N° 1501
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 12 décembre 2018.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA MISSION D’INFORMATION COMMUNE
sur les chaînes de blocs (blockchains) ([1])
ET PRÉSENTÉ
PAR Mme Laure De La RAUDIÈRE et M. Jean-Michel MIS,
Députés.
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La mission d’information commune sur les chaînes de blocs (blockchains) est composée de : M. Julien Aubert, président, Mme Laure de La Raudière et M. Jean‑Michel Mis, rapporteurs ; M. Ugo Bernalicis, Mme Barbara Bessot Ballot, MM. Éric Bothorel, Moetai Brotherson, Jean-René Cazeneuve, Mmes Typhanie Degois, Coralie Dubost, Paula Forteza, Christine Hennion, MM. Philippe Latombe, Michel Lauzzana, Jérôme Nury, Pierre Person, Raphaël Schellenberger, membres.
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SOMMAIRE
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Pages
Avant-propos (M. Julien Aubert, président)
1. Les blockchains, un ensemble de technologies
b. Une distinction capitale : les blockchains ouvertes et les blockchains privatives
a. La décentralisation de la confiance
b. La gouvernance et le consensus
c. L’incitation financière grâce à l’émission de jetons
1. Des questions restent ouvertes quant aux capacités des blockchains à fonctionner à grande échelle
a. Les capacités techniques et la sécurité
b. La consommation énergétique
c. Le déploiement des smart contracts
2. Des obstacles et limites techniques pas insurmontables au regard des recherches en cours
1. Le token, fondement d’un nouveau modèle économique à conforter
a. De nouvelles modalités de financement de l’innovation
b. Un procédé renouvelant les conditions de création des entreprises et de l’investissement
a. Dans le domaine des banques et assurances
b. Dans le champ de la grande distribution, de l’agroalimentaire et de la logistique
c. Dans le secteur de l’énergie électrique
a. Un impact certain sur les professions juridiques réglementées et les avocats
b. Un État lui-même questionné sinon dans son rôle, du moins dans l’exercice de ses missions
A. SOUTENIR UN ÉCOSYSTEME NAISSANT ET PROMETTEUR
1. Identifier les besoins et développer les compétences
a. Les atouts français à valoriser
b. Les faiblesses françaises auxquelles remédier
2. Donner aux entreprises les moyens de leur développement
a. Sécuriser les offres publiques de jetons (ICO)
b. Poser un cadre fiscal et bancaire ne dissuadant pas l’investissement
c. Organiser des investissements publics pérennes dans les blockchains
a. Un droit déjà favorable à l’usage des blockchains ?
c. Une question particulière à ne pas négliger : la protection des données personnelles
Liste des personnes auditionnées
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Avant-propos
(M. Julien Aubert, président)
À l’heure où la fracture numérique s’accroît dans notre pays entre une France urbaine, « connectée », qui bénéficie du haut débit et très prochainement de la 5G, et une France rurale qui peine à disposer d’un réseau téléphonique fixe et mobile sur l’ensemble du territoire, l’irruption des technologies des chaînes de blocs doit nous conduire à une réflexion de fond sur le modèle de société que nous appelons de nos vœux.
Dans mon esprit, au moment du lancement de cette mission d’information, la réflexion sur les technologies de chaînes de blocs devait en réalité expertiser trois sujets : premièrement le potentiel réel de cette technologie, deuxièmement ses usages et la capacité d’appropriation par l’homme, et enfin troisièmement l’impact socio-économique sur le long terme.
La réflexion sur le potentiel des technologies de chaînes de blocs s’inscrit dans la révolution numérique que nous traversons. Quelle est la portée de la révolution des technologies de chaînes de blocs, dont certains experts affirment qu’elle équivaut à l’arrivée de l’internet ? L’extension de ces technologies dans notre vie quotidienne ne risque-t-elle pas d’accroître la fracture numérique déjà existante ? Doit-on les considérer au contraire comme une formidable opportunité pour réconcilier territoires et économie de la connaissance ?
Ensuite, la réflexion devait dépasser la simple dimension technologique pour intégrer sa potentialité d’usage. Il s’agit peut-être répondre de manière innovante à la volonté des citoyens de davantage de transparence et de traçabilité, accompagnée d’une recherche de sécurisation des échanges, notamment économiques. Dans un contexte d’industrialisation et de standardisation qui donnent le sentiment de perdre la maîtrise sur l’authenticité et la sécurité des échanges, ces technologies font émerger des solutions en apparence prometteuses. La bloc-chaîne permettra‑t‑elle réellement de contribuer à cette sécurisation ?
Enfin, l’émergence du progrès scientifique nous invitait à considérer les conséquences sociales des innovations technologiques. En effet, elle suscite toujours une crainte légitime : celle d’une disparition de certains métiers du fait du remplacement de l’humain par la machine. Alors que les apports de la révolution industrielle laissaient penser que ce remplacement ne concernerait pour l’essentiel que les professions ayant recours à des tâches automatisées ou essentiellement manuelles, les nouvelles technologies montrent leur capacité à se substituer à des professions intellectuelles ou nécessitant un recours à une expertise (comptables, notaires, avocats, banquiers, etc.). La bloc-chaîne ne constituerait-elle pas que la partie émergée de l’iceberg ? Ne serait-elle finalement pas le prélude d’une disparition de métiers ancestraux et que pourrait-on anticiper en matière d’impact politique pour l’État et la souveraineté de la Nation ?
Ces trois grandes interrogations m’ont guidé durant ma présidence de cette mission, tout en laissant aux co-rapporteurs le soin de mener leurs investigations. Derrière les artifices techniques, se cache un enjeu passionnant : l’idée, que le Parlement doit d’abord s’y intéresser parce que la révolution des chaînes de blocs est éminemment politique. Quelle société les technologies de chaînes de blocs dessinent-elles ? Tel est le fil rouge selon moi du présent rapport.
Il convient en effet de rappeler à ce stade que les technologies de chaînes de blocs ont été conçues au service d’une pensée anarcho-libertarienne visant à s’extraire du carcan étatique en faisant l’expérience d’une monnaie virtuelle sans banque centrale, sans tiers de confiance, dont la masse monétaire serait fixée par un mécanisme informatique conçu par des acteurs privés.
Dès lors, cet outil peut-il être détachable de l’idéologie politique qui l’a généré pour se mettre au service de l’intérêt général et d’une politique régalienne ? Cette question méritait selon moi d’être posée. Face au défi numérique, qui est un défi de souveraineté, la place de l’État est posée par rapport à l’existence de ces technologies d’autonomie.
Le Parlement peut jouer ici un rôle utile en vulgarisant les enjeux d’intérêt national afin que les citoyens puissent ensuite s’emparer du débat.
Pour cela, un inconvénient de taille devra être surmonté, que le rapport de la mission n’est pas totalement parvenu à éviter : les termes aujourd’hui utilisés pour désigner cette technologie complexe ont été pensés par des « utilisateurs systèmes » anglo-saxons avec des mots anglais qui sont autant de « faux amis ». Ainsi, les expressions « blockchain » ou « chaîne de blocs » sont peu évocatrices pour le citoyen.
À ce stade, je regrette donc l’introduction dans le rapport de nombreux anglicismes qui ne permettent pas la compréhension pleine et entière du lecteur de l’ensemble des enjeux, à l’heure où nos concitoyens nous demandent davantage d’accessibilité des travaux parlementaires. Je suis conscient qu’elles raviront les acteurs de la « blockchain » et que malheureusement les traductions littérales en français sont elles-mêmes piégeuses. Ainsi les « contrats intelligents », traduction de « smart contracts », sont un faux ami : on parle d’automatisation de processus, et non d’intelligence artificielle. Aussi, je formule le vœu que la France investisse le champ de la réflexion pour se doter d’un lexique propre et signifiant, qui nous permettra à la fois de respecter la Constitution qui rappelle que notre langue est le français, tout en étant utile au débat public.
Malgré cette réserve, j’ai la conviction que les propositions du présent rapport apporteront des pistes solides pour apporter aux technologies de chaînes de blocs le cadre politique et juridique nécessaire à leur diffusion. Les recommandations les plus intéressantes de ce rapport portent, selon moi, sur les appropriations concrètes par l’État de cette technologie : faut-il battre monnaie virtuelle ? Faut-il expérimenter cette technologie sur une politique publique comme l’état civil ou la sécurité alimentaire ?
Mes collègues co-rapporteurs Mme Laure de la Raudière et M. Jean‑Michel Mis ont accompli un travail important, dans un contexte marqué par le foisonnement des initiatives et les incertitudes sur l’avenir de cette technologie.
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C’est une curiosité renouvelée ([2]) envers les innovations de notre époque, autant que la crainte de voir notre pays manquer le virage d’une nouvelle rupture technologique, qui ont conduit à la création, le 14 février 2018, d’une mission d’information commune sur les usages des bloc-chaînes (blockchains) et autres technologies de certification de registre. Présidée par M. Julien Aubert, député de Vaucluse, et ayant pour co-rapporteurs Mme Laure de La Raudière, députée de l’Eure-et-Loir, et M. Jean-Michel Mis, député de la Loire, la mission réunit 17 députés issus de trois commissions permanentes (affaires économiques, finances et lois).
Il faut dire que beaucoup de spéculations et de controverses – voire de mystères ou de fantasmes – entourent aujourd’hui ce procédé. Il en va ainsi des circonstances et de la paternité de sa conception, certain attribuant à un dénommé Satoshi Nakamoto, auteur d’un article remarqué publié en 2008, la fondation du Bitcoin et de la première blockchain ou « chaîne de blocs » ([3]). Plus fondamentalement, d’aucun s’interroge sur l’exacte portée d’une technologie que les uns présentent comme « la machine de confiance qui, au-delà du Bitcoin, pourrait changer le monde » ([4]) et qui, pour d’autres, relève au mieux de l’effet de mode, au pire du « grand mensonge » ([5]).
D’après la définition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ([6]), ce que l’on appelle par métonymie blockchains (ou chaînes de blocs) désigne des technologies de stockage et de transmission d’informations, permettant la constitution de registres répliqués et distribués (distributed ledgers), sans organe central de contrôle, sécurisées grâce à la cryptographie, et structurées par des blocs liés les uns aux autres, à intervalles de temps réguliers. Dans leur diversité, les standards que recouvre ce concept visent à assurer le stockage, la conservation et la transmission d’informations de toute nature dans le cadre d’un réseau décentralisé, dépourvu d’intermédiaire ou d’organe central de contrôle.
Certes, il y a loin de la coupe aux lèvres et du concept à la preuve. Toutefois, chacun comprend les effets potentiellement disruptifs d’une technologie qui se donne pour objectif de rendre possible l’établissement d’un consensus au sein d’un groupe dans un cadre désintermédié.
Consciente des enjeux que recèle le développement de protocoles informatiques susceptibles de profondément renouveler les missions et la place des tiers de confiance et de la puissance publique, la mission s’est donné trois principaux objectifs : d’abord, faire œuvre de pédagogie, en présentant l’état de la technique et de ses possibles utilisations – sans s’appesantir toutefois sur la question des « cryptoactifs » ou « cryptomonnaies » qui relève du champ de la mission d’information de la commission des finances consacrée aux monnaies virtuelles ; ensuite, mesurer son impact sur les activités économiques et l’organisation de la vie sociale, y compris pour la vitalité de nos institutions et le bon fonctionnement des services publics ; enfin, permettre à notre pays d’aborder en pleine conscience ce qui pourrait constituer, au même titre qu’internet, l’intelligence artificielle ou l’émergence d’une société de la connaissance, une nouvelle rupture technologique et sociétale dont il importe que l’Europe saisisse cette fois toutes les virtualités afin d’affirmer un modèle et, à tout le moins, de préserver sa souveraineté.
Dans cette optique, au fil des auditions réalisées à l’Assemblée nationale, comme au cours de ses déplacements en France et en Suisse, la mission s’est d’abord attachée à prendre le pouls d’un écosystème en pleine affirmation. À cet effet, elle a recueilli l’expertise et pris note des initiatives de start-ups du secteur, d’entreprises, de développeurs et porteurs de projets, ainsi que de chercheurs. Elle a souhaité également prendre la mesure des enjeux juridiques, économiques, sociaux voire philosophiques qui s’attachent au développement de la blockchain et que peuvent appréhender des acteurs plus institutionnels. C’est la raison pour laquelle elle a jugé utile d’entendre, au-delà des rapports et travaux publiés, les représentants de France Stratégie, de la Banque de France, de la Caisse des dépôts et consignations, de la Fédération bancaire française (FBF), de l’Autorité des marchés financiers (AMF), de la Commission nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), ou encore des ministères de la justice, de l’éducation nationale et des services du Premier ministre. En outre, la mission a pu très largement fonder ses analyses sur les éclairages apportés au plan technique par l’OPECST, d’abord dans le cadre d’une note scientifique, puis dans celui d’un rapport d’information ayant accordé une large place à des préoccupations communes.
