’abord placées sur des barges, puis montées par des ballons. Eux nous ont parlé de « bombes sales » (sans en préciser le nombre), qui n’avaient pas pu être levées suffisamment haut pour éviter des retombées.
Par ailleurs, ils nous ont décrit leurs conditions de travail : la protection des militaires, des travailleurs civils et des populations n’était pas forcément au rendez-vous. Je crois savoir que seuls cinq essais atmosphériques sont considérés comme étant susceptibles d’avoir dépassé la dose de 1 mSv : vu la manière dont cela se faisait, j’ai du mal à croire que seuls cinq essais aient été supérieurs à ce seuil.
On a compris ce qu’il fallait penser du seuil retenu par le Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires). Son calcul, dans lequel vous intervenez, présente deux caractéristiques majeures. Tout d’abord, la reconstitution de la dose reçue s’appuie sur des synthèses transmises par le CEA à l’époque et non sur des mesures précises pour chaque personne, alors que les victimes vont plaider individuellement auprès du Civen. Ensuite, la formule de calcul a été validée par l’AIEA. Certains nous ont dit qu’ils aimeraient pouvoir en discuter ; il ne s’agit pas forcément de tout remettre en cause mais d’en débattre avec des experts indépendants. Que pensez-vous de cette proposition ?
M. Jérôme Demoment. La notion de « bombe propre » a pu générer des polémiques que je comprends parfaitement. Aucun essai nucléaire générant une retombée radioactive ne peut être considéré comme propre. L’expression a été utilisée dans le Livre blanc sur les expérimentations nucléaires de 1973, établi par l’État dans un contexte de pression diplomatique forte sur la France, qui poursuivait alors ses essais nucléaires. La notion d’essai « particulièrement propre » a été explicitée : elle était comparée aux essais sur barge qui, eux, généraient des retombées assez importantes d’éléments qui avaient été brassés dans le nuage radioactif et s’étaient ensuite déposés à la surface. Pour répondre clairement à votre question, dès qu’un essai génère une retombée, il est difficile de parler d’essai propre, et ce n’était pas du tout la notion défendue à cette époque.
S’agissant de la protection des opérateurs, les différents témoignages ont fait état d’un sentiment qu’il y avait deux poids, deux mesures dans la façon dont les gens étaient équipés et protégés. Certes, les personnes déployées sur le dispositif pouvaient porter des protections différentes mais l’important est de savoir à quel moment elles intervenaient : une personne qui, du fait de son profil et de ses compétences, par exemple quelqu’un du CEA, était au contact direct, très proche du point de tir et donc soumise, juste après le tir, à un rayonnement important, disposait en effet de moyens de protection adaptés pour lui permettre de faire face à cette situation, qui était très transitoire. Après l’explosion et une fois le nuage passé, elle pouvait se déplacer et être amenée à croiser d’autres personnes (des militaires, des Tahitiens) qui, n’ayant pas du tout le même profil, n’étaient pas engagées au même moment pour faire la même chose. Ces personnels étaient donc amenés à se croiser alors qu’ils n’avaient pas les mêmes moyens de radioprotection, mais ils n’étaient pas soumis aux mêmes doses, à la même configuration le jour de l’essai.
La définition des moyens de protection était la même pour tout le monde, quelle que soit l’origine de la personne, son organisme de rattachement. La seule chose qui faisait foi, c’était l’analyse du poste de l’opérateur : ses moyens de protection étaient définis en fonction de ce qu’il allait faire, du moment et de l’endroit où il allait intervenir, et non de son organisme d’origine.
S’agissant des doses, lorsque tout se déroulait normalement, le nuage radioactif ne devait pas générer de retombées sur les parties habitées. Seuls les essais pour lesquels il y a eu un écart par rapport aux prévisions, les conditions météorologiques faisant que le nuage radioactif a survolé transitoirement des zones habitées, ont généré des retombées ; c’est la raison pour laquelle leur nombre peut sembler restreint. Je l’ai indiqué dans le document de 2006 : les retombées des quarante et un essais ont été évaluées et c’est bien cela qui a permis de faire le tri entre les essais ayant eu un impact et ceux qui n’en ont pas eu.
M. Laurent Bourgois. La méthode de calcul consiste à prendre les valeurs de l’époque dans les postes de contrôle radiologique dans les atolls habités.
Il existe plusieurs types de mesures. Tout d’abord, nous sommes capables de mesurer la radioactivité dans le nuage quand il passe : c’est ce que l’on appelle l’activité volumique, qui permet d’accéder à la dose prise par inhalation d’une fraction du nuage. Ensuite, nous déterminons l’exposition externe, lorsque le nuage passe au-dessus de vous. C’est une mesure classique effectuée directement et non par un laboratoire. Puis on calcule la radioactivité déposée au sol par le nuage, qui sera beaucoup plus importante s’il y a eu des pluies. Cela nous donne l’exposition externe par le sol, celui-ci devenant une source. Toutes ces mesures relèvent du SMSR.
Le SMCB mesure quant à lui les bio-indicateurs relatifs aux poissons, au coprah, à l’eau de coco, etc. Il s’agit de déterminer la dose due à leur ingestion. Il est donc très important de connaître la ration alimentaire de l’époque car la dose diffère fortement selon que l’on mange 2 ou 50 kilogrammes de coprah. Nous la calculons non pas en interrogeant les personnes pour savoir quelles quantités elles pensent avoir mangées à l’époque des tirs mais en nous fondant sur des documents d’époque. Ceux-ci émanent du SMSR ainsi que de divers organismes qui avaient fait le tour des atolls pour savoir quelle était la ration alimentaire que prenaient les habitants. La méthode consiste à additionner les contributions de chacun des atolls pour obtenir ce que l’on appelle la dose efficace.
M. Jérôme Demoment. Le calcul n’était pas individuel parce qu’on ne disposait pas des données pour chaque personne. Nous avons essayé d’adopter l’approche la plus représentative possible des situations réelles, en étant raisonnablement majorant pour pouvoir couvrir les incertitudes évoquées par différents acteurs, dont l’ASNR lors de son audition. L’idée n’était pas de trouver le pire des cas en fixant tous les paramètres dans la position la plus défavorable car cela n’était pas jugé représentatif de la réalité. Il ne s’agissait pas non plus de ne retenir que les valeurs positives ou les scénarios les plus optimistes. L’objectif était, sur la base des témoignages, des enquêtes de rations alimentaires et des mesures de différents éléments, de construire un scénario couvrant les habitudes locales et les modes de vie des personnels pour en déterminer une dose applicable à un collectif de population raisonnablement pénalisant.
Mme Dominique Voynet (EcoS). L’avantage, quand on discute avec des scientifiques, c’est que l’on est confronté à des données objectives, ou du moins objectivables, qui ne dépendent pas des convictions personnelles ou politiques des personnes qui les examinent ; c’est assez rassurant.
Je ne cherche pas à reconstruire des responsabilités, ni à mettre quiconque en accusation. Toutefois, je m’interroge car nous avons reçu de nombreux témoignages de personnes disant qu’elles n’avaient jamais porté de dosimètre, ni d’équipement individuel de protection, ou bien qui avaient constaté que les abris des civils n’étaient pas les mêmes que ceux proposés aux militaires. On nous a aussi rapporté des témoignages sur les procédures de lavage des appareils de décontamination, par exemple à Hao, qui laissent penser que des personnels ont pu être exposés à de la radioactivité ayant ruisselé ou s’étant écoulée dans l’océan. En outre, des déchets ont été laissés sur place, lagonisés ou océanisés. J’aimerais donc en savoir plus sur votre stratégie de traitement des déchets.
Plus largement, comment les protocoles de surveillance des populations et des agents ont-ils été élaborés ? Ont-ils évolué au fil du temps ? N’était-il pas déraisonnable de faire voler des avions avec des êtres humains au milieu du nuage pour aller récupérer des données sur les radionucléides ? Était-il normal d’océaniser des déchets au large d’Amanu, le petit atoll au nord de l’unique passe de Hao, là où la plupart des poissons entrent et sortent ?
Deuxième sujet, j’aimerais explorer avec vous la question de la chaîne de décision. Qui décide de quoi ? Qui sait quoi ? Comment cela est-il organisé entre le ministère de la recherche, le ministère des Armées, le Premier ministre, le Président de la République et les agents de terrain ? Il se trouve que j’ai été membre d’un Gouvernement et que je faisais partie des nombreuses cotutelles du CEA. L’un de ses directeurs m’avait dit que cela l’arrangeait d’avoir beaucoup de tutelles parce que c’était comme s’il n’en avait aucune (on connaît bien cette mécanique). Or je ne me souviens pas avoir jamais reçu la moindre information sur le suivi radiologique des atolls ou sur le suivi des essais nucléaires. J’aimerais savoir comment on décide, comment on surveille.
Je pense par exemple à l’acheminement sur zone des différentes composantes de la bombe. Comment cela se passe-t-il depuis les lieux de production des têtes nucléaires jusqu’à un aéroport militaire, puis jusqu’en Polynésie ? A-t-on toujours sollicité l’accord des États qu’on survolait ? Je ne suis pas sûre que vous le sachiez mais il est intéressant de reconstituer le trajet et de savoir comment on a travaillé.
M. Renaud Meltz, historien que vous connaissez bien, nous a dit que les gens du CEA étaient extraordinairement compétents, qu’ils avaient le sentiment d’avoir fait des choses exceptionnelles, et qu’il n’était pas exclu que cela ait pu les conduire à considérer qu’on pouvait parfois s’affranchir des règles communes. Avec un regard rétrospectif, confirmez-vous que cela a pu arriver ou bien avez-vous toujours tout fait valider par le pouvoir politique, par votre tutelle ou par les ministères qui vous pilotaient ?
Mon dernier point concerne la déclassification de certains documents. Je comprends parfaitement ce que vous dites s’agissant de la nécessité de garder confidentielle la liste des radionucléides et de leur dosage dans le terme source ; il en va de même pour les données personnelles. En revanche, est-il impossible de rendre publics les fameux protocoles ? Pourquoi les habitants de Tureia n’ont-ils jamais obtenu les résultats de la spectrométrie gamma qu’ils ont passée à la recherche de strontium 90 ? Il n’y a aucune raison de pas rendre publics les résultats de ces analyses.
Si l’on veut un consensus national sur une arme dont vous nous dites qu’elle est indispensable à l’autonomie de la défense française et à sa sécurité, le CEA a d’assez jolies marges de progression dans la qualité de son dialogue avec la société civile, qui ne cherche pas à vous maltraiter en utilisant la science. Nous avons besoin de savoir car nous sommes curieux !
M. Jérôme Demoment. Pour ma part, j’ai beaucoup de chance car je n’ai qu’une seule tutelle : celle du ministère des Armées. Elle est claire et nos échanges ont le mérite d’être très formalisés ; les militaires ont une grande qualité : ils sont très organisés. L’information était totalement partagée entre le CEA et le ministère des Armées, dans une organisation qui avait le mérite d’être claire, avec des responsabilités à différents niveaux. En aucun cas, ce caractère multitutelles ne peut être un désavantage, au contraire : c’est une chose essentielle quand on veut mener une activité opérationnelle et être efficace.
Je souhaite par ailleurs réagir aux propos de M. Meltz. J’ai passé trente ans à la DAM, j’y ai effectué toute ma carrière et je peux affirmer qu’à aucun moment les salariés du CEA n’ont développé le sentiment d’être au-dessus des lois ou d’exercer une activité qui ne serait pas soumise à des règlements et dont il ne faudrait rendre compte à personne ! Nous aurons prochainement l’occasion de visiter ensemble le centre de Valduc, où les équipes sont soumises à des dizaines d’inspections et de contrôles, à des règles concernant la sûreté nucléaire, la sécurité pyrotechnique, la radioprotection. Je trouve cela tout à fait normal. Nous avons des devoirs et nous devons rendre des comptes. Je peux vous assurer que chaque salarié de la DAM est parfaitement conscient du caractère sensible de ses activités et des conséquences qu’elles peuvent avoir. Il est exact que la culture de la protection de l’information est profondément ancrée en chacun des agents mais ils ne se sentent pas pour autant au-dessus de la loi ni déchargés de toute obligation d’information sur leurs activités.
S’agissant des transports, ils étaient réalisés dans le respect des réglementations en vigueur ; nous aurons l’occasion d’en discuter plus précisément quand vous viendrez à Valduc. Je ne connais pas tout mais je peux vous affirmer que la France survolait des territoires qui étaient les siens : il n’y avait pas de transit. De plus, on ne transportait pas l’arme constituée : il n’y a pas eu de transport d’une bombe dans un avion survolant la moitié de la planète. C’est d’ailleurs une des raisons expliquant que la destination polynésienne n’était pas envisageable dans un premier temps : il fallait disposer de moyens d’allonge aérienne permettant de faire les escales sur le territoire français, afin de ne pas avoir à survoler un territoire étranger pour transporter les matériels qui devaient rejoindre le site d’expérimentation nucléaire.
Concernant le sentiment que les populations avaient sur le dosimètre et sur les moyens de protection, il est clair, avec le recul, que nous sommes probablement passés à côté de quelque chose en matière d’information. Nous devons progresser pour être capables de donner aux gens une information qui les rassure sur ce qui a été fait. Je suis convaincu que ces témoignages ont été faits en toute bonne foi mais si des gens se sont croisés sur le site des essais avec des moyens de protection différents, c’est parce qu’ils ne sont pas intervenus au même moment pour faire les mêmes choses. La définition des moyens de protection reposait sur des règles identiques pour tout le monde, quel que soit l’organisme de rattachement ou la provenance des personnels. Nous pourrons vous fournir des informations plus précises mais il n’y a pas de doute sur cette question.
S’agissant du traitement des déchets, il est vrai que cela peut surprendre, en 2025, de parler d’océanisation et de lagonisation. Je n’ai pas de jugement personnel sur cette question mais je rappelle que, jusqu’au début des années 1980, la pratique courante était la dilution : les essais étaient aériens, on diluait dans la haute atmosphère et on mettait les déchets au fond de l’océan. La dilution des déchets radioactifs était admise par tous. Cette pratique s’est arrêtée en raison d’une prise de conscience au niveau international qui a entraîné une évolution de la réglementation et une interdiction de la dilution. La France s’est mise en conformité avec cette réglementation : elle a arrêté d’océaniser et de lagoniser les déchets produits sur le site du CEP et a ensuite procédé à leur enfouissement sur le site de Moruroa.
Je considère que les choses ont été gérées de façon raisonnable et plutôt rigoureuse. Il existe deux types de déchets. Tout d’abord, les produits issus de la réaction nucléaire lors des essais souterrains ont été enfouis au fond du puits et sont maintenus dans la couche basaltique. Ensuite, les déchets industriels générés par l’activité menée sur le site ont fait l’objet d’un enfouissement dans deux puits sur l’atoll de Moruroa, à des profondeurs importantes, aux alentours de 1 000 mètres. Leur confinement est géré de la même façon que pour l’engin nucléaire que l’on testait en souterrain, en profondeur, avec un bouchon en béton et en prenant toutes les mesures permettant d’assurer que l’entreposage des déchets radioactifs présente des garanties de confinement dans la durée.
Au-delà de mon appréciation personnelle, tout le dispositif de suivi des atolls de Moruroa et de Fangataufa (plus de 350 mesures régulières de la radioactivité sous toutes ses formes dans les atolls, leur voisinage proche et un peu plus loin) montre que la radioactivité est présente à l’état de trace, à des niveaux qui ne sont pas supérieurs à ceux que l’on trouve dans les autres régions de la Polynésie. Cela confirme que la libération de radioéléments depuis les déchets et depuis les puits de tir n’a pas lieu et que nous assurons un bon confinement de ces éléments.
Je vous propose d’entendre Jean-François Sornein, qui a vécu les essais très directement et qui peut donc vous expliquer quels moyens de protection étaient fournis sur le terrain et apporter un éclairage sur le transport.
M. Jean-François Sornein, expert auprès de la direction des applications militaires. J’ai vécu les essais souterrains de 1979 jusqu’à la fin. Je n’ai pas participé aux expériences aériennes mais j’ai recueilli beaucoup de témoignages de collègues qui les avaient vécues. Sur le plan des équipements de protection, j’ai travaillé sur les post-forages : on allait, après l’essai, prélever des laves fondues par le tir pour les besoins du diagnostic radiochimique et pour accéder au fonctionnement détaillé de l’engin. Cela se terminait par une phase où l’on était « en chaud » puisque le forage pénétrait dans la cavité pour prélever les laves. En général, on mettait une quinzaine de jours à arriver jusqu’à la cavité ; si le forage était plus difficile, cela pouvait prendre un mois. Tout cela se faisait avec des techniques qui permettaient de gérer la radioprotection correctement. Les équipes comprenaient des techniciens, des foreurs, des ingénieurs, dont beaucoup étaient polynésiens. Nous avions tous les mêmes pratiques : passage à la cabine vestiaire-douche mobile en entrant, prise d’équipement, travail, sortie avec contrôle douche. De ce point de vue, nous étions tous équipés de la même façon, que l’on soit du CEA ou de Forex Schlumberger, par exemple. Nous vivions ensemble, en collectivité, avec les mêmes règles et avec une très bonne compréhension par tous (on y veillait sur ce genre de chantier) des principes de la radioprotection. C’était une expérience vraiment très collective.
Il est vrai que les contraintes radiologiques n’étaient pas les mêmes que pour les essais aériens. Certains se sont étonnés, de bonne foi, d’avoir pu se tenir en short et en sandalettes sur le pont d’un bateau ; il n’y a pourtant aucun rayonnement ionisant à 20 kilomètres, puisqu’ils sont arrêtés très rapidement. S’il y a bien un flash de lumière qui apparaît, il n’est besoin ni de dosimétrie ni de protection autre que celle des rétines. Cette approche était donc tout à fait adaptée aux expositions (plus limitées que du temps des essais aériens) pouvant survenir au cours des essais souterrains, notamment sur les postes liés au forage.
Je l’ai souvent constaté, les éléments d’armes arrivaient par des voies différentes, et cette précaution était respectée jusqu’au dernier moment. Ils n’étaient rassemblés qu’une fois le conteneur rendu au-dessus du point zéro, ou bien sur la barge. Des équipements de radioprotection assez simples, car les éléments étant protégés jusqu’au bout, étaient prévus pour toutes ces procédures. Pour éviter tout détournement de matière, un contrôle de la protection physique des éléments était également assuré à toutes les étapes.
J’ai participé au transport retour des prélèvements radiochimiques dont il fallait renvoyer quelques kilogrammes vers le laboratoire de Bruyères-le-Châtel. Les DC-8 de la compagnie de transport aérien ministérielle prenaient en charge un petit château de plomb contenant la lave dans un conteneur adapté. Un premier vol nous menait de Mururoa à Hao, où nous faisions le plein, puis nous volions jusqu’à Pointe-à-Pitre. Une seconde étape nous permettait de rejoindre la métropole. Le trajet était le même dans l’autre sens, et les règles étaient tout aussi rigoureuses, y compris lors de l’escale à Pointe-à-Pitre.
M. Jérôme Demoment. Vous nous avez aussi demandé s’il était raisonnable de laisser un avion traverser le nuage et nous avez interrogés sur le nettoyage des appareils. Il est important de rappeler que des protocoles étaient définis et que les retours d’expérience des opérations étaient analysés. L’approche consistait à évaluer systématiquement le rapport bénéfice-risque : l’opération était-elle absolument indispensable ? Pouvait-on s’en passer ? Faire autrement ? Lors des commissions consultatives de sécurité notamment, le déroulement du processus était analysé afin de déterminer les éventuelles adaptations à y apporter, en fonction de la contrainte opérationnelle liée à l’obtention des informations d’une part, et des difficultés de mise en œuvre d’autre part.
M. Laurent Bourgois. Nos services médicaux disposent encore des résultats des mesures anthropogammamétriques des travailleurs du CEA et de ceux des entreprises extérieures, mais pas des résultats concernant la population : ceux-ci doivent être détenus par l’armée ou par la collectivité de Polynésie.
M. Jérôme Demoment. Le CEA dispose des examens médicaux de l’ensemble de ses salariés, y compris polynésiens. Ces éléments sont accessibles et peuvent être transmis sans aucun problème aux personnels intéressés.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’ai rencontré en décembre dernier, sur l’atoll de Anaa, deux anciens travailleurs polynésiens sur le CEP, parmi les derniers encore en vie. Alors qu’ils ont travaillé pour le CEA puis pour le CEP pendant plusieurs années, dès 1963, ils ne perçoivent toujours aucune pension : les sous-traitants qui les employaient ayant disparu, leurs demandes sont restées sans réponse. Le fait que vous disposiez de leurs dossiers médicaux signifie qu’il existe bien une trace de leur travail. Comment expliquez-vous cette situation ?
Le passage des essais atmosphériques aux tirs souterrains a-t-il été préparé ? Une étude préalable des sols a-t-elle été menée ? Quand les forages ont-ils commencé ? Pour quelle raison est-on passé des tirs sous atoll aux tirs sous lagon ? Est-ce parce qu’il n’y avait plus de place sous la couronne corallienne de Mururoa pour un 153ème puits, comme me l’a récemment expliqué un ancien travailleur ? Vous n’avez pas assez insisté, par ailleurs, sur le fait que des forages annexes devaient être réalisés à la diagonale du forage principal pour pouvoir récupérer les données.
Peut-on affirmer qu’il n’y a plus de risques radiologiques en surface depuis 1975 ? J’aimerais à cet égard que vous nous parliez des quarante-deux fuites intervenues pendant la phase d’essais souterrains, que le CEA a reconnues.
Qu’avez-vous à dire, enfin, au sujet de Meknès ?
M. Philippe Sansy, directeur adjoint des applications militaires. Il faut distinguer deux catégories de personnels. Nous disposons des dossiers médicaux complets de ceux qui avaient un contrat de travail avec le CEA, qu’ils soient métropolitains ou polynésiens : nous en avons environ 13 000, dont 4 500 de métropolitains. Nous sommes encore parfois sollicités pour délivrer des attestations visant à faire valoir des droits. Les personnes ayant travaillé directement pour le CEA peuvent donc s’adresser à nous ; nous ferons les recherches nécessaires pour les retrouver.
S’agissant des personnels qui travaillaient pour les entreprises sous-traitantes, il est assez rare en revanche que nous en ayons trace. Ils peuvent s’adresser à nous mais il est peu probable que nous puissions leur répondre : leurs dossiers médicaux ont été repris par l’Association interprofessionnelle des centres médicaux et sociaux de santé au travail de la région Île-de-France (ACMS), vers laquelle ils doivent se tourner. Cette démarche est néanmoins plus difficile à mener, surtout à distance. Sans doute y a-t-il là un point à creuser.
M. Jean-François Sornein. À partir de 1971-1972, on s’est dit qu’il serait bien de passer aux essais souterrains et on a fait pour cela plusieurs reconnaissances. La première a eu lieu à Eiao, une île inhabitée des Marquises. Le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) y a mené une campagne de forages en 1972-1973 pour le compte du CEA, dans le but de trouver un site adéquat sur une île haute. Cette campagne a montré que les formations géologiques d’Eiao étaient peu propices à la réalisation de travaux souterrains et au confinement d’essais nucléaires.
S’est alors posée la question de réaliser les essais à Moruroa, dont on ne connaissait que la petite partie émergée et il a fallu reconnaître le massif. On savait qu’il y avait un édifice volcanique en sous-sol mais on ne connaissait ni l’épaisseur de la couronne corallienne ni la qualité des terrains. La couronne, qui n’était déjà pas considérée comme un milieu favorable aux essais, serait-elle facile à forer ? Les puits seraient-ils stables et utilisables ? Plusieurs forages de reconnaissance ont été réalisés à Fangataufa et Moruroa, selon des techniques minières classiques qui ont permis d’atteindre 1 100 mètres en une huitaine de points au total. De premières campagnes géophysiques ont permis par ailleurs de comprendre la géométrie du massif volcanique et ont confirmé que la faible perméabilité des terrains les rendait propices à la réalisation d’essais souterrains bien confinés.
Les premiers forages de grand diamètre ont été réalisés sous la couronne corallienne de Fangataufa en 1974, tandis que la campagne d’essais aériens se poursuivait à Moruroa. Puis les deux premiers essais souterrains ont eu lieu en 1975. Ils ont permis de mesurer les sollicitations sismiques auxquelles allaient être soumises les personnes et les installations en surface. Alors qu’il y avait très peu d’installations permanentes à Moruroa du temps des essais aériens (puisqu’on quittait l’atoll à chaque fois), il avait en effet été décidé d’installer une base vie. On a ainsi pu déterminer la distance qu’il fallait respecter entre cette base et le tir pour ne pas endommager les installations, et définir des règles de protection. Avec ces premiers essais à Fangataufa, on a pu caler les modèles dans ce milieu très particulier.
Une fois les deux premiers tirs qualifiés du point de vue technique, on a fait la même chose sous la couronne corallienne de Moruroa qui est assez longue (une quinzaine de kilomètres d’un côté, plus de vingt-cinq de l’autre) mais aussi très étroite. Cette configuration imposait d’implanter les tirs en ligne et non en damier. Pour éviter toute intersection entre zones fracturées, et pour conserver des zones de terrain non affectées, une distance minimale à respecter entre deux puits avait été fixée. Au final, un essai pouvait être réalisé tous les 500 mètres : la place était donc assez limitée.
Après quelques années, il a été envisagé de passer sous lagon. Cela a pris du temps, car il a fallu faire construire des équipements spécifiques comme la plateforme autoélévatrice Tira – tir sous lagon. Celle-ci pouvait être déplacée par flottation et remorquage, ses trois pieds montés sur crémaillère pouvant ensuite se poser au fond du lagon. Au-dessus, un derrick permettait de réaliser des forages de grand diamètre. Le projet de passer au tir sous lagon, qui s’appelait également Tira, a démarré en 1977 environ. Lorsque je suis arrivé pour la première fois à Moruroa en octobre 1979 en tant que géologue, j’ai suivi les premiers forages visant à reconnaître les 200 à 250 mètres de couronne corallienne sous le lagon. Il s’agissait d’évaluer la nature des matériaux volcaniques (un peu plus sableux et moins indurés que ceux de la couronne récifale) pour déterminer si un forage de grand diamètre pourrait s’y tenir seul ou s’il faudrait le tuber pour éviter qu’il ne soit rebouché par les sables.
Le premier tir opérationnel a finalement eu lieu en 1981. Les moyens dédiés aux activités sous lagon ont progressivement été augmentés et une deuxième barge est arrivée, la barge de forage et de manutention. À partir de 1986, l’ensemble des tirs ont ainsi pu être réalisés sous lagon. Il restait de la place sous la couronne, mais cela offrait des possibilités beaucoup plus larges et permettait une gestion assez souple des points de tir et des contraintes d’implantation : il fallait en effet vérifier la qualité géologique du terrain, respecter la distance entre deux tirs et ne pas réaliser de trop nombreux forages à l’avance, de crainte qu’un tir ne les fasse ébouler.
Voilà pourquoi nous sommes passés aux essais sous lagon à Moruroa, avant de travailler à une extension à Fangataufa à partir de 1986-1987. À partir de 1983, nous avions en effet observé que, dans la zone nord de Moruroa, les tirs avaient provoqué une déstabilisation des formations profondes de calcaire crayeux qui sont à la base de la couronne récifale. Nous avons réalisé des forages pour comprendre ce qui se passait. Le calcaire avait commencé à se déformer très légèrement, entraînant un mouvement en substance. De ce fait, nous avons limité les sollicitations dans cette zone et réalisé les essais de forte énergie à l’autre extrémité de l’atoll ; en passant dans le lagon de Fangataufa, nous avons même pu les réduire considérablement.
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Les essais portent des noms comme Licorne, Cassiopée ou Centaure. Comment ces noms étaient-ils choisis ? Ne servaient-ils pas à minimiser les essais ou à rassurer la population ? On peut imaginer que des sigles, des numéros ou des noms scientifiques auraient été plus inquiétants.
Madame la rapporteure vous a par ailleurs demandé si, selon vous, l’essai Centaure avait été raté ou réussi. Quant à moi, j’aimerais savoir si vous le considérez comme un accident. À plusieurs reprises en effet, vous avez évoqué les normes relatives aux accidents nucléaires pour justifier les mesures prises ou non à la suite de cet essai.
Si le principe de précaution ne figurait pas encore dans la Constitution au moment de ces essais, l’esprit de précaution existait déjà : pourquoi ne pas avoir préparé et alerté les populations ?
Enfin, les coquillages étaient-ils intégrés aux mesures réalisées dans l’eau et la nourriture autour de Moruroa ? Si oui, selon quelles modalités ?
M. Jérôme Demoment. Je n’ai pas assisté au processus de choix des noms mais je puis vous assurer qu’il n’avait aucunement pour objectif de rassurer la population polynésienne. Lorsque nous réalisons des expériences au Laser Mégajoule, nous leur donnons aussi des petits noms qui sortent du schéma scientifique et technique ; ce n’est pas pour rassurer le personnel du CEA. Il s’agit simplement d’une tradition.
L’essai Centaure a-t-il été un accident ? Par rapport au schéma défini que je vous ai présenté dans mon propos liminaire, il a clairement donné lieu à une situation que l’on peut considérer comme accidentelle puisqu’elle n’était ni nominale, ni conforme aux prévisions. Si cette situation n’a pas donné lieu à une information, c’est parce que des mesures avaient été réalisées et que les niveaux de dose générés par le passage du nuage sur Tahiti avaient été jugés suffisamment faibles pour ne pas devoir entraîner des mesures de précaution, de prévention et encore moins d’évacuation. Pour répondre à votre question, on ne peut pas dire que l’essai se soit effectivement déroulé de façon normale. Il a été mis dans la catégorie des situations accidentelles gérées par le référentiel en place.
Quant à l’esprit de précaution, il était présent. Quand bien même elles étaient jugées peu probables et n’ont jamais été rencontrées, les situations accidentelles qui auraient pu entraîner la mise à l’abri ou l’évacuation des populations étaient prises en compte et ont conduit à prévoir les moyens nécessaires. La prudence était de mise et toutes les éventualités étaient envisagées afin que les situations soient in fine acceptables pour les habitants. Je ne sais pas si elle était guidée par l’esprit de précaution ou par autre chose mais il y avait une volonté de minimiser, dans la mesure du possible, l’impact sur les populations.
Il me semble enfin que l’ensemble des composants de la ration alimentaire, y compris les coquillages, faisaient l’objet de mesures.
M. Laurent Bourgois. Les mollusques étaient effectivement pris en compte, notamment le turbo et le bénitier. Nous enlevions la partie mangeable, la calcinions et l’analysions en laboratoire, par exemple à Mahina. Je précise que si le turbot est un poisson plat, le turbo est un mollusque très prisé en Polynésie.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. On l’y appelle maoa.
M. Philippe Gosselin (DR). Je reviens à la ration alimentaire. Peut-on considérer qu’il y avait, pour chaque tir ou pour chaque secteur de tir, un homme ou une femme type qui aurait été représentatif de la consommation supposée de l’époque et qui pourrait, encore aujourd’hui, servir de référence ?
Par ailleurs, même si l’on risque toujours l’anachronisme à juger les choses d’hier avec les références d’aujourd’hui, estimez-vous, en conscience, que toutes les règles de l’art en vigueur en matière de protection et d’information ont été respectées ? Ne pouvait-on pas estimer, même dans les années 1960 ou 1970, que le fait d'entreposer des déchets dans les bas-fonds pouvait poser problème ?
M. Jérôme Demoment. J’ai effectivement le sentiment que les procédures appliquées étaient tout à fait conformes aux règles de l’art d’alors. La Polynésie française n’a fait l’objet d’aucun traitement particulier : on y appliquait la philosophie et les modes de gestion qui avaient cours partout ailleurs, y compris dans les laboratoires gérés par le CEA en métropole. Les règles appliquées étaient strictement conformes à l’état d’esprit et aux standards qui prévalaient.
Quant à l’alimentation, le souci de définir un scénario type suffisamment représentatif a notamment conduit, en 1971, à dépêcher des militaires dans un atoll, où ils ont observé les mêmes habitudes alimentaires et ont bu aux mêmes sources que la population locale, afin de pouvoir, après un essai nucléaire, mesurer la dose qu’ils avaient reçue et vérifier que les hypothèses correspondaient bien à la réalité. L’objectif était de recueillir des éléments permettant de définir précisément des profils alimentaires aussi proches que possible de ceux des populations locales.
M. Laurent Bourgois. Je ne crois pas qu’on puisse parler d’individu type, mais plutôt d’atoll type : d’un endroit à l’autre, on mange plus ou moins de coprah ou de poisson, on boit plus ou moins d’eau de coco. Il faut donc plutôt raisonner à l’échelle d’une zone en opérant une distinction entre les adultes et les enfants, pour lesquels la ration alimentaire est évidemment différente.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je peux vous assurer que personne ne mange de coprah ! Venant d’un organisme censé s’être penché sur la supposée ration alimentaire type des Polynésiens, cette approximation m’étonne…
M. Emmanuel Fouquart (RN). Les essais se sont déroulés entre 1966 et 1996. Durant cette période, j’imagine que le protocole de sécurisation des tirs a évolué, surtout après le premier accident. A-t-il été réévalué, modifié, amélioré ? Le passage des tirs aériens aux tirs souterrains s’inscrivait-il dans cette démarche de sécurisation ?
Par ailleurs, des personnes auditionnées nous ont indiqué que le CEA ne reversait pas ses documents aux Archives nationales. Disposez-vous d’un véritable service de stockage de vos archives, accessible aux chercheurs qui voudraient consulter des documents sur place ?
M. Jean-François Sornein. La première étape de l’évolution du protocole de suivi des tirs, que je n’ai pas vécue personnellement, fut le passage des tirs sur barge aux tirs sous ballon, qui constituait déjà une amélioration très notable en matière de radioprotection. L’arrivée des essais souterrains a ensuite permis de changer complètement de dimension radiologique locale.
Mme la rapporteure nous avait interrogés sur les fuites observées dans le cadre de ces essais. Pour les réaliser, on faisait descendre dans le sol un conteneur renfermant des instruments de mesure et à l’extrémité duquel était fixé l’engin explosif. Un faisceau de câbles remontant les informations était cimenté dans le puits, avant d’être détruit par l’explosion. Les extrémités de ce faisceau étaient alors soumises à une pression de gaz dans la cavité-cheminée, ce qui pouvait donner lieu à des fuites précoces, le gaz remontant par les gaines jusqu’à la surface. Bien que les quantités ainsi émises soient très limitées, et généralement composées de gaz rares à vie courte, il fallait tout de même les gérer. Nous avons donc pris des précautions, notamment en améliorant la résistance des câbles aux fuites. Une vingtaine de fuites précoces ont été enregistrées, sans jamais poser de problème de radioprotection et en entraînant des rejets très limités de gaz à vie courte, sans conséquences environnementales.
Un deuxième type de fuite pouvait survenir lors des opérations de post-forages, au cours desquelles il nous fallait accéder à la cavité-cheminée. Les conditions étaient généralement favorables au bon confinement des rejets, puisque la cavité n’était alors pas encore remise en eau : selon le procédé classique, on injectait de l’eau par les tiges de forage pour refroidir l’outil et évacuer les débris de roche, mais, dans la zone fracturée proche de la cavité, toute l’eau injectée s’infiltrait sans remonter, ce que les foreurs appellent le « régime de perte ». Il n’y avait donc généralement pas de retour d’eau vers le plancher de forage. Des remontées pouvaient toutefois se produire dans certaines circonstances. L’eau de lagon qu’on venait de déverser étant, dans ce cas, en partie diluée par l’eau séjournant dans la cavité-cheminée, potentiellement chargée d’un peu de tritium et surtout d’iode, il fallait alors prendre des mesures de radioprotection adaptées. Les techniques de post-forage ont donc été améliorées pour éviter ou limiter autant que possible ce type de rejets. Une vingtaine d’opérations ont entraîné des remontées d’eau contenant de l’iode 131 à vie courte, que nous sommes progressivement parvenus à réduire fortement.
Au total, une quarantaine de forages ont donc bien donné lieu à un petit rejet radiologique au moment du post-forage, dans des proportions toutefois dérisoires par rapport aux quantités de radionucléides piégés à long terme dans les cavités-cheminées.
M. Philippe Sansy. S’agissant des archives de la DAM, il est vrai que nous ne versons pas de documents aux Archives nationales car ces dernières délèguent au CEA la gestion de ses propres archives en vertu d’une convention passée en 1985. La DAM ne dispose pas à proprement parler de service d’archives, mais celui du CEA regroupe, à Fontenay-aux-Roses, les documents accessibles au public. Il est effectivement équipé d’une salle de lecture.
La DAM conserve quant à elle surtout des archives intermédiaires, qui peuvent être consultées par les salariés et qui sont principalement composées de documents techniques couverts par les protections du secret. Lorsque nous sommes sollicités, directement ou par le service des archives du CEA, nous appliquons un processus dont nous savons qu’il est parfois jugé trop long. Puisqu’il a également été souligné que nous ne faisons pas d’inventaires, je précise que ceux-ci ne concernent que les archives définitives et qu’ils recensent en outre des dossiers complets, et non chacun des documents qui les composent.
À la réception de la demande, nous effectuons une recherche en renseignant tous les mots-clefs qui nous ont été communiqués, étant entendu que notre travail se limite aux documents dont nous sommes l’émetteur : nous ne recherchons pas ceux qui relèvent d’autres administrations ou ministères. Ces documents sont alors soumis à plusieurs experts, comme ce fut le cas dans le cadre des travaux de déclassification du SHD. La décision de déclassifier un document potentiellement sensible, signée par le directeur des applications militaires ou par moi-même, ne saurait en effet être prise sur la base d’une seule opinion : elle engage notre responsabilité et doit donc reposer sur une combinaison d’avis d’experts. La commission du SHD regroupait ainsi des experts du CEA/DAM, du DSCEN et de la division forces nucléaires. Une fois ces avis recueillis, la déclassification est éventuellement prononcée.
J’ajoute que nous n’étudions pas seulement des documents vieux de plus de cinquante ans, mais aussi ceux susceptibles de faire l’objet d’une dérogation. La DAM ne dispose pas d’une salle de lecture ; si le demandeur ne peut pas se rendre dans le bureau central des archives, nous pouvons scanner les documents et les lui transmettre sous format PDF, puisqu’ils ne sont plus considérés comme sensibles.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Il ressort des éléments que vous avez publiés en 2006 que certains personnels avaient pu recevoir des doses supérieures à 5 mSv, voire à 10 mSv. S’agit-il d’une estimation collective (à l’échelle d’un atoll, par exemple) ou individuelle ? Le cas échéant, le CEA s’est-il montré proactif pour en informer les personnes concernées ?
Certains des intervenants qui vous ont précédés ont évoqué l’effet « travailleur sain », c'est-à-dire le fait que les militaires sont sélectionnés en vertu de qualités susceptibles de les rendre plus résistants aux radionucléides que le reste de la population. Les travailleurs civils employés par le CEA ont-ils suivi un processus de recrutement qui pourrait laisser penser qu’ils seraient également concernés par cet effet ?
Il nous a également été indiqué que le CEA avait traduit un important document rédigé aux États-Unis et consacré aux conséquences des essais nucléaires, sans que la DGA en fasse grand cas. Pouvez-vous apporter des précisions sur ce point ?
M. Jérôme Demoment. Les éléments publiés en 2006 ne portent pas sur des individus : ils concernent les différentes zones qui, pour des raisons principalement liées à la météorologie et à la configuration des sites, enregistraient des niveaux de retombées plus élevés. Les valeurs maximales que j’ai évoquées ont été identifiées pour des zones données et s’appliquent à l’ensemble des personnes qui y étaient présentes à ces périodes.
Je ne crois pas que l’effet « travailleur sain » concerne le CEA, pour une raison simple : les deux critères de recrutement appliqués étaient la motivation de la personne et sa maîtrise des compétences ou du savoir-faire nécessaires pour réaliser l’activité proposée. Aucun critère médical ou physique n’entrait en ligne de compte. La population recrutée par le CEA ne présentait donc, à mon sens, aucune caractéristique particulière.
M. Laurent Bourgois. Le document auquel vous faites référence est probablement un livre rédigé par le Département de la défense américain et traduit en français en 1964, sous le titre Effet des armes nucléaires. Il traite uniquement des effets militaires du nucléaire, c'est-à-dire des effets prompts survenant entre 0 et 1 seconde après l’usage de l’arme, et non des effets du nuage a posteriori.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Il est un site dont on ne parle jamais : celui de Moronvilliers, situé me semble-t-il dans la Marne ou dans la Meuse (peut-être cela vous dit-il quelque chose), où le CEA aurait testé des détonateurs d’armes nucléaires. Plusieurs tonnes d’uranium y seraient entreposées dans des conditions quelque peu opaques. Avez-vous des informations à ce sujet ?
Dans son propos introductif, le président vous demandait de réagir à la publication de l’ouvrage Toxique en 2021. Vous n’avez pas répondu précisément : vous reconnaissez que les données sur lesquelles M. Philippe s’est appuyé étaient correctes mais, dans le même temps, vous avez fait distribuer dans les archipels, en décembre 2022, un livre visant à expliquer, justifier ou rassurer sur les essais nucléaires.
M. Jérôme Demoment. Je n’ai jamais dit que les données utilisées par les auteurs de ce livre étaient correctes : j’ai expliqué qu’ils avaient accès aux données du terme source des six essais ayant occasionné les retombées les plus importantes et qu’ils avaient pu intégrer ces éléments dans leurs calculs. Leur publication n’inclut toutefois pas l’ensemble des éléments nécessaires pour savoir comment ils ont conçu leur processus d’évaluation. Les auteurs ont mis en cause les analyses du CEA, qualifiant les doses calculées « d’enveloppe ». C’est sur ces points que nous avons essayé d’expliquer, le plus factuellement possible, en quoi leurs assertions étaient fausses et pourquoi les calculs de 2006 étaient toujours valables.
Pour répondre au président, s’il est vrai que le CEA a pu sembler se braquer dans sa réponse, ce fut aussi lié à la façon dont les choses ont été présentées. Je peux tout à fait comprendre qu’on se pose des questions sur les calculs effectués en 2006 mais, ce qui a été dit, c’est que le CEA avait menti ! Il ne faut donc pas s’étonner que les réactions aient pu être un peu abruptes. Au-delà de cet épisode, qui est maintenant derrière nous, il n’en reste pas moins que le CEA a communiqué l’ensemble des éléments nécessaires pour que chacun puisse, en toute bonne foi, analyser la pertinence de nos analyses. L’enquête Toxique a contesté certains résultats. Dans le document rédigé en 2022, nous nous sommes attachés à répondre aux assertions qui s’appuyaient sur des éléments suffisamment précis et à expliquer pourquoi les hypothèses sous-tendant le calcul initial ne devaient pas être remises en cause.
Quant au site de Moronvilliers, je vous confirme qu’il me dit quelque chose d’assez précis ; je ne doute d’ailleurs pas que vous sachiez parfaitement où il est positionné. Ce site du CEA a été utilisé, pendant plusieurs dizaines d’années, pour tester des détonateurs, c'est-à-dire des dispositifs permettant de mettre à feu l’explosif pour enclencher la réaction nucléaire. Nous n’y avons jamais réalisé d’essais nucléaires. Évidemment, pour que les tests soient représentatifs, il fallait positionner, autour du détonateur, certains des éléments présents dans l’arme, y compris des matériaux toxiques, dont de l’uranium (pas de l’uranium enrichi, mais de l’uranium naturel). Nous avons également été amenés à utiliser des matériaux pouvant contenir du béryllium. Au total, 2,7 tonnes d’uranium ont été utilisées à Moronvilliers. Ces quantités ont été déclarées aux autorités dès 1997, comme le CEA le fait pour tous ses sites.
Ces matières sont entreposées dans des conditions définies pour assurer leur confinement et éviter qu’elles ne se transfèrent dans l’environnement, ce dont nous nous assurons en conduisant des campagnes de prélèvements et d’essais sur le site et dans son voisinage proche. En 2023, nous avons même décidé de forer trois puits autour du site et d’y installer des piézomètres, afin que des organismes indépendants puissent faire leurs propres mesures. Ainsi, le CEA, en plus de communiquer les résultats de ses mesures dans le cadre des commissions locales d’information (CLI) et de tenir ses données à la disposition de la préfecture et des maires des communes environnantes, permet à des organismes extérieurs d’effectuer leurs propres prélèvements aux environs du site pour se forger une opinion contradictoire. Ces mesures révèlent l’absence de transfert des éléments toxiques entreposés à Moronvilliers dans les nappes phréatiques ou les cours d’eau environnants.
M. Yoann Gillet (RN). À quelles autorités avez-vous déclaré la présence de ces matières dangereuses ?
Vous avez indiqué dépendre de différents ministères de tutelle. Quel genre d’informations transmettez-vous à chacun d’entre eux ?
M. Jérôme Demoment. Comme je l’ai déjà précisé, la DAM, qui est la seule direction du CEA que je connaisse pour y avoir fait toute ma carrière, est soumise à la seule tutelle du ministère des Armées. Notre communication s’adresse donc exclusivement à ce dernier. Le site de Moronvilliers était géré par les équipes de la DAM et relevait donc de ce même ministère.
Les matériaux issus des activités qui y ont été conduites ont fait l’objet d’une déclaration à l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) dès 1997. Un inventaire de ces éléments est régulièrement tenu à jour et communiqué à ses instances. Les résultats des mesures sont quant à elles transmises à la sous-préfecture de la région, et, au moins une fois par an, en CLI, à l’ensemble des maires des communes environnantes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pour répondre à Sandrine Rousseau, la population n’ayant pas eu connaissance des opérations conduites, les noms des tirs n’ont certainement été choisis pour la rassurer : nous n’étions informés ni de l’imminence des essais, ni des noms qui leur étaient donnés.
Les experts que nous avons auditionnés confirment qu’il est impossible, au regard des données qui sont présentées sous forme de moyennes et des incertitudes associées aux calculs, d’affirmer catégoriquement qu’une personne a bien reçu une dose inférieure à 1 mSv, notamment dans le cas du tir Centaure. Comment expliquez-vous, alors, que le Civen y parvienne ?
Vous mentionnez six essais ayant donné lieu à des retombées plus importantes, mais les autres tirs en ont aussi causé. Dans la mesure où la dose reçue correspond au cumul de tous les rayonnements, il me paraît essentiel de prendre en considération l’ensemble des essais. Pourquoi vous être concentrés sur six d’entre eux seulement ?
Monsieur Sornein, vous avez déclaré que le CEA a décidé, en 1971, qu’il « serait bien » de passer aux essais souterrains. Qu’entendez-vous par là ? Que s’est-il passé pour que les autorités décident de faire évoluer les procédures ? Était-ce le résultat de la pression internationale ?
Enfin, vous ne m’avez pas répondu à propos de Meknès.
M. Jérôme Demoment. Située sur le polygone de Moruroa, Meknès était une installation conçue pour mener des expériences de détonique complémentaires aux essais : on faisait réagir des explosifs avec de la matière nucléaire. Après chaque expérience, du personnel décontaminait le local, une cellule fermée et étanche dans un bunker. Effectivement, un incident a eu lieu ; je suppose que c’est l’objet de votre question. Lors d’une opération de décontamination avec des solvants, une étincelle a provoqué une inflammation assez violente des gaz, blessant très grièvement des opérateurs (deux, de mémoire), dont l’un est décédé des suites de ses brûlures. Cet accident n’était aucunement lié à la radioactivité.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous parlons non d’un « incident » mais d’un accident.
M. Jérôme Demoment. Quelqu’un y a perdu la vie : il s’agit d’un accident grave. Si j’ai dit « incident », je vous prie de m’en excuser.
M. Jean-François Sornein. Ce que j’ai connu de près, c’est le programme créé en 1972 pour étudier la faisabilité du passage aux essais souterrains en Polynésie. Je ne suis pas bien placé pour exposer l’architecture des causes politiques et techniques de la décision, mais il s’est fait en 1975. Techniquement, ce n’était pas facile : il fallait non seulement vérifier la possibilité d’effectuer des forages profonds à Moruroa et à Fangataufa, mais aussi réinventer toutes les techniques de mesure. Les essais aériens étaient fondés sur des mesures optiques des événements des premières microsecondes : il fallait trouver de nouveaux types de capteurs. Je ne sais pas pourquoi la décision a été prise, je sais que les essais souterrains ont été possibles en 1975, date à partir de laquelle ils ont été les seuls utilisés ; il n’y a pas eu de période de recouvrement.
M. Laurent Bourgois. Vous nous interrogez sur les calculs de dose. Dans l’ouvrage paru en 2006, nous avons indiqué non des valeurs précises, mais des fourchettes afin de prendre en compte tous les aspects. Selon nous, la méthode de calcul que je vous ai décrite, essentiellement fondée sur des mesures, minimise les incertitudes. Une autre méthode, de calcul formel, consisterait à modéliser mathématiquement le nuage de Moruroa, puis son transport par le vent, sa retombée et le transfert aux aliments ; c’est très compliqué et cela crée beaucoup d’incertitudes. Nous sommes allés directement à la ration alimentaire pour donner les valeurs présentes dans les aliments et nous les avons mesurées.
S’agissant de l’annualité de la dose de 1 mSv, nous avons effectué les calculs par tir. Nous avons repéré les six tirs non conformes en raison de la météo. Il faudrait demander au Civen sa méthode de sommation des calculs. Je suis presque sûr que, pour les atolls qui ont connu plusieurs essais, ils additionnent par année les contributions de chaque tir.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les rapports de tir des quarante et un essais atmosphériques effectués sont-ils tous disponibles ? Les membres du Civen en ont-ils connaissance ?
M. Laurent Bourgois. Je suis sûr qu’ils ont les notes de calcul qui ont permis d’écrire l’ouvrage de 2006. Je pense qu’ils s’en sont servis pour établir des résultats par année et par atoll.
M. Jérôme Demoment. L’ouvrage de 2006 évalue les retombées de la totalité des quarante et un tirs. Par une règle de trois et une comparaison, on doit pouvoir estimer la part des tirs les moins-dosants, à partir des six dont les retombées ont été les plus fortes, qui ont fait l’objet d’une évaluation des doses la plus précise possible.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Qui a élaboré ces notes et calculé les cumuls de doses ?
M. Laurent Bourgois. Les notes par tir, que nous connaissons bien, sont au CEA. Les auteurs de Toxique les citent dans leurs publications scientifiques. Établies en 2006, elles ont permis de faire les calculs publiés dans l’ouvrage de la même année.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. N’y a-t-il pas un conflit d’intérêts ? Le CEA a tout réalisé, de l’organisation des tirs aux calculs (même si l’AIEA a validé ces derniers) en passant par la récolte de données. Tout était centralisé par la même institution, sans arbitrage. Qu’en pensez-vous ?
M. Jérôme Demoment. À l’époque des essais, le CEA était effectivement présent à tous les niveaux, de la spécification des besoins aux mesures radiologiques, en passant par la réalisation de l’expérience. Le nucléaire civil et militaire montait en puissance. Les connaissances et les compétences n’étaient pas pléthoriques ; elles étaient réunies dans un seul organisme, le CEA, responsable des missions afférentes. Dès qu’il était question de nucléaire, les personnes compétentes s’y trouvaient. Cela peut laisser penser qu’il était juge et partie. Avec le temps, l’organisation a évolué et d’autres ont développé ces compétences. L’ASNR par exemple est indépendante du CEA. Dès leur création, ces organismes ont été intégrés au dispositif, notamment pour établir des mesures contradictoires permettant des vérifications. Aujourd’hui, le CEA n’est plus seul à effectuer des mesures de suivi radiologique autour des atolls. Il faut poser la question à la lumière du contexte des années 1960.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous sommes bien là pour étudier les faits dans leur contexte. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’être ingénieur en génie nucléaire pour définir la ration alimentaire d’un Polynésien ni pour constater que, dans certains atolls, les habitants boivent uniquement l’eau de pluie, premier réceptacle des retombées.
M. Jérôme Demoment. Vous avez raison, le CEA n’est pas plus compétent que bien d’autres en la matière ; aussi n’a-t-il pas défini les hypothèses. Il s’est fondé sur des enquêtes de l’Orstoml (l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer), devenu en 1998 l’IRD (l’Institut de recherche pour le développement). Aucun lien n’existait entre le CEA et l’Orstom. J’ai par ailleurs évoqué les expériences menées avec du personnel militaire envoyé sur place pour y vivre une semaine ou deux, observer les pratiques et voir ce que cela pouvait donner. Nous avons rendu publiques les hypothèses choisies, mais nous n’en sommes pas à l’origine.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Vous avez dit que Meknès était un « incident » ; lorsque la rapporteure a relevé l’emploi du terme, vous avez convenu que c’était en effet un « accident », parce qu’il y a eu un mort. En fait, deux personnes sont mortes : l’une tout de suite, l’autre plus tard ; deux autres ont été blessées gravement. Survenu en 1979, l’accident a été suivi d’un grand silence : si l’on n’avait pas retrouvé par hasard des archives établissant les faits, on n’aurait jamais su ce qui s’était passé. Le CEA n’a reconnu l’existence de l’accident qu’en 1993. Combien d’événements de ce genre sont survenus au fil du temps ? Voilà ce qui nourrit le doute dans la population polynésienne. N’auriez-vous pas intérêt à partager plus largement les informations, pour permettre l’écriture d’une histoire commune ? On ne vous reproche pas de ne pas avoir su ce que la science ignorait à l’époque des essais. Mais le moment est venu de jouer franc jeu. Le débat sur la dissuasion nucléaire n’est plus ce qu’il était au moment de la chute du mur de Berlin ; on peut parler plus sereinement.
Meknès n’est donc pas tout à fait ce qui vient d’être dit. Confirmez-vous que cet accident a conduit à ouvrir le site de Moronvilliers ?
M. Jérôme Demoment. Les deux endroits ont abrité des opérations de détonique, mais Moronvilliers a ouvert bien avant Meknès : il n’y a aucun lien de cause à effet. Encore une fois, je vous prie d’excuser l’emploi du mot « incident » : il n’y a aucune ambiguïté, les conséquences sur les travailleurs impliqués ont été bien assez graves pour affirmer qu’il s’agissait d’un accident ; il n’est évidemment pas question de le minimiser.
Vous voulez que nous partagions une vision commune ? J’y souscris pleinement. C’est l’un des intérêts de la présente commission.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L’expérience de Tureia, en 1971, visait à analyser les conséquences du régime alimentaire sur la contamination. Elle impliquait trois personnes, deux plongeurs polynésiens auxquels une alimentation était imposée et un pharmacien qui pouvait se nourrir librement. Pourquoi cette différence de traitement ?
Comment expliquer que les implantations du CEA en métropole entrent dans la catégorie des installations nucléaires de base secrète (INBS), qui entraîne une obligation d’information, mais que les sites du CEA en Polynésie n’en relèvent pas ?
M. Jérôme Demoment. Je ne saurais vous répondre au sujet de l’expérience de Tureia. Nous vous communiquerons une explication ultérieurement.
Certaines installations nucléaires métropolitaines du CEA sont classées INBS du fait de la nature de leurs opérations et de la quantité de matière manipulée. Quant à celles de Mururoa et Fangataufa, elles n’appartiennent pas au CEA mais au ministère des armées ; elles relèvent des installations et activités nucléaires intéressant la défense (Ianid) car elles contiennent des déchets non manipulés et non gérés. À ce titre, elles sont soumises à une obligation d’information.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les archives militaires révèlent que certaines opérations d’océanisation des déchets n’ont pas respecté rigoureusement les protocoles, notamment en ce qui concerne le béton et les vinyles.
Par ailleurs, les cartes des sites de tir mentionnent les puits de stockage PS1 et PS2 dans la zone Denise. Où se trouve le PS2 ? Est-il resté à l’état de projet ? À quelle date a-t-on décidé de réaliser ces puits, quand ont-ils été forés et comment ont-ils été remplis ? Lors de notre visite à Mururoa, l’on nous a expliqué que les déchets les plus toxiques étaient placés au fond et que les puits étaient remplis au fur et à mesure des tirs, ce qui ne paraît pas cohérent.
Enfin, un objet a été trouvé il y a quelques jours dans le lagon de Hao ; il semble s’agir d’un réservoir d’aéronef. Comment réagissez-vous à cette découverte ?
M. Jérôme Demoment. Elle nous a surpris, comme beaucoup. Le CEA a été chargé d’apprécier l’éventuelle contamination résiduelle de ce matériel afin de guider les équipes qui le récupéreront. Nous avons estimé que le risque radiologique était très faible, vu la durée pendant laquelle le réservoir est resté dans un environnement marin, s’il est par ailleurs confirmé qu’il provient d’un avion employé lors des essais. La contamination résiduelle nous paraît suffisamment faible pour que la procédure habituelle soit appliquée.
M. Jean-François Sornein. Je n’ai pas en tête les dates précises des forages ; nous pourrons vous les communiquer. Nous avions prévu de réaliser des puits de stockage profonds et de 84 pouces de diamètre, plus larges que les forages grand diamètre (FGD) classiques de 60 pouces, afin que leur fond ait une capacité importante. Il y avait deux outils de forage grand diamètre dans la couronne récifale de Mururoa. Quand ils n’étaient pas employés pour un forage destiné à un tir, nous les ramenions derrière la zone Denise pour creuser des puits de stockage. Ceux-ci n’ont donc pas été réalisés en une seule fois mais progressivement, quand les machines étaient disponibles.
L’implantation des puits a été décidée au centre du CEA et du ministère des Armées de Villacoublay. Il était prévu que PS2 soit assez proche de PS1 ou PS3 ; je ne sais plus lequel a été utilisé en premier. On n’avait toutefois pas anticipé que le forage et l’utilisation de PS1 ou PS3 pourraient avoir des conséquences sur le futur PS2. Quand on fore en grand diamètre, en effet, on aspire l’eau et les débris de roche par le train de tige, ce qui peut créer une aspiration dans les terrains environnants. Nous avons décidé de ne pas forer PS2 car il était trop près d’un autre puits qui commençait à se remplir, pour ne pas provoquer une circulation autour des déchets. PS2 est peut-être mentionné sur des vieilles cartes, mais il n’a jamais été foré. Les deux autres puits ont été creusés par étapes ; nous pourrons vous en communiquer le déroulement. Ils étaient profonds et larges, de sorte que leur fond soit suffisamment vaste. Nous les avons exploités au fil des besoins, en plaçant dans les parties profondes les produits de type émetteurs alpha, avec différents bouchons. Les inventaires de ces puits sont décrits dans les bilans de l’Andra, qui sont mis à jour tous les deux ans.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ces déchets provenaient-ils des tirs souterrains ou atmosphériques ?
M. Jean-François Sornein. Ils provenaient en partie de la décontamination des sites des essais de sécurité, en zone Colette, au-delà de la zone Denise. Cela représentait des volumes non négligeables de roche contaminée au plutonium.
Une autre partie, moins importante, était constituée de déchets techniques issus de post-forages et de prélèvements dans les cavités. Il arrivait en effet que les carottages effectués dans les cavités produisent davantage de lave que nécessaire (quelques dizaines de kilos, alors que nous n’avions besoin que d’un ou deux). Nous y faisions les prélèvements nécessaires au diagnostic radiochimique des laves de tir, après quoi les matières étaient conditionnées et enfouies dans les puits.
M. le président Didier Le Gac. Qu’en est-il du démantèlement de ces sites ? J’ai une modeste expérience en la matière, puisque dans ma circonscription du Finistère, la centrale nucléaire de Brennilis, qui a fonctionné une quinzaine d’années, n’est plus en service depuis 1985 et commence seulement à être démantelée par EDF. L’ASNR est mobilisée, de même qu’une CLI qui associe la population et les élus, et qui se réunit régulièrement. EDF vise un retour à l’herbe en 2040. L’opération est remarquablement cadrée. Qu’est-il prévu pour les sites polynésiens ?
M. Jérôme Demoment. Les sites ont été démantelés entre 1996 et 1998 : tout ce qui pouvait être retiré et décontaminé l’a été, afin de ne pas laisser une friche industrielle mais une zone gérable et viable, la plus proche possible d’un état normal. Nous ne pourrions toutefois pas la ramener à l’état initial, vu le contenu des puits. Les sites sont sous emprise militaire et resteront inaccessibles à long terme car des sondages dans le sol pourraient révéler des informations proliférantes. Des militaires veillent à ce qu’aucune personne non habilitée n’y pénètre. La baignade est restreinte dans deux zones, tandis que la zone Colette est protégée par un mur du fait du niveau de contamination surfacique non nul.
M. le président Didier Le Gac. Combien de temps les militaires resteront-ils sur place ?
M. Jérôme Demoment. Très longtemps !
M. le président Didier Le Gac. Nous vous remercions pour la clarté de vos réponses au cours de cette audition extrêmement riche.
22. Table-ronde, ouverte à la presse, d’avocats spécialistes de l’indemnisation des victimes d’essais nucléaires (visio et présentiel) : M. Thibaud Millet, avocat à Papeete (Millet Varrod Avocats) et Mme Cécile Labrunie, avocate (cabinet TTLA & Associés) (Mercredi 12 mars 2025)
M. le président Didier Le Gac. Nous voici de nouveau réunis pour la seconde audition de la journée.
J’accueille en votre nom Maitre Cécile Labrunie et Maître Thibaud Millet, tous deux avocats, à Paris pour l’une et à Papeete pour l’autre. Je vous remercie d’avoir tous les deux répondu présents.
Nous souhaitons vous entendre sur des aspects à la fois juridiques et concrets concernant la procédure à suivre devant le CIVEN (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) qui suscite à la fois interrogations et incompréhensions.
On sait, notamment pour avoir entendu ses représentants, que le CIVEN est une autorité administrative indépendante qui examine les dossiers présentés par des personnes qui sont affectées d’une maladie (généralement un cancer) qu’ils estiment radio-induite du fait d’une exposition à des rayons ionisants (notamment lorsqu’ils ont travaillé sur les sites d’essais nucléaires comme ce fut le cas à Moruroa ou Fangataufa) et qui souhaitent être à ce titre indemnisées.
On a vu, grâce à diverses auditions, que la procédure à suivre était souvent complexe, longue et parfois source de découragement, à tel point que certaines victimes ne souhaitent même plus s’engager dans de tels processus. L’ancienneté des faits, la difficulté pour réunir certaines pièces attestant de sa présence au moment d’un essai, le fait d’être affecté d’une maladie ne figurant pas sur la liste établie par la loi Morin sont autant de difficultés qui handicapent le parcours des personnes souhaitant se présenter devant le CIVEN.
Nous souhaiterions donc avoir votre point de vue sur ces questions et, le cas échéant, sur les améliorations que notre commission pourrait suggérer pour changer les textes ou les procédures actuellement suivies.
Je vous poserai deux questions pour commencer cette audition :
- tout d’abord, pensez-vous qu’il serait opportun qu’une antenne du CIVEN soit créée sur place, à Papeete, qui puisse instruire voire rendre des décisions, ce qui faciliterait les démarches, notamment en raccourcissant les délais de procédure ?
- ensuite, sur la question du 1 millisievert, on a maintes fois entendu que ce seuil n’avait pas grande signification et qu’il s’agissait en vérité d’un seuil de gestion. N’ayant finalement pas d’impact pour déterminer si une personne atteinte d’une maladie l’a été du fait ou non de son exposition à des rayons ionisants, pensez-vous qu’il puisse être opportun de supprimer ce critère pour établir une sorte de présomption irréfragable à partir du moment où vous pouvez prouver que vous étiez sur place au moment d’un essai et que vous avez développé une des maladies inscrites sur la liste établie par le décret du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français ?
Avant que vous ne répondiez et que vous puissiez ensuite échanger avec Madame la rapporteure et les autres députés présents, je vais vous demander de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Maître Cécile Labrunie et Maître Thibaud Millet prêtent successivement serment.
Maître Cécile Labrunie, avocate. Le cabinet Teissonnière, Topaloff, Lafforgue, Andreu et associés, dont je fais partie, intervient depuis 2003 aux côtés de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) mais également de l’association polynésienne, Moruroa e tatou, qui nous avait sollicités en raison de notre expérience auprès des victimes de l’amiante depuis le milieu des années 1980.
Je ne reprendrai pas les réponses écrites que j’ai apportées au questionnaire que vous m’avez adressé, notamment sur l’histoire contentieuse du Civen. Si vous le souhaitez, je peux présenter l’état des droits des victimes avant et après la création du comité. On ne peut pas nier les avancées dans ce domaine depuis que la législation a été modifiée à partir de 2010. Toutefois, il reste encore du chemin à faire. Le parcours d’indemnisation reste malheureusement long et semé de difficultés, plus ou moins grandes selon la situation des victimes.
Pour ma part, j’ai été amenée à accompagner surtout des travailleurs polynésiens affectés sur les sites. Je suis sollicitée par des personnes atteintes de cancers radio-induits dont le seul malheur est d’avoir résidé dans des zones concernées par les retombées radioactives, ce que l’on qualifie de victimes environnementales, mais j’ai moins d’expérience sur ce point. La différence selon la situation des intéressées et les périodes d’exposition est perceptible dans les décisions rendues par le Civen.
Quant à la présomption de causalité irréfragable, c’est une lapalissade de le dire : elle est la condition d’une juste réparation des préjudices.
Les maladies radio-induites qui figurent sur la liste annexée à la loi Morin sont des cancers. Or, en la matière, on le sait, il n’existe pas de preuve d’un lien entre la maladie et une exposition déterminée. Les cancers sont qualifiés de multifactoriels. Autrement dit, en l’état de la science, il n’est pas possible de désigner une cause unique et certaine, à l’exception du cancer de la plèvre (le mésothéliome) pour lequel le lien avec l’amiante est établi avec une certitude de 95 %. Dans le cas du cancer du poumon, qui est reconnu comme une pathologie consécutive à l’inhalation de fibres d’amiante mais aussi de gaz et de poussières radioactifs, il n’y a pas de certitude. L’établissement d’une présomption est le seul moyen de garantir une juste reconnaissance, et par conséquent, une future indemnisation. C’est ce qu’appelait de ses vœux le ministre de la Défense de l’époque pour mettre un terme à de tristes batailles judiciaires (le contentieux devant les tribunaux des pensions militaires était jusqu’alors très lourd).
Nous avons constaté depuis 2010 que la présomption d’imputabilité était traitée avec légèreté puisqu’elle peut être trop facilement renversée par la preuve, rapportée par le ministère de la Défense puis le Civen, d’une probabilité de risque négligeable et désormais d’une exposition à une dose inférieure à 1 mSv.
Je ne suis pas scientifique ni médecin (j’essaie malgré tout de comprendre les sujets que je traite) donc je m’abstiendrai de certaines assertions. En revanche, je note, au cours des vingt dernières années, des révélations itératives sur l’étendue des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires en Polynésie et on ne peut exclure qu’elles se poursuivent. L’incertitude liée au niveau de contamination du personnel présent sur les sites et des populations locales ne devrait pas permettre de renverser aussi facilement la présomption d’imputabilité.
J’en veux pour preuve le récent rapport de l’ASNR (Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection), la nouvelle autorité issue de la fusion entre l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) et l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), un rapport d’évaluation de l’exposition radiologique des populations tahitiennes aux retombées atmosphériques de l’essai Centaure. Il pointe les incertitudes sur lesquelles sont fondés les calculs de dose efficace présentés dans le rapport du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) et censés avoir été validés par l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), ce que Sébastien Philippe et Tomas Statius contestent dans leur ouvrage, et propose une nouvelle modélisation prenant en compte un élément qui ne l’était pas jusqu’à présent, les denrées alimentaires ingérées. Dans le seul résumé du rapport, le terme d’« incertitude » est mentionné à trois ou quatre reprises sur deux pages.
Dès lors que le demandeur prouve qu’il remplit les trois conditions posées par le texte (être atteint d’une pathologie mentionnée sur la liste, donc l’un des vingt-trois cancers radio-induits ; avoir séjourné dans une zone concernée par les essais nucléaires et à une période considérée comme une période de contamination effective), il doit pouvoir bénéficier de la présomption de causalité sur laquelle le système d’indemnisation est fondé. Il appartient au Civen de rapporter la preuve que le seuil d’exposition est inférieur à 1 mSv. Mais finalement peu importe le seuil : la véritable question est de savoir comment établir que l’intéressé a atteint ou non ledit seuil. Pour les résidents, il n’y a aucune surveillance individuelle ; pour les travailleurs militaires sur site, le suivi dosimétrique, en particulier radiobiologique, et les examens qui mesurent la contamination interne (l’anthropospectro-gammamètrie ou les analyses des selles et d’urine des vingt-quatre heures) sont résiduels. Pourtant, ces examens permettraient d’établir la dose efficace individuelle, laquelle combine le niveau d’exposition externe (l’irradiation mesurée par la dosimétrie) et le niveau de contamination interne (la présence de radioéléments tels que le strontium 90, le césium 134, le plutonium 129).
Faute de disposer de tels éléments, le Civen s’appuie sur la dose efficace reconstituée à partir de doses estimées sur la base de données qui n’ont jamais été communiquées à l’AIEA ; j’insiste sur ce point ! En d’autres termes, l’AIEA s’est bornée à valider des modalités de calcul sans avoir accès aux données sources.
C’est donc en se fondant sur les calculs du CEA, qui sont entachés d’incertitude et ne prennent pas en considération toutes les formes d’exposition, notamment l’ingestion de denrées alimentaires, que le Civen oppose parfois un refus. À mon sens, l’incertitude devrait profiter à la victime dans le cadre d’un régime de présomption.
Jusqu’en 2010, seuls les militaires et les salariés disposaient d’une voie de recours en cas de maladie susceptible d’être radio-induite, les victimes dites environnementales en étaient privées. Les salariés pouvaient demander une prise en charge au titre des maladies professionnelles tandis que les militaires pouvaient déposer une demande de pension militaire. Dans ce cadre, ces derniers devaient rapporter la preuve d’un lien direct et certain entre la maladie et l’exposition, puisque celle-ci s’était déclarée plus de trente jours après la fin du service, ce qui est nécessairement le cas en matière de cancer. Je peux vous assurer que les juridictions compétentes en matière de pension militaire ont appliqué, à la lettre et avec rigueur, l’obligation de preuve. Sur les 300 ou 400 demandes de pension militaire, toutes ont en effet été refusées ! Nous avons obtenu des jugements favorables en appel dans seulement quatre dossiers.
Je demande sans cesse aux juridictions d’examiner avec autant de rigueur la preuve rapportée par le Civen qu’elles le font pour celle du demandeur. Une partie d’entre elles m’entend. À l’évidence, une présomption irréfragable serait, si tant est qu’elle soit acceptée, de nature à servir ce juste combat.
Maître Thibaud Millet, avocat. Le nucléaire est un sujet de tensions en Polynésie où il complique les relations avec l’État français.
J’ai commencé à m’intéresser au sujet il y a cinq ans pour des raisons personnelles. Le père de ma femme, qui était plongeur dans le lagon de Moruroa après les essais, a fini par avoir deux cancers, l’un de la peau et l’autre de la langue. Ce dernier ne figurant pas sur la liste des maladies radio-induites, il n’a pas été reconnu comme imputable aux essais nucléaires alors que mon beau-père était pourtant au contact direct de l’eau radioactive.
Ensuite, j’ai été sollicité par un père et sa fille ; lui était atteint d’un cancer dont le lien avec les essais nucléaires vient d’être reconnu et elle cherchait à faire reconnaître une contamination transgénérationnelle. Nous y travaillons encore.
Étant un nouveau venu, j’ai encore assez d’énergie et de recul pour porter un regard assez critique sur le système ; je ne suis pas complètement épuisé par les procédures.
Lorsque j’ai pris connaissance de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français (dite « loi Morin »), le système d’indemnisation m’a paru assez généreux pour les victimes. Il y avait forcément des choses à redire mais sur le papier, cela semblait plutôt facile : la qualité de victime était très largement admise, et sur une période très longue ; il suffisait de faire la preuve d’une résidence en Polynésie et d’une maladie inscrite sur la liste des pathologies ouvrant droit à l’indemnisation. Le seuil de 1 mSv pouvait être considéré comme un filtre légitime pour éviter les demandes extravagantes ; autrement dit, ce n’était pas « open bar ». La logique était compréhensible, sur le papier, il n’y avait rien de choquant.
Depuis que je me confronte à la pratique (je gère une quinzaine de dossiers d’indemnisation), je m’aperçois que ce système, généreux de prime abord, est, à cause de la possibilité donnée au Civen de prouver que l’exposition n’a pas été suffisante, une sorte d’enfumage. Au vu des dossiers dont j’ai connaissance, le mot me semble malheureusement approprié.
En lieu et place de la preuve scientifique qui viendrait réfuter la présomption légale, on assiste à du bricolage. Je peux vous citer des décisions récentes qui ont validé le recours à cette méthode. De par ma formation et mon expérience, je sais qu’une preuve doit reposer sur un élément particulièrement certain. J’ai donc été très surpris de constater que le Civen se contentait de peu (un rapport du CEA, une étude isolée…) pour considérer que la preuve de non-exposition était de fait rapportée.
J’ai mis en exergue devant le Civen puis devant le tribunal administratif lorsqu’il y avait contentieux l’imprécision, les insuffisances et les incertitudes des rapports du CEA. Je prends un exemple, qui me semble particulièrement frappant et révélateur : il concerne les populations des îles Sous-le-Vent et de Tahiti qui ont été exposées au nuage du tir Centaure. Même si, selon les tableaux du CEA, pour telle population qui réside à tel moment, dans telle localité, il n’y a pas eu une exposition à 1 mSv (tout cela est dit clairement dans plusieurs décisions), le Civen considère que « dans [son] cas, les critères d’âge [la victime avait 13 ans], de maladie [on ne précise pas laquelle] et de dose [on ne précise pas laquelle] à l’issue de l’essai Centaure permettent d’accepter [son] dossier ». Comme vous le voyez, le Civen admet donc qu’une indemnisation puisse être accordée malgré des données qui, en principe, n’y ouvrent pourtant pas droit. Il semble donc penser que, compte tenu de la radioactivité générée par le tir Centaure, la victime a bien dû être exposée à des doses supérieures à ce que le rapport du CEA indique. L’exposition a ainsi été reconnue pour la jeune fille de 13 ans mais pas pour une autre un peu plus âgée. Selon quelles considérations ? Je n’en ai aucune idée.
Preuve est faite que les décisions ne reposent sur aucune méthodologie scientifique, que c’est du bricolage pur et simple et le règne de l’arbitraire. Quant aux motivations, elles tiennent bien souvent en trois lignes.
Je suis toujours surpris du peu de rigueur scientifique et juridique dont font preuve le Civen et les tribunaux administratifs qui, très souvent, se laissent impressionner par l’étiquette scientifique que celui-ci appose sur la motivation de ses décisions.
En l’état des connaissances scientifiques, la réponse pragmatique serait d’introduire une présomption irréfragable lorsque le niveau d’exposition ne peut être déterminé avec certitude. Du reste, il vous revient de décider s’il faut modifier le champ d’application ou les critères fixés par la loi.
J’ai par ailleurs été choqué d’apprendre que le Civen n’avait pas ouvert de bureau en Polynésie pour accueillir les victimes et faciliter les démarches, malgré les 193 tirs nucléaires qui y ont été effectués ; c’est complètement aberrant. Nous sommes obligés d’envoyer des courriers recommandés à l’Hexagone, ce qui est coûteux, prend du temps (quinze jours minimum) et ralentit considérablement les démarches. Les associations et les personnes qu’elles défendent n’ont pas de moyens et rencontrent de nombreuses difficultés pratiques, ne serait-ce que pour envoyer un dossier. La création sur place d’un bureau du Civen me semble être une évidence ; c’est le moindre des respects que l’on doit à la population polynésienne.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez accompagné de nombreux malades qui essayaient de voir reconnu leur statut de victime. L’ensemble des auditions ont démontré les dysfonctionnements du régime d’indemnisation en vigueur. Pourriez-vous nous détailler les dysfonctionnements d’ordre juridique, logistique ou social que des victimes ont rencontrés ? Les difficultés rencontrées par chaque catégorie de demandeurs (militaires ou civils, Polynésiens ou Hexagonaux) sont-elles par ailleurs similaires ou différentes ? Avez-vous accompagné des personnes étrangères qui étaient en Polynésie lors des essais ?
Maître Thibaud Millet. Vos questions rejoignent celle de la création d’un bureau du Civen en Polynésie. L’une des plus grandes difficultés rencontrées est la communication avec le comité. Il est beaucoup plus compliqué pour les victimes qui résident dans les îles de constituer et d’envoyer des dossiers en Métropole, ainsi que d’être auditionnées à distance car la connexion internet ou le téléphone ne fonctionnent pas toujours très bien. Parler de sa condition de victime, de son cancer au téléphone avec des personnes qu’on ne voit pas, alors que la connexion est mauvaise, c’est absolument inhumain.
La constitution des dossiers soulève un véritable problème, davantage encore pour les associations. La meilleure solution serait la création d’un bureau du Civen en Polynésie.
Maître Cécile Labrunie. Les difficultés sont différentes en fonction des demandeurs et de leur lieu de résidence – résidents polynésiens, travailleurs civils, militaires ou appelés. Je n’ai reçu aucune demande formée par des personnes étrangères.
Nous ne rencontrons pas de difficultés pour communiquer avec le Civen car nous sommes sur le même fuseau horaire. Nous échangeons donc aisément par téléphone ou par courriel en vue de compléter au mieux les dossiers.
En revanche, en amont, la récupération des dossiers est compliquée, d’autant plus lorsqu’il s’agit de ceux de résidents polynésiens. Il est aussi parfois difficile d’obtenir la chronologie détaillée des déplacements et des missions effectués sur les sites par les appelés ou les militaires. Certaines personnes qui faisaient l’objet d’une affectation administrative à Papeete ont effectué des missions temporaires à Fangataufa et à Moruroa, voire sont restés à Moruroa durant toute la campagne des essais. Or ces opérations ne figurent sur aucune fiche ! De deux choses l’une : soit les dossiers n’ont pas été bien tenus, les déplacements n’ayant pas été consignés, soit les demandeurs n’obtiennent pas la communication de ces éléments auprès des archives militaires, ce qui est le cas le plus probable. Au mieux, ils obtiennent l’état signalétique des services, le livret individuel militaire, le livret médical militaire ; avec un peu de chance, un séjour à l’infirmerie de Moruroa confirmera leur présence sur le site. Cela étant, tous n’ont pas eu cette « chance ».
Par ailleurs, nous rencontrons régulièrement des difficultés pour retracer le séjour en Polynésie. Récemment, j’ai plaidé devant la cour administrative d’appel de Paris le cas d’une personne qui avait effectué sa première mission en 1966 au sein du bataillon d’infanterie de marine du Pacifique (Bimap) à Papeete. L’intéressé, malheureusement décédé, a toujours soutenu qu’il avait été à bord du Protet lors d’une des campagnes météorologiques auxquelles l’aviso-escorteur avait participé durant les tirs. Or aucun élément de son dossier ne mentionne sa présence.
Enfin, il existe une difficulté d’ordre médical : le demandeur doit apporter la preuve qu’il est atteint d’une des maladies visées dans la liste des pathologies radio-induites. Dans les années 1980, des personnes sont décédées d’une pathologie fulgurante, considérée comme étant un cancer, pour laquelle le primitif n’avait pas été identifié. L’issue étant fatale, on n’a pas réalisé de biopsie ni d’examen anatomopathologique pour déterminer ce primitif (on ne le recherche que pour déterminer le traitement approprié en vue de soigner une maladie). Il s’agit non pas d’un dysfonctionnement mais d’une difficulté réelle rencontrée par toutes les personnes que nous représentons, qu’il s’agisse de militaires, de travailleurs civils ou de résidents.
Les tirs souterrains sont en outre insuffisamment pris en compte. De nombreuses requêtes formées par des personnes présentes sur les sites d’expérimentation souterraine (Moruroa, Fangataufa et la base avancée de Hao) ont été rejetées. Or les expérimentations souterraines ont également engendré des contaminations. Les tirs souterrains ont provoqué un mouvement des fonds marins, en l’occurrence du lagon, et donc le déplacement des sédiments radioactifs provenant des tirs atmosphériques.
Il en va de même des requêtes présentées par les personnes qui ont été affectées à Hao après 1974. On fait totalement abstraction des conséquences de la contamination engendrée par les allers-retours des avions Vautour durant la période des tirs atmosphériques, comme si la contamination s’était arrêtée en 1974.
M. le président Didier Le Gac. Le CEA nous a dit cet après-midi que les avions Vautour n’avaient pas été contaminés. Quel est le sens de la décision de la cour administrative d’appel relative à la personne qui naviguait à bord du Protet ?
Maître Cécile Labrunie. J’ai plaidé cette affaire la semaine dernière donc la décision n’a pas encore été rendue. Cela étant, les conclusions du rapporteur public sont défavorables. Elles reprennent le motif retenu par le Civen : le requérant ne serait pas reconnu comme victime compte tenu de la dose efficace estimée (et non mesurée, les mots ont un sens qui peut être détourné) pour une personne sur la période donnée, qui figure dans une étude du CEA validée par l’AIEA.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Le critère du seuil de 1 mSv doit être supprimé. Étant donné les incertitudes qui entachent les mesures initiales du CEA et les formules de calcul, il s’agit d’un seuil de gestion qui n’a pas de réelle portée scientifique. On ne peut affirmer avec certitude qu’en deçà d’un certain seuil, l’exposition n’aurait aucun effet sur la santé.
Quelles difficultés rencontrent les victimes lorsqu’elles cherchent à établir la preuve qu’elles étaient présentes au mauvais endroit au mauvais moment ? Lors de son audition, le Civen s’est dit plutôt laxiste en la matière, le doute profitant à la victime à partir du moment où quelqu’un pouvait attester de sa présence au mauvais endroit au mauvais moment. Telle ne semble pas être votre perception.
Ne devrait-on pas élargir les critères de lieu et de temps ? Pour le premier, l’ensemble de la Polynésie pourrait être visé et non quelques atolls. Quant au second, d’après M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique auprès de la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité), les radionucléides sont radioactifs pendant plusieurs dizaines voire centaines de milliers d’années.
À l’heure actuelle, les vingt-trois maladies reconnues sont des cancers alors que les maladies radio-induites ne sont pas toutes des cancers. Aux États-Unis, la liste des maladies répertoriées est plus large mais l’indemnisation est proratisée. Qu’en pensez-vous ?
Maître Thibaud Millet. J’ai été assez frappé par le décalage qui existe entre d’une part la loi, laquelle prévoit l’indemnisation de toutes les victimes présentes en Polynésie entre 1966 et 1998 ayant développé l’une des maladies reconnues et, d’autre part, la pratique. Aucune indemnisation n’est accordée aux victimes (je suis le conseil de personnes résidant dans les autres îles de Polynésie et non de personnels civils ou militaires) dont la maladie est en lien avec les essais souterrains, effectués après la fin des essais atmosphériques en 1974. La même motivation est toujours avancée par le Civen et le tribunal : après 1975, le seuil est toujours inférieur à 1 mSv.
Vous disposez certainement de plus d’éléments scientifiques que moi sur le seuil de 1 mSv. Existe-t-il un risque d’exposition suffisamment élevé qui justifierait l’élargissement de l’indemnisation au-delà de 1975, y compris aux populations résidentes (plusieurs éléments plaident en ce sens) ou, au contraire, faut-il réduire son champ d’application ? La loi doit être plus claire et lever cette incohérence car la population résidente polynésienne est plongée dans une incompréhension totale.
Par ailleurs, la liste des maladies répertoriées doit être revue. Le Civen pourrait disposer d’un pouvoir d’appréciation, c’est-à-dire décider si de nouvelles pathologies sont susceptibles d’être radio-induites et inscrites sur la liste. Plutôt que d’établir une liste stricte et rigide, il conviendrait de laisser un pouvoir d’appréciation des circonstances pour certains cas particuliers au regard des données scientifiques dont on dispose. Les listes établies par le Japon et les États-Unis sont différentes ; nous pourrions nous en inspirer.
Mon beau-père est décédé d’un cancer de la langue, qui survient en raison du contact de la langue avec une substance cancérogène, par exemple, l’alcool et le tabac. Dans un certificat médical, un médecin militaire avait estimé qu’il y avait de fortes probabilités que ce cancer soit lié à un contact avec des substances présentes dans le lagon, sachant que mon beau-père ne fumait pas ni ne consommait d’alcool. Il plongeait avec pour seul équipement un détendeur et une combinaison en néoprène. Il existe un véritable vide juridique s’agissant de ces victimes, qui ne peuvent être indemnisées au titre de la loi Morin. Elles demandent une indemnisation sur le fondement du droit commun, qui requiert donc de démontrer l’existence d’une faute et d’établir le lien de causalité entre cette faute et le préjudice. Or il est impossible d’établir ce lien de causalité.
Maître Cécile Labrunie. Élargir la liste au gré des évolutions législatives, sans pour autant lui donner une portée conforme à l’ambition initiale, relève d’une forme de schizophrénie. Lorsque le système a été instauré en 2010, on a rapidement compris que la pratique engendrerait des difficultés, ce qui s’est effectivement vérifié. Pendant les sept années qui ont suivi, les demandes ont quasiment toutes fait l’objet de décisions de rejet. L’élargissement de la liste des maladies radio-induites et des zones concernées, grâce au travail de la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, n’a pas amélioré le fonctionnement du système en raison du renversement systématique de la présomption d’imputabilité.
Lors de l’élaboration de la loi, on n’a pas suffisamment réfléchi à la pratique. Il faut néanmoins assumer aujourd’hui ce système d’indemnisation. Si l’on a étendu ce mécanisme de réparation à l’ensemble de la Polynésie française, c’est parce qu’on estimait que les personnes ayant séjourné dans toutes ces zones durant les périodes citées avaient été exposées à un risque de contamination.
En ce qui concerne la liste des maladies radio-induites, la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires devrait se réunir le 1er avril prochain (j’ose espérer que cette date ne portera pas malheur). À cette occasion, les associations discuteront de son élargissement et de sa rectification pour deux maladies au moins. En effet, s’agissant du cancer de la thyroïde, la limite d’âge au moment de l’exposition aux rayonnements n’est pas tolérable du point de vue scientifique. Par ailleurs, la leucémie lymphoïde chronique est exclue de la liste alors que l’ensemble des leucémies sont les premières maladies à avoir été inscrites dans le tableau n° 6 des maladies professionnelles en 1931. Cela ne manque pas de surprendre les médecins experts consultés dans le cadre des demandes d’indemnisation des victimes atteintes des deux leucémies (leucémie myéloïde aiguë et leucémie lymphoïde chronique) qui ne comprennent pas pourquoi ils ne doivent pas tenir compte des préjudices nés du second type de leucémie. Par ailleurs, pourraient être ajoutés les cancers du pancréas, de la langue, du pharynx, du larynx, ainsi que le cancer précoce de la prostate.
Bien que j’aie toute confiance dans les personnes qui travaillent au Civen, je me méfie du pouvoir d’appréciation des autorités administratives. Une liste stricte doit être établie, tout en laissant un nécessaire pouvoir d’appréciation. Il est arrivé, dans de rares circonstances, que le niveau d’exposition des enfants ou certaines maladies fassent l’objet d’une appréciation bienveillante.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Maître Labrunie, lors d’une précédente audition par notre commission, le 16 mai 2024, vous nous aviez dit qu’à la création du Fiva (fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante), « il a été décidé d’indemniser intégralement les préjudices de la victime directe et des victimes dites indirectes, que l’on appelle aussi, dans [votre] jargon, “victimes par ricochet” ». Cela n’est pas le cas dans la loi Morin. Pourriez-vous revenir sur ce point ?
Maître Cécile Labrunie. À force d’accompagner des veuves aux réunions d’expertise, ce sujet me tient particulièrement à cœur ! La reconnaissance du statut de victime est acquise, à ce stade, soit parce que le Civen a admis le droit à réparation, soit parce qu’un tribunal ou une cour administrative d’appel lui a enjoint d’indemniser. Au médecin expert qui, après avoir repris la chronologie médicale en vue d’évaluer les préjudices selon la nomenclature Dintilhac, s’étonne de ce qu’il ne doit pas parler des préjudices de la veuve, je suis obligée de répondre que la loi n’a pas prévu d’indemniser les préjudices des proches. C’est un véritable contresens pour ces médecins qui ont l’habitude de travailler sur les questions de dommages corporels et de préjudices directs et indirects.
Cela l’est tout autant pour les magistrats des tribunaux administratifs, parce que l’on sait que la maladie et le décès d’un proche ont des conséquences dans la vie du conjoint, des enfants, des parents parfois, des petits-enfants. Au-delà du préjudice moral, il y a le préjudice d’accompagnement de fin de vie, le préjudice d’affection, le bouleversement dans les conditions d’existence, le préjudice matériel (le fait pour une veuve de ne pas pouvoir entretenir son foyer et de devoir déménager), le préjudice économique ou, pour de jeunes enfants, le préjudice scolaire. Certaines ont perdu leur époux âgé au terme de cinquante ans de vie commune, d’autres ont perdu le leur à 33 ans avec un fils de 7 ans ; sans activité salariée, elles ont dû reconstruire une vie qui a été brisée. On ne parle pas de ces préjudices. Ces personnes gardent le silence sur leur propre souffrance. Elles ont mené pendant des années le combat de leur conjoint, sans penser à elles, toutes entières tournées vers la défense de l’histoire de celui qui n’est plus, à tenter de convaincre l’administration, les ministères que sa maladie était la conséquence d’une exposition qui n’aurait pas dû avoir lieu. Cette reconnaissance-là, elles l’ont obtenue mais on ne parle pas d’elles.
La loi Morin ne prévoit pas l’indemnisation des victimes indirectes pour un motif que j’ignore mais qui pourrait être tout simplement budgétaire. Lorsque plusieurs députés et sénateurs avaient interpellé le ministère sur ce défaut de réparation intégrale, la secrétaire d’État auprès du ministre des armées, chargée des anciens combattants et de la mémoire, avait répondu que rien n’empêchait les proches de « solliciter une réparation selon les règles de droit commun » sur le fondement de la responsabilité de l’État mais qu’il leur faudrait apporter la preuve du lien direct et certain entre la maladie ayant entraîné le décès et l’exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français, ce qui nous faisait revenir à la situation antérieure à 2010.
Il y a un manque de considération flagrant à l’égard de ces proches. Depuis deux ou trois ans, nous engageons des procédures en responsabilité contre l’État. Une centaine de recours sont en cours de contentieux. Nous avons malheureusement déjà reçu trente jugements défavorables, essentiellement à cause de la prescription quadriennale. Les juridictions administratives estiment que son délai court à compter de la saisine du Civen. Mais voyez plutôt : les premières demandes d’indemnisation ont été systématiquement refusées ; il faut quatre ans pour avoir une audience devant le tribunal administratif de Rennes, cinq ans devant celui de Toulon ; nous sommes ensuite allés devant la cour administrative d’appel ; puis devant le Conseil d’État ; puis il y a eu la loi Erom ; nous sommes retournés devant le Civen ; nous avons alors essuyé un nouveau refus, qui a été contesté devant le tribunal administratif puis devant la cour administrative d’appel. À l’évidence, si l’on prend comme point de départ du délai de prescription la saisie du Civen, ces dossiers sont évidemment tous prescrits.
La loi doit changer parce que le temps passe pour tous, en particulier pour celles qui ont perdu leur conjoint et qui ne comprennent pas pourquoi le lien de causalité entre la maladie et l’exposition a été reconnu pour ouvrir droit à la réparation des préjudices subis par le défunt mais pas des leurs. Ce système d’indemnisation et celui qui existe pour les victimes de l’amiante ont été créés pour répondre à une catastrophe sanitaire d’ampleur, pour prendre en compte des maladies qui sont les conséquences différées d’une exposition, dont on ne prouvera jamais le lien direct et unique avec l’origine. Ces deux systèmes sont fondés sur le principe de la réparation intégrale sauf que, pour le Civen, elle s’arrête aux droits des victimes directes, alors qu’il est inscrit, à l’article 53 de la loi du 23 décembre 2000, que les ayants droit des victimes de l’amiante peuvent obtenir la réparation intégrale de leurs préjudices, à condition d’apporter la preuve de leur proximité affective.
M. le président Didier Le Gac. Le docteur Patrice Baert, qui a récemment fait paraître un livre sur le sujet au mois de janvier, et l’ASNR (Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection) nous ont affirmé qu’il n’y avait pas de lien entre les cancers apparus en Polynésie et l’éventuelle exposition à des rayons ionisants. Qu’en pensez-vous ?
Maître Thibaud Millet. Moi qui pensais lire l’ouvrage du docteur Baert, je ne sais plus si j’en ai très envie… Je suis très humble face à ces situations qui mêlent le droit et la science. Il faut néanmoins garder un minimum de bon sens. Dans le dossier concernant mon beau-père, tous les avis médicaux convergent vers un lien avec l’exposition : il existe de très fortes présomptions. Dire qu’il n’y aurait aucun lien, c’est nier la réalité du risque ! Qu’il n’y ait pas de preuve absolue, on peut l’entendre puisque l’on ne peut pas prouver l’origine, souvent multifactorielle, d’un cancer mais exclure positivement une cause alors que l’on ne peut pas en déterminer une, cela pose un vrai problème de rigueur scientifique.
Maître Cécile Labrunie. Je n’ai pas davantage lu le livre du docteur Baert. Ce que j’ai retrouvé le plus souvent dans les questions de cancérogenèse, qu’il s’agisse de l’exposition à l’amiante ou aux radiations ionisantes, c’est qu’il n’y a pas de seuil en deçà duquel on peut affirmer qu’il n’y a pas de risque. Pour ma part, je n’ai jamais affirmé qu’une pathologie était liée à telle cause. En revanche, j’attends la même rigueur de l’autre côté. Si la conclusion est qu’aucun cancer ne peut être la conséquence d’une exposition aux rayonnements ionisants, je suis un peu dépitée face à un tel manque de rigueur scientifique.
M. le président Didier Le Gac. Si l’on établissait une présomption irréfragable, combien de personnes seraient concernées ? Ce nombre pourrait-il être un frein ? Concernant l’exposition à l’amiante dans les bateaux, la marine nationale a fait tourner les calculettes et a arrêté de délivrer des attestations d’exposition.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. D’après les chiffres de la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS), il y aurait 13 000 personnes touchées par une ou plusieurs des vingt-trois maladies reconnues par la loi Morin ; j’ai par exemple connu un plongeur qui souffrait de cinq cancers, dont deux étaient sur la liste.
Maître Thibaud Millet. Il y a peu de risques que 13 000 dossiers soient ouverts. Alors que la loi semble très généreuse, il n’y a pas eu pour autant un déferlement de demandes d’indemnisation.
Maître Cécile Labrunie. Il y a eu entre 90 000 et 100 000 appelés, militaires compris, pour toute la période des expérimentations, dans le Pacifique et le Sahara. Au cours des débats législatifs, Jean-Luc Sans avait dit que s’il y avait 5 000 demandes ce serait déjà beaucoup. Quatorze ans après la loi, le Civen a enregistré entre 3 600 et 3 800 demandes pour 850 offres d’indemnisation. On est donc très loin de la vague annoncée.
Avant que le seuil de 1 mSv soit établi, pendant un an, on a vécu une période où le législateur avait supprimé la possibilité d’écarter la présomption en cas de risque négligeable. Le Conseil d’État, interrogé pour savoir si cela signifiait que le Civen ne pouvait plus renverser la présomption de causalité et qu’il s’agissait d’une présomption irréfragable, avait répondu que ce n’en était pas une dans la mesure où le Civen conservait la possibilité de renverser la présomption s’il établissait que la maladie était liée exclusivement à une cause étrangère à l’exposition aux rayons ionisants. On était alors très près de la présomption irréfragable !
S’agissant de la question budgétaire, le nombre de personnes concernées est sans rapport avec celles qui ont été touchées par une exposition à l’amiante. On peut malheureusement toujours compter sur le fait que les gens ne sont pas informés (les ayants droit des métropolitains qui n’ont passé que quelques mois sur le site, par exemple). Il y a aussi tous ceux qui savent mais qui, pour diverses raisons, ne veulent pas se manifester.
M. le président Didier Le Gac. Je tiens à préciser que le docteur Baert n’est pas le seul à tenir ces propos. Dominique Laurier de l’ASNR nous a dit, lors de son audition, que sur 100 cancers plus de 99 se seraient de toute façon développés et que l’impact des rayons ionisants était donc très négligeable.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Existe-t-il des contentieux fonciers relatifs aux expropriations des sites de tirs ou concernant la gestion environnementale des sites et des installations à Hao ? Comment cela s’est-il passé dans d’autres pays ayant accueilli ou réalisé des essais nucléaires ? Qu’est-ce qui pourrait éclairer la situation en Polynésie et inspirer un changement de notre cadre législatif ?
Maître Thibaud Millet. Sans que ce soit ma spécialité, j’ai entendu parler de contentieux fonciers. C’est un domaine très particulier en Polynésie, où il existe même un tribunal foncier.
Notre cabinet est, en revanche, en train de travailler avec des associations sur plusieurs actions environnementales, dont l’une pourrait inclure les conséquences des essais nucléaires, sur le modèle de l’Affaire du siècle. On demande aux pouvoirs publics d’engager un certain nombre de mesures pour répondre à leurs engagements.
M. le président Didier Le Gac. Puisque nous arrivons à la fin de cette audition, souhaitez-vous ajouter un point qui vous semblerait important ?
Maître Thibaud Millet. Nous souhaiterions que toutes les décisions du Civen soient publiées, sans quoi il est très difficile de comprendre la mécanique d’acceptation des dossiers. Les publier sur Légifrance, par exemple, ou sur le site du Civen, en les anonymisant, serait très utile pour les victimes, les avocats et les juges.
Aux termes de la loi, les décisions du Civen doivent être motivées. Or elles ne le sont pas. Il faudrait préciser que la motivation doit être individualisée, précise et circonstanciée. Je vous parlais tout à l’heure de décisions où le Civen ne suit pas les conclusions du rapport du CEA de 2006, sans nous expliquer pourquoi. D’une certaine manière, cela nous arrange puisque, d’un côté, le CEA dit que l’on n’est pas censé être indemnisé pour une exposition inférieure à 1 mSv et, de l’autre, le Civen décide de faire une exception pour tel ou tel dossier. Imaginez le sentiment d’injustice et l’impression d’arbitraire que cela peut créer.
Enfin, vous savez que la loi Morin a été considérée par le Conseil d’État comme un régime non de responsabilité mais de solidarité de l’État. Cela revient à dire que l’État français, qui a fait exploser 193 bombes nucléaires en Polynésie, ne s’estime pas responsable des cancers qui pourraient être liés à ces essais mais qu’il est très généreux et aide, de ce fait, les personnes malades. Il faut mettre un terme à cette hypocrisie irrespectueuse du peuple polynésien, du tribut qu’il a payé pour la constitution du feu nucléaire français et affirmer dans la loi qu’il s’agit d’un régime de responsabilité. Dans le cas de l’amiante, la responsabilité était mixte et diffuse entre le public et privé, celle du public était de ne pas avoir interdit suffisamment tôt. Ici, il ne s’agit pas d’un matériau de construction dont les risques n’avaient pas été anticipés mais d’une arme utilisée sciemment, en connaissance de cause, par l’État français, au mépris de la santé des populations civiles.
Il faut qu’il assume ses responsabilités. Les discours politiques vont d’ailleurs tous dans ce sens. Les présidents ou les ministres qui viennent en Polynésie nous disent que la France assumera ses responsabilités et remercient le peuple polynésien pour le tribut qu’il a payé. Créez une loi de responsabilité pour espérer indemniser plus largement, notamment les ayants droit. Il existe des régimes de responsabilité sans faute, pour risque, par exemple.
M. le président Didier Le Gac. Précisons tout de même qu’une commission d’enquête débouche d’abord sur un rapport et, éventuellement, dans un second temps seulement, sur un changement de la loi.
Maître Cécile Labrunie. Nous vivons au quotidien les conséquences juridiques de la dichotomie entre la parole du politique et l’absence de responsabilité dans la loi. Or il y a urgence pour les personnes qui attendent une réponse.
Je tiens pour finir à souligner les incohérences du dispositif. Toutes les personnes qui ont obtenu une indemnisation ou une reconnaissance ne l’ont pas eue sur le même fondement. J’ai retrouvé récemment les premières rares décisions favorables rendues par le ministère de la Défense avant que le Civen ne devienne une autorité administrative indépendante. Entre 2010 et 2017, il y a eu vingt décisions favorables concernant des résidents polynésiens, nés aux Gambier ou à Papeete, notamment une personne qui y est née en 1968. Elles ont obtenu une décision favorable sous l’égide du régime qui était alors le plus strict, celui de la clause du risque négligeable. À l’époque, le Civen retenait, de façon tout aussi arbitraire, le seuil de 0,2 mSv par mois de campagne. Je suis prête à parier que, si ces personnes avaient fait leur demande aujourd’hui, le Civen leur aurait opposé un refus au motif qu’elles ont été exposées à une dose inférieure à 1 mSv. Or le système actuel est censé être plus souple et plus favorable que celui qui a été instauré en 2010. En réalité, le Civen bricole pour tenter d’inverser la présomption d’imputabilité.
M. le président Didier Le Gac. Maîtres, je vous remercie.
23. Audition, ouverte à la presse, du DSCEN (département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires) : Mme Anne-Marie Jalady, médecin cheffe, cheffe du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) à la direction générale de l’armement (DGA) ; M. Jean-Philippe Ménager, adjoint à la cheffe du DSCEN ; Mme Mathilde Herman, conseillère communication, relations élus et plume auprès du DGA (Mercredi 19 mars 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, Je vous souhaite à tous la bienvenue pour cette première audition de l’après-midi, au cours de laquelle nous allons entendre les représentants du département de suivi des centres d’expérimentation nucléaires (DSCEN), un département de la direction générale de l’armement (DGA).
Madame Anne-Marie Jalady, vous êtes médecin-cheffe du DSCEN. Après avoir travaillé au sein du service de santé des armées (SSA) pendant plus de vingt ans, vous êtes entrée à la DGA en septembre 2022 comme adjointe au chef du DSCEN, département dont vous avez rapidement pris la tête et que vous dirigez depuis la fin de l’année 2022. Vous êtes aujourd’hui accompagnée par votre adjoint, M. Jean-Philippe Ménager, qui est entré au DSCEN en 2011, et par Madame Mathilde Herman, conseillère du délégué général pour l’armement, chargée de la communication et des relations avec les élus.
Nous vous avions déjà auditionnés le 5 juin 2024 dans le cadre de la précédente commission d’enquête qui a vu ses travaux ajournés par la dissolution. Il nous a paru important de vous entendre de nouveau, d’autant plus qu’un grand nombre de députés membres de cette nouvelle commission ne faisaient pas partie de la précédente. Je rappellerai très rapidement que le DSCEN a été créé en septembre 1998 et a pour mission d’assurer à la fois le traitement des demandes de suivi médico-radiobiologique du personnel du ministère des Armées et le suivi environnemental des anciens sites d’essais nucléaires à Moruroa et Fangataufa.
Nous avons auditionné deux anciens directeurs du Centre de recherches insulaires et Observatoire de l’environnement (CRIOBE), laboratoire de l’université de Perpignan qui étudie particulièrement les récifs coralliens. Ces derniers nous ont indiqué que si les essais pratiqués en Polynésie avaient certes causé certains dégâts à la faune et à la flore des atolls, la nature finissait par reprendre ses droits et que les destructions observées disparaissaient au bout de quelques années. Qu’en pensez-vous ? Par ailleurs, avez-vous effectué des tests de radioactivité sur les anciens sites de tirs de Moruroa et Fangataufa et, dans l’affirmative, quelles sont vos conclusions ?
Ensuite, vous disposez d’un nombre important d’archives, qui avaient été évoquées lors de votre précédente audition. À ce sujet, ces archives ont-elles permis ou permettraient-elles de savoir précisément quelle était la réglementation applicable aux personnels du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) dans les années 1960 et 1970, lorsqu’ils travaillaient sur les sites des tirs nucléaires polynésiens, notamment en termes de protection ? Vous avez sans doute consulté une partie de ces archives. Y avez-vous réalisé des découvertes intéressantes sur ce point ?
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mme Jalady et M. Ménager prêtent serment.
Mme Anne-Marie Jalady, médecin cheffe, cheffe du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires à la direction générale de l’armement. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie pour votre nouvelle invitation. Je suis donc le docteur Anne-Marie Jalady, cheffe du DSCEN, qui, comme vous l’avez dit Monsieur le Président, dépend de la DGA au sein du ministère des armées. Il existe également une DSCEN à Papeete, dont la signification et les missions sont très différentes, puisqu’il s’agit de la délégation pour le suivi des conséquences des essais nucléaires.
Je suis médecin généraliste militaire. Après douze ans de médecine des forces dans l’armée de terre, j’ai poursuivi l’activité de médecine de soutien des forces avec une spécialité nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC). Je suis titulaire d’un master de gestion des risques sanitaires NRBC et d’un diplôme universitaire de médecine du travail en radioprotection (DURAMT). J’exerce donc depuis dix-sept ans dans cette spécialité NRBC avec une pratique de médecine clinique de soins, de prévention, de gestion des risques NRBC, et de formation du personnel de santé à la décontamination et à la prise en charge médicale de victimes contaminées. Je dirige le DSCEN depuis le 1er décembre 2022.
M. Jean-Philippe Ménager, adjoint à la cheffe du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires. Ingénieur civil de la défense, je suis arrivé au DSCEN en septembre 2011. À l’époque, le département était un service mixte regroupant des personnels de la défense et du CEA, dont une majorité d’anciens scientifiques qui avaient participé aux essais nucléaires en Polynésie. J’ai rapidement intégré l’équipe responsable de la surveillance radiologique environnementale sur les anciens sites d’essais, Moruroa et Fangataufa, et à partir de 2012, j’ai participé puis dirigé les missions annuelles de prélèvements dites « missions Turbo » jusqu’en 2018. Au sein du DSCEN, je participais au traitement des résultats d’analyses et à la rédaction du bilan annuel de surveillance radiologique des atolls de Moruroa et de Fangataufa.
Depuis 2019, je seconde le chef du DSCEN dans nos activités, principalement pour la supervision de la surveillance environnementale, radiologique et géomécanique des deux atolls. Depuis 2021 et la décision de l’ouverture des archives du CEP, je participe aux comités de relecture du service historique de la défense et à ceux du DSCEN pour analyser les documents à déclassifier.
D’un point de vue plus personnel, mon père a travaillé au CEP pendant la période des essais aériens en Polynésie. Je suis arrivé à l’âge de 6 mois à Tahiti et j’ai vécu à Papeete puis à Mahina d’août 1965 à septembre 1974. Je n’ai cependant découvert l’histoire des expérimentations nucléaires qu’à mon arrivée au DSCEN.
Mme Anne-Marie Jalady. Le DSCEN est situé au Fort de Montrouge à Arcueil. Ce département a été créé par un arrêté du 7 septembre 1998 lors de la dissolution de la direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) et du service mixte de surveillance radiologique et biologique de l’homme et de l’environnement (SMSRB), fusion du service mixte de sécurité radiologique (SMSR) et du service mixte de contrôle biologique (SMCB), intervenue en 1994. Le DSCEN est l’héritier du fonds documentaire de ces entités.
Ses missions, décrites par arrêté ministériel, sont au nombre de quatre : la conservation et l’exploitation des archives médicales de travailleurs du ministère des armées exposés aux rayonnements ionisants pendant les essais nucléaires français, la direction et le suivi pour le ministère des armées de la surveillance environnementale radiologique et géomécanique de Moruroa et Fangataufa, depuis la fin des essais nucléaires, la gestion de la documentation technique relative aux essais nucléaires en Polynésie et la communication des résultats du suivi environnemental en commission d’information. Depuis fin 2018, il est exclusivement constitué par du personnel du ministère des armées. Depuis sa création en 1998, le DSCEN est dirigé par un médecin des armées, parce qu’il détient près de 500 000 données médicales, que seul un médecin peut exploiter.
Permettez-moi à présent de développer ces quatre missions principales. La première grande mission du département concerne la conservation et l’exploitation des archives médicales des essais nucléaires français. Le DSCEN dispose d’éléments médicaux concernant les travailleurs, civils et militaires, du ministère des armées, qualifiés par l’employeur comme personnel « exposés » aux rayonnements ionisants, pendant les essais nucléaires.
Nous gérons uniquement les travailleurs qui ont bénéficié d’un suivi médico-radiobiologique à cette époque. Il s’agit en particulier des résultats de 126 100 anthropogammamétries, de 270 000 dosimétries individuelles ou collectives dite « d’ambiance », de 19 400 analyses radio toxicologiques des urines, des selles et de numération formule sanguine, ainsi que de 8 300 dossiers de médecine de prévention du centre interarmées de médecine de prévention de Papeete. Nous détenons aussi 7 600 dossiers médicaux de soins à l’infirmerie hôpital des sites. Cela représente 330 mètres linéaires d’archives médicales.
Le département ne dispose pas de l’intégralité des dossiers médicaux du personnel ayant participé aux essais. Les éléments médicaux du CEA sont envoyés au Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) par le service médical du CEA. Les dossiers médicaux du personnel des armées ont été reversés selon des circuits d’archivage spécifiques à chaque armée, par exemple pour les personnels de l’armée de terre vers le Centre des archives militaires (CAPM) à Pau, qui dépend du service historique de la Défense (SHD). Les archives de l’hôpital Jean Prince sont conservées au service des archives médicales hospitalières des armées (SAHMA), situé à Limoges. Le pilotage de la gestion des archives dans les armées est centralisé à la direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA), autorité technique qui dépend du secrétariat général pour l’administration (SGA).
Nous envoyons les archives médicales sur demande pour compléter les dossiers d’indemnisation, dans le respect de la loi. Les demandes que nous recevons proviennent principalement du Civen, mais aussi des intéressés ou leurs ayants droit, du centre médical de suivi (CMS) de Papeete, et parfois du médecin du haut-commissariat qui participe à la mission « aller vers », ou du service des pensions militaires d’invalidité de La Rochelle.
Depuis 2003, nous avons répondu à 7 180 demandes d’archives médicales. Nous avons vu croître de façon très importante les demandes en 2023 et encore plus en 2024, puisque le nombre de dossiers médicaux traités a doublé en 2023 et presque triplé en 2024 par rapport à 2021. En 2024, nous avons eu à traiter le nombre de dossiers le plus important depuis vingt‑et‑un ans. Entre 2021 et 2024, nous avons transmis un total de 2 237 archives médicales : 549 en 2021, 539 en 2022, 491 en 2023 et 658 en 2024. Cet afflux a nécessité un effort très important pour respecter le délai de réponses de deux mois annoncés aux demandeurs. Nous y parvenons, même si cela reste difficile. Les recherches de ces documents sont effectuées avec énergie dans l’intérêt des patients à la recherche de preuves confirmant leur exposition.
La deuxième grande mission du DSCEN consiste à réaliser pour le ministère des armées la direction, la supervision et le contrôle de la surveillance radiologique et géomécanique environnementale des deux anciens sites d’essais nucléaires Moruroa et Fangataufa. Le CEA, organisme extérieur au ministère des Armées, constitue notre appui technique pour la surveillance. Expert technique national en matière de nucléaire de défense, il réalise les opérations relatives au suivi scientifique environnemental de Moruroa et Fangataufa.
Les missions du DSCEN s’inscrivent sous pilotage ministériel, sous le contrôle du délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense (DSND). Cette surveillance environnementale occupe une part importante de notre temps de travail quotidien. Elle s’intéresse aux milieux physiques et biologiques ; elle est réalisée à la fois grâce à des mesures continues et par des campagnes de mesures ponctuelles.
Elle s’appuie sur deux expertises internationales demandées par la France, et réalisées à la fin des essais nucléaires français à Moruroa et Fangataufa. Sur le plan radiologique, une expertise a été réalisée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) entre 1996 et 1998. Cette expertise internationale a été conduite par soixante-quinze experts de vingt nationalités différentes, issus de vingt-cinq organismes internationaux et de vingt-deux laboratoires provenant de treize pays.
Ses conclusions sont formulées ainsi : « Il n’est pas nécessaire de poursuivre la surveillance de l’environnement de Mururoa et de Fangataufa à des fins de protection radiologique ». « Aucune mesure corrective n’est nécessaire pour des raisons de protection radiologique, que ce soit maintenant ou à l’avenir ».
La France a décidé de poursuivre la surveillance radiologique de ces deux atolls et de leur environnement. Il s’agit là d’une décision conforme à la règle générale appliquée dans l’Hexagone, laquelle consiste à effectuer une surveillance régulière des sites historiquement pollués par de la radioactivité. L’objectif vise à garantir l’absence d’impact sur les populations et l’environnement, à court et long terme.
M. Jean-Philippe Ménager. La surveillance radiologique continue est réalisée à Moruroa par collecte des aérosols atmosphériques en zone vie et par une dosimétrie externe d’ambiance. Elle est complétée par une campagne annuelle de prélèvements dite « mission Turbo » assurée grâce aux moyens logistiques du commandement supérieur des forces armées en Polynésie française (COMSUP-PF). Ces prélèvements intéressent le milieu physique (sols, sable, sédiments, eaux de mer) et le milieu biologique (noix de coco, plancton, poissons, mollusques et crustacés).
Sur plus de quatre-vingts points de prélèvement sur les atolls de Moruroa, Fangataufa et leurs alentours (dans la limite des 12 milles nautiques), environ 300 échantillons sont prélevés et 600 analyses sont réalisées sous accréditation du Comité français d'accréditation (Cofrac) dans les laboratoires de haute technicité du CEA, près de Paris. Cette mission annuelle sollicite environ soixante-dix personnes, pendant deux mois.
La petite équipe dédiée aux prélèvements est composée d’une dizaine de personnes, avec des scientifiques du CEA, des pêcheurs préleveurs polynésiens et des pilotes d’embarcation de recrutement local. Le soutien logistique est réalisé par le personnel du COMSUP-PF en particulier par la mise à disposition du bâtiment Bougainville pour les prélèvements océaniques et ceux réalisés à Fangataufa.
Mme Anne-Marie Jalady. Enfin, la surveillance radiologique environnementale actuelle du reste de la Polynésie française relève de la responsabilité de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), dans son laboratoire de Tahiti. Sur le plan géomécanique, une expertise internationale de Moruroa et Fangataufa après les essais nucléaires a également été demandée par la France. Elle a été réalisée par la commission géomécanique dirigée par le professeur Fairhurst qui a conclu, en 1999, à l’absence de déstabilisation du socle volcanique des atolls mais a constaté une déstabilisation locale de formations calcaires carbonatées et donc à la nécessité de poursuivre la surveillance géomécanique des anciens sites.
M. Jean-Philippe Ménager. La surveillance géomécanique réalisée en 2025 à Moruroa est continue et assurée vingt-quatre heures sur vingt-quatre heures et sept jours sur sept, par un système de télésurveillance du site appelé « TELSITE ». Il transmet les données au CEA dans l’Hexagone par satellite. Les experts du CEA les exploitent et les interprètent. Au total, plus de cinquante instruments de mesure de haute technologie sont répartis à Moruroa, couplés à un monitoring en temps réel.
Les capteurs sismiques, balises GPS, extensomètres, inclinomètres et marégraphes mesurent les mouvements de la zone nord-est de l’atoll. Ils permettent une alerte avec un préavis de plusieurs jours à plusieurs semaines si un évènement du type glissement de terrain devait survenir. Il existe également une surveillance ponctuelle, assurée par des campagnes de mesures topographiques régulières des deux atolls.
Chaque année, après de nombreux échanges avec les scientifiques du CEA, puis avec les experts de la commission de sécurité des anciens sites (C3S) relevant de l’autorité de sûreté nucléaire de défense, le DSCEN finalise et fait éditer les bilans de surveillance après validation par le DSND.
Mme Anne-Marie Jalady. La troisième grande mission du DSCEN porte sur la communication des résultats de la surveillance environnementale radiologique et géomécanique de Moruroa et de Fangataufa en commission d’information. La présentation et l’explication des résultats de cette surveillance sont réalisées tous les ans par le DSCEN lors d’une commission d’information à Papeete, présidée par le haut-commissaire, dans le respect de l’arrêté du 4 mai 2015 qui définit ses participants, la dernière s’étant déroulée le 29 octobre 2024.
À cette occasion, le DSCEN présente les résultats aux autorités civiles et militaires de l’État et du Pays, aux élus, aux associations, puis à la presse et répond aux questions qui lui sont posées. En 2022, des séances publiques de communication des résultats par le DSCEN ont été organisées par le haut-commissariat à Tureia et aux îles Gambier. Enfin, les bilans techniques sont mis à disposition du public sur internet sur le site du ministère des armées. Les résultats des analyses radiologiques de la mission Turbo et de la surveillance radiologique continue de Moruroa montrent que la radioactivité encore présente à Moruroa et Fangataufa ne migre pas dans l’environnement.
M. Jean-Philippe Ménager. La radioactivité artificielle mesurée dans les échantillons prélevés dans l’environnement demeure à des niveaux extrêmement faibles, souvent à la limite de détection des appareils de mesure, stables ou en décroissance par rapport à ceux des années précédentes. Il s’agit d’infimes traces de radioactivité qui ne présentent aucun danger. Pour les mêmes types d’échantillons que ceux de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (ASNR), les résultats sont du même niveau que ceux mesurés dans le reste de la Polynésie.
Mme Anne-Marie Jalady. Les résultats montrent qu’il n’existe pas de risque d’exposition externe ou interne à Mururoa, en dehors des zones dont l’accès est réglementé. Le personnel qui travaille à Moruroa ne porte pas de dosimètre. Les résultats de la surveillance géomécanique de Moruroa et Fangataufa sont extrêmement rassurants puisqu’ils montrent chaque année, et depuis la fin des essais en 1996, une stabilisation des zones surveillées. Le risque de décrochement d’une masse rocheuse est maintenant estimé comme très improbable par les experts sismologues. Aucun phénomène de ce type n’a eu lieu depuis l’arrêt des essais en 1996.
M. Jean-Philippe Ménager. Le dernier bilan de surveillance publié indique les éléments suivants : « En 2023, l’activité microsismique à Mururoa est restée très faible et les mesures obtenues ont permis de classer le niveau d’évolution géomécanique de l’atoll au niveau 0, le plus bas de l'échelle des risques. Après le ralentissement des mouvements observés depuis la fin des essais, la tendance actuelle indique un palier de stabilisation des mouvements de Mururoa qui se rapprochent de ceux observés sur un atoll n’ayant pas subi les sollicitations mécaniques des essais nucléaires. » […] « À Fangataufa, des campagnes d'observation périodique permettent de suivre son évolution géomécanique. Les mesures issues des campagnes topographiques de 2001, 2007, 2014 et 2021 confirment la stabilisation des mouvements de cet atoll ».
Mme Anne-Marie Jalady. Outre leur mise à disposition du public sur internet, les deux rapports des résultats de surveillance radiologique et géomécanique de Moruroa et Fangataufa sont envoyés aux autorités du Pays et de l’État et aux associations invités à la commission d’information. Le 9 mars 2024, une présentation de la mission Turbo et une visite de Moruroa par le DSCEN avec l’appui technique du CEA, a été organisée à la demande des autorités de l’État au profit d’une délégation de personnalités politiques du Pays, d’associations de vétérans, de retraités, et d’invités et suivies par la presse. Le DSCEN a présenté deux films, en tahitien et en français, qui décrivent la surveillance environnementale des deux atolls. Nous les avons mis en libre accès sur le site internet du ministère des armées. Ils sont très pédagogiques pour rendre accessible au plus grand nombre la compréhension de la surveillance actuelle radiologique et géomécanique de Moruroa et Fangataufa.
La quatrième grande mission du DSCEN concerne la conservation et l’exploitation des archives techniques « non médicales » des essais nucléaires français en Polynésie. Celles-ci sont le plus souvent classifiées principalement « confidentiel défense » « secret défense » ou protégées « en diffusion restreinte ». Il s’agit des archives du SMSR, du SMCB, de la Dircen.
M. Jean-Philippe Ménager. À partir de ces archives, le ministère des Armées a publié plusieurs ouvrages scientifiques de référence, et en particulier en 2006, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie - à l’épreuve des faits. Il s’agit d’un ouvrage technique transparent, de près de 500 pages de données scientifiques, détaillant entre autres, les aspects radiologiques et les conséquences environnementales des essais en Polynésie. Cet ouvrage est connu et utilisé comme une référence par les acteurs du domaine. Il est en libre accès sur internet.
Mme Anne-Marie Jalady. Le département a été très récemment déclaré « service d’archives intermédiaires » du ministère des Armées au Journal officiel du 28 décembre 2023. Notre service n’est pas ouvert au public, n’a pas été conçu avec une salle de lecture. Situé en zone protégée, il n’a pas été créé pour la recherche historique destinée aux chercheurs. Nos archives sont ainsi dites « intermédiaires » par opposition aux « archives définitives ». Il s’agit de documents dont la durée d’utilité administrative n’est pas encore échue.
Le DSCEN a été fortement impacté par un « un avant » et un « après » à la suite des décisions de la table ronde de 2021 concernant la gestion des archives. Depuis, nous ouvrons régulièrement nos archives aux chercheurs historiens qui en font la demande. Il n’existait pas d’inventaire destiné aux chercheurs, d’autant plus que la plupart de ces archives sont classifiées. L’inventaire détaillé est classifié donc non communicable. Cependant, en mars 2024, après une visite de contrôle scientifique et technique de nos archives par la DMCA, nous avons reçu la mission d’établir un inventaire destiné aux chercheurs, lequel est en cours de finalisation. Une première archiviste a été recrutée à l’été 2022 ; il n’y en avait jamais eu dans le département. Un deuxième archiviste est attendu prochainement afin d’augmenter encore notre capacité à déclassifier.
Nous pensons qu’il est essentiel de s’appuyer sur des faits scientifiques plutôt que sur des suppositions qui inquiètent inutilement la population. La limite à cette ouverture est relative au respect de la loi et des procédures en matière de protection du secret de la défense nationale et du secret médical. Pour pouvoir être communiquée, une archive doit systématiquement être relue par du personnel compétent afin de vérifier que sa communication respecte les textes de loi dont elle relève.
Ces textes ont été modifiés à l’été 2021. En particulier, pour la première fois, il existe une articulation et une cohérence entre le code du patrimoine et l’instruction générale interministérielle (IGI) 1 300 sur la protection du secret de la Défense nationale, tous deux allant dans le sens d’une ouverture. La déclinaison de ces nouveaux textes par une procédure pratique de déclassification est arrivée ultérieurement, et nous avons dû nous y former. Elle favorise et clarifie l’ouverture, même si nous devons en respecter strictement les conditions.
Sortir une archive classifiée en ne respectant pas cette réglementation reste puni par le code pénal au titre de la compromission. De plus, l’article L 213-2 du code du patrimoine décrit très précisément les cas où la communication des archives n’est pas possible.
M. Jean-Philippe Ménager. Depuis la fin 2021, nous avons consulté près de 4 500 archives du CEP au service historique de la défense à un rythme assez soutenu, afin de donner un avis en commission technique de déclassification. Ces temps de lecture, et la participation à ces commissions ont impacté notre activité de manière très significative. Ces déclassifications du SHD ont été très importantes et ont eu lieu un temps très contraint.
Mme Anne-Marie Jalady. Dans le même temps, le DSCEN a reçu plusieurs chercheurs intéressés par nos archives. En 2024, nous avons ouvert aux chercheurs 404 documents relatifs aux essais nucléaires français en Polynésie (y compris celles du SHD) et 658 archives médicales, soit un total de 1 062 documents. Actuellement, trois chercheurs ont effectué une nouvelle demande de documents classifiés, à laquelle nous allons répondre, en déclassifiant dans les semaines à venir. L’ensemble de ces tâches a exigé du DSCEN un travail colossal de recherche, de lecture, d’examen de communicabilité, de déclassifications, d’instruction des dérogations pour les archives non librement communicables.
En conclusion, le DSCEN est constitué d’une petite équipe de quatre personnes mobilisées pour l’ensemble des missions précédemment décrites. Le département cherche toujours à s’appuyer sur des faits, des données scientifiques, des mesures, et non sur des suppositions. Notre mobilisation est permanente et très marquée au profit de la transparence, pour fournir un maximum d’informations possibles, qu’il s’agisse de la recherche de données médicales pour les dossiers d’indemnisation, pour les autorités ou les historiens qui nous sollicitent.
Les dossiers médicaux sont traités dans un souci constant de l’intérêt du patient. De plus, un effort très important est réalisé quant à l’accessibilité de nos archives, dans le respect de la loi et des procédures du ministère des armées. Les modalités pratiques d’accès à nos archives sont indiquées sur le site internet « Mémoire des hommes » du ministère des armées, rubrique DSCEN.
Nous ferons de notre mieux pour répondre à vos questions, dans la limite de nos connaissances, et de nos responsabilités.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie pour la densité de vos propos, qui traitent de deux éléments principaux : les archives et la surveillance géomécanique et radiologique des sites d’expérimentation. S’agissant des archives, vous avez énuméré les différents types de documents, dont les anthropogammamétries et les dosimétries d’ambiance. Disposez-vous des dosimétries individuelles liées à chaque dossier de travailleur ? Ensuite, vous avez mentionné la répartition des archives dans plusieurs sites dont Pau et Limoges. Cette dispersion des archives complique-t-elle votre travail, lorsqu’il s’agit de restituer un dossier à un individu qui en fait la demande ou à des entités comme le Civen, le CMS ?
Mme Anne-Marie Jalady. Notre base de données contient effectivement les dosimétries et les anthropogammamétries individuelles. À partir de cette base, nous cherchons les archives papier, lorsque le nom correspondant en fait partie. Ces données relevant du secret médical, il n’existe pas de difficulté particulière lorsque la demande émane des travailleurs eux-mêmes.
La répartition des archives ne pose plus aucune difficulté depuis que nous ne cherchons plus à les récupérer en un seul dossier. En réalité, il s’agit du travail du Civen. De notre côté, nous ne répondons plus que pour le ministère des Armées. Si nous pensons qu’il peut exister des archives ailleurs, nous l’indiquons dans notre courrier de réponse, en transmettant les coordonnées du service d’archives dont dispose le Civen, surtout si la demande est effectuée par un ayant droit ou un vétéran.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nombre de vétérans que nous avons auditionnés considèrent tout de même qu’ils n’ont pas été très bien suivis individuellement ; d’autres expliquent qu’ils ne portaient pas de dosimètres individuels.
Ensuite, vos archives contiennent-elles des cahiers ou des registres qui portent notamment sur les constats sanitaires (individuels ou collectifs) qui auraient pu provenir des îles ? Vous arrive-t-il de devoir exploiter les archives de Jean Prince ? Je pense notamment à un cahier qui a été médiatisé, celui de l’institutrice des îles Gambier, Mme Golaz, lequel a été évoqué par le docteur Baert lors de son audition. Celle-ci s’était ainsi vue confisquer son journal, dans lequel elle notait les anomalies sanitaires qu’elle constatait chez ses élèves. Savez-vous où ce cahier se trouve ? Pourrait-il nous être transmis, dans le respect des termes de la loi ? D’autres archives privées de ce type existent-elles ?
Mme Anne-Marie Jalady. Nous avons entendu parler de ce cahier à l’occasion de votre commission d’enquête. J’ai demandé à mon archiviste de le rechercher, mais elle ne l’a pas trouvé. La même demande a été réalisée auprès du CEA, pour le même résultat.
Le docteur Baert indique que dans son carnet, l’institutrice avait noté des troubles digestifs, effectivement compatibles avec une flambée de ciguatera ou une épidémie de gastro-entérite. S’il s’agit bien de troubles digestifs, ils ne peuvent être en rapport avec une exposition aux rayonnements ionisants, c’est-à-dire les doses reçues par les îles Gambier, lesquelles étaient très faibles selon les experts du CEA, de l’ASNR, mais également les auteurs de Toxique, pourtant plus polémiques. Dans le cas de très faibles doses, c’est-à-dire en dessous de 100 millisieverts (mSv), il n’existe pas de risque de troubles digestifs. Sur 100 personnes exposées aux rayonnements ionisants à 1 mSv, le risque de cancer est inférieur à 1.
Ensuite, nous n’exploitons pas les archives de Jean Prince, cela ne relève pas de notre mission. Il revient au Civen d’exploiter l’ensemble des documents qui peuvent être récupérés dans les différents services d’archives.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Madame, vous avez évoqué à au moins deux reprises votre volonté de vous appuyer sur les faits et uniquement les faits. Cette insistance m’a laissé penser que vous considériez peut-être qu’il existait parmi les parlementaires des personnes qui ne se seraient pas appuyées sur les faits. J’espère que cela n’est pas le cas. Nous sommes autant attachés à la science que vous l’êtes. Simplement, je voulais faire remarquer que pendant très longtemps, les faits ont été peu accessibles. Si l’effort d’accessibilité a été récemment très important, reconnaissons qu’il a également été tardif.
