N° 3237

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 22 juillet 2020.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES (1)

sur la politique européenne de voisinage
 

ET PRÉSENTÉ

 

PAR Mme Caroline Janvier et M. Joaquim Pueyo

Députés

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(1)    La composition de la commission figure au verso de la présente page.


 

La Commission des affaires européennes est composée de : Mme Sabine THILLAYE, présidente ; MM. Pieyre-Alexandre ANGLADE, Jean-Louis BOURLANGES, Bernard DEFLESSELLES, Mme Liliana TANGUY, vice‑présidents ; M. André CHASSAIGNE, Mme Marietta KARAMANLI, M.  Christophe NAEGELEN, Mme Danièle OBONO, secrétaires ; MM. Damien ABAD, Patrice ANATO, Mme Aude BONO-VANDORME, MM. Éric BOTHOREL, Vincent BRU, Mmes Fannette CHARVIER, Yolaine de COURSON, Typhanie DEGOIS, Marguerite DEPREZ-AUDEBERT, Coralie DUBOST, Françoise DUMAS, Frédérique DUMAS, MM. Pierre-Henri DUMONT, Alexandre FRESCHI, Mmes Valérie GOMEZ-BASSAC, Carole GRANDJEAN, Christine HENNION, MM. Michel HERBILLON, Alexandre HOLROYD, Mme Caroline JANVIER, MM. Christophe JERRETIE, Jérôme LAMBERT, Mmes Constance Le GRIP, Nicole Le PEIH, MM. Jean-Claude LECLABART, Patrick LOISEAU, David LORION, Thierry MICHELS, Jean-Baptiste MOREAU, Mme Catherine OSSON, MM. Xavier PALUSZKIEWICZ, Damien PICHEREAU, Jean‑Pierre PONT, Joaquim PUEYO, Didier QUENTIN, Mme Maina SAGE, MM. Benoit SIMIAN, Éric STRAUMANN, Mme Michèle TABAROT

 


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SOMMAIRE

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 Pages

SYNTHESE DU RAPPORT

introduction

I. le cadre de la politique de voisinage A évolué au gré des crises frappant les pays voisins de l’Union européenne

A. Une politique initialement centrée sur l’économie et la démocratie, considérées comme facteurs de stabilité

1. Le primat de l’objectif d’alignement des pays voisins sur le modèle de l’Union européenne

2. La réforme de 2011 n’a pas fondamentalement changé les objectifs et les instruments de la PEV

B. Confrontée à des multiples crises dans son voisinage, la pev A été PROFONDéMENT MODIFIée en 2015

1. La multiplication des crises a mis en évidence les insuffisances et les contradictions de la PEV

2. La nouvelle PEV met l’accent sur la sécurité et les migrations, tout en tirant les conséquences des insuffisances passées

II. Malgré plusieurs succès depuis 2015, la nouvelle pev est loin d’avoir atteint ses objectifs, le voisinage étant plus instable aujourd’hui qu’hier

A. La PEV a enregistré plusieurs succès depuis 2015

1. La Tunisie : le partenaire privilégié du voisinage Sud

2. La Géorgie : le meilleur élève du Partenariat oriental

3. L’Azerbaïdjan : l’enjeu gazier

4. La Jordanie : le fragile pôle de stabilité

B. Malgré ces succès et un investissement considérable de l’Union européenne, son voisinage est aujourd’hui globalement plus instable qu’il n’a jamais été

1. Les pays du Partenariat oriental sont minés par les conflits

2. Le voisinage Sud est frappé par le terrorisme, les guerres, la crise économique et la régression démocratique

III. L’instabilité du voisinage tient plus à des facteurs extérieurs qu’aux insuffisances POURTANT Réelles de la pev

A. L’ÉCHEC DE LA STABILISATION DU VOISINAGE TIENT pour l’essentiel À DES FACTEURS EXTÉRIEURS À LA PEV

1. Les États-membres comme les États tiers poursuivent leurs propres intérêts dans les pays du voisinage, qu’ils déstabilisent

2. La responsabilité des pays du voisinage dans le blocage de la mise en œuvre de la PEV

B. malgré son réexamen en 2015, Les insuffisances de la PEV sont réelles

1. Un périmètre géographique mal défini, incohérent et rassemblant des pays très différents

2. Une politique fondamentalement ambiguë dont les objectifs sont contradictoires

3. Des instruments nombreux dont l’efficacité et la coordination laissent à désirer

IV. 7 propositions pour renforcer l’efficacité de la politique européenne de voisinage

1. Élargir le périmètre géographique de la PEV aux « voisins des voisins » en favorisant une approche régionale des enjeux

2. Créer un partenariat privilégié avec les pays du voisinage les plus avancés dans leur coopération avec l’Union européenne

3. Maintenir la priorité du voisinage Sud dans la réforme en cours des instruments de l’action extérieure européenne

4. Mieux définir les projets en tenant compte des demandes locales

5. Porter une plus grande attention à la mise en œuvre des réformes et non pas à leur simple adoption formelle

6. Mieux faire la promotion de l’action de l’Union européenne

7. Renouer le dialogue avec la Russie

TRAVAUX DE LA COMMISSION

personnes auditionnées par les rapporteurs


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   SYNTHESE DU RAPPORT

L’Union européenne a toujours eu des voisins. Toutefois, c’est seulement à partir de 2003 qu’une politique de voisinage (PEV) a réellement été mise en œuvre, à destination de seize pays avec lesquels elle partage une frontière maritime ou terrestre. Profondément modifiée en 2015, la PEV elle vise désormais à renforcer la résilience des pays du voisinage, condition de la sécurité de l’Union européenne.