Il en ressort que si les protocoles fondés sur des blockchains présentent une maturité très inégale, leur relative nouveauté ne saurait remettre en cause leur potentiel fondamentalement disruptif. Du point de vue la mission, la technologie représente – et mérite – un investissement sur l’avenir qui suppose la mobilisation de ressources nationales dans un cadre juridique pertinent.
Voici près de 25 ans, le rapport Théry ([7]) contribuait à détourner la France de la révolution internet en fournissant des arguments à ceux qui sous-estimaient les capacités d’évolution d’une technologie alors balbutiante. Nous formons ici le vœu qu’au-delà des aléas de toute prédiction quant au devenir des innovations technologiques, les travaux de la mission contribuent à un débat nécessaire sur les moyens pour que la France tienne son rang dans les transformations numériques de l’économie.
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I. DES TECHNOLOGIES dont la relative nouveautÉ ne saurait remettre en cause leUR potentiel fondamentalement disruptif
A. une association de procÉdÉs rÉvolutionnaireS, refondant la confiance au sein de systèmes complexes
Il y a une promesse économique importante avec les blockchains, qui seraient la prochaine grande « disruption » technologique de l’ère internet. Lors de son audition par la mission, M. Gilles Babinet, « digital champion » de la France auprès de la Commission européenne, présentait les blockchains comme faisant partir d’un cycle d’innovations inédit : alors qu’internet, jusque-là, avait permis de démocratiser les informations et les échanges (réseaux sociaux, échanges de données en pair-à-pair, commerce en ligne), ce nouvel âge permet de démocratiser la valeur économique et même son principal support, la monnaie.
Toutefois, avant d’explorer cette promesse économique, et d’analyser les différentes applications et les potentiels des blockchains au service de l’innovation en France, cette première sous-partie a pour objet de présenter cette technologie. Il s’agira moins de s’attarder sur des développements techniques que de mettre en avant les éléments fondamentalement innovants des blockchains : la décentralisation de la confiance, la gouvernance par le grand nombre et la sécurité cryptographique, le recours à de nouveaux instruments de valeur pour aligner les intérêts.
1. Les blockchains, un ensemble de technologies
Si certains principes de fonctionnement contiennent un dénominateur commun à l’ensemble des blockchains, il faudra distinguer les différents niveaux que sont les blockchains ouvertes, les blockchains et les blockchains privatives.
a. Des dispositifs d’échange de données et de certification d’informations fondés sur la sécurité de la cryptographie et sur le recours au pair‑à‑pair
Les blockchains sont des « technologies de stockage et de transmission d’informations, permettant la constitution de registres répliqués et distribués, sans organe central de contrôle, sécurisées grâce à la cryptographie, et structurées par des blocs liés les uns aux autres, à intervalles de temps réguliers » ([8]).
On parle de registre distribué parce que la blockchain est en premier lieu une grande base de données qui a la particularité d’être partagée simultanément avec tous ses utilisateurs, tous également détenteurs de ce registre, et qui ont également tous la capacité d’y inscrire des données, selon des règles spécifiques fixées par un protocole informatique.
On parle de blocs parce que l’une des particularités de ce registre est d’enregistrer les données sur des blocs qui contiennent une quantité limitée d’informations et qui ne sont « construits » que lorsqu’ils sont validés par la communauté des utilisateurs. L’autre particularité de cette inscription sur bloc est le recours à la cryptographie : par une technique de hachage (hash) des données, il n’y a aucune équivalence entre les données brutes (l’historique d’une transaction, un échange, un script, etc.) et les données hachées inscrites effectivement sur le bloc après passage au tamis cryptographique. Chaque utilisateur détient une clé publique, qui lui sert d’identifiant sur le réseau, et une clé privée, intrinsèquement liée à sa clé publique ([9]) et qui permet de réaliser les opérations qui lui sont propres (acheter, vendre, conclure un contrat). Dans le cas d’une transaction de bitcoins validée par la communauté, le bloc contient la clé publique de l’émetteur de la transaction, le montant de la transaction et la clé publique du récepteur de la transaction. Ces informations sont visibles par l’ensemble du réseau. La clé privée de l’émetteur lui permet de payer effectivement ; celle du récepteur lui permet de recevoir le paiement (d’où la nécessité absolue de garder cette clé privée).
On parle de blockchains car les transactions ou les informations échangées entre les utilisateurs du réseau sont regroupées par blocs horodatés et irréversiblement liés les uns aux autres. Autrement dit, les blocs s’enchaînent les uns après les autres au terme d’un processus de validation (voir ci-après). Une fois un bloc validé, son contenu devient visible et figé pour l’ensemble des détenteurs du registre. Il est très important de relever que les écritures enregistrées sur ce bloc et sur tous les précédents sont inaltérables et infalsifiables. C’est une des principales plus-values de la blockchain : ce grand registre ne peut pas être modifié. Ce qui y est inscrit demeure visible par tous et pour toujours. Il faut, en réalité, un très rare consensus des acteurs de la blockchain pour effectuer un « retour en arrière » sur des blocs validés, et toujours pour des cas de force majeure.
Qui sont ces acteurs ? La blockchain est construite par certains utilisateurs du réseau davantage engagés que les utilisateurs « lambda ». Les blocs sont créés par certaines personnes, qui, dans la blockchain historique Bitcoin, sont appelées « mineurs » (miners). Ils mettent à contribution de la puissance de calcul informatique pour « miner » les blocs et sont rémunérés pour cela. Un bloc « miné » est transmis à tous les autres « nœuds » (nodes) du réseau, qui détiennent le registre distribué qu’est la blockchain et l’actualisent en permanence. Un bloc ne peut être validé et donc s’ajouter à la chaîne que si un consensus des nœuds le permet : les centaines, les milliers voire les dizaines de milliers de copies du registre sont alors mises à jour simultanément et régulièrement, à mesure que les blocs sont minés puis validés.
Lecture : 9990 nœuds de réseau sur la blockchain Bitcoin
le 15 novembre 2018 et leur emplacement
Source : bitnodes.earn.com
Dans d’autres blockchains, la création de nouveaux blocs fonctionne sur des méthodes de consensus différentes que celle du minage, qui permet la création d’un bloc en contrepartie d’une preuve de travail (proof of work) ([10]). Le présent rapport y reviendra en détail.
Source : OPECST
À quoi cela sert-il ? Les blockchains se sont historiquement développées pour soutenir des transactions réalisées sous une nouvelle forme de moyens de paiement, appelés cryptomonnaies et qui ont comme caractéristique principale de n’être gérées par aucun organisme centralisateur (comme une banque centrale), mais uniquement par l’action conjointe d’un programme informatique et des utilisateurs de ces cryptomonnaies. En fonction de la forme des blockchains, des caractéristiques différentes peuvent être mises en avant pour répondre à des besoins bien plus diversifiés que la gestion d’un système international de paiements. Ainsi, l’immuabilité et la publicité des blockchains autorisent des développements intéressants en matière de traçabilité des produits ou en matière de certification des échanges. C’est également un très bon moyen de garantir la fiabilité de certaines informations, comme la détention d’un diplôme qu’on déclare avoir obtenu telle année dans tel établissement. C’est enfin une technologie qui est particulièrement prometteuse pour faciliter l’exécution de contrats, appelés smart contracts. En réalité, les cas d’usage sont très nombreux et font l’objet d’expérimentations lancées à forte cadence depuis quelques années, y compris en France, où un écosystème spécifique (représenté par des associations comme la ChainTech, auditionnée par la mission, ou FranceBlocktech), par exemple, se développe.
En quoi est-ce si novateur ? À plusieurs titres :
‑ la rapidité : la validation d’un bloc selon l’infographie ci-dessus ne prend, pour les transactions en bitcoins, que quelques minutes – bien que la saturation de la blockchain historique tende à démentir progressivement ce constat. Pour d’autres cryptomonnaies comme les ethers, cela peut n’être que quelques secondes. A contrario, un virement entre banques prend aujourd’hui dans de nombreux cas, plusieurs jours ;
‑ la sécurité : la contrainte de validation par un ensemble de nœuds permet de se prémunir du risque de malveillance ou de détournement, puisque les nœuds surveillent le système et se contrôlent mutuellement. Ce contrôle par les pairs permet également d’éliminer le recours à une autorité centralisée qui exerce habituellement ce rôle de validation (pour les transactions bancaires, par exemple) ; en outre, la sécurité est renforcée par l’auditabilité des informations présentes sur les blockchains, qui sont ouvertes ou facilement rendues ouvertes à des tiers ;
‑ les gains de productivité et d’efficacité : les blockchains, en confiant l’organisation d’échanges à un protocole informatique, réduisent mécaniquement tout coût de transaction ou de centralisation ([11]) existant dans les systèmes traditionnels : frais financiers, frais de contrôle ou de certification, recours à des intermédiaires qui se rémunèrent pour leur service ; automatisation de certaines prestations, etc.
Est-ce vraiment nouveau ? Une critique récurrente de certains projets lancés sous la bannière des blockchains est qu’en réalité, ces projets n’utilisent des blockchains que le nom, et recourent en réalité à des techniques ou technologies déjà bien connues. Par exemple, les technologies de registre distribué – à savoir des bases de données accessibles depuis plusieurs terminaux de façon indépendante et simultanée – existent depuis vingt ans, et sont utilisées par le grand public (avec des logiciels ou des applications comme Sharepoint ou Google documents). De même, selon Emmanuelle Anceaume, chercheuse auditionnée par la mission, le mécanisme d’horodatage des blockchains est connu depuis 1992.
En réalité, les blockchains portent le principe de leur décentralisation complète : non seulement les usages sont décentralisés, mais la « propriété » et la gouvernance des blockchains appartiennent à l’ensemble du réseau. Seul le protocole initial, qui contient notamment une méthode de consensus et des règles de validation des opérations, permet d’apporter l’ordre parmi l’ensemble des utilisateurs du réseau qui vont désormais partager ces règles, partager les données contenues sur la blockchain et participer à sa construction. Partant, l’esprit de communauté et de partage du pouvoir sont des valeurs fortes des premiers « écosystèmes blockchain ».
Les fondements idéologiques des premières communautés blockchain
La première blockchain, Bitcoin, serait née d’un mouvement idéologique qui considère avec circonspection, sinon méfiance, les institutions publiques comme privées et la centralisation et l’autorité qu’elles représentent. La création du bitcoin comme « monnaie » concurrence frontalement une prérogative souveraine, « battre monnaie », et s’inscrit dans un rejet des institutions financières au sens large – États comme banques.
Les premières communautés blockchain, pour autant qu’on puisse les définir ou encore les caractériser de façon générale, valorisent le respect de la vie privée et la confidentialité des échanges (contre la surveillance étatique), corollaires de la liberté individuelle, principe qui ne doit, selon elles, être peu ou pas « entravé » par l’intervention publique.
Les premières technologies de blockchains véhiculent donc, par ses mécanismes et par les extensions d’usage qui sont parfois imaginées au-delà de la création de « monnaie », une vision de la société qui s’approche de celle portée par le libertarisme ou par l’anarchisme, qui partagent au moins la conception d’un État minimal et le rejet d’une autorité centralisée qui nuit à la liberté des individus.
Mais comme pour Internet, il n’y a pas véritablement de contenu idéologique d’une technologie. Agnostique, elle dépend des usages qui en sont faits et de son appropriation par le plus grand nombre. Si les pionniers d’Internet mettaient en avant l’anonymat et l’horizontalité des échanges ou encore le développement du pair-à-pair, la massification des usages a conduit à une réalité tout autre.
Inversement, il est possible de reprendre toutes les caractéristiques d’une blockchain (notamment la protection cryptographique ou l’immuabilité des données) tout en conservant le pouvoir sur celle-ci. On quitte alors le principe de la blockchain « chimiquement pure » pour obtenir des technologies plus maniables, plus opérationnelles, plus compatibles avec les réglementations en vigueur mais également moins disruptives.
Il faut attacher une grande importance à la distinction entre ces deux catégories de blockchains – les blockchains ouvertes et les blockchains privatives car cette distinction est capitale dans la compréhension des principaux enjeux à venir pour les blockchains.
b. Une distinction capitale : les blockchains ouvertes et les blockchains privatives
Il existe plusieurs façons de distinguer les blockchains ouvertes, qui comportent l’ensemble des caractéristiques techniques présentées ci-dessus, et les blockchains privatives, qui ne sont utilisées que par certains acteurs en nombre limité et non par une multitude de personnes.
Le tableau ci-dessous, produit par un groupe de travail de France Stratégie ([12]), auditionné par la mission, illustre clairement le nuancier des blockchains.
Les blockchains ouvertes (permissionless) sont peu nombreuses aujourd’hui. Elles sont essentiellement le support de cryptomonnaies et sont utilisées à des fins de transaction : Bitcoin (qui produit des bitcoins) ou Ethereum (qui produit des ethers) sont les plus développées. Ethereum est également le support de smart contracts, avec un potentiel et des limites qui sont exposés dans des développements ultérieurs.
Dans les blockchains ouvertes, tout le monde peut être à la fois à l’origine de transactions, d’échanges et être un nœud du réseau. La décentralisation est complète. L’existence d’une cryptomonnaie est requise pour créer les incitations financières suffisantes pour organiser de façon vertueuse les relations entre utilisateurs.