Ma question concerne une information qui nous a été fournie lors d’une précédente audition. Il nous a ainsi été indiqué que tous les habitants de Tureia ont subi, ou bénéficié selon les points de vue, d’une spectrométrie gamma la recherche de strontium 90 dans l’appareil osseux mais que le résultat de ces examens n’avait jamais été communiqué. En conséquence, ils sont très demandeurs de ces résultats. En avez-vous déjà entendu parler ? À qui pouvons-nous demander communication de ces résultats, s’ils existent ? Est-il possible de les présenter aux habitants de Tureia ?
Mme Anne-Marie Jalady. S’agissant de la spectrométrie gamma des habitants de Tureia, la réponse est difficile, dans la mesure où notre base de données ne comporte que des noms et des prénoms. Dans la prévision de cette audition par la commission d’enquête, j’ai demandé à mon archiviste de réaliser une recherche sur les anthropogammamétries de la population. Nous en avons trouvé quelques-unes et avons effectué un test avec nos bases de données. À chaque fois que nous disposions de la spectrométrie, le nom figurait dans la base de données. Voilà ce que je peux vous répondre à ce jour.
Ensuite, nous communiquons individuellement les résultats, dans la mesure où les résultats des anthropogammamétries individuelles sont soumis au secret médical. Nous pouvons les transmettre aux intéressés, s’ils nous le demandent, ainsi qu’au Civen. Le Civen nous indique qu’il nous envoie les dossiers d’indemnisation, afin que nous puissions rechercher systématiquement dans notre base s’il existe une spectrométrie correspondante, y compris lorsqu’il s’agit de populations.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je comprends naturellement le principe du secret médical. Le nombre d’habitants à Tureia me semble assez limité, peut-être de l’ordre de 500 à 600 personnes actuellement, mais la population devait être plus importante à l’époque. À partir de l’année et du lieu de réalisation de l’examen, il doit être possible de retrouver une cohorte, que l’on peut anonymiser. Il s’agit juste de savoir si les résultats étaient anormaux ou si l’on peut à l’inverse rassurer la population, sans violer le secret médical.
Mme Anne-Marie Jalady. L’ouvrage de référence publié par le ministère de la Défense en 2006, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie - à l’épreuve des faits, fournit des résultats sur les mesures de campagnes anthropogammamétriques, en page 294. En 1966, à Tureia, soixante personnes ont eu indice de tri inférieur à 2, soit un résultat « normal ». En juillet 1967, quatorze personnes ont eu un indice de tri supérieur à 5, soit le résultat d’une contamination interne. Mais la contamination atteinte peut être de faible niveau. En août 1967, vingt-huit personnes de Tureia présentaient un indice de tri supérieur à 5, et une personne en 1968 (contre trente personnes affichant un indice de tri entre 2 et 5 et une quinze dont l’indice était inférieur à 2, cette même année 1968).
Mme Dominique Voynet (EcoS). Cette information ne nous indique pas pour autant la molécule incriminée. Nous ne savons pas s’il s’agit ou non de strontium.
Mme Anne-Marie Jalady. Il ne s’agit pas de strontium. Le strontium est un émetteur bêta mais les anthropogammamétries détectent les émetteurs gamma. En revanche, ils peuvent détecter d’autres radionucléides qui seraient évocateurs d’une contamination au strontium.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Cette réponse me paraît parcellaire, dans la mesure où nous avons besoin de conclusions scientifiques. L’ensemble de la population de Tureia a-t-il fait l’objet de ces mesures ?
Mme Anne-Marie Jalady. Je suis incapable de répondre cette question en l’état, mais nous pouvons continuer à chercher.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En l’état, ces résultats ne sont pas exploitables, pour nous. Ces données existent mais, sur le plan scientifique, elles ont peu d’utilité. Quelles conclusions en tirez-vous de votre côté ?
Mme Anne-Marie Jalady. Notre mission ne consiste pas à tirer des conclusions, mais de chercher dans nos archives lorsque des demandes nous sont soumises.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. À vous entendre, en 1966, tout allait bien à Tureia.
Mme Anne-Marie Jalady. Je ne peux vous donner que les résultats qui sont à ma disposition, c’est-à-dire des résultats de mesure, avec l’interprétation qui est établie habituellement et démontrée scientifiquement, en fonction de l’indice de tri. Je ne peux pas vous en dire plus.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Après vérification, il y a actuellement 336 habitants à Tureia. Mais surtout, ils étaient 2 934 en 1980 et 3 321 en 1996, au moment où les essais ont été arrêtés.
M. Emmanuel Fouquart (RN). Selon les documents officiels consultables, la population de l’île était seulement de soixante-dix personnes, juste avant les premiers essais.
Mme Anne-Marie Jalady. J’avais en tête un nombre de quatre-vingt personnes mais nous pourrons vérifier et vous répondre par écrit si vous le souhaitez.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je pense que de nombreux personnels du CEP étaient sur place, ce qui augmentait de fait augmenter la population.
M. Jean-Philippe Ménager. Je tiens à apporter une précision, ayant lu un grand nombre d’archives. Selon moi, la population de Tureia (à l’exclusion des personnels du CEP qui venaient ponctuellement lors des essais ou effectuer des mesures) s’établissait à moins de 100 personnes, contre moins de 500 personnes aux îles Gambier.
M. le président Didier Le Gac. Il semble justifié d’effectuer des vérifications. Nous vous serions reconnaissants de nous apporter cette réponse.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez également évoqué une expertise réalisée par l’AIEA entre 1996 et 1998, qui semble indiquer que tout va pour le mieux. La France a cependant décidé de procéder à une surveillance radiologique et a mis en place la mission Turbo, laquelle a conclu que la radioactivité encore présente à Moruroa et Fangataufa n’avait pas migré pas dans l’environnement.
À partir de quand le suivi radiologique continu et la mission Turbo pourront-ils prendre fin ? Quels indicateurs permettront-ils de prendre une telle décision ? Celle-ci est-elle strictement politique ou disposez-vous d’éléments objectifs qui permettent de déterminer l’utilité persistante de ce suivi pour assurer la sécurité des sites et des populations ? En l’état, le retour ou l’installation pérenne ou ponctuelle d’une population civile sur les atolls est-il envisageable ? Très concrètement, quels sont les obstacles en termes de risques radiologiques et de risques de prolifération ?
Madame Jalady, en tant qu’experte des risques nucléaires, considérez-vous qu’il existe d’autres types de risques que nous ne verrions pas ? Sont-ils surmontables ? Sous quelles conditions ? En fonction de quels moyens et à quel coût ?
Mme Anne-Marie Jalady. S’agissant de la mission Turbo, la règle retenue en métropole consiste à continuer à surveiller les sites historiquement pollués. Il n’existe pas de date butoir. En revanche, la précision de la stratégie de surveillance peut évoluer, dans la mesure où nous devons réaliser cette surveillance au juste besoin. Depuis 2015, nous présentons les résultats en commission d’information et notre propos demeure le même : la radioactivité sur les atolls de Moruroa et Fangataufa et dans l’environnement est de l’ordre de traces infinitésimales, sans aucun impact sanitaire. La radioactivité ne migre pas vers l’environnement. Il existe donc un projet de surveillance future de ces atolls, qui vise à adapter la surveillance au juste besoin.
M. le président Didier Le Gac. Que signifie ce « juste besoin » ?
Mme Anne-Marie Jalady. Il s’agit de faire en sorte que la surveillance soit efficace puisque ces atolls constituent des installations et activités nucléaires intéressant la défense (Ianid), lesquelles dépendent du code de la défense. Celui-ci détaille la mission d’assurer la radioprotection et la sûreté de ces atolls. Le retour de la population sur ces atolls n’est pas possible, dans la mesure où leurs sous-sols sont historiquement pollués. De plus, l’analyse de cette radioactivité pourrait fournir à une puissance étrangère des informations lui permettant de fabriquer une bombe, c’est-à-dire des informations proliférantes.
Ces informations n’autorisent pas la population à revenir sur les atolls, non pas pour des raisons de radioprotection, même s’il y a des endroits à accès réglementé sur ces atolls, mais pour des raisons de présence de radioactivité dans les sous-sols qui pourrait être proliférante.
M. le président Didier Le Gac. Ces derniers propos ne sont-ils pas quelque peu contradictoires ? Vous indiquez simultanément que rien n’évolue sur le plan atmosphérique mais vous soulignez dans le même temps la présence de radioactivité proliférante dans les sous-sols…
Mme Anne-Marie Jalady. La radioactivité n’est pas présente dans les sols dispersés, mais dans les puits de déchets creusés à plus de 1 000 mètres de profondeur. Ceux-ci ont été rebouchés à chaque étape avec des bouchons en ciment ou en béton, pour confiner la radioactivité. Il existe également des puits de tir, qui contiennent les déchets dans la roche volcanique, laquelle n’a pas été fragilisée par les essais. En surface, il n’y a pas de risque, à condition de respecter les zones à accès réglementé, comme le banc Colette.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Qu’en est-il de ce risque de prolifération sur le site algérien, qui ne connaît pas de surveillance française depuis l’indépendance ? La France a quitté le site en laissant des données, ce qui lui a été reproché récemment.
Mme Anne-Marie Jalady. Les sites algériens ne font pas partie du périmètre de responsabilité du DSCEN. Je ne peux donc pas m’exprimer à leur sujet. Le DSCEN s’occupe des sites polynésiens de Moruroa et Fangataufa, dans la limite des 12 milles nautiques.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite à présent évoquer les parties de couronnes coralliennes qui ont glissé à la suite des fissures. Vous avez indiqué que le risque de décrochement d’une masse rocheuse est maintenant estimé comme très improbable et qu’aucun phénomène de ce type n’a été observé depuis l’arrêt des essais. Mais combien de décrochements sont-ils intervenus lors des essais ?
Ensuite, de nombreuses personnes ayant travaillé le site nous parlent de failles, de grandes fissures dans le socle corallien. Ces fissures sont-elles dangereuses et surveillées à ce titre ? Enfin, pouvez-vous expliquer aux nouveaux commissaires ce qu’est le banc Colette ?
Mme Anne-Marie Jalady. Ces fissures sont très attentivement surveillées comme vous le savez, puisque vous êtes venue à Moruroa. Comme nous l’avons indiqué dans notre propos liminaire, la surveillance géomécanique et assurée vingt-quatre heures sur vingt-quatre heures et sept jours sur sept par un système moderne de cinquante capteurs qui enregistrent les mouvements. Depuis la fin des essais, nous constatons qu’aucun mouvement n’est intervenu.
Un système d’alerte existe néanmoins. Il s’agit d’une échelle des risques fixée par les sismologues experts du CEA, qui utilise un indicateur établissant la moyenne de toutes les mesures de surveillance à Moruroa. Depuis la fin des essais, cette échelle de risque s’établit à zéro. À ce sujet, il faut distinguer le « niveau zéro » de l’échelle des risques du « risque zéro » : ce n’est pas parce que cette échelle se situe au niveau zéro que le risque est égal à zéro. Mais en résumé, des mesures sont effectuées depuis trente ans et celles-ci n’ont jamais été inquiétantes.
M. Jean-Philippe Ménager. Les failles en partie créées par les essais souterrains sont situées sur la partie nord-est de Moruroa. Précédemment, des chutes de blocs de falaises étaient intervenues lors de tirs sous la couronne de l’autre côté de l’atoll, dans la partie sud-ouest, qui présente une autre structure géologique. Ces mouvements ont eu lieu quelques heures après les essais et se sont depuis stabilisés.
En revanche, dans la zone nord-est, il a toujours existé des mouvements de fluage, qui ont été initiés par les essais sous la couronne. Nous nous sommes aperçus que cette partie continuait à connaître des petits mouvements résiduels après la fin des essais. C’est la raison pour laquelle l’expertise internationale menée à l’époque sur le terrain avait préconisé de continuer la surveillance. Il apparaît que ces mouvements résiduels n’ont cessé de ralentir et depuis les années 2010, nous sommes quasiment parvenus à un palier où l’on ne détecte presque rien. Les sismologues et spécialistes du CEA estiment que le mouvement est désormais tellement faible qu’il s’apparente au mouvement classique d’un atoll qui n’a pas subi d’essais mécaniques et qu’une stabilisation totale de cette zone est à présent constatée.
M. Yoann Gillet (RN). J’ai déjà eu l’occasion de saluer le travail du DSCEN. Il nous permet en effet d’avoir accès très facilement à un certain nombre de données qui nous sont très utiles dans le cadre de cette commission d’enquête.
S’agissant du débat sur le nombre d’habitants de Tureia et des 3 000 personnes évoquées par Mme Voynet, j’ai pu trouver une explication. À l’époque, Moruroa et Fangataufa étaient rattachés à la commune de Tureia, ce qui explique sans doute ce décalage du nombre d’habitants. Dans les faits, moins de 100 habitants étaient comptabilisés à Tureia.
M. le président Didier Le Gac. Il nous faudra clarifier ce point.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pouvez-vous parler des zones réservées, notamment à Moruroa ? En existe-t-il à Fangataufa ? Je rappelle qu’aucun militaire n’est présent à Fangataufa, alors qu’ils sont en permanence au nombre de vingt-huit à Moruroa. Ensuite, existe-t-il des zones de type Colette à Fangataufa ? Y existe-t-il également des éléments proliférants observables à l’œil nu ?
M. Jean-Philippe Ménager. Ce qui est effectivement accessible correspond à ce qui reste dans les fonds de lagon à Moruroa, au milieu des sédiments, dans trois zones. Il s’agit d’abord du banc Colette situé sur une marche de fond de lagon, de dix à douze mètres de profondeur. Demeure dans ces sédiments un reste de plutonium provenant des fameux essais de sécurité. Ces derniers ont été effectués à l’extérieur, sur des dalles, mais ont projeté de la matière malheureusement radioactive.
La deuxième zone est située juste à proximité, c’est-à-dire à l’emplacement où ont eu lieu les essais sur barge dans la zone Denise, face au poste d’enregistrement avancé (PEA), à 700 ou 800 mètres. Ici, le lagon mesure environ quarante mètres de profondeur et les sédiments ont également été contaminés. Ces zones sont parfaitement définies et font partie des zones réglementées pour l’accès des plongeurs. La troisième zone est située dans la zone Dindon à l’ouest de Moruroa, où des essais ont été réalisés, notamment les essais sur barge qui ont été les fameux essais contaminants du lagon. Cette zone circonscrite est relativement bien connue et bien réglementée.
À Fangataufa, des essais sur barges sont également intervenus. Le lagon a une profondeur de trente à quarante mètres. La zone se situe en face du PEA Frégate où était installé le fameux blockhaus dans lequel les mesures des essais étaient réalisées. Cette zone est également réglementée pour la plongée. Les pourtours et les puits pour les eaux souterraines à proximité y sont surveillés.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Sur le site, il existe deux puits de stockage, les puits numérotés PS1 et PS3. Madame Jalady, pouvez-vous éclairer la commission sur la manière dont ces puits ont été remplis et à quelle période ? Ces déchets résultent-ils des essais atmosphériques ? De plus, ces essais comportaient-ils des déchets ou ont-ils été simplement caractérisés par un essaimage de particules radioactives, par des nuages ? Des déchets subsistent-ils encore dans les puits de stockage à Moruroa ? Ces déchets dans les puits de stockage proviennent-ils de la période des essais souterrains ? Enfin, à part PS1 et PS3, existe-t-il d’autres sites de stockage, notamment à Fangataufa ?
M. Jean-Philippe Ménager. Je me permets de vous répondre, dans la mesure où je suis chargé des déclarations auprès de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). Il n’existe que deux puits de stockage qui ont été creusés spécifiquement à cet effet à Mururoa, mais il existe vingt-cinq autres têtes de puits, c’est-à-dire des anciens puits de tir qui ont été utilisés pour enfouir des déchets radioactifs.
S’agissant des dates d’enfouissement pour PS1 et PS3, les opérations ont commencé en 1979 et se sont achevées en 1997. À l’époque, il existait déjà des règles assez strictes pour les déchets radioactifs et une usine avait été mise en place sur l’atoll pour vérifier les conteneurs et préparer les viroles de stockage. Il s’agit de procédures identiques à celles qui sont pratiquées dans l’Hexagone.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ces déchets émanent-ils exclusivement de la période des essais souterrains ou sont-ils également issus des essais atmosphériques ? Ensuite, sur les vingt-cinq têtes de puits dont vous avez parlé, toutes sont-elles situées à Moruroa ou bien certaines se trouvent-elles à Fangataufa ?
M. Jean-Philippe Ménager. Tous les déchets nucléaires enfouis en puits sont situés à Moruroa. Il n’y a rien à Fangataufa, à l’exception des deux cavités de tirs correspondant aux deux premiers tirs souterrains.
Les déchets sont effectivement liés en très grande majorité aux essais souterrains, mais également à l’assainissement des sites, qui est intervenu jusqu’à la fin de leur utilisation. La fameuse dalle Colette a été arasée par une espèce de bulldozer qui a enlevé une partie du corail pour limiter la contamination surfacique. Les matières ont été traitées, mises en fût et enfouies dans ces puits. Il en a été de même pour des récupérations de déchets dans les sols, qui étaient stockés depuis quelques années à la suite des différents essais. Des terres contaminées par les retombées aériennes avaient été stockées dans des zones avant d’être vidées et placées dans les puits de stockage. En conséquence, une petite partie correspond aux anciennes retombées aériennes.
Ces opérations ont fait partie de l’assainissement des sites, afin d’obtenir la dépollution la plus parfaite possible, à l’issue des expérimentations.
Mme Anne-Marie Jalady. Je précise que l’inventaire de ces déchets et de leur activité, réalisée chaque année par le ministère des armées, est déclaré à l’Andra et accessible sur son site internet
M. le président Didier Le Gac. À ce titre, il serait peut-être pertinent d’auditionner l’Andra, à l’occasion de nos dernières auditions.
Mesdames Jalady et Herman, monsieur Ménager, je vous remercie pour votre présence et vos réponses à nos questions.
24. Audition, ouverte à la presse, de M. Émile Vernier, président du SDIRAF (Syndicat de Défense des Intérêts des Retraités Actuels et Futurs) (Mercredi 19 mars 2025)
M. le président Didier Le Gac. Nous recevons maintenant M. Emile Vernier, président du Sdiraf.
Je rappellerai en introduction que le Syndicat de défense des intérêts des retraités actuels et futurs (Sdiraf), créé en 2009, représente tous les retraités de Polynésie, indépendamment de leur affiliation à la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS). Il demande une évolution de la réglementation portant sur l’indemnisation des personnes qui pourraient être affectées par une maladie radio-induite due à une exposition à des rayons ionisants provenant d’essais nucléaires.
Pouvez-vous nous indiquer comment le Sdiraf, plutôt généraliste à l’origine, en est venu à s’intéresser spécifiquement aux personnes ayant pu subir des dommages du fait des essais nucléaires effectués en Polynésie ?
Quelles sont les principales évolutions de la loi Morin que vous appelez de vos vœux ? Pensez-vous qu’il faille supprimer le seuil de 1 millisievert (mSv) ? Toutes les personnes que nous avons entendues estiment que ce seuil de gestion très théorique ne fait que compliquer le traitement des demandes présentées au Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen).
Mais, avant de vous entendre, je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Émile Vernier prête serment.)
M. Émile Vernier, président du Sdiraf. C’est une fierté et un honneur d’être devant vous. Je n’ai pas travaillé sur les sites des essais mais en mars 2024, j’ai visité Moruroa en compagnie du haut-commissaire, du contre-amiral, de Moetai Brotherson, président de la Polynésie, de Mereana Reid Arbelot, votre rapporteure, du député Steve Chailloux, de Hinamoeura Morgant-Cross, ainsi que plusieurs représentants de l’armée et élus polynésiens.
Cette visite très enrichissante m’a permis de constater que Moruroa était devenu un sanctuaire mondial. La nature y a repris ses droits, tous ses droits. Il n’y a aucun habitant en dehors d’un régiment d’une trentaine de soldats occupés à préserver la tranquillité de l’atoll et à surveiller que tout se passe bien. Ils m’ont raconté que les poissons venaient au bord du rivage : nous sommes restés près de l’aéroport mais, pour moi, qui suis pêcheur, cet atoll est un paradis.
Depuis le début des essais atmosphériques et souterrains, des Polynésiens sont montés au créneau pour dénoncer l’attitude de la France, qu’ils accusaient, sans aucune preuve, de mensonges et de manipulation. Vous m’avez demandé de dire la vérité, la voilà : pendant des dizaines d’années, ces personnes ont asséné des contre-vérités aux Polynésiens, perturbant leurs réflexions et les déstabilisant. Et aujourd’hui, on en paie le prix ! Les conséquences de ces mensonges sont gravissimes : dès que l’État parle, on pense immédiatement qu’il ment. Dernièrement encore, l’association chrétienne 193, par la voix du père Auguste, s’est permis de critiquer le professeur Baert et de le déclarer persona non grata en Polynésie, au motif qu’il a tenu des propos qui n’allaient pas dans son sens. Pour qui se prennent-ils ? D’un professeur reconnu ou d’un curé, qui connaît le mieux la science ? Certains Polynésiens disent n’importe quoi, sans preuve, comme leur maître Donald Trump.
Je voudrais partager avec vous plusieurs interventions capitales sur les essais nucléaires.
La première provient d’un reportage sur le déplacement du Général de Gaulle à Papeete, en septembre 1966, quelques mois après le premier tir, intervenu le 2 juillet. Il y avait prononcé un discours sur la place Joffre (aujourd’hui place Tarahoi) auquel j’ai assisté, comme tous les élèves du collège La Mennais, qui y avaient été invités, vêtus d’un short bleu et d’une chemise blanche. Voici le récit de cette visite.
« Le lendemain de son arrivée, le 7 ou le 8 septembre 1966, il se rend à Papeete : après la traditionnelle cérémonie au monument aux morts, les audiences officielles et les défilés en hommage à sa personne, le Général arrive sur la place Joffre où il évoque la force de dissuasion nucléaire, dont la Polynésie est devenue le centre opérationnel après l’évacuation du Sahara. Ainsi déclare-t-il aux Polynésiens “combien la France apprécie le service qu’elle lui rend en étant le siège de cette organisation qui doit assurer la paix à coup sûr”. Pierre de touche de sa “politique de grandeur”, la force de frappe se doit d’être crédible : elle l’est devenue depuis l’explosion de sa première bombe A en 1960. En s’assurant une capacité de représailles réellement dissuasive, la France est dès lors placée sur un pied d’égalité avec les grandes puissances. Plus tard dans son voyage, le Général assistera d’ailleurs à l’un de ces essais dans l’atoll de Moruroa.
« De Gaulle poursuit son discours en prophétisant l’avenir de la Polynésie qui “peut être magnifique”. Il salue le “caractère”, “l’âme” et le “travail” des Polynésiens et leur assure le soutien indéfectible de la métropole. »
Je pense souvent à cette prophétie du Général sur l’avenir magnifique de mon pays : il s’est trompé. Quant au soutien indéfectible de la France, il y a encore à faire.
La deuxième intervention que je souhaite vous rappeler est celle d’Emmanuel Macron devant les responsables polynésiens, le mardi 27 juillet 2021 à Papeete. « J’assume et je veux la vérité et la transparence avec vous. […] La Nation a une dette à l’égard de la Polynésie française. Cette dette est le fait d’avoir en effet abrité ces essais, en particulier ceux entre 1966 et 1974, dont on ne peut absolument pas dire qu’ils étaient propres » a-t-il déclaré au dernier jour de son déplacement dans l’archipel. Le Sdiraf demande que ces paroles qui font l’histoire soient respectées.
Je suis né à Rabat, au Maroc, en septembre 1952. Mon état civil officiel indique trois prénoms : Émile, Robert (mes grands-pères) et Ariifaanaunau, nom du fils d’un ancêtre ayant vécu au début du XIXe siècle, Tauraatua i Patea, qui était le grand chef du clan Teva, établi à Papara et dans la presqu’île. Sans doute dois-je à cet ancêtre le besoin de défendre les Polynésiens en souffrance.
Depuis 1973, je suis marié avec Huguette et nous avons trois beaux enfants. Notre aînée, Tahia, vient d’être diagnostiquée d’un cancer du rectum, qu’elle soigne avec assiduité par des séances de chimiothérapie, de radiothérapie, des opérations : elle est courageuse. Elle vient de déposer sa demande d’indemnisation auprès de la mission « aller vers ». C’est aussi pour elle, et pour tous les Polynésiens malades, que je défends mon peuple. Avec le bureau du Sdiraf, nous en sommes fiers.
Le Sdiraf a été créé en avril 2009, à la suite de l’annonce brutale, par le président du régime général des salariés (RGS) de la CPS, du risque de cessation de paiements et de faillite sous trois ans en l’absence de réformes. Ce fut un choc : après avoir travaillé des années, peut-être les retraités ne seraient-ils plus payés.
Depuis sa création, sans aucune subvention ni grands moyens (il n’a pour tous revenus que le produit des cotisations, dont le montant s’élève à 8 euros par adhérent et par an), le Sdiraf vivote. Depuis septembre 2024, son bureau est composé de sept personnes : outre son président, il y a un vice-président, Michel Arakino, un trésorier, Christian Chonvant, une trésorière adjointe, Huguette Vernier, une secrétaire, Siu Sarrouy, une secrétaire adjointe, Hélène Arnaud et un assesseur, Jean Chapman. Parmi eux, deux ont travaillé à Moruroa : Michel Arakino et Jean Chapman. Bien que le Syndicat ait été reconnu d’intérêt général en octobre 2017 par le gouvernement polynésien, rien n’a changé : nous n’avons toujours pas officiellement de représentant au Conseil économique, social, environnemental et culturel (Cesec), où les retraités polynésiens sont représentés par un fonctionnaire d’État (c’est étonnant !), ni au conseil d’administration de la CPS, composé de quinze personnes qui prennent des décisions pour une grande partie des Polynésiens. Quinze personnes, et nous n’en sommes pas !
Chaque mardi, éventuellement d’autres jours de la semaine si besoin, le bureau se réunit dans un food court de Faa’a. Nous n’avons ni local, ni secrétariat : on se débrouille avec les moyens du bord. Et souvent, je dois payer de ma poche les déplacements dans les îles. À leur demande, j’irai prochainement rencontrer les habitants de Raiatea, Huahine, Nuku Hiva et Tureia, qui ont besoin de nous. Je note d’ailleurs que chaque fois que je passe quelque part, le nombre de dossiers de demande d’indemnisation augmente. Le Sdiraf ne possède qu’un seul moyen de communication, une page Facebook de plus en plus suivie, sur laquelle figurent des informations vérifiables (décrets, arrêtés et autres textes réglementaires).
Nous avons saisi à plusieurs reprises le Président de la République, la ministre de la santé et le Premier ministre au sujet de la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, prévue à l’article 7 de la loi Morin, qui doit se réunir bientôt. Mais pourquoi le Sdiraf est-il monté au créneau pour le nucléaire ?
À la suite de l’annonce concernant l’avenir de la CPS, j’ai décidé de m’investir et, avec quelques amis, nous avons créé le Sdiraf, qui défend depuis les intérêts des retraités de la CPS (tous les travailleurs des sites, y compris les personnels civils, y sont affiliés), non sans difficultés, faute de moyens et d’informations ; nous n’avons accès qu’au rapport d’activité annuel de la CPS.
Le changement de gouvernance de la CPS, en 2009, a marqué un tournant important. Les trois régimes – le RGS, le RNS (régime des non-salariés) et le RSPF (régime de solidarité de Polynésie française) – sont passés sous la gestion d’un conseil d’administration unique, composé de quinze membres chargés de gérer la protection sociale de près de 300 000 Polynésiens. L’arrivée d’un gouvernement indépendantiste, en mai 2023, a entraîné un nouveau changement de gouvernance : plus rien ne filtrait des réunions du conseil d’administration, ce qui a compliqué les échanges. J’en ai longuement parlé avec Michel Arakino lorsqu’il a pris le poste de vice-président du Sdiraf, il y a une dizaine d’années, et nous avons décidé de défendre malgré tout la CPS, car le régime de retraite était en difficulté.
La création de la délégation Reko Tika a été le point de départ d’une nouvelle approche sur le sujet du nucléaire. Michel Arakino en faisait partie, mais on lui avait interdit de s’y exprimer au nom du Sdiraf, sous peine d’être renvoyé au fenua, au pays. Lors d’une réunion à Paris, en présence du président Macron et de représentants de l’armée, le gouvernement local a formulé d’excellentes propositions à l’État : malheureusement, de nombreux acteurs, partis politiques, associations (à l’exception de Tamarii Moruroa), églises et même parlementaires (Moetai Brotherson notamment, qui était député à l’époque) ont refusé de participer à la réunion, ce qui a affaibli la position du président de la Polynésie. Création de la mission « aller vers » pour la gestion des dossiers d’indemnisation (concrétisée en janvier 2022), prise en charge des frais engagés par la CPS pour soigner les malades reconnus victimes des essais par le Civen, lancement d’un centre de mémoire et création d’un Institut du cancer en Polynésie française : tout laissait présager de grandes avancées et de bonnes relations entre l’État et le pays. Mais la délégation est rentrée, et après le déplacement du président Macron en Polynésie, fin juillet 2021, Reko Tika a été oubliée. Depuis, le centre de mémoire n’est toujours pas terminé.
Pourtant, le 8 juillet 2021, le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, écrivait à Édouard Fritch, alors président de Polynésie : « L’État a créé un droit à indemnisation pour les victimes des essais nucléaires. Il a le devoir de permettre à tous ceux qui s’estiment victimes de présenter un dossier au Civen. C’est une mesure de justice évidente. »
Tous les anciens travailleurs des sites sont aujourd’hui retraités de la CPS, et parmi eux, il y a des malades éligibles à indemnisation. Le Sdiraf a décidé de défendre ces personnes méritantes et valeureuses qui ont participé à la grandeur de la France et à la richesse de la Polynésie. Mais nous ne menons que des actions d’information : il n’est pas question de constituer des dossiers, nous ne sommes pas médecins. Pour cela, nous renvoyons vers la mission « aller vers », et seulement elle.
L’arrivée de quelques milliers de nouveaux retraités, mis d’office à la retraite à la fermeture du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), n’a pas aidé le régime de retraite de la CPS. Le ratio entre actifs et retraités se situe désormais autour de 1,5, mettant en danger sa pérennité.
Outre les réunions à Tahiti, et malgré le manque de moyens, le Sdiraf se déplace dans les îles. En 2023 et 2024, je me suis ainsi rendu à Tubuai, Rimatara, Rangiroa, Anaa et Maupiti. Chaque fois que je commence une réunion, je demande à l’assistance si elle sait combien de Polynésiens ont pu être indemnisés, entre 2010 et 2023, grâce à la loi Morin. Les réponses sont édifiantes : zéro, cinq… En réalité, personne ne sait, preuve que la communication est insuffisante, notamment au niveau des associations. J’en viens à me demander si elles veulent vraiment que la vérité soit connue. J’enjoins donc les autorités de l’État et du pays à faire l’effort d’informer nos populations sur les chiffres du Civen, très importants.
Nous demandons aussi instamment à l’État de renforcer les moyens humains et financiers du centre médical de suivi des anciens travailleurs des sites, de maintenir et renforcer les effectifs de la mission « aller vers » – ils ne sont que trois –, qui remplit parfaitement sa mission de soutien aux Polynésiens qui souhaitent déposer un dossier d’indemnisation. Cela permettra à un maximum de familles de constituer leur dossier. Notons au passage que de nombreux métropolitains me demandent de m’occuper de leur dossier, mais je ne peux pas.
Par ailleurs, nous demandons à l’État de revoir au plus vite la liste des maladies potentiellement radio-induites ouvrant droit à indemnisation, qui est limitée à vingt-trois pathologies, empêchant de nombreux dossiers d’indemnisation d’aboutir auprès du Civen. À la page 17 de son rapport d’activité 2023, il précise les pathologies hors décret pour lesquelles les demandes d’indemnisation sont les plus fréquentes : cancer de la prostate, cancer de la thyroïde hors période de croissance du demandeur ou goitre ne présentant aucun signe de malignité, ou encore cancer du pancréas, du col de l’utérus, de la langue et du larynx.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ces précisions historiques très intéressantes. Je sais que vous avez encore beaucoup de choses à nous dire mais je vous propose de passer aux échanges avec les députés ici présents. Et, si vous en êtes d’accord, nous ferons figurer la fin de votre intervention écrite en annexe au compte rendu de l’audition.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourriez-vous revenir sur les principaux obstacles rencontrés par les retraités pour obtenir une indemnisation, en particulier dans la constitution du dossier ?
Que pense le Sdiraf du dispositif d’indemnisation actuel ? En dehors de l’élargissement de la liste des maladies ouvrant droit à indemnisation, avez-vous des préconisations ou le dispositif de la loi Morin vous semble-t-il suffisant pour traiter les malades et reconnaître leur statut de victime des essais nucléaires ?
M. Émile Vernier. Grâce à la loi Morin, des personnes ont pu être indemnisées. Cela étant, en cas de rejet de la demande, il est souvent trop tard pour intenter un recours, les deux mois étant passés. Lorsque quelqu’un est encore dans les délais, je lui demande de déposer un recours.
Il faut distinguer les décisions relatives aux essais atmosphériques de celles qui concernent les essais souterrains. Pour ces derniers, en général, le Civen refuse l’indemnisation. Je propose donc qu’on scinde l’indemnisation en deux parties, l’une concernant les essais atmosphériques, l’autre, les essais souterrains. La loi Morin est une usine à haine dans la mesure où toutes les personnes dont la demande est rejetée en veulent à l’État ; j’en ai rencontré beaucoup. Pour que ce pays retrouve la paix, je suggère de modifier la loi afin que l’ensemble des personnes qui ont contracté, à la suite d’essais atmosphériques, un cancer visé par la loi Morin (dont il convient d’ailleurs d’élargir la liste) soient automatiquement indemnisées. J’ai appris, au fur et à mesure de vos auditions, que rien ne permet de prouver qu’un cancer radio-induit est dû aux retombées atmosphériques : en la matière, on ne sait pas. Pour calmer les esprits, il faut donc modifier la loi.
S’agissant des essais souterrains, je n’ai pas de connaissances approfondies en ce domaine mais j’ai l’impression qu’ils n’engendrent pas de fuites ; il appartient aux scientifiques de nous le dire. On l’a vu à Moruroa : l’explosion a eu lieu à plus de 1 kilomètre de profondeur.
Si l’on continue comme cela, ce pays ne pourra jamais se réunir autour de cette question. Il y a trop d’animosité ; on se dispute même au sein des familles.
L’évolution que je propose résoudrait le problème du 1 mSv. J’aurais souhaité que l’on garde ce seuil car, à la lecture des rapports du Civen, on constate que, depuis 2018, date à laquelle la règle du 1 mSv a été introduite, les indemnisations sont de plus en plus nombreuses. Toutefois, il me paraît nécessaire de supprimer le seuil pour la période des essais atmosphériques. Concernant les essais souterrains, il faut mener des recherches. Il faut également conduire des recherches au sujet des maladies transmises par les parents et se garder de confondre les dimensions génétique et transgénérationnelle.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Votre affirmation selon laquelle la loi Morin est la loi de la « haine » m’a particulièrement interpellé ! Je percevais cette loi comme une première étape de la reconnaissance de ce qu’avaient subi les peuples et les travailleurs lors des essais nucléaires. Ce texte a été voté grâce à la mobilisation de vétérans, de victimes et de leurs familles. Il a le mérite d’exister, même s’il n’est pas parfait. Je comprends qu’il puisse apparaître comme la loi de la haine pour ceux qui sont rejetés sans en comprendre les raisons, bien qu’ils aient correctement rempli les dossiers et que leur maladie soit totalement liée aux essais nucléaires. Ils subissent une double peine. Est-ce bien ce que vous avez voulu dire ? Pouvez-vous compléter vos propos ?
M. Émile Vernier. Le 8 mars, j’ai organisé une réunion avec des malades ; j’y avais convié Mmes Reid Arbelot et Sanquer ainsi que les représentants de divers partis politiques. Alexandra Chamoux, administratrice des Tuamotu-Gambier, qui traite des conséquences des essais nucléaires au nom de l’État, était également présente. Naturellement, seuls les gens dont la demande a été rejetée se rendent à ce type de réunions. Deux ou trois personnes se sont exprimées, en tahitien, pour dire combien la situation leur pesait.
Dans les dossiers que je reçois, je constate que, parfois, le Civen reconnaît que les trois conditions de l’indemnisation (la date, le lieu et la maladie) sont remplies avant de conclure que, le seuil de 1 mSv n’étant pas atteint, il ne peut faire droit à la demande. Le demandeur est informé qu’il peut interjeter appel devant le tribunal administratif de Papeete. Recevoir une réponse de ce type suscite immanquablement de la rancœur. J’ai un fichier de personnes que j’appelle régulièrement. Elles me disent qu’on leur ment, qu’on les a trompées. À mon sens, ce n’est pas un mensonge mais l’application de la loi : le Civen ne peut répondre autre chose. On est à peu près sûr que les essais atmosphériques ont engendré des retombées : tout le monde le reconnaît. Je vous demande de calmer la rancœur des gens et de faire en sorte que toutes les personnes qui ont contracté un cancer à ce moment-là soient indemnisées : il faut tirer les conséquences de la reconnaissance des retombées.
On pâtit d’un manque de communication. Pour ma part, je communique beaucoup, je tiens des réunions, je vais voir les gens. Il faut aussi expliquer ce que sont les retombées précoces et les retombées retardées. À titre d’exemple, le nuage du tir Centaure est arrivé deux jours après l’explosion sur Tahiti. Je pense qu’il n’a pas eu le temps de se diluer dans l’atmosphère, d’autant plus qu’il n’est pas monté assez haut. On peut parler, s’agissant de Tahiti, Moorea et des îles Sous-le-Vent, d’un nuage précoce. En revanche, lorsque les tirs ont été correctement effectués, le nuage est parti vers une zone inhabitée : on parle alors de retombées retardées. Il est nécessaire d’expliquer cela. C’est pourquoi j’engage l’État à communiquer sur ces questions. Lorsque le Civen publie un rapport, il faut passer dans les communes pour l’expliquer. En 2022 et en 2023, le nombre de Polynésiens indemnisés dépassait de beaucoup celui des métropolitains (je ne parle pas des Algériens, qui sont réduits à la portion congrue). Le mouvement devrait être encore plus prononcé en 2024 puisque, comme l’a annoncé le président du Civen, le comité a reçu le nombre record de 1 200 dossiers l’année dernière.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Pouvez-vous nous préciser quel est le niveau d’information réel des retraités polynésiens, qu’ils aient été connus de la CPS par les régimes de retraite officiels ou qu’ils aient travaillé longtemps de manière informelle ? Que savent-ils des possibilités offertes par la loi Morin mais aussi, plus généralement, des conséquences des essais ? La plupart de ceux qui ne parlent pas français ont-ils pu avoir accès à des documents en reo ma’ohi ? Que suggérez-vous pour améliorer l’information ? Au fil des auditions, il nous est apparu que les services de l’État et ceux du pays avaient le sentiment d’avoir accompli beaucoup d’efforts.
M. Émile Vernier. Lorsque je tiens une réunion, par exemple à Mahina, Faaone ou dans les îles, je demande toujours aux personnes présentes si elles connaissent le nombre d’indemnisations qui ont été décidées, mais personne ne le sait. Une référente de l’association 193 est même venue me demander, à la fin d’une réunion que j’ai organisée en septembre 2024, comment je savais autant de choses. J’ai répondu que le Civen rend des rapports publics, mais encore faut-il faire l’effort de les lire. Lorsque le rapport du Civen sort, très peu d’informations circulent. La majorité des Polynésiens ne sait rien. Peut-être quelques personnes, membres d’associations, sont-elles informées. Rappelons qu’entre 2010 et 2023, 417 familles polynésiennes ont été indemnisées, par une décision du Civen ou de la justice. Lors de mes réunions, je parle aux gens en tahitien ; c’est essentiel pour les personnes âgées car si vous parlez en français, on va vous chasser ! Après mon passage, des demandes d’indemnisation sont systématiquement déposées.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Outre le seuil d’exposition et la période concernée, le Civen retient, au nombre des critères d’indemnisation, le lieu de résidence ou de séjour. À cet égard, on considère que seuls cinq ou six essais, sur la quarantaine d’essais atmosphériques réalisés, ont pu entraîner une dose reçue d’au moins 1 mSv. Le Civen rejette la demande d’indemnisation lorsqu’il juge que la personne n’était pas suffisamment proche du lieu d’un essai : en se fondant sur les calculs et les archives du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), il estime que le seuil de 1 mSv n’était pas atteint. Ne faudrait-il pas partir du principe que, dès lors qu’une personne était présente quelque part en Polynésie au cours de l’ensemble de la période de réalisation des essais atmosphériques, elle peut prétendre à indemnisation ?
Seuls vingt-trois cancers sont reconnus. Or on sait que l’exposition aux rayons ionisants peut entraîner d’autres cancers et d’autres maladies. Conviendrait-il d’élargir la liste, le cas échéant en modifiant les modalités de reconnaissance ?
M. Émile Vernier. Je profite de votre question pour rappeler comment on vit en Polynésie, dont l’île principale, Tahiti, est entourée de plus d’une centaine d’autres îles. Que l’on réside à Tahiti ou sur un atoll, il est impossible de rester en permanence au même endroit. C’est pourquoi il me paraît aberrant d’entendre qu’un cuisinier n’a pas pu être contaminé parce qu’il travaillait à Moruroa sous un toit : il est en effet nécessairement sorti, s’est baigné, a cueilli des fruits, est parti pêcher, etc. Je pense aussi à cette femme âgée de près de 80 ans, qui vit près de chez moi et souffre d’un cancer du sein, à qui on a dit qu’elle n’avait pas à résider dans une zone où l’on a mesuré une exposition de 1 mSv. Les Polynésiens vont en permanence d’une commune à une autre, d’une île à l’autre : ils vont à la mer, à la montagne, à la rivière. On demande à des personnes ce qu’elles faisaient il y a cinquante ans, ce à quoi elles sont bien en peine de répondre. Moi-même, je ne pourrais pas le dire. Ce critère ne me paraît donc pas justifié, surtout en ce qui concerne les essais atmosphériques.
Il faut calmer les gens, car le pays va mal. Il faut absolument faire quelque chose. On nous a toujours dit que la Polynésie a rendu service à la France. Je vous demande, à présent, de rendre service à la Polynésie en changeant la loi Morin. Il s’agit de faire en sorte que tout le monde soit indemnisé au titre des périodes au cours desquelles ont été réalisés les essais atmosphériques, quelle que soit la maladie radio-induite, à condition toutefois qu’elle soit reconnue par la loi Morin. Il me semble que si l’État indemnisait, de manière indiscriminée, toutes les personnes souffrant de l’une des vingt-trois maladies actuellement reconnues – qui seront peut-être au nombre de trente demain –, la France pourrait être accusée de génocide.
M. le président Didier Le Gac. La mission « aller vers » a-t-elle renforcé la clarté et l’accessibilité des procédures pour les Polynésiens ?
M. Émile Vernier. Je suis un grand fan de cette mission. Je me suis rendu plusieurs fois dans ses locaux et ai discuté avec les trois jeunes Polynésiens qui l’animent. J’ai également parlé avec Alexandra Chamoux, qui s’occupe de la mission. Pour moi, cela a tout changé en matière d’indemnisation. Soit vous appelez pour prendre rendez-vous, soit ces personnes se rendent chez vous, si vous ne pouvez pas vous déplacer. Elles accomplissent un travail formidable. La mission a reçu de nombreux dossiers en 2024, et j’espère que ce sera encore le cas cette année. Dès qu’un Polynésien pense que sa maladie est due à des retombées nucléaires, il doit déposer un dossier d’indemnisation. Je souhaite que tout le monde soit indemnisé, dès lors que cela correspond aux périodes de réalisation des essais atmosphériques. Il faut maintenir la mission.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. La loi Morin repose sur le principe de l’indemnisation individuelle. Préconisez-vous toujours, en parallèle, une indemnisation collective ? En effet, toutes les maladies potentiellement radio-induites ont été prises en charge par la Caisse de prévoyance sociale (CPS), autrement dit par les cotisations des Polynésiens.
M. Émile Vernier. Pour la CPS, ce ne serait pas une indemnisation mais un remboursement des dépenses qu’elle a engagées au titre des soins apportés aux malades. Lorsque vous êtes atteint d’un cancer, vous êtes en effet soigné gratuitement grâce à cette caisse. Cela correspond à quelques milliards de francs CFP. Rappelons que 417 malades ont été indemnisés. Je pensais que le problème avait été réglé il y a deux ou trois ans : en effet, le haut-commissaire avait affirmé que ce serait fait et la mission Reko Tika avait débouché sur des annonces similaires. Le blocage s’explique par le fait que la CPS a aussi demandé à l’État qu’il rembourse toutes les dépenses qu’elle a prises en charge au titre des vingt-trois cancers reconnus, quelle qu’en soit l’origine, ce qui équivaudrait à une somme de 100 milliards de francs Pacifique, soit près de 1 milliard d’euros. Ce changement de doctrine me paraît aberrant car, si l’État acceptait cette demande de remboursement, on pourrait dire qu’un génocide a été commis. Il me semblerait étrange que la CPS aille dans ce sens. L’argent que la France reverse doit servir à indemniser des personnes qui ont vraiment souffert de la bombe ou dont on peut estimer qu’elles ont été atteintes par les essais. En revanche, il me paraîtrait anormal que l’on indemnise une personne qui n’est jamais allée à Moruroa ou dans une zone concernée par les essais et qui fume plusieurs paquets de cigarettes par jour ; on ne devrait pas non plus rembourser la CPS dans un tel cas de figure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quel est votre point de vue sur les indemnisations collectives au profit du pays ou de la population dans son ensemble ?
M. Émile Vernier. Quant à l’indemnisation collective, c’est un point sur lequel nous nous sommes battus, y compris avec Reko Tika. Il faut commencer par indemniser les habitants des Tuamotu, de Tureia, de Hao et de tous les atolls avoisinants. J’ai constaté qu’à Hao, atoll magnifique, il n’y avait pas de touristes : sans doute leur a-t-on dit que le lieu était contaminé. C’est faux, même s’il reste quelques endroits problématiques ; c’est le cas de la dalle vautour, par exemple, qu’il faut se résoudre à faire sauter pour enlever ce qui se trouve en dessous car a priori, toute la radioactivité est concentrée sous la dalle.
Je suis persuadé que l’arrivée du CEP (Centre d’expérimentation du Pacifique) a été à l’origine de modifications profondes de la société polynésienne. Du jour au lendemain, nous avons quitté les champs, cessé de vivre de la pêche et sommes devenus des salariés. Je n’incrimine pas la France, mais je constate que le Polynésien n’a pas su s’adapter à ces changements. En 1960, personne n’était obèse ; les gens marchaient, faisaient du sport. Aujourd’hui, on prend sa voiture pour faire 100 mètres. Il faut aider le Gouvernement à développer les structures sportives.
Pour sortir du carcan actuel, il faut que toutes les parties prenantes acceptent de se réunir pour discuter des essais atmosphériques. Nous devons nous accorder sur les chiffres, avec le concours des scientifiques, et cesser de nous livrer à des interprétations personnelles, faute de quoi nous irons à la catastrophe. Nous pourrions ainsi réfléchir à l’indemnisation collective. Le Sdiraf essaie de faire financer une étude (le Gouvernement local va peut-être apporter les fonds même si, à mon sens, cela incombe à l’État). Je sais que des mesures des doses de radiation ont été réalisées mais la suspicion demeure. Nous avons contacté la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité) ; j’ai demandé à Bruno Chareyron, qui a rédigé l’étude de 2006, de reprendre le dossier et de chercher les traces des expériences nucléaires à Tureia ; nous allons circonscrire l’étude à cette île, compte tenu de nos moyens. Je suppose que si l’on trouve un résidu, même très faible, de matière radioactive, on pourra, par l’informatique, identifier la dose à laquelle la population a été exposée en 1966 puisque l’on connaît la durée de vie de ces éléments. Je veux que l’on tombe d’accord sur le chiffre. Je déplore que l’on se déchire sur ce point et que l’on traite la France de tous les noms.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie beaucoup, monsieur Vernier, pour votre participation à cette audition.
M. Émile Vernier. Je vais inviter toutes les personnes de ma connaissance à une réunion au cours de laquelle sera projeté l’enregistrement vidéo de l’audition. Je recueillerai leur avis sur les propos que j’ai tenus. Le cas échéant, je vous enverrai un autre courrier.
M. le président Didier Le Gac. Je salue cet exercice de démocratie participative. L’audition est en effet publique et peut être visionnée sur le site de l’Assemblée nationale, et le texte intégral de votre intervention liminaire sera annexé au compte rendu.
ANNEXE : Suite et fin de l’intervention écrite de M. Émile Vernier
Il faut aussi renforcer les moyens du Civen et pérenniser son existence, faute de quoi il n’y a pas d’indemnisation possible. Entre 2010 et 2015, alors que la décision d’indemnisation dépendait du ministre de la défense, seules 17 des 862 demandes d’indemnisation ont abouti, soit à peine 2 %, souvent au motif que le risque était négligeable. En 2018, il a donc été décidé d’instaurer un seuil minimum d’exposition de 1 mSv.
Créé le 30 août 2017 par la convention n° 161-07 entre l’État et la Polynésie française relative au suivi sanitaire des anciens travailleurs civils et militaires du CEP et des populations vivant ou ayant vécu à proximité des sites d’expérimentations nucléaires, le centre médical de suivi (CMS) se situe à Papeete, dans des locaux abritant également l’institut Louis-Malardé. Son directeur, le docteur Julien Pontis, a eu l’occasion de présenter l’activité du CMS lors d’une réunion d’information destinée aux anciens des sites, en juillet 2024. J’ai été surpris par l’importance et le travail de cette structure, trop peu connue.
Permettez-moi de vous raconter une anecdote. En avril 2023, j’ai organisé une réunion d’information à la mairie de Pirae, à laquelle assistaient une soixantaine d’anciens. Suivant mon conseil, l’un d’eux s’est rendu au CMS, où il a été diagnostiqué d’un cancer éligible à une indemnisation. Son épouse, qui s’est par la suite rendue à l’hôpital Afareiatu de Moorea, a également été diagnostiquée d’un cancer. Quelle fierté d’avoir contribué à la détection de ces deux cancers !
On sait aujourd’hui que l’essai Centaure de juillet 1974 a provoqué des retombées radioactives sur Moorea et les îles Sous-le-Vent. Le Sdiraf souhaite que l’État accorde des moyens supplémentaires au CMS, afin de permettre aux médecins de dépister des pathologies possiblement radio-induites chez les populations de Tahiti, Moorea, Raiatea, Huahine, Bora-Bora et Maupiti, et ainsi leur permettre de déposer un dossier d’indemnisation.
On l’oublie souvent, mais ce sont les témoignages de deux anciens des sites, Michel Arakino, plongeur pendant les tirs souterrains – que vous avez déjà entendu à deux reprises en tant que vice-président du Sdiraf –, et Marius Chan, gendarme à Rikitea, qui sont à l’origine de la loi Morin. Le premier, malgré plusieurs pathologies pour lesquelles il est traité en France depuis trois ans, n’a toujours pas été reconnu éligible à une indemnisation, alors même qu’il plongeait au fond du lagon dès la fin du tir. Le second, finalement chassé de Rikitea pour ses propos, a aujourd’hui 78 ans : il est cloué dans un fauteuil et a déposé sa demande d’indemnisation en 2024 ; nous attendons la réponse du Civen.
Malgré de grandes difficultés au démarrage, lorsque la décision d’indemnisation ne dépendait que du ministre de la défense, la loi Morin a permis l’indemnisation de plusieurs centaines de personnes entre 2010 et 2023, dont 417 Polynésiens.
Son article 7 prévoyait la création d’une commission consultative de suivi, présidée par le ministre de la santé et composée de dix-neuf membres, dont cinq représentants d’associations nommés par le premier ministre, deux députés, deux sénateurs, et les présidents de la Polynésie Française et de l’Assemblée de la Polynésie française. Cette commission est chargée du suivi de l’application de la loi Morin et peut, à ce titre, adresser des recommandations au gouvernement et au parlement, en particulier s’agissant de la modification de la liste des maladies radio-induites ouvrant droit à indemnisation. Or, si elle est censée se réunir deux fois par an, elle ne l’a plus fait depuis le 23 février 2021, et la liste des pathologies ouvrant droit à indemnisation est restée figée à vingt-trois maladies. Pendant ce temps, des Polynésiens, des Français, des Algériens sont décédés sans avoir eu confirmation, comme ils le soupçonnaient, qu’ils avaient bien été contaminés par des retombées radioactives. C’est très grave ! Comment les membres de cette commission ont-ils pu ne rien faire pour les malades pendant cinq ans ?
En janvier 2024, lors d’un débat à l’Assemblée nationale, Mme Catherine Vautrin, ministre de la santé, avait annoncé que la commission serait réunie avant la fin du premier trimestre 2024 – une annonce restée sans suite. Après une nouvelle interpellation du Sdiraf sur ce sujet, le premier ministre y a finalement nommé à nouveau les représentants des associations qui siégeaient entre 2021 et 2025, ceux qui sont restés en sommeil pendant quatre ans, sans bouger, sans rien demander, sans s’occuper des malades. Le Sdiraf était candidat, mais le premier ministre en a décidé autrement, et je souhaite que nous puissions au moins obtenir le statut d’observateur, pour vérifier ce qui s’y passe.
Quoi qu’il en soit, heureusement que la loi Morin existe, et je remercie les membres du comité qui travaillent à l’indemnisation des victimes. Il faut continuer : encore trop de Polynésiens, de Français, d’Algériens n’ont toujours pas déposé de dossier d’indemnisation, sans parler des anciens travailleurs déjà décédés. En revanche, en l’état, cette loi est une fabrique à rancœurs, à interrogations, à supputations, à accusations contre la France. Ceux dont le dossier a été rejeté par le Civen ne comprennent pas ce refus. Il faut dire que dans ses réponses, le Civen n’y va pas par quatre chemins ! J’en veux pour preuve l’exemple de cette femme née en 1948 à Avera, dans l’archipel des Australes, qui a vécu à Papeete de 1969 à 1981, à Faa’a de 1981 à 1988 et qui habite depuis à Hitiaa. Bien que de l’aveu même du Civen, elle « bénéficie de la présomption de causalité entre [sa] maladie et l’exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français », sa demande d’indemnisation a été rejetée en raison de ses multiples lieux de vie. Mais je ne connais aucun Polynésien qui soit resté de manière continue au même endroit, toute sa vie ! C’est impossible ! Ils passent leur temps à circuler d’une île et d’une ville à l’autre. Comme à chaque refus, le Civen a rappelé à cette dame que sa décision pouvait faire l’objet d’un recours dans un délai de deux mois après sa notification. Certains acceptent calmement la décision, mais la plupart, poussés par des idéologues professionnels, en veulent énormément à l’État, qu’ils jugent responsables du refus.
Le 8 mars, le Sdiraf a convié les personnes s’estimant victimes à une réunion d’information à laquelle ont participé les députées Mereana Reid Arbelot et Nicole Sanquer, Robert Maker pour le Tavini Huira’atira, et même Alexandra Chamoux, cheffe de la division administrative des Tuamotu-Gambier et chargée pour l’État des conséquences des essais nucléaires. Le député Moerani Frébault y était également représenté par une élue du Tapura Huira’atira, Tepuaraurii Teriitahi. Même si je regrette qu’il n’y ait pas eu davantage de présents, ceux qui sont venus sont restés plus de trois heures, malgré des conditions d’accueil inconfortables. Voir les représentants de partis politiques opposés se parler et rencontrer les malades était magnifique. Les informations données aux participants ont été bien accueillies par l’auditoire – je pourrai vous faire parvenir le diaporama que j’ai utilisé. J’envisage d’organiser une nouvelle réunion autour de mes interventions devant votre commission : je serai heureux de vous transmettre le retour des participants.
Le Sdiraf demande instamment aux autorités de l’État de relancer au plus vite la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, et leur enjoint de ne surtout pas mettre fin aux activités du Civen, de la mission « aller vers » et de la commission consultative. Nous demandons également à l’État de revoir les conditions d’éligibilité à l’indemnisation, en particulier la liste des maladies reconnues radio-induites. Il faut faire cesser les rancœurs qui entourent les refus du Civen non justifiés, ou expliqués en des termes trop techniques pour être compris par la population.
En mai 2004, un groupement de plusieurs partis indépendantistes a gagné les élections : c’était le premier taui, le premier changement de gouvernement. Grâce à la prime majoritaire instaurée en 2001, l’UPD (Union pour la démocratie) a obtenu vingt-sept sièges, le Tahoeraa – parti autonomiste – vingt-huit, et deux sièges ont été attribués à des élus ayant décidé de s’allier aux indépendantistes. L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement indépendantiste a ouvert une longue période d’instabilité politique. Une commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires sur la santé des populations de Hao, de Tureia et de Rikitea est confiée à la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), qui publiera une première synthèse en 2006. En voici un extrait :
« L’évolution des connaissances sur les effets sanitaires des faibles doses de radiation, en particulier lors de contaminations internes (inhalation et ingestion), montre que les cancers ne sont pas les seules pathologies à craindre, il faut y ajouter des conséquences négatives sur le système immunitaire, le système cardio-vasculaire, le système nerveux ou le système digestif, etc. L’évaluation de l’impact des essais atmosphériques de 1966 à 1974 sur la santé des populations et des travailleurs exposés nécessitera :
« 1/ la communication des rapports militaires, notamment des services de contrôle radiologique (SMSR et SMCB), de la période des essais atmosphériques. Ceci afin d’effectuer des évaluations dosimétriques les plus précises possible. L’interprétation de ces données nécessitera la mise en place d’un groupe de travail incluant des experts militaires et du CEA et des chercheurs indépendants,
« 2/ la poursuite des études épidémiologiques portant sur les pathologies cancéreuses, mais aussi sur l’ensemble des pathologies non cancéreuses susceptibles d’apparaître chez les personnes exposées et leur descendance,
« 3/ le lancement d’études biologiques spécifiques sur les personnes exposées (enregistrement des anomalies chromosomiques, dosimétrie biologique, etc..).
« Il serait utile, à ce sujet, que soit mis en œuvre un comité de pilotage regroupant des spécialistes de l’ensemble des disciplines concernées ainsi que des représentants des populations, anciens travailleurs et élus. »
Depuis, aucun élu, aucun parti, aucune église, aucune association n’a demandé la suite de cette étude, qui pose pourtant des principes plus qu’inquiétants. En découvrant ce document, en 2024, le Sdiraf a ouvert une cagnotte en ligne pour réunir les 50 000 euros demandés par la Criirad pour relancer l’étude. Le résultat n’a pas été à la hauteur des espérances, mais le président de Polynésie, Moetai Brotherson, a ouvert la possibilité de prendre en charge une partie de la somme demandée. Nous avons officiellement déposé une demande de subvention de 100 000 euros auprès du pays pour relancer et approfondir les recherches ; dans l’attente, nous sommes en contact avec Bruno Chareyron, qui a mené l’étude de 2006.
Après des années de lavage de cerveau, il est tout à fait normal que nos populations ne sachent plus où est la vérité. Si certains partis politiques et certaines associations accusent les autorités de l’État de mensonge, c’est dans le but de faire croire qu’ils sont les seuls à se préoccuper des malades. C’est évidemment faux. Aujourd’hui, en Polynésie, si on a un cancer, c’est forcément à cause de la bombe ! On pourrait appeler ça du complotisme – il y en a beaucoup chez nous. À défaut de pouvoir financer une étude à l’échelle de la Polynésie, nous préparons depuis février, en lien avec la Criirad, une mission à Tureia, un atoll à une centaine de kilomètres de Moruroa, pour faire toute la transparence sur les conséquences réelles des essais. Un groupe de travail réunira toutes les entités qui soutiennent cette démarche : il serait opportun que les associations, les communes, le pays, l’État, l’armée, des scientifiques en fassent partie, afin d’arriver à une vérité admise par toutes les parties.
Évidemment, chaque refus d’indemnisation par le Civen alimente un sentiment de rejet, car même si la décision peut être contestée dans les deux mois, notre peuple, plutôt attentiste, est peu enclin à attaquer une décision officielle, d’autant que cela a un coût : les sommes destinées à rémunérer l’avocat seraient prélevées d’office sur les indemnités éventuellement versées. Le Conseil d’État a pourtant rappelé que les indemnisations ne pouvaient faire l’objet d’une saisie. En somme, si le principe de l’indemnisation est positif, mais attaqué à chaque refus de dossier par le Civen.
Dans son rapport d’activité 2023, le Civen indique clairement que des dossiers d’indemnisation sont déposés au nom de pathologies qui ne figurent pas dans la liste des maladies ouvrant droit à indemnisation :
« Les cancers du poumon, les cancers du sein et les cancers cutanés (sauf mélanome malin) sont les pathologies pour lesquelles le Civen reçoit le plus de demandes d’indemnisation. À noter que 483 demandes concernent des pathologies “hors décret”, c’est-à-dire non inscrites sur la liste des maladies radio-induites annexée au décret du 15 septembre 2014.
« Les données sont extraites de l’application métier du Civen, mise en place fin 2021. Un certain nombre de dossiers dont les données sont extraites étant toujours en cours d’instruction au moment de l’établissement de chaque rapport annuel, celles-ci sont donc susceptibles de varier d’une année à l’autre en raison des mises à jour des dossiers en cours d’année. L’étude est donc réalisée en fonction des données actuellement disponibles. Une mise à jour de l’application concernant les dossiers les plus anciens est en cours afin de présenter des données plus complètes les prochaines années.
« Les pathologies “hors décret” pour lesquelles les demandes sont les plus fréquentes sont le cancer de la prostate, le cancer de la thyroïde hors période de croissance du demandeur ou goitre ne présentant aucun signe de malignité, le cancer du pancréas, le cancer du col de l’utérus, le cancer de la langue, le cancer du larynx.
« Les autres demandes concernent d’autres pathologies diverses (troubles anxieux, maladies de peau, troubles cardiovasculaires, etc.). »
Le Sdiraf demande instamment que de nouvelles maladies soient inscrites sur cette liste.
Par ailleurs, le Civen met trop de temps à rendre ses décisions. Le Sdiraf demande ainsi instamment le renforcement des effectifs du Civen, afin de raccourcir les délais de traitement des dossiers, de plus en plus nombreux.
J’en viens à quelques chiffres sur la CPS. Dans un rapport publié le 28 mars 2023, juste avant le changement de gouvernement et l’arrivée des indépendantistes au pouvoir, intitulé « Les conséquences financières sur les régimes d’assurance maladie de la Polynésie française – Analyse d’impact », la CPS indique qu’en mars 2023, il y avait 12 584 personnes atteintes d’au moins une des pathologies prévues dans le décret – 6 795 femmes, soit 54 % des malades, contre 5 789 hommes. La CPS indique également que 50,9 % des malades étaient décédés, et 6 179 toujours en vie. Depuis ce rapport, plus aucun tableau statistique n’a été publié ; seule une publication de l’Institut du cancer de Polynésie française (ICPF) a publié des données relatives au taux d’incidence des cancers, tous types confondus, pour la période 2015 à 2019. Le Sdiraf demande donc instamment que la CPS publie annuellement ces chiffres, essentiels pour mesure l’évolution de cancers.
Le Civen est devenu une autorité administrative indépendante, normalement composée de neuf membres – ils ne sont que huit actuellement. On distingue trois phases dans les travaux du Civen.
Entre le 5 janvier 2010 et le 15 mars 2015, les décisions étaient prises par le ministre de la défense, sur recommandation du Civen, selon la notion de risque négligeable. Seules 17 des 862 demandes d’indemnisation ont abouti.
Du 15 mars 2015 au 31 décembre 2017, le Civen, devenu indépendant, a accordé 114 demandes d’indemnisation sur les 177 dossiers déposés, en se fondant sur un pourcentage de contamination (PC) inférieur à 1 %.
Du 1er janvier 2018 au 31 décembre 2022, le Civen a répondu favorablement à 623 des 1 276 demandes, en appliquant un seuil de 1 mSv.
Ajoutées aux 217 indemnisations accordées sur décision de justice, cela fait un donc un total de 857 indemnisations entre 2015 et 2023.
Concernant plus spécifiquement les indemnisations des Polynésiens, le rapport d’activité 2023 du Civen donne les chiffres suivants : 814 dossiers ont été déposés entre 2010 et 2022, 495 en 2023 – soit 88 % du nombre total de dossiers –, et ce nombre pourrait aller croissant en 2024. Sur ces 1 309 dossiers, 383 ont été acceptés par le Civen – 275 entre 2010 et 2022, 108 en 2023 – auxquels il faut ajouter les 34 dossiers acceptés sur décision de justice – 32 entre 2010 et 2022, 2 en 2023. Entre 2020 et 2023, 417 dossiers Polynésiens ont été acceptés, et depuis deux ans, on compte davantage de dossiers polynésiens acceptés que de dossiers métropolitains.
Le Sdiraf demande instamment à l’État d’inscrire de nouvelles maladies dans la liste des pathologies ouvrant droit à indemnisation, et de réunir d’urgence la commission consultative sur le suivi de la loi Morin pour chercher comment améliorer le rendement des décisions acceptées par rapport au nombre de dossiers déposés, et de renforcer les moyens financiers et humains du Civen pour pérenniser le soutien aux victimes.
Pourquoi avoir instauré le seuil de 1 mSv ? De 2010 à 2015, lorsque l’examen des dossiers était fondé sur la notion de risque négligeable, seules 2 % des demandes avaient abouti. L’introduction du seuil de 1 mSv – un seuil de gestion administrative, je ne crois pas qu’il soit scientifiquement fondé –, en 2018, a permis de multiplier les dossiers acceptés, qui représentaient près de la moitié des demandes. Mais ce seuil de gestion administrative, qui ne semble pas fondé scientifiquement, est incompréhensible. Pour tenter de régler ce point d’achoppement qui alimente la haine des Polynésiens envers l’État, le Sdiraf propose de distinguer les demandes déposées au titre des essais atmosphériques, entre 1966 et 1975, de celles déposées au titre des essais souterrains.
Dans le premier cas, toutes les victimes atteintes d’un cancer figurant dans le décret – et dont la liste, je l’ai rappelé, doit être élargie de toute urgence – seraient automatiquement indemnisées, sans tenir compte du seuil de 1 mSv.
Dans le second cas, les choses sont plus compliquées, car plusieurs questions se posent : un essai souterrain peut-il relâcher de la radioactivité dans l’atmosphère alors susceptible d’atteindre les individus ? Des retombées sont-elles possibles ? Dans quel délai une maladie liée aux radiations ionisantes se déclare-t-elle ? Quid des transmissions intergénérationnelles, soupçonnées par certains d’être à l’origine de leur maladie ?
Jamais, au cours de mes recherches, je n’ai trouvé de réelle volonté des élites – politiques, religieuses, associatives – de régler définitivement le problème du fait nucléaire : les conclusions de la première commission d’enquête, commandée par le pays en 2006, n’ont donné lieu à aucune réaction ; la commission consultative de suivi prévue par la loi Morin a été ainsi composée qu’il y siège une majorité qui ne montre aucune volonté de résoudre le problème, j’en veux pour preuve la réunion Reko Tika, qui s’est tenue à Paris les 1er et 2 juillet 2021 : alors que toutes les parties composant la société polynésienne avaient été invitées à y participer, aucun des partis d’opposition – le Tahoeraa de Gaston Flosse, le Tavini d’Oscar Temaru, A Here ia Porinetia de Nicole Sanquer, le député Moetai Brotherson, les associations Moruroa e tatou pour les protestants et 193 pour les catholiques – n’a accepté d’y participer. Édouard Fritch, alors président de la Polynésie française, s’en est retrouvé bien seul devant le président Macron et les responsables des armées. Et ce sont les populations malades qui s’en sont trouvées en difficulté. Heureusement, il a obtenu les avancées que j’ai déjà présentées. Je tiens à remercier le président de la République et Édouard Fritch, qui ont permis la création de Reko Tika : c’était la première fois que l’État acceptait une rencontre d’un tel niveau. Dommage que l’ego de certains les ait dissuadés de participer à une réunion aussi importante pour nos populations. Le remboursement par l’État des sommes engagées par la CPS pour traiter les victimes de maladies radio-induites, auquel Jean Castex s’était engagé, me semblait acquis ; l’ancien haut-commissaire, Dominique Sorain avait lui-même confirmé cette annonce avant son départ en juillet 2022. Pourtant, à ce jour, aucun remboursement n’a été effectué. C’est d’autant plus grave que la CPS demande désormais à l’État de lui rembourser intégralement la prise en charge des malades atteints de l’un des vingt-trois types de cancers énumérés dans le décret de la loi Morin. Et si cette demande venait à être acceptée, on pourrait alors parler d’un génocide en Polynésie française entre 1966 et 1996.
En conclusion, le Sdiraf demande instamment à l’État de renforcer les moyens humains du Civen, de maintenir la commission consultative de suivi et de nommer le Sdiraf et Nicole Sanquer observateurs de cette structure, d’ajouter les cancers de la prostate, de la thyroïde, du col de l’utérus, du pancréas, de la langue et du larynx à la liste des maladies radio-induites ouvrant droit à indemnisation, de renforcer la mission « aller vers » conduite par le haut-commissariat, d’adopter une communication claire et commune dès la sortie du rapport annuel du Civen et de renforcer les moyens financiers du centre médical de suivi, dont les moyens sont nettement insuffisants pour assurer le dépistage des cancers.
Le pays assurera le financement de l’étude des doses auxquelles ont été soumis les habitants de Tureia en 1966. Il reviendrait logiquement à l’État de prendre en charge les études complémentaires.
Enfin, pour assurer la plus grande transparence sur ce dossier, le Sdiraf demande la création d’un groupe de travail regroupant des scientifiques, des associations, des représentants de l’État et du pays, pour qu’enfin les chiffres de l’exposition aux radiations soient acceptés sinon par tous, du moins par le plus grand nombre.
Pour terminer, j’adresse mes remerciements chaleureux et fraternels à Emmanuel Macron et Édouard Fritch, qui ont réussi le pari de réunir l’ensemble des acteurs du nucléaire en juillet 2021, ce qui a beaucoup apporté à notre pays ; à Yannick Lowgreen, président de Tamarii Moruroa, que vous avez déjà auditionné et qui se bat lui aussi pour les anciens travailleurs, sans pour autant dénigrer les scientifiques et la mission « aller vers », qui ne font que leur travail ; à Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier chargée des conséquences des essais, pour son implication constante, ainsi qu’à ses adjoints, Samuel Hamblin, Heiata Lenoir et Maïta Marmouyet. Cette structure rend un service gratuit inestimable aux populations malades.
Mes remerciements vont également aux responsables du CMS, en particulier le docteur Julien Pontis qui prend à cœur son travail et réalise un travail formidable auprès des anciens travailleurs. Je le rencontre aussi souvent que possible, et il se montre toujours disponible ; à Yolande Vernaudon et à son adjoint Tevaearai Céran Jérusalémi, qui se battent pour faire progresser la reconnaissance des conséquences nucléaires dans une ambiance compliquée ; aux responsables de la CPS et du centre hospitalier de Polynésie française, pour leur aide précieuse dans la constitution des dossiers d’indemnisation.
Enfin, je vous remercie, vous, les membres de cette commission, et les députés polynésiens – Mereana, Nicole, Moerani –, que j’ai réunis dernièrement sans qu’ils se crêpent le chignon. Cela me donne de l’espoir qu’un jour, on sortira de cette situation calamiteuse qu’une partie de la population, hélas, entretient.
25. Audition, ouverte à la presse, de Mme Roselyne Bachelot, ancienne ministre de la Santé (Mardi 8 avril 2025).
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous reprenons nos auditions après deux semaines d’interruption. Entre-temps, une délégation de notre commission, constituée de la rapporteure Mereana Reid Arbelot, de Yoann Gillet, vice-président, de Dominique Voynet et de moi-même, s’est rendue en Polynésie. Nous y avons suivi pendant une semaine le programme très intense que nous avait préparé la rapporteure.
Madame Bachelot, je vous souhaite la bienvenue devant cette commission d’enquête, dont les travaux ont débuté en janvier. Depuis, nous avons mené une trentaine d’auditions, au cours desquelles soixante-dix personnes environ ont été entendues. L’état d’esprit y est à chaque fois constructif et consensuel. En effet, cette commission d’enquête n’est pas un tribunal et je ne suis pas un procureur. Nous n’enquêtons ni à charge ni à décharge. Nous essayons d’obtenir des éléments pour comprendre – et c’est particulièrement le cas de la rapporteure, qui devra rédiger son rapport dans quelques semaines.
Cette réunion inaugure une série d’auditions de ministres ou d’anciens ministres. Votre témoignage nous sera très précieux, même si, quinze ans après, il n’est pas toujours simple de faire appel à des souvenirs.
Vous avez exercé la fonction de ministre de la santé, de la jeunesse et des sports, dans le gouvernement Fillon 2, de juin 2007 à novembre 2010. À ce titre, vous avez notamment cosigné le projet qui allait ensuite devenir la loi Morin du 5 janvier 2010, qui porte sur les modalités d’indemnisation des victimes de maladies pouvant être liées aux 196 essais nucléaires effectués en Polynésie française entre 1966 et 1996. Vous avez en outre cosigné le décret n° 2010-653 du 11 juin 2010 pris en application de cette loi, qui détaille la procédure à suivre devant le Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) et qui a établi la première liste des maladies radio-induites pouvant donner lieu à indemnisation. Je précise que nous entendrons Hervé Morin demain.
Nous souhaiterions savoir quels sont vos souvenirs des discussions relatives à cette loi et à ce décret, mais aussi les raisons pour lesquelles telle ou telle option a été choisie, ainsi que les connaissances que vous aviez à l’époque des effets des essais nucléaires menés par la France. Vous pourrez aussi nous faire part du regard que vous portez rétrospectivement sur ces essais et sur leurs conséquences.
Lorsque vous avez commencé à travailler sur le projet de loi, avez-vous étudié les régimes d’indemnisation qui existaient à l’étranger – et en particulier la loi américaine du 25 avril 1988 ?
Comment avez-vous établi la liste des vingt-et-une maladies radio-induites qui figurent dans le décret du 11 juin 2010 ? D’autres maladies ont-elles été écartées d’emblée, et si oui pourquoi ? Vous êtes-vous appuyés sur des travaux scientifiques, des expériences étrangères ou des études épidémiologiques ?
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Roselyne Bachelot prête serment.)
Mme Roselyne Bachelot, ancienne ministre de la santé, de la jeunesse et des sports. C’est bien volontiers que je participe à vos travaux, qui portent sur les conséquences de la loi dite Morin du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français – et plus particulièrement de ceux menés en Polynésie.
Ancienne parlementaire, élue et réélue cinq fois à l’Assemblée nationale, je me fais un devoir de répondre le plus précisément possible aux questions des commissions d’enquête – ces dernières étant de plus en plus nombreuses. Cela n’est pas sans me poser certaines difficultés car, simple citoyenne, je ne peux pas accéder au ministère que j’ai dirigé et je ne dispose d’aucun collaborateur ni même d’un simple secrétariat. Vous m’interrogez sur des travaux ministériels et législatifs qui remontent à une quinzaine d’années alors qu’à bientôt 80 ans ma mémoire est ma seule ressource. J’espère que vous en pardonnerez les défaillances.
La loi du 5 janvier 2010 a été élaborée exclusivement par le ministère de la défense. Mon ministère n’a pas été associé à la préparation de ce texte ; il n’a été entendu ni par le rapporteur de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, M. Calméjane, ni par celui de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, M. Cléach. Le ministère de la santé n’a pas davantage été invité aux débats en commission ou en séance publique, que ce soit à l’Assemblée nationale ou au Sénat. Sa présence n’a d’ailleurs été réclamée sur aucun banc. Si tel avait été le cas, j’aurais évidemment déféré à cette demande. Cette absence n’avait rien de choquant puisque le projet de loi visait principalement à épargner aux personnes exposées aux essais nucléaires de devoir prouver un lien de causalité entre ces derniers et la ou les pathologies constatées – par ailleurs prises en charge par l’assurance maladie.
J’adhère totalement à ce principe, que j’ai d’ailleurs appliqué sur des dossiers de mon ressort, en particulier lorsqu’il s’agissait d’accidents médicaux graves. Ainsi, dans l’affaire des surirradiés de l’hôpital d’Épinal – que j’ai eue à traiter dès mon arrivée au ministère en 2007 – j’ai procédé à des actions de fond, comme l’inspection de toutes les installations de radiothérapie en France et le renforcement de la formation des professionnels de la filière. Mais j’ai voulu que les personnes exposées soient indemnisées avant même que les procédures judiciaires d’expertise ou les procédures judiciaires classiques aillent à leur terme, en l’occurrence cinq ans plus tard. On connaît leurs délais insupportables. J’ai établi de façon claire que les personnes n’avaient pas à prouver un lien de causalité entre les pathologies dont elles souffraient et l’exposition à la surirradiation. En tordant le bras à mes services, j’ai imposé à l’Oniam (Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales) de verser immédiatement des réparations financières. Les associations de malades ont salué ma manière d’aborder cette question.
S’agissant de la loi Morin, il a été fait mention du ministère de la santé pendant les travaux préparatoires lorsqu’il a été proposé que le comité d’indemnisation, dont la composition était prévue par un décret en Conseil d’État, comporte deux représentants du ministère chargé de la santé et lorsqu’il est apparu souhaitable d’ajouter un article créant une commission consultative de suivi de la loi comprenant notamment un représentant de ce ministère. Il s’agissait du futur article 7, adopté par le Sénat en séance publique le 14 octobre 2009 puis par la commission mixte paritaire. L’un des sujets était le champ de compétences de cette commission consultative de suivi. Compte tenu de l’autonomie de la Polynésie française et de la convention entre l’État et la Polynésie française du 30 août 2007 sur le suivi sanitaire des anciens travailleurs civils et militaires du centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et des populations vivant ou ayant vécu à proximité des sites d’expérimentations nucléaires, il a été décidé que le champ de compétences de cette commission serait limité au suivi de l’application de la loi ainsi qu’aux modifications éventuelles de la liste des maladies radio-induites.
J’en ai terminé avec mon propos liminaire. J’espère que vous en excuserez les insuffisances.
Vous m’avez posé deux questions, l’une au sujet de la prise en compte éventuelle de lois étrangères et l’autre relative à la liste des maladies.
S’agissant de la première, les régimes d’indemnisation mis en place aux États-Unis dès 1956, puis par la loi du 25 avril 1988, ont reconnu un lien de causalité entre l’exposition aux radiations dues à leurs essais nucléaires et diverses maladies, notamment treize types de cancers et quelques maladies graves radio-induites. Complété par voie d’amendements en 2000 et en 2002, ce régime d’indemnisation classait de manière assez simple les victimes des essais nucléaires en deux groupes, avec une indemnité moyenne de 52 000 dollars. Un groupe réunissait les personnes ayant résidé pendant au moins deux ans dans une zone contaminée par les essais. Dans ce cas, les maladies indemnisées étaient les leucémies, les cancers de la thyroïde, du sein, de l’œsophage, de l’estomac, du pharynx, de l’intestin, du pancréas, des glandes salivaires, de la vessie, du cerveau, du côlon, des ovaires, du foie – sauf cirrhose ou hépatite B – et du poumon. Dans l’autre groupe figuraient les participants aux essais atmosphériques ayant eu par la suite l’une des maladies précitées. En tout, 13 000 personnes du premier groupe et 1 300 du second avaient été indemnisées à la date du 11 juin 2009. Tous ces éléments ont bien entendu été pris en compte par le ministère de la défense lors de l’élaboration du projet de loi.
Avant d’en venir à votre seconde question sur la liste des maladies radio-induites – qui n’a pas été arrêtée par le ministère de la santé –, je souhaiterais évoquer les populations qui étaient concernées et l’estimation du nombre des victimes susceptibles d’être indemnisées.
Vous m’avez fait parvenir un questionnaire dans lequel il était demandé notamment si les chiffres établis à partir de cette estimation avaient influencé la rédaction de la loi, notamment s’agissant des critères d’indemnisation. Je ne saurais répondre à cette question un peu perverse puisque je n’ai pas été associée à la rédaction de ce texte. Le projet de loi qui a été présenté par le ministère de la défense faisait écho à une proposition de loi déposée par Mme Taubira, rapporteure pour la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée nationale, et débattue le 27 novembre 2008 en présence du ministre de la défense. Celui-ci avait, à cette occasion, souligné que l’estimation des effectifs présumés était difficile en l’absence d’étude épidémiologique, avant d’ajouter : « J’ai confié à un organisme indépendant, Sépia-Santé, une étude épidémiologique concernant les anciens travailleurs du centre d’expérimentation du Pacifique, dont les résultats seront connus à la fin de l’année prochaine. Je m’efforcerai de raccourcir encore ce délai. »
En 2009, une étude d’impact a été jointe au projet de loi déposé par le ministère de la défense. Elle a évalué à 147 500 le nombre de personnes concernée par les 210 essais, auxquelles s’ajoutaient les populations autochtones exposées dans les zones de retombées. La liste des pathologies ouvrant droit à indemnisation était celle établie par le comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear), actualisée en 2006.
Je cherche les éléments qui me permettraient de répondre précisément à votre question, mais je pense être une émule de M. Bayrou et je patauge dans mes feuilles. J’essaie d’être à la mode… On fait qu’on peut.
M. le président Didier Le Gac. C’est effectivement arrivé au premier ministre lors de son discours de politique générale.
Mme Roselyne Bachelot. Et aussi au conseil municipal de Pau. Pardon pour ces réflexions parfaitement inopportunes. Je suis susceptible de dire toutes les vilenies.
La liste qui a été annexée au décret n° 2010-653 du 11 juin 2010 comportait dix-huit maladies radio-induites. Elle a été établie par le ministère de la défense à partir des travaux alors les plus récents de l’Unscear. Cette liste a été élargie à vingt-et-une maladies à la demande du Comité d’indemnisation. Les cancers du sein, les lymphomes non hodgkiniens, les myélomes et myélodysplasies ont ainsi été ajoutés par le décret n° 2012-604 du 30 avril 2012. La liste a de nouveau été élargie à vingt-trois maladies par le décret n° 2019-520 du 27 mai 2019, en incluant les cancers de la vésicule biliaire et ceux des voies biliaires. Je sais que lors d’une récente réunion au ministère de la santé, un nouvel élargissement a été évoqué pour éventuellement inclure les cancers du pancréas et du pharynx, le cancer précoce de la prostate ainsi que certaines maladies du muscle cardiaque.
L’effet des rayonnements ionisants sur le génome provoque une accélération de la pathogénèse des cancers justifiant l’inclusion de certains d’entre eux qui ne figuraient pas explicitement dans la liste mais qui méritent d’y être.
À titre personnel, je pense qu’il serait plus simple d’inclure tous les cancers dans cette liste.
M. le président Didier Le Gac. Merci pour la clarté de vos réponses.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Merci d’avoir répondu à notre invitation et, surtout, merci pour votre implication et pour le travail que vous avez effectué pour nous répondre le plus précisément possible. C’est fort appréciable.
Mme Roselyne Bachelot. Je crois en trois valeurs : premièrement le travail ; deuxièmement le travail et, troisièmement, le travail.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous nous en avez fourni un bel exemple.
Vous nous avez expliqué que votre ministère n’avait pas participé à l’élaboration de cette loi d’indemnisation des victimes des essais nucléaires avant que soit évoquée la composition du Comité d’indemnisation et la définition du champ de compétence de la commission consultative de suivi – qui s’est d’ailleurs réunie le 1er avril, pour la première fois depuis quatre ans.
Avec le recul, considérez-vous que le fait de ne pas avoir associé le ministère de la santé a été une erreur, sachant que les malades, polynésiens et algériens, ont un sentiment de malaise en raison des lacunes de cette loi et de ses difficultés d’application ?
Mme Roselyne Bachelot. Je ne pense pas qu’il s’agissait d’une erreur puisque la loi prévoyait que les victimes n’avaient pas à prouver la causalité. La liste des pathologies relevait quant à elle du règlement.
Cela n’avait d’ailleurs suscité aucune réaction, pas même parmi les députés polynésiens. Sans doute aurait-il été utile, au moins pour la forme, d’associer le ministère de la santé, mais je ne vois pas quelle aurait été sa valeur ajoutée à l’époque.
M. le président Didier Le Gac. Il est pourtant assez emblématique que cette question ait alors été traitée à travers le prisme de la défense – et donc aussi du secret de la défense nationale –, alors qu’on peut penser qu’il s’agit plutôt d’une question de santé publique – même s’il est facile de le dire quinze ans plus tard.
Mme Roselyne Bachelot. Aujourd’hui, sans doute. Des pathologies cancéreuses supplémentaires ont néanmoins été ajoutée à la liste des maladies au fur et à mesure des progrès de la connaissance.
Des perspectives de plus en plus encourageantes se dessinent heureusement en matière de cancérologie, pour laquelle les progrès à venir sont extraordinaires. Il s’agit selon les spécialistes de la partie de la thérapeutique la plus prometteuse. La prise en charge médicale des victimes des essais nucléaires a donc suivi les progrès de la médecine. Mais ce n’était pas de cela dont il était question à l’époque.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous ai posé cette question en raison de votre rôle dans d’autres systèmes d’indemnisation, concernant notamment les erreurs et accidents médicaux graves que vous avez évoqués au début de votre propos. Surtout, vous avez parlé de rapidité de l’expertise, qui a été un de vos soucis premiers lorsque vous êtes arrivée au ministère. C’est en ce sens que j’ai parlé de votre implication.
Mme Roselyne Bachelot. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai salué cette loi qui était en accord avec la philosophie que j’ai toujours prônée et allait dans le bon sens sur le plan juridique.
M. Yoann Gillet (RN). Savez-vous si l’État a envisagé de lancer des études épidémiologiques – ou peut-être avez-vous, vous-même, étudié la possibilité de le faire – sur le territoire de la Polynésie française, bien que la compétence en matière de santé ait été transférée au pays en 1977 ? Des fausses informations ont circulé à cet égard et circulent encore parfois.
Vous avez dit qu’il serait plus simple d’inscrire l’ensemble des cancers sur la liste des maladies radio-induites. Je n’ai pas trouvé trace de tels propos de votre part dans le passé. Le pensez-vous depuis longtemps ? L’avez-vous déjà dit publiquement ? Ou, au risque d’être un peu piquant, est-ce par facilité que vous le dites car vous n’exercez plus de responsabilités ?
Mme Roselyne Bachelot. Ce que je note, dans cette affaire, c’est l’évolution des méthodes. Des pathologies sont incluses au fur et à mesure dans la liste des maladies radio-induites et j’ai simplement déclaré que, compte tenu de l’allongement de cette liste, il serait peut-être plus simple d’y faire figurer tous les cancers.
Avec toute la politesse dont j’essaie de faire preuve, je me fous de ce que peuvent bien penser les gens de ma manière de faire de la politique. Pendant quarante ans, j’ai montré ma totale indépendance d’esprit – y compris vis-à-vis de mes amis politiques. Alors gardez pour vous ce genre de vacheries.
M. Yoann Gillet (RN). C’est pourtant une question relativement simple, à laquelle vous ne répondez pas.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Madame la ministre, je suis désolée de ne pas avoir pu assister au début de votre audition.
Mme Roselyne Bachelot. Votre très jolie veste m’oblige à vous pardonner !
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je sais que vous êtes vous-même spécialiste en la matière. Disons les choses : on se connaît depuis longtemps.
Notre connaissance des conséquences des essais nucléaires en Polynésie s’est enrichie au fil du temps. Il se trouve qu’en 2005, le pays a engagé une enquête sur les conséquences sanitaires, environnementales, sociétales et financières de ces essais. Lorsque vous étiez ministre de la santé, avez-vous entendu parler du rapport de cette commission d’enquête ? Avez-vous été sollicitée à un moment ou à un autre par les responsables du pays pour apporter votre soutien ou votre concours à d’éventuelles études épidémiologiques ?
Au ministère de la santé, on doit régulièrement se préoccuper de sujets très divers : les conséquences de la radioactivité sur la santé ont-t-elles été l’une des préoccupations du ministère à cette époque-là ? Des inventaires des sites concernés par la radioactivité existaient déjà. Je me souviens que, lorsque j’étais ministre de l’environnement – un peu avant vous –, ces sujets commençaient à peine à être abordées. On avait alors l’impression qu’il s’agissait d’une sorte de chasse gardée du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), qui menait lui-même ses propres études. Avez-vous été amenée à vous en informer ou à être saisie ?
Mme Roselyne Bachelot. Je n’ai aucun souvenir que cette affaire ait été portée à ma connaissance à ce moment-là. Ma mémoire peut être défaillante sur ce sujet, mais je ne le crois pas. La seule étude épidémiologique qui faisait partie de la discussion était celle commandée par le ministère de la défense à Sépia-Santé. Je n’ai pas eu connaissance de ses conclusions, car j’ai quitté le ministère de la santé quelques mois après et qu’elles devaient être remises en décembre 2010. A-t-elle été portée à la connaissance de mes services ? Certainement, mais je ne peux pas vous l’assurer.
Vous avez raison de dire que la question des essais nucléaires et de leurs conséquences sur les populations était traitée par le ministère de la défense, comme la radioactivité et la radiotoxicité l’étaient par le CEA. Mais pour ce qui est de la radiothérapie et de sa filière, elles étaient exclusivement du ressort du ministère de la santé.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pour votre information, l’étude épidémiologique demandée par le ministère de la défense de l’époque portait sur plusieurs milliers de vétérans qui ne venaient que de l’Hexagone.
S’agissant du système d’indemnisation, tous les dispositifs existants – notamment pour l’amiante ou pour les accidents médicaux graves – prennent aussi en compte les victimes indirectes, les ayants droit, en considérant leur préjudice propre. Ce n’est pas le cas de la loi Morin. Elle concerne en effet les victimes directes et les ayants droit, mais ces derniers ne sont pas considérés eux-mêmes comme des victimes.
Quel est votre avis sur une modification du texte qui permettrait de prendre en considération leur préjudice propre ?
Mme Roselyne Bachelot. Vous parlez des préjudices moraux ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Des préjudices moraux mais aussi parfois des préjudices économiques, par exemple lorsqu’une victime indirecte a dû arrêter de travailler pour s’occuper du parent malade.
Mme Roselyne Bachelot. Un certain nombre de situations n’ont pas été prévues dans la loi et les études épidémiologiques auraient sans doute dû les aborder. C’est le cas en particulier de l’éventuelle disproportion d’enfants mort-nés, de fausses-couches ou de malformations à la naissance. Je ne pense pas que ces questions aient été traitées par l’étude épidémiologique Sépia.
Indemniser le préjudice moral ou patrimonial dit par ricochet – le terme est un peu vulgaire au regard des souffrances considérées – des ayants droit des victimes des essais nucléaires rapprocherait leur régime d’indemnisation de celui qui, au nom de la solidarité nationale et dans l’esprit de la loi du 30 décembre 2002 relative à la responsabilité civile médicale, a été mis en place pour les victimes d’accidents médicaux graves. Au nom de cette même solidarité nationale, il ne serait pas choquant qu’un tel régime d’indemnisation des ayants droit soit mis en place quand il s’agit d’essais nucléaires conduits par l’État. Cela me paraîtrait tout à fait légitime.
M. Yoann Gillet (RN). Vous avez répondu à ma question relative aux études épidémiologiques en répondant à celle de Mme Voynet.
Je réitère en revanche mon autre question, à laquelle vous n’avez pas souhaité répondre et que je vais donc reformuler. Vous avez dit tout à l’heure qu’il serait plus simple d’inscrire tous les cancers sur la liste des maladies radio-induites. L’avez-vous déjà pensé ou déclaré dans le passé, lorsque vous étiez ministre ?
Mme Roselyne Bachelot. Je ne pense pas l’avoir déclaré à ce moment-là. De plus, je n’étais pas associée aux discussions, puisque je n’ai pas été auditionnée par les commissions, je n’ai pas participé au débat en séance publique et qu’aucun député ou sénateur ne m’a interpellée sur ce point. Je n’ai donc pas eu l’occasion de m’exprimer, le ministère de la santé étant en dernière ligne sur ce sujet. Il est très difficile de réécrire l’histoire et de dire : « Ah !, si l’on m’avait posé la question il y a seize ans, qu’aurais-je répondu ? » Je veux bien pratiquer l’uchronie, mais en l’occurrence c’est un peu compliquée.
M. le président Didier Le Gac. Plus largement, j’aimerais avoir votre sentiment sur cette période puisque vous avez été ministre à plusieurs reprises, responsable politique et que vous connaissez bien l’histoire politique de notre pays.
Avec le conflit en Ukraine et le possible désengagement des États-Unis de la sécurité en Europe, on reparle abondamment de dissuasion nucléaire – que l’on partagerait même peut-être avec nos voisins européens. Lorsque nous nous sommes rendus en Polynésie, les Polynésiens nous ont rappelé que si des essais nucléaires n’avaient pas été effectués chez eux pendant trente ans – avec les conséquences que l’on sait –, la France n’aurait pas de dissuasion nucléaire. Ils aimeraient donc obtenir un peu de reconnaissance de la part de l’État français, mais aussi des Français en général. Quel regard portez-vous sur cette question ?
Mme Roselyne Bachelot. Elle dépasse largement celles habituellement posées lors d’une commission d’enquête. Vous me demandez de tenir un propos de politique générale alors que je n’ai plus la charge d’affaires publiques. Je réponds devant votre commission d’enquête à des questions précises sur des faits qui se sont passés.
Que les Polynésiens aient participé de façon éminente à la constitution d’une force nucléaire française, c’est tout à fait évident. En tant que citoyenne, il me paraît indispensable que la communauté nationale leur témoigne sa reconnaissance.
Je dois ajouter que certains de ceux qui se posaient la question de l’utilité de cette force ont été amenés à revoir leur position. D’où une reconnaissance qui pourrait être plus explicite.
M. le président Didier Le Gac. Merci à la citoyenne de m’avoir répondu.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je ne sais plus trop à qui je m’adresse : est-ce à la citoyenne ou à l’ancienne ministre ?
Mme Roselyne Bachelot. Vous vous adressez à l’ancienne ministre de la santé, de 2007 à 2010.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Très bien.
Lorsque nous sommes allés en Polynésie, nous avons rencontré beaucoup de personnes qui souhaitaient témoigner sur la période des essais. Lors d’entrevues poignantes, elles relataient le déroulement de leur vie et comptabilisaient, les larmes aux yeux, le nombre de morts au sein de leur famille et de leur entourage. Elles ont décrit des cancers qui arrivent tôt dans la vie et qui provoquent des décès. Tout cela a également un effet sur les familles et la communauté. D’autres personnes rapportent également – comme vous l’avez évoqué – des cas d’enfants mort-nés ou handicapés, de troubles métaboliques et cardio-vasculaires ou encore de stérilité.
On entend ces témoignages, mais on ne sait pas les étayer par une étude épidémiologique. Or c’est toute une communauté qui a été marquée par ces essais nucléaires – sans même parler de la modification en profondeur du mode de vie. L’idée d’une indemnisation collective vous choque-t-elle ? Au-delà de l’indemnisation des victimes de cancers, une forme d’engagement de la collectivité nationale auprès de la collectivité polynésienne vous paraît-elle être de nature à réparer une partie du préjudice ?
Mme Roselyne Bachelot. C’est une question compliquée, qui mérite une étude approfondie et une discussion avec la communauté de Polynésie.
Une autre question m’a été posée par écrit sur la pertinence d’une délocalisation du Civen en Polynésie française ou d’y créer une antenne, afin de renforcer la proximité entre cet organisme et la population locale. Ce pourrait être une première réponse à la question que vous me posez.
Il semble qu’une nouvelle convention santé État-pays devrait être signée avant la fin de l’année, après une nouvelle phase de négociations avec le haut-commissariat. À cette occasion, il serait de bonne méthode d’envisager des modalités permettant au Civen de travailler plus efficacement et en lien avec la population locale, dans une démarche d’« aller vers ».
Mme Dominique Voynet. C’est déjà le cas.
M. le président Didier Le Gac. Vous avez dit qu’il était facile de refaire l’histoire quinze ans après mais, avec le recul, pensez-vous que ne pas avoir associé le ministère de la santé à l’élaboration de la loi Morin était une erreur, ou au moins un problème, car il s’agissait de santé publique ?
Mme Roselyne Bachelot. Quinze ans après, on peut toujours dire que c’eut été utile. Mais, à l’époque, le fait que les populations concernées n’aient pas à prouver le lien de causalité entre les essais et leur maladie était une avancée du point de vue sanitaire. L’exposition à ces essais, la durée et le lieu de cette exposition étaient suffisants pour établir cette causalité et pour ouvrir droit à indemnisation.
J’essaie vraiment de trouver la valeur ajoutée que j’aurais pu apporter lors de la discussion de ce projet de loi. À mon tour de vous poser une question, monsieur le président et madame la rapporteure : comment aurais-je pu agir et quelle aurait pu être cette valeur ajoutée, étant entendu que la prise en charge des cancers était totale ?
M. le président Didier Le Gac. L’intervention du ministère de la santé et l’accent mis sur les aspects médicaux auraient peut-être permis de sortir du champ très sensible du secret de la défense nationale s’appliquant aux essais nucléaires.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’en reviens aux systèmes d’indemnisation qui existaient à l’époque et qui auraient permis d’apporter une lecture plus large. Le projet qui allait devenir la loi Morin auraient pu bénéficier de dispositions similaires à celles d’autres mécanismes d’indemnisation, comme celui des maladies dues à l’amiante. Cela aurait pu être discuté avec votre ministère.
M. le président Didier Le Gac. Votre ministère aurait aussi peut-être pu demander qu’une étude épidémiologique soit réalisée, une sorte de « point zéro », ce qui n’a pas été le cas à l’époque. En Polynésie, on nous a beaucoup rappelé qu’une telle étude n’a jamais été menée et que l’on ne savait de ce fait toujours pas précisément quelles sont les conséquences des essais. Cela aurait permis de donner à cette loi un caractère sanitaire complétant les aspects indemnitaires.
Mme Roselyne Bachelot. Difficile de réécrire l’histoire.
Dans le questionnaire, vous m’avez demandé de réfléchir à la suppression du critère de risque négligeable par la loi du 28 février 2017de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, dite loi Erom.
Cela me permet de revenir sur la loi du 5 janvier 2010, dont le début du II de l’article 4 disposait que le comité d’indemnisation « examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l’intéressé bénéficie d’une présomption de causalité à moins qu’au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. »
Avec l’appui du Conseil d’État, l’orientation initiale du projet de loi de 2010 était d’établir une présomption de lien de causalité entre exposition et pathologie, ce qui aurait permis de faciliter l’indemnisation, mais aussi d’éviter une automaticité de l’indemnisation.
Comme cela avait été souligné par le sénateur Cléach, un véritable régime de présomption n’était pas proposé, puisque dans un tel régime le lien de causalité est présumé exister à partir du moment où les conditions relatives à la maladie et à l’exposition au risque sont remplies, sauf si la preuve contraire est établie. On peut citer par exemple le dispositif prévu par l’article 102 de la loi Kouchner du 4 mars 2002, qui concerne les personnes contaminées par le virus de l’hépatite C, ou celui prévu à l’article 53-1 de la loi du 23 décembre 2000, relatif au fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante.
Afin de se rapprocher du régime de présomption, le sénateur Cléach, rapporteur de la commission du Sénat, avait proposé que ce soit au comité d’indemnisation de « démontrer, le cas échéant, que la probabilité du lien entre la maladie du demandeur et les essais nucléaires soit négligeable », en s’appuyant sur le calcul du risque attribuable par un modèle mathématique issu des travaux de l’Unscear et de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique). Cet amendement fut retenu dans la loi de 2010, dont l’article 4 a ensuite été modifié par la loi Erom de 2017, sur une proposition formulée in extremis par la sénatrice Tetuanui en commission mixte paritaire. L’article 113 de cette dernière loi a répondu aux attentes des Polynésiens et a ramené de 1 % à zéro le seuil de probabilité ouvrant droit à indemnisation.
Le gouvernement a accepté cette modification et la députée Gomez-Bassac a relevé que, depuis le vote de la loi de 2010, seulement vingt dossiers de demande d’indemnisation sur cent avaient fait l’objet d’une indemnisation sur la base de ce taux de 1 %. Avec un taux minimal de 0,3 %, taux minimal du logiciel utilisé par le comité d’indemnisation pour expertiser le taux d’irradiation des victimes – j’adore que l’on parle ainsi lorsque l’on traite de questions humaines et l’approche mathématique de cette affaire me remplit d’interrogations –, il était prévisible que 160 dossiers de demande d’indemnisation seraient acceptés. Mais le gouvernement s’attachait à refuser que l’on passe à un véritable régime de présomption de lien de causalité, donc à une indemnisation automatique.
L’amendement de la sénatrice Tetuanui établit un régime de présomption de causalité qui a semblé répondre plus à des choix politiques qu’à des données de nature scientifique ou médicale, selon les commentaires formulés à l’époque. Il serait intéressant de savoir combien de dossiers de demande d’indemnisation ont pu être approuvés à la suite de l’adoption de loi Erom, près de dix ans après mon passage au ministère de la santé.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En 2018, il a été prévu que le demandeur devait justifier d’une exposition à un seuil minimal d’exposition au rayonnement ionisant. Le seuil retenu est celui qui figure dans le code de la santé publique et qui concerne le public en général. Entre l’annulation du risque négligeable et l’introduction de ce fameux seuil, de 1 millisievert (mSv), beaucoup de dossiers ont été acceptés par le Civen. Il est désormais plus difficile pour certains demandeurs d’obtenir satisfaction, le Civen pouvant démontrer qu’ils ont été soumis à des expositions inférieures à ce niveau.
Mme Roselyne Bachelot. Je n’aurais peut-être pas dû commenter une loi de 2017, date à laquelle je n’étais plus en fonction.
26. Audition, ouverte à la presse, de Mme Marianne Lahanna, avocate cabinet Phusis) (Mardi 8 avril 2025).
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, j’accueille en votre nom Maitre Marianne Lahana, avocate au Cabinet Phusys, situé non loin de là, Boulevard Saint-Germain, à Paris donc.
Maître, je rappellerai tout d’abord que, avant de vous inscrire au Barreau, vous avez soutenu une thèse de droit public à l’Université de Paris II Panthéon – Assas consacrée à « L’indemnisation des victimes des essais nucléaires français ». Vous avez par ailleurs travaillé au sein du CIVEN (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) de novembre 2017 à décembre 2021, soit pendant plus de quatre ans ; autant dire que vos diverses expériences vont nous permettre d’enrichir notre point de vue sur les modalités d’indemnisation des personnes atteintes aujourd’hui de maladies radio-induites potentiellement dues aux essais nucléaires effectués en Polynésie.
On sait, et nous l’avons vu encore récemment lors d’un déplacement d’une délégation de la commission d’enquête en Polynésie, que cette procédure suscite à la fois interrogations et incompréhensions.
Celle-ci souvent complexe, longue et parfois source de découragement, à tel point que certaines victimes ne souhaitent même plus s’engager dans de tels processus. L’ancienneté des faits, la difficulté pour réunir certaines pièces attestant de sa présence au moment d’un essai, le fait d’être affecté d’une maladie ne figurant pas sur la liste établie par la loi Morin sont autant de difficultés qui handicapent le parcours des personnes souhaitant se présenter devant le CIVEN.
Nous souhaiterions donc avoir votre point de vue sur ces questions et, le cas échéant, sur les améliorations que notre commission pourrait suggérer pour changer les textes ou les procédures actuellement suivies.
Je vous poserai deux questions pour commencer cette audition :
- tout d’abord, pensez-vous qu’il serait opportun qu’une antenne du CIVEN soit créée sur place, à Papeete, qui puisse à tout le moins instruire et vérifier la totale complétude des dossiers, voire rendre des décisions, ce qui faciliterait les démarches, notamment en raccourcissant les délais de procédure auxquels sont soumis les victimes ?
- ensuite, sur la question du 1 millisievert (mSv), on a maintes fois entendu que ce seuil n’avait pas grande signification et qu’il s’agissait en vérité d’un seuil de gestion. N’ayant finalement pas d’impact pour déterminer si une personne atteinte d’une maladie l’a été du fait ou non de son exposition à des rayons ionisants, pensez-vous qu’il puisse être opportun de supprimer ce critère pour établir une sorte de présomption irréfragable à partir du moment où vous pouvez prouver que vous étiez sur place au moment d’un essai et que vous avez développé une des maladies inscrites sur la liste établie par le décret du 11 juin 2010 relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français ?
Avant que vous ne répondiez et que vous puissiez ensuite échanger avec Madame la rapporteure et les autres députés présents, je vais vous demander de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Me Marianne Lahana prête serment.)
Je vous remercie oet vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. Je vous laisse la parole.
Me Marianne Lahana, avocate. Merci Monsieur le président ; je tiens, en préambule, à préciser que je ne défends plus aucune victime des essais nucléaires et que je n'ai plus aucun lien avec cette ancienne fonction depuis quatre ans.
Concernant votre première question sur l’opportunité de créer une antenne du Civen en Polynésie, j’ai récemment pris connaissance de la mise en place du dispositif « Aller vers », qui me paraît déjà constituer une avancée significative. Ce dispositif facilite à la fois l’information du public sur le fonctionnement du Civen et le dépôt des demandes, grâce à la présence de personnels sur place. Dans ce cadre, il me semble que le Civen remplit sa mission et qu’il n’est pas nécessaire, à ce stade, de créer une structure équivalente localement.
Les difficultés rencontrées par les demandeurs ne tiennent pas seulement à l’existence d’une entité unique qui serait basée à Paris. Elles découlent également des nombreuses évolutions législatives ayant affecté, au fil des années, les modalités d’instruction des dossiers comme celles, plus larges, du contentieux devant le juge administratif. La complexité du régime et ses modifications successives ont en effet contraint les juridictions à intégrer de nouvelles méthodologies, ce qui a parfois entraîné des décisions rallongeant les délais pour les demandeurs.
J’en veux pour preuve un exemple que vous avez peut-être déjà évoqué au cours de cette commission. Il s’agit du dossier particulièrement révélateur d’une femme résidant en Polynésie depuis 1963, qui a déposé une demande d’indemnisation auprès du Civen en juillet 2010, dès le lancement du dispositif. En mars 2015, sur la propre recommandation du Civen, le ministre de la Défense a opposé un refus, fondé sur un risque jugé négligeable d’exposition aux rayonnements ionisants. La requérante a alors saisi le tribunal administratif de Montpellier, qui a confirmé ce rejet en 2016. Après interjection de l’appel, il a fallu attendre encore quatre années pour que la cour administrative d’appel de Marseille rende un arrêt, le 14 janvier 2020, annulant la décision du ministre ainsi que le jugement du tribunal. La cour a alors enjoint le Civen à indemniser les préjudices, en appliquant cette fois le critère du 1 mSv. Toutefois, elle a utilisé une méthodologie erronée, considérant que la requérante aurait dû se voir attribuer une dose forfaitaire de 14,4 mSv, conformément à l’ancienne procédure. Cette erreur de droit a donc conduit le Civen à se pourvoir en cassation et nous attendons la décision à venir.
Cet exemple illustre bien, je trouve, les difficultés rencontrées par les juridictions dans l’application du droit en vigueur, générant parfois une certaine confusion. Si les procédures d’indemnisation devant le Civen sont longues, c’est donc en partie à cause de ces évolutions législatives, mais également parce que les juges, dans de nombreux cas, préfèrent enjoindre le Civen à réexaminer les demandes plutôt que de décider eux-mêmes de leur attribuer une indemnisation. Pourtant, dans le cadre d’un recours de plein contentieux, ils ont toute latitude pour diligenter une expertise médicale et statuer sur les préjudices soulevés devant eux. Or, cette préférence pour le réexamen peut conduire à de nouveaux rejets, ce qui rallonge d’autant les délais de procédure.
Il est vrai que le Civen a lui-même rencontré bien des difficultés, notamment dans l’instruction des dossiers ou la collecte de certaines pièces. Pour autant, je ne suis pas en mesure d’affirmer que la création d’une nouvelle entité locale constituerait la réponse adaptée. Il me semblerait plus judicieux de renforcer le dispositif existant, en augmentant par exemple les effectifs présents sur place et en améliorant la coordination entre les personnels de Paris et ceux déployés en Polynésie.
J’en viens à votre seconde question, tout aussi essentielle, sur le critère du 1 mSv qui, à mon sens, demeure pertinent. C’est l’objet même de mes travaux et de mes observations durant les quatre années que j’ai passées au sein du Civen. Sans ce critère, je pense que nous retrouverions la situation qui a prévalu à la suite de l’introduction de l’article 113 de la loi EROM, introduisant la notion de « risque négligeable », avec les difficultés que nous connaissons. Il faut se souvenir que ce seuil, fixé par le code de la santé publique conformément à la directive Euratom, reste très bas ; il a ainsi permis une augmentation significative du nombre de personnes indemnisées, comme l’attestent les chiffres. Le seuil du 1 mSv est en réalité le seul critère ayant fait consensus à la fois dans la communauté scientifique et dans le champ juridique, avec la volonté d’indemniser réellement les victimes. J’ai retenu de mon expérience que le droit ne réparera jamais totalement les dommages subis, ni les souffrances endurées par les personnes malades, mais qu’il peut au moins proposer un cadre juste et cohérent.
Devons-nous, pour autant, renoncer à tout raisonnement juridique et scientifique et indemniser systématiquement les personnes répondant à des critères de lieu, de date et de pathologie ? Je ne le crois pas, le critère du 1 mSv permettant aujourd’hui d’apporter une réponse à mon sens satisfaisante aux demandes d’indemnisation qui peuvent être présentées.
La difficulté est venue du fait que le régime précédemment en vigueur permettait très peu de reconnaissances, le fameux risque négligeable et la méthode NIOSH (National Institute for Occupational Safety and Health) ayant conduit à des situations bloquées. Je ne me prononce pas sur la rigueur scientifique de cette méthode, n’étant pas mathématicienne, mais ses effets sont connus puisqu’entre 2010 et 2017, seuls dix‑sept dossiers ont été indemnisés.
Si nous pouvons donc aisément comprendre la volonté de faire disparaître ce seuil, il serait tout aussi excessif de considérer qu’un régime aussi spécifique que celui des essais nucléaires ne prévoit pas de présomption de causalité irréfragable, étant donné que tous les cancers des personnes ayant séjourné ou résidé en Polynésie durant la période des essais ne peuvent pas avoir été uniquement causés par ces derniers. Un tel raisonnement ne tiendrait ni juridiquement, ni scientifiquement.
À mes yeux, ni l’instauration du risque négligeable en 2010, ni sa suppression en 2017 ne constituaient des solutions satisfaisantes. Le nouveau critère du 1 mSv, introduit en 2018, est venu rétablir un équilibre entre l’impossibilité totale d’indemnisation et une incohérence juridique et scientifique à indemniser l’intégralité des demandeurs du fait de l’impossibilité de prouver que la maladie résultait exclusivement d’une cause étrangère à l’exposition au rayonnement. Il a permis, concrètement, la rencontre des volontés entre le droit et la science, tout en permettant d’indemniser de très nombreuses personnes sur la base de critères reconnus comme légitimes par la communauté scientifique.
Mon sentiment est donc que le point d’équilibre a aujourd’hui été atteint, qu’il a mis plus de dix ans à se construire et qu’il mérite désormais d’être consolidé. Le risque serait sinon de déconstruire tout ce qui a été mis en œuvre pour bâtir un dispositif cohérent, fondé sur une logique d’équité et d’indemnisation juste des victimes.
Cela ne signifie pas pour autant que ce régime soit parfait ! Il reste des améliorations à apporter, notamment en ce qui concerne les modalités d’indemnisation et l’évaluation des préjudices. Mais au moins, aujourd’hui, disposons-nous d’une méthode qui a fait ses preuves, sans heurter les équilibres institutionnels et scientifiques indispensables à son bon fonctionnement.
Dans le cadre de mes travaux, j’ai pu mettre en perspective la succession des réformes, le nombre de dossiers déposés et le taux de reconnaissance entre 2010 et 2021. L’analyse démontre clairement que l’introduction de la méthodologie provisoire du Civen, en 2018, a entraîné une hausse significative des indemnisations. Cela me semble démontrer que le dispositif, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, remplit sa mission.
Selon moi, le critère du 1 mSv reste donc essentiel, pour que le Civen puisse poursuivre sa mission d’indemnisation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ma question fait suite à vos remarques sur le seuil du 1 mSv et sur les difficultés survenues lors de la suppression du critère de risque négligeable. Vous avez évoqué des difficultés liées à l’absence de critère, à la suite de l’introduction de l’article 113 de la loi EROM. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur les difficultés concrètes que le Civen a pu rencontrer dans ce contexte ?
Vous avez par ailleurs indiqué que le critère de risque négligeable n’avait permis quasiment aucune indemnisation. L’application du seuil du 1 mSv, en apportant davantage d’indemnisations, vous semble donc aujourd’hui donner pleinement satisfaction ?
Me Marianne Lahana. Lorsque j’évoquais les difficultés, je faisais référence à l’impasse dans laquelle se trouvait le raisonnement à la fois pour les juristes et pour les médecins. D’un côté, nous ne pouvions raisonnablement soutenir que tous les cancers étaient exclusivement liés aux essais nucléaires. De l’autre, après la suppression du critère du risque négligeable, le Conseil d’État a précisé les modalités de preuve attendues en la matière. Il était alors demandé au Civen de démontrer que la maladie résultait exclusivement d’une cause étrangère à l’exposition, au motif que la personne n’aurait subi aucune exposition significative. Or un tel niveau d’exigence probatoire n’était tout simplement pas tenable. C’est ce qui a rendu nécessaire la recherche d’un compromis entre les deux approches, scientifique et juridique, afin de parvenir à une solution admise par les deux communautés. Le critère du 1 mSv, dans ce contexte, a permis d’y répondre.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Depuis que cette commission d’enquête a démarré ses travaux, l’ensemble des auditions que nous avons menées, en particulier celles des représentants de la communauté scientifique, a mis en évidence un point de consensus selon lequel ce seuil du 1 mSv n’a, en réalité, rien de scientifique. Il s’agit seulement d’un seuil de gestion, établi dans une logique de protection sanitaire des populations exposées à des rayonnements dans le cadre de politiques publiques, mais qui n’a pas été conçu pour s’appliquer aux conséquences des essais nucléaires. Autrement dit, ce seuil est totalement déconnecté du contexte spécifique des essais.
Vous nous avez indiqué que ce seuil représentait une forme de convergence entre la communauté juridique et la communauté scientifique, alors que beaucoup reconnaissent aujourd’hui que ce n’est ni un seuil scientifique, ni un seuil médicalement fondé dans le contexte d’analyse des pathologies présentées par les victimes présumées des essais nucléaires. De fait, j’aimerais que vous m’aidiez à comprendre cette convergence des volontés que vous évoquez devant nous. Comment justifier que soit appliqué à des personnes malades, atteintes de pathologies graves, un seuil qui n’a ni fondement médical, ni pertinence scientifique dans le cadre qui nous intéresse ? Ce seuil, s’il permet effectivement d’augmenter le nombre d’indemnisations, ne le fait qu’à la marge et relève encore une fois davantage d’une logique administrative ou d’un équilibre de gestion. J’aimerais donc que vous m’expliquiez en quoi ce seuil peut, selon vous, être à la fois scientifiquement et juridiquement justifié ?
Me Marianne Lahana. Bien que je comprenne parfaitement vos interrogations, il m’est difficile d’approfondir davantage cette question, n’étant ni à l’origine de l’introduction du critère, ni scientifique de formation. J’insiste sur le fait que mon intention n’est pas de défendre ce critère, mais simplement de partager les constats que j’ai pu effectuer sur le terrain.
Sur le plan juridique, il est certain que nous ne pouvions pas poursuivre dans le cadre qui avait été défini à l’époque par le Conseil d’État car la preuve exigée était, en pratique, impossible à apporter. C’est dans ce contexte que le critère du 1 mSv a été introduit.
Si je ne suis pas en mesure d’en juger la pertinence scientifique, qui relève d’une expertise médicale que je ne possède pas, je peux en revanche affirmer que, très objectivement, ce critère a eu pour effet concret d’augmenter significativement le nombre d’indemnisations.
M. Le Président Didier Le Gac. Nous avons discuté avec plusieurs de vos confrères de cette grille basée sur des moyennes d'exposition, qui s’avèrent finalement très approximatives, parfois sans fondement, et qui ne correspondent à aucune réalité concrète. L'ensemble du processus d’indemnisation semble manquer de rigueur scientifique. Qu’en pensez-vous ?
Me Marianne Lahana. Permettez-moi de rappeler le cadre temporel dans lequel s’inscrit l’indemnisation à proprement parler. Entre 2010 et 2018, le Civen a fonctionné sans référentiel propre, s’appuyant sur des barèmes existants, notamment ceux de l’Oniam. À partir de 2018, une méthodologie provisoire a été élaborée, assortie d’un barème spécifique propre au Civen. En 2020, ce référentiel a été enrichi par l’intégration de préjudices spécifiques, dans le but d’améliorer la prise en compte des spécificités des victimes. Pour établir ce barème, le Civen a conduit une analyse comparative des différents référentiels existants, tout en tenant compte de la culture du juge administratif, davantage attaché au barème de l’Oniam. Nous sommes conscients que ce dernier reste relativement peu élevé, et qu’un travail plus large de revalorisation serait souhaitable, mais cette problématique dépasse le cadre du Civen et concerne l’ensemble des pratiques indemnitaires du dommage corporel en France.
L’élaboration d’un barème propre au Civen reflétait ainsi une volonté de ne pas proposer des montants arbitrairement faibles. Ce souci de cohérence est d’ailleurs conforté par la jurisprudence, notamment par une décision du Conseil d’État en date du 31 décembre 2024 relative à l’Oniam, qui préconise une revalorisation du taux horaire d’assistance par tierce personne.
Le Civen a constamment veillé à intégrer les spécificités des cas traités, en s’attachant notamment à mieux indemniser certains postes de préjudice, comme le ressenti lié à la connaissance d’une pathologie évolutive. Un travail approfondi a notamment été mené sur le préjudice esthétique et le cancer du sein, sujets sur lesquels des publications ont été produites, que je me tiens à votre disposition pour vous transmettre.
En Polynésie, nous avons observé que les conditions de vie, influencées par le climat, l’insularité et la culture, peuvent accentuer certains postes de préjudice, à l’image du préjudice esthétique, les cicatrices étant plus visibles. Une étude spécifique a donc été menée sur les cancers du sein, pathologie représentant une part importante (46,2 % en 2020) des dossiers polynésiens. Conduite en collaboration avec des professeurs de médecine, cette analyse nous a permis de faire évoluer notre barème dès 2020 pour mieux intégrer ces particularités. Nous avons notamment constaté que les atteintes du sein étaient peu abordées dans les barèmes existants et qu’elles nécessitaient une évaluation tenant compte des circonstances d’apparition de la pathologie, de sa prise en charge, des contraintes de suivi ainsi que du risque de récidive. C’est dans cette optique que de nouvelles cotations ont été introduites pour l’évaluation du préjudice esthétique, parallèlement à un effort de formation du Civen pour ses médecins experts.
Le montant des indemnisations dépend de la nature de la pathologie et de l’état de santé du demandeur, consolidé ou non, ce qui explique les écarts parfois importants entre les cas. Il est important de rappeler que les victimes qui contestent les montants proposés par le Civen peuvent saisir le juge administratif. L’analyse des décisions rendues montre que les juridictions suivent généralement les évaluations du Civen, les montants accordés étant très proches de ceux qu’il aurait pu proposer. À titre d’exemple, le tribunal administratif de Lyon, dans un jugement du 6 février 2020, a fixé une indemnisation à 26 230 euros, contre une estimation de 26 631 euros si le Civen avait proposé une offre à l’amiable. De même, le tribunal administratif de Polynésie française, dans une décision du 16 juin 2020, a accordé 157 428 euros, alors que le Civen aurait proposé 264 342 euros, l’écart s’expliquant principalement par l’absence de capitalisation de l’assistance par tierce personne dans le calcul du juge.
Si ces exemples démontrent que les montants proposés par le Civen ne sont pas défavorables, il pourrait néanmoins être pertinent de réfléchir à une révision plus globale des référentiels actuellement en usage, non seulement pour mieux répondre aux besoins des victimes des essais nucléaires, mais également dans une perspective d’harmonisation plus ambitieuse de la réparation du dommage corporel en France.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Si nous envisagions de sortir du cadre de la loi Morin, dans la perspective soit de l’améliorer, soit de proposer un dispositif alternatif, se poserait alors une question juridique essentielle : serait-il pertinent de mettre en place un régime qui ne cherche plus à déterminer si une pathologie donnée est effectivement causée par les essais nucléaires ?
En effet, si l’on considère une personne totalement extérieure à la Polynésie française, n’y ayant jamais séjourné durant la période des essais, il est raisonnable d’affirmer, avec un degré élevé de certitude, que si cette personne développe l’une des 23 maladies figurant sur la liste, il y a 0 % de probabilité que son affection soit liée aux essais nucléaires. En revanche, ce que je comprends du fonctionnement actuel du Civen, c’est qu’un rejet de dossier équivaut à affirmer qu’une personne ayant vécu en Polynésie pendant la période des essais et développant l’une de ces pathologies, ne serait pas non plus affectée par les conséquences des essais.
Dès lors, ne pourrait-on imaginer un régime qui ne chercherait plus à établir la causalité directe entre la maladie et les essais, mais qui reposerait sur l’indemnisation d’un risque ? Dans un tel cadre, seriez-vous d’accord pour considérer que le seuil du 1 mSv ne serait plus pertinent ?
Il suffirait alors, pour percevoir une indemnisation, de remplir les trois critères actuellement fixés par la loi Morin, à savoir le lieu, la période et la pathologie. C’est, du reste, ce qu’avait amorcé la réforme de 2017 avec l’article 113, en supprimant la notion de risque négligeable. Que pensez-vous de cette évolution vers un régime fondé non plus sur la preuve du lien de causalité, mais sur la reconnaissance du risque ?
Me Marianne Lahana. Votre question renvoie-t-elle au développement que j’ai présenté tout à l’heure concernant l’opportunité de maintenir le critère du 1 mSv? Ou bien suggérez-vous une autre approche, consistant à envisager l’octroi automatique d’une indemnisation à toute personne remplissant les trois critères, sans autre condition et sur la base d’un préjudice considéré comme inhérent à la situation elle-même ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les scientifiques que nous avons auditionnés nous ont, pour la plupart, affirmé qu’il était impossible, seuil ou pas seuil, d’établir de manière certaine qu’une maladie n’était pas liée aux rayonnements ionisants. En deçà du seuil, il n’est pas possible d’affirmer que l’exposition est sans lien avec la pathologie et, au-delà, il n’est pas non plus possible de conclure avec certitude à une causalité directe. De fait, nous ne pouvons ni exclure, ni confirmer, de manière absolue, qu’il existe un lien de causalité entre les maladies constatées et les expositions liées aux essais nucléaires en Polynésie.
Dès lors, dans la mesure où ce lien reste incertain, et au regard des doutes exprimés par une grande partie de la communauté scientifique quant à la pertinence du seuil dans ce contexte précis, quel regard portez-vous sur l’hypothèse d’un dispositif fondé non plus sur la preuve du lien de causalité, mais sur l’indemnisation du risque encouru ?
Me Marianne Lahana. Vous souhaiteriez donc créer un poste de préjudice spécifique, tel qu’un préjudice d’anxiété, qui viendrait indemniser la peur de voir apparaître une pathologie en lien avec les essais nucléaires ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L’idée ne se limite pas uniquement à l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété, bien que cela puisse effectivement constituer une piste. Mais je fais également référence à des pathologies bien réelles, qui se sont effectivement développées dans un contexte d’exposition avérée à un risque particulier, mais sans qu’il soit possible d’établir avec certitude un lien de causalité avec les essais.
Il s’agirait ainsi d’examiner non seulement la question du risque en tant que tel, mais également celle d’une éventuelle rupture d’égalité. Si nous considérons l’ensemble du territoire national, les personnes ayant résidé en Polynésie française ont été exposées à des risques que le reste de la population française, qu’elle soit en métropole ou dans d’autres territoires ultramarins, n’a pas eu à supporter.
Me Marianne Lahana. Je rappelle tout d’abord que je ne suis pas en mesure de me prononcer sur la pertinence scientifique du seuil du 1 mSv mais uniquement d’en observer les conséquences concrètes sur l’instruction des demandes.
Si nous décidions de supprimer ce critère, nous reviendrions nécessairement aux conditions issues de l’article 113 de la loi EROM. Si vous décidiez que les personnes qui sont en Polynésie doivent se voir indemniser un risque de déclarer une pathologie radio-induite, cela reviendrait, d’un point de vue juridique, à indemniser non plus uniquement les personnes atteintes d’une maladie reconnue mais, plus largement, toutes celles qui, du fait de leur exposition, sont susceptibles de développer une pathologie.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L’État, en organisant des essais nucléaires, a soumis l’ensemble de la population polynésienne à un risque. À partir du moment où une personne développe effectivement une maladie, il ne s’agit pas d’indemniser le risque de la contracter, mais bien de reconnaître que cette maladie survient dans un contexte où un risque collectif, pris par la nation, a pesé sur ces populations. Autrement dit, ce n’est pas tant le risque individuel de survenue d’une pathologie qu’il s’agirait d’indemniser, mais le fait que la nation a exposé une population à un danger, et que ce danger a pu, dans certains cas, se traduire par l’apparition concrète d’une maladie.
Me Marianne Lahana. Il me semble que votre réflexion relève davantage d’une interrogation politique que strictement juridique. En effet, si le critère du 1 mSv était supprimé pour privilégier une logique fondée sur le risque, cela reviendrait à indemniser toutes les personnes remplissant les trois conditions, y compris celles dont la maladie n’est pas nécessairement liée à une exposition.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous ne savons pas, aujourd’hui, parmi les personnes malades, lesquelles le sont du fait d’une exposition aux rayonnements et lesquelles ne le sont pas. Sur la base de la loi Morin, nous pouvons très bien indemniser quelqu’un dont la pathologie n’a aucun lien avec les rayonnements, tout comme nous pouvons refuser l’indemnisation à une personne dont la maladie est pourtant bien due à cette exposition. Il y a quand même là un vrai problème.
Me Marianne Lahana. Il s’agit, selon moi, d’un choix éminemment politique. Nous pouvons soit faire le choix d’indemniser de manière large, en partant du principe que toute personne remplissant les conditions doit être reconnue, soit de conserver un critère, en l’occurrence le seuil de 1 mSv, qui permette d’analyser, autant que possible, les doses éventuellement reçues.
Votre question est d’une extrême complexité et je pense qu’elle dépasse largement le seul cadre juridique.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Au regard des décisions rendues dans le cadre des recours formés contre les décisions de rejet rendues par le Civen, la jurisprudence des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel vous semble-t-elle cohérente ?
Me Marianne Lahana. Comme je l’évoquais au début de mon intervention, les évolutions successives ont généré des difficultés, y compris pour les juridictions elles-mêmes. Nous avons pu constater à quel point certaines d’entre elles ont eu du mal à s’approprier les nouvelles méthodologies, ce qui s’est inévitablement traduit dans plusieurs décisions, parfois problématiques. Le Civen a dû, dans certains cas, faire appel ou se pourvoir en cassation, tant les cadres juridiques applicables changeaient fréquemment.
Certaines décisions ont donc effectivement été rendues dans un contexte d’instabilité juridique et, à cet égard, nous ne pouvons considérer qu’elles aient toujours été cohérentes. Tout dépendait, en réalité, de la manière dont chaque juge administratif comprenait et interprétait les modifications en vigueur au moment où il se saisissait d’un dossier, parfois initié des années plus tôt.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pensez-vous que le traitement des dossiers d’indemnisation soit aujourd’hui plus rapide, y compris lorsqu’un rejet donne lieu à un contentieux ? Vous avez précédemment évoqué le cas de cette femme arrivée en Polynésie en 1963, qui attendait encore une réponse en 2020. Pour des personnes qui, en Polynésie notamment, décèdent bien souvent avant d’avoir obtenu une décision, ce délai est particulièrement douloureux. Ne pensez-vous pas que cette situation illustre les difficultés auxquelles se heurte l’application de la loi ?
Me Marianne Lahana. Je partage pleinement votre analyse. Il est en effet inacceptable que certaines situations perdurent aussi longtemps, et les nombreux bouleversements que j’ai précédemment signalés en sont incontestablement à l’origine. Cela étant dit, la simplification du processus d’évaluation pour le juge, qui repose désormais sur un critère unique, constitue une avancée méthodologique majeure, qui contribue à réduire significativement le risque d’erreur d’appréciation. Cette standardisation favorise également un traitement plus rapide et plus équitable des dossiers par le Civen.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. C’est précisément là que se situe toute la problématique. L’application du seuil du 1 mSv fait l’objet de vives controverses, notamment quant à sa pertinence d’un point de vue géographique. Bien que nous disposions d’une cartographie détaillée des doses efficaces reçues selon les communes, son interprétation demeure sujette à caution. Bien que ce seuil puisse, comme vous le rappeliez à juste titre, sembler simplificateur pour la prise de décision, son application concrète soulève de nombreuses interrogations.
