N° 1455

______

ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 29 novembre 2018.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES (1)

sur la fiscalité du numérique

ET PRÉSENTÉ

PAR M. Éric BOTHOREL et Marietta KARAMANLI,

Députés

——

 

(1)    La composition de la commission figure au verso de la présente page.


 

La Commission des affaires européennes est composée de : Mme Sabine THILLAYE, présidente ; MM. Pieyre-Alexandre ANGLADE, Jean-Louis Bourlanges, Bernard Deflesselles, Mme Liliana TANGUY, viceprésidents ; M. André Chassaigne, Mme Marietta KARAMANLI, M. Christophe NAEGELEN, Mme Danièle OBONO, secrétaires ; MM. Damien ABAD, Patrice ANATO, Mme Aude Bono-Vandorme, MM. Éric Bothorel, Vincent BRU, Mmes Fannette CHARVIER, Yolaine de Courson, Typhanie Degois, Marguerite Deprez-Audebert, M. Benjamin DIRX, Mmes Coralie DUBOST, Françoise DUMAS, Frédérique DUMAS, MM. Pierre-Henri Dumont, Alexandre Freschi, Bruno Fuchs, Mmes Valérie Gomez-Bassac, Carole Grandjean, Christine Hennion, MM. Michel Herbillon, Alexandre Holroyd, Mme Caroline JANVIER, MM. Christophe Jerretie, Jérôme Lambert, Mmes Constance Le GRIP, Nicole Le PEIH, MM. Jean-Claude Leclabart, Ludovic Mendes, Thierry Michels, xavier PALUSZKIEWICZ, Damien Pichereau, Jean‑Pierre Pont, Joaquim Pueyo, Didier Quentin, Mme Maina Sage, MM. Raphaël SCHELLENBERGER, Benoit Simian, Éric Straumann, Mme Michèle Tabarot.


—  1  —

SOMMAIRE

___

 Pages

Introduction

I. La structure de l’économie numérique empêche la bonne application de la fiscalité traditionnelle

A. L’érosion des bases fiscales

B. Une grande difficulté à estimer la valeur créée par les acteurs du numérique

C. Des blocages à l’échelle internationale

D. Un risque de fragmentation du marché intérieur

II. La proposition de paquet de la Commission européenne s’appuie sur la doctrine en cours d’élaboration pour aboutir à une fiscalité équitable des services numériques

A. Une réflexion ancienne

1. Le rapport Collin et Colin identifie la notion centrale de travail gratuit des utilisateurs et place ainsi la donnée au centre de la problématique fiscale

2. La concertation menée par le Conseil national du numérique

B. Le paquet de la Commission européenne : une articulation en deux temps

1. La définition d’un « établissement stable virtuel » pour compléter l’imposition des bénéfices des sociétés

2. La mise en place d’une taxe temporaire : la taxe sur les services numériques

3. Une proposition importante, susceptible d’accélérer les travaux à l’échelle internationale

III. Malgré leur intérêt immédiat, les propositions de la Commission européenne pourraient avoir des effets contre-productifs

A. La pertinence de l’assiette et du taux

1. L’exclusion du champ de l’assiette des acteurs globaux

2. Des interrogations sur le taux

B. Les risques relatifs à une forme de double imposition des acteurs vertueux

C. Une taxe qui pourrait manquer sa cible

1. Un risque pour des entreprises fragiles

2. Une taxe qui pèsera in fine sur les consommateurs

D. Une taxe discriminatoire ?

IV. Pour une fiscalité équitable de long terme des services numériques

A. Des expériences étrangères dont pourrait s’inspirer l’Union européenne

1. Les États-Unis

2. Le Royaume-Uni

3. L’Inde

B. La nécessité d’une solution internationale

C. Pour une meilleure information issue des plateformes numériques

D. L’articulation avec les projets d’harmonisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés

E. De nouvelles règles fiscales en fonction des innovations numériques à venir

TRAVAUX DE LA COMMISSION

conclusions

annexe : Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs


—  1  —

 

   Introduction

 

 

Mesdames, Messieurs,

Une juste fiscalité consiste à rémunérer à leur véritable hauteur les biens publics qui ont contribué à réaliser une activité économique, dans un territoire donné. Les États membres de l’Union européenne présentent des infrastructures très développées, un réseau numérique particulièrement étendu et rapide, une force de travail parmi les plus éduquées au monde. Autant d’atouts dont peuvent facilement bénéficier les entreprises désireuses de travailler et de commercer au sein de l’Union. Nous avons tout lieu de nous en réjouir.

Cependant, les nouvelles entreprises, dans le secteur du numérique, notamment mais pas uniquement, se caractérisent par des modalités de création de valeur et de fourniture de services qui s’affranchissent de nombre de contraintes auxquelles sont encore soumises les industries dites traditionnelles. Nombre d’entre elles s’appuient sur des actifs incorporels, sont en capacité de vendre des biens et de fournir des services à des utilisateurs sans la moindre présence physique dans l’État de marché, lieu de résidence des consommateurs. De plus, ainsi que le démontre le rapport de MM. Collin et Colin ([1]) de 2013, plusieurs géants du numérique, qui ne sont que trop connus aujourd’hui, ont bâti leur dispositif de localisation des bénéfices en fonction des outils que leur proposaient les États, notamment ceux présentant un faible taux d’imposition. Les méthodes d’optimisation fiscale que ces entreprises ont employées ne sont rien d’autre que le résultat d’une concurrence acharnée à l’échelle mondiale pour attirer la base fiscale.

De nombreux États voient ainsi ces recettes fiscales leur échapper, tandis que d’autres concentrent de nombreuses localisations de bénéfices. Cela entraîne une rupture dans le contrat de base qu’est la fiscalité des sociétés : ces dernières bénéficient des investissements publics à condition d’y participer à leur juste proportion. Les pratiques agressives d’optimisation fiscale, outre le fait qu’elles font peser toujours plus la charge fiscale sur les facteurs les moins mobiles de production, à commencer par les travailleurs, entraînent une injustice concurrentielle. Les multinationales acquièrent une position monopolistique d’autant plus rapidement qu’elles agissent comme des passagers clandestins du système fiscal international, privant de nombreuses pépites européennes de toute possibilité de les concurrencer.

Cette situation n’a que trop duré. Il est de notoriété publique que l’Union européenne, dans un domaine fiscal qui compte parmi les prérogatives les plus jalousement gardées par les États membres, peine à parvenir à un accord à ce sujet. Les difficultés que rencontre la mise en place d’un impôt harmonisé sur les sociétés en sont la preuve éclatante.

La Commission européenne, en suivant l’initiative prise par un certain nombre d’États membres, à commencer par la France, en septembre 2017, a proposé en mars 2018 un « paquet » législatif destiné à pallier les effets les plus délétères de cette situation. La Taxe sur les Services Numériques (TSN), d’abord, vise à faire contribuer les entreprises numériques dépassant un certain seuil d’activité aux ressources publiques européennes. L’assiette comprend les principales activités auxquelles participent les utilisateurs de ces plateformes, créant par là même une partie de leur valeur. Le taux de 3 %, les ressources espérées de 5 milliards d’euros, ne font pas de ce dispositif appelé à être transitoire l’alpha et l’oméga de ce que sera la fiscalité internationale du numérique au XXIe siècle. Mais elle doit être soutenue pour ce qu’elle est : un premier outil permettant de revenir sur un scandale fiscal que les citoyens européens ne peuvent plus supporter.

La seconde proposition de directive vise à établir le concept de « présence numérique significative » pour requalifier le vieux concept d’établissement stable. Seul un renouvellement de ce qui détermine la base fiscale et l’échelon compétent pour recouvrer l’imposition sur les sociétés pourra permettre de rétablir, y compris dans la matière de l’imposition directe, une forme d’équité.

L’OCDE, dans le cadre de ses travaux relatifs à l’érosion de la base fiscale et aux prix de transfert (BEPS) fournit déjà des propositions, pour appliquer des principes similaires à ceux qui sont proposés par la Commission européenne, à l’échelle d’un Forum inclusif comprenant 117 États. Mais les travaux semblent s’enliser, et si un rapport définitif est attendu pour 2020, rien ne semble présager à l’heure actuelle qu’un consensus sur l’imposition directe des sociétés du secteur numérique s’établira.

Or, c’est précisément dans cette matière qu’il faudrait désormais préférer l’action à l’attente. La TSN n’est sans doute pas parfaite, et une assiette qui repose sur le chiffre d’affaires plutôt que sur les bénéfices n’est pas de nature à toucher exactement la cible recherchée. Mais l’Union européenne doit parler d’une seule voix sur ce sujet. Les grandes réformes fiscales menées aux États-Unis – y compris au sein de certains des États fédérés – et en Chine récemment montrent que des blocs continentaux se mettent en mouvement à ce sujet, revoient leurs modèles d’imposition pour capter la valeur produite par des entreprises qui échappent jusqu’à présent à l’imposition sur les sociétés.

À l’instar de ce qu’elle a su faire en matière de protection des données personnelles avec le Règlement général de protection des données (RGPD), l’Union européenne peut là encore établir un premier modèle avant de poursuivre vers des chantiers de long terme. Une fiscalité intelligente des activités numériques nécessitera en effet un meilleur partage d’information par les plateformes, mais aussi la prise en compte des évolutions technologiques vers une désintermédiation des ressources et des outils informatiques. De la même manière, la mise en œuvre du nouveau concept de « présence numérique significative » peut servir aux travaux relatifs à l’Assiette Commune Consolidée pour l’Impôt sur les Sociétés (ACCIS). Elles pourraient même inciter les États réticents à travailler à des solutions plus pérennes dans le cadre de l'OCDE. Elles méritent donc d’être soutenues.

 


—  1  —

 

I.   La structure de l’économie numérique empêche la bonne application de la fiscalité traditionnelle

L’impuissance de la fiscalité traditionnelle à saisir la création de valeur dans le cadre de l’économie numérique est documentée de longue date. L’un des constats les plus récents en la matière a été fait par MM. Collin et Colin, dans le cadre de leur rapport sur la fiscalité du numérique, de 2013 ([2]) : « Les gains de productivité générés par l’économie numérique ne se traduisent donc pas par des recettes fiscales supplémentaires pour les grands États. Cette situation est sans précédent historique. »

L’action, entreprise à l’échelle internationale sous l’impulsion conjointe de l’OCDE et du G20, ne concerne toutefois pas que les entreprises numériques. Dans le cadre du projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting), l’enjeu est de lutter contre toute forme d’évasion fiscale et de pratiques dommageables à l’équité fiscale, qu’elles soient le fait d’entreprises dites traditionnelles ou d’entreprises physiques. Vos rapporteurs estiment en effet que si l’économie numérique présente des spécificités évidentes qui justifient une action sectorielle de la Commission européenne à son égard, les pratiques fiscales condamnables peuvent concerner l’ensemble du spectre économique. Ce constat est d’autant plus vrai que les entreprises matérielles subissent une forme de numérisation, de telle sorte que 80 % du tissu économique français pourrait, à terme, exercer des activités numériques.

A.   L’érosion des bases fiscales

La motivation principale de la Commission européenne, que vos rapporteurs partagent, consiste à rétablir une forme d’équité fiscale, dont l’absence devient de plus en plus insupportable aux yeux des citoyens européens.

La Commission européenne a ainsi rappelé, en se fondant sur des études menées dans le cadre de la préparation de sa proposition, que les entreprises du numérique ([3]) sont imposées en moyenne à un taux effectif d’imposition de 9,5 % seulement, comparé à un taux moyen de 23,2 % pour les modèles d’affaire dits traditionnels. Il existe de nombreux facteurs explicatifs de cette distorsion, qui ne ressortent pas tous de pratiques fiscales visant à éroder les bases fiscales des États membres de l’Union européenne. Il n’en demeure pas moins que certains traits caractéristiques des fournisseurs de services numériques permettent d’éviter l’imposition.

Les grands principes de la fiscalité internationale ont été édictés entre la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, au moment où la nécessité de mettre en place des conventions fiscales entre les États est apparue. Ces principes, adaptés à une économie agricole et industrielle, visaient déjà à taxer la valeur là où elle était créée. Pour ce faire, la notion d’« établissement stable » devait permettre de taxer une entreprise en se fondant sur sa présence physique au sein d’un État. Cette présence physique est déterminée en fonction de plusieurs facteurs structurant « une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité. » Cette définition emporte notamment l’existence de locaux, de matériels ou d’un emplacement à la disposition de l’entreprise, qui ne doivent pas être établis de manière temporaire, et supposent enfin la présence sur place de personnels de l’entreprise.

L’établissement stable peut également être défini, en l’absence de cette installation fixe d’affaires, par un agent qui traite des contrats au nom de l’entreprise. Cette notion d’établissement stable est inscrite dans de nombreuses conventions fiscales bilatérales conclues par la France, afin d’éviter toute forme de double imposition pour une entreprise ayant des installations fixes dans plusieurs États.

