N° 1236
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 septembre 2018.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DES FINANCES, dE L’Économie gÉnÉrale et du contrÔLE BUDGÉTAIRE
en conclusion des travaux d’une mission d’information (1)
relative à l’évasion fiscale internationale des entreprises
ET PRÉSENTÉ
PAR Mme Bénédicte PEYROL, Rapporteure
M. Jean-François PARIGI, Président
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(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.
La mission d’information est composée de : M. Jean-François PARIGI, président ; Mme Bénédicte PEYROL, rapporteure ; M. Eric COQUEREL, Mme Lise MAGNIER, M. Jean-Paul MATTEI, Mme Valérie RABAULT et M. Fabien ROUSSEL.
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SOMMAIRE
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Pages
SYNTHÈSE THÉMATIQUE DES PROPOSITIONS : 15 PROPOSITIONS AU SERVICE DE LA JUSTICE FISCALE
PARTIE PRÉLIMINAIRE : ÉVASION ET OPTIMISATION FISCALES : DE QUOI PARLE-T-ON ET OÙ EN EST-ON ?
I. DE QUOI PARLE-T-ON ? CLARIFICATIONS LEXICALES ET CHIFFRÉES
1. Des définitions traditionnelles peu claires et potentiellement trompeuses
2. Une tentative de clarification à travers l’artificialité et la substance économique
1. LES MÉTHODES D’ÉVALUATION ET LEURS LIMITES
a. Les difficultés et contraintes inhérentes à l’évaluation de l’évitement fiscal
b. L’inadéquation des méthodes macroéconomiques
c. Les biais des méthodes directes
2. La remise en perspective des chiffres avancés dans le débat public
a. Des chiffres très variables d’une étude à l’autre
b. Des chiffres ne portant pas sur le même périmètre
3. L’opportunité de disposer d’évaluations par l’administration française
II. OÙ EN EST-ON ? LA PRISE DE CONSCIENCE INTERNATIONALE ET LES INITIATIVES DEPUIS 2013
A. Le projet « BEPS » : l’initiative sans précédent de l’OCDE
1. Quinze actions ambitieuses pour améliorer la fiscalité internationale
2. Synthèse illustrée des effets du projet « BEPS »
B. La prise en main de la lutte contre l’évitement fiscal par l’Union européenne
1. Le projet « ACCIS » : l’harmonisation fiscale dans l’Union européenne
2. Les directives « ATAD » contre l’évasion fiscale
3. Le renforcement de l’information des administrations fiscales
4. La liste européenne des paradis fiscaux
5. Les propositions de taxation de l’économie numérique : présentation générale
III. UNE ACTION NATIONALE RESPONSABLE : LES CONTRAINTES JURIDIQUES S’IMPOSANT AU PARLEMENT
B. Des contraintes appelant à une responsabilisation du législateur
IV. APPRÉHENDER L’ÉVASION FISCALE INTERNATIONALE SANS COMPLAISANCE MAIS SANS HYSTÉRIE
B. Remettre en perspective le poids de l’IS dans les prélèvements obligatoires
I. L’IDENTITÉ ET L’ATTRACTIVITÉ ÉCONOMIQUES DE LA FRANCE
A. MIEUX RATTACHER LE DROIT D’IMPOSER ET MIEUX VALORISER L’ASSIETTE
1. La notion cardinale d’établissement stable et les améliorations proposées
a. Les fondements conceptuels de l’établissement stable et les limites de sa définition actuelle
b. L’amélioration de la définition de l’établissement stable : l’opportune proposition de l’OCDE
ii. La réponse de l’OCDE : privilégier la substance sur le formalisme
2. Mieux valoriser l’assiette imposable : la place centrale des prix de transfert
a. La notion et l’importance des prix de transfert
b. Les techniques de valorisation
i. L’analyse de la chaîne de valeur
ii. Les méthodes de rémunération
c. L’appréhension perfectible des prix de transfert en France
2. L’abus de droit et les clauses anti-abus
b. Les clauses anti-abus générales et ciblées et les interrogations qu’elles suscitent
c. L’articulation des outils anti-abus : abus de droit et clauses anti-abus
d. Faire évoluer l’abus de droit dans le respect des exigences constitutionnelles
3. Rénover les outils d’encadrement de la déductibilité des charges financières
a. Les outils actuels prévus par le droit français
b. Le renforcement possible de l’encadrement de la déductibilité des intérêts d’emprunt
c. Les points de vigilance concernant l’encadrement prévu par la directive « ATAD »
C. LES ENJEUX DE L’ATTRACTIVITÉ
1. Renforcer l’attractivité française dans le domaine des actifs incorporels
a. La place stratégique occupée par les actifs incorporels
b. L’indispensable encouragement de l’innovation et la protection de la propriété intellectuelle
i. La nécessité de renforcer l’innovation des entreprises françaises
ii. Un caractère dommageable du régime certain dans son principe mais à nuancer en pratique
iii. L’évolution du régime : être attentif au maintien de l’attractivité nationale
2. Assurer une sécurité juridique optimale
a. Garantir la stabilité du droit fiscal
d. Valoriser les entreprises fiscalement vertueuses
II. REMETTRE LA DIPLOMATIE FISCALE AU CENTRE DU JEU
a. Améliorer la prise en compte des aspects fiscaux dans les rencontres officielles internationales
b. Utiliser tous les leviers possibles pour obtenir des avancées sur les sujets fiscaux
a. Les pratiques dommageables de certains États membres
b. Assurer le respect des engagements fiscaux des États membres de l’Union européenne
i. Valoriser le code de conduite européen dans le domaine de la fiscalité des entreprises
ii. Inscrire la lutte contre l’évasion fiscale dans le semestre européen
B. PENSER LA FISCALITÉ DANS UN MONDE INSTABLE
1. L’indispensable réponse européenne à la réforme fiscale américaine
b. Les moyens de réponse de l’Union européenne
2. Assurer le respect des intérêts français dans le cadre de l’exécution des conventions
a. Les pratiques irrégulières de nombreux pays pour récupérer des recettes fiscales
C. RENFORCER L’ASSOCIATION DU PARLEMENT DANS LA DIPLOMATIE FISCALE FRANÇAISE
1. Renforcer l’association du Parlement jusqu’à la ratification des conventions
a. Améliorer l’information du Parlement tout au long des négociations
DEUXIÈME PARTIE : APPRÉHENDER LA NUMÉRISATION ET LA FINANCIARISATION DE L’ÉCONOMIE
I. LES DÉFIS DE LA NUMÉRISATION DE L’ÉCONOMIE
A. ÉCONOMIE NUMÉRIQUE OU NUMÉRISATION DE L’ÉCONOMIE ?
1. Une numérisation de l’ensemble de l’économie
2. Les défis fiscaux de l’économie numérique
3. Une absence de consensus sur l’appréhension fiscale de l’économie numérique
b. La nécessité d’une approche européenne commune sur la création de valeur
i. Les initiatives européennes paraissant privilégier les pays de consommation
ii. L’indispensable position commune européenne
2. Les conséquences incertaines d’un tel glissement pour la France
a. Un glissement a priori favorable à la France s’agissant de l’économie numérique
b. Un glissement défavorable s’agissant de certains grands groupes
d. Rester vigilant et disposer d’une évaluation exhaustive
II. LES RÉPONSES À LA NUMÉRISATION DE L’ÉCONOMIE
a. Les objectifs du projet « ACCIS »
b. L’harmonisation de l’assiette
c. La consolidation et la répartition de l’assiette commune
2. L’impact du projet « ACCIS »
a. La position commune franco-allemande sur « ACCIS »
b. Les négociations auprès des autres États membres et la perspective d’un aboutissement en 2019
c. La nécessaire réaffirmation du soutien du Parlement français au projet « ACCIS »
B. MIEUX IMPOSER LES ACTEURS DU NUMÉRIQUE : LA CONSÉCRATION DE L’ÉTABLISSEMENT STABLE VIRTUEL (ESV)
1. Le concept d’établissement stable virtuel
2. L’essor de l’établissement stable virtuel : les initiatives nationales
a. La proposition européenne reposant sur la présence numérique significative
b. L’articulation de l’ESV européen et du projet « ACCIS »
4. L’éventuelle consécration de l’établissement stable virtuel en droit français
a. La question de l’opportunité d’une consécration nationale de l’ESV
b. La question des modalités de la consécration de l’ESV en droit français
c. L’application combinée de l’ESV et de la clause anti-abus générale conventionnelle
C. LES TAXES SPÉCIFIQUES À L’ÉCONOMIE NUMÉRIQUE
3. Faire preuve de prudence vis-à-vis des mesures ciblant certaines entreprises numériques
D. DES PISTES À EXPLORER : TAXE ANTI-ABUS ET IMPOSITION ALTERNATIVE FORFAITAIRE
1. L’éventuelle introduction d’une taxe sur les bénéfices détournés
a. Une taxe inspirée d’un outil britannique anti-abus
b. Les difficultés juridiques et la potentielle redondance entraînées par une telle taxe
2. La réflexion autour d’un impôt forfaitaire alternatif
a. Une réflexion faisant écho à celle sur l’impôt minimum
b. Les manifestations de l’impôt forfaitaire et son rejet par l’OCDE
c. La question d’une consécration nationale d’un impôt forfaitaire alternatif et ses difficultés
E. SYNTHÈSE ET HIÉRARCHISATION DES RÉPONSES À APPORTER
2. Propositions en cas d’enlisement des initiatives européennes : agir au niveau national
III. LA FINANCIARISATION DE L’ÉCONOMIE : LUTTER CONTRE L’ÉVASION FINANCIÈRE
A. RENFORCER LES OUTILS CONTRE LES « PARADIS FISCAUX »
1. L’actualité européenne : la liste commune des juridictions non coopératives
3. Améliorer l’efficacité des outils applicables aux pays à régime fiscal privilégié
4. Étendre le régime des sociétés étrangères contrôlées aux ETNC
B. ACCROÎTRE LA TRANSPARENCE FINANCIÈRE ET FISCALE
a. La déclaration publique pays par pays des banques
b. La déclaration des montages à risque
c. La sanction des intermédiaires
TROISIÈME PARTIE : UNE ADMINISTRATION OUVERTE ET INNOVANTE
I. L’ENJEU DES DONNÉES ET DE LA TRANSPARENCE : UNE OPPORTUNITÉ POUR L’ADMINISTRATION FISCALE
A. UN CONTRÔLE FISCAL PERFORMANT AUX RÉSULTATS ÉLEVÉS
1. La documentation en matière de prix de transfert
2. Les échanges de renseignements financiers entre administrations
a. Les efforts de l’OCDE en matière d’échanges de renseignements
3. La déclaration pays par pays des entreprises et la question de sa publicité
a. La déclaration pays par pays des entreprises
b. Les interrogations sur l’opportunité de rendre publique la déclaration pays par pays
c. En attendant une publicité européenne, la possibilité d’organiser une publicité ciblée
a. Les données disponibles et les difficultés qu’elles peuvent présenter
b. L’évaluation nécessaire des outils d’information de l’administration
C. L’AMÉLIORATION DES OUTILS TECHNIQUES POUR TRAITER L’INFORMATION
1. Les atouts du « data mining » et de l’analyse prospective
3. Le fichier des écritures comptables, outil au service d’un contrôle plus efficient
II. L’OUVERTURE DES COMPÉTENCES ET LA PARTICIPATION DE NOUVEAUX ACTEURS
A. METTRE À PROFIT LES ÉVOLUTIONS TECHNOLOGIQUES POUR ASSURER UN DÉPLOIEMENT OPTIMAL DES PERSONNELS
C. SYSTÉMATISER L’ASSOCIATION DES SERVICES DIPLOMATIQUES ET ÉCONOMIQUES
1. Renforcer l’implication des services diplomatiques
2. Systématiser l’association des directions économiques aux services fiscaux
III. DES OUTILS ANNEXES CONTRE L’ÉVASION FISCALE : LE DROIT DE LA CONCURRENCE
A. L’ACTION DE LA COMMISSION EUROPÉENNE, ILLUSTRATION DE L’EFFICACITÉ DE L’APPROCHE CONCURRENTIELLE
1. Les outils européens en matière de concurrence
3. L’éventuel enrichissement des échanges automatiques des décisions fiscales anticipées en Europe
B. L’APPRÉHENSION ALLEMANDE DES GÉANTS DU NUMÉRIQUE SOUS L’ANGLE DE LA CONCURRENCE
FEUILLE DE ROUTE DES PROPOSITIONS DU RAPPORT
CONTRIBUTION PRÉSENTÉE PAR M. éric coquerel AU NOM DU GROUPE la France insoumise
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LA MISSION
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La multiplication, ces dernières années, des révélations sur des pratiques de fraude et d’évasion fiscales à grande échelle impliquant des personnalités et des entreprises connues a eu pour effet d’exacerber, parmi les citoyens, un sentiment d’incompréhension et de refus. Incompréhension du fait que ceux disposant le plus de moyens et de ressources soient les mêmes qui cherchent, à travers des montages complexes, à échapper à leurs obligations fiscales légitimes. Refus de l’injustice fiscale qu’une telle situation entraîne. Les attentes fortes de nos concitoyens appellent une réponse forte elle aussi des pouvoirs publics. Alors, tandis que les scandales de fraude et d’évasion se multiplient, la riposte, elle, s’organise.