Comment le Civen peut-il déterminer la dose effectivement reçue par un individu, en tenant compte des spécificités de son parcours résidentiel ? La difficulté devient encore plus manifeste lorsqu’il s’agit de personnes ayant vécu dans des communes limitrophes. Ces distinctions, souvent perçues comme arbitraires, sont difficiles à justifier.
Il convient également de replacer ces données dans leur contexte historique. Au moment du passage du nuage radioactif du tir Centaure, aucune mesure de confinement n’avait été alors prescrite à l’égard de la population. Ce nuage a mis quarante-huit heures à atteindre Tahiti, région où se concentrent aujourd’hui de nombreux dossiers. Bien qu’il soit tout simplement illusoire d’attendre d’une personne qu’elle puisse affirmer avec certitude où elle se trouvait précisément le 29 juillet 1974, les décisions prises reposent pourtant sur le lieu de résidence. Ce raisonnement interroge profondément quant à sa pertinence.
Bien qu’il puisse effectivement exister une convergence entre certaines logiques scientifiques et juridiques, du point de vue des victimes, l’application de ce seuil est incompréhensible. Scientifiquement, il est difficilement défendable d’affirmer qu’en deçà d’un seuil, les expositions sont négligeables, alors même que les marges d’erreur sont considérables.
En définitive, ce seuil, qui se veut un outil de simplification, s’avère profondément contestable. Au terme des nombreuses auditions que nous avons menées, il apparaît clairement comme inadapté ; certes, il facilite l’application de la loi, mais cette simplification ne bénéficie qu’aux institutions. Elle se fait au détriment des personnes concernées qui, elles, peinent à en comprendre la logique et en subissent les conséquences.
Me Marianne Lahana. Je comprends parfaitement vos préoccupations concernant ces indemnisations.
M. le chef de secrétariat. Votre thèse portant sur l'indemnisation des essais nucléaires soulève des questions plus larges. Pourriez-vous nous exposer les principales conclusions que vous en avez tirées ? Quels sont les enseignements majeurs de vos travaux ? Sur quelle période et sur quels mécanismes vous êtes-vous appuyée pour mener à bien votre recherche ?
Me Marianne Lahana. Mon travail visait avant tout à dresser un état des lieux du dispositif d’indemnisation. J’ai entamé mes recherches en novembre 2017, à une période charnière où le Civen traversait une phase de profonde restructuration. Il devenait essentiel de repenser en profondeur le régime d’indemnisation, d’autant que le nombre de demandes connaissait une nette augmentation. Cette conjoncture offrait une opportunité d’analyser les évolutions successives de ce régime entre 2017 et 2021, période qui couvre presque intégralement les réformes législatives intervenues.
Mon travail s’est donc articulé autour de l’élaboration de cette nouvelle méthodologie, construite en lien étroit avec les membres du Civen, dans une volonté d’amélioration continue du traitement des demandes. C’est dans ce cadre qu’en 2020, nous avons introduit à la fois le préjudice permanent exceptionnel post-consolidation et le préjudice relatif aux troubles dans les conditions d’existence antérieurs à la consolidation de l’état de santé. Ces nouvelles catégories visaient à offrir une réponse plus adaptée aux réalités vécues par les victimes des essais nucléaires.
J’ai également étudié la manière dont le juge s’était saisi des transformations législatives successives, les implications de ces modifications sur les procédures de réexamen des demandes, ainsi que l’impact quantitatif sur le volume des indemnisations accordées.
Conformément à la conclusion que j’ai défendue lors de ma soutenance, l’introduction du seuil à 1 mSv semble aujourd’hui constituer un point d’équilibre. Elle a, à mon sens, véritablement permis de mettre fin à l’instabilité législative qui a longtemps caractérisé ce régime, tout en garantissant une indemnisation plus cohérente.
Nous avons par ailleurs supprimé le préjudice lié aux pathologies évolutives, dont l’application s’avérait souvent inappropriée, pour mieux intégrer le préjudice moral à travers les nouvelles catégories évoquées. Ces constructions juridiques étaient au cœur de mes recherches, qui s’inscrivaient plus largement dans le champ du dommage corporel.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’aimerais que nous abordions la question des victimes indirectes. Contrairement à d’autres systèmes d’indemnisation, celles-ci ne sont pas prises en compte dans le dispositif actuel. Quel est votre point de vue sur cette situation ?
Me Marianne Lahana. Effectivement, le dispositif législatif actuel ne prévoit pas l’indemnisation des préjudices subis par les victimes indirectes. Seuls les ayants droit peuvent prétendre à une indemnisation au titre des préjudices de la victime directe en cas de décès. Cette absence de reconnaissance des préjudices propres aux proches soulève à juste titre des interrogations.
Il serait opportun d’envisager une évolution du dispositif afin d’y intégrer les proches qui subissent, eux aussi, les conséquences de la pathologie de la victime directe. À titre de comparaison, dans le cadre de l’indemnisation des accidents médicaux, le préjudice d’affection et le préjudice d’accompagnement sont reconnus pour les membres de la famille, dans une acception relativement large. Sont ainsi indemnisés les conjoints, les parents, les enfants mineurs et majeurs, qu’ils vivent ou non au domicile, mais aussi les petits-enfants, grands-parents, frères et sœurs, indépendamment de toute condition de cohabitation.
L’absence d’un dispositif équivalent dans le cadre des essais nucléaires constitue une exception difficilement défendable. Elle mériterait d’être reconsidérée, dans un souci de cohérence juridique et de juste réparation des souffrances réellement endurées.
M. Le président Didier Le Gac. Pouvez-vous partager votre vision du fonctionnement actuel du Civen et nous indiquer si des évolutions législatives vous semblent nécessaires ?
Me Marianne Lahana. Il me paraît tout d’abord essentiel d’élargir notre réflexion au-delà de la seule figure de la victime directe, afin d’inclure les victimes indirectes. Ce questionnement concerne notamment les enfants adoptifs et les concubins, dont la reconnaissance est encore trop limitée dans le cadre actuel. À titre d’exemple, le régime d’indemnisation des accidents médicaux reconnaît les ascendants, les descendants, les collatéraux et les conjoints comme ayants droit. Aucune distinction n’est effectuée entre enfants biologiques et enfants adoptés, ce qui est juridiquement cohérent puisque ces derniers deviennent héritiers à part entière. Il serait légitime de prendre en compte cette logique dans le contexte des essais nucléaires.
Par ailleurs, la notion de préjudice d’anxiété connaît aujourd’hui une reconnaissance croissante pour venir réparer le préjudice moral résultant de l’angoisse liée au risque de contamination ou de développement d’une pathologie grave. Une piste de réflexion, certes délicate, pourrait consister à attribuer une indemnisation forfaitaire à toute personne remplissant des critères préalablement définis.
Il serait, à cet égard, utile d’examiner les dispositifs en vigueur dans d’autres régimes d’indemnisation, afin d’enrichir notre réflexion et d’identifier les leviers susceptibles d’apporter une réponse plus équitable aux attentes des victimes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Dans le cadre de nos travaux, nous avons envisagé pour le risque d’anxiété une indemnité collective, considérant qu’elle peut affecter l’ensemble du territoire.
Je tiens à souligner une particularité polynésienne concernant les enfants adoptifs, qui est celle de l'enfant fa'a'amu. Bien que cette forme d’adoption ne soit pas juridiquement reconnue, elle constitue une coutume profondément ancrée en Polynésie. Cette pratique mérite notre attention, d’autant plus que ces enfants sont souvent les plus proches des victimes directes.
Me Marianne Lahana. Il est évident que le législateur a limité le champ d’application du dispositif lors de sa conception. D’un point de vue comparatif, il est difficile de justifier une telle restriction du régime d’indemnisation des victimes.
M. Le président Didier Le Gac. Concernant l’amélioration de la prise en compte des victimes indirectes, envisagez-vous un système similaire à celui mis en place pour les victimes de l’amiante ? Ce dispositif, bien qu'imparfait, représente une avancée significative dans le domaine de l'indemnisation.
Me Marianne Lahana. Ma connaissance du dispositif d’indemnisation des victimes de l’amiante est limitée. En revanche, je peux me référer au dispositif d’indemnisation des victimes d’accidents médicaux, ayant travaillé brièvement à l’Oniam. Il me semble que le président du Civen était également membre du conseil d’administration du fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva), ce qui lui confère une certaine connaissance de ce dispositif.
Des éléments similaires se retrouvent effectivement dans différents régimes d'indemnisation, notamment en ce qui concerne le préjudice d'accompagnement et le préjudice d'affection pour les proches. Ces dispositifs présentent des modalités intéressantes en termes de prise en compte des préjudices indirects.
M. Le président Didier Le Gac. Je vous remercie, Maître, pour vos éclaircissements.
27. Audition, ouverte à la presse, de Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée, chargée de la Mémoire et des Anciens combattants (Mardi 8 avril 2025).
M. le président Didier Le Gac. Je suis très heureux d’accueillir en votre nom Mme Patricia Mirallès, Ministre déléguée chargée de la Mémoire et des Anciens Combattants de France.
Nous vous avons demandé de venir devant nous car notre commission d’enquête se préoccupe évidemment de la situation des anciens personnes civils et militaires ayant travaillé sur les sites de Moruroa et de Fangataufa notamment. Les conditions d’indemnisation de leur maladies radio-induites, la procédure devant être actuellement suivie devant le Civen sont au cœur de nos préoccupations. Mais la population polynésienne est également en attente de gestes forts de la part de l’État au titre de la période des essais nucléaires qui reste aujourd’hui, nous pouvons en témoigner, extrêmement vive.
Avant que vous n’interveniez pour un propos liminaire, si vous le souhaitez, je souhaiterais vous poser deux questions qui permettront de lancer le débat que nous aurons pendant une heure environ :
- je souhaiterais savoir tout d’abord s’il vous semble possible de modifier la réglementation actuelle du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre afin d faire bénéficier les personnes civils et militaires ayant travaillé sur les essais nucléaires en Polynésie de bénéficier du Titre de Reconnaissance de la Nation (TRN) ?
- ensuite, je souhaiterais savoir pourquoi l’accès aux dossiers médicaux et militaires des vétérans des essais nucléaires reste encore aujourd’hui aussi difficile ? Un vétéran ou sa famille ne devrait-il pas bénéficier d’un droit d’accès immédiat et simplifié aux documents le concernant, notamment pour faire valoir ses droits ? C’est une des sources de complication pour la confection des dossiers d’indemnisation devant le Civen et nous pourrions certainement avancer sur ce sujet.
Voilà deux, parmi d’autres, interrogations que nous pouvons avoir et sur lesquelles nous sommes intéressés d’avoir votre point de vue.
Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Patricia Mirallès prête serment.)
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée chargée de la mémoire et des anciens combattants. Je mesure la gravité du sujet et l’importance qu’il revêt encore pour la société polynésienne, notamment pour les femmes et les hommes qui se trouvaient sur place au moment des essais nucléaires ou qui y ont pris part, directement ou par l’intermédiaire de leur famille. En répondant à vos questions, je souhaite contribuer à notre compréhension commune de l’histoire de la dissuasion et des essais nucléaires, mais aussi à la mémoire de cette période qui vit encore en nous, individuellement et collectivement.
Pour cette raison, il était important d’entendre des témoignages de première main, comme vous l’avez fait au cours de vos auditions. Je salue d’ailleurs votre persévérance pour que cette commission, née sous la précédente législature, puisse mener ses travaux à leur terme. Le choix du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR) d’utiliser une deuxième fois son droit de tirage témoigne à ce titre de la sincérité de son engagement.
Révéler ce qui a longtemps été couvert par le secret (nécessaire) de la Défense nationale, poser des mots sur les silences et permettre l’émergence de la parole sont une mission d’intérêt public, car les demi-vérités ou les rumeurs sont des poisons pour toute société. Si le sommeil de la raison enfante parfois des monstres, le silence peut aussi laisser le champ libre au développement d’un imaginaire nourri d’une réalité alternative. Parler suppose toutefois d’avoir quelque chose à dire et de s’assurer que l’on pourra être entendu.
Pour reprendre les mots d’une grande poète tahitienne, Flora Devatine, « c’est une forme de mépris que de ne pas chercher à comprendre ce que l’autre désespérément, maladroitement, tente d’expliquer ». Chercher à comprendre ce que chacun tente d’expliquer est essentiel pour tous les protagonistes des essais nucléaires en Polynésie française, pour vous comme pour moi. Nous ne devons pas oublier (l’actualité ne manque pas de nous le rappeler s’il en était besoin) qu’un des rôles primordiaux de l’État consiste avant tout à assurer la Défense nationale.
Depuis 1960, la dissuasion nucléaire constitue la clé de voûte de notre stratégie de défense. Empêcher toute guerre majeure qui menacerait la survie de la Nation et ses intérêts vitaux est la raison d’être du programme dans le cadre duquel se sont déroulés les essais du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). Ils ont permis à la France de se doter d’une capacité de dissuasion souveraine dont nous pouvons être fiers puisqu’elle garantit notre liberté.
Votre commission d’enquête est l’occasion de rendre hommage à ces efforts collectifs et à l’engagement de tous ceux qui ont contribué à construire notre force de dissuasion. Depuis 2022, je m’attache à reconnaître le rôle joué par des milliers d’agents civils et militaires, au nom de la mémoire et du monde combattant.
S’agissant des essais nucléaires en Polynésie, cette reconnaissance officielle s’exprime, depuis 2021, par l’attribution de la médaille de la Défense nationale (la principale décoration du ministère des armées) avec l’agrafe « essais nucléaires ». En quatre ans, 3 885 récipiendaires ont ainsi été honorés.
La reconnaissance du monde combattant constitue le premier pilier de ma mission mais ma présence devant vous se justifie également par ma responsabilité vis-à-vis des archives du ministère des Armées. Dans ce domaine, mon action s’inscrit parfaitement dans la continuité de celle de ma prédécesseure, Geneviève Darrieussecq, et sur ce qui a été décidé lors de la table ronde sur le nucléaire du 1er juillet 2021. Rappelons également l’impulsion décisive du Président de la République qui, dans son discours de Papeete, le 27 juillet de cette même année, souhaitait briser le silence et reconnaissait que la Nation avait « une dette à l’égard de la Polynésie française », en particulier pour les essais nucléaires aériens menés entre 1966 et 1974. Pour faire reculer les doutes et rétablir la confiance, il avait choisi d’ériger en principe la communication des archives.
À la suite de ces déclarations, la démarche d’ouverture des archives a été menée de manière résolue par le cabinet de ma prédécesseure, les services d’archives du ministère, dont le service historique de la défense (SHD), et l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD).
Lors de sa venue en métropole en novembre 2022, j’ai tenu à recevoir Yvette Tommasini, inspectrice pédagogique représentant le président Édouard Fritch, et à l’accompagner dans nos services d’archives, afin qu’elle puisse constater l’avancée du travail d’ouverture qui se développait alors. Elle a pu consulter à la fois les documents ouverts à la consultation et, grâce à une procédure d’habilitation spécifique, ceux qui restent incommunicables. L’ouverture des archives s’est déroulée à un rythme soutenu. Il faut saluer l’implication des agents des services concernés et, plus largement, de tous ceux qui ont apporté leur expertise technique car cette opération hors norme, qui porte sur des volumes considérables, a été réalisée à moyens constants.
Pour éviter toute confusion, j’appelle votre attention sur le fait que l’ouverture des archives ne signifie pas que tout doit être mis en ligne. Il s’agit d’identifier les fonds d’archives concernés, de vérifier leur communicabilité, qui peut être faite librement, sous dérogation ou qui peut éventuellement être incommunicable à vie, et d’inverser la logique de fermeture qui prévalait jusqu’alors, en retirant des cartons les seuls documents proliférants, donc bloquants. Le travail est gigantesque car la communicabilité des documents doit être vérifiée pièce par pièce, conformément aux dispositions légales applicables. En trois ans, plus de 173 000 documents conservés au SHD ont été traités. À l’issue d’un examen minutieux, seuls 194 documents ont été déclarés incommunicables parce qu’ils contenaient des informations dites « proliférantes », c’est-à-dire pouvant permettre de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, radiologiques, biologiques ou chimiques. L’ensemble représente un volume de près de 900 cartons. Il nous reste à finaliser l’analyse de 33 cartons, soit moins de 4 % du total. Mon cabinet suit attentivement le déroulement de cette opération, dont j’ai demandé l’achèvement d’ici la fin du premier semestre 2025.
L’ECPAD a, pour sa part, déclassifié l’ensemble de ses ressources concernant les essais en Polynésie. Il est même allé au-delà de ce qui lui avait été demandé, puisque 94 % de ses 28 500 photographies ont été numérisées et que 12 000 d’entre elles sont librement consultables sur le site ImagesDéfense.
Cet effort massif d’ouverture des archives s’est par ailleurs accompagné d’une politique de soutien à leur exploitation dans le cadre de recherches universitaires et à leur diffusion auprès du public, dans l’espoir de susciter des travaux historiques et d’enrichir ainsi notre mémoire collective. Dès novembre 2021, une page spécifique a été créée sur le portail internet de référence Mémoire des hommes, afin de rendre accessible le résultat des travaux de la commission d’ouverture des archives. Un contrat doctoral a en outre été financé pour une durée de trois ans et a bénéficié à un jeune chercheur polynésien (que vous avez d’ailleurs auditionné), qui devrait achever ses travaux cette année.
La volonté du Président de la République de faire connaître le plus largement possible l’histoire des essais nucléaires en Polynésie a également été prise à bras-le-corps pour l’ancrer dans la culture populaire. Grâce à la direction de la Mémoire, de la Culture et des Archives (DMCA) et à l’ECPAD, une résidence d’artistes a été créée pour une illustratrice de bande dessinée, une vidéo a été réalisée par une chaîne de vulgarisation historique sur internet (en un an, elle a été vue plus d’un million de fois) et un documentaire est en cours de production sur le choix de la Polynésie pour la réalisation des essais nucléaires. Le ministère soutient, par principe, toutes les initiatives qui vont dans le sens d’une plus large diffusion de cette connaissance historique, à la condition qu’elles s’appuient sur la vérité scientifique.
Mon périmètre couvre la reconnaissance envers le monde combattant, ainsi que l’accès et la valorisation des principales archives militaires. Dans ce cadre, nous faisons tout pour honorer la dette mémorielle évoquée en des mots très clairs par le Président de la République en 2021. Je rappelle que cette dette est aussi une dette de gratitude vis-à-vis de la Polynésie, de ses habitants et de tous ceux ayant contribué aux essais ou qui en ont été victimes et sont bénéficiaires de la loi Morin.
Nous devons faire confiance au travail scientifique et aux chercheurs pour créer les conditions d’émergence de la vérité historique, qui, seule, permettra de poser les bases d’une mémoire commune des essais. C’est le sens de la politique d’ouverture des archives qui a été menée.
Pour conclure, je répondrai à vos deux questions, monsieur le Président.
Concernant le TRN, la reconnaissance due par la France aux employés civils et militaires du Centre d’expérimentation du Pacifique pour leur contribution décisive au programme de dissuasion s’exprime officiellement, depuis 2021, par l’attribution de la médaille de la Défense nationale avec l’agrafe « essais nucléaires ». Comme je l’ai indiqué, 3 885 récipiendaires ont déjà été honorés. Leur nombre montre l’importance que nous attachons à cette reconnaissance, au-delà des revendications de certaines associations.
Le titre de reconnaissance de la nation est accordé aux personnes ayant participé à l’un des conflits armés majeurs auxquels la France a pris part. Or les essais nucléaires en Polynésie ont été réalisés sur le territoire national, en temps de paix. Le Gouvernement n’envisage pas de remettre en cause la logique du TRN pour en permettre l’octroi aux personnes ayant participé aux essais nucléaires. Une telle décision irait à l’encontre de la politique de reconnaissance des anciens combattants, dont la raison d’être est l’activité en zone de conflit.
S’agissant des archives médicales, elles ne sont pas classifiées mais protégées par le secret médical. Chacun a droit au respect de sa vie privée et au secret des informations le concernant ; les Polynésiens ne font pas exception. Le code de la santé publique dispose que le fait d’obtenir ou de tenter d’obtenir la communication de ces données est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. La protection est de 120 ans à compter de la date de naissance de la personne concernée ou de 25 ans à compter de son décès.
En cas de véritables problèmes d’accès, je m’engage à intervenir pour lever les obstacles. Je sais toutefois qu’au ministère des armées, notamment au sein du département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN) – qui ne conserve pas des dossiers mais des données médicales –, les demandes émanant du Civen, des administrations, des vétérans ou de leurs ayants droit, en métropole comme en Polynésie, sont systématiquement traitées et la transmission des documents s’effectue dans le respect du code de la santé publique. En revanche, les associations, même si elles ont pour objectif la défense des personnes affectées par les essais nucléaires, ne disposent d’aucun droit à la communication de données médicales individuelles.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie, madame la Ministre, et laisse la parole à notre rapporteure pur commencer nos échanges.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. La loi Morin prévoyait que la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) se réunisse deux fois par an. Elle s’est enfin tenue le 1er avril, après quatre ans d’attente. À cette occasion, j’ai souligné auprès du ministre de la Santé la nécessité de mener une étude épidémiologique en Polynésie. Un tel exercice n’y a jamais été réalisé ; des études ont bien été effectuées par Sépia-Santé à la demande des armées mais elles n’ont impliqué que des personnels originaires de métropole. Une étude épidémiologique globale permettrait enfin de connaître l’état de santé des Polynésiens. Vous parliez d’imaginaire, mais celui-ci se nourrit de l’absence d’éléments factuels.
Au cours des auditions, il a également souvent été question de l’opacité concernant les registres du cancer. La Polynésie est compétente en matière de santé depuis 1977 mais la Caisse de prévoyance sociale (qui est l’équivalent de la Sécurité sociale) ne dispose pas de données antérieures à 1985.
La Polynésie bénéficiait d’un hôpital public mais, pendant la période des essais nucléaires, tous les cas suspicieux étaient orientés vers l’hôpital militaire de Jean Prince. Or nous ne savons pas où se trouvent les registres de cet établissement. Apparemment, ils pourraient être à Limoges ou à Pau. Vos services pourraient-ils faire des recherches ? Ces données sont importantes pour mieux connaître l’évolution de l’état de santé des Polynésiens depuis 1966 puisque l’armée a assuré un suivi de tous les malades de cancer.
Le service polynésien des archives abrite ce qu’il appelle le fonds du gouverneur. Ces archives, qui représentent plusieurs mètres linéaires, ne sont pas militaires mais elles couvrent la période du CEP. Malheureusement, elles risquent de disparaître petit à petit car l’État n’accorde plus de moyens au Haut-Commissariat pour les traiter. Or elles prennent beaucoup de place et il est de plus en plus difficile de les conserver dans des conditions dignes. Pourriez-vous intervenir pour que ces archives soient sauvées ?
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée. Votre première question sur la réalisation d’une étude épidémiologique ne révèle pas de mon champ de compétences. Le ministre de la Santé, que vous devez auditionner prochainement, sera plus à même de vous répondre.
S’agissant de l’accompagnement des vétérans, le ministère des Armées (et plus largement l’État) assume le passé et mobilise de nombreux acteurs afin d’assurer la gestion des conséquences radiologiques des essais nucléaires. Il serait trop long de tous les énumérer et de détailler leurs missions mais j’évoquerai tout de même l’un des dispositifs.
Les vétérans (que l’on nomme ainsi même s’ils ne sont pas ressortissants de l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre) sont environ 26 500, en Polynésie et en métropole. Le service de santé des armées (SSA) a mis deux médecins à la disposition du Gouvernement polynésien, au Centre médical de suivi (CMS) des anciens travailleurs du CEP et des populations des îles situées à proximité. Ils contribuent au dépistage des pathologies potentiellement induites par les essais nucléaires chez les vétérans et les résidents. Ils accompagnent également les personnes souhaitant constituer un dossier d’indemnisation. J’espère que vous avez pu les rencontrer lors de votre déplacement en Polynésie.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Non, mais nous les avions auditionnés au début de nos travaux.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée. Concernant la « confiscation » des registres du cancer, il est essentiel de faire la part des choses et de distinguer ce qui relève de la subjectivité des témoignages et ce qui relève de la vérité historique. Cet enjeu est central. On peut être de bonne foi et avoir interprété des choses de manière inexacte. Une imprécision peut être progressivement amplifiée, généralisée et acquérir la valeur d’une certitude. Il ne m’appartient pas de remettre en cause la véracité d’un témoignage ou l’exactitude de tel ou tel fait, mais faire pleinement entrer les essais nucléaires en Polynésie dans notre histoire suppose de sortir des logiques de convictions subjectives, d’opinions et d’idées reçues pour s’en remettre à l’objectivité du travail des historiens.
Le sujet des archives présentes en Polynésie relève du ministère de la culture. Je crois qu’elles sont accessibles mais je ferai part de vos inquiétudes concernant leur conservation, notamment auprès du service interministériel des Archives de France (Siaf).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les registres du cancer existent bel et bien ; tout hôpital, de surcroît militaire, établit de tels registres. Or le problème est que nous ignorons où ils se trouvent ! Il s’agit donc de les retrouver car ils pourraient être utilisés dans le cadre de l’étude épidémiologique. S’agissant des archives hébergées par le Gouvernement polynésien, nous nous adresserons au ministère de la Culture.
Par ailleurs, j’ai rencontré beaucoup de travailleurs civils qui étaient employés par des sous-traitants du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Malheureusement, comme ces entreprises ont disparu depuis bien longtemps, ils ne parviennent pas à le prouver et ne perçoivent aucune retraite. Quelle solution serait envisageable pour ces personnes qui, pour celles qui ne sont pas décédées, ont aujourd’hui plus de 80 ans ?
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée. Les archives des hôpitaux d’instruction des armées (HIA) sont conservées à Limoges. Elles sont consultables sur demande, dans le respect des règles que j’ai rappelées tout à l’heure en matière de secret médical. Aucune information ne peut évidemment être communiquée aux associations.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il existe d’ailleurs une incohérence car le secret médical perdure pendant vingt-cinq ans après le décès, alors que la loi Morin donne six ans aux ayants droit pour engager une procédure d’indemnisation après la mort de leur père ou de leur mère.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée. Pour ce qui est des travailleurs civils qui étaient employés par des sous-traitants et qui ne touchent pas de retraite, je vous invite à interroger le CEA sur la manière dont ils pourraient être reconnus. Il a connaissance de ce dossier.
M. le président Didier Le Gac. Vous rencontrez régulièrement les représentants de la Fédération nationale des officiers mariniers (Fnom), mais avez-vous déjà rencontré les responsables de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) ?
Mon département, le Finistère, compte de nombreux vétérans. À Brest, port militaire, des milliers de marins d’État ont été affectés à Moruroa pendant trente ans. Comme le reste de la population, ils ont avant tout besoin d’être rassurés. Au début, les essais étaient présentés comme propres. On disait qu’il n’y avait aucun danger. Toutes les personnes qui étaient sur place à l’époque ont vécu avec cette chape de plomb faite de contre-vérités et de mensonges. Nous avons recueilli de nombreux témoignages de militaires qui assistaient aux essais nucléaires sans aucune protection, à la différence des personnels du CEA. Ils traversaient parfois des nuages radioactifs avec leur navire ou leur avion.
Le suivi médical post-professionnel des vétérans pourrait être amélioré. En outre, plutôt que de leur demander d’apporter la preuve qu’ils ont été irradiés, une indemnisation forfaitaire ne pourrait-elle pas être versée à tous les marins d’État qui ont été, à un moment ou un autre, exposés aux essais nucléaires ? Je fais le parallèle avec l’amiante, qui est un autre dossier que je connais bien. Tous les salariés qui y ont été exposés dans leur entreprise sont indemnisés. Pourquoi n’est-ce pas aussi simple pour des personnes qui ont servi la France et qui ont participé à la construction de notre dissuasion nucléaire ? Pourquoi leur imposer un nouveau parcours du combattant ?
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée. Je n’ai pas reçu les représentants de l’Aven depuis que je suis revenue au Gouvernement mais je le ferai avec grand plaisir s’ils le souhaitent. De manière générale, je rencontre toutes les associations qui le demandent.
Toutes les personnes qui ont été exposées à plus de 1 mSv (qui est la norme actuelle) ont le droit à une indemnisation. Sur les 26 500 personnels civils et militaires qui ont travaillé au CEP, 1 930 sont dans ce cas. En 2022, 62 % des indemnisés étaient des vétérans. Je rappelle encore une fois que près de 4 000 d’entre eux ont par ailleurs reçu la médaille de la Défense nationale avec l’agrafe « essais nucléaires ».
M. le président Didier Le Gac. Aujourd’hui, ils doivent prouver qu’ils ont été exposés à plus de 1 mSv. C’est cette disposition que nous souhaitons changer dans la loi ; à voir ce que proposera la rapporteure sur ce point.
Un autre sujet qui préoccupe les représentants de l’Aven est celui des victimes par ricochet et des maladies intergénérationnelles. Beaucoup d’entre eux craignent que certains cancers touchent également leurs enfants ou petits-enfants. Un suivi médical post-professionnel permettrait peut-être de les rassurer.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée. Je ne suis pas médecin mais, sauf erreur, aucun élément ne prouve que ces cancers se transmettent de génération en génération. Au contraire, je crois que les études disent le contraire. Dans ce domaine, je préfère être rassurante plutôt que de laisser libre cours à l’imagination ; le ministre de la Santé pourra néanmoins revenir sur le sujet et vous apporter des arguments scientifiques.
M. le président Didier Le Gac. Un centre de mémoire des essais nucléaires doit voir le jour à Papeete. En êtes-vous informée ? Quelle part votre ministère, qui est en charge de la mémoire, peut-il prendre dans ce projet ? Des discussions ont-elles été engagées avec le président Brotherson au sujet de son financement ?
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée. Le financement d’un tel projet ne relève pas de mon ministère. En 2020, l’État a offert au pays un terrain qui abritait les anciens bâtiments du commandement maritime, d’une valeur estimée à 5,5 millions d’euros. En mars 2022, une mission d’appui scientifique et culturel a été effectuée par des personnels du ministère de la Culture. Lorsque le moment sera venu, le ministère des Armées pourra apporter son soutien pour que puissent être menées des recherches documentaires ou que soit permise la mise à disposition gratuite d’archives. Pour le moment, il n’a pas été sollicité. Je ne sais pas si un comité scientifique a été mis en place mais je sais que le commandant supérieur (Comsup) des forces armées en Polynésie française suit le dossier.
J’en profite pour vous préciser que mon ministère est par ailleurs le deuxième opérateur culturel de l’État puisqu’il a la charge de plusieurs musées. J’ai récemment évoqué le sujet des essais nucléaires avec le général Yann Gravêthe, directeur du musée de l’Armée-Invalides depuis le mois de septembre 2024. Il est important qu’une place plus importante leur soit accordée au sein de cette institution.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Depuis que je suis députée, je suis régulièrement invitée à des commémorations par le Haut-Commissaire. Je m’y rends à chaque fois que je suis sur place car je trouve important de rendre hommage à ceux qui se sont battus pour notre liberté.
Le Gouvernement envisage-t-il d’instaurer une journée nationale (ou éventuellement locale, mais je préférerais qu’elle soit nationale) pour rendre hommage à ceux qui ont participé aux essais nucléaires et reconnaître ce pan d’histoire commune entre la France et la Polynésie française ?
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée. Votre demande est légitime mais elle dépasse la compétence de mon ministère, qui n’est chargé que de la mémoire des conflits contemporains du monde combattant.
Par ailleurs, la multiplication des journées nationales ne permet plus d’en faire de véritables leviers de mobilisation de la mémoire. Je le déplore mais je constate un certain épuisement de ce modèle lors de mes déplacements. L’avenir repose plutôt sur des événements et des actions ponctuelles autour de centres de recherche, d’espaces muséaux ou d’installations culturelles.
La Polynésie pourrait décider d’une journée dédiée, avec un événement qui s’adresserait plus particulièrement aux jeunes. Il est important de leur faire comprendre ce qui s’est passé et de leur permettre de regarder l’histoire en face, sans laisser trop de place à l’imaginaire.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les associations organisent déjà des événements le 2 juillet. En 1966, c’est le jour où a été effectué le premier tir à Moruroa, le tir Aldébaran. Les journées de commémoration rendent souvent hommage à des victoires obtenues sur le champ de bataille. Pour une fois, pourquoi ne pas célébrer le développement d’une arme prétendument de paix ?
M. le président Didier Le Gac. Nous nous sommes rendus dans un lycée en Polynésie et nous avons été frappés de constater que beaucoup de lycéens ne connaissaient pas l’histoire des essais nucléaires. En métropole, de nombreux Français l’ignorent également. Ils ne savent pas que 193 essais nucléaires ont été réalisés sur ce territoire.
Je sais que vous n’êtes pas ministre de l’Éducation nationale mais les manuels d’histoire devraient faire référence aux essais lorsqu’ils traitent de la dissuasion nucléaire. Si notre pays en dispose aujourd’hui, c’est grâce aux Polynésiens, qui ont accueilli ces expérimentations pendant trente ans. Mme la rapporteure fera sans doute une proposition en ce sens et peut-être pourrez-vous la relayer au sein du Gouvernement ?
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée. Connaître l’histoire est utile pour préparer l’avenir, comme le dit souvent le Président de la République. Mon ministère soutient des projets éducatifs et culturels, notamment par le biais de la DMCA. Nous mettons régulièrement à disposition des ressources, dont les archives photographiques ou audiovisuelles de l’ECPAD, dont beaucoup sont d’ailleurs accessibles en ligne.
J’ai évoqué avec la ministre de l’Éducation nationale les évolutions que nous devons apporter à notre manière de nous adresser à la jeunesse. S’agissant de la Polynésie, je rappelle toutefois que c’est le pays et non l’État qui est compétent en matière d’éducation ; c’est donc à elle qu’il revient d’adapter les programmes scolaires de la métropole à son propre contexte.
Des efforts sont probablement nécessaires dans le domaine de la formation des enseignants, qui ont parfois du mal à évoquer certaines situations. Pour qu’ils puissent jouer pleinement leur rôle dans la transmission de la mémoire, ils doivent en avoir les moyens. Le ministère de l’Éducation polynésien travaille sur le sujet avec le vice-rectorat dans le cadre du groupe de travail « Enseigner le fait nucléaire en Polynésie française ».
Ce qui est certain, c’est que plus nous parlerons des essais nucléaires, plus la recherche se développera et plus les tabous tomberont, y compris chez les enseignants qui pourraient encore hésiter à aborder le sujet.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L’enseignement des essais nucléaires ne doit pas concerner que la Polynésie, même si c’est elle qui en a subi les effets néfastes. Cette page de l’Histoire nous est commune. Notre préconisation concernera donc l’éducation nationale. En Polynésie, les jeunes apprennent toute l’histoire de France : nous aimerions que cela soit réciproque.
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée. Vous avez raison. Le fait nucléaire doit être enseigné partout en France et donc également en métropole. La décision lui appartiendra, mais j’ai déjà fait part de mes réflexions à ce sujet à la ministre de l’Éducation nationale.
M. le président Didier Le Gac. Nous avons beaucoup parlé des archives qui dépendent de votre ministère, ce qui n’est pas le cas de celles du CEA. Ne serait-il pas souhaitable de les faire entrer dans le régime de droit commun, puisqu’il s’agit également d’archives liées à la défense ? Apparemment, le CEA est assez réticent à l’idée de les rendre accessibles. Pourquoi les vétérans devraient-ils être pénalisés ?
Mme Patricia Mirallès, ministre déléguée. Le ministère des Armées exerce une tutelle sur le CEA pour les aspects liés au programme de dissuasion nucléaire français. En revanche, le CEA (et plus précisément la direction des applications militaires) relève du ministère de la Culture et du service interministériel des Archives de France pour la gestion de ses archives. La convention accordant au CEA son autonomie pour la gestion de ses archives a été signée en 1985 avec le ministère de la Culture et non avec le ministère des Armées. Mon ministère ne peut donc pas intervenir, que ce soit en matière d’accès, d’inventaire ou de déclassification des documents ; toute modification de ce cadre de gestion nécessiterait une évolution du code du patrimoine, qui est le texte législatif de référence dans ce domaine.
Toutefois, je rappelle qu’un travail d’ouverture a été engagé par la DAM. En février 2020, une commission interne chargée d’analyser la communicabilité et la déclassification des documents demandés par les chercheurs a été mise en place. Le CEA a répondu à une incitation du ministère des Armées, faite en 2019, dans le contexte de travaux menés par certains historiens et du soutien apporté par l’État au projet du centre de mémoire en Polynésie.
Les spécialistes du nucléaire au CEA ont par ailleurs joué un rôle majeur dans le processus d’ouverture des archives. Le travail n’aurait pas pu être réalisé aussi rapidement et efficacement sans eux. La DAM a également contribué à la page consacrée aux essais nucléaires en Polynésie française sur le portail Mémoire des hommes. Certaines archives numérisées ont ainsi pu être mises en ligne. Nous faisons tout ce qu’il est possible de faire pour avancer.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie, madame la ministre.
28. Audition, ouverte à la presse, de M. Hervé Morin, ancien ministre de la Défense, président de la Région Normandie (Mercredi 9 avril 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue et j’accueille en votre nom M. Hervé Morin, ancien ministre de la Défense qui est à l’origine, à ce titre, de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dont la commission d’enquête s’attache notamment à dresser le bilan.
Il était indispensable que nous vous recevions puisque, comme je l’ai dit, ce qu’il faut bien appeler la « loi Morin » est au centre de nos préoccupations, de nos interrogations, mais également au centre des propos des diverses personnes que nous avons auditionnées à ce jour, soit près de 80 au fil de plus de trente auditions qui se sont tenues aussi bien ici à Paris qu’en Polynésie française, où une délégation de la commission d’enquête s’est récemment rendue.
Même s’il a fallu attendre quatorze ans après la fin des essais souterrains et trente-cinq ans après la fin des essais atmosphériques réalisés en Polynésie, ce qui ne peut qu’interroger d’ailleurs, cette loi a suscité de réels espoirs et, avouons-le, de franches déceptions. En effet, entre 2010 et 2017, année où la notion de « risque négligeable » a été supprimée, plus de 93 % des demandes d’indemnisation ont été rejetées.
Vous allez pouvoir nous expliquer dans quel contexte cette loi a vu le jour, ce que vous souhaitiez faire et comment vous l’avez élaborée.
Avant que vous n’interveniez pour un propos liminaire, si vous le souhaitez, je souhaiterais vous poser deux questions qui permettront de lancer le débat que nous aurons pendant une heure et demie environ :
- tout d’abord, j’y faisais référence à l’instant, pouvez-vous nous rappeler et nous détailler le contexte dans lequel la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite « loi Morin », a-t-elle été préparée, examinée et adoptée ? Quel rôle les associations de vétérans (militaires et civils) du CEP ont-elles joué dans ce processus ?
- ensuite, vous avez posé dans la loi un certain nombre de conditions pour qu’une personne atteinte d’une maladie radio-induite puisse être indemnisée. Est-ce que, préalablement au dépôt du projet de loi, le Gouvernement avait procédé à une estimation du nombre de victimes susceptibles d’être indemnisées et du coût relatif à ces indemnisations ? Le cas échéant, quels étaient les résultats de ces estimations ? Est-ce que ces éléments ont été de nature à renforcer les conditions d’indemnisation ou est-ce que ça n’a pas joué ?
Voilà deux, parmi d’autres, interrogations que nous pouvons avoir et sur lesquelles nous sommes intéressés d’avoir votre point de vue. Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Hervé Morin prête serment.)
Je vous remercie et je vous laisse donc la parole pour un propos liminaire d’une demi-heure environ si vous le souhaitez ; ensuite, Madame la rapporteure et les députés présents interviendront pour échanger avec vous.
M. Hervé Morin, ancien ministre de la Défense. Le temps a passé depuis 2010 et je tiens à signaler en préambule que je n’ai pas forcément de souvenir très précis de l’ensemble des éléments relatifs à cette période lointaine.
J’ai voulu cette loi ! Lorsque j’étais président du groupe UDF à l’Assemblée nationale, de 2002 à 2007, j’étais chargé du projet pour un candidat à l’élection présidentielle, devenu aujourd’hui Premier ministre. Dans ce contexte un peu particulier, j’avais effectué plusieurs centaines d’auditions, parmi lesquelles celle de représentants de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven), association que je ne connaissais pas mais dont les arguments m’avaient touché. Même s’il était envisageable de mobiliser des systèmes d’indemnisation au titre des procédures classiques, j’avais alors trouvé injuste que la France ne dispose pas, à l’instar des autres grandes démocraties occidentales ayant procédé à des essais nucléaires, d’un régime d’indemnisation spécifique pour les victimes concernées. Il m’avait semblé que le pays s’honorerait de reconnaître sa responsabilité, s’il en avait une. J’avais donc indiqué aux membres de l’Aven que si un jour j’étais en mesure d’agir, je le ferais.
Il m’a finalement fallu trois ans pour que la démarche aboutisse. Je me suis en effet heurté à certaines réticences émanant de l’ensemble des corps constitués, de l’administration de manière générale, qui craignaient notamment que cela n’ouvre une boîte de Pandore sur la question plus globale du nucléaire et ne mette en difficulté notre système de dissuasion. Le Premier ministre de l’époque, François Fillon, m’a néanmoins donné son feu vert et l’Élysée ne s’y est pas opposé (à vrai dire, je n’ai pas le souvenir d’avoir eu de conversation spécifique avec le chef de l’État sur cette question).
De nombreux entretiens et consultations ont alors concouru à l’élaboration du projet de loi. Jean-Paul Bodin, qui était alors membre de mon cabinet, s’occupait tout particulièrement du dossier et pourrait sans doute être entendu par votre commission d’enquête dans la mesure où il est devenu par la suite secrétaire général pour l’administration du ministère de la Défense.
Quand on fait partie d’un Gouvernement, on doit souvent avaler des couleuvres et défendre des choses qui ne correspondent pas exactement à ce que l’on veut ; c’est le jeu de la collégialité gouvernementale. Là, en revanche, j’ai eu le sentiment d’aboutir précisément au projet de loi que je souhaitais.
À ma connaissance, aucune estimation préalable du nombre de victimes potentielles à indemniser n’a été effectuée. Lorsqu’ont ensuite été évoquées les évolutions législatives qui se révélaient nécessaires en raison du très faible nombre d’indemnisations, j’ai été surpris d’en découvrir le chiffre, dont nous imaginions qu’il serait beaucoup plus élevé. J’ajoute que Bercy n’a jamais fixé de montant à ne pas dépasser dans le cadre de cette réforme.
Un travail avait en revanche été mené pour récupérer au sein du ministère de la Défense les données disponibles sur les retombées radioactives, les expositions, les dosimètres dont étaient équipés certains personnels, avec toute l’incertitude associée à des documents datant pour certains de quarante ou cinquante ans. Cette construction a été longue.
Les deux études épidémiologiques conduites par des médecins civils de haut niveau du bureau d’études indépendant Sépia-Santé ne démontraient pas clairement l’existence d’effets des essais nucléaires sur la mortalité des personnes qui y avaient été exposées, ni sur la survenue chez ces populations de la plupart des cancers radio-induits, à l’exception de deux ou trois. Ces travaux, que vous pourriez vous procurer car ils n’ont rien de confidentiel, m’ont souvent été opposés lors de l’élaboration du projet de loi, car ils n’apportaient pas la preuve d’un lien de cause à effet entre le fait de participer à des essais nucléaires et l’augmentation de la probabilité d’être atteint par certains cancers.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Mon groupe parlementaire a, par deux fois, consacré son droit de tirage à ce sujet de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, auquel j’attache beaucoup d’importance, comme tous les Polynésiens et de nombreux vétérans qui ont œuvré sur les sites d’expérimentation.
Le service de santé des armées (SSA) avait proposé de nous communiquer les études Sépia ; j’ignore si cela a été fait. Je me permets toutefois de souligner que les cohortes intégrées dans ces études étaient exclusivement constituées de personnels hexagonaux. Aucune étude épidémiologique n’a été menée sur la population habitant la Polynésie.
Vous nous avez expliqué que l’Aven était à l’origine du processus ayant conduit à la loi qui porte votre nom. Pouvez-vous nous dire si la proposition de loi de la députée Taubira du 12 avril 2006 visant à la reconnaissance et à l’indemnisation des personnes victimes des essais ou accidents nucléaires a également joué un rôle dans l’ensemble du processus ?
M. Hervé Morin. Le fait est que, dans mon souvenir, Mme Taubira a été très active durant les débats parlementaires. Je me souviens qu’elle avait effectivement déposé une proposition de loi sur ce sujet quelques années auparavant mais l’origine de mon initiative est celle que je vous ai décrite : il me paraissait totalement inacceptable de laisser la souffrance des victimes sans réponse après ce que j’avais découvert.
M. le président Didier Le Gac. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Comme cela vient d’être rappelé, les études Sépia ont été conduites essentiellement sur des vétérans en métropole.
En cheminant dans ce dossier, on se rend compte que le ministère de la Santé n’a jamais été associé au travail de production de la loi et d’observation des conséquences des essais nucléaires. Mme Bachelot, que nous avons auditionnée hier, nous l’a confirmé. La question s’est-elle néanmoins posée ?
A-t-il par ailleurs été envisagé de lancer des études épidémiologiques au moment où la société française a pris conscience des conséquences possibles des essais nucléaires, par exemple en établissant un point zéro à partir duquel observer l’évolution de l’état de santé réel de la population des îles Tuamotu et, plus globalement, de la Polynésie et la comparer à celle de populations d’autres territoires n’ayant pas été exposés aux essais nucléaires ? Un dialogue s’est-il engagé avec le Pays sur ce point ? Je vous rappelle qu’en 2005 une commission d’enquête de l’Assemblée de la Polynésie française sur les conséquences des essais nucléaires affirmait déjà la possible existence de clusters de cancers sur les atolls balayés par les vents au décours de certains essais nucléaires. Je pense par exemple au tir Aldébaran pour les îles Gambier ou à d’autres essais pour Tureia.
Vous avez évoqué de nombreuses résistances ; étaient-elles essentiellement politiques, liées à l’éventuel impact sur l’opinion d’une reconnaissance de conséquences néfastes des essais nucléaires, ou émanaient-elles d’institutions, de corps de métier, de parties prenantes au sein de votre ministère, qui auraient jugé dangereux ou pénible d’ouvrir ce dossier ?
Nous souhaiterions enfin savoir où se trouvent les dossiers médicaux des militaires. Le vice-amiral Pinget, que nous avons rencontré en Polynésie, s’est renseigné et estime possible que les dossiers de l’hôpital des armées Jean-Prince soient aujourd’hui archivés à Limoges. Avez-vous des éléments à nous communiquer à ce sujet ? Ces documents ont-ils été déclassifiés ? Et sinon, vers qui à votre avis nous tourner pour avancer sur la question ?
M. Hervé Morin. Pour tout vous dire, j’ignore où sont conservées ces archives.
Les réticences à l’époque n’émanaient pas des grands chefs militaires mais plutôt de l’administration, qui s’inquiétait d’une part du coût d’une telle loi, d’autre part du risque d’assimilation entre nucléaire civil et nucléaire militaire. En tout cas, je n’ai jamais ressenti d’hostilité sur ce sujet de la part d’un membre du Gouvernement et je n’ai pas non plus le souvenir d’avoir reçu quelque message négatif que ce soit venant de l’Élysée. J’ai par ailleurs obtenu l’accord du Premier ministre, je le rappelle, qui connaissait très bien les questions militaires pour avoir, en tant que parlementaire, présidé la commission de la Défense à l’Assemblée nationale. La difficulté était plutôt la pesanteur du substrat technocratique.
Puisque vous avez cité son nom, sachez que je n’ai jamais eu de conversation directe sur le sujet avec Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, mais j’imagine qu’il y a dû y avoir, lors de la phase d’élaboration de la loi, des contacts entre les administrations de nos deux ministères. Il faudrait interroger les directeurs généraux en poste à l’époque.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). J’étais député lors de l’élaboration et du vote de la loi Morin et je me souviens très bien des différents acteurs, dont l’Aven. Au sein de mon groupe parlementaire, le dossier était suivi par Maxime Gremetz.
Je n’avais pas souvenir que le dispositif était prévu pour fonctionner à guichet ouvert comme vous l’avez présenté, monsieur le ministre, et que chaque personne s’estimant victime pouvait déposer une demande. Il est apparu au fil des auditions qu’il existait bel et bien des limites : une liste de maladies radio-induites ; le seuil de 1 millisievert (mSv) par an ; la commission créée pour faire évoluer la liste en fonction de l’expérience, mais qui ne s’est pas réunie.
On observe un malaise social en Polynésie, où certaines personnes sont malades et ignorent l’origine de leur maladie. Bien que celle-ci soit inscrite dans la liste des maladies radio-induites, il leur appartient de prouver qu’elle est effectivement consécutive aux tirs nucléaires. Or l’histoire des essais a montré qu’il était fort probable qu’un nuage radioactif ait, à un moment donné, recouvert la quasi-totalité de la Polynésie. Comment appréhendez-vous la situation, en tant qu’ancien ministre et en tant que citoyen ? À titre personnel, je pense que le doute doit bénéficier aux victimes. Le coût en serait minime au regard des marques considérables laissées par l’épisode nucléaire sur un territoire, une histoire et une population.
Si vous étiez aujourd’hui ministre de la Défense, avec les connaissances et le retour d’expérience dont nous disposons, que corrigeriez-vous dans la loi que vous avez fait voter ?
M. Hervé Morin. J’ai toujours été hostile à l’idée d’une présomption irréfragable. Nous avons choisi de prendre en considération la liste de maladies radio-induites produite par les Nations Unies : cela nous semblait alors inattaquable. Nous nous sommes également inspirés des modèles en vigueur aux États-Unis et en Angleterre. Nous avons essayé de travailler le plus sérieusement possible.
Vous avez raison sur le fait qu’il faudrait probablement mener des études épidémiologiques complémentaires afin de lever le doute ou d’affirmer au contraire que tout n’a pas été pris en compte. Il ne serait pas scandaleux d’envisager des démarches supplémentaires dans la continuité de la logique qui a présidé au texte de loi. La commission de suivi créée par la loi avait vocation à rendre le texte évolutif ; j’ai quitté le Gouvernement en 2010 et j’ignorais qu’elle ne s’était pas réunie depuis plusieurs années.
Je suis élu d’une région dans laquelle l’activité électronucléaire est très importante. Le taux d’exposition radioactive accepté dans les centrales nucléaires, par exemple, est plus élevés que le seuil de 1 mSv. Je rappelle que l’on considère qu’il n’existe pas de risque avéré pour la santé en deçà d’une exposition à 20 mSv (et même 6 mSv pour les femmes enceintes). La radioactivité naturelle dans certains territoires français est également bien supérieure. Nous étions donc très en dessous des ratios d’EDF, des taux admis par la République française.
L’existence d’une commission médicale chargée d’instruire les dossiers de demande d’indemnisation me semblait par ailleurs logique, afin de prendre en compte dans l’évaluation de l’état de santé de la personne des éléments comportementaux relevant de sa vie personnelle, comme le tabagisme ou la consommation d’alcool. Il ne s’agissait absolument pas de réduire le champ de l’indemnisation mais toujours d’agir avec le plus grand sérieux.
Par ailleurs, je suis d’accord avec vous pour dire qu’il n’y a rien de pire que de se dire qu’on est peut-être malade du fait d’une cause identifiable ; c’était véritablement le sens du projet de loi.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Pourquoi avoir choisi de faire prévaloir dans la loi un régime de responsabilité sans faute ?
Nous avons appris au cours des auditions précédentes que, lors des quarante-et-un essais nucléaires atmosphériques effectués par la France, il y avait eu beaucoup de « bombes sales ». Il nous a été indiqué par ailleurs que six tirs avaient pu produire des doses efficaces supérieures au seuil de 1 mSv.
Nous savons également que plusieurs erreurs de prévision météorologiques ont conduit à ce que les vents entraînent les nuages radioactifs au-dessus d’îles habitées et que l’exposition a pu être directe ou indirecte, par l’intermédiaire de l’eau ou de l’alimentation consommées par les populations.
Il a également été montré que la radioactivité des radionucléides pouvait durer très longtemps (des dizaines, voire des centaines d’années).
La protection des travailleurs de l’armée était parfois insuffisante et celle des populations civiles souvent dérisoire. Tout le monde n’était pas équipé de dosimètres et ceux qui en disposaient n’avaient pas accès à leur dossier médical. Quant à l’accès aux archives, celui-ci reste compliqué et souvent partiel.
La reconstitution de la dose efficace engagée procède par ailleurs d’un calcul du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) soumis à caution, notamment parce que les évaluations étaient à l’époque peu fiables et pas toujours exhaustives. Le CEA est en outre incapable d’individualiser la dose reçue et la science ne sait pas établir de seuil d’exposition à la radioactivité en deçà duquel il n’y aurait aucun effet sur la santé humaine.
Vous avez parlé d’EDF ; je tiens à signaler ici que80 % des doses sont reçues non par les agents sous statut (que je salue) mais par les sous-traitants !
Que saviez-vous ou ignoriez-vous de tout cela lorsque vous avez construit le projet de loi ? Pourquoi ne pas avoir privilégié le principe de la reconnaissance irréfragable ? Pensez-vous, compte tenu des informations dont nous disposons, qu’il faudrait faire évoluer la loi en ce sens ?
M. Hervé Morin. Excusez-moi mais je trouve que ce que vous dites est désobligeant pour EDF : vous suggérez qu’une entreprise appartenant à l’État emploie un « lumpenproletariat » !
Pour tout dire, je n’ai pas la réponse à la plupart de vos questions.
J’imagine que vous disposez de la liste des tirs ayant donné lieu à des risques d’exposition ou des expositions avérées. Tout cela est, me semble-t-il, largement documenté.
Lors des tirs effectués en Algérie, il était prévu que les populations soient évacuées par voie aérienne. J’ignore si cela a été mis en œuvre à l’échelle de l’ensemble des territoires concernés.
Pour le reste, je fais confiance aux chiffres donnés par les communautés médicales qui, au terme d’un travail épidémiologique sérieux, considèrent qu’il n’existe pas de risque avéré en deçà d’une exposition à 20 mSv. Je ne pense pas que l’appareil d’État mente par nature et s’appuie sciemment sur des éléments qu’il saurait inexacts. Je veux bien croire toutefois que les dosimètres utilisés dans les années 1960 ou 1970 ne produisaient pas des données d’une rigueur absolue.
Je me souviens très bien, par ailleurs, que nous avions rencontré des difficultés pour retrouver les analyses des tirs et les éléments relatifs aux expositions et aux retombées. Je pense toutefois que ces informations peuvent être transmises à une commission d’enquête. Il n’existe plus de secret-défense sur ces sujets ; rien ne s’oppose donc à ce que vous accédiez à ces documents.
Mme Dominique Voynet (EcoS). La déclassification des documents du ministère des armées et du CEA nous a permis de connaître plus précisément la situation et de disposer d’éléments dont le ministre de la Défense d’alors n’avait peut-être pas été informé.
Vous avez indiqué avoir confiance en la sincérité de l’appareil d’État. Je partage ce sentiment. Certains documents déclassifiés prouvent toutefois que des personnels militaires se rendant sur des atolls proches des tirs bénéficiaient de lugol pour protéger leur thyroïde, mais avaient pour instruction de ne pas en donner à la population civile afin de ne pas l’affoler ! D’autres informations montrent que certains personnels de la Défense, non équipés de dosimètres, ont été assez sévèrement irradiés lors d’incidents ou d’accidents.
Vous nous expliquez en outre avoir cru aux conclusions des communautés médicales ; or les données sur lesquelles vous vous êtes appuyé ont été majoritairement produites par des médecins militaires. J’insiste donc pour que soient conduites de nouvelles études épidémiologiques, dont vous reconnaissez vous-même l’intérêt.
Je souhaite également aborder la question de l’état des atolls. Lorsque nous nous sommes rendus à Moruroa et à Hao et avons survolé le site de Fangataufa, nous avons vu les puits creusés pour réaliser les essais et stocker les déchets. L’inventaire grossier des déchets déclarés auprès de l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) indique qu’ils sont majoritairement enfouis dans le sous-sol basaltique des atolls. Il nous a toutefois été rapporté que beaucoup de déchets nucléaires et surtout chimiques avaient également été « océanisés » ou « lagonisés ». On observe par exemple une très forte pollution aux PCB (polychlorobiphényles) dans l’atoll de Moruroa. Certains essais visaient par ailleurs à étudier le comportement de la bombe lorsqu’elle n’explosait pas ; plusieurs sites ont ainsi été contaminés au plutonium, puis recouverts de béton et de goudron. Or, lors d’un épisode de grand vent, cette couverture a tout bonnement glissé dans le lagon. Avez-vous eu connaissance de ces éléments ? Le nom de « banc Colette » vous évoque-t-il quelque chose ? Le ministre de la Défense était-il correctement et régulièrement informé de ce qu’il advenait sur l’ensemble des sites ? Vous entreteniez-vous sur ces sujets avec le CEA et l’amiral Comsup des forces armées en Polynésie française ?
M. Hervé Morin. Des crédits conséquents avaient été prévus pour le réaménagement des sites. Je rappelle que les essais ont cessé bien avant 2007 ! Je ne me suis jamais rendu en Polynésie au cours de mon mandat ministériel, les deux déplacements prévus ayant été annulés en raison d’un climat social peu propice. J’ai toutefois été informé du fait que le retraitement de ces zones n’était pas optimal ; mais ce n’était pas le sujet de la loi, qui avait uniquement pour objectif de s’occuper des victimes potentielles des essais nucléaires.
M. le président Didier Le Gac. Le seuil de 1 mSv est contesté et semble ne pas avoir grand sens. Or, le Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) exige pourtant des personnes qui demandent une indemnisation de prouver qu’elles ont été exposées à cette dose. L’une des propositions de la commission d’enquête visera sans doute à supprimer ce seuil et à privilégier un régime de la présomption irréfragable.
Mme Bachelot a indiqué hier lors de son audition que le dossier avait été suivi exclusivement par le ministère de la Défense et que le ministère de la Santé n’avait absolument pas été associé aux réflexions. Or vous semblez affirmer le contraire.
M. Hervé Morin. Encore une fois, j’imagine que des échanges ont existé entre les deux administrations ; il n’est toutefois pas impossible que cela ne soit pas arrivé jusqu’à la ministre, dans la mesure où le sujet ne faisait pas réellement débat et concernait surtout la défense. De telles questions sont en effet essentiellement discutées par le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de la Défense et ne relèvent pas vraiment, par nature, de l’interministériel.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Parmi les résistances auxquelles vous avez été confronté lors de l’élaboration du projet de loi, vous avez évoqué le risque d’assimilation entre nucléaire civil et nucléaire militaire. Pourriez-vous nous en dire plus ?
M. Hervé Morin. Je suppose que cela faisait notamment écho aux débats sur les questions de seuil d’exposition et traduisait la crainte de certains technocrates que la loi ne conduise à une remise en cause des taux d’exposition admis pour les personnels des centrales nucléaires.
En tout cas, je peux vous affirmer que je n’ai jamais rencontré d’opposition à l’échelle politique ou gouvernementale.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Deux atolls ont été complètement sanctuarisés et sont aujourd’hui placés sous la compétence du commandant supérieur de la zone Pacifique. Ils ont été cédés gratuitement à l’État le 6 février 1964 par une décision de l’Assemblée de la Polynésie française prévoyant qu’ils seraient rendus à la Polynésie après avoir été remis en état, lorsque le centre d’expérimentation du Pacifique serait démantelé. Force est de constater que cette clause n’a pas été respectée. Lors de notre déplacement en Polynésie, il nous a par exemple été expliqué qu’il était impossible de se rendre au banc Colette, d’une part en raison du danger que cela présentait pour la santé, d’autre part pour empêcher qu’une entité tierce, un État ou des organisations malveillantes ne récupèrent des éléments susceptibles de servir des desseins néfastes. Ces atolls ne pourront vraisemblablement pas être récupérés par la Polynésie d’ici plusieurs centaines d’années. Quel regard portez-vous sur cette question ?
M. Hervé Morin. Des crédits significatifs, de 100 ou 150 millions d’euros, me semble-t-il, avaient été prévus pour la remise en état des atolls ; j’imagine que des actions ont été entreprises en ce sens, même si elles demeurent insuffisantes.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Il faut quand même se souvenir que la situation varie d’un atoll à l’autre. Des travaux sont par exemple menés pour étudier le niveau de contamination des espèces vivantes, notamment des coraux, et on nous a montré comment l’évolution des failles présentes sur l’atoll de Moruroa était surveillée par les militaires. L’accent a par ailleurs été mis sur le travail réalisé à Hao afin de rendre progressivement à la population une partie de l’atoll pollué.
M. Hervé Morin. Cela montre que les crédits alloués par les Gouvernements successifs ont été utilisés et utiles sur au moins une partie des sites.
Mme Dominique Voynet (EcoS). On nous a également expliqué que les avions Vautours intervenus lors des essais conduits à Moruroa et Fangataufa, qui avaient par conséquent volé au sein du nuage radioactif, revenaient pour être lavés au jet sur l’aérodrome de Hao, sachant que l’eau ruisselait ensuite dans le lagon. Cela aurait pu être évité si l’on avait été conscient des risques.
Nous avons vu à Hao d’immenses surfaces bétonnées pour éviter le relargage des poussières. Cela permettra peut-être le redémarrage de certaines activités ; divers projets sont en cours, mais le processus s’annonce très long.
M. Hervé Morin. Il faut avoir conscience du fait que les préoccupations actuelles sont très différentes de celles qui prévalaient dans les années 1970 !
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Vous aviez privilégié dans la loi un régime de solidarité nationale plutôt qu’un système fondé sur la responsabilité de l’État. Pourquoi avoir effectué ce choix, dont l’une des conséquences est que la Caisse de prévoyance sociale (CPS) de Polynésie française ne peut se retourner contre l’État en tant que tiers responsable pour se faire rembourser les sommes qu’elle a dû avancer pour soigner les personnes malades reconnues victimes des essais nucléaires ? Aviez-vous anticipé cet aspect ?
M. Hervé Morin. Le régime de responsabilité sans faute est adapté à mon sens, car il permet l’ouverture d’un droit à indemnisation incluant un examen médical.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il existe dans la loi française d’autres régimes d’indemnisation de victimes que celui prévu par la loi du 5 janvier 2010. Je pense par exemple aux lois d’indemnisation des victimes de l’amiante ou d’accidents de la route. Dans ces dispositifs, les victimes indirectes sont prises en considération. Cette possibilité avait-elle été évoquée ? Comment procéderiez-vous aujourd’hui ? Que pensez-vous de la prise en compte du préjudice d’anxiété ?
Les auditions ont montré que le fait pour un individu d’avoir été soumis à un rayonnement cumulé inférieur à 1 mSv n’excluait pas totalement que la survenue d’une maladie potentiellement radio-induite puisse être attribuée au rayonnement ionisant des essais nucléaires. A contrario, le fait d’avoir été exposé à des doses supérieures ne permet pas de déduire avec certitude que les rayonnements ionisants sont à l’origine de la maladie. Il existe donc dans ce domaine une grande incertitude, qui concerne également les doses efficaces reçues par un sujet donné.
Vous avez indiqué en préambule ne pas vous souvenir avec précision de la période d’élaboration de la loi de 2010. Or ce difficile exercice de mémoire est exigé des victimes, qui doivent, lorsqu’elles préparent leur dossier de demande d’indemnisation, indiquer précisément où elles se trouvaient le 19 janvier 1974 lorsque, quarante-huit heures après le tir Centaure, le nuage toxique est arrivé sur l’île de Tahiti. Lorsqu’elles ne disposent pas de cette information, il leur est demandé de fournir une attestation de résidence. Mais cela ne répond pas vraiment à la question posée, car personne ne passe tout son temps à son domicile.
J’ai interrogé le CEA pour savoir pour quelles raisons ils n’avaient pas averti la population alors qu’ils savaient que le nuage allait mettre quarante-huit heures pour arriver jusqu’aux îles les plus habitées de la Polynésie. Il n’aurait pas été très compliqué d’informer les gens, grâce à des messages radiophoniques par exemple, et de les inviter à se calfeutrer chez eux et à ne pas en bouger. Cela aurait permis de s’assurer que chacun était bien, ce jour-là, à son domicile. Fournir une attestation de résidence aurait alors eu un sens. Les représentants du CEA ont répondu qu’entre le risque radiologique incertain et le risque social avéré, ils avaient préféré ne rien dire. Je souhaiterais avoir votre avis sur ce point.
M. Hervé Morin. Le niveau de transparence des informations diffusées par les pouvoirs publics a, fort heureusement, beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Je vous rappelle que lorsque la centrale nucléaire de Tchernobyl a explosé, on nous avait expliqué à l’époque que, sous l’effet d’un phénomène quasiment surnaturel, le nuage radioactif ne survolerait pas la France ! Dans la situation que vous décrivez, l’intérêt supérieur de l’État a apparemment prévalu.
Le phénomène bureaucratique consistant à demander aux usagers des éléments qu’ils sont incapables de fournir est malheureusement courant. Il faudrait probablement introduire des assouplissements dans ce dispositif. L’administration devrait instaurer des modalités de fonctionnement lui permettant de ne pas déléguer aux citoyens le soin de gérer sa propre complexité, par exemple en récupérant pour le compte des administrés les pièces requises, a fortiori sur un sujet aussi grave.
Concernant les victimes par ricochet, je n’ai pas le souvenir que cette question ait été abordée, y compris lors des débats parlementaires. Ce n’était visiblement pas un sujet de préoccupation. Il convient de se replacer dans le contexte de 2010 : reconnaître le principe d’une indemnisation constituait déjà un pas gigantesque. La France s’y était jusqu’alors toujours opposée. Je rappellerai par exemple à Dominique Voynet que le Gouvernement Jospin n’a, sauf erreur, jamais évoqué cette question.
Mme Dominique Voynet (EcoS). En effet. Je rappelle en revanche que j’avais déposé en 2005, au Sénat, une proposition de loi défendant l’idée d’une présomption irréfragable.
M. Hervé Morin. Le paysage politique et le Gouvernement comptaient à l’époque des figures opposées au nucléaire, qui n’ont pas suffisamment évoqué le sujet pour qu’il fasse débat. On peut comprendre que la question n’ait pas été abordée lorsque les essais étaient en cours, afin de ne pas entraver le processus. Mais elle ne s’est pas posée non plus lorsque la France a suspendu ses essais nucléaires, entre 1992 et 1995. Jacques Chirac a ensuite pris la décision de reprendre les tirs expérimentaux pour une dernière salve, sous l’impulsion de la DAM (direction des applications militaires) du CEA. Durant la cohabitation qui a suivi, le Gouvernement de gauche comptait des figures écologistes majeures ; la question d’une possible indemnisation des victimes n’a pourtant pas été évoquée. Il en fut de même lors du retour de Jacques Chirac à la Présidence de la République en 2002. Pendant dix ans, les Gouvernements successifs ont tout bonnement ignoré la question ; durant cette période, seule une association a essayé de convaincre les parlementaires de la nécessité d’agir et m’a inspiré le projet de loi que j’ai défendu par la suite.
Il est toujours possible de poser a posteriori un regard négatif sur la manière dont les choses ont été faites ; mais il est important, avant de porter un jugement trop sévère, de se souvenir du contexte et du climat de l’époque. Je ne prétends pas que tout a été fait de manière optimale, mais il faut avoir conscience de la situation du moment. Nous partions de loin, car le pays refusait depuis de nombreuses années de prendre le sujet en considération.
Mme Dominique Voynet (EcoS). En 1995, je me suis mobilisée contre la reprise des essais nucléaires. Devenue ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement en juin 1997, j’ai effectué au cours de l’été suivant un déplacement en Polynésie lors duquel j’ai été interpellée sur l’absence des dossiers médicaux et l’impossibilité pour les personnes ayant participé aux essais nucléaires d’avoir accès à leur dossier. Je précise que cela se passait avant le vote de la loi Kouchner sur les droits des patients. J’imagine que figurent dans les archives un grand nombre de traces de l’activité que j’ai déployée alors pour essayer de localiser ces dossiers, dont il semblerait qu’ils soient à Limoges. À l’époque, aucun document n’était déclassifié. Le ministère de la Défense ne souhaitait pas discuter avec le ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement, et le CEA et la DAM étaient de véritables boîtes noires. L’opacité était totale. J’ai pu constater, avec le dossier du chlordécone, qu’il était plus facile d’agir dans le domaine civil.
Mme Nicole Sanquer (LIOT). Il faut se souvenir que le seuil du millisievert est intervenu à partir de 2020. La loi de 2010 évoquait quant à elle la notion de « risque négligeable » ; cela constitue selon moi l’une des raisons pour lesquelles les indemnisations n’ont pas fonctionné. La victime devait en effet apporter la preuve que sa maladie était bien due aux essais nucléaires et non à son comportement individuel. Quelle est l’origine du critère de risque négligeable ? Avait-il pour objet d’éviter la survenue d’un trop grand nombre d’indemnisations ?
M. Hervé Morin. J’avais eu de nombreuses discussions sur ce point avec la communauté médicale et des juristes du ministère. Comme je ne souhaitais pas l’établissement d’une présomption irréfragable, il a effectivement fallu trouver une formule permettant de prendre en compte le comportement personnel de chaque requérant.
Mme Nicole Sanquer (LIOT). J’ai été rapporteure en 2018 de la commission sur l’indemnisation des victimes des essais nucléaires qui réunissait des députés et des sénateurs. Il me semble me souvenir que les dossiers médicaux étaient archivés au centre situé à Saclay.
Après l’abrogation en 2017 du risque négligeable, tous les membres du Civen avaient démissionné, considérant qu’ils avaient besoin d’un critère pour statuer. C’est ainsi que le seuil du millisievert a été adopté, permettant ainsi au Civen reconstitué de continuer à travailler.
Concernant le nettoyage des atolls, je précise que l’État a mis en place les programmes Telsite 1 et Telsite 2, dotés de plusieurs millions d’euros.
M. le président Didier Le Gac. Nous vous remercions, monsieur le ministre, pour les réponses que vous nous avez apportées.
29. Audition, en visioconférence, ouverte à la presse, de MM. Christian Percevault et Jean Ambroise, deux vétérans (Jeudi 10 avril 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous accueillons pour cette première audition deux vétérans, comme nous l’avons déjà fait, afin de mieux connaître la manière dont les principaux intéressés ont pu vivre les essais nucléaires en Polynésie.
Monsieur Christian Percevault, nous devions vous entendre il y a quelques semaines, mais nous avions dû y renoncer à la suite d’un problème informatique. Je rappelle que vous êtes un ancien marin détaché au service mixte de sécurité radiologique (SMSR) de la direction des centres d’expérimentations nucléaires entre mai 1966 à août 1971. Vous avez par ailleurs déjà été auditionné par la précédente commission d’enquête, le 5 juin dernier. Le SMSR, où vous avez donc été affecté, était responsable de la radioprotection des personnes et du suivi de la radioactivité dans l’air, l’eau et le sol. Dans ce cadre, il mesurait les niveaux de radioactivité produite lors des essais, et devait le cas échéant ajuster les modalités de protection. Ce service était également en charge de la dosimétrie du personnel et, le cas échéant, de la décontamination du matériel et du personnel, à l’exclusion de la décontamination fine et de la décontamination des blessés qui dépendaient du service de santé des armées.
Vous pourrez donc nous éclairer sur le travail de ce service, mais également sur votre expérience de manière générale ; je vous signale à ce titre que le témoignage que vous aviez envoyé à la précédente commission d’enquête a été transmis à tous les membres de la nouvelle commission.
Nous accueillons également M. Jean Ambroise. Vous avez effectué pour ce qui vous concerne quatre séjours au centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) entre 1972 et 1985, ce qui vous a permis de vivre la fin des essais atmosphériques et le début des essais souterrains. Lorsque vous m’avez écrit, vous m’avez dit avoir consigné plusieurs informations et impressions de vos séjours en Polynésie sur un petit carnet ; j’espère que vous allez un peu nous faire vivre cette époque grâce à vos notes ! Car ce que nous souhaitons entendre de votre part ce matin, c’est comment vous avez vécu ces essais. De quelles protections avez-vous bénéficié lors des tirs ? Ces protections ont-elles évolué au fil du temps, par exemple en étant plus protectrices ? Quels étaient vos rapports avec la population polynésienne ? De quel suivi médical celle-ci, à votre connaissance, et vous-même avez fait l’objet ?
Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie chacun de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter tour à tour à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
MM. Christian Percevault et Jean Ambroise prêtent serment.
M. Christian Percevault, vétéran. J’ai intégré la Marine en 1963 après une formation de mécanicien aéronautique à Rochefort. En décembre 1965, je me suis porté volontaire pour suivre une formation de décontamineur. J’ai ensuite rejoint le SMSR à Montlhéry en avril 1966, avant d’être affecté en Polynésie à la fin du mois de juin de la même année. Au sein du laboratoire de radioécologie du BSL Rance, j’ai appris à disséquer et à analyser les poissons pour détecter la présence de produits radioactifs. Avant les premiers essais, nous avons dressé un état initial de la contamination qui a révélé des traces des expériences américaines antérieures. Nous avons découvert que l’eau de mer était utilisée dans la préparation du pain et de la nourriture à bord, pratique traditionnelle dans la marine. Cette découverte a suscité une vive inquiétude au sein du SMSR et des analyses ont été immédiatement effectuées.
J’ai assisté à tous les tirs de la campagne 1966 depuis le pont. Contrairement à certaines affirmations, nous n’étions pas exposés à des risques d’irradiation ou de contamination directe lors de ces observations, étant donné notre distance de sécurité par rapport aux explosions. Il est vrai qu’un événement imprévu s’est toutefois produit lorsque nous sommes passés dans une retombée nucléaire, ce qui a déclenché un vent de panique et des procédures de décontamination d’urgence. Cependant, cet incident n’a pas été consigné dans mon livret.
Après la campagne de 1966, j’ai suivi une formation complémentaire à Rochefort, puis à Cherbourg pour devenir technicien en radioprotection. En mai 1968, j’ai réintégré le SMSR de Montlhéry avant d’être transféré en Polynésie pour la campagne de cette année-là. Durant cette période, j’ai été affecté à une mission particulièrement dangereuse sur une gabare qui opérait sur les points zéro dans le lagon. Les conditions de travail y étaient extrêmement précaires, avec des mesures de protection inexistantes, exposant le personnel à des risques radiologiques considérables. Je vous ai transmis le rapport du commandant Daniel qui l’explique très bien. Il avait demandé des améliorations pour mieux protéger le personnel, mais le SMSR les avait alors jugées trop coûteuses.
À l’issue de cette mission, j’ai rejoint l’équipe de surveillance du site de Moruroa. Composée de trois techniciens en radioprotection, deux civils et un militaire, elle était chargée de surveiller le site pendant la campagne de 1969. Notre mission consistait à contrôler la contamination de tous les circuits d’eau des navires présents dans le lagon, ainsi que ceux qui entraient et sortaient. Ce nouveau protocole de contrôle leur permettait d’obtenir leur certificat de navigation international. Cette période s’est déroulée dans des conditions relativement sereines. J’accordais une attention particulière aux mesures de sécurité. Je me suis ainsi opposé à un officier qui refusait de respecter les règles établies, ce qui m’a valu quelques désagréments, mais je ne le regrette pas.
En juin 1969, on m’a proposé de prolonger mon séjour en Polynésie française ; j’ai refusé, souhaitant à l’époque me retirer complètement du domaine nucléaire. Cependant, à mon retour en France, la pénurie de techniciens en radioprotection m’a contraint à reprendre du service. J’ai ainsi été affecté au SMSR de Montlhéry, au sein d’un laboratoire d’équipement et de surveillance mondiale de la radioactivité. Mes responsabilités étaient doubles. D’une part, je préparais les missiles Matra destinés aux avions servant aux expérimentations en l’air en Polynésie française. D’autre part, j’assurais la surveillance d’une partie des lignes aériennes civiles d’Air France. Cette tâche impliquait l’installation d’enregistreurs de radioactivité sur les avions et la pose de bandes adhésives sur leur nez pour collecter les poussières. Si ces méthodes peuvent paraître rudimentaires aujourd’hui, elles constituaient notre protocole opérationnel à l’époque.
La campagne de 1971 a de nouveau mis en évidence le manque de techniciens en radioprotection en Polynésie française. Malgré mes réticences initiales, je me suis d’abord retrouvé à Hao. Là, j’ai eu un différend sérieux avec les responsables du SMSR pour avoir osé demander l’arrêt des prélèvements d’eau de pluie lors des retombées ; j’ai été convoqué et menacé d’arrêts de rigueur, mais j’ai réussi à m’en sortir ! En guise de punition, j’ai été envoyé à Rikitea, sur l’île de Mangareva dans l’archipel des Gambier.
Malheureusement, le 8 août 1971, j’ai de nouveau rencontré des difficultés en raison d’une retombée réelle sur cette île. La population a été confinée dans le hangar de protection pendant la période des retombées, et j’avais pour consigne d’effectuer périodiquement des mesures de radioactivité sur l’ensemble du site. Un malentendu avec le responsable militaire à 7 heures du matin a conduit à la sortie prématurée de la population civile, alors que je m’apprêtais à effectuer une dernière reconnaissance. C’est à ce moment que la population a compris qu’il ne s’agissait pas d’un exercice mais d’une retombée réelle. L’état-major du SMSR est immédiatement venu mener une enquête sur place. J’ai été rapatrié à Hao pour subir des examens de spectrométrie puis je suis rentré en France, à Rochefort, pour suivre mon cours de brevet supérieur. C’est là que j’ai alors définitivement quitté le domaine nucléaire.
Par la suite, j’ai intégré un autre service de la Direction générale de l’armement (DGA), le service de la production aéronautique.
M. le président Didier Le Gac. Il est évident que vous avez, à plusieurs reprises au cours de cette expérience, exprimé des réserves sérieuses auprès de votre hiérarchie... M. Ambroise, quelle fut votre expérience, quant à vous ?
M. Jean Ambroise, vétéran. J’ai servi comme sous-officier de carrière dans le génie et effectué plusieurs séjours au CEP. Mon premier séjour s’est déroulé du 24 avril 1972 au 27 avril 1973 au 5ème régiment mixte du Pacifique (RMP), au camp d’Arue. J’étais affecté à la compagnie de transport et de réparation en tant que chef d’atelier électricité. C’est là que j’ai découvert les fameux « bus étanches » dont les châssis étaient remplis de poussière de corail asséchée, rendant extrêmement difficile la réfection des circuits électriques.
Mon deuxième séjour a eu lieu du 29 mars 1977 au 30 avril 1978, toujours au 5ème RMP à Arue, où j’occupais le même poste. Nous étions chargés de l’entretien des GMC et autres véhicules servant au transport des éléments de la bombe, qui étaient aussi utilisés pour le transport de l’alimentation.
J’ai effectué un troisième séjour du 14 décembre 1978 au 14 mai 1980 au 5ème RMP à Mururoa. Nos tâches étaient variées, le 5ème RMP étant la principale main-d’œuvre utilisée pendant la période des essais. J’ai consigné une liste détaillée des outils et équipements utilisés, ainsi que mes observations sur la plateforme où nous opérions. Nous disposions alors d’une radio de sécurité qui nous informait du déroulement des tirs et nous indiquait le moment où nous pouvions reprendre nos activités.
Mon dernier séjour s’est déroulé du 6 août 1984 au 22 août 1985 à Hao, au 57ème bataillon de commandement et des services. J’y occupais le poste d’adjoint et de chef d’atelier d’électricité à la centrale de production d’eau douce. Le système de prélèvement d’eau était similaire à celui de Mururoa et les formations que nous suivions étaient identiques.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Percevault, vous étiez présent sur les sites en 1968, ce qui me fait naturellement penser au tir Canopus, considéré comme le plus puissant de tous les tirs nucléaires français. Pourriez-vous nous relater votre expérience de ce tir si vous en avez été témoin ? Quelles ont été vos observations et vos impressions ? Si vous n’y avez pas directement participé, étant donné qu’il s’agissait d’un tir depuis Fangataufa, pouvez-vous nous rapporter ce que vous en avez entendu ?
J’aimerais également obtenir plus de détails sur votre expérience à Mangareva, particulièrement concernant l’eau de pluie que l’on a laissé boire à la population. A-t-on envisagé d’autres options pour approvisionner la population en eau ? Avez-vous détecté une forte radioactivité dans cette eau de pluie ?
Concernant l’incident survenu en 1971, lors duquel la population a été libérée avant vos dernières vérifications, pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « ce n’était pas un exercice » ? Cela signifie-t-il que le confinement de la population dans le hangar était généralement présenté comme un exercice ou bien la population était-elle informée des tirs ? Je souhaiterais comprendre pourquoi vous avez employé le terme « exercice ».
Enfin, vous avez mentionné un « livret » au début de votre intervention. S’agissait-il d’un livret médical ?
M. Christian Percevault. J’étais effectivement présent lors du tir de 1968 que vous évoquez. Il est crucial de souligner qu’il s’agissait d’une bombe thermonucléaire, significativement plus puissante qu’une bombe A. Comme je l’ai détaillé dans la documentation que je vous ai transmise, une bombe thermonucléaire est nettement moins « sale » qu’une bombe A. En effet, la fusion de deux atomes d’hydrogène produit de l’hélium, qui est un gaz neutre non radioactif, tandis que la fission d’un atome de plutonium ou d’uranium dans une bombe A dégage de nombreux éléments radioactifs.
Cette expérimentation suscitait naturellement une certaine appréhension, même si, à bord de la gabare, nous étions positionnés à une distance importante, le navire n’étant pas suffisamment protégé pour garantir la sécurité de son équipage en termes de contamination lors d’un tir. On nous avait informé de la possibilité que Fangataufa soit détruit après ce tir ; cependant, il a résisté et demeure en place malgré cette forte exposition nucléaire. Mes observations se limitent aux mesures effectuées à partir de mon poste de contrôle radiologique sur la gabare. En raison de notre éloignement significatif, je n’ai pas constaté d’augmentation notable de la radioactivité.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous êtes-vous rapprochés ultérieurement de Fangataufa pour évaluer les effets potentiels du souffle sur la faune et la flore ?
M. Christian Percevault. Non, la mission de la gabare se limitait au mouillage de blocs de béton en préparation des tirs. Deux gabares étaient opérationnelles à l’époque : le Scorpion et la Locus. Le Scorpion était affecté à Fangataufa, tandis que la Locus s’occupait de Mururoa. Par conséquent, mes informations sur Fangataufa sont limitées. En revanche, je dispose de données plus substantielles concernant les impacts sur la faune et la flore à Mururoa.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourriez-vous maintenant évoquer votre expérience à Reao, puis à Rikitea ?
M. Christian Percevault. À Reao, mes interactions avec la population locale ont été très limitées. Cette île ne dispose pas de source d’eau douce naturelle ; la population polynésienne dépendait donc exclusivement de la collecte d’eau de pluie. Nous, militaires, étions en revanche approvisionnés en eau douce par un navire de la Marine nationale. Lors d’une panne d’approvisionnement, nous avons dû recourir à un système de dessalement d’eau de mer dans des conditions particulières. J’ai été surpris de constater que la collecte d’eau de pluie pour la population se poursuivait ; j’ai signalé cette situation à ma hiérarchie, soulevant apparemment un problème dont il ne fallait pas parler.
Je vous ai transmis un rapport du service mixte de contrôle biologique (SMCB) concernant la contamination de l’eau douce à Tureia. J’ignore si le SMCB a mené une étude similaire à Reao. La communication entre le SMCB et le SMSR était limitée, chacun opérant de manière relativement isolée. Je suis convaincu que l’eau a été contaminée, comme le précise le rapport portant sur Turea. La présence d’iode radioactif dans l’eau m’a particulièrement interpellé. Je suis persuadé que la population de Reao a été exposée à cette contamination.
Concernant Rikitea, le 8 août, nous avons reçu l’ordre de placer la population à l’abri dans le hangar de protection. Celui-ci était adéquat pour protéger la population des dangers des retombées. En effet, la majorité des produits radioactifs sont des émetteurs bêta. Je vous ai récemment transmis la liste des radionucléides produits lors d’une expérimentation nucléaire, en soulignant la nature de leur rayonnement. Les rayonnements bêta sont arrêtés par quelques millimètres de fer, ce qui garantissait la sécurité de la population durant leur séjour dans le hangar. Cependant, le risque principal survenait lors du retour à domicile, en raison de la présence de radioactivité au sol. Ma mission consistait précisément à effectuer des prélèvements et des mesures dans toute la zone de vie, que je transmettais ensuite à l’état-major du SMSR. Les consignes qui m’étaient données étaient de présenter la situation comme un exercice et non comme une retombée réelle, afin d’éviter toute panique au sein de la population. J’éprouvais un sentiment de honte à devoir mentir, mais j’obéissais aux ordres.
Une enquête a été menée par la suite sur ces événements. J’ignore si le SMCB a procédé à des mesures de contamination de la végétation, des légumes, du lait, etc., conformément à ses attributions.
À l’issue de ce tir, j’ai été rapatrié et soumis à une spectrométrie. J’ai eu des échanges avec les médecins concernant leurs observations et les mesures d’irradiation. Je sais que ces données ont été consignées dans mon livret médical, dont j’ai pu obtenir une partie. Néanmoins, de nombreuses informations manquent.
M. Jean Ambroise. Je souhaite évoquer brièvement les fameux « bus étanches ». Il s’agissait de véhicules Renault 4x4 traditionnels, transformés en bus et équipés d’un imposant filtre à air. Selon les informations que j’ai pu recueillir ultérieurement, ces véhicules étaient destinés à pénétrer dans les zones contaminées. Je dispose d’ailleurs de photographies montrant l’un de ces véhicules au Sahara et le même modèle, avec la même immatriculation, à Fangataufa, transportant quatre personnes dans des conditions qui, rétrospectivement, paraissent alarmantes. Je peux vous transmettre ces images.
À Tahiti, nous n’avions aucune information directe sur les opérations en cours. Nous suivions l’actualité comme le reste de la population, sans accès à des informations privilégiées.
À Hao, notre mission consistait à fournir les véhicules et à assurer l’escorte armée des transports spécialisés, notamment pour les éléments constitutifs de la bombe ou les prélèvements. Les échantillons provenant de Moruroa étaient transférés à Hao pour être acheminés par DC8, la piste de Moruroa étant trop courte. Un aspect troublant, que j’ai réalisé ultérieurement, était l’utilisation des mêmes camions GMC pour le transport des prélèvements et, parfois le même jour ou le lendemain, pour l’approvisionnement alimentaire des cuisines de la Marine.
Durant mon séjour à Moruroa, le 5ème RMP était la véritable « unité à tout faire » du CEP. Nous assurions l’escorte des convois aller-retour ainsi que la garde de la bombe. Lorsque celle-ci était positionnée sur le portique, prête à être descendue dans le puits, une section armée du 5ème RMP montait la garde pendant la journée même si cette surveillance était relativement souple, le personnel du CEA et d’autres intervenants pouvant en effet librement circuler sur le site. À 17 heures, le personnel quittait le site, ne laissant que la section armée pour assurer la surveillance. En tant que chef de section, je me souviens distinctement de l’engin sur son portique, entouré de mes trente hommes montant la garde jusqu’à ce qu’il atteigne une certaine profondeur. À ce moment-là seulement, nous étions relevés.
J’ai scrupuleusement consigné tous les tirs auxquels j’ai assisté, sans intention malveillante, mais simplement pour en garder une trace à titre personnel. Mes notes incluent l’intensité des secousses, leur durée, ainsi que les heures précises auxquelles ils étaient tirés à Moruroa. C’est en consultant ces archives que j’ai réalisé que j’avais plongé le jour même d’un tir, en ma qualité de responsable du club de plongée civile de Moruroa. Plus précisément, le 23 mars 1980 (jour du tir Thésée), nous avons ressenti une secousse durant 45 secondes et, l’après-midi même, le club de plongée a effectué une sortie. Il n’existait alors aucune interdiction ; nous devions simplement informer la direction du port de nos intentions et elle nous donnait ensuite son accord.
Permettez-moi maintenant de vous détailler quelques tirs particulièrement notables : le 17 décembre 1978 (tir Étéocle), une faible secousse de 3 secondes ; le 19 décembre 1978 (tir Eumée), une secousse moyenne de 7 secondes ; le 1er mars 1979 (tir Pethesilée), une secousse moyenne avec des fuites signalées à la radio ; le 24 mars (tir Agapenor), une secousse sèche provoquant un mouvement de bord en haut de l’atoll durant 13 secondes ; le 4 avril 1979 (tir Polydore), une faible secousse causant une fissure dans le laboratoire, selon les informations radiophoniques ; le 18 juin (tir Pyrrhos), une secousse faible de 6 secondes avec une fissure de la bulle, probablement la grande structure en béton ; le 25 juillet (tir Tydée), un événement largement connu : faible secousse, le lagon se gonfle, amarré par endroits, et Fangataufa est signalé comme touché ; le 28 juillet (tir Palamède), 6 secondes de secousse, avec 80 millirads mesurés à 30 mètres d’altitude, 25 minutes après l’heure H ; le 22 novembre (tir Atrée), la radio annonce une contamination de l’Alouette III qui survolait la zone (la cause évoquée était la remontée du bouchon en béton obturant le puits, agissant comme une petite fusée, l’Alouette III était bien visible depuis notre plateforme sans qu’il soit besoin d’instruments optiques) ; le 23 mars 1980 (tir Thésée), nous avons ressenti de fortes secousses durant 45 secondes (le ministre de la Défense était présent ce jour-là et nous avons été autorisés à plonger l’après-midi même, après avoir obtenu l’accord de la direction du port ; le 1er avril 1980 (tir Boros), secousse sèche pendant 16 secondes ; le 4 avril (tir Pélops), secousse sèche et, le 6 juillet (tir Chryses), date de mon dernier tir, rien.
Le 5ème RMP était polyvalent ; nous gérions à ce titre le transport et la maintenance d’environ trois mille véhicules et engins sur l’atoll. Notre structure comprenait une compagnie d’équipement pour la mise en service des véhicules et engins de travaux publics, une compagnie de travaux pour les chantiers et une compagnie eau-électricité responsable des groupes électrogènes sur les postes périphériques et de la production et du stockage d’eau douce, à l’exception de la centrale électrique de Moruroa, qui était gérée par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA).
Lors d’un séjour ultérieur au 57ème bataillon de commandement et de service, j’ai travaillé à la centrale de production d’eau douce et à la centrale électrique. Je tiens à souligner catégoriquement qu’il était impossible de prélever l’eau pour les centrales de dessalement directement dans l’océan en raison des mouvements de marée qui auraient endommagé les pompes par cavitation. L’eau était donc systématiquement prélevée dans le lagon, où le niveau était plus stable, comme l’attestent mes documents de formation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Concernant les « bus étanches » de l’entretien desquels vous étiez chargé, vous avez mentionné que les châssis étaient remplis de ce qu’on appelle en Polynésie de la « soupe de corail », un mélange de débris et de poussière de corail. Je souhaiterais savoir si le SMSR contrôlait la radioactivité éventuelle de ces véhicules avant votre intervention.
M. Jean Ambroise. Ces bus nous ont été livrés remorqués depuis le port de Papeete. Les modalités précises de leur débarquement m’échappent. Ce dont je me souviens clairement, en revanche, c’est de leur arrivée au parc des véhicules à réparer. Nous avons immédiatement constaté que les faisceaux électriques étaient inopérants. En les surélevant, nous avons découvert que ces faisceaux étaient complètement noyés dans de la soupe de corail. Cette situation nous a contraints à attaquer le problème depuis la base, en commençant par le châssis. Nous n’avions reçu aucune information préalable sur ces bus, pas même sur leur entretien. J’ai découvert leur fonctionnement et leur usage bien plus tard, en mai 2010, grâce à un article dans un mensuel qui présentait une photo de ces bus avec un schéma de leur système de filtration d’air. Cette découverte a confirmé mes souvenirs et m’a poussé à réexaminer cette partie de mon expérience. Pour accéder aux faisceaux électriques et les remplacer, nous avons dû briser la croûte de corail solidifiée, extrêmement dure, à coups de burin et de marteau. À aucun moment, quelqu’un n’est venu s’enquérir de la situation ou superviser nos travaux. Nous avons exprimé notre mécontentement face à ces conditions de travail difficiles, mais nous avons néanmoins accompli notre tâche sans autre forme d’intervention extérieure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite apporter une précision concernant le lieu de vos premières affectations. Il s’agit bien d’Arue, sur l’île de Tahiti, et non de Hao, comme je l’avais initialement compris. Cette clarification est importante pour éviter toute confusion entre les différents atolls et communes !
Les véhicules été acheminés à Tahiti via le port de Fare Ute, puis transportés à Arue. Est-ce exact ?
Par ailleurs, Monsieur Percevault, pourriez-vous nous éclairer sur les procédures de contrôle appliquées aux équipements et navires en provenance de Moruroa, Fangataufa et Hao lorsqu’ils arrivaient dans la rade de Papeete, c’est-à-dire à Fare Ute ? Faisaient-ils l’objet de vérifications préalables ou étaient-ils directement pris en charge pour leur carénage ou leur entretien sans contrôle particulier ?
M. Christian Percevault. En Polynésie, le SMSR effectuait effectivement des contrôles sur l’ensemble du matériel entrant au port, comme l’a attesté Michel Cariou. N’ayant pas fait partie de cette équipe, je ne peux me prononcer davantage sur ces procédures. Cependant, en tant que technicien en radioprotection, je suis profondément choqué qu’aucune consigne particulière ne nous ait été donnée, ne serait-ce que le port d’un masque pour prévenir toute contamination interne. Même si la soupe de corail est relativement compacte, elle dégageait néanmoins de la poussière. Lors de ma supervision du nettoyage des coques de bateaux à Moruroa, j’ai fortement insisté sur la mise en œuvre de moyens de protection, particulièrement pour les voies respiratoires puisque les principales voies de contamination sont le nez et la bouche.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite également apporter une précision importante concernant la nature des routes sur les atolls, notamment à Rikitea, Reao et Hao. Celles-ci étaient majoritairement constituées de soupe de corail, sur laquelle les habitants circulaient donc quotidiennement.
Nous avons appris précédemment que, sur Reao, contrairement à Moruroa, la population ne disposait pas d’un réseau d’eau douce et devait donc collecter l’eau de pluie pour sa consommation et son hygiène. À Moruroa, l’eau était extraite du lagon, puis filtrée. Pourriez-vous nous expliquer comment se déroulaient les vérifications de cette eau ?
M. Jean Ambroise. Je tiens à être parfaitement clair concernant l’approvisionnement en eau, tant à Hao qu’à Moruroa. Nous procédions au dessalement de l’eau de mer à l’aide de distillateurs, que nous appelions des « bouilleurs ». Concrètement, l’eau était pompée dans le lagon, acheminée vers nos circuits d’eau de mer, puis transformée dans nos équipements avant d’être stockée dans des cuves sous forme d’eau douce. À Moruroa, je n’ai pas été directement impliqué dans ce processus, étant affecté au transport et à la réparation des véhicules. En revanche, à Hao, je peux affirmer n’avoir jamais constaté la présence d’un contrôle externe de la qualité de notre eau. Nous disposions de notre propre laboratoire de chimie, où nous effectuions des analyses similaires à celles réalisées dans les usines de traitement d’eau en métropole. Elles visaient à vérifier la présence adéquate des minéraux nécessaires pour rendre l’eau potable, mais nos contrôles se limitaient à cet aspect. Nous n’effectuions aucune vérification de la radioactivité. Il est possible que de tels contrôles aient été menés à Moruroa, mais nous n’en avons jamais été informés, que ce soit durant notre formation ou dans la documentation qui m’a été fournie à titre personnel. Cette question n’a jamais été abordée avec nous.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Percevault, disposez-vous d’informations complémentaires concernant les procédures de vérification de la qualité de l’eau à Moruroa et à Hao ? Je rappelle que Hao accueillait une population mixte, comprenant des militaires, des travailleurs civils et des habitants locaux. Pourriez-vous nous indiquer si ces différentes catégories de population bénéficiaient d’un approvisionnement en eau distinct ou si elles partageaient la même source ?
M. Christian Percevault. La situation à Moruroa doit être analysée en deux phases distinctes. Durant la période des essais aériens, les navires de la Marine nationale étaient équipés pour produire leur propre eau douce. Bien que cela ait suscité des controverses concernant la contamination de l’eau, le SMSR procédait systématiquement à des contrôles de contamination sur l’eau produite après sa transformation en vapeur puis sa condensation. Les traces de contamination détectées étaient généralement très faibles, les radionucléides étant en grande partie retenus en raison de leur masse.
Durant les périodes inter-campagnes, j’étais chargé de la maintenance des installations. Cette tâche impliquait notamment le détartrage des bouilleurs. Dans ce cadre, j’avais la responsabilité de définir les mesures de protection individuelle pour les techniciens et d’effectuer des prélèvements. Les échantillons étaient ensuite envoyés au laboratoire du SMSR à Mahina, à Tahiti, pour analyse. Je sais que Michel Cariou était particulièrement impliqué dans ce domaine, ayant rédigé une note spécifique concernant l’ajout d’eau de mer pour la rendre potable.
J’ai récemment relu le rapport du SMSR de 1966, rédigé par le général André, qui confirme que le SMSR était effectivement responsable du contrôle de la radioactivité de l’eau douce produite sur l’atoll de Moruroa. Pendant la phase des essais souterrains, une usine de production d’eau douce a été mise en place mais je ne dispose pas d’information précise sur son fonctionnement.
Concernant Hao, mes connaissances sont limitées car je n’y ai effectué que de brefs passages. Je pense que la contamination de l’eau de mer y était probablement très faible, les rejets étant normalement effectués côté océan et non côté lagon. Néanmoins, j’ai été parfois choqué de constater que des avions Vautours fortement contaminés se posaient sur la piste d’atterrissage, à proximité des zones de vie. Je sais qu’à Hao, de nombreux personnels du SMSR étaient chargés de surveiller la contamination, notamment celle de l’eau, mais je ne peux pas vous fournir davantage de détails à ce sujet. Il aurait été pertinent d’interroger Michel Lachaud, qui était affecté au SMSR de Hao, sur ces questions spécifiques.
M. Jean Ambroise. Concernant les installations de production d’eau douce à Hao et Moruroa, il convient de distinguer leurs évolutions respectives. À Moruroa, compte tenu de l’importance de la population, les bouilleurs étaient de grande capacité. Initialement, Hao disposait d’équipements similaires. Par la suite, Moruroa a considérablement augmenté sa capacité de production avec l’installation de bouilleurs capables de produire 600 à 800 m³ par jour. En revanche, la capacité de Hao a baissé. Lors de mon dernier séjour, alors que j’étais responsable de l’approvisionnement en eau, nous ne disposions plus que de trois bouilleurs d’une capacité totale de 200 m³ par jour.
Il est important de préciser que le CEP avait conclu un contrat avec la mairie d’Otepa pour la fourniture d’eau. Un camion militaire assurait régulièrement le transport de l’eau pour remplir les citernes d’Otepa. Bien que je ne puisse préciser le volume exact fourni, je peux affirmer que l’eau était commune à tous les résidents, qu’ils soient militaires ou civils. Par ailleurs, Hao avait pour mission de fournir de l’eau à Moruroa en cas d’incapacité de production de cette dernière pendant plus de deux jours. C’est la raison pour laquelle Hao conservait de grandes cuves de stockage d’eau douce. Notre tâche consistait non seulement à approvisionner Hao, mais également à maintenir un stock conséquent dans ces cuves pour pouvoir, le cas échéant, fournir de l’eau à Moruroa en cas d’incident. Je n’ai jamais constaté de contrôle externe de notre travail dans ce domaine.
M. le président Didier Le Gac. Abordons maintenant la question du suivi médical post-exposition et des conséquences sanitaires sur les vétérans. Monsieur Percevault, vous vous êtes rapidement investi dans la l’Association des vétérans des essais nucléaires (AVEN). Pourriez-vous nous expliquer brièvement les raisons qui vous ont poussé à entreprendre cette démarche ? Par ailleurs, quelles sont vos attentes vis-à-vis de cette commission concernant l’indemnisation des vétérans ?
M. Christian Percevault. J’ai découvert l’existence de l’AVEN vers 2004. Je me suis alors rapproché de l’un des membres fondateurs, Michel Verger, qui connaissait bien Michel Cariou. Lorsque je lui ai appris mon appartenance au SMSR, il m’a vivement encouragé à adhérer. Par la suite, j’ai pris contact avec les vétérans de mon département. J’ai notamment rencontré André Mézières, le premier militaire à avoir obtenu une reconnaissance en première instance, malheureusement rejetée en appel ; sa famille a dû attendre 2023 pour être indemnisée. Je me suis particulièrement investi dans le volet scientifique et le suivi, domaines relevant de mes compétences. Dès 2008, j’ai été reçu au ministère des Armées. J’ai alors intégré la commission scientifique de l’AVEN et, avec Michel Cariou, nous nous sommes fortement impliqués.
Il est crucial de souligner un fait souvent occulté : nous avons tous été contaminés sur le site de Moruroa, y compris en dehors de nos missions professionnelles. En tant que membres du SMSR, nous disposions d’équipements de protection, notamment des masques, lors de nos interventions. Cependant, le cas de Michel Cariou démontre une contamination au strontium 90 survenue durant sa vie quotidienne, probablement lors de baignades dans les eaux de l’atoll de Moruroa.
J’ai moi-même découvert fortuitement la présence de traces de strontium 90 dans mon organisme. Le drame pour nous, militaires, et plus encore pour la population civile, réside dans le fait que la détection d’une contamination interne ne peut se faire par anthropogammamétrie, mais nécessite des analyses d’urine et des selles. La question cruciale, que vous n’avez pas posée, est de savoir combien de vétérans ont bénéficié de tels examens ; nous sommes vraisemblablement très peu nombreux, sans même évoquer la population civile.
Michel Cariou a eu la chance de subir ces analyses, mais il a dû attendre trente et un ans pour en obtenir les véritables résultats. On a alors découvert qu’il avait été exposé à cinq fois la dose admissible pendant les essais aériens, ce qui équivaut aujourd’hui à treize fois la dose autorisée. Personnellement, j’ai des traces de contamination. Michel Lachaud a brièvement évoqué cette problématique récemment, et c’est là que réside le véritable drame.
C’est pourquoi j’ai longuement insisté sur la thèse de Marianne Lahana dont les juges civils reconnaissent la pertinence. À la page 191, on ne trouve que les résultats de cinq dosages individuels et d’ambiance, utilisés par l’administration pour affirmer l’absence de risque attribuable aux essais nucléaires au regard des expositions externes aux rayonnements ionisants. Je vous ai récemment transmis des informations sur les effets des rayonnements ionisants sur les cellules. Ces rayonnements attaquent et blessent les cellules, entraînant ultérieurement diverses pathologies. Le drame est que nous ne pouvons pas les détecter faute d’examens appropriés.
Je trouve quelque peu présomptueux que les médecins que vous avez auditionnés parlent constamment d’anthropogammamétrie et de radiotoxicologie. Ils appliquent les protocoles actuels, mais pendant les essais aériens, très peu d’entre nous avaient bénéficié de ces examens. Par conséquent, peu d’entre nous peuvent aujourd’hui prouver avoir subi une contamination interne. Nos livrets de suivi radiologique sont tronqués, car nous n’avons pas subi les examens adéquats. Nous avons passé des années à subir des examens en caisson pour détecter les contaminations par des radionucléides émetteurs gamma, mais pas bêta. De plus, à mon départ de la Marine, mon médecin n’avait aucune connaissance de mon livret radiologique. Il est scandaleux que cette partie de notre suivi médical soit confidentielle, voire classée secret Défense. C’est dramatique pour nous vétérans, car ces informations sont cruciales pour notre suivi médical.
M. le président Didier Le Gac. Quelles sont vos attentes vis-à-vis de cette commission en termes d’amélioration de l’indemnisation ? Souhaitez-vous une meilleure reconnaissance ? Notamment concernant les critères du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), pourriez-vous nous préciser ce que vous attendez concrètement de cette commission ?
M. Christian Percevault. Je souhaiterais avant tout que nous soyons reconnus comme blessés en service commandé car telle est bien la réalité de notre situation. Concernant le CIVEN, plusieurs questions se posent. Lors de la table ronde de vétérans à laquelle avait précédemment procédé la commission d’enquête, le dossier de Mme Cariou a été évoqué ; il m’interpelle particulièrement. Il est troublant qu’un hématologue puisse reconnaître qu’elle souffre de maladies radio-induites tandis que les spécialistes du CIVEN ne le reconnaissent pas. Dans son cas, en tant que personnel civil, elle a eu la chance de bénéficier de la reconnaissance de maladie professionnelle, ce à quoi nous, militaires, n’avons pas droit. Elle a été reconnue dans le domaine privé mais rejetée par le CIVEN sous prétexte qu’elle était secrétaire. Ils ont manifestement négligé le fait qu’elle travaillait à Moruroa dans un laboratoire classifié et était donc en contact permanent avec des produits contaminés. Cette situation me semble anormale et révèle à mon sens un véritable dysfonctionnement du CIVEN.
J’ai examiné de nombreuses délibérations du CIVEN. Parmi les personnes indemnisées, 70 % l’ont été via le CIVEN et 30 % par voie judiciaire, ce qui met en évidence un dysfonctionnement. De plus, entre 2010 et 2015, sur plus de huit cents dossiers, seules dix-sept indemnisations ont été accordées. Bien que le rapport du CIVEN mentionne de nombreuses maladies reconnues et qu’aujourd’hui environ huit cents personnes aient été indemnisées, il subsiste de nombreuses lacunes. Certains dossiers semblent avoir été négligés et d’autres sont peut-être encore en cours d’instruction.
La dosimétrie n’a que peu de valeur. Les dosimètres utilisés n’étaient pas conçus pour mesurer les faibles doses, mais seulement les fortes doses. C’est comme si vous souhaitiez aujourd’hui mesurer un micro-ampère avec un ampèremètre calibré pour les ampères : l’aiguille ne va pas bouger, évidemment ! Il aurait été pertinent de demander à Jean-Luc Sans une expertise du dosimètre qu’il vous a présenté, notamment concernant sa sensibilité.
M. Jean Ambroise. La question des dosimètres est effectivement cruciale. J’en ai porté plusieurs lors de mes séjours mais un seul a été retrouvé, indiquant une dose nulle. Mes demandes répétées concernant les résultats dosimétriques se sont soldées par une réponse claire du médecin-chef des services du service de protection radiologique des armées (SPRA) de l’époque. Il m’a confirmé qu’un seul résultat dosimétrique avait été enregistré lors de mon séjour au CEP et que les résultats des autres examens n’ont apparemment pas été archivés, comme ce fut le cas pour de nombreux examens systématiques dont les résultats étaient normaux. En substance, on nous informe que tout a été détruit…
Je tiens également à souligner le manque flagrant de reconnaissance envers les civils et les militaires ayant travaillé sur ces sites. Il est anormal que tout le personnel, qu’il soit militaire ou civil, ait été considéré comme personnel embarqué sur les atolls. J’ai d’ailleurs une question : lors de votre visite sur l’atoll de Hao, avez-vous vu le monument aux morts du CEP, construit sur la parcelle A12, qui porte les noms de 61 civils et militaires décédés sur place ? À Mioruroa, des plaques commémoratives ont aussi été érigées au pied du mât des couleurs du 5ème RMP mais je ne dispose pas actuellement de documents permettant d’identifier précisément les noms qui y figuraient. Je constate avec regret que l’État ne reconnaît pas à sa juste valeur notre engagement, particulièrement dans un contexte où le nucléaire est omniprésent dans les médias. On en parle abondamment, mais ceux qui étaient en première ligne, qu’ils soient civils ou militaires, demeurent dans l’ombre. Notre existence même semble niée.
M. le président Didier Le Gac. Concernant le seuil de 1 mSv, il semble qu’un consensus se dégage des nombreuses auditions que nous avons menées. Plus d’une trentaine d’intervenants s’accordent pour dire qu’il est hautement théorique et peu pertinent dans la pratique. Partagez-vous cette analyse ?
M. Christian Percevault. En effet, je suis entièrement d’accord. La difficulté de prouver une irradiation est manifeste, d’autant plus que les dosimètres, bien qu’obligatoires pour la sécurité au travail dans le monde civil, ont une pertinence limitée dans le contexte militaire, où la sécurité au travail est souvent reléguée au second plan. Il est impératif, à mon sens, de reconnaître a minima les pathologies développées par les personnes exposées, indépendamment de leur fonction spécifique. La distinction entre une secrétaire et un mécanicien me semble, dans ce contexte, particulièrement absurde.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous avons fréquemment abordé la question des maladies transgénérationnelles lors de nos différentes auditions. Monsieur Percevault, vous avez évoqué l’impact des rayonnements sur les cellules humaines. Quelle est votre position concernant la possibilité d’une transmission intergénérationnelle des maladies radio-induites ?
M. Christian Percevault. Je suis convaincu qu’il existe de fortes probabilités que ce phénomène soit avéré. Le document que je vous ai récemment transmis détaille l’action des rayonnements sur les cellules, avec un accent particulier sur l’ADN. Bien que nous ne disposions pas encore de la technologie nécessaire pour prouver certains aspects, je pense que les avancées dans le domaine de l’ARN messager pourraient nous permettre de découvrir de nouvelles répercussions. Il faut cependant souligner la complexité de ces analyses. La sélection des cohortes pour les études statistiques est cruciale et peut influencer considérablement les résultats. Par exemple, si l’on cherchait à évaluer l’impact du Covid-19 uniquement sur les enfants de 0 à 15 ans, population peu sensible, la variation du nombre de décès serait négligeable, en tout cas très différente de ce que l’on a pu constater. C’est précisément ce type de biais que nous reprochons à de nombreuses analyses actuelles. On a le sentiment que ces études cherchent systématiquement à démontrer l’innocuité des essais nucléaires et nient toute répercussion sur la santé humaine. Mes recherches approfondies sur le sujet m’ont permis de constater une évolution significative de notre compréhension des risques. Dans les années 1910, par exemple, les gens s’exposaient volontairement sur des plages radioactives d’Amérique du Sud parce qu’ils croyaient aux vertus thérapeutiques de la radioactivité ! Aujourd’hui, une telle pratique serait considérée comme ahurissante.
M. Christian Percevault. Nous tenons particulièrement à ce que l’on nous accorde le titre de reconnaissance de la Nation.
M. le président Didier Le Gac. J’entends votre requête.
M. Christian Percevault. J’ai approfondi mes recherches sur l’historique du titre de reconnaissance de la Nation. Il a été initialement créé pour honorer les militaires participant au maintien de l’ordre sur le territoire français, et non pour les conflits armés à proprement parler. Ce n’est qu’après 1974 que la guerre d’Algérie a été officiellement reconnue comme telle. Auparavant, il s’agissait d’une opération de maintien de l’ordre. Notre contribution à la grandeur de la France est indéniable. C’est grâce à notre engagement que notre pays occupe une place importante au sein de l’ONU en tant que puissance dotée de l’arme nucléaire. Il est donc profondément injuste et déshonorant que notre reconnaissance se limite à une simple médaille de bronze, la distinction la plus basse qu’on puisse nous donner. Pour nous qui avons tant donné, cette reconnaissance est nettement insuffisante.
M. le président Didier Le Gac. Je vous renvoie à l’audition que nous avons organisée hier avec Patricia Mirallès, déléguée chargée de la Mémoire et des Anciens Combattants de France. Nous l’avons interrogée spécifiquement sur cette question mais elle a maintenu la position du Gouvernement. Elle a réitéré l’argument selon lequel la Polynésie française n’était pas considérée comme un théâtre d’opérations militaires et qu’il ne s’agissait pas d’un conflit armé. Par conséquent, elle estime que l’attribution du titre de reconnaissance de la Nation n’est pas pertinente dans ce contexte. C’est la réponse que nous recevons systématiquement lorsque nous soulevons cette question auprès du Gouvernement, notamment par le biais de questions écrites.
M. Christian Percevault. Je suis parfaitement au fait de la position du ministère. Cependant, il serait judicieux de réexaminer la loi de 1967. À l’époque, l’Algérie n’était pas non plus considérée comme un conflit mais comme une opération de maintien de l’ordre. Et ceux qui ont participé au maintien de l’ordre à Nouméa ont droit au titre de reconnaissance de la Nation si l’on se réfère à cette loi initiale. L’interprétation a évolué au fil du temps, notamment sous l’influence du ministère de la Défense.
M. le président Didier Le Gac. Il s’agit effectivement d’un débat complexe. Il faut néanmoins reconnaître que le maintien de l’ordre en Algérie s’est progressivement transformé en ce que l’on a fini par qualifier de guerre d’Algérie.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Malgré la position actuelle du Gouvernement, nous pourrions inclure cette recommandation dans le rapport de la commission d’enquête. Il est essentiel de reconnaître le travail que vous avez accompli et les risques auxquels vous avez été exposés sur place. Par ailleurs, monsieur Ambroise, je souhaiterais que vous nous transmettiez vos photographies, notamment celle du véhicule que vous avez mentionné. S’agit-il bien d’un véhicule que vous avez vu à Fangataufa et dont vous avez ensuite retrouvé une image similaire en Algérie ?
M. Jean Ambroise. En effet, c’est exactement cela.
Je tiens également à souligner qu’il est important de ne pas faire de distinction entre civils et militaires. Sur les atolls de Hao ou de Moruroa, civils et militaires effectuaient des tâches quasiment identiques. Lors des interventions de dépannage, nous opérions en tenue légère sans aucun équipement de protection. Nous n’avions même pas de masque à gaz à notre disposition. Les masques n’étaient fournis que lors de notre présence sur les plateformes pendant les tirs. Pour les interventions courantes, nous n’avions aucune protection et aucun contrôle n’était effectué.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vos observations détaillées sur chaque tir sont particulièrement intéressantes et instructives pour notre enquête.
M. Jean Ambroise. Une observation particulièrement frappante concerne notre montée à 80 millirads. Si on convertit les mesures en sieverts, on constate que le seuil du millisievert a été largement dépassé. Malheureusement, en l’absence d’examens médicaux systématiques, il est impossible de quantifier précisément l’impact sur notre santé.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie à mon tour pour vos témoignages extrêmement précis et intéressants.
30. Audition, ouverte à la presse, de M. Vincenzo Salvetti, ancien directeur de la direction des applications militaires (DAM) conseiller-maître en service extraordinaire à la Cour des comptes, ancien directeur de la CEA-DAM (Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique) (Jeudi 10 avril 2025)
M. le président Didier Le Gac. J’ai le plaisir maintenant d’accueillir M. Vincenzo Salvetti, conseiller maître en service extraordinaire à la Cour des comptes depuis juillet 2024. Votre présence ce matin est particulièrement importante en raison de vos anciennes fonctions de directeur des applications militaires au sein du Commissariat à l’énergie atomique (CEA).
Votre parcours professionnel est remarquable. Vous avez débuté comme ingénieur à la Direction générale de l’armement (DGA) en septembre 1984 au centre d’essai des propulseurs de Saclay. Vous avez ensuite rejoint le service technique des programmes aéronautiques de la DGA. Après avoir été notamment chef de cabinet du délégué général pour l’armement, vous avez été nommé directeur du programme Horus, relatif à la composante aéroportée de la force de dissuasion nucléaire française.
Vous avez rejoint le CEA en décembre 2005, à la Direction des applications militaires (DAM) avant d’être chef du département de conception et réalisation des expérimentations (DCRE) en 2008. En 2009, vous devenez directeur adjoint puis directeur des armes nucléaires ; et c’est finalement le 1er janvier 2020 que vous êtes nommé directeur des applications militaires du CEA. Autant dire que, eu égard à la richesse de votre parcours, vos propos seront sans doute très intéressants pour notre commission.
Je ne vais pas vous le cacher ; la culture du secret qui entoure l’activité du CEA, et notamment de la DAM, a été fréquemment relevée devant notre commission. La volonté visiblement farouche de ne pas ouvrir largement ses archives, le manque d’informations concernant l’attitude de la DAM durant la période des tirs (notamment en ce qui concerne les mesures de sécurité prises à l’égard du personnel militaire et des civils) sont autant de sujets qui nous interpellent.
En ce qui concerne les archives tout d’abord, le CEA et la DAM nous semblent avoir tendance à se réfugier peut-être un peu facilement derrière la notion de « document proliférant » pour ne pas communiquer certains documents. Pouvez-vous nous détailler cette philosophie et nous expliquer en quoi certains documents des années 1950 ou 1960 peuvent encore être considérés comme proliférants alors que, on s’en doute, les technologies en matière d’armement ont fortement évolué avec le temps ? Ces documents présentent-ils toujours un risque et dans l’affirmative à quel point de vue ?
Ensuite, pouvez-vous nous renseigner sur l’état des connaissances que la France avait dans les années 1950 sur les dangers de l’arme nucléaire, pas seulement dans son aspect strictement destructif mais également au niveau des radiations qui pouvaient en émaner ? À ce titre, quel a pu être l’impact en France de l’ouvrage de la commission de l’énergie atomique des États-Unis intitulé Les Effets des armes atomiques, paru en France en 1951 ?
Mais, avant cela, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter tour à tour à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Vincenzo Salvetti prête serment.
M. Vincenzo Salvetti, conseiller-maître en service extraordinaire à la Cour des comptes, ancien directeur de la Direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Je m’exprime devant vous aujourd’hui en tant qu’ancien directeur de la DAM, fonction que j’ai quittée il y a un an pour rejoindre la Cour des comptes. Je tiens à préciser que je ne suis donc plus en charge de ces responsabilités.
J’ai intégré la DAM du CEA le 1er décembre 2005, après une carrière de dix-neuf ans à la DGA que vous avez parfaitement résumée. Mon choix de rejoindre la DAM était motivé par sa double dimension : elle incarne à la fois le faire-faire, que j’ai pratiqué à la DGA en tant que représentant de la maîtrise d’ouvrage, et le faire, la DAM étant maître d’œuvre, notamment sur les systèmes d’armes nucléaires.
Le DCRE est le département de conception et réalisation des expérimentations, et non des expérimentations nucléaires, celles-ci ayant cessé. Il se concentre sur des expérimentations froides, n’impliquant pas de matières nucléaires, mais uniquement des matières pyrotechniques et des expérimentations laser.
Ma carrière à la DAM a ensuite évolué vers la direction des armes nucléaires, avant ma nomination comme directeur de la DAM le 1er janvier 2020. Cette prise de fonction a coïncidé avec des défis majeurs, notamment la gestion du premier confinement lié à la pandémie de Covid-19, qui a nécessité l’arrêt quasi-total des activités de la DAM. J’ai également dû gérer les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française, notamment suite à la publication de l’ouvrage Toxique, en mars 2021. Cela a conduit à l’organisation d’une table ronde à l’Élysée en juillet 2021, à la demande du président de la République, ainsi qu’à la rédaction d’un ouvrage par la DAM, paru à l’été 2022, que j’ai présenté en Polynésie française en décembre 2020.
Cette table ronde a marqué la première participation de la DAM à un tel événement depuis la fin des essais nucléaires. J’y ai participé avec mon adjoint de l’époque, qui avait dirigé les essais et qui est depuis parti à la retraite. Nous avons eu l’occasion d’échanger avec une délégation polynésienne, menée par le président Fritch, comprenant des élus et des représentants d’associations, dont celle des vétérans des essais nucléaires. Les associations Moruroa e tatou et 193 n’ont malheureusement pas souhaité participer à cette rencontre. Les échanges, initialement réservés, sont devenus plus cordiaux au fil des deux jours, bien que ponctués de remarques parfois acerbes sur les essais nucléaires. Les discussions, malgré leur caractère parfois vif, n’ont jamais été agressives. Ce fut ma première interaction directe avec la Polynésie française et ses représentants. Une visite du centre de la DAM a été organisée en juin à Paris. Malheureusement, la délégation n’a pas pu s’y rendre comme prévu. Cette table ronde a été suivie d’une visite en Polynésie du Président de la République fin juillet 2021, au cours de laquelle deux actions spécifiques ont été confiées à la DAM.
Un effort devait être fait sur l’examen et la déclassification des archives. Ensuite, la rédaction d’un ouvrage dédié aux essais nucléaires nous était demandée. Cet ouvrage se devait d’être didactique, facile à lire, agrémenté de photos et peu volumineux. Il était destiné à servir de référence en la matière, particulièrement pour le corps enseignant. La rédaction de cet ouvrage a nécessité un long travail de la part de nos experts et de notre historien, M. Mongin, que vous allez probablement auditionner si ce n’est déjà fait. À cette occasion, des experts ont également été mobilisés pour recalculer les doses sur la base des mesures brutes effectuées pendant les essais, mesures qui sont précieusement conservées chez nous.
Ce travail a confirmé les résultats publiés en 2006 par le ministère de la Défense dans l’ouvrage de référence La Dimension radiologique des essais nucléaires en Polynésie à l’épreuve des faits. Cet ouvrage, dont la méthodologie de calcul a été validée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à la demande de la DAM, constitue une référence scientifique, technique et historique incontestée. Cependant, il faut reconnaître que ce document de 2006 est trop détaillé pour un usage général et s’adressent plutôt à des techniciens ou à des personnes averties ayant une connaissance des essais nucléaires.
L’ouvrage commandé par le Président de la République et rédigé en 2022 répond à ce besoin d’accessibilité. Après relecture par le ministère des Armées, qui était responsable des opérations lors des essais nucléaires, j’ai été désigné pour me rendre en Polynésie française avec mon adjoint, l’historien auteur du livre et un expert scientifique spécialisé dans les calculs de doses, afin de présenter cet ouvrage. Nous avons profité de cette mission pour rencontrer diverses personnalités politiques de Polynésie, notamment le président, plusieurs de ses ministres, des députés, des sénateurs et des associations. Une conférence de presse a été organisée pour présenter l’ouvrage, ainsi qu’une rencontre spécifique avec une délégation du monde enseignant local polynésien. Mon seul regret concernant cette mission est de n’avoir pas pu rencontrer l’Association 193, présidée par le père Auguste. Malgré deux tentatives de planification, ces rencontres ont été annulées par nos interlocuteurs. Nous avons néanmoins eu l’opportunité de visiter Moruroa, de survoler Fangataufa et de rencontrer la mairesse de Hao, ancienne base arrière du CEA lors des campagnes d’essais, ainsi que son conseil municipal.
Cette mission en Polynésie a été, sans aucun doute, la plus émouvante, la plus extraordinaire et probablement la plus merveilleuse de toute ma carrière professionnelle. Pour moi qui suis arrivé à la DAM une dizaine d’années après la fin des essais nucléaires, elle m’a conduit aux origines de la DAM et de la dissuasion française.
Je tiens à souligner que nous avons été très bien accueillis, notamment à Hao, avec des colliers de coquillages et de fleurs. Nous n’avons jamais noté la moindre marque de défiance ou de rejet envers nous, représentants du CEA et de la DAM en Polynésie. Même lorsque nous avons été reconnus en déambulant dans Tahiti ou en faisant le tour de l’île, suite à mon passage à la télévision polynésienne, l’accueil est resté chaleureux. Ce souvenir restera inoubliable pour moi.
M. le président Didier Le Gac. Au fil des auditions que nous avons effectuées, il apparaît que le CEA et la DAM se réfugient peut-être trop facilement derrière la notion de « documents proliférants ». Pouvez-vous nous détailler cette philosophie ou cette définition de « documents proliférants » ? En quoi des documents des années 1950 et 1960 peuvent-ils encore être considérés comme proliférants, alors que les technologies en matière d’armement ont considérablement évolué ? Qu’est-ce qui pourrait encore intéresser une puissance étrangère dans des documents de cette époque ? Présentent-ils toujours un risque ?
M. Vincenzo Salvetti. Un document proliférant, pour le dire simplement, désigne tout document qui contient des informations pouvant aider un pays cherchant à se doter de l’arme nucléaire à progresser plus rapidement dans cette voie. Votre question est tout à fait pertinente et reflète bien la problématique à laquelle j’ai été confronté pendant des années.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, un pays cherchant à proliférer ne va pas directement viser une arme nucléaire sophistiquée et thermonucléaire comme celles que possèdent aujourd’hui les cinq puissances nucléaires reconnues ou encore l’Inde et le Pakistan. Un pays qui cherche à proliférer aujourd’hui, comme l’Iran ou comme l’a fait la Corée du Nord, passera toujours par un engin que l’on pourrait considérer comme rustique ou simple à concevoir. C’est précisément ce type d’information que nous cherchons à protéger. Les informations contenues dans nos archives, même anciennes, peuvent donc aider un pays à progresser rapidement dans les premières étapes du développement d’une arme nucléaire. Les toutes premières armes nucléaires françaises, comme celles développées par les États-Unis, la Russie, la Chine et le Royaume-Uni, étaient des armes à fission pure, les plus simples qui soient. C’est ce type d’information qui reste sensible.
Nous avons cependant accompli un réel effort d’ouverture de nos archives lorsque j’étais à la DAM. Comme mon successeur vous l’a déclaré, 380 documents ont été communiqués car jugés non proliférants. Ce processus de décision demande un travail considérable puisque chaque document doit être examiné en détail, par un expert capable de déterminer le caractère proliférant de chaque information. Le président de la commission, qui est le directeur adjoint des applications militaires, doit ensuite garantir que le document peut être déclassifié. J’entends la demande d’ouverture de documents mais il faut comprendre que certains documents restent proliférants pour un pays cherchant à se doter de l’arme nucléaire. Nous avons néanmoins déployé de réels efforts pour ouvrir nos archives dans la mesure du possible.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Avez-vous une estimation du nombre ou de la quantité de documents relatifs au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) qui se trouvent encore à la DAM ? Cela nous permettrait d’évaluer l’ampleur de la tâche sur plus de quarante ans d’activité. Quels sont les moyens mis en œuvre par la DAM pour déclassifier cette quantité considérable de documents ?
M. Vincenzo Salvetti. Je ne suis pas en mesure de vous indiquer le nombre exact de documents concernés. Cependant, je peux vous assurer que nous conservons plusieurs milliers de documents dans nos archives. Ces archives sont précieusement gardées dans des coffres-forts et font l’objet d’un inventaire annuel obligatoire.
Comme l’a justement mentionné mon successeur, ne peuvent être considérés comme des archives définitives puisqu’ils sont encore activement utilisés. En effet, les résultats des essais nucléaires passés sont d’une valeur inestimable pour notre programme de simulation actuel. Lorsque nous cherchons à valider nos codes de simulation, nous utilisons les données précises des engins testés. Nous intégrons dans le code la géométrie et toutes les caractéristiques de l’engin testé, puis nous comparons directement les résultats des calculs avec les mesures réalisées lors des essais nucléaires. C’est pour cette raison que ces archives demeurent extrêmement précieuses pour nos travaux actuels.
Concernant les moyens mis en œuvre pour la gestion de ces archives, nous disposons d’un poste d’archiviste à temps plein, en cours de recrutement suite au départ du précédent titulaire. Nous faisons également appel aux experts ayant participé aux essais nucléaires, bien que leur nombre diminue progressivement. Certains occupent aujourd’hui des postes de direction, ce qui nous permet de bénéficier de leur expertise. Nous sollicitons aussi les concepteurs d’armes actuels qui possèdent une connaissance approfondie des armes nucléaires. En dehors de l’archiviste, il s’agit principalement de personnes travaillant à temps partiel sur ces sujets.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous aurez compris que l’intérêt des chercheurs, des historiens et des Polynésiens ne porte aucunement sur les détails techniques des armes ou sur des éléments potentiellement proliférants. Leur préoccupation principale est de reconstituer l’histoire de la Polynésie et de ses habitants durant cette période.
Les chercheurs déplorent un manque de transparence, notamment en ce qui concerne les inventaires. Le CEA ou la DAM ne fournissent actuellement aucun inventaire. Même si ces inventaires contiennent potentiellement des éléments sensibles, il serait peut-être plus simple de procéder à leur déclassification, du moins pour ceux antérieurs aux années 1970, qui existent probablement en version papier. L’objectif est de faire la lumière sur les aspects sociaux et civils de cette période, de retracer l’histoire des travailleurs et des populations. Les chercheurs s’intéressent particulièrement aux niveaux d’information qui étaient communiqués aux différents groupes : populations, officiers, personnels civils. Ces différences dans la diffusion de l’information sont essentielles pour mieux comprendre notre histoire commune.
Est-il envisageable de déclassifier ces inventaires et de les rendre accessibles aux chercheurs ? Cela leur permettrait d’être plus précis dans leurs demandes et leurs recherches.
M. Vincenzo Salvetti. Je ne peux pas vous apporter de réponse précise concernant la déclassification des inventaires. Ceux dont je parlais contiennent des listes détaillées de documents avec leurs intitulés. Il faut noter que ces titres eux-mêmes peuvent renfermer des informations classifiées. Lorsque j’évoquais plusieurs milliers de documents, je faisais référence aux documents classés « très secret défense » dont j’ai eu à attester l’existence pour le compte de la DAM.