Dans les blockchains semi-ouvertes, parfois qualifiées par l’anglicisme « permissionnées », les blockchains sont visibles par tous (mode lecture activé) mais pas modifiables, au sens de la validation de blocs, par tous (mode écriture désactivé). Ces blockchains remettent un cran de centralisation puisque seuls les nœuds autorisés (donc connus) peuvent modifier la blockchain.
Les blockchains privatives vont plus loin.
La blockchain « de consortium » permet de réunir plusieurs acteurs en nombre limité et de faciliter la gouvernance de leurs intérêts mutuels, pour résoudre des situations de « dilemme du prisonnier » ([13]). C’est le même principe qu’une blockchain ouverte mais avec une logique de club : il s’agit de partager les informations, de faciliter les échanges, de résoudre les litiges et d’instaurer la confiance entre plusieurs personnes – souvent morales, comme des entreprises – de façon peu coûteuse, plus fluide et en mettant de côté leurs intérêts divergents. Chaque participant est un nœud du réseau ; il n’y a ni minage des blocs, ni besoin d’établir des solutions de consensus. Les acteurs s’entendent autrement que par la technologie, qui devient donc principalement utilitariste. L’exemple le plus connu d’une telle forme de blockchain est Corda, développée par le consortium R3 qui réunit des établissements financiers (plus de 80) pour accélérer l’enregistrement de leurs flux de transactions. Mais d’autres initiatives sectorielles connaissent un certain succès, comme la blockchain en faveur du négoce international de matières premières, avec un cas d’usage porté par Komgo SA, qui fera l’objet d’un développement ultérieur.
Enfin, les blockchains purement privatives s’apparentent davantage à une application intranet qui permet d’apporter du service ou des gains de productivité au sein d’une même organisation. Il s’agit de reprendre certaines caractéristiques innovantes des blockchains en matière de gestion de l’information ou d’archivage (horodatage, données non modifiables et facilement rendues ouvertes, etc.). La centralisation est complète : un seul acteur (l’entreprise, le ministère, le service informatique) gère le développement de la blockchain en fonction de l’usage qui en est attendu.
Source : Blockchain Partners
Les développements à venir seront l’occasion de présenter plusieurs cas d’usage. Il est cependant important de préciser, à ce stade, pourquoi la distinction entre blockchain ouverte et blockchain privative est si importante ([14]).
La blockchain ouverte est celle dont le contenu en innovation est le plus important mais dont les différentes filières économiques ne se sont pas encore appropriées suffisamment le potentiel technologique. Parvenue à maturité, elle pourra avoir des conséquences significatives sur l’organisation de nos modèles économiques, notamment sur leur gouvernance. C’est une innovation radicale.
La blockchain privative est celle qui met à profit les caractéristiques les plus immédiatement utiles de cette technologie, et écarte celles qui posent aujourd’hui des problèmes non résolus : la décentralisation, la gouvernance à grande échelle, le contrôle par les pairs, la sécurité face aux attaques, etc. En somme, une blockchain mais contrôlée, qui a comme principal bénéfice de proposer des solutions utiles à court terme, et qui sont celles qui se développent le plus rapidement aujourd’hui. C’est une innovation incrémentale.
Par exemple, en France, la Banque de France développe une blockchain expérimentale, MADRE, pour faciliter les virements SEPA entre acteurs bancaires. Elle permet d’assurer la confidentialité des échanges et d’instaurer un cadre de gouvernance partagé entre six acteurs bancaires. L’avantage sera de gagner du temps (quelques minutes versus quelques jours) pour les virements. Cette blockchain est en réalité un dérivé de consortium de la blockchain ouverte Ethereum, modulée afin de s’inscrire sans ambiguïté dans le cadre juridique du Règlement général sur la protection des données (RGPD) et d’être facile d’accès pour les acteurs qui souhaiterait rejoindre le projet.
Cet exemple illustre un autre aspect essentiel dans la dichotomie ouverte/privative. Les blockchains ouvertes ouvrent de nouvelles perspectives mais posent des problématiques que nos modèles de responsabilité juridique ou de gouvernance actuels ont des difficultés à gérer. En particulier, ce sont ces blockchains qui posent le plus grand défi au cadre normatif dont le législateur est en partie responsable. L’adaptation du cadre juridique aux enjeux de confidentialité, de sécurité, de gestion des risques ou des données personnelles est une question à approfondir plus amplement, ce qui sera l’objet de la deuxième partie du présent rapport.
Si on constate aujourd’hui que la plupart des expérimentations en cours ont lieu sur des blockchains privatives, plus pratiques, plus faciles à réguler, plus utiles à court terme, vos rapporteurs insistent sur le fait que l’horizon d’innovation demeure celui de la blockchain ouverte. Or, aujourd’hui, les acteurs français ou européens, notamment publics, n’ont guère d’autre choix que de recourir aux blockchains ouvertes déjà relativement bien développées, comme Ethereum ou Bitcoin, qui partagent le point commun d’échapper à notre souveraineté ([15]), à nos standards et à notre cadre juridique. Il devient donc urgent de déployer, au bon niveau de taille critique – le niveau européen est probablement le plus adapté – les germes d’une blockchain ouverte qui puisse rivaliser avec les meilleures blockchains aujourd’hui développées.
Proposition n° 1 : Favoriser la création d’un écosystème suffisamment mature pour que se développe une blockchain ouverte issue d’initiatives françaises ou européennes, alimentées par des financements publics de soutien à la recherche et au développement, sur le modèle de l’intelligence artificielle.
2. Un moyen technique d’assurer la confiance avec une gouvernance décentralisée, en organisant en théorie l’alignement des intérêts
Cette sous-partie a pour objet d’approfondir les fondamentaux des blockchains ouvertes, à savoir leur philosophie, leur fonctionnement et leur potentiel disruptif. Bien qu’il ne soit plus fait référence à la dichotomie entre blockchains ouvertes et privatives, il est facile de déduire quels développements sont communs aux deux catégories de blockchains et lesquels ne concernent que l’étude des blockchains ouvertes.
a. La décentralisation de la confiance
Dans sa philosophie initiale, la blockchain est la promesse d’éliminer la centralisation, l’intermédiation et la nécessité de recourir à des tiers de confiance pour valider certaines opérations économiques. Comme cela a déjà été rappelé, la première blockchain, Bitcoin, a été créée spécifiquement pour éliminer le recours à des institutions financières comme les banques ([16]), mais le potentiel technologique des blockchains peut avoir des conséquences économiques et sociales beaucoup plus importantes.
En effet, les principales blockchains ouvertes, Bitcoin et Ethereum, sont parvenues à assumer une fonction qui était, jusqu’alors et dans nos économies contemporaines, exclusivement souveraine : créer de la monnaie. La fonction de la monnaie, en particulier de la monnaie sous forme fiduciaire (billets ou pièces), est de véhiculer de la confiance : en soi, un billet de banque n’a aucune valeur, puisque ce n’est qu’un bout de papier. Un billet de 10 euros a une valeur de 10 euros parce que l’ensemble des agents économiques a confiance dans le fait que ce billet permet de véhiculer cette valeur, confiance qui est garantie par l’État et par les banques centrales. L’indépendance des banques centrales, largement répandue de nos jours (à l’exception notable de certaines économies développées comme le Royaume-Uni ou le Japon), a d’ailleurs comme principal intérêt d’augmenter encore le capital de confiance des citoyens dans la monnaie : l’État ne peut plus jouer avec la planche à billets pour réduire sa dette.
L’exploit qu’est parvenu à accomplir l’écosystème des blockchains est celui de se substituer – à son échelle – au vaste système financier et à la confiance dans la monnaie qui a mis plus d’une centaine d’années à s’acquérir, en créant une « monnaie » ([17]) purement virtuelle, sans cours contrôlé par une autorité publique, et dont la masse monétaire n’évolue que par l’exécution d’un protocole informatique. Il s’agit donc d’une grande opération de désintermédiation, qui pourrait tout à fait se répliquer dans d’autres secteurs que le secteur financier.
En effet, la blockchain Bitcoin n’a que dix ans d’ancienneté et sa communauté est déjà parvenue à développer un système mondial de paiements avec beaucoup moins d’intermédiaires que le système traditionnel et les bitcoins s’échangent librement sans contrôle bancaire ou étatique particulier. Comme le présent rapport le montrera, ce système n’est pas exempt de failles. Toutefois, il démontre qu’une technologie peut véhiculer de la confiance sans qu’un tiers, généralement une autorité ou une institution (une banque, une poste, un État, une commune, etc.) ne soit impliqué.
Si la confiance n’est plus dans l’intermédiaire mais dans la technologie, qui est neutre et ne peut être manipulée, c’est parce que cette technologie a instauré les conditions de la confiance : un protocole qui garantit la sécurité des échanges, la transparence de l’information et la stabilité du système grâce à une complète décentralisation de la décision ; la blockchain n’appartient à personne et elle appartient à tous, selon des règles fixes et transparentes de fonctionnement – le protocole informatique – connues de tous. La décentralisation de la confiance est donc, vraisemblablement, la caractéristique la plus disruptive des blockchains. Par exemple, théoriquement, les utilisateurs de la blockchain Bitcoin détiennent eux-mêmes leurs bitcoins – tandis que la monnaie traditionnelle est principalement détenue par le système bancaire (monnaie fiduciaire ou scripturale, présente sur les comptes courants).
La confiance ainsi créée tient cependant à peu : elle nécessite la robustesse et l’infaillibilité de la technologie sur laquelle elle repose. C’est pourquoi les communautés de développeurs des blockchains sont si préoccupées de la sécurité de leur système. D’une part, la sécurité est l’un des credo des blockchains ; d’autre part, si le code d’une blockchain est trop faillible ou a été piraté, la confiance s’évanouit, la cryptomonnaie qui lui est associée s’effondre et, avec elle, la blockchain et tous ses usages.
Bien au-delà de la monnaie, la blockchain contient donc le pouvoir théorique de supprimer les intermédiaires et les tiers de confiance, sur un édifice qui demeure fragile pour le moment. Des développements montreront que ce postulat est plus complexe qu’il n’y paraît, car il faut toujours distinguer ce qu’il se passe sur la blockchain et en dehors (le lien entre les deux pouvant être fait par un oracle – voir ci-après) : à l’usage, il est possible d’affirmer que les technologies de blockchains et les tiers de confiance trouvent davantage à se renforcer mutuellement qu’à se nuire.
Comment la décentralisation peut être mise à profit du renforcement d’une communauté d’utilisateurs : l’exemple du jeu vidéo
Le jeu vidéo est la première industrie culturelle en France en 2018. Ce secteur a connu d’importants bouleversements ces dernières années, notamment avec l’apparition de grandes communautés de joueurs évoluant ensemble sur internet. Un des principaux éditeurs de jeux actuels, Ubisoft, a lancé une opération de recherche et de développement autour des blockchains afin de tirer partie des potentialités de cet « internet décentralisé » pour ses joueurs.
Selon les représentants de cette entreprise, auditionnés par la mission, les avantages d’une décentralisation de certains aspects des jeux permettront un niveau d’implication plus fort du joueur et la possibilité d’imaginer une gouvernance partagée (entre joueurs, voire entre joueurs et éditeurs).
Par exemple, avec les incitations financières adaptées, à savoir des jetons qui pourront être dépensés dans le jeu ou faire l’objet de transactions sur des marchés secondaires ([18]) organisés, les éditeurs de jeux pourront récompenser les services rendus par la communauté des joueurs (beta testing, entraide entre joueurs, mise en avant de comportements respectueux).
De façon plus ambitieuse, la décentralisation de la blockchain pourra permettre de faire du joueur un co-créateur, notamment des règles de jeu (avec un consensus à trouver au sein de la communauté) ou de niveaux ou de modes de jeu nouveaux. Cela existe déjà (le modding) mais l’initiative serait partagée entre joueurs et récompensée par l’écosystème. Le salon Vivatech de 2017 a été l’occasion de montrer qu’un jeu d’exploration et de chasse au trésor pouvait même être continûment étendu par l’action des joueurs qui créent de nouvelles îles.
La question des joueurs âgés de moins de dix-huit ans se pose toutefois. De la même façon qu’ils peuvent être trop facilement exposés à des jeux violents ou à des contenus inappropriés, il est problématique qu’ils puissent avoir accès à des systèmes de jetons qui peuvent s’apparenter à des jeux d’argent. Mais parmi les promesses des blockchains pourrait figurer celle d’un meilleur contrôle de l’âge dans l’accès au contenu – avec des clés d’accès qui contiennent cette information de façon sûre.
b. La gouvernance et le consensus
La confiance n’est pas le seul ingrédient qui fait fonctionner une blockchain. La décentralisation qu’elle autorise doit conduire à une gouvernance de tous les utilisateurs impliqués sur le réseau de la blockchain.
Cette conception, qui ressort en quelque sorte d’un pari de philosophie politique, est au fondement de la construction d’une blockchain puisque, comme il a été indiqué précédemment, un bloc ne peut être créé que lorsqu’un consensus émerge pour le valider.