1.- Le cadre juridique de la politique européenne de voisinage

La PEV, dont le cadre juridique est défini dans des communications de la Commission européenne, a profondément évolué depuis 2003, à la fois dans les objectifs et dans les moyens. Initialement, la PEV visait, par une interdépendance accrue basée sur le développement du commerce et la promotion de la démocratie, à créer « un espace de prospérité et de bon voisinage – un cercle d’amis ». Le terrorisme n’était alors pas présenté comme une priorité, pas plus que les migrations.

À partir de 2011, le « Printemps arabe » et les multiples crises qui se sont succédés dans le voisinage, tant à l’Est qu’au Sud, ont entraîné une profonde réforme de la PEV. Tout en conservant son soutien à la démocratie et à la promotion des valeurs européennes, la Commission européenne donne désormais une priorité nouvelle à la sécurité, angle sous lequel sont désormais aussi traitées les migrations.

Cette communication de 2015, éclairée par la Stratégie européenne globale pour la PESC publiée en 2016, fait de la résilience des pays du voisinage, définie comme « la capacité d'États et de sociétés à se réformer, et donc à résister à des crises internes et externes et à se remettre de celles-ci », l’objectif ultime de la politique de voisinage. L’ensemble des instruments de la PEV : dialogue politique et coopération sécuritaire, soutien aux réformes et aide macro-financière, accords de libre-échange… doivent y contribuer.

2.- Malgré plusieurs succès depuis 2015, la PEV est loin d’avoir atteint ses objectifs, le voisinage étant plus instable aujourd’hui qu’hier

La PEV est une politique qui s’inscrit dans le long terme car elle vise à des changements structurels dans les pays concernés. Le bilan qu’il est possible d’en tirer est donc nécessairement biaisé par un recul limité.

Toutefois, malgré ce biais et au regard de l’objectif affiché de résilience, force est de constater que jamais, depuis 2003, les pays du voisinage n’ont été aussi instables et les crises si nombreuses. Malgré les succès notables que constituent la poursuite de la transition démocratique en Tunisie, les nombreuses réformes mises en œuvre avec succès par la Géorgie et la stabilité préservée de la Jordanie, le « cercle d’amis » est devenu un cercle de feu.

À l’Est, tous les pays du Partenariat oriental, sauf la Biélorussie, sont minés par les conflits impliquant, directement ou indirectement, la Russie :

– l’Ukraine, dont une partie du territoire – la Crimée – a été annexée par la Russie, laquelle entretient par ailleurs l’instabilité dans l’Est du pays ;

– la Moldavie, dont une partie du territoire, la Transnistrie, a déclaré son indépendance avec le soutien de la Russie ;

– la Géorgie, amputée d’une partie de son territoire depuis l’invasion russe de 2008 ;

– enfin, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, qui sont en conflit depuis l’occupation, par cette dernière, de la région du Haut-Karabagh.

Quant au voisinage Sud, l’objectif de stabilité n’est pas plus atteint que les autres objectifs tels que le respect des standards européens en matière de démocratie et d’État de droit. Si quelques progrès ont été accomplis par le Maroc, les relations avec l’Algérie sont très distendues, tandis que l’Égypte est redevenue une dictature militaire, peu respectueuse des droits fondamentaux et régulièrement frappée par le terrorisme. Le conflit entre Israël et l’Autorité palestinienne reste toujours irrésolu. Quant à la Syrie et la Libye, ce sont maintenant des États faillis, Le Liban, enfin, est profondément déstabilisé par une crise économique, politique et sociale de grande ampleur.

3.- L’instabilité du voisinage tient plus à des facteurs extérieurs qu’aux faiblesses et limites pourtant réelles de la PEV

Il ne faut cependant pas déduire de ce constat que la PEV est un échec. En effet, sans l’action de l’Union européenne, aussi imparfaite et insuffisante soit-elle, la situation dans les pays du voisinage serait probablement bien pire. De plus, l’instabilité du voisinage est, en grande partie, dû à des facteurs extérieurs à la PEV, sur lesquels l’Union européenne n’a guère de prise. Ces facteurs extérieurs sont au nombre de deux.

En premier lieu, les États-membres comme les États tiers poursuivent leurs propres intérêts dans les pays du voisinage, qu’ils déstabilisent. La Libye constitue, de ce point de vue, un cas d’école. À la suite de l’intervention militaire franco-britannique de 2011 ce pays s’est rapidement désintégré, devenant un « trou noir » qui a déstabilisé l’ensemble de la région, un terrain d’entraînement des groupes terroristes et un point d’embarquement privilégié des migrants. De même, la Russie est le dénominateur commun de la quasi-totalité des crises affectant le voisinage Est. Dès lors, que peut l’Union européenne, avec sa politique de voisinage, face à l’unilatéralisme de certains de ses États-membres ou aux intérêts d’une grande puissance comme la Russie ?