Il existe plusieurs sources d’archives potentielles. Celles de la DAM comprennent des notes, des courriers et des documents techniques décrivant les modes expérimentaux, les engins et les mesures réalisées. Ces documents sont nécessairement classifiés. Le service historique de la défense (SHD) dispose également d’archives. Comme mon successeur l’a souligné, les essais nucléaires étaient une entreprise conjointe entre le ministère de la défense ou des armées, selon les époques, et le CEA, notamment la DAM. Celle-ci participe d’ailleurs à la déclassification des archives du SHD liées à la dissuasion. Des chiffres nous ont été communiqués, faisant état d’environ treize mille documents examinés, dont un certain nombre ont été déclassifiés.
Un mythe semble entourer les archives de la DAMx ; je rappelle que celle-ci est avant tout un organisme purement technique. Ses archives contiennent donc des données extrêmement précises et techniques sur les dimensions, les géométries, les résultats et les mesures obtenues. Ces informations, bien que classifiées, n’intéresseront probablement ni les Polynésiens, ni les chercheurs. En toute franchise, je ne pense pas que les archives de la DAM soient la meilleure source d’informations sur l’ambiance générale des essais ou sur la communication à destination des populations. La communication pendant les essais était placée sous la responsabilité d’un officier général, chef des opérations et directeur de la Direction des centres d’expérimentation nucléaire (DIRCEN).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je comprends votre point de vue. Cependant, ce que vous qualifiez de « mythe » est probablement le résultat d’un manque de communication et de transparence en amont et de façon plus générale. Vous mentionnez, tout comme votre successeur, que ces résultats sont encore utilisés aujourd’hui, ce qui implique que ces archives sont toujours actives ; il est essentiel qu’un travail soit effectué pour déterminer précisément quelles archives sont encore réellement proliférantes. Si vous êtes convaincu qu’elles contiennent des informations sensibles, il est crucial qu’elles soient examinées de manière approfondie et que des conclusions claires soient communiquées. Nous devons cette transparence non seulement aux Polynésiens, mais aussi à tous les acteurs impliqués qui ont encore des questions aujourd’hui. Je pense notamment aux vétérans qui sont rentrés en métropole, à leurs familles et à toutes les populations polynésiennes concernées. Nous leur devons bien plus qu’une simple affirmation que des milliers de documents sont potentiellement proliférants. Il est de notre devoir de fournir des explications claires et détaillées sur la nature de ces archives et les raisons de leur classification continue.
M. Vincenzo Salvetti. Je n’ai nullement voulu suggérer une absence totale de préoccupations ou de questionnements de la part des Polynésiens. Mon intention était de partager mon ressenti personnel lors de ce déplacement. En tant que représentant de la DAM, j’appréhendais naturellement les réactions que ma présence aurait pu susciter, compte tenu du passé nucléaire de la France dans la région depuis 1966. Je craignais des manifestations d’hostilité plus marquées lors de mes interactions quotidiennes avec la population locale. Cependant, j’ai constaté que ces appréhensions ne se sont pas concrétisées de la manière dont je l’avais anticipé. Je ne nie aucunement l’existence de contestations ou de préoccupations légitimes. Mon témoignage reflète simplement le décalage entre mes craintes initiales et la réalité de mon expérience sur place.
M. le président Didier Le Gac. Je comprends votre point de vue. Néanmoins, lors de notre mission en Polynésie, nous avons été confrontés à de nombreuses manifestations de préoccupations et d’inquiétudes de la part de la population. Que ce soit à travers les échanges avec les chauffeurs de taxi, les rencontres à l’aéroport ou les nombreuses sollicitations reçues via notre ligne de contact dédiée, nous avons clairement perçu l’importance de cette question pour les Polynésiens. La réunion publique que nous avons tenue à Hao a été particulièrement révélatrice à cet égard. Bien que vous n’ayez pas personnellement ressenti d’hostilité directe, il est indéniable que ces préoccupations demeurent très présentes.
Revenons maintenant à notre question principale : selon vous, quel était l’état des connaissances de la France concernant les effets des radiations au début des années 1950 ou 1960, lorsqu’elle a entrepris ses essais nucléaires ?
M. Vincenzo Salvetti. L’ouvrage de 1951 fait référence. Les Américains ont mené de nombreux essais dans le Nevada, avant même Hiroshima et Nagasaki, pour étudier les effets des explosions nucléaires sur divers matériels et infrastructures. Ces informations exhaustives sont compilées dans l’ouvrage de 1951. Depuis, aucune étude ne l’a égalé. Nous avons tenté, avec la Direction générale de l’armement (DGA), de reproduire ces résultats par simulation numérique, mais la couverture des cas était moins étendue que les expérimentations américaines.
Concernant les essais nucléaires français, nous avons débuté en Algérie avec des techniques rudimentaires, comme l’explosion d’un engin nucléaire en haut d’une tour à Reggane, lors de l’opération Gerboise bleue le 13 février 1960. Ne maîtrisant pas encore les forages profonds, nous avons ensuite réalisé des essais dans des galeries creusées dans le massif du Hoggar.
Après notre départ d’Algérie, conformément aux accords d’Évian, nous avons poursuivi les essais en Polynésie française. Nous avons d’abord reproduit les techniques que nous maîtrisions : essais aériens sur barge, sur tour et de sécurité. Progressivement, nous avons développé des techniques plus avancées, passant aux essais sous lagon, puis finalement aux forages profonds d’un millier de mètres. Cette évolution technique était nécessaire, car nous savions pertinemment qu’un essai confiné au fond d’un puits suscitait moins, voire pas de retombées, comparé aux essais sur barge, en haut d’une tour ou sous lagon. L’acquisition de cette expertise était un prérequis incontournable pour notre programme nucléaire.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors de l’installation du CEP en Polynésie française, les autorités étaient pleinement conscientes des risques encourus pour la région, comme l’expliquait déjà le document de 1951. Le déplacement des essais de l’Algérie vers la Polynésie a suscité des critiques de la part de la communauté internationale envers les États dotés de l’arme nucléaire. Ces derniers ont signé, je crois en 1973, un traité de non-prolifération et de non-utilisation des essais atmosphériques, s’engageant à y mettre fin. Néanmoins, en Polynésie, ces essais se sont poursuivis jusqu’en 1974.
Je tiens à nuancer vos propos concernant l’accueil polynésien : il ne faut pas tout confondre ! Certes, une partie de notre histoire et de notre santé nous a été arrachée. Cependant, il ne faut pas que cela altère notre esprit d’accueil et notre chaleur envers tous, même envers ceux qui nous ont causé du tort. Nous avons auditionné le ministre Hervé Morin, qui a renoncé à deux visites en Polynésie, craignant des mouvements de protestation. Votre venue est donc appréciable. Il est regrettable que M. Morin n’ait pas pu constater par lui-même notre hospitalité traditionnelle.
Concernant les sites d’essais, les atolls de Moruroa et de Fangataufa sont actuellement sous protection militaire et d’accès restreint. Je m’interroge sur la situation des sites algériens. Qu’en est-il de la gestion des éléments proliférants en Algérie ? Comment sont-ils protégés, notamment face au risque d’appropriation par des tiers pour fabriquer des bombes rudimentaires, similaires aux bombes A par fission testées en Algérie ? L’État a-t-il prévu des mesures avec l’Algérie pour sécuriser ces sites ?
M. Vincenzo Salvetti. Je ne m’attendais pas à des questions sur l’Algérie. En tout cas, je n’ai pas eu à traiter ce sujet pendant mon mandat à la DAM. D’après mes informations, après notre départ d’Algérie, certaines zones ont été placées sous protection, pour des raisons similaires à celles appliquées en Polynésie. Je ne dispose pas d’informations supplémentaires à ce sujet.
Nous avons effectué nos dix-sept premiers essais nucléaires en Algérie. Ceux de Polynésie ont débuté en 1966 et les essais aériens s’y sont poursuivis jusqu’en 1974. En Algérie, nous avons terminé en 1966. Je ne suis pas certain qu’il y ait eu un chevauchement entre les derniers essais algériens et les premiers essais polynésiens. Les tout premiers engins testés en Algérie étaient les plus élémentaires, bien moins sophistiqués que ceux testés lors des dix-sept essais suivants. Je ne peux pas en dire davantage, n’ayant pas eu à traiter ces dossiers spécifiques.
M. Yoann Gillet (RN). Permettez-moi tout d’abord de saluer l’expertise mondialement reconnue du CEA. Malgré les débats au sein de notre commission, les échanges avec ses membres actuels ont démontré une réelle volonté de transparence, et j’ai personnellement obtenu des réponses satisfaisantes à mes interrogations.
Ma question porte sur un sujet d’actualité, bien que vous ne soyez plus en fonction. Le supercalculateur utilisé pour les essais a été développé en collaboration avec l’entreprise Atos. Compte tenu de l’incertitude entourant l’avenir de cette entreprise française, percevez-vous une menace pour notre souveraineté si elle venait à être rachetée par des capitaux étrangers ? Nous savons que certaines activités d’Atos ont été divisées et rachetées par l’État français. Pouvez-vous nous éclairer sur la protection de cette activité spécifique dans le cadre des rachats par l’État français ? Avez-vous des informations sur ce morcellement d’Atos et ses implications pour notre souveraineté nationale ?
M. Vincenzo Salvetti. Votre question porte sur un sujet en constante évolution. J’ai eu l’occasion d’approfondir cette thématique, notamment lors d’une audition devant une commission sénatoriale. Jusqu’au début des années 2000, la DAM s’approvisionnait en calculateurs classiques IBM aux États-Unis. Un tournant s’est opéré au début du millénaire, avec la volonté étatique française d’acquérir une autonomie stratégique dans ce domaine. Cette décision a coïncidé avec l’arrêt des essais nucléaires et le passage à la simulation, renforçant l’impératif de disposer d’un calculateur national souverain.
L’État a alors mandaté la DAM pour développer une expertise nationale. Cette initiative s’est concrétisée en collaboration avec la société Bull pour accroître progressivement notre autonomie technologique. Un calculateur, rappelons-le, se compose d’armoires contenant des lames de calcul, des processeurs, des mémoires vives et de stockage. Initialement, tous ces composants étaient d’origine américaine. Nous avons donc entrepris, avec Bull, de créer une entité capable d’assembler ces éléments pour concevoir un calculateur. La DAM a également développé ses propres compétences en conception, aboutissant à la co-conception de calculateurs avec l’industrie française à partir des années 2000. La maîtrise du refroidissement des calculateurs représentait un défi majeur. Nous avons considérablement investi dans ce domaine avec Bull, allant jusqu’à développer des techniques de refroidissement par circulation d’un fluide caloporteur au plus près des microprocesseurs sur les lames de calcul, une avancée significative.
À mon départ de la DAM, une initiative était en cours pour développer un processeur national fondé sur la technologie ouverte ARM. Ce projet, porté conjointement par la DAM, le CEA et la société CYPR, visait à renforcer notre indépendance technologique. Au terme de ces efforts, nous disposions d’un industriel capable non seulement d’assembler, mais aussi de concevoir l’architecture des calculateurs en collaboration avec la DAM, d’élaborer des architectures de calcul et de créer des systèmes de refroidissement pour optimiser les performances des calculateurs.
Un autre choix stratégique crucial a été de développer des calculateurs généralistes, plutôt que des machines spécifiques à l’usage de la DAM. Cette décision a assuré la viabilité économique du projet, Atos parvenant à se hisser au quatrième rang mondial des fournisseurs de calculateurs.
Atos a par la suite acquis les activités de Bull, je crois au milieu des années 2010, intégrant une entité dédiée aux activités souveraines de calcul haute performance (HPC). Il était primordial que ces compétences restent sous contrôle national. Malgré les restructurations ultérieures d’Atos, j’ai récemment appris que l’État avait racheté certaines de ces activités stratégiques, ce qui, je l’espère, inclut les compétences en calcul haute performance.
M. Alexandre Duffosset (RN). Je tiens à souligner, à l’instar de mon collègue, l’importance cruciale du CEA et de la DAM. Sans elle, nous ne disposerions pas aujourd’hui de l’expertise nécessaire à notre arsenal nucléaire, outil essentiel pour notre influence internationale. Ma formation politique soutient d’ailleurs cette capacité nucléaire.
En tant que membre de la commission de la Défense, je m’interroge sur les enjeux de recrutement et de fidélisation du personnel, problématique commune à l’ensemble des armées. Les compétences en ingénierie de la DAM sont certainement très recherchées sur le marché de l’emploi. Parvient-elle à maintenir des effectifs suffisants face à la concurrence du secteur privé ?
M. le président Didier Le Gac. Mon cher collègue, bien que pertinente, cette question s’écarte assez fortement du sujet des essais nucléaires qui nous occupe aujourd’hui. De plus, M. Salvetti a précisé en début d’audition qu’il n’était plus en fonction au CEA. Je suggère que nous revenions à notre thématique principale. M. Salvetti se fera sans doute un plaisir d’échanger avec vous sur ces questions de ressources humaines à l’issue de notre séance.
Je souhaite revenir sur un point crucial que vous avez évoqué, monsieur Salvetti, concernant l’ouvrage américain Les Effets des armes atomiques. Vous l’avez qualifié d’ouvrage de référence, voire d’unique source sur le sujet. Cette affirmation, si elle est exacte, est pour le moins surprenante. Comment expliquez-vous qu’aucun ouvrage équivalent n’ait été commandité par le CEA, le ministère de la Santé ou celui de la Défense, malgré les nombreux essais nucléaires menés en Algérie et les 193 essais réalisés en Polynésie, pour étudier les effets des armes atomiques sur les populations ?
M. Vincenzo Salvetti. L’ouvrage américain de 1951 se concentrait principalement sur les effets des armes nucléaires sur les infrastructures et les matériaux. Bien que des études moins volumineuses aient été menées sur les effets radiologiques sur les populations et les êtres vivants, ce document fournit une multitude de données techniques. Il détaille notamment les effets en fonction de la hauteur, de l’énergie et de l’objectif visé par l’arme. L’accent est mis sur l’impact sur les cibles matérielles plutôt que sur les êtres humains. Cette approche s’explique par la nature de la dissuasion nucléaire, qui vise à frapper des objectifs stratégiques. Certains pays ont également développé des armes nucléaires tactiques pour une utilisation potentielle sur le champ de bataille, contre des chars d’assaut ou des navires par exemple. Pour évaluer ces effets, des infrastructures ont été construites dans le désert et soumises à des explosions nucléaires à différentes distances, afin d’observer les dommages sur diverses structures et équipements.
M. le président Didier Le Gac. Comment expliquez-vous l’absence de publications de la DAM ou du CEA concernant les conséquences des essais nucléaires sur les populations, malgré l’avancée de nos connaissances sur leurs effets environnementaux et sanitaires ? Les effets radiologiques de l’exposition sont pourtant connus depuis longtemps.
M. Vincenzo Salvetti. L’ouvrage américain de 1951 se concentre sur les différents effets des armes nucléaires, qu’il s’agisse du souffle, de la chaleur, de l’impulsion électromagnétique ou d’autres phénomènes. Il couvre de manière exhaustive tous les domaines d’effets possibles lors de l’utilisation d’une arme nucléaire.
M. le président Didier Le Gac. Encore une fois, je m’interroge sur l’absence de publications françaises, que ce soit de la DAM ou du CEA, concernant les effets des essais nucléaires sur les populations au cours des trente années d’expérimentations, d’abord atmosphériques, puis souterraines... Cette lacune contribue sans doute à la méfiance des populations polynésiennes. Vous avez mentionné avoir été responsable d’un ouvrage récent, perçu par certains comme une réponse aux critiques qui avaient été faites à l’égard du CEA à la suite de la parution du livre Toxique. Or, bien que cet ouvrage ait été distribué dans les écoles, il n’apporte pas de réelles réponses sur les conséquences sanitaires. La défiance persiste en raison du manque d’information pendant trois décennies. Il est difficile de comprendre pourquoi la DAM n’a pas communiqué plus tôt sur ces questions, que ce soit dans les années 1950, 1960 ou même après 1996.
M. Vincenzo Salvetti. Il existe une multitude d’articles scientifiques détaillant les effets des radiations sur les populations, avec des seuils de dose exprimés en millisieverts. L’ouvrage de 1951 est avant tout un document militaire, élaboré par et pour les militaires. Il se concentre sur les effets d’une arme nucléaire sur les infrastructures et le matériel militaire. Nous n’avons pas jugé nécessaire de reproduire ces essais, car les effets d’une kilotonne nucléaire, qu’elle soit américaine, russe ou française, sont identiques en termes de souffle et de chaleur, en fonction de la hauteur d’explosion.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Notre président s’interrogeait sur l’opportunité pour le CEA ou la DAM d’établir, après 1951, un rapport détaillé sur les conséquences radiologiques, notamment sur les populations. Le rapport de 1951 abordait brièvement l’impact potentiel sur les cellules reproductrices humaines. Aujourd’hui, malgré les incertitudes persistantes, il serait important d’apporter plus de transparence sur ces conséquences, qui sont bien réelles en Polynésie et pour les vétérans, afin de restaurer la confiance des populations affectées.
Certains acteurs préconisent de ne plus utiliser le terme « essai nucléaire » mais celui de « bombe ». Quelle est votre opinion sur ce sujet ? Considérant que d’autres termes comme « tir » ou « expérimentation » sont également employés pour décrire les activités du CEP, quelle dénomination vous semble la plus pertinente ? Quelles sont les limites de chaque appellation ? D’un point de vue mémoriel, quelle terminologie serait à privilégier, selon vous ?
En tant que scientifique, considérez-vous qu’un tir atmosphérique ou souterrain, en particulier atmosphérique, est une bombe ? Quelle différence faites-vous entre, par exemple, Aldébaran et Little Boy ?
M. Vincenzo Salvetti. Tout d’abord, je n’ai pas affirmé que l’ouvrage de 1951 ne faisait aucune référence aux effets sur l’homme, mais que ces références étaient effectivement limitées.
Concernant Aldébaran et Little Boy, la distinction est fondamentale. Aldébaran était un engin expérimental, ce que nous appelions à l’époque une « formule nucléaire ». Il s’agissait d’un dispositif conçu pour acquérir des données qui alimentaient ensuite le processus dit de militarisation, terme spécifique à la DAM. Ces essais nucléaires fournissaient des mesures utilisées pour concevoir de véritables armes nucléaires. Little Boy, en revanche, était une arme nucléaire opérationnelle, utilisée sur Hiroshima. C’est comparable à la différence entre la tête nucléaire qui équipe actuellement nos missiles air-sol moyenne portée améliorés (ASMP-A) et l’engin nucléaire testé dans le Pacifique en 1996 pour valider le concept de charge robuste. Ce sont deux objets de nature différente.
Quant à la terminologie, je considère qu’une bombe est un objet existant, développé et fabriqué à des fins militaires, et en service opérationnel. Par exemple, les SMPA-A sont équipés de têtes nucléaires aéroportées (TNA) et constituent un système d’armes nucléaires. Ce que nous expérimentons lors des essais est un engin expérimental destiné à acquérir des données. Il est important de noter que certains engins testés n’ont pas abouti à des systèmes d’armes spécifiques, mais ont servi uniquement à obtenir des mesures physiques.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Un essai nucléaire n’a pas de visée conflictuelle, tandis que l’utilisation de Little Boy s’inscrivait dans un contexte de guerre. Le tir Tamouré a été effectué le 19 juillet 1966, juste après Aldébaran. Bien que dépourvu d’intentions belliqueuses, il a été réalisé depuis un Mirage IV à 1 000 mètres d’altitude, dans des conditions similaires au largage de Little Boy sur Hiroshima. La principale différence réside dans le contexte : Tamouré n’a pas été effectué de nuit, contrairement à Little Boy qui marquait la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, vous attribuez à la notion de bombe une intention liée à un contexte de conflit. C’est précisément ce qui distingue un tir expérimental, comme celui du Mirage IV, de l’utilisation de Little Boy. Est-ce exact ?
M. le président Didier Le Gac. C’est effectivement le contexte qui fait toute la différence. Nous avons d’un côté un essai en période de paix et de l’autre une bombe utilisée dans un but destructeur en temps de guerre.
M. Vincenzo Salvetti. Une arme nucléaire est un système déployé au sein des forces armées, destiné à des fins guerrières ou, dans le cas de la dissuasion française, à dissuader. L’arsenal nucléaire français n’est pas conçu pour être utilisé, mais pour servir de moyen de dissuasion. Son utilisation effective ne surviendrait qu’en dernier recours, ce que nous espérons ne jamais voir. Aldébaran et Tamouré étaient des engins expérimentaux. Certes, Tamouré a été transporté par un avion, mais il demeure un dispositif expérimental. On ne peut donc pas le comparer à une arme déjà intégrée dans un système militaire opérationnel.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Considérez-vous que le tir Aldébaran et les autres essais réalisés à Moruroa ne peuvent être qualifiés de bombes ?
M. Vincenzo Salvetti. À titre personnel, je ne peux pas qualifier ces engins expérimentaux de bombes.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie vivement pour votre venue et la qualité de vos réponses.
31. Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées (Mardi 29 avril 2025)
M. le président Didier Le Gac. Je suis heureux de souhaiter la bienvenue à M. Sébastien Lecornu, qui est à la fois actuel ministre des armées et ancien ministre des outre-mer.
Après la quarantaine d’auditions que nous avons menées et un déplacement en Polynésie pour certains d’entre nous, plusieurs traits saillants se font jour. D’abord, la nécessité sans doute de revoir certains aspects de la loi Morin de janvier 2010 (loi relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français), en particulier s’agissant de la constitution des dossiers des victimes, qui reste complexe. Ensuite, la nécessité d’ouvrir davantage les archives de cette époque, après une première étape réalisée par votre prédécesseur Jean-Yves Le Drian en 2013. Certaines institutions devraient poursuivre leurs efforts en la matière (je pense moins au ministère des armées qu’au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives - CEA). Enfin, la nécessité de renforcer les aspects mémoriels de cette page de notre histoire, encore trop méconnue ; on nous l’a souvent répété, en Polynésie, quand nous parlions de dissuasion nucléaire à l’aune des événements en Ukraine.
Avant de vous entendre, Monsieur le ministre, je souhaiterais vous poser deux questions préalables.
Lors de votre déplacement en Polynésie comme ministre des outre-mer, en mai 2021, vous aviez indiqué au sujet des essais nucléaires : « Nous n’avons pas peur de la vérité, au contraire, nous la voulons ». Que vouliez-vous dire exactement, et quelle est votre position aujourd’hui, comme ministre des armées ? Quelles initiatives avez-vous prises pour faire éclore cette vérité ?
Par ailleurs, quelles sont les raisons pour lesquelles les travailleurs algériens qui ont participé aux essais nucléaires en Algérie bénéficient du titre de reconnaissance de la nation (TNR), tandis que les travailleurs des sites nucléaires polynésiens en sont exclus ? Envisagez-vous de modifier la législation, ou aviez-vous envisagé de le faire quand vous étiez ministre des outre-mer ?
Mais, avant de vous écouter, je vais vous demander de prêter serment, comme doivent le faire toutes les personnes entendues dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire. Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Sébastien Lecornu prête serment.)
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Dans la vie politique ou dans le service de l’État, il y a parfois des dossiers ou des thématiques qui vous suivent. Vous avez rappelé mes anciennes fonctions de ministre des outre-mer mais, jeune secrétaire d’État à l’écologie, en 2017-2018, j’avais déjà eu à connaître de ce dossier lors d’un premier déplacement en marge du Forum des îles du Pacifique (en particulier de la question de la surveillance géomécanique des systèmes de faille, c’est-à-dire la vie du sous-sol entre Moruroa et Fangataufa). Ensuite, comme ministre en charge des collectivités locales, j’ai davantage eu à traiter du suivi territorial des choses, au travers du contrat de redynamisation des sites de défense (CRSD) et de la relation avec les tavana, en particulier les élus de Hao, de Pirae et de Papeete. Puis, comme ministre des outre-mer, c’est un autre exercice auquel je me suis prêté avec Geneviève Darrieussecq (alors secrétaire d’État auprès de ma prédécesseure Florence Parly) autour de deux grands axes : un volet archives, vérité, mémoriel, compréhension et objectivation ; et la question des indemnisations, c’est-à-dire la capacité à exécuter au mieux la loi Morin.
Depuis plusieurs années, j’ai ainsi été confronté à ce sujet dans mes différentes fonctions ministérielles. C’est une thématique fondamentalement humaine, puisqu’elle concerne des personnes qui ont été ou sont malades, ainsi que leurs proches. Ce sujet soulève des enjeux d’accès à la vérité et comporte également une part liée à la vie politique locale. Je me suis rendu sept ou huit fois en Polynésie française et je n’ai pas la prétention de bien la connaître, mais pour avoir été confronté à ce dossier, j’observe qu’il est éminemment sensible politiquement.
Au fond, je vis cette commission d’enquête comme une chance pour couper les problèmes en petits morceaux, les objectiver et les regarder à froid. Comme ministre des Armées, puisque vous m’auditionnez avant tout ès qualités, elle me fournit également l’opportunité de nous comparer avec les autres puissances nucléaires (ce que nous ne faisons pas suffisamment) quant à la manière dont les essais ont été menés et dont le sujet a été traité. Elle permet aussi de réfléchir, même si cela semble anachronique, au fait que certaines puissances semblent aujourd’hui tentées de reprendre leurs essais nucléaires. La France, si elle continue à faire des essais, les a désormais entièrement dématérialisés grâce à la simulation et à de fortes puissances de calcul. C’est une spécificité. En effet, beaucoup de pays nucléaires, y compris alliés, n’ont toujours pas démantelé leurs centres d’essais : ils ont opté pour une suspension. Vous savez, pour vous être rendus dans l’ancien centre d’expérimentation du Pacifique de Moruroa, que nous avons plutôt pris la décision du démantèlement et de la projection vers la simulation. Ce sujet est fondamental car la commission d’enquête permet non seulement regarder le passé, mais aussi de dresser des perspectives concernant les programmes de simulation liés à la dissuasion.
Pour entrer plus précisément dans le sujet en évitant d’être trop technique, d’autant que vous connaissez bien le sujet grâce à vos nombreuses auditions, je vous ferai part de mon ressenti et de la manière dont j’ai vécu ce dossier dans ses différentes étapes.
Je commencerai par le suivi dit géomécanique (la ministre Voynet ici présente a eu en connaître quand elle était ministre de l’environnement), c’est-à-dire la capacité à surveiller les failles. Le système Telsite tel qu’il existe, après d’importants investissements, est remarquable à bien des égards. Il l’est par sa pérennité et par sa qualité scientifique : dans le centre de télésuivi à distance, en banlieue parisienne, un opérateur du CEA, présent 365 jours par an, y compris le soir de Noël, est ainsi en mesure de donner l’alerte avec un délai de prévenance important. Les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, ont eu à cœur de laisser les scientifiques, les « sachants », développer un tel dispositif. Nous sommes la seule démocratie nucléaire à nous être assurés, ce qui paraît bien naturel, que ce suivi soit effectué avec rigueur. Voici la première famille de sujets dont j’ai eu à connaître, comme secrétaire d’État à l’écologie.
Ensuite, comme ministre des outre-mer, j’ai été frappé par l’extraordinaire complexité des systèmes d’indemnisation. Quand je suis tombé dans ce dossier, j’ai passé beaucoup de temps avec les associations, avec les représentants du territoire, mais aussi avec les médecins et la communauté médicale, civile ou militaire, d’autant que j’avais alors à gérer le covid.
J’ai été frappé de voir la différence qui existait entre d’une part ce que dit la loi Morin, et d’autre part le fonctionnement réel du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen). La question du millisievert fait office de paratonnerre, car c’est vers elle que les regards sont tournés, mais il faut bien reconnaître aussi l’échec, les premières années, de l’accessibilité du système d’indemnisation. Les chiffres sont invraisemblables : onze dossiers qui ont abouti sur des centaines déposées, et encore récemment seulement 186 dossiers finalisés en 2021 sur les 416 qui ont pu être déposés… On voit bien que le dispositif qui a été imaginé n’était pas accessible. Je me suis passionné pour ce sujet, et je dois dire que je n’ai pas été déçu ! Dominique Saurin, à qui je rends hommage et qui était le Haut-Commissaire de l’époque en Polynésie française, a visité des atolls où nos concitoyens n’avaient jamais reçu de visite d’un représentant de l’État, civil ou militaire ! Le dispositif qui avait été imaginé ne trouvait donc pas sa place dans la manière dont nos concitoyens vivaient dans certains villages. Même les tavana, les maires, n’étaient pas toujours informés de son fonctionnement.
En 2021, lorsqu’il s’est agi de préparer la visite du Président de la République, une chose m’a sauté aux yeux, comme ministre des Outre-mer : il y avait eu la loi Morin, qui constitue un socle intéressant, la loi sur l’égalité réelle outre-mer, l’inversion de la charge de la preuve, qui a tout changé dans la manière de bâtir un dossier d’indemnisation… mais tout cela ne suffisait pas. On en revenait toujours à des questions que connaissent tous les élus locaux : le dimensionnement du système, en l’occurrence du Civen, le nombre d’équivalents temps plein (ETP) compétents, et surtout la capacité à « aller vers », c’est-à-dire à assister chaque concitoyen dans la rédaction d’un dossier.
Les choses ont malgré tout évolué, puisqu’en 2024, sur les 2 846 dossiers présentés, 1 026 ont fait l’objet d’une décision d’indemnisation. Je ne me substitue pas au travail de la commission d’enquête, mais il s’agira d’évaluer si c’est suffisant ou s’il convient d’aller plus loin, ce à quoi je suis favorable, pour continuer à remédier à la non-adaptation du dispositif à la réalité territoriale.
Vous m’avez posé deux questions Monsieur le Président et je vais tout de suite vous répondre.
Sur l’accès à la vérité d’abord, les deux seules limites à la transparence totale qui existent sont assez consensuelles. La première, dont je suis garant comme ministre des Armées, concerne les informations pouvant donner lieu à de la prolifération nucléaire. Certaines informations concernant des essais ou la manière dont leurs résultats sont à interpréter pourraient avoir un impact important en la matière. La deuxième limite, qui en découle, est la compréhension de notre propre arsenal nucléaire. Les résultats des essais permettent de comprendre nos systèmes d’armes. Je pourrai y revenir, dans la limite du secret-défense. Ce sont les seules vraies limites, et personne ne souhaite les lever.
Pour le reste, lorsque j’ai été confronté à ce dossier, les essais étaient terminés, la dernière salve datant de 1996. Aussi ai-je essayé de l’aborder, comme jeune ministre, avec humanité pour les personnes confrontées aux conséquences des essais et en assumant – vous connaissez mes opinions sur l’apport de la dissuasion nucléaire pour notre système de défense. De nombreux termes sont employés, comme celui de dette. J’estime que celui de reconnaissance trouve aussi toute sa place. Or ouvrir les archives et faire acte de transparence est aussi un moyen d’exprimer la reconnaissance vis-à-vis du territoire et des populations.
Un bond en avant a été opéré en matière de déclassification et d’accessibilité des documents. J’y ai prêté attention, comme ministre des Outre-mer puis comme ministre des Armées. En trois ans, ce ne sont pas moins de 173 000 documents qui ont été traités, parmi lesquels seuls 194 ont été déclarés non communicables, sur les fondements des deux limites que je vous ai indiquées précédemment. Sur un volume de 900 cartons d’archives, il en reste 33 dont il faut finaliser l’analyse, soit moins de 4 %. Je parle ici des seules archives du ministère des Armées.
À cet égard, j’ai une proposition à formuler à la commission d’enquête. Il se trouve que la direction des applications militaires du CEA (CEA DAM) est liée aux Archives nationales par une convention de 1985 mais qui n’est plus adaptée à la nature des documents concernés, compte tenu de leur degré de classification. Cependant, tant dans sa partie civile que dans sa partie militaire, le CEA ne dispose pas des ressources humaines suffisantes pour traiter correctement son système d’archives. Comme principal ministre de tutelle du périmètre de la DAM, je formule donc la recommandation de changer l’actuelle convention pour permettre au CEA-DAM de contractualiser avec le service historique de la Défense, à Vincennes. Ce dernier non seulement dispose des moyens nécessaires pour traiter ces informations, mais peut traiter la matière classifiée. Ses archivistes seront ainsi capables de donner droit aux demandes des particuliers, journalistes, chercheurs, parlementaires et autres. Ce changement de convention pourrait intervenir rapidement, et nous aurions alors le dernier mètre permettant d’aller au bout des choses.
Depuis 2021, pour la partie déjà ouverte, c’est-à-dire 173 000 documents, vingt lecteurs ont consulté les fonds dont, il faut le préciser, seulement douze chercheurs, trois journalistes et cinq particuliers. Mais ce nombre importe peu, car derrière ces consultations se trouvent autant de thèses de doctorat et de travaux de recherche potentiels. Cette affaire doit s’inscrire dans le temps long.
J’en viens à votre deuxième question, relative au TNR. En l’occurrence, deux sujets se superposent. Les personnels civils ou militaires ayant servi au Sahara jusqu’en 1964, sur les sites d’In Ecker ou de Reggane, entrent dans le contingentement des récompenses et des reconnaissances du contingent qui a servi pour la guerre d’Algérie. Les essais ont perduré jusqu’en 1967, conformément aux accords d’Évian, mais les personnels civils ou militaires ayant servi à Reggane ou à In Ecker entre 1964 et 1967 n’ont pas bénéficié du TNR, lequel s’adosse à la réalité d’un combat. De fait, c’est la campagne d’Algérie qui a déclenché la reconnaissance de la Nation, pas les essais. Votre question écrite nous a permis de faire un travail de recherche en amont pour apporter cette réponse précise.
Pour autant, nous continuons d’avancer dans le dossier de la reconnaissance due aux vétérans, ce public particulier de civils et de militaires qui ont participé aux campagnes d’essais et dont certains ont d’ailleurs ensuite choisi de rester vivre en Polynésie française. Certes, il convient de distinguer les campagnes d’avant 1974 de celles d’après, puisque les essais souterrains ne donnent pas lieu à rejets de déchets ; c’est la raison pour laquelle ce sont avant tout les essais atmosphériques qui nous intéressent ici.
Florence Parly leur avait ouvert la médaille de la Défense nationale (la décoration du ministère, qui est essentiellement attribuée à des militaires mais peut aussi l’être à des civils) avec une agrafe dédiée, nommée « Essais nucléaires ». Plusieurs milliers de ces médailles ont été attribuées depuis quelques années. Je crois comprendre qu’un certain nombre de civils, que j’appellerai les « vétérans indirects », pas nécessairement salariés du centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) mais qui ont pu être en deuxième rideau et concourir, d’une manière ou d’une autre, à la réussite des campagnes d’essais, pourraient voir instruire leur dossier de demande de décoration. J’y suis favorable.
Je tiens à préciser ici que la médaille de la Défense nationale n’est pas une médaille de victime, mais la reconnaissance d’une action positive au service de la Défense nationale comme vétéran. Il nous est ainsi arrivé, dans des campagnes encore récentes, de décorer des interprètes, des traducteurs, des personnels civils de recrutement local en Afghanistan. Si des personnalités civiles ayant concouru plus indirectement aux campagnes d’essais méritent récompense, je suis prêt à l’étudier, puisque cette décoration est attribuée sous ma délégation de signature.
M. le président Didier Le Gac. Merci pour vos réponses précises. Vous évoquiez une comparaison avec d’autres pays : nous avons envoyé des questionnaires à plusieurs ambassades et avons déjà beaucoup de retours. Tout cela devrait fortement enrichir le rapport de notre commission.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ces questionnaires ont effectivement été envoyés aux représentations françaises de différents pays. Nous sommes en train de traiter les nombreuses réponses que nous avons reçues ce week-end.
Après avoir été le siège de trois décennies d’expérimentations nucléaires, la Polynésie française est passée d’une société traditionnelle à une société de consommation. Depuis l’arrêt du CEP et son démantèlement à la fin des années 1990, c’est la toute première fois qu’une commission d’enquête de l’Assemblée nationale se penche sur l’ensemble des conséquences de la politique d’expérimentation nucléaire française dans le Pacifique. Vous l’avez dit, Monsieur le ministre, cette commission d’enquête est une chance : je vous remercie de la considérer comme telle. Le moment est important pour nous tous, celles et ceux qui ont œuvré au CEP, leurs familles, les populations, la Polynésie et la France.
Dans toute la Polynésie, plusieurs types de travailleurs ont cohabité pendant les opérations du CEP : des personnels militaires, des personnels civils de l’État, mais aussi une frange de travailleurs polynésiens ou étrangers (au cours d’une audition, la géographe Florence Mury nous a même informé que des travailleurs portugais avaient participé aux opérations) qui avaient un statut flou. Il y avait des bâtisseurs, des maçons, des ferrailleurs, des mécaniciens, des électriciens, des plombiers, des plongeurs, des marins, des hommes de ménage, des ouvriers qualifiés... Tous étaient employés par des entreprises de sous-traitance du CEA et du CEP. Ils ont tous, chacun et chacune (car il y avait également quelques femmes) participé à leur échelle à la construction des infrastructures et au déroulement des opérations. Quelle place donne-t-on, dans le dédale des reconnaissances, aux personnes qui ont fait cette histoire ? Vous avez commencé à répondre, mais pouvez-vous aller plus loin ?
S’agissant des employés d’entreprises de sous-traitance, j’ai deux histoires à vous raconter car nous n’avons pas rencontré que des scientifiques : les témoignages des personnes qui ont véritablement vécu les essais sont absolument essentiels. J’ai ainsi rencontré de façon fortuite deux travailleurs sur l’atoll d’Anaa, qui ont respectivement travaillé huit et douze ans sur les sites des essais. Or, ni l’un, ni l’autre ne perçoit de pension de retraite pour cette période pour la « simple et bonne raison » que leur entreprise n’existe plus (en tout cas, c’est ce qu’on leur oppose). Ils ne peuvent donc pas fournir de relevé de carrière et ils ne touchent rien. Je précise qu’ils ne sont pas malades. Que pouvez-vous faire pour apporter un début de réponse à cette situation ?
Autre cas qui m’a choquée : j’ai rencontré la semaine dernière un ancien travailleur de Moruroa, embauché en 1970 après avoir été renvoyé de l’école. Son père travaillait alors pour une entreprise d’électricité sous-traitante du CEA et avait demandé au patron de prendre aussi son fils (il avait accepté sous réserve que le père prenne toute responsabilité et signe une décharge). Ce garçon n’avait que 14 ans ! Il a travaillé pendant cinq ans pour cette entreprise. Je lui ai demandé comment il était alors payé : il m’a dit que tout se faisait alors de la main à la main, en liquide, sans aucun document.
Cela implique la présence d’au moins un mineur sur les sites d’expérimentation à Moruroa. Quels étaient les outils du CEP pour contrôler les personnels acheminés vers les atolls de Moruroa et Fangataufa ? Comment réagissez-vous à ce récit ?
Voilà pour mes premières questions. Māuruuru.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Māuruuru, merci.
Outre les réponses techniques, je peux me baser sur mon expérience personnelle, forgée au gré des nombreuses rencontres que j’ai pu faire en Polynésie. Je me suis rendu à Moruroa quand j’étais ministre des Outre-mer. Il n’est jamais inintéressant de discuter avec notre détachement militaire qui assure la sécurité du site, comme vous l’avez fait ; cela permet d’assez bien comprendre des choses.
La littérature, les témoignages et les archives ouvertes montrent qu’il y a eu plusieurs périodes. Il est difficile de comparer ce qui s’est passé entre 1964 et 1966 et dans les années 1980. Ce sont deux mondes différents.
L’année 1974 marque à l’évidence une césure. La vie du site n’était pas du tout la même au moment des essais atmosphériques ou à l’époque des essais souterrains. La manière dont les essais ont été effectués, la façon dont les équipes ont interagi, les degrés de procédure, de protection et de compréhension n’étaient pas les mêmes. Les premiers essais sur barge en Polynésie n’avaient déjà que peu en commun, dans la manière de procéder, avec nos premiers essais dans le Sahara, et ces premiers essais dans le Sahara n’avaient même rien à voir avec les premiers essais soviétiques et américains, entre 1945 et 1960. Il faut garder cette perspective : la dernière campagne d’essais, sous la présidence de Jacques Chirac en 1996, et la vie du CEP dans les années 1960 (quand il fallait que le programme nucléaire avance coûte que coûte) n’ont bien sûr rien à voir entre elles.
Je forme le vœu que le rapport de votre commission fasse ressortir les différentes périodes, et la manière dont la Polynésie a vécu chacune d’entre elles. Il fut un temps où une forme de routine s’était installée, voire une certaine invisibilité des essais. Vous connaissez cela mieux que quiconque, madame la rapporteure !
De surcroît, la Polynésie est immense, grande comme l’Europe. Aller de Papeete à l’atoll de Moruroa, aux îles Tuamotu ou aux îles Gambier, équivaut à aller de Paris à Budapest ou à Kiev. Il est important de le garder à l’esprit, pour avoir une bonne compréhension d’ensemble.
Je n’ai aucun doute quant au fait que nous ne sommes pas au bout du travail de reconnaissance pour les vétérans indirects. Les militaires et les civils qui travaillaient au CEP ou dans ses bases de soutien (je pense à Hao mais aussi, bien entendu, à Tahiti) étaient soit terriens, soit marins, soit aviateurs, soit civils de la défense dans ses différentes composantes (essentiellement le CEA DAM mais aussi la direction générale de l’armement, DGA). Il y avait aussi quelques salariés d’entreprises ciblées, et un nombre important de sous-traitants, notamment dans les phases de construction du site, d’où l’importance de bien distinguer les périodes, les installations des premiers essais sur barge n’ayant rien à voir avec les installations post-1974 pour les essais souterrains. Il existait une forte volonté politique locale de faire travailler le tissu économique, et de nombreuses entreprises ont été sollicitées par le ministère des Armées ou de la Défense.
Non, nous ne sommes pas au bout du travail concernant les vétérans et les anciens salariés d’entreprises de sous-traitance, de travaux publics, de maintenance, d’électricité ; toutes ces personnes qui faisaient vivre la communauté défense et qui, à leur manière, cela ne fait aucun doute, ont participé à la réussite des campagnes d’essais et doivent trouver leur place dans le système de reconnaissance. En l’occurrence, il n’est pas besoin de modification législative : c’est avant tout une manière de faire. Sur ce sujet, je serai heureux d’avoir les conclusions de la commission d’enquête. S’il faut demander au commandant supérieur des forces armées en Polynésie française (ComSup FAPF) ou à l’amiral commandant la zone Asie-Pacifique, à Papeete, d’engager une campagne d’aller vers ou de rouvrir des contingents de décorations pour des civils vétérans indirects, j’étudierai le sujet avec bienveillance.
J’en viens à votre question sur les sujets sociaux, comme les pensions de retraite. D’abord, je découvre qu’il y avait des mineurs employés sur le CEP ! Ensuite, le fonctionnement des régimes sociaux de la Polynésie présente des particularités. Par définition, le droit applicable n’est pas le même qu’en métropole puisqu’il s’agit d’une collectivité d’outre-mer sui generis et que son système social est à part ; il ne dépend pas de l’État. Là encore, il convient de distinguer les périodes.
Vous n’échapperez pas à ce travail de dates. Le statut de la Polynésie des années 1960 n’était pas le même que dans les années 1980 et encore moins que maintenant. Des sujets méritent à coup sûr d’être traités en lien avec le territoire, mais ils n’ont que très indirectement à voir avec les essais : une autre activité militaire, conventionnelle, aurait pu générer le même schéma de sous-traitance, avec les mêmes difficultés d’ouverture de droits. Si le ministère des armées peut y contribuer, nous le ferons volontiers.
M. le président Didier Le Gac. Nous en venons aux questions des députés.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Nous nous sommes déjà rencontrés dans différents territoires d’outre-mer, Monsieur le ministre. Vous avez signalé tout à l’heure que j’aurais eu à connaître de certains éléments du dossier polynésien. J’aurais bien aimé, figurez-vous ! J’ai été ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement entre 1997 et 2000, juste après l’arrêt des essais souterrains qui avaient repris en 1995. Je comprends, au fil de nos auditions, de nos rencontres et de nos déplacements, à quel point on était dans le déni à l’époque. Quand je dis « on », ce n’est pas moi : je posais des questions auxquelles je n’ai eu aucune réponse. Il y avait du déni ! Il y avait de l’obstruction ! Il y avait des mensonges ! On invoquait en permanence le secret-défense pour ne pas répondre. Pourtant, ces questions que je posais n’émanaient pas que de moi : je relayais largement les interrogations des élus polynésiens et de la société polynésienne. On ne peut donc que se réjouir du changement de focale et de la possibilité de discuter de ces sujets plus ouvertement.
Je suis frappée que certains de nos interlocuteurs accumulent les « à l’époque, on ne savait pas ». Mais, si, à l’époque, on savait ! L’ouverture des archives, la déclassification de nombreux documents, mais aussi le fait qu’avec le temps les langues se délient, nous ont permis de découvrir des réalités choquantes. Quand, à Tureia, les militaires recevaient du Lugol et qu’on décide de ne pas en donner à la population exposée à la radioactivité, pour ne pas affoler le monde ou générer des troubles sociaux, on sait. On se comporte mal, mais on sait.
Tout cela sent quand même les Pieds nickelés, la légèreté, le bricolage, l’improvisation ; je dois dire que notre visite à Moruroa a étayé ce sentiment. Vous avez visité le fameux « banc Colette » : il faut tout de même avoir un cerveau un peu fêlé pour tester sur un atoll ce qui se passe quand une bombe n’explose pas et se contente de tomber au sol ! Quoi qu’il en soit, cela s’est fait. Que se passe-t-il ensuite ? On bricole. On coule une bande de béton, puis on constate qu’il reste quand même de la radioactivité, donc on recouvre d’une bande de goudron. Et puis, un jour, un coup de vent emporte tout dans le lagon. Chaque étape donne une impression d’improvisation, d’irresponsabilité, de légèreté. Mais c’est vieux, et nous n’allons pas y revenir éternellement…
Vous avez évoqué un point important : nombre de personnes que nous avons rencontrées en Polynésie ne combattaient pas la dissuasion nucléaire et ne trouvaient pas scandaleux d’apporter leur pierre à l’édifice. Elles font au contraire part de leur fierté et de leur sentiment d’avoir rendu un service à la collectivité nationale. Aussi sont-elles d’autant plus choquées de se sentir ainsi « méprisées », « abandonnées », « non reconnues ». Nous avons rencontré une assemblée de lycéens et de professeurs d’histoire qui déplorent qu’on leur présente non pas l’histoire de la Polynésie mais l’histoire de la France ; ils trouvent scandaleux qu’il n’y ait rien sur les essais nucléaires en Polynésie et en Algérie dans les manuels d’histoire de tous les lycéens français.
Vous avez également souligné la complexité du système d’indemnisation. Nous y reviendrons, car c’est un des points importants de notre travail de commission d’enquête.
Il est difficile de fixer des dates. Il n’y a pas un moment où l’on a raconté des bêtises et fait n’importe quoi, un moment où l’on a essayé de limiter la casse, puis un moment où l’on a ouvert les archives. Ces périodes se chevauchent et toutes les institutions n’ont pas réagi de la même façon.
Lors de notre déplacement, nous avions fait savoir grâce à Mereana Reid Arbelot, notre rapporteure, que nous souhaitions rencontrer des Polynésiens qui n’avaient pas encore témoigné. Nous en avons rencontré qui listaient leurs morts, il n’y a pas d’autres termes ! On ne peut pas affirmer de façon certaine que ces décès sont imputables aux essais, mais c’est la série qui fait peur : quand quelqu’un de Tureia ou des Gambier vous dit que sa mère est morte à 42 ans d’un cancer du sein, que son fils aîné a eu une leucémie et que son voisin a été malade, vous vous rendez compte que ce n’est pas anecdotique. Il y a aussi ce militaire français qui raconte être venu la fleur au fusil, persuadé qu’il n’y avait pas de risques, et dont la femme, le frère et un camarade sont morts. Il en parle avec les larmes aux yeux, mais il n’est pas dans la revanche ou la colère. Il a besoin d’une reconnaissance qui ne passe pas que par l’argent.
La question consiste donc à savoir où sont les dossiers médicaux ? Nous les cherchons depuis quatre mois. Le ComSup FAPF nous dit que quelqu’un lui a dit qu’ils étaient à Limoges (ensuite, allez savoir où précisément… !) mais une parlementaire qui a travaillé sur la question lui répond que non, ils seraient à Saclay… Le CEA est plus encore une « grande muette » que le ministère des Armées ! Nous y allons la semaine prochaine, mais pouvez-vous nous aider à retrouver les dossiers médicaux de ceux qui en ont, étant entendu que ce n’est pas le cas de tout le monde ? Il faudrait au moins que ceux qui ont un dossier médical puissent y avoir accès, comme la loi le prévoit.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Le système Telsite est une invention qui date des années 1990. Certes, tout ne va pas bien dans ce qui a trait aux essais, mais Telsite est une réussite, et une réussite des Français dans leur ensemble. Dans ce projet, les scientifiques ont pris le pas sur les politiques, qui ont accepté de leur faire confiance. Quelques générations de géologues ont bâti ce programme qui est, objectivement, un petit bijou technologique et qui, accessoirement, a coûté beaucoup d’argent au contribuable : comme nous sommes au Parlement, rendre compte du fait qu’il fonctionne bien est une bonne chose. Je ne connais pas d’autre pays qui ait développé un système de surveillance aussi fort. C’est en ce sens que je disais que vous aviez peut-être eu à en connaître, ou votre ministère.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Non. Ce n’était quand même pas transparent.
M. Sébastien Lecornu, ministre. C’est possible.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Le Telsite a été créé au ministère des Armées. Le CEA devait être au courant, mais le ministre de l’Environnement ne l’était pas du tout.
M. Sébastien Lecornu, ministre. La principale difficulté vient du fait que certaines compétences ne relèvent pas de l’État. Ce n’est en rien une critique mais seulement un constat. L’environnement n’est pas une compétence de l’État, mais du pays et dans les années 1990 et 2000, le calage avec le pays n’a pas toujours été simple. C’est vrai pour de nombreux sujets. Ainsi, la santé (pour vous qui avez dirigé l’Agence régionale de santé de Mayotte) n’est pas une compétence de l’État, mais du territoire. On a bien vu lors de la gestion du covid, et là encore ce n’est pas une critique, qu’il faut un calage en fonction des spécificités concernées.
Par ailleurs, je suis d’accord avec un point que vous avez soulevé : le secret-défense a bon dos ! Il répond à plusieurs enjeux. Le premier était lié aux opérations d’essais en tant que telles et à la matière nucléaire. N’oublions pas que nous étions en période de Guerre Froide, marquée par de nombreuses tentatives d’espionnage, désormais largement documentées. Ces tentatives ne venaient d’ailleurs pas seulement de nos compétiteurs, mais aussi, parfois, même de nos alliés qui voyaient d’un mauvais œil que la France puisse devenir une nation dotée de l’arme nucléaire. Je vous rappelle la proposition de McNamara à Messmer dans les années 1960 et les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies : notre aventure nucléaire s’est faite contre l’avis de la communauté internationale. Cette première part de secret était donc inhérente aux activités militaires.
Il faut aussi noter des changements de culture. Le rapport au risque et à la transparence a beaucoup évolué. Voyez, dans les polygones de tirs conventionnels de la DGA, la manière dont on interagit en 2025 avec les collectivités locales, et allez voir le maire de Hyères, dans le Var, au sujet des opérations d’essais civils menées sur l’île du Levant dans les années 1980 : c’est le jour et la nuit ! La manière d’aller vers davantage de transparence et de dialoguer avec la préfecture et les collectivités territoriales n’a rien à voir. Le changement culturel est indéniable, et le rapport générationnel à cette affaire a également beaucoup évolué.
Un troisième élément, qui m’a beaucoup frappé, est la fierté. Vous l’avez évoquée ! Cela nous ramène à la relation entre les outre-mer et l’Hexagone. J’ai beaucoup souffert, comme ministre des Outre-mer, de constater qu’on ne parle des Outre-mer qu’en cas de catastrophe et jamais lorsqu’un événement formidable se produit. Le traitement des élites parisiennes vis-à-vis de l’outre-mer est objectivement détestable. Certes, tout le monde dit ce qu’il faut pour faire bien, mais allez au Sénat pendant les discussions (généralement la nuit ! ) sur le budget des Outre-mer : seuls les députés ultramarins sont présents dans l’hémicycle ! Pardon de jeter un pavé dans la mare, mais si le sujet était vraiment important pour tout le monde, nous devrions tous être présents. Le covid en Outre-mer était en décalage avec les courbes dans l’Hexagone : nous avons dû gérer cela dans une indifférence épouvantable. J’en ai souffert. Lorsque vous faites une émission de radio comme ministre des Outre-mer, vous répondez à une question sur les Outre-mer et les dix-neuf minutes restantes sont consacrées à la vie politique politicienne. Les Ultramarins (et pas seulement les Polynésiens) le ressentent puissamment.
Le sujet, c’est de « faire Nation ». De fait, la dissuasion nucléaire française protège les intérêts vitaux du pays dans son ensemble. Cette fierté est donc clé.
Sans me mêler de la vie politique polynésienne des années 1970, 1980 ou 1990, j’observe aussi que les questions de la « dette nucléaire » ou du « milliard Chirac » ont mis à distance les populations concernées. Tout cela apparaissait comme des sujets d’élus, de fonctionnaires, de représentants de l’État, de militaires, et a été traité en excluant la population. Ce n’est que depuis quelques années qu’un mouvement d’inclusion commence à s’opérer.
Où sont les dossiers médicaux ? Le problème est qu’ils sont partout. En fonction du statut du patient vétéran, le service ressortissant n’est pas le même. Le plus simple est quand les dossiers sont à Tahiti, notamment au centre médical de suivi, qui bénéficie du renfort d’ETP du service de santé des armées (SSA). Mais ceux-là, vous n’avez pas de mal à les trouver. En revanche, les dossiers médicaux des militaires de l’armée de terre sont dans certains centres de ressources, ceux des civils de la défense ou des marins sont à un autre endroit, sans parler de ceux du régiment du service militaire adapté ou du CEA, qui obéissent encore à d’autres règles de gestion. Et le dossier médical des légionnaires est à Aubagne, car la Légion est autonome dans ses services de gestion. À l’ère du numérique, ce n’est pas très explicable. Un important travail de rationalisation et de mise en ordre doit être engagé.
Peut-être faudrait-il prendre une décision de regroupement des archives. Aucun projet ne m’a été présenté sur ce sujet et j’ignore si ce serait facile à concrétiser. Ou peut-être faudrait-il donner la priorité à la numérisation des dossiers ? Mais il n’est pas aisé de les retrouver, puisqu’ils ne sont pas archivés comme étant des dossiers médicaux « ex-CEP », mais plutôt par ordre alphabétique ou par date de naissance. Ce n’est pas une question de mauvaise volonté ou d’opacité mais plutôt d’exécution.
Si vous avez des exemples précis, nous pourrions faire une saisine par le haut, pour voir où sont les dossiers et éprouver les difficultés potentielles ; je reconnais que c’est un sujet clé. Dans certains cas, il y a quelques semaines d’attente, dans d’autres il faut attendre quelques mois et certaines personnes se heurtent même à une forme de silence de l’administration, même si c’est plus rare. En tout état de cause, il n’existe aucune mauvaise volonté, ni bien entendu de volonté d’obstruction. Je rappelle qu’avoir accès à son dossier médical est un droit pour chaque personne. La seule limite, que vous connaissez comme ancienne patronne d’ARS, est que les associations ne peuvent pas demander des dossiers médicaux tiers, car le secret médical doit être respecté.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Les ressources de l’Assemblée nationale font que tous les députés de la commission d’enquête ne sont pas allés en Polynésie... Je fais donc avec les éléments dont je dispose grâce à nos auditions…
Je reviens sur les notions de fierté et de mépris. Le sentiment d’être méprisé vient de la non-prise en compte d’interrogations simples. On nous a alertés au sujet d’une commission chargée de valider, ou non, les maladies radio-induites. Cette commission ne s’était pas réunie pendant quatre ans : elle a fini par le faire le 1er avril dernier mais ne nous leurrons pas ! Elle l’a fait tout simplement parce qu’il y a une commission d’enquête ! Quatre ans de demandes, monsieur le ministre, pour que cette commission puisse entendre la réalité de la situation des victimes en Polynésie ! C’est trop, c’est inadmissible, c’est indécent, compte tenu du sacrifice consenti par le peuple polynésien dans sa chair, dans son histoire et dans sa culture. En plus des conséquences des essais nucléaires, comment répare-t-on cette humiliation ?
Mon groupe est composé pour moitié d’Ultramarins. Ce n’est donc pas une fois de temps en temps que nous traitons des questions ultramarines, mais tout le temps et c’est évidemment une bonne chose. C’est la raison pour laquelle nous avons usé de notre droit de tirage pour traiter de cette question.
Je ne suis pas le plus grand fervent de la dissuasion nucléaire ; je crois même avoir beaucoup écrit contre. En revanche, je suis un grand fervent du travail sur le traité de non-prolifération. Quand on me parle de risques de prolifération, j’y suis donc sensible. Mais quels sont ces risques, quel est leur volume ? Comment traiter la question ? En faites-vous une priorité, comme ministre des Armées ?
Par ailleurs, comment corriger la situation que je viens d’évoquer, qui concerne aussi les Algériens ? J’ai une pensée pour ceux qui ont participé aux essais et qui n’ont même pas de dossier dans leur langue. Il est essentiel de s’intéresser au sujet pour ces deux zones : même si nous avons choisi la Polynésie, avec Mereana Reid Arbelot, nous gardons en tête les essais en Algérie et le travail à conduire pour ce qui les concerne également.
Quant à la loi Morin, elle a des défauts ; mais elle a tout de même le mérite d’exister et d’avoir fait avancer les choses. J’étais député avant qu’Hervé Morin ne la propose et j’avais rencontré des membres de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) qui en défendaient l’idée. J’attends désormais la deuxième phase, c’est-à-dire une loi Lecornu, C’est l’objectif de notre commission d’enquête. Comment pensez-vous pouvoir intégrer nos observations et nos recommandations, ne serait-ce que celle d’inscrire dans les manuels scolaire l’histoire des essais nucléaires français, en précisant où ils ont eu lieu ?
Il est des sujets dont on a l’impression que notre pays a honte. Pourtant, les Polynésiens sont fiers d’avoir participé au nucléaire, et vous-même affirmez que la dissuasion est ce qui permet à la France de compter dans le monde, même si je n’en suis pas pleinement convaincu : cela joue peut-être, mais je pense que notre siège au Conseil de sécurité des Nations Unies pèse plus que le fait de posséder la bombe atomique. Bref, on valorise la politique spatiale française, les essais nucléaires français, la dissuasion nucléaire, mais les programmes scolaires et universitaires ne disent rien de comment ils ont été faits et des conséquences qu’ils ont eues. Il y a des sujets à faire avancer, avec vos collègues d’autres ministères.
Sur les aspects indemnisation, il y a déjà eu une avancée, avec le seuil d’exposition de 1 millisievert qui a été introduit et l’inversion de la charge de la preuve. Mais nous devons aller plus loin en matière de simplification administrative : c’est très bien d’en faire à l’échelle de l’État, mais ce serait bien aussi à l’échelle des potentielles victimes. Faisons donc en sorte de faciliter encore davantage l’élaboration des dossiers. En justice, j’estime que le doute doit toujours profiter à la victime. Ici, il s’agit de personnes malades : compte tenu de leur nombre en Polynésie, on peut être bienveillant je pense ! Même si, dans 3 ou 4 % des cas, le lien avec les essais nucléaires du cancer ou de la maladie développée n’est pas avéré, ce n’est rien par rapport à ce qu’ont donné ce territoire et cette population à la France métropolitaine et à la politique française. Ce n’est pas cher payé. On gagnerait à remercier les Polynésiens pour ce qu’ils ont donné au pays et à valoriser leur engagement, parfois leur sacrifice vital.
Tel est mon état d’esprit. Comment allez-vous vous saisir du sujet ? Êtes-vous prêt à le faire ? Vous avez survécu à deux Gouvernements. Vous êtes là. Vous durez. Pouvez-vous prendre l’engagement de faire vôtre le résultat de cette commission d’enquête, pour compléter la loi Morin ou en modifier les contours, dans l’état d’esprit que j’ai décrit ?
Le peuple polynésien ne doit pas payer deux fois. Il a donné, et nous devons maintenant lui faire confiance a priori. J’apprécie la notion de faire confiance a priori à ceux qui ont servi notre État.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Je rappelle que la commission sur les maladies radio-induites dépend en premier lieu du ministère de la Santé.
Pardon d’y revenir, mais le défaut de « réflexe outre-mer » dans une part de l’administration centrale, à Paris, est largement sous-estimé. Je ne suis pas ultramarin (on me l’a d’ailleurs suffisamment reproché, au début…) et, en devenant ministre des Outre-mer, j’ai brisé pratiquement une décennie de prédécesseurs eux-mêmes issus des Outre-mer. Mais je ne le suis pas devenu par hasard : mon amour et mon affection pour ces territoires et ces populations n’étaient pas à démontrer. J’ai donc été sidéré par ce réflexe. Avant chaque séance de questions au Gouvernement, un combat commence afin de refourguer toute question concernant l’Outre-mer au ministre des Outre-mer, partant du principe qu’il est ministre de tout en Outre-mer. C’est à la fois vrai et faux : lors d’une épidémie de covid, le ministre de la santé est aussi ministre de la santé Outre-mer ! Le ministre des Armées est aussi ministre des Armées outre-mer ! Cette déresponsabilisation interministérielle est fondamentalement préoccupante.
Le vrai risque de cette affaire est, sans être prétentieux, celui du jour où je ne serai plus là : vous voyez bien que je suis militant, que je ne lis pas mes notes, que je connais le sujet. Quels sont les membres du Gouvernement qui sont allés à Moruroa, qui ont passé des heures avec les associations à Papeete ? J’en suis. Comme je vous l’ai rappelé en introduction, j’ai eu à connaître du sujet dans mes quatre fonctions ministérielles : ce n’est pas banal ! Il faut institutionnaliser cette particularité et faire en sorte qu’elle dure.
Deuxième sujet : le risque de prolifération existe encore. Les essais sont une mécanique complexe. Le principe même d’une détonique nucléaire repose sur des éléments les plus miniaturisés possibles dégageant le plus d’énergie possible et pouvant être militarisés, donc vectorisés sur un missile. C’est la raison pour laquelle toute actualité iranienne doit nous intéresser, d’une part concernant les seuils d’enrichissement qui permettent de produire du plutonium et du tritium, d’autre part concernant la capacité à militariser, donc à vectoriser et à créer la détonique.
Les salves d’essais ont correspondu à des moments différents dans l’histoire de notre dissuasion. Faire du gravitaire nucléaire n’a rien à voir avec de la militarisation sur des vecteurs d’allonge comportant du thermonucléaire, ce qui explique pourquoi il y avait un terrain d’expérimentation à Fangataufa en plus de Moruroa. Les essais n’ont pas tous servi à la même chose. D’ailleurs, le président Jacques Chirac les a repris non pas pour découvrir de nouveaux éléments concernant la dissuasion de l’époque, mais plutôt pour nourrir la banque de données de la simulation, laquelle permet aujourd’hui de continuer les essais au format numérique. Je n’entre pas dans les détails, dont une grande partie est classifiée, mais ces données permettent aussi de comprendre de nombreux sujets, comme les défenses adverses ou le mirvage des têtes.
La manière dont on comprend la radioactivité toujours présente sur les sites dit aussi quelque chose des objets qui ont explosé, donc de la façon dont ils peuvent exploser. Ainsi, la capacité de compréhension présente deux risques.
Le premier est de permettre à un pays proliférant de compléter ses connaissances et son dispositif. De fait, il n’y a pas de pays nucléaire sans essais. Tous les pays ont fait des essais, même si ces derniers ont parfois été peu nombreux. C’est aussi le cas de l’Inde, du Pakistan ou de la Corée du Nord récemment. Le risque de prolifération est donc réel.
Le second risque est de permettre la compréhension de nos propres objets nucléaires. C’est ce qui explique que l’atoll de Moruroa sera toujours gardé militairement et restera un terrain militaire ! Il n’y aura jamais de rétrocession, parce que les puits souterrains dans lesquels les essais ont été effectués entre 1974 et 1996 permettraient à n’importe quelle puissance étrangère qui y accéderait de comprendre un certain nombre de choses et de favoriser ainsi la prolifération. Il n’est donc pas question de laisser une puissance étrangère ou quelque âme malintentionnée que ce soit d’approcher de ces puits. Il faut l’expliquer. Encore une fois, le secret-défense a bon dos mais tout n’est pas secret-défense et certaines informations doivent être assumées. Si vous avez d’autres questions techniques concernant la prolifération, je suis prêt à demander au CEA DAM d’y répondre, dans la limite du secret-défense, pour documenter ce sujet pour l’avenir. Nous ne voulons rien cacher, mais il faut démontrer ce qui relève du risque de prolifération.
J’en viens à la loi Morin, qui, vous avez raison, a déjà le mérite d’exister. Pour en avoir parlé avec lui, je sais que le débat n’a pas été facile à l’époque. Il fallait tenter quelque chose et voir si cela fonctionnait. La construction du Civen, le principe même de commencer à établir un lien entre les maladies radio-induites de la liste onusienne et la présence en Polynésie française, l’introduction de cette affaire de millisievert, qui était déjà un seuil bas, étaient objectivement une avancée. Mais c’est une chose que de créer une architecture juridique, c’en est une autre que de la faire vivre. Ce qui est vrai au Havre l’est aussi en Polynésie française. Il importe donc de ne pas sous-estimer l’avancée de l’inversion de la charge de la preuve. Une vanne s’est ouverte : avec la même loi, le dispositif n’est plus tout à fait le même.
Le millisievert est un sujet qui fait beaucoup parler. Le seuil est déjà très bas. Son existence soulève plusieurs questions, comme celle de l’exposition à la radioactivité naturelle, en Bretagne ou ailleurs, ou encore celle de la radioactivité d’un scanner. Mais, sans toucher au millisievert, nos prédécesseurs ont révolutionné le sujet de l’indemnisation. La question de l’inversion de la charge de la preuve était peu présente lors des débats sur la loi Morin, et n’est remontée des territoires que bien après.
Pour répondre à votre question, oui je suis sensible aux recommandations qui pourraient être formulées pour aller plus loin encore. Nous ne sommes pas arrivés au bout du vivier de dossiers à traiter. Quelle est la bonne mesure à prendre pour y arriver ? Il faut fouiller le sujet mais le débat est techniquement âpre. Il est facile de faire un tweet sur le sujet, mais plus difficile de comprendre toute l’affaire dans ses ressorts, qui comprend de nombreuses facettes autres que médicale. Le succès de cette commission d’enquête passera assurément par la finesse de ses recommandations.
Par ailleurs, faut-il indemniser tous les cancers ? Affirmer que les essais nucléaires n’ont généré aucune maladie ou aucun cancer en Polynésie serait absurde et mensonger. Ce serait de la folie. Cela a été dit dans le passé, mais c’est un mensonge.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. C’est encore dit aujourd’hui.
Mme Dominique Voynet (EcoS). En effet.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Si j’en crois la loi de la République, on prend en compte ce que le Civen indemnise et on lui fait confiance.
Pour autant, affirmer que tous les cancers en Polynésie seraient liés aux essais nucléaires serait aussi un mensonge. Certaines associations de victimes observent d’ailleurs qu’une indemnisation de tous les cancers signifierait que les vraies victimes ne seraient plus reconnues comme telles, à la suite d’une sorte de banalisation. Comment donc aller plus loin sans franchir le cap de la reconnaissance de tous les cancers comme étant liés aux essais nucléaires ? Le débat est complexe, redoutable et délicat. Les personnes victimes des essais nucléaires veulent être reconnues comme étant de réelles victimes et non pas comme des victimes parmi d’autres.
Enfin, plusieurs éléments sont à notre main. Il y a deux ans, monsieur le député, lors de l’examen de la loi de programmation militaire, nous avons passé beaucoup de temps à parler de dissuasion. Nous n’avons pas les mêmes opinions, mais nous avons essayé de faire vivre un débat démocratique qui a été, je le crois, de bonne qualité. Cela étant, s’il n’y a pas de culture ultramarine à Paris, il n’y a plus beaucoup de culture stratégique non plus. Qui, dans la vie politique française, est aujourd’hui capable de parler à peu près correctement de la dissuasion nucléaire ? Il suffit de se remémorer les polémiques des derniers mois pour s’en faire une idée, sans parler des candidats à la présidentielle qui ne connaissent même pas le nombre de sous-marins nucléaires français. Nous avons véritablement un problème de culture stratégique.
Il me semble qu’il existe une voie pour y répondre. C’est une autre proposition que je formule pour la rapporteure et le président.
Je suis en train de réformer la journée défense citoyenneté (JDC), l’ancienne journée d’appel de préparation à la défense nationale (JAPD), survivance des obligations de service national, car elle ne correspond plus aux besoins. Je considère que cette journée n’est pas là pour faire le boulot de l’école ou des parents : si elle relève des crédits du ministère des Armées, c’est qu’elle doit répondre à un besoin de compréhension de la chose militaire. Je suis notamment favorable à ce qu’on y aborde les essais et la reconnaissance que l’on doit à la Polynésie. Sans la Polynésie française et sans les premiers essais en Algérie, nous n’aurions pas notre dissuasion nucléaire et les programmes de simulation qui vont avec. En instruire 800 000 jeunes par an est une proposition que je peux formaliser pour la commission d’enquête.
M. le président Didier Le Gac. Nous n’avons pas le temps d’évoquer le courrier poignant que nous avons reçu d’un membre de l’Aven que nous avons auditionné, nous vous le transmettrons…
Quant à ce qu’a évoqué notre collègue Jean-Paul Lecoq, à savoir qu’il serait bon que le ministre dépose un projet de loi, je pense qu’il serait encore mieux d’avoir une proposition de loi Mereana Reid Arbelot adoptée par l’Assemblée avec le soutien de M. Lecornu !
Par ailleurs, Monsieur le ministre, connaissez-vous la mission Turbo ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. C’est la cousine de Telsite.
M. le président Didier Le Gac. Dans le cadre des missions Turbo, votre ministère effectue un travail remarquable en mettant à disposition le bâtiment de soutien et d’assistance outre-mer Bougainville. Les militaires et les scientifiques à son bord font un travail exceptionnel de surveillance de la faune et de la flore. Mais personne ne le sait ! C’est regrettable. Combien cela coûte-t-il au budget de la Défense ? Il faudrait valoriser davantage toute cette action fondamentale de surveillance et d’analyse.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Merci, monsieur le Président.
J’ai été frappé de constater, dans mes anciennes fonctions comme dans celles que j’occupe depuis trois ans, qu’on parle beaucoup de pollution nucléaire, et pour cause. Mais il ne faut pas sous-estimer la pollution dite conventionnelle : ces polychlorobiphényles (PCB), ces hydrocarbures, ces véhicules qui ont été jetés dans les failles. De jolis mots ont d’ailleurs été inventé pour ce faire : l’« océanisation » et la « lagonisation », qui consistent en gros à déverser tous les déchets dans l’océan.
Lors de mes visites de terrain, j’ai été frappé d’observer que les dépollutions classiques conventionnelles, à Hao ou à Tahiti, sont des sujets d’avenir car elles représentent autant de possibilités de reconversion de friches.
Les contrats de redynamisation des sites de la Défense sont tous morts sauf un, celui de la Polynésie française, le seul que je maintienne en vie budgétairement et administrativement parlant. Une trentaine de millions d’euros sont encore disponibles. Cela prend du temps, d’accord, mais si ce CRSD continue d’exister, c’est la contrepartie du volet de la dépollution conventionnelle, en face du volet surveillance de la radioactivité.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite revenir sur trois sujets : le volet environnemental, le seuil du millisievert et la dimension internationale.
Le 6 février 1964, la commission permanente de l’Assemblée territoriale de Polynésie avait adopté une délibération de cession à titre gratuit des atolls de Moruroa et Fangataufa à l’État pour les besoins du CEP, avec la clause suivante : « Au cas de cessation des activités du centre d’expérimentation du Pacifique, les atolls de Moruroa et Fangataufa feront d’office retour gratuit au domaine du Territoire dans l’état où ils se trouveront à cette époque, sans dédommagement ni réparation d’aucune sorte de la part de l’État. » À cette date, la France avait déjà effectué quatre essais aériens dans la région de Reggane et cinq essais souterrains, dont le fameux tir Béryl, qualifié d’accident nucléaire, à In Ecker dans le Sahara algérien. Le niveau de conscience de l’époque était donc sans équivoque. Pourtant, la délibération de cession gratuite et de rétrocession en l’état et sans dédommagement ou réparation des atolls est claire. Quelle est votre réaction, soixante ans plus tard ? Comment qualifieriez-vous ce texte ?
Concernant le seuil de protection, j’ai apprécié que vous parliez de l’humain dans votre propos liminaire. Certes, la science est importante, et nous avons d’ailleurs rencontré beaucoup de scientifiques. Mais leur présence, si elle est indispensable, s’est aussi avérée problématique puisqu’elle a pu créer une distance avec les personnes qui les entouraient durant les opérations qui se déroulaient dans le cadre du CEP. Cela nous a été souvent rapporté. Peut-être cette distance était-elle nécessaire, pour des questions de prolifération. Soit. Mais, parfois, la science ne sait pas répondre. En outre, on ne peut pas opposer la science à l’humain. Quand on le fait, on n’est pas sur la bonne voie.
Le seuil du millisievert est le seuil de radioprotection appliqué dans les politiques publiques. C’est une mesure a priori, mais la loi Morin l’applique a posteriori pour des personnes qui ont vécu dans certains lieux et qui n’avaient pas de dosimètre. Elle applique un seuil pour mesurer leur dose efficace, c’est-à-dire leur degré d’exposition à des rayonnements ionisants, mais à partir de données manquantes. C’est là toute la difficulté que nous rencontrons dans l’élaboration de notre rapport. La science elle-même évoque les incertitudes liées au manque de données. Vous avez souligné que le seuil du millisievert était très bas mais même à ces faibles doses, il existe d’importants écarts.
Dans certains dispositifs d’indemnisation, comme le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, les ayants droit peuvent déposer un dossier de demande d’indemnisation jusqu’à dix ans après le décès de leur parent malade. Pour les victimes des essais nucléaires, depuis 2018, il nous faut littéralement quémander, lors de la discussion du projet de loi de finances (PLF), un report de trois années supplémentaires du délai de dépôt de dossier par les ayants droit. J’en ai fait les frais récemment. Par ailleurs, je vous signale que j’ai relevé une erreur de rédaction dans le PLF pour 2025, qui fait que le délai arrive à échéance à la fin de cette année pour les personnes décédées en 2019, mais à la fin 2027 pour les personnes décédées en 2018. La Polynésie française, territoire immense, pourrait tout de même avoir droit à un délai de dix ans après le décès !
J’en viens, pour finir, au volet international. Durant les années de fonctionnement du CEP, la France a connu de profondes tensions avec ses voisins du Pacifique. En subsiste-t-il des traces dans les relations avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les îles du Pacifique ? Je pense notamment aux partenariats qui impliquent nos forces armées.
Par ailleurs, le 22 décembre 2023, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution concernant l’assistance aux victimes et la remise en état de l’environnement dans les États membres touchés par l’emploi ou la mise à l’essai d’armes nucléaires. La France a voté contre. En 2024, elle a à nouveau voté contre une résolution similaire, et ce alors qu’en droit interne, la loi Morin (même imparfaite) reconnaît certaines conséquences des essais nucléaires. Ma question sur ce dernier point est donc simple : la France est-elle schizophrène ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. Je partage vos considérations concernant l’importance, à côté de la science, de l’humanité, de l’empathie et de la capacité de compréhension. Durant la pandémie de covid, certains ont voulu opposer la vaccination aux médecines traditionnelles et nous avons donc perdu beaucoup de temps. Il faut défendre la science. Nous sommes dans un moment d’obscurantisme, dans lequel tout est remis en question : il ne faut pas y céder, mais défendre âprement ce qu’apportent les « sachants », la recherche ou la médecine. Mais il ne faut pas non plus faire preuve de mépris ou d’arrogance. Évitons-les « circulez, il n’y a rien à voir » et les « c’est comme ça » !
C’est le devoir des élites, quelles qu’elles soient, d’emmener la population vers cela, par la pédagogie, la disponibilité, la patience de la répétition. J’ai ainsi donné des instructions pour que le site de Moruroa puisse être visité autant que faire se peut, y compris par les élus. Le fait est que de nombreuses personnes du territoire n'y avaient jamais mis les pieds, ce qui est d’ailleurs un problème en soi. Il faut faire cela avec beaucoup d’empathie : qu’un cancer soit ou non reconnu comme étant lié aux essais nucléaires, cela reste un cancer et le minimum d’humanité et de fraternité s’impose dans ces circonstances. On ne peut pas en vouloir à quelqu’un de malade de se battre pour se survivre, et de parfois trouver dans la reconnaissance du lien avec un essai nucléaire l’une de ses raisons de survie. Il faut aborder tous ces aspects avec tact et humanité.
Je ne reviens pas sur la délibération de 1964 et la question de la rétrocession. J’ignore si c’était su ou non dans les années 1960, mais il n’existe pas de schéma dans lequel cette rétrocession serait possible ; ce serait même un scandale, il faut le dire. Qu’un ministre des Armées ou un ComSup commence à parler de rétrocession serait inconcevable : le principe de la reconnaissance de la dette, c’est aussi de porter le fardeau ! C’est au ministère des Armées de sécuriser ces sites, de prévenir toute forme de prolifération et d’effectuer des mesures ; à ce titre, je vous remercie, Monsieur le président, d’avoir rappelé que les équipes du ministère faisaient du bon boulot ! Ouvrir le site à ceux qui veulent comprendre comment il fonctionnait, oui (dans un cadre militaire, comme pour n’importe quelle visite d’un terrain militaire). Mais le rétrocéder, ce serait de la pure folie. Il y a quelques années encore, certains élus et acteurs estimaient qu’elle leur était due : il fallait vraiment avoir envie d’un cadeau empoisonné ! Il faut être clair sur le sujet.
Reste que nous n’avons pas suffisamment traité du rapport au risque. Ce n’est pas une excuse mais il n’y a pas de programme d’armement qui tienne, même conventionnel, sans risque. Les Ukrainiens nous l’ont rappelé ! Tout le monde s’extasie sur ce qu’ils ont fait en matière de dronisation et d’ubérisation de l’artillerie sur la ligne de front, mais c’est oublier les artilleurs qui ont explosé avec leur système d’armes parce qu’il fallait faire vite. Le rapport au risque a évolué, culturellement, mais c’est aussi lui qui nous entrave dans l’économie de guerre. Nous devons être honnêtes : les essais de drones prennent plus de temps en France que dans n’importe quel autre pays européen, précisément parce que notre rapport au risque n’est pas le même. Je mentionne ce sujet parce que c’est un beau débat politique, tourné vers l’avenir et non vers le passé.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vais malgré tout vous parler de nouveau du passé : en l’occurrence, c’est à la Polynésie qu’on a fait porter le risque !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Cela ne fait pas de doute. Vous avez mentionné l’essai Béryl : Pierre Messmer, ministre des Armées et compagnon de la Libération, a sans doute été exposé à une centaine de millisieverts lors de cet accident, et Gaston Palewski, grand ministre du général de Gaulle, est probablement mort d’un cancer développé après sa présence à Béryl. La notion de risque n’est pas bonne ou mauvaise, elle doit être remise dans son contexte et nous amène à la réparation, aux remerciements et à tous les sujets dont nous avons traité. C’est toute cette histoire qu’il faut épouser et regarder.
S’agissant du report du délai de dépôt des dossiers d’indemnisation, le sujet relève du ministère de la Santé. Je sais que vous verrez tout à l’heure Yannick Neuder, ministre chargé de la Santé et donc au fait de ce sujet ; cela dit, s’il est utile que nous fassions passer des messages, dites-le nous et nous le ferons.
Concernant le seuil du millisievert, les personnes du Civen chargées des instructions de dossiers sont remarquables, et elles s’investissent pleinement dans leurs fonctions. Je sens que vous en doutez quelque peu mais c’est le cas des personnes que j’ai rencontrées. Il est important de le mentionner, car vous pourrez toujours changer toutes les lois, c’est avant tout la manière dont elles sont appliquées qui compte.
M. le président Didier Le Gac. Ces personnes sont sans doute remarquables et dévouées à leur tâche : ce n’est pas elles que nous remettons en cause, mais la structure même et ses process, comme l’écrira sans doute Mme la rapporteure dans son rapport. Le Civen n’utilise pas le numérique, il recourt toujours au papier. Les Polynésiens doivent écrire à Paris ! Il y a encore beaucoup à faire.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Grâce à votre serviteur, ses moyens ont été renforcés en ETP, dans divers métiers. Je suis le ministre qui a décidé de renforcer le Civen. Si vous estimez que la taille des tuyaux doit encore être augmentée, nous pourrons en discuter très vite. Je mets le dossier sur la table. Avant de modifier les critères et la loi, il faut optimiser le fonctionnement.
Il convient aussi d’écouter les membres du Civen quant aux raisons pour lesquelles des dossiers sont refusés. L’analyse documentée des raisons de refus permettra de dresser un bilan.
Nous pouvons fournir d’autres éléments à la commission d’enquête concernant les expositions. Seuls les essais atmosphériques sont en cause, en particulier six d’entre eux. Il faut étudier le sujet avec beaucoup de précision technique. Le dernier kilomètre de cette affaire sera même épouvantablement technique, si l’on veut être opérationnel. Je me suis toujours méfié du débat sur le millisievert, car abaisser encore le seuil poserait la question de la reconnaissance de tous les cancers, y compris ceux qui ne sont pas une conséquence des essais nucléaires. C’est ce point qu’il faut documenter. Je n’ai pas la solution, mais je suis ouvert.
Enfin, pour répondre à votre dernière question, j’ai passé beaucoup de temps dans l’Indo-Pacifique depuis huit ans. On ne m’y a jamais parlé des tensions du passé, y compris dans le Forum des îles du Pacifique. C’est une histoire très ancienne. Du reste, notre suivi des essais n’a rien de comparable avec celui de nos amis anglo-saxons. Cela s’est vu avec le temps.
Par ailleurs, si j’étais taquin avec le partenaire australien, je dirais qu’il a décidé d’abandonner des contrats de sous-marins à propulsion conventionnelle avec la France pour une alliance dite Aukus et des sous-marins à propulsion nucléaire. La propulsion nucléaire n’est pas la dissuasion nucléaire (il est important de le préciser, car il y a beaucoup de confusion) mais c’est quand même Canberra qui a décidé de se doter d’appreils à propulsion nucléaire. L’actualité nucléaire est donc plutôt du côté de l’Australie. Enfin, nous avons signé plusieurs traités, dont le traité d'interdiction complète des essais nucléaires et surtout un traité spécifique relatif au Pacifique Sud.
Objectivement, vous le savez Madame la rapporteure, l’essentiel du canal militaire avec les pays de la zone se porte sur les sujets climatiques, avec une grande intensité et, dans une moindre mesure depuis quelques années, sur la pêche illégale et le respect des zones économiques exclusives. Les catastrophes naturelles qui se produisent dans la région font appel à une sécurité civile durcie et très militarisée, notamment au travers de l’accord Franz (France, Australie, Nouvelle-Zélande). L’essentiel du travail des ComSup Polynésie et Nouvelle-Calédonie porte sur ces sujets, en plus des grands défis liés aux États-Unis et à la Chine qui peuvent s’inviter dans le Sud.
La question est plutôt, malheureusement, celle des puissances qui pourraient reprendre leurs essais nucléaires. Il faut donc élargir la focale par rapport à la seule France et ne jamais oublier le rebond atmosphérique des essais. Ainsi, l’exposition des Polynésiens aux essais effectués par la Chine et la Russie est aussi à documenter dans les travaux de la commission d’enquête ; ce n’est pas qu’une affaire de proximité, il existe aussi des expositions indirectes.
Enfin, vous m’apprenez l’existence de cette résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies. Il faudrait regarder ce qu’elle contient et interroger le Quai d’Orsay. Si vous voulez que nous fassions le lien, nous le ferons.
M. le président Didier Le Gac. Merci pour la précision de vos réponses et pour les développements que vous avez systématiquement apportés.
32. Audition, ouverte à la presse, de Mme Geneviève Darrieussecq, députée de la 1ère circonscription des Landes, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants (Mardi 29 avril 2025).
M. le président Didier Le Gac. Nous accueillons maintenant notre collègue Geneviève Darrieussecq, députée de la 1ère circonscription des Landes mais surtout, et c’est en cette qualité que nous vous avons invitée, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants.
Après avoir été secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées dans le deuxième Gouvernement d’Édouard Philippe, vous avez exercé les fonctions de ministre déléguée auprès de la ministre des Armées, chargée de la Mémoire et des anciens combattants dans le Gouvernement de Jean Castex, de juin 2020 à mai 2022.
Vous avez donc notamment occupé ce dernier poste au moment où s’est tenue à Paris, les 1 et 2 juillet 2021, la table ronde Reko Tika (« la parole vraie »), au cours de laquelle a été longuement abordé le sujet des essais nucléaires. Et vous avez également accompagné le président Macron lorsqu’il a effectué son déplacement en Polynésie française à la fin de ce même mois de juillet. Votre opinion sur ce sujet, vos initiatives sur ce point sont donc importantes et nous sommes très heureux de vous recevoir aujourd’hui.
Avant que vous n’interveniez pour un éventuel propos liminaire et que vous puissiez ensuite échanger avec les députés ici présents, à commencer par notre rapporteure Mereana Reid Arbelot, je souhaiterais vous poser deux questions :
— au mois de juillet 2021, vous avez affirmé, à la suite de la publication du livre Toxique, qu’il n’y avait « pas eu de mensonge d’État » au sujet des conséquences des essais en Polynésie française. Pouvez-vous nous préciser sur quels éléments vos propos se fondaient à l’époque ? Avec les données découvertes depuis et certains témoignages qui ont éclos, maintenez-vous ce point de vue aujourd’hui ?
— vous avez fait en sorte que les archives concernant les essais nucléaires s’ouvrent davantage, le mouvement ayant été initié en 2013 par Jean-Yves Le Drian. Avez-vous rencontré des oppositions ou des freins de la part de certaines institutions sur ce point (je pense évidemment au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) et quelles mesures avez-vous prises pour favoriser cette plus grande ouverture ?
Il a évidemment bien d’autres sujets qui nous intéressent et nous allons sans doute avoir l’occasion de les aborder. Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Geneviève Darrieussecq prête serment.)
Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Je vous remercie d’avoir organisé cette audition, car le sujet de cette commission d’enquête est important.
Comme vous l’avez rappelé, j’ai eu à traiter cette question durant les années où j’ai eu l’honneur d’être ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. J’ai pu constater la contribution significative de la Polynésie et des Polynésiens à notre Défense nationale. J’ai une pensée pour les combattants polynésiens du Pacifique, que nous avons honorés lors des commémorations des différents conflits, ainsi qu’à ceux qui servent ou intègrent actuellement nos armées.
La Polynésie demeure évidemment cette terre où, pendant vingt ans, se sont déroulés ces essais nucléaires. Ce sujet a été essentiellement traité, de manière particulièrement visible, forte et volontariste, entre 2021 et 2022, sachant que mon mandat de ministre a pris fin en avril 2022. La publication de l’ouvrage Toxique a effectivement soulevé, à juste titre, beaucoup d’émoi en Polynésie française.
J’ai effectivement eu l’occasion de dire qu’il n’y avait pas eu de « mensonge d’État » sur ce sujet et je maintiens ce point de vue. Je ne pense pas qu’il s’agissait d’un mensonge d’État, mais plutôt d’un silence d’État. Ce silence a engendré de nombreuses interprétations, où tout a été perçu comme des non-dits, des mensonges ou des volontés de dissimulation. C’est précisément dans ce contexte que le Président de la République est intervenu et a décidé, de façon très volontariste, d’aller dans le sens de la vérité, de l’ouverture et de la connaissance par tous concernant les données relatives aux essais nucléaires en Polynésie. Ce moment a marqué un tournant décisif.
Des moments clés ont jalonné cette période.
Le premier moment clé concerne les 1 et 2 juillet 2021, avec la mise en place d’une table ronde sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie, réunissant une importante délégation polynésienne, comprenant le président Fritch, quatre parlementaires polynésiens et plusieurs ministres. Cette table ronde s’est tenue autour des services du ministère des armées et du service historique de la défense (SHD), mais aussi du CEA, de la direction des applications militaires (DAM), du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) et du délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense (DSND). Cet événement a été placé sous le signe de la vérité et de la justice, afin de restaurer la confiance par la connaissance. Il s’agissait de passer d’une culture du secret à une culture de la connaissance, conformément à la volonté du Président de la République, qui est d’ailleurs venu clôturer la journée d’échanges du 1er juillet.
Lors de cette réunion du 1er juillet 2021, il a été décidé d’entreprendre un travail d’ouverture des archives et d’amélioration de leur accessibilité, répondant ainsi aux critiques concernant l’inaccessibilité de nombreux documents. Un changement de paradigme a été opéré : la communicabilité des archives est devenue le principe de base, sauf exception pour les documents présentant une sensibilité proliférante, c’est-à-dire susceptible d’aider à la fabrication d’une bombe nucléaire. Le sujet des essais nucléaires en Polynésie représentait 100 mètres linéaires de cartons d’archives. Lorsque, dans un carton, un document contenait des informations proliférantes ne pouvant être divulguées, le carton entier était soustrait à la connaissance du public. Les documents ont été minutieusement examinés et les éléments proliférants ont été retirés, permettant ainsi désormais la communication du maximum d’archives. Ce travail titanesque, réalisé par le SHD à effectif constant je tiens à la préciser, a permis de restaurer la confiance et de donner aux scientifiques et aux historiens un accès à ces documents importants.
Le deuxième moment clé fut l’installation de la commission d’ouverture des archives le 5 octobre 2021. Cette commission, composée de représentants polynésiens habilités « secret défense » et de services d’archives, a été mise en place dans le but d’assurer la transparence de la procédure de déclassification des archives. L’installation a donc eu lieu le 5 octobre 2021, suivie d’une deuxième réunion le 3 février 2022 en présence du président Édouard Fritch, au cours de laquelle nous avons fait un point sur les avancées depuis le mois d’octobre et les tâches restantes. Ce point a permis de constater les progrès significatifs dans la déclassification, avec 35 000 documents, 433 photos et des films traités. Une page dédiée aux essais nucléaires en Polynésie a également été créée sur le site Internet « Mémoire des hommes », alimentée au fur et à mesure de cette déclassification. La commission a également décidé du financement, par le ministère des Armées, d’un contrat doctoral, en donnant la priorité à un jeune chercheur polynésien pour qu’il puisse effectuer ses recherches ; vous l’avez d’ailleurs auditionné. D’autres initiatives ont été évoquées, notamment un projet d’exposition du SHD à Papeete visant à présenter les premières informations issues de la procédure d’ouverture des archives. De plus, l’appui méthodologique du ministère de la Culture a été décidé dans le cadre de la création d’un centre de mémoire sur les essais nucléaires en Polynésie française, situé à Papeete, en concertation avec la population polynésienne.
Avec les représentants de la Polynésie, nous avons visité l’établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD), où les archives photographiques et filmiques relatives à ces essais nucléaires sont désormais déclassifiées et accessibles, ainsi que le CEA DAM d’Île-de-France.
Contrairement à ce que vous avez indiqué, je ne me suis pas rendue en Polynésie au mois de juillet 2021 avec le Président de la République, ce que je regrette. Toutefois, mon directeur de cabinet de l’époque, Patrice Latron, actuellement préfet de La Réunion, s’est rendu en Polynésie en décembre 2021, entre les deux réunions de la commission, pour avancer sur les actions mises en œuvre et communiquer sur le travail effectué auprès des populations.
Enfin, en 2021, nous avons instauré une reconnaissance avec l’attribution d’une médaille de la Défense nationale avec agrafe « essais nucléaires ». Cette distinction honore plus de 3 500 vétérans, militaires et civils, ayant participé aux activités liées aux essais nucléaires au centre d’expérimentation du Pacifique (CEP).
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ce propos introductif et je cède maintenant la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Juste avant vous, nous avons auditionné le ministre des Armées Sébastien Lecornu, qui a également évoqué la médaille de la Défense nationale avec agrafe « essais nucléaires ». Force est de constater que peu de personnes semblent informées de cette possible reconnaissance. Le ministre Lecornu a évoqué l’extension de cette distinction à tous les travailleurs ayant œuvré sur les sites avant, pendant et après les opérations. Selon vous, quels moyens pourraient être mis en œuvre pour faire effectivement parvenir l’information concernant cette reconnaissance aux anciens travailleurs civils ?
Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Nous devons effectivement aller plus loin dans la communication mais, malgré nos efforts, les résultats restent souvent modestes.
Une piste envisageable serait de passer par le CEP, qui pourrait disposer des coordonnées des personnes ayant travaillé pour cette instance.
La difficulté réside néanmoins dans l’identification des civils ayant travaillé sur les sites concernés, notamment lorsqu’ils étaient employés par des sous-traitants ou lorsqu’ils ont réalisé des missions indirectes. Je suis incapable de vous dire comment les contacter, hormis s’ils disposent d’une attestation de travail d’entreprises ayant opéré sur ces sites. Ces travailleurs doivent être recherchés, car il est important de leur attribuer cette reconnaissance.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’ai récemment rencontré des personnes, âgées d’environ 85 à 90 ans, ayant travaillé pour des sous-traitants du CEA et du CEP. Ces personnes n’ont même pas de pension de retraite, car leur entreprise a fermé, et ils ne disposent pas de moyens de prouver le travail réalisé, hormis par des témoignages.
Le ministre Lecornu a évoqué l’extension de la reconnaissance à ces personnes, qui ont participé à la mise en place des infrastructures et au déroulement des opérations.
J’ai même rencontré un homme qui a travaillé sur l’un de ces sites pendant cinq ans à partir de l’âge de 14 ans, alors que la majorité était fixée à 21 ans à l’époque ! Cela soulève des questions sur les contrôles effectués par l’armée concernant les personnes accédant aux sites, pourtant acheminées en avion. Je m’étonne de la présence de mineurs sur des sites aussi sensibles que ceux des expérimentations nucléaires, même dans les années 1970. Quel est votre point de vue sur cette situation ?
Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Je ne peux pas vous répondre car je ne dispose pas d’informations concernant la présence de mineurs sur ces sites. Si cela devait s’avérer exact, c’est effectivement une curiosité ; peut-être s’agissait-il d’un apprenti ?
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme Dominique Voynet.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Lors de vos propos liminaires, vous avez dit que nous ne sommes pas confrontés à un mensonge d’État, mais à un non-dit d’État. Je n’aurais sans doute pas contesté cette affirmation si Sébastien Lecornu ne m’avait pas interrogée, lors de son audition, sur les éléments dont j’avais connaissance au moment où j’étais moi-même au Gouvernement, il y a vingt-cinq ans. Nous pouvons utiliser le terme « mensonge d’État » dans la mesure où il s’agit d’un mensonge par omission. En effet, lorsque nous posions des questions précises et que l’on nous répondait « cela relève du secret défense », « on ne sait pas » ou « demandez ailleurs », il s’agissait d’une façon de mentir.
Je trouve assez choquant que nous ayons perdu tant de temps. Beaucoup de victimes sont déjà mortes ou ne tarderont pas à l’être. Nous avons mené des auditions de personnes très âgées qui parlaient avec encore beaucoup d’émotion et manifestaient un besoin de dire leur vérité, ce qui était assez émouvant.
Concernant la déclassification des documents, nous avons auditionné les responsables des Archives nationales et des archives de la Défense. Je reconnais bien volontiers qu’un travail considérable a été réalisé et que le site « Mémoire des hommes » est très bien fait, permettant un accès à beaucoup d’éléments. En revanche, l’accès aux archives du CEA et du DAM, où nous nous rendrons la semaine prochaine, est insuffisant. D’après ce qui nous a été dit par les chercheurs, les vétérans et leurs avocats, le CEA n’a pas les moyens de gérer ses archives et utilise ce fait comme prétexte pour ne pas ouvrir ces documents aux personnes qui en font la demande. Les archives ne sont pas référencées et traitées dans les règles de l’art. Sébastien Lecornu a ouvert l’hypothèse (bien qu’il n’ait pas utilisé ces termes) d’un transfert d’une partie de ces archives aux Archives nationales. Qu’en pensez-vous ? Avez-vous été amenée à traiter ce sujet ? Je n’évoque évidemment pas les archives relatives à la composition des matériaux nucléaires, mais des dossiers sur les conséquences sociales et environnementales ou sur l’exposition des personnes.
Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Je comprends que l’absence d’archiviste au CEA ne permet pas la consultation d’archives bien classées. Une convention de 1985, signée avec le ministère de la Culture, accorde au DAM son autonomie en matière de gestion des archives. Aucune action ne pouvait être diligentée auprès du CEA sur cette question. Toutefois, un travail d’ouverture a été effectué par la DAM depuis la mise en place en février 2020 d’une commission interne chargée d’analyser la communicabilité et la déclassification de documents demandés par des chercheurs. Je crois que nous devons nous demander s’il existe un intérêt à ce que ces archives rejoignent les archives du SHD, plutôt que de passer par le service du ministère de la culture. Les Archives nationales sont en principe également en mesure de répondre à toute demande d’historien ou de particulier qui souhaiterait avoir accès à des documents. Je note tout de même que le CEA et la DAM ont assez fortement contribué à la page « Mémoire des hommes » consacrée aux essais nucléaires en Polynésie en mettant en ligne certaines archives numérisées. Néanmoins, il est vrai que le CEA n’a pas d’archiviste, ce qui constitue un vrai sujet à traiter avec le ministère de la Culture, d’une part, et le ministère des Armées, d’autre part.
M. le président Didier Le Gac. En 2021, lors de cette table ronde ou lors de son voyage en Polynésie, le Président de la République a, pour la première fois, parlé de « dette ». Que vous inspire ce terme ? De nombreux Polynésiens que nous avons rencontrés auraient aimé entendre le mot « pardon ».
Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Je pense qu’il a raison de parler de dette. Les faits se sont déroulés de la fin des années 1960 jusqu’aux années 1995-1996. Un temps long s’est donc écoulé. On peut parler de dette, mais il est vrai que la Polynésie française a largement participé à la mise en œuvre de notre dissuasion nucléaire, qui est l’un des axes très forts de notre défense nationale et de la sécurité de la France et des Français. Nous avons donc effectivement contracté une dette environnementale, sanitaire et, certainement, sociale à leur égard.
Lorsque nous avons visité l’ECPAD, j’ai constaté, grâce aux photographies et aux films, la transformation totale et très rapide de la vie en Polynésie française à cette période-là, avec la création de très nombreuses infrastructures nécessaires à l’activité qui était déployée, qui sont encore utiles aujourd’hui à la Polynésie française. Ces infrastructures ont permis un changement très important dans la vie quotidienne des Polynésiens.
Nous avons donc effectivement une dette, ainsi qu’une responsabilité qui doit être complètement assumée et mise en œuvre auprès des Polynésiens, de la Polynésie et de la nature polynésienne.
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lorsque vous êtes arrivée au ministère de la Mémoire et des anciens combattants, existait-il des dispositifs pour préserver et transmettre la mémoire de cette époque du CEP, notamment des anciens travailleurs, auprès des jeunes générations ? Avez-vous travaillé sur de tels dispositifs ?
Par ailleurs, pourquoi la mémoire des essais nucléaires et leurs conséquences ne sont-ils pas intégrés dans les programmes scolaires sur tout le territoire français, par exemple pour le baccalauréat ou le diplôme national du brevet ? Quelles démarches pourraient être initiées par l’exécutif en ce sens ?
Enfin, il existe également des travaux sur le centre de mémoire en Polynésie. Avez-vous participé aux débats concernant la création de ce lieu ?
Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Le sujet du centre de mémoire a été évoqué lors de ces réunions. Je crois me souvenir que l’État a mis à disposition des locaux pour le déploiement de ce centre. Cependant, sa réalisation nécessite impérativement l’implication des Polynésiens. Je n’ai pas suivi l’évolution récente de ce projet et j’ignore s’il a été créé ; néanmoins, je souligne l’importance cruciale de sa création à Papeete, car il permettrait de préserver la mémoire vivante de cette période.
Par ailleurs, l’enseignement de cette période n’est pas, à ma connaissance, inclus dans les programmes actuels. Un travail devrait être effectué, avec le ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, pour y intégrer cette période, qui relève presque de l’histoire contemporaine et n’est pas suffisamment enseignée dans les détails. Nous avons besoin d’acculturer notre jeunesse aux enjeux de Défense nationale. Dans le contexte géopolitique actuel, notre jeunesse doit savoir comment notre pays se défend et connaître les acteurs impliqués ainsi que les moyens déployés, dont la dissuasion nucléaire fait partie. Il est essentiel d’expliquer à notre jeunesse que la dissuasion nucléaire est le fruit d’un long processus, ayant nécessité de nombreux essais et mobilisé un grand nombre d’ingénieurs et de personnels sur une période de vingt ans. Cette force nous protège, mais a nécessité que la Polynésie française participe, impactant parfois durement ses habitants et son environnement.
L’enseignement de cette histoire aux jeunes Polynésiens revêt une importance particulière. Des associations véhiculent des messages parfois très négatifs et accusateurs. Je comprends le ressenti de nombreuses personnes. Cependant, il est crucial d’adopter une approche explicative pour la jeunesse, en présentant tous les aspects de cette période, y compris le développement de la Polynésie qui en a résulté. Cette compréhension globale leur permettra de mieux appréhender leur situation actuelle et les facteurs qui y ont contribué.
Sachant que la responsabilité des programmes éducatifs en Polynésie est partagée entre le ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche et les autorités polynésiennes, une adaptation des programmes me semble judicieuse, ce qui nécessite par ailleurs une bonne formation des enseignants.
M. le président Didier Le Gac. Deux catégories de victimes sont à distinguer : la population civile polynésienne et les vétérans. Dans le cadre de vos fonctions ministérielles, vous avez été amenée à rencontrer diverses associations de vétérans et de retraités, notamment la Fédération nationale des officiers mariniers (FNOM) et l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven). Cette dernière compte encore aujourd’hui environ 6 000 adhérents. J’ai récemment assisté à l’assemblée générale de l’Aven dans mon département, qui a rassemblé une centaine de personnes. Avez-vous rencontré les représentants de cette association ? Trente ans après les faits, comment expliquez-vous que l’Aven demeure aussi actif, que ses membres continuent de rechercher la vérité et que certains militaires peinent toujours à accéder à leur dossier militaire et à obtenir des certificats médicaux nécessaires pour étayer leurs demandes ?
Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. J’ai effectivement eu l’occasion de rencontrer les représentants de cette association durant mon mandat ; je tiens à cette occasion à exprimer mon profond respect et ma gratitude envers ces anciens combattants. L’existence de telles associations est importante pour la défense de leurs intérêts et, potentiellement, de leurs droits. S’ils en font la demande, ils ne devraient pas rencontrer des difficultés pour obtenir les informations nécessaires sur leur carrière militaire. Les archives relatives aux carrières militaires sont généralement conservées au Centre des archives du personnel militaire de Pau.
M. le président Didier Le Gac. Il leur est difficile d’avoir accès à leur dossier médical, qui, parfois, n’existe pas.
Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Toute personne doit pouvoir accéder à son dossier médical s’il le demande. En raison du secret médical, une association ne peut toutefois pas effectuer la demande et seule la personne concernée peut solliciter la communication de ce dossier, ce qui constitue un droit.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie infiniment pour la précision de vos réponses.
33. Audition, ouverte à la presse, de M. Yannick Neuder, ministre auprès de la ministre du Travail, de la Santé, de la Solidarité et des Familles, chargé de la Santé et de l'Accès aux soins (Mardi 29 avril 2025).
M. le président Didier Le Gac (EPR). Mes chers collègues, pour finir notre journée, nous accueillons maintenant M. Yannick Neuder, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, ministre chargé de l’accès aux soins et de la santé, que je remercie de s’être rendu disponible.
Monsieur le ministre, les essais nucléaires réalisés en Polynésie française entre 1966 et 1996 posent beaucoup de questions d’ordre sociologique, politique, environnemental, historique mais également, bien sûr, sanitaire. Des controverses existent depuis longtemps, et ont été encore récemment « réactivées » avec la parution d’une tribune dans Le Point, sur les liens entre le nombre et la nature des cancers constatés en Polynésie et les essais nucléaires effectués pendant trente ans ; certains estiment que ce lien existe, d’autres que, de toute façon, plus de 99 % des cancers constatés en Polynésie seraient de toute façon intervenus…
On ne vous demandera pas de trancher ce débat scientifique mais voilà un des sujets sanitaires parmi d’autres que notre commission aura entendus tout au long de ses auditions.
Avant que vous n’interveniez pour un éventuel propos liminaire et que vous puissiez ensuite échanger avec les députés ici présents, à commencer par notre rapporteure Mereana Reid Arbelot, je souhaiterais vous poser deux questions.
Le 1er avril dernier, la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires s’est enfin réunie alors qu’elle ne l’avait plus été depuis septembre 2021. Pouvez-vous tout d’abord nous éclairer sur les raisons pour lesquelles il n’y a pas eu de réunion depuis 2021 alors que cette commission doit en principe se réunir deux fois par an ? Pouvez-vous également nous détailler les différents engagements qui ont été pris à cette occasion, notamment l’éventuel allongement de la liste des maladies radio-induites annexée à la loi Morin et la possible prise en charge par l’État d’une partie de la dette de la CPS (Caisse de prévoyance sociale), sujet hautement sensible en Polynésie ?
Selon vous, et ce sera ma seconde question, faut-il par ailleurs reconnaître et procéder à l’indemnisation des préjudices « par ricochet » ou indirects subis par les proches des victimes des essais nucléaires ?
Il y a évidemment bien d’autres sujets qui nous intéressent et nous allons sans doute avoir l’occasion de les aborder. Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Yannick Neuder prête serment.)
Je vous remercie et je vous laisse donc la parole pour un propos liminaire d’un quart d’heure environ si vous le souhaitez ; ensuite, Mme la rapporteure et les députés présents interviendront pour échanger avec vous.
M. Yannick Neuder, ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins. Monsieur le Président, Madame la rapporteure, Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie tout d’abord pour votre invitation.2
Dès ma prise de fonction, le 24 décembre dernier, je me suis plongé dans le sujet des essais nucléaires. Vous l’avez dit, j’ai réuni la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) pour la première fois depuis 2021 (je sais que c’était très attendu) et engagement a été pris d’organiser une nouvelle réunion dans un délai de six mois, si possible en Polynésie, afin de témoigner de l’intérêt que l’État porte à cette question et d’approfondir certains sujets sanitaires avec le ministre de la santé de Polynésie.
Dans le cadre de mon propos liminaire, je reviendrai sur l’engagement de l’État et plus particulièrement du ministère de la Santé sur le sujet qui occupe votre commission ; je rappellerai le cadre protecteur et structurant que représente la loi Morin, qui nous permet d’agir et d’avancer en nous appuyant sur la recherche et la science, ce qui correspond à mon engagement général en tant que ministre ; et j’insisterai sur l’importance de l’accompagnement des populations, grâce à la politique de « l’aller vers ».
Je vous remercie d’avoir organisé cette audition et de mener des travaux de fond de grande qualité sur l’enjeu important des conséquences des 193 essais nucléaires réalisés entre 1966 et 1996 sur les atolls de Moruroa et de Fangataufa. Je mesure pleinement la profondeur historique, la complexité et les multiples dimensions de cette question, eu égard à la variété des répercussions des essais sur la santé publique, l’environnement et plus généralement sur la société polynésienne, chaque citoyen et chaque famille étant directement ou indirectement concerné au sein des archipels.
Je salue la mobilisation des scientifiques, des historiens, des géographes, des juristes qui, avec les associations de victimes et bien sûr les élus locaux, se mobilisent depuis plus de trente ans, accompagnant ainsi la prise de responsabilité de l’État, notamment en matière d’indemnisation, et le travail de transparence et de mémoire, accéléré, en octobre 2021, par l’ouverture inédite des archives relatives aux essais nucléaires. De manière non exhaustive, je tiens à citer les noms du président de la Polynésie française Moetai Brotherson, du président de l’Assemblée de la Polynésie française Antony Géros, et de parlementaires tels que vous, madame la rapporteure, mais aussi Moerani Frébault, Nicole Sanquer et Lana Tetuani.
Depuis la loi Morin de 2010, l’État français a reconnu légalement ses responsabilités s’agissant des conséquences sanitaires des essais, ainsi que son devoir d’action envers nos concitoyens affectés, une mission assurée par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) et la CCSCEN. L’État demeure pleinement engagé et continue de construire collectivement une réponse avec les parlementaires, les associations et les Polynésiens.
Ce sujet entre pleinement dans mes attributions, raison pour laquelle il me tenait particulièrement à cœur de réaffirmer ma détermination à assurer un cadre de reconnaissance et d’indemnisation des personnes concernées qui soit protecteur, stable, internationalement reconnu et surtout fondé sur la science. C’est animé de cet état d’esprit que j’ai réuni et présidé, au ministère de la santé, la CCSCEN : voyez-y la matérialisation de l’engagement de l’État, qui ne fléchira pas et dont je me porte garant. Vous pouvez compter sur moi pour instaurer une véritable régularité des réunions. Je répète que j’aurai comme boussole invariable les principes de transparence et de rigueur scientifique, fondements indispensables d’une politique de réparation juste, pérenne et équitable.
Si j’insiste sur cette notion de rigueur scientifique, c’est parce qu’elle constitue le fil rouge de notre réponse depuis quinze ans. La loi Morin est reconnue par tous précisément parce qu’elle s’appuie sur des repères établis et solides. La présomption de causalité est adossée au seuil de 1 millisievert (mSv), qui est le plus bas reconnu par le consensus scientifique international, et vingt-trois pathologies sont reconnues comme radio-induites – la liste a d’abord compté dix-sept puis vingt et une maladies –, depuis l’inclusion des cancers de la vésicule biliaire et des voies biliaires. L’assise scientifique est ce qui fait la force de notre modèle d’indemnisation et ce qui garantit la protection de tous ceux qui en bénéficient.
L’élargissement de la liste des pathologies est une question récurrente, d’ailleurs évoquée lors de la dernière réunion de la CCSCEN. Sachez que je n’ai pas d’opposition a priori sur ce sujet : en ce domaine également, mon seul principe directeur sera la science. Nous y reviendrons certainement au cours de nos échanges, toutes les maladies donnant lieu à une indemnisation ont été identifiées au regard des travaux reconnus par la communauté scientifique internationale. Élargir la liste sans fondement scientifique reviendrait donc à fragiliser le consensus sur lequel repose l’indemnisation et à déstabiliser l’ensemble de notre dispositif d’accompagnement et de prise en charge.
Vous le savez, le comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear) est en train de mettre à jour ses connaissances et présentera un rapport en 2026. Je l’ai dit devant la CCSCEN : ce document constitue un préalable à tout élargissement de la liste des pathologies reconnues par le Civen. Je me suis donc engagé à ce que, dès sa publication, la direction générale de la santé (DGS) saisisse l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) pour mettre à jour les connaissances scientifiques relatives aux maladies radio-induites et éventuellement recommander d’élargir la liste.
Vous l’aurez compris, aux niveaux international, national et local, l’État fondera toujours son action sur la science et soutiendra naturellement tous les projets liés à l’approfondissement des connaissances. Je pense notamment au registre des cancers en Polynésie française, outil précieux qui dépend des autorités polynésiennes depuis la création d’un établissement public spécifique en 2022. Ce transfert de compétence représente une étape très positive, la mise à jour régulière et l’exhaustivité du registre s’étant grandement améliorées. Mon ministère continuera d’appuyer cette démarche en mobilisant l’expertise de l’Institut national du cancer (Inca). En outre, une lettre d’intention a été transmise en février dernier au comité d’évaluation des registres, afin de solliciter une nouvelle évaluation du registre polynésien, la dernière remontant à 2003. Il s’agira d’un gage supplémentaire de la fiabilité des données, en vue d’améliorer la compréhension des cancers radio-induits et de leur imputabilité potentielle.
Enfin, je demeure persuadé que le meilleur moyen d’améliorer la réparation et l’indemnisation est de continuer de nous mobiliser en faveur de l’accès des bénéficiaires potentiels à leurs droits. En effet, même si la liste des pathologies reconnues devait être élargie, la justice ne serait pas davantage rendue sur le terrain si nos concitoyens les plus fragiles ou les plus isolés ne franchissent pas le cap de la constitution de leur dossier.
C’est tout le sens de la mission « Aller vers », menée depuis 2022 sous l’autorité du Haut-Commissaire de la République en Polynésie française, et qui permet d’aller directement au contact des bénéficiaires potentiels, y compris dans les atolls les plus isolés, afin de les informer, de les accompagner gratuitement dans la constitution de leur dossier et de centraliser les pièces administratives et médicales nécessaires pour un dépôt auprès du Civen. Et cela fonctionne ! Entre 2022 et mars 2025, plus de 3 000 personnes ont ainsi été informées et 1 786 ont été accompagnées pour constituer un dossier, 954 dossiers complets ayant été transmis par la suite au Civen. En 2024, plus de la moitié des dossiers reçus avaient été constitués grâce à la mission « Aller vers ». Le dispositif est largement salué localement pour sa proximité, son efficacité et la qualité de l’accompagnement proposé. Alors qu’elle devait s’achever cette année, la mission se poursuivra en 2026 grâce à un financement de 100 000 euros, ce qui démontre l’engagement concret de l’État pour améliorer la reconnaissance et la réparation des dommages causés par les essais nucléaires. J’en profite pour saluer l’action des associations qui œuvrent sur le terrain pour renforcer l’information et l’accès aux droits.
En conclusion, ma ligne s’appuie sur trois piliers : une responsabilité de l’État reconnue et assumée ; l’assise scientifique comme fondement de nos actions ; la transparence, le dialogue et la régularité des échanges. Je suis à votre disposition pour toute question supplémentaire que vous pourriez avoir.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Si, comme le prévoit la loi Morin, le doute profite aux demandeurs, comment expliquez-vous que les modèles de calcul du Civen, qui se fondent sur des données partielles et reconstituées par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), indiquent que certaines victimes auraient été exposées à une radiation inférieure à 1 mSv ? Eu égard aux données dont nous disposons, le doute ne devrait-il pas être systématique ?
J’ajoute qu’il s’agit d’un seuil a priori relatif à la radioprotection et destiné à ce que les individus ne subissent pas un rayonnement cumulé supérieur au cours d’une même année. Or, aux termes de la loi Morin, nous évaluons a posteriori l’exposition des Polynésiens, sur le fondement, je le répète, de données très partielles. Je vous questionne donc sur le doute associé à cette évaluation, sachant que les dosimètres n’étaient pas individuels : il s’agissait de dosimètres d’ambiance, dont les résultats sont donc très incertains.
Vous placez à juste titre la science comme pilier central de votre réflexion sur ce sujet mais vous savez qu’elle a ses limites. C’est d’ailleurs pour cette raison que les recherches se poursuivent.
M. Yannick Neuder, ministre. Si je vous comprends bien, vous m’interrogez sur l’opportunité de modifier ou de supprimer le seuil de 1 mSv comme critère d’indemnisation. Il est vrai que les Polynésiens ne disposaient pas de dosimètres mais le CEA a réalisé une modélisation pour reconstituer les effets du rayonnement. Le seuil de 1 mSv est scientifiquement reconnu et a été défini par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR). Il permet d’atteindre un équilibre entre solidarité nationale et preuve d’exposition.
Je reconnais que la science ne sait pas répondre à toutes les questions, d’où l’intérêt d’améliorer le registre des cancers.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je ne vois pas le rapport ! L’objet des registres n’est pas de définir de façon certaine la dosimétrie des individus, étant rappelé que la loi Morin prévoit des indemnisations individuelles. Il y aura toujours un doute très important sur l’exposition des personnes. Ainsi, ce sont les conditions d’application de la loi qui sont discutables puisqu’on demande aux victimes de dire et de prouver, éléments à l’appui, où elles séjournaient à des dates extrêmement précises. Seriez-vous capable de dire où vous vous trouviez à une période précise de 1979 ? Pour ma part, je ne me rappelle du lieu où je me trouvais que le 11 septembre 2001 ou encore lors de certains anniversaires... Il me semble donc difficile d’accorder un statut de victime à un individu en fonction de l’endroit où il séjournait il y a quarante ans. C’est au sujet de ce doute que je vous interrogeais.
M. le président Didier Le Gac. Pour compléter la question, ne faudrait-il pas introduire une présomption irréfragable donnant droit à une indemnisation dès lors qu’il est avéré qu’on se trouvait à un endroit et à un moment donné ?
M. Yannick Neuder, ministre. Les doses reçues par la population lors des essais atmosphériques réalisés entre 1966 et 1974 ont été réévaluées par le CEA de façon complète et précise en 2006 et présentées dans un ouvrage public. Ces évaluations se fondent sur les nombreuses mesures effectuées à l’époque et ont été menées selon une méthode validée en 2009 par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ce qui garantit leur fiabilité. Enfin, les calculs ont été de nouveau examinés en 2021 à la suite de la parution du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires en Polynésie, et ont été confirmés.
De même, le rapport publié cette année par l’ASNR sur l’exposition radiologique des populations tahitiennes aux retombées atmosphériques de l’essai Centaure fait état de doses du même ordre de grandeur que celles calculées en 2006 par le CEA.
Ainsi, malgré les incertitudes scientifiques, qui sont inévitables en la matière, il n’y a aucune raison de remettre en cause les calculs sur lesquels se fonde le Civen pour instruire les dossiers de demande d’indemnisation au titre d’un régime globalement favorable aux demandeurs.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les associations qui représentent les Polynésiens, les travailleurs et les vétérans s’interrogent : qui a effectué ces mesures ? On le sait ; ce sont le CEA et l’ASNR, c’est-à-dire les entités mêmes qui étaient aux manettes lors des essais. Il n’y a pas eu d’étude contradictoire. Imaginez combien le silence a été assourdissant entre 1974 et 2006, date à laquelle les doses reçues ont été réévaluées, avant d’être confirmées en 2021. Cela n’a fait qu’accroître la défiance des populations. Les données proviennent uniquement du CEA. L’AIEA a validé la méthode de calcul, mais certainement pas les données ; elle ne le pourrait d’ailleurs pas, puisqu’elle n’y était pas.
M. Yannick Neuder, ministre. Je rappelle que l’ASNR est une agence d’expertise indépendante assez récente, issue de la fusion de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je ne suis pas sûre que tout le monde considère ces entités comme parfaitement indépendantes de l’État. Vous validez un dispositif dont vous reconnaissez qu’il comporte des incertitudes scientifiques : c’est un peu étrange, d’autant que vous venez d’affirmer que seule la science vous guidait... Quand il y a des incertitudes, il faut l’admettre.
M. Yannick Neuder, ministre. Je note que vous doutez de l’indépendance des autorités indépendantes ; je vous laisse la responsabilité de vos propos. Par ailleurs, nous devons bien nous fonder sur des outils scientifiques, sans quoi nous entrerions dans l’irrationalité.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. D’où viennent les données utilisées par l’IRSN et l’ASN avant leur fusion ? Certainement pas de l’ASN, pour la simple raison qu’il n’y en avait pas.
M. Yannick Neuder, ministre. Je vous rappelle qu’il s’agit d’une valeur qui n’est pas fondée sur une logique médicale mais sur la doctrine de radioprotection du public. Cette valeur reconnue a été introduite dans notre législation en tant que dose limite de radioprotection admissible pour la population générale. Elle est très basse, ce qui est évidemment favorable aux demandeurs : en comparaison, la dose limite admissible pour les travailleurs qui bénéficient d’informations, de formations et de protections est actuellement de 20 mSv par an. La limite d’exposition de 1 mSv correspond à un seuil de radioprotection du public très inférieur aux niveaux pour lesquels des effets radio-induits sur la santé sont observables, afin de protéger l’ensemble de la population. Lors de la réunion de la commission d’enquête du mois d’avril, je vous ai rappelé, en tant que médecin, qu’un scanner exposait un patient à 10 mSv, et que la radioactivité naturelle était proche de 2,4 mSv.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous ne répondez pas à ma question : je ne parlais pas du seuil, mais des données. La science montre que le risque de développer une maladie radio-induite est proportionnel au degré d’exposition au-delà de 20 mSv, mais nous ignorons ce qu’il en est à faible dose ; il faudra travailler sur ce point (ce pourrait d’ailleurs être une des préconisations du rapport). À ce stade, aucune donnée scientifique ne prouve qu’à faible dose, le risque diminue et s’approche de zéro.
J’en viens à l’indemnisation. Dans certains dispositifs, comme celui des victimes de l’amiante, les ayants droit ont dix ans après le décès de leur parent malade pour déposer une demande d’indemnisation. S’agissant des victimes des essais nucléaires en revanche, les parlementaires doivent quémander, lors de l’examen du projet de loi de finances (PLF), le report d’un, deux ou trois ans pour que les ayants droit puissent déposer un dossier. Le territoire de la Polynésie française est aussi étendu que celui de l’Europe ; il compte 118 îles dont 76 sont habitées, et seulement 50 aérodromes (toutes les îles ne sont donc pas desservies par l’avion). Cela rend longs et difficiles le recueil d’informations et l’obtention de documents administratifs. Trouvez-vous juste qu’on laisse dix ans aux ayants droit des victimes de l’amiante pour se remettre du décès de leur parent malade et déposer un dossier, alors qu’on n’accorde que trois ans aux ayants droits des victimes des essais nucléaires en Polynésie ? Si votre parent est décédé avant le 31 décembre 2018, vous avez jusqu’en 2027 et non jusqu’en 2024, comme prévu initialement. S’il est décédé en 2019, vous avez jusqu’à fin 2025. S’il est décédé en 2020, vous avez jusqu’en 2026. Est-ce que vous trouvez ce dispositif totalement juste ?
Vous vous félicitez que la mission « Aller vers » ait été prolongée, mais faudra-t-il demander un nouveau report quand les délais menaceront d’expirer ? Le processus est difficile pour les Polynésiens, alors que les victimes des essais nucléaires sont plus nombreuses que celles de l’amiante. Il est injuste que leurs ayants droit disposent d’un temps aussi court pour demander une indemnisation.
M. Yannick Neuder, ministre. J’ai hérité de ces délais lorsque j’ai pris mes fonctions, le 24 décembre 2024. L’échéance est reportée au 31 décembre 2027 pour les malades décédés avant 2019. Je ne suis pas opposé à ce que nous travaillions sur une nouvelle prolongation, notamment pour les patients décédés après 2019, afin que les ayants droit aient le temps de constituer les dossiers d’indemnisation.
Concernant le « Aller vers », je ne fais pas preuve d’autosatisfaction, tant s’en faut. Je constate simplement que cette modalité semble montrer son efficacité dans un territoire très étendu, où certaines îles sont difficiles d’accès. On peut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein, mais le dispositif est à l’origine de 40 % à 50 % des dossiers déposés : 3 000 personnes ont été informées, 1 786 dossiers ont été accompagnés et 954 dossiers complets ont été transmis au Civen. Les élus locaux et la population semblent penser que cette mission donne satisfaction. Si vous estimez que tel n’est pas le cas, voulez-vous qu’elle soit supprimée ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Absolument pas : il ne s’agit pas de supprimer la mission « Aller vers », au contraire ; elle a traité de nombreux dossiers. Notez que les associations ne comptent que des bénévoles qui s’occupent des malades et de leur famille sur leur temps libre depuis des années ; Moruroa e tatou et l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) ont vu le jour en 2001, et l’association 193 a été créée en 2018.
La mission « Aller vers » travaillait sur des dossiers qui devaient être déposés avant le 31 décembre 2024. En octobre 2024, j’ai alerté le ministre de la Santé de l’époque sur l’imminence de l’échéance. On laisse malheureusement les choses traîner, ce qui produit du stress : les associations et les demandeurs craignent que leur dossier encore incomplet ne tombe s’ils dépassent la date butoir. On attend le dernier moment pour les informer qu’ils ont un, deux ou trois ans de plus, en leur disant : « Vous êtes vraiment chanceux ! » D’autres dispositifs d’indemnisation donnent un horizon de dix ans, ce qui laisse aux ayants droit le temps de se retourner.
M. le président Didier Le Gac. Vous envisagez de vous rendre en Polynésie, notamment pour rencontrer votre homologue ; il y a matière à nouer des coopérations plus étroites, même si la santé relève désormais de la seule compétence de la collectivité depuis 1977. Le ministre de la santé polynésien vous parlera sûrement de la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) : pour lui, le compte n’y est pas. Le territoire considère qu’il finance toujours des soins liés à des maladies provoquées par les essais nucléaires et il demande en conséquence une compensation à l’État. Le Président de la République semble avoir évoqué la question lors de la table ronde de 2021 à l’Élysée, mais rien n’est venu depuis.
Vous pourrez également évoquer avec votre homologue la nécessité de réaliser une étude épidémiologique de grande envergure sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires. Je suis frappé par l’incertitude qui persiste concernant la prévalence des cancers ou le taux de mortalité infantile en Polynésie, en comparaison avec la métropole et d’autres pays. Nous avons besoin d’une étude pour objectiver la situation, car l’incertitude nourrit la défiance, voire la colère des Polynésiens à l’égard de l’État français.
M. Yannick Neuder, ministre. Jusqu’à l’avis du Conseil d’État du 17 octobre 2016, le Civen admettait que les caisses soient indemnisées des frais de santé des ressortissants qu’il avait reconnus comme victimes. Le montant était alors modeste, de l’ordre de 50 000 à 70 000 euros par an. À la suite de cet avis, considérant que le remboursement des soins ne pouvait relever du régime de la solidarité nationale prévu par la loi Morin, la prise en charge de ces frais a pris fin. Après les réclamations récurrentes de la CPS concernant les dépenses de soins de ses 8 300 assurés atteints d’une des vingt-trois maladies radio-induites, évaluées en 2020 à 450 millions d’euros pour la période 1985-2018, le Gouvernement a validé le principe du remboursement des frais engagés par la caisse polynésienne pour les malades du cancer reconnus par le Civen. La décision a été prise lors de la réunion interministérielle (RIM) du 22 juin 2021.
Le cabinet du ministre de la Santé a demandé l’organisation d’un groupe de travail associant des administrations et des opérateurs métropolitains, le Civen et la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam) pour étudier les modalités de reconstitution des frais exposées par la CPS. Les travaux ont privilégié une reconstitution forfaitaire plutôt qu’une évaluation au réel, car la législation n’autorise pas la transmission de données nominatives sur les patients indemnisés par le Civen. L’évaluation du coût des traitements s’est heurtée à des difficultés méthodologiques : en effet, la Cnam ne pouvait fournir de données que pour certains types de cancers, sur une période assez récente, pour la métropole et les départements et régions d’outre-mer (Drom), tandis que la CPS n’a pas communiqué d’éléments suffisants pour mener une contre-expertise.
Il a donc été décidé de verser une indemnité forfaitaire indépendante de l’âge et du type de cancer ; son coût moyen, avancé par la CPS, devait être expertisé par le ministère de la Santé avec le concours de la Cnam – la décision date de la RIM du 3 février 2023. En mars 2023, la CPS a actualisé ses demandes et a estimé à 71 400 euros le coût moyen théorique par pathologie, alors que le montant des prises en charge des soins par le Civen avant 2016 s’élevait à 30 000 euros par dossier. La Cnam a estimé qu’elle ne pouvait pas contre-expertiser ce montant en raison des difficultés méthodologiques précitées
Vu la grande difficulté à trouver un accord avec les autorités de Polynésie française et la CPS sur un montant raisonnable d’indemnisation, une autre solution pourrait être proposée. Une mission d’inspection pourrait être envisagée, avec l’accord des autorités polynésiennes, pour contre-expertiser l’évaluation de la CPS.
J’en viens aux données épidémiologiques. Globalement, le taux de cancer en Polynésie est inférieur à celui de la métropole. La mortalité par cancer y est identique à celle de la métropole pour les hommes, mais supérieure pour les femmes. On observe une surincidence des cancers thyroïdiens, dont 2,3 % sont liés aux essais, selon une donnée de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) de 2023. Il faut aussi considérer les facteurs aggravants très élevés que sont le tabagisme (41 % des cas), l’alcoolisme (43 % des cas) et l’obésité (40 % des cas).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Le groupe de travail sur l’indemnisation compte-t-il uniquement des représentants de l’État, ou aussi des membres de la CPS ?
M. Yannick Neuder, ministre. Il a été mis en place entre la Cnam et la CPS pour faire des propositions, qui pourront elles-mêmes être contre-expertisées par chacune des parties pour évaluer au mieux les coûts.