Il faut donc distinguer deux consensus : le consensus algorithmique, qui permet de répondre au protocole informatique et d’autoriser la validation d’un bloc – il est acquis selon des modalités propres à chaque blockchain – et le consensus politique, qui consiste, pour les utilisateurs, à se mettre d’accord. Les deux consensus se confondent généralement. Cependant, il arrive que les utilisateurs du réseau soient en désaccord sur le consensus algorithmique à trouver. Cette situation pose un problème de gouvernance qui peut donner lieu à l’apparition de « schismes » : dans la blockchain ouverte, il n’y a pas de Salomon pour trancher. On parle de bifurcation (fork), qui peut être douce (soft fork) ou radicale (hard fork). Les bifurcations douces renvoient à une modification du code qui permet aux blocs produits sous la nouvelle version d’être validés par des nœuds fonctionnant encore sous l’ancienne version de la blockchain ; les hard forks renvoient aux situations dans laquelle une telle rétrocompatibilité est impossible et où les nœuds doivent faire un choix.
Comment cela se déroule-t-il concrètement ? Une blockchain dont le code est modifié, par exemple pour une mise à jour bénigne donne, en réalité, naissance à une nouvelle blockchain. Celle-ci ne fonctionne que si une majorité suffisante de nœuds du réseau l’accepte et l’intègre dans son processus de validation. À la différence des logiciels classiques, dont l’éditeur propose à l’utilisateur de façon unilatérale une mise à jour, la blockchain fonctionne, sur un modèle décentralisé. Lorsque la mise à jour ne pose pas de problème, la nouvelle blockchain est acceptée à l’unanimité.
Cependant, lorsque les modifications radicales du code ne sont pas intégrées par l’ensemble du réseau, par exemple lorsqu’un ensemble de nœuds « puristes » refusent une modification du code originel malgré la présence d’une faille, deux blockchains commencent à coexister. En août 2017, les blockchains Bitcoin Cash et Bitcoin Gold sont ainsi nées de bifurcations de Bitcoin d’origine (core) : les trois cryptomonnaies se font désormais concurrence. En cela, un tel mouvement de bifurcation n’est guère différent d’un contentieux classique entre associés, sur l’avenir de leur entreprise par exemple, et qui conduit au départ de certains d’entre eux pour créer une entreprise concurrente ([19]). De même, Bitcoin bénéficie toujours d’un effet réputationnel plus important et c’est à ses concurrents de « faire leurs preuves » pour attirer de nouveaux utilisateurs, tout comme une nouvelle entreprise doit forger son image de marque.
Outre une mise à jour du code, les modifications d’une blockchain peuvent avoir pour objet « d’effacer » des blocs, c’est-à-dire de revenir à un état antérieur de la blockchain lorsque celle-ci a été altérée. Par exemple ce fut le cas lorsque la blockchain Ethereum a subi l’attaque de son projet TheDAO ([20]). Cela suppose aussi d’annuler les transactions légitimes mais ultérieures aux transactions malveillantes. L’impact majeur d’une telle décision sur l’ensemble du système, associé au nécessaire consensus qu’il faut dégager pour y parvenir, justifie que de telles opérations soient rares et fassent systématiquement l’objet de débats passionnés et tendus au sein de la communauté concernée.
La gouvernance d’une blockchain, fonctionnant à coups de consensus, serait souvent dans l’impasse si, à l’instar d’une organisation décentralisée comme un marché, un mécanisme n’était pas mis en œuvre pour favoriser l’alignement des intérêts. Il s’agit des cryptoactifs qui sont nécessairement associés aux blockchains ouvertes.
c. L’incitation financière grâce à l’émission de jetons
La particularité des technologies des blockchains est leur lien très étroit avec un système d’échange de valeur se rapprochant fortement de monnaies (cryptomonnaies) ou d’actifs financiers (jetons). Les blockchains ne peuvent donc pas être étanches dans le monde des « cryptos ». Après tout, la première blockchain n’a été conçue que pour supporter le développement d’un nouvel outil monétaire.
La présence d’un système d’échange d’actifs au sein d’une blockchain ouvertes est fréquente pour au moins trois raisons :
‑ la blockchain est un outil particulièrement adapté aux transactions ;
‑ l’échange de valeur « économicise » la blockchain : elle permet d’y intégrer des logiques d’incitation financière et d’alignement des intérêts privés (la « main invisible » d’Adam Smith), bref, une logique de marché pour permettre de coordonner l’action de très nombreux utilisateurs sans force centralisatrice (de « commissaire-priseur », pour filer la comparaison avec l’économie classique) ;
‑ le potentiel disruptif des blockchains tient beaucoup à leur capacité à engendrer des flux financiers et à créer de la valeur grâce à des systèmes de jetons : dans la deuxième partie seront notamment exposés les mécanismes des offres publiques de jetons (ICO).
Inversement, dans le cas de blockchains privatives ou de consortium, où les acteurs sont peu nombreux, connus et où l’utilité de la blockchain réside davantage dans ses autres caractéristiques (rapidité des échanges, sécurité des données conservées, gouvernance optimisée, etc.), le recours à un cryptoactif ne se justifie pas obligatoirement.
L’exemple du projet Ark
Reçus par la mission, les représentants de la start-up Ark Ecosystem ont présenté leurs projets en cours. C’est une société coopérative qui a pour ambition de livrer des blockchains clé-en-main à leurs clients, et de tisser une toile (SmartBridge) de blockchains qui relient tous les usages pour lesquelles elles auront été conçues, à partir d’Ark, une blockchain matricielle.
Fonctionnant avec un jeton, l’ark, qui a fait l’objet d’une émission (ICO) en 2016, la blockchain Ark évolue donc en permanence, avec un système de consensus fonctionnant à partir d’une preuve d’enjeu déléguée (delegated proof of stake, DPoS) qui permet à des nœuds appelés délégués de valider les blocs en échange d’arks.
Pour ses représentants, il faudra encore de nombreuses années avant que la blockchain fasse l’objet d’une « compréhension sociale », accessible à tous et qui permette sa réelle généralisation. Les solutions proposées par l’entreprise sont, comme beaucoup dans cet écosystème, des solutions d’entreprises (B-to-B).
Pour vos rapporteurs, une des principales disruptions des blockchains est là : elles créent la capacité de rémunérer, d’intéresser les utilisateurs d’un réseau selon les tâches qu’ils fournissent pour le réseau ou pour l’écosystème ou pour adopter un comportement vertueux, le tout de façon décentralisée. Des expérimentations ont par exemple actuellement cours pour encourager des patients, contre rémunération en jetons, à fournir leurs données de santé à une blockchain créée à des fins de recherche, afin de récolter des données récentes et fiables et ainsi faire progresser la recherche médicale. Rappelons qu’une autre disruption d’importance est la révolution de la gouvernance, notamment entre acteurs ayant des intérêts non seulement distincts, mais parfois concurrents, comme au sein d’une filière : la blockchain permet d’échanger des informations pertinentes pour tous, tout en protégeant les secrets d’affaires de chacun.
Les blockchains autorisent donc d’imaginer l’avènement d’un internet de la valeur, qui serait plus efficace et mieux maîtrisé. Les applications sont importantes : le lien entre un échange de biens ou une prestation de services et le paiement associé peut être automatisé grâce à un smart contract simple et géré sur une blockchain, sans passer par l’intermédiaire financier (une banque, un système de paiement comme Paypal ou Lydia, de l’argent liquide). En quelque sorte, la gestion de la valeur redescend au niveau des utilisateurs de la blockchain, qui est en mesure de la redistribuer de façon parfaitement neutre, en appliquant son code, et la captation de la valeur, la présence de marges, pourrait être beaucoup plus lisible et transparente, puisque la blockchain a vocation à être ouverte.
Toutefois, comme des développements à venir le montreront, la création d’un jeton (et son émission au public) comporte le risque d’être dévoyé comme de la création de la valeur. Un jeton a une valeur d’échange, parfois une valeur d’usage (comme posséder des droits politiques sur l’entreprise qui émet le jeton), mais rarement une valeur intrinsèque qui justifie qu’on puisse le posséder comme une fin en soi ou pour des motifs de spéculation.
B. un dévelopPement de la technique encore EXPÉRIMENTAl MAIS SUSCEPTIBLE DE dÉveloppements opÉRATIONNELs rapides
Beaucoup des auditions menées par la mission ont abouti aux mêmes conclusions : bien que particulièrement prometteuses, les technologies de blockchains pâtissent encore aujourd’hui d’un certain manque de maturité qui les expose à plusieurs limites techniques et économiques et à des critiques.
Cependant, un rapide panorama du potentiel de recherche et des expérimentations menées autour des blockchains permet un réel optimisme sur la résolution de la plupart de ces limites, au moins à moyen terme.
1. Des questions restent ouvertes quant aux capacités des blockchains à fonctionner à grande échelle
La principale limite aujourd’hui identifiée des blockchains est le « changement d’échelle » (scalability) ou l’industrialisation, c’est-à-dire la perspective de généraliser une blockchain à destination du grand public et non d’un public avisé ou de quelques acteurs réunis en consortium.
Le passage à grande échelle d’une blockchain, à savoir son utilisation par une grande masse de personnes, pose aujourd’hui des problèmes de trois ordres principaux : la capacité technique et la sécurité, la consommation énergétique et la capacité à déployer des smart contracts formalisant des relations économiques complexes.
a. Les capacités techniques et la sécurité
– la capacité technique
La blockchain Bitcoin « pèse » aujourd’hui plus de 200 gigaoctets (Go) de données de transactions enregistrées. Pourtant, techniquement, une blockchain ne contient pas toutes les informations qu’elle véhicule, mais seulement une empreinte (le hash). Ces 200 Go sont l’équivalent du poids d’une soixantaine de longs métrages en très haute définition. L’objet, qui doit être constamment mis à jour, commence donc à être peu malléable, et sa taille ne peut que s’accroître.
Il ne sera donc pas possible pour n’importe qui, demain, d’être un nœud de réseau s’il faut la puissance de calcul suffisante pour valider des milliers de transactions ou pour stocker une blockchain qui pourra atteindre plusieurs téraoctets de données dans un avenir proche. Le problème n’est pas la taille en elle-même, mais la pérennité d’un réel modèle distribué et décentralisé de gouvernance et de prise de décision au bénéfice de quelques-uns, professionnalisés, qui pourraient être en situation de « capturer » la blockchain.
À ce propos, le mode de validation reposant sur la preuve de travail connaît aussi des limites qui, si la blockchain continue de grossir, remettent en cause son modèle historique. En matière de minage, par exemple, la montée des cours du bitcoin a favorisé l’apparition de « pools » de mineurs qui ont mutualisé de la puissance de calcul pour valider davantage de blocs et donc pour améliorer leur rendement. Ce mouvement de concentration se poursuit, au bénéfice de « grands acteurs » majoritairement chinois et américains. Cela pose d’ores et déjà une vraie question sur le pouvoir que de telles structures peuvent obtenir sur la gouvernance de la blockchain, qui apparaît moins décentralisée qu’à ses prémisses.
Pourtant, la décentralisation de la blockchain est un problème à part entière. Il est, par exemple, avéré que certaines évolutions du protocole de la blockchain Bitcoin – qui demeure la principale référence du présent rapport en raison de son caractère historique et précurseur – seraient vertueuses, pour permettre des gains d’efficacité ou de temps. Pourtant, atteindre un consensus est une opération particulièrement complexe, et chaque tentative donne lieu à des débats d’une rare intensité dans la communauté concernée et, la plupart du temps, à des bifurcations brutales (hard forks) qui divisent cette communauté, comme entre Bitcoin Core et Bitcoin Cash, en août 2017.
Enfin, Bitcoin connaît un problème d’engorgement. Beaucoup de transactions sont réalisées au même moment mais le nombre de transactions inscrites sur chaque bloc et la durée de validation d’un bloc (blocktime) sont limités. Cela signifie que les transactions sont mises en file d’attente le temps de leur validation : d’une promesse de validation expresse des transactions (quelques secondes, quelques minutes), la réalité peut conduire à une validation mesurée en heures, à cause de cet engorgement. En outre, cela donne lieu à d’autres altérations de la « promesse » de la blockchain : la réduction des frais de transaction, élevés dans le monde financier traditionnel pour les virements internationaux. En effet, des pratiques de frais de transaction se développent sur chaque transaction en bitcoins, selon une logique imparable : plus les utilisateurs sont prêts à payer des frais de transaction importants, plus la transaction sera « remontée » en bonne position dans la file d’attente de validation.
– L’exposition des blockchains aux fraudes et aux piratages
Le sujet est d’importance. Si les blockchains doivent connaître un essor économique important, c’est en garantissant que leur plus-value technique, à savoir la preuve de l’authenticité et de l’inviolabilité des informations inscrites sur les blocs sans passer par un tiers de confiance, est irréfutable. L’intérêt des blockchains réside donc essentiellement dans leur sécurité intrinsèque. Si elles sont exposées à des risques informatiques, humains ou à des failles, leur potentiel de développement serait donc mécaniquement entravé.