La dernière mission d’information de la commission des finances de l’Assemblée nationale consacrée à l’évasion fiscale internationale, que conduisait M. Éric Woerth et dont le rapporteur était M. Pierre-Alain Muet, remonte à 2013. Cette mission s’était attachée à présenter les types de montages ainsi que les pratiques dommageables et avait formulé plusieurs propositions, certaines traduites ultérieurement dans la loi.
Depuis, les choses ont beaucoup changé, et le monde a connu d’importantes avancées.
L’ambitieux projet « BEPS » de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (pour « base erosion and profit shifting », soit « érosion des bases fiscales et transfert de bénéfices »), à travers ses quinze actions, propose plusieurs pistes pour lutter contre les pratiques d’évitement de l’impôt auxquelles se livrent les entreprises. L’Union européenne n’est pas en reste et, depuis 2015, a lancé de nombreuses initiatives renforçant les moyens de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, la dernière datant de mars dernier à travers un paquet sur la fiscalité numérique. La France, quant à elle, est devenue moteur en Europe comme à l’international et, par ses incessants efforts, a permis d’importants progrès.
Il reste néanmoins beaucoup à faire, non seulement au niveau national, mais aussi et surtout au-delà. Ici réside l’une des principales difficultés relatives à la lutte contre l’évasion fiscale : la concurrence, pour ne pas dire la guerre à laquelle se livrent les États en la matière. Le problème est international, la réponse doit donc l’être aussi.
Dans ces conditions, la commission des finances a jugé opportun de créer, le 8 février 2018, une mission d’information consacrée à l’optimisation et l’évasion fiscales, que j’ai eu l’honneur de présider aux côtés de la rapporteure, Mme Bénédicte Peyrol. En étaient également membres cinq autres de nos collègues : M. Jean-Paul Mattei pour le groupe Mouvement Démocrates et apparentés, Mme Lise Magnier pour le groupe UDI, Agir et Indépendants, Mme Valérie Rabault pour le groupe Nouvelle Gauche, M. Éric Coquerel pour le groupe La France Insoumise et M. Fabien Roussel pour le groupe de la Gauche démocrate et républicaine. Le pluralisme politique de cette mission, loin de constituer un handicap, s’est révélé être une force. Un sujet tel que la lutte contre l’évasion fiscale doit dépasser les clivages politiciens. Un consensus est possible et même nécessaire pour parvenir à une meilleure justice fiscale. Et si les moyens peuvent faire l’objet de divergences, la fin, elle, réunit l’ensemble des sensibilités.
Dès sa réunion constitutive tenue le 22 février 2018, et ainsi qu’il avait été annoncé à la commission des finances lors d’une présentation réalisée le 13 mars suivant, la mission a fait le choix de concentrer ses travaux sur l’évasion et l’optimisation fiscales des entreprises au regard de l’impôt sur les sociétés. D’autres impôts font l’objet d’évitement, y compris de la part de particuliers, mais l’impôt sur les sociétés revêt une dimension symbolique forte, en plus de présenter des enjeux budgétaires évidents dans le contexte économique et social que nous connaissons. Il a également fait l’objet d’importants travaux européens et internationaux. Il a en outre été décidé de ne pas aborder la fraude en tant que telle. Cette dernière ne présentant pas le même enjeu de définition ni les mêmes défis que l’optimisation et l’évasion fiscales, elle doit faire l’objet de mesures particulières, comme celles présentées dans le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude. Enfin, la mission a inscrit ses travaux dans la continuité de ceux réalisés en 2013, sans pour autant répéter ce qui a été fait. Cette continuité était nécessaire à l’analyse du chemin parcouru ces cinq dernières années et à l’identification des pistes d’amélioration envisageables.
La rapporteure, à laquelle je tiens ici à adresser mes plus vifs remerciements, a souhaité donner aux travaux de la mission un angle original que j’ai immédiatement partagé en raison de sa pertinence : tenir systématiquement compte du contexte international, des intérêts de la France, et dépasser la seule approche fiscale traditionnelle pour faire porter la réflexion sur d’autres dimensions, particulièrement celle de la diplomatie. C’est également un souci permanent de responsabilité qui a animé nos travaux. Il fallait que les pistes d’évolutions soient concrètes et utiles, sans pour autant céder à la facilité qui aurait consisté, par des suggestions impossibles à mettre en œuvre, à engranger des gains politiciens. Une telle facilité n’aurait pas fait honneur aux missions de contrôle et d’évaluation du Parlement et se serait inévitablement traduite, en dernière analyse, par une déception des citoyens. Enfin, un travail pédagogique a été entrepris pour tenter de clarifier des notions et des chiffres qui, trop souvent et parfois à dessein, sont mal appréhendés et utilisés à mauvais escient, hystérisant parfois le débat public.
En tout, ont été conduites plus de vingt auditions auxquelles plus de soixante personnes ont participé, associant différentes administrations de l’État, des institutions internationales, des organisations non gouvernementales et syndicales, des entreprises, des économistes ou encore, mais la liste n’est pas exhaustive, des avocats et des universitaires. Doit s’ajouter à ce cycle complet d’auditions un déplacement effectué à Bruxelles auprès de la Commission européenne et des représentations permanentes allemande, espagnole, italienne et néerlandaise. Je souhaite remercier l’ensemble des personnes qui, par leur expertise, ont contribué à éclairer les travaux de la mission.
Ces auditions et rencontres, toutes précieuses, ont utilement alimenté la réflexion de la rapporteure en vue de l’élaboration de propositions concrètes et ambitieuses. Ce sont ainsi une quarantaine de recommandations qui ont été faites sur l’ensemble des sujets abordés. À partir de ces recommandations, quinze propositions ont été identifiées et jugées comme les plus à même d’améliorer la lutte contre l’évasion fiscale. Je souscris entièrement à l’ensemble de ces propositions et recommandations, présentées de façon synthétiques au début de ce rapport et qui, tout au long de ce dernier, font l’objet de développements et d’analyses détaillés.
Le rapport présente donc un état des lieux complet et nécessaire des nombreuses évolutions qu’a connu la lutte contre l’évasion fiscale depuis les cinq dernières années. Il établit ensuite un diagnostic et propose des remèdes pertinents. Aboutissement d’un long travail dont la qualité évidente doit beaucoup à l’expertise indéniable de la rapporteure, Mme Bénédicte Peyrol, ce rapport, par son approche originale et l’ambition qu’il affiche, devrait faire date.
Je formule le souhait qu’il constitue, non l’achèvement de la lutte contre l’évasion fiscale internationale, mais un jalon important susceptible d’accentuer cette lutte et ainsi de renforcer la justice fiscale mondiale, tant attendue par les citoyens.
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La fraude, l’optimisation et l’évasion fiscales des entreprises sont au cœur de nombreux débats politiques et suscitent de la part des citoyens du monde entier une attention particulièrement appuyée dans la mesure où elles conduisent les entreprises qui s’y livrent à minorer, voire à effacer, l’impôt qu’elles doivent légitimement acquitter au regard des bénéfices qu’elles dégagent. Cette réduction du montant d’impôt dû par des pratiques contestables grève les finances publiques, limite la capacité des autorités à financer les politiques publiques ambitieuses qu’elles souhaitent mettre en œuvre et porte atteinte au consentement à l’impôt.
L’émotion politique et citoyenne est donc parfaitement légitime – et même rassurante – et appelle des pouvoirs publics une réaction ferme, que les travaux de cette mission ont pour ambition d’accompagner à travers plusieurs propositions d’évolutions, certaines structurelles, d’autres techniques.
Ces travaux se sont concentrés sur l’évasion fiscale et n’abordent ainsi pas la fraude, prise sous l’angle pénal : il a semblé plus pertinent de concentrer la réflexion et les propositions sur la « zone grise » située entre légalité et infraction pénale et dont les contours flous permettent aux entreprises d’échapper à l’impôt. En tout, plus de vingt auditions auxquelles plus de soixante personnes ont participé ont été conduites, auxquelles doit s’ajouter un déplacement effectué à Bruxelles auprès de la Commission européenne et des représentations permanentes allemande, espagnole, italienne et néerlandaise.
Ces auditions et rencontres, toutes précieuses, ont utilement alimenté la réflexion de la rapporteure en vue de l’élaboration de propositions concrètes et ambitieuses. Ce sont ainsi une quarantaine de recommandations qui sont faites sur l’ensemble des sujets abordés, dans le souci permanent de responsabilité à travers le refus de toute complaisance, mais aussi sans faire preuve d’hystérie. À partir de ces recommandations, quinze propositions phares ont été identifiées et sont jugées comme les plus à même d’améliorer la lutte contre l’évasion fiscale et de renforcer la justice fiscale, pour que chacun, y compris les plus puissantes multinationales, acquitte sa juste part d’impôt.
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Avant de se pencher sur le fond de la question, la rapporteure a jugé opportun, dans un souci pédagogique et de meilleure appropriation démocratique d’un débat nécessaire, d’en clarifier le plus possible les termes pour réduire au maximum la confusion parfois constatée.
Un effort a ainsi été entrepris pour mieux départager l’inacceptable de l’admissible, ce qui relève de l’évasion fiscale et ce qui lui est étranger. Une approche reposant sur l’artificialité des opérations et la substance économique est proposée, permettant d’aboutir à une distinction opposant fraude et évasion, la première correspondant à son contenu actuel et incluant notamment les manœuvres de dissimulation, la seconde, en plus de son acception actuelle, s’enrichissant de ce qui est souvent couvert par l’appellation d’optimisation « agressive ». L’évasion fiscale engloberait ainsi toutes les opérations qui, bien que légales, sont artificielles et sans substance et doivent ainsi être fiscalement sanctionnées.
Les conséquences financières de l’évasion fiscale doivent aussi faire l’objet d’une attention particulière, notamment d’un point de vue méthodologique. De nombreux chiffres reposant sur différentes études sont avancés, mais leur périmètre n’est pas le même et des limites méthodologiques peuvent nuancer l’exactitude de certains. Là encore, des clarifications ont été apportées. En tout état de cause, la rapporteure juge que l’évaluation du coût de l’évasion fiscale est nécessaire et appelle à des travaux en ce sens, associant l’ensemble des acteurs concernés pour disposer des chiffres les plus fiables possibles.
Proposition – Évaluation des conséquences de l’évasion et de la fraude fiscales
Mettre en place d’ici le début de l’année 2019 un groupe de travail composé d’économistes, d’universitaires, de membres de l’administration fiscale et de parlementaires pour mettre au point une méthode d’évaluation de la fraude et de l’évasion fiscales faisant consensus, et systématiser l’évaluation annuelle de ces comportements.
Enfin, il a semblé indispensable de rappeler, toujours dans un souci de pédagogie et de bonne compréhension du débat, les avancées réalisées sur les scènes européenne et internationale depuis 2013, date de la dernière grande mission d’information de la commission des finances de l’Assemblée nationale sur le thème de l’évasion fiscale, ainsi que les contraintes juridiques auxquels un législateur responsable peut être confronté. Les travaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) au titre du projet « BEPS » (pour « base erosion and profit shifting », soit « érosion de la base imposable et transfert de bénéfices ») et les nombreuses initiatives de l’Union européenne ont permis ou rendront possibles des avancées opportunes et attendues.