Nous pourrons vous communiquer des éléments complémentaires par écrit.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les chiffres avancés concernant les cancers varient beaucoup. Vous n’avez pas rappelé que même si le nombre de cancers en Polynésie est inférieur, voire comparable à celui de la métropole, ceux-ci surviennent de huit à dix ans plus tôt : c’est un point sur lequel il faut se pencher !
Nous nous étions entendus, lors de la CCSCEN, pour organiser une étude épidémiologique d’ampleur, la diversité des chiffres et des données soulignant la nécessité d’un véritable travail de fond. Immédiatement après l’accident nucléaire de Fukushima, l’État japonais a par exemple lancé une étude épidémiologique, ce qui avait du sens compte tenu de l’événement. En Polynésie, alors que 46 explosions nucléaires atmosphériques ont été effectuées entre 1966 et 1974, aucune étude épidémiologique n’a réellement été menée ; seules trois études Sépia ont été réalisées sur des personnels militaires métropolitains revenant de Polynésie, tandis que l’Inserm a conduit une étude sur la thyroïde ; mais, à part cela, il n’y a rien.
M. Yannick Neuder, ministre. Je veux rassurer Madame la rapporteure : conformément aux discussions que nous avons eues lors de la CCSCEN le 1er avril dernier, je réaffirme la volonté de conduire cette étude épidémiologique ; nous avons envisagé un registre des cancers mais les modalités ne sont pas arrêtées. La compétence en matière de santé relevant de la Polynésie française et non de l’État, il conviendrait d’engager des travaux avec le ministère polynésien de la santé – je ne vois pas pourquoi il s’y opposerait. On pourrait y associer Santé publique France et l’Inca pour objectiver la précocité des cancers que vous avez évoquée pour évaluer les conditions de faisabilité et de mise en œuvre d’un tel registre. J’y suis donc favorable et je vous le confirme sous serment !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’avais en effet pris votre annonce du 1er avril sur ce sujet comme un engagement.
Concernant l’indemnisation des ayants droit, je ferai un parallèle avec le dispositif existant pour l’amiante. Les proches des victimes de l’amiante peuvent être reconnues victimes indirectes ou par ricochet en considération de leur préjudice propre. Est-il envisageable de tenir compte du préjudice propre des proches des victimes des essais nucléaires, sachant par exemple que certains enfants arrêtent de travailler pour soutenir leur parent malade ?
M. Yannick Neuder, ministre. La victime par ricochet ou victime indirecte est la personne qui subit un préjudice moral ou matériel en conséquence des dommages causés à la victime directe. Il s’agit, en d’autres termes, de proches des victimes. Il ressort des débats parlementaires qu’en 2010, le législateur a clairement fait le choix de réserver le dispositif d’indemnisation aux seules victimes directes des essais nucléaires ayant développé des maladies radio-induites. Leurs ayants droit peuvent seulement présenter une demande à la place de la victime et, dans le cas où celle-ci est décédée, dans le cadre de leur action successorale. Ils ne peuvent pas demander l’indemnisation de leur préjudice propre.
M. le président Didier Le Gac. C’est en effet le cas aujourd’hui mais Madame la rapporteure fera des propositions pour que cela évolue, notamment en reconnaissant le préjudice d’anxiété, comme pour l’amiante.
J’en reviens à l’étude épidémiologique, que vous appelez registre des cancers. Il faudra établir si la transmission intergénérationnelle repose sur une vérité scientifique. Les Polynésiens se demandent avec inquiétude si la radioactivité peut avoir des conséquences sur les générations à venir, qui se transmettraient des parents aux enfants. Il faudra, à travers une étude épidémiologique sérieuse, lever le doute et rassurer les populations.
M. Yannick Neuder, ministre. Vous évoquez le préjudice d’anxiété. Celui-ci se caractérise par la conscience de courir un risque élevé de développer une pathologie et de voir son espérance de vie diminuer. La réparation du préjudice d’anxiété a été reconnue par le juge pour les victimes de l’amiante, du Mediator et du chlordécone. La situation n’est pas comparable en l’espèce : l’indemnisation du préjudice d’anxiété des personnels civils et militaires participant aux essais nucléaires et des habitants de Polynésie française se trouvant à cette époque dans des zones exposées, alors même qu’ils n’ont contracté aucune maladie radio-induite, serait disproportionnée au regard des risques réellement encourus.
En l’état des connaissances scientifiques, les Polynésiens ne courent pas un risque élevé de développer une pathologie grave du seul fait d’avoir été présents dans les zones exposées aux essais nucléaires. Seule une minorité de personnes ainsi exposées à une dose supérieure ou égale à 1 millisievert (mSv) ont développé ou développeront une maladie radio-induite. Il existe beaucoup d’autres facteurs susceptibles d’expliquer la survenue d’une des pathologies figurant sur la liste des maladies radio-induites : le mode de vie, le tabagisme, la consommation d’alcool ou le manque d’activité physique.
Concernant les effets transgénérationnels, les travaux du task group du CIPR sont en cours et ses résultats ne seront pas publiés avant 2027. Des articles en lien ont été publiés en 2024, notamment dans l’International Journal of Radiation Biology, qui ne concluent pas à des preuves solides sur l’association entre risques induits et effets générationnels. Enfin, l’Unscear a également envisagé des travaux sur les effets non cancéreux incluant les effets héréditaires. La date de publication de ces travaux n’est pas encore fixée.
Pour mémoire, l’expertise collective de l’Inserm en 2020 indique que « la littérature scientifique internationale ne mentionne aucune preuve d’effets transgénérationnels pour des doses inférieures au sievert, ce qui, selon les experts, réduit drastiquement la probabilité de transmission pour des doses de l’ordre du millisievert, comme c’est le cas pour les retombées des essais nucléaires en Polynésie française ».
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. M. Patrick Galenon, président du conseil d’administration de la CPS, et M. Cédric Mercadal, ministre polynésien de la Santé, souhaitent un groupe de travail commun entre la métropole et la Polynésie. Vous dites que tout le monde collabore mais nous avons plutôt l’impression que deux groupes de travail coexistent. Il faudrait vérifier ce point car l’objectif d’une telle coopération est de gagner en efficacité.
M. Yannick Neuder, ministre. Certes, le groupe de travail ne s’est pas réuni physiquement mais des éléments de la Cnam ont été réunis au niveau métropolitain et envoyés à la CPS. Celle-ci les a analysés et échange avec la Cnam sur ces informations.
M. le président Didier Le Gac. Il faudrait peut-être formaliser ces échanges et constituer un seul groupe de travail.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. La CPS dispose d’archives médicales numérisées remontant à 1985. Les archives antérieures à cette date sont disséminées entre plusieurs sites militaires. Qu’est-ce que votre ministère pourrait mettre en place, éventuellement en coopération avec le ministre des armées, pour pallier la méconnaissance de l’état de santé en Polynésie avant cette date ?
M. Yannick Neuder, ministre. Les archives médicales sont accessibles mais sous condition légale stricte de secret médical. Il est possible d’obtenir un accès dérogatoire pour des projets de recherche d’intérêt public. Les armées ont transmis les données au système de santé de Polynésie. Des agréments peuvent-ils être accordés dans ce cadre particulier pour accéder à des données couvertes par le secret médical ? Nous sommes en train d’étudier avec les associations la possibilité d’entrer dans ce cadre sans trahison du secret médical.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour vos réponses Monsieur le ministre.
34. Audition, ouverte à la presse, des représentants de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) : Mme Gaëlle SAQUET, directrice générale par intérim, et M. Sébastien CROMBEZ, directeur sûreté, environnement et stratégie filières (Mercredi 30 avril)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite à tous la bienvenue ainsi qu’à nos deux premiers invités, qui représentent aujourd’hui l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra).
Nous reviendrons sans doute au cours de cette audition sur ce qu’est l’Andra, un dossier documentaire ayant été par ailleurs envoyé à tous les membres de la commission d’enquête, qui comprend plusieurs éléments sur ce point.
J’accueille donc en votre nom tout d’abord Mme Gaëlle Saquet. De formation scientifique (vous êtes une ancienne élève de l’École nationale supérieure des techniques industrielles et des mines de Nantes), vous assurez depuis le mois de décembre dernier les fonctions de directrice générale de l’Andra par intérim.
Vous êtes accompagnée de M. Sébastien Crombez. Également de formation scientifique (vous êtes notamment polytechnicien), vous avez occupé diverses fonctions au sein de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) de la région Bourgogne et de la DREAL Bourgogne-Franche-Comté. Depuis près de cinq ans maintenant, vous avez pris la tête de la direction chargée de la sûreté, de l’environnement et de la stratégie filières (DISEF) au sein de l’Andra.
Votre venue à tous les deux nous intéresse, car le nom de votre organisme a parfois été cité au cours de certaines auditions et nous avons également évoqué votre action lorsqu’une délégation de la commission s’est rendue en Polynésie française à la fin du mois de mars dernier.
À ce titre, et ce sera ma première question, pouvez-vous nous indiquer si l’Andra a établi une cartographie complète et actualisée des déchets « océanisés » ou « lagonisés » au large de Moruroa et de Fangataufa ? Par ailleurs, les caractéristiques de ces déchets (contamination éventuelle au plutonium, déchets sans risques, présence de métaux lourds…) ont-elles été établies par vos soins ? Enfin, comment assurez-vous la surveillance de ces déchets et leur stabilité au fil du temps, au fond de l’océan ?
Ma seconde question concerne le principe même de la surveillance de ces deux sites. Bien que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ait estimé qu’une surveillance radiologique des atolls de Moruroa et de Fangataufa n’était plus nécessaire, la France a décidé de maintenir une surveillance, notamment au large de Moruroa (je pense évidemment à ce que l’on appelle la zone « Colette »). Quelles raisons justifient le maintien de cette surveillance aux yeux de l’Andra ?
Avant de vous donner la parole, je vais vous demander de prêter serment. Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Gaëlle Saquet et M. Sébastien Crombez prêtent serment.)
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. L’Andra a été créé en 1991 en tant qu’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) indépendant des producteurs de déchets, par la loi n° 91-1381 du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs. Elle existait déjà depuis 1979 mais il ne s’agissait alors que d’une direction du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) côté civil, gérant le centre de stockage de la Manche et menant des recherches pour de nouveaux centres de stockage en réponse aux déchets produits par la filière électronucléaire.
Nos missions actuelles ont été clairement définies par le Parlement et figurent donc dans la loi.
Premièrement, nous établissons, mettons à jour tous les cinq ans et publions l’inventaire national des déchets et matières radioactives présents en France ou destinés à y être stockés, ainsi que leur localisation sur le territoire national. Cet inventaire, basé sur les déclarations des producteurs et détenteurs, fait l’objet d’une importante publication quinquennale, complétée annuellement par la publication des « essentiels de l’inventaire ». Cette mission, instaurée par la loi n° 91-1381 du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs, a été renforcée par la loi n° 2006-739 du 28 juin 2006 de programme relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs.
Deuxièmement, conformément au plan national prévu à l’article L. 542-1, nous sommes chargés de réaliser ou de faire réaliser des recherches et études sur l’entreposage et le stockage en couches géologiques profondes, ainsi que d’assurer leur coordination. Le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs constitue un outil de planification stratégique sur tous ces sujets, qui cadre, pour les cinq années à venir, les travaux et études commandées aux différentes parties prenantes, dont l’Andra.
Troisièmement, notre mission inclut l’évaluation des coûts liés à la mise en œuvre des solutions de gestion à long terme. Il s’agit du coût du projet de centre industriel de stockage géologique (Cigéo). Cet exercice est régulièrement effectué. La demande d’autorisation de création est en cours d’instruction. Nous devrons mettre prochainement ce coût à jour dans ce cadre.
Quatrièmement, nous sommes également chargés de prévoir, dans le respect des normes de sûreté nucléaire, les spécifications pour les stockages de déchets radioactifs que nous créons. Nous devons donner aux autorités administratives compétentes un avis sur les spécifications pour le conditionnement des déchets qui seraient destinés à nos centres. Cette mission s’effectue sous le contrôle de la toute nouvelle Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), qui vérifie que nos spécifications sont conformes en matière de sûreté. Toutefois, l’ASNR nous saisit lorsqu’elle doit rendre un avis sur des spécifications de conditionnement des producteurs de déchets.
Cinquièmement, nous avons la mission de concevoir, implanter, réaliser et assurer la gestion des centres de stockage. La loi n° 91-1381 du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs spécifiait bien que cette mission était relative aux nouveaux centres, afin de garantir une gestion indépendante des producteurs de déchets. La loi ne confère pas de monopole à l’Andra en la matière. La prise en charge et le stockage des déchets sont des services marchands, financés par les producteurs selon le principe du pollueur-payeur.
Plusieurs centres sont actuellement en exploitation dans l’Aube pour les faibles et moyennes activités ou les très faibles activités. Le projet Cigéo, dédié aux déchets de hautes et moyennes activités, est en cours de développement. Nous assurons également la gestion du centre de stockage de la Manche, en phase de pré-fermeture.
Sixièmement, nous assurons la collecte, le transport et la prise en charge de déchets radioactifs et la remise en état de sites (voire, le cas échéant, la gestion de sites pollués par des substances radioactives) sur demande et aux frais de leurs responsables. Dans ce cadre, nous intervenons pour divers établissements, tels que des hôpitaux, des centres de recherche et des laboratoires médicaux. Sur avis de la Commission nationale des aides dans le domaine radioactif (CNAR), nous intervenons aussi sur des sites pollués, notamment lorsqu’ils sont orphelins, en mobilisant des subventions publiques. Ainsi, nous intervenons sur les sites qui hébergeaient les laboratoires Pierre et Marie Curie. De plus, nous assurons la prise en charge d’objets historiques radioactifs détenus par des particuliers.
Enfin, nous avons deux missions générales de mise à disposition de l’information en matière de déchets radioactifs et de diffusion de nos savoir-faire.
L’Andra, en tant qu’EPIC, répond aux besoins de prise en charge des déchets des producteurs électronucléaires, qui restent responsables de leurs déchets conformément au code de l’environnement. Les producteurs de combustibles usés et de déchets radioactifs sont responsables de ces substances, sans préjudice de la responsabilité de leurs détenteurs.
Le principe pollueur-payeur, adopté par l’OCDE en 1972, étant devenu un principe fort du droit de l’environnement, notre financement provient presque entièrement des utilisateurs des centres existants ou en projet, à savoir EDF, le CEA et Orano. Sur un budget annuel d’environ 300 millions d’euros en 2025, 3 millions d’euros seulement proviennent de subventions publiques.
Je tiens à préciser, pour que les choses soient bien claires, que l’Andra n’est ni une autorité, ni un service instructeur, ni un évaluateur. Nous sommes un opérateur industriel chargé d’une mission d’intérêt général : gérer les déchets qui nous sont confiés dans une logique de protection de l’homme et de l’environnement, tout en informant le public, notamment grâce à l’inventaire national.
Concernant la surveillance et la cartographie des sites en Polynésie française, pour répondre à votre question Monsieur le Président, l’Andra ne dispose pas des missions, des compétences ou des moyens pour les réaliser directement. Néanmoins, nous récoltons des données, incluses dans l’inventaire national, qui comprend un dossier thématique sur les stockages de la défense en Polynésie française. Les sites identifiés et les informations sur les déchets, principalement issues de rapports publics, sont répertoriés. Nous effectuons ce travail pour tous les sites d’immersion de déchets radioactifs connus dans le monde. Il existe 85 000 térabecquerels de déchets océanisés dans le monde, parmi lesquels seulement 0,09 térabecquerel se trouve en Polynésie.
Au regard de nos missions, je ne pourrai donc pas répondre à votre question relative à la surveillance des déchets en Polynésie française, assurée par le CEA, en tant qu’exploitant nucléaire, ou par les évaluateurs et contrôleurs, voire par les associations indépendantes.
M. le président Didier Le Gac. Confirmez-vous que, concernant les sites polynésiens, le CEA vous transmet des données mais vous n’effectuez pas directement leur surveillance ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Effectivement, nous ne surveillons pas directement ces sites. Chaque producteur de déchets doit déclarer ses données, que nous collectons ensuite. Nous réalisons une vérification et des contrôles formels, notamment si nous constatons des anomalies en les comparant à d’autres connaissances ou déclarations, notamment par rapport aux précédentes déclarations, certaines évolutions pouvant alors nous sembler anormales ou dignes d’intérêt. Cette démarche nous permet d’identifier d’éventuelles erreurs ou évolutions. Ces données, une fois traitées, sont intégrées dans nos publications. Il est par ailleurs important de souligner que toutes ces informations sont disponibles en open data, ce qui signifie que chacun peut y accéder librement.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez mentionné des associations indépendantes qui pourraient intervenir sur les sites de défense. Cependant, nous n’avons pas connaissance de telles interventions. Pourriez-vous nous donner des exemples ? À notre connaissance, les données proviennent exclusivement du CEA.
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Je faisais plutôt référence aux données de surveillance obtenues par le biais de prélèvement d’échantillons. Il me semble avoir lu, dans les comptes rendus de la commission d’enquête, que la Criirad avait effectué de telles opérations sur les sites en question.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Non, la Criirad n’a jamais réalisé d’opération sur ces sites.
M. Sébastien Crombez, directeur sûreté, environnement et stratégie filières de l’Andra. Lorsque nous sommes mentionnés dans les comptes rendus de cette commission d’enquête, c’est bien au titre de l’inventaire national même si cela n’est pas toujours explicitement indiqué. Par exemple, quand le CEA vous informe qu’il déclare les déchets à l’Andra, cela s’inscrit dans le cadre de cet inventaire national. Cette pratique est encadrée, les informations transmises à l’Andra étant précisées par un arrêté ministériel. Ces obligations incombent encore une fois aux producteurs de déchets ou aux gestionnaires des sites. Les informations transmises concernent la description des installations, ainsi que la nature et la quantité des déchets. Comme cela vous l’a été indiqué, ces données sont ensuite accessibles en open data sur le site de l’inventaire national.
Nous avons préparé des extraits des fiches répondant à certaines de vos interrogations, notamment sur les teneurs en radionucléides, la présence éventuelle de plutonium et la nature des déchets.
Concernant la surveillance, nous intégrons quelques éléments, mais l’inventaire n’a pas vocation à traiter de la surveillance et de l’impact environnemental des sites. Néanmoins, dans un souci d’information du public, nous incluons une description succincte des sites, reprenant des éléments d’information publique. Les données présentes dans l’inventaire national ne vont pas au-delà de ce qu’on peut trouver dans les rapports de surveillance publiés par le ministère des Armées. Nous expliquons brièvement le contexte, les conclusions de la mission de l’AIEA et le choix d’effectuer une surveillance. Cependant, il n’y a pas d’obligation, au titre de l’inventaire national, d’aborder la surveillance environnementale. Son rôle se limite à la description des sites et des déchets.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Existe-t-il une différence entre les producteurs de déchets civils et ceux issus de la défense ? Le caractère proliférant des matières radioactives issues de la défense peut-il gêner la transmission de l’information ? Si c’est le cas, jusqu’à quel point ? Votre surveillance est-elle plus stricte pour les producteurs de déchets civils que pour le secteur militaire ?
M. Sébastien Crombez, directeur sûreté, environnement et stratégie filières de l’Andra. Effectivement, la réglementation prévoit une différence d’exigences entre les installations relevant de la défense et les autres. Cependant, cette distinction ne porte pas sur la nature des déchets. Les exigences diffèrent légèrement en ce qui concerne la description de l’installation elle-même, qui est un peu plus sommaire pour la défense. En revanche, les caractéristiques des déchets sont soumises aux mêmes exigences, qu’ils soient issus du secteur de la défense ou du civil, conformément à l’arrêté ministériel.
Notre connaissance est plus approfondie concernant les déchets destinés à nos centres de stockage. Pour les sites qui ne relèvent pas de la responsabilité de l’Andra, comme ceux mentionnés précédemment, notre seule intervention se fait au titre de l’inventaire national. La distinction ne se fait donc pas entre civil et militaire, mais plutôt entre les sites sous notre responsabilité et ceux qui ne le sont pas.
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Il est important de souligner que l’inventaire national n’est pas une pure construction de l’Andra. Un comité de pilotage se réunit régulièrement pour déterminer son évolution et les améliorations à apporter pour une meilleure compréhension par le public. Ce comité de pilotage inclut des acteurs institutionnels, tels que les ministères concernés, l’ASNR, le Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), la Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs (CNE 2) ainsi que l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst). L’Andra, les exploitants nucléaires, des représentants des commissions locales d’information et des associations de la société civile y participent également. Ce comité de pilotage permet de converger vers des éléments d’amélioration qui sont généralement consensuelles.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Concernant les sites d’expérimentation nucléaire français dans le Pacifique, à savoir Moruroa, Fangataufa et la base avancée de Hao, depuis que l’Andra est responsable de l’inventaire national et de l’information au public concernant tous les déchets radioactifs présents sur le territoire français, quelles ont été vos sources d’information ? Vous mentionnez une transmission récurrente d’informations. Pouvez-vous préciser l’origine de ces données ?
M. Sébastien Crombez, directeur sûreté, environnement et stratégie filières de l’Andra. Les données sont déclarées par les responsables des sites concernés. Il s’agit d’un processus déclaratif vers l’Andra, qui les rend publiques. Notre vérification consiste en un examen de cohérence d’une édition à l’autre. Cependant, cela reste un exercice déclaratif, l’obligation première incombant aux responsables des sites.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. La source d’information reste-t-elle la même ?
M. Sébastien Crombez, directeur sûreté, environnement et stratégie filières de l’Andra. Elle est en effet toujours la même.
M. le président Didier Le Gac. Concernant la surveillance radiologique des atolls de Moruroa et Fangataufa, bien que l’AIEA ait estimé qu’une telle surveillance n’était plus nécessaire, la France a décidé de maintenir une surveillance, notamment au large de Moruroa, dans la zone dite Colette. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaiterais prolonger les questions de notre président. Les risques de prolifération sont-ils les seuls critères justifiant la poursuite de cette surveillance ? Y a-t-il également des risques environnementaux ? Quelles informations vous ont été transmises à ce sujet ? Quelles sont précisément les motivations de cette surveillance des atolls ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Surveiller ces atolls ne relève pas des missions de l’Andra ; par conséquent, je ne suis pas en mesure de juger de la justification de cette surveillance. Les informations qui nous ont été communiquées dans le cadre de l’inventaire national sont purement factuelles. Il est indiqué que la décision a été prise de poursuivre la surveillance et qu’à ce jour, aucun relargage n’a été constaté. Cette surveillance a le mérite de vérifier que les prévisions sont conformes à la réalité.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. La « zone Colette » est identifiée comme dangereuse et interdite. Existe-t-il d’autres zones interdites sur Moruroa ou Fangataufa ? Disposez-vous d’informations détaillées sur le nombre de puits de stockage ou avez-vous simplement une indication générale sur la présence de déchets dans ces zones ? Quel est le niveau de précision de vos données concernant Moruroa, Fangataufa et Hao ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Nous pourrons vous fournir ces documents, afin que vous puissiez apprécier le niveau de détail dont nous disposons. Effectivement, nous avons identifié plusieurs zones, notamment les sites Oscar et Novembre ainsi que l’atoll de Hao, avec le site Hôtel. C’est le type d’informations dont nous disposons. Il est évident que notre niveau de détail est moins précis que celui de la direction des applications militaires (DAM) du CEA ou des autorités militaires. Concernant Fangataufa, je n’ai pas d’information immédiate ; nous devrons vérifier cela.
M. Sébastien Crombez, directeur sûreté, environnement et stratégie filières de l’Andra. Dans les données dont nous disposons, nous avons des fiches pour trois sites (Moruroa, Fangataufa et Hao), qui décrivent la nature et les types de déchets. Par exemple, pour Fangataufa, nous avons une catégorie sur les sédiments du fond du lagon et une autre sur le sous-sol de l’atoll. Ce niveau de granulométrie est cohérent avec les obligations de déclaration, mais ne fournit pas d’informations plus précises sur les sites et les installations. Ces fiches, comprenant les descriptions des sites et les radionucléides présents, sont rendues publiques sur le site de l’inventaire national.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les informations relatives aux 125 puits de tir dans le sous-sol de Moruroa et aux 2 puits de stockage vous sont-elles communiquées ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Non, ces informations ne nous sont pas communiquées.
M. le président Didier Le Gac. Vous travaillez donc seulement sur des données qui vous sont transmises ; vous n’allez pas chercher par vous-même ce type d’informations ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. C’est cela en effet.
M. le président Didier Le Gac. Dans ce contexte, avez-vous eu connaissance des opérations Turbo ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Nous en avons connaissance au même titre que le grand public. Nous entretenons des relations avec le CEA, en tant que partenaire de recherche et client expérimenté ainsi qu’en tant qu’exploitant nucléaire, mais principalement dans le domaine civil. Nous ne sommes pas impliqués dans leurs activités en Polynésie française.
M. le président Didier Le Gac. Ma question visait précisément à savoir si vous participiez aux opérations Turbo, même à des fins de vérification.
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Non, nous n’y participons pas.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’ai bien noté que vous êtes gestionnaire de lieux de stockage et que vous étudiez également un futur site de stockage Cigéo, en cherchant la meilleure approche pour le stockage des déchets à venir.
Avez-vous reçu des informations précises sur les méthodes de stockage ou d’océanisation des déchets radioactifs et du matériel contaminé utilisées sur les sites d’expérimentation nucléaire ? Si c’est le cas, compte tenu des connaissances actuelles, considérez-vous que ces procédés sont toujours satisfaisants pour la protection de l’environnement et des populations locales ? Si ce n’est pas le cas, quelles actions l’Andra envisage-t-elle pour s’assurer que ces déchets et ce matériel contaminé ne constitueront plus jamais une menace pour l’environnement et les populations environnantes ? Enfin, avez-vous envisagé que ces informations pourraient être utiles à vos études passées, présentes et futures ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Cette question est compliquée en raison du temps écoulé et de l’évolution considérable de la réglementation. En effet, les normes se sont nettement renforcées et nos pratiques actuelles diffèrent radicalement de celles d’il y a quarante ans. Par exemple, nous n’immergeons plus de déchets en mer et l’Andra ne cherche pas à créer de stockages océanisés aujourd’hui. Il est difficile d’établir un retour d’expérience, tant les techniques et méthodes ont évolué.
Je peux cependant évoquer le centre de stockage de la Manche, ouvert en 1969 et dont l’Andra a pris la responsabilité en 1979. Initialement, les colis de déchets étaient placés directement sur le sol. À la suite d’un incident de relargage, tout a été modifié. Nous utilisons désormais de véritables systèmes de confinement à plusieurs couches comprenant, selon les besoins, le colis lui-même, une matrice béton et un radier qui peut être en béton ou en géomembrane, en fonction des caractéristiques des déchets. Ces pratiques sont appliquées sur nos centres de stockage et sont bien loin des méthodes initiales qui consistaient à déposer les déchets dans une simple tranchée en pleine terre.
M. Sébastien Crombez, directeur sûreté, environnement et stratégie filières de l’Andra. Nous recherchons des retours d’expérience sur des objets semblables à ceux traités dans nos centres en exploitation.
Concernant l’environnement, il existe des situations héritées de pratiques historiques qui ne relèvent pas de la gestion de l’Andra, avec des centres spécifiquement conçus.
Pour éclairer la commission, tout en soulignant la différence de nature, je peux évoquer des sites situés en France métropolitaine, où des déchets ont été historiquement stockés et qui ne relèvent pas de la responsabilité de l’Andra. Ces sites sont clairement décrits dans le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR). L’analyse des scénarios de gestion permet d’étudier les sujets de reprise de déchets ou de poursuite in situ en insistant sur des points tels que la mémoire des sites et leur surveillance. L’analyse se fonde sur des critères. Il n’existe pas de situation particulière concernant les déchets immergés. Le plan national se concentre sur les risques liés à la proximité d’installations existantes ou à la perspective de travaux. Une méthodologie est en cours d’élaboration par un groupe de travail, dirigé par une personnalité indépendante et dont le secrétariat technique est assuré par l’ASNR, afin de définir les critères à prendre en compte dans la prise de décision sur les questions de long terme. Bien que la situation soit différente, cet exemple illustre, sur le plan méthodologique, comment nous abordons la gestion de situations ne correspondant pas aux processus de gestion des déchets dans les filières existantes ou en projet.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’ai confondu les termes « océanisation » et « lagonisation », qui, bien qu’élégants phonétiquement, désignent des procédés contestables. Concernant les puits de stockage évoqués précédemment, un système de colisage a été mis en place pour certains éléments, impliquant notamment l’utilisation de béton. Ces puits de stockage, mis en service après la fin des essais atmosphériques vers la fin des années 1970, ont été progressivement remplis jusqu’au début des années 1990. Cette période coïncide avec la reprise du site, mentionné plus tôt, par l’Andra en 1979. C’est pourquoi je m’interrogeais sur d’éventuels échanges d’informations concernant ces techniques contemporaines. Il est important de souligner que ces pratiques ne sont pas si anciennes.
De plus, vous avez évoqué des sites historiques, tels que Moruroa et Fangataufa. Existe-t-il des cas où l’Andra ou d’autres entités ont dû récupérer des déchets ou des colis en raison de menaces ? Cette problématique a-t-elle été envisagée ? Je pense particulièrement aux conséquences du changement climatique. Si un site venait à être menacé par un événement climatique extrême, des mesures sont-elles prévues ?
M. Sébastien Crombez, directeur sûreté, environnement et stratégie filières de l’Andra. Ces questions relèvent des stratégies de gestion en cours d’élaboration. Des actions ont été entreprises pour établir ces évaluations. Actuellement, selon les constats du PNGMDR, la gestion des sites historiques se fait principalement in situ. L’objectif actuel est de réexaminer cette approche. Des études sont en cours, mais elles s’inscrivent dans le cadre des travaux méthodologiques que j’évoquais.
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Concernant le retour d’expérience et les échanges d’informations, nos recherches rapides dans les archives n’ont pas révélé d’éléments spécifiques, hormis les données de l’inventaire national précédemment mentionné. Nous ignorons donc si les équipes du CEA civil et du CEA DAM ont échangé à cette époque.
La technique de stockage en puits, connu internationalement sous le terme de « borehole », figure, me semble-t-il, dans les guides de l’AIEA comme étant une option possible. Cependant, nous ne retenons pas cette solution pour le stockage des déchets de haute activité et de moyenne activité à vie longue. Le principe de réversibilité, crucial pour ce type de déchets, est difficilement compatible avec le concept de « boreholes ».
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Avez-vous eu connaissance de la découverte, il y a environ un mois, d’un réservoir d’avion Vautour dans le lagon de Hao ? Cet appareil avait été utilisé pour effectuer des relevés dans les nuages et panaches radioactifs. Le réservoir est remonté à la surface et serait actuellement dans la zone militaire de Arue, sur l’île de Tahiti. Disposez-vous d’informations à ce sujet, sachant qu’une enquête serait en cours ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Dans le cadre de nos recherches, nous n’avons pas trouvé trace de cet élément. À ma connaissance, cette information n’a pas encore été portée à l’attention de l’Andra.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors du démantèlement des sites d’essais en Algérie, quelles mesures ont été prises, à votre connaissance, pour réduire ou écarter le risque de prolifération issu de l’absence de l’armée française sur les sites ? Des démarches préventives ont-elles été mises en place ? Ces deux sites connus figurent-ils dans l’inventaire national, et, si c’est le cas, avec quel niveau de détail ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Notre mission, dans le cadre de l’inventaire national, se limite à la publication de l’inventaire des matières et déchets radioactifs présents en France ou destinés à y être stockés, ainsi que leur localisation sur le territoire national. L’Algérie ne figure donc pas dans cet inventaire.
Concernant le niveau de connaissance de l’Andra, compte tenu de la chronologie évoquée précédemment, nous ne disposons d’aucune information sur le déroulement des opérations sur ces sites, ayant eu lieu entre 1961 et 1966. À cette époque, l’Andra n’existait pas, même au sein du CEA.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous savons qui est le producteur de déchets dans ce cas précis.
M. Sébastien Gauthier, chef du secrétariat de la commission d’enquête. En examinant l’inventaire national, j’ai constaté que la situation géographique des déchets n’est pas clairement précisée sur les schémas et cartes fournis. Pourquoi vous limitez-vous à un certain flou ? Par exemple, pour Moruroa, seul un petit onglet figure sur la carte, sans précisions détaillées. Ne serait-il pas pertinent d’indiquer la longitude et la latitude, voire le nom spécifique du site ? Envisagez-vous d’apporter ces précisions à court ou moyen terme ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Je vous remercie, car nous sommes ouverts à toute suggestion d’amélioration. Concernant Moruroa, nous disposons de plusieurs cartes indiquant les sites Novembre et Oscar, ainsi que les profondeurs des zones d’enfouissement. Vous avez raison de souligner l’absence de coordonnées en termes de longitude et latitude.
M. le président Didier Le Gac. Avez-vous des éléments supplémentaires à ajouter pour éclairer nos travaux ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Nous souhaitons vous fournir des exemplaires et des extraits de notre documentation.
M. le président Didier Le Gac. Nous vous remercions pour ces éléments, que nous allons transmettre à la commission. Ces informations sont-elles publiques ?
Mme Gaëlle Saquet, directrice générale par intérim de l’Andra. Je confirme que toutes ces données sont entièrement publiques et disponibles en open data pour quiconque souhaite effectuer des analyses statistiques.
M. Sébastien Crombez, directeur sûreté, environnement et stratégie filières de l’Andra. Pour accéder à ces informations, il convient de se rendre sur la section « inventaire géographique » du site de l’inventaire national. En sélectionnant « outre-mer », on accède à l’ensemble des sites, y compris les fiches pour Hao, Fangataufa et Moruroa en Polynésie française.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie.
35. Audition, ouverte à la presse, de Mme George PAU-LANGEVIN, ancienne ministre des Outre-mer (mercredi 30 avril 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, en votre nom, je suis très heureux d’accueillir Mme George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer.
Madame la ministre, soyez la bienvenue ; votre intervention va sans aucun doute nous être très utile puisque, durant votre mandat à la tête du ministère des Outre-mer entre les mois d’avril 2014 et d’août 2016, vous avez eu à vous confronter en quelque sorte aux essais nucléaires en Polynésie française.
Au cours d’un déplacement que vous aviez effectué à Papeete le 12 mars 2015, vous aviez eu des mots forts en évoquant la « dette morale [que notre pays devait avoir envers la Polynésie] puisque la Polynésie a contribué à la grandeur de la France », le président Hollande et le président Macron ayant par la suite repris ce terme de « dette ».
Vous avez également, mais plus tard, cette fois-ci en qualité de députée, très favorablement accueilli la modification que la loi organique du 5 juillet 2019 a apportée à la précédente loi organique de février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française, dont l’article 1er reconnaît « la mise à contribution de la Polynésie française pour la construction de la capacité de dissuasion nucléaire et la défense de la Nation ».
Je souhaiterais, avant que les échanges puissent avoir lieu, vous poser deux questions pour lancer le débat :
– dans un entretien au Journal Polynésie La Première le 12 mars 2015, vous aviez déclaré : « Il faut qu’on revoie la loi Morin, ou la façon dont elle est appliquée », avant d’ajouter : « Nous avons à rouvrir le dossier du nombre de maladies radio-induites ». Pourquoi ne pas avoir effectivement modifié la loi à cette époque ? Et que souhaitiez-vous alors voir modifier dans ce texte ou, pour reprendre vos propres termes, dans son application ? L’insertion du critère du « risque négligeable » par la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique est-elle le résultat de ces réflexions ?
– dans ce même entretien, vous aviez indiqué que vous étiez favorable à la création d’un groupe de travail, composé d’élus et de scientifiques, sur le nucléaire. Je vous cite : « Il y a longtemps que la question du nucléaire empoisonne les relations entre l’État central et le pays (…) Il faut que l’on avance. Je porterai cette proposition de faire un groupe de travail auprès du Premier ministre ». Quelles suites ont été données à cette proposition ? Comment a-t-elle été accueillie par le premier ministre et par les diverses parties prenantes ?
Vous le voyez, votre parole est attendue et sera sans aucun doute très profitable à notre commission.
Mais, avant de vous donner la parole, je vais vous demander de prêter serment. Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme George Pau-Langevin prête serment.)
Mme George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer. Durant mon mandat au ministère des Outre-mer, la question des essais nucléaires n’a pas fait partie des sujets pour lesquels j’ai été particulièrement sollicitée, compte tenu des nombreuses crises qui requéraient alors une attention immédiate. Concernant la Polynésie, je n’ai pas eu le sentiment de faire face à des revendications très virulentes sur ce sujet. Nous avons travaillé de manière confiante avec la députée de l’époque, Maina Sage, et le président Édouard Fritch et j’ai eu le sentiment que nous sommes alors parvenus à un équilibre satisfaisant.
La question des essais nucléaires a longtemps été un point de tension entre l’État et les élus polynésiens. Je me souviens que, dans ma jeunesse, la décision du président Chirac de reprendre les essais en 1995 avait suscité à la fois de la surprise et de profonds désaccords. J’ai depuis compris la nécessité de ces essais supplémentaires pour assurer la maîtrise de cet outil utile qu’est l’arme nucléaire.
Aujourd’hui, on peut considérer que la maîtrise de l’arme nucléaire par la France était une nécessité, particulièrement dans le contexte actuel où l’Union européenne fait face à des crises proches de ses frontières et où la protection de notre grand allié pourrait s’avérer moins certaine.
Cependant, il est vrai que cela s’est fait au prix de difficultés pour les Polynésiens. Le choix de la Polynésie pour ces essais s’explique probablement par son éloignement, sa vaste étendue et sa faible densité de population, ainsi que par l’impossibilité de poursuivre les essais dans le Sahara. Ces facteurs ont sans doute conduit à considérer la Polynésie comme l’option la moins dommageable pour la conduite de ces essais.
Les conséquences à moyen et long terme des essais nucléaires demeurent encore incertaines. J’affirme aujourd’hui, comme je l’ai fait par le passé, que la France est redevable aux Polynésiens pour l’acquisition de son arme nucléaire. Il serait de bon aloi de le dire et de trouver un vecteur mémoriel adéquat afin de sensibiliser non seulement les Polynésiens, mais également l’ensemble de la population française, qui semble avoir oublié cet épisode de notre histoire. Je n’ai pas d’idée précise sur la manière dont cela devrait se manifester, mais il s’agit d’une piste à explorer pour notre pays.
Concernant les répercussions négatives, l’impact environnemental reste difficile à évaluer. Les essais nucléaires, mêmes souterrains, auraient semble-t-il provoqué une sorte de glaciation, dont les effets ne seront observables que par nos lointains descendants.
Des personnes ont par ailleurs subi des préjudices physiques directs. Il est impératif d’aboutir à une indemnisation raisonnable pour ces personnes, un domaine dans lequel nous avons fait preuve d’une grande frilosité pendant trop longtemps.
Durant mon mandat de deux ans, nous avons œuvré pour élargir les critères d’indemnisation, réalisant des progrès, bien que peut-être encore insuffisants. Alors que de nombreuses personnes se plaignent des effets des essais nucléaires sur leur santé, je suis particulièrement frappée par le très faible pourcentage de dossiers ayant reçu une suite favorable devant le Civen. J’ignore si sa composition et ses méthodes de travail, notamment l’application d’une dosimétrie mathématique, pourraient être en cause. Si la situation est meilleure aujourd’hui que par le passé, elle n’est pas encore totalement satisfaisante. Compte tenu du vieillissement des victimes, notamment des personnes directement touchées, il serait souhaitable d’adopter une jurisprudence plus souple. Le taux actuel de 2 à 3 % de dossiers retenus est insuffisant.
De plus, le nombre relativement faible de Polynésiens ayant déposé des dossiers suggère la nécessité de sensibiliser les populations à la possibilité de lier leurs problèmes de santé, notamment les cancers, à la période des essais nucléaires, et de les accompagner dans leur dépôt de dossier.
Mes échanges avec les élus m’ont laissé penser que leur priorité n’était pas tant d’obtenir des excuses que d’obtenir une reconnaissance des conséquences néfastes pour les personnes affectées.
Ce dossier reste ouvert et j’ignore s’il sera possible de faire évoluer la situation de manière plus satisfaisante pour les Polynésiens.
Je tiens à préciser que je n’ai pas eu l’occasion de me pencher sur ce dossier depuis plusieurs années, ayant quitté le ministère en 2016 et l’Assemblée nationale en 2020.
En tant qu’adjointe à la Défenseure des droits, je vous informe que je suis par ailleurs tenue à une certaine réserve qui m’empêche d’exprimer librement des opinions politiques. Je m’efforcerai de répondre à vos questions en puisant dans mes souvenirs, tout en restant extrêmement prudente sur l’appréciation des enjeux politiques actuels.
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Si je ne m’abuse, à la suite des engagements de François Hollande lors de la campagne présidentielle de 2012, vous avez initié une modification de la réglementation relative à l’indemnisation des victimes d’essais nucléaires, avec un décret en 2014. Pourriez-vous revenir sur sa genèse, les discussions ayant eu lieu à cette époque ainsi que les points de blocage ? En outre, pourriez-vous expliquer pourquoi il n’a pas été possible d’établir des présomptions irréfragables dès lors qu’une personne développait une maladie radio-induite, qu’il s’agisse d’un membre de la population ou d’un travailleur sur site au moment des tirs ?
Mme George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer. En abordant ce dossier, nous avons dû constater que les espoirs suscités par la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français n’avaient pas produit les résultats escomptés. Alors que l’on prévoyait entre 2 000 et 5 000 dossiers indemnisables, 1 000 dossiers seulement ont été déposés. Jusqu’en 2017, seuls environ 84 dossiers ont été acceptés pour la métropole, principalement des militaires, et 11 pour la Polynésie. Le taux de réponses positives, de l’ordre de 1 %, était on ne peut plus décevant.
Face à ce constat, nous avons donc jugé nécessaire d’élargir les conditions de recevabilité. Nous avons ainsi étendu les territoires concernés, pour inclure davantage d’îles, et la liste des maladies prises en compte, tout en veillant à ce qu’elles soient radio-induites.
Concernant l’absence de présomption irréfragable, il faut comprendre que son instauration aurait impliqué que toute maladie possiblement radio-induite survenue en Polynésie à certaines périodes serait automatiquement liée aux essais nucléaires. Cela reviendrait à nier l’existence naturelle de cancers en Polynésie en temps normal, ce qui est inconcevable. C’est pour cette raison que nous avons opté pour un élargissement des critères et un assouplissement de l’analyse des dossiers plutôt que pour une présomption irréfragable.
Nous avons donc entrepris de réformer le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) en 2014-2015 et d’élargir les critères, avec la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique. Le Civen a ainsi réexaminé de nombreux dossiers, ce qui a permis d’augmenter le taux de réponses favorables de 2 % à 8 %. Néanmoins, force est de constater que ce taux demeure extrêmement réduit.
J’ignore si cette situation résulte d’une approche trop prudente du Civen ou de la complexité à établir un lien direct entre les maladies et les essais nucléaires. Bien que nous ayons réalisé des progrès, il semble que nous n’ayons pas encore réussi à prendre en compte de manière satisfaisante tous ceux qui souhaitaient établir un lien entre leur pathologie et les essais nucléaires.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Concernant la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique (dite « loi EROM »), la suppression du critère du risque négligeable a effectivement permis d’honorer davantage de demandes d’indemnisation. Cependant, l’introduction du seuil de dose d’un millisievert soulève des contestations, notamment de la part des associations, des Polynésiens et des vétérans. Ce seuil est considéré comme très faible par certains, tandis que d’autres soulignent la difficulté d’établir un lien de causalité entre la maladie et les rayonnements ionisants à faible dose. J’aimerais connaître votre point de vue sur ce seuil introduit ultérieurement dans la loi.
Mme George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer. Bien que la loi soit postérieure à mon départ du ministère, j’ai le sentiment que la suppression de la présomption, censée élargir la prise en compte des victimes, n’a pas eu l’effet escompté. L’application du seuil d’un millisievert semble aujourd’hui restreindre la marge d’appréciation. On s’appuie sur un critère mathématique qui semble objectif mais qui constitue, à mon sens, le principal frein aux indemnisations. Ce seuil est présenté comme la dose en dessous de laquelle une maladie radio-induite serait impossible ; je pense qu’il faudrait réexaminer ce point pour progresser dans l’indemnisation des populations.
M. le président Didier Le Gac. Vous avez évoqué précédemment l’impossibilité d’établir des présomptions irréfragables en raison de l’existence de cancers en Polynésie, indépendamment des essais nucléaires. Cette question est au cœur de nos discussions pour améliorer l’indemnisation des victimes. Je fais souvent un parallèle avec le cas de l’amiante, où l’on a considéré que toute personne ayant travaillé dans certaines entreprises listées par décret entre des dates précises serait indemnisée. On nous rapporte également que certaines victimes elles-mêmes ne souhaitent pas un tel élargissement, craignant une forme de banalisation si l’indemnisation devenait systématique. Avez-vous été confrontée à cet argument à l’époque ? Quel est votre point de vue à ce sujet ?
Mme George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer. Il y a eu effectivement une certaine confusion dans cette loi. Nous avions l’impression d’avoir considérablement élargi les critères, mais, en réalité, les interprétations qui en ont été faites ont conduit à rejeter de nombreuses demandes. La présomption n’est pas irréfragable en théorie, mais la difficulté à apporter la preuve contraire la rend presque irréfragable dans la pratique. Nous pensions avoir atteint un point d’équilibre, mais force est de constater que ce n’est pas le cas. Il y a certainement matière à retravailler cet aspect de la loi.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Notre réflexion actuelle vise à établir un dispositif au plus près de ce qu’il s’est passé. Les données proviennent du CEA et l’approche mathématique ne rend pas nécessairement compte de la réalité humaine. Nous cherchons à élargir les critères tout en maintenant un équilibre acceptable pour l’État et compréhensible pour les populations, ce qui n’est pas le cas actuellement. Que penseriez-vous d’un régime qui, plutôt que d’indemniser une maladie spécifique dont le lien avec les essais nucléaires est difficile à prouver scientifiquement pour les faibles doses, indemniserait la prise de risque elle-même ? Cela permettrait d’éviter les critères toujours plus flexibles, mais constamment contestés.
Mme George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer. Bien que je ne puisse me prononcer avec expertise sur cette proposition, je reconnais que, lorsqu’un système ne fonctionne pas, il peut être judicieux d’envisager le problème sous un angle différent. La référence à l’amiante est intéressante. Nous sommes confrontés à une situation où des personnes souffrent, sont malades, mais ne sont pas indemnisées. Explorer une nouvelle approche, comme celle que vous suggérez, pourrait être une piste intéressante. C’est peut-être à votre commission qu’il reviendra de formuler des propositions en ce sens.
M. le président Didier Le Gac. Comment expliquez-vous la défiance persistante du peuple polynésien envers l’État français depuis trois décennies ? Cette méfiance s’est accentuée à la suite de la publication du livre Toxique, dans lequel vous êtes d’ailleurs citée à plusieurs reprises, notamment concernant votre action pour la suppression du critère du risque négligeable et votre combat à l’Assemblée nationale. Cet ouvrage, qui révèle que des nuages radioactifs se seraient propagés au-delà des zones annoncées, symbolise cette défiance que nous avons encore ressentie en Polynésie et lors de nos auditions. Cette controverse perdure, puisqu’en 2025, à la veille de la commémoration des 30 ans de la fin des essais nucléaires, certains, notamment des médecins, affirment toujours que ces essais n’ont eu aucune conséquence sanitaire. Ces éléments contribuent à la défiance des Polynésiens. Quel regard portez-vous sur ce point ?
Mme George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer. Bien que mes visites en Polynésie aient été limitées en raison de l’éloignement, je n’ai pas ressenti cette animosité ou cette défiance envers la France durant mon mandat. Les élus que j’ai rencontrés, comme Gaston Tong Sang ou Édouard Fritch, avaient une attitude plutôt positive envers la France, tout en souhaitant une compensation pour leur territoire en reconnaissance de sa contribution aux essais nucléaires. Mes interactions avec la population m’ont laissé l’impression d’une attitude plutôt positive. Je comprends que la situation ait pu évoluer et qu’aujourd’hui l’amertume puisse prédominer, mais je n’ai pas perçu cette animosité à l’époque, y compris lors de visites dans les écoles. J’ai au contraire été frappée par la coexistence naturelle de l’identité française et polynésienne, les enfants chantant à la fois La Marseillaise et des chants traditionnels polynésiens. Cette double identité semblait plus harmonieuse que dans d’autres territoires d’outre-mer, comme la Nouvelle-Calédonie. La situation a pu évoluer depuis. Je pense que la reconnaissance du rôle positif joué par la Polynésie pour la France et un travail sur l’aspect mémoriel pourraient contribuer à surmonter cette défiance. Je regrette cette évolution, car elle ne correspond pas à l’impression que j’avais eue dans mes relations avec la population polynésienne.
M. le président Didier Le Gac. Je n’ai pas parlé d’animosité, mais de défiance...
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pendant votre mandat au Gouvernement ou au Parlement, avez-vous envisagé ou discuté de l’attribution d’un titre de reconnaissance de la Nation (TRN) aux personnels ayant travaillé à Moruroa et/ou ayant été atteints d’une maladie radio-induite ? De nombreux témoignages de vétérans et d’associations font état de demandes et de refus de l’État d’attribuer le TRN aux personnels ayant travaillé à Moruroa.
En outre, quel dispositif de reconnaissance mémorielle avez-vous imaginé ou imaginez-vous aujourd’hui ?
Mme George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer. Je n’ai personnellement pas le souvenir d’avoir été saisie par des associations de vétérans d’une telle demande. Je présume d’ailleurs qu’une telle requête aurait été adressée au ministère de la Défense, plutôt qu’au ministère des Outre-mer.
Néanmoins, cette question me semble importante. Le ministre actuel des Armées pourrait sans doute travailler sur ce sujet, car il comporte une dimension morale et affective qu’il est nécessaire de traiter. L’attribution de ce titre pourrait donc être envisagée.
Nous avions évoqué à l’époque, avec les élus, l’idée d’un mémorial en Polynésie, notamment dans les îles concernées ou à proximité. Cependant, si l’on souhaite sensibiliser l’opinion publique française à cette question, il serait peut-être judicieux d’envisager également une initiative sur le territoire hexagonal, avec l’installation d’une plaque ou d’un monument spécifique dans un lieu dédié aux grandes batailles.
M. le président Didier Le Gac. Vous avez également été ministre de la Réussite éducative. Or, vous avez souligné le besoin profond de reconnaissance des Polynésiens. Cette reconnaissance pourrait-elle passer par un enseignement, non seulement en Polynésie, mais aussi en métropole ? En effet, lorsqu’on évoque la dissuasion nucléaire, on omet souvent de parler des essais nucléaires. Il s’agit d’une page de l’Histoire contemporaine de notre pays, durant laquelle la Polynésie a été mise à contribution pendant 30 ans, fait peu connu du grand public. Quel regard portez-vous sur l’intégration de ce sujet dans les programmes scolaires ?
Mme George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer. Il est effectivement utile que les enfants et les adolescents apprennent davantage sur l’histoire contemporaine à l’école. Cependant, je constate que les enseignants expriment souvent des réticences face à l’ajout de nouveaux contenus, craignant une surcharge des programmes. Néanmoins, je ne vois pas d’objection à aborder ce sujet à l’école.
Pendant longtemps, l’hostilité à l’égard des essais et de la dissuasion nucléaire prévalait. Aujourd’hui, la perception semble avoir évolué. On reconnaît désormais l’intérêt du nucléaire pour l’environnement et, compte tenu de la situation géopolitique en Europe, l’importance de la dissuasion nucléaire. Nous sommes donc dans un contexte différent qui permet d’aborder ces questions plus sereinement qu’il y a 20 ans.
Il faudrait toutefois trouver une approche adaptée pour traiter ce sujet, car il peut susciter des confrontations. Puisqu’il s’agit de notre histoire contemporaine récente, il me semble légitime d’en parler à l’école.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je tiens à vous informer que le fait nucléaire est déjà enseigné dans une faible mesure en Polynésie. L’idée serait d’étendre cet enseignement à l’ensemble du territoire français, car il s’agit d’une histoire commune entre la France et la Polynésie.
La commission d’enquête aborde également la question de l’accès aux archives. Nous avons constaté des réticences au sein du corps enseignant polynésien à enseigner ce sujet en raison du manque de données. Un professeur d’histoire hésite à enseigner un sujet dont certains aspects demeurent inconnus. Les choses évoluent et c’est un point important à souligner.
Mme George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer. La question de l’accès aux archives, actuellement classées « secret défense », se pose. Le ministère des Armées pourrait progressivement les rendre accessibles. Ce processus doit être mené avec tact, circonspection et prudence, mais il me semble que cela fait partie des évolutions nécessaires.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour votre témoignage. Nous comprenons que, compte tenu du devoir de réserve lié à votre fonction, vous ne pouvez peut-être pas répondre à toutes les questions.
Je vous ai interrogé sur le groupe de travail que vous souhaitiez créer à l’époque, mais vous n’avez pas vraiment répondu à cette question.
Mme George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer. Nous avions effectivement évoqué cette idée. Comme vous le savez, une commission présidée par Mme Tetuanui, une femme très énergique qui a accompli beaucoup de choses, a été créée. Après 2017, nous n’avons plus été chargés de ces questions. Peut-être pourriez-vous relancer cette idée, car une composition pluripartisane pourrait sans doute permettre d’aller plus loin.
M. le président Didier Le Gac.
Je vous remercie.
36. Audition, ouverte à la presse, de représentants du CIVEN (comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) (nouvelle audition) : M. Gilles HERMITTE, Président ; Mme Laurence LEBARON-JACOBS, Vice-présidente, et Mme Monia NAOUAR, directrice (Mardi 6 mai 2025)
M. le président Didier Le Gac. Monsieur le Président, Mesdames, il nous a paru important, alors que nous approchons de la fin de nos travaux, de vous entendre à nouveau, après votre audition du 29 janvier dernier.
Je vous remercie d’être venus une nouvelle fois à notre rencontre et je vous poserai sans attendre trois questions, suscitées notamment par le déplacement qu’une délégation de notre commission d’enquête a effectué en Polynésie française fin mars, déplacement au cours duquel nous avons notamment rencontré le haut-commissaire, Éric Spitz, ainsi que Mme Alexandra Chamoux, responsable de la mission « aller vers » et l’ensemble de son équipe.
En premier lieu, nous avons constaté que la procédure d’établissement et de traitement d’un dossier d’indemnisation était très rudimentaire : tout se fait sur papier, les mêmes documents peuvent être demandés à plusieurs reprises et certains d’entre eux sont demandés alors qu’ils ne semblent pas nécessaires au suivi du dossier… Tout cela nous a fortement interpellés. Pouvez-vous nous indiquer quelle est votre opinion sur ce point et si une réflexion est en cours pour améliorer cette procédure, notamment grâce à la dématérialisation, qui permet de raccourcir les délais et de faciliter le suivi des dossiers ?
En deuxième lieu, Mme Chamoux nous a indiqué que certains dossiers incomplets étaient néanmoins envoyés au Civen. Il semble, du reste, que de tels dossiers ont parfois pu aboutir, permettant au demandeur d’obtenir gain de cause. Pouvez-vous nous expliquer votre démarche dans ce cas ? Quelle est votre appréciation ? Quels critères faites-vous prévaloir ? Quelle présomption faites-vous alors jouer ?
Enfin, lors de la réunion de la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) qui s’est tenue (enfin !) le 1er avril dernier, vous auriez déclaré, Monsieur le Président, que la suppression du seuil du 1 millisievert signifiait pour vous la mort du Civen. Pouvez-vous expliciter votre point de vue ?
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Gilles Hermitte, Mme Laurence Lebaron-Jacobs et Mme Monia Naouar prêtent successivement serment.)
Mme Monia Naouar, directrice du Civen. Tout d’abord, aux termes de l’article 11 du décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014, je rappelle que la demande d’indemnisation se fait par lettre recommandée avec accusé de réception, donc par voie postale. Le Civen accuse réception de ce courrier par voie postale et par voie électronique, pourvu que nous disposions de l’adresse e-mail du demandeur ou de son représentant. Une fois la demande d’indemnisation enregistrée, la procédure, notamment l’envoi de documents, est, pour l’essentiel, dématérialisée. Chacune de nos demandes de pièces complémentaires est justifiée par la nécessité de déterminer les conditions concrètes d’exposition du demandeur ; il n’y a pas d’excès de zèle de notre part.
Comme je vous l’ai indiqué lors de notre première audition, le Civen, qui disposait auparavant d’une page sur le site internet du gouvernement, s’est récemment doté d’un site autonome, dont le développement a fait l’objet d’une réflexion. A notamment été évoquée la possibilité pour le demandeur de créer un espace personnel accessible via ce site internet.
Toutefois, à ce stade, cette proposition n’a pas été retenue, sans pour autant avoir été totalement rejetée. En effet, la création d’une telle plateforme nécessiterait de lier le site internet du Civen à son application métier, qui contient toutes les informations comprises dans le dossier du demandeur, parmi lesquelles figurent des données confidentielles et sensibles telles que des informations d’ordre médical. Il conviendrait donc de protéger ces données en renforçant la sécurité du dispositif. Or une telle opération serait assez longue et coûteuse.
Au demeurant, l’existence d’un site autonome permet d’améliorer l’accessibilité des informations sur le dispositif d’indemnisation. Par ailleurs, nous continuons de recevoir les demandes d’indemnisation ainsi que les documents complémentaires que nous avons sollicités. En outre, nous répondons toujours aux demandeurs – essentiellement par voie électronique, en raison du décalage horaire – dans des délais assez brefs, à savoir dans les soixante-douze heures. J’ajoute qu’une fois son dossier programmé en séance, nous adressons toujours au demandeur, au titre de la procédure contradictoire, les documents que nous avons recueillis.
M. le président Didier Le Gac. Par voie postale ?
Mme Monia Naouar. Par voie postale et, le cas échéant, par voie électronique à son éventuel représentant, notamment lorsque le dossier est volumineux.
M. le président Didier Le Gac. La dématérialisation est donc possible.
Mme Monia Naouar. Elle est déjà pratiquée. Toutefois, pour répondre à l’une des questions qui nous ont été adressées par écrit, il n’existe pas de plateforme numérique sur laquelle la demande d’indemnisation puisse être déposée : le dépôt initial se fait toujours par voie postale.
M. le président Didier Le Gac. Mais par la suite, les échanges se font par voie électronique. C’est bien cela ?
Mme Monia Naouar. Ils se font toujours par courriel, sauf lorsque le demandeur n’est pas représenté ou n’a pas d’adresse e-mail. Les courriers que nous adressons par voie postale aux demandeurs en Polynésie nous reviennent souvent, soit parce que le destinataire ne va pas chercher les recommandés, soit en raison de difficultés de distribution. Je précise que l’ensemble des courriers sont envoyés par lettre recommandée, par lettre simple et par courriel.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les représentants de la mission « aller vers » nous ont déclaré, lorsque nous les avons rencontrés, qu’il serait pertinent de créer une plateforme. Vous ont-ils également adressé cette demande ? Les associations vous ont-elles indiqué qu’une telle évolution faciliterait grandement les choses ?
Mme Monia Naouar. Lors de la création du site internet, j’ai pris contact, en amont de la réunion de cadrage avec la direction des systèmes d’information (DSI), avec le Haut-Commissariat ainsi qu’avec le Centre médical de suivi (CMS) pour les interroger sur leurs attentes en la matière. Le Haut-Commissariat a alors émis l’idée de créer une plateforme, mais que nous n’avons pas retenue pour les raisons que je vous ai indiquées.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Parmi ces raisons, vous avez mentionné le temps que prendrait la création de cette plateforme. Pourtant, si celle-ci permet de fluidifier le traitement des dossiers, cela n’en vaudrait-il pas la peine ?
Mme Monia Naouar. Pour le Haut-Commissariat, la plateforme aurait pour principal intérêt de permettre au demandeur de connaître en temps réel l’état de son dossier. De fait, nous recevons l’ensemble des pièces par courriel ; ce n’est donc pas leur transmission qui pose problème. Par ailleurs, lorsque les demandeurs ou le Haut-Commissariat s’enquièrent de l’état d’avancement d’un dossier, nous leur répondons systématiquement dans des délais très brefs.
M. le président Didier Le Gac. Mme la rapporteure pourra sans doute faire des préconisations à ce sujet…
M. Gilles Hermitte, président du Civen. J’ajouterai, en guise de synthèse, qu’à ce jour, nous sommes tenus notamment par l’article 11 du décret du 15 septembre 2014, qui a trait aussi bien au début qu’à la fin de la procédure puisque l’envoi d’une lettre recommandée avec accusé de réception permet de dater la notification de notre décision, qui marque le début du délai de recours. Cependant, nous utilisons autant que faire se peut des moyens de communication dématérialisés avec nos interlocuteurs et nous doublons, voire triplons, les envois, de manière à atteindre le plus rapidement possible les demandeurs ou les organismes qui les accompagnent.
M. le président Didier Le Gac. Qu’en est-il des dossiers qui vous arrivent incomplets ?
Mme Monia Naouar. Nous avons indiqué au Haut-Commissariat et aux associations de victimes qu’ils pouvaient nous adresser un dossier incomplet car le Civen peut, au titre de ses prérogatives de puissance publique, solliciter les documents dont il a besoin auprès de différents services ou organismes et accélérer ainsi la constitution complète du dossier. Quant au sort des dossiers incomplets, tout dépend du type de document manquant. Sur le plan médical, il peut arriver, par exemple, que manque le compte rendu de l’examen anatomopathologique ; dans un tel cas, nous pouvons obtenir d’autres documents équivalents, qui permettent de confirmer la pathologie dont souffre la victime. Je pense en particulier à deux dossiers qui ne comportaient aucun élément médical ; la consultation par notre médecin instructeur du registre des cancers de Polynésie et d’un registre des cancers en métropole a permis de confirmer le diagnostic. Dans l’un des dossiers, la qualité de victime a été reconnue au demandeur ; l’autre est en cours d’instruction.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quel type de documents le Civen a-t-il plus de facilité à obtenir que le demandeur lui-même, ses ayants droit, le Haut-Commissariat ou les associations de victimes ?
Mme Monia Naouar. Le dossier médical sans aucun doute. Le Haut-Commissariat et le CMS effectuent un travail très important en Polynésie, de sorte que nous savons, lorsque le dossier nous parvient, que toutes les diligences ont été faites. Mais il est arrivé, comme je vous l’ai dit, que le médecin instructeur doive quand même se rapprocher du registre des cancers pour obtenir des informations complémentaires. Outre le dossier médical, nous pouvons obtenir les états de service, le livret médical militaire, bref tous les documents liés à la carrière d’un travailleur du centre d’expérimentation du Pacifique (CEP).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Est-ce à dire que le travailleur ou le vétéran aurait plus de difficultés que vous à obtenir son propre dossier médical ou ses relevés de carrière ?
Mme Monia Naouar. Non. Il est arrivé qu’un demandeur dispose déjà de ces éléments et que nous n’ayons donc pas besoin de lui adresser une requête complémentaire. Mais la procédure est complexe, les documents demandés sont nombreux, et le demandeur ne sait pas toujours à qui s’adresser pour les obtenir.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur le président, lors de la dernière réunion de la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN), vous avez indiqué que si l’on revenait sur le seuil de 1 millisievert, ce serait « la mort du Civen ». Pouvez-vous développer votre propos ?
M. Gilles Hermitte. Les derniers échanges montrent que l’un des rôles du Civen est de faciliter, autant que faire se peut, la constitution des dossiers.
Ce que j’ai indiqué lors de cette réunion, je vais le confirmer devant vous : si le seuil de 1 millisievert était supprimé, il faudrait s’interroger sur le rôle du comité. De fait, nous n’aurions plus la possibilité de renverser la présomption légale puisque, pour ce faire, nous serions obligés, en l’état actuel de la jurisprudence du Conseil d’État, de démontrer que le cancer dont souffre le demandeur est dû exclusivement à une autre cause que l’exposition au rayonnement ionisant, notamment parce qu’il n’a reçu aucun rayonnement de ce type.
Ainsi, même si la dose à laquelle il a été exposé est infime, de l’ordre de 0,0001 millisievert, elle n’est pas nulle, et nous ne pouvons donc pas nous appuyer sur cet élément. Quant à la nécessité de démontrer que la maladie est due exclusivement à une autre cause, je prendrai l’exemple de demandeurs qui sont de gros fumeurs, qui consomment vingt à quarante paquets de cigarettes par an, et qui sont atteints d’un cancer du poumon ; dans un tel cas, nous serions dans l’incapacité d’apporter la preuve que leur maladie a pour cause exclusive leur consommation de tabac.
Le rôle du Civen deviendrait alors celui d’une simple chambre d’enregistrement des dossiers : il vérifierait que la pathologie figure bien sur la liste de celles qui sont reconnues par le comité et que les conditions de lieu et de date, qui ne soulèvent pas de problèmes techniques particuliers, sont bien remplies. La présomption ne pouvant pas être renversée, la reconnaissance de la qualité de victime serait automatique et nous passerions à la phase d’indemnisation, pour laquelle une expertise médicale est habituellement ordonnée, indemnisation dont le montant est déterminé par simple application du barème.
Le collège est composé de neuf membres (huit, à l’heure actuelle) : cinq médecins et trois juristes, dont moi-même. Quel serait son rôle s’il était dans l’impossibilité de renverser la présomption légale, comme ce fut le cas lorsque la loi du 28 février 2017 a supprimé le seuil de 1 millisievert et lorsqu’en 2021, le Conseil constitutionnel a abrogé, à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), la disposition qui rendait rétroactive l’introduction de ce seuil par la loi du 28 décembre 2018 ? La cinquantaine de dossiers concernés par la QPC a été, pour l’essentiel, reprise par le comité, lequel a constaté qu’il était dans l’incapacité d’apporter la preuve que les maladies dont souffraient les demandeurs étaient dues exclusivement à une autre cause que l’exposition au rayonnement, et il a donc reconnu à ces derniers la qualité de victime.
M. le président Didier Le Gac. Merci pour cette réponse précise.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’ai auditionné, en Polynésie, un médecin à qui vous avez fait appel pour des expertises post-décision afin de déterminer les taux d’incapacité des malades reconnus victimes par le Civen. Celui-ci a déclaré que vous ne lui aviez donné aucun barème de référence et qu’il avait donc utilisé ceux qui étaient à sa disposition : le barème de la Sécurité sociale, celui des pensions civiles et militaires de retraite et celui des collectivités locales. Selon lui, à l’issue de ses expertises, les juristes du Civen ont manifesté leur préférence pour le recours au barème de droit commun, utilisé notamment par les assurances.
Confirmez-vous que le Civen préconisait d’utiliser ce barème plutôt que les autres ? Est-ce encore le cas ? Qui, du Civen ou de l’expert, décide du choix du ou des barèmes ? Cette question ne devrait-elle pas être abordée, voire tranchée, au sein de la CCSCEN ?
M. Gilles Hermitte. Je suis étonné par les propos tenus par cet expert, car tous ceux que nous désignons disposent des informations nécessaires au bon accomplissement de leur mission. Je rappelle que le barème du Civen est accessible sur son site internet ou sur la page qui lui est consacrée sur le site du Gouvernement. Ce barème, établi par le Civen en 2020, fait le lien entre la gravité ou l’intensité des différents postes de préjudice et le montant de l’indemnisation qui sera proposée à la victime.
Votre question porte sur une étape antérieure, celle au cours de laquelle l’expert, face à la victime (ou à son dossier, si elle est, hélas, décédée), appréhende la gravité de son état et répond à nos questions ; nous pourrons vous transmettre une mission d’expertise, si vous le souhaitez. Nous avons constaté en effet que tous les médecins experts n’utilisaient pas les mêmes référentiels, par exemple pour quantifier un déficit fonctionnel permanent sur une échelle de 1 à 7. De fait, ce référentiel n’est pas établi par le Civen ; il en existe plusieurs, parmi lesquels figure en effet celui des assurances. Il se trouve que les propositions formulées par un médecin expert s’écartaient très sensiblement de celles des autres experts, qu’ils se trouvent en Polynésie ou en métropole même si, du fait du changement de profil des demandeurs, nous recourons davantage à des experts en Polynésie.
L’enjeu est important. Ainsi, il y a un peu plus de trois ans, nous avons organisé une réunion avec l’ensemble des experts travaillant pour le Civen afin de faire le point sur ces différentes questions. Notre objectif était d’homogénéiser les appréciations des experts à partir des référentiels existants. À ma connaissance, un seul expert utilisait un référentiel différent de ceux qui sont habituellement retenus pour évaluer les conséquences des pathologies concernées. Nous avons eu, à plusieurs reprises, des échanges avec ce médecin, mais il n’a jamais voulu entendre les observations que nous lui avions adressées, notamment après la réception de son prérapport.
Mme Monia Naouar. Les différences d’évaluation ont des conséquences sur l’indemnisation qui ne sont pas toujours comprises par les victimes ou leurs ayants droit. Si on a indiqué à cet expert qu’il était plus judicieux d’utiliser le barème de droit commun, c’était, comme l’a indiqué le président, pour harmoniser la pratique et par souci de cohérence avec le chiffrage réalisé au titre des évaluations des experts.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. C’est donc bien le barème de droit commun qui est appliqué ? On nous a dit que le barème de droit commun utilisé par les assurances était beaucoup moins-disant pour le demandeur. Avez-vous demandé à d’autres experts figurant sur votre liste d’effectuer des contre-expertises ? Monsieur le président, est-ce le Civen, seul, qui établit la liste des experts ? Est-il possible que le demandeur participe au choix d’un expert ?
M. Gilles Hermitte. Comme le prévoient la loi et le décret, c’est au Civen qu’il appartient de nommer l’expert. Nous n’avons pas de liste à proprement parler ; nous travaillons avec un certain nombre de médecins. Au cours des quatre dernières années, nous avons reconstitué une équipe d’experts en Polynésie, ce qui a permis d’éviter ce qui se faisait auparavant, à savoir l’envoi de trois ou quatre médecins experts métropolitains, qui restaient en Polynésie deux à trois semaines, le temps de rencontrer toutes les victimes, avant de rédiger leur rapport. Aujourd’hui, les choses se font de façon beaucoup plus fluide, au fur et à mesure des reconnaissances de la qualité de victime. Les médecins auxquels nous faisons appel sont installés en Polynésie.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les textes prévoient-ils également que le Civen établisse le barème ?
M. Gilles Hermitte. Le Civen adopte son barème par délibération. Ce document définit, à partir d’un chiffre compris entre 1 et 7, le montant de l’indemnité que nous pouvons proposer. S’agissant, par exemple, des souffrances, la fourchette se situe entre 600 et 1 000 euros pour un niveau de 1 sur 7 et entre 50 000 et 80 000 euros pour un niveau de 7.
Ce dont vous parlez ne concerne pas, me semble-t-il, le barème. En effet, les experts n’ont pas nécessairement à utiliser le barème en tant que tel. On n’attend pas d’eux qu’ils déterminent le montant chiffré de l’indemnité mais qu’ils procèdent à une évaluation de la gravité de l’état de la personne. Les experts utilisent des référentiels (il en existe plusieurs) qu’ils appliquent de manière habituelle. Je ne suis pas certain que le barème des assurances soit utilisé de manière préférentielle, comme vous l’avez indiqué, à l’occasion de l’expertise proprement dite : nous allons vérifier ce point et nous vous apporterons la réponse très rapidement.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. C’est ce qui m’a été rapporté lors d’une audition. L’expert dont j’ai parlé avait recours aux référentiels (qui déterminent le taux d’incapacité des personnes) de la Sécurité sociale, des pensions civiles et militaires de retraite et des collectivités locales. C’est ce à quoi je faisais référence.
M. Gilles Hermitte. Le médecin expert auquel je faisais allusion aboutissait à des évaluations très sensiblement supérieures à celles de tous les autres médecins experts que nous faisions intervenir. Il incombe au Civen d’éviter des écarts trop importants ; aussi, à deux reprises, au moins, nous n’avons pas validé son rapport d’expertise et avons demandé à un nouveau médecin de reprendre l’expertise. L’expert en question avait chiffré les indemnités à un montant deux à trois fois supérieur à celui fixé par les autres médecins, pour une même pathologie et un état d’une gravité sensiblement identique.
Mme Monia Naouar. La victime ou l’ayant droit peut être assisté de toute personne lors de l’expertise médicale. Un médecin-conseil peut se trouver à ses côtés, même si ce cas est rare ; il s’agit, généralement, d’un proche, du représentant d’une association ou d’un avocat.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. La victime ne peut pas choisir elle-même son expert à partir de votre liste ? Vous établissez seuls la liste ? Vous décidez que tel dossier sera traité par tel expert ?
Mme Monia Naouar. Oui. Nous désignons un expert en fonction du lieu d’habitation de la personne. En Polynésie française, nous n’avions pas beaucoup d’experts jusqu’à récemment. Nous avons développé le réseau. Nous travaillons actuellement avec trois ou quatre médecins, que nous missionnons en fonction de leurs disponibilités et de leur charge de travail. En métropole, cela dépend surtout du lieu d’habitation de la personne : en certains endroits, nous n’avons aucun expert ; nous sommes parfois obligés de demander à un expert de se déplacer au domicile de la personne. Dans tous les cas, nous prenons en charge les frais de déplacement et l’expertise médicale.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ces experts, notamment ceux qui se trouvent en Polynésie, parlent-ils le reo Tahiti ou sont-ils assistés d’un traducteur ? Le cas échéant, ce dernier a-t-il une compétence médicale ? En cas de contradiction entre experts, peut-on procéder à une troisième expertise ? Comment décidez-vous de réaliser une contre-expertise ?
Mme Monia Naouar. La contre-expertise médicale est décidée, en séance du Comité, par les membres du collège. Les experts ne sont pas assistés d’un traducteur. J’ignore s’ils parlent le tahitien. L’un d’eux est établi depuis plus d’une trentaine d’années en Polynésie française, mais je ne sais pas quel est son degré de connaissance de la langue. En tout état de cause, ce n’est pas un critère de sélection des experts.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il est donc possible qu’un expert ausculte et interroge une personne qui souffre sans parler sa langue ? Est-il venu à l’idée du Civen de se pencher sur cette question et de prévoir au moins la présence d’un traducteur qui travaille dans le domaine médical ? J’ai le souvenir d’une vieille dame qui souffrait d’un cancer et se faisait ausculter sans pouvoir exprimer ce qu’elle ressentait puisqu’elle ne parlait pas le français.
M. Gilles Hermitte. Je voudrais apporter quelques précisions complémentaires sur ce point. D’abord, les rapports d’expertise comportent toujours un compte rendu des échanges qui ont eu lieu entre la victime et l’expert. Ensuite, la victime peut se faire accompagner par qui elle le souhaite. À la lecture du rapport d’expertise, nous constatons qu’elle utilise souvent cette faculté. Enfin, lorsque le rapport est quasiment achevé, l’expert en envoie un exemplaire à la victime, à son représentant et au Civen. Il appartient à l’expert de prendre en considération les observations qui peuvent alors être formulées. Au cours des quatre dernières années, nous n’avons pas perçu de situations dans lesquelles l’échange entre la victime et l’expert paraissait présenter une difficulté qui aurait nécessité que le Civen s’en empare.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors de l’audition de la mission « aller vers » et d’après le témoignage de personnes qui avaient déposé un dossier auprès de celle-ci, il est apparu clairement qu’un gros effort était porté sur la langue (de fait, les agents de la mission la parlent). Vous paraît-il possible que les victimes soient accompagnées de l’un de ces agents, quitte à ce que l’on étoffe la mission ? En effet, maintenant que cette dernière a accompli cet effort linguistique, peut-être que des gens qui, auparavant, n’osaient pas le faire, déposeront un dossier... Vous serez donc peut-être davantage confrontés au problème de la langue. Ils ne doivent pas être empêchés d’exprimer ce qu’ils ressentent : c’est tout l’enjeu de l’expertise.
M. Gilles Hermitte. Les auteurs de la loi et du décret ont anticipé cette difficulté en prévoyant que la victime peut se faire accompagner de la personne de son choix. Cette disposition pourrait se heurter au secret médical, mais ce dernier peut être levé par la victime elle-même. La victime peut être accompagnée d’une personne en qui elle a confiance, laquelle est par ailleurs susceptible de l’aider pour communiquer avec le médecin. Tout cela est prévu par les textes et pleinement appliqué.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lorsqu’il étudie un dossier, le Civen calcule bien la dose reçue par l’individu malade ?... Je vois que vous opinez du chef... Cette dose, attribuée à un individu, vous permet de statuer : soit vous faites droit à sa demande d’indemnisation, en reconnaissant sa qualité de victime, soit vous la rejetez purement et simplement. Pourquoi le Civen refuse-t-il toujours de communiquer la dose reçue à la personne, qu’elle soit ou non déclarée victime, alors qu’il transmet cette information au tribunal administratif et aux avocats, si le dossier va au contentieux ? Qu’est-ce qui vous empêche de la communiquer au premier concerné, qui en est, en quelque sorte, « propriétaire », ou à ses ayants droit ?
M. Gilles Hermitte. Rien, d’un point de vue juridique. Cela étant, la demande que nous avait adressée l’association 193 nous aurait conduits à transmettre une décision comportant, selon les cas, entre 200 et 300 pages d’annexes et faisant apparaître les tableaux correspondant aux doses efficaces engagées sur une période de douze mois consécutifs. Ainsi, pour une personne née dans les années 1950 et ayant vécu jusqu’en 1998 en Polynésie française, il aurait fallu joindre à la décision un peu plus de 300 tableaux correspondant à la succession des périodes de douze mois glissants entre 1966 et 1998.
Le collège du Civen, après en avoir délibéré, a refusé de faire droit à la demande. Nous avons estimé que la transmission de ces informations n’était pas souhaitable car elle n’aurait rien apporté de clair et de précis au demandeur. Depuis l’audition du 29 janvier, nous avons évidemment rediscuté de la question (nous avons même évoqué le sujet au cours de l’une de nos dernières réunions). Étant donné que rien n’y fait obstacle, nous allons nous prononcer à nouveau sur la question de savoir si, dans nos décisions, nous ne pourrions pas mentionner la dose efficace engagée que nous avons retenue. Cela concernerait l’ensemble des demandeurs, que l’on ait ou non retenu leur qualité de victime. Le cas échéant, la décision mentionnerait la dose efficace engagée maximale constatée sur une période donnée et non les dizaines ou centaines de doses correspondant à chaque période de douze mois glissants.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je parlais de la dose reçue et non des multiples tableaux auxquels vous faites référence. Quand bien même leur communication représenterait une contrainte, il s’agit là tout de même d’informations qui appartiennent (même si le mot est peut-être un peu fort) à l’individu, puisque les calculs sont établis à partir de son dossier. Je rappelle que les gens ne disposaient pas de dosimètres individuels. Peut-on considérer que vous vous engagez à communiquer la dose reçue à chaque fois que vous étudiez un dossier ?
M. Gilles Hermitte. À ce stade, je peux seulement m’engager à ce que le collège du Civen réexamine la question et que nous puissions envisager cette possibilité lors des discussions.
M. le président Didier Le Gac. Madame la rapporteure, j’imagine que vous rappellerez cette nécessité dans votre rapport.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Oui, bien sûr. C’est important pour les associations.
M. Gilles Hermitte. Nous pourrons vous apporter la réponse avant la fin de la rédaction de votre rapport.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Selon une publication de janvier 2025, intitulée « Effets sur la santé humaine des faibles doses de rayonnements ionisants : un bref état des connaissances issues des études épidémiologiques », « les conclusions de consortiums internationaux soulignent l’absence probable d’un seuil de dose en dessous duquel il n’y aurait aucun risque de cancer ». Peut-on dire que chaque décision du Civen est entachée de doute ? Chacune d’elles, en effet, se fonde sur des données discutables, parce qu’elles ne proviennent que d’une seule source : l’opérateur des tirs atomiques. Par ailleurs, ces données sont partielles puisque, bien souvent, faute de dosimètre individuel, on a utilisé des dosimètres d’ambiance ; en outre, on n’a pas pris en compte certains facteurs de contamination interne, comme l’eau de pluie potentiellement ingérée par les individus. De surcroît, les calculs se fondent sur des modèles mathématiques : on entre les données partielles dans le modèle, qui produit des résultats que vous exploitez.
Tout cela contribue à créer de l’incertitude. On peut dresser un parallèle avec les prévisions météorologiques, qui reposent également sur des modèles mathématiques. L’incertitude croît à mesure que l’on affine l’analyse. À titre d’exemple, si l’on souhaite connaître la température à Paris demain après-midi, les services météo vont nous indiquer la température moyenne prévue. Si l’on souhaite avoir connaissance de la température dans la cour d’honneur de l’Assemblée nationale demain à 14 heures 37, il sera beaucoup plus compliqué de tomber juste : le météorologue nous indiquera alors une fourchette. Plus on cherche à faire preuve de finesse (comme c’est le cas lorsqu’on s’efforce de mesurer une faible dose), plus l’incertitude grandit. Expliquez-nous comment vous pouvez indiquer une dose précise reçue, de l’ordre du dixième de millisievert, sans incertitude, ou plutôt avec certitude ?
M. Gilles Hermitte. Je commencerai par rappeler que le 1 millisievert constitue la dose en deçà de laquelle il est aujourd’hui établi qu’il n’y a pas de risque pour la santé des personnes. C’est la raison pour laquelle l’article R. 1333-11 du code de la santé publique retient ce seuil pour la population en général, comme étant le niveau de protection maximal devant lui être apporté. C’est un seuil extrêmement bas. Des études sont menées depuis de nombreuses années sur les causes des pathologies sur lesquelles nous travaillons et sur le niveau d’exposition susceptible de les provoquer. Elles établissent que ce niveau s’élève, environ, à 100 millisieverts ou plus, soit 100 fois plus que le seuil retenu.
Les incertitudes auxquelles vous faites allusion, nous les connaissons. Nous utilisons les données du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), publiées dans un rapport de 2006, qui proviennent des mesures relevées sur site, pendant toute la période des essais nucléaires, à partir de 1966 (elles continuent d’ailleurs d’être faites en plusieurs endroits). À partir de ces relevés et des prélèvements, des calculs ont été réalisés pour établir la dose efficace dite engagée, celle que nous retenons pour savoir si nous pouvons ou non renverser la présomption légale de causalité. Ces calculs intègrent deux éléments : l’exposition externe et la contamination interne, par le biais de la consommation d’eau, par exemple, étant donné l’implantation des réservoirs pendant la période des essais atmosphériques. Ils tiennent compte également de l’âge, en fonction duquel la consommation d’aliments varie.
C’est ainsi que le CEA, les auteurs de Toxique, l’ancien IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) parviennent à déterminer, pour un âge donné et à une période donnée, une dose efficace engagée chiffrée. Certes, il y a des incertitudes, qui sont consubstantielles à la recherche. Mais les auteurs des sources que nous utilisons font des choix pour définir ces doses de manière précise.
Le critère du 1 millisievert est si bas que si nous intégrions une donnée supplémentaire d’incertitude, nous ne pourrions plus travailler (0,80 équivaut-il à 1, en réalité, ou 1 à 0,70 ?). C’est la raison pour laquelle, depuis la fixation du seuil de 1 millisievert, le Civen recourt à ces doses efficaces engagées. Il n’est d’ailleurs pas démontré qu’il y ait un risque réel de développer une pathologie à ce niveau d’exposition ni même au-dessus.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il n’y a pas de risque réel mais il n’y a pas de risque nul non plus…
Vous dites que prendre en compte le principe d’incertitude ôterait tout son sens à votre travail. Pourtant, ces incertitudes existent puisqu’il ne s’agit que de statistiques et de probabilités appliquées à des faits passés. Le seuil de 1 millisievert serait très bas ; mais c’est un seuil de radioprotection a priori, pour protéger les gens qui peuvent être exposés. Par exemple, on prendra garde qu’un patient qui fait souvent des examens radiologiques ne dépasse pas une certaine limite pour réduire son risque de développer une maladie radio-induite. Or, dans le cas des essais nucléaires, on applique ce seuil à des situations qui se sont passées en 1974 pour ne considérer que l’année de Centaure. Vous appliquez des données issues d’une source unique à des individus qui, à l’époque, ne portaient pas de dosimètre. Vous dites que si vous appliquiez ce principe d’incertitude, vous n’auriez plus de raison d’être. Est-ce pour préserver votre raison d’être qu’il a fallu déterminer une dose efficace engagée ?
M. Gilles Hermitte. Une petite précision : les résultats du CEA ont été validés par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)…
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Le calcul a été validé !
M. Gilles Hermitte. La méthodologie l’a été.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pas les données !
M. Gilles Hermitte. C’est peut-être un peu plus compliqué que cela.
L’AIEA était en possession d’une partie des données. Les experts se sont aussi prononcés sur ce point, même si, pour l’essentiel, c’est la méthodologie qui a été validée. Dans son rapport de 2010, l’Agence et les experts de renommée internationale qu’elle avait commis ont constaté qu’à chaque fois qu’il y avait un choix à faire, c’est l’hypothèse majorante, c’est-à-dire celle qui consistait à prendre la dose efficace engagée la plus élevée, qui avait été retenue. L’introduction du rapport le dit clairement.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il dit clairement aussi qu’ils ne peuvent pas confirmer toutes les données, dans la mesure où ils n’étaient pas sur place. Le CEA est bien la seule source.
M. Gilles Hermitte. Il a envoyé chaque année l’ensemble des données à l’Unscear (comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants), dès le début des essais atomiques.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Si un régime d’indemnisation des conséquences des essais nucléaires ne cherchait pas à déterminer si un individu souffrant d’une maladie potentiellement radio-induite tire la cause de cette dernière des effets des essais nucléaires mais visait à indemniser le risque pris sur la Polynésie, choisie comme territoire accueillant les explosions, les malades remplissant les critères de lieu, de temps et d’incidence pourraient faire l’objet d’une prise en charge spécifique des frais associés à leur pathologie en vertu du principe de l’indemnisation du risque lui-même. Le Civen pourrait-il avoir une place dans ce nouveau régime et, le cas échéant, sous quelle forme ?
M. Gilles Hermitte. Nous avons pris connaissance de cette question, ainsi que des autres, auxquelles nous répondrons par écrit. Il est difficile de percevoir quel serait le nouveau dispositif. J’entends ce que vous dites. Il existe, en matière de conséquences des essais nucléaires, un régime juridique qui repose sur le risque. Il concerne les contentieux existants entre l’État et certains de ses employés associés aux expérimentations ou des jeunes hommes qui effectuaient leur service national en Polynésie en relation avec les essais nucléaires. Dans ces cas, l’État peut voir sa responsabilité engagée sans faute pour le risque qu’il a fait courir à ses employés. Des décisions récentes de la juridiction administrative valident ce régime.
Élargir le dispositif, tel que vous le suggérez, reviendrait à réintroduire la notion de risque négligeable, qui prendrait peut-être un autre nom. Or ce principe semble un peu en décalage par rapport aux très faibles doses d’exposition. Un tel élargissement conduirait à indemniser toutes les personnes séjournant en Polynésie ou qui ont pu y séjourner entre 1966 et 1998, en considérant qu’elles ont pu être exposées à un risque résultant de ces essais nucléaires et, partant, à retirer son rôle au Civen. Si nous abordons les choses sous cet angle, je ne vois pas bien comment faire la part entre ceux qui auraient été exposés à ce risque et ceux qui ne l’auraient pas été. Cela reviendrait à considérer que tous les Polynésiens et toutes les personnes qui ont pu séjourner en Polynésie et qui ont malheureusement développé l’un des vingt-trois cancers de la liste annexée au décret du 15 septembre 2014 auraient droit à une indemnité, outre la prise en charge de leurs frais médicaux. Le seuil de 1 millisievert serait caduc et le rôle du Civen pas très clair.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Si certaines personnes connaissent précisément le Civen, d’autres n’en ont qu’une idée vague. Pour nos interlocuteurs polynésiens, il n’est pas toujours évident de comprendre qui fait quoi. Beaucoup parlent du Civen comme d’un organisme assez lointain. Alors que vous travaillez essentiellement sur dossier, avez-vous eu l’occasion d’aller en Polynésie vous faire une idée des lieux, des distances, de la culture, de la façon dont sont organisées les communautés ? Le cas échéant, êtes-vous allés seulement à Tahiti ou également dans les Tuamotu et aux Gambier ?
Par ailleurs, on l’avait déjà évoqué mais plusieurs personnes se sont plaintes du fait qu’elles étaient conviées à des rendez-vous à des horaires parfois saugrenus, en pleine nuit. Est-ce toujours le cas ? Cela peut nourrir le sentiment de distance.
M. Gilles Hermitte. Une représentation du Civen s’est effectivement déplacée en Polynésie ; ces trois dernières années, nous sommes allés à deux reprises à Tahiti. Nous avons des échanges réguliers avec nos interlocuteurs. Sans les vivre, nous avons quand même une idée des caractéristiques géographiques d’un territoire grand comme l’Europe, des difficultés de déplacement, une idée aussi des aspects culturels, sans prétendre les maîtriser.
À mon arrivée, nous faisions des auditions le dimanche soir. L’une des premières décisions que j’ai prises a été de les décaler au lundi. Nous pouvions comprendre que le dimanche se passait plutôt en famille et il nous semblait très difficile d’évoquer ces sujets graves que sont les pathologies dont souffrent ces personnes, le dimanche soir de 20 heures à minuit. Nous avons modifié une seconde fois, plus récemment, les horaires, en faisant des auditions le matin plus que le soir, parce que nos interlocuteurs nous ont indiqué que les Polynésiens étaient « plutôt du matin », si je puis me permettre cette expression, que du soir. C’est pourquoi ces auditions commencent à 3 h 30 ou à 4 heures du matin. Nous prévenons systématiquement, une semaine avant, toutes les victimes que nous allons les appeler sur ce créneau horaire. J’ai l’impression (peut-être est-ce à faire confirmer) que nous en avons fini avec les situations compliquées que nous avions à gérer auparavant, lorsque nous avions la conviction de réveiller des personnes à 23 heures ou à 23 h 30 pour évoquer ces sujets difficiles.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour vos réponses précises, que vous pourrez compléter par mail, afin que Mme la rapporteure les consigne dans son rapport
37. Audition, ouverte à la presse, de M. Édouard FRITCH, ancien Président de la Polynésie française (en visioconférence) (Mardi 6 mai 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous accueillons ce soir M. Édouard Fritch, ancien président de l’Assemblée de Polynésie française et ancien président de la Polynésie française de septembre 2014 à mai 2023.
Il nous semblait indispensable, dans le cadre des travaux de cette commission d’enquête, de recueillir le témoignage des anciens présidents de la Polynésie française, compte tenu de la place que vous avez occupée dans la vie publique locale et, surtout, du lien direct que vous avez nécessairement entretenu, à travers vos différentes fonctions, avec le sujet des essais nucléaires.
Comme vous le savez, cette commission d’enquête a été instituée en janvier dernier et arrive désormais au terme de ses travaux, lesquels ont été particulièrement riches et intenses. À ce jour, nous avons mené plus de quarante auditions, ce qui nous a permis de dialoguer avec environ soixante-dix à quatre-vingts personnes. Une délégation s’est rendue en Polynésie il y a un peu plus d’un mois, où nous avons pu rencontrer de nombreux acteurs institutionnels, associatifs, ainsi que des habitants, qui nous ont livré, à chaque étape, des témoignages précieux. Je précise que la commission d’enquête rendra son rapport dans un mois environ.
Monsieur le président, vous étiez adolescent au moment des premiers essais nucléaires et conservez donc probablement une mémoire vive des événements, qu’il s’agisse des essais atmosphériques ou, plus tard, des essais souterrains. Vous vous souvenez sans doute également de la présence en Polynésie des personnels civils et militaires du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), des bouleversements que cela a pu entraîner pour la société polynésienne ainsi que des conséquences du retrait du CEP à l’issue de l’arrêt des essais en 1996. Votre témoignage, fondé sur l’expérience, pourra donc utilement éclairer les travaux de cette commission.
Ma première question concerne les déclarations que vous avez formulées le 15 novembre 2018 devant l’Assemblée de Polynésie française. Vous y avez tenu des propos particulièrement forts et sincères au sujet des essais nucléaires, en reconnaissant, comme d’autres responsables politiques polynésiens, avoir menti à la population au sujet de leur prétendue innocuité. Pourriez-vous revenir sur le cheminement intellectuel et personnel qui vous a conduit à exprimer publiquement ce mea culpa ? Comment ces propos ont-ils été accueillis à l’époque, tant par vos pairs en Polynésie que par le haut-commissaire de la République, par le Gouvernement français et par la population ?
Ma seconde question porte sur la convention que vous avez signée avec l’État en janvier 2019, dans le but de céder un terrain destiné à accueillir, à terme, un centre de mémoire des essais nucléaires en Polynésie française. À vos yeux, quels sont les gestes essentiels à accomplir aujourd’hui pour faire progresser ce travail de mémoire et pour le structurer durablement ? Je vous pose cette question avec d’autant plus d’attention que nous avons rencontré de nombreux jeunes lors de notre déplacement en Polynésie, notamment dans un établissement scolaire. Ils se sont montrés très intéressés par cette mémoire, soucieux de comprendre et d’en savoir davantage.
Je vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Édouard Fritch prête serment.)
M. Édouard Fritch, ancien président de la Polynésie française. Avant de répondre à vos questions, il me paraît nécessaire de rappeler quelques éléments de contexte essentiels relatifs à la situation économique et sociale de la Polynésie française dans les années 1960.
À cette époque, l’exploitation des mines de phosphate de Makatea, active de 1915 à 1966, constituait le principal moteur économique du territoire. Cette activité, qui a mobilisé deux générations de Polynésiens, représentait l’un des premiers employeurs du territoire pendant près de cinquante ans. Parallèlement, le lancement, en 1959, des travaux de construction de l’aéroport de Tahiti-Faa’a donnait lieu à un vaste chantier structurant.
La fermeture des mines de Makatea a poussé nombre de Polynésiens à chercher du travail ailleurs, notamment dans les mines de nickel en Nouvelle-Calédonie. Ce fut notamment le cas de ma tante paternelle, qui s’y installa avec toute sa famille. C’est dans ce contexte que l’implantation, en 1962, du CEP fut perçue, par de nombreuses familles, comme une opportunité nouvelle de travail et de développement économique.
La fin des années 1960 fut ainsi marquée par une série de profonds bouleversements sanitaires, économiques et sociaux, qui ont durablement influencé les comportements et les trajectoires de vie de notre population. Le salariat s’est alors imposé comme une réalité croissante, esquissant les premiers contours du modèle économique contemporain de la Polynésie française.
Je suis, pour ma part, issu d’une famille d’anciens combattants. Mon grand-père maternel a été mobilisé durant la Première guerre mondiale aux côtés de figures polynésiennes telles que M. Pouvanaa Oopa, tandis que mon grand-père paternel, M. Arthur Fritch, a servi dans l’armée américaine pendant la Seconde guerre mondiale et laissé derrière lui une famille endeuillée, composée de quatre enfants orphelins, dont mon père.
J’ai grandi dans les îles Australes et ai dû quitter mon île natale dès l’âge de sept ans afin de poursuivre ma scolarité à Tahiti, en raison de l’absence d’établissement scolaire sur place. J’ai d’abord été scolarisé dans une école primaire, puis dans un collège et un lycée catholique, faute de places disponibles dans l’enseignement public.
En 1966, lorsqu’ont débuté les essais atmosphériques, j’étais élève au collège. Les tirs de bombes à Moruroa faisaient alors l’objet d’articles dans les journaux ou étaient parfois évoqués à l’école, mais la réalité des essais nucléaires demeurait abstraite. Nous poursuivions nos jeux dans la cour de récréation sans percevoir la portée de ce qui se déroulait autour de nous. Aucun enseignant, y compris parmi ceux qui rejoindraient plus tard la cause anti-nucléaire, ne nous apportait d’explications ni de mises en garde. Une forme d’indifférence généralisée régnait alors, sans sensibilisation ni débat.
Mon grand-père, ancien combattant de la Première guerre mondiale, justifiait la nécessité d’une arme de dissuasion nucléaire comme gage de paix. En tant que diacre de l’église protestante, il considérait par ailleurs le chantier de Moruroa comme une manne financière susceptible de favoriser notamment la construction de lieux de culte.
L’adolescent que j’étais ne percevait donc pas le CEP comme un sujet d’inquiétude. La société polynésienne des années 1970, encore profondément marquée par la tradition, accordait une pleine confiance aux figures d’autorité que sont les aînés, les religieux ou les responsables civils et politiques. Leur silence sur la question était interprété comme le signe qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.
Les médias, de leur côté, contribuaient à entretenir cette perception rassurante. Les reportages montraient des spectateurs assistant aux tirs, munis de simples lunettes de protection, laissant entendre que le seul danger résidait dans l’intensité lumineuse de l’explosion. Le passage aux essais souterrains a ensuite été présenté comme un progrès technologique permettant une meilleure maîtrise des impacts et une gestion plus rigoureuse des déchets radioactifs.
Il faut se souvenir que ce discours a persisté jusqu’à l’arrêt des essais, en 1996. Comme nombre de mes compatriotes, j’ai alors ressenti un soulagement car cette décision mettait fin à une source récurrente de tension politique et sociale, régulièrement alimentée par le parti indépendantiste, tout en ouvrant la voie à un nouveau partenariat avec l’État pour la reconversion du pays. Plusieurs dispositifs, tels que le pacte de progrès et le fonds de reconversion économique de la Polynésie française (FREPF), ont alors été mis en place à cette occasion, garantissant un soutien financier stable de 18 milliards de francs Pacifique par an.
Concernant votre question relative à ma déclaration du 15 novembre 2018, c’est en 2007, lorsque le président Nicolas Sarkozy a publiquement reconnu l’existence de victimes des essais nucléaires ainsi que la responsabilité de l’État, que s’est opéré pour moi un tournant décisif. Cette reconnaissance, bien que mesurée, marquait en effet une inflexion majeure dans le discours officiel. Elle sonnait comme un aveu des mensonges passés et ouvrait enfin la voie à une parole politique sur ce sujet longtemps occulté. La loi Morin, adoptée en 2010, est venue concrétiser cette évolution en instituant un mécanisme d’indemnisation pour les victimes.
Lorsque j’ai accédé à la présidence de la Polynésie française à la fin de l’année 2014, j’ai très vite compris que la question nucléaire restait une ligne de fracture dans notre société. Le sentiment d’injustice, le poids du silence, les souffrances vécues par certaines familles et l’absence de vérité partagée nourrissaient une défiance persistante envers l’État. En tant que catholique croyant et pratiquant, ma conscience m’imposait d’aborder ce dossier avec lucidité et responsabilité.
C’est dans ce contexte que j’ai prononcé, lors de la séance publique du 15 novembre 2018 à l’Assemblée de la Polynésie française, des propos que certains ont jugés forts. Il ne s’agissait pas d’une posture politique mais d’un acte profondément sincère, d’une forme de repentance morale adressée à mon peuple. J’ai assumé publiquement avoir relayé, durant des années, une version édulcorée des faits, par ignorance et par excès de confiance dans la parole des autorités. Cet aveu, je le revendique et en accepte toutes les conséquences.
Bien que certains adversaires politiques, notamment issus du Tavini huiraatira, aient cherché à instrumentaliser ces propos, les sortant de leur contexte pour m’accuser d’hypocrisie, je crois néanmoins que la majorité des Polynésiens a perçu la sincérité de ma démarche. Peu de responsables politiques ont en effet eu le courage de formuler une demande de pardon publique sur des sujets aussi sensibles. Je ne cherche nullement à jeter la pierre à mes prédécesseurs mais j’ai estimé qu’il était de mon devoir d’assumer cette vérité à visage découvert. Cette démarche m’a permis de retrouver une forme de paix intérieure.
Dans le prolongement de cette déclaration, j’ai souhaité engager le pays sur la voie de la justice et de la vérité. En 2015, j’ai rétabli un lien avec l’association Moruroa e tatou, que nous avons commencé à soutenir financièrement dans sa mission d’accompagnement des victimes. En 2016, j’ai fait revenir M. Bruno Barrillot, voix indépendante et éclairée, afin qu’il puisse contribuer à une meilleure compréhension de ce dossier. Cette décision a été rendue possible grâce à la relation de confiance tissée avec John Doom, figure éminente de Moruroa e tatou et témoin du premier essai nucléaire, Aldébaran.
Le traitement de cette question s’est toutefois heurté à de nombreuses résistances. Je pense notamment aux vives critiques adressées à Bruno Barrillot par l’Association 193, qui contestait ses travaux. Ce climat conflictuel montre à quel point le dossier nucléaire est devenu, avec le temps, le terrain de nombreuses projections, parfois fantasmées, d’interprétations excessives, voire manipulées, qui continuent d’alimenter la confusion et les clivages. Tous les acteurs étaient concernés, qu’il s’agisse des confessions religieuses, des associations ou des partis politiques. La société polynésienne en était profondément divisée.
C’est précisément pour dépasser ces fractures que j’ai lancé en 2020 la démarche Reko Tika (« justice et vérité » en tahitien) que j’ai confiée à une personnalité polynésienne incontestée, M. Joël Allain. Mon ambition était de favoriser l’apaisement, d’encourager la réconciliation et de faire émerger une mémoire partagée, fondée sur des faits établis. Car sans vérité, il ne peut y avoir de justice et, sans justice, il ne peut y avoir d’apaisement durable.
Concernant le projet de Centre de mémoire des essais nucléaires, pour lequel j’ai signé une convention de cession foncière avec l’État en 2019, il m’apparaissait donc essentiel. Originaire des îles, j’ai moi-même découvert tardivement cette histoire et je refuse que les enfants de demain vivent dans la même ignorance. Ce centre, revendiqué de longue date par plusieurs associations, représente à mes yeux un engagement fondamental.
Lorsque je présidais l’Assemblée de la Polynésie française, j’ai pris l’initiative de préserver le site Moruroa.org, créé par Oscar Temaru avec le concours de Bruno Barrillot. Bien que ce site soit demeuré inachevé et contienne des passages dont la tonalité est assez idéologique, j’ai délibérément choisi de ne pas le censurer, estimant qu’il méritait toute sa place. Toutefois, dès qu’un consensus s’est dessiné entre les parties prenantes sur la création du centre de mémoire, j’ai considéré qu’il fallait bâtir son contenu sur des bases solides, factuelles et irréfutables. Il ne s’agissait pas seulement d’ériger un monument symbolique, mais bien d’installer un lieu de transmission, rigoureux et objectif, affranchi de toute instrumentalisation ou idéologie.
Je me réjouis donc que le président ait relancé ce projet en août 2024. Le terrain de 3 400 m² cédé par l’État incarne concrètement cette volonté de mémoire et symbolise cet engagement.
Je tiens enfin à saluer ici le travail remarquable accompli par Mme Yolande Vernaudon, cheffe de la délégation aux essais nucléaires, qui a animé les comités scientifiques et architecturaux liés à ce projet avec compétence et rigueur. Sous sa coordination, la délégation a noué des collaborations fructueuses avec le monde universitaire afin de produire une analyse scientifique approfondie sur ce sujet. Cette approche me semble indispensable, car le centre de mémoire Pū Mahara ne pourra être perçu comme légitime et utile par les Polynésiens, en particulier par les jeunes générations, que si son contenu repose sur des données indiscutables. Il est donc impératif qu’il échappe aux polémiques idéologiques et aux récits partisans. Sa vocation, qui doit être claire, doit être de transmettre la vérité sur les essais nucléaires, sans fard ni altération. Pū Mahara doit devenir un lieu où l’histoire, dans toute sa complexité, est préservée avec justesse, afin que les générations futures puissent comprendre les événements du passé.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, a l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, a la reconnaissance, a la prise en charge et a l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation. Je souhaiterais revenir plus en détail sur votre déclaration du 15 novembre 2018, sur laquelle de nombreux Polynésiens continuent, encore aujourd’hui, à s’interroger.
Vous avez évoqué une prise de conscience survenue en 2007. Pourquoi, dans ce cas, avoir attendu onze années avant de formuler publiquement cette déclaration de repentance morale à laquelle vous sembliez pourtant accorder une importance particulière ?
Par ailleurs, lorsque vous évoquez la notion de mensonge, vous mentionnez l’ignorance dans laquelle vous vous trouviez à l’époque. Pourriez-vous néanmoins préciser sur quels points spécifiques vous estimez avoir relayé, même involontairement, des informations erronées ? En tant que responsable politique, disposiez-vous d’éléments d’information auxquels les Polynésiens n’avaient pas accès ? Qui vous transmettait les vraies informations ? Étiez-vous destinataire de données sensibles ou de consignes émanant de l’État ? Vous a-t-on explicitement demandé de taire certains faits ou de dissimuler certaines réalités ? Lorsque vous parlez d’édulcoration du discours, cela relevait-il de votre propre initiative ou agissiez-vous sur instruction ? Et si tel était le cas, de qui provenaient ces consignes ? Vous a-t-on enjoint de travestir ou de moduler le discours public pour en atténuer la portée ?
Il est crucial, pour les travaux de cette commission, de pouvoir établir ce que savaient réellement les autorités locales à l’époque, ainsi que la manière dont elles étaient amenées à communiquer ou à dissimuler ces informations à la population.
M. Édouard Fritch. Je tiens tout d’abord à rappeler que nous disposions alors de très peu d’informations sur le sujet même des essais nucléaires. La rétention d’information a été, à cette époque, largement pratiquée par la quasi-totalité des acteurs impliqués. J’ai évoqué, à cet égard, ma rencontre avec John Doom, qui m’a fait part de son expérience en tant que premier témoin du tir nucléaire à Moruroa. C’est à l’issue de cet échange que j’ai pris conscience de la nécessité impérieuse de révéler la vérité.
J’ai effectivement employé le terme « mentir » à mon propre sujet. Il s’agissait en réalité d’une vérité que j’ignorais et que j’ai découverte progressivement au fil du temps. S’agissant des onze années qui se sont écoulées, je précise que je ne suis pas le seul à avoir tardé à m’exprimer. D’autres, bien qu’également informés de ce qui s’était réellement déroulé sur le site, ont choisi de garder le silence et n’ont pas souhaité, comme je l’ai fait, livrer leurs souvenirs ni formuler d’aveux publics.
Comme je l’ai expliqué au début de cette audition, en évoquant mon parcours et mes convictions chrétiennes, je ne pouvais plus porter seul cette vérité. Aujourd’hui encore, vous me demandez des précisions sur la réalité des faits alors que je ne dispose pas de l’ensemble des éléments. Lorsque j’affirme avoir menti, je veux dire par là que j’ai relayé, sans le savoir, les mensonges proférés à l’époque ! Il est en effet désormais établi, et reconnu par le Président de la République lui-même, que les essais nucléaires ont entraîné des conséquences.
Je tiens à affirmer avec fermeté que personne ne m’a jamais demandé ni de me taire, ni de m’exprimer ! Je suis aujourd’hui un homme suffisamment mûr pour assumer mes décisions et je vous confirme que cette prise de parole procède exclusivement de ma propre volonté. J’en assume pleinement la responsabilité.
Il est évident que ce sujet suscite un intérêt profond, comme en atteste la création de votre commission d’enquête parlementaire, plus de deux décennies après la fin des essais nucléaires. Il s’agit d’un sujet d’État et vous-même, au fil de vos investigations, découvrez des éléments nouveaux qui ne proviennent pas nécessairement de nos témoignages, mais parfois de vos propres archives. C’est précisément pour cette raison que je me suis battu pour que ces archives soient ouvertes à la population. Il est fondamental que nos étudiants, nos chercheurs et l’ensemble de nos concitoyens puissent y accéder librement, afin que cette vérité soit enfin connue.
Bien que j’aie pu dissimuler certaines informations obtenues de manière fortuite, au hasard de discussions, je tiens à préciser que ces informations ne m’ont jamais été officiellement transmises et qu’à aucun moment je n’ai été contraint de les dissimuler.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Le 15 novembre 2018, vous avez également utilisé l’expression : « J’ai fait partie de cette bande ». Pour les travaux de cette commission, il est essentiel de comprendre la nature des relations qui existaient, à l’époque, entre le Gouvernement central, le CEP et les autorités locales. Votre témoignage nous est donc précieux à la fois parce que vous êtes un Polynésien ayant vécu ces événements de l’intérieur, mais également parce que vous avez occupé des fonctions politiques majeures au sein des institutions du pays.
Lorsque vous affirmez avoir fait partie de « cette bande », pouvez-vous nous indiquer plus précisément à qui vous faisiez référence ? Quels étaient, selon vous, les autres acteurs qui composaient ce groupe ?
M. Édouard Fritch. Comme vous le savez, j’ai toujours été un homme fidèle. Le groupe auquel j’ai appartenu dès mes premiers pas en politique était le Tahoeraa Huiraatira de Gaston Flosse, et j’y suis resté plus de trente-cinq années, jusqu’à ce que j’en sois écarté. C’est à ce groupe politique que je faisais référence lorsque j’ai prononcé l’expression « cette bande ». Je comprends que ce terme puisse prêter à interprétation mais il désignait simplement, dans mon esprit, la famille politique à laquelle j’ai longtemps appartenu.
S’agissant de votre question relative aux échanges entre les responsables politiques de l’époque, je dois rappeler que, dans une organisation hiérarchisée et structurée, les discussions de fond sont conduites par celui qui en détient la responsabilité. Ce rôle revenait à notre chef de file. Les autres membres, dont je faisais partie, n’étaient pas associés à ces discussions de haut niveau. N’ayant pas été directement témoin de ces échanges, je ne suis donc pas en mesure de vous rapporter ce qui a pu être dit entre M. François Mitterrand ou M. Jacques Chirac et M. Gaston Flosse.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Ma première question porte sur le développement économique de la Polynésie française. Vous avez mentionné l’exploitation des phosphates à Makatea ainsi que l’émigration de certains Polynésiens vers la Nouvelle-Calédonie pour travailler dans le secteur du nickel. L’implantation du CEP a toutefois constitué, à bien des égards, une aventure d’une toute autre ampleur, entraînant des bouleversements profonds et durables sur les plans démographique, économique, social et culturel. Nous avons notamment observé d’importants mouvements de population, en particulier des atolls des Tuamotu vers les zones d’essais ou vers Tahiti.
En tant qu’ancien président de l’Assemblée puis de l’exécutif polynésien, quel regard portez-vous sur l’évolution de cette activité, depuis son installation jusqu’à sa réduction progressive et sa disparition ? Comment évaluez-vous l’apport de ces activités dans le développement de la Polynésie française ?
Ma seconde question porte sur les informations dont vous pouviez disposer lorsque vous exerciez vos fonctions. Il semble difficile d’imaginer que ces informations aient été aussi lacunaires que vous l’avez indiqué, compte tenu des nombreuses analyses alors conduites par les autorités militaires, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et un certain nombre de scientifiques. Quelle était, concrètement, la nature de vos relations avec le CEA ? Aviez-vous accès à des interlocuteurs qualifiés, en capacité de vous présenter les résultats de ces analyses et d’en commenter les éventuelles conséquences sanitaires ?
Enfin, dans quelles conditions a-t-il été décidé de transférer la compétence en matière de santé ? Même si je connais déjà une partie des réponses à cette question, je souhaiterais que vous reveniez sur la teneur des discussions ayant entouré ce transfert, notamment en ce qui concerne la prise en charge des conséquences sanitaires ou financières liées aux séquelles des essais nucléaires.
M. Édouard Fritch. S’agissant tout d’abord de mes relations avec le CEA, il me semble important de rappeler qu’il existe un décalage temporel puisqu’il avait quitté la Polynésie française bien avant que je n’accède à la présidence de l’Assemblée en 2014. Durant mon mandat de Président de la Polynésie française, les contacts avec les responsables du CEA ont donc été très limités. La seule occasion marquante fut la réunion Reko Tika organisée à Paris en juillet 2021 pour laquelle le Président de la République avait souhaité la présence de représentants du CEA aux côtés des députés polynésiens. En dehors de cet événement, je n’ai entretenu aucune relation particulière avec eux, car leurs activités dans notre territoire avaient déjà cessé depuis longtemps.
Quant aux répercussions économiques des essais nucléaires, je persiste à penser que si les conséquences sanitaires font l’objet de nombreuses attentions, les effets sociaux et économiques ont, en réalité, été d’une ampleur bien plus profonde. Ces essais ont bouleversé de manière radicale les fondements de notre économie. La Polynésie française s’est progressivement orientée vers un modèle de dépendance, largement fondé sur les transferts financiers, ce qui nous rend aujourd’hui particulièrement vulnérables, comme la crise du covid l’a dramatiquement révélé.
L’installation du CEP a produit des transformations significatives. Les nombreuses offres d’emploi proposées aux Polynésiens ont attiré vers Tahiti des travailleurs issus des différents archipels, dont nous retrouvons encore aujourd’hui les descendants dans plusieurs quartiers de Papeete ou de Faa’a. L’attrait exercé par les rémunérations offertes au sein du CEP, permettant de subvenir dignement aux besoins des familles, a suscité une forte adhésion dans la population.
Concernant le transfert de la compétence en matière de santé, je n’ai pas participé personnellement aux discussions initiales avec l’État. Cette compétence relève désormais du pays, depuis 1977, qui sollicite activement, et de manière régulière, le soutien de l’État. J’ai moi-même obtenu une convention de financement destinée à appuyer le fonctionnement de l’hôpital. Cela étant, je m’interroge encore aujourd’hui sur les motivations profondes qui ont conduit la Polynésie à revendiquer cette compétence, qui représente une charge budgétaire considérable pour nos institutions.
M. Yoann Gillet (RN). Durant votre mandat, vous avez été un interlocuteur central et privilégié de Paris, notamment sur la question des essais nucléaires. Votre action a été largement marquée par une volonté de conciliation et de reconnaissance des conséquences de ces essais. Pourriez-vous nous indiquer quels engagements pris par l’État durant votre mandat ont été tenus et lesquels ne l’ont pas été ?
Par ailleurs, quelles sont, selon vous, les priorités actuelles pour continuer à construire une Polynésie apaisée, qui se souvienne de son passé tout en se projetant vers l’avenir ?
M. Édouard Fritch. L’un des engagements fondamentaux pris par l’État, dès l’origine, concernait l’accompagnement de la Polynésie française dans le processus de réparation lié aux conséquences des essais nucléaires, qui devaient couvrir l’ensemble des dimensions sanitaires, économiques et sociales, puisqu’ils ont profondément transformé la vie quotidienne et les équilibres de notre société.
D’une manière générale, les engagements pris par l’État ont été respectés. Les promesses formulées par les présidents François Hollande puis Emmanuel Macron sont, pour la plupart, soit en cours de réalisation, soit déjà concrétisées. Le projet de Centre de mémoire, par exemple, est désormais une réalité tangible. De même, la mise à disposition des archives, étape essentielle pour une meilleure compréhension du déroulement des essais nucléaires, a bien été assurée.
Le sujet qui continue toutefois de poser de sérieuses difficultés est celui de l’indemnisation des personnes malades. Je trouve profondément regrettable qu’une personne ayant travaillé à Moruroa, pour le compte de l’État, et souffrant aujourd’hui d’un cancer reconnu comme étant lié aux essais, soit encore contrainte d’apporter la preuve de son exposition. Ces agents, qui ont servi la République, devraient être indemnisés de manière automatique. Nous sommes également confrontés à des situations dans lesquelles des descendants de travailleurs des sites d’essais attendent encore une reconnaissance de leur préjudice. Il aurait fallu, sur ce volet, mettre en place une procédure plus réactive, assortie de moyens plus conséquents, d’autant que la responsabilité de l’État a été officiellement reconnue au plus haut niveau.
Un autre sujet de préoccupation concerne le remboursement des frais engagés par la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) pour la prise en charge des soins prodigués aux personnes affectées par les conséquences sanitaires des essais nucléaires. Ce processus s’est avéré d’une extrême lenteur. Alors que le président Hollande s’était engagé à ouvrir des discussions sur ce point à la fin de son mandat, nous en sommes encore, aujourd’hui, au stade des négociations.
Cette quête de justice et de vérité se heurte également à une impression persistante selon laquelle certains, tant du côté de l’État que parmi les acteurs locaux en Polynésie, ont pu trouver un intérêt à ralentir les démarches. Je pense ici à l’exemple de la CPS, au sujet de laquelle j’avais sollicité un état précis des dépenses engagées, sans jamais obtenir de réponse pleinement satisfaisante. Les estimations successives ont varié de manière très significative, passant de 18 à 35 milliards, puis même à 100 milliards de francs Pacifique. Ce glissement témoigne d’une incertitude manifeste sur les bases de calcul. Nous éprouvons toujours des difficultés à établir, avec l’État, les paramètres nécessaires pour arrêter un montant définitif. Si l’État a certes pris l’engagement de rembourser la CPS, l’absence de données incontestables empêche la démarche d’aboutir.
En conclusion, si je considère que l’État honore globalement les engagements qu’il a pris, la lenteur dans la mise en œuvre de ces engagements continue d’alimenter une forme de frustration au sein de la population polynésienne.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J'aimerais maintenant aborder la question des atolls de Moruroa et Fangataufa. Comme vous le savez, ces territoires ont été mis à disposition de l’État par la Polynésie française le 6 février 1964. En tant que ministre chargé de la reconversion des sites militaires de 2009 à 2011, puis en qualité de président de la Polynésie française de 2014 à 2023, avez-vous proposé à l’État des projets de réhabilitation des anciens sites du CEP ? Selon vous, quels projets seraient envisageables aujourd’hui pour ces atolls ?
M. Édouard Fritch. Les atolls de Moruroa et de Fangataufa ont effectivement été mis à la disposition de l’État par la décision d’une commission permanente de l’Assemblée de la Polynésie française, décision assortie de certaines conditions de restitution. Or à l’occasion de discussions récentes avec les représentants de l’État, nous avons appris que cette restitution restait conditionnée à la disparition complète du CEP. Celui-ci existant encore juridiquement, ces atolls demeurent aujourd’hui sous gestion étatique.
S’agissant de la reconversion et de la revitalisation économique des anciens sites, je souhaite saluer les efforts notables consentis par l’État en faveur de plusieurs communes telles que Pirae, Faa’a, Arue, Papeete ou Mahina. Ces engagements se sont notamment traduits par la cession gratuite de terrains d’importance et doivent permettre aux communes concernées de structurer des projets de développement ambitieux sur les emprises libérées.
Parallèlement, l’État a mobilisé des moyens financiers significatifs pour financer des études de faisabilité, évaluer les perspectives de développement économique et engager la déconstruction des infrastructures militaires encore présentes. J’ai personnellement été confronté à cette problématique sur la commune de Pirae, où j’ai hérité du bâtiment du commandement supérieur des forces armées. La présence d’amiante sur le site a nécessité un investissement supplémentaire de la part de l’État afin de permettre une remise en état complète des lieux.
S’agissant plus spécifiquement des atolls de Moruroa et de Fangataufa, nous avons été amenés à réévaluer leur statut juridique car nous pensions initialement que leur restitution interviendrait de plein droit à l’issue des essais nucléaires. Nous avons découvert, en réalité, que cette rétrocession restait suspendue à la disparition complète du CEP qui, à ce jour, n’a pas encore été actée comme je vous l’ai dit.
Le CEP reste par ailleurs opérationnel sur ces sites, où il poursuit des missions essentielles, en particulier en matière de surveillance environnementale et de sécurité. Deux questions fondamentales se posent dès lors. D’une part, la Polynésie française dispose-t-elle aujourd’hui des capacités techniques, humaines et financières pour assurer seule cette surveillance dans l’hypothèse d’un transfert de propriété ? D’autre part, une telle responsabilité est-elle souhaitable ? En tant qu’ancien président, je réponds sans hésitation par la négative et affirme que ces responsabilités doivent continuer de relever pleinement de l’État. Les réparations environnementales, sanitaires et économiques liées aux conséquences des essais nucléaires constituent des obligations morales, politiques et juridiques qui incombent à la République. Nous avons d’ailleurs veillé à ce que ces obligations soient explicitement inscrites dans le statut d’autonomie de la Polynésie française.
Cela étant dit, la Polynésie ne saurait rester passive. Nous avons ainsi proposé une nouvelle orientation, dont nous espérons désormais la prise en compte effective, en suggérant que ces sites puissent être reconvertis en centres de recherche scientifique avancée. Ces territoires pourraient devenir de véritables laboratoires naturels, uniques au monde, pour l’étude de la résilience des écosystèmes exposés à des agressions d’origine humaine. Ce projet valoriserait scientifiquement nos territoires tout en permettant d’impliquer notre jeunesse dans une dynamique de savoir et d’innovation. Il ouvrirait la voie à des travaux de recherche de portée mondiale sur les enjeux environnementaux, climatiques et technologiques contemporains.
Je demeure donc profondément convaincu que la voie de la connaissance et de la recherche est porteuse d’avenir pour la Polynésie française. Elle permettrait, à mon sens, de transformer un héritage lourd et douloureux en un vivier de savoirs, de dignité et de rayonnement scientifique.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L'idée d'un laboratoire naturel est effectivement remarquable : pourquoi n'a-t-elle pas été concrétisée ? Avez-vous eu des discussions à ce sujet avec l’État ? Cette proposition n’a pas été évoquée dans notre enquête, ni par l’État, ni par le CEA, ni par l'armée. Y a-t-il eu un début d’étude ou d’échange concernant un tel projet ?
M. Édouard Fritch. J’ai présenté ce projet lors de notre réunion Reko Tika à Paris, en présence du Président de la République, de la ministre des Armées et du directeur du CEA. Je pensais sincèrement que nous aurions pu bâtir, avec eux, une coopération scientifique de grande envergure. Bien que je n’aie pas sollicité l’inscription formelle de cette proposition à l’ordre du jour, j’ai développé l’idée de rendre les atolls de Moruroa et de Fangataufa plus utiles, en les intégrant dans une dynamique de recherche tournée vers l’avenir.
Les petits États du Pacifique sont particulièrement exposés aux conséquences des bouleversements climatiques. Moruroa et Fangataufa, en tant qu’atolls, comptent parmi les premiers territoires affectés par l’élévation du niveau de la mer. C’est dans cette perspective que j’ai formulé cette proposition. À ce jour, je n’ai pas retrouvé cette idée dans les conclusions ni dans les échanges ultérieurs. Je persiste néanmoins à penser qu’un tel projet serait porteur d’avenir.
Pour conclure, permettez-moi de formuler une remarque que je souhaiterais voir figurer dans le rapport de votre commission. Vous m’avez interrogé sur de nombreux aspects de mon parcours et de mon action publique, mais une initiative capitale dans le traitement des conséquences des essais nucléaires me semble avoir été insuffisamment évoquée. Il s’agit de Reko Tika, la table ronde de haut niveau organisée entre la Polynésie française et l’État à Paris, au début de l’été 2021.
Cette démarche a constitué, à mes yeux, une étape historique et un tournant décisif pour notre pays en rassemblant l’ensemble des forces vives de la Polynésie française : syndicats, associations, partis politiques, églises, parlementaires, Ligue contre le cancer, conseil économique, social, environnemental et culturel (Cesec), Fédération de protection de la nature, maires des communes. L’objectif était de dégager une position commune, dépassant les clivages partisans, afin de faire valoir les revendications de toute la population auprès des plus hauts représentants de l’État. Cette approche transpartisane inédite reposait sur une volonté sincère de surmonter les divisions idéologiques.
Pour dégager cette voix unifiée, nous avons consacré trois mois à cette préparation collective, sous la direction de Joël Allain, personnalité respectée et fédératrice, qui a su mener les travaux avec rigueur et porter la voix de la délégation à Paris. Je tiens à saluer ces femmes et ces hommes qui ont su parler d’une seule voix et je regrette profondément que certains acteurs, notamment l’Association 193, aient refusé de participer à cette initiative. Néanmoins, dans un souci d’unité, Joël Alain a veillé à ce que leurs revendications soient également portées et représentées dans les échanges.
Je veux rappeler avec force que parvenir à parler d’une seule voix en Polynésie est une exigence face à l’État. La question du nucléaire restant un sujet vivant et sensible entre la République et la Polynésie française ; il nous faudra un jour parvenir à une issue.
À la suite de Reko Tika, lors de la visite officielle du président Macron en Polynésie, un moment particulièrement fort s’est produit lorsqu’il a publiquement reconnu que la France avait une « dette envers la Polynésie française » pour avoir y avoir mené les essais nucléaires. Cette reconnaissance, assortie d’un appel à davantage de vérité et de transparence, a marqué une étape essentielle puisqu’elle a permis, dans son sillage, la déclassification de nombreux documents d’archives. Celles-ci ont permis aux chercheurs universitaires que nous avions mandatés de confirmer cette réalité historique.
En parallèle, l’indemnisation des victimes a connu une accélération significative grâce au déploiement du programme « Aller vers ». Alors que nous avions longtemps dénoncé le fait que les Polynésiens devaient se déplacer pour obtenir des expertises médicales, ce sont désormais des équipes mobiles, parlant la langue des habitants, qui se déplacent directement dans les îles et rencontrent les malades là où ils vivent. Cette initiative a représenté une avancée concrète.
Sur le plan environnemental également, les opérations de dépollution et de déconstruction des anciens sites du CEP ont connu des progrès tangibles. Les préoccupations exprimées par la population polynésienne ont trouvé un réel écho, à l’exception notable de la question du remboursement des frais médicaux engagés par la CPS.
J’observe, depuis lors, chez les associations mobilisées sur le sujet du nucléaire, un certain apaisement, voire un silence que j’interprète comme un signe de progrès, de réconciliation et de reconnaissance.
Aujourd’hui plus que jamais, nous devons continuer à aller de l’avant, sans rester prisonniers du passé. Nous devons bâtir un avenir fondé sur la justice et la réconciliation, tout en honorant la mémoire de nos victimes. Je formule ici le vœu que votre commission d’enquête puisse s’inscrire dans cet état d’esprit. C’est une responsabilité que nous devons assumer ensemble, afin que ces souffrances ne soient jamais oubliées et que les générations futures aient enfin accès à la vérité. C’est cette quête de vérité et de justice sur le nucléaire qui a guidé mon engagement depuis le début, et c’est elle qui m’a conduit à affirmer publiquement mon désir profond de vérité.
M. le président Didier Le Gac. Soyez rassuré sur notre état d'esprit constructif pour traiter jusqu’au bout de la question des conséquences des essais nucléaires !
Mme Dominique Voynet (EcoS). Vous êtes le premier, depuis que nous travaillons sur ce sujet, à citer l’initiative Reko Tika. J’ai bien compris que, sur le modèle vérité et justice, vous avez souhaité réunir tous les partenaires. Mais pourquoi avoir rassemblé tous ces partenaires à Paris et non en Polynésie ? Quels ont été les résultats du groupe composé des deux préfets Patrice Latron et Michel Marquer et du Haut-Commissaire Dominique Sorin, censé assurer le suivi de cette initiative sur le territoire ?
M. Édouard Fritch. J’ai réussi, à l’époque, à convaincre mes compatriotes polynésiens que la vérité, s’agissant des essais nucléaires, ne pouvait venir que de Paris. Les autres sources disponibles n’étaient, pour la plupart, que des témoignages, certes sincères et souvent portés par une grande intensité émotionnelle, mais Paris seul offrait un accès direct à l’ensemble des acteurs du CEP et à une diversité de témoins que nous avons pu entendre. C’était également l’occasion de démontrer l’unité de la Polynésie française face à l’État. Conscient que l’union fait la force, je souhaitais manifester, à Paris, notre force collective.
Sur ce point, nous avons partiellement réussi, mais également partiellement échoué. Le chemin a été semé d’embûches et le processus n’a pas toujours été aisé. J’espère que lors de la prochaine étape, si certains de nos compatriotes souhaitent entreprendre une initiative comparable, nous pourrons observer des résultats concrets et durables.
Concernant le suivi des décisions prises dans le cadre de Reko Tika, je dois reconnaître que les résultats obtenus sont encore trop limités et qu’un suivi rigoureux et structuré devrait être mis en place. Il aurait été décisif que les différentes administrations concernées prennent réellement le relais, en instaurant des échanges permanents et coordonnés. Dans la mesure où les conséquences des essais nucléaires concernent à la fois la santé, l’économie, l’environnement et bien d’autres domaines encore, chacun relevant de services ou d’administrations spécifiques, il est grand temps que l’ensemble de ces actions soient coordonnées au plus haut niveau de l’État.
Nous évoquons ici les conséquences des essais nucléaires mais, plus largement, l’intervention de l’État en Polynésie française prend aujourd’hui une ampleur croissante. À travers diverses conventions et engagements, l’État accompagne le pays dans sa consolidation et dans son développement économique, ce partenariat étant aujourd’hui structurant.
Le sujet de la propagation des cancers que nous observons au sein de notre population reste prioritaire car les essais nucléaires restent, en Polynésie française, principalement associés à cette recrudescence de pathologies. Même si je suis convaincu que tous ces cas ne sont pas exclusivement imputables aux essais, il n’en demeure pas moins que ces questions de santé publique doivent être traitées avec une urgence absolue.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pouvez-vous nous préciser si tous les acteurs du Conseil d’orientation pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (Coscen) étaient réellement inclus dans cette commission ?