Il est aisément compréhensible que les fournisseurs de services numériques se prêtent mal à l’identification par le biais d’un établissement stable « physique ». Ces acteurs économiques se caractérisent notamment par leur capacité à fournir des services à des utilisateurs dans un État où ils n’ont aucune implantation physique. De plus, la création de valeur par ces acteurs passe le plus souvent par des actifs immatériels, tels que les données des utilisateurs, leur traitement algorithmique ou la vente d’espaces publicitaires en ligne. Ces activités peuvent d’autant plus facilement être localisées dans des pays à faible fiscalité qu’elles ne supposent aucune installation durable.

Or, en l’absence d’une nouvelle définition d’un établissement stable, des entreprises numériques majeures peuvent contester le redressement fiscal qui leur a été adressé par l’administration française.

Dans son ensemble, l’économie numérique comporte des caractéristiques fondamentales, telles que « la mobilité, l’importante utilisation des données, les effets de réseau, la multiplication d’activité multifaces, une tendance vers le monopole ou l’oligopole ainsi que la volatilité » ([4]), qui peuvent faciliter l’érosion de la base d’imposition de tous les États sur les territoires desquels s’exercent les activités numériques.

De la difficulté de déterminer la présence d’un établissement stable en France :
l’exemple de Google

 

 Le tribunal administratif de Paris a rendu, le 12 juillet 2017, une décision à la publicité inhabituelle, en estimant que la société irlandaise Google Ireland Limited (GIL) n’était pas imposable en France sur la période de 2005 à 2010. Ce jugement a abouti à la décharge de l’ensemble des impositions contestées, soit 1,115 milliard d’euros.

 Les termes du contrat qui lie Google France à la société GIL stipulent que la première fournit assistance commerciale et conseil à la clientèle française de GIL, constituée d’annonceurs ayant souscrit à son service « AdWords ».

 La question était la suivante : les activités de conseil de Google France permettaient-elles d’estimer qu’elle constituait un établissement stable en France ? Le Tribunal administratif a estimé, en l’occurrence, que Google France n’avait pas le pouvoir d’engager juridiquement GIL, étant donné l’impossibilité pour les salariés de Google France de procéder eux-mêmes à la mise en ligne des annonces publicitaires commandées par des clients français. Ces dernières devaient être validées en dernier ressort par l’entreprise GIL.

 Cette décision a été fortement contestée par la doctrine, certains chercheurs estimant que, en réalité, le tribunal a fondé le pouvoir contractuel de Google France sur la seule signature, réduisant ainsi à l’excès la réalité complexe de l’engagement contractuel. Il demeure toutefois que l’administration fiscale française n’a pu, en l’espèce, prouver l’existence d’un établissement stable de Google en France.

B.    Une grande difficulté à estimer la valeur créée par les acteurs du numérique

La facilité avec laquelle les entreprises du numérique peuvent éroder la base d’imposition des États dans lesquels elles sont établies se double d’une grande difficulté, pour les administrations fiscales, à déterminer la valeur produite par les activités numériques.

Cette difficulté tient d’abord à la nature même de certaines activités, à commencer par les activités fondées sur la contribution des utilisateurs. Les rapporteurs Pierre Collin et Nicolas Colin, précités, définissaient la création de valeur des utilisateurs d’un service numérique comme le transfert de données issu d’une simple navigation sur un site donné. Malgré leur intention de formaliser une nouvelle définition d’un « établissement stable virtuel » intégrant le travail gratuit des utilisateurs et ouvrant la possibilité d’imposer les bénéfices d’une entreprise sur la base des seuls utilisateurs, les rapporteurs ont convenu de la difficulté à estimer la valeur dudit travail gratuit.

Sans rentrer dans le débat sur la valeur des données, vos rapporteurs signalent la difficulté de faire la partition, en matière de création de valeur, entre ce qui relève des données brutes et de leur traitement, notamment algorithmique. Ce débat est loin d’être tranché et toute proposition visant à conférer aux données une valeur numéraire doit être examinée avec la plus grande prudence. Il devrait toutefois être possible de déterminer la valeur créée par les services numériques par d’autres biais. Or, dans ce domaine, vos rapporteurs ont constaté une certaine forme d’impuissance des autorités publiques.

La création de valeur par les plateformes numériques, en particulier, pose un véritable problème pour la détermination de la base fiscale. Or, celle-ci peut permettre de mettre en place une fiscalité intelligente, fondée sur la véritable contribution économique des plateformes. En l’absence d’un partage d’information transparent entre ces plateformes et la puissance publique nationale ou européenne, seule une fiscalité approximative peut émerger. Vos rapporteurs ont des réserves quant à l’assiette de la Taxe sur les services numériques (TSN) reposant sur le chiffre d’affaires des entreprises numériques. Ils font toutefois le constat qu’en l’absence d’une véritable collaboration entre les administrations fiscales et les plateformes dans le sens d’une détermination adéquate de la valeur produite par ces dernières, il existe un véritable risque d’une fiscalité sous-optimale.

En l’état, celle-ci demeure toutefois beaucoup plus appréciable que la situation actuelle, caractérisée par une forte inégalité entre les activités traditionnelles et les activités numériques.

C.   Des blocages à l’échelle internationale

Outre les problèmes spécifiques à l’économie numérique elle-même, la possibilité de taxer la valeur là où elle est produite se heurte à des conceptions divergentes à l’échelle internationale. Vos rapporteurs estiment, en premier lieu, que le risque est réel qu'une solution nationale se révèle contre-productive. L’économie numérique est, plus encore que les autres secteurs, particulièrement mobile, interconnectée et mondialisée. Les acteurs économiques globaux ont également prouvé leur capacité à localiser leurs bénéfices dans les États à faible imposition. Une solution française n’aboutirait donc qu’à imposer une double peine à la grande majorité des entreprises vertueuses du secteur, qui paient déjà leur impôt à hauteur de la valeur créée sur le territoire français.

Le Cadre inclusif, dans le cadre duquel se situent les travaux dits « BEPS », constitue lui-même une avancée appréciable. Cela a permis notamment à l’OCDE d’identifier la numérisation de l’économie comme un défi à part, et fondamental, de la lutte contre l’érosion fiscale. Le « plan d’action BEPS », adopté à l’occasion du sommet du G20 de Saint-Pétersbourg de septembre 2013, a identifié quinze actions visant à lutter contre l’évasion fiscale. Or, ce plan d’actions, auquel ont contribué plus d’une centaine d’États, débute par l’action 1 : « relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique ». Elle identifie les principales difficultés posées par l'économie numérique pour l'application des règles fiscales internationales existantes et élabore des solutions détaillées pour les résoudre, en adoptant une démarche globale et en tenant compte à la fois de la fiscalité directe et indirecte.

C’est dans ce cadre que les ministres des Finances du G20 ont donné mandat à l’OCDE de remettre, au printemps 2018, un rapport intérimaire sur les répercussions de la transformation numérique sur la fiscalité. Celui-ci ([5]), intervenu plus tôt que prévu, fait le constat de nombreux progrès et vise un consensus mondial en 2020. Il n’en demeure pas moins que le rapport fait également le constat d’une division des 113 membres du Cadre inclusif en trois groupes :

-       un premier groupe de pays considère que l’économie numérique entraîne un risque de décalage entre le lieu de création de valeur et le lieu d’imposition des bénéfices ; cet enjeu est néanmoins propre aux modèles économiques reposant sur une utilisation massive des données et un rôle important joué par les utilisateurs. Il ne justifie pas en soi la refonte complète du système international d’imposition des bénéfices ;

-       un deuxième groupe de pays estime que les processus de numérisation de l’économie et d’interconnexion mondiale croissante pourraient compromettre la capacité de l’ensemble des États à imposer les bénéfices des sociétés ; les membres de ce deuxième groupe ne limitent pas cette réflexion au seul secteur du numérique ;

-       un troisième groupe de pays, enfin, considère que le paquet BEPS en lui-même a déjà permis des avancées importantes pour lutter contre les situations de double imposition, et se satisfait donc des règles actuelles régissant la fiscalité internationale.

Vos rapporteurs comprennent donc que le dissensus exprimé à l’occasion de la remise de ce rapport intérimaire éloigne d’autant la perspective d’un accord mondial ambitieux sur la fiscalité des fournisseurs de services numériques. Cela justifie d’autant les propositions de la Commission européenne, puisque l’échelle européenne constitue un premier échelon d’action adéquat.

En affirmant la nécessité d'une taxation, même sous une forme encore imparfaite, des services numériques qui y échappent jusqu’à présent, l'Union européenne fait plus qu’œuvre fiscale. À l’instar de ce qui a été fait pour la protection des données personnelles avec l'adoption du RGPD, aujourd'hui saluée, elle établit également un standard et affirme ainsi son identité politique et économique sur la scène internationale.

D.   Un risque de fragmentation du marché intérieur

Compte tenu de la pression croissante des citoyens et de la société civile en faveur d’une fiscalité équitable de l’ensemble de l’économie, et plus particulièrement, des activités mondialisées, vos rapporteurs estiment qu’il y a un fort risque de voir émerger prochainement des solutions nationales sous-optimales, en l’absence de solution européenne. Les États membres de l’Union européenne sont par ailleurs souvent soumis à de fortes contraintes budgétaires, renforcées par l’évasion fiscale de l’impôt sur les sociétés à laquelle contribue une partie des entreprises numériques.

Dans ce contexte, la Commission européenne a recensé ([6]) un certain nombre d’initiatives issues des États membres, planifiées ou déjà mises en œuvre, destinées à taxer les services numériques. C’est ainsi que sept États membres, dont la France, l’Allemagne et la Belgique, ont déjà mis en œuvre des impôts indirects sur les activités numériques ([7]), tandis que trois d’entre eux (Royaume-Uni, Italie, Slovaquie), ont adopté des instruments anti-abus ou de nouvelles approches visant à intégrer le concept de présence économique significative dans le cadre de la fiscalité directe. La multiplication de ces initiatives, avant tout dans le domaine de la fiscalité indirecte, pourrait aboutir à une fragmentation du marché intérieur, alors que le Marché unique du numérique constitue l’une des dix priorités de la Commission européenne depuis 2014, sous l’autorité de son président, Jean-Claude Juncker.

La difficulté d’aboutir à l’échelle internationale tout comme les risques liés à la multiplication d’initiatives nationales justifient donc l’intervention de la Commission européenne. Celle-ci ne doit toutefois pas s’entendre comme définitive. Vos rapporteurs estiment que la TSN n’a vocation à s’appliquer qu’en l’absence de consensus à l’OCDE. Le volontarisme européen ne peut que faciliter l’obtention du consensus en montrant que, dans cette matière, il ne saurait y avoir de renoncement des autorités publiques.


—  1  —

 

II.   La proposition de paquet de la Commission européenne s’appuie sur la doctrine en cours d’élaboration pour aboutir à une fiscalité équitable des services numériques

A.   Une réflexion ancienne

Les propositions de la Commission prennent appui sur une réflexion initiée depuis plusieurs années. Il convient de rappeler qu’en France, les enjeux liés à l’établissement d’une fiscalité prenant toute la mesure des transformations de la création de la valeur économique liées au développement de la donnée faisaient déjà l’objet d’une réflexion avancée de la part de plusieurs institutions publiques.

1.   Le rapport Collin et Colin identifie la notion centrale de travail gratuit des utilisateurs et place ainsi la donnée au centre de la problématique fiscale

La mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique, menée par Pierre Collin, Conseiller d’État, et Nicolas Colin ([8]), Inspecteur des finances, a conduit à la remise d’un rapport dès janvier 2013. Le rapport Collin et Colin faisait plusieurs constats, depuis largement repris par les travaux européens et internationaux. Parmi les principaux, l’existence d’une forme de travail gratuit des utilisateurs des services numériques, qui, en livrant leurs données personnelles aux grandes entreprises du numérique, s’en font les collaborateurs informels, et leur permettent des gains de productivité inédits.

Le rapport Collin et Colin met également l’accent sur la faible imposition des entreprises du secteur du numérique, permise par la concurrence fiscale que se livrent entre eux les États, et par un transfert des bénéfices qui fonde l’organisation juridique même des entreprises. Le premier ensemble de propositions du rapport Collin et Colin, qui vise à permettre aux États de recouvrer le pouvoir d’imposer les bénéfices réalisés sur leurs territoires par les entreprises du numérique, contient en germe les grandes lignes inspirant les propositions actuelles de la Commission européenne et les principes guidant les négociations menées au sein de l’OCDE.

Il s’agit essentiellement de trois propositions :

- la nécessité de réformer, à terme, l’impôt sur les sociétés pour obtenir une contribution à proportion de la création de valeur ajoutée sur le territoire ;

- la recherche impérative d’une solution supranationale, sur laquelle s’accordent aujourd’hui tous les acteurs ;

- la prise en compte indispensable du rôle central joué par les données d’utilisateurs, notamment dans l’enrichissement de la notion « d’établissement stable ».

Le rapport Collin et Colin a indéniablement posé des jalons essentiels à la réflexion pour une fiscalité du numérique, même s’il a pu faire l’objet d’appréciations divergentes. Il a tracé les grands enjeux du nouveau paysage économique redessiné par le développement exponentiel du secteur du numérique. En faisant apparaître la notion de travail gratuit des utilisateurs, le rapport a mis l’accent sur la prépondérance de la donnée dans la nouvelle économie, sur son caractère intrinsèquement mobile, et donc difficilement taxable. Il n’a toutefois pas été suivi de propositions véritablement opérationnelles.