En deuxième lieu, la politique de voisinage est une politique extérieure de l’Union européenne qui, par définition, est mise en œuvre hors de son territoire, dans des pays voisins qui sont des États souverains. Elle exige donc la coopération de ceux-ci, tant au niveau politique qu’au niveau administratif. Or, au niveau politique, les gouvernements des pays voisins peuvent être réticents à souscrire aux objectifs en tant que tels de la PEV, considérant que qu’ils ne sont pas une priorité, voire qu’ils ne sont pas dans leur intérêt. C’est notamment le cas en matière de maîtrise des migrations ou de respects des droits fondamentaux et principes démocratiques.

Le blocage des réformes demandées par l’UE peut également être le fait de l’administration des pays concernés. Dans certains cas, en effet, les gouvernements ne peuvent s’y opposer ouvertement alors qu’ils les désapprouvent, par exemple en matière de droits des personnes LGBT. De tels droits sont reconnus dans la loi mais restent, en pratique, inappliqués. Plus fréquent est cependant le cas où le blocage administratif des réformes n’est pas tant volontaire que la conséquence d’une mauvaise gouvernance et d’une administration défaillante.

L’Union européenne apparaît largement démunie pour lutter contre cette mauvaise volonté des pays voisins. En effet, malgré l’enlisement des réformes économiques, elle ne peut abandonner la Tunisie, seul exemple de transition démocratique réussie dans le monde arabe, pas plus que la Jordanie, unique pôle de stabilité au Moyen-Orient mais où le respect des droits fondamentaux se dégrade. Enfin, dans nombres de pays voisins, l’Union européenne est mise en concurrence avec d’autres puissances – Chine, Turquie ou pétromonarchies du Golfe – moins exigeantes en matière de démocratie et de respect des droits fondamentaux.

Ces deux facteurs extérieurs qui expliquent l’insuccès de la PEV ne doivent cependant pas faire oublier les faiblesses intrinsèques de la PEV, qui sont au nombre de trois.

La première est un périmètre géographique incohérent. La PEV est sensée regrouper les pays avec lesquels l’UE partage une frontière maritime ou terrestre. Pourtant, la Russie n’en fait pas partie, alors que l’Azerbaïdjan, oui. Surtout, la PEV ignore les voisins des voisins. Or, les problèmes auxquels sont confrontés des pays relevant de la PEV comme la Tunisie, l’Algérie, l’Egypte ou la Lybie, en particulier le terrorisme et les migrations, sont étroitement liés à ceux que connaissent les pays du Sahel.

La deuxième faiblesse de la PEV est la contradiction entre les objectifs, à commencer par la stabilité politique, d’une part, la démocratie et le respect des droits fondamentaux d’autre part. L’Union européenne est en permanence confrontée à un dilemme dans les pays dont la stabilité intérieure repose sur un régime autoritaire : faut-il privilégier cette dernière au détriment de la démocratie et du respect des droits fondamentaux ou soutenir les réformes démocratiques au risque de l’instabilité ? La deuxième contradiction porte sur l’ouverture affichée en matière économique et commerciale et parallèlement, la fermeture assumée s’agissant des migrations, en particulier vis-à-vis des pays du voisinage Sud. Enfin, la dernière contradiction met en lumière les oppositions entre l’Union européenne et ses partenaires. Même s’ils sont déclinés dans des accords d’association et autres partenariat négociés avec les pays voisins, en réalité, l’Union européenne impose ses priorités, lesquelles peuvent être différentes de celles de ses partenaires.

Enfin, la PEV présente une troisième faiblesse dans ses instruments financiers : au-delà de l’Instrument européen de voisinage, de multiples instruments financiers cohabitent, avec leurs propres règles de procédure, ce qui complexifie la mise en œuvre des projets, entraînant une sous-consommation importante des crédits.


4.- Les sept propositions des rapporteurs pour renforcer l’efficacité de la politique européenne de voisinage

1ère proposition : Élargir le périmètre géographique de la PEV aux « voisins des voisins », c’est-à-dire en pratique l’Irak et les pays du G5 Sahel, en favorisant une approche régionale des enjeux communs à l’ensemble de ces pays, notamment la lutte contre le terrorisme et les migrations

2ème proposition : Créer un partenariat privilégié avec les pays du voisinage les plus avancés dans leur coopération avec l’Union européenne, afin de valoriser leurs efforts dans la mise en œuvre des réformes exigées par la PEV

3ème proposition : Maintenir la priorité du voisinage Sud dans la réforme en cours des instruments de l’action extérieure européenne et, en particulier, la règle de 2/3 des crédits pour le voisinage Sud, 1/3 pour le voisinage Est

4ème proposition : Mieux définir les projets en tenant compte des demandes locales plutôt que les élaborer « hors-sol » à Bruxelles, favorisant ainsi leur appropriation par les acteurs locaux

5ème proposition : Porter une plus grande attention à la mise en œuvre des réformes et non pas à leur simple adoption formelle

6ème proposition : Mieux faire la promotion de l’action de l’Union européenne dans les pays du voisinage

7ème proposition : Renouer le dialogue avec la Russie


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   introduction

 

Mesdames, Messieurs,

L’Union européenne (et, avant elle, la Communauté économique européenne) a toujours eu des voisins, c’est-à-dire des États tiers avec lesquels elle partage une frontière terrestre ou maritime. Pourtant, c’est seulement en 2003
qu’a été officiellement lancée la politique européenne de voisinage (PEV), destinée spécifiquement à encadrer les relations entre l’Union européenne et ses voisins.