Nous avons, par ailleurs, rencontré des difficultés concernant les suites de Reko Tika. Depuis 2023, nous peinons en effet à rassembler la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) puisque, alors même qu’elle devait se réunir au moins une fois par an, elle n'a pas été convoquée avant le 1er avril 2025, malgré des tentatives en 2023 et 2024. À la suite de Reko Tika, ne vous a-t-il pas semblé inapproprié que cette commission ne se réunisse pas en 2022 et au début de 2023, période où vous étiez au pouvoir ?
M. Édouard Fritch. L’objectif de convoquer une nouvelle réunion de cette commission dans les plus brefs délais avait bien été identifié comme prioritaire, mais les années 2020 à 2022 ont malheureusement été marquées par la crise sanitaire. Le processus a pris du temps, ce qui est regrettable pour les malades en attente, mais nous devons nous réjouir que la commission ait à nouveau pu se réunir.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour tous ces éléments, Monsieur le Président, et vous promets de revenir vers vous lorsque cette commission rendra son rapport !
38. Audition, ouverte à la presse, de M. Manuel VALLS, ministre d'État, ministre des Outre-mer (en présentiel) (Mardi 13 mai 2025)
M. le président Didier Le Gac. La commission d’enquête termine cette semaine ses travaux, entamés en 2024, interrompus à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale et repris en janvier 2025 grâce à la ténacité de la rapporteure et de son groupe. Nous avons procédé à plusieurs dizaines d’auditions et une délégation s’est rendue en Polynésie voici un mois. La rapporteure doit rendre son rapport dans trois semaines environ.
Dans ce cadre, il est apparu indispensable d’entendre M. Valls, que son portefeuille ministériel place en première ligne pour traiter de la question des conséquences des essais nucléaires en Polynésie, dont il avait déjà eu à connaître en tant que Premier ministre.
Les essais nucléaires restent évidemment un sujet très sensible en Polynésie française. Les témoignages que nous avons reçus, l’émotion avec laquelle certaines personnes nous ont parlé, l’attente suscitée par la venue d’une délégation de la commission d’enquête montrent que la période des essais nucléaires a profondément touché l’ensemble de la Polynésie, que le sujet reste un traumatisme et suscite beaucoup d’attentes à l’égard de l’État français.
Les Polynésiens ne rejettent toutefois pas les essais nucléaires en bloc. Les attitudes sur ce point divergent et ont fortement modelé la vie politique polynésienne. À l’époque, être opposé aux essais nucléaires était souvent le signe d’une opposition à la métropole et pouvait constituer une affirmation indépendantiste ou être interprété comme tel. Certains Polynésiens étaient et restent toutefois fiers d’avoir travaillé pour permettre à la France de bénéficier de la dissuasion nucléaire qui, dans le contexte géopolitique actuel, est un atout sans commune mesure.
Dans la réponse apportée en 2015 au député de Polynésie Jean-Paul Tuaiva alors que vous étiez Premier ministre, vous aviez reconnu que le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) n’avait pas eu l’efficacité escomptée et vous étiez déclaré favorable à une modification de la loi Morin.
La loi du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, dite loi Erom, a supprimé le critère du risque négligeable, ce qui a eu pour effet de faciliter considérablement l’indemnisation des demandeurs. Quel regard portez-vous sur cette évolution législative ? Pensez-vous qu’il faille de nouveau modifier le dispositif existant ?
Les dépenses de santé consécutives à la prise en charge des soins des malades reconnus victimes des essais nucléaires ou remplissant les critères pour l’être sont financées par la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS). Compte tenu de la responsabilité de l’État dans les essais nucléaires pendant plus de trente ans, que répondez-vous aux nombreuses personnes qui souhaitent que l’État rembourse à la Polynésie les montants engagés ?
Mais, avant de vous entendre Monsieur le ministre d’État, je dois vous demander de prêter serment comme le font toutes les personnes entendues dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ; je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire « je le jure ».
(M. Manuel Valls prête serment.)
M. Manuel Valls, ministre d’État, ministre des Outre-mer. Les travaux menés par votre commission (les nombreuses auditions organisées, votre déplacement en Polynésie française, les sujets que vous abordez, les questions que vous posez…) témoignent de votre ambition d’écoute et de compréhension des conséquences du fait historique d’envergure que représentent les 193 essais nucléaires effectués en Polynésie entre 1966 et 1996.
J’étais député lors de l’adoption de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Depuis la suppression du critère du risque négligeable, à laquelle j’étais favorable, les données du Civen démontrent que le dispositif fonctionne. On pourrait encore l’approfondir en étendant la liste des pathologies radio-induites ; je considère toutefois que ne doivent être indemnisés que les cancers liés aux essais nucléaires et non l’ensemble des cancers.
Depuis mon arrivée au ministère des Outre-mer, j’ai déjà obtenu trois avancées en la matière. L’article 172 de la loi de finances initiale pour 2025 a ainsi permis de reporter au 31 décembre 2027 la date limite de dépôt d’un dossier d’indemnisation au nom d’une personne décédée avant le 1er janvier 2019. La mission « aller vers » placée auprès du Haut-Commissaire porte ses fruits et l’existence de dossiers en instance rendait nécessaire le report de la date limite.
Un avenant de prolongation jusqu’au 31 décembre 2025 de la convention État-Pays en matière de santé a par ailleurs été finalisé. En 2025, le ministère mobilise dans ce cadre 4 millions d’euros en appui à la politique de santé de la Polynésie française. Cette enveloppe est complétée par les moyens du ministère de la santé et de l’accès aux soins, apportant ainsi aux politiques de santé publique déployées en Polynésie un soutien non négligeable. La Polynésie exerce la compétence en matière de santé depuis un décret du 22 juillet 1957. La loi organique statutaire de 2004 conforte le caractère exclusif de cette compétence. L’État souhaite néanmoins continuer à soutenir ces politiques ; j’y suis moi-même très attaché.
L’article 7 de la loi du 5 janvier 2010 prévoyait au moins deux réunions de la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) par an. Or cette dernière ne s’était pas réunie depuis le 23 février 2021. La loi a enfin été respectée et la séance de travail de près de quatre heures qui s’est tenue le 1er avril dernier a montré à quel point cette instance était précieuse. Je me suis par ailleurs engagé avec Yannick Neuder, ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins (que vous avez auditionné par ailleurs), à ce qu’une nouvelle réunion se déroule à l’automne, en Polynésie française. Comme je dois normalement me rendre sur place cet été, ce sera l’occasion d’y revenir, si le Président de la République, le Parlement et Dieu le veulent ! Plus sérieusement, il importe que cet engagement soit tenu.
L’ambition qui a présidé à l’installation du ministère d’État dont j’ai l’honneur d’être aujourd’hui responsable était de créer les conditions d’une mobilisation interministérielle effective en faveur des outre-mer. Dans le dossier qui nous intéresse, les mois écoulés ont déjà permis d’obtenir de premiers résultats. Ce n’est qu’un début.
Votre commission d’enquête ayant déjà auditionné les ministres chargés des Armées et de la Santé, je vais centrer mon intervention sur des éléments complémentaires relevant de ma compétence.
J’entends ainsi évoquer la France, la Polynésie française, les choix historiques et leurs implications actuelles. Le choix historique fondateur est la décision prise par le général de Gaulle de réaliser des essais nucléaires en Polynésie, notamment dans les sous-sols et sous les lagons des atolls de Moruroa et Fangataufa, à la suite des accords d’Évian du 18 mars 1962. Ce choix stratégique du Pacifique et de la Polynésie, qui émanait du plus haut niveau de l’État, la Polynésie et les Polynésiens l’ont subi, même s’il a évidemment eu aussi des retombées positives en matière d’emploi.
Le 9 septembre 1966, le général de Gaulle déclarait à Papeete : « La France estime et aime la Polynésie. » Oui, la France estime et aime la Polynésie. Je peux faire mienne cette phrase. Il avait poursuivi : « La Polynésie française est en ce moment le siège d’une grande organisation où nous mettons sur pied une puissance moderne qui doit nous donner la capacité de dissuader les autres de nous attaquer jamais. Toutes les dispositions sont prises pour que cela n’ait aucun inconvénient pour les chères populations de la Polynésie. Cette organisation est en quelque sorte le départ pour un grand et nouveau progrès pour vos archipels. »
Effectivement, la France est devenue une puissance moderne à la suite du choix stratégique du Pacifique, même si le choix du nucléaire avait commencé sous la IVème République. La Polynésie a ainsi incontestablement participé à la puissance de la France. J’ai écouté avec intérêt ce que vous disiez, monsieur le Président, quant au sentiment de nos compatriotes polynésiens. Il faut le dire très clairement : la France doit notamment sa puissance aux Polynésiens et à la Polynésie française. L’objectif de 1966 a été atteint. Comme ancien Premier ministre, je sais l’importance de la dissuasion nucléaire pour nos intérêts vitaux et stratégiques. On peut en débattre, mais dans le monde actuel, cette capacité est vitale.
En revanche, l’engagement pris envers les populations n’a pas été tenu ; nul ne pourrait le nier. Les essais nucléaires ont eu plusieurs conséquences tragiques pour les populations de la Polynésie. En particulier, ils ont été synonymes de cancers, c’est-à-dire de souffrances, de drames et de disparitions. Il importe de le dire (ce n’est pas nouveau) et de l’assumer. Les choix du passé nous obligent. D’une manière générale, le rapport que je souhaite créer entre l’Hexagone, entre Paris et l’ensemble des territoires ultramarins comporte une part de reconnaissance du passé. Je ne veux pas mélanger les sujets, nombreux et différents, mais la sensibilité que vous avez notée en Polynésie existe dans d’autres domaines ; on pourrait parler de l’esclavage, des processus de décolonisation, des problèmes de vie chère, de certaines questions économiques, du chlordécone. Le poids de l’histoire et des relations entre la puissance française et ses territoires se fait encore sentir, au-delà même de l’attachement profond qui les lie.
La France est redevable à la Polynésie et aux Polynésiens. C’est de cet impératif historique, politique, moral et de ses implications que je suis venu vous parler. Il se traduit avant tout par un devoir de mémoire : reconnaître les faits et en transmettre la mémoire, c’est honorer les victimes. La reconnaissance suppose la mémoire. Mémoire et histoire se complètent et je suis viscéralement attaché à ces deux dimensions. La compréhension des faits objectifs se nourrit des vécus subjectifs des individus. Je souhaite donc que l’État apporte toute sa contribution au devoir de mémoire concernant les essais nucléaires dans le Pacifique ; je salue donc le travail mené sous votre égide par l’Assemblée nationale.
J’entends préciser la nature de cette contribution. La mémoire appelle une forme de délicatesse, d’affable distance vis-à-vis du ressenti de chacun. Le rôle de l’État n’est pas de piloter cette ambition mémorielle ; d’aucuns estimeraient légitimement qu’il n’a pas vocation à être juge et partie. Il doit en revanche se tenir à disposition.
Les élus du territoire ont ainsi le beau projet de créer un Centre de mémoire et d’histoire des expérimentations nucléaires françaises dans le Pacifique, Pū Mahara ; un conseil scientifique a été installé et ma volonté est d’en faciliter la concrétisation. Nous le devons à la Polynésie française et aux Polynésiens. Je vous annonce par conséquent que l’État mettra à disposition de la Polynésie française tous les biens et documents utiles au projet scientifique du site, ainsi que l’abri de protection des populations construit à Tureia. Celui-ci a pour vocation de devenir un lieu de mémoire, à la fois objet matériel et carrefour des souvenirs individuels et collectifs qui entretiennent une conscience commune. Il doit aussi faciliter la transmission aux jeunes générations. L’État procédera même à des travaux de sécurisation de l’abri en amont de la cession de la propriété des bâtiments à la Polynésie française.
Nous ne devons pas avoir peur de ces sujets ; si nous donnons le sentiment d’avoir peur, de vouloir cacher des choses ou de nous réfugier derrière je ne sais quelle histoire, nous risquons d’alimenter de nouveaux mouvements de séparation vis-à-vis de la France.
Après la mémoire, la seconde notion essentielle pour aborder les conséquences des essais nucléaires est celle de science. La déférence vis-à-vis de la science est la condition d’une action publique pertinente. Nous savons depuis Max Weber que le politique n’a pas vocation à se substituer au savant. L’humilité de la décision publique est la condition de sa crédibilité.
Je reçois les témoignages de personnes qui retracent le parcours de leur maladie et mettent en évidence des chronologies explicites. J’y suis évidemment sensible et je suis impatient de pouvoir leur apporter une réponse adéquate. Je sais que ces sujets sont délicats. Je suis convaincu du fait que la révision de la liste des pathologies radio-induites représente un chantier prioritaire.
En revanche, il ne m’appartient pas de déterminer quelles pathologies peuvent avoir un lien avec les 193 essais nucléaires. La liste, fixée par le décret en Conseil d’État du 15 septembre 2014, modifié depuis, était composée de dix-huit, puis de vingt et une pathologies. Elle en comporte aujourd’hui vingt-trois, dont les cancers des os et du tissu conjonctif, de l’intestin grêle et de la vésicule biliaire. J’entends les demandes visant à y inclure notamment les cancers du pharynx et du pancréas. Il ne s’agit pas de gagner du temps, mais il importe d’être très transparents, de nous appuyer sur des bases scientifiques et médicales et d’asseoir un éventuel allongement de la liste sur des travaux scientifiques, de préférence internationaux afin d’éviter toute remise en cause.
Un groupe de travail du comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear) prépare pour 2026 un rapport d’actualisation des connaissances sur les cancers radio-induits. L’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), l’Inca (Institut national du cancer) et le Civen recommandent unanimement d’attendre la publication de ce rapport avant de prendre une décision. La méthode et le calendrier, présentés lors de la réunion de la CCSCEN du 1er avril 2025, ont recueilli l’assentiment du gouvernement de Polynésie française par l’intermédiaire de son ministre de la santé, Cédric Mercadal. Attendons !
Le troisième mot essentiel est celui d’accompagnement, à commencer par celui proposé par le Civen, dont le dernier rapport d’activité montre que, entre la promulgation de la loi du 5 janvier 2010 et le 31 décembre 2023, 2 846 dossiers ont été enregistrés et 79,6 millions d’euros versés aux victimes. Cet accompagnement, ce soutien et ces indemnisations ont vocation à se poursuivre.
L’accompagnement proposé par la mission « aller vers » constitue un complément essentiel. Cette dernière effectue depuis le 1er janvier 2022 un travail remarquable ; le Haut-Commissaire me l’a confirmé à plusieurs reprises. Ce travail repose sur deux agents parlant le reo Tahiti et le français. L’équipe se déplace dans toute la Polynésie française. Après avoir annoncé leur venue quelques jours à l’avance sur les réseaux sociaux et dans les mairies concernées, les agents informent les habitants sur leurs droits et les aident dans la constitution de leurs dossiers de demande d’indemnisation. Votre point de vue sur cette action m’intéresse.
La mission a été prolongée et je compte beaucoup sur elle. Bien souvent, les plus grands desseins reposent sur l’engagement de quelques personnes passionnées ; c’est le cas ici et je souhaite profiter de cette audition pour les en remercier.
Le sujet des conséquences des essais nucléaires appelle une double exigence : d’une part, l’affirmation profonde et sincère d’un impératif moral vis-à-vis de la Polynésie française, dans le cadre d’une histoire transparente, avec ses aspects positifs et négatifs ; d’autre part, une très grande sollicitude à l’égard de chaque victime.
Mon ambition générale en faveur des Outre-mer est de toujours essayer d’apporter une réponse concrète, effective et efficace aux besoins des habitants et de valoriser la contribution collective d’un territoire donné au rayonnement de la France et, surtout, à son propre rayonnement. Il importe de pourvoir à la fois aux besoins individuels et collectifs : c’est là le sens de la politique et de l’action publique.
J’ai juré de dire toute la vérité. J’espère tenir cette promesse en vous faisant part, au-delà de la vérité froide et parfois douloureuse des faits et des chiffres, de ma vérité, de ce à quoi je crois profondément.
M. le président Didier Le Gac. « Mémoire », « science », « accompagnement ». Merci, monsieur le ministre d’État, pour ces propos très clairs.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. « Mémoire », « science », « accompagnement » : je retiens moi aussi ces trois mots et je leur ajoute celui de reconnaissance, que vous avez également prononcé.
À l’occasion des auditions et de nos rencontres avec des responsables politiques, des témoins de la période d’activité du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), mais aussi de jeunes Polynésiens, nous avons constaté que beaucoup réclament que la France demande pardon. Quel est le chemin menant de la reconnaissance au pardon ? L’État pourrait-il selon vous présenter des excuses officielles aux populations polynésiennes affectées par les essais nucléaires ? Quelles seraient les bonnes raisons de ne pas le faire ?
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. À titre personnel, je n’y vois aucun problème. Mais l’État, ce n’est pas moi ! Sur un dossier aussi sensible, seul le Président de la République pourrait, au nom de la continuité de l’État et compte tenu des choix effectués par ses prédécesseurs, décider d’accomplir un tel geste.
À titre personnel, je trouve que la France se grandit, devient plus belle et plus grande quand elle est juste et reconnaît ses responsabilités.
Est-ce une contradiction ? Je l’ignore, mais le Président Le Gac a, lui aussi, évoqué ce double phénomène. D’un côté, lors des choix stratégiques faits par le général de Gaulle après la perte de l’Algérie, l’idée était de parvenir, grâce aux essais nucléaires, à prolonger la grandeur et la puissance de la France sur un autre continent, dans un autre océan, à assurer son rayonnement en y associant la Polynésie. Mais cela s’est également fait au détriment des populations, au prix de conséquences sanitaires graves, de cancers, de maladies, de souffrances.
Demander pardon grandirait sans doute notre pays. Cela conférerait une dimension supplémentaire à nos relations avec nos compatriotes polynésiens. J’ai toutefois conscience qu’il s’agit d’un débat sans fin, et ce n’est qu’un modeste ministre d’État qui vous parle.
M. le président Didier Le Gac. Le Président de la République a parlé de « dette ».
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. On s’approche ; la langue française est subtile…
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez fait référence à la science. Le 19 février 2025, durant l’audition de représentants de l’ASNR (Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection), j’ai demandé à M. Philippe Renaud, chargé de mission auprès du directeur de cette instance, s’il était scientifiquement possible de démontrer que la dose annuelle de radiations reçues par une personne à la suite d’un essai nucléaire ne pouvait être supérieure à 1 millisievert. Sa réponse était catégorique : « La réponse est clairement non. Les incertitudes sont telles que nos calculs n’ont pu aboutir qu’à des ordres de grandeur, autour du 1 mSv. Les doses estimées sont de l’ordre du millisievert, oscillant entre un peu moins et quelques millisieverts. Les incertitudes sont si importantes qu’il est impossible de discriminer ou d’individualiser cette dose. Nous ne pouvons pas distinguer les personnes ayant reçu plus ou moins de radiations. »
Ce seuil du millisievert, fixé dans la loi Morin, détermine le statut de victime d’une personne malade ayant déposé une demande d’indemnisation.
Faire appel à la science, notamment pour allonger la liste des maladies radio-induites, nous y sommes favorables ; mais elle ne permet pas d’apporter une réponse précise à la question de savoir si une personne a reçu plus ou moins de 1 mSv. Quand les scientifiques ne savent pas ou ne sont pas sûrs, ils le disent. Sachant que le seuil de 1 mSv est le principal critère de rejet des demandes d’indemnisation, quel est votre avis à ce sujet ?
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Ces questions sont complexes. J’essaie de m’abriter derrière la science. Il existe une présomption de causalité entre les essais nucléaires et la maladie ; le Civen pourrait donc renverser la présomption si les éléments que vous évoquez peuvent être démontrés. Lancer ce débat ne me pose aucune difficulté, sous réserve néanmoins de cette démonstration préalable.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je rappelle que selon la loi Morin, la présomption de causalité repose sur trois critères : les dates et les lieux de la présence en Polynésie et la nature de la maladie. Le Civen a la possibilité de renverser cette présomption en s’appuyant sur le seuil de 1 mSv. Est-il judicieux de continuer de recourir à celui-ci après que l’audition de l’ASNR, entre autres, nous a appris qu’il n’était pas fondé scientifiquement ?
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Je suppose que vous formulerez des recommandations à ce sujet, afin de faire évoluer l’examen des demandes d’indemnisation… Le ministre de la Santé aura à se prononcer ; si un blocage survenait, il faudrait alors sans doute aller plus loin.
À titre personnel, je n’ai aucune opposition de principe ; j’attends vos propositions. Il appartient au Civen de démontrer la pertinence de ce seuil ; s’il ne le peut pas, la loi devra évoluer, afin qu’une exposition inférieure soit prise en considération. Pour vous répondre aussi précisément que possible, nous devons disposer de tous les éléments existants.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Au cours de notre enquête, nous avons constaté que le régime d’indemnisation suscite une insatisfaction manifeste, malgré de nombreux efforts consentis par l’État. Afin de le faire évoluer d’une manière qui soit acceptée par ce dernier et comprise par la population polynésienne, que pensez-vous d’un changement de perspective ? Il s’agirait de créer un régime qui n’indemniserait pas une maladie parce qu’il reconnaît un lien de causalité avec les essais nucléaires, mais qui indemniserait le risque induit par la conduite des essais en Polynésie dans les conditions que nous connaissons.
La science ne peut prouver cette causalité à l’échelle individuelle. Plutôt que de continuer de modifier arbitrairement et régulièrement les critères d’éligibilité, ce nouveau régime serait de nature à concilier les exigences de la science et la dimension résolument humaine de l’indemnisation.
Autrement, ceux qui contestent scientifiquement le lien de causalité entre les maladies et les essais nucléaires continueront de le faire, tandis que ceux qui se considèrent comme des victimes ressentiront toujours de l’injustice.
M. le président Didier Le Gac. C’est ce que nous appelons le « caractère irréfragable de la contamination » : toutes les personnes ayant été exposées doivent être prises en charge dès lors qu’elles satisfont aux trois critères prévus dans la loi Morin, sans plus désormais prendre en considération le seuil de 1 mSv.
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Permettez-moi d’exprimer deux objections. Premièrement, nous devons nous appuyer sur la science, en particulier dans un moment où son autorité est remise en cause. Ma deuxième objection porte sur l’objet et les motivations profondes de l’indemnisation : en droit, on n’indemnise pas un risque, mais un préjudice, si sa cause est identifiée.
Je suis favorable à une extension de l’indemnisation des victimes à condition qu’elle s’appuie sur la science. Je l’ai dit, afin de compléter la liste des pathologies radio-induites, nous devons attendre le rapport du comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants, prévu pour 2026.
Lors de la réunion de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires le 1er avril dernier, le ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins a annoncé que la liste des pathologies reconnues serait actualisée en 2026. À mon sens, c’est une priorité et j’appelle à la mobilisation des scientifiques en la matière.
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Vous souhaitez reconnaître la responsabilité de l’État à l’égard de la population polynésienne, tout en considérant que les essais nucléaires ont été utiles et qu’il est impossible de les remettre en cause.
Pour envisager une demande de pardon qui ne soit pas circonscrite à une forme d’indemnisation, comme l’a évoqué la rapporteure, nous devons probablement pousser le raisonnement plus loin et nous interroger : ces essais devaient-ils avoir lieu ?
À cet égard, le débat que nous avons eu sur la dette et le pardon est révélateur : une dette, qu’elle soit morale ou financière, peut être remboursée ; demander pardon implique de reconnaître avoir commis une erreur.
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Je n’ai pas employé la plupart des mots que vous citez. J’ai tenté de rappeler les choix qui ont été faits par l’État, notamment par la personne du général de Gaulle. Incontestablement, les essais nucléaires ont contribué à l’élaboration de la puissance nucléaire française. Puis, au bout d’un certain nombre d’années, il s’est avéré (après les hésitations du début du premier mandat de Jacques Chirac) que d’autres méthodes pouvaient être utilisées.
Je ne peux vous suivre en considérant ces essais comme des erreurs ; j’estime, à l’inverse, que nous devons les assumer. Notre erreur a sans doute été de ne pas tenir compte de leurs conséquences, mais c’est un autre débat.
Le Président de la République a évoqué la dette de la France. En tant que successeur du général de Gaulle, c’est à lui qu’il appartient de choisir les termes exacts à employer. J’ai pour ma part évoqué le pardon au sujet des conséquences des essais, qui me semble être un impératif moral fort.
Je considère l’histoire des essais nucléaires français de façon globale : ils ont contribué à l’élaboration de la puissance de la France et en aucun cas je n’entends remettre en cause la dissuasion nucléaire française. En revanche, nous devons poursuivre nos travaux concernant l’indemnisation des malades.
Je le répète, je n’ai pas de problème avec les mots que vous avez évoqués ; simplement, il appartient à celui qui en a la charge de décider de les employer.
M. Elie Califer (SOC). Monsieur le ministre d’État, vous avez évoqué à la fois le devoir de mémoire et la science. Les populations ultramarines, dont sont issus d’éminents professeurs de médecine, ont confiance en la science, notamment dans le domaine qui nous occupe aujourd’hui. Quant au devoir de mémoire, il revêt une dimension importante et doit être exercé de façon partagée.
Après toutes ces années, ne pensez-vous pas qu’il est nécessaire d’entrer, de façon déterminante et déterminée, dans une phase de transparence et de réparation ? L’État ne devrait-il pas se mobiliser et mobiliser la recherche épidémiologique ? Des documentaires ont révélé les atteintes à la personne et à la santé et on en est encore à réfléchir à la question de savoir s’il faut prendre en considération telle ou telle pathologie, comme les cancers du pharynx et du pancréas (celui-ci étant particulièrement foudroyant comme on le sait).
Vous dites être favorable au pardon. En tant que ministre des Outre-mer et, auparavant, en tant que Premier ministre, vous avez suivi les débats à ce sujet et sinon la rébellion, du moins les questionnements émanant de ces territoires, notamment de la Polynésie. Pensez-vous que les essais se sont toujours accompagnés d’une volonté forte de préserver les populations ? À l’époque, les scientifiques ont-ils suffisamment alerté les pouvoirs publics ? Enfin, vous avez juré de dire toute la vérité ; avez-vous eu connaissance, comme ministre des Outre-mer ou, auparavant, comme Premier ministre, d’éléments que la commission d’enquête n’aurait pas en sa possession, et qui permettraient à la commission des affaires sociales de ne pas continuellement négocier des fonds d’indemnisation dans le cadre du budget de la Sécurité sociale ?
La vision de reportages et de documentaires sur la situation de ces territoires après les essais nucléaires me révulse et me bouleverse !
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Je ne dispose d’aucun élément particulier à vous communiquer, ni en tant que ministre des Outre-mer, ni en tant qu’ancien Premier ministre ; par ailleurs, j’ai bien conscience, je vous le confirme, d’être sous serment !
En matière de transparence et de réparation, l’État contribuera, je l’ai dit, à la création du Centre de mémoire et diffusera les travaux scientifiques ; je fais confiance aux chercheurs, issus des territoires concernés, qui les mènent.
Assumer cette histoire, éclairée par les historiens, les scientifiques et les populations elles-mêmes, est une chose ; les essais nucléaires ont eu lieu, c’est un fait. De retour de Nouvelle-Calédonie, je rappellerai quelques mots tirés du beau texte des accords de Nouméa qui reconnaissaient les « ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière ».
L’État avait-il la volonté de préserver les populations ? Sans doute, comme en témoignent les propos du général de Gaulle que j’ai rappelés, mais je juge d’après les résultats et les faits parlent d’eux-mêmes : les essais ont entraîné des cancers, qui ont fait de nombreuses victimes. Vous avez évoqué, monsieur Califer, votre émotion à la vision de documentaires et de témoignages sur l’étendue de ces maladies ; je la partage. Nous sommes tous comptables. Je le suis en tant que ministre, puisqu’exercer le pouvoir implique d’assumer une forme de continuité ; cela implique aussi de faire valoir la transparence, de reconnaître les erreurs qui ont été commises et de les corriger.
Au-delà de la question du pardon et de la dette de la France, de savoir si demander des excuses revient à se dédouaner, au-delà de l’impératif moral, nous devons répondre très concrètement aux attentes exprimées notamment par les parlementaires et les élus du territoire polynésien. À titre personnel, je suis favorable à la conduite d’une vaste étude épidémiologique sur le territoire polynésien, mais la décision appartient au ministre de la Santé et aux autorités locales. Je n’ai aucune prévention à l’égard de ce qui pourrait aider les malades, ni à l’égard d’une démarche visant à rassembler tous les éléments scientifiques et sanitaires qui peuvent nous rapprocher de la vérité.
M. le président Didier Le Gac. Que, en tant que ministre d’État, vous établissiez un lien entre les essais nucléaires et les cancers est un progrès en soi ! En 2025, des controverses perdurent à ce sujet ; nous avons auditionné des scientifiques et des anciens du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) qui continuent de nier cette causalité, considérant qu’il n’y a pas plus de cancers en Polynésie qu’ailleurs…
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Vous les avez crus ?
M. le président Didier Le Gac. Non !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Outre les malades qui souffrent dans leur chair des pathologies énumérées dans le décret d’application de la loi Morin, de nombreux Polynésiens souffrent aujourd’hui d’anxiété. Déjà, à l’époque des essais, certains couples, quand le mari travaillait à Moruroa ou à Fangataufa, prenaient la décision de ne pas avoir d’enfants. Aujourd’hui encore, parce qu’ils redoutent la transmission intergénérationnelle des maladies, des Polynésiens craignent d’en avoir ; c’est un véritable fait de société.
La culture du secret, très présente pendant les opérations, a perduré. Elle a contribué à alimenter cette anxiété, que partagent d’ailleurs les vétérans. Mon collègue Elie Califer a évoqué la transparence, mais elle commence à peine à poindre !
Seriez-vous prêt, monsieur le ministre d’État, à soutenir un texte de loi visant à organiser la réparation ? Le principe de l’indemnisation ne constitue pas une faveur : ce n’est que l’application du droit.
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Ces sujets sont passionnants. Je ne dispose pas de l’ensemble des éléments de réponse, certains relèvent des prérogatives de mes collègues des armées et de la santé.
Nous devons assumer l’histoire, les choix effectués il y a soixante ans et leurs conséquences, sans remettre en cause la dissuasion nucléaire et les moyens alors utilisés pour atteindre cet objectif. Si nous assumons cette histoire (ce qui n’est pas la principale qualité des dispositifs étatiques), mais aussi la force qu’a constitué la recherche scientifique, civile et militaire, nous devons également assumer la transparence et ne pas la craindre.
Parce que j’ai accompagné l’approfondissement de la réparation des dégâts causés par le chlordécone, qui a provoqué chez les victimes le même sentiment de ne pas avoir été suffisamment entendues, je pourrais soutenir, sur le principe, un texte de loi organisant la réparation.
Nous ne devons pas avoir peur de la réparation, sans pour autant nous perdre dans les détails. Ainsi, l’hypothèse des maladies transgénérationnelles a été évoquée, mais la science n’identifie pas d’effets héréditaires de l’exposition à des rayonnements ionisants. Par ailleurs, le Civen indemnise également le préjudice d’anxiété des victimes.
Deux concepts, qui peuvent parfois paraître contradictoires, sont ici à l’œuvre : d’une part, la nécessité de tenir compte du sentiment, auquel je suis attentif, qu’on n’a pas dit la vérité, que les conséquences des choix en matière de nucléaire ont été dissimulées aux Polynésiens ; d’autre part, le besoin d’élaborer des dispositifs législatifs reposant sur la rigueur du droit et de la science. Nous devons rapprocher ces deux logiques et votre travail y contribue.
M. le président Didier Le Gac. Vous dites qu’il faut assumer l’histoire et la transparence. Dans quelques minutes, nous recevrons les auteurs du livre Toxique, par lequel la controverse est réapparue. Paru il y a quelques années, il a révélé aux Polynésiens que tout ne s’était pas passé exactement comme on le leur avait dit ; les nuages des tirs, notamment, ont été détournés par des vents contraires vers des atolls habités alors que les services de météorologie de l’époque affirmaient le contraire. Cette enquête, écrite par un journaliste et un universitaire, a remis en cause toute l’histoire qui avait été racontée à l’époque.
La transmission de la défiance de génération en génération doit prendre fin. Lors de notre déplacement en Polynésie, dans le lycée de Papeete que nous avons visité, nous avons ressenti non seulement de la méconnaissance, mais aussi de la rancœur : nous ne devons pas la laisser se transformer en colère !
Par ailleurs, monsieur le ministre d’État, pourriez-vous nous apporter une réponse au sujet de la CPS (Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française) et de la charge financière qu’elle doit assumer ?
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Nous devons aller au bout de l’approche historique : les essais ont eu des conséquences individuelles, sur la santé, et collectives suscitant ressentiment, colère et tristesse de la population.
Le manque de transparence, qui a perduré des années, a contribué à nourrir des fantasmes, en particulier dans le domaine du nucléaire. La loi de 2010 concernait d’ailleurs à la fois les essais dans le Sahara et ceux en Polynésie. À cet égard, intégrer l’histoire des essais nucléaires au programme du baccalauréat est une proposition à laquelle je suis favorable et qui doit être soumise au Conseil supérieur des programmes (CSP) pour que soient déterminés à quel niveau et dans quelle matière cela serait le plus pertinent.
Plus largement, je suis attaché à ce que l’histoire de tous les Outre-mer soit connue de tous les Français ; l’école a vocation à y contribuer. Qui connaît l’histoire de la Nouvelle-Calédonie ou des Antilles ? Qui connaît véritablement celle des essais nucléaires, sinon grâce à vos travaux et à des livres ou des documentaires ? Il ne s’agit pourtant pas d’une histoire ancienne.
J’appartiens à une génération qui a vu, à la télévision, des ministres de la Défense (Charles Hernu ou Paul Quilès, je ne sais plus…) en visite officielle en Polynésie, se baigner dans le Pacifique devant les caméras pour montrer que cela ne posait aucun problème ! Les Français qui regardaient le journal télévisé comprenaient bien, cependant, qu’il s’agissait d’une opération de communication ; en la matière, le CEA disposait de moyens extraordinaires. Je referme la parenthèse pour ne pas mettre en cause cette grande maison.
Les frais de prise en charge des pathologies résultant des essais nucléaires doivent relever de la solidarité nationale, en application de l’exigence de cohérence que nous avons évoquée. La solidarité polynésienne ne peut supporter ces frais, comme elle est censée le faire aujourd’hui ; j’avais d’ailleurs eu cette discussion avec le président Édouard Fritch.
Je souhaite que l’État tienne parole et que le remboursement de ces frais intervienne rapidement, malgré le problème technique de rapprochement des données entre la CPS et le ministère de la santé. Lors de la réunion de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires le 1er avril, une mission associant la CPS, le Civen et la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam) a été envisagée, afin de fiabiliser ces chiffres ; je souhaite qu’elle commence ses travaux aussi rapidement que possible.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie, monsieur le ministre d’État. Si vous allez en Polynésie cet été comme vous l’avez annoncé, j’espère que vous en profiterez tout de même pour vous baigner, mais loin des caméras !
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Compte tenu de la prolifération des petits appareils que nous connaissons tous, et que Mme Rousseau utilise très intelligemment (je plaisante !), c’est quelque chose qu’un ministre ne doit pas faire !
39. Audition, ouverte à la presse, de MM. Tomas STATIUS et Sébastien PHILIPPE, auteurs du livre Toxique (nouvelle audition) (en visioconférence) (Mardi 13 mai 2025)
M. le président Didier Le Gac. Comme ce fut le cas pour le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) la semaine dernière, nous allons procéder à une seconde audition de personnes que nous avons déjà entendues pour obtenir des précisions supplémentaires.
En votre nom à tous, j’accueille donc Sébastien Philippe et Tomas Statius, les auteurs du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, fruit d’une collaboration entre le site internet d’investigation Disclose, le collectif d’architectes ayant conçu la plateforme interactive du projet Interprt, en partenariat avec le programme SGS (Science and Global Security, ou Programme sur la science et la sécurité mondiale) créé à l’Université américaine de Princeton en 1974.
Ce n’est pas un secret pour qui a suivi toutes nos auditions : votre livre a constitué un véritable fil conducteur auquel nous nous sommes très régulièrement référés pour susciter des questions, des réactions et des commentaires. Il nous semblait donc particulièrement intéressant de vous entendre à nouveau pour au moins deux raisons, qui font l’objet de deux questions.
La première s’adresse spécifiquement à Sébastien Philippe et elle a directement justifié que nous vous entendions une seconde fois.
Lors de l’audition des représentants du Civen, Mme Laurence Lebaron-Jacobs, sa vice-présidente, vous a mis en cause dans des termes que je me dois de reproduire très exactement : « Je note que la publication que M. Philippe a fait paraître en anglais dans un journal scientifique est entachée d’un gros soupçon de conflit d’intérêts. En effet, il semble que certaines personnes ayant relu et approuvé cet article entretiennent des liens directs avec M. Philippe, qui est également coéditeur du journal en question. Cela va à l’encontre de l’éthique scientifique, qui commande de publier dans des revues avec lesquelles on n’entretient aucun lien, et d’être relu par des pairs qui, eux non plus, ne doivent entretenir aucun lien avec l’auteur. Ces conditions n’ayant pas été réunies dans le cas de l’article de M. Philippe, sa validité scientifique est sujette à caution. En outre, l’article me semble douteux sur certains points, et je sais que certaines paroles de mes collègues de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) d’alors ont été un peu transformées lors de leur retranscription ». Ma question est simple : comment réagissez-vous à ces diverses accusations extrêmement fortes ?
La seconde question porte sur un aspect de votre livre Toxique. Vous établissez un lien assez certain entre la survenance en Polynésie française de cancers ou de maladies radio-induites et les essais nucléaires qui y ont lieu pendant trente ans. Pourtant, au fil de nos auditions, plusieurs scientifiques, et non des moindres (la direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives - CEA DAM -, l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection, le professeur Baert) ont affirmé que ce lien ne pouvait être établi, que le taux de cancers était comparable à celui de métropole et que les études à ce sujet étaient soit incomplètes, soit insuffisamment rigoureuses pour en tirer quelques conclusions que ce soit. La controverse existe donc toujours en 2025. Pouvez-vous nous rappeler sur quoi se basent vos conclusions à ce sujet ? Que répondez-vous aux critiques ainsi formulées ? Je serais curieux de connaître votre sentiment sur les auditions qui ont eu lieu depuis le mois de janvier.
Je vais vous donner la parole mais avant cela, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander une nouvelle fois, à chacun d’entre vous, de bien vouloir lever la main droite et de dire « je le jure ».
(MM. Sébastien Philippe et Tomas Statius prêtent successivement serment.)
M. Tomas Statius. Monsieur le Président, le fait d’être entendus deux fois est un honneur que nous mesurons.
Cette commission d’enquête parlementaire, comme toute enquête, y compris journalistique ou scientifique, a mis au jour de nouvelles preuves, de nouvelles avancées, de nouveaux témoignages, mais aussi de nouvelles résistances et de nouvelles controverses. Lorsque nous avons publié Toxique, en mars 2021, nous n’imaginions pas que notre enquête aurait encore des répercussions quatre ans plus tard. Nous pensions avoir révélé des informations d’intérêt public, tant sur la conduite des essais que sur leurs conséquences et sur leur traitement par les institutions responsables. Les jours passant, nous nous sommes rendu compte que nous avions aussi mis le doigt sur la difficulté, pour certaines institutions (je pense en particulier au Commissariat à l’énergie atomique et à l’armée) de reconnaître ce qu’ils avaient mal fait, pas assez fait ou ce qu’ils auraient pu faire autrement.
Il est frappant de constater que le dogme des essais propres a vécu. Le patron de la direction des applications militaires du CEA, Jérôme Demoment, a déclaré en effet devant votre commission : « Aucun essai nucléaire qui génère une retombée radioactive ne peut être considéré comme propre ». C’est une avancée si l’on considère ce qui a été durant des années le discours public sur les essais ; je regardais hier une archive de 1971 dans laquelle le docteur Millon disait qu’il était possible de manger des denrées qui avaient été soumises à des retombées radioactives car cela ne présentait aucun risque pour la santé. M. Demoment, dans un essai d’introspection institutionnelle, est même allé plus loin en précisant : « Les exigences ne sont plus les mêmes, et il est fort probable que, si l’on devait encore gérer de telles activités, le dispositif répondrait à une logique différente ». La discussion qui a suivi concernant la qualification de certains essais comme étant des accidents a révélé un élément fondamental dans la conduite des essais : certaines des décisions qui ont été prises à l’époque, loin d’être uniquement sanitaires, étaient aussi politiques et opérationnelles. Tout cela est à mettre au crédit de votre commission.
À la demande de la direction générale de la santé, l’ASNR a procédé en 2022 à une évaluation indépendante de nos conclusions, en particulier sur l’essai Centaure de juillet 1974. Elle est arrivée aux mêmes conclusions : au vu des incertitudes liées à la collecte des données, à l’individualisation de la dose et à l’estimation des conséquences sanitaires, il est impossible de discriminer entre les gens qui sont au-dessus et ceux qui sont en dessous de la limite d’indemnisation de 1 millisievert. Cela met le législateur et les autorités face à leurs responsabilités. Comment se satisfaire du statu quo, comme le fait le Civen, alors que c’est le fondement même du système d’indemnisation qui est mis en cause ? Il ne peut y avoir de retour en arrière.
Les auditions ont fait émerger de nouveaux thèmes, en plus de ceux que nous avions évoqués ; je répète ici que notre propos n’a jamais consisté à dire que rien n’avait été fait précédemment. Des choses ont été faites, et nous avons tâché de nous appuyer dessus. Parmi ces nouvelles pistes, le témoignage de Florence Mury, qui fait partie de l’équipe du professeur Meltz, sur la question des violences sexistes et sexuelles en Polynésie française au moment des essais, ouvre un nouveau chapitre dans l’effort de transparence qui a été affiché par l’exécutif français après la publication de Toxique. Je me permets de la citer : « À Tureia ou à Hao, nous avons recueilli des témoignages faisant état de situations s’apparentant à des viols, impliquant l’alcoolisation forcée de femmes suivie de violences sexuelles. » C’est une piste d’enquête qui me paraît fondamentale.
La commission d’enquête a aussi donné la parole aux victimes, à ceux qui s’estiment floués par l’État, qu’ils soient marins, sous-traitants du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), populations civiles, anciens travailleurs ou petits-enfants de vétérans, et qui peinent toujours à faire reconnaître ce qui s’est passé il y a une soixantaine d’années. Tous ces témoignages donnent une autre image du CEP. Notre travail procédait de la même volonté de raconter, à partir des documents déclassifiés en 2013, une histoire plus proche de la réalité des essais nucléaires, qui furent moins maîtrisés qu’on ne l’a dit. C’est dans ces interstices entre ce qui est prévu et ce qui se passe réellement, entre ce qui aurait été meilleur pour les populations civiles et ce qui s’est finalement déroulé, que se nichent les histoires d’accidents et de contaminations qui font la matière de votre commission d’enquête.
Un des nœuds que vous avez identifiés est l’accès aux connaissances et aux données indispensables pour procéder à un examen contradictoire et indépendant. Il est important de rappeler que Toxique n’aurait pas été possible sans les 200 documents déclassifiés en 2013. La question de l’accès aux archives est fondamentale et il est normal qu’elle ait pris une part si importante dans les discussions de ces derniers mois devant votre commission. La commission d’enquête a pointé, à juste titre, la différence immense entre l’effort de déclassification réalisé par le Commissariat à l’énergie atomique, et plus particulièrement de la DAM, et celui du ministère des Armées : seulement quelques centaines de documents déclassifiés pour le CEA, contre près de 200 000 par le ministère des Armées. Je remarque que l’ancien et le nouveau directeur du CEA ont respectivement fait appel à des justifications différentes pour une position finalement commune : on ne saurait déclassifier plus ou plus vite, du moins pas à un rythme plus soutenu. Tandis que l’actuel directeur de la CEA-DAM affirme que ce ne sont pas vraiment des archives, puisqu’elles sont utilisées dans le cadre du programme Simulation, l’ancien directeur, M. Salvetti, est plus frontal : « L’adaptation de nos armes nucléaires au contexte stratégique est plus une priorité pour la DAM que ne le sont les archives, sans faire injure au peuple polynésien. »
L’une des controverses que la commission d’enquête a fait émerger, bien malgré nous, a été la remise en cause de la scientificité de notre travail, et plus précisément la manière dont les résultats de Toxique ont été évalués par les pairs. C’est une attaque commune aux interlocuteurs les plus critiques de notre travail (et ils ont parfaitement le droit de l’être), dont la plus notable est venue de la vice-présidente du Civen, qui n’a pas hésité à parler de conflit d’intérêts en accusant Sébastien Philippe de connaître les gens qui auraient expertisé son travail ; plus largement, on sentait dans son propos le soupçon que nous avions maquillé un travail orienté pour le faire paraître plus scientifique qu’il n’était en réalité. Ce sont des accusations extrêmement graves, qui sont non seulement fausses (Sébastien Philippe vous répondra plus précisément là-dessus dans un instant) et diffamatoires, mais même étranges dans la bouche d’une représentante de l’État qui est censée être la garante du sérieux et de l’impartialité de la vérification, qui plus est lorsque ces accusations sont formulées sur le mode du « on-dit ».
Il y a un dernier point frappant du point de vue institutionnel. C’est une évidence que la stratégie nucléaire française et la politique nucléaire de la France sont organisées autour du CEA, qui a été le maître d’œuvre des essais nucléaires et continue d’occuper une place centrale. Le corollaire de cette affirmation est qu’une grande partie des experts que vous avez auditionnés, ceux qui écrivent l’histoire des essais nucléaires et de la réponse institutionnelle qui a été apportée à leurs suites, ont passé une partie de leur carrière au CEA. Je vous laisse avec cette interrogation : comment produire une histoire contradictoire quand ce sont toujours les mêmes qui sont en mesure de l’écrire, de la commenter et même de la consulter ?
M. Sébastien Philippe. Je suis également très heureux d’être à nouveau entendu par la commission et je suis prêt naturellement à répondre à vos questions.
Pour répondre à votre première question, Monsieur le Président, je suis tombé de ma chaise en écoutant l’intervention de Mme Lebaron-Jacobs. Je considère ses propos comme proprement diffamatoires. Mme Lebaron-Jacobs n’apporte aucune réfutation scientifique spécifique aux conclusions de mes travaux. Elle ne m’a jamais contacté et, à ma connaissance, elle n’a pas davantage contacté la revue dans laquelle l’article a été publié, ni pour me faire part de ses préoccupations sur mes travaux (si tant est qu’elle en ait eus), ni pour demander des éclaircissements sur mes conclusions. Sa déclaration devant la commission d’enquête concernant, « un gros soupçon de conflits d’intérêts » (je ne sais pas où sont les preuves) porte sur la pratique éditoriale et non sur le contenu scientifique de l’article. Je vous livre le fond de ma pensée : puisque les arguments pour attaquer la science et les calculs ne tiennent pas, on attaque une dernière fois le véhicule !
Sa déclaration ne précise pas si elle a soulevé la question auprès de la revue. Depuis la publication de mon article, je n’ai reçu aucune information de la part des rédacteurs en chef concernant le contenu scientifique de l’article. Dans les revues scientifiques, il est d’usage que, si des erreurs sont découvertes, les chercheurs contactent la revue pour demander des éclaircissements, des explications et, si nécessaire, des corrections. En l’espèce, cela n’est jamais arrivé.
Je me permets de vous rappeler que la revue Science and Global Security est une revue internationale à comité de lecture publiée par Taylor & Francis, qui édite par ailleurs de nombreux journaux universitaires. Dans cette revue, l’identité des évaluateurs n’est jamais communiquée aux auteurs et les évaluateurs ne sont jamais informés de l’identité des auteurs des articles. Il s’agit d’une pratique courante pour les publications à comité de lecture. Tous les manuscrits soumis font l’objet d’une évaluation initiale. S’ils sont jugés recevables, les articles de recherche sont ensuite soumis à une double évaluation anonyme par les pairs, généralement par deux experts indépendants, parfois plus. Si le comité souhaite comprendre plus en détail les pratiques éditoriales du journal, il est invité à contacter directement les éditeurs. Cette revue, qui est associée à l’Université dans laquelle je travaille, est l’une des plus grandes existant dans ce domaine et je peux participer au processus de review des articles qui lui sont soumis, jamais les miens, bien sûr ; lorsque je soumets mes travaux, je ne participe jamais au processus d’évaluation ou de décision. Si Mme Lebaron-Jacobs a des preuves, qu’elle les apporte devant la commission, mais il n’y en a pas, puisque cela ne s’est jamais passé.
Qui plus est, le contenu de mon article n’a rien à voir avec les propos des chercheurs de l’IRSN. Ces propos ont été tenus devant la commission d’enquête de 2024 au sujet d’une étude qu’ils avaient réalisée sur Centaure, dans laquelle les doses mesurées étaient de l’ordre de 1 millisievert ; ils en concluaient qu’il était impossible de distinguer qui était au-dessus et qui était en dessous. C’est ce que j’ai répété lors de l’audition du 21 janvier 2025.
Mme Lebaron-Jacobs semble dire que j’ai transformé la parole de ses collègues. Mais alors, pourquoi ont-ils confirmé leurs propos à Mme la rapporteure lors de l’audition du 19 février 2025 en rappelant que l’ASNR (qui était encore à l’époque l’IRSN), dans une note indépendante qu’elle avait produite sur le tir Centaure, démontrait que les incertitudes étaient grandes. À la question de Mme la rapporteure, qui leur demandait s’il était scientifiquement possible de démontrer que la dose annuelle reçue par une personne à la suite de l’essai ne pouvait pas être supérieure à 1 millisievert, la réponse de Philippe Renaud fut : « Clairement non. Les incertitudes sont telles que nos calculs n'ont pu aboutir qu'à des ordres de grandeur […]. Les doses estimées sont de l'ordre du millisievert, oscillant entre un peu moins et quelques millisieverts. Les incertitudes sont si importantes qu'il est impossible de discriminer ou d'individualiser cette dose. Nous ne pouvons pas distinguer les personnes ayant reçu plus ou moins de radiation. Cette limitation s'applique non seulement à notre étude mais également aux études antérieures » (dont celle du CEA de 2006, laquelle est toujours utilisée par Mme Lebaron-Jacobs, vice-présidente du Civen et, de ce fait, représentante de son autorité scientifique). Les décisions de refus d’indemnisation du Civen sont donc basées sur des données aux incertitudes larges, qui n’ont jamais été calculées et que les rapports du CEA qualifient d’« enveloppe maximale » alors que, comme je l’ai démontré dans mon article, elles ne le sont pas. Le corollaire de cette démonstration est qu’il est impossible de prouver qu’une personne a été exposée à une dose strictement inférieure au seuil d’indemnisation pour l’essai Centaure et pour les essais atmosphériques qui ont eu lieu entre 1966 et 1974. Cette réalité scientifique n’est aujourd'hui remise en question par personne.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. D’après les retours d’avocats consultés par les membres de la commission d’enquête, le rapport du CEA de 2006 est systématiquement opposé aux requérants dans le cadre des recours contentieux pour la période des essais atmosphériques, notamment pour les tableaux de reconstitution de doses. Pour la période des essais souterrains, c’est le rapport de l’IRSN de 2019 relatif à l’évaluation de l’exposition radiologique des populations de Tureia, des îles Gambier et de Tahiti.
Or le rapport du CEA de 2006 précise en page 5 que « les mesures de radioactivité effectuées dans les différents milieux et produits n’ont pas été réalisées dans l’objectif d’estimer des doses, mais dans celui de déceler des situations radiologiques anormales ». Dès lors, l’utilisation de ce document pour évaluer les doses individuelles pose problème.
Selon votre enquête et à la lumière des auditions de cette commission, notamment celles du Civen du 29 janvier et du 6 mai dernier, sur quels documents les décisions de ce comité peuvent-elles se fonder ? Apportent-ils la rigueur nécessaire pour appuyer les décisions du Civen ?
M. Tomas Statius. Parmi tous les experts que vous avez auditionnés, de l’ASNR au CEA, il y a un accord assez large pour dire que les données recueillies à l’époque par le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) et le service mixte de contrôle biologique (SMCB), sur lesquelles se fonde notre travail (et celui du Civen), sont insuffisantes pour déterminer les doses individuelles, c'est-à-dire pour estimer avec précision que Monsieur X, à la date Y, a été contaminé à hauteur de tant. Nous n’aurons probablement pas mieux. Ce sont les seules données historiques, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne soient pas importantes ; le mieux que nous puissions faire, c’est reconnaître les incertitudes associées à ces calculs et les inclure dans le calcul des doses. C’est cette démarche que vous ont présentée les experts de l’ASNR. C’était aussi la nôtre.
M. Sébastien Philippe. Ce que j’ai compris, c’est que quand le Civen reçoit une demande, il saisit la date de naissance et le lieu de résidence en Polynésie française de la personne dans un tableur Excel, lequel sort une dose calculée en fonction de sa durée de résidence en Polynésie française entre 1966 et 1976. C’est tout ce qu’il fait. La première page, qui est partagée avec le requérant si celui-ci fait appel de la décision de refus d’indemnisation devant le tribunal administratif, porte un numéro de document du CEA qui semble être daté de 2011. Ce tableur, je ne l’ai jamais vu et je ne sais pas qui l’a revu pour vérifier qu’il fonctionnait correctement. Quand nous avons écrit Toxique, le directeur du Civen nous a dit que celui-ci n’avait jamais vérifié les calculs ; cela représente une période de dix ans sans vérification.
Lorsque j’ai détricoté les doses pour les vérifier, je me suis rendu compte que les estimations du tableur étaient basées sur une série de rapports du CEA écrits en 2006, principalement sur les essais que le CEA considérait comme à fort impact : Centaure, Aldébaran, Rigel, Arcturus, Phoebe, etc. Je pourrai vous en communiquer la liste exacte. On y a ajouté une dose annuelle pour tous les autres essais. Un rapport du CEA de 2014 indique que ces dernières estimations sont encore plus incertaines, car les mesures n’ont pas été réalisées pour calculer des doses, mais pour suivre la trajectoire du nuage et déterminer s’il y avait des situations accidentelles fortes. Or la population a toujours été exposée, au moins à de petites doses, pour de nombreux essais, qu’ils aient ou non donné lieu à des situations accidentelles. Il faut additionner toutes ces doses, soit dans un tableur, soit dans un petit programme, pour calculer l’exposition totale. Toutefois, ce que j’ai compris, c’est que le Civen s’appuie uniquement sur les documents de 2006 qui, je l’ai relevé, contiennent plusieurs erreurs. Ils présentent le calcul de doses enveloppe, ou doses maximales, pour la population qui sont censées ne pas avoir été dépassées, alors que, en l’occurrence, elles ont pu l’être. Cette approche est un choix technique et scientifique. Je ne sais pas si les auteurs de ces documents se sont rendu compte qu’ils ne prenaient pas du tout en compte l’incertitude ; ils ne l’ont pas calculée. C’est la même chose pour l’ASNR.
Les incertitudes sont extrêmement difficiles à calculer, car elles sont très larges quand on dispose d’une seule donnée, voire infinies quand on ne dispose d’aucune donnée. Le Civen ne prend donc pas en compte les incertitudes, qui sont presque incalculables (et qui n’ont pas été estimées), pour démontrer qu’une personne n’a pas été exposée au-delà du seuil de 1 mSv. Scientifiquement, la seule vérité, le seul fait établi (les représentants de l’ASNR l’ont d’ailleurs dit), c’est qu’il est impossible de distinguer individuellement les personnes qui sont au-dessus du seuil de celles qui sont en dessous.
Nous ne disposons pas de documents déclassifiés pour l’essai Sirius, qui a été le premier à avoir touché Tahiti. En revanche, pour l’essai Centaure, qui est celui qui a affecté le plus de monde en Polynésie, les documents sont partiellement déclassifiés. J’ai donc pu reconstruire et vérifier toutes les valeurs utilisées par le CEA. Certaines sont correctes et j’ai corrigé celles qui ne l’étaient pas. En l’absence de données, j’ai supposé qu’elles étaient correctes.
En prenant tout cela en compte, il est aujourd’hui strictement impossible (c’est ce que montre mon article) de démontrer que les gens ont reçu une dose inférieure à 1 mSv ; c’est d’ailleurs ce que l’ASNR vous a dit aujourd’hui.
Je ne sais pas si Mme Lebaron-Jacobs a fait tout ce travail, mais je trouve incroyable que, lors d’un meeting du Civen, elle ait donné sa bénédiction scientifique en approuvant cette façon de procéder. Elle travaille au CEA et utilise des données du CEA (que personne, à part moi, n’a regardées) pour vérifier si des gens ont été affectés par des actions menées par cette même institution. On se trouve donc encore une fois face à des institutions qui écrivent l’histoire et qui sont juges et parties pour trancher ces questions. Votre commission l’a très bien montré.
Je le répète, car c’est ce qu’il y a de plus important : peu importe la méthodologie utilisée par le Civen, il est scientifiquement impossible aujourd’hui de démontrer que, de 1966 à 1974, pendant la période des essais nucléaires atmosphériques, un requérant a reçu une dose inférieure à 1 mSv. C’est impossible parce qu’on n’arrivera jamais à réduire les incertitudes de manière significative. Par conséquent, si l’on garde le seuil de 1 mSv, la réponse qui s’impose est d’accorder le droit à indemnisation à la plupart des personnes présentes pendant cette période ou, au moins, à toutes celles présentes lors des essais Centaure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors de notre déplacement en Polynésie avec une délégation de la commission, nous avons rencontré des avocats qui nous ont transmis la première page du document remis aux demandeurs qui décident de faire un recours contentieux devant le tribunal administratif. Mais le Civen refuse systématiquement de transmettre la dose sur laquelle il se base pour décider d’attribuer ou de refuser le statut de victime, en première décision.
Nous avons récemment auditionné, pour la seconde fois, le Civen. M. Gilles Hermitte, son président, a répondu favorablement à ma demande de transmission de la dose et a fait état, pour justifier l’absence de transmission aux demandeurs lors de la première décision, de ce que chaque demande représentait près de 300 pages de calcul. Est-il scientifiquement possible de réaliser un tel calcul dans le temps imparti à l’instruction des dossiers ?
M. Sébastien Philippe. Ma compréhension aujourd’hui, c’est que le Civen utilise un tableur Excel dans lequel ils mettent juste trois chiffres pour obtenir la dose. Ils devraient donc être en mesure, madame la rapporteure, de vous donner en une minute la dose que vous avez reçue.
Certes, si l’on additionne les pages des documents de 2006, on arrive à des centaines de pages, mais ce n’est pas la question ! Le Civen n’a d’ailleurs jamais mis en ligne sur son site une explication claire du calcul de la dose qu’il effectue en mentionnant les documents et les hypothèses. En tout état de cause, ils ne font pas 300 pages de calcul pour chaque personne. Ils utilisent un petit tableur Excel, avec peut-être un petit programme derrière. Le document que j’ai pu consulter, qui est joint au dossier de tout requérant allant au contentieux, indique que les calculs ont été faits par M. Daniel Robeau et par Mme Marguerite Monfort à partir d’un rapport mentionné sous la référence CEA/DAM/DME/DR25. Je partagerai ce document avec la commission si elle le souhaite.
Si j’étais vice-président du Civen, je lirais toute la littérature et je vérifierais toutes les valeurs utilisées dans le tableur Excel avant de prendre une décision scientifique pour un requérant atteint d’un cancer et qui a été exposé à un essai. Qui a fait ce travail au Civen ? Qui a vérifié les valeurs ligne par ligne, certaines sont peut-être extraites de documents qui n’ont pas été rendus publics ? À ma connaissance, personne. Pas avant 2020, pas en 2021, ni en 2022, ni en 2023, ni en 2024 et sans doute pas en 2025.
Les décisions du Civen sont donc basées sur un tableur Excel dont les données viendraient de rapports qui ont calculé les valeurs maximales ou majorantes alors qu’elles ne sont ni maximales ni majorantes et que ces rapports contiennent des erreurs. Certes, il peut arriver à tout scientifique de faire des erreurs, des erreurs d’inattention. Mais quasiment vingt après, on a le recul suffisant pour savoir. Pourtant, certaines institutions nient encore que ces documents contiennent des erreurs. Ainsi, concernant les retombées sur les habitants de Mahina lors de l’essai Centaure, l’ASNR, l’Inserm et moi-même obtenons la même valeur tandis que le CEA, en 2006, présente une valeur plus faible. Je le disais déjà en 2021, dans le livre Toxique. Tout le monde est d’accord, mais les valeurs du CEA ne sont toujours pas remises en question. C’est vraiment problématique.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En ma qualité de rapporteure, je vais poser de nouvelles questions au Civen. Le tableur Excel que vous mentionnez a-t-il été créé par le Civen ou par le CEA ?
M. Sébastien Philippe. Cet outil a très certainement été créé par le CEA. Les données citées sont celles du CEA et il y est fait la mention de copyright suivante : Philippe de France, Daniel Schultz, CEA/DAM/DQS11/2011, ce qui semble indiquer qu’il a été élaboré en 2011.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ces informations sont importantes pour que nous puissions, éventuellement, retracer les données. J’aimerais utiliser cet outil pour prendre connaissance de la dose que j’ai reçue.
Dans un communiqué en date du 12 mars 2021, le CEA écrit : « il manque des précisions sur les données d’entrée retenues par les auteurs sur les temps de présence des populations à l’extérieur, sur la radioactivité ajoutée dans les aliments, sur les rations alimentaires, ce qui ne permet pas au CEA d’expliquer à ce jour les différences entre les résultats cités dans Toxique et ceux du CEA sur les doses de radioactivité auxquelles les habitants de Polynésie française ont été exposés après les essais nucléaires. »
Quelles réponses pouvez-vous apporter à ces critiques ? En d’autres termes, que répond la charité à l’hôpital ?
M. Sébastien Philippe. Si mes souvenirs sont bons, notre livre Toxique est sorti le 9 mars 2021, soit trois jours avant ce communiqué. Parallèlement, la plateforme est mise en ligne et une première version de l’article scientifique (une version auteur, écrite en anglais) est également publiée. Cet article reçoit d’ailleurs le feedback de scientifiques partout dans le monde et est couvert par des médias spécialisés dans la recherche scientifique. Il donne déjà tous les détails pointés par le CEA dans son communiqué, qui ne l’a donc sans doute pas lu à cette date.
L’article est finalement publié en 2022. Chaque valeur retenue y est explicitée avec des références aux numéros d’identification et aux pages des rapports et des documents déclassifiés que j’ai consultés. Ce travail de fourmi est documenté de A à Z.
Il me semble donc que le communiqué du CEA est sorti trop rapidement.
M. Tomas Statius. Le livre est effectivement sorti le 9 mars 2021 et nous avons répondu dès le 13 mars. On ne peut pas nous reprocher d’avoir manqué de clarté. Le site Mururoa Files contient ainsi un onglet sur la méthodologie, qui présente les logiciels de simulation, notamment pour le transport du nuage, et les données déclassifiées utilisées par Sébastien. Il y est également fait référence au livre et à l’article publié en version preprint. Il me semble que les papiers publiés par nos partenaires – Mediapart, Radio France, Le Soir, La Dépêche de Tahiti – y font également référence.
Les revues scientifiques qui ont couvert la sortie du livre (Science ou Nature et The Lancet Oncology) sont extrêmement reconnues et, chacune dans leur domaine, font référence. Leurs articles ont fait l’objet d’une vérification du sérieux des calculs de Sébastien, même si celle-ci n’est pas aussi poussée que si elle avait été faite par des pairs en double aveugle.
M. Sébastien Philippe. Notre travail est accessible à tous, de manière transparente ; il a été relu de manière indépendante. Nous avons été les premiers à l’avoir fait avec un tel degré de transparence et de minutie dans l’histoire des essais nucléaires et des calculs de dose.
M. le président Didier Le Gac. Ce que nous avons le plus ressenti, c’est la défiance des Polynésiens à l’égard de l’État français. Une étude épidémiologique d’ampleur permettrait de mesurer les conséquences sanitaires sur les Polynésiens et, ainsi, d’atténuer cette défiance.
Sur quoi, selon vous, devrait-elle porter ? Sur le taux de cancer par rapport à la métropole, sur les différentes maladies observées ? Une des difficultés pour mener une telle étude est que la compétence santé a été transférée au pays, qui n’a pas accès à tous les dossiers médicaux et qui pourrait avoir des problèmes de moyens.
M. Tomas Statius. Je précise d’abord que ni moi, ni Sébastien n’avons eu la prétention de réaliser une quelconque étude épidémiologique.
Cette défiance existe, vous l’avez ressentie et Mme la rapporteure, qui vient de Polynésie, la connaît bien. Il y a toutefois eu des avancées, notamment lorsque le CEA DAM a reconnu qu’il n’existait pas d’essai propre. C’est un pas très important.
Pour avoir une distance critique par rapport à tout ce qui a été publié sur le sujet, il n’y a jamais trop de science. Une étude épidémiologique est donc souhaitable. Il est établi qu’une grande partie de la Polynésie a été impactée par des retombées radioactives, mais il faut rester humble, vu la qualité des données, sur les résultats plus ou moins probants qui pourraient être obtenus d’une telle étude. Moetai Brotherson avait d’ailleurs rapporté, lors de l’étude de sa proposition de loi sur le sujet, que l’Inserm avait prôné la même humilité.
La question est donc politique. Comment traiter l’inquiétude de nos compatriotes en Polynésie française ? Comment faire pour les rassurer et pour payer ce qui est perçu comme une dette par une partie de la population ?
Je le répète : lorsque le CEA-DAM dit qu’on n’aurait probablement pas fait les choses de la même manière qu’à l’époque, je trouve que c’est une sacrée avancée.
M. Sébastien Philippe. Il revient à nos compatriotes en Polynésie et aux vétérans qui ont participé aux essais nucléaires d’indiquer les questions auxquelles ils souhaitent obtenir des réponses. C’est, je pense, par là qu’il faut commencer.
Je suis globalement favorable à la réalisation d’études épidémiologiques, mais il faut être conscient de leur coût, qui peut s’avérer très important. Il faut également prendre en considération la faible taille de la population et la qualité des données ; les incertitudes qui y sont attachées pourront-elles être outrepassées afin d’obtenir des réponses précises ? Ce qu’on peut espérer d’une telle étude n’est pas très clair pour moi.
Il existe toutefois de nouvelles techniques qui permettent par exemple de mesurer des changements sur certains gènes ou de différencier l’impact des radiations en fonction des groupes étudiés. Ainsi, il n’est pas le même pour les femmes, les enfants ou la population polynésienne, dont les caractéristiques peuvent différer de celles de la population métropolitaine.
L’ouverture d’un centre de recherche sur le cancer en Polynésie serait une très bonne chose. Il permettrait d’assurer des suivis et de lutter contre cette maladie, quelle que soit son origine, et d’assurer ainsi l’égalité des droits.
Les causes d’un cancer sont aléatoires, il est donc impossible de les déterminer avec certitude, mais il n’est pas non plus possible de prouver que l’exposition n’en est pas la cause. C’est pourquoi la loi Morin prévoit une présomption de causalité, qui n’est pas seulement un choix politique, puisqu’elle a une base scientifique.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaitais interroger M. Philippe sur ses recommandations en tant que scientifique. Cela dit, en parlant d’un centre de recherche sur le cancer, il a répondu à ma question.
Il y a aujourd’hui ces maladies et toutes ces années de secrets et de silence qui ont fait de la société polynésienne ce qu’elle est aujourd’hui. On ne peut pas changer le passé mais la reconnaissance et la transparence pourront peut-être faire diminuer la défiance, même si ce sera difficile. Allouer les moyens nécessaires à un centre de recherche sur le cancer, plutôt qu’à l’indemnisation des victimes, permettra à tous de se projeter dans l’avenir et facilitera l’apaisement.
M. Tomas Statius. Légitimement, nous avons beaucoup parlé des populations civiles polynésiennes, mais il ne faut pas oublier les vétérans des essais nucléaires, militaires, appelés du contingent et personnels du CEA et de ses sous-traitants. Ces essais n’étaient pas seulement un projet scientifique. Ils ont demandé des travaux d’infrastructure, qui ont d'ailleurs changé le paysage de la Polynésie française. On parle d’un Centre de mémoire et de recherches : il est fondamental que les vétérans y aient leur place. Je me permets d’appeler de mes vœux la création d’une grande amicale des victimes des essais nucléaires. Vétérans et Polynésiens partagent véritablement une histoire commune.
M. le président Didier Le Gac. Vous faites bien de le rappeler ! Nous avons déjà auditionné de nombreux anciens militaires et je suis moi-même en lien avec des vétérans dans mon département du Finistère, notamment à travers l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven).
Je vous remercie pour cette seconde audition et pour vos réponses très précises, une fois encore.
40. Table-ronde, ouverte à la presse, portant sur la genèse du programme nucléaire français et sur les essais nucléaires en Algérie : MM. Dominique MONGIN, docteur en histoire, expert associé au CIENS de l'ENS-Ulm, et Yannick PINCÉ, docteur en histoire et professeur agrégé, chercheur associé au CIENS de l'ENS-Ulm (Mercredi 14 mai 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je suis très heureux de vous accueillir pour deux auditions qui concluront cet après-midi le train d’auditions que nous aurons effectué dans le cadre de cette commission d’enquête.
J’accueille donc tout d’abord messieurs Dominique Mongin et Yannick Pincé, que je vais rapidement présenter avant que nous puissions vous entendre.
Monsieur Mongin, vous êtes historien ; en 1991, vous avez soutenu une thèse intitulée La genèse de l’armement nucléaire français (1945-1958). Aujourd’hui, vous êtes chercheur et expert associé au sein du Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques (CIENS), rattaché à l’École normale supérieure (ENS) où vous enseignez par ailleurs. Vous êtes l’auteur de nombreux articles et ouvrages parmi lesquels je citerai le Que sais-je ? consacré à l’Histoire des forces nucléaires françaises et un livre consacré à l’Histoire de la dissuasion nucléaire depuis la Seconde guerre mondiale.
Monsieur Pincé, vous êtes également historien ; vous avez soutenu en 2022 votre thèse intitulée La dissuasion en débat : les partis politiques et la fabrique du « consensus » nucléaire français, des années 1970 aux années 1980, thèse dont un des examinateurs n’était autre que Renaud Meltz, que nous avons auditionné voilà plusieurs semaines. Enseignant, vous êtes également chercheur associé au CIENS.
Messieurs, je vous remercie d’être là, car nous avons encore besoin d’explications historiques sur le lancement du programme de dissuasion nucléaire français.
Avant que vous n’interveniez, je souhaiterais vous poser trois questions :
— tout d’abord, on sait que les premiers essais nucléaires ont commencé en 1960, mais en Algérie, et non pas en Polynésie française. Pouvez-vous nous éclairer sur les raisons qui ont conduit au choix algérien (on aurait pu imaginer que la Polynésie ou les îles Kerguelen, puisqu’elles furent explicitement évoquées, aient été choisies d’emblée, mais ce ne fut pas le cas) ? Pouvez-vous également nous détailler les conditions dans lesquelles ces essais algériens eurent lieu : est-ce qu’un équivalent du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) a vu le jour en Algérie ? Quelles règles de protection étaient alors adoptées tant pour les personnels effectuant ces essais que pour les populations locales ?
— ensuite, vous savez qu’il existe des controverses quant au moment précis où la décision d’effectuer les essais nucléaires en Polynésie fut prise. Jean-Marc Regnault évoque par exemple une décision du 12 novembre 1958, date de la réunion du Comité de défense nationale, au cours de laquelle la solution d’effectuer des tirs atomiques dans le Sahara serait apparue sans avenir et lors de laquelle Francis Perrin, alors directeur du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), aurait explicitement évoqué la solution polynésienne. D’autres, comme Renaud Meltz, évoquent une date plus tardive, sans doute en 1962. Quelle est votre opinion à cet égard ?
— enfin, en vos qualités d’historiens, quel regard portez-vous sur l’enseignement des essais nucléaires à l’école, voire à l’université ? Cette histoire est-elle suffisamment prise en compte aussi bien à l’égard des élèves polynésiens qu’à l’égard des élèves métropolitains ?
Voilà trois questions parmi d’autres que je souhaitais vous poser. Mais, avant que le dialogue s’instaure entre nous, je vais devoir vous demander de prêter serment, toutes les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire devant le faire.
Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Dominique Mougin et Yannick Pincé prêtent serment.)
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Par souci de transparence, je tiens à préciser que je suis également historien à la direction des applications militaires (DAM) du CEA.
Notre expertise porte principalement sur la dimension politique du programme nucléaire de défense français, plutôt que sur ses aspects scientifiques et techniques.
Concernant la genèse du programme nucléaire de défense français, trois points essentiels se dégagent : une continuité politique, une action coordonnée entre l’armée et le CEA et la nécessité de réaliser des essais nucléaires en vraie grandeur.
Le premier point est la continuité politique.
Comprendre l’histoire du programme nucléaire de défense français nécessite de remonter aux années 1930, avec le rôle crucial de l’équipe de Frédéric Joliot au Collège de France. Leurs travaux sur les applications militaires de l’énergie atomique, précurseurs dans le domaine, ont culminé avec le dépôt, au mois de mai 1939, du premier brevet secret concernant un explosif nucléaire. Ce fait capital explique pourquoi, dès le début de l’invasion de la France en septembre 1939, Frédéric Joliot a mis ses connaissances dans le domaine atomique au service du pays, travaillant dès cette époque à un projet de bombe à uranium.
Ce contexte historique éclaire le soutien politique immédiat dont a bénéficié l’équipe de Joliot, notamment sous les gouvernements d’Édouard Daladier, puis de Paul Reynaud. Raoul Dautry, alors ministre de l’armement, a joué un rôle particulièrement important. Il deviendra d’ailleurs, après la Seconde guerre mondiale, premier administrateur général du CEA.
Dès 1940, avant même l’invasion de la France, émerge déjà l’idée de réaliser un essai nucléaire au Sahara.
Les atomiciens de la France Libre sont envoyés par le général de Gaulle pour collaborer avec les équipes britanniques en Amérique du Nord de 1942-1943 jusqu’à la fin de la guerre, afin de poursuivre les travaux engagés par Frédéric Joliot.
Après la Libération, le général de Gaulle crée le CEA par une ordonnance du 18 octobre 1945. Cette décision, qu’il souhaitait absolument prendre avant son départ du gouvernement, vise à poursuivre les recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie atomique dans les domaines de la science, de l’industrie et de la défense nationale. De Gaulle révélera plus tard, en avril 1954, que la création du CEA avait pour objectif de faire de la France une puissance nucléaire.
Le CEA lance ensuite un travail de programmation dans le domaine de l’énergie atomique, initialement civil, avec le premier plan quinquennal de l’énergie atomique de 1952 à 1957. Félix Gaillard, en tant que secrétaire d’État à la présidence du Conseil, joue un rôle crucial dans ce lancement.
Le processus décisionnel dans le domaine du nucléaire de défense s’accélère sous le gouvernement de Pierre Mendès France, au dernier trimestre de 1954. Cette décision s’inscrit dans un contexte de débat sur trois sujets fondamentaux :
– la place de la France au sein de l’OTAN,
– la place de la France en Europe, après le rejet, par le Parlement français, du projet de Communauté européenne de défense (CED),
— et le poids de la France dans les négociations internationales, notamment en matière de désarmement.
En novembre 1954, le Comité des explosifs nucléaires est créé sous la présidence du secrétaire général permanent de la défense nationale afin de préparer un programme militaire nucléaire pour la France, avec une dimension interministérielle. Ce comité prévoit notamment un centre d’essai nucléaire au Sahara dès le 24 décembre 1954.
Une réunion cruciale se tient alors le 26 décembre 1954 au Quai d’Orsay, avec la décision de lancer le programme de fabrication d’armes nucléaires et de sous-marins à propulsion nucléaire.
Le général de Gaulle a pris la décision de créer le CEA dès le mois d’octobre 1945 afin de répondre à l’impératif « Plus jamais ça ». Pour ses proches chargés du programme nucléaire de défense, la dissuasion nucléaire représente alors le moyen d’éviter une nouvelle invasion de la France. Pierre Guillaumat, proche du général de Gaulle et ancien du Bureau central de renseignements et d’action (BCRA) pendant la Seconde guerre mondiale, joue un rôle déterminant dans ce processus en tant qu’administrateur général du CEA de 1951 à 1958, puis comme premier ministre des armées du général de Gaulle jusqu’en 1960. Le 29 décembre 1954, Guillaumat crée le Bureau d’études générales (BEG), ancêtre de la DAM du CEA.
Le deuxième point est la coordination entre les armées et le CEA.
Pierre Guillaumat était convaincu que la réussite du programme dépendait d’une bonne entente entre les armées et le CEA, sachant que l’ordonnance d’octobre 1945 prévoyait que le CEA serait chargé de ce projet, au bénéfice des armées. Un accord est conclu en mars 1955 entre le général Pierre Kœnig, ministre de la défense, Gaston Palewski, ministre chargé des questions atomiques, et Pierre Guillaumat pour démarrer des études sur la bombe atomique au sein du CEA. Cela conduit à deux protocoles d’accord entre les armées et le CEA en 1955 et 1956, prévoyant respectivement le transfert de crédits du ministère de la défense vers le CEA et la réalisation d’explosions atomiques expérimentales.
En décembre 1956, le Comité des applications militaires de l’énergie atomique est créé afin de superviser les travaux entre l’armée et le CEA. Ce comité confirme la répartition des tâches entre le CEA, chargé de la partie scientifique des programmes, et le ministère des armées, qui apporte un soutien financier et logistique au programme nucléaire de défense en tant que « client final ».
Le troisième point est la nécessité de réaliser des essais nucléaires en vraie grandeur.
Au cours de ce qu’on a appelé « le premier âge nucléaire », il était indispensable de réaliser des essais nucléaires en vraie grandeur, afin de concevoir des armes nucléaires dont le fonctionnement et la sûreté seraient garantis, répondant ainsi aux exigences des armées.
Pour la réalisation d’explosions nucléaires expérimentales, le ministère de la défense était chargé de l’organisation générale de l’expérimentation de l’engin nucléaire, du choix du site d’essai, de son organisation, de son fonctionnement et de la sécurité du champ de tir, tandis qu’il revint au CEA de concevoir et fabriquer l’engin, de le faire fonctionner et d’établir le diagnostic de l’essai pour le compte du ministère de la défense.
La question concrète du choix d’un site d’essai nucléaire se concrétise à partir du mois de février 1956, sous l’impulsion du ministre de la défense Maurice Bourgès-Maunoury. Ce dernier, devenu président du Conseil en juillet 1957, confirmera le choix du Sahara algérien comme site d’essai.
En février 1956, le Groupe d’études des expérimentations spéciales (GEES) est créé sous le commandement du général Charles Ailleret, alors commandant des armes spéciales. Le général Ailleret a joué un rôle fondamental dans cette histoire. Dès le début du mois de décembre 1956, en tant que commandant des armes spéciales, il est chargé d’étudier les effets des armes nucléaires, biologiques et chimiques, avec l’idée que la France puisse devenir une puissance nucléaire.
Trois facteurs principaux entrent en jeu dans le choix du Sahara algérien : la nécessité d’un site isolé, la mise en place d’une organisation administrative ad hoc et la réalisation de dix-sept essais au Sahara algérien.
Le choix d’un site isolé répond à plusieurs critères établis par les autorités françaises :
– assurer la protection des populations locales et des personnels du site,
– garantir la sécurité des essais en tenant compte des flux de circulation et des risques d’actes malveillants,
– prendre en considération la faisabilité logistique, notamment l’accessibilité depuis la métropole et la possibilité d’implanter une base-vie,
– s’assurer que les conditions géologiques et météorologiques sont favorables,
— et prendre en compte les risques d’accidents technologiques et de catastrophes naturelles.
Le général Ailleret, chargé de mener une mission de reconnaissance au Sahara algérien en janvier 1957, effectue un repérage dans la région de Reggane, une oasis située dans le désert du Tanezrouft, à 700 kilomètres au sud de Colomb-Béchar. Dès la fin du mois de janvier 1957, il remet un rapport favorable au site de Reggane, sous réserve de ressources en eau suffisantes. Plusieurs arguments militent en faveur de ce site : il s’agit d’un territoire désertique sous souveraineté française, éloigné des grandes centralités, avec des conditions climatiques favorables d’octobre à mai et des possibilités d’aménagement rapide.
Dès cette époque, d’autres hypothèses sont envisagées, notamment l’implantation en Polynésie. Le général Ailleret évoque même la possibilité de s’installer sur l’atoll de Rangiroa, dans les Tuamotu, ou sur l’île de Ua Huka, aux Marquises. Cependant, il estime que ces sites sont trop éloignés. De plus, la France ne dispose pas à l’époque d’un avion gros porteur capable de transporter les différentes pièces d’un engin expérimental et l’aéroport de Tahiti-Faa’a n’ouvrira qu’en 1961.
Une fois le choix du site arrêté, une organisation administrative ad hoc est nécessaire. Le Comité des applications militaires de l’énergie atomique décide en mars 1957 de créer deux groupes de travail relatifs à la préparation des futurs essais. Le premier est un groupe mixte armées-CEA chargé d’étudier les questions communes relatives au programme général des essais, tant sur le plan scientifique que technique. Le second est un groupe militaire des expérimentations nucléaires, responsable des problèmes techniques militaires liés aux essais, notamment la logistique, la sécurité terrestre et aérienne, la surveillance radiologique ainsi que la décontamination.
Le 15 juillet 1957, un centre d’expérimentation des armements nucléaires est créé au Sahara algérien, les travaux sur le site ayant débuté dès octobre 1957.
En janvier 1958, le Centre saharien d’expérimentation militaire (CSEM) est établi, confirmant l’orientation vers Reggane. Parallèlement, une commission consultative de sécurité est mise en place, présidée par le haut-commissaire à l’énergie atomique et composée d’éminents scientifiques et médecins. Cette commission prend pour référence les normes de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), notamment sa circulaire de 1957, pour préparer, organiser et réaliser les essais nucléaires au Sahara algérien.
En février 1958, le Groupe militaire des expérimentations nucléaires devient le Commandement interarmées des armes spéciales, sous l’autorité du général Ailleret. Ce dernier est chargé de la construction de la base de Reggane, de son organisation et de son fonctionnement.
Le 11 avril 1958, Félix Gaillard, l’un des derniers présidents du Conseil de la IVe République, décide que les armées et le CEA doivent se tenir prêts à mener, sur ordre du gouvernement, des expérimentations nucléaires au premier trimestre 1960. Cette décision est confirmée par le général de Gaulle dès le 22 juillet, lorsqu’il revient au pouvoir en tant que dernier président du Conseil de la IVe République.
Au total, dix-sept essais nucléaires sont réalisés au Sahara algérien, parmi lesquels les quatre premiers essais, atmosphériques, ont lieu à Reggane.
Le site comprend une base-vie appelée Reggane-Plateau (à 15 kilomètres à l’est de l’oasis de Reggane), une base opérationnelle avancée et le poste de commandement (PC) d’Hamoudia (à 45 kilomètres au sud-ouest de Reggane-Plateau), où se trouve le poste central d’observation et de conduite de tir, sous la responsabilité du commandant du groupe opérationnel des expérimentations nucléaires (Goen), créé en février 1959. Il est intéressant de noter qu’à l’origine, les formations militaires accompagnant le Goen sont principalement issues de l’armée de terre et de l’armée de l’air, alors qu’au CEP, en Polynésie, on observera une plus grande implication de la marine dans l’organisation des essais. Le PC d’Hamoudia abrite le centre d’observation et les installations techniques du CEA. Le champ de tir se situe à 15 kilomètres au sud d’Hamoudia, soit à environ 60 kilomètres au sud de Reggane. Pour le premier essai, une tour métallique de 106 mètres de hauteur y a été érigée. Le dispositif de diagnostic comprend plusieurs blockhaus positionnés à environ 900 kilomètres du point zéro, abritant les instruments d’enregistrement et de mesure de l’explosion. Des avions de type Vautour, que l’on retrouvera au CEP, sont également déployés, équipés de systèmes de prélèvement d’échantillons d’aérosols.
Le premier essai atmosphérique, Gerboise bleue, a lieu le 13 février 1960, avec une énergie d’environ 70 kilotonnes, permettant à la France d’accéder au rang de puissance nucléaire.
Le quatrième et dernier essai de cette série, Gerboise verte, a lieu le 25 avril 1961, dans le contexte tendu du putsch d’Alger.
Pour les essais nucléaires en galeries, le Hoggar, situé beaucoup plus à l’est au Sahara algérien, a été choisi dans un contexte international qui a poussé la France à opter rapidement pour des essais souterrains. Dès l’été 1958, un débat est engagé à ce sujet. Au début de l’année 1960, trois sites souterrains de prédilection sont envisagés : la Corse, Reggane et le Hoggar. Le choix définitif du Hoggar, un massif granitique, est arrêté au mois de juin 1960.
Cette décision conduit à la création, en juillet 1960, du centre d’expérimentations militaires des oasis (Cemo) sur le site du Tan Afella, un massif granitique de 40 kilomètres de diamètre.
Le centre est organisé autour du site d’In Ecker, situé à 150 kilomètres au nord de Tamanrasset et à 850 kilomètres de Reggane. Il comprend la galerie de tir d’environ 1 000 mètres de longueur, conçue en colimaçon en vue d’une auto-fermeture lors de l’explosion, s’inspirant du modèle américain que les Français avaient pu observer aux États-Unis. Pour le diagnostic, un poste d’enregistrement avancé (PEA), relatif aux dispositions de mesures par câble, a été installé à l’extérieur. Des forages de petit diamètre étaient prévus plusieurs semaines après les tirs pour récupérer des échantillons de lave radioactive.
Le premier essai en galerie, nommé Agate, a lieu le 7 novembre 1961, deux mois après la reprise des essais nucléaires aériens par l’URSS. Le deuxième essai, Béryl, ayant engendré une importante fuite radioactive, est réalisé le 1er mai 1962. Onze autres essais en galerie suivront jusqu’en février 1966.
Les accords d’Évian de mars 1962 autorisaient la France à maintenir ses activités sur ces sites d’expérimentation jusqu’au 1er juillet 1967, sans mention spécifique de l’aspect nucléaire.
Le Centre saharien des expérimentations militaires de Reggane ferme en mai 1964, tandis que le Cemo, dans le Hoggar, cesse ses activités en juin 1967, juste avant la date limite fixée. Parallèlement, le CEP, décidé en Conseil de défense et créé à l’été 1962, monte en puissance. En janvier 1964, la Dircen est créée, remplaçant le Commandement interarmées des armes spéciales.
M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Je replacerai les éléments évoqués par Dominique Mongin dans le contexte politico-stratégique des années 1950-1960, avec trois idées : un contexte international de relance de la Guerre froide, un contexte de décolonisation et, en France, un contexte de débat au sujet du développement de la force de frappe naissante dans les années 1960.
Sur le plan international, nous assistons à une intensification de la Guerre froide, illustrée par deux crises majeures : la deuxième crise de Berlin (1958-1963) et la crise de Cuba (1962). Bien que la crise de Cuba soit plus présente dans les mémoires, les tensions autour de Berlin ont atteint un niveau de gravité, tel que des planifications d’un conflit conventionnel, et même nucléaire, ont été envisagées. Cette période est également marquée par le développement des capacités balistiques intercontinentales de l’URSS, lui permettant désormais de frapper directement le territoire américain avec ses armes nucléaires, ce qui entraîne une révision de la stratégie nucléaire des États-Unis.
Un autre élément contextuel est le moratoire international sur les essais nucléaires, adopté en 1958 par les trois puissances nucléaires de l’époque : les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni. Ce moratoire, respecté jusqu’en 1961, a permis l’ouverture de négociations à Genève, visant à mettre fin aux essais nucléaires atmosphériques. L’objectif était de lutter contre la prolifération nucléaire, les deux superpuissances cherchant à maintenir leur dialogue stratégique dans la Guerre froide et voyant d’un mauvais œil l’émergence de nouveaux acteurs nucléaires, comme la France et la Chine.
C’est dans ce contexte que la France réalise ses quatre premiers tirs aériens en Algérie. Il est intéressant de noter qu’au moment où la France passe aux essais souterrains, à l’automne 1961, l’URSS vient de rompre le moratoire international par une campagne d’essais spectaculaire, notamment avec l’explosion de la « Tsar Bomba », plus puissante arme nucléaire ayant explosé, d’une puissance de 57 mégatonnes, soit environ 3 000 fois celle de la bombe d’Hiroshima.
Dans ce contexte, la France poursuit son programme, visant à obtenir une arme nucléaire transportable par ses forces aériennes stratégiques, notamment les Mirage IV alors en développement. Les essais réalisés concernent les prototypes de l’arme nucléaire AN-11, qui sera portée par ces avions dès 1964.
La question de la non-prolifération, visant à empêcher l’émergence de nouvelles puissances nucléaires, explique le refus de la France et de la Chine de participer aux discussions de Genève et de signer le traité d’interdiction des essais aériens, dit traité de Moscou, du 5 août 1963, qu’ils jugent discriminatoire envers leurs programmes.
La décision de la France de développer une force de frappe indépendante, malgré son appartenance à l’Otan et la protection des États-Unis, s’explique par plusieurs facteurs.
Premièrement, les leçons tirées de la crise de Suez en 1956, où les États-Unis ont laissé tomber leurs alliés français et britanniques alors que des menaces nucléaires avaient été formulées, ont poussé la France vers un programme indépendant, tandis que le Royaume-Uni a choisi de placer son programme nucléaire sous une forme de dépendance technologique aux États-Unis, ce qui explique que le pays a choisi d’effectuer ses essais nucléaires dans le Nevada à partir de 1962.
Deuxièmement, Paris est demandeur d’une participation à la décision nucléaire au sein de l’Otan, particulièrement à partir de la présidence du général de Gaulle, mais se heurte au refus américain.
Troisièmement, la doctrine stratégique des États-Unis a connu une évolution, passant d’une stratégie de représailles massives à celle de riposte graduée. Cette transition suscite l’inquiétude des Français, car elle implique une réponse proportionnelle à une attaque soviétique. Paris estime que cette nouvelle approche rend un conflit en Europe plus plausible, car moins risqué. La France, développant un programme nucléaire indépendant, n’aurait pas la capacité de développer un arsenal aussi complexe que celui des États-Unis, qui permettrait une réponse proportionnelle.
Par ailleurs, le contexte international est marqué par la décolonisation, favorisant l’émergence des nations africaines et asiatiques sur la scène internationale, ce qui a des répercussions lors de la campagne d’essais en Algérie. En novembre 1959, à la veille de l’explosion de Gerboise bleue, vingt pays africains et asiatiques déposent une résolution à l’ONU, demandant le maintien du moratoire international et invitant les pays développant une force nucléaire à y adhérer. Cette initiative est tournée contre la France. Néanmoins, lorsque Gerboise bleue explose en février 1960, la réaction internationale, bien que présente, reste contenue. Les nations ayant voté la résolution en novembre ne parviennent pas à réunir suffisamment de membres de l’ONU pour convoquer une assemblée générale afin de voter une nouvelle résolution pour condamner l’essai français.
Cependant, cette opposition existe. En Afrique, elle est notamment portée auprès de l’ONU par le Ghana et son président Kwame Nkrumah, qui introduit le concept d’impérialisme nucléaire lors d’une conférence à Accra en avril 1960, préfigurant la notion de néocolonialisme. Ce point joue un rôle dans l’émergence de l’idée de faire de l’Afrique un continent exempt d’armes nucléaires. Le 16 novembre 1961, peu après le premier essai souterrain français, huit pays africains font voter une résolution à l’ONU invitant ses membres à s’abstenir d’effectuer des essais nucléaires en Afrique. Cette initiative aboutira en 2009 à un traité faisant de l’Afrique une zone exempte d’armes nucléaires.
Néanmoins, les essais français en Algérie sont rapidement éclipsés par la reprise spectaculaire des essais nucléaires soviétiques à l’automne 1961, suivie d’une campagne d’essais américains à partir d’avril 1962. La pression internationale se concentre alors sur les grandes puissances atomiques pour qu’elles s’orientent vers un accord, qui deviendra le traité de Moscou.
En France, le débat intérieur sur la force de frappe ne se résume pas à une simple opposition pour ou contre la bombe. L’opposition à la force de frappe française, présente dans toutes les forces politiques à l’exception des gaullistes au pouvoir, ne vise pas les essais ou l’arme en elle-même, mais avant tout la politique étrangère du général de Gaulle. La gauche non communiste et les centristes regrettent que le programme nucléaire indépendant français conduise à une politique d’isolement vis-à-vis des alliés de l’Otan, ce qui se concrétisera par la sortie du commandement intégré de l’Otan décidée par le général de Gaulle en 1966. La gauche non communiste et les centristes ne condamnent donc pas l’arme nucléaire américaine, de même que les communistes ne condamnent pas le fait que la bombe atomique soit entre les mains de l’URSS et de la Chine.
L’opinion publique française apparaît très partagée sur la question de la force de frappe, avec une opposition passant de 38 à 50 % et une adhésion diminuant de 37 à 23 % entre 1959 et 1967. Cependant, il faut comprendre que ces chiffres sont rigoureusement parallèles à la popularité du général de Gaulle, montrant que ce qui est condamné est davantage sa politique étrangère, symbolisée par le programme nucléaire.
Des discussions, qualifiées de « Grand Débat » par Raymond Aron, portent alors sur la politique d’alliance de la France : faut-il opter pour un programme nucléaire indépendant, impliquant un éloignement de l’Otan et de sa doctrine de riposte graduée, ou rester fidèle à l’Otan, tel qu’il fonctionne, en inscrivant le programme nucléaire français dans sa doctrine ? Ce débat sera majeur jusqu’à la fin des années 1980.
Une opposition aux essais existe néanmoins sur le terrain dès lors qu’il est question de mener une campagne, notamment en Polynésie en 1963 lors de l’annonce de l’ouverture du CEP et en Corse en 1960 lors de la prospection du massif de l’Argentella pour d’éventuels essais souterrains. Toutefois, dans ce dernier cas, cette opposition vise spécifiquement les essais, et non la bombe ou l’énergie atomique en général, car ce qui ressort du débat est que les Corses auraient préféré que la prospection vise à ouvrir une centrale nucléaire.
En conclusion, le contexte politico-stratégique explique la campagne d’essais en Algérie, visant à obtenir une force aérienne stratégique opérationnelle, ce qui sera réalisé en 1964. La contestation internationale des essais français en Algérie, principalement africaine, passe au second plan face aux enjeux de la Guerre froide et aux campagnes d’essais massives des deux grandes puissances. En France, l’opposition reflète surtout une critique de la politique extérieure de Charles de Gaulle.
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Pincé, pourriez-vous préciser si le consensus en faveur de l’adoption de l’arme nucléaire au lendemain de la Seconde guerre mondiale existait toujours au moment du choix de la Polynésie comme nouveau théâtre des opérations ? Les États potentiellement affectés par les conséquences de ces essais, tels que l’Australie, le Japon et la Nouvelle-Zélande, ont-ils manifesté des réactions particulières lors de cette décision dans les années 1960 ?
M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Il existe un petit débat entre Dominique Mongin et moi-même sur la notion de consensus, sujet de ma thèse.
Le terme « consensus » n’apparaît dans le débat public qu’à partir des années 1970.
Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, plutôt qu’un consensus, nous observons plutôt un enthousiasme vis-à-vis de l’arme nucléaire. Contrairement à la réaction minoritaire d’Albert Camus, qui exprimait une angoisse nouvelle face aux bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, la majorité des réactions en France étaient enthousiastes. Le journal Le Monde titrait sur une « révolution scientifique » le 8 août 1945, et Frédéric Joliot, alors membre du Parti communiste, revendiquait dans L’Humanité du 10 août la contribution française au projet Manhattan.
Cet état d’esprit s’explique, d’une part, par le potentiel pacificateur de l’arme (aussi surprenant que cela peut paraître) et, d’autre part, par les possibilités massives qu’elle offrait en termes d’énergie, laissant entrevoir la perspective d’une énergie bon marché et abondante.
Dans les années 1940, on observe un consensus apparent, bien que le terme ne soit pas utilisé à l’époque. La création du CEA est marquée par une ambiguïté. En effet, bien que son ordonnance mentionne des applications militaires, ce sont les recherches civiles qui sont affichées officiellement. Or, les communistes s’opposeront à l’aspect militaire et seront vus avec suspicion dans le contexte de la Guerre froide. On ne peut pas vraiment parler de consensus puisque des chercheurs, essentiels à ce programme, sont vus comme étant au service d’une puissance étrangère, à savoir l’URSS. L’engagement dans le programme militaire débutera véritablement après l’éviction des chercheurs communistes du CEA, à la suite de la démission de Frédéric Joliot-Curie en 1950.
Dans les années 1960, lors du choix de la Polynésie comme site d’essais, le débat ne porte pas sur l’existence même de la bombe, mais plutôt sur la politique d’alliance. Le concept de consensus tel que nous le connaissons aujourd’hui s’établit réellement au cours des années 1980.
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Il est crucial de souligner que le consensus s’installe véritablement en France à partir de 1981, avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Dans mon récent ouvrage intitulé L’Ultime garantie : Une histoire politique de la dissuasion nucléaire française depuis la 1re Cohabitation (1986-2024), j’ai démontré que la première cohabitation, de 1986 à 1988, marque la structuration d’une politique bipartisane (au sens américain du terme) dans le domaine du nucléaire de défense.
En 1992, le président François Mitterrand remet en question les essais nucléaires en instaurant un moratoire. Cette décision soulève des interrogations quant à la pérennité de la politique bipartisane, notamment face à l’opposition de la droite parlementaire, qui refusait catégoriquement l’arrêt des essais.
Cependant, mon analyse révèle que ce consensus n’a pas été remis en cause. Lors de la seconde cohabitation (1993-1995), bien qu’Édouard Balladur souhaitât reprendre les essais contre la volonté du président Mitterrand, ce dernier, pragmatique, a permis au CEA de se tenir prêt à une éventuelle reprise si l’autorité politique le décidait. C’est précisément ce qui s’est produit lorsque Jacques Chirac a été élu Président de la République en 1995 et a autorisé une ultime campagne d’essais, suivie de la signature du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires et du démantèlement des sites du CEP. Cette décision a, selon moi, préservé le consensus. Je soutiens que, sans cet arrêt des essais, la troisième cohabitation avec Lionel Jospin (1997-2002) n’aurait probablement pas eu lieu, étant donné l’opposition ferme de ce dernier aux essais nucléaires. De plus, la signature du traité d’interdiction par Jacques Chirac dès 1996 s’explique par l’existence d’une alternative : le programme de simulation. Cette solution de remplacement a permis à la France de signer le traité et de démanteler ses sites d’expérimentation, car elle disposait d’une alternative parfaitement crédible.
M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Mon travail critique la notion de consensus pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, je note qu’il n’existe pas de définition unanime de ce terme. En outre, les acteurs du débat stratégique n’ont jamais précisé sur quoi portait exactement ce prétendu consensus. S’agit-il uniquement de l’existence de l’arme nucléaire, de la politique d’alliance ou encore de la doctrine stratégique ? Ce manque de clarté est à l’origine de ma critique du terme.
Ensuite, François Mitterrand considérait que la politique nucléaire, qui expliquait le retrait du commandement intégré de l’Otan, faisait partie du consensus des années 1980. Or, la France est depuis retournée dans ce commandement intégré et l’on estime que le consensus existe toujours. Cela suggère que ses contours auraient changé entre-temps.
Enfin, ma thèse met en lumière que la notion de consensus émerge véritablement au moment où François Mitterrand entre dans la période de cohabitation. Il utilise ce concept comme un outil pour désamorcer les tentatives du gouvernement de cohabitation de s’attaquer à lui.
M. le président Didier Le Gac. Je suis surpris que, dans vos exposés respectifs, vous ayez très peu mentionné la guerre d’Algérie. En 1958, la guerre d’Algérie avait déjà commencé, marquée par la bataille d’Alger en 1957. Comment expliquez-vous que les « événements d’Algérie », comme on les appelait à l’époque, n’aient apparemment pas entravé les desseins du Gouvernement français en matière d’essais nucléaires ?
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. La guerre d’Algérie n’a pas eu d’impact fondamental sur les essais nucléaires menés dans ce pays. Cela s’explique par l’extrême isolement des sites d’expérimentation, très éloignés des zones de conflit.
Néanmoins, un événement a eu des répercussions sur le programme d’essais au moment de Gerboise verte : le putsch des généraux en Algérie. Cet événement a suscité des inquiétudes quant à la possibilité que les putschistes tentent de s’emparer de l’engin expérimental. En conséquence, le tir de Gerboise verte a été accéléré pour des raisons politiques.
Les accords d’Évian, qui ont mis fin à la guerre, ont inclus un engagement du président Ahmed Ben Bella autorisant la France à poursuivre ses expérimentations sur les sites algériens. Bien que l’aspect nucléaire n’ait pas été explicitement mentionné, Ben Bella était parfaitement conscient que la France continuerait ses essais en Algérie jusqu’en juillet 1967, date limite fixée par les accords.
M. le président Didier Le Gac. Cela signifie-t-il que les ouvriers et les ingénieurs ont pu continuer à travailler et à acheminer du matériel dans un pays à feu et à sang ?
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. En effet, cela a été possible précisément en raison de l’isolement extrême du site. La guerre n’a pas eu d’impact sur ces installations, qui étaient par ailleurs protégées par les forces armées.
M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Il est important de souligner la séparation administrative qui existait entre le Sahara et les départements algériens, considérés comme des parties intégrantes de la France métropolitaine, au même titre que n’importe quelle préfecture, comme la Manche ou le Calvados. La question du Sahara n’a émergé que dans un contexte plus large. Lors des premières négociations secrètes à Melun, en 1960, la partie française a tenté de dissocier le Sahara des départements. L’objectif était de maintenir l’exploitation du Sahara, non seulement pour les essais nucléaires, mais aussi pour ses ressources pétrolières importantes, découvertes en 1956. C’est cet intérêt stratégique global pour le Sahara qui a conduit le Front de libération nationale (FLN) à revendiquer l’intégration de cette région dans la nouvelle Algérie indépendante.
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à M. Abdelkader Lahmar.
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Vous avez insisté sur le contexte politico-stratégique et sur la nécessité d’une force de dissuasion nucléaire. Avec le recul de 60 ans, nous pouvons probablement convenir que la dissuasion nucléaire est devenue le fondement de notre politique de défense. Bien qu’un débat puisse avoir lieu sur le plan éthique, cette capacité nous a conféré une position particulière sur l’échiquier mondial dans différents conflits armés, notamment avec la Russie aujourd’hui.
Vous avez indiqué que l’un des critères de choix des sites était leur isolement et leur éloignement des grands centres habités. Disposait-on à l’époque d’informations précises sur le recensement des populations locales ? Quels ont été les impacts réels de ces essais sur ces populations ? Le site était-il véritablement aussi isolé qu’on le prétendait ?
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Ce territoire était alors sous souveraineté française, ce qui implique l’existence de connaissances démographiques. Il s’agissait effectivement d’oasis très isolées. D’après les informations dont je dispose, on estimait la population des palmeraies de Reggane et de la vallée du Touat à environ 40 000 personnes. Néanmoins, dans un rayon de 100 kilomètres autour du champ d’expérimentation de Reggane, on ne comptait qu’environ 500 habitants.
Il est crucial de souligner la création, en 1958, de la Commission consultative de sécurité, présidée par le haut-commissaire à l’énergie atomique et chargée de vérifier, avant chaque essai, l’absence d’impact sur les populations locales et les travailleurs présents sur les sites. Il existait certainement des recensements de population dans ces oasis et des dispositions ont été mises en place pour surveiller les conséquences des essais sur les travailleurs et les populations.
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Est-il possible d’accéder à ces archives ou sont-elles encore classées « secret-défense » ?
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Il n’y a pas d’ouverture des archives en Algérie à ce jour. Cependant, dans le cadre des archives du CEP, on trouve quelques documents relatifs à l’Algérie. Par exemple, le rapport du général d’Ailleret de fin janvier 1957, à la suite de sa mission de repérage sur le site de Reggane, est aujourd’hui accessible au Service historique de la Défense (SHD). Il convient toutefois de noter que les archives concernant l’Algérie ne sont généralement pas aussi accessibles que celles relatives au CEP.
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Mongin, pouvez-vous estimer le volume linéaire des archives du CEA ? En tant qu’historien du CEA, bénéficiez-vous d’un accès privilégié à ces archives ? Avez-vous consulté des documents encore inaccessibles aux autres chercheurs ? Pourquoi les archives concernant l’Algérie sont-elles moins accessibles que celles du CEP ?
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. En tant qu’historien à la DAM du CEA, j’ai effectivement accès aux archives dans la mesure où cela est nécessaire.
L’inaccessibilité des archives concernant l’Algérie ne relève pas tant d’un blocage que d’une question de priorités. Jusqu’à présent, l’accent a été mis sur l’ouverture des archives relatives au CEP.
Je tiens à souligner que la DAM du CEA a créé, au mois de février 2020, une commission ad hoc visant à anticiper et faciliter l’accès des chercheurs aux archives, qui sont intermédiaires et non définitives. Cette initiative fait notamment suite à une demande du chercheur Renaud Meltz, que j’avais rencontré dès 2018. Dès le début de l’année 2021, Renaud Meltz a pu accéder à une cinquantaine de documents provenant du bureau central des archives de la DAM du CEA.
Par la suite, notre priorité a été de venir en appui du SHD, notamment à travers la Commission CEP, à laquelle plusieurs experts de la DAM du CEA ont participé activement. Je rappelle que, parmi les 13 000 documents expertisés, seuls 194 ont été rendus non communicables, ce qui montre l’important travail réalisé au profit du SHD. Dans ces archives, on retrouve des archives du CEA qui sont au SHD.
La priorité a donc été donnée aux archives relatives au CEP, car quelques chercheurs s’intéressaient aux essais en Polynésie française. Pour le moment, le nombre de chercheurs travaillant sur les essais en Algérie est plus faible.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous n’avez pas répondu à ma question relative à l’estimation du reste des archives.
Monsieur Mongin, je souhaiterais par ailleurs que vous réagissiez aux propos tenus par le ministre des Armées, M. Lecornu, qui déclarait lors de son audition le 29 avril dernier : « Assez curieusement, le CEA-DAM a une convention avec les Archives nationales pour sa documentation. La DAM n’a absolument pas les ressources humaines pour tout simplement traiter correctement leur système d’archives. Je verse une recommandation à cette commission d’enquête. C’est de changer cette convention, qui date des années 1980, entre le CEA-DAM et les Archives nationales, et plutôt de contractualiser avec le SHD, qui, lui, non seulement dispose des moyens nécessaires pour traiter ces informations, permet aussi de traiter la matière classifiée et, enfin, permet d’avoir des archivistes qui vont être capables de donner droit aux demandes de particuliers, journalistes, parlementaires, etc. ». Y aurait-il concrètement des améliorations qui découleraient de l’application de cette recommandation, précisément concernant, d’une part, l’ouverture des archives et, d’autre part, leur accès ?
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Dans ma position, vous comprendrez qu’il ne serait pas correct que je commente les déclarations du ministre des Armées. Toutefois, je peux vous éclairer sur notre fonctionnement.
Le bureau central des archives du CEA-DAM dispose d’environ 450 000 documents, dont plus de la moitié est numérisée, ce qui a permis à Renaud Meltz d’avoir accès assez rapidement à des documents envoyés directement par e-mail, ce qui constitue une première dans le paysage archivistique français. Les archives dites « intermédiaires » ont été rendues accessibles.
Par ailleurs, les ressources humaines des archives représentent moins de dix personnes. Nous attendions depuis un certain temps le recrutement de la chargée de mission Archives du CEA-DAM, dont la fonction est de coordonner les travaux, en interne pour les archives, mais aussi vis-à-vis de l’extérieur. Ce recrutement récent va redynamiser complètement le fonctionnement de l’accès aux archives de la DAM. Cette commission ad hoc pourra ainsi se réunir dès le mois prochain pour avancer sur des demandes, notamment de Manatea Taiarui, que nous souhaitons absolument satisfaire.
Notre dispositif fonctionne, comme en témoigne le travail effectué lors de la commission CEP, pour laquelle les experts ont participé aux travaux du SHD. Tout le temps passé au SHD n’était pas consacré aux archives relevant strictement du CEA-DAM. Parmi les 13 000 documents expertisés lors de ce travail colossal, je rappelle que seuls 194 documents n’ont pas été rendus communicables, ce qui témoigne de l’ampleur de la tâche.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Confirmez-vous que 13 000 documents ont été triés parmi les 450 000 documents évoqués ?
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Les experts du CEA-DAM ont analysé 13 000 documents. Il existe effectivement beaucoup plus d’archives du côté du CEP. Cependant, dans ce cas, je parle des documents très sensibles et techniques qu’il fallait expertiser pour vérifier s’ils avaient un caractère proliférant ou non.
M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Ouvrir les archives est une bonne initiative, mais il faut savoir qu’un tiers, voire un quart, des historiens du nucléaire en France se trouvent devant vous aujourd’hui. Nous sommes très peu nombreux. C’est aussi en raison du faible nombre de chercheurs que peu de travaux sont réalisés sur les essais en Algérie d’un point de vue historique.
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à M. Abdelkader Lahmar.
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Des accords ont eu lieu entre la France et l’Algérie pour que les essais se poursuivent jusqu’en 1967. Des accords ont également été évoqués concernant des expérimentations d’armes chimiques. Avez-vous eu accès à des informations sur ce sujet lors de vos recherches ?
M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. N’ayant aucune information à ce propos, je ne peux pas vous répondre.
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Je ne peux pas vous répondre sur ce sujet non plus.
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme Dominique Voynet.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Ma première question revêt un caractère un peu provocateur mais me semble légitime. Vous avez souligné le faible nombre d’historiens travaillant sur ces sujets. Je me demande donc comme le CIENS est financé. Le CEA participe-t-il à son financement, que ce soit pour son fonctionnement ou pour la production d’articles et d’études ?
Par ailleurs, il nous a été expliqué que le choix initial entre les îles Tuamotu et l’Algérie pour les essais nucléaires avait été déterminé par la disponibilité d’un vecteur aérien adéquat. L’Algérie aurait ainsi été choisie dans un premier temps, avant que l’acquisition d’avions DC-8 à forte autonomie ne permette le déplacement vers la Polynésie, après l’indépendance de l’Algérie. Après ma visite de l’usine de Valduc, j’ai pris conscience de l’importance des transports de matières nucléaires et de composants. Dans le cadre de vos recherches, avez-vous étudié ces aspects logistiques ? On nous a indiqué que les vols survolaient l’Atlantique, faisaient le plein à Pointe-à-Pitre et, n’ayant pas l’autorisation de survoler les États-Unis, traversaient l’Amérique centrale. Quelles informations étaient communiquées aux États survolés ou traversés ? Que savaient les populations et les services de sécurité civile ou militaire concernés ? Enfin, quel était le niveau d’information des équipages assurant ces transports ?
M. le président Didier Le Gac. La question de l’avion gros porteur a été évoquée. Pourriez-vous apporter des précisions sur les aspects logistiques, ainsi que sur les autres points soulevés ?
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Le transport militaire était parfaitement sécurisé. L’escale avait effectivement lieu à Pointe-à-Pitre, ce qui nécessitait une autorisation. Ensuite, un avion permettait, en survolant l’isthme de Panama, de rejoindre Hao, en tant que base avancée du Moruroa et Fangataufa. Je ne dispose pas d’informations précises sur la notification aux États survolés. L’élément crucial était la présence d’une installation à Pointe-à-Pitre capable d’accueillir ce type de transport. Le trajet était ensuite un survol de territoire en ligne directe jusqu’à Hao.
Par ailleurs, nous sommes tout à fait transparents quant au financement du CIENS. Créé en 2016, ce dernier bénéficie d’un financement mixte, à l’origine entre l’armée et le CEA. Depuis, nous avons intégré l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), qui participe aussi à cet enseignement. Vis-à-vis des étudiants que nous recevons, ce fonctionnement est parfaitement transparent.
Ce point me permet de revenir sur la question de l’enseignement de l’histoire du nucléaire de défense en France.
J’ai soutenu en 1991 la première thèse d’histoire en France sur ce sujet, sous la direction du professeur Maurice Vaïsse. Cette recherche s’inscrivait dans la tradition de l’école française de relations internationales, initiée par Jean-Baptiste Duroselle, que j’ai eu comme professeur à la Sorbonne.
À partir du milieu des années 1980, le professeur Maurice Vaïsse présidait en France le Groupe d’études françaises d’histoire de l’armement nucléaire (GREFHAN), un groupe indépendant étudiant l’histoire de l’armement nucléaire en général, pas uniquement français. Ce groupement constituait la branche française du Nuclear History Program, une initiative internationale lancée par l’Allemagne de l’Ouest, à une époque marquée par un fort mouvement pacifiste en réaction à la crise des euromissiles. Cette initiative, initialement ouest-allemande, américaine, britannique et française, ne bénéficiait d’aucun financement du côté français. Les seuls soutiens financiers provenaient de fondations américaines et ouest-allemandes, ce qui nous a permis de mener des travaux intéressants et indépendants sur le sujet.
À partir du milieu des années 2010, il est apparu nécessaire d’instaurer un financement public pour ce type d’études. D’abord axé sur les aspects nucléaires, le CIENS a progressivement élargi son champ d’action, intégrant notamment les cyberattaques, dans le but de sensibiliser, en particulier les jeunes générations, à ces enjeux.
En enseignant, depuis le début des années 2010, successivement à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) puis à l’ENS Ulm, j’ai pu constater le fort intérêt des étudiants pour ces questions, particulièrement depuis 2014 avec la première invasion de l’Ukraine, et plus encore depuis 2022. Notre approche pédagogique ne vise pas à imposer une doctrine, mais à favoriser le débat.
M. le président Didier Le Gac. Comment pourrions-nous, à l’avenir, enseigner l’histoire de la dissuasion nucléaire en France, non seulement aux étudiants spécialisés, mais à l’ensemble de la communauté scolaire ?
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Je souhaite revenir sur la manière dont nous avons abordé l’enseignement de l’histoire des essais nucléaires en Polynésie française.
Lors d’un colloque organisé à Papeete par l’Université de la Polynésie française en 2021 et consacré à l’histoire des essais nucléaires, j’ai pu voir une présentation du vice-rectorat de la Polynésie française, avec la participation d’inspectrices générales de l’éducation nationale, qui ont expliqué de façon très intéressante l’enseignement du fait nucléaire dans les écoles polynésiennes.
Parallèlement à ces interventions, nous avons assisté à des ateliers concrets montrant l’enseignement aux étudiants. J’ai eu l’occasion d’échanger avec un professeur de sciences physiques du secondaire qui m’a expliqué comment il abordait le fait nucléaire à l’aide de divers documents, notamment issus du CEA et du livre Toxique, en encourageant ses élèves à développer un regard critique.
Lors de la présentation en Polynésie française du livre sur l’histoire des essais, publié par le CEA-DAM en 2022, nous avons eu un entretien avec le vice-rectorat sur ce sujet.
L’année dernière, plusieurs enseignantes d’un collège de Faa’a m’ont invité à présenter l’ouvrage que j’ai rédigé en 2022 devant plusieurs classes de CM2, en visioconférence. Cette expérience s’est révélée très enrichissante. Les professeurs avaient remarquablement préparé leurs élèves, ce qui a donné lieu à des échanges intéressants.
Cependant, je tiens à ajouter un bémol : même si l’enseignement de l’histoire des essais est une bonne démarche, qui devrait être élargie à la métropole, il est essentiel de replacer cette histoire dans le contexte plus large de la dissuasion nucléaire française. Nous devons nous interroger sur les raisons qui ont poussé la France à mener ces essais, sur les modalités de leur réalisation, mais aussi sur les raisons pour lesquelles elle n’en effectue plus aujourd’hui. Ces questions, parfois négligées par les chercheurs, sont fondamentales. Il est primordial de rappeler que la France a cessé ses essais nucléaires et démantelé tous ses sites d’essais, une démarche unique parmi les États dotés d’armes nucléaires.
M. le président Didier Le Gac. Vous avez eu de la chance, car, lors de notre visite en Polynésie à Papeete, nous avons visité un lycée où les enseignants, de leur propre aveu, se sentaient mal à l’aise pour aborder la question des essais nucléaires. Ils nous ont confié ne pas savoir comment traiter ce sujet.
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Ce sont les enseignantes du collège de Faa’a qui m’ont contacté. J’ai immédiatement accepté leur invitation. Je suis tout à fait disposé à renouveler cette expérience si d’autres établissements le souhaitent.
M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Je suis chercheur associé au CIENS. La majorité des chercheurs en sciences humaines et sociales travaillent de manière quasi bénévole. Je ne suis pas salarié par le CIENS, car les postes universitaires sont très limités. Nous sommes confrontés à un problème de recrutement, avec de nombreux agrégés docteurs en histoire qui ne parviennent pas à obtenir de poste et qui mènent leurs recherches de façon autonome. Personnellement, j’ai principalement autofinancé mes recherches, notamment mes déplacements en archives. J’ai bénéficié de quelques soutiens pour des colloques et d’une validation scientifique du CIENS. Cette situation est représentative de celle de la plupart des chercheurs aujourd’hui. Ce facteur, combiné au désintérêt pour les questions nucléaires entre la fin de la Guerre froide et le conflit en Ukraine, explique en partie le faible nombre de chercheurs dans ce domaine. J’ai été le premier à reprendre une thèse sur ces questions nucléaires en 2014.
Concernant l’enseignement, je suis agrégé et j’enseigne actuellement en classe préparatoire, après avoir passé 20 ans dans le secondaire. Je peux affirmer que l’enseignement de ces questions est quasi inexistant dans le secondaire français et, lorsqu’il est abordé, il est mal traité. Cela s’explique principalement par la méconnaissance de nos collègues des travaux d’histoire nucléaire, due au nombre restreint de chercheurs.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous avons constaté, en Polynésie, des difficultés au sein du corps enseignant pour aborder ce sujet, malgré l’existence d’un dispositif mis en place. Un certain malaise persiste chez les professeurs, notamment d’histoire, qui ne se sentent pas suffisamment armés. Je pense qu’un travail approfondi sur les archives reste nécessaire. Les enseignants craignent de transmettre des informations inexactes, d’autant plus qu’il s’agit d’histoire quasi contemporaine.
Par ailleurs, monsieur Mongin, comment parvenez-vous à convaincre les étudiants de votre indépendance sachant que vous êtes vous-même employé au CEA ? Des étudiants pourraient avoir l’impression que vous êtes à la fois « juge et partie ». La transparence dont vous faites preuve, qui est tout à votre honneur, suffit-elle à convaincre à la fois les étudiants avec lesquels vous travaillez et vos futurs lecteurs ?
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Concernant la transparence, je tiens à préciser que je ne suis pas rémunéré pour mon enseignement au CIENS. Quant à mon indépendance en tant qu’historien, mes livres et mes écrits n’ont jamais été remis en question sur le plan scientifique. J’affirme mon indépendance, bien que je sois historien de la DAM du CEA. Ces deux aspects ne sont pas incompatibles à mes yeux.
Il est important de souligner que, dès ma thèse de doctorat en 1991, à une époque où peu d’historiens s’intéressaient à la dissuasion nucléaire après la fin de la Guerre froide, j’ai toujours fait valoir que j’étais favorable à la dissuasion nucléaire. On peut être un historien engagé sans que cela remette en cause le caractère scientifique et indépendant de ses travaux. Je suis clairement un historien engagé et favorable à la dissuasion nucléaire, sinon je ne travaillerais pas à la DAM du CEA.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Face aux revendications de rétrocession des atolls de Moruroa et Fangataufa à la Polynésie française ou à la possibilité d’un retour permanent ou ponctuel des activités civiles, on évoque souvent un risque élevé de prolifération lié aux types de radionucléides présents, qui faciliteraient les démarches d’acquisition de l’arme. Ce risque était-il similaire en 1966, lorsque la France a quitté les sites algériens sans pouvoir y assurer la sécurité des informations pouvant y être tirées ? Quelles mesures ont été prises à l’époque pour écarter ou réduire le risque de prolifération résultant de l’absence de l’armée française sur ces sites sahariens ?
M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Nous avons effectivement pris connaissance de votre question dans le rapport. Cependant, en tant qu’historiens, nous ne sommes absolument pas compétents sur ces questions et ne pouvons donc pas y répondre. Néanmoins, je peux vous renvoyer vers plusieurs documents importants que vous connaissez probablement déjà. Le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) de 2001 est très important. Je vous recommande également le rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de 2005, ainsi qu’un dossier de la Délégation à l’information et à la communication de la défense (Dicod) intitulé Dossier de présentation des essais nucléaires et de leur suivi au Sahara, datant de 2007.
M. le président Didier Le Gac. Messieurs, je vous remercie pour cet éclairage historique extrêmement intéressant.
41. Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric POIRRIER, ancien chef du département de suivi des centres d'expérimentations nucléaires (DSCEN) (en visioconférence) (Mercredi 14 mai 2025)
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je suis très heureux d’accueillir maintenant M. Frédéric Poirrier, ancien chef du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) ; sachez, Monsieur, que votre audition sera la dernière que notre commission aura effectuée durant ses six mois de travaux, le rapport devant être discuté et voté le 10 juin prochain.
Je rappellerai très rapidement que le DSCEN a été créé en septembre 1998 après l’arrêt des essais nucléaires en 1996 et la dissolution de la direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) en 1998. Les missions du DSCEN ont été définies en 2019 et, pour aller vite, disons que sa principale fonction consiste à assurer la direction et le suivi de la surveillance radiologique, géologique et géomécanique des sites de Moruroa et de Fangataufa.
En tant qu’ancien directeur du DSCEN, votre avis sur certains sujets liés aux essais nucléaires sera évidemment précieux ; avant qu’un dialogue ne s’engage avec les députés ici présents, je souhaiterais lancer l’échange avec deux questions :
— en juin 2018, vous avez déclaré que « la radioactivité dans l’environnement est très faible, en dehors de quatre zones sous-marines qui contiennent du plutonium » au large de l’atoll de Moruroa. Estimez-vous pour autant que les déchets « lagonisés » à Moruroa qui contiennent du plutonium sont sans danger, du fait notamment de la profondeur à laquelle ils se trouvent ou estimez-vous au contraire qu’ils peuvent un jour revenir à la surface ? Dans ce cas, comment ces déchets devront-ils être traités ?
— quelle est par ailleurs votre analyse personnelle, à la lumière de vos anciennes fonctions au sein du DSCEN, concernant, d’une part, les révélations de l’enquête Toxique, publiée en 2021 (notamment les écarts relevés entre les niveaux de contamination officiellement reconnus et ceux estimés par les chercheurs), et d’autre part, les prises de position du docteur Patrice Baert dans son ouvrage récent Essais nucléaires en Polynésie française ?
Voilà les deux questions que je souhaitais vous poser. Mais, avant que le dialogue s’instaure entre nous, je vais devoir vous demander de prêter serment.
Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Frédéric Poirrier prête serment.)
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Ma carrière de médecin a débuté en 1985-1989 dans un régiment d’artillerie à Belfort.
De 1989 à 1992, j’ai été muté au laboratoire de radiobiologie, à Papeete et à Moruroa. Ce laboratoire avait pour mission le suivi médicoradiobiologique de l’ensemble des personnels, civils et militaires, de la défense. Nous réalisions des radiochimies des excrétas, à la recherche de plutonium, par exemple, ainsi que des anthropospectrogammamétries, qui permettaient de rechercher des émetteurs alpha qui auraient pu faire l’objet d’une contamination interne.
En 1992, après mon rapatriement en métropole, j’ai été nommé adjoint du service mixte de contrôle biologique (SMCB) puis du service mixte de surveillance radiologique et biologique de l’environnement (SMSRB).
Jusqu’en 1998, j’ai également été adjoint du conseiller santé de la direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) pour assurer le maintien en conditions opérationnelles des infirmeries de Hao, dédiées aux personnels civils et militaires, mais aussi à la population locale. À Hao, nous avons notamment intégralement refait la salle d’accouchement et de réanimation néonatale, ainsi que le bloc opératoire. En outre, nous nous sommes assurés du maintien en condition opérationnelle de l’infirmerie du bâtiment de transport et de soutien Bougainville.
À la suite de la dissolution de la Dircen durant l’été 1998, le département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire a été créé au sein de la direction générale de l’armement (DGA).
J’ai participé, en tant que médecin, à la mission de récupération de la capsule spatiale type Apollo, lancée depuis la Guyane le 21 octobre 1998, au nord de l’Équateur. Cette mission s’est parfaitement déroulée et je crois savoir que c’est la dernière fois que la France récupérait un objet après un lancement.
En septembre 1998, j’ai été nommé adjoint d’une DSCEN, organisme mixte entre les armées et le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), composé d’une dizaine de personnes. En janvier 2002, j’ai pris la tête de ce département jusqu’au mois d’octobre 2019. Mes missions comprenaient principalement les archives ainsi que la surveillance radiologique et géomécanique, mais également le suivi de travaux de recherche divers et variés.
La première chose que j’ai voulu absolument réaliser dans le département, compte tenu du volume des archives qui avaient été transférées de différents services et que nous détenions, était un tri et un conditionnement, alors qu’il n’existait pas d’inventaire. Lors de sa récente visite, Mme Mereana Reid Arbelot a pu constater qu’une salle contient les nombreuses archives à caractère médical. J’ai voulu que soit créée une base de données, améliorée de jour en jour grâce à un travail considérable. De plus, un important travail de saisie informatique de l’ensemble des spectrométries a été sous-traité. Enfin, nous avons réalisé la numérisation des bottins de dosimétries de l’ensemble du personnel ayant travaillé au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et bénéficié d’un dosimètre.
M. le président Didier Le Gac. Je vous invite à répondre aux deux questions que je vous ai posées afin d’engager le débat.
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. J’ignore d’où vient cette date de juin 2018.
En raison des essais sur barge à Moruroa, au large de Denise, Dindon et Frégate,
de la radioactivité résiduelle significative, essentiellement liée à du plutonium, se trouve
entre 20 et 40 mètres de profondeur au fond du lagon.
Par ailleurs, les essais de sécurité réalisés sur le banc Colette ont indiqué qu’il n’y avait pas de dégagement d’énergie nucléaire. À l’époque, il s’agissait de fixer la contamination avec des colles pelables et des goudrons. Or, à la faveur d’une tempête, une partie de ces goudrons et de ces colles pelables se sont retrouvés dans le lagon. Sur le site du banc Colette, l’activité en plutonium est significative par 10 mètres de profondeur. Sur ces motus, la décontamination a été réalisée par des entreprises qui utilisaient des scrapers, qui ont nettoyé la dalle corallienne sur les motus Ariel, Colette et Vesta. Évidemment, un bilan radiologique a été réalisé, montrant qu’il reste quelques grammes de plutonium incrustés dans la dalle corallienne, témoignant d’une contamination fixée. En 1999 ou 2000, j’ai demandé la fermeture de cette zone aux véhicules et aux piétons en raison du risque de contamination cutanée ou interne par le biais d’une blessure sur cette dalle corallienne.
Concernant l’ouvrage Toxique, M. Sébastien Philippe a été assez clair : les retombées de Centaure ont évidemment touché Tahiti, ce dont on ne se cache pas. Néanmoins, j’ai un peu de recul sur les doses calculées. Or, pour 3 millisieverts ou 5 millisieverts, le risque de développer une pathologie, notamment cancéreuse, est extrêmement faible. Je n’argumenterai pas sur la virgule, ni sur la quantité de millisieverts, car le risque est de toute façon extrêmement faible.
Enfin, le livre du docteur Patrice Baert est solide, puisque tout y est référencé. Il est possible de retrouver les articles qu’il a utilisés pour écrire les propos qui ont pu « décoiffer ».
M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les archives médicales détenues par le DSCEN ne concerneraient que les personnels suivis à l’époque pour une surveillance médicoradiobiologique. Comment étaient sélectionnés ces personnels et de quelles mesures de surveillance bénéficiaient-ils dont les autres personnels ne profitaient pas ?
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Le suivi était conforme à la réglementation du travail alors applicable. Aujourd’hui, un charpentier qui travaille sur des bois exotiques bénéficie d’une surveillance spéciale ; les peintres, en particulier ceux qui travaillent avec des pistolets, sont également suivis à cause des vapeurs de solvants. De la même façon, les personnels susceptibles de travailler sous rayonnements ionisants bénéficient d’une surveillance spéciale de médicoradiobiologie adaptée aux risques auxquels ils peuvent être exposés. Si les personnels étaient exposés au rayonnement gamma, comme ceux qui ont monté l’engin nucléaire dans le fameux Café de Paris à Moruroa, ils bénéficiaient d’une dosimétrie. En plus de la dosimétrie, les décontamineurs avaient également une surveillance de la contamination interne par des analyses sur les excrétas à la recherche de plutonium. La surveillance était donc adaptée à chaque personnel et métier. Le chauffeur de camion ou le cuisinier à Moruroa n’avait pas de surveillance particulière, si ce n’est la surveillance de la médecine du travail. Du temps des aériennes, c’était la même chose, même si les règles n’étaient pas tout à fait les mêmes, avec une limite de 5 millisieverts pour le public. La surveillance avait donc lieu dans le respect des dispositions réglementaires et des conventions de travail.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pour la période atmosphérique, estimait-on que l’exposition aux retombées variait en fonction des tâches des personnels ?