2.   La concertation menée par le Conseil national du numérique

À la suite de ce rapport, le Conseil national du numérique a également été saisi d’un travail de concertation, qui visait à faire émerger des propositions recueillant déjà un certain assentiment parmi les principaux acteurs de l’écosystème du numérique français. Le rapport du Conseil national du numérique formule ainsi un ensemble de pistes de réflexions et de positions dont certaines demeurent aujourd’hui les orientations défendues par la France, qu’il s’agisse du nécessaire niveau international de mise en œuvre des mesures fiscales ou de la demande d’une plus grande transparence des plateformes.

Mais le rapport établissait également une cartographie des positions des différents acteurs du secteur, qui a pu faire ressortir à la fois certaines divergences sur la pertinence des taxes à mettre en œuvre, mais aussi une certaine unanimité quant au caractère peut-être trop complexe des préconisations du rapport Collin et Colin, qui nuisait à son opérationnalité. Il est à noter que le rapport du Conseil national du numérique insistait déjà sur la nécessité de préserver les jeunes pousses du secteur par un système de seuil d’assujettissement, idée reprise dans le projet de taxe provisoire sur les services du numérique de la Commission.

B.    Le paquet de la Commission européenne : une articulation en deux temps

Face à des enjeux bien identifiés, la Commission a présenté un paquet sur la fiscalité du numérique composé de deux directives. Cette articulation vise à proposer une approche progressive, afin de profiter de l’attente qu’ont créé dans l’opinion les scandales liés aux affaires d’optimisation fiscale de certains grands groupes, tout en laissant aux États la possibilité d’atteindre à moyen terme une solution plus durable au niveau mondial.

1.     La définition d’un « établissement stable virtuel » pour compléter l’imposition des bénéfices des sociétés

Ainsi, les règles en matière d'impôt sur les sociétés, reposant sur le principe selon lequel les bénéfices devraient être taxés là où la valeur est créée, ne tiennent pas compte de la portée mondiale des activités numériques, pour lesquelles il n’est plus obligatoire de disposer d’une présence physique pour pouvoir fournir des services numériques. Vos rapporteurs rejoignent donc l’opinion de la Commission sur la nécessité de définir de nouveaux indicateurs de présence économique significative afin d'établir les droits d’imposition en ce qui concerne les nouveaux modèles d'affaire numériques.

La première directive ([9]) vise précisément à pallier les insuffisances liées à la notion trop restrictive d’établissement physique stable, face au développement de nouveaux modèles de création de valeurs basés sur la donnée des utilisateurs. Elle introduit pour cela à l’article 4 la notion de « présence numérique significative », qui devrait être considérée comme un complément à la notion existante d’établissement stable. Il s’agit ici de déterminer l’« empreinte numérique » d’une entreprise dans une un État membre, sur la base de certains indicateurs de l’activité économique qui y est réalisée.

Cette solution de long terme s’inscrit en outre dans l’objectif plus général de modernisation de la fiscalité des bénéfices des entreprises dans l’Union européenne.

Cette proposition permettrait aux États membres de taxer les bénéfices qui sont réalisés sur leur territoire, même si une entreprise n'y est pas présente physiquement. Les nouvelles règles garantiraient que les entreprises en ligne contribuent autant aux finances publiques que les entreprises « physiques » traditionnelles.

Selon la proposition de la Commission, une plateforme numérique est considérée comme ayant une « présence numérique » imposable, ou un établissement stable virtuel dans un État membre, si elle satisfait à l'un des critères suivants :

- elle génère plus de 7 millions € de produits annuels dans un État membre ;

- elle compte plus de 100 000 utilisateurs dans un État membre au cours d'un exercice fiscal ;

- plus de 3 000 contrats commerciaux pour des services numériques sont créés entre l'entreprise et les utilisateurs actifs au cours d'un exercice fiscal.

Les nouvelles règles modifieraient aussi la manière dont les bénéfices sont attribués aux États membres afin de mieux tenir compte de la façon dont les entreprises peuvent créer de la valeur en ligne : par exemple, en fonction du lieu où se trouve l'utilisateur au moment de la consommation. Le nouveau système établit donc un lien concret entre le lieu où les bénéfices du secteur numérique sont réalisés et le lieu où ils sont taxés. Cela a également pour mérite, selon vos rapporteurs, de mieux prendre en considération les données d'utilisateurs dans l'affectation des bénéfices, et ainsi reconnaître leur rôle croissant dans la création de valeur des entreprises.

La mesure pourrait à terme être intégrée dans le champ d'application de l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS), l'initiative de la Commission européenne visant à mieux affecter les bénéfices des grands groupes multinationaux selon le lieu où la valeur est créée.

 

2.    La mise en place d’une taxe temporaire : la taxe sur les services numériques

La négociation et l’adoption des mesures d’harmonisation fiscale au sein de l’Union européenne prennent souvent de longues années avant de trouver un terme. Ces délais sont dus à l’unanimité requise pour l’adoption de la législation, et à la grande sensibilité des États membres sur des sujets qui touchent au cœur de leur souveraineté. Une responsabilité politique particulière incombe donc aux États membres de s'entendre pour présenter un front uni et de ne pas tomber dans l'écueil de solutions nationales qui compromettraient ce possible accord. La nécessité de se prononcer à l’unanimité sur ce sujet ne saurait servir de prétexte à l’inaction.

Au regard du développement extrêmement rapide des nouveaux modèles de création de valeur portés par les acteurs du secteur numérique, la mise en place d’une taxe temporaire sur les services numériques, si elle ne constitue pas selon vos rapporteurs la solution optimale, permet néanmoins de profiter d’une fenêtre d’opportunité favorable, qui, à défaut, serait perdue. Elle pourrait également permettre de susciter un élan propice à la recherche d’une solution au niveau international. C’est pourquoi vos rapporteurs soutiennent cette proposition de la Commission, présentée dans la seconde directive du paquet sur la fiscalité du numérique de mars 2018.

Avec la directive concernant le système commun de taxe sur les services numériques (la TSN), applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques ([10]), la Commission cherche à présenter une mesure qui soit facile à mettre en œuvre et qui contribue à assurer des conditions de concurrence équitables pendant la période transitoire, jusqu’à ce qu’une solution puisse être mise en place au niveau international, à défaut de l'adoption d'une solution internationale à l'échéance du délai prévu.

Les services relevant du champ d’application de la TSN sont ceux pour lesquels la participation d’un utilisateur à une activité numérique apporte une contribution essentielle pour l’entreprise exerçant cette activité et qui lui permettent d’en tirer des produits. En d’autres termes, les modèles d’affaire pris en compte par la directive sont ceux qui ne pourraient pas exister sous leur forme actuelle sans la participation des utilisateurs.

L’article 3 de la directive cible ainsi les deux grands domaines d’activités suivants :

- les services dont la valeur principale est créée par les données de l'utilisateur, qu’il s’agisse de la vente d'espaces publicitaires en ligne ou de la vente de données générées à partir des informations fournies par les utilisateurs ;

- les services d’intermédiaires numériques qui permettent aux utilisateurs d'interagir avec d'autres utilisateurs et qui facilitent la vente de biens et de services entre eux (les plateformes).

Le taux proposé par la Commission pour cette taxe transitoire serait de 3 %. La Commission avance que ce taux a été retenu à l'issue d'une analyse approfondie de nombreux facteurs, y compris les charges fiscales qui pèsent sur les entreprises avec des marges différentes.

Pour éviter que des entreprises en développement ne subissent trop durement les charges qui pourraient résulter de leur assujettissement, des seuils d’application ont été introduits. Les recettes, qui seront collectées par les États membres où sont situés les utilisateurs, ne seront versées que par les entreprises :

- dont les produits annuels atteignent au total 750 millions d’euros au niveau mondial ;

- dont les produits annuels sont au moins de 50 millions d’euros dans l'Union.

Le seuil de 750 millions d’euros garantit l'application de la taxe aux seules entreprises d'une certaine taille et assurera tant aux sociétés qu'aux autorités fiscales la sécurité juridique nécessaire pour la détermination des entités assujetties. Le second seuil réserve l’application de la taxe aux sociétés ayant une forte empreinte numérique dans l'Union européenne.

3.   Une proposition importante, susceptible d’accélérer les travaux à l’échelle internationale

Vos rapporteurs sont favorables à l’adoption d’une solution fiscale de long terme pour relever les nombreux défis soulevés par l’imposition du secteur du numérique. En ce sens, ils appellent à la relance des discussions du paquet visant à une assiette harmonisée pour l’impôt sur les sociétés, qui pourrait intégrer à terme la notion d’établissement stable virtuel. Et ils insistent sur la nécessité pour l’OCDE de parvenir à une solution acceptable pour les différents groupes de pays précédemment identifiés.

Toutefois, l’adoption rapide de la solution conditionnelle de taxe sur les services du numérique présentée par la Commission, même au prix de certains aménagements, permettrait de conserver l’élan connu dans ce sujet et de faire droit à la forte demande citoyenne pour une plus grande justice fiscale.

 


—  1  —

 

III.   Malgré leur intérêt immédiat, les propositions de la Commission européenne pourraient avoir des effets contre-productifs

A.    La pertinence de l’assiette et du taux

Les inquiétudes de vos rapporteurs quant au champ de l’assiette et du taux n’enlèvent rien à la nécessité pour les États membres de trouver rapidement un accord, sans préempter les solutions futures qui pourront être trouvées à l’échelon international. Il existe toutefois des inquiétudes relatives aux dimensions tant d’assiette que de taux, notamment pour les entreprises européennes.

En premier lieu, l’objectif, louable, de la TSN, est de rétablir une équité fiscale entre les acteurs du numérique, alors même que les entreprises vertueuses de ce secteur, qui paient leurs impôts en fonction de l’endroit où la valeur est créée, subissent une forme de concurrence déloyale de la part d’acteurs pratiquant l’évasion fiscale. C’est pourquoi le champ de l’assiette proposée par la Commission européenne peut surprendre, à deux titres.

1.   L’exclusion du champ de l’assiette des acteurs globaux

Pour reprendre l’expression de notre collègue sénateur, Albéric de Montgolfier, qui a également travaillé sur ce sujet ([11]), plutôt que de parler de « taxe GAFA », il conviendrait de la nommer taxe « GF » en excluant les deux A d’Apple et d’Amazon.

La taxe vise certes en premier lieu les services « pour lesquels la participation d’un utilisateur à une activité numérique apporte une contribution essentielle pour l’entreprise exerçant cette activité et qui permettent à celle-ci d’en tirer des produits ([12]). » La taxe vise donc un modèle spécifique, propre aux seules entreprises numériques, dans lequel la contribution active des utilisateurs intervient de manière fondamentale dans la création de valeurs. Il s’agit de n’intégrer dans le champ que les entreprises qui bénéficient du « travail gratuit » des utilisateurs, qui s’appuie lui-même sur des produits de la dépense publique, qu’il s’agisse du niveau de formation des utilisateurs ou des infrastructures qu’ils utilisent. La base imposable s’appuie donc sur la conversion en valeur monétaire de la contribution des utilisateurs.

Ce calibrage a toutefois comme inconvénient d’ignorer d’autres activités pourtant fondamentales, telles que la vente en ligne, le commerce électronique ou encore la fourniture de services par abonnement. L’exclusion des produits d’activités tirés de la vente au détail, via le site internet du fournisseur de biens ou du prestataire de services, est justifiée, selon la Commission européenne, par le fait que « la création de valeur pour le détaillant réside dans les biens ou services fournis et l’interface numérique sert simplement de moyen de communication ([13]). » D’une manière similaire, la Commission exclut du champ d’application de la taxe les services visant à fournir du contenu numérique vidéo, audio ou sous forme de texte, puisque les consommateurs ne jouent pas en l’espèce un rôle suffisant pour qu’ils soient considérés comme des contributeurs.

Dans son projet de rapport pour la Commission des affaires économiques et monétaires ([14]), le député européen Paul Tang propose notamment d’intégrer la fourniture de contenus en ligne et de biens ou de services commandés via des interfaces numériques. Si vos rapporteurs comprennent la nécessité de limiter dans un premier temps l’assiette de la taxe pour favoriser l’adoption de la proposition de directive par le Conseil, ils estiment que la taxe est susceptible de créer des distorsions réelles entre des entreprises opérant dans les mêmes segments économiques.

Les plateformes de commerce en ligne de type Amazon ne sont en effet pas uniquement des lieux de vente et d’achat de biens, mais la plupart d’entre elles exercent une véritable activité d’« éditorialisation » des contenus, en fonction des préférences connues des utilisateurs. Ces plateformes tirent donc une certaine valeur de l’exploitation des données des utilisateurs pour personnaliser les offres de produits affichés lors de la navigation et se rémunérer auprès d’annonceurs en échange de la communication des préférences clients. C’est d’ailleurs ce qui fonde leur stratégie de différenciation par rapport à des acteurs du e-commerce plus traditionnels qui se limitent au seul rôle d’intermédiation entre l’offre et la demande.