Certes, avant même la PEV, l’Union européenne n’ignorait évidemment pas son voisinage, avec lequel les relations ont pris deux formes très différentes à partir des années quatre-vingt-dix. Les relations avec les pays méditerranéens s’intégraient dans le cadre du partenariat Euromed, lancé à Barcelone en 1995 et rassemblant l’ensemble des pays du voisinage Sud (y compris Malte et Chypre, futurs candidats). En revanche, celles avec le voisinage Est, composé exclusivement de pays ayant vocation à adhérer à terme à l’Union européenne, relevaient de la politique d’élargissement.

Une fois le vaste élargissement à dix pays du voisinage programmé au 1er janvier 2004 (et au 1er janvier 2007 pour la Bulgarie et la Roumanie), l’Union européenne a restructuré sa politique de voisinage en instituant un cadre unique rassemblant l’ensemble des pays voisins à l’exception des pays ayant vocation à adhérer (c’est-à-dire en pratique les pays des Balkans occidentaux et la Turquie), opérant ainsi une distinction radicale, quoiqu’ambiguë, entre celle-ci et sa politique d’élargissement.

L’objectif de la PEV a toujours été d’assurer la stabilité du voisinage, que l’Union européenne considérait, à juste titre, comme la condition de sa propre sécurité. Elle s’est donc attachée à exporter dans les pays du voisinage les recettes à l’origine de son succès : ouverture commerciale, libéralisation économique, promotion de l’État de droit, des droits fondamentaux et de la démocratie. La reprise des valeurs et normes européennes, dans tous les domaines, était ainsi considérée comme la condition de la paix, de la prospérité et de la stabilité dans les pays du voisinage et, par conséquent, de la sécurité de l’Union européenne.

Toutefois, les soubresauts qu’a connus le voisinage à partir de 2011 et la multiplication des crises ont conduit l’Europe à redéfinir ses priorités, à réduire ses ambitions tout en renforçant la dimension sécuritaire de la PEV, notamment la maîtrise des migrations et la lutte contre le terrorisme.

Cinq ans après la dernière réforme de la PEV et plus de quinze ans après son lancement, force est de reconnaître que les objectifs n’ont pas été atteints. Jamais le voisinage de l’Union européenne n’a été aussi instable, avec des conséquences aussi dramatiques pour elle comme pour les pays voisins. Au « cercle d’amis » que voulait créer, avec la PEV, la Commission européenne s’est substitué un arc de crises dont personne ne voit aujourd’hui la fin.

Pour autant, il ne faut pas déduire de cette évolution défavorable que la PEV est un échec complet. Le présent rapport montrera en effet qu’en dépit de ses insuffisances, sans la PEV et l’engagement de l’Union européenne, la situation dans le voisinage serait probablement bien pire. S’il est certainement hors de portée de l’Union européenne – et de quiconque – de stabiliser des régions aussi troublées que le Moyen-Orient, elle a utilisé l’ensemble des moyens à sa disposition pour améliorer la résilience des pays voisins, les aider à faire face aux crises et promouvoir ses valeurs humanistes, enregistrant des succès qu’il convient de saluer, de préserver et de reproduire. Les sept propositions qu’avancent vos rapporteurs vont dans ce sens.

La crise du coronavirus, déclenchée alors que les travaux de vos rapporteurs étaient achevés, n’apparaît pas devoir remettre en cause, de manière significative, les constats et les propositions qu’ils font dans le présent rapport. Les mesures annoncées par la Commission européenne le 22 avril pour les pays du voisinage et les pays candidats, en particulier une aide macro-financière de trois milliards d’euros supplémentaires pour faire face aux conséquences de la pandémie, est cohérente avec l’objectif général de la PEV d’assurer la stabilité desdits pays.

Il est en effet certain, même s’il est prématuré de l’évaluer, que la pandémie aura des conséquences, par son impact économique, sur les pays du voisinage et, en particulier, sur les plus fragiles d’entre eux. C’est d’ores et déjà le cas au Liban qui est entré dans la crise affaibli par les problèmes politiques, économiques et sociaux. La PEV devra s’adapter et les propositions du présent rapport, visant à renforcer son efficacité, pourraient y contribuer.


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I.   le cadre de la politique de voisinage A évolué au gré des crises frappant les pays voisins de l’Union européenne

A.   Une politique initialement centrée sur l’économie et la démocratie, considérées comme facteurs de stabilité

1.   Le primat de l’objectif d’alignement des pays voisins sur le modèle de l’Union européenne

Au tournant des années 2000, la perspective de l’élargissement de l’Union européenne a obligé celle-ci à repenser sa politique vis-à-vis de son voisinage. En effet, en accueillant des pays qui, à l’exception de Malte et de Chypre, étaient tous des pays d’Europe centrale et orientale, l’Union européenne se retrouvait pour la première fois frontalière du monde slave, de la Russie à l’Ukraine et, via la mer noire, du Caucase.

L’époque était à l’optimisme. L’Euro avait été lancé avec succès au 1er janvier 2002 et, le 12 décembre 2003, l’Union européenne s’était dotée d’une Stratégie de sécurité commençant par ces mots : « L'Europe n'a jamais été aussi prospère, aussi sûre, ni aussi libre ». C’est donc logiquement que l’Union européenne a cherché à étendre sa prospérité et ses valeurs libérales aux pays de son voisinage, voyant en celles-ci la condition de leur stabilité et, de ce fait, de sa propre sécurité.