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La rapporteure s’est attachée à traiter la lutte contre l’évasion fiscale d’un point de vue global, en associant à l’incontournable prisme juridique deux dimensions souvent omises mais pourtant nécessaires : l’attractivité de la France et la diplomatie fiscale, indissociables du cadre international dans lequel l’évasion fiscale sévit.
Une telle approche, originale et opportune, impose avant toute chose de réfléchir aux fondements de la possibilité reconnue aux États d’imposer des flux internationaux à travers la notion d’établissement stable, qui consacre le droit d’imposer, et celle de la valeur (incluant les prix de transfert), qui quantifie ce qui peut être imposé.
D’importants progrès ont été réalisés sur ces deux sujets, mais des marges de manœuvre existent, notamment en matière de méthodes de valorisation à travers un enrichissement des instructions fiscales et un accompagnement de l’administration, en vue de l’utilisation de la meilleure méthode possible et d’une efficience accrue des contrôles. Si les prix de transfert ne relèvent pas de l’évasion fiscale en tant que telle, il n’en demeure pas moins que leur manipulation ou leur caractère anormal sont constitutifs d’une évasion fiscale que l’administration doit être en mesure de pouvoir identifier et redresser.
Proposition – Lutter contre la manipulation des prix de transfert
Réfléchir à une évolution législative du contenu de l’article 57 du code général des impôts sur les prix de transfert afin que la loi détermine directement de façon suffisamment précise les règles d’assiette fiscale induites par ce dispositif.
Développer les mesures infralégislatives en matière de prix de transfert :
– compléter les commentaires de l’article 57 figurant dans le BOFiP pour y préciser plus en détail les différentes méthodes de fixation des prix de transfert et la façon dont l’administration peut contester la valorisation réalisée par les entreprises ;
– procéder à l’actualisation et à l’enrichissement du guide sur les prix de transfert publié par la DGFiP en l’étendant à toutes les entreprises, et réfléchir à son évolution en « Charte en matière de prix de transfert », qui serait opposable et préciserait aux entreprises, de façon synthétique et complète, les méthodes de valorisation existantes, les hypothèses privilégiées de recours à chacune d’elles, des cas-types d’illustration et des exemples de contentieux liés à la valorisation ;
– consacrer de façon explicite dans les travaux parlementaires, en attendant les conclusions d’une analyse de droit comparé sur le sujet, la référence aux travaux de l’OCDE en matière de prix de transfert ;
– identifier les difficultés auxquelles l’administration peut faire face en matière de prix de transfert et l’accompagner dans l’utilisation de la méthode du partage de bénéfices.
Pour contrer directement les abus, de nombreux outils dédiés existent, encadrant la déduction des charges financières ou, plus généralement, sanctionnant les pratiques à finalité fiscale de certaines entreprises. Là aussi, la rapporteure met en avant plusieurs évolutions, en tenant toujours compte du respect des normes supérieures et du contexte international. Il est ainsi proposé, parmi d’autres recommandations sur les outils anti-abus, d’assouplir l’abus de droit sans tomber dans les écueils qui avaient conduit à la censure de la précédente tentative sur ce point en 2013.
Proposition – Outils anti-abus : utilité et clarification
Évaluer chaque année, à travers un rapport remis au Parlement, les outils fiscaux en vigueur contre la fraude et l’évasion fiscales, en faisant état de leur utilisation, de leur rendement individuel et des modifications susceptibles d’être apportées pour améliorer leur performance.
Assouplir l’abus de droit, dans la branche de fraude à la loi, pour l’appliquer aux opérations à motivation fiscale principale et non plus exclusive, tout en réservant les majorations prévues aux motifs exclusivement fiscaux, et clarifier l’articulation des différentes clauses anti-abus.
Dans le même souci de pragmatisme, l’attractivité du territoire doit être gardée à l’esprit, notamment en ce qui concerne la sécurité juridique des contribuables (la lutte contre l’évasion devant être ferme et dénuée de toute complaisance tout en offrant aux entreprises concernées certaines garanties minimales), mais aussi s’agissant des actifs incorporels dont l’importance croissante dans l’économie suppose une évolution intelligente du régime français sur les brevets.
Proposition – Attractivité fiscale de la France
Pour maintenir une base fiscale en France, et dans le cadre de l’évolution du régime d’imposition à taux réduit de certains revenus de droits de propriété intellectuelle, veiller à garantir le maintien de l’attractivité française et le soutien aux entreprises françaises, notamment nos belles PME, saisir l’opportunité de l’inclusion dans ce régime de nouveaux actifs tels que les logiciels (tout en limitant le coût par un plafonnement des dépenses éligibles), et prévoir de la part du Gouvernement la production, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2019, d’une étude comparative des différents régimes fiscaux en matière de propriété intellectuelle existant dans l’Union européenne.
Réfléchir à un redéploiement des agents de la DGFiP ou à de nouvelles modalités d’organisation interne pour renforcer les services en charge des rescrits et des accords préalables en matière de prix de transfert, afin de mieux accompagner les entreprises dans la sécurisation de leurs opérations.
L’angle diplomatique, quant à lui, commande à la France de peser de tout son poids pour faire respecter les engagements auxquels elle a souscrit et que certains partenaires peuvent méconnaître. Une telle action revêt une importance stratégique toute particulière au sein de l’Union européenne, la France devant impulser un renforcement de la lutte contre les pratiques dommageables constatées chez certains États membres, tout en assurant ces derniers d’être accompagnés pour évoluer sans brutalité vers des modèles plus vertueux et acceptables. Le semestre européen semble à cet égard un moment propice pour travailler sur ce sujet.
L’exemplarité que pourra ainsi afficher l’Union européenne, à travers une position commune renforcée, est d’autant plus urgente que le contexte international est changeant. À cet égard, la réforme fiscale américaine du 22 décembre 2017 montre l’intérêt d’une initiative européenne coordonnée, seule capable d’aboutir à une évolution positive de la position des États-Unis. Une autre forme de réponse possible, prospective mais ambitieuse, consisterait à imposer au niveau européen les opérateurs extérieurs ne respectant pas des standards minimums communs en matière sociale, environnementale, fiscale et commerciale.
Proposition – Diplomatie et UE
Engager, sous l’impulsion de la France, une réflexion au sein de l’UE pour accompagner la transition des États membres dont le modèle économique repose sur une industrie fiscale, afin de mettre un terme à l’existence de paradis fiscaux au sein de l’UE.
Changeant, le monde l’est, politiquement mais aussi technologiquement et économiquement. La numérisation de l’économie, sa financiarisation accrue, appellent à se doter de règles mieux adaptées que celles reposant sur une économie physique, dépassées par les évolutions techniques et le développement de l’immatériel. La réponse aux défis posés par la numérisation économique et les changements de modèles organisationnels des entreprises ne fait pas l’objet d’un consensus international et risque, pour l’instant, de ne pas prospérer à l’échelle mondiale. En revanche, un aboutissement au niveau de l’Union européenne semble plus proche que jamais, qu’il s’agisse du projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (« ACCIS ») ou du paquet numérique proposé le 21 mars 2018 par la Commission européenne, qui prévoit à long terme la création d’un établissement stable virtuel et, à court terme, l’introduction d’une taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires tirés de certains services numériques.
Le soutien à ces initiatives est un impératif absolu, et la rapporteure appelle le Parlement et le Gouvernement à tout faire pour permettre, dans les deux prochaines années, l’adoption de dispositifs définitifs. Pour inciter à avancer sur la solution structurelle qu’est l’établissement stable virtuel (dont les critères pourraient au demeurant être enrichis pour améliorer le dispositif), il semble utile de limiter à deux ans l’application de la taxe sur les services numériques. À défaut d’aboutissement dans le délai indiqué, la France se doit d’agir. Pour cela, il est proposé, en cas d’échec ou d’enlisement des projets européens, de consacrer en droit national l’établissement stable virtuel et d’introduire une nouvelle taxe anti-abus permettant de mieux appréhender les bénéfices détournés.
Propositions – Pour faire face à la digitalisation de l’économie
Pour le court terme :
Scénario 1 : Dans l’hypothèse de négociations européennes fructueuses sur la taxe sur les services numériques (TSN) d’ici la fin 2018 et d’un avancement tangible du projet « ACCIS » dans ses deux volets d’ici la fin 2019 :
– procéder à une évaluation complète de l’impact de chacun des deux volets du projet « ACCIS » en termes budgétaires et pour les entreprises et pour l’État.
Scénario 2 : Dans l’hypothèse où les négociations européennes sur la TSN échouent et en l’absence d’avancée notable sur le projet « ACCIS » en 2018 et 2019 :
– consacrer dans le droit français, à l’occasion du projet de loi de finances pour 2020, la définition de l’ESV en s’inspirant des critères européens tout en les complétant d’éléments permettant une meilleure appréhension de l’implication économique d’une entreprise en France ;
– introduire en droit français un dispositif reposant sur une taxe anti-abus ad hoc.
Pour le moyen terme : Engager une réflexion au niveau français et au niveau européen sur la création de valeur pour aboutir à une position commune des États membres en la matière, afin de négocier fermement au sein des instances internationales en préservant les intérêts de l’UE.
Pour le long terme :
– explorer des pistes inédites pour chercher de nouvelles assiettes imposables à se répartir, en tenant notamment compte du prisme environnemental s’agissant de la fiscalité du numérique ;
– engager une réflexion sur la mise en place au sein de l’UE d’une imposition des entreprises extérieures ne respectant pas les standards minimums européens en matière sociale, environnementale, commerciale et fiscale.
Face à la financiarisation, notre pays doit développer les outils dont il dispose déjà, qu’ils soient punitifs ou préventifs. À cet égard, la meilleure appréhension des paradis fiscaux constitue une nécessité et passe par un renforcement des moyens contre les opérations réalisées avec des entreprises établies dans des États ou territoires non coopératifs et vis-à-vis des flux transitant vers les pays à régime fiscal privilégié. Au niveau européen, la récente adoption d’une liste commune des juridictions non coopératives est une avancée notable qui doit cependant s’accompagner d’une évaluation précise du respect des engagements pris par les pays identifiés comme ne respectant pas toutes les règles, mais ne figurant pas sur la liste : tout manquement devra se traduire par une inscription sur cette liste.
Propositions – Renforcer les sanctions contre les activités dans les paradis fiscaux :
– rehausser de 60 % de l’imposition qui aurait été due en France le seuil en deçà duquel un régime fiscal est qualifié de privilégié au sens de l’article 238 du CGI ;
– aligner les conditions de déductibilités des charges logées dans les pays à régime fiscal privilégié sur celles applicables aux charges logées dans les ETNC tout en prévoyant une clause de sauvegarde lorsqu’est en cause un État membre de l’UE ;
– étendre l’application du régime des sociétés étrangères contrôlées aux pays qui, sans être à fiscalité privilégié, sont des ETNC ;
– rehausser à 30 % de l’impôt qui aurait été dû en France le seuil de l’imposition des intérêts perçus par une entreprise en deça duquel ces intérêts ne sont pas déductibles par l’entreprise qui les a versés, en introduisant dans cette hypothèse une clause de sauvegarde pour l’Union européenne.
S’agissant du volet préventif, la transparence doit être accrue, en développant l’accès aux registres des bénéficiaires effectifs, notamment celui des trusts, et en encourageant la déclaration des montages fiscaux à risque que l’Union européenne a adoptée le 25 mai 2018. La déclaration pays par pays, déjà publique pour les banques, pourrait également voir son accessibilité accrue s’agissant des entreprises, dans un cadre responsable et contrôlé.
Propositions – Transparence
Permettre l’accès au registre des trusts à toute personne justifiant d’un intérêt légitime et autorisée en ce sens par un juge, sur le modèle de l’ouverture encadrée du registre des bénéficiaires effectifs prévu par le code monétaire et financier.
Soutenir la publicité de la déclaration pays par pays des entreprises à l’échelle de l’UE et, en attendant sa consécration, prévoir en France la publicité de la déclaration pays par pays s’agissant des implantations dans les ETNC et engager une réflexion sur la transmission encadrée des déclarations aux journalistes et ONG accrédités en partenariat avec l’administration fiscale dans le but de mettre en commun les pouvoirs d’enquête et renforcer les capacités de l’administration.
Cette transparence, plus généralement, doit toucher les informations dont l’administration dispose, cette dernière pouvant également gagner à s’ouvrir pour développer ses compétences et associer de nouveaux acteurs.