De la même manière, les interfaces de vidéo à la demande ou de partage de contenus vidéo en ligne, telles que respectivement Netflix et Youtube, bénéficient elles aussi largement de l’exploitation des données des utilisateurs pour fidéliser cette audience via la fourniture de contenus personnalisés. La contribution des utilisateurs pourrait donc justifier l’intégration de ces activités de fourniture de services numériques dans le champ de la TSN, y compris dans le cadre de la fourniture de produits relatifs.

2.   Des interrogations sur le taux

L’application d’un taux de 3 % à l’assiette définie par la Commission européenne dans sa proposition aboutirait à des recettes estimées à 5 milliards d’euros pour l’ensemble de l’Union européenne. Cela pourrait se traduire par des recettes supplémentaires, pour la France, à hauteur de 500 millions d’euros.

Le rapporteur Paul Tang précité propose, dans son projet de rapport, de porter le taux de la taxe à hauteur de 5 %, ce qui augmenterait d’autant son impact et les ressources publiques. D’autres interlocuteurs de vos rapporteurs ont estimé que le taux ne devait pas dépasser 3 %, afin de ne pas grever excessivement les résultats des entreprises concernées.

Le montant espéré par la Commission européenne demeure relativement symbolique, même s’il dépasse les coûts nécessaires au recouvrement de la taxe. Vos rapporteurs estiment que le symbole de l’unité européenne compte, dans cette matière particulièrement. Ils considèrent toutefois qu’un projet comme l’ACCIS, qui doit remplacer à l’avenir cette taxe temporaire, constituera également une potentielle ressource propre pour l’Union européenne. Cela impliquerait, à terme, une montée en charge de cette ressource, qui sera fondée sur un taux d’appel appliqué à une assiette comprenant l’ensemble des entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés.

B.    Les risques relatifs à une forme de double imposition des acteurs vertueux

Dans la mesure où la taxe sur les services numériques constitue une forme d’imposition indirecte, exercée sur le chiffre d’affaires, il existe un véritable risque de double imposition, auquel vos rapporteurs ont été sensibilisés par les nombreux acteurs rencontrés au cours de leur mission.

Il s’agit en effet d’une taxe supplémentaire qui n’intervient pas dans le champ de l’impôt sur les sociétés. Compte tenu des critères de seuils, elle pourrait toucher des entreprises françaises, telles que Criteo ou Solocal exposées à des secteurs très concurrentiels. Dans une lettre adressée aux ministres des Finances de l’Union européenne, en date du 29 octobre 2018, près d’une vingtaine d’entreprises européennes demandent une suspension de la réforme. En effet, d’après ces entreprises, la TSN ne remplirait pas son objectif de rétablissement de l’équité fiscale vis-à-vis de ces entreprises, étant donné que leurs concurrents continueront d’échapper à l’impôt sur les sociétés à raison de leurs activités sur le sol de l’Union européenne.

C.    Une taxe qui pourrait manquer sa cible

1.   Un risque pour des entreprises fragiles

Il existe de nombreux problèmes relatifs à l’application de la taxe au chiffre d’affaires des entreprises. Cela permet certes d’éviter l’épineux problème de l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés, mais la TSN s’appliquera à toutes les entreprises incluses dans le champ, y compris celles qui ne sont pas bénéficiaires. La Commission européenne argue du fait que les entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse les 750 millions d’euros au niveau mondial n’ont généralement un bilan négatif qu’en raison de la transformation des bénéfices en nouveaux investissements. Il n’en demeure pas moins que la TSN pourrait lourdement grever l’exercice de certaines entreprises déficitaires.

La TSN pourrait par ailleurs créer un effet de seuil dissuadant certaines start-up de se développer. L’objectif de protéger les futures « licornes » européennes grâce au seuil élevé de la taxe vise précisément à permettre aux acteurs européens de grandir, protégés des tendances monopolistiques et de la concurrence déloyale des grands acteurs mondiaux. Toutefois, de nombreuses start-up peuvent souffrir de la taxe à partir du moment où elles ont été rachetées par un grand groupe réalisant un chiffre d’affaires global supérieur aux seuils de la TSN. Par ailleurs, de tels rachats, parfois nécessaires pour assurer la santé globale du tissu économique européen, pourraient être abandonnés, de peur, pour certains groupes, de payer la TSN.

Enfin, certaines entreprises, comme Deliveroo, qui emploie de nombreuses personnes en France, ne bénéficient que d’une très faible marge sur chaque transaction. L’assiette de la taxe telle qu’elle est prévue actuellement pourrait diminuer cette marge de moitié.

2.   Une taxe qui pèsera in fine sur les consommateurs

De nombreux interlocuteurs ont expliqué à vos rapporteurs que, à l’instar de la TVA, une taxe à hauteur de 3 % appliquée à la fourniture de services numériques, serait finalement payée par les consommateurs, compte tenu de la répercussion que ne manqueraient pas d’effectuer les entreprises assujetties sur les prix finaux des produits. Cela pourrait conduire à une forme de discrimination supplémentaire, liée au pouvoir d’achat, dans l’accès des utilisateurs aux produits numériques. Les commissions de certaines plateformes d’intermédiation pourraient ainsi augmenter, conduisant à une réduction automatique de l’accès à ces plateformes pour une partie de la population.

Les répercussions de la taxe pourraient également toucher les entreprises qui placent leurs produits publicitaires auprès des plateformes assujetties. Là encore, vos rapporteurs estiment que les risques inhérents à la TSN de manquer sa cible, s’expliquent en grande partie par la nécessité, reconnue par la Commission européenne, d’agir rapidement pour corriger des inégalités criantes entre les acteurs du numérique. Les projets plus globaux que sont, d’une part l’ACCIS, et d’autre part, la redéfinition d’une fiscalité globale des sociétés dans le cadre de l’OCDE, permettront d’éviter ces conséquences négatives pour les consommateurs.

D.    Une taxe discriminatoire ?

Le projet de la Commission européenne a initié de nombreuses réactions, malgré le caractère relativement modeste du projet. En particulier, le Sénat américain, par la voix d’Orrin Hatch, président de la Commission des Finances et de Ron Wyden, membre de la même Commission, s’est plaint de ce que le projet de TSN entraînait une discrimination contre les entreprises américaines et créait de nouvelles barrières commerciales significatives. En particulier, la définition des seuils de la taxe pourrait, selon les sénateurs américains, ne pas être conforme avec l’Accord sur les Services dans le cadre de l’OMC. Selon la Tax Foundation, think tank américain spécialisé dans les questions fiscales, une telle discrimination pourrait tomber sous le coup de la Section 301 du Trade Act de 1974, selon laquelle les États-Unis se réservent le droit de prendre des mesures de représailles face à une mesure jugée discriminatoire par un partenaire commercial.

Ce risque de discrimination fait partie de l’ensemble des arguments que les interlocuteurs irlandais de vos rapporteurs leur ont exprimé lors du déplacement effectué en Irlande.

 La proposition de la Commission européenne pourrait certes toucher plus d’acteurs américains que d’autres nationalités. La proposition est toutefois neutre quant à l’origine des entreprises. Par ailleurs, comme il a été vu plus haut, un certain nombre d’activités dans lesquelles les entreprises américaines excellent, à l’instar du commerce en ligne, restent en dehors du champ de la taxe. Enfin, compte tenu de l’impact que la réforme fiscale américaine du 20 décembre 2017 pourrait avoir sur l’ensemble de la chaîne de valeurs mondiale dans le domaine du numérique, la proposition européenne paraît d’une bien faible portée. Le préjudice subi par les administrations fiscales en raison des difficultés à imposer les bénéfices des géants du numérique constitue bien davantage une forme de discrimination à l’égard de nombreuses entreprises européennes, ayant subi une forme de concurrence déloyale.

 

 

 

 

 

Les réticences irlandaises aux projets de la Commission

 

Depuis la fin des années 1950, l’économie irlandaise a fondé sa stratégie de développement sur une politique d’ouverture très large aux capitaux étrangers. Cette politique, développée dès 1957 par le secrétaire général du ministre des Finances, T.K. Whitaker, anime encore la vision économique des interlocuteurs irlandais que votre rapporteur a pu rencontrer lors de son déplacement à Dublin. Qu’il s’agisse des représentants du Ministère des finances, du Comité des finances du Sénat, ou du secteur privé, le discours sur la voie de politique économique à suivre pour le pays est largement partagé et consensuel. Il repose sur l’attraction de grandes entreprises internationales (souvent américaines), qui trouvent en Irlande une main-d’œuvre anglophone, qualifiée et flexible et un environnement réglementaire favorable aux entreprises. Les mesures fiscales envisagées par les propositions de directive de la Commission se heurtent de plein fouet à cette logique en présentant, selon nos interlocuteurs, de nombreux désavantages. Nos partenaires irlandais reprochent à la Commission de préférer une solution transitoire insatisfaisante du point de vue économique (puisqu’elle vise le chiffre d’affaires, et non les bénéfices des entreprises) à la recherche d’une solution plus solide et plus stable au niveau de l’OCDE.

Si tous les acteurs rencontrés se sont accordés sur l’importance de parvenir, à terme, à une juste taxation du secteur du numérique, ils sont aussi apparus particulièrement sensibles aux risques de représailles américaines, notamment commerciales. Ils ont souvent convenu que le départ des grandes entreprises susceptibles d’être concernées par la TSN s’avérait peu probable, mais demeurent très attachés à une politique d’incitations fiscales pro-entreprises, la revendiquant comme un attribut de souveraineté nationale. La recherche urgente d’une solution partagée au niveau européen, que l’émergence de solutions nationales disparates contribue à faire accepter de leur côté, ne devrait donc toutefois pas prévaloir aux dépens d’une solution juste pour tous. C’est bien la recherche d’un compromis sous l’égide de l’OCDE qui emporte leur préférence, comme ils l’ont affirmé de nombreuses fois à votre rapporteur. L’ensemble des acteurs entendus a toutefois convenu qu’en l’absence d’une solution mondiale à l’échéance de 2020, ils seraient prêts à reconsidérer une solution plus strictement européenne.

 


—  1  —

 

IV.   Pour une fiscalité équitable de long terme des services numériques

A.    Des expériences étrangères dont pourrait s’inspirer l’Union européenne

La difficulté de mener des travaux à l’échelle de l’OCDE ou dans des enceintes internationales comparables, couplée à la pression de nombreuses opinions publiques réclamant – à juste titre – une équité fiscale pour tous les acteurs économiques, a déjà conduit certains États à mettre en place ou à imaginer des dispositifs fiscaux spécifiques à l’économie numérique.

1.   Les États-Unis

La réforme fiscale américaine, la Tax cuts and Jobs Act dépasse largement le seul secteur numérique, et se distingue par deux mesures principales :

-         la réduction du taux d’imposition sur les sociétés de 35 % à 21 % ;

-         la mise en place d’une taxe forfaitaire sur les bénéfices réalisés et stockés à l’étranger avec un taux provisoire de 15,5 % pour les liquidités et 8 % pour les actifs incorporels.

Cette politique fiscale agressive vise à redresser la compétitivité américaine, mais aussi à décourager les entreprises multinationales, et notamment les entreprises numériques, de délocaliser leurs bénéfices. Pour ce faire, une mesure incitative a également été mise en place, puisque les réserves accumulées à l’étranger ne sont taxées qu’à hauteur de 3,5 % lorsqu’elles sont réinvesties aux États-Unis.

La réforme comprend en outre des mesures destinées à lutter contre l’évasion fiscale, dont le Global intangible law-taxed income (GILTI). Les sociétés mères américaines sont soumises, dans ce régime, à un complément d’imposition si leurs filiales dégagent des revenus considérés comme issus d’éléments incorporels dans des territoires où ils sont soumis à de faibles taux d’imposition. Pour ne pas être touchées par cette mesure, les entreprises devront rapatrier leurs actifs incorporels, détenus par leurs filiales, aux États-Unis.

Ce système est particulièrement efficace concernant les entreprises du secteur numérique, dont une grande part de la valeur est constituée d’actifs incorporels.

2.   Le Royaume-Uni

Le Gouvernement britannique a fortement lié la lutte contre l’évasion fiscale et la nécessité d’assurer une forme de concurrence loyale dans le domaine de l’économie numérique. L’administration fiscale bénéficie déjà d’un outil spécifique, la taxe sur les bénéfices détournés ([15]), depuis 2015, ciblant l’érosion de la base d’imposition britannique dans deux cas spécifiques :

-         une société étrangère qui évite intentionnellement toute forme d’établissement stable permanent sur le sol britannique ;

-         une société britannique, ou une société étrangère qui possède un établissement stable au sein du Royaume-Uni, et qui détourne les règles de prix de transfert.

Mais le projet de budget britannique, examiné cet automne, prévoit plus spécifiquement une taxe dont les modalités sont très proches de la TSN. Cette taxe, applicable aux entreprises générant au moins 500 millions de livres de chiffre d’affaires à l’échelle mondiale, viserait en particulier les activités auxquelles contribuent les utilisateurs britanniques, par l’intermédiaire de moteurs de recherche, de plateformes de médias sociaux et des marchés en ligne.

Il s’agit donc là encore d’un modèle reconnaissant l’existence d’une forme de « travail gratuit » de l’utilisateur de ces services numériques.