Dans la communication du 11 mars 2003 intitulée « L’Europe élargie – voisinage : un nouveau cadre pour les relations avec nos voisins de l’Est et du Sud », la Commission européenne est très claire dans les objectifs que doit poursuivre l’Union européenne dans le cadre de sa future politique de voisinage : « une interdépendance accrue – à la fois politique et économique – [qui] peut être un moteur de stabilité, de sécurité et de développement durable tant à l’intérieur des frontières de l’Union qu’au-delà [visant à] créer un espace de prospérité et de bon voisinage – un cercle d’amis – caractérisé par des relations étroites et pacifiques fondées sur la coopération ».

Pour créer cette interdépendance, l’Union européenne doit offrir « à ses voisins de nouvelles perspectives d'intégration économique » mais « en contrepartie de leurs progrès concrets dans le respect des valeurs communes et la mise en œuvre effective des réformes politiques, économiques et institutionnelles, notamment dans l'alignement de leur législation sur l'acquis communautaire ». L’Union européenne fait donc le lien entre l’intégration économique des pays du voisinage et leur progrès en matière de respect d’État de droit et d’efficacité démocratique, administrative et judiciaire, et entre ces derniers et la stabilité. La vulnérabilité économique, les lacunes institutionnelles, la pauvreté et l'exclusion sociale sont en effet explicitement considérées comme les racines de l’instabilité et leur résolution comme la condition de leur stabilité, ainsi que celle de l’Union européenne.

Ces objectifs fixés, les instruments sont en cohérence. Ils sont pour l’essentiel d’ordre économique puisque la Commission propose notamment l’extension du marché intérieur et la reprise de l’acquis communautaire, via des accords d’association et des accords de partenariat et de coopération. Elle mentionne également le soutien au développement d’infrastructures compatibles et interconnectées en matière de transport, d’énergie et de télécommunications.

Au-delà du commerce et du marché intérieur, sont également envisagés d’autres moyens d’action, en particulier la coopération en matière de prévention et de lutte contre les menaces communes pour la sécurité, lesquelles sont listées : le terrorisme, la criminalité organisée transnationale, la fraude douanière et fiscale, les risques nucléaires et écologiques ou encore les maladies transmissibles. L’Union européenne fait également part de son intention de plus s’impliquer dans la prévention des conflits et la gestion des crises.

Enfin, il est intéressant de relever que les migrations ne sont pas considérées comme une menace, ni leur gestion comme un véritable enjeu. Au contraire, elles sont présentées de manière très positive : « l'Union et ses pays partenaires ont un intérêt commun à ce que la nouvelle frontière extérieure n'entrave pas les échanges commerciaux, sociaux et culturels, ni la coopération régionale. Dans un contexte de déclin démographique et de vieillissement de la population, de mondialisation et de spécialisation, il peut être avantageux, pour l'Union et ses voisins, d'instaurer des mécanismes permettant aux travailleurs de passer d'un territoire à l'autre pour se rendre là où leurs compétences sont le plus nécessaires - même si l'objectif à long terme reste la libre circulation des personnes ».

2.   La réforme de 2011 n’a pas fondamentalement changé les objectifs et les instruments de la PEV

Huit ans plus tard, en 2011, un premier bilan est fait de la politique européenne de sécurité, lequel est également l’occasion, pour la Commission européenne, de l’adapter aux changements intervenus depuis 2003.

Très loin de l’optimisme qui prévalait à l’époque, la communication du 25 mai 2011 Une stratégie nouvelle à l’égard d’un voisinage en mutation, met l’accent sur les crises dans les pays du voisinage et, en particulier, le « Printemps arabe ». Le constat n’est pas très réjouissant : « la persistance de conflits de longue durée dans un certain nombre de pays partenaires pose un grave problème de sécurité pour l’ensemble de la région. L’instabilité permanente a des répercussions directes sur les intérêts géopolitiques, économiques et de sécurité de l'UE. Le conflit israélo-palestinien, ainsi que d'autres conflits au Moyen-Orient, dans le Caucase du Sud, en République de Moldavie et au Sahara occidental continuent de menacer d'importantes populations, d'exacerber la radicalisation et de mobiliser des ressources locales et internationales considérables, et constituent des freins puissants aux réformes ». En d’autres termes, le voisinage est bien plus instable en 2011 qu’en 2003.

La Commission propose donc d’adapter la politique de voisinage à ce nouveau contexte en introduisant, pour la première fois, le concept de différenciation. Force est de constater qu’en effet, il était illusoire et contre-productif d’appliquer le même modèle et d’imposer les mêmes objectifs à des pays très différents dans leur système politique, leur niveau de développement économique, mais également dans leur volonté de coopération avec l’Union européenne. C’est pourquoi la PEV doit désormais permettre à chaque pays voisin d'approfondir ses liens avec l'Union européenne dans la mesure de ses propres aspirations, de ses besoins spécifiques et des capacités dont il dispose.