L’afflux considérable des données auquel les services de contrôle font face est une opportunité qu’il faut saisir. Il pose néanmoins la question du caractère exploitable de ces données et de l’usage qui en est fait par l’administration. Les nouvelles technologies telles que le « data mining », ainsi qu’une information d’ensemble embrassant tous les aspects du cycle de contrôle, doivent être développées pour assurer aux services une exploitation optimale des éléments qui leur sont communiqués et renforcer ainsi l’efficacité des contrôles. Cette efficacité accrue passe également par l’intervention de nouveaux acteurs, soit directement au sein de l’administration en développant la mobilité d’experts extérieurs et en systématisant l’association aux services fiscaux des directions économiques et diplomatiques, soit à travers de nouvelles instances de dialogue impliquant la société civile, les entreprises et les spécialistes de tout horizon.
Proposition – Une administration ouverte et innovante
Accroître les mobilités sortantes et entrantes de l’administration fiscale en facilitant le recrutement d’experts contractuels dans les services de contrôles sur des postes de fiscalistes, de statisticiens, d’informaticiens et d’économistes et en favorisant les mobilités externes des agents de services de contrôle au sein d’entreprises et de cabinets de conseil.
En outre, et cela irrigue l’ensemble de ses travaux, la rapporteure s’est attachée à développer le rôle du Parlement en matière de lutte contre l’évasion fiscale, au-delà de sa compétence législative. Une meilleure information des deux assemblées sur les actions du Gouvernement à l’échelle européenne et internationale contre l’évasion fiscale est absolument indispensable, non seulement pour leur permettre de remplir leur mission constitutionnelle d’évaluation des politiques publiques et de contrôle de l’action gouvernementale, mais aussi dans un souci démocratique. Les conventions fiscales et les négociations européennes sont deux sujets éminents pour lesquelles une plus grande association du Parlement paraît opportune.
Proposition – Un Parlement mieux associé aux négociations européennes
Prévoir que le Parlement, avant les réunions du Conseil de l’Union européenne, donne au Gouvernement un mandat politique de négociation fixant le cadre général de la position française et les points durs.
D’autres outils annexes importants tels que le droit de la concurrence sont présentés en dernier lieu. Ils sont des outils puissants mis en œuvre notamment par la Commission européenne et l’action de la commissaire Margrethe Vestager à travers la notion d’aide d’État. Néanmoins, le droit fiscal doit rester la colonne vertébrale des réflexions pour faire face au défi de l’évasion fiscale.
Enfin, l’impératif de justice fiscale ne doit interdire aucune piste. À cet égard, la rapporteure juge nécessaire l’engagement d’une réflexion appuyée sur l’approche de la fiscalité des entreprises à travers un prisme environnemental, s’inscrivant dans la révolution écologique et pouvant conduire à capter une assiette imposable plus juste.
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La rapporteure tient à remercier le président de la mission d’information pour sa constante implication aux travaux réalisés et pour sa contribution permanente à la réflexion qu’ils ont suscitée.
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SYNTHÈSE THÉMATIQUE DES PROPOSITIONS :
15 PROPOSITIONS AU SERVICE DE LA JUSTICE FISCALE
Pour faire face à la digitalisation de l’économie
1. Pour le court terme :
1.1. Scénario 1 : Dans l’hypothèse de négociations européennes fructueuses sur la taxe sur les services numériques (TSN) d’ici la fin 2018 et d’un avancement tangible du projet « ACCIS » dans ses deux volets d’ici la fin 2019 :
– limiter l’application de la TSN à deux ans pour inciter à aboutir sur l’établissement stable virtuel (ESV) et étudier les risques de double imposition pour ne pas fragiliser un secteur économique ;
– procéder à une évaluation complète de l’impact de chacun des deux volets du projet « ACCIS » en termes budgétaires et pour les entreprises.
1.2. Scénario 2 : Dans l’hypothèse où les négociations européennes sur la TSN échouent et en l’absence d’avancée notable sur le projet « ACCIS » en 2018 et 2019 :
– consacrer dans le droit français, à l’occasion du projet de loi de finances pour 2020, la définition de l’ESV en s’inspirant des critères européens tout en les complétant d’éléments permettant une meilleure appréhension de l’implication économique d’une entreprise en France ;
– introduire en droit français un dispositif reposant sur une taxe anti-abus ad hoc.
2. Pour le moyen terme :
Engager une réflexion au niveau français et au niveau européen sur la création de valeur pour aboutir à une position commune des États membres en la matière, afin de négocier fermement au sein des instances internationales en préservant les intérêts de l’UE
3. Pour le long terme :
– explorer des pistes inédites pour chercher de nouvelles assiettes imposables à se répartir, en tenant notamment compte du prisme environnemental s’agissant de la fiscalité du numérique ;
– engager une réflexion sur la mise en place au sein de l’UE d’une imposition des entreprises extérieures ne respectant pas les standards minimums européens en matière sociale, environnementale, commerciale et fiscale.
L’attractivité de la France
4. Pour maintenir une base fiscale en France, et dans le cadre de l’évolution du régime d’imposition à taux réduit de certains revenus de droits de propriété intellectuelle, veiller à garantir le maintien de l’attractivité française et le soutien aux entreprises françaises, notamment nos belles PME, saisir l’opportunité de l’inclusion dans ce régime de nouveaux actifs tels que les logiciels (tout en limitant le coût par un plafonnement des dépenses éligibles), et prévoir de la part du Gouvernement la production, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2019, d’une étude comparative des différents régimes fiscaux en matière de propriété intellectuelle existant dans l’Union européenne.
5. Réfléchir à un redéploiement des agents de la DGFiP ou à de nouvelles modalités d’organisation interne pour renforcer les services en charge des rescrits et des accords préalables en matière de prix de transfert, afin de mieux accompagner les entreprises dans la sécurisation de leurs opérations.
Renforcer les outils anti-abus
6. Assouplir l’abus de droit, dans la branche de fraude à la loi, pour l’appliquer aux opérations à motivation fiscale principale et non plus exclusive, tout en réservant les majorations prévues aux motifs exclusivement fiscaux, et clarifier l’articulation des différentes clauses anti-abus.
Transparence
7. Soutenir la publicité de la déclaration pays par pays des entreprises à l’échelle de l’UE et, en attendant sa consécration, prévoir en France la publicité de la déclaration pays par pays s’agissant des implantations dans les ETNC et engager une réflexion sur la transmission encadrée des déclarations aux journalistes et ONG accrédités en partenariat avec l’administration fiscale dans le but de mettre en commun les pouvoirs d’enquête et renforcer les capacités de l’administration.
8. Permettre l’accès au registre des trusts à toute personne justifiant d’un intérêt légitime et autorisée en ce sens par un juge, sur le modèle de l’ouverture encadrée du registre des bénéficiaires effectifs prévu par le code monétaire et financier.
Les paradis fiscaux
9. Engager, sous l’impulsion de la France, une réflexion au sein de l’UE pour accompagner la transition des États membres dont le modèle économique repose sur une industrie fiscale, afin de mettre un terme à l’existence de paradis fiscaux au sein de l’UE.
10. Renforcer les sanctions contre les activités dans les paradis fiscaux :
10.1. Rehausser à 60 % de l’imposition qui aurait été due en France le seuil en deçà duquel un régime fiscal est qualifié de privilégié au sens de l’article 238 A du CGI
10.2. Aligner les conditions de déductibilités des charges logées dans les pays à régime fiscal privilégié sur celles applicables aux charges logées dans les ETNC tout en prévoyant une clause de sauvegarde lorsqu’est en cause un État membre de l’UE.
10.3. Étendre l’application du régime des sociétés étrangères contrôlées aux pays qui, sans être à fiscalité privilégié, sont des ETNC.
10.4. Rehausser à 30 % de l’impôt qui aurait été dû en France le seuil de l’imposition des intérêts perçus par une entreprise en deça duquel ces intérêts ne sont pas déductibles par l’entreprise qui les a versés, en introduisant dans cette hypothèse une clause de sauvegarde pour l’Union européenne.
Évaluation
11. Mettre en place d’ici le début de l’année 2019 un groupe de travail composé d’économistes, d’universitaires, de membres de l’administration fiscale et de parlementaires pour mettre au point une méthode d’évaluation de la fraude et de l’évasion fiscales faisant consensus, et systématiser l’évaluation annuelle de ces comportements.
12. Évaluer chaque année, à travers un rapport remis au Parlement, les outils fiscaux en vigueur contre la fraude et l’évasion fiscales, en faisant état de leur utilisation, de leur rendement individuel et des modifications susceptibles d’être apportées pour améliorer leur performance.
Prix de transfert
13. Faire évoluer le droit et la pratique en matière de prix de transfert :
13.1. Réfléchir à une évolution législative du contenu de l’article 57 du code général des impôts sur les prix de transfert afin que la loi détermine directement de façon suffisamment précise les règles d’assiette fiscale induites par ce dispositif.
Développer les mesures infralégislatives en matière de prix de transfert :
– compléter les commentaires de l’article 57 figurant dans le BOFiP pour y préciser plus en détail les différentes méthodes de fixation des prix de transfert et la façon dont l’administration peut contester la valorisation réalisée par les entreprises ;
– procéder à l’actualisation et à l’enrichissement du guide sur les prix de transfert publié par la DGFiP en l’étendant à toutes les entreprises, et réfléchir à son évolution en « Charte en matière de prix de transfert », qui serait opposable et préciserait aux entreprises, de façon synthétique et complète, les méthodes de valorisation existantes, les hypothèses privilégiées de recours à chacune d’elles, des cas-types d’illustration et des exemples de contentieux liés à la valorisation ;
– consacrer de façon explicite dans les travaux parlementaires, en attendant les conclusions d’une analyse de droit comparé sur le sujet, la référence aux travaux de l’OCDE en matière de prix de transfert ;
– identifier les difficultés auxquelles l’administration peut faire face en matière de prix de transfert et l’accompagner dans l’utilisation de la méthode du partage de bénéfices.
Une administration ouverte et innovante
14. Accroître les mobilités sortantes et entrantes de l’administration fiscale en facilitant le recrutement d’experts contractuels dans les services de contrôles sur des postes de fiscalistes, de statisticiens, d’informaticiens et d’économistes et en favorisant les mobilités externes des agents de services de contrôle au sein d’entreprises, et de cabinets de conseil.
Un Parlement mieux associé aux négociations européennes
15. Prévoir que le Parlement, avant les réunions du Conseil de l’Union européenne, donne au Gouvernement un mandat politique de négociation fixant le cadre général de la position française et les points durs.
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Le schéma suivant constitue la feuille de route pour la mise en œuvre des 15 propositions phares du présent rapport, les faisant figurer dans leur ordre chronologique d’adoption. Sont également mentionnés, pour chacune d’elle, les modalités de leur concrétisation ainsi que le ou les niveaux d’action pertinents.
Les intitulés des propositions sont, pour certaines, présentés de façon synthétique et ne reprennent pas nécessairement textuellement le contenu de la proposition correspondante présentée dans la synthèse ci-dessus.
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Feuille de route pour la mise en œuvre des quinze propositions phares du rapport
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L’idéal de justice fiscale n’est pas un concept flou. Il doit être compris comme la nécessité pour chacun de payer un impôt qui corresponde à ses capacités contributives et aux activités économiques menées sur un territoire donné pour permettre à l’État de remplir son rôle et protéger les citoyens.
Depuis de nombreuses années, cet idéal s’éloigne. Se cachant derrière la loi, s’immisçant dans ses interstices, certains prétendent respecter les règles imposées par le législateur en oubliant la base même de l’existence de cette loi : un contrat social. L’obligation fiscale – partagée et proportionnée – doit être comprise comme une condition du vivre ensemble à préserver et une condition d’intervention dans nos territoires, sur nos marchés.
C’est dans cette perspective que la question posée par Victor Hugo dans Les Misérables résonne si fort dans notre monde contemporain : « Citoyens où allons-nous ? À la science faite gouvernement, à la loi naturelle ayant sa sanction et sa pénalité en elle-même, à un lever de vérités correspondant au lever du jour. Nous allons à l’union de peuples ; nous allons à l’unité de l’homme… Le droit commun n’est pas autre chose que la protection de tous rayonnant sur le droit de chacun. Cette protection de chacun s’appelle Fraternité » ([1]).