3.   L’Inde

Pionnier en matière de fiscalité numérique, l’État indien a mené une politique qui lui sert également de modèle au sein du Cadre inclusif du programme BEPS. Ce modèle repose sur une taxe dite « de péréquation », fondée sur une retenue à la source à hauteur de 6 % de tout paiement effectué à un non-résident au titre de la publicité en ligne.

Le Gouvernement indien réfléchit également à la rénovation du concept de l’établissement stable pour adopter la notion de « présence économique significative ». Celle‑ci comprendrait notamment :

-       toute opération relative à des biens ou services effectués par un non‑résident en Inde, si le total des paiements résultant des transactions au cours de l'année précédente est supérieur à un montant déterminé ultérieurement ;

-       l’interaction ou la sollicitation à des fins commerciales d’un nombre critique d’utilisateurs, par des moyens numériques, dont le nombre n’a lui non plus pas encore été fixé.

L’Union européenne, si elle venait à adopter la TSN, prendrait donc un chemin comparable à l’ensemble des blocs économiques continentaux avec lesquels elle commerce. L’absence d’action serait, en ce sens, d’autant plus injustifiable.

B.    La nécessité d’une solution internationale

Les risques de fragmentation du marché européen plaident bel et bien pour une solution européenne, au moins à titre transitoire. Vos rapporteurs estiment toutefois que seule une solution internationale, initiée dans le cadre du Forum inclusif BEPS, permettrait de réduire les iniquités actuelles en matière de fiscalité du numérique.

Ce Forum, qui comprend 123 États, soit 98 % du PIB mondial, constitue l’enceinte la plus pertinente pour réviser les modes de définition de l’impôt sur les sociétés. Pourtant, le seul consensus qui prévaut actuellement entre les États membres de cette instance porte sur la nécessité de continuer à travailler. L’OCDE agit ainsi actuellement sur mandat pour aboutir, après le rapport intérimaire de 2018 consacré à la numérisation de l’économie, à un rapport final en 2020.

Il existe d’autant moins de consensus aujourd’hui que, selon les représentants de l’OCDE rencontrés par vos rapporteurs, certains États se considèrent comme les « vainqueurs de la numérisation de l’économie ». Les États à faible taux d’imposition bénéficient en effet de la présence physique des entreprises numériques, ce qui entraîne une concentration de la compétence fiscale autour d’un nombre restreint d’États, tandis que les autres perdent progressivement leurs droits à l’imposition.

Une solution internationale doit donc à terme être privilégiée, et le rapport conclusif de 2020, présenté au sein de l’OCDE, doit en être l’aboutissement. Il sera alors d’autant plus facile à l’Union européenne et à l’ensemble des États d’adapter leurs conventions fiscales bilatérales au nouveau modèle de l’OCDE qu’ils auront déjà adopté un certain nombre de dispositions, telles que celle de la « présence numérique significative ».

Vos rapporteurs estiment par ailleurs que le concept de « présence numérique significative » pourrait avantageusement tirer sa définition d’une approche prenant en compte à la fois l’État de production et l’État de marché. En l’occurrence, il pourrait être considéré que l’interaction entre offre et demande engendre des bénéfices, justifiant l’imposition d’une partie au moins des bénéfices dans le pays de consommation. Cette définition, qui mériterait d’être expertisée, n’aurait vocation à s’appliquer qu’aux activités numériques, dont il est reconnu que l’utilisateur joue un véritable rôle dans la création de valeur.

C.    Pour une meilleure information issue des plateformes numériques

À l’échelle européenne, par ailleurs, la construction d’un marché unique du numérique qui s’appuie sur l’investissement européen dans des infrastructures et des activités de recherche, au sein du programme Horizon 2020, bénéficie en premier lieu aux entreprises internationales du secteur. Ainsi que les représentants du Secrétaire d’État au numérique l’ont rappelé, nous sommes désormais dans l’ère de la maturité numérique. Aucun secteur n’est aussi intégré au niveau européen.

Or, de nombreuses administrations fiscales d’États membres déplorent le manque de transparence des plateformes quant à leurs modalités de création de valeur. Il existe certes à l’heure actuelle des mécanismes d’échange d’information entre les administrations fiscales permettant d’identifier les activités des prestataires étrangers. Mais ces mécanismes demeurent encore trop peu utilisés, notamment en matière d’imposition indirecte.

Des outils complémentaires pourraient être imaginés, à l’instar d’une forme de transparence granulaire que le numérique by design permet désormais sans coût supplémentaire. Ce mode de construction des outils numériques et des plateformes, particulièrement promu dans le cadre du RGPD (Règlement général de protection des données personnelles), permettrait, sans coût supplémentaire, d’adapter la fiscalité au produit réel des plateformes.

En l’absence de tels outils, les gouvernements européens, tout comme les institutions européennes, pourraient être amenés à privilégier des solutions sous-optimales, appuyées sur des informations telles que le nombre de transactions. Vos rapporteurs estiment donc que, dans le respect du secret d’affaires et de la propriété intellectuelle sur les outils technologiques que développent les plateformes, celles-ci, qu’elles soient européennes ou extra-européennes, devraient contribuer à la définition d’une fiscalité adaptée à leur activité et fournir les informations nécessaires à la bonne appréhension de leur valeur.

D.   L’articulation avec les projets d’harmonisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés

M. Alain Lamassoure a rappelé à vos rapporteurs le contexte dans lequel s’inscrivait l’actuel projet de TSN : celui d’une Europe de l’harmonisation fiscale. La Commission européenne avait en effet soumis au Conseil deux propositions visant la mise en place d’une assiette commune pour l’impôt sur les sociétés ([16]). Votre Commission a déjà réfléchi à l’intérêt d’un tel système ([17]), qui présenterait de nombreux avantages, tant pour les États membres que pour les entreprises.

Les premiers pourraient bénéficier, selon la Commission européenne, dans les calculs que cette dernière a menés pour accompagner sa proposition de directive, d’une augmentation de 3,4 % de l’investissement, entraînant une augmentation du taux d’emploi dans l’Union de 0,6 %. Les secondes pourraient n’avoir à interagir qu’avec un guichet unique à l’échelle de l’ensemble du marché unique. Cela constituerait un évident outil d’attractivité européenne pour les entreprises issues de pays tiers.

Le premier projet dit ACCIS, présenté en 2011, avait déjà été abandonné compte tenu de la difficulté des décisions au Conseil et de l’attachement jaloux des États membres à leurs prérogatives fiscales. Le « paquet » de 2016 est actuellement en cours d’examen, mais vos rapporteurs craignent qu’il ne reste lui aussi dans les limbes. De fait, seul le projet dit ACIS semble pour l’instant avoir une chance de prospérer, mais, sans consolidation de l’assiette, l’harmonisation elle-même menace de perdre de sa pertinence.

Vos rapporteurs estiment donc que doit s’appliquer une certaine cohérence : la TSN, qui n’est elle-même qu'une solution de repli à défaut de solution internationale, ne doit en rien conduire les États membres à se satisfaire de la situation actuelle. Ils appellent donc le Gouvernement français à reprendre, notamment avec son partenaire allemand, les travaux sur le projet d’ACCIS, afin de dégager une position commune à même d’entraîner par la suite l’ensemble des États membres de l’Union européenne, ou, à défaut, une coalition de pays volontaires.

E.    De nouvelles règles fiscales en fonction des innovations numériques à venir

Vos rapporteurs ont pu constater dans plusieurs auditions que se vérifiait l’idée selon laquelle le rythme d’évolution technologique actuel pouvait rendre rapidement obsolète le cadre fiscal appliqué actuellement au domaine du numérique. En particulier, l’ère actuelle, qui s’appuie avant tout sur l’existence de plateformes, pourrait céder prochainement le pas, dans de nombreux secteurs, à une organisation désintermédiée, fondée sur des outils comme la « blockchain ».

D:\Utilisateurs\CBORIAUD\Bureau\Capture.PNG

 

Si l’ampleur du potentiel de la « chaîne de blocs » est loin d’avoir été totalement mesurée, les difficultés qu’un tel système pourrait représenter quant à la détermination d’une base fiscale pertinente ont déjà été identifiées par l’administration. Ainsi, France Stratégie rappelle qu’« à ce stade du développement des usages, l’insécurité juridique sur des sujets de base comme la comptabilité, la fiscalité ou la relation avec les banques et le manque d’expertise des pouvoirs publics deviennent néfastes, tant du point de vue du contrôle des usages délictuels que de l’accompagnement du développement industriel d’un secteur prometteur ([18]). »

La disparition de certains « tiers de confiance », et l’affaiblissement subséquent de leur rôle de consolidation des bilans comptables, renforcera l’opacité des modalités de répartition de la valeur et fragilisera l’administration fiscale dans sa mission de recouvrement.

Il apparaît en effet que la fiscalité française, et a fortiori européenne, a encore du mal à appréhender la matière des blockchains, notamment en raison de la nature juridique imprécise des actifs numériques. Le Gouvernement et le législateur se saisissent actuellement de ce sujet dans le cadre de l’examen du Projet de Loi de Finances pour 2019. Les crypto-actifs sont actuellement soumis à trois régimes différents, pouvant aboutir à des taux supérieurs à 60 %.

Vos rapporteurs sont bien conscients du caractère prématuré pour adapter le système de la fiscalité internationale à une forme de désintermédiation de l’économie. Ils saluent toutefois la mise en place d’un groupe de travail dédié au sein de l’OCDE et encouragent le Gouvernement français à prendre toute sa part dans ces travaux, ainsi que dans toute autre enceinte poursuivant une visée identique.


La technologie de la blockchain

 

La « chaîne de blocs » est une innovation à la fois technologique et systémique. Les transactions, dans les mondes physique et numérique, s’appuient actuellement sur l’existence d’un intermédiaire, qui agit comme un tiers de confiance. De nombreuses plateformes jouent actuellement le rôle de ce tiers, pour des services de location d’appartements pour des loisirs ou des services de véhicule de tourisme avec chauffeurs. Les banques et les compagnies d’assurance fondent évidemment depuis longtemps leur modèle économique sur les fonctions d’intermédiation financière.

 

Le principe d’une blockchain consiste avant tout à supprimer l’existence d’un tiers de confiance pour certifier un contrat ou une transaction. En lieu et place, un réseau de pair à pair enregistre l’ensemble des transactions dans un registre qui conserve la trace de l’ensemble des opérations effectuées dans ce contexte. Ce système permet à la fois de conserver l’historique du système, mais aussi de garantir le caractère infalsifiable des informations échangées. Le registre lui-même est partagé entre l’ensemble des membres du réseau, qui peuvent à tout moment vérifier par ce biais si la personne avec laquelle ils échangent possède bien l’actif qui les intéresse.

 

Cette technologie a été d’abord utilisée dans le cadre des crypto-monnaies, dont le bien connu Bitcoin mais elle a eu tendance à se développer dans un grand ensemble de secteurs.

 

 


—  1  —

 

   TRAVAUX DE LA COMMISSION

La Commission s’est réunie le mercredi 28 novembre 2018, sous la présidence de Mme Sabine Thillaye, Présidente, pour examiner le présent rapport d’information assorti de conclusions.

Mme la présidente Sabine Thillaye. Mes chers collègues, je souhaite la bienvenue dans notre commission à notre collègue Frédérique Dumas, qui remplace Sophie Auconie pour le groupe UDI Agir et Indépendants.

Le premier point de notre ordre du jour porte sur la présentation du rapport d’information sur la fiscalité du numérique, sujet d’actualité sur lequel, comme j’ai pu le constater à la COSAC, les États membres ne sont pas tous d’accord. Nous sommes impatients de vous entendre sur ce sujet qui impacte beaucoup nos économies et sur lequel nous aimerions voir l’accomplissement de progrès.

Mme Marietta Karamanli, rapporteure. Madame la présidente, mes chers collègues, nous avons travaillé depuis plusieurs mois sur ce rapport qui traite d’un sujet d’actualité difficile. S’il peut paraître technique, il faut le rendre accessible à nos concitoyens, concernés au premier rang. Même si nos travaux ont été placés sous le signe du consensus, ce n’est pas pour autant que nous allons réussir à convaincre les autres États – il faut être modeste et humble ! – mais nous espérons que notre contribution permettra d’avancer sur la question.

Une fiscalité juste consiste à prélever sur la richesse créée la part qui sert à rémunérer les biens publics qui ont contribué à réaliser une activité économique, dans un territoire donné. Comme le dit la sénatrice américaine Elisabeth Warren « personne n’est devenu riche tout seul », y compris dans le numérique, et le contrat social implique une répartition équitable. Alors que les ressources publiques sont comptées, et que les phénomènes de mise en cause de la pression fiscale se développent, nos concitoyens ont de plus en plus de mal à comprendre que certaines grandes entreprises se soustraient à une contribution publique équitable, et ils ont raison.