Toutefois, si l’initiative appartient désormais aux pays voisins, le soutien européen sera adapté en conséquence, selon la formule « more for more, less for less » (« plus à ceux qui font plus, moins à ceux qui font moins »). En d’autres termes, les pays les plus volontaristes dans la coopération, qui mettent notamment en œuvre les réformes économiques, institutionnelles et politiques demandées par l’Union européenne, se verront offrir un accès privilégié au marché intérieur et une aide financière et technique plus importante ; à l’inverse, un pays qui ne ferait pas ces réformes ne bénéficiera pas des mêmes avantages. À la différenciation s’ajoute donc la conditionnalité de la PEV.

Pour le reste, les objectifs et les instruments ne changent guère. « Une démocratie qui fonctionne, le respect des droits de l’homme et de l’État de droit, tels sont les piliers fondamentaux du partenariat entre l’Union européenne et ses voisins ». Celle-ci soutient donc, comme en 2003, « l’approfondissement de la démocratie », soutien prenant notamment la forme d’un partenariat avec la société civile, « le développement économique et social », via le renforcement des liens commerciaux, ainsi que la mise en œuvre de « partenariats pour la mobilité ». Ces derniers reposent sur trois piliers : une meilleure organisation de la migration légale, la maximisation de l’incidence positive de l’immigration sur le développement et le renforcement des capacités de gestion des frontières et de l’immigration.

Enfin, une place est faite dans la communication aux nouveaux partenariats régionaux qui ont été mis en œuvre depuis 2003, à savoir le Partenariat oriental pour le voisinage Est et l’Union pour la Méditerranée pour le voisinage Sud. Les relations bilatérales entre l’Union européenne et ses voisins se doublent donc d’une coopération entre les pays voisins eux-mêmes autour de projets d’intérêt commun.

S’agissant des instruments financiers, la Commission européenne a mis en place des financements supplémentaires en lien avec les crises en cours dans le voisinage, pour un montant de 1,232 milliard d’euros jusqu’en 2013. Ceux-ci compléteront les 5,7 milliards d’euros alloués au titre de l’Instrument européen de voisinage et de partenariat pour la période 2011-2013. Elle annonce également la réforme de cet instrument dans le prochain CFP ainsi que l’élargissement des possibilités de prêts de la Banque européenne d’investissement (BEI) et de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD).

B.   Confrontée à des multiples crises dans son voisinage, la pev A été PROFONDéMENT MODIFIée en 2015

1.   La multiplication des crises a mis en évidence les insuffisances et les contradictions de la PEV

L’adaptation de la PEV intervenue en mai 2011 relevait plus du cosmétique que d’une réelle remise en cause. Si les soubresauts du voisinage auraient justifié une profonde réforme de la PEV, force est de constater que l’Union européenne n’avait pas pris la mesure de ceux-ci, lesquels se sont transformés depuis en graves crises qui, toutes ou presque, sont aujourd’hui encore irrésolues.

Commencé en Tunisie le 17 décembre 2010, lorsqu’un marchand ambulant s’est immolé par le feu à Sidi Bouzib, le « Printemps arabe », a profondément transformé le paysage politique du bassin méditerranéen. En Égypte et en Tunisie, des dictateurs en place depuis des décennies ont été obligés de quitter le pouvoir sous la pression de leur peuple. En Libye, le président Kadhafi a été renversé par une révolution appuyée militairement par la France et le Royaume-Uni. Enfin, en Syrie, la révolte populaire contre Bachar El Assad s’est transformée en une atroce guerre civile impliquant l’ensemble des puissances de la région (et même au-delà).

À l’Est, les crises irrésolues en 2011 l’étaient encore en 2015 : sécession en Transnistrie (Moldavie) et en Ossétie du Sud et Abkhazie (Géorgie), conflit au Haut-Karabagh (Azerbaïdjan). Impliquée dans les deux premières crises, la Russie a violemment réagi à la révolution de Maïdan, en 2013, qui a chassé du pouvoir le président ukrainien pro-russe Ianoukovitch, lequel avait refusé de signer l’accord d’association avec l’Union européenne. Non seulement la Russie a annexé en mars 2014 une partie du territoire de l’Ukraine (la Crimée) mais elle soutient les séparatistes du Donbass, en guerre contre le nouveau pouvoir pro-occidental installé à Kiev. Enfin, la Biélorussie, sous sanctions européennes et dépendante économiquement de la Russie, s’est éloignée de l’Union européenne.

Au final, en 2015, l’ensemble des pays du Partenariat oriental étaient donc en crise. Quant au voisinage Sud, c’était pire encore. La Syrie entamait sa quatrième année de guerre, guerre dans laquelle la Turquie jouait un rôle ambivalent, la Libye s’était transformée en « trou noir », l’Égypte était retournée à la dictature militaire, et le sempiternel conflit israélo-palestinien restait irrésolu. Le « cercle d’amis » était devenu un cercle de feu.

S’il faut reconnaître un point pertinent dans la PEV, c’est bien d’avoir fait le lien entre la sécurité de l’Union européenne et la stabilité de son voisinage, ainsi qu’entre ce dernier, la prospérité et la démocratie. Dans ces conditions, la déstabilisation, le terrorisme, la régression démocratique (sauf en Tunisie), les difficultés économiques que connaissait le voisinage ne pouvaient être sans conséquences graves sur l’Union européenne :

– la guerre en Syrie, en poussant à l’exil vers l’Europe des millions de Syriens, a mis à mal la solidarité européenne et la liberté de circulation, tout en suscitant la montée du populisme et du sentiment anti-européen dans certains États‑membres ; de même, en permettant l’émergence de Daesh, elle est indirectement à l’origine des plus sanglants attentats ayant frappé l’Europe et, en particulier, la France ;  

– l’effondrement de la Libye a ouvert une nouvelle voie à l’immigration illégale vers l’Union européenne, tout en déstabilisant les pays d’Afrique subsaharienne, désormais également exposés à la menace terroriste qui, en affaiblissant l’État et désorganisant l’économie, encourage l’immigration.