Le rapport de l’OPECST, précité, présente les différentes modalités techniques d’attaques informatiques ou de fraudes qui posent la question de la sécurité des blockchains. Vos rapporteurs y renvoient pour des explicitations techniques. Ces développements montrent notamment que les principales failles de l’écosystème des blockchains ne se situent pas dans ces dernières mais dans les « couches » qui s’appuient dessus pour développer leur activité : plateformes d’échanges de cryptoactifs ou de stockage de clés privées mal sécurisées, applications de smart contracts mal codées et puis, de façon plus classique, toutes les failles humaines qui sont susceptibles de manœuvres d’ingénierie sociale.
Le principal risque d’exposition des blockchains ouvertes aux fraudes et aux piratages ne réside donc pas dans les protocoles informatiques eux-mêmes : la cryptographie et le recours à des fonctions de hachage, associés à des preuves de travail coûteuses pour « miner » la blockchain, garantissent un niveau de sécurité hors pair. Le contre-exemple souvent cité est « l’attaque des 51 % », qui permet, en simplifiant, de contrôler la majorité des nœuds permettant d’écrire la blockchain à un certain moment, afin de pouvoir y inscrire des transactions frauduleuses (doubles dépenses, dépenses effacées, etc.). Pour une blockchain aussi développée que Bitcoin, pour laquelle réunir une puissance de calcul équivalente à la moitié de la puissance cumulée de tous les autres mineurs réclamerait des investissements d’un coût complètement démesuré, l’attaque des 51 % est jugée théorique par les acteurs rencontrés par la mission. Une telle attaque a cependant eu lieu sur une blockchain plus « jeune », Bitcoin Gold.
En outre, vos rapporteurs, étant soucieux des enjeux de souveraineté liés aux blockchains, se demandent s’il est absolument inimaginable qu’un acteur qui n’agisse pas uniquement en termes de rationalité économique (postulat de la réfutation de la possibilité de l’attaque des 51 % sur une blockchain mature) mais, par exemple, pour le compte d’une organisation ou d’un État mal intentionnés parvienne à réunir les moyens suffisants pour réussir une telle attaque à la seule fin de déstabiliser tout l’écosystème. Cette question ne doit pas être écartée : la blockchain repose sur la confiance dans le protocole informatique. Sans elle, elle n’a plus d’utilité et les cryptomonnaies qui s’appuient dessus ont de fortes chances de ne plus rien valoir.
En outre, est-ce que les évolutions technologiques à venir seraient susceptibles de remettre en cause, par d’autres moyens, le haut niveau de sécurité des blockchains ? Les auditions ont permis d’avoir des débats nourris autour de l’arrivée prochaine de l’informatique quantique.
Sans présumer pouvoir expliquer exactement comment l’informatique quantique pourrait menacer le fonctionnement des blockchains, il est cependant possible d’en imaginer les principaux éléments. Le fonctionnement cryptographique des blockchains, qui permet de ne pas pouvoir modifier des données inscrites sur des blocs déjà validés ou de pouvoir maintenir sa clé privée complètement distincte de sa clé publique, s’appuie sur des terminaux dont la puissance de calcul est physiquement limitée et qui ne sont pas en mesure de casser ce chiffrement. Ainsi, il est mathématiquement impossible, sur un ordinateur traditionnel, de retrouver une clé privée à partir de la clé publique lisible par tous en « renversant » l’opération cryptographique qui a eu lieu. Cela garantit l’intégrité de l’ensemble du système.
Cependant, dans l’univers quantique, cette barrière mathématique serait levée. La puissance de calcul des ordinateurs quantiques n’augmenterait pas stricto sensu, mais ces ordinateurs calculeraient autrement, en utilisant des paradoxes de la mécanique quantique, pour étudier des énormes quantités de scénarios possibles (donc de solutions cryptographiques). Toutefois, selon les experts en cryptographie rencontrés par la mission, notamment M. Daniel Augot (X-Inria), pour effectivement réaliser un calcul mathématique, il faut bien à un moment, « sortir » du champ quantique (voir si le chat est vivant ou non), ce qui limite largement l’impact de l’informatique quantique pour « résoudre » ou « casser » des problèmes cryptographiques. Par ailleurs, si l’arrivée de l’informatique quantique est souvent annoncée, et ce depuis vingt ans, la maturité de cette technologie n’a pas encore d’échéance bien maîtrisée.
b. La consommation énergétique
– Des besoins de calcul coûteux dès l’origine (by design)
Les blockchains qui se construisent à partir d’un consensus fondé sur la preuve de travail (proof of work) ont la caractéristique commune d’être énergivores.
Pourquoi ? Le protocole informatique sur lequel repose la blockchain Bitcoin, par exemple, contient un mécanisme d’augmentation progressive de la difficulté des problèmes cryptographiques à résoudre en fonction du nombre de bitcoins en circulation, afin de lisser ce nombre (par ailleurs plafonné) dans le temps et de contrôler la masse monétaire en circulation. Plus le nombre de blocs créés est important, plus chaque nouveau bloc sera difficile à miner, et requerra donc une puissance informatique importante (pour simuler l’ensemble des solutions mathématiques possibles au problème cryptographique posé par le protocole).
Dans les premières années, un simple processeur suffisait à « miner du bitcoin » (miner de nouveaux blocs en échange de bitcoins si le bloc miné est validé par les autres nœuds). La hausse des cours de cette cryptomonnaie associée à la montée de la difficulté de minage a progressivement conduit les mineurs à recourir à des cartes graphiques de plus en plus puissantes, puis à des équipements surpuissants construits uniquement à des fins de minage. Des « fermes de minage » se sont ainsi développées, tournant 24 heures sur 24, et mobilisant une puissance de calcul de plus en plus importante pour miner de nouveaux blocs, et ainsi être récompensées en bitcoins. L’opération, économiquement, est rentable. D’un point de vue énergétique, cependant, des critiques se sont élevées à juste titre contre la consommation électrique de tels équipements qui produisent une cryptomonnaie n’ayant pas de valeur légale. À cette consommation énergétique s’ajoute aussi la consommation d’équipement informatique spécialisé, rapidement obsolète en raison d’une course à la performance entre mineurs, et donc rapidement gaspillé, puisqu’il ne sert qu’à « miner ». Le rapport de nos collègues de l’OPECST, précité, s’attarde longuement sur la mesure de cette consommation énergétique au niveau mondial : il est particulièrement délicat d’en avoir une connaissance précise et plusieurs méthodes sont présentées. Toutefois, plusieurs estimations sont plus largement reprises : la consommation électrique utilisée pour la seule blockchain Bitcoin serait d’au moins 24 TWh/an, et pourrait atteindre les 40 TWh/an. Pour donner un ordre d’idée, le Danemark, dans son ensemble, a consommé environ 25 TWh d’électricité pendant l’année 2017.
– Une vision moins inquiétante mérite toutefois d’être avancée
Premièrement, la plupart des blockchains qui se développent aujourd’hui sont privatives, et ne demandent donc pas de validation par preuve de travail qui réclamerait une consommation énergétique disproportionnée. En outre, les blockchains ouvertes auront probablement vocation à se concurrencer, parfois à se regrouper mais peu devraient parvenir à la fois à la maturité et au passage à l’échelle qui pourrait faire redouter l’explosion insoutenable de leurs besoins énergétiques. Ces blockchains pourront, par ailleurs, rendre de réels services (voire se substituer à des services existants) qui rendront leur consommation énergétique plus acceptable, car davantage proportionnée à leur utilité.
C’est grâce au fonctionnement de la preuve de travail que, dans un cadre complètement décentralisé, la technologie garantit que personne n’est en mesure de prendre le pouvoir pour altérer la blockchain à son avantage.
Enfin, déjà aujourd’hui, le souci de rentabilité économique qui anime les mineurs demeure un frein aux excès. Les principales fermes de minage se développent dans des pays au climat tempéré (car les équipements informatiques chauffent, et le refroidissement a un coût) et près des sources de production d’énergie (centrales hydroélectriques, par exemple) pour éviter les frais de transport de l’électricité. Pendant les auditions, il a pu être rappelé qu’en Chine, les partenariats développés avec les gestionnaires d’infrastructures énergétiques permettaient de faire en sorte que ce soit la surproduction énergétique qui soit principalement consommée par ces « nouveaux fermiers ».
c. Le déploiement des smart contracts
Les blockchains ouvertes ont montré leur efficacité, à une échelle maîtrisée, pour organiser un système de transactions entre utilisateurs tiers. Les blockchains privatives qui sont expérimentées montrent que le potentiel des blockchains est très large : certification de diplômes, partage de données de santé, organisation d’incitations financières dans des communautés, alignement des intérêts de personnes concurrentes, etc.
Cependant, est-il possible d’avoir les deux ? Une blockchain ouverte, qui accueillerait un grand nombre d’utilisateurs tout en permettant des relations économiques complexes entre eux, par la voie contractuelle ? Est-ce que les blockchains peuvent supporter la mise en place de « contrats intelligents » (smart contracts) qui permettent d’assurer, sans intermédiaire (place de marché, notaire, plateforme commerciale, institution financière, etc.) un échange de biens ou de services entre deux personnes physiques ou morales ?
La principale promesse économique des technologies de blockchains repose sur cette capacité-là.
Les smart contracts peuvent se définir comme des programmes informatiques inscrits dans la blockchain. Cette dernière contient alors non l’historique d’une transaction, mais des lignes de code qui permettent l’exécution de plusieurs commandes (« si la condition X est remplie, alors effectuer l’opération Y ») de façon automatique. Le terme de contrat est un peu galvaudé : ce programme informatique ne partage que peu de caractéristiques communes avec l’objet juridique du contrat au sens du code civil. Au mieux, le programme auto-exécutable s’adosse à un contrat électronique sous forme de conditions générales d’utilisation ou de vente (CGU et CGV) que les utilisateurs seraient appelés à accepter. Quel est l’intérêt de recourir à une blockchain pour automatiser une relation économique ? Une fois inscrit dans la blockchain, le smart contract est automatique, indélébile et transparent : son exécution aura lieu exactement comme prévu, puisque le code ne peut pas être modifié et qu’il peut être librement lu et vérifié par les parties en présence.
Les smart contracts qui sont utilisés dans les blockchains, et en particulier sur Ethereum, précurseur en la matière, sont des contrats plutôt simples. Par exemple, si un service aisément vérifiable est rendu (par exemple, la mise à disposition d’un appartement, observable informatiquement par le déverrouillage d’une serrure numérique), il est procédé à un paiement (le client qui a déverrouillé l’appartement mis à disposition). De même, dans le milieu assurantiel, la réalisation d’un événement (comme un retard de train) peut donner lieu à une indemnisation automatique des assurés, en fonction de critères définis dans le code (raisons techniques du retard, durée, conditions de remboursement applicables, etc.). Avec un bon code, donc un bon smart contract, un tel recours à la blockchain permet d’économiser des démarches à l’assuré et du temps de travail à l’assureur.
Toutefois, ce qui marque la différence entre un véritable contrat juridique, qui lie deux parties, et un « contrat intelligent » (smart contract) codé sur blockchain relève de deux ordres : la complexité du réel, d’une part, qui justifie que des professionnels soient à l’origine de la rédaction des clauses ; l’existence d’un organe de contrôle, le juge, qui puisse arbitrer les différends.
Les smart contracts progressent sur ces deux tableaux. En particulier, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), auditionné par la mission et qui détient la mission d’assurer la compétitivité de l’industrie française, mobilise des ressources pour rechercher les applications industrielles des blockchains, ce qui passe par la gestion des relations contractuelles. Il faut donc des équipes de recherche pour développer des smart contracts complexes (qui deviennent des logiciels, en réalité), puis assurer un traitement informatique performant de ces contrats (notamment sur le raisonnement et les déductions des programmes : font-ils ce qu’ils sont supposés faire ?). Enfin, il faut déployer des solutions d’auditabilité et de certification des logiciels et des programmes qui contiennent les contrats, afin d’assurer leur bon fonctionnement et leur équilibre. Selon les propos des chercheurs du CEA, corroborés par d’autres chercheurs auditionnés (notamment de l’équipe Specfun d’Inria), l’enjeu d’un fonctionnement parfait des smart contracts est d’autant plus important que, sur les blockchains, il est prévisible que la plupart de ces contrats seront conclus et exécutés par des intelligences artificielles, mises en relation machine-to-machine, M2M ([21]), sans interaction humaine.
Par exemple, le CEA participe au développement de la start-up Connected Food (hébergée chez Station F), qui crée des smart contracts types pour maîtriser l’origine de denrées alimentaires sur une chaîne de production agroalimentaire. Le CEA développe des surcouches logicielles au-dessus des blockchains utilisées par les acteurs agroalimentaires concernés, notamment l’écriture de contrats (leur codage), leur certification (la preuve de cohérence du contrat) et l’audit des contrats passés.
Sur le second tableau, qui est celui du règlement des différends, les blockchains font face à un problème structurel : si l’information inscrite sur la blockchain est immuable, rien ne garantit qu’elle soit vraie. Une blockchain est un registre : son contenu strict est déclaratoire. C’est pourquoi, sur la blockchain Ethereum, un tiers de confiance, qualifié d’oracle, est défini pour faire le lien entre la blockchain et le réel.