Les États membres de l’Union européenne présentent des infrastructures très développées, un réseau numérique particulièrement étendu et rapide, une force de travail parmi les plus éduquées et les mieux formées au monde. Autant d’atouts dont peuvent facilement bénéficier les entreprises désireuses de travailler et de commercer au sein de l’Union. Nous avons tout lieu de nous en réjouir : ce sont là des preuves du dynamisme économique de l’Europe, et de sa compétitivité. Cependant, le tableau n’est pas aussi idyllique que cela, et les nouvelles entreprises, notamment dans le secteur numérique, se caractérisent par des modalités de création de valeur et de fourniture de services qui s’affranchissent d’un grand nombre de contraintes auxquelles sont encore soumises les industries dites traditionnelles. Elles s’appuient souvent sur des actifs incorporels, comme des logiciels ou des algorithmes, qui les mettent en capacité de vendre des biens et de fournir des services à des utilisateurs sans la moindre présence physique dans l’État où ont lieu les transactions. Ces entreprises savent tirer parti de l’inadéquation du système fiscal international et de son insuffisante modernisation. Ses fondements, établis au début de ce siècle, sont en effet aujourd’hui dépassés par les évolutions technologiques.

Par ailleurs, comme le démontre le rapport de 2013 de MM. Colin et Collin, plusieurs géants du numérique, qui ne sont que trop connus aujourd’hui ont bâti leur dispositif de localisation des bénéfices en fonction des outils que leur proposaient les États, notamment ceux à faible taux d’imposition. Les représentants du ministère irlandais des finances, rencontrés lors d’un déplacement à Dublin, assument et revendiquent l’utilisation des incitations fiscales comme avantage comparatif de leur pays dans l’Union. Il s’agit là pour eux d’un attribut essentiel de souveraineté économique, auquel ils ne veulent en aucun cas renoncer et ce au détriment d’une harmonisation fiscale qu’emporte l’idée d’une concurrence non faussée.

Par le biais de ces incitations consenties par certains États européens, les méthodes d’optimisation fiscale que les entreprises ont employées ne sont rien d’autre que le résultat d’une concurrence acharnée à l’échelle mondiale pour attirer la base fiscale. De nombreuses États voient ainsi cette matière fiscale s’éroder, tandis que d’autres concentrent de nombreuses localisations de bénéfices. Cela entraîne une rupture dans le contrat de base qu’est la fiscalité des sociétés : ces dernières bénéficient des investissements publics à condition d’y participer à leur juste proportion. Les pratiques agressives d’optimisation fiscale, outre le fait qu’elles font peser toujours plus la charge fiscale sur les facteurs les moins mobiles de production, à commencer par les travailleurs, conduisent à fausser largement la concurrence dans l’Union européenne et avec les autres pays. Les multinationales acquièrent une position monopolistique d’autant plus rapidement qu’elles agissent comme des passagers clandestins du système fiscal international, privant de nombreuses pépites européennes de toute possibilité de les concurrencer.

Ces sept dernières années, selon la Commission européenne dans sa communication du 21 mars 2018, « les principales entreprises du secteur du numérique ont vu leur chiffre d'affaires brut croître en moyenne d’environ 14 % par an, contre quelque 3 % pour les entreprises informatiques et de télécommunications et 0,2 % pour les autres sociétés multinationales. Il s’agit là d’un signe positif du dynamisme du secteur et de son potentiel ». Ainsi, les entreprises numériques se développent beaucoup plus rapidement que l’économie dans son ensemble, et les plus grandes d’entre elles disposent d'énormes bases d’utilisateurs et de consommateurs au sein de l’Union. Mais, alors même que ce développement devrait les faire contribuer à une juste part du financement des écosystèmes économiques, cela est loin d’être le cas. Les entreprises numériques sont imposées à un taux inférieur de plus de moitié au taux applicable aux modèles d’affaire traditionnels (taux d’imposition moyen effectif de 9,5 % contre 23,2 %).

Cette situation n’est pas acceptable, et n’a que trop duré. Elle est permise par l’inertie des États de l’Union – comme l’a vu notre présidente à la dernière COSAC –, qui ne parviennent pas à s’entendre et laissent passer les opportunités de créer un espace fiscal harmonisé et moderne, année après année. Il est de notoriété publique que l’Union européenne, dans un domaine fiscal qui compte parmi les prérogatives les plus jalousement gardées par les États membres, est à la peine. Les difficultés que rencontre la mise en place d’un impôt harmonisé sur les sociétés, dont les négociations ont été relancées depuis 2011, en sont la preuve éclatante. Alors même que la reprise des discussions autour du projet d'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés (ACCIS) et du projet d’assiette commune pour l’impôt sur les sociétés (ACIS) avait suscité des espoirs réalistes de mener ces projets à terme, l’élan aujourd’hui retombé fait craindre un nouvel échec pour l’Union. Ces échecs sont autant d’aveux d’impuissance, qui doivent, selon nous, être démentis par un soutien franc et fort des parlements nationaux aux initiatives européennes.

La condition de l’unanimité dans les décisions concernant le domaine fiscal rend difficile de parvenir à des compromis acceptables par tous les États membres, dont les modèles économiques et sociaux divergent encore souvent fortement. Toutefois, elle ne doit pas devenir une excuse pour les États, et leur permettre de se complaire dans l’inaction en en faisant porter la responsabilité à la Commission ou à d’autres États membres récalcitrants. Il nous apparaît à cet égard qu’un pays comme la France se doit de faire partie des acteurs positifs sur ces sujets, même si elle ne peut prétendre régler seule le problème. Face à cet enjeu structurel qu’est le vote à l’unanimité au Conseil sur les sujets de la fiscalité, peut-être devrions-nous réfléchir à aller plus loin.

Pour résumer, je souhaiterais rappeler trois idées et observations qui résument notre point de vue partagé. Premièrement, il s’agit d’indiquer que notre travail n’est qu’une première étape, certes partielle, mais qui constitue un point de soutien aux autres initiatives en cours, que ce soit au niveau européen ou au plan international. Deuxièmement, la question est posée de savoir si nous voulons une taxation au niveau européen des entreprises du numérique, et, à terme, une taxation plus large des entreprises ayant une logique ou un modèle économique analogues générant toutes leurs richesses sur un territoire mais n’y payant peu ou pas d’impôt. Enfin, et troisièmement, vous verrez dans nos conclusions un appel à la vigilance de l’Union européenne et de ses États membres : il faut prendre nos responsabilités politiques et accepter un premier pas, afin d’enclencher un mécanisme vertueux. On ne peut demander aux citoyens de l’Union européenne de faire des efforts si les entreprises les plus riches ne contribuent pas aux dépenses dont tous ont besoin. Vous retrouverez tous ces éléments dans la proposition de conclusions que mon collègue va vous présenter plus en détail.

M. Éric Bothorel, rapporteur. Je crois qu’on a rendez-vous avec l’histoire, s’agissant la fiscalité du numérique, et le conseil « Ecofin » qui va se dérouler la semaine prochaine va être déterminant. Je pense que notre approche ici n’est pas très éloignée des préoccupations qui agitent aujourd’hui nos territoires. Il apparaît aussi dans les revendications citoyennes que l’attente d’égalité et d’équité fiscale est forte. Évidemment, on pense à un certain nombre de grands acteurs dont les résultats économiques, commentés par la presse, laissent apparaître que leur contribution au fonctionnement des États par l’intermédiaire de l’impôt n’est pas toujours à la hauteur de ce qu’il devrait être. C’est un élément d’actualité à la fois par rapport aux attentes citoyennes, mais aussi au regard du risque de se faire dépasser par les disruptions technologiques et les innovations. De ce point de vue, la fiscalité participe aussi d’une forme de régulation du marché et introduit de toute façon des éléments de nature à remettre de la loyauté dans la concurrence. Nous sommes à un rendez-vous de l’histoire à la fois pour nos concitoyens, mais aussi pour la construction économique européenne, afin de faire vivre le marché unique numérique renforcé par le règlement général de protection des données. Il faut vraiment que ce dispositif fiscal puisse, dans un cadre à la fois harmonieux et efficace, consolider la construction européenne.

Les réflexions sur la mise en place d’une fiscalité du numérique remontent à plusieurs années. Sans entrer dans le détail des divers rapports qui ont été portés à l’attention des gouvernements, la capacité de l’Union européenne de se mobiliser pour assurer une fiscalité équitable sur les activités numériques a souvent été interrogée. Ces réflexions ont connu une accélération l’année dernière. Un certain nombre d’États membres, réunis autour de la France et de l’Allemagne, se sont engagés par une initiative commune en septembre 2017. Sous la présidence estonienne qui, on le sait, était particulièrement proactive sur les questions liées au numérique, cette initiative a prospéré, recueilli le soutien d’un total de dix-neuf États membres et la Commission européenne a présenté une première communication le 21 septembre 2017, pour « un système d’imposition juste et efficace au sein de l’Union européenne pour le marché unique numérique ».

C’est à la suite de cette première étape que la Commission a proposé, en mars 2018, un « paquet » législatif destiné à pallier les effets les plus délétères de cette situation, avec deux propositions. Je vais commencer par celle qui nous occupera sur le temps long, à savoir la proposition de directive visant à établir le concept de « présence numérique significative » pour l’établissement de l’impôt sur les sociétés, qui permettrait de pallier l’insuffisance du concept « d’établissement stable », qui a désormais beaucoup moins de pertinence. Nous y revenons en détail dans le rapport. Ce nouveau concept prend en compte la nature des organisations économiques, la fabrication de la chaîne de valeurs et la structuration de cette économie numérisée. Le concept de « présence numérique significative » repose sur trois critères : les produits, le nombre d'utilisateurs et le nombre de contrats. La présence d’entreprises qui pratiquent des activités transfrontières, sans pour autant posséder de présence commerciale physique dans l’État de vente, sera caractérisée à deux conditions : la première étant que les produits tirés de la fourniture de services excèdent 7 millions d’euros, et la deuxième que le nombre d'utilisateurs dépasse 100 000 ou que le nombre de contrats commerciaux soit supérieur à 3 000.

En fonction de ces critères, les bénéfices seront taxés selon les règles applicables actuellement aux établissements stables physiques. En d’autres termes, ce nouveau concept appliqué à l’imposition sur les sociétés permettra de reconnaître – enfin – que des entreprises peuvent capter de la valeur, bénéficier des infrastructures construites sur les fonds publics, sans être physiquement présentes. La taille de leur activité justifiera donc amplement l’imposition de leurs bénéfices. L’Union européenne n’est en rien isolée sur ce sujet, puisque ce concept est actuellement discuté au sein de l’OCDE et déjà mis en œuvre en Israël. Ce concept pourrait, en outre, être une brique supplémentaire pour les travaux relatifs à l’impôt sur les sociétés, autour des deux propositions de directive ACIS et ACCIS. Nous avons en effet acquis la conviction, au cours de notre mission, que le « paquet » de la Commission européenne relatif à la taxation du numérique était un pas en avant vers l’intégration fiscale européenne, mais que celle-ci ne devait pas s’arrêter là, comme vous l’a signalé ma collègue Marietta Karamanli. L’harmonisation de l’assiette pour l’impôt sur les sociétés doit aboutir, il en va de la crédibilité de l’Union européenne et d’une forme de justice sociale et fiscale.

C’est précisément cette dernière notion qui a animé la deuxième proposition de directive de la Commission européenne, à savoir la Taxe sur les Services Numériques (TSN). Cette taxe vise à faire contribuer les entreprises numériques dépassant un certain seuil d’activité aux ressources publiques européennes. L’assiette comprend les principales activités auxquelles participent les utilisateurs de ces plateformes, créant par là même une partie de leur valeur. La proposition initiale comprend trois types de services numériques qui sont, en premier, les services dont la valeur principale est créée par les données de l'utilisateur – soit au moyen de la publicité, soit grâce à la vente des données recueillies par les entreprises –, en deuxième, les services de plateformes numériques qui facilitent l'interaction entre les utilisateurs – lesquels peuvent ensuite échanger biens et services par l'intermédiaire de ladite plateforme – et enfin la vente d’espaces publicitaires en ligne. Vous constatez que la TSN, que l’on nomme parfois la taxe GAFA, n’est pas en réalité une taxe GAFA puisque les activités d’Apple et Amazon ne font pas partie des trois types de services cités.

Les seuils proposés restreignent encore cette assiette, puisque ne seront assujetties à cette taxe que les entreprises dont le produit annuel atteint un total de 750 millions d’euros au niveau mondial, dont 50 millions d’euros au titre d’activités exercées au sein de l'Union européenne. Ces seuils permettent de protéger les jeunes pousses, notamment européennes, mais également d’intégrer dans le champ de la taxe les entreprises les plus solides au niveau mondial. Cela se justifie par plusieurs raisons, je vous donne les deux principales.

Première raison, l’objet de cette taxe est de rétablir un semblant d’équité concurrentielle, dans un monde numérique où les monopoles se créent en l’espace de quelques mois. La logique du winner takes it all favorise naturellement les acteurs les moins vertueux fiscalement, qui utilisent leurs ressources supplémentaires pour investir dans leurs domaines et éliminer la concurrence. L’innovation des acteurs du numérique ne se résume bien évidemment pas à la seule ingénierie fiscale, mais il serait naïf de croire que l’optimisation fiscale de certains géants ne leur a pas bénéficié dans l’établissement de positions hégémoniques. Deuxième raison, la taxe porte sur le chiffre d’affaires des entreprises, et non sur leurs bénéfices, en vertu des blocages internationaux à l’échelle de l’OCDE. Ce type de fiscalité indirecte, nous en convenons, est peu satisfaisant, car elle touche les entreprises qui font des bénéfices comme celles qui n’en font pas. Il est toutefois couramment admis que des entreprises, à partir d’une certaine taille, font des bénéfices, qui n’apparaissent pas s’ils sont immédiatement réinvestis dans l’entreprise. Cette taxe sur le chiffre d’affaires a donc vocation à s’appliquer uniquement aux entreprises les plus grandes au niveau mondial.