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Non, j’ai précisé que la surveillance était relative à leurs conditions de travail.
Il est important de noter qu’entre 1966 et 1968, la totalité du personnel travaillant au CEP bénéficiait d’une surveillance dosimétrique. En 1969, aucun essai nucléaire n’a été réalisé. En 1970, après analyse des résultats des trois premières années d’essais nucléaires atmosphériques, nous avons constaté que de nombreuses personnes surveillées n’avaient jamais été exposées. Par conséquent, nous avons recentré la surveillance dosimétrique et/ou médicoradiobiologique sur les personnels véritablement susceptibles d’être exposés dans le cadre de leurs fonctions.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Disposez-vous du nombre exact de dosimètres d’ambiance et individuels portés par les personnels civils et militaires sur l’ensemble de la période ? Pourriez-vous détailler ces informations pour les périodes atmosphérique et souterraine ? Pourriez-vous nous expliquer la méthode utilisée à l’époque pour mesurer les doses quotidiennes cumulées reçues par un personnel suivi, c’est-à-dire porteur d’un dosimètre individuel ? Qu’en était-il pour les autres personnels présents sur site ? Avez-vous des données chiffrées ou une estimation de la proportion de personnel suivi et non suivi sur les 30 années d’expérimentation ?
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Concernant les chiffres, je ne les ai pas en ma possession. Cependant, je crois que Mme Anne-Marie Jalady, actuelle directrice du département, vous a communiqué ces données.
Comme je l’ai mentionné précédemment, durant les trois premières années d’essais, l’ensemble du personnel était équipé d’un dosimètre. Par la suite, cet équipement a été réservé aux personnels susceptibles d’être exposés aux rayonnements ionisants dans le cadre de leurs fonctions, que ce soit pendant les essais aériens ou souterrains.
Nous disposons effectivement de nombreux résultats de dosimétrie d’ambiance, qui permettent d’évaluer la dose reçue par des personnes travaillant ponctuellement dans des zones spécifiques, comme un marin travaillant trois heures dans la salle des machines d’un navire de guerre, près des bouilleurs. Bien entendu, les personnes travaillant à temps plein à proximité de ces équipements étaient systématiquement équipées d’un dosimètre.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quelle était la méthode pour le personnel suivi portant un dosimètre ? Nous avons recueilli des témoignages de vétérans indiquant que leur dosimètre était collecté quotidiennement et souvent remplacé par un nouveau le lendemain. Pouvez-vous expliquer cette méthode ? Comment ces données dosimétriques étaient-elles consignées dans leur dossier médical ?
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Votre question comporte plusieurs aspects.
Tout d’abord, je tiens à préciser que le DSCEN détient des dossiers médicoradiobiologiques et, notamment, de médecine du travail. Concernant les dossiers connexes directement liés aux expérimentations, nous disposons de résultats de radiochimie, de spectrométrie, de visites médicales et de libérations de formule sanguine. Ces éléments permettent d’évaluer et de suivre le personnel qui se présente.
La dosimétrie était quotidiennement rendue après développement des films contenus dans des boîtiers munis de couches métalliques pour différencier les énergies gamma.
La dosimétrie d’ambiance revêtait une grande importance. Dans certains endroits où le débit d’onde était faible, nous n’utilisions que ce type de dosimétrie. Compte tenu de l’époque, nous en placions un peu partout. C’est ainsi que, pendant les trois premières années, nous avons équipé l’ensemble du personnel de dosimètres individuels.
Il est crucial de souligner la responsabilité individuelle dans la gestion des dosimètres. Au vu de la distribution massive de ces appareils, il était impossible de vérifier systématiquement leur restitution. J’ai d’ailleurs eu l’occasion d’aborder ce point en présence du ministre de la défense. J’ai expliqué qu’il était regrettable que certaines personnes n’aient pas rendu leur dosimètre, car elles connaissaient parfaitement la procédure de restitution. Sans cette restitution, nous ne pouvions pas obtenir de résultats.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Vous évoquez des « essais de sécurité » sur le banc Colette. Cette formulation m’interroge, car, bien qu’il n’y ait pas de dégagement d’énergie nucléaire, la chute de la bombe sur le sol corallien a dispersé du plutonium, fait que vous n’avez pas caché. Je m’étonne de l’utilisation de termes qui tendent à banaliser ces opérations. Par exemple, parler de « décontamination avec des scrapers » ou de « nettoyage de la dalle corallienne » donne une impression trompeuse, car il s’agissait en réalité d’un décapage. Le recouvrement ultérieur par plusieurs couches de béton et de goudron a été « lagonisées » à votre corps défendant en raison d’un événement climatique. Je m’interroge sur le devenir des couches scrapées, sachant qu’à l’époque, les puits P1 et P3 étaient déjà pleins et fermés. Ont-elles été « océanisées », « lagonisées » ou coulées dans du ciment ?
Concernant le personnel, vous mentionnez des « monteurs de l’engin » dans le Café de Paris et des « décontamineurs ». Il faut être honnête : aucune véritable décontamination n’a eu lieu. À Hao, où devait avoir lieu la prétendue décontamination, les avions étaient simplement nettoyés au jet, les eaux usées se déversant dans le lagon. Ne disposions-nous pas d’autres technologies que ces méthodes ménagères, qui ne donnent pas l’impression d’un grand sérieux dans le suivi ?
En tant que médecin, avez-vous été tenté d’utiliser les résultats des analyses ou des études réalisées ? Avez-vous consulté les dossiers médicaux des personnes concernées ?
Enfin, où se trouvent actuellement ces dossiers médicaux ? Certains sont archivés à la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS), mais de nombreux autres restent introuvables. On évoque parfois Limoges, Bruyères-le-Châtel ou Saclay comme lieux de stockage potentiels. Savez-vous où ces dossiers ont été envoyés ?
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Au motu Colette, les opérations n’étaient en aucun cas du bricolage. Des équipes en tenues de décontamination ont été mobilisées. Nous avons effectivement utilisé des engins de type scraper pour décaper la dalle corallienne et récupérer les agrégats ainsi que le plutonium. Ces matériaux ont été conditionnés dans des fûts. À l’époque, les puits PS1 et PS3 étaient encore ouverts, ce qui nous a permis de stocker ces déchets dans des fûts bétonnés. Du plutonium est effectivement tombé dans le banc Colette. Je ne dis pas qu’il s’agit d’une bonne chose. À l’époque, nous avons entrepris de décontaminer la dalle corallienne et, aujourd’hui, du plutonium est fixé dans cette dalle. Ainsi, il est possible de détecter occasionnellement de petits points chauds fixés dans la dalle à l’aide d’une sonde alpha.
À Hao, la décontamination des avions Vautour, au retour de leur pénétration pilotée, a été réalisée par du personnel diplômé et très spécialisé vêtu de combinaisons, masques et bottes, avec une surveillance de l’exposition à la contamination. Nous procédions à des analyses de spectroradiotoxicologie des excrétas. Il faut noter que les avions, volant à des vitesses
de 600 à 700 kilomètres par heure, perdaient naturellement une grande partie des poussières radioactives. Néanmoins, certaines zones, comme la voilure et les ailes pouvaient retenir des résidus de radioactivité alpha. Le lavage des avions était le procédé le plus simple, utilisant un produit similaire à un liquide vaisselle, permettant une bonne adhérence de l’eau aux surfaces. Contrairement à certaines affirmations, les effluents des lavages n’étaient pas déversés dans le lagon, car une cuve de décantation était en place entre la dalle de Vautour et l’océan. Les eaux résiduelles étaient effectivement évacuées dans l’océan, tandis que la matière sédimentée dans le bac de rétention était récupérée en fût, puis mise dans des puits de stockage.
Quant aux dossiers médicaux, je rappelle que le Service des archives médicales hospitalières des armées (Samha) de Limoges gère les dossiers d’hospitalisation du Centre hospitalier des armées Jean-Prince. La localisation des dossiers strictement médicaux individuels dépend de l’arme d’appartenance : la Marine les conserve à Toulon, la Légion étrangère à Aubagne et l’Armée de l’Air et l’Armée de Terre à Pau. Ces informations sont à vérifier. Pour obtenir une copie de leur dossier médical, les personnes concernées doivent adresser une demande écrite, accompagnée d’une copie de leur pièce d’identité, au service approprié. Les ayants droit doivent également fournir une copie du livret de famille. Je peux témoigner de l’efficacité remarquable du service d’archives de Limoges, capable de retrouver des documents en un temps record. Les services d’archives font face à des problématiques de moyens, alors que leurs missions nécessitent des financements importants.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Bien que le processus puisse sembler simple en apparence, il est totalement incompréhensible pour une personne polynésienne qui ne maîtrise pas parfaitement le français et qui ignore l’organisation de l’armée française et du traitement de ces archives. Il nous incombe de rendre ces informations plus lisibles.
Par ailleurs, je vous demande de confirmer que les boues de décantation collectées sur la dalle Vautour ont effectivement été transportées par voie aérienne à Moruroa, pour être ensuite enterrées dans les puits PS1 ou PS3.
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Je ne peux pas le garantir.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Vous venez de nous communiquer cette information.
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Je ne peux pas garantir la véracité de cette information. Néanmoins, le principe retenu était bien celui-là. Ces fûts de déchets transitaient par Moruroa par bateau.
Concernant les dossiers médicaux, les Polynésiens peuvent s’adresser au Centre médical de suivi (CMS), qui dispose de toutes ces informations dans ses bases de données, tout comme le DSCEN et, je pense, le Civen.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Concernant la dalle Vautour, il est évident, d’après certaines photographies, que l’eau utilisée pour le nettoyage des avions ne s’écoulait pas systématiquement dans des rigoles menant à une cuve de décontamination, pour être ensuite rejetée dans l’océan, et non pas dans le lagon. Il convient de préciser que, d’un côté, se trouve le lagon et, de l’autre, l’océan, à proximité de l’atoll. Sur certains clichés, on peut observer l’eau s’infiltrant dans le sable. En tant qu’insulaire, je peux affirmer que l’eau s’infiltre très facilement dans le sable, contrairement à ce qui se produirait sur de l’argile, du granit ou d’autres types de roches. Il est donc certain qu’une partie de l’eau contaminée pénétrait dans le sable.
Par ailleurs, à l’époque où vous étiez en poste au DSCEN, lorsque vous receviez une demande du Civen concernant un dossier médical dans le cadre d’une demande d’indemnisation, procédiez-vous à une analyse de ce dossier avant de le transmettre ? Ou bien, une fois l’identité confirmée, le transmettiez-vous sans analyse préalable ? Si vous effectuiez une analyse, pouvez-vous en expliquer les raisons ?
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Nous nous faisions évidemment un devoir de répondre à toutes les demandes du Civen qui nous étaient adressées. C’est pourquoi, avec mon équipe de l’époque, nous avions mis en place une base de données consolidée, avec de multiples inventaires.
Après avoir rassemblé toutes les pièces concernant un individu donné, je regardais le contenu du dossier. Je vérifiais la présence d’examens de radiotoxicologie, la nature de son travail sur les sites, son affectation et l’existence ou non de dosimétrie. Il m’est également arrivé, à partir des résultats de radiotoxicologie, d’effectuer une évaluation de la dose liée à la contamination interne. Cette tâche requiert des compétences spécialisées que tout le monde ne possède pas. Néanmoins, il existe des méthodes incontestables pour réaliser ces calculs. Ainsi, je pouvais préciser dans une correspondance qu’un individu avait été exposé à une contamination au césium ou au plutonium, par exemple, en fournissant une évaluation de la dose reçue.
En tant que médecin, je suis conscient que toutes les personnes qui nous contactent le font parce qu’elles sont malades. Je suis médecin, mais aussi un être humain, un mari et un père. Il est donc impératif de répondre avec empathie, y compris au Civen, car les correspondances que je transmettais étaient systématiquement communiquées aux intéressés eux-mêmes, qu’ils soient métropolitains ou polynésiens.
Parfois, lorsque je ne savais pas comment répondre précisément, je me mettais en relation avec le Service de protection radiologique des armées (SPRA).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En examinant les quatre missions du DSCEN, je n’ai trouvé aucune mention de l’analyse des dossiers médicaux avant leur transmission au Civen. Ce dernier vous demandait-il explicitement d’analyser ces dossiers médicaux ? Agissiez-vous en tant qu’expert, sortant ainsi de votre rôle du DSCEN, en ouvrant et en analysant ces dossiers médicaux, notamment pour déterminer une dose efficace ? J’ai relu les propos de Mme Jalady qui nous a expliqué les prérogatives du DSCEN et je ne vois absolument pas de mention de l’analyse des dossiers médicaux. Cette démarche était-elle prévue dans la procédure ou s’agissait-il d’une initiative personnelle de votre part ?
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Ma réponse est : les deux. Je n’ai rien à cacher. Vous indiquez que cette tâche n’est pas explicitement mentionnée dans les textes fondateurs du DSCEN. Heureusement que nous avions tout de même l’habitude de travailler correctement. Il est normal que nous regardions les dossiers médicaux, parfois rapidement lorsque nous disposions simplement d’un résultat de dosimétrie, sans dossier médicoradiobiolologique, ni radiotoxicologie des excrétas. D’autres dossiers sont plus compliqués et volumineux, pouvant occuper plusieurs boîtes d’archives. Certains incluent également des dossiers relatifs à la médecine du travail. Heureusement que nous dépassons largement les missions du DSCEN quand on travaille au cœur de chacun des sujets.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Avez-vous été associés aux trois études SEPIA, commandées par le ministère des Armées ? Ces études ont examiné la mortalité et la morbidité des vétérans des essais nucléaires dans le Pacifique, mais seuls des vétérans hexagonaux ont été inclus dans le périmètre de ces recherches. Savez-vous comment ils ont été choisis ? Pourquoi ne pas avoir étendu ces études au personnel polynésien ?
Par ailleurs, j’aimerais connaître votre opinion sur la pertinence d’une étude épidémiologique d’ampleur en Polynésie.
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. J’ai effectivement travaillé avec l’Observatoire de la santé des vétérans (OSV) de l’époque. Le DSCEN a fourni la base de données nécessaire à la réalisation des études SEPIA.
Concernant l’absence d’inclusion des Polynésiens, il faut comprendre que notre base de données ne fait pas de distinction entre individus polynésiens et métropolitains. Bien que certains noms puissent suggérer une origine polynésienne, la base de données elle-même ne permet pas cette différenciation. Cependant, il est crucial de souligner que, pour mener des études épidémiologiques sur la population polynésienne, il est nécessaire de disposer d’un numéro d’identification unique pour chaque individu et d’une date de naissance précise, information qui n’est pas toujours disponible dans nos dossiers. À partir de quelle année la généralisation des cartes d’identité a-t-elle eu lieu en Polynésie ? Ces éléments expliquent pourquoi les Polynésiens n’ont pas été intégrés à ces études, ce qui n’était pas une démarche volontaire. Je pense que certains participants à l’étude SEPIA sont en réalité polynésiens et vivent en Polynésie, mais notre base de données ne permet pas de les différencier. Il faut garder à l’esprit que certains Polynésiens portent des noms à consonance très française.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pensez-vous qu’il serait pertinent de procéder à un examen complémentaire sur le strontium 90 pour tous les personnels ayant travaillé sur les sites ?
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Je ne pense pas qu’un tel examen soit judicieux. Il est fort probable que nous n’obtiendrions aucun résultat significatif. Ces analyses sont extrêmement coûteuses et les chances d’obtenir un résultat sont très minces. Dans l’éventualité où un résultat serait obtenu, il serait sans doute extrêmement faible. C’est mon opinion, mais je pense qu’il serait peu judicieux d’allouer des ressources financières à ce type d’investigation. Cependant, si quelqu’un dispose des fonds nécessaires pour mener une telle étude, il est possible de le faire.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je suis surprise que vous puissiez être sûr du résultat sans avoir même eu l’idée de mener cette étude...
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Je pense que nous obtiendrions des résultats extrêmement faibles, dans le cas où il y aurait effectivement des résultats. Il existe un risque de tomber en dessous de la limite de détection des appareils de mesure. L’avis de radiochimistes serait utile sur ce sujet.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour la précision de vos réponses.
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Si je peux ajouter un dernier mot, je rappellerai qu’on qualifie le ministère des Armées de « grande muette ». Cette appellation était indéniablement justifiée pendant une longue période. Cependant, il existe des domaines où nous avons considérablement communiqué. Je pense notamment à l’ensemble des monographies concernant Moruroa et Fangataufa, dont vous en avez peut-être connaissance. Le premier tome de la monographie traite de la géologie, de la pétrologie et de l’hydrogéologie, ainsi que de l’édification et de l’évolution des atolls. Le deuxième tome répondra sans doute à nombre de vos questions sur la phénoménologie des essais. Cet ouvrage aborde les effets mécaniques, luminothermiques et électromagnétiques. Le troisième tome, particulièrement intéressant, se concentre sur le milieu vivant et son évolution. Je ne parle même pas de la dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie. Enfin, les monographies sur Rapa ont également été éditées par le SMCB de l’époque. Des publications similaires existent pour les Tubuai, Moruroa et les Gambier.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Mme Jalady m’a offert ces ouvrages lors de ma visite.
M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Je conclurai en évoquant une mission très importante, décidée à la suite d’une mission de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) régional de Papeete, présidée par l’amiral Dupont, et visant alors à rendre compte à Mme Alliot-Marie des attentes des Polynésiens en matière d’information. La mission a été pilotée sous l’égide de M. Jurien de la Gravière, qui a effectué 15 missions en Polynésie, ayant permis la réhabilitation de nombreuses installations datant du début du CEP (hangar Pantz à Rikitea, plots de béton pour les antennes à Totegegie, blockhaus à Taku et à Rikitea, abri Pantz à Pukarua ou encore nombreuses dalles de béton à Reao et Tureia). Tureia reste un sujet d’actualité, car deux blockhaus n’ont pas pu être démontés, le propriétaire s’y étant opposé. En revanche, nous avons demandé au maire de prendre un arrêté municipal pour en interdire l’accès, ces structures étant devenues extrêmement dangereuses en raison de ferrailles coupantes. M. Jurien de la Gravière rendait compte de chaque mission à Mme Alliot-Marie, qui lui avait confié un mandat en son nom. Il a rédigé des réponses écrites à nombre d’interrogations de Bruno Barrillot, de Roland Oldham et du Comité d’orientation du suivi des conséquences des essais nucléaires (COSCEN).
J’ajoute que la cathédrale de Rikitea a été inaugurée il y a environ cinq ou six ans. Il est important de souligner que c’est grâce à M. Jurien de la Gravière que des travaux considérables de restauration ont été réalisés, notamment de l’autel et de ses nacres. Je tiens à donc rendre hommage à M. Marcel Jurien de la Gravière.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie.
Ensemble des comptes rendus des auditions effectuÉes par une dÉlÉgation de la commission d’enquÊte
en PolynÉsie française
lors du dÉplacement effectuÉ du 21 au 31 mars 2025
1. Audition de MM. Patrick GALENON, président, et Vincent DUPONT, directeur de la Caisse de prévoyance sociale (CPS)
M. le président Didier Le Gac. Pour cette première audition dans le cadre de notre déplacement en Polynésie française, je suis très heureux que nous puissions rencontrer Patrick Galenon, président de la Caisse de prévoyance sociale (CPS), et Vincent Dupont, son directeur.
Comme vous le savez, notre commission d’enquête a été créée au mois de décembre dernier et nous menons nos travaux jusqu’au début du mois de juin. Nous avons dès à présent effectué de nombreuses auditions à Paris et, dans le cadre du déplacement d’une délégation de notre commission d’enquête en Polynésie française, nous souhaitions évidemment vous rencontrer puisque la Caisse de prévoyance sociale est au centre de ce que les Polynésiens appellent parfois la « double dette des essais nucléaires ».
Avant d’entendre votre position sur ce sujet et de vous écouter plus largement, je vous précise que nous sommes ici dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire. Aussi, je vais vous demander de nous déclarer chacun à tour de rôle tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
MM. Patrick Galenon et Vincent Dupont prêtent serment.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie et vous laisse donc immédiatement la parole.
M. Patrick Galenon, président de la Caisse de prévoyance sociale. Je tiens tout d’abord à vous remercier pour avoir bien voulu nous inviter à cet entretien ; les conséquences des essais nucléaires sont pour nous un sujet qui est plein de sens, à tous points de vue (économique, moral…). À ce sujet, je voudrais tout de suite vous dire que lorsque nous avons fait nos propres analyses, notamment dans le cadre des maladies radio-induites, nous nous sommes prononcés dès 2005 pour que soit reconnue une relation linéaire et sans seuil entre les essais d’une part, et la survenance de ces maladies d’autre part.
Je dois également vous préciser que les chiffres dont nous disposons ne datent que de 1985 ; nous les avons actualisés jusqu’en janvier 2025. Vous savez qu’on est passé d’un régime initialement de responsabilité à un régime de solidarité, de telle sorte que la CPS n’a bénéficié d’un remboursement total de la part de l’État français que pour sept dossiers. Avec le changement de logique ainsi intervenu, c’est désormais la CPS qui assume seule la prise en charge financière des victimes de maladies radio-induites, celles-ci ne pouvant plus se retourner devant l’État pour obtenir un quelconque remboursement. Bien que le Conseil d’État ait affirmé que le législateur avait souhaité instaurer un régime exclusif de toute recherche de responsabilité, nous souhaiterions néanmoins que l’État nous aide et évite que nous soyons ainsi soumis à la double peine d’avoir à subir à la fois une maladie et un paiement important comme vous l’avez signalé dès votre propos introductif.
M. le président Didier Le Gac. Pouvez-vous nous préciser en quelques mots le fonctionnement de la CPS, et nous dire quels liens elle entretient avec le processus d’indemnisation du Civen ?
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. Je suis arrivé en Polynésie il y a trente-cinq ans ; je suis médecin de formation et je travaille depuis plus de vingt ans maintenant à la CPS, qui est donc un organisme équivalent à une caisse générale de sécurité sociale ; elle s’occupe aussi bien de l’assurance-maladie que des prestations maladie, des retraites… Elle a les mêmes compétences que la Sécurité sociale en métropole sauf pour ce qui est de l’assurance-chômage et de la dépendance qu’elle ne gère pas (une réforme a été décidée afin de le prévoir mais cela n’a pas encore été mis en place). Elle est financée à 74 % par des cotisations, le reste venant de subventions du pays au nom régime de solidarité ; elle ne bénéficie plus de subvention de l’État depuis deux ans. Elle couvre par ailleurs trois régimes différents qui sont la solidarité, les salariés et les non-salariés. Son budget annuel est d’environ 170 milliards de francs pacifique (soit 1,48 milliards d’euros environ), l’assurance-maladie représentant près de 70 milliards (hors ce qui touche à la recherche et ce qui relève de la direction de la santé qui représente à elle seule environ 12 milliards). Une des particularités de la caisse est qu’elle finance les évacuations sanitaires, prises en charge par des acteurs privés pour évacuer les malades en métropole (en région parisienne pour 85 % d’entre eux, certaines évacuations se faisant également vers la Nouvelle-Zélande) lorsque le plateau technique ne permet pas de les soigner ici, en Polynésie ; ça représente un coût annuel de 4 à 5 milliards par an. Le siège de la CPS se trouve à Papeete mais elle dispose de douze antennes par ailleurs et de deux antennes situées l’une en Nouvelle-Zélande, l’autre à Paris pour faire le lien avec les patients qui pourraient y être évacués. Depuis le mois de juillet 2022 qui a vu entrer en vigueur une réforme de sa gouvernance, le conseil d’administration de la CPS est constitué pour chaque régime des mêmes personnes : cinq représentants des centrales syndicales, cinq représentants du patronat et cinq personnalités qualifiées désignées par le pays.
Je préciserai enfin que le Centre hospitalier de Polynésie française (CHPF) est la seule structure qui prend en charge des personnes atteintes de pathologies cancéreuses ; depuis 2012 qui a vu l’ouverture d’un centre d’oncologie, on prend ainsi une partie des cancers mais une partie importante des patients concernés continue tout de même d’être envoyée en métropole. Cela dit, si c’est nécessaire, le traitement en urgence de patients qui nécessitent des soins reste toujours possible au CHPF : personne ne reste sur le pas de la porte ! Mais ce sera ensuite à la caisse du CHPF de recouvrer les sommes dues par les intéressés.
M. le président Didier Le Gac. Le taux de remboursement est-il le même qu’en métropole ?
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. La couverture est même plus favorable qu’en métropole ; il n’existe en Polynésie aucun forfait journalier, ceux qui ont des droits ouverts bénéficiant ainsi d’une prise en charge totale. Dans le secteur public, il existe également une prise en charge à 100 % mais il peut y avoir reste à charge pour les consultations au même titre que pour les professionnels de santé, le ticket modérateur étant de 30 %.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Existe-t-il des conventions avec des cliniques privées ?
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. Oui, il existe une harmonisation des financements, sachant que le mode de financement est fixé par dotations globales, dont le montant est déterminé non plus en fonction de la comptabilité analytique qui pourra être présentée mais en fonction de l’activité clinique observée.
M. le président Didier Le Gac. Venons-en au sujet de l’indemnisation des personnes affectées de maladies (notamment de cancers) dues aux rayons ionisants. Quels sont les liens entre la CPS et le Civen ? Quand intervenez-vous dans le processus ?
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. C’est assez simple : la CPS et le Civen n’ont quasiment aucun rapport ! On en a eu au début. On a ainsi eu l’occasion de rencontrer les représentants du Civen depuis 2006 mais, en pratique, on n’entretient pas de lien direct avec le Civen puisque dans la constitution des dossiers, ce sont deux associations (l’Association 193 de Mme Lena Normand et l’association Moruroa e Tatou) qui s’occupent des victimes, qui les aident à constituer leurs dossiers d’indemnisation. On a parfois pu effectuer des recherches sur certaines données, sur les carrières des victimes, leur donner certains éléments médicaux mais on n’a jamais constitué de dossiers. Avec la mise en place d’un centre médical de surveillance au Ministère de la santé (rattaché à la Direction de la santé mais bénéficiant d’un fonctionnement d’État puisque comptant des médecins militaires, un financement de l’État…), c’est cette cellule qui a finalement pris le leadership sur ce sujet. En 2009, on a été à l’origine de la mise en place d’une convention qui a permis à cette cellule de cibler la population pour faire de la prévention et monter des dossiers ; à ce dispositif s’est ensuite adossée une structure voulue par le Haut-Commissariat. Nous donnons directement à cette cellule les éléments qui nous sont demandés, notamment les relevés de carrières qui sont des éléments importants dans la constitution des dossiers d’indemnisation, mais le patient ne vient pas pour autant à la caisse.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Ce type de convention existe-t-il avec les associations ?
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. C’est plus compliqué avec les associations. Il y a deux ans et demi, on a mis en place, à la demande du président Moetai Brotherson, une politique volontariste en instaurant un guichet unique afin de permettre aux personnes qui le souhaiteraient d’entamer des démarches personnalisées et de bénéficier d’un circuit court d’informations mais ça n’a jamais véritablement pris car la demande des assurés n’est pas celle-là ; ce qu’ils souhaitent surtout, c’est la transmission d’informations en cours.
M. le président Didier Le Gac. Combien coûtent les indemnisations à la caisse ?
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. Nous avons eu à l’époque à gérer 14 dossiers, notamment de cancers de la thyroïde qui ne posent guère de difficultés puisque leur lien avec les rayons peut assez facilement être établi ; quant aux autres dossiers, on n’a plus rien depuis 2007, hormis donc nos 14 dossiers en instance. On a essayé par ailleurs d’évaluer le coût moyen par cancer éligible en procédant à des études sur le plus gros échantillon possible ; on s’est demandé quel pouvait être le coût moyen d’un cancer de la thyroïde, du colon, du sein… ? On n’a aucun document sur la période 1966-1984 à la CPS ; en 2009, on s’était attaqué aux dépenses en nature, notamment aux problèmes des pensions de réversion pour les assurés décédés. On a essayé d’estimer à l’époque la part des prestations en espèce et des prestations en nature en y incluant les indemnités journalières ; depuis 2015, on se focalise sur les prestations en nature puisqu’on a là aussi des discussions factuelles mais elles sont longues et complexes. Au départ, on souhaitait lister l’ensemble des coûts que la CPS prenait en charge en Polynésie française ou à l’extérieur de celle-ci, aussi bien en ambulatoire qu’en hospitalier ; finalement, on est relativement exhaustif en matière de versements. Le coût par cancer va ainsi de 5 à 23 millions de francs pacifique pour les leucémies, qui sont les plus coûteuses puisqu’elles se déroulent sur un temps long, ce qui rend très complexe, au regard de la diversité des pathologies, la détermination d’un coût moyen.
Aujourd’hui, on indemnise environ 14 000 patients dont la moitié est décédée, ce qui représente un coût globalisé de 125 milliards de francs pacifique sur la période 1984-2025 ; on a isolé la « part sécu » et la « part pays ». Quand on regarde les résultats, on est extrêmement surpris de voir que l’incidence et la prévoyance ne sont pas différentes de ce que l’on observe en métropole ; la grosse différence en revanche tient au fait que le diagnostic est effectué 15 ans plus tôt en métropole. Le problème n’est donc pas un problème de dépistage.
On a toujours séparé l’indemnisation de la victime au titre du préjudice subi (qui est d’ailleurs toujours moins bien indemnisé qu’en métropole) et celle au titre du préjudice social, qui est notamment porté par la CPS ; or, quand des affaires d’indemnisation devant le Civen sont passées en justice et que le préjudice a finalement été estimé, le jugement est rendu sur les deux préjudices mais c’est pourtant la caisse qui a payé l’ensemble !
Mme Dominique Voynet (EcoS). J’ai deux questions à vous poser. Le chiffre avancé de 14 000 dossiers est impressionnant ; peut-on aller davantage dans le détail en liant le nombre et la nature des cancers et des essais avec l’existence d’éventuels clusters (dans les Gambier par exemple…) et l’âge moyen des victimes ? Est-on capable de le faire ? Ma seconde question est la suivante : à mon sens, les médecins travaillent un peu avec un bandeau sur les yeux. Est-on véritablement capable de dire que l’évolution de certaines maladies va plus vite en Polynésie que dans d’autres territoires ? Est-on par exemple capable de dire que certains cancers évoluent plus vite ici qu’à Wallis-et-Futuna ou en Nouvelle-Calédonie ?
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. C’est compliqué car il faudrait rentrer dans le détail des dossiers médicaux pour accéder à divers éléments comme la date du diagnostic, la date du décès éventuel, le stade de la pathologie... Il faudrait donc avoir accès à la complétude du dossier pour pouvoir ensuite comparer toutes ces données. Or les médecins conseils n’ont pas accès à tout cela ! À cet égard, l’intérêt de l’ICPF est que, lui, devrait avoir accès à l’ensemble des dossiers.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Dans les chiffres que vous avancez ici, est-ce que vous êtes repartis depuis 1984 pour intégrer les 23 maladies qui figurent actuellement dans l’annexe à la loi Morin ? Par ailleurs, la commission d’enquête s’intéresse aussi aux conséquences sociales des essais : pouvez-vous sur ce point nous faire un bref rappel historique du transfert de la compétence santé à la Polynésie française ?
M. Patrick Galenon, président de la Caisse de prévoyance sociale. Il faut bien avouer que toutes les conséquences de ce transfert n’ont pas été mesurées lors du transfert de la compétence santé à la Polynésie en 1977 lorsqu’elle a bénéficié de l’autonomie !
Mme Dominique Voynet (EcoS). Si vous avez besoin à un moment quelconque d’avoir accès à des dossiers de personnes avant 1984, à qui vous adressez-vous ? Cela est-il arrivé ? Avez-vous, à cette occasion, sollicité par exemple l’armée, un employeur, une caisse… ?
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. On peut sans doute avoir l’information mais tout cela n’est malheureusement pas informatisé…
M. Patrick Galenon, président de la Caisse de prévoyance sociale. Par ailleurs, je précise quand même que nous n’avons pas accès aux archives militaires.
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. On a un certain nombre d’archives, notamment pour calculer le montant des retraites versées ; mais tout cela prend beaucoup de temps faute d’informatisation. En outre, il y aura un problème si l’on fait appel à une entreprise à laquelle le CEP a pu recourir et qui a depuis disparu.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Avez-vous pu bénéficier de l’aide du CEA sur ce point car il peut éventuellement avoir par devers lui la liste des entreprises concernées ?
Mme Dominique Voynet (EcoS). Effectivement, est-ce que vous leur avez envoyé des demandes d’informations ? Avez-vous des traces écrites de ces demandes ?
M. Patrick Galenon, président de la Caisse de prévoyance sociale. Je ne sais pas, d’autant que plusieurs documents sont couverts par le secret défense…
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Vous pourriez sans doute avoir des informations, ne serait-ce que la liste des entreprises qui ont permis de construire le CEP.
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. Oui mais on peut avoir travaillé sur le CEP sans pour avoir été présent au moment d’un essai.
M. le président Didier Le Gac. Que pensez-vous, si l’on supprime le seuil de 1 millisievert, du caractère irréfragable du lien qui pourrait ainsi être établi entre l’essai et la pathologie radio-induite ? Si les critères de lieu et de temporalité sont remplis ainsi que celui de la maladie référencée sur le décret de 2014, on devrait pouvoir indemniser !
M. Patrick Galenon, président de la Caisse de prévoyance sociale. La loi Morin définit effectivement trois critères différents : la maladie, la temporalité, le lieu mais le critère qui nous gêne, c’est le 1 millisievert ; ce qui nous gêne aussi, c’est le fait que certaines maladies ne soient pas présentes dans le décret, comme par exemple le cancer de la prostate. SI l’on ne prend en considération que les maladies figurant sur la liste annexée à la loi Morin, on ne traite finalement que 10 % des cancers.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Que pensez-vous de la transmission intergénérationnelle de certaines maladies ? Avez-vous travaillé sur ce sujet ?
M. Patrick Galenon, président de la Caisse de prévoyance sociale. Ça peut effectivement exister mais c’est un sujet complexe car il faut pouvoir le prouver. Or cette preuve réside dans l’examen de cellules sexuelles, qui sont très fragiles et dont l’étude s’avère de fait particulièrement délicate.
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. Pour qu’il y ait de l’intergénérationnel, il faudrait de grosses radiations : même si elles ont lieu, étaient-elles suffisantes pour autant ? Il y a sur ce sujet des avis contraires, en tout cas partagés. Par ailleurs, si l’on parle en termes de cancers, est-ce la bonne approche ? Les conséquences ont finalement été plus sociétales et sociales que médicales de mon point de vue. Je n’ai jamais vu ou ressenti le syndrome de la psychose ; je n’ai absolument pas le sentiment qu’une personne serait particulièrement angoissée du seul fait qu’une personne de sa famille aurait été irradiée par le passé.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Avez-vous des chiffres sur l’évolution du taux de natalité, sur d’éventuelles fausses couches, sur des malformations de nouveau-nés depuis l’installation du CEP ?
M. Vincent Dupont, directeur de la Caisse de prévoyance sociale. Pour tout ce qui ne relève pas du cancer, il faudrait aller chercher dans les archives du Centre hospitalier de Polynésie française (CHPF).
M. Patrick Galenon, président de la Caisse de prévoyance sociale. Je connais beaucoup de personnes qui étaient à Moruroa et qui n’ont effectivement pas pu avoir d’enfants. Faut-il pour autant le généraliser ? Je ne sais pas.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Est-ce que la CPS a des chiffres concernant le nombre d’enfants mort-nés en Polynésie, notamment au moment où ont eu lieu les essais ?
M. Patrick Galenon, président de la Caisse de prévoyance sociale. Non, ce serait plutôt le CHPF qui pourrait avoir ce type d’informations. D’ailleurs, une autre question se pose concernant l’éventuel nombre de fausses couches. Il y a un vrai problème de définition et d’appréhension scientifique du phénomène des essais nucléaires ; la seule véritable différence en matière épidémiologique, ce sont les maladies cardio-vasculaires ; les essais semblent avoir eu une incidence particulière sur ce point et c’est assez troublant.
Mme Dominique Voynet (EcoS). D’où ma demande de travailler en effectuant des comparaisons avec ce que l’on peut trouver en Nouvelle-Calédonie ou dans d’autres territoires en matière d’hypertension, de diabète.
M. le président Didier Le Gac. Avez-vous eu un début de remboursement de la part de l’État en ce qui concerne les frais engagés par la CPS pour indemniser les personnes atteintes de maladies radio-induites ?
M. Patrick Galenon, président de la Caisse de prévoyance sociale: on ne cesse de le demander ! On l’a encore fait officiellement le 3 décembre 2023 en dernier lieu mais aucune suite n’a été donnée depuis.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie vivement pour votre participation à cet entretien.
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2. Audition de MM. Moetai BROTHERSON, Président de la Polynésie française, Cédric MERCADAL, ministre de la Santé et de la Prévention, chargé de la Protection sociale généralisée, et Taivini TEAI, ministre de l’Agriculture et des Ressources marines, en charge de l’Alimentation et de la Recherche
M. le président Didier Le Gac. Nous sommes très heureux de vous revoir, Monsieur le Président, pour procéder à une audition dans un cadre plus formel que celui de nos discussions d’hier. J’en profite immédiatement pour vous remercier de tout ce que faites pour faciliter l’organisation de notre séjour en mettant à notre service une salle pour travailler et procéder à certaines auditions, rendant ainsi nos relations plus faciles et plus fluides qu’avec d’autres acteurs.
Je ne vais pas vous rappeler l’histoire de cette commission d’enquête, que nous avons évoquée hier, et à laquelle nous sommes tous attachés. Dans le cadre de nos travaux, il était inenvisageable pour nous de ne pas venir sur place, ici en Polynésie française, pour rencontrer un certain nombre d’acteurs. Nous vous remercions d’ailleurs une nouvelle fois pour avoir bien voulu vous rendre disponible un dimanche !
Comme vous l’avez dit hier, Monsieur le Président, ce sujet des essais nucléaires vous est particulièrement cher puisque celui-ci fait en quelque sorte partie de votre « domaine réservé » en tant que Président de la Polynésie française, mais je rappelle que vous aviez également déposé et présenté une proposition de loi sur ce sujet en juin 2021, qui avait malheureusement été rejetée en commission mais que je me souviens avoir votée à titre personnel ! Autant dire que vos propos, ainsi que ceux de vos ministres ici présents, seront très importants pour nous.
Avant que vous n’interveniez et que nous puissions tous échanger, je vais devoir, comme la réglementation m’y oblige, vous demander de prêter serment, toutes les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire devant le faire.
Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
MM. Moetai Brotherson, Cédric Mercadal et Taivini Teai prêtent serment.
M. le président Didier Le Gac. L’idée de construire un « centre de mémoire sur les essais nucléaires » est un vœu formulé par les Polynésiens depuis 2006 et a d’ailleurs été approuvé par les présidents de la République François Hollande et Emmanuel Macron. L’État a mis à disposition un bâtiment pour ce faire mais le Pays souhaite préalablement la constitution d’un comité scientifique avant de s’engager pleinement dans ce processus. Pouvez-vous nous indiquer les raisons de cette demande ? Où en sont les discussions aujourd’hui ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. L’idée de construire un centre de mémoire a commencé à émerger dès 2005 après le travail de la commission d’enquête diligentée par l’Assemblée de Polynésie française ; elle a été reprise par les Gouvernements successifs du pays jusqu’à se traduire par la signature d’une convention avec l’Etat portant sur l’érection de ce centre de mémoire. Au moment où cette convention se fait, ce sont les autonomistes (Édouard Fritch) qui étaient au Gouvernement ; du côté des indépendantistes et de quelques autonomistes, une crainte a commencé à naître, consistant à penser que ce centre ne deviendrait qu’une « machine à blanchir » les essais nucléaires ; d’où la nécessité de se pencher sérieusement sur son contenu ! J’ai toujours pensé que ça ne devait pas être un musée au sens strict du terme ; ce doit être un centre où l’on expose les faits, à charge et à décharge, et on laisse le visiteur vivre cette histoire et se forger sa propre conviction. Quand je prends mes fonctions de président en mai 2023, je fais le point sur ce dossier avec Yolande Vernaudon. On a constitué un comité l’an dernier ; celui-ci a commencé ses travaux et on continue d’avancer avec différents comités de travail qui regroupent une cinquantaine de personnes (scientifiques, membres associations…) qui se réunissent régulièrement. On a essayé d’être sinon œcuméniques, du moins d’être variés en tout cas en ce qui concerne la composition de cette communication.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Toujours sur le centre de mémoire, êtes-vous satisfait de l’avancement des travaux ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Non, je ne le suis pas ! Objectivement, je ne pense pas qu’on puisse aller plus vite. On vient de signer devant un notaire la prorogation de l’affectation du lieu car les travaux devaient être achevés aujourd’hui et ce n’est pas le cas. Je souhaiterais que ça aille plus vite mais il ne faut pas bâcler ce travail ; j’ai dit que ce lieu ne devait pas être un lieu de colère, ni de propagande à la gloire du commissariat à l’énergie atomique (CEA). Pour moi, l’enjeu, la cible principale, c’est notre jeunesse car si ce centre devait demain devenir une sorte de cercle des poètes disparus pour seulement quelques retraités se retrouvant là dans une ambiance de naphtaline, on aura totalement raté notre mission. En plus, le terrain pour édifier ce centre se trouve juste à côté de parcs, de lycées… Il faut en profiter pour en faire un véritable lieu d’attraction pour notre jeunesse ; il faut que ce soit également un lieu où l’art puisse s’exprimer autour de ce sujet.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Vous avez dit « ni à charge, ni à décharge » Monsieur le Président : c’est aussi notre point de vue dans le cadre de cette commission. On vient d’auditionner juste avant vous les responsables de la CPS, qui nous ont donné des chiffres, notamment le coût pour les Polynésiens de l’indemnisation des personnes affectées par les rayons ionisants ; pouvez-vous nous dire un mot sur le transfert de la compétence santé à la Polynésie française ? Dans quelles conditions celui-ci s’est-il effectué ? Et par ailleurs, les autorités locales de l’époque avaient-elles conscience de ce que ce transfert allait impliquer pour la Polynésie ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Il faut replacer les choses dans leur contexte. Tout a démarré en 1977 avec le premier statut d’autonomie de la Polynésie ; à cette époque, hormis quelques personnes engagées contre le combat nucléaire, la classe politique n’est majoritairement pas informée des effets probables des essais nucléaires ; de fait, lorsque le transfert de la compétence santé se fait, on ne voit absolument pas se profiler le souci sanitaire qui va survenir quelques années après. Le premier qui en parle, c’est Oscar Temaru qui, par le biais de Bengt Danielsson (antinucléaire de longue date), rencontre des scientifiques japonais qui lui disent de faire attention aux effets des tirs nucléaires, les maladies apparaissant généralement dix ans après. Or, en 1977, on est dix ans après le tir Aldébaran et on commence seulement à constater l’apparition de maladies radio-induites en Polynésie française mais personne n’est alors au courant, ni les politiques, ni les responsables du système de santé.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Il existait pourtant déjà au moins un rapport américain sur les dangers du nucléaire !
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Certes mais il faut se souvenir que ce rapport de l’armée américaine date de 1961, qu’il a été traduit et envoyé à la France en 1962. Il fait suite aux essais nucléaires atmosphériques américains et détaille les effets pathologiques des tirs mais, dans les faits, personne ne connaît ce rapport en 1977, en France ! On n’en prend connaissance que lorsque Richard Tuheiava devient sénateur, s’empare du sujet et commence à l’étudier.
M. Cédric Mercadal, ministre de la Santé et de la Prévention, chargé de la Protection sociale généralisée. Il faut également se souvenir que le système de santé de la Polynésie française à cette époque, entre 1950 et 1970, était largement un corps d’armée : c’était de la médecine militaire ! On a hérité également de tout cela dans le système médical polynésien ; on n’était donc pas dans l’optique de développer notre médecine ici, de faire de la recherche… On ne travaille par exemple vraiment sur le cancer que depuis 2015/2016, mais on n’était pas plus au fait de tout cela avant la fin des années 2000…
Mme Dominique Voynet (EcoS). Au fil de nos travaux, on a auditionné et entendu parlé de personnes ayant eu des statuts très différents lorsqu’elles ont travaillé sur les sites militaires, principalement du CEP : des militaires bien sûr, mais aussi des gens ayant un statut civil, des personnes recrutées par des entreprises tierces, parfois un peu de force et pas sur la seule base du volontariat comme on nous l’a parfois fait croire… Comment s’appliquait le code du travail à l’époque ? D’ailleurs, était-ce le code du travail français qui s’appliquait ou pas, et comment peut-on vérifier qu’il était alors effectivement respecté ? Car on a des témoignages écrits ou oraux qui nous disent que les gens n’avaient alors pas de dosimètre, ne bénéficiaient pas de contrat de travail, qu’ils étaient payés en liquide ce qui posait ensuite problème pour reconstituer leurs carrières en vue de toucher une retraite…
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. La compétence travail a été transférée à la Polynésie non en 1977 mais seulement en 1992 ; de fait, le code du travail français s’est appliqué en Polynésie jusqu’à cette date, comme en métropole, mais ce serait peut-être à vérifier…
M. le président Didier Le Gac. Quel est votre avis sur la mission « aller vers » ? Est-ce, de votre point de vue, un progrès ? Faut-il l’amplifier ? Que pensez-vous de l’éventuelle création d’une antenne du Civen en Polynésie française ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. La mission « aller vers » a forcément constitué un progrès mais je ne sais pas si elle a finalement été si efficace que cela… On a tous les ans un rapport qui nous est remis sur cette mission : elle a été prolongée. La mission « aller vers », ce sont des Polynésiens qui vont à la rencontre d’autres Polynésiens ; je n’ai pas de raison de douter de la bonne foi de cette mission. Elle semble parfois être en concurrence avec l’activité de certaines associations, notamment l’association 193 (mais pas seulement elle), associations qui avaient historiquement cette fonction d’aider les victimes à constituer leurs dossiers d’indemnisation. On assiste aujourd’hui à de grandes discussions entre l’association 193 et cette mission « aller vers », l’association mettant en exergue le manque d’efficacité de cette mission. À titre personnel, je n’ai pas les éléments pour le dire.
Je crois par ailleurs qu’il existe plusieurs obstacles à la constitution d’un dossier d’indemnisation. Une barrière psychologique tout d’abord parce que les personnes concernées ont subi un traumatisme et souhaitent assez logiquement l’oublier. Un obstacle dû à la distance ensuite. Un manque d’enthousiasme des Polynésiens pour tout ce qui est « paperasse », notamment si celle-ci est dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas forcément. Quand j’étais député, j’avais demandé à ce que les supports ou les documents échangés avec le Civen soient enfin traduits en langues locales et n’existant pas seulement en français… Il existe également des obstacles administratifs alors que notamment lorsque certains documents ont disparu. Pour ma part, je suis preneur de tout dispositif qui permet d’aider et d’améliorer la constitution des dossiers.
M. Cédric Mercadal, ministre de la Santé et de la Prévention, chargé de la Protection sociale généralisée. On a à faire face à un gros problème de relevés de carrières. L’informatisation de la CPS ne date que de 1986 ; on n’a donc pas d’informations précises sur le passé pour les gens qui veulent faire reconnaître leurs droits.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je crois qu’on a tous été choqué de voir que pas mal de déchets de l’époque du CEP avaient été « océanisés » ou « lagonisés » sur les anciens sites des essais nucléaires. On a aussi entendu parler du nettoyage des avions qui traversaient les nuages nucléaires pour recueillir les échantillons (les fameux « vautours »), également du nettoyage d’autres appareils (avions, hélicoptères) qui se faisait sur place… Le Gouvernement polynésien a-t-il déjà demandé à ce qu’il soit procédé à des explorations océanographiques pour effectuer des analyses des milieux marins ?
M. le président Didier Le Gac. D’ailleurs, dans votre proposition de loi, il y avait l’idée de créer une commission sur les déchets…
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. L’idée générale de la proposition portait également sur les sites de tirs. Il existe deux puits, PS1 et PS3, dont on nous certifie qu’ils vont résister au temps et à tout le reste mais dans le même temps, on anticipe que la partie dure du sol serait menacée d’effondrement au niveau des atolls, ce qui a justifié le financement du projet Telsite à hauteur de 12 milliards de francs pacifique. J’ai tendance à croire que lorsqu’on finance ainsi un tel thermomètre, c’est qu’on soupçonne la fièvre d’arriver ! Il y a eu une vaste opération de dépollution mais ce qui a été fait en vérité, ce sont surtout des opérations par rapport aux métaux lourds et au fioul ; on a par ailleurs démonté des hangars, cassé de vieux bâtiments, évacué une partie des déchets… L’idée de faire des prélèvements par le biais d’une mission océanographique pourrait être intéressant mais ce serait sans doute très compliqué sur la partie extérieure, sans doute plus facilement faisable dans le lagon ; sauf erreur, des plongeurs militaires et civils sont d’ailleurs allés à la limite du lagon dans le cadre de l’opération de dépollution mais pas plus loin.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. A-t-on des informations par rapport au réservoir d’avion qui a été récupéré récemment à Hao ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Non ; je sais qu’on a cru initialement que ce pouvait être un obus ou une torpille mais c’est finalement un réservoir, dont on ne sait pas comment il est remonté dans le lagon. Sinon, je ne sais pas où il est actuellement entreposé.
Mme Dominique Voynet (EcoS). On nous a pourtant affirmé sous serment qu’on n’avait « océanisé » que des déchets coulés dans le béton, ce qui est manifestement faux !
M. Yoann Gillet (RN). Vous avez dit tout à l’heure que vous souhaitiez que le centre de mémoire ne soit « ni à charge, ni à décharge » mais, au-delà, quelle serait selon vous la bonne réparation pour la Polynésie ? Comment faire en sorte que ce sentiment de colère puisse s’estomper ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Vaste question…
Je pense que la demande de pardon est le préalable incontournable ; j’ai été très déçu que le Président de la République ne le fasse pas en juillet 2021. Quelques mois plus tard, il a demandé pardon aux harkis : pourquoi pas à notre égard ? Ce n’est pas coûteux mais symboliquement c’est important.
Ensuite, il y a l’indemnisation des victimes. On sait que, depuis le vote de la loi Morin, un mécanisme existe ; il est imparfait et il faut donc l’améliorer. Il ne se passe pas un mois sans que je reçoive un message d’une personne faisant état d’un dossier rejeté, parfois au sein de la même fratrie, avec le dépôt de dossiers identiques, le refus du Civen portant au surplus sur des pathologies qui peuvent être plus graves le cas échéant ! Les gens ne comprennent pas ; ils ne peuvent pas comprendre. Il faut donc un mécanisme qui soit à la fois plus simple et plus efficace. Je sais qu’il existe des demandes d’indemnisation automatique pour les personnes qui ont travaillé là-bas mais je ne pense pas que ce soit la bonne solution car des gens ont travaillé à Moruroa et se portent très bien ! J’ai moi-même les deux cas dans ma famille. Je pense que, dès lors qu’on déclare une pathologie radio-induite, il faut pouvoir être indemnisé beaucoup plus simplement qu’aujourd’hui.
Se pose également le cas des victimes indirectes : la loi Morin est le seul mécanisme qui ne prenne pas en compte les victimes indirectes ! Ça fait polémique et ça fait peur à l’État mais le sujet des effets transgénérationnels, c’est-à-dire des situations où l’on a à faire non à des pathologies strictement identiques mais à des effets médicaux observables sur les enfants par exemple, doit être traité. On me dit que les méthodes actuelles ne le permettent pas mais, dans ce cas, ne peut-on changer de méthode ?
M. Yoann Gillet (RN). Est-ce que vous, si le pardon devait arriver, vous l’accepteriez publiquement ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Ça me paraîtrait naturel et ce pardon serait accepté par le Polynésiens, pas seulement par moi. La Polynésie reste un pays très chrétien et je vous rappelle que le pardon figure évidemment dans les grands préceptes de la religion chrétienne.
Mme Dominique Voynet (EcoS). C’est généreux et impressionnant d’accorder son pardon dans ces conditions ! Mais le pardon serait sans doute plus efficace si l’on ouvrait en grand les portes et les fenêtres pour que toute la vérité soit faite sur cette époque. L’armée a assez largement déclassifié ses archives pour que la vérité soir faite ; ce n’est pas le cas du CEA… Hier, vous avez abordé un point essentiel : le préjudice fait à la Polynésie est avant tout d’ordre moral, psychologique et pas seulement sanitaire et environnemental ; il touche à la manière dont les personnes envisagent leur avenir. Que faut-il faire, dans ce cas, pour qu’il y ait une réparation mais du point de vue collectif ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Il y a plusieurs façons d’envisager cela. La question financière se pose évidemment, avec la question des sommes dues par l’État français à la CPS, à la sanctuarisation de ce que l’on appelle ici « la dette nucléaire » soit les 18 milliards de francs pacifique accordés à l’époque et qui pourrait s’arrêter du jour au lendemain si la France élisait un nouveau Président de la République, un nouveau Parlement… Si je prends les compétences de la Polynésie française, notamment l’éducation et la santé, notre statut actuel permet de faire déjà beaucoup de choses mais de manière limitée. Aujourd’hui, on ne peut pas avoir école d’immersion par exemple (type école Diwan…) alors que toutes les études faites par les experts montrent que les élèves issus de ces écoles ont de meilleurs résultats dans toutes les matières, pas seulement en langue ou en français. Il serait temps qu’on puisse le faire. Dans le domaine de la santé, je suis fils d’infirmer ; on est compétent en matière de santé en Polynésie, pas en matière de médicament ce qui rend notre intégration dans le système de santé assez délicat à mettre en œuvre. Quand on voir le taux de décrochage scolaire en Polynésie, on se dit que le polynésien est moins doué ou qu’il ne trouve pas sa place dans le système tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Il faut se souvenir que le Lycée Paul Gauguin a été construit parce qu’il fallait à l’époque un lycée pour les fils des personnels du CEP, mais seulement en vue de leur permettre de continuer leurs études une fois rentrés en métropole ; on n’a absolument pas pensé aux enfants polynésiens…
Mme Dominique Voynet (EcoS). Les enseignants en Polynésie sont-ils obligés de parler le tahitien, ou une autre langue locale ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Non, pas plus que les généalogistes ou tout autre fonctionnaire du pays… Il existe tout de même des écoles où l’enseignement se fait en moitié en langue locale, moitié en français.
M. le président Didier Le Gac. J’ai une question par rapport à la mauvaise foi, qu’on a évoquée précédemment… Que pensez-vous du livre du docteur Baert qui nie la relation entre les cancers observés en Polynésie et l’exposition aux tirs ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Je ne veux pas juger ce monsieur, ce n’est pas à moi le faire. Il a à peu près mon âge ; c’est dommage qu’il n’ait pas été en poste ici dans les années 1980 ou 1990 où il aurait pu voir et soigner les victimes d’essais nucléaires dont la peau partait parfois en lambeaux… Je suis assez choqué par le contenu du livre mais c’est de sa responsabilité.
M. Yoann Gillet (RN). On ne fait pas ce reproche de ne pas avoir vécu cette histoire aux auteurs du livre Toxique !
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Ça pourrait effectivement être intéressant de les mettre face à face. Dans le livre Toxique, on peut y lire des analyses très intéressantes sur le trajet des nuages des tirs mais ils ne développent pas davantage de point de vue strictement médical.
Sur la question de la transmission, dans les années 1992-1996, un groupe de professeurs avait été chargé de réviser les manuels scolaires pour y intégrer l’histoire de l’annexion et celle des essais nucléaires. Moi, j’ai cinq enfants, âgés de onze à trente-cinq ans ; eh bien, ils sont tous passés au travers ! Personne ne leur en a parlé ! Il se trouve que, même si cette période des essais figure dans les livres, et alors même qu’il y a davantage d’enseignants polynésiens que par le passé, je suis sûr qu’une partie d’entre eux s’autocensurent lorsqu’il s’agit d’évoquer les essais. Amenez une classe de terminale voir la pièce de théâtre Les Champignons de Paris : ils y apprendront tout ! Je me souviens que, de 2014 à 2017, j’avais en charge l’éducation populaire comme adjoint au maire de Faʻaʻā. On avait mis en place une sorte de cinéclub itinérant en partenariat avec le Festival international du film océanien (FIFO) et notre première projection s’est déroulée dans un quartier social où nous avons projeté le film Aux enfants de la bombe (2012). La projection était ensuite suivie d’un débat avec des experts ; et je me souviens qu’à la fin de la projection, un jeune homme d’une vingtaine d’années avait levé la main pour intervenir, les larmes aux yeux car il venait ainsi d’apprendre que l’on avait procédé à des essais nucléaires dans son pays !
Mme Dominique Voynet (EcoS). L’État a parfois fait preuve de déni, a caché des informations… Avez-vous constaté aujourd’hui un changement d’attitude de la part de l’État ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Il y a un changement depuis que le dispositif de la loi Morin existe. L’État ne peut plus refuser de discuter désormais. La posture peut varier d’un Haut-Commissaire à l’autre ; sur cette question, le Haut-Commissaire Spitz est un homme pragmatique avec lequel on peut discuter. Cela dit, il y aura toujours une position assez constante de l’État comme quoi il faut tourner la page donc on ne sera jamais d’accord sur tout ; il faut écrire des pages mais pas tourner la page.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Et par ailleurs, on ne peut pas tourner une page blanche !
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. La question de la restitution des atolls, qui fait parfois partie de nos discussions, nous ramène à la question des compétences. En principe, en droit des collectivités locales, quand il y a transfert de compétences, il y a évaluation préalable. Pourtant, si l’on étudie les différentes évolutions statutaires de la Polynésie française au fil du temps, on se rend compte qu’une telle évaluation n’a été faite qu’une seule fois, pour l’éducation, et encore partiellement ! Aujourd’hui, on a des communes qui veulent que le pays leur transfère ou partage avec elles certaines compétences (le sport, le social, la culture…) mais je rappelle que ce sont en principe des compétences du pays. La compétence générale lui a été retirée quand le code général des collectivités locales (CGCT) a été mis en œuvre en Polynésie ; il y a aujourd’hui une tolérance du pays pour que les communes exercent certaines compétences qui sont en principe de son ressort mais il ne faut pas exagérer.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Dans le cadre de l’autonomie de la Polynésie et notamment au regard de ses compétences en matière de santé et d’environnement, qu’est-ce que le pays envisage de faire sur le sujet des essais nucléaires ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. L’action au niveau du Parlement doit aboutir à une évolution de la réglementation ; mais comme rien ne bouge, on s’est dit « fiou » pour reprendre un terme bien de chez nous (lassitude, impatience, contrariété… c’est tout ça en même temps, « fiou »). En attendant que les choses évoluent dans le cadre du dispositif étatique, nous avons décidé de créer notre propre statut des victimes des essais nucléaires ! On est en train de le faire ; un groupe de travail a été constitué avec l’ICPF (Institut du cancer de Polynésie française), la DSCEN (délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires), mon cabinet… pour donner de la substance à ce statut. La loi Morin pourrait voir la liste des maladies radio-induites étendue mais puisque rien n’est fait, on va définir nos propres critères. Toutes les personnes reconnues affectées par le Civen seront indemnisées : ça, ça ne pose aucune difficulté ; mais d’autres le seraient également désormais. Je sais que certains nous critiquent en disant que la Polynésie va payer à la place de l’État avec un tel dispositif. En fait, on raisonne différemment. Ce que l’on veut, c’est mettre en place ce statut, définir ce qu’on estime être pertinent comme périmètre, comme critères… et on mettra alors l’État en face de ses responsabilités en lui demandant d’expliquer le delta qui pourrait exister entre les deux types d’indemnisation proposées.
M. Cédric Mercadal, ministre de la Santé et de la Prévention, chargé de la Protection sociale généralisée. La problématique de la dette de la CPS est avant tout d’ordre juridique. Le terme de « solidarité » n’est pas celui de « responsabilité » et donc, en l’état, la CPS doit tout payer. Il y a un responsable mais, dans les faits, c’est la CPS qui garde la facture sur les frais de maladie car le terme utilisé (« solidarité ») n’est pas le même.
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Sur cette question des chiffres, il faut au moins que l’État s’accorde sur une méthode de calcul et sur les données que l’on utilise !
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. J’aurais une question à vous poser au sujet des archives. Pour mieux comprendre cette époque, il est absolument nécessaire de récupérer de nombreux éléments historiques. Mais la question se pose : où sont les archives ? Quelle est leur teneur ? On sait que le CEA reste globalement très fermé, comme on l’a ressenti lorsqu’on l’a auditionné, le 12 mars dernier. Localement, des archives existent-elles pour mieux connaître cette période et existe-t-il des difficultés d’accès sur ce point ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Vous savez qu’il existe plusieurs sources d’archives. Celles de la CPS mais seulement pour son fonctionnement après 1985 ; elles n’en sont pas moins importantes puisque ce sont des données médicales. Il existe évidemment un service des archives au pays, dont l’accès est public. Il existe également des archives télévisuelles, radiophoniques, privées qui, pour certaines, n’ont pas été versées. En ce qui concerne les archives déclassifiées, je rappellerais que, lorsque la Président de la République a fait cette annonce d’une plus grande ouverture d’archives restées classifiées jusqu’alors, un comité technique de déclassification a été créé, comprenant notamment deux représentants de la Polynésie française désignés par le Président : il se trouve que les deux représentants en poste aujourd’hui ne se rendent quasiment jamais en France et ne participent donc pas régulièrement aux travaux de ce comité, qui a pourtant un rôle essentiel puisque c’est lui qui détermine si un air est proliférant ou non. On en d’ailleurs en train de procéder à de nouvelles nominations.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Pouvez-vous nous dire un mot des archives faisant partie du « Fonds du Gouverneur » ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. Il existait une convention par laquelle les archives de l’État étaient stockées par le pays au sein du Service polynésien des archives (le SPA) mais nous n’avons pas l’intention de la renouveler. Parmi ces archives de l’État, il y a effectivement le fameux « Fonds du Gouverneur » dont on ne sait pas comment on va le stocker demain. Le Haut-Commissaire Spitz souhaite renouveler la convention mais moi, je n’ai plus de place au sein du SPA pour nos propres archives ! Il faut donc que l’État crée un centre d’archives ici, en Polynésie.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Nous avons auditionné tout à l’heure les responsables de la CPS et nous avons été fort étonnés de leur peu de curiosité sur certains sujets comme d’éventuelles statistiques concernant la mortalité infantile… Est-ce que toi, Cédric, tu en sais davantage ? Le pays a-t-il eu la curiosité de demander au CEP de lui fournir la liste des entreprises civiles ayant travaillé pour son compte à l’époque des essais nucléaires ?
M. Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française. À ma connaissance, la demande officielle par le Gouvernement de Polynésie française n’a jamais été faite. Sur la question des femmes stériles ou de l’éventuelle importance d’enfants mort-nés, on en revient très vite à des questions tabous ! Sans dire qu’il y a une omerta sur ces sujets, disons que c’est à tout le moins très douloureux. Je sais qu’il y a des archives de l’église catholique qui existent sur les enfants enterrés, ce qui peut être un début de piste... Le seul semblant d’étude qui existe a été effectué par le docteur Christian Sueur pour le film Aux enfants de la bombe. Je l’avais rencontré ; il m’avait expliqué qu’il était pédopsychiatre mais que sa patientelle d’enfants présentait d’assez nombreux troubles psychiques ; au fil des discussions qu’il a pu avoir, quelqu’un lui a dit, sous forme de boutade, que c’était la faute aux essais nucléaires ! Sauf que le docteur Sueur a décidé de gratter un peu plus ce sujet et s’est rendu compte que, dans la quasi-totalité des cas où un enfant présentait des troubles, un parent ou un grand-parent avait travaillé à Moruroa. Il a été vilipendé pour cela mais, en tout cas, c’est la seule démarche qui a été faite sur ces possibles effets.
M. Cédric Mercadal, ministre de la Santé et de la Prévention, chargé de la Protection sociale généralisée. Pour répondre à la question de Dominique Voynet, on regarde ce sujet avec l’IPCF, notamment pour susciter et développer des projets de mémoires universitaires sur ces sujets. Malheureusement, ces études n’ont toujours pas été faites à ce jour.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur le Président, Messieurs les ministres, nous vous remercions infiniment pour cet entretien et les réponses que vous avez bien voulu nous apporter.
3. Audition de M. Éric SPITZ, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française, et de Mme Alexandra CHAMOUX, cheffe de la subdivision administrative de l’archipel des Tuamotu-Gambier
M. le président Didier Le Gac. Monsieur le Haut-Commissaire, Madame la cheffe de la subdivision administrative de l'archipel des Tuamotu-Gambier, c’est avec un grand plaisir que nous vous auditionnons ce matin.
Comme vous le savez, une première commission d’enquête avait été créée, à l’initiative du groupe GDR de l’Assemblée nationale, sur les conséquences des essais nucléaires mais ses travaux ont été interrompus par la dissolution du 9 juin dernier. Grâce à la ténacité de notre rapporteure et de son groupe, une nouvelle commission a été créée sur le même sujet et nous voici donc au cœur de nos travaux, qui doivent prendre fin début juin, la rapporteure devant remettre son rapport le 10 juin au plus tard.
Nous sommes ici en Polynésie pour une semaine environ, avec un programme fort complet et chargé ; nous souhaitions évidemment vous entendre sur le sujet de notre commission d’enquête. Mais, avant de vous entendre tous les deux, je me dois de vous demander de prêter serment. Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Éric Spitz et Mme Alexandra Chamoux prêtent serment.
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. J’ai été secrétaire général du Haut-Commissariat de 2008 à 2010 puis, après avoir occupé divers postes, je suis revenu ici le 26 septembre 2022 comme Haut-Commissaire. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il y a vraiment eu une évolution par rapport au sujet du nucléaire ; par le passé, certaines associations comme Moruroa e tatou étaient assez vindicatives (j’ai un souvenir de manifestations très rudes, notamment lors de la visite d’Yves Jégo, alors ministre des Outre-mer, dans les jardins de la résidence). Depuis, le Président Macron a réuni cette table ronde en juillet 2021 avec le pari de faire table rase du passé, de faire en sorte qu’on se dise les choses, qu’on mette tout sur la table. À la suite de ces rencontres, il a pris plusieurs engagements en juillet 2021 qui ont quasiment été tous tenus ; un gros travail a été fait. D’ailleurs, j’ai repris les verbatims des dernières élections territoriales en Polynésie et j’ai ainsi pu constater que le sujet nucléaire n’avait jamais été abordé lors de la campagne ; ce n’est plus un sujet polémique.
Quels étaient ces engagements ?
La création de la mission « Aller vers » tout d’abord, qui a été effective dès janvier 2022 et qui, dès le début, a été bilingue en travaillant à la fois en français et en tahitien. L’idée était, à travers des équipes uniquement composées de Polynésiens bilingues, d’aller au-devant des gens pour prendre contact avec eux, en faisant un véritable porte à porte dans les atolls, et pour les aider à constituer leurs dossiers d’indemnisation. La preuve que ça fonctionne, c’est qu’on a maintenant d’anciens membres de Moruroa e tatou qui travaillent avec nous. Aujourd’hui, c’est l’association 193 qui est la plus virulente ; le 1er juillet dernier, elle a accepté de venir me voir pour la première fois et ça s’est très bien passé ; ils étaient étonnés de voir tout le travail qu’on faisait et ils ont donc vu tout l’intérêt qu’il y avait à coordonner nos efforts. Le fait est qu’on est confronté aux mêmes difficultés ; on s’est par exemple promis de s’informer mutuellement quand on avait des dossiers pour éviter les éventuels doublons. Entre la loi Morin et la création de la mission « aller vers », on a eu davantage de dossiers transmis au Civen que pendant les deux années précédentes ; on a parcouru les 45 îles habitées de la Polynésie, ce qui a permis de constituer 1770 dossiers, dont 919 ont été envoyés complets au Civen ; cette mission devait s’achever fin 2024 mais j’ai obtenu qu’elle soit prolongée de deux ans supplémentaires, jusqu’au 31 décembre 2026. On bénéficiait de trois postes budgétaires mais un a été supprimé ; on n’en a plus que deux. Pour autant, on peut être satisfait du résultat obtenu au regard de cet engagement qui était très fort.
Le deuxième engagement ensuite, ça a été la création d’une compagnie de RSMA (régiment du service militaire adapté) à Hao. C’est chose faite depuis 2022, avec un doublement des effectifs dès l’année suivante. L’armée est en train de construire un magnifique complexe à Hao pour accueillir de nouveaux jeunes, dont la moitié sont illettrés, le taux d’insertion étant au final de 94 %, ce qui témoigne d’une très belle réussite. Le critère pour recruter ces jeunes est qu’ils soient le plus défavorisé possible. L’idée était également de redynamiser l’atoll de Hao puisque les encadrants du RSMA travaillent et vivent sur place, ce qui permet d’attirer des gens et de dynamiser l’économie et le tissu social. Je rappelle enfin que le RSMA est une formation militaire d’un mois pour apprendre le savoir-être minimal, ce qui est très recherché par les employeurs, et leur donner une formation qualifiante (dans l’électricité, le photovoltaïque, l’agriculture en région chaude, l’hôtellerie-restauration d’où la construction d’ailleurs d’un éco-lodge permettant d’apprendre les rudiments du secteur de la restauration).
Le troisième engagement a été le fonds Macron pour la transition énergétique. Au titre de ce fonds, nous finançons à 80 % (soit 2,7 M€) un projet de ferme solaire sur Hao porté par EDT (Électricité De Tahiti) ; nous avons également en cours un projet d’entreprise de carénage.
Nous travaillons également à la dépollution et à la déconstruction des anciennes installations du CEP à Moruroa et Fangataufa : en ce moment, l’armée dépense environ 40 M€ sur ce projet et nous travaillons en outre avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) pour mettre en place une biodégradation et une dépollution à l’aide notamment de plantes locales qui pourraient par ailleurs s’exporter.
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. Sur le sujet de la déconstruction, l’idée est que toutes les anciennes infrastructures du CEP soient déconstruites à terme ; depuis 2021, il y a un suivi particulier du Haut-Commissariat sur cet engagement. Je suis en relations constantes avec l’armée sur ce point pour voir si l’on suit bien notre feuille de route. Aujourd’hui, tout ce qui existait a été déconstruit, seuls deux anciens abris en dur subsistent (ce sont des sortes de « blockhaus ») ; à chaque fois, on demande préalablement au maire de la commune concernée si l’on peut ou non déconstruire l’infrastructure existante, certains tavanas (« maires ») nous disant à cette occasion qu’ils utilisent ces bâtiments et qu’ils veulent donc les conserver. L’État étant propriétaire de certains bâtiments, il a souhaité que leur devenir se fasse en accord avec les propriétaires privés mais les règles d’indivision restent complexes, d’autant que tous les copropriétaires ne sont pas d’accord entre eux…
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française: si, par exemple, un accident survient, c’est la responsabilité de l’État qui peut être engagée. J’ai donc saisi le tribunal administratif sur ces questions juridiques sous-jacentes pour qu’il nous éclaire. Je ne veux pas effacer le passé mais avant tout éviter des accidents bêtes !
Un autre engagement avait consisté à céder un terrain pour l’édification d’un futur centre de mémoire ; on a ainsi cédé l’Hôtel de la marine au bénéfice du Pays.
Enfin, entre autres engagements, il y avait la décision de prolonger le contrat de défense et le principe de consacrer 12 M€ à la dépollution des terrains situés à six endroits différents (Papeete, Faa’a, qui est la commune la plus importante de Polynésie française, Arue, Mahina, Pirae, et Tairapu Est).
Sur tous ces sujets, nous sommes en constante relation avec la Présidence ; je vois d’ailleurs le président Brotherson chaque semaine et nous avons une réunion de travail chaque mercredi.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. En vous entendant, on a l’impression que le sujet du nucléaire est passé ; vous nous l’avez dit au regard des programmes qui se sont confrontés lors des élections territoriales d’avril 2023. Pourtant je vous rappelle que le programme du parti qui a remporté les élections avait une revendication intitulée « Faire reconnaître le fait nucléaire », comme quoi le sujet est toujours d’actualité !
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. Ce n’est pas le sentiment que j’ai, étant persuadé que tout le travail qui a été fait depuis plusieurs années sur ce sujet a permis d’aplanir les choses.
M. le président Didier Le Gac. Pourtant, en 2021, la parution du livre Toxique a eu un certain impact, comme la toute récente publication de l’ouvrage du docteur Patrice Baert… Les discussions restent vives ; comment vivez-vous cela ? Est-ce une réalité que vous constatez sur le terrain ?
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. En tant que représentant de l’État, je suis allé sur toutes les îles de la Polynésie française. Quand je rencontre les gens, on me parle de santé, de logement… mais jamais de nucléaire ! Une fois seulement, j’ai été interpellé sur ce sujet, sur l’île de Vahiné, et j’ai alors contacté la mission « Aller vers » pour qu’elle s’y rende. Il va de soi que la France a une dette à l’égard de la Polynésie et on fait tout aujourd’hui pour la réparer.
M. Yoann Gillet (RN). Les plus jeunes générations ne savent pas ce qui s’est passé en Polynésie française. C’est ce que je ressens assez fortement : est-ce également votre sentiment, ce décalage entre les anciennes générations et les plus jeunes ? Par ailleurs, vous avez fait état des engagements de l’État qui avaient été tenus : lesquels ne l’ont pas encore été ?
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. Les essais nucléaires figurent désormais dans les livres d’histoire ; c’est au programme des élèves de sixième et de troisième et ce fut d’ailleurs le sujet donné au dernier brevet des collèges ici, en Polynésie. Je rappelle à ce titre que la compétence « éducation » est une compétence du pays ; nous, nous payons les enseignants mais c’est le pays qui a la responsabilité des programmes.
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. Sur votre question des engagements non tenus, il y en a un qui est le remboursement par la Sécurité sociale des frais engagés par la Caisse de prévoyance sociale (CPS). On s’était mis d’accord sur un forfait de remboursement de 71 000 euros pour tout dossier accepté par le Civen (ce qui représentait au final un montant global de 5 Mds de francs pacifiques, soit près de 400 dossiers retenus). À partir du moment où la revendication a consisté à ce que l’État rembourse tous les cancers depuis 1985, j’ai dit que je n’étais pas d’accord. On continue donc de travailler sur ce sujet avec la CPS mais on ne peut valablement rembourser n’importe quel cancer du poumon « classique ».
M. le président Didier Le Gac. Et que pensez-vous de la non réunion à ce jour de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) ?
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. Ça ne fait pas partie des engagements du Président de la République mais, sauf erreur, je crois que la ministre Catherine Vautrin s’était engagée pour qu’elle se réunisse au premier trimestre 2025…
Mme Dominique Voynet (EcoS). Ça a déjà été dit, mais sachez que cette commission d’enquête n’est pas là pour instruire à charge ou à décharge. Il s’agit de comprendre, de se faire une opinion éclairée sur certains sujets afin de pourvoir tourner la page au mieux. Le pays ne souhaite d’ailleurs pas que ce passé soit effacé mais il veut qu’on en parle de façon juste.
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. La composition très diversifiée du conseil scientifique et culturel du Centre de mémoire des essais nucléaires français en Polynésie (Pu Mahara) devrait y contribuer fortement.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Que vont devenir les territoires de Moruroa et de Fangataufa, qui font parfois l’objet de demandes de restitution au pays, sachant que ce n’est pas possible à tout le moins tant que les sites ne seront pas dépollués ? Par ailleurs, qu’en est-il des divers objets et matériels qui ont pu être « lagonisés » ou « « océanisés » comme ce réservoir d’avion Vautour récemment remonté à la surface ?
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. En ce qui concerne les sites de Moruroa et de Fangataufa, je rappelle qu’il y a chaque année des prélèvements qui sont effectués dans le cadre des missions Turbo, qui permettent de regarder l’impact environnemental de ces « lagonisations » passées. Outre ces moyens énormes qui sont déployés, il y a aussi un système mis en place à Moruroa de télésurveillance puisque, à tout moment, une partie de l’atoll peut théoriquement glisser dans la mer ; c’est également la raison pour laquelle on a installé des poteaux tous les 200 ou 330 mètres dans la mer pour casser les éventuelles vagues qui pourraient survenir. Je vous précise enfin que les missions Turbo associent tous les acteurs concernés comme le ministère de la Défense (avec le CEA et le DSCEN) ou l’ASNR (vous rencontrerez d’ailleurs je crois Hugo Lepage durant votre séjour ici) ce qui permet d’effectuer une surveillance à la fois constante et sérieuse. Quant à l’avenir de ces deux îles, je ne peux en parler puisque c’est un sujet politique et non plus institutionnel ; cette rétrocession n’est pas un débat. Pour ce qui est des objets « océanisés », vous pourrez voir ça avec l’amiral.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Au niveau de la passe d’Amanu à Hao, je crois qu’il y a pas mal d’objets « océanisés »
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. Amanu est à deux heures et demie de bateau de Hao, donc tout de même pas vraiment au niveau de la passe. Par contre, l’armée connaît les points précis où elle a « océanisé » des objets et du matériel par le passé.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Le CEA et l’Amirauté sont compétents pour gérer les anciens sites ; vous, vous l’êtes sur tout le reste de la Polynésie. À ce titre, comment avez-vous géré la remontée de cette pièce d’avion, sans doute un réservoir d’avion Vautour : quelles sont vos interventions, voire implications dans ce type de découverte ?
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. Quand on m’a signalé ça, on pensait tout d’abord à un obus. J’ai envoyé Alexandra Chamoux et la direction de la protection civile pour voir ce qu’il en était. On a photographié et analysé ce qu’on a trouvé et j’ai ensuite demandé à la Marine de récupérer l’objet. Les gendarmes ont effectué des prélèvements, qui ont ensuite été envoyés à Paris et qui font actuellement l’objet d’une enquête judiciaire.
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. Cet objet est effectivement un réservoir d’avion Vautour ; il semblerait qu’il n’ait pas été forcément utilisé, sachant que certains réservoirs ont été récupéré par des habitants qui ont pu les utiliser par la suite comme bacs à fleurs !
M. le président Didier Le Gac. Faut-il pérenniser la mission « Aller vers » plutôt que de seulement la prolonger de deux ans ? Car un problème d’accès à l’information demeure…
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. On préfèrerait plutôt s’orienter vers un allègement des procédures dans le dépôt des dossiers. Il faut se souvenir que l’on s’adresse souvent à des ménages qui ne parlent pas bien le français ; la création d’une plateforme numérique pour assurer un meilleur suivi des dossiers pourrait sans doute être utile. Dans le cadre de cette mission, notre première tâche c’est l’information : 90 % de la mission, c’est de l’accompagnement de victimes pour constituer leur dossier d’indemnisation. À ce titre, les gens nous donnent à cette occasion deux procurations : une pour nous permettre de faire à leur place un certain nombre de démarches administratives (demande de relevés de carrière, d’actes de naissance, de justificatifs de domicile…) et une seconde procuration portant sur la seule partie médicale du dossier. C’est une procuration adressée à notre médecin-conseil, qui peut ainsi demander au Centre hospitalier de Polynésie française (CHPF) le dossier médical de la personne. Jusqu’au 31 décembre 2024, on bénéficiait de trois agents polynésiens et d’un médecin-conseil, ainsi que d’une chargée de mission qui pilote la mission « Aller vers », que je dirige par ailleurs. Le médecin-conseil est employé sous le statut de vacataire mais il est par ailleurs médecin-conseil pour d’autres tâches, comme celle consistant à vérifier l’aptitude des pompiers volontaires. Ce qui est sûr, c’est qu’on était convaincu qu’on allait devoir prolonger la mission « Aller vers ». Si l’on a du stock à ce jour, il va falloir voir si l’on a encore beaucoup de dossiers à traiter à l’avenir. Concrètement, on a visité 38 îles en informant à l’avance les populations de notre venue ou, autre possibilité, un administrateur a participé à une réunion avec le conseil municipal pour expliquer la démarche suivie. Et je trouve que, sur les dernières missions, on a eu un peu moins de dossiers qu’avant car l’information est passée, a bien été transmise.
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. Il y a bien une réunion avec le conseil municipal en amont mais, ensuite, la mission va directement voir les gens, en faisant du porte à porte. La mission « Aller vers » est ouverte tous les jours de la semaine et on peut se présenter ici sans rendez-vous. Si une personne souhaite venir et souffre d’un handicap, on se déplace.
M. le président Didier Le Gac. Quels liens avez-vous avez les associations d’aide aux victimes ? Y a-t-il une forme de concurrence entre vous ?
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. Quand je suis arrivé, Moruroa e Tatou était en sommeil ; il a vraiment fallu attendre le 2 juillet 2024 pour que l’association 193 vienne me voir alors que je l’attendais depuis deux ans…
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. On a beaucoup de contacts avec le SDIRAF (Syndicat de Défense des Retraités Actuels et Futurs) qui, à l’origine, n’était pourtant pas une association qui avait vocation à traiter de ces questions d’indemnisation. Ils se sont pourtant pleinement emparés de ce sujet et nous avons donc de fréquents contacts avec son président, Émile Vernier. Nous entretenons également de très bonnes relations avec Yannick Lowgreen, président de l’association Tamarii Moruroa.
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. Avant qu’Alexandra n’arrive, on avait déjà lancé les missions Turbo. L’armée a réalisé deux films sur leur déroulement, en français et en tahitien, et nous avons visionné ces films avec la population avant de débattre avec elle ; ça s’est très bien passé !
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. C’est donc quand même bien un sujet ! Pouvez-vous nous expliquer pourquoi un dossier qui a été refusé ne peut être redéposé ?
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. Il arrive souvent qu’une victime puisse penser que l’association la soutenant ou la mission « Aller vers » ont mal fait son dossier. Mais au final, c’est bien le Civen qui décide ; de notre côté, nous n’avons pas le droit de filtrer les demandes : c’est au Civen de se prononcer. On a donc des retours de décisions négatives et nous devons alors expliquer aux victimes le sens des décisions prises.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Qu’en est-il du contentieux ?
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. C’est un contentieux classique devant la juridiction administrative. Quelle que soit la personne qui se présente devant nous, on lui traduit le courrier du Civen ; on lui explique comment former un recours, on l’oriente vers une association le cas échéant mais on ne l’accompagne pas dans son recours.
M. Yoann Gillet (RN). Le but des travaux de la commission d’enquête à mon sens, c’est d’aboutir à une situation apaisée avec une certaine acceptation de ce qui est survenu par le passé. Il y a encore deux points de blocage néanmoins : le remboursement d’une partie de ses dépenses à la CPS, les indemnisations personnelles accordées ou non par le Civen. La mission « Aller vers » permet de déposer des dossiers ; avez-vous une idée du taux de dépôt de dossiers transmis par la mission « Aller vers » par rapport au total ?
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. En 2022, nous n’avons pas fait de bilan d’activité car c’était l’année de démarrage de la mission. En 2022 / 2023, on était à 38 % de taux d’acceptation, soit en gros le chiffre d’acceptation des demandes obtenu par le Civen en 2023 (qui était de 42 %). Les chiffres annoncés devant vous par le Civen lors de son audition ne m’étonnent pas car les dossiers sont moins bien ficelés ; pour les agents qui travaillent là-dessus au quotidien, c’est comme si la mission « Aller vers » était strictement assimilée au Civen donc c’est assez difficile d’expliquer les raisons de refus d’un dossier. Il existe également une certaine désinformation de la population où le lien cancer / indemnisation effectué par le Civen est présenté comme étant automatique de fait, dès qu’il y a un refus alors même qu’une personne est malade, il y a un énorme sentiment de frustration. Notre politique, finalement, consiste bien souvent à envoyer des dossiers au Civen quand bien même tous les dossiers ne seraient pas remplis.
M. le président Didier Le Gac. Pensez-vous qu’il serait opportun de créer une antenne du Civen ici, en Polynésie, qui pourrait ainsi instruire les dossiers sur place ?
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. Peut-être mais, avant tout, il faudrait créer une plateforme numérique permettant de déposer les dossiers alors que tout se fait actuellement sous forme papier. On pourrait ainsi plus facilement suivre l’instruction des dossiers ; je précise à cet égard que, même si l’instruction conduite par le Civen est assez rapide, ce sont bien souvent les réunions qui sont complexes.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Est-ce possible, à votre avis, de récupérer la liste des entreprises qui ont travaillé pour le CEP ou est-ce que cela n’aurait aucun sens ?
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. Si, ça aurait du sens, notamment si l’on pouvait ainsi connaître tous les sous-traitants. On travaille régulièrement à cet égard avec le docteur Pontis. Généralement, c’est le Centre médical de suivi (CMS) qui fait ce type de demandes mais divers services peuvent également être sollicités pour retrouver des dossiers.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Qu’en est-il par ailleurs des archives du fonds dit « Fonds du Gouverneur » ?
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. On a un vrai problème d’archives de l’État qui sont actuellement dans un bâtiment du Pays et auquel nous n’avons donc pas accès. On est actuellement en train de réfléchir à la construction d’un autre bâtiment. Une autre difficulté tient au manque de personnel pour les gérer, les inventorier… La convention entre l’État et le Pays sur ce sujet n’a pas été renouvelée et nous tournons de fait quelque peu en rond.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Le Fonds du Gouverneur a-t-il un statut particulier ?
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. Je ne sais pas ; il faudrait sans doute demander à Paul Léandri, qui est le chef de la mission aux affaires culturelles au Haut-Commissariat de la République en Polynésie française.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Quel regard le Haut-Commissariat porte-t-il sur la première commission d’enquête sur les essais nucléaires ? Que pense-t-il par ailleurs de l’objet de cette seconde commission d’enquête et de ses neuf objectifs ?
M. Éric Spitz, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française. Je suis très respectueux du pouvoir législatif donc je m’abstiendrai de répondre sur le fond. Sachez en tout cas que tout ce qui peut éclairer notre Histoire, notamment ici celle de la Polynésie, est intéressant et que nous y apporterons tout notre concours.
4. Audition du contre-amiral Guillaume PINGET, Commandant supérieur des forces armées en Polynésie française, de la capitaine de corvette Aurélie DUMONT, cheffe du bureau du Centre d’expérimentations du Pacifique, de MM. Laurent BOURGOIS et Antoine TOGNELLI (CEA-DAM)
M. le président Didier Le Gac. Amiral, c’est un grand plaisir pour nous de vous rencontrer dans le cadre du déplacement qu’effectue une délégation de la commission d’enquête parlementaire sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française.
Je vous rappelle que cette commission a été créée au mois de décembre dernier ; elle fait suite à une première commission d’enquête qui avait été créée en avril 2024 mais dont les travaux ont été ajournés à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale. C’est la raison pour laquelle le groupe GDR (Gauche Démocrate et Républicaine) qui avait initié la première commission a décidé d’user de son droit pour créer une nouvelle commission sur le même sujet que sont les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie française entre 1966 et 1996. Cette nouvelle commission a été officiellement créée le 17 décembre dernier ; elle comprend 30 membres, issus de tous les groupes représentés à l’Assemblée nationale et doit rendre son rapport au plus tard le 16 juin prochain.
Nous avons dès à présent effectué 24 auditions, ce qui nous a permis de rencontrer et d’entendre 74 personnes différentes : des historiens, des associations, des institutionnelles, des scientifiques, des vétérans…
Nous avons un programme très complet préparé par Mme la rapporteure ici présente pour cette semaine que nous passons en Polynésie. Hier, nous avons ainsi rencontré les dirigeants de la CPS ainsi que le président Moetai Brotherson ; juste avant vous, nous rencontrions le Haut-Commissaire Spitz. Une fois rentrés à Paris, nous aurons encore plusieurs auditions à effectuer dont plusieurs actuels ou anciens ministres (M. Neuder, ministre de la santé, M. Valls, ministre des outre-mer, M. Morin, ancien ministre de la défense et auteur de la loi qui porte son nom de janvier 2010…).
Votre audition nous semblait indispensable, notamment puisque, en votre qualité de commandant supérieur des Forces armées en Polynésie et commandant des zones maritimes Polynésie Française et Océan Pacifique, c’est vous qui avez la responsabilité de la surveillance des atolls de Moruroa et de Fangataufa. À ce titre, nous vous remercions vivement pour tous les moyens logistiques que vous avez mis en œuvre pour nous permettre, demain, de nous rendre sur ces deux atolls.
Mais, avant que vous n’interveniez et que nous puissions tous échanger, je vais devoir, comme la réglementation m’y oblige, vous demander de prêter serment, toutes les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire devant le faire.
Je vous remercie donc de nous déclarer chacun tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Guillaume Pinget, Aurélie Dumont, Laurent Bourgois et Antoine Tognelli prêtent successivement serment.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie et je vous laisse donc la parole, en vous disant encore une fois combien nous sommes heureux de vous rencontrer ici.
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. Monsieur le président, Madame la rapporteure, Madame et Monsieur les députés, je suis donc le contre-amiral Guillaume Pinget, commandant supérieur des forces armées en Polynésie française et commandant du Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP) depuis le 7 août dernier. À ce titre, j’assure aujourd’hui la responsabilité de la surveillance et de la protection, de l’entretien et du soutien logistique pour les anciens sites d’expérimentations nucléaires de Moruroa et Fangataufa.
Après la cession de Moruroa et Fangataufa en 1964, les deux atolls ont été affectés dans le domaine de l’État au ministère des Armées par l’arrêté n° 1878/DOM du 4 août 1964, qui leur confère la qualité de terrains militaires. Ils relèvent donc du ministère des Armées, notamment en matière de sécurité et de protection.
Concernant Hao qui était la base avancée de Moruroa, cet atoll n’est pas sous la responsabilité du MINARM, les forces armées s’étant retirées en juin 2000, mais aujourd’hui encore, nous travaillons sur des projets de dépollution notamment au niveau des anciennes emprises militaires qui ont été polluées aux hydrocarbures, aux PCB (polychlorobipohényle – composé chimique industriel autrefois utilisé dans les huiles isolantes pour les transformateurs électriques), et aux métaux lourds comme le plomb.
À mes côtés, la capitaine de corvette Aurélie Dumont, cheffe du bureau CEP, gère l’ensemble des besoins logistiques nécessaires pour le bon fonctionnement du camp militaire situé sur Moruroa. Elle facilite la logistique des équipes du CEA quand ils viennent en Polynésie pour la maintenance de leurs installations, pour la mission « Turbo », ou pour les campagnes topographiques de Moruroa et Fangataufa.
Pour les aspects techniques et scientifiques, je m’appuierai également sur deux experts du CEA, Laurent Bourgois qui a fait 34 années de sa carrière au CEA dont les 17 dernières à la direction des applications militaires. Il est ingénieur de formation, et a fait toute sa carrière dans le domaine de la radioprotection et du calcul d'impact. Antoine Tognelli, salarié CEA de la Direction des Applications Militaires depuis 21 ans, ingénieur hydrogéologue de formation, a passé toute sa carrière dans le domaine de la surveillance de l’environnement.
Je vais tâcher de vous apporter un éclairage précis sur l’organisation actuelle du CEP, sur les dispositifs de sécurité en place, ainsi que sur la contribution des armées au soutien logistique des missions de surveillance radiologique et géomécanique réalisés par les scientifiques du CEA, sous contrôle du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires de la DGA (DGA/DSCEN).
Sans être expert de l’histoire du CEP, qui a été créé en 1962, je note deux périodes distinctes. Avant et après 1998. Avant la fin des essais nucléaires en 1996, la gestion des sites reposait sur une structure dédiée mixte armées CEA, sous l’autorité du ministère de la Défense.
Deux entités jouaient alors un rôle central :
- La DIRCEN (Direction des Centres d’Expérimentations Nucléaires) : Structure directement rattachée au ministère de la Défense, elle pilotait l’ensemble des essais. Elle supervisait les opérations techniques, scientifiques et de sûreté nucléaire sur Moruroa et Fangataufa. Elle organisait les campagnes d’essais, en assurait le suivi post-expérimentation et veillait à la gestion des infrastructures nécessaires aux tirs. Deux services mixtes de surveillance radiologique et biologique relevaient de la DIRCEN ; leur centre technique était installé à Mahina ;
- Le COMCEP (Commandement du Centre d’Expérimentations du Pacifique), subordonné à la DIRCEN assurait le commandement militaire des installations, le soutien des expérimentations et des opérations liées aux essais. Il avait en charge l’administration des sites, le soutien logistique et la coordination avec les autres acteurs du programme.
Avec la fin des essais en 1996 et la fermeture de la DIRCEN en 1998, une réorganisation en profondeur a été mise en œuvre. Il s’agissait de passer d’une logique d’expérimentation à une logique de surveillance et de sécurisation. Cette transformation a conduit à la mise en place du Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP) sous sa forme actuelle, qui intègre les missions de protection des sites et de soutien logistique pour le suivi environnemental, radiologique et géo mécanique.
Le cadre organisationnel actuel est fixé par les arrêtés du 7 septembre 1998 et du 4 juillet 2000, modifiant l’arrêté du 9 décembre 1986, qui définit les missions et responsabilités du Centre d’Expérimentation du Pacifique. L’article premier de l’arrêté de 1998 en définit clairement les missions.
Je rappelle que le centre d’expérimentations du Pacifique est chargé :
- d’assurer la protection et la défense des anciens sites d’expérimentations nucléaires ;
- d’assurer le soutien des opérations de surveillance géomécaniques et radiologiques sur les sites de Moruroa et de Fangataufa ; le commandement de ces opérations est assuré par le commandant du centre d’expérimentations du Pacifique ;
- de soutenir l’ensemble des moyens qui concourent à la préparation, à l’exécution et au contrôle de la surveillance géomécanique et radiologique de ces sites.
Le centre d’expérimentations du Pacifique relève pour l’emploi de l’état-major des armées.
Parallèlement, nous collaborons avec le DSCEN (Département de Surveillance des Centres d’Expérimentations Nucléaires), qui a été créé en septembre 1998 après l’arrêt des essais nucléaires en Polynésie française en 1996 et la dissolution de la DIRCEN en 1998 (Direction des centres d’expérimentations nucléaires). Le DSCEN relève de la direction générale de l’armement.
Vous avez récemment rencontré la Médecin en chef Jalady qui est à la tête du DSCEN et avec laquelle nous travaillons quotidiennement. Le DSCEN voit ses missions définies dans l’arrêté du 10 mai 2019. Ce département est chargé notamment de :
- assurer la direction et le suivi de la surveillance radiologique, géologique et géomécanique des sites pour le ministère des Armées ;
- de superviser et contrôler les missions périodiques de surveillance sur les sites de Mururoa et Fangataufa ;
- de présenter à la commission d’information auprès des anciens sites d’expérimentations nucléaires du Pacifique les éléments relatifs à la surveillance radiologique, géologique et géomécanique des sites, ainsi qu’aux impacts sanitaires des expérimentations.
- de conserver et d’exploiter les archives de l’ex-DIRCEN.
La collaboration avec le DSCEN et le CEA est matérialisée par un protocole tripartite relatif au soutien logistique apporté au CEA-DAM par le commandant supérieur des forces armées en Polynésie française COMSUP-PF pour la réalisation de la surveillance géomécanique et radiologique des atolls de Mururoa et Fangataufa.
Pour revenir à mes fonctions relatives au CEP, les missions se divisent en deux grands domaines.
En premier lieu, la surveillance des emprises militaires. En plus de leur statut de terrains militaires, Moruroa et Fangataufa ont un statut nucléaire spécifique : ils sont classés IANID (Installation et Activités Nucléaires Intéressant la Défense). Les différentes catégories des IANID sont énumérées dans l’article L. 1333-15 du code de la défense - parmi les IANID on va retrouver par exemple les INBS (installations nucléaires de base secrète) ou encore les systèmes nucléaires militaires. Les anciens sites d’expérimentations nucléaires du Pacifique constituent une catégorie particulière compte tenu du fait qu’il n’y plus d’exploitation du site.
Ce classement en IANID vise à maintenir un statut juridique spécifique, ce statut permet ainsi la surveillance radiologique à long terme et de protéger ces sites, dont l’accès n’est pas autorisé, compte tenu des enjeux stratégiques, sanitaires et environnementaux.
Dans ce cadre « nucléaire », les déchets nucléaires encore présents sur les 2 atolls et ceux qui ont été immergés font l’objet de déclarations périodiques par le DSCEN auprès de l’ANDRA (Agence Nationale pour la gestion des déchets radioactifs) que l’on peut consulter sur leur site internet.
Aujourd’hui, la protection de l’atoll de Moruroa repose sur un détachement permanent d’une trentaine de militaires. Leur mission consiste à :
- contrôler l’accès aux zones sensibles et prévenir toute intrusion maritime ou terrestre ;
- assurer des patrouilles régulières, à la fois côté lagon et côté terrestre ;
- entretenir les sites et les infrastructures nécessaires à la bonne réalisation des missions de la surveillance géomécanique opérée par le CEA (nettoyage de panneaux solaires, défrichage des zones techniques).
L’un des enjeux majeurs de cette mission de surveillance est la protection des informations proliférantes qui pourraient y être trouvées par des compétiteurs, dont certaines informations pourraient être accessibles. Nous devons également restreindre l’accès aux atolls pour des raisons sanitaires (pollution radioactive résiduelle localisée au niveau du banc Colette ou au niveau des sédiments en fond de lagon au droit des anciens tirs sur barge).
Concernant Fangataufa, cet atoll ne bénéficie pas d’une présence militaire permanente. Nous avons décidé d’y effectuer une surveillance satellitaire militaire et des survols aériens réguliers afin d’y détecter toute activité anormale. Il n’y a pas de piste aérienne sur Fangataufa, l’atoll n’est accessible que par bateau.
En second lieu, l’apport d’un soutien aux missions du CEA
Les forces armées apportent en effet un soutien logistique permanent au CEA pour l’entretien des installations et dispositifs de surveillance qui vous seront présentés demain. Elles apportent également un soutien aux campagnes de surveillance annuelles menées par le CEA, notamment dans le cadre de la mission TURBO. Cette mission annuelle mobilise pendant un mois un bâtiment de la Marine nationale, le Bougainville, et son équipage, pour transporter les équipes scientifiques et leur matériel et assurer le soutien aux opérations de prélèvements environnementaux sur les atolls.
L'engagement des Armées dans ces missions se traduit concrètement par la mise à disposition des moyens militaires pour soutenir les équipes scientifiques pendant deux mois, et par l’appui logistique et l’entretien des infrastructures utilisées par le CEA.
Les résultats de cette mission de surveillance radiologique et ceux de la surveillance géomécanique sont présentés tous les ans par le DSCEN lors de la commission d’information locale qui a été créée par l’arrêté du 4 mai 2015 modifié par l’arrêté du 29 avril 2019. Le commandant supérieur des forces armées en Polynésie française est membre de cette commission qui est présidée par le Haut-Commissaire de la République en Polynésie française.
Durant cette commission d’information, l’actuelle Autorité de Sûreté Nucléaire et Radioprotection (ASNR anciennement IRSN) présente également les résultats des prélèvements radiologiques réalisés dans le reste de la Polynésie.
Dans un cadre médical, les armées mettent à disposition de la direction de la santé Polynésienne un Centre médical de suivi des anciens travailleurs civils et militaires du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), le CMS, qui a été créé le 30 août 2007 et dont le fonctionnement est décrit dans la convention État Polynésie française n° 161-07 du 30 août 2007 relative au suivi sanitaire des anciens travailleurs civils et militaires du CEP et des populations vivant ou ayant vécu à proximité de sites d’expérimentation nucléaire. Ce centre comprend 2 médecins spécialistes en radioprotection et des personnels polynésiens qui facilitent notamment la communication en reo Tahiti.
Cette convention décrit les missions du CMS. L’objectif principal consiste à « proposer aux anciens travailleurs civils du CEP et aux populations civiles vivant actuellement dans les communes de Tureia, Reao, de Pukarua et de Gambier, ainsi que celles qui y résidaient entre 1966 et 1974, un bilan de santé individuel gratuit afin de répondre aux inquiétudes sur l’éventuelle présence, dans ces populations, de pathologies susceptibles d’avoir été causées par l’exposition à des retombées radioactives consécutives aux essais nucléaires. »
Je sais que vous avez d’ailleurs auditionné le chef du centre médical, le médecin chef Julien Pontis, le 12 février dernier. Il est en mesure de recevoir votre délégation à la direction de la santé cette semaine.
Enfin je terminerai par les travaux de dépollution actuels en cours sur Hao et qui portent sur différents projets :
- un projet de recherche scientifique avec le CNRS sur la dépollution des métaux à partir de bioremédiation (dépollution par les plantes), projet qui porte sur les 3 prochaines années ;
- un projet de thermomètre pour dépolluer les sols aux PCB que nous espérons commencer en 2026 ;
Je vous remercie et je reste à votre disposition pour répondre à vos questions.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie beaucoup et je laisse tout de suite la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Pouvez-vous tout d’abord nous dire quelle est l’importance du sujet des essais nucléaires dans votre travail au quotidien ?
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. Je suis arrivé ici pour la première fois en 1996, juste après la reprise des essais nucléaires ; le contexte était alors très compliqué. Lorsque j’ai pris mes actuelles fonctions il y a quelques mois, il allait de soi que le sujet du CEP allait faire partie de mon travail. Très rapidement, je me suis documenté sur cette histoire, je me suis rendu à Moruroa ainsi qu’à Hao ; c’est un des sujets importants sur lesquels je travaille, et qui donne lieu au moins une fois par semaine à une réunion, au moins dans le cadre d’un briefing sur la surveillance et la logistique de ces deux sites ; une partie des personnels qui y sont stationnés est relevée tous les mois, ou tous les 3 ou 4 mois. C’est également un sujet dont je parle régulièrement avec les élus…
Mme Dominique Voynet (EcoS). Quand on parle de la pollution des sites, il n’y a pas que la pollution radioactive mais aussi tout ce qui relève de la pollution chimique (hydrocarbures, polychlorobiphényles ou PCB, métaux lourds…) ; qu’en est-il par ailleurs de tous les déchets « océanisés » durant la phase active des essais ? En principe, vous déclarez chaque année un état des déchets ainsi jetés à la mer à l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) ; comment ces sites sont-ils surveillés ?
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. Sur le sujet des déchets radioactifs, ce sont ceux-là qui sont signalés auprès de l’ANDRA ; ils sont stockés dans des puits de tirs à Moruroa et à Fangataufa, à plus de 1 000 mètres de fond. À ma connaissance, on n’est pas allé faire de prélèvements là-bas ; dans le cadre de la mission Turbo, on n’effectue que des prélèvements d’eau de mer et d’organismes vivants (algues, plancton, poissons…).
Sur le site de Hao, ce sont plutôt les déchets industriels consécutifs aux installations lors de la création du CEP qui sont concernés ; les conditions dans lesquelles le site a été évacué étaient à l’évidence perfectibles. On a commencé le démantèlement des installations vers 2010 et on les a achevées en 2018. On a dépollué tout le lagon de Hao d’où nous avons extrait divers objets (châssis de camions, batteries…) grâce à des plongeurs militaires. Ce qui reste aujourd’hui, ce sont les sols qui conservent des traces de plastiques, de PCB et de métaux lourds.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Qu’avez-vous fait des déchets ainsi récupérés ?
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. Je ne sais pas ; je sais que nous n’avons pas d’endroit de stockage dédié en tout cas.
M. Antoine Tognelli, expert en analyses environnementales au CEA. Du côté océanique, les prélèvements sont possibles jusqu’à 1 000 mètres de profondeur. Ensuite, les mesures effectuées ne peuvent porter que sur des radionucléides.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Dans les puits de déchets, on sait à peu près ce qu’il y a. Est-on certain qu’il n’y a pas de déchets radioactifs dans les lagons ?
M. Antoine Tognelli. Il y a des sédiments de fonds de lagon qui ont quelques traces radioactives auxquels il faut ajouter le cas spécifique du « banc Colette ». Les fuites qui ont pu exister lors de tirs souterrains ont surtout concerné des gaz rares mais ils n’ont pas été piégés ; ça n’a donc pas eu d’impact, en tout cas très peu d’impact en termes d’inhalation.
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. Il faut se souvenir que le lagon, à Moruroa, n’est profond que de 30 à 40 mètres au maximum. C’est la même chose à Fangataufa.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Sur le sujet de la surveillance radiologique, on est confronté à une méfiance des divers acteurs puisque le CEA effectuait lui-même toutes les mesures à l’époque, tout au long des opérations du CEP. On le voit encore aujourd’hui : les sites de tirs sont exclusivement du ressort du CEA, l’autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) étant responsable de la surveillance des autres sites. Est-il envisageable qu’une entité indépendante fasse des prélèvements sur les sites en question afin de faire baisser la méfiance des élus, de la population et des associations ? De la sorte, toutes les données ne viendraient pas du CEA.
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. Je pense que certaines mesures seraient sans doute réalisables par des tiers indépendants mais s’il y a d’éventuelles matières proliférantes, cela peut immanquablement susciter des difficultés.
M. Laurent Bourgois, chef du service Protection contre les Rayonnements du CEA. Les laboratoires d’analyse du CEA sont accrédités par le comité français d’accréditation (COFRAC) qui vérifie que ce sont les bons systèmes de mesure qui sont utilisés et que ces mesures sont par la suite effectuées correctement ; l’accréditation est soumise à renouvellement tous les cinq ans en fonction de la qualité du travail réalisé, de la qualité des mesures etc.… On bénéficie donc de ce suivi externe qui nous oblige à être extrêmement rigoureux.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Est-ce que l’équivalent du COFRAC existait dès 1962 ? À tout le moins, existait-il à l’époque une entité indépendante équivalente ?
M. Antoine Tognelli. Non car cet organisme n’a vu le jour qu’avec la montée en compétences du nucléaire.
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. En tout cas, les relevés montrent que les mesures effectuées par l’ASNR sont cohérentes avec celles du CEA, ce qui montre que les mesures sont visiblement faites de la même manière. Les marqueurs de radioactivité artificielle sont les mêmes. Seule différence, il y a quelques écarts dans les mesures effectuées sur les sols.
Mme Aurélie Dumont, cheffe du bureau du centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). Je préciserais également que plusieurs scientifiques sont venus sur Moruroa et sur Fangataufa à l’initiative de l’État et de l’agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour aider à vérifier les mesures ainsi effectuées.
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. Encore une fois, sous réserve de ne pas dévoiler d’information proliférante, on n’est absolument pas opposé au principe de transparence. Je signale également que le fait que la zone économique exclusive des atolls soit particulièrement bien gardée permet de bien contrôler les approches à Moruroa et Fangataufa.
M. le président Didier Le Gac. Avez-vous conduit des projets de recherche spécifiques, en vous inspirant par exemple d’expériences internationales ?
Mme Aurélie Dumont, cheffe du bureau du CEP. Sur la partie biologique, le CNRS intervient dans le cadre d’une convention qui a été signée en septembre dernier mais il est présent ici depuis au moins une dizaine d’années. On a ainsi découvert qu’on pouvait dépolluer certains sites (PCB, hydrocarbures) grâce à des plantes ; ça a l’air très efficace mais ce fut une première en Polynésie française que de travailler ainsi sur des sols coralliens. Des scientifiques sont venus le mois dernier sur Hao. Des projets ont déjà été menés dans le passé en recourant à des bactéries qui mangent naturellement des hydrocarbures : en deux ans, les terres redeviennent acceptables. On utilise également de nouveaux procédés qui recourent à la chaleur pour éliminer des PCB (il faut alors faire chauffer le sol à plus de 250 ou 300 degrés) ; ça a déjà été utilisé et c’est plutôt efficace. On souhaiterait l’utiliser ici à Moruroa et Fangataufa pour pouvoir y habiter de nouveau et même y faire certaines cultures. Ce projet est piloté par l’armée, qui dispose de la maîtrise d’œuvre, avec l’aide de sous-traitants privés ; on espère avoir toutes les autorisations administratives d’ici 2026. Ce projet est financé directement par le ministère de la Défense, dont le budget comporte d’ailleurs une ligne spécifique portant sur la dépollution de Hao.
M. Yoann Gillet (RN). Disposez-vous d’une cartographie précise des déchets « océanisés » ? Pouvez-vous nous indiquer quelle quantité cela représente et de combien de temps faudrait-il disposer pour tous les extraire ?
M. Antoine Tognelli. Il y a environ 532 tonnes de déchets sur la fosse de Hao. Il y a par ailleurs deux fosses à Moruroa : la fosse Novembre au nord où sont entreposées 76 tonnes de déchets ; quant à la zone Oscar à l’ouest, elle en comprend 1 280 tonnes. Compte tenu des caractéristiques physiques du milieu (les déchets se situent à cinq kilomètres de l’atoll, à une profondeur de 2 000 à 2 500 mètres de profondeur), tout projet de récupération ne serait pas raisonnable.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Il existe une surveillance géophysique des atolls, de ces fosses ; quant aux déchets, ils sont enfouis au fond des puits de stockage, lesquels sont ensuite comblés dans la couche basaltique. Est-ce envisageable de les enlever et de les mettre ailleurs ?
M. Antoine Tognelli. Comme vous venez de la dire, les puits de déchets sont situés dans le basalte ; de fait, même s’il devait y avoir un glissement de terrains, il n’y a pas de risque de voir ces déchets émerger. De plus, quand on regarde les loupes (c’est-à-dire les positions dans les atolls), on constate que les déchets ne partiraient pas en mer comme certains peuvent le penser.
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. Ce sujet a été étudié mais il n’y a pas d’impact à prévoir.
Mme Aurélie Dumont, cheffe du bureau du CEP. Dans le rapport établi par l’AIEA, des scénarios maximalistes ont été envisagés et toute une batterie de simulations ont été faites pour mesurer les risques potentiels pour la population. Tous les cas de configuration ont été balayés pour les 30 000 ans à venir donc tout cela est plutôt très rassurant !
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. Puisque nous avons évoqué les opérations Turbo, qui se déroulent chaque année au large des atolls de Moruroa et de Fangataufa, il faut quand même se souvenir que nous déployons dans ce cadre des moyens considérables : un bateau (le Bougainville), également des avions pour amener les scientifiques sur place, sachant qu’il faut également acheminer de la nourriture, du pétrole… Les mesures sont effectuées par le CEA, qui les transmet ensuite à une autorité indépendante (le Délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense ou DSND) avant que les résultats ne soient ensuite transmis au Département de Suivi des Centres d'Expérimentations Nucléaires (DSCEN).
M. Antoine Tognelli. La surveillance radiologique est une surveillance continue et quotidienne. Chaque jour, on prélève des échantillons d’air, des dosimètres effectuant une surveillance continue. Une opération Turbo (il y en a une chaque année depuis 1998) mobilise environ 70 personnes dont deux équipes de cinq personnes venant du CEA, ainsi que quelques Polynésiens qui sont experts en matière de pêche. Le déploiement se fait en mars – avril et chaque opération procède à 85 prélèvements, ce qui donne ensuite lieu à 350 échantillons. Les analyses sont faites sur un an et donnent lieu au final à environ 750 résultats. Une partie des personnels qui sont employés font à la fois de l’analyse et des prélèvements, mais en général ces deux fonctions sont séparées ; il existe en outre un « Guide de surveillance », qui conduit à imposer au CEA les points de contrôle et de prélèvements. L’analyse est ensuite effectuée par le CEA sous la surveillance du COFRAC comme on l’a précédemment évoqué. Depuis 1998, date de la première opération Turbo, les concentrations mesurées sont en constante diminution mais elles n’ont pas disparu pour autant, la vie du plutonium 239 étant par exemple de 24 000 ans. Il existe une vingtaine de puits qui vont jusqu’à 350 mètres de profondeur : on y fait des prélèvements tous les ans pour regarder la qualité des eaux souterraines et pour vérifier qu’il n’y a pas d’augmentation des concentrations précédemment constatées.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je comprends le concept d’information proliférante ; je me demande néanmoins comment on peut tirer des informations pertinentes de données qui datent d’il y a plus de 60 ans ! Est-ce que la notion d’information proliférante n’est pas utilisée de façon un peu commode pour ne pas avoir à déclassifier certains documents ?
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. Fabriquer une bombe est compliqué et donc toute information, même ancienne, reste sensible, surtout dans l’environnement mondial actuel !
M. Laurent Bourgois. Je signale à cet égard que les déchets entreposés au niveau du banc Colette sont issus d’un tir raté. On a fait exprès de mal faire fonctionner une bombe pour voir comment ça se passe ; ce n’était qu’un tir de sécurité.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Qu’en est-il du colisage ? Respecte-t-on la même réglementation qu’en métropole ?
M. Antoine Tognelli. Oui. Pour les véritables essais, effectués à plus de 1 000 mètres sous terre, on bénéficie d’un phénomène de vitrification
M. le président Didier Le Gac. Comment restituez-vous les résultats de ce que vous trouvez à la population ?
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. C’est la commission d’information qui s’en charge. Elle est un peu l’équivalent d’une commission locale d’information : présidée par le Haut-Commissaire, elle se réunit une fois par an, généralement fin octobre. Les résultats des opérations Turbo lui sont présentés par le DCEN, les résultats étant ensuite communiqués et faisant l’objet d’une publication.
M. le président Didier Le Gac. Entretenez-vous des relations avec les États-Unis ou la Grande-Bretagne pour savoir comment ils gèrent leurs sites de dépollution ?
M. Antoine Tognelli. Ces deux pays exercent une surveillance ciblée mais pas continue comme nous ; quant à la Russie, on ne sait pas ce qu’ils font comme surveillance, sans doute pas grand-chose…
M. le contre-amiral Guillaume Pinget. On a une vraie difficulté à communiquer, à rendre accessible ces informations au grand public. Votre commission d’enquête est de fait très intéressante mais l’enjeu de la communication auprès de la population polynésienne existe par ailleurs. Les travaux de votre commission ont permis de faire sortir certains documents des archives mais il y a toujours un risque d’instrumentalisation de certains travaux. Il faut aller vers davantage de confiance et de transparence. On est tout à fait disposé à vous aider pour faciliter votre travail et pour aller vers davantage de transparence.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie tous les quatre pour cet entretien et vous dis donc à demain pour la visite des sites de Moruroa et de Hao !
5. Audition de MM. Heinui LE CAILL, président de la commission de l’éducation, de la jeunesse et des sports, Allen SALMON, président de la commission des institutions, des affaires internationales, et des relations avec les communes, Tafai Mitema TAPATI, président de la commission de l’agriculture et des ressources marines, et Richard TUHEIAVA, directeur de cabinet du président de l’Assemblée de Polynésie française
M. le président Didier Le Gac. Messieurs les présidents, Monsieur le directeur, nous sommes très heureux de vous rencontrer dans le cadre du déplacement d’une délégation de notre commission d’’enquête.
Comme vous le savez, une première commission d’enquête, créée à l’initiative du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (auquel appartient notre rapporteure), avait vu le jour mais ses travaux ont cessé avec la dissolution du mois de juin dernier. Grâce à sa ténacité et à celle de son groupe, une nouvelle commission a été créée fin décembre et nous devons rendre nos travaux début juin.
Il était évident pour nous qu’il fallait que nous venions ici, en Polynésie ; nous sommes d’autant plus intéressés de vous entendre que l’Assemblée de Polynésie française a réalisé une commission d’enquête sur ce sujet des essais nucléaires en 2005-2006 et que nous souhaiterions donc avoir votre regard sur ce sujet, ô combien important pour la Polynésie française.
Mais, avant que vous ne preniez la parole, je vais devoir, comme la réglementation m’y oblige, vous demander de prêter serment, toutes les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire devant le faire.
Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
MM. Heinui Le Caill, Allen Salmon, Tafai Mitema Tapati et Richard Tuheiava prêtent serment.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie et je laisse donc la parole à celui d’entre vous qui souhaite commencer.
M. Allen Salmon, président de la commission des institutions, des affaires internationales, et des relations avec les communes. Soyez tout d’abord les bienvenus ici, à Tahiti ! Nous sommes heureux de vous rencontrer ; c’est un plaisir et même un honneur que d’avoir des députés de la métropole en face de nous. Nous remercions tout spécifiquement Mereana Reid-Arbelot pour avoir organisé cette rencontre. Je me suis permis de me faire accompagner aujourd’hui par deux représentants que j’ai choisis en raison de leur expérience du fait nucléaire, à savoir mes collègues Heinui Le Caill et Tafai Mitema Tapati. Je ne vous présente pas Richard. Tuhaveiea, dont vous connaissez le rôle et l’engagement sur ces questions…
Nous sommes là, présents devant vous, avec le désir d’accroître la transparence sur ce sujet ; on n’oublie pas nos frères algériens ainsi que les militaires métropolitains qui résident en France. Nous souhaitons avant tout améliorer la réparation des victimes qui sont toujours dans la souffrance ; ce n’est pas un hasard si nous sommes là et non aux obsèques de Jean-Marius Raapoto qui se déroulent en ce moment même.
M. Heinui Le Caill, président de la commission de l’éducation, de la jeunesse et des sports. Je rappelle que Bruno Barrillot a été l’un des rédacteurs de la commission d’enquête diligentée par l’Assemblée de Polynésie en 2005-2006, qui a revêtu une très grande importance pour que la vérité soit faite sur cette page de notre Histoire. J’avais moi-même un père atteint d’un cancer du cerveau, qui a mené une vie exemplaire (il ne buvait pas d’alcool…) et, alors que j’avais environ 16 ans, je me suis posé la question du « pourquoi » de ce cancer. Je voyais des gens faire le tour de l’île en parlant aux gens des essais nucléaires ; j’ai rencontré des Hibakushas japonais qui m’ont raconté un peu la même histoire que celle qu’a vécue mon père, et je me suis alors posé beaucoup de questions. Plus tard, j’apprends que son cancer fait partie des maladies radio induites. Dès 16 ans, je me suis donc lancé dans cette campagne anti essais. J’ai fait carrière dans l’enseignement, j’ai travaillé avec Barrillot, alors directeur du DSCEN, avec lequel j’ai rédigé un livret pédagogique qui s’adresse avant tout aux adolescents et qui raconte l’histoire du CEP : on a alors choisi de rappeler les faits, on n’était surtout pas dans le parti pris, on a également rappelé l’aspect scientifique des choses. L’idée était de le distribuer aux collèges, aux lycées mais avec le changement politique intervenu en 2004-2008, ce livret a été censuré dans les faits. J’espère que le Gouvernement actuel va pouvoir relancer cette parution. J’ai également participé à la création de manuels scolaires ; la première version de 1996 traitait du CEP en une page, où l’on insistait alors sur la manne financière que cela avait représentée à l’époque. Puis on est passé de l’âge de pierre à l’âge moderne : on a refait les manuels en 2010 mais avec une vérité toute différente, qui tenait compte de la commission d’enquête de 2005, de la loi Morin… On y parle de Pouvanaa a Oopa, des victimes mais on ne dit pas clairement que les essais ont eu des conséquences sanitaires. Pour que vous compreniez bien le contexte, l’idée était alors de publier dans ce manuel une image ; on a pris une image tirée de la banque de données de l’ONU et on a demandé l’autorisation de publier une image de bombe atomique ; eh bien l’armée ne nous a pas autorisés à publier l’image du nuage radioactif ! On a reçu un appel du Gouvernement autonomiste de l’époque qui nous a dit de renoncer à utiliser cette image sous peine de voir notre manuel d’histoire scolaire censuré. Mes collègues enseignants ont tous pris peur ; on a retiré cette image. La censure ne s’est pas arrêtée à la loi Morin ; elle a continué, l’armée ayant toujours une grande influence ici.
M. le président Didier Le Gac. On nous a dit que c’était obligatoire d’avoir un apprentissage sur l’histoire des essais nucléaires mais de l’aveu même du président Brotherson, qu’on a auditionné hier, il semble que beaucoup de jeunes passent au travers ; certains encore aujourd’hui n’ont pas entendu parler des essais nucléaires. Le président Brotherson nous a également parlé de l’autocensure des enseignants qui existe encore aujourd’hui semble-t-il.
M. Allen Salmon. Pendant longtemps, ce sujet ne faisait pas partie du programme ; ça reste encore maintenant un sujet brûlant, délicat… Quel message apporter aux enfants ? Un message objectif et vrai ! On a vécu dans une situation de mensonge pendant de trop nombreuses années. Est-ce aujourd’hui le rôle des enseignants de révéler tout cela ? Je ne sais pas mais en tout cas il faut adopter des règles qui permettent d’aborder ce sujet dans les mêmes termes, quel que soit le lieu de l’établissement, quel que soit l’enseignant…
M. Heinui Le Caill. Je suis d’accord mais de nombreux enseignants eux-mêmes ne connaissent pas cette histoire !
M. Allen Salmon. Certes mais il faut faire attention car trop connaître ce sujet fait également courir le risque d’être submergé par ses émotions
M. Heinui Le Caill. Les essais ont fait des victimes ; on le sait. Des enquêtes comme celle conduite par Disclose montrent qu’il y a eu des contaminations ; je demande aujourd’hui au ministère de l’éducation d’établir de nouveaux programmes compte tenu des nouvelles découvertes. Il semblerait que ce soit en cours. On m’a proposé de travailler dessus mais le président autonomiste de l’époque avait refusé. Il y avait alors un parti pris politique ; il faut qu’on avance sur ces points. Tant que le fait nucléaire n’est pas sanctionné aux examens, il faut le faire ; mais en France aussi il faut l’enseigner, comme d’ailleurs des sujets comme la colonisation ou l’esclavage.
M. Tafai Mitema Tapati, président de la commission de l’agriculture et des ressources marines. J’ai une autre histoire du nucléaire à raconter. Je suis né aux Marquises ; mon corps a ressenti les effets des essais nucléaires alors que je n’avais que sept ou huit ans. Notre vie familiale de tous les soirs était rythmée ainsi : ma mère faisait des tressages, on était avec elle, on apprenait nos leçons et d’année en année, apparaissait une nouvelle maladie. On avait mal partout et on ne comprenait pas ce qui se passait. Le mot qui circulait était qu’on était des « contami » pour « contaminés ». En 1968-1969, j’ai quitté mon village pour aller à l’école primaire car, dans mon village, on s’arrêtait au CE2. Et là j’ai vu que tous les enfants scolarisés à l’internat avaient des ulcères partout et on se demandait pourquoi ; c’était les premiers effets du nucléaire, de la radiation. À quatorze ou quinze, j’étais en 4e ; je suis arrivé ici en 1975 pour poursuivre mes études. J’habitais à Saint Hilaire et j’allais à Taoni à pied pour étudier mais je n’ai pas fini ma première année. J’ai commencé à travailler dans le bâtiment tout jeune puis à Moruroa à dix-sept ans, toujours dans le secteur du bâtiment. On mangeait de tout (du poisson…) ; je faisais alors partie des piroguiers de Moruroa, et je me souviens que j’étais là quand Meknès a éclaté en 1989. Un an après, on nous a renvoyés sur le site pour bétonner tout le site sur plus d’un mètre d’épaisseur. J’ai travaillé à Moruroa entre 1977 et 1984 ; j’ai ensuite entamé des études pastorales et j’ai été pasteur protestant de 1984 à 2023. L’Église protestante a été pionnière dans la protestation contre les essais nucléaires. Il faut savoir que quand on est membre pastoral, on est automatiquement membre de l’association Moruroa e Tatou. De 2007 à 2023, j’étais vice-président de l’association Moruroa e Tatou ; c’est comme ça que j’ai travaillé avec Bruno Barrillot et bien d’autres… C’est d’ailleurs moi qui me suis occupé de ses obsèques alors qu’il était prêtre catholique ! On était certain que toute la Polynésie française était contaminée par la pollution nucléaire. Aujourd’hui, ce que l’on demande, c’est que l’État prenne ses responsabilités par rapport aux essais.
M. le président Didier Le Gac. Par quoi passe cette reconnaissance ? La loi Morin est-elle un début en la matière ? Faut-il davantage insister sur l’indemnisation ?
M. Tafai Mitema Tapati. La loi Morin n’arrive pas à répondre aux besoins des victimes ; quand on était à Moruroa e Tatou, on n’a jamais cessé de dire à l’État qu’il était nécessaire de revoir la loi Morin. Le dommage subi par les descendants du fait du décès doit par exemple être pris en compte ; il faut que la famille soit prise en considération et pas seulement la victime directe. Ensuite la liste des maladies radio induites n’est pas complète. Aujourd’hui, beaucoup d’hommes meurent du cancer de la prostate ; or, cette maladie n’est pas prise en compte dans la réglementation française alors qu’elle l’est par exemple aux États-Unis.
Mme Dominique Voynet (EcoS). L’indemnisation individuelle est-elle suffisante ? Des personnes demandent qu’il y ait un pardon à l’égard de la Polynésie, des excuses, un geste plus symbolique, plus collectif... Quel est votre avis là-dessus ?
M. Tafai Mitema Tapati. Quand on regarde la participation financière de la Polynésie aux actions sanitaires, on voit que plus de 100 Mds de francs pacifique correspondent à des dépenses prises en charge par la CPS alors que ça devrait logiquement être pris en compte par l’État. Le pardon ne suffit pas ; l’État devrait vraiment aider à reconstruire notre pays. Le village de Hao est une véritable favella ! Hao a été laissé dans un état désolant. L’État français devrait reconstruire cet atoll et développer économiquement Hao, comme Hao l’a aidé à développer ses essais nucléaires par le passé.
M. Allen Salmon. Personnellement, je n’ai jamais vraiment été au fait des expériences nucléaires. Avec mon père, on n’était pas d’accord : il était engagé en politique et je lui disais que c’était scandaleux d’empoisonner ainsi les personnes avec ces tirs. Mais mon père m’a dit que c’était grâce au CEP que nous avions un aéroport, un certain essor économique… Je me suis retrouvé ici comme représentant à l’Assemblée de la Polynésie française, je deviens président de la commission des institutions et voilà que je me retrouve avec le dossier du nucléaire ! Ma première constatation a été simple : c’est un sujet brûlant qui a divisé toute la population, mon père et moi, les politiques (les indépendantistes ont pris ça comme cheval de bataille, les autres y voyant un argument clientéliste), ce sujet a également divisé les confessions religieuses (les protestants sont contre, les autres religions disant que la religion ne doit pas s’occuper de politique…). En tant que président de commission, j’ai préparé plusieurs réunions sur le fait nucléaire ; on a aujourd’hui pratiquement terminé notre rapport (cf « Héritage empoisonné, les 193 bombes françaises ») où nous avons essayé d’être le plus objectif possible, de ne pas être militant, le préjudice environnemental n’ayant pas été résolu, l’indemnisation sanitaire non plus…
Mme Dominique Voynet (EcoS). Dans la commission qui a travaillé sur ce sujet, l’opposition était présente, il y a eu tout le monde : est-ce que tout le monde a validé ce travail ?
M. Allen Salmon. La commission prendra connaissance de ce rapport mercredi donc je ne peux répondre à cette question. Il faut prendre en compte nos spécificités ; on n’a pas subi le même nombre de tirs qu’en Algérie, ça n’a pas été la même durée non plus ; souvenez-vous qu’on a eu des explosions sur notre sol pendant 30 ans, parfois jusqu’à 12 tirs dans l’année ! C’est une situation toute particulière que nous avons subie ; la notion de population civile n’est pas non plus la même car toute la population civile a été touchée, ici en Polynésie. Pour nous, la différence de situation justifie une différence de traitement ; c’est légitime non ?
Le deuxième point que j’ai retenu est peut-être ce qui existe au niveau des archives médicales. Ici, en Polynésie française, au bout de vingt ans, les archives ne sont plus conservées alors que les archives médicales militaires sont conservées à titre définitif. Je ne comprends pas cette différence de traitement : est-ce de la discrimination par rapport aux victimes de ce pays ? Je parle ici des dossiers médicaux individuels ! Les indemnisations individuelles sont par ailleurs très restrictives ; une indemnisation globale serait sans doute plus judicieuse à mon sens.
M. Yoann Gillet (RN). D’accord mais sous quelle forme et suivant quels critères ?
Mme Dominique Voynet (EcoS). Par exemple, pensez-vous que le préjudice environnemental doive être pris en compte pour tout le monde, et pas seulement du point de vue individuel ?
M. Yoann Gillet (RN). De plus, pour vous, l’indemnisation collective doit-elle intervenir en lieu et place de l’indemnisation individuelle ou doit-elle s’ajouter à cette dernière ?
M. Allen Salmon. Elle doit être complémentaire.
M. Heinui Le Caill. Pour ma part, je propose que 1 % du chiffre d’affaires du nucléaire civil français (soit environ 6 000 Mds de francs pacifique) soit versé à la Polynésie.
M. Allen Salmon. Il existe une asymétrie persistante au niveau du traitement des dossiers ; on joue sur deux tableaux. Jusqu’en 2017, on adoptait le critère du risque négligeable puis on l’a retiré mais non ! À la place, on nous sort le critère du 1 mSv qui vient compliquer davantage l’indemnisation des victimes. Il y a de fait toujours eu des hauts et des bas.