Or, ni l’immigration illégale, ni le terrorisme n’étaient considérés en 2011 ni, a fortiori, en 2003, comme des menaces majeures ni des priorités d’action pour l’Union européenne et son voisinage, preuve s’il en était de la profonde inadaptation de la PEV au nouveau contexte sécuritaire.

2.   La nouvelle PEV met l’accent sur la sécurité et les migrations, tout en tirant les conséquences des insuffisances passées

Bien qu’elle porte le simple terme de « réexamen », la communication de la Commission européenne du 18 novembre 2015 a profondément réformé la politique européenne de voisinage, tant ses objectifs que ses instruments.

Alors qu’en 2011, ainsi qu’il a été dit, l’architecture de la PEV s’appuyait sur trois grandes thématiques : l’approfondissement de la démocratie, le développement économique et social et, enfin, le renforcement des dynamiques régionales, celles-ci ont toutes été remises en cause avec la mise en avant de nouvelles priorités.

En premier lieu, la nouvelle communication ne fait plus mention de « l’approfondissement de la démocratie » dans le voisinage, qui était pourtant au cœur de celle de 2011. Certes, le soutien aux valeurs démocratiques et aux droits fondamentaux fait toujours partie intégrante de la PEV mais force est de reconnaître qu’il le cède, désormais à la sécurité et à l’objectif prioritaire qu’est la stabilisation du voisinage. Comme l’écrit la Commission, « pour les trois à cinq prochaines années, la stabilisation est l’enjeu le plus immédiat dans de nombreuses régions du voisinage ». Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point les enjeux sécuritaires sont maintenant au cœur des préoccupations européennes et occupent une place prépondérante dans son discours, qu’il s’agisse de la communication précitée ou de la Stratégie globale pour la PESC de 2016. Il ne s’agit plus simplement d’accentuer la coopération sur les questions de sécurité (coopération par ailleurs incluse, en 2011, dans la thématique du progrès démocratique) mais d’agir sur l’ensemble du spectre, depuis la réforme du secteur de la sécurité dans les pays concernés à la lutte contre le terrorisme et le radicalisme, la cybercriminalité et la criminalité organisée, sans oublier la coopération en matière de gestion de crise.

En deuxième lieu, les aspects liés à la circulation des personnes ont pris une nouvelle importance. Alors qu’en 2003 et 2011, l’accent était mis sur le lien entre celle-ci et la prospérité économique, avec quelques références à la nécessaire lutte contre les migrations illégales, la Commission européenne considère désormais qu’ « il est primordial, pour stabiliser notre voisinage, de remédier aux causes profondes de la migration irrégulière et des déplacements forcés ». Ceci rappelé en préalable, la stratégie européenne en la matière se déploie sur plusieurs pages, s’appuyant notamment sur des programmes de retour volontaire et des accords de réadmission, s’achevant sur le renforcement de la coopération en matière de gestion des frontières. Même si la communication, volontairement ou non, n’en dit mot, il est évident que l’enjeu migratoire est exclusivement lié au voisinage Sud. Ce ne sont pas les migrations en provenance des pays du Partenariat oriental qui menacent l’Europe, celles-ci relevant plutôt des développements relatifs à « la circulation des cerveaux », « la mobilité universitaire » ou « la reconnaissance des compétences et des qualifications ».

Cette distinction implicite entre voisinage Sud et voisinage Est en matière de circulation des personnes est révélatrice d’une accentuation du principe de différenciation, déjà mis en œuvre depuis 2011, lequel semble évoluer vers une certaine sélectivité. La Géorgie, le Maroc, la Moldavie, la Tunisie et l’Ukraine sont ainsi, de manière inédite, explicitement cités comme des pays souhaitant approfondir leurs relations avec l’Union européenne. Pour les autres, l’Union fera preuve de flexibilité et adaptera l’ampleur de sa coopération en fonction de ce qu’elle peut attendre de ses partenaires et de ce qu’ils souhaitent. C’est ainsi, par exemple, qu’elle admet que les ALECA ne figurent pas forcément à l’ordre du jour de tous les partenaires et qu’elle doit donc « chercher à déterminer conjointement des alternatives attirantes et réalistes en vue de promouvoir l’intégration et de renforcer les relations commerciales et d’investissement qui reflètent des intérêts partagés ». Dans tous les cas, cette coopération s’inscrit dans des « Priorités de partenariat » ou équivalents.

Corollaire de cette différenciation, la dimension régionale de la PEV a perdu de son importance. En effet, en assumant traiter de manière différente ses partenaires et en distinguant en leur sein des « bons élèves », l’Union européenne peut difficilement, dans le même temps, promouvoir une approche régionale ambitieuse et ce, d’autant plus que lesdits partenaires se voient souvent comme des concurrents dans leurs relations avec elle.