Certains de nos collègues outre‑Atlantique ont rapidement crié au scandale, dénonçant une taxe discriminatoire qui viserait en priorité les entreprises américaines. L’utilisation de l’acronyme GAFA laisse à penser que les entreprises américaines sont ciblées. Il n’en est rien, plusieurs dizaines d’entreprises européennes, dont certaines françaises, sont inclues dans le champ de la taxe. J’en veux pour preuve les nombreuses sollicitations que nous avons reçues, un courrier envoyé à la Commission européenne par un certain nombre d’entreprises européennes et des articles de presse appelant à renoncer au projet de taxe. Cette taxe a pour seul objectif le rétablissement d’une première forme d’équité fiscale dans le secteur du numérique. Le taux de 3 %, les ressources espérées de 5 milliards d’euros à l’échelle de l’ensemble de l’Union européenne, ne font pas de ce dispositif l’alpha et l’oméga de ce que serait la fiscalité internationale du numérique au XXIe siècle. Mais elle est un premier outil permettant de revenir sur un scandale fiscal que les citoyens européens ne peuvent plus supporter. Cette proposition devrait ne s’appliquer qu’en l’absence de consensus international.

Je retiens de mon déplacement en Irlande, pays notoirement opposé au projet de la Commission européenne, qu’il existe des marges de manœuvre. Même chez nos partenaires européens en apparence les plus opposés au projet, il y a une prise de conscience que les choses ne peuvent plus continuer comme cela. Nous estimons donc, avec ma collègue rapporteure, que le projet de la Commission européenne peut agir comme un catalyseur au niveau international. L’OCDE, dans le cadre de son programme de lutte contre l’érosion des bases fiscales, pourrait parvenir en 2020 à une solution qui siérait à l’ensemble des 117 États qui participent au Forum inclusif sur ce sujet, y compris la Chine et les États‑Unis. C’est la solution qui, à nos yeux, aurait le plus de sens. Mais nous ne perdrons pas de vue qu’en l’absence de ce consensus, l’Union européenne aura toute latitude pour agir. C’est pourquoi la proposition de taxe doit comprendre un mécanisme automatique de mise en œuvre en 2020, si jamais les discussions internationales à ce sujet venaient à échouer. Elles ont trop duré. Il est temps aujourd’hui d’aboutir. Cette sorte d’ « épée de Damoclès » planant au-dessus des travaux de l’OCDE signifie bien que l’Union européenne ne peut plus plaider l’impuissance face à l’injustice fiscale. C’est pourquoi, mes chers collègues, nous vous proposons d’adopter les conclusions qui vous sont soumises. Nous vous en remercions.

L’exposé des rapporteurs a été suivi d’un débat.

Mme la présidente Sabine Thillaye. Merci à nos rapporteurs pour ces éclaircissements. Selon vous, ce concept de « présence numérique significative » qui remplace celui « d’établissement stable » est-il assez précis pour être utilisable ?

M. Éric Bothorel, rapporteur. Ce concept est d’un cran supérieur et plus conforme aux réalités économiques de l’organisation des entreprises. Il concerne non seulement des entreprises uniquement orientées vers des activités numériques mais aussi des entreprises, parfois les plus nombreuses, qui deviennent hybrides avec des activités traditionnelles, industrielles et qui numérisent leur activité. Le concept « d’établissement stable » ne résistait pas à la manière dont la richesse et la valeur étaient créées avec une faible implantation locale et des créations de richesse extrêmement importantes en volume. C’est pourquoi il a fallu glisser vers un nouveau concept qui est beaucoup plus adéquat. On nous opposera qu’on aura du mal, au rythme où les choses évoluent, à trouver l’assiette fiscale parfaite. Il faudra se rapprocher de la base la plus juste et la plus largement partagée pour trouver un consensus autour d’une fiscalité du numérique, ou plutôt, comme l’a indiqué ma collègue Marietta Karamanli, d’une fiscalité revisitée des entreprises qui sont toutes plus ou moins numériques. Il faut trouver un dispositif qui convienne à toutes les entreprises. Je pense que les propositions sur la table ainsi que celles auprès de l’OCDE vont dans le bon sens. On se rend compte, quand on parle avec les acteurs concernés, qu’on est assez proche de ce que pourrait être leur contribution de demain au fonctionnement des services de l’État et de l’économie.

Mme la présidente Sabine Thillaye. Je reste dubitative sur certaines notions. J’aimerais bien savoir ce que veut dire le qualificatif « significatif » associé au mot « présence ».

M. Pieyre-Alexandre Anglade. Merci chers collègues pour cet exposé complet sur un sujet que vous maîtrisez parfaitement. J’aimerais vous entendre encore plus sur cette taxe qui ne recueille pas l’assentiment de tous les partenaires européens, la France ayant ces derniers mois, sous l’impulsion de Bruno Le Maire, fortement cherché à la faire adopter. On évoque, parmi les craintes des pays européens, celle des représailles susceptibles d’être mises en œuvre par les Américains et l’hypothèse de contre-mesures très probables de la part de l’administration américaine. Dans le cadre des auditions que vous avez menées, avez-vous recueilli chez vos interlocuteurs ce sentiment de crainte de contre-mesures ? Y a‑t‑il un vrai risque ? Des solutions d’endiguement des contre-mesures américaines ont‑elles été envisagées ?

Mme Frédérique Dumas. Je suis ravie de pouvoir participer pour la première fois à une réunion de la commission. Ma question porte sur les données brutes et les difficultés, que vous évoquez dans le rapport, de « faire la partition, en matière de création de valeur, entre ce qui relève des données brutes et de leur traitement » et de « créer de la valeur numérique par d’autres biais ». Dans un récent article des Échos, Emmanuelle Deglaire et Jean‑Olivier Pirlet préconisent « une fiscalité basée sur la data brute en elle-même, plutôt que sur ses produits dérivés ou services numériques, (qui) aurait pour avantage premier de s'affranchir de la question de la quantification de sa valeur. Ensuite, elle aurait pour effet de rationaliser l'escalade contemporaine du volume de données collectées, mais aussi stockées, et ses conséquences induites non négligeables en matière écologique. » Que pensez‑vous des réflexions de ces spécialistes du droit fiscal ?

M. Éric Straumann. Pouvez-vous me dire quelle part de la fiscalité, notamment de la TVA, revient à la France lorsque, dans le cadre d’un achat par correspondance, un ordinateur est expédié d’Irlande ? Quelles sont les raisons qui sous-tendent les réticences allemandes ?

Mme Christine Hennion. C’est un sujet essentiel pour le développement équitable de l’industrie numérique européenne. Je ressens une certaine frustration devant le champ finalement très restreint de la taxation des services. Ni Apple ni Amazon ne seront concernées dans cette étape intermédiaire. Or aujourd’hui l’offre de ces deux entreprises s’élargit jusqu’à la création et la diffusion de biens culturels. Comment pourrait-on prendre en compte ce cas de figure dès cette étape intermédiaire ?

M. Thierry Michels. Quels sont les États membres qui nous appuient dans cette démarche ?

Mme Marietta Karamanli, rapporteure. M. Anglade, s’agissant des craintes de représailles, aux États-Unis même, des unités fédérées, la Californie, l’État de New‑York, appliquent une taxation des sociétés qui prend en compte leurs profits mondiaux consolidés et une fraction des ventes à la fois au niveau mondial et dans l’État en question. Cette idée est donc déjà acclimatée dans un contexte qui n’est pas particulièrement hostile au monde des affaires. Si l’Europe décidait de mettre en place un système similaire, nous aurions donc cet argument à faire valoir. Cette idée repose sur l’idée simple que si l’on peut artificiellement délocaliser les profits, on ne peut pas délocaliser les clients. La Grande-Bretagne, l’Italie y réfléchissent également. Nous sommes aujourd’hui dans une première étape, la réflexion se poursuit sur les textes proposés en 2011, et nous attendons aussi beaucoup des travaux en cours à l’OCDE.

M. Straumann, la France applique la TVA sur le commerce en ligne. Quant aux réticences allemandes, nous ne sommes pas dans le secret, mais le poids de l’industrie automobile dans l’économie et les exportations est sans doute un facteur d’explication, notamment pour les données en ce qui concerne les voitures exportées. La définition de la valeur de la donnée est un enjeu essentiel. Elle ne peut pas reposer uniquement sur le lieu où elle est produite, ou à la localisation géographique de l’entreprise, elle peut aussi être évaluée par un pourcentage de la valeur créée au niveau mondial par ladite entreprise. Reste à mesurer cette valeur, ce qui n’est pas encore totalement fait aujourd’hui.

M. Éric Bothorel, rapporteur. Avec le Règlement général sur la protection des données, l’Europe a imposé sa singularité, elle a affirmé une voix numérique différente, et ce dispositif fiscal en est le complément. Des représailles sont toujours possibles dans le jeu de la « diplomatie économique », les États-Unis observent avec attention la façon dont l’Europe agit sur ces sujets numériques, pour s’assurer que son marché de 500 millions d’utilisateurs sera en capacité de permettre l’émergence d’acteurs européens.

Nous avons perçu ce type de craintes lors de notre déplacement en Irlande, dont chacun connaît la proximité très forte avec les États-Unis, en raison de l’histoire et de la présence importante d’acteurs économiques américains sur ce territoire. Nos interlocuteurs ont mis en avant l’attractivité intrinsèque de leur écosystème pour justifier de la présence de ces acteurs, mais lorsque nous les avons pris au mot en arguant que la taxation serait donc plus que compensée par cette attractivité, nous avons bien vu que ce sujet de la fiscalité restait un point dur.

Sur les données, le modèle aujourd’hui semble privilégier une corrélation entre la création de valeur et la capacité à emmagasiner des données brutes, mais rien ne dit que ce ne sera le cas demain : on peut imaginer des acteurs créant de la valeur sans que cette dernière ne repose sur une collecte massive de données. On ne peut donc pas simplement projeter dans le futur ce qui existe aujourd’hui. La 5 G va générer des applications nouvelles dans des domaines extrêmement divers, la santé, les véhicules autonomes. Les Allemands sont extrêmement attentifs à cette question. C’est un changement majeur qui modifiera le modèle traditionnel de la création de valeur.

Sur la question des alliés, ce sujet requiert l’unanimité, une coalition ne sera donc pas suffisante, il nous faut trouver un consensus. A l’été 2017, l’Allemagne a été parmi les premiers à soutenir la France dans sa volonté de donner un nouvel élan à ce projet, puis les choses se sont un peu tassées. Je ne peux pas prédire qu’elle sera sa position la semaine prochaine, mais je conserve l’espoir d’un retour de son enthousiasme initial.

Sur la clause inversée, les discussions se poursuivront sans doute jusqu’à la semaine prochaine. Nous sommes plutôt d’avis d’attendre l’achèvement des travaux à l’OCDE, qui sont de qualité et adaptés aux évolutions de marchés, qui retiennent l’attention à la fois des acteurs politiques et économiques.

Il faut donc à la fois laisser une chance à ce processus mais aussi dire que la patience de l’Europe n’est pas infinie. Simplement donner du temps au temps ne suffira pas pour trouver un consensus, il faut un aiguillon, une épée de Damoclès.

Mme Christine Hennion. Je crois ne pas avoir eu de réponse à ma question sur l’absence de prise en compte dans le champ des services culturels des entreprises comme Apple et Amazon.

M. Éric Bothorel, rapporteur. C’est clair, il s’agit d’une « taxe‑GF », à ce stade seules 150 entreprises françaises pourraient y être soumises, et les discussions en cours sur une éventuelle franchise pour prendre en compte le cas des jeunes pousses pourraient encore réduire ce nombre. Je partage votre sentiment que l’absence des principaux acteurs du commerce en ligne est illogique. Mais d’autres leviers d’action sont possibles à leur égard, je pense notamment à la question plus générale de la concurrence fiscale intra-européenne et à la question des avantages nés de leur établissement au Luxembourg. Il faut remettre de la loyauté dans la concurrence. Nous l’avons dit dans le rapport, quelles que soient les bonnes raisons avancées sur le fait de ne pas être discriminants contre certains acteurs, le résultat est que nous avons peut-être été trop précautionneux et du coup certains sont hors de la cible.