Qu’est-ce qu’un oracle ?
La blockchain est un réseau fermé dont les seules informations sûres sont celles inscrites sur le registre. Dès qu’il faut y intégrer des données exogènes, rien ne permet de garantir que ces données soient vraies. Or, l’exécution de smart contracts requiert, la plupart du temps, d’enregistrer de telles données exogènes, qui, par exemple, vont conditionner l’exécution d’un contrat (pour un pari inscrit sur la blockchain, l’issue du match).
Afin de permettre le développement des smart contracts, Ethereum a introduit l’oracle. Il s’agit d’un prestataire de services, neutre, qui fournit sur la blockchain des données certifiées auxquelles les autres utilisateurs pourront faire confiance. En somme, c’est un tiers de confiance.
Cette nouvelle forme de « certification de l’information » qu’est un oracle pose des questions sur la philosophie initiale des blockchains mais représente plutôt une véritable chance pour les acteurs traditionnels qui souhaitent s’engager dans l’écosystème des blockchains. Les acteurs publics qui accomplissent des missions de tiers de confiance, comme La Poste, pourraient constituer des oracles efficaces et réputés.
Le développement des smart contracts au-delà de l’exécution de contrats simples suscite, pour le moment et chez la plupart des acteurs auditionnés par la mission, de la circonspection. Il est toutefois fort bienvenu que nos chercheurs s’attachent à approfondir le potentiel de ce sujet, tant il pourrait être structurant pour l’avenir des blockchains.
Proposition n° 3 : Accentuer les efforts de recherche interdisciplinaire (informatique, économie, droit) sur le potentiel applicatif des smart contracts, qui représentent l’avenir des blockchains, par exemple par le biais d’une équipe Inria-Sorbonne-Paris School of Economics.
2. Des obstacles et limites techniques pas insurmontables au regard des recherches en cours
Face aux réserves qui viennent d’être exprimées, des progrès peuvent déjà être enregistrés dans plusieurs domaines. La recherche et la technique sont particulièrement évolutives en la matière, et beaucoup d’énergie, souvent mutualisée dans de grandes communautés de codeurs ou de chercheurs, est consacrée à la résolution des principaux problèmes des blockchains. La présentation ci-après ne pourra donc pas s’assimiler à un état de la technique qui serait rapidement obsolète. Il s’agit davantage de présenter les champs de progression les plus prometteurs.
– Une certaine plasticité des blockchains
Comme il a été vu, le passage à l’échelle des blockchains peut être freiné par leur taille, leur manque de maniabilité et leur lenteur, qui augmentent à mesure que la chaîne grossit. Toutefois, il existe déjà un ensemble d’approches complémentaires pour améliorer la souplesse, donc le déploiement et le passage à l’échelle des blockchains.
La première approche la plus évidente est l’approche concurrentielle. En raison d’une méthode de consensus difficilement atteignable en raison de sa décentralisation maximaliste, la blockchain Bitcoin est difficilement réformable. De nombreuses blockchains, proposant des cryptomonnaies nouvelles, sont apparues en « corrigeant » certaines caractéristiques contraignantes de Bitcoin, comme le temps de validation des transactions ou le poids de la chaîne. C’est par exemple le cas de Litecoin, qui, comme son nom l’indique, est une blockchain Bitcoin allégée, avec sa propre cryptomonnaie ; ou de Monero, qui vise la confidentialité complète des transactions, grâce à une blockchain non transparente (les clés publiques ne sont pas visibles).
En second lieu, c’est l’écosystème autour d’une blockchain qui peut permettre de lui faire gagner en efficacité, dans une logique de symbiose. Par exemple, si la blockchain Bitcoin n’est pas suffisamment souple, les utilisateurs peuvent recourir à d’autres cryptomonnaies ([22]) pour leurs transactions mineures mais conserver leurs bitcoins comme actifs de référence (voire de réserve – un peu comme le dollar dans le système monétaire international classique), ce qui allège d’autant le recours à la blockchain principale. Il y aurait une ou plusieurs blockchains « mères » et une multitude de blockchains plus accessoires ou plus spécialisées, afin que l’équilibre de l’ensemble de l’écosystème soit préservé.
Les autres solutions ne sont pas économiques, mais technologiques. Elles ne sont, pour la plupart, pas encore parfaitement stabilisées.
En premier lieu, une blockchain peut admettre des réseaux de second rang : des chaînes latérales (sidechains sur Bitcoin) ou des fragments (sharding sur Ethereum) qui enregistrent des échanges temporaires ou des informations secondaires ; le fruit de ces échanges, par exemple le paiement final, est lui bien inscrit sur la blockchain principale. Les informations présentes sur une chaîne latérale peuvent être facilement supprimées, ce qui permet aussi d’organiser un droit à l’oubli que ne permet pas la logique initiale de la blockchain. Dans une blockchain fragmentée, les nœuds interviennent à des échelles différentes, selon le fragment qu’ils doivent valider (nœuds de fragments, nœuds de plus haut niveau), et des « nœuds complets » ou « super-complets » assurent la cohésion de l’ensemble.
En deuxième lieu, il existe des algorithmes de compression et de stockage qui permettent de limiter les besoins de stockage. Les fonctions non utilisées de certaines chaînes latérales ou fragmentées peuvent ainsi être désactivées de façon algorithmique. De même, les développeurs de la blockchain Bitcoin sont parvenus à mettre en place un protocole de vérification simplifiée (simplified payment verification – SPV) permettant à un utilisateur de scanner rapidement l’ensemble des données de la blockchain et de n’exploiter que les informations concernant les transactions le concernant afin de gagner en maniabilité.
En troisième lieu, des solutions logicielles, des « surcouches » applicatives, peuvent être développées sur la blockchain pour faciliter certaines opérations – la blockchain étant donc moins mise à contribution. Pour Bitcoin, par exemple, c’est le réseau Lightning qui est actuellement en cours d’expérimentation : il s’agit d’ouvrir des canaux de paiement sur la blockchain, qui autorisera, de façon beaucoup plus souple et rapide les paiements en bitcoins entre utilisateurs qui partagent le même canal de paiement. Les transactions ne seront plus inscrites sur la blockchain, mais uniquement le canal de paiement, ce qui devrait garantir la sécurité des transactions. Les canaux de paiement fonctionnent en réseau : plus le nombre d’utilisateurs recourant à un canal de paiement est important, plus le nombre de transactions qui peuvent avoir lieu « en dehors » de la blockchain augmente. Cet effet de réseau permettrait à Bitcoin de réussir son passage à l’échelle, puisqu’il lui serait plus facile de gérer des milliers de transactions simultanées.
– La détermination d’autres modalités de consensus
Un des freins significatifs à la montée en charge des blockchains en termes de nombres d’utilisateurs ou d’applications est son coût énergétique. À titre de comparaison, le réseau Visa, qui organise les paiements à une échelle bien supérieure à celle de la blockchain Bitcoin, est également beaucoup moins consommateur d’énergie.
Dans les blockchains de consortium ou privatives, la question ne se pose pas, dans la mesure où le consensus est obtenu autrement (autorité centralisatrice, nœuds peu nombreux et connus, etc.). C’est par exemple le cas de la blockchain proposée par LO3 pour l’échange d’énergie solaire produite localement dans un quartier de Brooklyn, où un seul nœud gère la validation de la chaîne. Plus généralement, tout consensus trouvé grâce à un ou plusieurs nœuds « maîtres » du réseau (on parle parfois de « preuve d’autorité ») permet d’obtenir une blockchain parfaitement fonctionnelle… tout en renonçant, par là même, à l’un des principes philosophiques à la racine de cette technologie, à savoir la décentralisation et le fonctionnement en pair-à-pair. La blockchain Ripple et la cryptomonnaie associée sont, pour cette raison, particulièrement décriées par les différentes communautés concurrentes.
Dans les blockchains ouvertes, d’autres méthodes de consensus que la preuve de travail (proof of work) présentée ci-avant existent. La principale alternative est la preuve d’enjeu (proof of stake – PoS), appelée aussi preuve de participation. La preuve d’enjeu est fournie par un utilisateur aléatoire du réseau, ce qui convient bien à la philosophie décentralisée de la technologie. Afin d’éviter les dérives et le non-respect du protocole de validation (multiplication d’utilisateurs fantômes pour prendre la main sur le réseau – attaque Sybil), la détermination du nœud peut être pondérée relativement à la possession de cryptomonnaies par l’utilisateur ([23]) puis, dans certaines configurations, mises en gage pour faire son travail de validation (ce qui permet d’appliquer des sanctions – la destruction de ces jetons – en cas de comportement non vertueux). Le fonctionnement est, en apparence, simple : les nœuds « misent » une somme prédéfinie, et tous ceux qui ont misé contre le consensus de validation vertueux, qu’on suppose nécessairement majoritaire, perdent leurs jetons.
Le rapport de l’OPECST précité fournit une présentation avancée de cette preuve d’enjeu. Des dérivés peuvent ainsi être cités : la preuve de possession (proof of hold), fondée sur la durée de possession, la preuve d’utilisation (proof of use), en fonction du volume de transactions effectuées par l’utilisateur, la preuve d’importance (proof of importance), reposant sur la « réputation », ou encore la preuve de destruction (proof of burn) qui revient à détruire des cryptomonnaies pour obtenir la confiance du réseau.
L’avantage de cette méthode de consensus, et de ses dérivés, est de ne pas nécessiter de puissance de calcul particulière, donc d’éviter des dépenses énergétiques exponentielles. Le principal inconvénient de cette méthode est de rendre la blockchain aujourd’hui, en l’état de la technologie, plus exposée aux risques d’attaques, de failles, d’accident de parcours – rappelons que la confiance dans la blockchain est absolument nécessaire à son bon fonctionnement, ne serait-ce que pour éviter les chutes brutales de cours des cryptomonnaies qui y sont associées. La preuve d’enjeu n’est toujours pas utilisée par une « grande » blockchain ouverte : la communauté Ethereum y réfléchit depuis longtemps mais n’a pas encore trouvé la solution pour la mettre en place à grande échelle sans faire prendre un trop grand risque à cette blockchain.
Le tableau ci-après, réalisé par l’OPECST à partir de travaux de chercheurs coréens recensant l’ensemble des méthodes de consensus existantes, résume les points faibles et forts de trois grandes catégories de modes de preuve.
Avantages et inconvénients de la preuve de travail (POW), de la preuve d’enjeu (POS) et d’une forme hybride des deux modes de preuve
Source : OPECST, d’après Giang-Truong Nguyen and Kyungbaek Kim ([24])
La détermination du consensus est le parfait exemple d’une technologie qui est encore en phase de maturation. Des solutions plus résistantes sont en cours de développement dans la communauté scientifique. Le mathématicien spécialiste de la cryptographie, Silvio Micali, a ainsi proposé un protocole de blockchain, Algorand, qui est une des principales solutions de gouvernance à la fois prouvée mathématiquement et particulièrement souple : elle « tourne » même avec l’hypothèse de présence d’un tiers de nœuds malveillants dans l’ensemble du réseau.
De même, il est possible de relever l’initiative française de recherche BART (Inria, Télécom ParisSud, Télécom ParisTech et SystemX) qui développe aujourd’hui un mécanisme de validation de blockchain par des méthodes de consensus robustes du point de vue cryptographique mais peu énergivores. En parallèle, l’architecture qu’ils essaient de construire vise également la conciliation entre fiabilité et passage à l’échelle.
C. UNE INNOVATION porteuse de renouveLlements pour les fondements de l’ORGANISATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE
Pour le grand public, le terme de blockchains évoque assez naturellement le phénomène contemporain que représente le développement de Bitcoin et d’Ethereum. Toutefois, les cryptomonnaies ou les « cryptoactifs » ne sauraient à elles seules résumer la technologie dans toute sa complexité et, surtout, rendre compte de ses possibles usages. Suivant l’image utilisée par Mme Sally Davies, journaliste spécialiste de la rubrique technologie du Financial Times, « le bitcoin est à la chaîne de bloc, ce que le courriel est à Internet. Un vaste système électronique, à la surface de laquelle vous pouvez développer des applications. La monnaie constitue juste l’une d’entre elle. »([25])
Ainsi que le montrent les travaux de la mission, le concept de blockchains ou « de registres distribués » recouvre aujourd’hui une assez grande diversité de standards et de configurations techniques. Certains intègrent l’émission de jetons ou donnent lieu à l’usage de cryptomonnaies. D’autres semblent à la recherche de procédés susceptibles de s’affranchir de ce trait caractéristique initial.
Voici déjà trois ans, The Economist s’interrogeait en une sur « la manière dont la technologie derrière le bitcoin pouvait changer le monde » ([26]). De fait, au-delà des spécifications techniques, le concept de blockchains inspire aujourd’hui un foisonnement d’initiatives et de projets innovants qui donnent à penser que, demain, la technologie pourrait s’appliquer à de très nombreux domaines de la vie économique et sociale et, à terme, permettre le dépassement de modèles établis.