Cette interrogation fait partie des nombreuses phrases et pauses réflexives où Hugo met en scène la nécessité du droit pour faire que chacun de nous puisse s’émanciper, non pas seul, mais en solidarité avec les autres. Ce droit, qu’Hugo faisait se quereller avec la loi, l’un « sommet des vérités » ([2]), l’autre « réplique du fond des réalités » ([3]), et qui devrait continuer à nous inspirer pour réfléchir au défi que présente cette mission d’information consacrée à l’évasion fiscale.
Hugo a dénoncé la loi comme une oppression lorsque ceux qui l’appliquaient oubliaient toute référence au droit. Quand les multinationales essaient d’échapper à la juste part d’impôt qu’elles devraient payer en jouant avec la loi et en oubliant le droit, n’oppriment-elles pas les citoyens ? « La plus haute expression du droit » ([4]) qu’est la liberté de chaque individu, de chaque citoyen, à pouvoir vivre sa vie – « la vie et le droit étant le même phénomène » ([5]) – en ayant accès à une éducation de qualité, à un système de santé respectable, en pouvant bénéficier des services publics évolués et répondant aux besoins présents, n’est-elle pas menacée lorsque des contribuables physiques ou moraux appliquent la loi de manière artificielle, sans l’inscrire dans une référence au droit ? S’évertuer à faire décroître cette querelle entre le droit et la loi, en particulier dans le domaine de la loi fiscale où cette querelle entre l’un et l’autre devient très dangereux pour notre pacte social, doit être un combat permanent mené sans relâche. Ce serait là « un phénomène de progrès » ([6]). Si la plupart des entreprises acquittent normalement leur juste part aux contributions publiques, un nombre limité d’entre elles, mais déjà beaucoup trop élevé, cherchent par tous les moyens à échapper à leurs obligations, au détriment des populations et nourrissant ainsi un sentiment croissant et légitime d’incompréhension, voire de révolte.
Les comportements fiscaux des entreprises, lorsque celles-ci cherchent à réduire leur impôt, sont généralement regroupés en trois catégories distinctes mais aux frontières poreuses : la fraude, l’optimisation et, entre les deux, l’évasion. C’est sur cette dernière notion que les travaux de la mission d’information se sont concentrés, à travers le prisme de l’impôt sur les sociétés et des entreprises multinationales. Le choix d’aborder sous cet angle le sujet reposait sur plusieurs considérations objectives.
D’une part, c’est dans cette « zone grise » qu’est l’évasion fiscale, entre comportements légaux et admissibles et fraude pénalement sanctionnée, que des montants colossaux transitent sous les radars de l’impôt, revêtus d’une légalité souvent contestable mais qui les rend difficilement captables par les États. La complexité de l’évasion fiscale, inhérente à sa nature hybride, suppose en amont un effort de clarification lexicale pour la distinguer le plus clairement possible, d’un point de vue méthodologique, des notions voisines que sont la fraude et l’optimisation. Un tel effort, utile sur le plan terminologique, permet également de clarifier les débats nourris sur les montants d’impôts éludés et leurs modalités d’évaluation, sans pour autant réduire le champ des pratiques inadmissibles.
D’autre part, le choix de retenir les multinationales et l’impôt sur les sociétés, plutôt que les particuliers et d’autres prélèvements, a été motivé par l’ampleur du phénomène d’évasion fiscale des entreprises à l’échelle planétaire et par les nombreuses évolutions nationales, européennes et internationales intervenues depuis plusieurs années, singulièrement depuis 2013 et la mission d’information sur l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international conduite par la commission des finances de l’Assemblée nationale. S’inscrire dans la continuité de ses travaux permet de voir le chemin parcouru, de prendre conscience de la route restant à faire et d’identifier les pistes d’évolution possibles et opportunes.
L’impôt sur les sociétés revêt également une dimension éminemment stratégique, non seulement au regard de sa contribution aux recettes fiscales – bien que de nombreuses impositions aient un rendement supérieur –, mais aussi en raison du symbole qu’il représente, reflétant la capacité contributive des entreprises. Lutter contre les comportements d’évitement de cet impôt auxquels se livrent de grandes entreprises, disposant pour les plus puissantes de moyens dépassant ceux de certains États souverains, s’inscrit ainsi dans l’exigence de justice fiscale qui a alimenté l’ensemble des travaux de cette mission ([7]).
La lutte contre l’évasion fiscale ne relève en effet pas que de considérations budgétaires ou économiques, mais bien de la solidarité due à chacune et chacun. En diminuant les recettes publiques et en réduisant la capacité des États à financer d’ambitieuses politiques publiques, l’évasion fiscale sape le consentement à l’impôt et, à terme, attaque le contrat social lui-même. Comment, en effet, exiger des citoyens qu’ils paient leurs impôts sans se révolter face aux comportements prédateurs de multinationales s’appuyant sur des infrastructures, des services et des compétences financés par l’impôt ? La fiscalité est certes une matière technique, mais c’est avant tout un objet politique qui permet à la société de disposer des moyens adéquats pour vivre ensemble. La question de l’évasion fiscale devrait également s’inscrire dans une réflexion plus globale du rôle et de la place de l’État, aujourd’hui concurrencé par ces multinationales et notamment les géants du numérique, tant d’un point de vue économique et géopolitique que dans sa capacité à fournir des services de première nécessité aux citoyens. L’État doit rester fort et ne pas se laisser imposer des règles ou des comportements qui ne seraient pas la traduction des choix de la souveraineté populaire.
La nécessité de lutter contre l’évasion fiscale est une évidence, et s’est traduite par une prise de conscience internationale qui s’est accrue depuis 2013 et se trouve désormais au cœur des enjeux politiques mondiaux. Sous l’impulsion du G20, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), depuis 2013, s’est engagée dans le projet « BEPS » (pour « base erosion and profit shifting », soit « érosion de la base imposable et transfert de bénéfices ») afin de renforcer les instruments et les moyens des États contre ce phénomène mondialement nuisible. La signature à Paris, le 7 juin 2017, d’une Convention multilatérale inédite qui permettra de modifier d’un coup plus de 1 200 conventions fiscales en les enrichissant de dispositifs anti-abus rénovés, témoigne de l’opportunité et de l’intérêt de l’action de l’OCDE. L’Union européenne n’est pas en reste et a, notamment depuis 2015, adopté une série de mesures et lancé d’ambitieuses initiatives pour lutter contre l’évasion fiscale et renforcer la justice fiscale. L’essentiel projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés « ACCIS », pierre philosophale de la fiscalité dans l’Union, traduit à cet égard la volonté européenne de résoudre de manière efficace le problème de l’évasion fiscale, et doit à ce titre faire l’objet d’un soutien appuyé de toutes et de tous.
Beaucoup a été fait, donc, mais encore plus reste à faire. Dans un monde changeant et marqué par la concurrence fiscale et économique débridée que certains États se livrent – les récentes positions américaines illustrant ce constat –, la fiscalité doit être à la hauteur des enjeux qu’elle recouvre. Or, les règles fiscales actuelles, pensées au siècle dernier, ne paraissent pas adaptées à ces enjeux. Face à la mobilité croissante de l’économie, profondément modifiée par la révolution numérique et la dématérialisation croissante du monde, la fiscalité, aujourd’hui statique et physique, se doit d’évoluer. Plusieurs degrés d’actions pertinents existent (international, européen et national). Le présent rapport précise, à travers une feuille de route, les propositions de réforme en fonction de leur calendrier d’adoption et de leur(s) niveau(x) d’intervention.
Dans ce combat contre l’évasion fiscale, les États sont en première ligne et doivent être dotés d’outils leur donnant les moyens de mener la lutte. La France, à cet égard, peut se réjouir de disposer d’un arsenal juridique et de moyens humains et techniques performants, en cohérence avec son ambition internationale et son rôle moteur contre l’évasion fiscale. Des marges de progression existent néanmoins, militant pour des évolutions là où elles sont nécessaires et possibles.
Elles doivent être ambitieuses et tenir compte de l’attractivité indispensable que la France doit conserver, naturellement sans recourir à des pratiques dommageables, mais au contraire en se dotant des instruments lui permettant de mieux imposer les multinationales sur son territoire et de récupérer la valeur qui y est créée – la création de valeur constituant l’un des principaux enjeux de la fiscalité moderne.
Le niveau étatique ne permet cependant pas de tout régler : le problème étant international, la réponse doit l’être aussi. Une approche multilatérale est à cet égard la solution la plus efficace, comme l’illustrent les travaux de l’OCDE et les initiatives européennes précités. Seule une action ambitieuse réunissant le plus grand nombre d’États peut conduire à faire évoluer les règles fiscales mondiales, qui s’imposent souvent aux normes nationales et limitent de ce fait la capacité des États à agir isolément. Pour aboutir à un tel résultat, un travail de conviction auprès des autres pays est requis.
C’est pourquoi la diplomatie doit impérativement être intégrée à toute étude ou action en matière de lutte contre l’évasion fiscale. Une diplomatie fiscale ambitieuse, jouant sur l’ensemble des leviers à disposition, est de nature à rénover les normes internationales et à amener les pays fiscalement peu vertueux, qui s’appuient sur des pratiques dommageables, à évoluer pour sortir d’un modèle économique délétère et pouvoir se développer de façon normale, sans nuire aux autres.
Le choix d’agir en tant qu’Union européenne est impératif. C’est uniquement dans une Union européenne politique et non seulement économique que nous pourrons y parvenir, par le biais de décisions prises, non par la technocratie européenne, mais en associant les Parlements nationaux et le Parlement européen qui, seuls, représentent le peuple souverain.
Tout combat n’étant possible qu’avec des combattants, les administrations doivent disposer des moyens idoines pour mener la lutte contre l’évasion fiscale. Là aussi, comme pour les instruments juridiques, le constat n’est pas négatif, loin de là, mais il milite néanmoins pour réaliser des progrès en termes de données, d’informations disponibles, de compétences et d’expertise de l’administration.
Pédagogie, volontarisme, modernisation, telles sont les voies que la rapporteure invite à suivre. Pédagogie d’abord, pour mieux comprendre le phénomène à combattre et les obstacles existants. Volontarisme ensuite, en renforçant les moyens de lutte contre l’évasion fiscale sans remettre en cause l’attractivité française et en encourageant d’ambitieuses initiatives européennes et multilatérales pour que les règles changent et s’adaptent dans un souci de meilleure efficacité. Modernisation enfin, par l’indispensable prise en compte des évolutions technologiques et financières et par la montée en puissance des moyens de l’administration.
Enfin, il semble nécessaire d’oser penser hors-cadre et de relier les défis de ce monde comme la nécessaire transition écologique et la numérisation croissante pour innover et inventer des solutions nouvelles, même si elles ne correspondent pas à nos schémas de pensée habituels.
C’est en suivant ces voies que l’évasion fiscale pourra être combattue et que le consentement à l’impôt et le pacte républicain pourront être rétablis.
Exigence politique autant que morale, ce rétablissement est le seul à même de restaurer la confiance des citoyens et de les détourner des sirènes populistes qui sapent l’édifice social qui est notre bien commun.
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PARTIE PRÉLIMINAIRE : ÉVASION ET OPTIMISATION FISCALES : DE QUOI PARLE-T-ON ET OÙ EN EST-ON ?
De quoi parle-t-on et où en est-on ? L’optimisation et l’évasion fiscales reviennent régulièrement sur le devant de la scène depuis plus d’une dizaine d’années. Un manque d’exigence dans l’utilisation des termes et des données dans le débat public et politique porte atteinte au bon traitement de cet enjeu ; c’est pourquoi il est proposé dans cette partie de prendre le temps de la définition des termes et des données chiffrées.
Dans la mesure où les États se sont mobilisés au niveau international pour tenter d’apporter des réponses au jeu fiscal des multinationales et des individus peu scrupuleux et peu soucieux de la justice fiscale, cet effort de clarification suppose en outre de faire un point sur les dernières avancées et solutions proposées par rapport aux derniers travaux menés sur le sujet.
I. DE QUOI PARLE-T-ON ? CLARIFICATIONS LEXICALES ET CHIFFRÉES
Si les termes d’évasion et d’optimisation fiscales sont familiers à la plupart de nos concitoyens et abondamment utilisés, que ce soit à l’occasion des débats parlementaires, dans le cadre de déclarations politiques ou par la presse, ce qu’ils recouvrent, tant dans leur contenu qu’au regard de leurs conséquences, ne correspond pas nécessairement à l’idée que beaucoup s’en font.