Adopter la taxe sur les services numériques, qui ne sera opérationnelle que d’ici 2020, doit être compris comme une phase transitoire mais néanmoins indispensable. Il reste du temps pour parfaire le dispositif technique qui peut encore être amélioré. Certes, ce dispositif ne sera pas parfait car il s’agit toujours d’une taxe sur le chiffre d’affaires mais néanmoins ce sera une manière d’affirmer que l’Europe peut adopter une mesure fiscale importante qui montre sa détermination à prendre des décisions concrètes pour s’orienter vers une harmonisation fiscale. Ce sera toujours préférable à l’adoption de mesures fiscales unilatérales et désordonnées de la part de chaque État membre. Cette première étape dans l’imposition des entreprises du numérique est très attendue par nos concitoyens qui y voient un symbole de l’avancée vers plus d’équité et d’harmonisation fiscale en Europe.

Mme Marietta Karamanli, rapporteure. Il me semble important de montrer un signal fort de la détermination de l’Union européenne à avancer sur ces questions complexes. Cette taxe sur les services numériques doit être temporaire. La réflexion doit se poursuivre au sein de l’Union européenne mais aussi au niveau international, dans le cadre de l’OCDE.

Mme la présidente Sabine Thillaye. Je remercie les rapporteurs pour leur présentation et pour cet échange très intéressant. Nous suivrons de très près l’évolution de cette question fiscale, importante pour le développement économique de tous les États membres de l’Union européenne.

À l’issue de ce débat, la commission a autorisé la publication du rapport d’information et a adopté les conclusions suivantes :

 


—  1  —

 

   conclusions

 

La commission des Affaires européennes,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu l’article 113 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne,

Vu la proposition de Directive du Conseil concernant le système commun de taxe sur les services numériques applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques, COM(2018) 148 final,

Vu la proposition de directive du Conseil établissant les règles d'imposition des sociétés ayant une présence numérique significative, COM(2018) 147 final,

Considérant la nécessité d’instaurer une fiscalité équitable et juste dans l’ensemble des domaines économiques, y compris celui des activités numériques,

Considérant la nécessité pour l’ensemble des acteurs économiques bénéficiant d’infrastructures et de compétences humaines financées par la puissance publique de contribuer à leur juste mesure aux finances publiques,

Considérant l’inadéquation entre les modalités de détermination actuelles de l’imposition sur les sociétés, à l’échelle nationale et européenne, et la structure de nombreuses entreprises du numérique,

Considérant la validité des travaux menés dans le cadre du Plan d’Action Base erosion and profit shifting (BEPS), au sein de l’OCDE, pour relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique,

Considérant toutefois que les travaux de l’OCDE ne sauraient aboutir avant 2020,

Considérant les initiatives prises par des États membres de l’Union européenne en vue de taxer les activités des entreprises du numérique fournissant des services à leurs citoyens,

Considérant les risques de fragmentation du marché unique que de telles initiatives pourraient poser, considérant que l’accumulation de solutions nationales serait un renoncement qui freinerait la construction européenne et briserait la dynamique politique engagée jusqu’à présent,

Considérant qu’une taxe à l’échelle européenne, même provisoire, peut contribuer à lutter contre le déséquilibre concurrentiel entre des acteurs engagés dans des pratiques agressives d’optimisation fiscale et des acteurs qui paient des impôts à leur juste part,

Considérant que l’Union européenne et les États membres portent une responsabilité politique au Conseil pour trouver un accord sur une fiscalité équitable du numérique, et qu’ils doivent assurer la collaboration indispensable entre leurs administrations pour la mettre en œuvre,

● Sur la notion de présence numérique significative

1. Soutient la définition de la Commission européenne d’une présence numérique significative, qui permettrait de pallier durablement les insuffisances liées à la notion d’établissement stable, le régime de l’imposition des sociétés se fonde sur des critères physiques et matériels inadaptés au fonctionnement de l’économie numérique actuelle,

2. Estime par conséquent que cette notion pourrait être adoptée dans le cadre des travaux de l’OCDE sur l’érosion de la base fiscale et le transfert de bénéfices,

3. Estime, par ailleurs, que la notion de présence numérique significative pourrait contribuer à la réflexion pour l’établissement d’une Assiette Commune Consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS).

● Sur la taxe sur les services numériques

4. Soutient la proposition de la Commission européenne de mettre en place une taxe sur les services numériques (TSN),

5. Estime que cette taxe a vocation à s’appliquer en 2020, si et seulement si l’OCDE ne parvient pas à un consensus dans ce domaine,

6. Considère que cette taxe n’est en rien discriminatoire mais qu’elle aurait vocation à lutter contre le déséquilibre concurrentiel permettant à certains acteurs multinationaux, en vertu d’une politique d’optimisation fiscale agressive, de consolider des situations monopolistiques,

7. Alerte sur le fait qu’une telle taxe peut toutefois être rapidement remise en cause compte tenu de l’évolution rapide des technologies numériques,

8. Estime qu’il existe un certain nombre d’améliorations dont, a minima, ce projet de taxe pourrait bénéficier, en particulier, l’assiette de la taxe pourrait utilement être revue afin d’intégrer les activités de fourniture de contenus en ligne et de biens ainsi que les entreprises fournissant des services commandés via des interfaces numériques,

9. Considère qu’il convient d’éviter toute forme de double imposition qui pourrait peser sur les acteurs vertueux en matière d’imposition sur les sociétés,

10. Estime dès lors qu’il convient, dans la seule mesure où cette déduction ne contrevient pas aux conventions fiscales internationales et ne concerne donc que les seules entreprises possédant un établissement sur le sol de l’Union européenne, d’insérer au sein de la directive un mécanisme de déductibilité de la taxe de l’impôt sur les sociétés dû dans l’État membre d’établissement.

● Sur la fiscalité des activités numériques

11. Encourage le gouvernement dans sa volonté d’établir une fiscalité intelligente des plateformes, fondées sur les informations qu’elles doivent livrer quant à la création de valeur et, à ce titre, le partage d’information entre ces plateformes et l’administration fiscale,

12. Incite le Gouvernement à anticiper les évolutions technologiques dans le secteur numérique, et notamment la désintermédiation des plateformes par le biais d’outils tels que la blockchain pour déterminer au mieux ce qui doit constituer la base imposable de ces activités,

13. Estime que la taxe sur les services numériques ne peut être qu’une solution provisoire, en attendant la mise en place d’une véritable fiscalité européenne harmonisée en matière d’imposition sur les sociétés et soutient les travaux en faveur de l’adoption prochaine des propositions de directive COM(2016) 683 final de directive du Conseil concernant une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS) et COM(2016) 685 final du Conseil concernant une assiette commune pour l'impôt sur les sociétés.

 

 


—  1  —

 

   annexe : Liste des personnes auditionnées
par les rapporteurs

 

 

En France

-       Mme Maelle Charreau, cheffe de cabinet, M. Aymeril Hoang, directeur de cabinet, Secrétariat d’État auprès du Premier ministre chargé du numérique ;

-       M. Laurent Martel, conseiller fiscalité, cabinet du Premier ministre ;

-       Mme Éléonore Peyrat, conseillère affaires européennes et internationales, cabinet du Ministre de l’économie et des finances ;

-       M. Emmanuel Masse, chef du service des politiques macroéconomiques et des affaires européennes, direction générale du Trésor ;

-       Mme Shanti Bobin, cheffe de bureau, M. Anthony Gay, adjoint, bureau « relations bilatérales et instruments financiers européens », direction générale du Trésor ;

-       M. Christophe Pourreau, directeur de la Législation fiscale, Direction générale des finances publiques ;

-       Mme Salwa Toko, présidente et M. Charles-Pierre Astolfi, secrétaire général, Conseil national du Numérique ;

-       Mme Maria Teresa Fabregas Fernandez, directrice fiscalité indirecte et administration fiscale, Commission européenne,

-       M. Eric Robert, conseiller, OCDE ;

-       Me Vincent Renoux, avocat à la Cour ;

-       M. Alain Lamassoure, député européen ;

-       M. Alexandre Laumonnier, chercheur et Mme Florence Deboissy, professeure, Université de Bordeaux ;

-       M. Arthur Messaud, juriste et M. Martin Drago, chargé d'analyses juridiques et politiques, la Quadrature du Net ;

-       M. Louis Lepioufle, responsable des relations institutionnelles, Deliveroo ;

-       M. Yohann Petiot, directeur général, M. Guillaume Simonin, directeur des Affaires économiques, Alliance du Commerce ;

-       M. Éric Giuly, Clai Corporate Advocacy ;

-       Mmes Anne-Dauphine Cambournac, déléguée aux affaires fiscales, Philippine Lefèvre, déléguée aux relations institutionnelles et M. Sébastien Duplan, délégué aux relations institutionnelles, Syntec Numérique ;

-       MM. Michel Combot, directeur général et Olivier Riffard, directeur des affaires publiques Fédération Française des Télécoms ;

-       M. Anthony Colombani, directeur des affaires publiques, Bouygues Télécom ;

-       M. Pierre Petillault, directeur adjoint des affaires publiques et Mme Claire Chalvidant, directrice des relations institutionnelles, Orange ;

-       Mme Claire Perset, directrice des affaires publiques et de la RSE du groupe SFR ;

-       Mmes Marie Even, secrétaire générale et Cécile Barateau, responsable des relations institutionnelles, Cdiscount ;

-       M. Jacques Creyssel, délégué général et Mme Cécile Rognoni, directrice des affaires publiques de la fédération du commerce et de la distribution ;

-       M. Pascal Rabre, directeur fiscal France, Carrefour.

 

 

En Irlande

-       M. Pierre Mongrué, conseiller économique, direction générale du Trésor, Ambassade de France à Dublin ;

-       MM. Pat Ivory, Director for EU & International Affairs et Fergal O’Brien, Director of Policy and Chief Economist et Gerard Brady, Senior Economist, Irish Business and Employers Confederation ;

-       Dr James Stewart, professeur agrégé adjoint de Finance, School of Business, Trinity College ;

-       M. Martin Lambe, Chief Executive, Mmes Anne Gunnell, Director of tax Policy & Representation, Olivia Buckley, Communications Director et Clare McGuiness, Senior Tax Policy Manager, Irish Tax Institute ;

-       MM. John Hogan, Assistant Secretary, Brendan Crowley, Principal Officer, Tax Division et Gerard Keown, Counsellor, EU & International Division, Department of Finance, Ministère des Finances ;

-       M. Gerry Horkan, sénateur, vice-président, Comité des finances du Parlement ;

-       M. Feargal O’Rourke, Managing Partner et Mme Mary Honohan, Tax Partner, PricewaterhouseCooper.

 

 

Contributions écrites

-          La Poste

-          Solocal

-          Tech’in France


([1]) Pierre Collin et Nicolas Colin, Mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique, « Rapport au Ministre de l’économie et des finances, au Ministre du redressement productif, au Ministre délégué chargé du budget et à la Ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l’innovation et de l’économie numérique », janvier 2013.

([2]) Op. cit.

([3]) Les termes d’entreprises du numérique sont volontairement flous, compte tenu de la difficulté d’isoler entièrement les entreprises traitant uniquement de services numériques d’entreprises dont une partie seulement du chiffre d’affaires concerne de tels services.

([4]) Projet OCDE/G20 sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices, « Relever les défis fiscaux posés par l'économie numérique, Action 1 – Rapport final 2015 ».

([5]) Les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l'économie – rapport intérimaire de l’OCDE, mars 2018.

([6]) Étude d’impact annexée aux deux propositions de directives que comprend le paquet du 21 mars relatif à la fiscalité du numérique.

([7]) Il s’agit la plupart du temps d’une taxe spécifique aux entreprises de vidéo à la demande (VOD) et aux acteurs over-the-top (OTT), tels que les services de messagerie WhatsApp ou Messenger.

([8]) Mission d'expertise sur la fiscalité de l'économie numérique, Pierre Collin et Nicolas Colin, Ministère de l'économie et des finances, janvier 2013.

([9]) Proposition de DIRECTIVE DU CONSEIL établissant les règles d'imposition des sociétés ayant une présence numérique significative, COM(2018) 147 final.

([10]) Proposition de DIRECTIVE DU CONSEIL concernant le système commun de taxe sur les services numériques applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques, COM(2018) 148 final, 21 mars 2018.

([11]) Rapport sur les propositions de directives du Conseil de l’Union européenne COM(2018) 147 établissant les règles d’imposition des sociétés ayant une présence numérique significative et COM(2018) 148 concernant le système commun de taxe sur les services numériques applicables aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques, M. Albéric de Montgolfier, Sénat, 15 mai 2018.

([12]) Proposition de directive du Conseil concernant le système commun de taxe sur les services numériques applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques, du 21 mars 2018, COM(2018) 148 final.

([13]) Idem.

([14]) Projet de rapport sur la proposition de directive du Conseil concernant le système commun de taxe sur les services numériques applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques (COM(2018)0148 – C8-0137/2018 – 2018/0073(CNS)).

([15]) Diverted profit tax.

([16]) Proposition de directive du Conseil concernant une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS), COM(2016) 683 final et Proposition de directive du Conseil concernant une assiette commune pour l'impôt sur les sociétés (ACIS), COM(2016) 685 final.

([17]) Rapport d’information déposé par la Commission des Affaires européennes sur la proposition d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS), présenté par Mme  Isabelle Bruneau, 16 février 2017.

([18]) Rapport « Les enjeux des blockchains », juin 2018. Rapport du groupe de travail présidé par Joëlle Toledan, France Stratégie.