1. Le token, fondement d’un nouveau modèle économique à conforter
Au plan technique, le terme « token » ou « jeton » désigne un actif numérique pouvant être transféré (et non copié) entre deux parties sur internet, de pair à pair. Ils sont fongibles et divisibles si nécessaire.
Dans la rédaction issue des travaux de l’Assemblée nationale en première lecture, le projet de loi relatif à la croissance et à la transformation des entreprises (dit « projet de loi PACTE ») propose d’appliquer cette qualification à « tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement le propriétaire dudit bien » ([27]).
S’il n’existe à ce jour aucune définition communément admise, les « tokens » ou jetons peuvent être classés en trois catégories du point de vue de leur fonction économique. On distingue alors :
– les jetons de paiement : il s’agit des jetons acceptés comme des moyens de paiement pour l’achat de marchandises ou de services (en pratique ou selon l’intention de leur émetteur), ou qui permettent la transmission de fonds ou de valeurs ; cette catégorie correspond pour l’essentiel aux cryptomonnaies ([28]); les jetons ne confèrent aucun droit à l’égard de leur émetteur ;
– les jetons d’utilité : ces jetons donnent accès à un droit usage ou d’accès à un service ou à un produit ; ils peuvent conférer un droit de vote, constituer un moyen de paiement ou plus globalement une unité de valeur d’échange au sein d’une application ou d’un écosystème donné ; ils sont émis par des start-up qui développent des applications fondées sur la technologie des blockchains et acquis par des internautes qui les achètent en cryptomonnaies ;
– les jetons d’investissement : ces jetons représentent des valeurs patrimoniales, le cas échéant une créance au sens des droits des sociétés ; ils peuvent être assimilés à des actions, des obligations ou un instrument dérivé suivant l’analyse des régulateurs nationaux. La catégorie peut également comprendre des jetons censés rendre négociables sur les blockchains des objets de valeur physique.
Outre la place occupée dans le fonctionnement des « blockchains », les « tokens » constituent aujourd’hui l’instrument d’une nouvelle méthode de financement des projets s’appuyant sur le développement de cette technologie. Popularisée sous le vocable d’Initial Coin Offering (ICO), cette forme de financement participatif consiste à proposer l’acquisition d’actifs numériques destinés à l’élaboration d’un produit ou d’un service fondé sur l’application de la technologie des blockchains en contrepartie de l’apport de fonds (sous forme de monnaie banque centrale ou de cryptomonnaies) ([29]).
D’après les derniers chiffres disponibles, la valeur totale des fonds levés dans le cadre des ICO réalisés depuis 2014 s’élèverait à 22,50 milliards de dollars au 31 octobre 2018 (contre 3,40 milliards de dollars au 30 octobre 2017) ([30]). Les levées réalisées reposeraient davantage sur Ethereum que sur Bitcoin, dès lors que les ethers permettent le reversement automatique de la contrepartie grâce aux smart contracts. Ainsi que le montre le graphique ci-après, ce montant connaît une progression spectaculaire qui illustre l’intérêt croissant pour ce type de mode de financement.
Évolution du Montant cumulÉ des ico rÉalisÉs depuis 2014
Source/ Coindesk
Du point de vue des rapporteurs, l’essor des ICO participe potentiellement d’un modèle innovant fondé sur une nouvelle classe d’actifs susceptibles, dans une économie accordant une place croissante au numérique, de renouveler trois déterminants essentiels de la vie des entreprises : le financement de l’innovation ; les conditions de la création des entreprises et de l’investissement ; les modalités d’échanges de biens et de services, ainsi que la création de valeur. Afin d’assurer les garanties nécessaires à la protection des investisseurs, un cadre réglementaire a été adopté en première lecture du projet de loi « PACTE » à l’Assemblée nationale.
a. De nouvelles modalités de financement de l’innovation
L’intérêt le plus évident du développement des tokens réside dans les capacités nouvelles de financement procurées par les ICO. Au-delà des arbitrages de gestion de portefeuille rendus dans une certaine mesure possibles par l’émergence d’une nouvelle catégorie d’actifs, les tokens peuvent permettre d’affranchir les start-ups de contraintes bancaires aujourd’hui persistantes en France.
Suivant un constat établi par de nombreux observateurs et que corroborent les signalements reçus par vos rapporteurs, nombre d’entreprises du secteur ont rencontré ou rencontrent encore des difficultés dans l’accès à des services bancaires et/ou de paiement. À l’exemple de la Maison du Bitcoin ([31]), certaines d’entre elles se sont ainsi vues signifier la fermeture de leurs comptes – parfois avec un préavis assez restreint. D’autres ont même été contraintes de solliciter des établissements bancaires européens.
Cela étant, il s’avère que ces réticences pouvaient aussi exister au-delà des frontières. La plupart des acteurs de l’écosystème suisse que les rapporteurs ont pu rencontrer ont ainsi fait part de problèmes analogues à ceux évoqués par les entreprises françaises s’agissant du financement de leurs projets, ainsi que de l’usage de comptes et de moyens de paiement. Toutefois, les témoignages recueillis par vos rapporteurs donnent à penser que l’attitude de l’Association des banquiers suisses et des établissements qu’elle représente tend à évoluer. En outre, des établissements bancaires publics tels que la Banque du canton de Neuchâtel offrent la possibilité de disposer d’un compte bancaire ([32]). On soulignera également l’engagement – semble-t-il décisif – de la Confédération et des cantons, avec notamment la création auprès du ministre suisse des Finances d’une task force et la volonté d’affirmer le statut de « crypto nation ».
Dans ce contexte, les levées de fonds réalisées par le biais des ICO paraissent de nature à procurer des ressources dans des conditions plus adaptées à l’enjeu majeur du financement des entreprises du secteur des blockchains.
En atteste à l’évidence l’exemple d’Ethereum. Le développement des activités de cet acteur majeur du secteur des blockchains procède du lancement, en 2014, d’un ICO à Zoug (Suisse) lui ayant permis de collecter plus de 18 millions de dollars. Compte tenu de la hausse spectaculaire du cours de l’éther (passé de 0,145 euro en 2014 à près de 155,97 euros au 15 novembre 2018), la société possède aujourd’hui des ressources financières importantes susceptibles de lui donner la capacité d’approfondir son projet.
Les ICO permettent ainsi, d’une part, de s’affranchir de la taille du marché et de recourir – sous certaines réserves réglementaires – au financement international. Ce faisant, ainsi que l’ont relevé devant les membres de la mission les représentants de Blockchain Partner, ces levées de fonds tendent à procurer aux start-ups les moyens d’une certaine indépendance, par l’appel direct à un plus large public de potentiels investisseurs.
De surcroît, les ICO présentent l’avantage – mis en exergue par les travaux de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ([33]) – de satisfaire des besoins spécifiques tels que la rapidité du financement des innovations, la souplesse, le pari sur le long terme et l’adhésion à un projet présentant une certaine technicité pour les investisseurs. La levée de fonds réalisée par Tezos en fournit une illustration : cette fondation de droit suisse aura recueilli, dans un délai de deux semaines en juillet 2017, l’équivalent de 232 millions de dollars en cryptomonnaies, somme destinée au financement d’un protocole susceptible de permettre l’automatisation de transactions complexes.
Certes, l’exemple même de Tezos montre que la collecte de ressources exceptionnelles n’implique pas nécessairement la concrétisation de projets innovants à brève échéance. Ainsi que le relève le rapport de France Stratégie, dans un article publié en 2017, Bloomberg concluait après analyse de 226 ICO qu’au moment de l’enquête, seules vingt entreprises utilisaient effectivement les fonds collectés. Néanmoins, ce constat remet moins en cause l’intérêt même de ce type de levée de fonds que le cadre juridique et les garanties dans lequel celles-ci peuvent être organisées.
b. Un procédé renouvelant les conditions de création des entreprises et de l’investissement
Dans l’économie actuelle, la création d’une entreprise procède de la constitution d’un capital (par versement de fonds propres ou souscription d’un emprunt) remboursé par le cash-flow tiré des résultats de l’activité de l’entreprise. La rémunération des premiers investisseurs donne lieu à la perception d’un dividende ou tient au remboursement de l’emprunt consenti, voire en la cession des parts acquises dans l’entreprise.
Les ICO modifient les conditions de ce financement initial car les jetons émis ne confèrent pas nécessairement une créance ou un droit de sociétariat à l’égard de leur émetteur. En fonction des modalités de la levée de fonds, les investisseurs peuvent, par ailleurs, recevoir les jetons dès le lancement de l’ICO (dans le cas d’une blockchain déjà développée) ou dans un avenir déterminé, après le développement de la technologie sous-jacente et des services associés. On parle alors de « préfinancement ».
Au-delà de l’apport des ressources nécessaires à la réalisation d’un projet faisant appel aux blockchains, l’usage des tokens peut contribuer à l’évolution des conditions de l’intéressement à la création de l’entreprise et à la réalisation des projets innovants. Dès lors que les actifs gagnent de la valeur avec le succès de la start-up émettrice, les investisseurs se voient inciter à acquérir des jetons le plus tôt possible, alors que ceux-ci présentent une valeur encore relativement faible. Il s’agit de miser sur le développement à venir du produit ou du service proposé qui, suivant la valorisation ultérieure de l’actif, rendra envisageable une revente.
c. Un nouveau mode d’échanges de biens et de services et de création de valeur dans l’économie numérique ?
Cette perspective découle des caractéristiques mêmes de la technologie des blockchains et des actifs sur l’émission desquels repose son fonctionnement.
En premier lieu, le droit d’usage d’un produit ou d’un service conféré par un jeton émis dans le cadre d’une ICO tend à renouveler les rapports (de transaction et de consommation) dans l’économie marchande classique. Ainsi que l’ont relevé plusieurs des personnes interrogées par la mission, la motivation des personnes acquérant des jetons dans le cadre d’une ICO se révèle très diverse. Elle peut aller de la simple philanthropie à la recherche de valeurs rémunératrices, en passant par la volonté de contribuer par l’investissement au développement de solutions innovantes. Dès lors qu’ils sont échangeables sans intermédiaires, les tokens pourraient contribuer à renouveler l’objet et les conditions de l’échange au sein de l’économie numérique des biens et des services auxquels ils donnent accès, notamment en rendant possible de nouvelles transactions et en modifiant les rapports entre d’un côté, producteurs de biens et fournisseurs de services, et de l’autre, les consommateurs et usagers.
La technologie des blockchains pourrait puissamment contribuer à l’émergence de l’internet des objets (Internet of Things – IoT), dans un contexte marqué par le développement de l’intelligence artificielle.
Le concept « d’internet des objets » désigne tout autant des objets physiques capables d’émettre de la donnée grâce à des capteurs, que le réseau par lequel ces données transitent, ainsi que les plateformes capables de les recueillir et de les analyser. Suivant l’exemple recueilli dans le cadre des travaux de la mission, on pourrait envisager qu’un particulier, grâce à un système équipant sa voiture, puisse vendre des informations à Météo France dans un secteur où l’établissement possède peu de stations de mesure des conditions climatiques.
En second lieu, par la désintermédiation et l’absence d’autorité centralisatrice qu’elles favorisent, les blockchains concourent à une certaine réorganisation de la chaîne de la valeur créée. D’après les analyses convergentes des personnes entendues par la mission, la technologie conduit, d’une part, à réexaminer l’utilité du rôle des acteurs d’un certain nombre de secteurs économiques, notamment par la transparence quant à leur apport respectif à la création de valeur ajoutée.
D’autre part, du fait des échanges directs qu’il autorise de pair à pair, de l’absence de propriété en principe du code source, le fonctionnement des blockchains parait de nature à empêcher qu’un acteur tire une rémunération ou une « rente » de sa position d’intermédiaire entre consommateurs et fournisseurs. Ce modèle pourrait remettre en cause l’économie des plateformes numériques, dont la valeur procède de la capacité d’un acteur pivot à proposer un dispositif de mise en relation et à en assurer l’attractivité (avec une interface utilisateurs, des applications, des outils spécifiques). La véritable valeur réside dans les protocoles sur la base desquels sont développées des applications. Seule une partie de la valeur se distribue tout au long de la chaîne des applications.
Les blockchains offrent la possibilité de se passer de la médiation d’une plateforme, notamment par l’usage des smart contracts. Certains voient ainsi dans Slock.it ([34]) ou Arcade City ([35]) une remise en cause potentielle du modèle d’affaires d’Airbnb et d’Uber.
Cela étant, au regard des logiques constatées dans le développement de l’économie numérique, on ne peut exclure que les protocoles fondés sur le concept de blockchain perdent de leur importance au plan économique face aux applications, à mesure que l’usage de cette technologie se sera démocratisé. Dans cette hypothèse – et compte tenu de l’intérêt croissant des principaux acteurs des nouvelles technologies de l’information et de la communication – on pourrait assister à l’émergence de nouveaux géants disposant de positions monopolistiques. Pour la France – comme pour l’Union européenne – cette perspective ne rend que plus vitale la maîtrise des infrastructures.