Une clarification de ces notions apparaît ainsi opportune, dans un souci pédagogique et pour mieux fixer les termes d’un débat incontournable au regard du consentement à l’impôt et de la justice fiscale.
A. CLARIFIER DES NOTIONS AUX CONTOURS FLOUS : UNE TENTATIVE DE MIEUX DÉFINIR L’ÉVASION ET L’OPTIMISATION FISCALES À TRAVERS LA NOTION DE SUBSTANCE
Fraude, évasion, optimisation agressive, optimisation acceptable… Autant de notions difficiles à délimiter précisément et qui sont maniées dans les discours de façon indifférenciée, l’une étant utilisée à la place d’une autre ou pour l’ensemble. Pour tenter d’y voir plus clair et de mieux distinguer ce qui relève de chacune de ces catégories, une clarification des termes sera proposée à travers la prise en compte de la substance économique, sans pour autant fixer dans le marbre de la loi de telles définitions afin de laisser à l’administration et au juge des marges de manœuvre suffisantes.
1. Des définitions traditionnelles peu claires et potentiellement trompeuses
Le triptyque fraude / évasion / optimisation vise à appréhender l’ensemble des comportements fiscaux susceptibles, à un moment ou à un autre, d’être jugés contestables d’un point de vue du droit et – plus problématique dans le cadre d’une analyse juridique – sous l’angle de la morale.
● La fraude est probablement la notion la plus facile à définir et la mieux balisée : elle implique une violation délibérée et consciente de la réglementation fiscale en vigueur. Le contribuable se place ainsi volontairement en dehors du cadre légal afin d’échapper à tout ou partie de ses obligations fiscales de manière délibérée, à travers des actes juridiquement irréguliers ([8]). Ce caractère volontaire et irrégulier, rappelé par le conseil des impôts en 1977 ([9]), ressort de la rédaction de l’article 1741 du code général des impôts (CGI), qui fait de la fraude fiscale une infraction pénale passible d’une amende de 500 000 euros et d’une peine d’emprisonnement de cinq ans ([10]).
L’évasion, non définie en droit français, a en commun avec la fraude la volonté de ses auteurs de contourner la norme fiscale en vigueur dans le but d’éluder l’impôt, mais repose sur des mécanismes réguliers ou en apparence réguliers.
Enfin, l’optimisation fiscale, connue dans le monde anglo-saxon sous le terme de « tax planning » (pouvant se traduire par « planification fiscale ») consiste pour un contribuable à exploiter les moyens légaux à sa disposition pour réduire ou éliminer sa charge fiscale. C’est elle qui met en évidence les lacunes du manque d’harmonisation fiscale au niveau mondial.
Ces définitions, si elles ont le mérite d’exister et présentent une apparente clarté, induisent en réalité une certaine confusion, sinon une confusion certaine. Ce constat ressort également des définitions proposées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Définitions des termes de fraude, évasion et optimisation fiscales par l’OCDE
Dans son glossaire des termes fiscaux (1), le Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE définit les notions de fraude, d’évasion et d’optimisation comme suit :
« Fraude (« fraud ») : la fraude fiscale est une forme délibérée d’évasion qui revêt généralement un caractère pénal. Le terme inclut des situations au titre desquelles des déclarations délibérément erronées, de faux documents sont transmis (aux administrations fiscales), etc.
« Évasion (« evasion ») : un terme difficile à définir mais que l’on utilise généralement pour caractériser les dispositions illégales grâce auxquelles les obligations fiscales sont occultées ou ignorées. Le contribuable acquitte un impôt moins élevé qu’il ne le devrait juridiquement en dissimulant des revenus ou des informations aux administrations fiscales.
« Évitement (« avoidance ») : un terme difficile à définir mais que l’on utilise généralement pour caractériser les dispositions prises par un contribuable dans le but de réduire sa charge fiscale et qui, bien qu’elles puissent être strictement légales, sont généralement en contradiction avec l’esprit des législations qu’elles prétendent respecter.
« Optimisation fiscale (« tax planning ») : dispositions prises par le contribuable dans la conduite de ses affaires fiscales professionnelles ou privées dans le but de minimiser sa charge fiscale. »
N.B. : la traduction en français des notions (le glossaire est en anglais) est celle réalisée à l’occasion du rapport produit en 2013 par la mission d’information de la commission des finances de l’Assemblée nationale sur l’optimisation fiscale de 2013 (Pierre‑Alain Muet, Rapport d’information de la mission d’information sur l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international, Assemblée nationale, XIVe législature, n° 1243, 10 juillet 2013).
Il ressort de ces définitions de l’OCDE que ce qui est mis sous le terme « évasion » s’apparente plus, en France, à la fraude, des revenus ou des informations étant volontairement dissimulés à l’administration fiscale. La dissimulation n’étant pas légale et traduisant un manquement aux obligations déclaratives, elle s’assimile à une violation de la loi plus qu’à un respect apparent de celle-ci. C’est donc le terme « évitement », traduction de l’anglais « avoidance », qui doit être rapproché de la notion française d’évasion, reposant sur une apparence légale mais une intention d’échapper à l’impôt.
Autre illustration de l’imperfection des définitions actuelles, il est souvent fait usage de l’épithète « agressive » lorsqu’est évoquée l’optimisation fiscale. Dans cette hypothèse, la simple optimisation fiscale est acceptable tandis que celle qui se révèle agressive ne l’est plus et s’apparente à de l’évasion.
La confusion du contenu recouvert par chaque notion induit ainsi un manque de clarté et un flou dans les contours de chacune d’elle, particulièrement pour l’évasion qui est classée parmi la fraude dans certains cas, comme optimisation dans d’autres : « S’il [le contribuable] a recours à des moyens légaux, l’évasion entre alors dans la catégorie de l’optimisation. À l’inverse, s’il s’appuie sur des techniques illégales ou dissimule la portée véritable de ses opérations, l’évasion s’apparentera à la fraude. » ([11]). Cette définition, pourtant donnée par un organe éminent, le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO), traduit à elle seule l’inconfort et l’imprécision des notions. L’illégalité des techniques rend un montage frauduleux sans que la question se pose particulièrement, tandis que le recours à des moyens légaux ne saurait suffit à donner un blanc‑seing au montage et mettre ce dernier à l’abri de tout redressement : ainsi qu’il a été vu, il est dans la nature de l’évasion de respecter la lettre de la loi.
Les représentations graphiques classiquement faites illustrent ce constat de confusion, ainsi que l’illustre le schéma suivant tiré d’un rapport du Sénat.
Présentation graphique classique de l’optimisation, de l’évasion
et de la fraude fiscale
● Cette confusion présente en outre le risque de jeter le trouble sur l’optimisation fiscale qui, par définition, est légale. Elle repose sur le principe de liberté qui est un des socles du système juridique français : si l’adjectif « agressive » vise à créer une distinction (au demeurant difficile à bien appréhender), il est souvent omis dans les discours et déclarations avec pour effet d’englober sous l’appellation « optimisation » toutes les pratiques condamnables ne relevant pas de la fraude. Par ailleurs, ce qualificatif fait appel à la subjectivité. Il faudrait lui préférer un terme plus objectif comme l’artificialité, qui deviendrait la limite de la liberté.
Le droit des contribuables à choisir la voie la moins imposée (ou la voie fiscale la moins onéreuse) a pourtant été reconnu de longue date, d’abord par le juge administratif ([12]), puis par le juge européen.
La Cour de justice, alors Cour de justice des Communautés européennes, a en effet consacré dans sa décision Halifax de 2006, pour un contribuable, le « droit de choisir la structure de son activité de manière à limiter sa dette fiscale », suivant en cela les conclusions de son avocat général Poiares Maduro qui rappelait « la liberté de choisir la voie la moins taxée pour exercer une activité afin de minimiser les coûts » ([13]). Cette consécration est au demeurant antérieure à 2006 puisqu’elle se retrouve, sans que ces décisions soient exhaustives, dans des arrêts BLP Group de 1995 ([14]), Cantor Fitzgerald International de 2001 ([15]) et surtout Gemeente Leusden et Holin Groep de 2004, dans lequel la Cour précise qu’« un contribuable ne saurait se voir reprocher d’avoir tiré avantage d’une disposition ou d’une lacune législative lui ayant permis de payer moins d’impôts sans pour autant qu’il y ait pratique abusive » ([16]).
Notons enfin que le commentaire officiel de la décision du Conseil constitutionnel rendue sur la loi de finances pour 2014 fait expressément référence à la liberté du contribuable de choisir la voie fiscale la moins onéreuse ([17]).
Cette liberté, qui découle de celle plus générale consacrée à l’article II de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, peut également être rapprochée de l’article V de cette même Déclaration aux termes duquel « Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché ».
Le contribuable doit néanmoins mettre en balance de cette liberté l’article XIII de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui prévoit que « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».
En rappelant le caractère légal de l’optimisation fiscale, la rapporteure n’entend en aucun cas faire preuve de la moindre complaisance ou trouver des excuses à l’égard de ceux qui cherchent à échapper à l’impôt. Il s’agit simplement de rappeler que l’optimisation n’est pas un mot grossier, ni une pratique nécessairement immorale, et qu’une intégration systématique de cette notion dans les comportements répréhensibles méconnaîtrait la réalité. En revanche, face à ceux qui cherchent à échapper de façon abusive et inadmissible à leurs obligations fiscale, la fermeté est de mise.
● Enfin, le flou des notions actuelles est tel que les chiffres avancés dans le débat public sur les pertes de recettes qu’elles entraîneraient (et desquels il sera question dans les développements suivants, cf. infra, B) sont utilisés pour évoquer tout à la fois l’ensemble de ces notions, la seule fraude, la seule évasion ou la seule optimisation.
Soit cela traduit une erreur de périmètre de la part des personnes qui les évoquent, soit il faut y voir la difficulté à bien identifier ce que chacune des notions recouvre. La confusion est donc totale, ce qui est pour le moins insatisfaisant.
2. Une tentative de clarification à travers l’artificialité et la substance économique
Pour essayer d’y voir plus clair et de mieux distinguer les notions de fraude, d’évasion et d’optimisation, il est possible de s’appuyer sur une approche rénovée des concepts et de leurs éléments distinctifs. L’objectif de ce travail n’est pas d’aboutir à une définition légale des notions, tâche hasardeuse et susceptible de se révéler contre-productive en laissant de côté certains aspects ou, à l’inverse, en retenant un périmètre trop large. C’est bien de méthodologie dont il s’agit, pour clarifier le débat et en finir, si possible, avec la confusion qu’il connaît actuellement.
● La ligne de crête entre ce qui est répréhensible et susceptible de faire l’objet d’un redressement, et ce qui ne l’est pas, pourrait ainsi reposer sur l’artificialité des comportements des contribuables et la substance des opérations, entendue économiquement. Dans un tel cadre, l’optimisation serait acceptable si elle correspondait à une transaction commerciale normale ([18]).
Cette approche n’est pas, sous l’angle juridique et de la pratique des administrations et des juridictions, inédite :
– elle fait écho au concept d’abus de droit qui, dans l’une de ses deux branches, vise à réprimer les comportements qui, bien qu’apparemment légaux, ont été exclusivement motivés par des considérations fiscales ([19]), ou encore à celui d’acte anormal de gestion, qui cible les pratiques ne correspondant pas à l’intérêt social d’une entreprise ;
– elle s’inscrit également dans la logique sur laquelle reposent les clauses anti-abus qui existent en droit européen (par exemple dans le régime mère-fille) ou dans la Convention multilatérale de l’OCDE ([20]).
L’artificialité du comportement vise à rendre critiquable les montages dans lesquels l’objectif fiscal est déterminant, les considérations économiques ou financières étant très secondaires, voire inexistantes. Dans une telle hypothèse, même si le montage respecte la lettre des textes normatifs qui s’imposent à lui, qu’il s’agisse de la loi ou des conventions fiscales internationales, un redressement est possible (et souhaitable).
Le défaut de substance économique conduit à permettre les redressements d’opérations qui, tout en étant là aussi légales, associent des coquilles vides, des sociétés « boîtes aux lettres », des transactions sans réalité économique.