Un deuxième point important : le fait que l’État considère cette dette comme relevant de la solidarité nationale et non comme une reconnaissance de la faute réelle commise à l’égard du peuple polynésien. Cette « solidarité nationale » vient brouiller la réalité, elle la masque ; ce n’est pas une solidarité mais bien une réparation qui doit être mise en place d’où la nécessité à mon sens d’une reconnaissance de faute de la part de l’État.
Un troisième point qui pose problème, c’est la centralisation excessive des indemnisations au niveau national. On est à 20 000 km de Paris, et tout se passe en France. Les victimes se débrouillent comme elles peuvent alors qu’elles ne parlent pas toujours français ; c’est compliqué. Aussi, nous souhaitons une décentralisation de toute cette organisation.
Mme Dominique Voynet (EcoS). La mission « Aller vers » n’a pas réglé le problème ?
M. Allen Salmon. Cette mission est évidemment une bonne chose ; ça a aidé, c’est sûr ! Malgré tout, les résultats ne sont toujours pas là car seulement trois personnes y travaillent, ce qui est ridicule pour parcourir un espace aussi grand que l’Europe !
M. Heinui Le Caill. On a proposé d’intégrer dans le Civen des juristes polynésiens : l’Aven a un représentant polynésien dans le Civen. Or, pour le comité de suivi du nucléaire, tous les médecins présents sont des médecins militaires, le docteur Baert venant d’ailleurs de sortir un livre qui met à mal tout cela, y compris votre commission d’enquête. Il faudrait également que soient présents des médecins civils pour assurer davantage d’impartialité.
M. Allen Salmon. On souhaiterait la mise en place d’un comité au plan local.
M. Heinui Le Caill. Les victimes sont parfois appelées au milieu de la nuit par le Civen : on ne peut pas continuer comme ça !
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Que pensez-vous de la mise en place d’une plateforme numérique qui permettrait de déposer les dossiers plutôt que par courrier postal ?
M. Allen Salmon. C’est une idée ! Il y a un quatrième point que je voulais aborder, ce sont les différentes logiques d’analyse. Aujourd’hui, il y a une analyse scientifique et une analyse juridictionnelle. Quand on a affaire à l’analyse scientifique, on donne des réponses basiques : oui, non, ne se prononce pas. En droit, il y a seulement oui ou non. Cette différence de logiques pose certaines difficultés au niveau de l’indemnisation : le docteur Baert dit par exemple que « les scientifiques doivent être au centre de ce fait nucléaire ». Ça m’a choqué ! Ceux qui doivent être au centre du fait nucléaire, ce sont avant tout les victimes, la population ; les scientifiques doivent seulement accompagner les victimes !
M. Richard Tuheiava, directeur de cabinet du Président de l’Assemblée de la Polynésie française. Chers députés, c’est également pour moi un plaisir que de vous voir ; c’est un souhait très profond que d’avoir une avancée sur le plan parlementaire sur le sujet épineux des conséquences des essais nucléaires. Je souhaite apporter un éclairage plus partisan, plus activiste sur ce sujet. J’ai été deux fois représentant au Parlement français, et j’ai même voté contre la loi Morin (on était les deux seuls sénateurs opposés à la loi Morin avec Dominique [Voynet] alors qu’on nous demandait avec force pression de nous abstenir). Finalement, j’ai pu voter contre. Ça fait 15 ans que cette loi a été votée et on est toujours dans un mécanisme d’indemnisation d’affichage ; c’est une loi d’affichage qu’a souhaitée un ministre de la Défense en perte de vitesse, qui a seulement voulu apporter une satisfaction politique à l’époque. Je suis très fier et droit dans mes bottes d’avoir voté contre cette loi à cette époque et je remercie Dominique de m’avoir soutenu sur ce combat. Depuis 2010, plein de choses se sont passées pour le territoire de la Polynésie ; notre territoire a été inscrit sur la liste des territoires à décoloniser. Depuis 1963 déjà, il y avait déjà eu des rapports rendus sur les effets des nuclear weapons, rapports ou ouvrages traduits bien avant le démarrage des essais nucléaires français ; de fait, on connaissait les conséquences des essais nucléaires avant même le début des essais !
C’est à Cestas, en Gironde, que Manuel Valls a lancé le programme Simulation en 2014 en dotant la France d’un centre qui a coûté 7 Mds€, soit l’équivalent de 75 ans de dotation pour la Polynésie française.
Depuis qu’on a été réinscrit sur la liste des territoires à décoloniser en 2013, le Gouvernement n’a pas voulu débattre de ces sujets ; entre 2013 et 2022, on a eu 3 députés du mouvement indépendantiste et jamais de discussion possible. Les délégations polynésiennes se sont déplacées 11 fois à l’ambassade de France à New York ; c’est un peu comme si le Gouvernement s’était fait prendre la main dans le sac après coup car on remet un coup de projecteur sur une période où nous aurions dû être inscrits de manière continue sur cette liste.
Le débat nucléaire est aujourd’hui plus factuel, plus documenté ; depuis décembre 2024, une résolution a été adoptée par la majorité de l’Assemblée de la Polynésie française, appelant la France au dialogue de la décolonisation dans lequel le nucléaire figure explicitement ; le 21 mars dernier, la demande préalable du Président de l’Assemblée a été envoyée au Président de la République Emmanuel Macron, mais également à Manuel Valls et au Haut-Commissaire Spitz pour engager ce dialogue de décolonisation. On aura sans doute une décision implicite de rejet face à notre demande mais on engagera alors une action devant le tribunal administratif pour enjoindre le Gouvernement à dialoguer.
En 2018, il y a eu une amorce vers la Cour pénale internationale pour condamner la France pour crime contre l’Humanité au titre des essais nucléaires. Vous savez qu’un des tirs qui a posé problème a été le tir Canopus en 1968, et que nous avons eu les élections législatives en juillet de la même année… La population de Tureia a été entièrement déplacée de l’autre côté de l’île car le tir était dangereux. Mais pourtant, quand on regarde les données du rapport du CEA de l’époque, on ramène la population (57 habitants) sur place, pour réintégrer les lieux, alors même que l’on sait pertinemment les conséquences qui pouvaient survenir en termes de contamination ! Les témoignages de la flotte qui a ramené ces personnes montrent que les militaires avaient un peu de conscience mais pourtant, aucun d’eux n’a seulement voulu descendre alors que le tir avait été tiré une semaine auparavant.
M. Allen Salmon. Je rappelle qu’un enfant sur quatre a eu un cancer de la thyroïde !
M. Richard Tuheiava. C’est impossible de parler du sujet des conséquences des essais sans parler également du dialogue qui doit exister sur la décolonisation, et qui a été officiellement entamé à New York. Si on procédait ainsi, ce serait un nouveau déni ; le président Antony Géros s’excuse de ne pas être là mais sachez qu’on s’est mis d’accord sur ces sujets-là avant de vous en parler : nucléaire et décolonisation doivent être traités de concert ! Dans ce contexte, la loi Morin vient seulement donner un habillage humain à quelque chose d’infâme.
M. le président Didier Le Gac. Vous avez été auteur d’une proposition de loi dans laquelle vous évoquez la restitution des atolls qui ont servi de sites aux essais. Est-ce toujours une revendication ? Par ailleurs, quel regard portez-vous sur leur dépollution ?
M. Heinui Le Caill. L’Assemblée de la Polynésie française a mis en place la commission de décolonisation ; à titre personnel, je m’occupe de la thématique des conséquences des essais sur la population. Bruno Barrillot souhaitait lancer une étude épidémiologique en Polynésie, on a commencé à avoir des contacts avec le ministère de la Santé qui a approché le docteur de Vathaire mais ça aurait coûté 200 millions de francs pacifiques ! On a par ailleurs été abordé par un généticien américain (hawaïen pour être précis) qui avait travaillé sur le sujet de la goutte ; il avait aussi proposé de réaliser une étude épidémiologique avec l’aide d’un hôpital hawaïen, Il faudrait lancer ces deux études épidémiologiques mais le pays va devoir les financer alors que l’État pourrait les prendre en charge.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Le problème est également de savoir ce que l’on veut savoir exactement, quoi chercher ?
M. Heinui Le Caill. L’idée est de pouvoir se prononcer sur l’avenir.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Car il y a certes les cancers mais il faudrait également regarder ce qu’il en est au niveau des maladies cardio-vasculaires, des maladies infantiles, de la proportion d’enfants morts nés… Mettre sur pied une équipe multidisciplinaire internationale serait une bonne chose.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. J’ai une question portant sur le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée de la Polynésie de 2005. Quelles suites ont été données à ce rapport ? Comment ce rapport a-t-il été accueilli par l’État à l’époque ?
M. Richard Tuheiava. Le rapport avait été validé par la majorité de l’époque ; on était en 2005-2006, un an après les Taoi ; il y a eu beaucoup de visites du CEA en Polynésie à la suite de la parution de ce rapport ; la propagande de l’époque sur les essais propres avait un peu repris du service. J’admets qu’il ne faut pas avoir une vision exclusivement victimisante de ce sujet mais il faut développer une vision qui instaure un vrai point de dialogue pour que les deux parties grandissent ; il faut faire toute la transparence sur ce qui s’est passé, y compris les aspects positifs des essais nucléaires sur l’industrie, les impacts jusqu’à aujourd’hui, l’apport économique notamment…
M. Heinui Le Caill. Je dirais que l’impact de la commission de 2005 a surtout été de libérer enfin la parole. Ça a été le point fort de cette commission ; ensuite, il y a eu un gros travail pédagogique de vulgarisation qui nous a conduit à sillonner les collèges et les lycées pour y faire de la pédagogie ; vous poursuivez aujourd’hui ce chemin. On vous en remercie.
M. le président Didier Le Gac. À notre tour de vous remercier pour votre disponibilité, en espérant que les conclusions du rapport rejoindront vos préoccupations.
6. Audition de Mme Yolande VERNAUDON, Déléguée polynésienne au suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN)
M. le président Didier Le Gac. Madame Vernaudon, la délégation de la commission d’enquête parlementaire sur les conséquences des essais nucléaires que je conduis est très heureuse de vous rencontrer, sachant le rôle que vous jouez dans ce processus.
Ce n’est pas à vous que je vais rappeler l’historique en quelque sorte de cette commission. Et donc, avant que nous puissions échanger, je vais tout de suite vous demander de prêter serment, toutes les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire devant le faire.
Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mme Yolande Vernaudon prête serment.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie.
Mme Yolande Vernaudon, Déléguée polynésienne au suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN). Je souhaite la bienvenue à votre délégation sur le suivi des conséquences des essais nucléaires. Je vais tout d’abord rapidement vous présenter la DSCEN, qui a été créée par un arrêté du Gouvernement de la Polynésie française à la fin de l’année 2007. C’est un service du pays ; cette délégation a, dès le départ, eu pour but de suivre toutes les conséquences des essais nucléaires, et pas seulement celles observables sur le plan sanitaire. Ce service est un service de mission en administration centrale, qui ne met rien en œuvre directement et qui est transdisciplinaire. Il a disparu en 2013, dans un contexte politique très compliqué, seul Bruno Barrillot en était alors membre entre 2008 et 2013. En 2013, Gaston Flosse a limogé Barrillot avant qu’il ne soit rappelé par le président Edouard Fritch, ce qui a permis de réactiver la DSCEN en août 2016 mais il est malheureusement décédé peu après, le 25 mars 2017. J’ai alors été sollicitée pour prendre sa suite après avoir travaillé huit mois avec lui. Je préciserai que je suis fonctionnaire du Pays depuis 35 ans et que je suis ingénieur agronome à la base ; il m’a donc fallu recruter un adjoint ayant un profil de juriste ainsi qu’une secrétaire comptable et une bibliothécaire depuis maintenant deux ans. L’équipe compte aujourd’hui 4 personnes.
Une des premières difficultés auxquelles j’ai été confrontée est qu’on n’a personne de compétent, dans le public comme dans le privé, en bibliothéconomie (c’est-à-dire comment référencer une monographie dans les règles de l’art, etc…). Le classement des livres de Barrillot était complexe donc je me suis mis en quête de prestataires et j’ai lancé un appel à candidatures ; on a recruté un fonctionnaire universitaire qui n’est pas resté longtemps. Actuellement, on a une bibliothécaire de collectivité qui va malheureusement partir et quelqu’un qui est local et qui, lui, va rester ! Ouf ! On a déjà constitué le catalogue en ligne de notre bibliothèque et on souhaite avoir le Pû Mahara digital ; le conseil scientifique et culturel du Pū Mahara a été mis en place à la fin du mois d’août 2024 mais on est encore assez loin des projections scientifiques et culturelles. Ce conseil scientifique est composé de 27 personnes (30 étaient sollicitées au départ) : 25 représentants les rédacteurs, 5 les modérateurs (qui sont en quelque sorte « les sages » du comité). Sur les 30 sollicités, 2 ont refusé puisqu’ils étaient retraités et ne souhaitaient pas s’investir. Le Conseil s’organise comme il l’entend. Des comités rédactionnels se sont mis en place, certains s’investissant davantage que d’autres ; je dois signaler qu’un rédacteur sur les 28 a démissionné ; on a donc actuellement 22 rédacteurs et 5 sages (Éric Comte, Yvette Tommasini, Chantal Spitz, Joël Allain et Daniel Palacz). Quant aux rédacteurs, on a choisi des personnes aux profils très diversifiés, relevant du champ académique (enseignants-chercheurs, représentant les sciences humaines, la biologie, la médecine, la chimie…), du monde de la culture… À titre bénévole, ils ont accepté de se lancer dans l’aventure. La première mission a consisté à proposer un projet scientifique culturel éducatif, l’État étant seul maître d’ouvrage mais accompagnant le projet (on va lui demander de participer financièrement). Il est prévu d’établir un centre d’interprétation pour faciliter les discussions actuelles et futures. Paul Léandre est responsable de la culture au Haut-Commissariat et nous travaillons très bien ensemble ; une convention a été conclue entre l’État et le Pays sur le centre de mémoire, qui est désormais établi ; mon interlocuteur était alors Denis Mauvais, chef de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier. Il avait étudié l’histoire et était intéressé par ce projet mas son successeur l’était beaucoup moins… Ce dernier souhaitait avant tout mettre en place un bâtiment avant même de savoir ce qu’on allait y mettre dedans ! On a tenu pour éviter cette erreur magistrale mais on a perdu beaucoup de temps. En 2018, lorsqu’on a relancé la gouvernance, on n’a pas explicitement travaillé sur les orientations du projet, au bénéfice de la seule forme ; ce manque de clarté sur la définition des orientations partagées nous a causé un réel préjudice. À ce jour, les membres sollicités doivent produire une proposition de projet scientifique, culturel et éducatif d’ici septembre, programme qui se traduira ensuite dans un cahier des charges avec appel à projet puis lancement d’un concours d’architecture… Si tout va bien, on prévoit l’inauguration du bâtiment en 2030 ! On essaie de mettre en place en parallèle un Pū Mahara digital d’ici à la fin de l’année 2027. Le Pū Mahara digital serait un jumeau avec également des orientations scientifiques ; le PSCE doit également faire des propositions en termes de gouvernance, pour savoir également quelles institutions impliquer, quelle taille, quelle gouvernance ? On a commencé à financer des enquêtes sur ces thèmes mais il faut avancer pas à pas sur ce sujet qui, sinon, va partir dans tous les sens.
M. Yoann Gillet (RN). La partie programme n’est donc pas encore lancée ?
M. Le président Didier Le Gac. Mais c’est un travail préliminaire…
Mme Yolande Vernaudon. Il ne faut pas présenter dans notre projet la belle aventure de la bombe nucléaire ! Il y a eu quelques péripéties mais on est aujourd’hui reparti sur de bonnes bases avec un conseil scientifique, comprenant des personnalités qualifiées ; on est par ailleurs certain d’avoir aujourd’hui un équilibre entre autonomistes, indépendantistes, associations culturelles, protectrices environnement… Ce conseil scientifique est très hétérogène dans sa composition. Il faut également avoir à l’esprit que l’émotion est centrale sur ce projet ; ce n’est pas quelque chose de froid, qui présenterait la science de manière brute.
Je profite de votre venue pour rebondir sur une question que vous m’aviez posée le 21 mai dernier, et à laquelle je n’avais pas répondu, notamment sur la méthode ; la méthode que je préconise est la suivante, qui s’inspire de la Commission Reko Tika (« la parole droite »). Il faut absolument effectuer un travail de classement exhaustif des archives et des documents en développant un effort de classement par thématiques qui corresponde à des départements ministériels. Agir ainsi permet de stabiliser les interlocuteurs. On a ensuite choisi d’objectiver les doléances (telle doléance pour atteindre tel objectif…). Le Premier ministre Jean Castex nous a répondu favorablement le 7 juillet 2021 en reprenant ce plan d’action, le Premier ministre ayant alors nommé un chargé de mission à Matignon qui s’est malheureusement fait absorber par le Haut-Commissariat, et qui n’a donc pas eu de durée.
Quant à l’ouverture des archives, qui est un sujet important pour votre commission, je rappelle que c’est le Pays qui a demandé l’ouverture des archives (je souligne le rôle moteur de la DSCEN là-dessus).
7. Audition de M. Hiro TEFAARERE
M. le président Didier Le Gac. Bonjour à tous, bonjour Monsieur Tefaarere,
Je suis très heureux que notre commission puisse vous rencontrer ici, à Papeete.
Je vous rappelle que cette commission a été créée au mois de décembre dernier ; elle fait suite à une première commission d’enquête qui avait été créée en avril 2024 mais dont les travaux ont été ajournés à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale. C’est la raison pour laquelle le groupe GDR (Gauche Démocrate et Républicaine) qui avait initié la première commission a décidé d’user de son droit pour créer une nouvelle commission sur le même sujet que sont les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie française entre 1966 et 1996. Cette nouvelle commission a été officiellement créée le 17 décembre dernier ; elle comprend 30 membres, issus de tous les groupes représentés à l’Assemblée nationale et doit rendre son rapport au plus tard le 16 juin prochain.
Nous avons dès à présent effectué près de 25 auditions, ce qui nous a permis de rencontrer et d’entendre pas loin de 80 personnes différentes : des historiens, des associations, des institutionnelles, des scientifiques, des vétérans…
Nous avons un programme très complet préparé par Mme la rapporteure ici présente pour cette semaine que nous passons en Polynésie. Hier, nous avons effectué un déplacement à Moruroa et Hao, où nous avons d’ailleurs organisé une réunion publique. Avant-hier, nous avons rencontré le Haut-Commissaire Spitz, le contre-amiral Pinget et plusieurs représentants éminents de l’Assemblée de Polynésie française. Une fois rentrés à Paris, nous aurons encore plusieurs auditions à effectuer dont plusieurs actuels ou anciens ministres (M. Neuder, ministre de la santé, M. Valls, ministre des outre-mer, M. Morin, ancien ministre de la défense et auteur de la loi qui porte son nom de janvier 2010…).
Votre audition aujourd’hui, la première d’une longue journée pour nous, est intéressante car vous êtes un adversaire résolu de l’arme nucléaire.
Vous avez vécu une vie de combats : ancien syndicaliste, vous avez également été conseiller indépendantiste à l’Assemblée de Polynésie et, comme je l’ai dit, fortement opposé à l’arme nucléaire, vous avez même fait 3 mois de détention provisoire après les manifestations antinucléaires de 1992. Vous avez par ailleurs dirigé l’association Moruroa e Tatou, présidence que vous avez cédée en août 2023 (je précise d’ailleurs que nous avons déjà auditionné les actuels responsables de l’association Moruroa e Tatou).
Votre point de vue sur le sujet des essais nucléaires nous sera donc très utile. J’aurais deux questions à vous poser pour lancer la conversation :
- quels sont les grands chantiers sur lesquels il faut aujourd’hui travailler selon vous ? Régler le problème de la dette de la CPS ? Modifier la loi Morin et, éventuellement, supprimer le seuil du 1 millisievert ? Accélérer l’ouverture des archives historiques ?
- après que le Président de la République a reconnu l’existence d’une « dette » de la France à l’égard de la Polynésie, quelle doit être selon vous la prochaine étape dans cette logique de réconciliation ?
Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Hiro Tefaarere. Je ne souhaite pas jurer car l’État a manqué à sa parole et les représentants de l’État ne jurent pas.
M. le président Didier Le Gac. Je vous rappelle que nous ne sommes pas des représentants de l’État mais des représentants du peuple français ; par ailleurs, la réglementation applicable au fonctionnement des commissions d’enquête vous impose de jurer de dire la vérité devant celle-ci.
M. Hiro Tefaarere. Il y a une différence entre représentant du peuple et représentant du peuple polynésien ; Cela dit, je jure quand même puisque vous me le demandez mais c’est de mauvaise grâce.
M. Hiro Tefaarere prête serment.
Je rappellerai le contexte historique de tout cela. J’ai été le seul élu de Polynésie française à voter contre la loi Morin ; à l’époque, j’avais fait un long discours intitulé « J’accuse » où j’ai tout dit sur l’histoire des essais. À mon sens, tout est à revoir dans la loi Morin ; je ne vais pas m’étendre là-dessus car je suppose que tout le monde vous a déjà dit qu’il fallait améliorer le texte… Ce qui m’intéresse, c’est, indépendamment de la poursuite de cette discussion, la question qui fait que je me suis demandé si j’allais venir ou non à cette audition. J’ai participé à toutes les rencontres, commissions, auditions qui ont pu avoir lieu et j’ai été le seul responsable politique polynésien à avoir fait cela, depuis l’époque de Giscard d’Estaing, Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande ! Macron, lui, n’a pas voulu me voir ; je ne sais pas pourquoi je dérange autant. En 1978, mon patron des Renseignements généraux, paix à son âme, avait été invité à aller à Moruroa comme patron des RG ; j’étais alors responsable des chantiers du CEP à Moruroa dans les années 1970. J’ai ainsi pu voir toutes les combines, toutes les bêtises qui ont été faites et je les ai dénoncées à mon patron. C’est pour ça qu’il est allé sur place ; il a appris que la bombe avait parfois « mal explosé » et qu’il y avait pu avoir des morts, notamment chez les légionnaires. J’ai lu tout ce qui avait pu être publié sur le sujet et on avait notamment vu un document du CEA à l’époque qui avait anticipé une potentielle vague de submersion de vingt mètres de haut. Bref, mon patron a fait un rapport sur tout cela ; il a été viré.
J’étais un jeune inspecteur, major de ma promotion, et on m’avait alors fait comprendre qu’il valait mieux que je me taise ; mais c’est dans ma nature de ne jamais me taire face aux injustices commises en Polynésie française. Je me suis battu et j’ai compris que je devais me faire titulariser. On était alors en 1980. En 1981, on a officialisé la section locale de la CFDT ; j’ai été élu pour la police nationale, et mon syndicat a raflé tous les sièges, notre victoire ayant ensuite fait tache d’huile : on est devenu le syndicat le plus important du pays en seulement deux ans car on avait osé affronter l’État. Grâce à Gasto Defferre et François Mitterrand, j’ai été titularisé. J’ai alors demandé à être mis en disponibilité car j’avais dénoncé à la police nationale certains faits qui ont été corroborés par l’enquête ensuite menée par des contrôleurs de la police, lorsqu’ils sont venus ici pendant deux mois. Je suis ensuite mis en disposition partielle et je me suis ensuite uniquement consacré à mes combats.
Mon syndicat s’est mis à travailler sur tous les sujets, notamment les conséquences des tirs effectués à Moruroa (conséquences sanitaires, sociales, environnementales, sociologiques, humaines, spirituelles…) ; lorsque j’ai rencontré Alain Christnacht, l’ancien président du Civen, on se connaissait déjà. On a abordé tous les sujets possibles pendant plus de cinq heures au siège de l’Église protestante ; il faut se souvenir que nous sommes à peine plus de 200 survivants de Moruroa aujourd’hui ; sur mon île, on est seulement 5 !
À partir de 1962, il fallait construire le CEP. L’État cherchait de la main-d’œuvre en faisant miroiter la carotte financière, éventuellement en recrutant de force ; j’avais des oncles qui étaient là-bas ; quand ils revenaient de là-bas, ils ne disaient rien car les consignes passées par les militaires étaient de ne rien dire du tout. Il faut savoir que l’installation du CEP a entraîné beaucoup de bouleversements mais sachez que le Tahitien est quelqu’un qui observe, qui ne parle pas mais, quand il a confiance, il s’engage et est prêt à mourir pour une cause. À la mairie de Papeete, il y a un écriteau du général de Gaulle qui dit : « Ils ont été les premiers, ils ont été fidèles, ils ont été les meilleurs » et, c’est moi qui ajoute, il nous a donné la bombe… Face à la menace de voir la Polynésie régie par un protectorat militaire, car c’est ce qu’avait laissé entrevoir de Gaulle, on a cédé.
Nous sommes en 1962-1966 : les premiers essais ont lieu, la CPS voit le jour en 1968 seulement. Mais il faut savoir que tous les travailleurs des entreprises sous-traitantes du CEA, du CPE n’ont jamais été déclarés de leur vie ! Dans les combats que je mène, il y a une logique : réhabiliter la mémoire des camarades décédés. Aujourd’hui, combien ont été directement indemnisés ? L’association Moruroa e Tatou a fait le compte : seulement 123 dossiers.
Comment fait-on pour les autres victimes directes des essais nucléaires ? On en avait identifié 30 000. Quand on a rencontré Alain Christnacht, que nous déclare-t-il ? À votre place, j’aurais fait plus ou autant que vous en tout cas ; sur les 193 essais effectués en trente ans, 6 ont contaminé non seulement toute la Polynésie française mais également tout le Pacifique sud nous a-t-il avoué. Après, ne soyez pas surpris qu’à mon retour en France, le Président de la république va me faire comprendre que ce serait bien que je prenne ma retraite. On s’est alors dit que ce n’était plus nécessaire de parler avec l’État.
Aujourd’hui, il faut accélérer la procédure d’indemnisation des victimes : il faut passer par l’attribution d’un forfait. Il faut également veiller à rembourser la CPS. Tous les employés qui travaillaient sur les sites, lorsqu’ils étaient malades, passaient par l’hôpital Jean Prince de Tahohi. En 1977, le Pays s’est vu transférer la compétente santé ; comment expliquer qu’en 1987, il découvre que c’était toujours les militaires qui géraient le problème des évacuations sanitaires ? Or, l’État refuse toujours de nous donner le registre des évacués militaires. Bruno Barrillot, mon ami, a fait un énorme travail ; il y a eu également le colloque à l’Assemblée nationale, en février 1999, sur les conséquences des essais nucléaires… J’ai toujours mené ce combat mais j’en ai payé le prix (des tortures, ma condamnation fin 1998 à 25 ans de réclusion criminelle).
Je vous signale également que j’ai présidé la CPS de 1992 à 1994 ; dans nos dossiers, on a pu remonter jusqu’en 1976, mais pas au-delà faute d’archives.
J’ai abordé toutes ces questions avec Lionel Jospin, Michel Rocard, François Mitterrand mais je n’ai pas eu de réponse. Jacques Chirac a été le plus ouvert ; François Hollande l’a moins été même si nous entretenons des relations amicales. En tout cas, Michel Rocard a été le premier à organiser un vrai débat sur les conséquences des essais nucléaires ; le mot d’ordre en 1988 était « Qui paie contrôle ». Le combat continue en tout cas.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ces propos très clairs sur l’Histoire, sur vos demandes pour le peuple polynésien ; je passe tout de suite la parole à nos collègues.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Merci beaucoup d’être venu à notre rencontre et pour les propos que vous avez tenus, qui nous éclairent ; pouvez-vous nous parler de la découverte de la faille qui s’est creusée à la suite des essais ? Et pouvez-vous développer les conditions de la venue de Michel Rocard et de sa doctrine « Qui paie contrôle » ?
M. Hiro Tefaarere. Plus d’une fois, il était prévu de faire exploser la bombe à 900 mètres de hauteur et on l’a faite exploser à seulement 600 mètres. On avait la possibilité de ne pas les faire exploser alors ; d’ailleurs, les ingénieurs sur place avaient expliqué qu’on pouvait arrêter le processus mais les militaires n’ont rien voulu savoir ; deux travailleurs polynésiens et des légionnaires sont morts. Avec Canopus, un tsunami a été créé d’où l’idée de construite une digue à Moruroa sur toute la longueur, depuis l’aéroport, afin de limiter les dégâts.
À l’époque, la faille était large d’un mètre ; elle a grandi depuis. Aujourd’hui, elle fait 2 kilomètres de long, 800 mètres de profondeur, 600 mètres de large ; c’est désormais la faille la plus surveillée au monde selon les experts du CEA. Des satellites examinent sans cesse cette faille mais moi, je parle de génocide ! Vous savez sans doute que tous les Gambiers, toutes ces îles seront balayées, 28 heures seulement après les îles du Vent et sous le Vent. En 1966, il y a eu un séisme au Pérou et on en a ressenti les effets jusque-là…
Quant au contexte Rocard, c’était à la demande des autorités polynésiennes qu’il est venu ; il souhaitait déjà suspendre les essais nucléaires mais les autorités ne le souhaitaient pas. On a eu un très grave conflit social en 1987 : le conflit des dockers, qui a tout brûlé à Moruroa ; ils réclamaient des revalorisations salariales, ont bloqué le port de Papeete pendant un mois… On les a soutenus et la CFDT, comme les autres syndicats, ont menacé de bloquer le pays. Gaston Flosse était au pouvoir à l’époque (c’était alors l’homme le plus puissant de tout le Pacifique) ; un accord a finalement été signé, disant en préambule qu’il fallait également qu’un accord intervienne entre le CEA et les autres acteurs au sujet des essais. Michel Rocard a alors dit à Alexandre Leontieff qu’il fallait ouvrir des discussions pour étudier les conséquences des essais sur tous les plans. On a demandé de notre côté un alignement des conditions salariales entre travailleurs locaux et travailleurs expatriés mais on n’a pas eu de réponse à notre demande. Il y a eu le chantage habituel de la part de l’État de couper les crédits et une convention cadre s’est alors mise en place avec la fameuse formule de Rocard « Qui paie contrôle ». Mais Flosse lui a opposé un autre discours, à savoir « Qui contrôle paie » ! En 1990, une grève générale est survenue à la suite du refus de nos demandes ; les ingénieurs civils ne pouvaient donc plus aller sur les plateformes. C’était une période d’extrême tension où les gendarmes entouraient les travailleurs. À l’époque, c’était des tirs souterrains qui étaient pratiqués et nous avions alors entre 4 000 et 6 000 travailleurs permanents sur place (dont 1 000 expatriés, pour moitié venant du CEA, pour moitié sous statut militaire). De nouveaux conflits sont intervenus et le chef d’état-major des armées de l’époque m’a appelé pour qu’on se rencontre à Moruroa ; c’est là qu’on a compris que l’État n’allait pas nous présenter de charte des sites. Flosse est revenu en 1991 et nous a alors dit que Léontielff avait laissé une ardoise de 11 Mds de francs CFP ; on a de nouveau bloqué les routes, des forces de l’ordre ont été envoyées… Des négociations ont alors été entamées sous l’égide de l’Église protestante et du Haut-Commissaire de l’époque, Jean Montpezat. En 1992, comme vous le savez, François Mitterrand suspend les essais nucléaires ; on a été les premiers à être prévenus car on était alors à Paris ! On a demandé à participer aux négociations en cours et c’est ce qu’on a fait avec François Mitterrand, Gilles Ménage et Yves Collet ; le pays a accepté de rétrocéder la compétence des gardiens de prison à l’État, comme les policiers à l’époque ; l’État a surtout accepté de participer chaque année à hauteur de 18 Mds de francs CFP à tous les projets permettant de moderniser la Polynésie française à la suite de l’arrêt des essais.
M. Yoann Gillet (RN). Sur quels éléments vous appuyez-vous pour dire qu’un tsunami arrivant sur la faille serait dû aux essais nucléaires ? Par ailleurs, sur la fragilité de l’atoll, on a vu les installations permettant de surveiller et de contrôler les avancées et les mouvements de terrain ; quand on vous écoute, vous semblez remettre en question le sérieux des moyens mis en œuvre pour surveiller tout cela. Est-ce le cas ? Et dernière question sur la globalisation et le forfait pour les indemnisations (qui coûterait en gros 84 000 euros par personne concernée) : qui devrait en bénéficier selon vous et suivant quels critères ?
M. Hiro Tefaarere. Sur votre première question, je n’affirme rien. Je répète les propos du CEA notamment Julien de La Gravière, délégué du CEA en 2004… Ensuite, une deuxième enquête a été effectuée sur le tsunami : les chiffres varient énormément et ont fait passer la vague de 20 à 14 mètres, puis 11 mètres et même, récemment, à 210 mètres de hauteur : il faut être sérieux ! Que prédit finalement le CEA ? Ont-ils réussi à prédire qu’un tsunami allait survenir en 1979 à la suite d’un essai raté ? L’amiral Sanguinetti a perdu tout son équipage à cette occasion, il faut s’en souvenir ! Je vous ai parlé tout à l’heure du tremblement terre au Pérou ; je lis les rapports et constate que les études tablent sur un impact jusque sur les Tuamotu !
Sur votre deuxième question concernant les moyens actuels de surveillance des glissements de terrains, je suis croyant. Tellement croyant que, pour nous, il y a une entité invisible à l’origine de tout. Aujourd’hui, l’homme ne peut pas tout prévoir ; je respecte bien sûr les scientifiques du CEA, plusieurs nous ont d’ailleurs informés et soutenu. Mais l’homme n’est pas parfait et ne peut tout prévoir : par exemple, le scientifique n’a pas prévu le covid ! le registre des évacués sanitaires, des malades, on ne l’a pas : où est donc le respect des conditions ayant suivi le transfert de la compétence santé au bénéfice du Pays depuis 1977 ? On a pu savoir certaines choses seulement parce qu’on était méticuleux et qu’on a suivi tous les dossiers ; sur 2 000 adhérents, plus de 1 800 sont morts. J’ai enterré le dernier la semaine dernière ; tous les cancers dont il était atteint figuraient dans la liste annexée à la loi Morin.
Nos amis japonais nous ont appris que certaines maladies avaient p être véhiculées par le linge lavé ici, à Papeete, avec de l’eau douce ; le problème évidemment, c’est comment peut-on apporter la preuve du lien existant ?
Mme Dominique Voynet (EcoloS). À titre personnel, tu as évoqué la peine de 25 ans de réclusion à laquelle tu as été condamné. À quoi fais-tu allusion ? Ensuite, concernant ton travail de syndicaliste, on sait que la CPS a été mise en place en 1968 et que ses archives n’existent environ que depuis 1977, les dossiers informatisés existant depuis 1984. Ce sont des archives délicates à cerner faute de contrat de travail, de fiche de paie, de traces de cotisations… As-tu cherché la liste des entreprises ayant travaillé sur les sites de tirs ? Hier, quand on posait la question des dossiers qui pouvaient exister à l’hôpital Jean Prince, on nous a dit que ceux-ci étaient peut-être stockés à Limoges ; on va regarder. Que peux-tu nous dire par ailleurs des conditions de vie des ouvriers sachant qu’ils ne pouvaient manger de poisson du lagon ou boire de l’eau de coco ?
M. Hiro Tefaarere. Le CEP avait une cantine mais seulement pour une catégorie de personnels ; les autres se débrouillaient. Les travailleurs de la Sodexo ne faisaient les repas que pour le CEA. Les employés du CEA étaient bien mieux logés et nourris que les autres travailleurs du CEP (la Somex, Citra, les sociétés off shore…) ou que les employés des sociétés françaises qui avaient leurs succursales à Paris. Quand on a reconstitué les dossiers à la CPS, on est allé à Blois et on a recruté l’informaticien de Jack Lang pour mettre en place un système permettant de remonter aux archives de 1976. On a reconstitué le maximum de ce qu’on pouvait. Aujourd’hui c’est la même chose ! Sur les événements de l’aéroport dont je vous ai parlé tout à l’heure, je n’étais pas encore arrêté que j’avais déjà été condamné à 25 ans de prison (Oscar Temaru à 15 ans) : finalement, au procès, j’ai été condamné à 5 ans ferme et à devoir payer une indemnité de 40 millions de francs pacifique. J’ai fait appel et j’ai été condamné à un an puis j’ai bénéficié d’une grâce présidentielle qui m’a dispensé d’effectuer ma peine. C’est comme ça que j’ai pu me représenter en 2001. La responsabilité civile et pénale est individuelle et non pas collective : c’était important de le rappeler. Finalement, j’ai tout payé mais j’ai également tout perdu, notamment pour ma retraite d’ancien fonctionnaire de l’État. Cela dit, j’ai obtenu gain de cause il y a six mois.
M. le président Didier Le Gac. Que pensez-vous des opérations Turbo ?
M. Hiro Tefaarere. Je ne reçois plus leurs rapports, non plus que celui sur informations radiologiques que j’avais pourtant chaque année.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie vivement pour être venu devant notre commission ; ça aurait été dommage de ne pas avoir votre témoignage pour comprendre tous ces événements que vous avez vécus au premier rang.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Je trouve ce contexte politique très important et ça nous manquait ; ta participation, ta vision est importante.
8. Audition de Mme Monica RICHETON, ancienne Maire des Gambiers, M. Lucas PAEAMARA ancien Maire des Gambiers, et M. Vai Vianello GOODING, actuel maire actuel des Gambiers
M. le président Didier Le Gac. Madame, Messieurs, soyez les bienvenus ici, à la Présidence de la Polynésie française où nous effectuons un certain nombre d’auditions dans le cadre des travaux de la commission d’enquête parlementaire sur les essais nucléaires en Polynésie française.
Comme vous le savez sans doute, cette commission d’enquête fait suite à une précédente commission qui a vu ses travaux ajournés à la suite de la dissolution du 9 juin dernier. Cette nouvelle commission, qui a débuté ses travaux en janvier, a d’ores et déjà entendu plus de 70 personnes de tous horizons et votre témoignage est, à ce titre, extrêmement intéressant pour nous. Nous avons effectivement souhaité vous entendre car vous êtes maires de communes qui ont connu le fait nucléaire, qui ont subi les dommages du nucléaire. En effet, les Gambiers et Tureia ont été frappés par des nuages radioactifs, notamment dans les années 1960 comme l’a montré le livre Toxique. Le livre reprend d’ailleurs le témoignage d’une jeune femme de l’époque, habitant aux Gambiers, à laquelle des militaires lui déconseillaient de boire de l’eau de pluie tout en restant muet évidemment sur les dangers causés par les essais nucléaires.
Nous souhaiterions aujourd’hui vous entendre sur divers points : quel est l’état de la population de vos communes face à cette Histoire, puisque je suppose que de nombreux habitants sont aujourd’hui malades ou ont perdu un membre de leur famille, sans doute en raison d’un cancer ? Que doit-on faire aujourd’hui pour apaiser les relations sur cette page d’Histoire : la future construction d’un centre de la mémoire vous semble-t-elle une bonne idée et peut-elle être suffisante ?
Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer chacun tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc tour à tour vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mme Monica Richeton, MM. Lucas Paeamara et Vai Vianello Gooding prêtent chacun serment.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie et vous laisse tout de suite la parole.
Mme Monica Richeton. Avant tout, je souhaitais vous dire que c’est à mon avis une bonne chose de mettre en place cette rencontre entre vous et nous. Ce n’est pas facile pour nous ; moi-même, de mon côté, ça fait plusieurs fois qu’on m’a posé des questions sur les essais nucléaires et la plaie reste vive. Aux Gambiers, il y a beaucoup de personnes atteintes d’un cancer et je pense que, de votre côté aussi, vous commencez à percevoir tout ce qui se passe en Polynésie française. Mais que faire ? Quand on parle des politiciens qui ont signé à l’époque pour accepter l’installation du CEP chez nous, avaient-ils vraiment le choix ? Non ! On n’avait pas le choix ; il faut vivre avec mais est-ce suffisant pour nous aider ? Là non plus, je ne sais pas.
M. Lucas Paeamara. J’ai été élu pour la première fois en 1977 ; je suis venu sur Mangareva et j’ai été extrêmement surpris de voir autant de militaires chez moi. La bombe H a été lâchée. Je me souviens du tir Canopus sur Mangareva : on a été enfermé pendant plusieurs jours dans un blockhaus. Pendant ce temps, les militaires ont installé des détecteurs de rayons ionisants. Un jour, un employé de Mangareva qui travaillait au SMCB a reçu l’ordre d’annoncer à la population qu’elle ne devait plus boire l’eau de leurs citernes ; il fallait les vider car il y avait de retombées radioactives dedans alors qu’on nous disait pourtant le contraire.
En 1969, des patients de base sont soudainement tombés malades ; on a parlé de la ciguatera ; ces gens subissaient des pertes de tension… Par ailleurs, on voyait beaucoup de poissons morts joncher la plage. On ne savait pas trop quoi en penser. Un autre jour, un employé de ma commune a été obligé d’arrêter de travailler car il venait subitement d’être atteint d’un cancer de la thyroïde et il est décédé peu après. Alors même qu’on faisait la veillée, une autre personne est décédée cette fois-ci d’un cancer de l’utérus ; tout le monde a été étonné de cette coïncidence. Et quelques mois après, ce sont trois personnes qui sont décédées en l’espace de presque trois jours. Évidemment, on s’est posé beaucoup de questions ! Et par ailleurs, au-delà de la seule douleur, comment faire pour indemniser tout ce monde ? Tout le monde a été contaminé à mon avis et c’est donc toute la population qui devrait être normalement indemnisée.
M. Vai Vianello Gooding. Je vous remercie également pour votre invitation et merci également aux deux anciens maires d’être là. J’ai également été dans un blockhaus quand il y a eu le tir Canopus. Pour la petite histoire, le jour même où il y a eu ce tir, une femme a accouché et a appelé son fils Canopus ! Je me souviens que les murs ont tremblé lors des tirs ; on a pleinement ressenti les tirs de Moruroa et de Fangataufa. Effectivement, il était interdit de boire de l’eau ; on la récupérait dans des fûts de 200 litres et les gendarmes sont intervenus jusque chez nous, en bateau, pour nous demander de tous les vider. Quant à aujourd’hui, le peuple mangarevien est malade ; il y a une multiplication de cancers. En plus, on les soigne mal faute de moyens : on n’a pas de médecin permanent à Mangareva ! C’est ce genre de situations qui font que les jeunes sont fâchés aujourd’hui ; on est un peuple abandonné. En fait, on a été abandonné depuis le départ du CEP jusqu’à aujourd’hui ; il n’y avait aucune compensation financière pour l’archipel, aucune !
M. le président Didier Le Gac. Merci beaucoup pour ces premiers témoignages, déjà éclairants. Je laisse la parole à Mme la rapporteure.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Il paraît qu’on avait demandé aux habitants des Gambiers de cultiver pas mal de légumes au temps du CEP mais que s’est-il passé ensuite ?
M. Vai Vianello Gooding. Les légumes consommés à Moruroa l’ont été bien après les tirs problématiques ; le service de l’agriculture de l’époque avait dit que la consommation des légumes ayant poussé à Mangerava ne pouvait être autorisée en raison des retombées nucléaires.
M. Lucas Paeamara. Il y avait par ailleurs une société qui regroupait tous les légumes que les gens mangeaient ; le bateau arrivait et repartait ensuite à Hao ; ça n’a pas duré très longtemps.
M. le président Didier Le Gac. Y a-t-il encore aujourd’hui de la défiance pour pêcher le poisson dans le lagon et le manger ?
M. Vai Vianello Gooding. On mange du poisson pêché au large mais très peu de gens pêchent aujourd’hui dans le lagon de peur de tomber malade. Moi, par exemple, je ne mange que rarement le poisson du lagon : on perçoit une sorte de pincement dans le pied quand on mange le même poisson toute la semaine. Avant, on était malade dans la journée lorsqu’on mangeait du poisson ! Dans la restauration scolaire, on a recours à du poisson pêché au large, pas du lagon ; certaines personnes continuent d’en manger mais la plupart ne préfèrent pas.
M. le président Didier Le Gac. Existe-t-il des prélèvements pour analyser la toxicité des poissons du lagon ?
M. Vai Vianello Gooding. Non mais la toxicité n’a pas disparu ; elle a éventuellement reculé…
Mme Monica Richeton. Je complète un peu ce qui vient d’être dit. On n’avait pas le choix : soit on utilisait du poisson congelé mais il n’était pas toujours en bon état ; soit on mangeait du poisson pêché dans le lagon mais on ne le faisait que rarement, ce qui est bien un signe qu’il était empoisonné. Tout cela est vraiment… je ne sais pas quoi dire… Tout le monde a été empoisonné : parents, grands-parents, enfants et petits-enfants ! On a eu des prélèvements mais il n’y en a plus désormais. Après le CEP, comme ça a été dit, on a senti une population abandonnée alors qu’on avait auparavant des docteurs, des infirmiers militaires, tout était organisé. En tout cas, je peux vous dire que les bombes aériennes, c’était quelque chose ! Parfois, le verre de nos lampes à pétrole cassait lors du souffle de la bombe ! On l’a vécu !
M. Lucas Paeamara. Il n’y a jamais eu d’empoisonnement en Polynésie. Ce n’est que depuis l’arrivée de la bombe qu’il y a eu des empoisonnements ; c’est clair et net, on ne va pas chinoiser ! Il faut essayer maintenant d’indemniser. Au niveau du territoire, l’État français donne 10 Mds de francs CFP par an mais ça tombe dans la poche du territoire : c’est lui qui dose, qui distribue… On préférerait que l’État indemnise directement les communes touchées.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Je constate que les discours sont très convergents entre les tavanas, les scientifiques, les historiens… Je m’étonne néanmoins toujours de ce que les scientifiques qui observaient les effets des essais sur les mollusques, les poissons ou les coraux n’ont jamais fait d’études sur ce qui était arrivé au sein de la population humaine (non seulement au regard du nombre de cancers mais aussi des autres conséquences sanitaires comme le nombre d’enfants mort-nés, le nombre de fausses couches, la prégnance éventuelle de la stérilité…) ? Une telle étude validerait l’hypothèse d’une population entièrement touchée et pas seulement de ceux qui travaillaient sur le CEP. Qu’en est-il par ailleurs des maladies transgénérationnelles. Est-ce que ce sont des sujets débattus aux Gambiers ?
M. Vai Vianello Gooding. Il arrive effectivement que les mêmes maladies frappent les enfants après avoir atteint leurs parents. Est-ce transmissible ? Je n’en sais rien mais il y a des cas ; j’ai au moins quinze ou vingt jeunes chez moi qui ont actuellement les mêmes maladies que leurs parents sur environ 1592 habitants actuellement dans ma commune.
Mme Monica Richeton. Je peux également répondre là-dessus ; mon père est mort d’un cancer, ma mère également ainsi que ses deux fils. Je me suis demandé si, à l’époque, ils avaient bu de l’eau contaminée, éventuellement de l’eau récupérée par la toiture ? Ça m’a beaucoup travaillé…
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Avez-vous des témoignages ou des souvenirs sur d’éventuelles fausses couches, des malformations d’enfants, des enfants mort-nés au Gambiers ?
M. Lucas Paeamara. J’ai eu un exemple ; une femme qui avait été empoisonnée et qui a eu un enfant né avec un rein mal formé (en fait, les deux reins étaient collés l’un à l’autre). Quand il a eu huit mois, il a failli décéder mais, heureusement, on a eu un bon médecin qui est venu le soigner ; je connais bien cette histoire puisque c’est celle de mon épouse.
J’ai d’ailleurs écrit un livre : Mangareva, ma bien aimée. Tout est là-dedans !
M. Vai Vianello Gooding. Quand on est confronté au millisievert, on n’a pas le choix il faut présenter des dossiers d’indemnisation en bonne et due forme.
La population mais également l’archipel ont besoin d’être indemnisés ; après les essais, une convention a été signée entre le Président Chirac et Gaston Flosse avec à la clé 18 Mds de francs CFP affectés à la Polynésie française pour financer l’après-nucléaire. Ce montant a été ensuite abaissé à 10 Mds. Concrètement, on présente un dossier en vue de percevoir des fonds mais souvent on nous dit qu’on verra l’année prochaine puisque tous les crédits sont partis… On a ainsi de gros retards de développement ; par exemple, il nous faudrait 900 millions de francs FCP pour satisfaire nos besoins en approvisionnement en eau pour toute l’île !
Dominique Voynet (EcoloS). Je comprends cette demande de réparation en direction des communes puisque leur développement est lié à présence du CEA et des militaires avant que ne se profile ce légitime sentiment abandon ; faut-il créer une dotation exceptionnelle pour le budget des communes ? Je souhaite par ailleurs revenir sur les pathologies dont souffrent les habitants de l’archipel : on a à la fois un diagnostic tardif et des gens malades plus tôt (60 ans contre 80 en métropole dans le cas des cancers), sans compter un préjudice moral spécifique… Compte tenu de la forte implantation religieuse aux Gambiers, peut-être serait-il facile de retracer l’épidémiologie en consultant les registres paroissiaux et en adaptant ainsi l’indemnisation à l’échelle des Gambiers ?
M. Vai Vianello Gooding. Effectivement mais il faudrait également aller consulter les archives du centre médical d’Equitea, éventuellement de Papeete également.
M. Lucas Paeamara. On ne peut comparer toutes les îles entre elles ; par exemple le taux de contamination est faible à Tahiti, mais on est au contraire en plein dedans aux Gambiers. Il faut regarder à la fois au prorata de la population et au prorata de l’éloignement par rapport aux sites des tirs.
M. Vai Vianello Gooding. Il faut se souvenir que l’insularité nous coûte cher ; les dotations du pays ne correspondent pas à l’éloignement de l’archipel par rapport au cœur de la Polynésie française.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie tous les trois pour vos témoignages.
9. Audition de Mme Roti MAKE, peintre et militante
M. le président Didier Le Gac. Bonjour Roti Make, C’est un plaisir pour nous de vous entendre aujourd’hui. Votre personnalité ne peut laisser indifférent !
Vous êtes née à Rapa en 1953, d’un père français venu installer la station météorologique sur l’île et d’une mère Rapa. Après y avoir passé la première partie de votre jeunesse, vous avez rejoint votre mère qui était alors installée en Suisse avec votre beau-père, mais aussi vos frères et sœurs.
Vous avez suivi l’école des beaux-arts puis une école d’arts appliqué et vous êtes donc devenue peintre, avant de devenir professeure en 1980. Vous avez également été animatrice d’une émission de radio intitulée « La voix des femmes » et, entre autres engagements, vous avez également été présidente de la section polynésienne de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (LIPFL).
On l’aura compris : vous avez mené plusieurs combats et nous souhaiterions donc vous entendre aujourd’hui sur la thématique de notre commission d’enquête, à savoir les effets des tirs nucléaires effectués en Polynésie.
Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mme Roti Make prête serment.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie et je vous laisse donc la parole avant que les autres députés membres de la délégation n’interviennent pour échanger avec vous.
Mme Roti Make. Je me suis engagée en politique sur le fait nucléaire. J’ai ainsi voulu insister sur le fait que la Polynésie française avait été contaminée par les essais nucléaires et que tout cela avait modifié le mode vie polynésien, en ayant eu un impact sur notre culture, sur le foncier surtout… Les Polynésiens sont un peu dans une sorte de no men’s land ! Faute de pouvoir accéder à la vérité, ils ont également subi un impact psychologique important ; comme si on leur avait enlevé l’envie de réagir. J’ai également travaillé sur ce sujet par le biais de la Ligue internationale du droit des femmes, grâce à laquelle on a fait adopter sur le plan international des résolutions permettant de faire reconnaître que les essais avaient eu un impact spécifique sur les femmes, au-delà du seul peuple polynésien. J’ajoute que j’ai également été présidente et cofondatrice de l’association Moruroa e Tatou.
M. le président Didier Le Gac. Pouvez-vous nous rappeler dans quel contexte ce combat a démarré ?
Mme Roti Make. J’ai été présidente de l’Organisation pour la paix. Lors de la première réunion, on a demandé qu’une femme soit présidente de l’association Moruroa e Tatou. Comme j’étais là, j’ai dit d’accord alors même qu’étaient présentes d’autres femmes plus anciennes militantes antinucléaires que moi !
M. le président Didier Le Gac. Que pensez-vous de la loi Morin ? Est-ce une victoire pour vous, pour le combat que vous menez ?
Mme Roti Make. Cette loi est importante mais elle n’est pas entrée dans le cœur de l’impact des essais nucléaires. La loi n’impacte pas assez les personnes. Il faut élargir l’indemnisation car les enfants ne sont pas concernés alors que la radioactivité passe les générations. Ce que je ressens finalement, c’est que la loi Morin va finalement refermer l’indemnisation ; je n’étais pas favorable d’emblée à cette loi mais il est vrai que ceux qui veulent rapidement bénéficier d’une aide financière notamment peuvent y recourir. Ils ont perdu des êtres chers et ont vécu un traumatisme ; je comprends leur démarche et parfois leur impatience.
M. le président Didier Le Gac. Que pensez-vous par ailleurs du terme de « dette » employé par le Président de la république ?
Mme Roti Make. Je rappelle que le Président Chirac avait également parlé de « dette éternelle » de la France à l’égard de la Polynésie française. On l’oublie souvent. IL faut également avoir à l’esprit, en jetant ce regard sur notre histoire, que nous sommes un pays colonisé !
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Que faut-il faire par ailleurs pour que la jeunesse s’approprie toute cette histoire aujourd’hui ?
Mme Roti Make. On a été censuré pendant des années ; militer contre le nucléaire a eu des répercussions sur ma condition. Aujourd’hui, lorsqu’ils cherchent une information, les jeunes agissent comme si l’on avait gommé une partie de leur mémoire ; ils n’ont pas conscience que les effets des essais nucléaires ont été néfastes pour tout un peuple.
M. Yoann Gillet (RN). Personne, je crois, ne nie le traumatisme du peuple polynésien ; par ailleurs, il existe également un consensus sur les failles du processus d’indemnisation. À ce jour, il n’y a pas d’étude scientifique sur les effets transgénérationnels des cancers ; sur quoi vous basez-vous pour dire cela ? Par ailleurs, beaucoup de personnes nous disent dans leurs témoignages qu’il existe des taux anormalement élevés de cancers dans certaines parties de la Polynésie française mais, pour autant, il n’existe pas d’étude qui l’attesterait. On est donc confronté à des propos difficilement vérifiables, ce qui constitue un vrai point de blocage pour notre commission.
Mme Roti Make. Effectivement, je ne suis pas scientifique ; ce que je demande c’est qu’on ne ferme pas la porte car l’impact des essais sur la santé des Polynésiens pourra éventuellement être prouvé à l’avenir. Il ne faut pas bloquer cette éventualité.
M. Yoann Gillet (RN). Les seules études scientifiques actuelles prouvent plutôt le contraire mais je ne suis pas davantage scientifique…
Mme Roti Make. Quand j’étais membre de l’association Moruroa e Tatou, j’ai lu de nombreux rapports, un grand nombre de dossiers ; qu’est-ce que je fais de tout cela ? J’avais envie de tout brûler ! Des générations entières vont mourir et l’impact continue ; c’est dans cet esprit de paix, de voir comment on peut trouver de façon apaisée une issue à tout cela qu’il faut regarder la situation des essais nucléaires en Polynésie.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Ne jette pas tes rapports ! Ils pourront être utiles au futur centre ! Tu as dit que les essais avaient déstabilisé les Polynésiens… Peux-tu nous en dire davantage là-dessus car c’est ce traumatisme qui pourrait justifier que l’État puisse indemniser les dommages causés à la population ?
Mme Roti Make. Pourquoi le polynésien est-il devenu comme ça ? Sans argent, on ne peut prétendre à la médecine car il faut aller consulter de grands docteurs, il faut aller en France métropolitaine car nous n’avons pas tous ces moyens ici etc.… Cette prise en charge de la santé signifie qu’il vaut mieux avoir de l’argent. Or, les Polynésiens n’avaient pas cette relation avec l’argent auparavant ! Avec le CEP, ils sont véritablement devenus avides ; ça a été un profond impact sur la société polynésienne. Par ailleurs, le fait que de nombreux Polynésiens aient été expropriés pour construire les installations du CEP a conduit à ce qu’ils se retrouvent sans terre, suscitant la violence des enfants, faute pour l’administration de bien avoir administré les biens de tout un peuple ! Ces baisses de revenus ont conduit de très nombreuses femmes à devoir trouver un emploi en urgence, pour leurs enfants notamment, ce qui n’a jamais été reconnu par la CPS !
M. Le président Didier Le Gac. Au sujet des terres, que pensez-vous de la question de l’éventuelle rétrocession des atolls au Pays ?
Mme Roti Make. Ce serait un véritable cadeau empoisonné ! Deux îles ont été privatisées militairement avec l’autorisation de l’assemblée territoriale de l’époque ; on rétrocéderait quelque chose qu’on a préalablement privatisé militairement ? Est-ce que l’État serait d’accord pour effectuer un suivi d’analyse de cet endroit et pour en faire quoi par ailleurs ? Y mettre des prisonniers ? Y installer des militaires ? Y construire un aéroport ? Tout cela est illusoire alors qu’on sait très bien qu’il suffit d’un tremblement de terre pour que tout ça disparaisse ; on ne sait pas comment notre bloc terrestre va réagir à cela. De plus, de telles constructions auront de nouveau un impact sur l’environnement puisque les résidus iront dans l’Océan et déclencheront des épidémies de ciguatera. J’avais envoyé un courrier au Président Nicolas Sarkozy à l’époque, qui avait dépêché des recherches là-bas mais ici, je n’ai jamais eu de réponse sur le phénomène de ciguatera. Ce dont il faut avoir conscience, c’est que si rien n’est fait, il n’y aura plus de confiance dans les autorités, notamment du Gouvernement français.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. On se rend compte tout de même qu’un travail sérieux est effectué sur les atolls par le CEA, avec des améliorations notables (on a vu des chiffres et des tableaux extrêmement éclairants). Sur le sujet du foncier, ça ne se limite pas à Moruroa et Fangataufa ; c’est vrai que le goût pour l’argent qui est arrivé avec le CEP a touché l’ensemble de la Polynésie et pas seulement ces deux atolls. Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est que la jeune génération est sans terre, sans fenua.
Mme Roti Make. Avant, ces gens-là étaient agriculteurs ; avec le CEP, on est allé chercher des travailleurs dans toutes les îles, ce qui a impacté le développement économique et financier de la Polynésie française tout entière. Les militaires avaient par ailleurs beaucoup d’argent, ce qui a également modifié la physionomie de la société et de l’économie polynésiennes. Les parts en indivision se sont multipliées et les Polynésiens sont devenus suspicieux ; s’ils ont vendu leurs terres, ce n’était par un choix mais un vrai signe de désespérance pour financer les études des enfants, pour qu’ils puissent ensuite étudier à Tahiti… Les anciens savaient qu’ils n’avaient pas le droit de vendre leurs terres car c’était dans leur statut ; la France devait en principe garantir la terre aux Polynésiens mais elle a totalement échoué.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Tu as beaucoup insisté sur la nécessité que ce soit l’État qui établisse l’état réel des contaminations et qui le dise aux Polynésiens. As-tu entendu parler des campagnes Turbo ? Dans l’affirmative, qu’en penses-tu ? Sur le traumatisme de la population polynésienne, que doivent être selon toi les bonnes et justes réparations ? On nous parle de pardon, d’excuses, d’indemnisation sous des formes variées (réparations financières collectives au bénéfice des communes arrosées par les nuages ou au bénéfice du Pays tout entier, réparations individuelles…). Qu’en penses-tu ?
Mme Roti Make. La réparation, c’est un processus mais pas une solution à court terme. Le problème, c’est que, bien souvent, quand l’argent arrive dans le budget de la commune, cet argent est ensuite utilisé à des fins électorales : c’est également un traumatisme pour la population. Ce qu’il faudrait, c’est une association apolitique qui gère cet argent, ou la CPS éventuellement, mais ne mettez pas cet argent dans les communes ! L’argent doit aller vers les travailleurs, vers les entreprises.
M. Le président Didier Le Gac. Merci beaucoup pour cette entrevue.
10. Audition de vétérans : MM. Marius CHAN, Daniel PALLACZ, Bernard PELLMANS, Alberto BONO (en présentiel), et Daniel OLANDA (en visioconférence)
M. le président Didier Le Gac. Bonjour Messieurs, nous sommes très heureux et même très honorés de vous voir dans le cadre de ce déplacement de la commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie entre 1966 et 1996.
Je vous rappellerai très rapidement que cette commission a été créée au mois de décembre dernier ; elle fait suite à une première commission d’enquête qui avait été créée en avril 2024 mais dont les travaux ont été ajournés à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale. C’est la raison pour laquelle le groupe GDR (Gauche Démocrate et Républicaine) qui avait initié la première commission a décidé d’user de son droit pour créer une nouvelle commission sur le même sujet que sont les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie française entre 1966 et 1996. Cette nouvelle commission a été officiellement créée le 17 décembre dernier ; elle comprend 30 membres, issus de tous les groupes représentés à l’Assemblée nationale et doit rendre son rapport au plus tard le 16 juin prochain.
Nous avons dès à présent effectué près de 25 auditions, ce qui nous a permis de rencontrer et d’entendre pas loin de 70 personnes différentes : des historiens, des associations, des institutionnelles, des scientifiques, des vétérans…
Nous entendrons de nouveau des vétérans vendredi et nous allons vous écouter aujourd’hui car, pour nous, rien ne remplace le témoignage de ceux qui ont vécu directement cette page de notre Histoire. Je ne vous poserai pas de question d’emblée car je préfère vous laisser la parole ; ce que nous souhaitons, c’est savoir concrètement comment vous avez vécu cette époque. Quels postes occupiez-vous dans ce contexte historique si particulier ? Quelles étaient les règles de protection qu’on vous faisait prendre s’il y en avait ? Qu’avez-vous vous-même constaté à l’époque ?
Je vais vous donc vous laisser tout de suite la parole mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
MM. Marius Chan, Daniel Palacz, Bernard Pellemans et Alberto Bono prêtent successivement serment.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie et je vous laisse donc la parole avant que les autres députés membres de la délégation n’interviennent pour échanger avec vous.
M. Daniel Pallacz. Pouvez-vous nous indiquer tout d’abord ce que va donner la finalité de l’enquête ?
M. le président Didier Le Gac. Le principe d’une commission d’enquête, c’est qu’on étudie un sujet très précisément ; mais, comme c’est la rapporteure qui a demandé cette commission d’enquête, je vais la laisser vous expliquer les raisons de sa constitution et les préconisations qui pourraient ensuite être faites. J’ajoute, même si ce n’est pas toujours le cas, que les travaux de la commission peuvent éventuellement être suivis du dépôt d’un projet ou, plus fréquemment, d’une proposition de loi reprenant certaines préconisations pouvant conduire à une modification des textes applicables.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. J’accorde beaucoup d’importance à cette commission d’enquête. Tout simplement parce que, lors des campagnes électorales, j’ai senti que le sujet, la période du CEP étaient encore vivaces dans certains esprits, même si elle pouvait être totalement occultée dans d’autres. C’est intéressant, à mon sens, que la jeune génération s’approprie cette époque pour qu’il y ait un véritable apaisement chez ceux qui lui sont hostiles ; il faut par ailleurs que notre jeune génération puisse enfin connaître cette histoire ! Le Parlement bénéficie de cet outil de contrôle de l’action du Gouvernement que sont les commissions d’enquête pour recueillir des informations, et nous soumettrons ensuite des préconisations ; l’enquête est en cours, nous verrons ce qu’il en sera pour les conclusions.
M. le président Didier Le Gac. Pour compléter ce qui vient d’être dit, sachez qu’une commission d’enquête n’est pas un tribunal ; elle n’est et ne doit être ni à charge, ni à décharge ; on est là pour comprendre et écouter.
M. Bernard Pellmans. Pour ma part, je suis arrivé en Polynésie française en novembre 1963 (il y aura 62 ans cette année) ; un mois et demi après, j’ai embarqué sur le navire Francis Garnier puis je suis arrivé à Moruroa ; j’avais dix-huit ans et j’étais marin d’État. J’ai fait toute ma carrière en Polynésie française, sauf deux ans que j’ai passés en France car il n’y avait pas assez de volontaires à l’époque. De fait, comme j’avais mis comme souhait d’affectation « Tahiti », je revenais tout de suite ! J’ai vécu tous les essais aériens en tant que militaire (on était en mer, pas sur le sol) ; j’ai assisté à 170 tirs en étant physiquement présent ! J’ai quitté Moruroa en mars 1998 après le dernier tir du 26 janvier 1996. En 1981, j’ai été patenté et le CEA m’a embauché, au départ comme mécanicien. Aujourd’hui, je suis en vie et en bonne santé ; j’aurai 80 ans dans 15 jours !
Pour répondre à certaines de vos questions, sachez que j’ai bénéficié d’un suivi médical de la part du CEA ; mon dossier est à la DAM, à Bruyères le Chatel. Je ne me suis jamais senti en manque de sécurité.
M. le président Didier Le Gac. Bonjour M. Olanda ! [nb : un problème technique avait empêché l’intéressé d’être présent dès le début de l’audition]. Je vais vous demander de prêter serment tout d’abord !
M. Daniel Olanda prête serment.
M. Marius Chan. J’étais affecté à Moruroa comme gendarme ; bien avant ça, j’ai effectué des renforts en Polynésie française puis j’ai été convoqué comme chef de corps pour être envoyé à Moruroa pendant un an ; je suis parti en caravelle en mars 1978. En arrivant, je me suis demandé ce que je faisais ici : il y avait de tout, des camions, des équipements sportifs, des chantiers…. Arrivé à la brigade, je contrôlais les personnes qui travaillaient, effectuaient des visites, je conduisais des patrouilles continuelles sur le site, exerçant notamment la surveillance de la zone où était stationnée la Légion étrangère. Je suis allé au village Martine et ai participé à une surveillance accrue à l’arrivée des avions partant pour l’étranger. Il fallait également veiller à ce qu’il n’y ait pas d’indépendantistes sur le site. Pour ma part, je n’ai pas connu de tir aérien. J’ai commencé mon travail assez vite en 1978 ; j’ai débuté la surveillance alors que les tirs souterrains commençaient en 1975. Je me souviens du premier tir souterrain auquel j’ai participé : nous étions alors sept gendarmes, une sirène a résonné sur l’ensemble de l’atoll, le compte à rebours a commencé et ensuite, alors qu’on était tous accroupis, on a senti un soulèvement de l’atoll qui tanguait comme si on était sur un bateau ! On était à l’extérieur pendant les tirs souterrains ; on avait l’impression d’être recouverts par une pluie fine qui ensuite s’arrêtait. On entendait par la radio que le tir avait été effectué et, à ce moment-là, on recevait des personnalités qui étaient venues de France spécialement pour ça… Nous n’étions pas protégés ; on avait notre uniforme kaki de gendarme, des sandalettes de cuir, un képi ; on était en permanence en lien avec le poste de commandement de tir (PCT)de tir. Une fois les tirs effectués, les scientifiques arrivaient : on regardait leur numéro de badge et on les laissait passer les barrages ; des voitures les amenait (eux, ils étaient eux extrêmement bien protégés !) jusqu’au point zéro où ils effectuaient ensuite leurs prélèvements (eau de mer, sable, cadavres de poissons, requins…).
M. Bernard Pellmans. Oui, je me souviens que la terre tremblait pendant 30 à 40 secondes selon la puissance et la profondeur du tir, et le lagon devenait alors tout blanc ; un geyser se formait alors, souvent jusqu’à 50 ou 60 mètres de haut à cause des zones d’air qui existaient dans le corail.
M. Daniel Pallacz. Je suis d’origine polonaise, né de parents polonais ; je portais donc une carte verte d’étranger même si je suis né en France : tous les six mois, j’allais faire viser ma carte verte dans un commissariat, en France. J’ai fait une école d’ingénieur de marine marchande ; j’habitais alors à Villeneuve Saint Georges. En 1963, comme j’étais un cancre à l’école, je me suis dit que je devais partir et j’ai donc demandé à être engagé ; je suis allé en formation dans les sous-marins : c’était l’aventure ! On naviguait également sur l’Astrée, la Galatée, d’anciens U-Boat allemands basés à Lorient et à Toulon. Au bout de trois ans, j’avais un grade m’interdisant de continuer à naviguer (j’étais navigateur timonier sur les sous-marins) ; j’ai donc fait une autre école de formation pour devenir chef de quart. On m’a proposé, comme j’étais major de ma promotion, d’aller en Terre-Adélie ; on m’a donné des congés et j’attendais mon ordre de départ. Manque de bol, j’ai été appelé par le ministère de la Marine : il y avait le fils de quelqu’un de haut placé qui revendiquait la place pour aller sur le Marion Dufresne en Terre-Adélie, et on m’a alors demandé de céder ma place. En échange, j’allais où je voulais ! C’est comme ça que je suis arrivé ici en 1966 ; j’avais 20 ans, j’étais célibataire, je ne dépensais rien ; Tabarly venait souvent ici, Moitessier également… Mon idée première était de rentrer en France et de faire de la voile ; mais l’hospitalité tahitienne m’a impressionné. Une fois, je suis rentré en France en DC6 mais tous mes amis d’ici m’ont demandé de livrer des paquets à leurs familles, ce que j’ai fait… Or, il se trouve, qu’une fois, le dernier paquet était destiné à une Polynésienne vivant en France, et qui est finalement devenue ma femme ! Grâce à une amie de ma femme, on m’a fait affecter à Tahiti. Ici, j’ai travaillé sur une guimbarde, Le Scorpion, qui mettait des crapauds (de grosses pièces en béton pesant douze tonnes, qui permettaient d’arrimer les barges entourant la barge sur laquelle était fixé le ballon supportant la charge nucléaire). Voilà à quoi je travaillais. J’ai ensuite quitté l’armée et je suis devenu plongeur civil à Moruroa ; j’ai été embauché par « Études et Travaux sous-marins de Polynésie » (qui a ensuite fermé) puis j’ai créé mon entreprise tout seul. On était une équipe de quinze plongeurs sur les sites nucléaires ; on n’était pas sur les aspects techniques de la bombe mais on travaillait à sa mise en œuvre, notamment sur le site Dindon. On a commencé à travailler à 32 mètres de fond puis, à force d’être remblayé, on a fini à 12 mètres de hauteur ! C’était pareil à Denise ; on travaillait très vite et on était alors payé par la SODETRA, une entreprise sous-traitante du CEA. Mon dernier tir atmosphérique a été le dernier tir effectué au mois de septembre 1974. Alors que je travaillais dans mon entreprise, qui marchait plutôt bien, j’ai vu tous mes anciens collègues mourir de cancers du foie, du pancréas… Jusqu’à présent, je suis en bonne santé…
M. Alberto Bono. Je suis né de parents italiens mais j’ai eu la nationalité française en vertu de l’article 1er d’une convention franco-tunisienne entrée en vigueur par une loi du 20 décembre 1923 (j’ai été naturalisé le 3 juin 1945). Je suis donc né en Tunisie de parents italiens. J’ai fait des études de pharmacie et j’ai dû faire mon service militaire ; tout le corps médical (pharmaciens, dentistes, vétérinaires…) suivait les cours du service de santé de Libourne et à la fin de cette formation, on m’a donné le choix de mon affectation ; je suis allé au SMCB (même l’officier ne savait pas ce que ça voulait dire). À l’aéroport, on m’a enfin dit ce que ça voulait dire (service mixte car composé de militaires et civils) ; je suis arrivé en Polynésie en mai 1970. Après une formation accélérée de deux mois et demi à Maïna, au siège du SMCB, alors dirigé par le docteur colonel Million, on m’a envoyé à Rangiroa, où il n’existait pas de poste militaire. S’y trouvait en revanche un Institut de recherche sur les oléagineux. Le docteur Million m’a ensuite demandé d’aller à Papeete puis, vingt-quatre heures après, je suis allé à Hao où je suis resté neuf mois, ce qui m’a permis de connaître les Tuamotu de l’Est avec une mission mensuelle de prélèvement de faune et de flore locales, qu’il fallait ensuite étiqueter, dater et envoyer à Maïna, puis de là à Villacoublay pour y effectuer des analyses très précises. À la fin de mon service, le docteur Million m’a proposé de signer un contrat civil, me permettant de faire le même travail que je faisais jusqu’alors mais comme civil. Je suis alors parti quatre mois et demi aux îles Marquises avec neuf tonnes de matériel (des instruments de mesure…) ; j’y assurais les missions du SMSR et du SMCB, ainsi qu’une mission de surveillance météorologique à Atuona, aux Marquises. J’ai ensuite été rapatrié sur Tahiti et comme j’avais pris goût à la Polynésie, alors même que j’étais libéré de mon contrat, je ne voulais pas renter en France. Dans l’idéal, je voulais faire un petit « stop over » mais je n’avais d’argent pour aller en Asie ou en Amérique du Sud ; on a accepté de me libérer sur le territoire polynésien mais seulement si je trouvais du travail (sinon je devais retourner à Paris). On m’a proposé de travailler trois mois dans une pharmacie ; j’ai été embauché à la pharmacie Juvin pendant six mois et on m’a ensuite proposé de rester six mois supplémentaires. Depuis le mois de mai 1970, je n’ai plus jamais quitté la Polynésie française. La pharmacie a été achetée et j’ai donc créé ma propre pharmacie, à Arue, que j’ai tenue pendant trente-cinq ans.
M. Daniel Olanda. Je suis arrivé ici le 10 mai 1967. Mon père avait été muté à la DCRN (c’était le début de l’installation des docks pour entretenir les bateaux militaires), le premier dock étant arrivé en 1964. J’ai obtenu un CAP d’électricien et ai ensuite été embauché comme bobineur à la DSCEN. Nous n’avions aucun moyen de protection à l’époque ; des chaussures de sécurité certes mais c’était tout. On n’avait aucun équipement sinon. On a subi tous les effets des bateaux venant de Moruroa, des moteurs de derricks avec de la poussière de corail revenant de Moruroa… Ma femme a eu un cancer de l’utérus, et est décédée il y a peu, le 3 août 2024, après dix ans de traitement. Je suis malade aujourd’hui mais je me doute de ce que j’ai : j’ai un cancer des reins qui, depuis cinq ans, me cloue dans un lit médical. En 2003, Naval group (pour qui on travaillait) nous a jeté comme des malpropres pour ne pas avoir à nous indemniser au titre des maladies professionnelles qu’on avait pu contracter. À mon sens, le Civen ne sert à rien ; le docteur Pontis m’a montré que les enquêtes étaient mal faites : je me bats aujourd’hui pour ma femme, pour moi-même et pour mes anciens camarades décédés ! Quand je travaillais ici, je nettoyais tous les moteurs des bateaux de sauvetage … On a travaillé sans aucune protection, sans aucun masque, on touchait les coques et mécanismes sans gants, les liquides etc… jusque dans les années 1985 ; là, la DGA a imposé des règles mais c’était trop tard ! À l’époque, on a subi le tir Centaure et tous ses effets, notamment ses nuages radioactifs ; quand on travaillait sur les bateaux, je me souviens que tous les embruns allaient à l’intérieur des bureaux de la DCN ; le Civen n’a pourtant rien voulu écouter là-dessus…
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie tous pour vos témoignages très éclairants, précis et émouvants même. Quel regard portez-vous sur l’après Moruroa ? Et que pensez-vous de l’utilisation du terme de « dette » utilisé par le Président de la République il y a près de quatre ans ?
M. Bernard Pellmans. La fin du CEP a été extrêmement brutale, c’est sûr ; Jacques Chirac et Gaston Flosse avaient réussi à mettre d’accord sur le versement d’une indemnité annuelle de 18Mds de francs CFP mais ça a été réduit. Aujourd’hui, on se demande pourquoi tous ceux qui ont travaillé à Moruroa ne soient pas payés par l’État plutôt que par la CPS, ce qui concerne actuellement environ 2 000 personnes. Alain Juillet, ancien patron de la DGSE, m’a dit que c’était légitime comme demande.
Sinon, je peux vous préciser que je ne touche aucune retraite actuellement ; on ne cotisait pas obligatoirement à l’époque. J’ai une pension d’ancien militaire mais je ne touche aucune retraite civile pour les années travaillées à Moruroa. Je continue de travailler même si je n’en ai pas besoin.
M. Daniel Pallacz. Pour avoir un pass permettant de circuler sur les sites de tirs, il y avait des enquêtes très poussées qui étaient menées ! Tout employé ayant mis les pieds à Moruroa était badgé ! On doit sans doute pouvoir retrouver leurs traces…
M. Alberto Bono. Pour ma part, j’ai fait des expérimentations à Tureia, l’atoll le plus touché par les retombées directes ou différées des tirs (parfois plus de 24 heures après) ; sur 41 essais atmosphériques réussis, Tureia a subi 34 retombées ! C’est dire la contamination que nous avons subie ! J’ai donc fait une expérience à la demande du SMCB car j’étais officier et je ne pouvais pas moralement le soustraire à mes obligations. Il fallait se nourrir pendant quinze jours comme le reste de la population qui habitait Tureia ; j’ai établi un rapport en janvier 1971, qui a été déclassifié depuis. On s’est alors rendu compte que la population locale n’avait pas accès à l’alimentation venue de France. J’ai donc fait cette expérience pendant quinze jours ; il fallait garder les selles, les urines pour ensuite les faire analyser et il y avait en outre un plat témoin ; on en déduisait ce qu’on avait gardé. J’ai eu de grosses difficultés à obtenir ces résultats pendant quinze ans. Quand on a fait sur moi des recherches de radionuclédides, on s’est aperçu qu’en quinze jours, j’avais atteint un indice de tri (quand votre organisme a un taux de radioactivité deux fois supérieur à la moyenne de la radiaoctivité ambiante) qui était très fort : j’ai eu un indice de 2,1 en seulement quinze jours ! Imaginez si j’étais resté plus longtemps. J’en ai référé au Centre médical de suivi ; quand Julien de la Gravière est venu, j’ai été à Arcueil pour voir mes résultats ; je n’ai jamais eu de réponse à l’époque.
M. le président Didier Le Gac. Avez-vous bénéficié d’un suivi médical quand vous étiez là, sur les installations du CEP ?
M. Daniel Pallacz. Non ; pour ce qui me concerne, je n’ai pas eu de suivi et tout cela ne m’a jamais fait peur. On était 4 000 polynésiens à Moruroa, qui ne parlaient pas un mot français, nous avions été recrutés aux Gambiers… Nous étions venus, mus par l’appât du gain ; c’était une véritable apothéose pour eux quand ils arrivaient ; on savait que la pêche était interdite mais bon, on pêchait quand même parfois des langoustes, des poissons, des tortues…
M. Bernard Pellmans. Je me souviens que des types allaient pêcher la langouste la nuit mais on était surveillé par des hélicoptères et des gendarmes. Je n’avais pas de radiodosimètre et, pour la douche, j’utilisais de l’eau de pluie. Sur la plage nord de Tureai, sur près de 200 mètres, sur une épaisseur de 30 à 50 centimètres, vous avez des coquilles de bénitiers juvéniles : on explique assez facilement cette mortalité très importante par le fait que ces organismes marins se nourrissent en filtrant l’eau de mer, ce qui les a conduits à retenir quantité de radionucléides.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Quand on est allé à Moruroa, on nous a dit que les bâtiments étaient équipés si besoin ; mais vous nous avez dit tout à l’heure que vous ressortiez très vite, dès le lendemain du tir…
M. Daniel Pallacz. Oui, ça faisait partie de notre boulot mais une équipe allait quand même vérifier l’état du lieu et procédait à un certain nombre de mesures.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Anémone était le poste de commandement, le seul poste où il y avait des personnes lors du tir et d’où partirait l’ordre de mise à faux. On a vu que les gens qui étaient sur le site d’Anémone, ils avaient des denrées pour vivre pendant quelques jours en attendant la dissipation des tirs aériens. Le SMSR venait ensuite pour effectuer des relevés et dire s’il était possible de faire venir les équipes.
M. Bernard Pellmans. On revenait deux jours après le tir en général ; on était éloigné de 40 miles par rapport au point zéro.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Pouvez-vous nous parler de Fangataufa ? Par ailleurs, vous avez chacun fait état des rapports sociaux qui existaient entre diverses populations (personnel du CEA, personnels civils, militaires, étrangers, personnes venues de la métropole)… : les gens se voyaient–ils ? Quel était le niveau d’information de ces diverses populations sur les sites ?
M. Bernard Pellmans. Il faut, je pense, différencier entre personnels militaires et civils. Au sein de l’armée, il y avait les trois armes, le génie… Je laisse la Légion à part car elle bénéficiait d’un commandement particulier avec des règles spécifiques… On était parfois presque 2 000 ou 2 500 sur l’atoll mais, pour autant, on ne se mélangeait pas beaucoup. Le CEA formait des gens pour que tout soit bien réglementé et veillait ainsi au grain.
M. Daniel Pallacz. Le personnel civil local avait des logements spéciaux, un transport spécial, leurs propres véhicules…
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Je m’interroge quand même sur le niveau d’information existant ; au moment des repas par exemple, des échanges étaient sans doute possibles sur, par exemple, les précautions à prendre…
M. Daniel Pallacz. Non, on n’en parlait pas beaucoup ; à cela, il faut ajouter qu’il était interdit de prendre des photos…
M. le président Didier Le Gac. Merci beaucoup Messieurs pour toutes ces informations extrêmement précieuses.
11. Audition des responsables de la mission « Aller vers » : Mmes Alexandra CHAMOUX, responsable de la mission de suivi des conséquences des essais nucléaires, Gwendolyne FOUACHE, chargée de mission et adjointe à la responsable de la mission de suivi des conséquences des essais nucléaires, Heiava LENOIR et Maida MARMOUYET, agentes d’accueil et d'accompagnement de la mission « Aller vers »
M. le président Didier Le Gac. Bonjour à tous. Mesdames, nous sommes très heureux de vous accueillir et de vous entendre dans le cadre de cette commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie entre 1966 et 1996.
Comme vous vous en doutez sûrement, un des sujets importants qui nous occupent concerne l’indemnisation des personnes ayant développé une maladie en lien, ou supposée l’être, avec l’exposition à des rayons ionisants venant de tirs nucléaires.
La procédure devant le Civen pose question, les difficultés d’analyse des critères retenus également mais ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est la constitution par les malades de leur dossier devant le Civen. À cet égard, vous jouez un rôle fondamental. La mission « Aller vers », mise en place depuis le mois de janvier 2022, va au-devant des personnes, les aide et vous allez nous dire comment.
Car, en vous auditionnant, nous souhaitons savoir tout simplement comment vous faites. Comment vous contacte-t-on ? Quelles pièces cherchez-vous pour les malades ? Lorsque vous allez sur tel ou tel atoll, comment les gens savent que vous allez venir ? Autant de questions qui nous intéressent pour connaître un peu mieux le côté réellement concret de vos tâches.
Votre audition, qui prend place parmi toutes celles que nous allons effectuer ici, nous semblait indispensable et nous nous réjouissons donc de vous voir toutes les quatre. Je vous indique tout de suite que nous ne jugeons pas, nous ne sommes ni à charge, ni à décharge. Nous souhaitons seulement comprendre pour, éventuellement, modifier ce qui existe pour être plus efficace.
Avant que vous n’interveniez et que nous puissions tous échanger, je vais devoir, comme la réglementation m’y oblige, vous demander de prêter serment, toutes les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire devant le faire.
Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacune à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mmes Alexandra Chamoux, Gwendolyne Fouache, Heiava Lenoir et Maida Marmouyet prêtent chacune serment.
M. le président Didier Le Gac Je vous remercie Mesdames et je vous laisse donc la parole, en vous disant encore une fois combien nous sommes heureux de vous rencontrer ici.
Mme Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier, responsable de ma mission chargée du suivi des conséquences des essais nucléaires. Avant tout, il faut savoir qu’aux yeux des Polynésiens, nous sommes « la mission nucléaire ». En tout cas, nous allons nous efforcer de vous répondre le plus précisément possible.
Mme Gwendolyne Fouache, chargée de mission. Pour ma part, j’ai pris mon poste en septembre dernier et j’accompagne Alexandra Chamoux pour réaliser tous les engagements pris par le Président de la République, à commencer par le bon fonctionnement de la mission « Aller vers ».
Mme Alexandra Chamoux. Il faut savoir qu’il existe également un médecin-conseil au sein de la mission, qui nous aide pour la partie strictement médicale ; il est là trois demi-journées par semaine. En effet, sur le volet médical, nous ne sommes pas compétents pour récupérer des données qui relèvent du secret médical et, donc, les personnes qui s’adressent à nous signent tout d’abord une procuration permettant au médecin de faire toutes les demandes de dossiers et de données médicaux dont on aurait besoin auprès des cliniques, des hôpitaux, des dispensaires…
Mme Heiava Lenoir. Dans notre activité quotidienne, nous faisons véritablement du porte à porte. On assure également des permanences au sein des mairies ; concrètement, la commune informe la population de la commune de notre passage à venir et des personnes viennent nous rencontrer à la mairie ; si elles ne viennent pas, ce qui peut se comprendre puisque la peur ou la honte d’avoir développé une maladie existent, on va les voir directement chez elles. On explique par ailleurs dans les permanences des mairies ce que l’on fait exactement. Quand on rencontre les personnes, on leur demande de remplir deux procurations et de remplir également un dossier administratif ; on leur donne ensuite une copie de tous ces documents et nous gardons les originaux.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). La peur ou la honte que vous évoquez, ce sont celles du cancer ou des essais nucléaires ?
Mme Heiava Lenoir. Les deux mais surtout celle d’avoir soi-même développé un cancer.
Mme Alexandra Chamoux. Les premières années de son fonctionnement, le Civen demandait une attestation de résidence dans la commune pour les personnes ayant vécu en Polynésie entre 1966 et 1998 ; désormais, un témoignage écrit suffit.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Imaginons : j’ai travaillé sur un site, j’avais un contrat de travail et on ne retrouve pas mon dossier. Comment fait-on ? Les personnels chargés de remplir les dossiers à l’époque, étaient-ils au fait de l’orthographe des noms tahitiens et de l’écriture tahitienne ? Car une erreur typographique peut ensuite avoir pour conséquence qu’on ne retrouvera pas mon dossier…
M. le président Didier Le Gac. Il faut visiblement produire un relevé de carrière ; comment est-ce que ça se passe ?
Mme Maida Marmouyet. S’il n’y a pas de relevé de carrière, le dossier n’est pas considéré incomplet pour autant. Il faut toujours produire un document de la Caisse de prévoyance sociale (CPS) mais il y a quand même un certain nombre de facilités. Si vous avez vécu à une seule adresse, un témoignage suffit ; si vous avez vécu à plusieurs adresses (en cas de déménagement…), deux témoignages sont suffisants. Par ailleurs, la CPS peut fournir une attestation de non-affiliation ; on effectue alors des recherches auprès du commandement suprême de Polynésie ou de tout autre organisme susceptible de nous aider.
M. le président Didier Le Gac. Puisque ce document ne semble pas nécessaire, il faudrait peut-être modifier la réglementation, non ?
Mme Alexandra Chamoux. C’est assez facile à obtenir quand c’est la personne elle-même affectée qui demande ce document. Si c’est une demande venant d’un ayant droit, c’est plus compliqué pour aller faire les recherches dans les archives.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Au sujet des maladies, avez-vous souvent des personnes qui font état de maladies hors décret ? Par ailleurs, certaines personnes sont décédées sans qu’on ait éventuellement pu mettre un nom sur la maladie dont elles étaient atteintes : que faire dans ce cas ? et que se passe-t-il si la maladie excipée n’est pas identifiée ?
Mme Heiava Lenoir. On a eu affaire à des personnes, qui étaient ayant droit, et qui ne pouvaient nous donner la maladie dont leur parent avait été victime. Dans ce cas, on recueille leur demande et on fait une enquête. A ce titre, on a de vrais difficultés avec les personnes qui ont été hospitalisées à l’hôpital Jean Prince entre 1966 et 1998 ; on n’a aucune trace. On demande alors au Civen de prendre la suite mais il a également souvent du mal à trouver les dossiers et les informations pertinentes (même s’il semble que les dossiers soient localisés à Limoges).
M. Yoann Gillet (RN). Les dossiers sont-ils envoyés même s’ils sont incomplets ?
Mme Maida Marmouyet. La plupart des dossiers rejetés portent sur la question du 1 millisievert (mSV) ; en tout cas, pour ce qui est des essais souterrains, ce n’est pas à nous de prendre la décision.
Mme Alexandra Chamoux. Il y a des différences dans nos chiffres sur tous les dossiers qu’on envoie. Ainsi, le Civen a reçu 816 dossiers cette année. On a envoyé 954 dossiers complets depuis 2022 : 408 demandes ont déjà été examinées par le Civen et 121 ont été acceptées (soit 29 %), 285 ont été rejetées (70 %) et 2 demandes ont également été ajournées. Quant aux dossiers hors décret, on est à 40 % de demandes acceptées.
Mme Maida Marmouyet. Quant à la recherche d’éléments, il arrive également que le Civen demande le dossier de suivi militaire au cas où.
Mme Alexandra Chamoux. Lorsque le Civen accepte ou rejette une demande, il y a ensuite une expertise médicale qui est diligentée puisque c’est sur la base de cette expertise que l’indemnisation va être effectuée. Le médecin expert est mandaté par le Civen ; c’est notamment lui qui envoie la convocation.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Dans ce cadre, quel est le rôle du médecin-conseil ?
Mme Alexandra Chamoux. Le médecin-conseil ne voit jamais les personnes. Il établit le certificat médical (qui fait partie des pièces obligatoires dans le dossier) attestant ou n’attestant pas de la maladie.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Il y a donc quatre médecins experts ; comment ça se passe dans les faits ? Les personnes vont voir les médecins pour évaluer leurs préjudices ?
Mme Heiava Lenoir. Avant toute convocation, chaque usager reçoit un courrier détaillant le déroulement de l’expertise qui va s’en suivre.
Mme Maida Marmouyet. Si la demande émane d’un ayant droit, le médecin expert reçoit l’ayant droit ; ensuite, le Civen va demander des preuves et des éléments de travaux, congés sans solde etc.… pour estimer montant qui pourra être versé à l’issue de la procédure.
M. le président Didier Le Gac. Le dossier administratif que vous nous montrez me semble d’une extrême complexité. C’est sans doute quelque chose qu’il faudra revoir. Je vous remercie en tout cas pour cet échange très intéressant.
12. Audition de Frère Maxime CHAN et de Yves CONROY
M. le président Didier Le Gac. Bonjour Messieurs, nous sommes très heureux d’accueillir, pour cette deuxième audition de la journée, deux personnes que je vais tout de suite présenter.
Frère Maxime Chan, vous avez membre fondateur de l’Association 193, dont vous avez été le président du bureau du conseil d’administration jusqu’à ce que vous succède le Père Auguste Uebe Carlson, que nous avons d’ailleurs auditionné il y a quelques semaines. Aujourd’hui, vous êtes vice-président et trésorier de la FAPE (fédération des associations de protection de l'environnement en Polynésie française, qui regroupe une soixantaine d’associations de protection de l’environnement). Yves Conroy, vous avez commencé à travailler à l’Office des Postes et Télécommunications en 1966 comme agent, avant de devenir technicien puis de passer un concours pour devenir le premier inspecteur des télécoms polynésien. En 1979, vous vous êtes lancé dans le secteur privé dans les secteurs des télécoms et des énergies renouvelables, hydroélectriques et solaires. Mais si nous vous avons invité aujourd’hui, c’est surtout en raison de votre engagement contre le nucléaire. Vous avez à ce titre remporté une grande victoire en ayant obtenu une indemnisation de la part du Civen après le décès de votre épouse décédée d’un cancer du sein en 2004 dont le dossier a été reconnu alors même qu’elle n’avait jamais vécu ni à Moruroa, ni à Fangataufa. Votre épouse n’ayant vécu que dans l’archipel de la Société, le cas de votre femme illustre bien selon vous le fait que c’est toute la Polynésie qui a été touchée par les essais nucléaires et pas seulement les deux atolls de Moruroa et Fangataufa.
Nous souhaitons donc vous entendre tous les deux notamment sur le contenu de la loi Morin, sur ses modalités d’application, sur les modifications qui devraient selon vous y être apportées.
Mais, avant que vous n’interveniez et que vous puissiez échanger avec nous et notamment avec notre rapporteure Mereana Reid Arbelot, je vais devoir, comme la réglementation m’y oblige, vous demander de prêter serment, toutes les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire devant le faire.
Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Frère Maxime Chan et Yves Conroy prêtent serment.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie et je vous laisse donc la parole.
Frère Maxime Chan. Je suis né en 1940, quelques mois après l’arrivée de mes parents en Polynésie, qui fuyaient guerre que menaient les Japonais en Chine. Je suis chinois d’origine ; ma mère était mi-jamaïcaine, mi-chinoise ; je suis donc un émigré. À l’école, j’ai appris qui était le général de Gaulle quand, en 1956, il est venu ici, je l’ai vu sur le quai. Je l’admirais alors. Lorsque les essais ont commencé, j’étais en formation en métropole ; je me suis engagé chez les Frères en 1963-65, et j’ai alors vu l’installation du CEP se faire ; et comme toute personne normale, on se fiait alors à ce qui se disait. Le CEP était alors présenté sous un très bon jour, comme un moyen d’aider les écoles, de construire Papeete… J’ai fait mes études à Angers en 1965-68 ; c’est à ce moment-là que le général de Gaulle a dit que la Polynésie française avait « accepté » la contrainte nucléaire. Il faut se souvenir que les gens étaient alors acquis à la politique menée par l’État afin de se moderniser, d’avancer et de satisfaire tout un tas d’intérêts, notamment matériels. En tant que jeune professeur de mathématiques et de sciences naturelles, je suis donc revenu ici après les événements de mai 68. Je suis reparti en 1971 pour tenter le Capes et je suis revenu en 1974 au moment du tir Centaure ; je suis un témoin passif, sensible au discours officiel jusqu’à mon engagement pour l’environnement en 1989 avec la fédération des associations de protection de l’environnement en Polynésie française (FAPE), qui regroupe une soixantaine d’associations de protection de l’environnement. En 1969, on ne parlait pas des essais, et ce jusqu’en 1995, y compris au sein des associations de protection de l’environnement. Ce qu’il faut avoir à l’esprit également, c’est que le fait nucléaire est intimement lié au fait colonial : c’est parce qu’on était une colonie que les essais ont pu se passer ici ! D’ailleurs, chaque fois qu’on soulevait un problème concernant les essais, on était accusé d’indépendantisme et ça a réfréné pas mal de personnes qui voulaient dire quelque chose sur les essais et qui ne l’ont pas fait pour ne pas être accusés de la sorte. De plus, les essais ont amené avec eux de l’argent, suite à la consigne du général de Gaulle de doter la France d’une force de dissuasion crédible aux yeux du monde. Ça a donc eu tout un tas de conséquences sur le comportement sociologique, politique, dans les familles… Bref, il a fallu attendre la fin des essais pour que la parole se libère et qu’on puisse enfin parler des conséquences sanitaires des essais. La prise de conscience a été extraordinaire et est maintenant irréversible ; les anciens travailleurs de Moruroa avaient la consigne de ne pas parler à l’époque mais, aujourd’hui, ce sont ceux qui interviennent le plus spontanément. Quant à l’environnement, il faut arrêter de parler de « remise en état » car les dégâts sont irréversibles ; il faut avoir un langage de vérité et admettre qu’on ne peut pas tout réparer.
M. Yves Conroy. Pour ma part, j’étais embauché à La Poste, plutôt bien payé, tout allait bien ; en 1993, je suis allé chez mon ophtalmologiste car j’avais de gros problèmes aux yeux. Le scanner que j’ai alors passé a montré que j’avais une grosse tumeur dans la tête sur hypophyse, qui touchait nerf optique. Je suis allé me faire soigner à l’hôpital Cochin puis j’ai subi une opération à l’hôpital de Fresnes. C’est là qu’on m’a dit que mes ennuis étaient dus aux essais nucléaires polynésiens. En 1997, ma femme a développé un cancer ; on l’a envoyé à Gustave Roussy et elle est décédée le 13 décembre 2004. On s’est aperçu qu’elle avait un myélome et on m’a incité à déposer plainte, ce que j’ai fait ; j’ai gagné mon procès. En 2010, c’est la loi Morin ; le myélome fait partie de la liste des maladies radio-induites et je me suis alors souvenu de ce qu’on m’avait dit quand j’avais eu mon problème à l’œil. Je suis alors allé voir le Père Auguste pour lui parler du cas de mon épouse qui n’avait pourtant pas été à Moruroa ; je vous le dis franchement, pour moi, la loi Morin, c’est pour se foutre de la tête du monde ! Ce sont toutes des maladies dues au nucléaire ; cette loi n’a aucune utilité, il faut la supprimer et, plutôt, prélever un petit pourcentage sur l’énergie nucléaire vendue et l’affecter à la Polynésie française. J’ai déposé mon dossier auprès du Civen, qui a bizarrement reconnu que ma femme avait été exposée à une dose de 5 mSv mais moi, je suis atteint d’une maladie qui n’est pas sur la liste ; le cancer de la prostate s’est pourtant fortement développé ici, en Polynésie française, mais il ne figure toujours pas sur la liste française.
M. le président Didier Le Gac. Qu’est-ce qui vous amène à dire que tout le monde est malade ?
M. Yves Conroy. Vous savez que toute la Polynésie française a été irradiée ; il y a une sédimentation d’irradiations au fil des essais et nous transmettons ça à nos enfants par la suite etc.… Ça n’en finit plus !
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Est-ce que tu as vécu en dehors de Tahiti ? Tu n’as jamais été aux Tuamotu ou Gambiers ? Maxime, tu es rentré en 1974 ; te souviens-tu des informations fournies à l’époque sur le tir Centaure, éventuellement avant ou après ?
Frère Maxime Chan. C’est bien simple, on ne nous a rien dit !
M. Yves Conroy. Je me souviens que, pendant une semaine, on nous a interdit de boire du lait de coco mais c’est tout.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Tu as dit que l’argent avait notamment eu pour effet de ne pas inciter les gens à parler ; dès 1995, vous avez travaillé sur le sujet des essais ou était-ce déjà avant ?
Frère Maxime Chan. C’est la reprise des essais nucléaires à l’été 1995 qui nous a poussés à travailler sur le sujet à la suite de la protestation de Barrillot… Ça nous a fait réfléchir. C’est là qu’on s’est rendu compte que, pour rendre ses décisions, le Civen s’appuyait sur des relevés mais qui ne concernaient uniquement qu’un endroit ; il exclut donc tous les territoires où n’y a pas eu de relevé.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Ne peut-on pas dire plutôt qu’ils extrapolent ?
Frère Maxime Chan. Oui mais dans le sens négatif alors.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Notre commission d’enquête traite de l’ensemble des conséquences des essais ; on nous a beaucoup dit que la communauté protestante avait mobilisé très tôt sur les essais et que, au contraire, les catholiques avaient plutôt appuyé le CEP. Admets-tu aujourd’hui l’idée que la communauté catholique a joué un rôle de relais des arguments du CEP pour rassurer la population ?
Frère Maxime Chan. Oui, en gros, c’est vrai. Le responsable de l’Église catholique d’alors était Monseigneur Coppenrath (un ancien résistant) ; il avait des relations avec l’état-major des armées mais était profondément contre les essais. Il comprenait les consignes données mais il n’était pas pour autant un facilitateur sur ce sujet.
M. le président Didier Le Gac. Concernant l’environnement, vous avez parlé de dégâts irréversibles ; on a pourtant auditionné des scientifiques, qui nous ont dit que la nature reprenait ses droits, notamment la faune et la flore et que les dommages réels causés par les essais disparaissaient au bout de quelques années. Qu’en pensez-vous ?
Frère Maxime Chan. Ce qu’ils disent n’est pas faux, la nature a effectivement repris ses droits mais pour autant, là où il y a du plutonium, on n’arrive pas à l’enlever : ça, c’est irréversible ! Par ailleurs, tout ce que contiennent les puits de forage est actuellement confiné mais il y a quand même des scénarios qui disent que certains éléments peuvent sortir ; si jamais il y a un éboulement de grande ampleur, les éléments les plus nocifs (césium et plutonium) peuvent éventuellement ressortir.
M. le président Didier Le Gac. Que pensez-vous des missions Turbo ?
Frère Maxime Chan. Ce sont des missions utiles, rassurantes mais tout va bien là où l’on fait des prélèvements ! Bruno Barrillot avait déjà posé en son temps une question à Julien de La Gravère pour lui demander « et si on prélève à cet endroit-là, notamment au nord-est de Moruroa ? » Il lui avait répondu qu’il y avait là du plutonium et qu’on allait mettre les travailleurs en danger si on les y envoyait.
M. Yves Conroy. En fait, le docteur Baert veut saquer Barrillot, le père Auguste et les autres !
Frère Maxime Chan. Une des conséquences des essais a également été l’explosion des Rae Rae ici car les essais nucléaires ont entraîné une modification des cellules sexuelles des habitants ; ce n’est pas culturel ! On a également pas mal de personnes handicapées, ce qui pose d’autres problèmes de santé publique en Polynésie.
M. Yoann Gillet (RN). Quels éléments scientifiques vous permettent d’affirmer cela ? Est-ce qu’avec la tolérance croissante de la société, les gens ne vivent pas plus facilement leur sexualité ?
Frère Maxime Chan. Oui mais il y a vraiment eu une explosion qui a été très visible, et qui a posé des problèmes dans plusieurs familles qui ont vu leurs garçons devenir très efféminés.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). On nous a dit que les Polynésiens éprouvaient une grande pudeur à parler de leur maladie ; est-ce la même chose concernant le handicap, la stérilité, les fausses couches ou les enfants mort-nés ?
Frère Maxime Chan. Le père Auguste a vu sur plusieurs livres de la paroisse que les fausses couches s’étaient multipliées après les premiers essais. De fait, une grosse question se pose : était-ce normal que, avant le début des essais et alors même qu’on savait qu’il y aurait des conséquences sanitaires, qu’il n’y ait pas eu d’étude épidémiologique dans le cadre d’une sorte de point zéro ? C’est une grosse faute que de ne pas l’avoir fait !
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. On n’a malheureusement pas d’élément sur ce sujet .
Frère Maxime Chan. Il faut par ailleurs faire attention quand on parle d’« explosion des cancers « car le nombre de cancers radio-induits a certes augmenté ; mais quand on parle de 800 nouveaux cas, c’est tous les cancers qui sont concernés.
M. Yves Conroy. Les seuls éléments que l’on a, ce sont ceux des hôpitaux.
M. Yoann Gillet (RN). Il semblerait que l’augmentation du nombre de cancers soit à peu près la même qu’en métropole ; la difficulté, c’est qu’on n’a pas d’étude spécifique sur un territoire.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour cet entretien.
13. Audition d’Oscar TEMARU, ancien Président de la Polynésie française
M. le président Didier Le Gac. Monsieur le Président, nous sommes très heureux de vous entendre ici, dans le cadre des auditions auxquelles procède la commission d’enquête parlementaire sur les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie française entre 1966 et 1996.
Je ne vais pas retracer votre parcours dont tout le monde connaît la longévité et la richesse ; je rappellerai seulement que vous avez été président de la Polynésie française à pas moins de cinq reprises (2004, 2005-2006, 2007-2008, 2009, 2011-2013) et que vous avez été par ailleurs deux fois président de l’Assemblée entre 2008 et 2011.
Je vous rappelle que cette commission d’enquête, devant laquelle vous allez intervenir aujourd’hui, a été créée au mois de décembre dernier ; elle fait suite à une première commission d’enquête qui avait été créée en avril 2024 mais dont les travaux ont été ajournés à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale. C’est la raison pour laquelle le groupe GDR (Gauche Démocrate et Républicaine) qui avait initié la première commission a décidé d’user de son droit pour créer une nouvelle commission sur le même sujet que sont les conséquences des essais nucléaires effectués en Polynésie française entre 1966 et 1996. Cette nouvelle commission a entamé ses travaux au mois de janvier et doit rendre son rapport au plus tard le 16 juin prochain. Nous avons dès à présent effectué près de 30 auditions, ce qui nous a permis de rencontrer et d’entendre plus de 80 personnes différentes : des historiens, des associations, des institutionnelles, des scientifiques, des vétérans.
Nous avons un programme très complet préparé par Madame la rapporteure ici présente pour cette semaine que nous passons en Polynésie. Avant-hier, nous avons effectué un déplacement à Moruroa et Hao, où nous avons d’ailleurs organisé une réunion publique. Lundi dernier, nous avons rencontré le Haut-Commissaire Spitz, le contre-amiral Pinget et plusieurs représentants éminent de l’Assemblée de Polynésie française. Une fois rentrés à Paris, nous aurons encore plusieurs auditions à effectuer dont plusieurs actuels ou anciens ministres (M. Neuder, ministre de la santé, M. Valls, ministre des outre-mer, M. Morin, ancien ministre de la défense et auteur de la loi qui porte son nom de janvier 2010…).
Votre audition aujourd’hui est intéressante car vous êtes un adversaire résolu de l’arme nucléaire.
Je rappellerai qu’en tant qu’ancien officier des douanes, il vous est parfois arrivé de contrôler des avions et des bateaux sur l’atoll de Moruroa au début des essais, entre 1964 à 1975 : vous avez donc connu les essais atmosphériques au premier plan ! Bien plus tard, c’est sous votre présidence à l’Assemblée de Polynésie française qu’a été créée au mois de juillet 2005 une commission d’enquête sur la période des essais aériens. Enfin, je rappellerai que vous êtes à l’origine d’un dépôt de plainte, le 2 octobre 2018, devant la Cour pénale internationale accusant la France de crimes contre l'humanité en raison des essais nucléaires expérimentés en Polynésie française trois décennies durant.
Autant de sujets sur lesquels nous souhaitons évidemment vous entendre.
Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vais vous inviter à prêter serment, comme toute personne auditionnée par une commission d’enquête parlementaire doit le faire.
Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Oscar Temaru prête serment.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie Monsieur le Président et je vous laisse donc la parole pour un propos liminaire si vous le souhaitez ; ensuite, Madame la rapporteure et les deux autres députés membres de la délégation qui sont présents interviendront pour échanger avec vous.
M. Oscar Temaru, ancien Président de la Polynésie française. Je vous remercie d’être tous venus jusqu’ici. Vous savez, initialement, je ne voulais pas vous rencontrer car, intervenir sur ce sujet des essais nucléaires, je le fais depuis plus de cinquante ans ; mais votre rapporteure m’a convaincu donc j’ai finalement accepté de vous rencontrer.
Sachez que je suis né indépendantiste ; je vous rappelle que mon père était un des bras droits de Pouvana’a a Oopa, un des premiers à avoir manifesté contre les essais nucléaires.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Monsieur le Président, on a vu beaucoup de monde depuis notre arrivée en Polynésie. Je crois qu’on a maintenant assez bien établi les réserves et les difficultés qui existent pour aller vers une indemnisation individuelle ; les propositions que l’on peut faire ne vont sans doute pas répondre totalement aux problèmes. Mais ce qui me préoccupe, c’est la façon de réparer ce qui est en partie irréparable (le plutonium laissé au fond du lagon à Moruroa par exemple). Comment, d’après vous, l’État peut-il envoyer les bons signaux en Polynésie française ? Quels sont d’après vous les gestes à accomplir ?
M. Oscar Temaru. Lorsqu’il est venu me prévenir que l’État avait monté un complot pour me mettre en prison en France, quelqu’un m’a dit : « La France n’a pas le droit de faire ça dans un si beau pays ». Le terme de « crime contre l’humanité » que j’ai utilisé pour traduire la France devant la Cour pénale internationale me semble assez juste. Lorsque je suis revenu de Moruroa en 1976, j’ai rencontré Monseigneur Coppenrath et lui ai dit ce que j’avais vu dans le lagon : une cocoteraie changeant de couleur, une interdiction de boire de l’eau de coco et de pêcher dans le lagon… Il m’a alors dit que l’amiral et les marins qui étaient présents étaient catholiques, comme lui et moi, et qu’il ne me croirait donc que lorsque je lui amènerai quelqu’un dans un cercueil. J’ai également vu Monseigneur Gaillot qui m’a dit que, de toute façon, les Français de savaient pas ce qui se passait ici… Je vais vous raconter autre chose. Le père de la bombe française, Ghislain Houzel, m’a appelé ; il s’est présenté à moi et m’a dit qu’il souhaitait me rencontrer pour demander pardon au nom de la France. Ça m’a fortement soulagé également car j’étais alors seul contre tous dans ce combat, sans expérience, ni formation scientifique. Je pensais que mon ami François Hollande allait dire la même chose quand il était Président de la République mais il a seulement dit que Moruroa était la France et que nous avions donc effectué nos essais chez nous.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ces propos. Un des sujets récurrents concernant les essais, c’est celui de la réparation ; il y a d’un côté l’indemnisation individuelle, due aux victimes des essais, mais il y a aussi une réparation collective. Comment doit-on procéder d’après vous ?
M. Oscar Temaru. C’est la question que j’ai récemment posée lors d’un colloque sur la santé car les essais ont effectivement suscité un fort traumatisme. Il faut savoir que des familles se sont divisées sur ce sujet, qu’il y a eu des traumatismes de toutes sortes, que les essais ont créé des problèmes psychologiques, ont eu des conséquences sur la santé… Jusqu’en 1966, les gens vivaient ici à un certain rythme ; l’arrivée du CEP a tout bouleversé du jour au lendemain, entraînant de multiples changements dans la vie quotidienne (dans l’alimentation, dans la façon de se nourrir, dans les produits de consommation de toutes sortes…). Depuis cette époque, on a beaucoup importé notre alimentation, et ça perdure jusqu’à aujourd’hui. Il faut aujourd’hui se retrousser les manches pour cultiver ici, produire ici et ne plus dépendre de l’extérieur.
M. le président Didier Le Gac. Le père de la bombe vous a donc demandé pardon. Aimeriez-vous la même chose de la part de la France ?
M. Oscar Temaru. Comme je vous l’ai dit, j’aurais aimé que François Hollande fasse de même mais ça n’a pas été le cas. Je suis effectivement pour un pardon mais j’insiste sur un point : ce n’est pas une question d’argent, c’est avant tout une question de dignité alors qu’à cette époque, on nous a pris pour de véritables cobayes.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Ce message de pardon, ce serait donc un premier pas de la part du Président de la République pour apaiser tout cela, car évidemment, il y a des choses qu’on ne pourra pas changer ?
M. Oscar Temaru. Le message de Ghislain Houzel était sincère. Si pardon il doit y avoir, ça doit être de la même teneur ; je ne veux pas que ça se fasse simplement pour la forme.
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Ce matin, lorsque nous sommes allés à la rencontre de classes de terminale dans un lycée d’Arue, une jeune fille nous a dit en gros qu’elle était choquée qu’on n’apprenne rien en France métropolitaine sur les essais effectués en Polynésie alors que cette histoire était également la nôtre et, pourtant, on n’apprenait pas la même histoire. J’irai même plus loin ! En France métropolitaine, et pas seulement chez nos élèves, une grande majorité de la population n’a absolument pas conscience de ce qui s’est passé ici ; à cet égard, je compte beaucoup sur le rapport de Mereana Reid-Arbelot pour ouvrir les yeux !
M. Oscar Temaru. Oui mais ici, les gens disent : « une commission d’enquête, c’est bien, pourquoi pas… mais après ? ». Et effectivement, c’est l’après qui importe.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Cette quête de vérité existe partout ; une autre lycéenne demandait ce matin : « Pourquoi tant d’années de silence ? ». Les archives commencent heureusement à s’ouvrir de plus en plus largement et c’est là un axe de préconisations que je souhaite approfondir et donner au rapport…
M. Oscar Temaru. Il faut se souvenir que la politique nucléaire de la France a été soutenue par le personnel politique de l’époque. Ça fait trente ans que l’on ment ! En échange du nucléaire, Gaston Flosse a demandé de l’argent pour compenser les dommages existants et, accessoirement, ça lui a permis de mieux museler les oppositions contre les essais.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Oui, car à l’époque, être pour la bombe, c’était être pour le maintien de la Polynésie dans la France ; être contre la bombe, c’était au contraire être indépendantiste.
M. Oscar Temaru. Non, pas tout à fait : c’est un peu plus compliqué. La France nous a retiré en 1946 de la liste des pays colonisés, comme la Nouvelle-Calédonie d’ailleurs ; parmi les peuples polynésiens, il y a aussi le peuple mahori…
Mme Dominique Voynet (EcoloS). Que savaient les gens, à l’époque, de l’utilité des essais ? La question de la dissuasion a-t-elle été débattue ? Est-ce que c’était d’emblée un sujet présent dans le cadre de votre mobilisation ?
M. Oscar Temaru. C’était plutôt le couple Bengt et Marie-Thérèse Daniellson qui a fait un travail fantastique et qui a initié ce mouvement. Ensuite, plusieurs pays se sont réunis au sein du forum ; on a alors rencontré des représentants de diverses nations et également d’anciennes victimes japonaises. Le constat était unanime face aux dépenses concernant la bombe : on a dépensé des milliards pour quelque chose qu’on n’utilisera jamais.
M. Yoann Gillet (RN). En 1996, vous militez pour l’indépendance de la Polynésie à moyen terme ; y a-t-il un lien avec la reprise des essais en 1995 ou est-ce que ça n’a rien à voir ?
M. Oscar Temaru. Les médias ont écrit beaucoup de choses sur ce mouvement. Comme les Kanaks, nous avons été colonisés ; on a accepté d’être les victimes de l’Histoire ; tous les chefs d’État ont rencontré François Mitterrand sur ce sujet mais l’idée derrière tout cela était que le problème a été l’arrivée des Français après. Ce n’est pas une revendication des partis politiques mais tout un peuple qui le réclame ! On n’a jamais soutenu le statut de 1977. Être un État souverain, c’est avoir siège à l’ONU : où est la France ? La France est là.
M. le président Didier Le Gac. Quel regard portez-vous sur la dette que la France a à l’égard de la CPS puisque c’est cette dernière qui finance les dépenses de santé en Polynésie, à la suite du transfert de la compétence santé au bénéfice de la Polynésie en 1977 ?
M. Oscar Temaru. Pour moi, c’est très clair : c’est à l’État de prendre en charge ces dépenses, pas à nous. Quand il y a eu le covid, Édouard Fritch est parti en France pour discuter des modalités de prise en charge et, à la fin, on a dû assumer une dette de 5 Mds de francs pacifique. Pourtant l’État est responsable de tout ça !
Mme Dominique Voynet (EcoloS). La mobilisation de la Polynésie française contre les essais est-elle toujours un ciment ? Tu fais partie de la Commission pour le futur Centre de la mémoire ; le Centre a l’air prometteur et ce matin, les jeunes filles qu’on a rencontrées nous disaient que l’on ne parlait pas trop des essais dans les familles ; l’une d’entre elles en avait entendu parler via un morceau de rap, l’autre grâce à son professeur d’art plastique… Le Centre de mémoire doit-il être un centre d’accumulation de connaissances ou un centre vivant ?
M. Oscar Temaru. Il y en a qui veulent tout oublier mais ce serait malhonnête ; d’autres pensent que les conséquences de la radioactivité durent des centaines d’années et qu’il ne faut donc pas oublier. Tout le monde est conscient de cette Histoire spécifique mais c’était l’omerta ; jusqu’à il y a peu finalement, la presse était muselée et personne ne parlait. Par ailleurs, puisque la question m’a été posée, je suis favorable à la restitution des atolls à la Polynésie.
M. le président Didier Le Gac. Mais dans ce cas, il faudrait une remise en état ?
M. Oscar Temaru. Oui… Si les Français voyaient ! Des cargaisons entières de ciment et de bien d’autres choses ont été laissées dans le lagon à la suite de diverses tempêtes…
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête: Comment les Polynésiens pourraient ressentir la sincérité du pardon qui pourrait être fait ?
M. Oscar Temaru. Je pense qu’on le saura. Ce n’est pas uniquement au niveau de la France ; c’est planétaire.
J’ai rencontré Xi Jinping, alors vice-président de la République populaire de Chine, qui m’a dit vouloir mettre en place des exploitations d’aquaculture en Polynésie ; tout le monde est venu avec des avocats, une société d’exportation avait été choisie ainsi qu’une société de commercialisation. Que n’a-t-on pas entendu à l’époque ? Je me suis dit que c’était un homme de paix, la Chine ne voulant pas de la guerre mais sortir les gens de la pauvreté.
Aujourd’hui, l’indépendance n’est pas à l’ordre du jour ; on a un statut spécifique d’autonomie depuis 1977 ; voici les limites. Que peut-on faire ? On ne sait pas vraiment. Ce serait le bon moment pour la France de participer à une possible évolution car il faut regarder l’avenir, pas le passé ; mais, pourtant, on ne nous a jamais rien demandé.
M. Yoann Gillet (RN). Si vous aviez un seul vœu pour la Polynésie hors l’indépendance, quel serait-il ?
M. Oscar Temaru. C’est simple : « Pacific People Passport », c’est-à-dire un apaisement des esprits partout.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie beaucoup Monsieur le Président pour cet entretien.
14. Audition de Mme Sophie GUESSAN (Millet & Varrod Avocats) et de M. Philippe NEUFFER (Neuffer Philippe Temauiarii), avocats
M. le président Didier Le Gac. Maîtres, je vous remercie d’avoir bien voulu, tous les deux, venir devant cette commission d’enquête relative aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie française.
Vous le savez, mais la procédure devant le Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) suscite interrogations et incompréhensions, voire frustrations. Cette autorité administrative indépendante examine les dossiers présentés par des personnes qui sont affectées par une maladie, généralement un cancer, qu’ils estiment radio-induite du fait d’une exposition à des rayons ionisants, notamment lorsqu’ils ont travaillé sur les sites d’essais nucléaires comme ce fut le cas à Moruroa ou Fangataufa, et qui souhaitent être à ce titre indemnisées.
La procédure est souvent complexe et longue, parfois source de découragement (certaines victimes renoncent à s’y engager) mais aussi méconnue. L’ancienneté des faits, la difficulté à réunir certaines pièces attestant de la présence au moment d’un essai, le fait d’être affecté par une maladie ne figurant pas sur la liste établie par le décret du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, sont autant de difficultés pour les demandeurs potentiels.
Nous aimerions donc connaître votre point de vue sur cette procédure et sur les améliorations qui pourraient y être apportées ; à n’en pas douter, ce sera un axe fort du rapport de la commission.
Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vais vous inviter à prêter serment, comme toute personne auditionnée par une commission d’enquête parlementaire doit le faire.
Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mme Sophie Guessan et M. Philippe Neuffer prêtent serment.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie et je vous laisse donc la parole pour un propos liminaire si vous le souhaitez ; ensuite, Madame la rapporteure et les deux autres députés membres de la délégation qui sont présents interviendront pour échanger avec vous.
Me Philippe Neuffer. Je préciserai seulement de manière liminaire que je défends gratuitement des victimes des essais nucléaires depuis 2008.
Me Sophie Guessan. En ce qui me concerne, je suis avocate collaboratrice au sein d’un cabinet d’avocats ; j’exerce depuis un an et demi et je suis très vite entrée dans cette réglementation et dans cet objet qu’est le Civen, le sujet m’ayant vite passionné tant sur le plan juridique que scientifique. On travaille avec une association à Vahiné pour contester une décision de rejet du Civen ; c’est l’activité principale de notre cabinet sur le plan nucléaire.
Me Philippe Neuffer. Avec Jean Paul Teissonière, nous avons été les premiers à traiter ce contentieux qui était initialement un contentieux de la sécurité sociale, des maladies professionnelles. On a commencé en 2007 ; on travaille régulièrement avec l’association Moruroa e Tatou, avec des associations de vétérans, d’anciens travailleurs ce qui nous conduit à avoir un taux de satisfaction de 95 %, les 5 % restant correspondant à d’anciens plaignants qui ne souhaitent pas poursuivre dans la procédure.
C’est un contentieux inspiré du contentieux de l’amiante mais la grande différence, c’est que ce régime d’indemnisation ne reconnaît pas le régime propre des ayants droits, notamment le préjudice économique et moral qui peut en ressortir (je pense par exemple aux femmes ayant dû occuper deux emplois pour compenser la perte d’un époux ou d’un compagnon, ou au traumatisme subi par des enfants qui n’ont pas connu leur père). La plupart de mes clients sont des hommes ; il y a aussi des contentieux subséquents qui se passent devant notaire… Une fois que notre client est indemnisé, la répartition du montant de l’indemnisation se fait devant notaire ; pour moi, ce qui a été fait pour l’amiante pourrait être transposé pour le nucléaire.
M. le président Didier Le Gac. On a entendu qu’on ne se mariait pas beaucoup en Polynésie ; est-ce une conséquence de ce changement de société ?
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. C’est vrai mais on a beaucoup d’enfants…
Me Philippe Neuffer. Sur ces questions d’indemnisation, il faut inscrire les choses dans la loi ; tous les ayants droit doivent pouvoir être indemnisés à partir du moment où ils ont tissé des liens suffisants avec les victimes premières en quelque sorte.
Me Sophie Guessan. Sur le terrain de la responsabilité de droit commun, les proches des ayants droit peuvent demander réparation s’ils justifient d’une communauté de vie par exemple. On n’a pas de relation établie au plan civil donc il ne faut pas exclure les proches qui n’auraient pas de lien de parenté au sens du droit civil.
M. le président Didier Le Gac. Quelles difficultés rencontrez-vous dans l’application de la loi Morin ?
Me Philippe Neuffer. Ce qui me gêne, c’est cet équilibre que le Civen cherche à établir constamment entre gestion des fonds publics et indemnisation ; si l’on dit qu’on indemnise et qu’on met, dans le même temps, des obstacles de temps (prescriptions…), en termes d’exposition (le seuil du 1 mSv…). Comment fait-on ? Comment peut-on ensuite renverser la preuve d’une exposition inférieure à 1 mSv alors qu’on n’a pas les moyens de constater l’état des nucléides passées ? Bref, c’est une preuve impossible à rapporter alors qu’il faudrait un système simple et automatique.
M. le président Didier Le Gac. Mais il faut quand même mettre des critères, non ?
Me Sophie Guessan. Aujourd’hui, sur le plan contentieux, on est dans un débat stérile. On n’a aucun moyen de contester efficacement les positions du Civen ; la loi Morin est généreuse à travers ses trois critères. Sauf que cette présomption de causalité entre exposition aux rayons et maladie radio-induite est très facilement renversable pour le Civen. Dans ses argumentations, il nous produit le rapport du CEA de 2006 ou celui de l’IRSN de 2019 : le premier rapport nous montre un tableau illisible comportant des doses efficaces d’inhalation, des doses externes, des doses d’irradiation qu’on a du mal à lire ! On se retrouve à faire des calculs pour calculer nous-même la dose supposée à laquelle une personne aurait pu être exposée, sauf qu’il n’y avait pas de poste de surveillance à l’époque. Le CEA a par ailleurs créé un tableau dans lequel il regroupe des données en fonction des archipels de la Polynésie française : pourquoi oppose-t-on une moyenne lissée sur toutes les îles ? Ça n’a scientifiquement et juridiquement aucun sens ! Renverser une présomption juridique, c’est possible si vous la renversez par une autre présomption mais c’est donc invérifiable. Comme vous le savez sans doute, il est très fréquent ici d’aller passer un week-end à la presqu’ile de l’île sur laquelle vous habitez et donc, retenir comme critère le lieu de résidence n’a en lui-même pas grand sens. Je pense qu’il existe des données qui ont été faites sur des postes de télémesure installés sur certaines iles : il faut y recourir pour d’abord opposer les mesures observées sur ces iles à la situation du demandeur, et non pas recourir à une simple moyenne.
Si je regarde le nombre de cancers du sein en Polynésie, je constate que le Civen est plus souple sur l’appréciation du caractère radio-induit de la pathologie ; j’ai eu plusieurs acceptations en ce sens, y compris quand les données du CEA étaient inférieures à 1 msv. Si je regarde maintenant l’âge de la personne malade, notamment lors du tir Centaure, si celle-ci était alors âgée entre 5 et 15 ans au moment du tir (j’ai actuellement un dossier d’une cliente née en 1969, qui a vécu à Tahiti de 1970 à 1980), eh bien le Civen estime qu’elle a reçu une dose inférieure à 1 mSv mais il accorde tout de même une indemnisation parce qu’elle est atteinte d’un cancer du sein. Enfin, si je prends en considération le lieu de résidence de la personne, le Civen indemnise parfois, parfois non… C’est difficilement lisible comme vous le voyez ! Il faudrait que le Civen publie ses décisions, anonymisées évidemment mais ça doit être publié comme pour toute autre autorité administrative indépendante en application de l’article L. 311-1 du code des relations entre le public et l’administration (CRPA) ! Par ailleurs, lorsqu’on demande au Civen sur quoi il se base pour rendre ses décisions, il nous oppose toujours le même tableau et prend des décisions dont on a du mal à suivre la logique.
Me Philippe Neuffer. Je me souviens d’un dossier disant que la présomption n’existait pas puisqu’elle pouvait être renversée mais que ce renversement ne pouvait pas davantage être contesté ; il y a là un double discours très difficile à expliquer.
Mme Dominique Voynet (EcoS). C’est compliqué mas ça doit l’être encore davantage pour les cancers de petites cellules ou pour certaines pathologies qui peuvent éventuellement survenir plus tôt que dans le cas général ; le Civen prend il en compte ce genre de choses ou pas ?
Me Philippe Neuffer. À mon sens, le Civen ne fait aucune distinction en Polynésie française.
Mme Mereana Reid-Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête. Par ailleurs, quand on parle des six essais les plus sales, il ne faut pas oublier qu’il y en a eu quarante autres !
Me Sophie Guessan. La jurisprudence du tribunal administratif dit qu’on doit opposer les données les plus comparables à la situation du demandeur mais comme il n’y en a pas, on oppose des données seulement collectives ; il existe par ailleurs situation où il n’existe pas de données, ce qui complique encore davantage les choses.
Me Philippe Neuffer. Généralement, on a l’avis de deux médecins qui sont présents ensemble et qui évaluent à deux ; cette expertise est un obstacle supplémentaire à l’indemnisation. En effet, si la personne ne se présente pas, ou même si solidarité joue, on a un problème évident alors que c’est une épreuve dont on pourrait se passer. Il faut également tenir compte du principe de la réparation intégrale du préjudice que le Civen oublie parfois.
Me Sophie Guessan. J’ajoute que le côté transgénérationnel n’est pas pris en compte par le Civen. J’ai par exemple actuellement deux dossiers différents mais la question peut éventuellement se poser : l’un où la mère a été indemnisée, lui non : est-ce un cancer transgénérationnel ? Peut-être. Ils ont vécu au même endroit mais pas à la même époque donc c’est difficile de se faire une opinion définitive.
Me Philippe Neuffer. Sur le caractère transgénérationnel, je me permets de préciser que lorsqu’on fait des assemblées générales de l’association Moruroa e tatou, ce sont de plus en plus les ayant droit qui viennent et qui remplacent ainsi leurs parents.
Mme Dominique Voynet (EcoS). C’est certain qu’une grosse erreur est de ne pas avoir eu de point zéro au moment du début des essais. Ça aurait encore un sens, j’en suis persuadée, de lancer une étude épidémiologique aujourd’hui dans la population polynésienne, de faire par exemple des comparaisons avec Wallis et Futuna, avec la Nouvelle-Calédonie et de voir si des pathologies ressortent ici. Je suis préoccupée par le fait qu’on ne sait pas si les essais ont eu des conséquences en termes de stérilité, de fausses couches, d’enfants morts nés. Peut-être existe-t-il des moyens d’objectiver les choses ? Pour ma part, je préconise une étude épidémiologique prospective sur les territoires ultra-marins en se fondant sur un protocole robuste dès le départ.
Me Sophie Guessan. Pour nos propres analyses, on peut recourir aux documents déclassifiés que l’on trouve sur le site de Moruroa Files ; ils ne sont pas publiés sur Légifrance ou sur le site du Civen, ce qui est extrêmement dommage : pourquoi d’ailleurs ? Par ailleurs, quand on ouvre Moruroa Files, les données qui y figurent ne sont pas en mSv mais en microrades, ou en curies mais pas en mSv ; les unités de mesure ne sont pas les bonne sur Moruroa Files ! Un projet permettant de clarifier tout cela serait sans doute extrêmement opportun !
Mme Dominique Voynet (EcoS). Mereana et moi sommes toutes deux membres de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Chaque fois qu’on auditionne certains scientifiques, il y a une sorte de condescendance de leur part lorsqu’ils avancent certains chiffres sur le mode « on va faire effort pour vous expliquer mais vous n’y comprendriez rien »
M. le président Didier Le Gac. Lorsqu’on a rencontré l’équipe de la mission « Aller vers », on s’est par ailleurs rendu compte combien la partie administrative de la procédure était archaïque, confuse.
Me Philippe Neuffer. Ce serait très bien de mettre en place ici une antenne du Civen !
Me Sophie Guessan. Ce serait effectivement sans doute la moindre des choses de faire quelque chose à ce sujet.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie tous les deux pour vos analyses et cet entretien.