Pour certains observateurs entendus par la mission, les tokens permettraient en effet d’envisager le passage d’un internet de l’information à un internet de la valeur. De fait, par la diversité de l’objet des transactions inscrites dans les blockchains et des droits qui s’attachent aux jetons, la technologie renforce encore l’importance de la donnée et permet à ses détenteurs de lui conférer une valeur marchande. Dans cette perspective, on citera le projet présenté à vos rapporteurs par M. Daniel Gasteiger, directeur général de Procivis SA. Établie à Zurich et fournissant des solutions digitales destinées à permettre aux particuliers de disposer pleinement d’une identité numérique, cette société entend permettre aux individus, à partir d’une application installée sur smartphone, de vendre ou de monétiser des données personnelles. Pour la réalisation de ce projet, Procivis indique avoir recours à des ICO.
Il peut paraître sans doute prématuré d’envisager une « tokenisation » de l’économie, dans la mesure où les protocoles de blockchain présentent encore une certaine immaturité au plan technique et peuvent inspirer encore des réticences. Toutefois, ainsi que le souligne le rapport de France Stratégie ([36]), la technologie a vocation à s’étendre à de nombreux secteurs. De fait, l’usage des levées de fonds réalisées dans le cadre d’ICO se diversifie depuis 2017, après avoir essentiellement porté jusque-là sur l’amélioration des infrastructures des blockchains et le développement des cryptomonnaies.
Ainsi, l’extension du champ du financement apporté par les ICO paraît de nature à favoriser l’émergence de nouveaux cas d’usage rendant déjà concevables quelques évolutions dans les rapports de production, de travail et de consommation.
les fonds levÉs par les ico : une diversification des secteurs
Source : France Stratégie
2. Des cas d’usage rendant déjà concevables quelques évolutions significatives dans les rapports de production, de travail et de consommation
Ainsi que l’ont souligné nombre des personnes auditionnées par la mission, l’usage de protocoles fondés sur la technologie des blockchains ne représente pas nécessairement une solution innovante pour l’ensemble des secteurs d’activité. Il s’avère en effet que l’usage de bases de données et d’internet peut, en l’état, permettre de dégager des gains d’efficience comparables pour certains d’entre eux. Dès lors, les blockchains apportent – au mieux – une optimisation des processus existants.
Du point de vue des rapporteurs, la véritable valeur ajoutée de cette technologie réside dans sa capacité à établir un lien de confiance, à favoriser le partage d’informations et à résoudre des problèmes de gouvernance parfois aigus dans le cadre des relations établies entre acteurs concurrents.
Les travaux de la mission fournissent plusieurs exemples qui montrent qu’au-delà d’effets de mode propres aux écosystèmes entrepreneuriaux, caractérisés par l’OPECST dans son rapport, les protocoles de blockchains répondent à de véritables besoins et soulèvent de nouveaux enjeux.
a. Dans le domaine des banques et assurances
● Outre l’impact potentiel sur les coûts de transaction, l’usage des technologies de blockchains intéresse nécessairement le secteur bancaire en ce qu’il affecte son statut d’intermédiaire dans le financement de l’économie.
Les ICO offrent une première illustration évidente du caractère disruptif de la technologie puisqu’elles favorisent l’échange de valeurs et procurent des ressources hors des circuits classiques du crédit et du financement des entreprises.
Pour leur part, le phénomène des cryptomonnaies ou cryptoactifs invite à s’interroger sur l’apparition de moyens de paiement nouveaux, potentiellement concurrents ou complémentaires de la monnaie émise par les banques centrales et distribuée par les banques commerciales – même si les cryptoactifs remplissent aujourd’hui très imparfaitement les fonctions dévolues à une monnaie.
Certes, d’après les chiffres cités par l’OPECST, la valorisation des 1 600 cryptoactifs, se limitait en juin 2018, à 250 milliards de dollars ([37]). Du reste, ainsi que le montrent les chiffres cités par le rapport Landau ([38]), le volume des transactions se révèle très faible, les cryptoactifs demeurant peu utilisés en tant que moyens de paiement : le Bitcoin représente, en effet, 0,2 % du volume des transactions au sein de la zone euro ; en montant, les paiements mondiaux en Bitcoin (soit 100 millions de dollars par jour) s’élèvent à moins de 1 % des seuls paiements réalisés par Visa et Mastercard aux États-Unis (respectivement 16,5 et 9,8 milliards de dollars par jour).
Cela étant, même si les masses en jeu ne mettent pas aujourd’hui en cause la stabilité financière, ainsi que la conduite de la politique monétaire, il ressort de l’analyse développée par les représentants de la Banque de France que l’offre de certaines cryptomonnaies peut se révéler problématique du point de vue de l’information des investisseurs, compte tenu de la volatilité des cours.
Du point de vue des rapporteurs, ce constat ne rend que plus nécessaire une adaptation du cadre prudentiel et de la régulation dont le projet de loi PACTE a jeté les bases.
Par ailleurs, il donne tout son intérêt à une réflexion sur la mise en place de « monnaies » digitales émises par banques centrales, ainsi qu’y invite le rapport Landau ([39]) en considération des risques inhérents à une dématérialisation totale de la monnaie fiduciaire. Ainsi que le relève France Stratégie, des monnaies digitales banque centrale pourraient également répondre aux besoins inhérents au plein développement de l’internet de la valeur, à savoir un actif pouvant supporter des transactions de bout en bout entre les blockchains et la monnaie quotidienne ([40]). Du point de vue des rapporteurs, il ne s’agirait pas de conférer à cette « monnaie » la fonction d’un étalon (à l’exemple d’une sorte d’étalon or) mais d’en faire un instrument d’échange de nature à soutenir le développement d’une économie autour de l’usage des blockchains. Il conviendrait évidemment de déterminer qui de la Banque centrale européenne (BCE) ou des banques centrales nationales assurerait le pilotage de l’émission de ce nouveau compartiment de la masse monétaire, étant observé que pour la stabilité de la « monnaie » digitale, l’établissement d’un cours stable avec l’euro pourrait être utile.
Proposition n° 4 : Envisager la création d’une « monnaie » numérique émise par la banque centrale.
Mais les blockchains affectent également les conditions d’exercice de l’activité des établissements bancaires et des établissements de crédit.
Par la désintermédiation qui la caractérise, la technologie ouvre, en premier lieu, la possibilité de valider des transactions sans l’intermédiaire d’une chambre de compensation, ce qui devrait permettre – sous réserve de leur volume – de certifier des opérations dans des délais beaucoup plus courts (de l’ordre de quelques secondes à quelques minutes).
En second lieu, elle peut favoriser le partage d’informations entre acteurs concurrents d’une place financière dans le respect du secret de leurs données commerciales et, ce faisant, faciliter la gestion de structures ou d’instruments communs en réduisant les coûts de contact et les frais d’administration.
On trouvera une illustration de l’intérêt des blockchains pour les acteurs du secteur financier dans le projet MADRE. Il s’agit en l’occurrence d’un registre partagé entre la Banque de France et des banques commerciales partenaires, enregistré sur une blockchain privative (fondée sur le protocole Ethereum) et permettant l’attribution des identifiants créanciers SEPA (ICS). D’après l’état des lieux établi par les représentants de la Banque de France, le dispositif confère une certaine efficacité à la tenue de ce fichier (en améliorant la détection des identifiants frauduleux). Sa mise en œuvre dégagerait des gains de productivité permettant d’affecter des personnels à des tâches présentant une plus haute valeur ajoutée.
On citera également un projet évoqué par les représentants de Paris Europlace et mené en collaboration avec la Caisse des dépôts et consignations autour de la gestion des « obligations vertes » (green bonds). Faisant appel à la technologie des blockchains, il vise à assurer la transparence des titres financiers sous-jacents au financement de projets écologiques.
Rappelons enfin que l’ordonnance du 28 avril 2016 ([41]) autorise l’enregistrement de la détention et du transfert des minibons grâce à « des dispositifs d’enregistrement électronique partagé », c’est-à-dire des blockchains.
Cela étant, il apparaît que les blockchains privatives offrent aujourd’hui davantage de perspectives que les blockchains ouvertes pour les acteurs du secteur financier et l’essor des Fintech.
En effet, en l’état de la technique, le fonctionnement de ces dernières soulève encore des problèmes n’ayant pas reçu de réponses satisfaisantes (par exemple du point de vue de la préservation de la confidentialité des données inscrites sur les blockchains). D’après l’analyse développée devant les rapporteurs par les représentants de la Banque de France, de manière générale, l’usage de la technologie ne serait aujourd’hui pertinent que dans le cas d’activités financières peu sophistiquées.
Son potentiel apparaît aujourd’hui également encore restreint en ce qui concerne les systèmes de paiement et le traitement des transactions par les délais nécessaires à la validation des blocs (de l’ordre de 10 minutes pour Bitcoin). Ainsi, d’après les statistiques disponibles, le protocole devrait permettre la validation de vingt transactions à la seconde (contre 4 en 2017), chiffre à comparer avec la capacité de traitement de la société VISA (soit 20 000 transactions par seconde). Ce constat vaut également pour Ethereum dont la capacité de traitement était évaluée à 15 transactions par seconde au premier semestre 2018.
● En ce qui concerne les assurances, l’apport des blockchains semble tenir davantage à l’automatisation des procédures et à l’allégement de certaines formalités à la charge des sociétés comme de leurs clients. Ces améliorations paraissent de nature à accélérer le versement des indemnités, notamment grâce au recours à des smart contracts, sous réserve que les hypothèses dans lesquelles l’assurance est appelée à assurer l’indemnisation d’un préjudice soient clairement établies.
Ainsi, dans le cadre de son offre « Fizzy », AXA propose à ses assurés des contrats garantissant un remboursement en cas de retards d’avion. Le recours à un smart contract permet de vérifier l’heure d’arrivée du vol, de mesurer le retard éventuel, et surtout d’appliquer des conditions de remboursement préétablies. L’indemnisation découle d’une procédure automatisée ne donnant pas lieu à l’intervention de l’assureur ou à des démarches de l’assuré.
b. Dans le champ de la grande distribution, de l’agroalimentaire et de la logistique
Dans ces deux domaines, la technologie des blockchains présente à l’évidence deux intérêts : d’une part, assurer une traçabilité des produits, ainsi que la mémoire des interventions des différents intervenants d’une chaîne de production et de distribution ; d’autre part, alléger des formalités et créer les conditions d’une coopération entre les acteurs d’une filière, notamment du point de vue de l’échange d’informations.
● On trouvera une première illustration de l’apport de la technologie en matière de traçabilité dans le développement de nouvelles filières qualité dans la grande distribution.
L’usage des blockchains dans la grande distribution :
l’exemple des filières qualité
Devant la mission, les représentants du groupe Carrefour ont ainsi indiqué avoir développé une blockchain (fondée sur Ethereum) en ce qui concerne la filière du poulet d’Auvergne – produit qui faisait déjà l’objet d’une démarche qualité – et vouloir étendre le recours à ce procédé à cinq ou huit autres produits alimentaires.
L’enseigne se donne pour objectif de répondre au besoin de transparence exprimé par les consommateurs à la suite de certains scandales sanitaires en leur donnant accès à des informations allant au-delà des prescriptions réglementaires.
Dans le cas du poulet d’Auvergne, les consommateurs pourraient ainsi obtenir des éléments sur la durée de l’élevage, l’alimentation reçue ou les soins vétérinaires. À cet effet, une plateforme en ligne a été développée qui permet une consultation des informations sur les produits référencés et renvoie les informations sur les smartphones des clients.
L’enseigne a équipé les producteurs afin qu’ils puissent renseigner dans la blockchain des éléments d’information faisant l’objet de documents qu’il doit remplir par ailleurs, notamment dans le cadre des relations contractuelles établies avec le groupe Carrefour.
Dès lors, l’intérêt de la technologie réside dans la mise à disposition et la préservation de données figurant sur des documents papier souvent inaccessibles aux consommateurs. Il a été en outre avancé par les représentants de Carrefour que les blockchains utilisées dans le cadre des filières qualité peuvent en outre créer les conditions d’une relation plus directe avec les producteurs. On notera toutefois que cet objectif suppose que la pleine participation des consommateurs au sein de la gouvernance de la filière.
● De manière plus globale, la filière agroalimentaire fournit un second exemple d’un usage possible des blockchains dans le suivi du parcours de produits et de gestion des relations contractuelles au sein d’un secteur économique intégré.
L’État pourrait aussi inviter au développement l’usage de la technologie blockchain dans le secteur agro-alimentaire pour mieux gérer les crises sanitaires. Mathieu Lesueur, chercheur doctorant à l’université de Rennes, en contrat CIFRE avec le groupe TALAN, a présenté une synthèse de la problématique que la blockchain pourrait résoudre de façon beaucoup plus performante qu’aujourd’hui, permettant ainsi de rassurer plus rapidement les populations (et à l’État de faire appliquer la réglementation de façon plus certaine).
Voici une synoptique pour expliquer cette potentielle application des blockchains, en prenant comme exemple l’affaire Lactalis de décembre 2017 – février 2018.