La substance n’implique pas nécessairement des activités commerciales tangibles et un effectif important : dans l’hypothèse des sociétés holdings, chargées de regrouper les participations dans différentes sociétés afin d’en assurer l’unité de gestion et, le cas échéant, de fournir des services aux filiales du groupe dont elles font partie, il n’y a pas en tant que telle de substance économique entendue strictement. En revanche, ces sociétés ont une rationalité commerciale et financière (consolider les filiales pour des motifs d’encadrement et de management, faciliter l’acquisition de nouvelles participations à travers une implantation locale, aider aux opérations de financement interne, etc. ([21])).
● Le cas des holdings montre que les deux concepts, artificialité des comportements et substance économique, loin d’être opposés ou alternatifs, revêtent un caractère complémentaire.
Il paraît en effet légitime de sanctionner un montage qui, bien que doté de substance économique, c’est-à-dire d’une présence tangible, n’a été réalisé qu’à des fins purement fiscales, qu’il est ainsi artificiel et que les conditions d’obtention des avantages recherchés ont été artificiellement créées.
Dans le cas d’une holding, la substance fait défaut mais il n’y a pas forcément pour autant d’artificialité. D’une manière générale, des opérations ayant une réalité économique difficilement contestable peuvent tomber sous le coup de dispositifs anti-abus dans la mesure où la finalité fiscale est déterminante, sinon exclusive.
● À la lumière de cette approche reposant sur l’artificialité et la substance, une classification claire des comportements fiscaux pourrait voir le jour.
– la fraude correspondrait à son contenu actuel, qui inclut la notion d’évasion dans la définition qu’en donne l’OCDE (à savoir la dissimulation de revenus ou d’informations) ;
– l’évasion inclurait les notions actuelles d’évasion, dans son acception française, et d’optimisation agressive. Concrètement, elle viserait les opérations légales mais marquées par une artificialité et un défaut de substance.
Une telle démarche, conduisant à retenir deux notions plutôt que quatre, n’a naturellement ni pour objet et ne saurait avoir pour effet de rendre acceptable ce qui ne l’est pas : elle ne modifie pas le fond mais entend simplement clarifier les contours. Le fait que l’optimisation susceptible d’être sanctionnée figure dans l’évasion témoigne de façon éloquente de l’absence totale de réduction des comportements répréhensibles.
Enfin, comme cela a été indiqué en début de développement, il ne s’agit pas d’une délimitation légale mais de méthode intellectuelle.
Proposition d’identification de la fraude et de l’évasion fiscales
L’abus de droit offre d’ailleurs une bonne illustration de ce découpage. Si sa seconde branche reposant sur l’artificialité par une motivation exclusivement fiscale, et improprement appelée « abus de droit par fraude à la loi », est la plus connue, la première branche ne doit pas être omise : elle repose sur la simulation. L’abus de droit par simulation, consistant à présenter à l’administration un « mensonge juridique » ([22]), relève ainsi de la fraude, tandis que la seconde branche relève de l’évasion.
Enfin, s’il était nécessaire de le préciser, la notion d’évasion, dans cette approche, ne viserait pas que les flux transfrontaliers et s’appliquerait bien à tous les comportements légaux cherchant à échapper abusivement à l’impôt.
En plus de rendre le panorama des pratiques dommageables plus lisible, le faisant passer de quatre à deux notions, l’approche proposée permettrait d’exclure des comportements répréhensibles l’optimisation normale, c’est-à-dire la recherche légitime d’avantages fiscaux dans le respect de la loi et de l’esprit de celle-ci (donc sans artifice). Les querelles sémantiques disparaîtraient, et l’intelligibilité des termes serait accrue.
B. ÉVALUER L’ÉVASION FISCALE : ÊTRE VIGILANT SUR LES CHIFFRES MENTIONNÉS ET DISPOSER DES DONNÉES UTILES
L’impact de la fraude et de l’évasion fiscales est pluriel : impact budgétaire, pour les recettes fiscales des États, avec pour corollaire la limitation des moyens consacrés aux politiques publiques ; impact économique, par la rupture de concurrence vis-à-vis des entreprises qui acquittent leur charges ; impact social, à travers l’érosion du consentement à l’impôt.
De nombreux travaux font état de ces conséquences différentes mais toutes néfastes, cette mission n’y reviendra donc pas ([23]). Elle se concentrera sur l’aspect budgétaire, c’est-à-dire sur la question du chiffrage des pertes de recettes causées par l’évitement fiscal.
Cette approche revêt une dimension pédagogique et n’aboutira pas à la fourniture de chiffres clef en main. L’objectif, en étudiant les méthodes d’évaluation et leurs contraintes, et de vérifier la robustesse de certains montants avancés mais aussi de rappeler certaines évidences vis-à-vis de chiffres parfois invoqués lors des débats.
1. LES MÉTHODES D’ÉVALUATION ET LEURS LIMITES
Différentes méthodes sont utilisées pour évaluer les phénomènes d’évitement de l’impôt. Au-delà de la difficulté intrinsèque de quantifier ce qui est caché, ces méthodes peuvent se heurter à différents écueils qui supposent de nuancer leurs conclusions.
a. Les difficultés et contraintes inhérentes à l’évaluation de l’évitement fiscal
L’évaluation du coût de l’évasion fiscale est par définition complexe, voire impossible, du fait de l’opacité des comportements en cause.
Ce rappel nécessaire ayant été fait, il convient de se pencher sur les méthodes d’évaluation, qui peuvent schématiquement être regroupées en deux catégories : les méthodes directes et les méthodes indirectes.
Les méthodes directes reposent sur des données microéconomiques disponibles. Peuvent être mentionnées les méthodes fondées sur des questionnaires transmis à un panel de personnes (proches du sondage), celles extrapolant les résultats des contrôles fiscaux (retenues par le syndicat Solidaire Finances publiques – SSFP – en 2013 ([24])) ainsi que les méthodes analysant les incohérences statistiques des comptes nationaux.
Les méthodes indirectes, elles, reposent sur une approche macroéconomique et s’appuient sur des données intermédiaires et des modèles. De telles méthodes ont notamment été utilisées par plusieurs économistes et organismes dans leurs récents travaux de chiffrage de l’évitement fiscal. D’autres méthodes cherchent à estimer le manque à gagner pour un pays par le gain qu’il enregistrerait si les paradis fiscaux avaient le même taux d’imposition que lui ([25]).
Aucune de ces méthodes n’est totalement fiable et toutes présentent des biais importants.
b. L’inadéquation des méthodes macroéconomiques
Les méthodes indirectes (macroéconomiques) paraissent les moins pertinentes lorsqu’est en cause l’évaluation de comportements « souterrains » ou opaques.
Le CPO l’avait souligné dès 2007 ([26]), rappelant que ces méthodes reposent avant tout sur l’estimation d’un niveau d’une variable jugé « normal », auquel sera comparé le niveau réel, et que l’estimation du niveau « normal » présente de très nombreuses incertitudes. Le CPO appelait ainsi à « exclure les approches indirectes pour procéder à une évaluation fiable de la fraude » ([27]).
Ce qui est vrai pour la fraude l’est a fortiori pour l’évasion dans la mesure où la seconde est encore plus difficilement perceptible que la première du fait de son respect apparent de la lettre de la loi (et donc de sa légalité affichée).
Sur les méthodes indirectes, rappelons que dès 2006, les experts de plusieurs organismes chargés des statistiques officielles, nationaux et internationaux, avaient critiqué, s’agissant des méthodes indirectes, l’utilisation médiatico-politique des études réalisées : « les méthodes [fondées sur des modèles macroéconomiques] peuvent aboutir à des résultats grossièrement exagérés, attirant l’attention de la classe politique et des médias et obtenant ainsi une large publicité » ([28]).
Enfin, précisons que le CPO estimait en 2007 que « les méthodes indirectes de mesure de la fraude devraient être proscrites, compte tenu de leur manque de fiabilité » ([29]).
À l’aune de ces éléments, les méthodes macroéconomiques semblent donc peu propices à un travail d’évaluation fin de l’ampleur et des conséquences des comportements opaques. Elles peuvent toutefois présenter un intérêt consistant à fournir des tendances, à partir d’ordres de grandeur, pouvant dans certaines circonstances permettre de voir les grandes évolutions d’un phénomène (notamment pour apprécier l’impact d’une pression internationale exercée sur un pays ou un type de comportement, par exemple).
c. Les biais des méthodes directes
Jugées plus fiables que les méthodes indirectes, les méthodes directes souffrent aussi de biais.
Ainsi, la méthode reposant sur l’extrapolation des résultats du contrôle fiscal connaît une lacune importante inhérente aux modalités des contrôles. Ces derniers ne sont en principe pas aléatoires, mais ciblés pour avoir le plus de chance de saisir les fraudeurs. La conséquence en est une surreprésentation des fraudeurs dans l’échantillon servant à l’extrapolation, et donc une surestimation du montant concerné par la fraude. La même conclusion peut être tirée s’agissant de l’évasion.
L’approche par les anomalies statistiques est relativement fiable mais conduit à calculer un écart entre un produit théorique et un produit réel qui repose sur de nombreux facteurs qui ne sont pas nécessairement constitutifs de fraude ou plus généralement d’évitement fiscal. Il est ainsi difficile d’identifier la part de chaque facteur pertinent dans l’écart constaté, et donc intellectuellement hasardeux de brandir ledit écart comme étant le chiffre lié au comportement visé.
2. La remise en perspective des chiffres avancés dans le débat public
Les difficultés méthodologiques ainsi rappelées permettent de jeter un regard nouveau sur les chiffres qui circulent régulièrement dans les médias ou lors des discussions parlementaires. Tous les chiffres avancés ne seront pas présentés, il y en a trop. Seuls les plus fréquemment mentionnés seront étudiés dans les développements qui suivent.
a. Des chiffres très variables d’une étude à l’autre
Les chiffres les plus emblématiques sont ceux de 60 à 80 milliards d’euros par an, régulièrement cités au titre de la fraude seule, de l’évasion et des abus seuls ou de tous les comportements d’évitement, mais aussi pour le seul impôt sur les sociétés (IS), pour l’ensemble des impôts, etc. La variété des périmètres recouverts par cette fourchette témoigne à elle seule de la prudence à retenir lors de son invocation.
Ces chiffres ont été calculés par le SSFP et publiés dans une étude de janvier 2013 ([30]). Ils portent sur « l’ensemble des pratiques illégales » ([31]) et sur plusieurs impôts : IS, impôt sur le revenu (IR), taxe sur la valeur ajoutée (TVA), impôts sur le patrimoine et « autres impôts » qui recouvrent notamment les impôts locaux, selon des montants variables reproduits dans le tableau ci-dessous.
pertes fiscales dues aux pratiques illégales selon le SSFP (2013)
(en milliards d’euros)
|
IR |
IS |
TVA |
Impôts sur le patrimoine |
Autres impôts |
Total |
Fourchette basse |
15 |
23 |
15 |
4 |
6 |
60 |
Fourchette haute |
19 |
32 |
19 |
6 |
4 |
80 |
Source : syndicat Solidaires finances publiques, janvier 2013.
L’étude du SSFP paraît embrasser non seulement la fraude mais aussi l’évasion et, d’une manière générale, des comportements susceptibles de relever de l’optimisation dite « agressive ». Cela ressort des éléments de définition produits en début d’étude ([32]) ainsi que de la description de différents outils anti-abus qui relèvent plus de la lutte contre l’évasion fiscale que contre la fraude ([33]).
En mars 2017, une étude réalisée par l’Université des Nations unies (UNU‑WIDER) chiffrait la perte de recettes pour la France due aux multinationales à 20 milliards de dollars par an, soit environ 18 milliards d’euros (et à 190 milliards d’euros pour les États‑Unis) ([34]). Ces chiffres sont cependant à manier avec précaution dans la mesure où les auteurs de l’étude ont reconnu que « la méthodologie n’est pas parfaite, et les montants ne peuvent pas être évalués avec précision » ([35]).
Les chiffres du SSFP (les fameux 60 à 80 milliards d’euros) peuvent être comparés avec ceux produits par le CPO en 2007 dans le cadre de son étude sur la fraude aux prélèvements obligatoires, qui concluait s’agissant des impôts à une fourchette entre 20,5 et 25,6 milliards d’euros. Le tableau suivant illustre la ventilation par impôt de cette estimation.
montants éludés par impôt au titre de la fraude
(en milliards d’euros)
IR |
IS |
TVA |
Impôts locaux |
Autres |
Total |
4,3 |
4,6 |
7,3 à 12,4 |
1,9 |
2,4 |
20,5 à 25,6 |
Source : Conseil des prélèvements obligatoires, 2007.
La confrontation des deux tableaux pour le seul IS montre une variation de un à cinq en fourchette basse, de un à sept en fourchette haute. Si une hausse entre 2007 et 2013 paraît possible, voire probable, une telle ampleur ne laisse cependant pas d’interroger.
L’économiste Gabriel Zucman, lors d’une audition de la mission consacrée au chiffrage et à l’évaluation des phénomènes d’évasion et de fraude, a précisé la méthode retenue pour quantifier les profits délocalisés dans les paradis fiscaux, qui repose sur des données macroéconomiques et un rapport entre profits déclarés et salaires versés, distinct entre les sociétés locales aux paradis fiscaux et les sociétés étrangères qui s’y trouvent. L’ordre de grandeur ainsi obtenu est de 650 milliards de dollars de profits des multinationales logés dans les paradis fiscaux. Pour la France et l’IS seuls, cela correspondrait à une perte de recettes de 10 milliards d’euros par an.
Les données du CPO sont relativement proches de l’extrapolation des chiffres avancés par l’OCDE dans le cadre du projet « BEPS » (pour « base erosion and profit shifting », soit « érosion de la base fiscale et transfert de bénéfices ») sur lequel la rapporteure reviendra ([36]). En 2013, l’OCDE a estimé la perte annuelle de recettes fiscales au niveau mondial au titre des comportements « BEPS » à une fourchette comprise entre 4 % et 10 % des recettes d’impôt sur les bénéfices des sociétés, soit entre 100 et 240 milliards de dollars.
Pour la France, les estimations de l’OCDE conduisent à des chiffres compris entre 2,4 et 6 milliards d’euros ([37]).
Enfin, en 2016, une étude des économistes Alex Cobham et Luke Gibson concluait à une perte de recettes d’impôt sur les bénéfices des sociétés comprise entre 2 % et 3 % des recettes fiscales totales pour les pays membres de l’OCDE (contre 6 % à 13 % pour les pays en développement) ([38]). Pour la France, cela correspondrait à une fourchette entre 4 et 12 milliards d’euros en partant des recettes brutes, entre 3 et 9 milliards d’euros à partir des recettes nettes ([39]).
L’écart des estimations – inévitable – illustre la délicatesse de l’exercice, mais aussi son exploitation politique parfois dépourvue de réalité scientifique. Pourquoi les plus hauts chiffres sont-ils les plus souvent mentionnés, et non les estimations plus modestes, si ce n’est pour frapper l’opinion ? Compréhensible politiquement, une telle approche reste pourtant critiquable en donnant à la société une vision biaisée des enjeux.
b. Des chiffres ne portant pas sur le même périmètre
● Les écarts de chiffres sont également dus à des différences de périmètre :
– les estimations de l’OCDE ne portent que sur l’IS là où celles du CPO (en 2007) ou encore du SSFP intègrent également d’autres impositions, telles que la TVA, l’IR ou les impôts locaux ;
– certaines études ne concernent que les comportements strictement illégaux, au premier rang desquels la fraude – c’est le cas du CPO ou du SSFP – tandis que d’autres, comme celle de l’OCDE, se penchent plus sur les comportements abusifs mais légaux.
Ainsi, prétendre que l’évasion fiscale des entreprises coûte aux finances publiques françaises 60 à 80 milliards d’euros par an en s’appuyant sur les travaux du SSFP est non seulement hasardeux, mais également inexact :
– hasardeux dans la mesure où, sans remettre en cause la qualité des travaux d’analyse faits par le SFFP, les méthodes d’évaluation, ainsi qu’il a été vu, connaissent toutes des biais, celle reposant sur l’extrapolation des contrôles conduisant à des surestimations ;
– inexact car cette étude ne se concentrait pas sur l’IS mais intégrait aussi l’IR, la TVA et les impôts patrimoniaux et locaux ;
– inexact encore, l’étude se concentrant sur les pratiques illégales et surtout sur la fraude.
synthèse des études mentionnées portant sur le chiffrage des comportements d’évitement de l’impôt
Étude |
Comportements ciblés |
Impôts concernés |
Coût avancé |
CPO (2007) |
Fraude |
IS, IR, TVA, impôts locaux, autres impôts |
20,5 à 25,6 |
SSFP (2013) |
Fraude (et évasion) |
IS, IR, TVA, impôts sur le patrimoine, autres impôts |
60 à 80 |
OCDE (2013), CPO (2016) |
Évasion |
IS |
2,4 à 6 |
Cobham & Gibson |
Fraude, évasion |
IS |
3 à 12 |
UNU-WIDER (2017) |
Fraude, évasion |
IS |
18 |
● L’évasion fiscale a inévitablement un coût, et serait-il seulement de quelques milliers d’euros, il resterait inacceptable et trop élevé. De là à s’appuyer sur des chiffres qui ne correspondent pas ou pas totalement audit phénomène, il y a un pas qui ne paraît pas devoir être franchi pour garantir aux débats parlementaires et à l’information citoyenne sa nécessaire qualité.
La rapporteure appelle donc à une certaine forme, sinon de sérénité, au moins de sérieux dans les chiffres avancés, afin de sortir d’une confusion consistant à mélanger différentes notions et impôts et de troubler ainsi la perception sociale du phénomène.
3. L’opportunité de disposer d’évaluations par l’administration française
Interrogée sur le chiffrage de l’évasion fiscale, l’administration française a indiqué ne pas se livrer à une telle analyse. Si la réponse peut décevoir, elle se fonde sur un élément difficilement contestable : l’opacité des comportements et leur caractère par essence difficile ou impossible à connaître, et donc à mesurer.
Néanmoins, cette réponse peut étonner au regard de la publication sur le site internet du ministère de l’économie des chiffres résultant de l’étude du SSFP de 2013, ce qu’atteste la capture d’écran suivante.
Capture d’écran du site « economie.gouv.fr »
Le ministère reprend les chiffres du SSFP mais les rapporte à un phénomène beaucoup plus étroit que celui sur lequel ces chiffres portaient dans l’étude du syndicat. Il attribue ainsi à un type de comportement un impact beaucoup plus large.
Cette participation ministérielle à la confusion sur les périmètres des évaluations – que la rapporteure ne peut qu’espérer involontaire – est assortie d’un paradoxe étonnant, l’administration publiant des données qu’elle se refuse à admettre et plus généralement à évaluer.
Si le ministère participe lui-même à la confusion des notions et au brouillage des termes du débat, il paraît difficile de reprocher aux parlementaires, aux citoyens et aux acteurs de la société civile de faire les mêmes erreurs ou amalgames…
La rapporteure appelle donc l’administration à évaluer les conséquences budgétaires de l’évitement fiscal dans toutes ses composantes. Une telle opération aurait plusieurs vertus :
– l’ordre de grandeur ainsi publié, qu’il prenne la forme d’une estimation même approximative ou d’une fourchette large ([40]), aurait la légitimité conférée par les données sur lesquelles il s’appuierait et l’expertise des agents de l’administration ;
– il pourrait permettre de clarifier les termes du débat, face à l’instrumentalisation fréquente dont ce dernier fait l’objet, ou pour mettre un terme à la confusion des notions et du périmètre des diverses évaluations faites jusque‑là ;
– plus encore que son résultat chiffré, une telle évaluation clarifierait les méthodes pertinentes et prémuniraient les inévitables – et nécessaires – débats sur l’évitement fiscal de chiffres à l’origine douteuse et au sérieux méthodologique incertain ;
– il paraît assez étrange qu’une question aussi sensible que l’impact budgétaire de l’évasion fiscale soit laissée exclusivement à la charge de chercheurs, d’organisations non gouvernementales (ONG) ou syndicales. La puissance publique, étant en première ligne, doit participer au débat.
Cette évolution répondrait enfin aux vœux formulés dès 2007 par le Conseil des prélèvements obligatoires dans son étude sur la fraude ([41]).
En tout état de cause, il serait paradoxal de ne disposer d’aucun chiffre « fiable » ou à tout le moins officiel : cela signifierait que la France se dote de mesures sans savoir exactement ce qu’elle combat et sans connaître l’ampleur de sa cible. Disposer de données les plus fines possibles, à cet égard, serait de nature à calibrer au mieux les outils juridiques de notre pays.
Pour que cette évaluation puisse être réalisée de la façon la plus fine possible, l’administration pourrait utilement exploiter les « positions fiscales incertaines » qui doivent être publiées dans les comptes consolidés ([42]).
II. OÙ EN EST-ON ? LA PRISE DE CONSCIENCE INTERNATIONALE ET LES INITIATIVES DEPUIS 2013
Les crises financières qui se sont succédé depuis la fin des années 2000 ont exacerbé les besoins budgétaires des États et donc la nécessité de disposer de recettes fiscales suffisantes. Les efforts dirigés contre les pratiques d’évasion fiscale se sont alors accentués, non seulement au niveau national mais aussi, voire surtout, dans un cadre international et supranational qui reste l’échelon le plus pertinent pour résoudre un problème international.
Il ne s’agira pas ici de présenter dans les détails et de façon exhaustive l’ensemble des initiatives internationales et européennes conduites depuis la restitution des travaux de la mission d’information précitée en 2013. Cette partie préliminaire a néanmoins une dimension pédagogique et la présentation qui suit a pour objet de présenter globalement ce qui a été fait et ce qui est en cours. Cette présentation générale ne fera naturellement pas obstacle à ce que certains aspects de ces initiatives internationales soient étudiés plus en détail dans la suite du présent rapport.
A. Le projet « BEPS » : l’initiative sans précédent de l’OCDE
En septembre 2013, le G20 a donné mandat à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour élaborer un plan d’action contre les pratiques d’érosion des bases imposables et de transfert de bénéfices auxquelles se livrent certaines multinationales au détriment des États, des recettes publiques et, plus grave encore, des populations : c’est le projet « BEPS », pour « base erosion and profit shifting » ([43]).
1. Quinze actions ambitieuses pour améliorer la fiscalité internationale
En 2015, les rapports finaux sur chacune des quinze actions du projet « BEPS » ont été publiés, présentant les pistes et recommandations faites pour lutter contre les pratiques dommageables et améliorer l’information des administrations. Soulignons que ces travaux, loin de se cantonner aux États membres de l’OCDE, ont associé une centaine de pays ([44]), dont un grand nombre en développement. Quatre des actions du projet « BEPS » constituent des standards minimums et sont jugées impératives pour l’ensemble des juridictions fiscales ([45]) (action 5, 6, 13 et 14). Elles apparaissent en gras dans le tableau ci‑dessous, qui présente l’ensemble des quinze actions « BEPS ».
les quinze actions du projet « BEPS »
Numéro de l’action |
Intitulé de l’action |
Synthèse de l’action |
1 |
Relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique |
L’action 1 identifie les principales difficultés posées par l’économie numérique pour l’application des règles fiscales internationales existantes et élabore des solutions détaillées pour les résoudre, en adoptant une démarche globale et en tenant compte à la fois de la fiscalité directe et indirecte. |
2 |
Neutraliser les effets des dispositifs hybrides |
L’action 2 prévoit l’élaboration de dispositions conventionnelles types et de recommandations relatives à la conception de règles nationales visant à neutraliser les effets d’instruments et d’entités hybrides (double non‑imposition, double déduction, report à long terme). |
3 |
Concevoir des règles efficaces concernant les sociétés étrangères contrôlées |
L’action 3 émet des recommandations pour renforcer les règles fiscales des entreprises étrangères contrôlées (SEC). |
4 |
Limiter l’érosion de la base d’imposition faisant intervenir les déductions d’intérêts et autres frais financiers |
L’action 4 élabore des recommandations concernant des pratiques exemplaires pour la conception de règles visant à empêcher l’érosion de la base d’imposition par l’utilisation de paiements d’intérêts, par exemple le recours à l’emprunt auprès d’une partie liée ou d’une tierce partie en vue de réaliser des déductions excessives d’intérêts ou de financer la production d’un revenu exonéré ou différé. |
5 |
Lutter plus efficacement contre les pratiques fiscales dommageables, en prenant en compte la transparence et la substance |
L’action 5 refond les travaux relatifs aux pratiques fiscales dommageables en donnant la priorité à l’amélioration de la transparence, notamment par le biais de l’échange spontané obligatoire de renseignements sur les décisions relatives à des régimes |