Enfin, en dernier lieu, la Commission pointe une faiblesse de la PEV qui est son périmètre géographique. En effet, en se bornant, en principe, à une coopération avec les seuls pays partageant avec elle une frontière maritime ou terrestre, elle s’empêche de traiter des menaces dont les racines sont au-delà du voisinage, à commencer par le terrorisme et les migrations. C’est pourquoi elle promeut désormais une coopération avec les pays tiers « lorsque les connexions et interdépendances avec d’autres partenaires exigent des cadres de coopération élargis ». Elle souhaite également une coopération accrue avec les pays d’Afrique subsaharienne, en veillant à la cohérence avec le programme de l’après-Cotonou.

La nouvelle PEV telle qu’elle résulte de la réforme de 2015 doit cependant être analysée à la lumière de la Stratégie globale de l’Union européenne en matière de PESC, élaborée par la Haute représentante Federica Mogherini et validée par le Conseil européen de Bruxelles en juin 2016.

C’est ainsi qu’elle affirme que « il est dans l'intérêt de nos citoyens d'investir dans la résilience des États et des sociétés de notre voisinage oriental, jusqu'en Asie centrale, et de notre voisinage méridional, jusqu'en Afrique centrale. La fragilité par-delà nos frontières menace tous nos intérêts vitaux. Par contre,
la résilience, c'est-à-dire la capacité d'États et de sociétés à se réformer, et donc
à résister à des crises internes et externes et à se remettre de celles-ci, nous
est bénéfique et est bénéfique pour les pays situés dans notre pourtour, et pose
les fondements d'une croissance durable et de l'avènement de sociétés dynamiques. Aussi, agissant en collaboration avec ses partenaires, l'UE encouragera-t-elle la résilience dans sa périphérie. Un État résilient est un État sûr, et la sécurité est indispensable à la prospérité et à la démocratie. Mais l'inverse est également vrai ».

Aujourd’hui, il faut considérer que l’objectif de la PEV est d’assurer cette résilience des États et des sociétés du voisinage, via une approche intégrée mobilisant l’ensemble des moyens à sa disposition, laquelle est la condition de la sécurité de l’Union européenne

II.   Malgré plusieurs succès depuis 2015, la nouvelle pev est loin d’avoir atteint ses objectifs, le voisinage étant plus instable aujourd’hui qu’hier

En préalable et avant d’analyser plus précisément les réalisations de la PEV dans quatre pays – deux du voisinage Est et deux du voisinage Sud, il convient de souligner que la PEV est une politique qui s’inscrit dans le long terme car elle vise à des changements structurels dans les pays concernés. Ceux-ci prennent du temps, et c’est seulement en 2015 que la PEV a été réformée. Le bilan qu’il est possible d’en tirer est donc nécessairement biaisé par un recul limité. Il permet néanmoins de mettre en évidence ce qui marche comme ce qui ne marche pas dans la PEV, et d’en tirer les leçons.

A.   La PEV a enregistré plusieurs succès depuis 2015

1.   La Tunisie : le partenaire privilégié du voisinage Sud

Les relations entre l’Union européenne et la Tunisie sont anciennes puisqu’elles remontent à 1969 et la signature du premier accord de libre-échange. Elles se sont développées au-delà du commerce avec la signature d’un accord de coopération en 1976, remplacé par un accord d’association en 1996. Ce dernier est toujours en vigueur et constitue le cadre juridique des relations entre l’Union européenne et la Tunisie.

Toutefois, malgré la permanence de ce cadre juridique, ces relations ont profondément évolué après l’éclatement du « Printemps arabe » qui, en Tunisie, s’est traduit en 2011 par la chute du régime autoritaire du président Ben Ali et la mise en place d’institutions démocratiques. Alors que les révolutions ont toutes échoué dans les autres pays arabes, la Tunisie se distingue par la poursuite d’une expérience démocratique inédite dans le voisinage Sud.

Depuis 2011, l’Union européenne s’est efforcée de soutenir autant que possible la jeune démocratie tunisienne et la mise en œuvre des réformes jugées nécessaires pour la consolider et renforcer la résilience du pays. Celles-ci ont été définies dans les « Priorités stratégiques 2018‑2020 » arrêtées conjointement lors du Conseil d'association du 15 mai 2018. Elles ciblent :

– la jeunesse. Dans le cadre du « Partenariat UE-Tunisie pour la jeunesse » lancé en 2016 et doté de 400 millions d’euros, l’Union européenne soutient les échanges universitaires (notamment via Erasmus +), la participation des jeunes à la vie publique à travers la culture (projet Tfanen) et l’appui aux jeunes entrepreneurs par des microcrédits (80 000 microcrédits représentant 58 millions d’euros) ;

– le développement socioéconomique inclusif et durable. L’Union européenne encourage la Tunisie à mettre en œuvre toute une série de réformes économiques visant, d’une manière générale, à renforcer la concurrence et à mettre en place un environnement réglementaire plus favorable, notamment pour les jeunes entreprises innovantes ; des réformes sectorielles concernant, notamment, les secteurs de l’agriculture, de l’artisanat ou du tourisme sont également en cours. Enfin, ne sont oubliées ni l’innovation, avec la participation exceptionnelle de la Tunisie au programme de recherche Horizon 2020, ni la lutte contre le changement climatique (Plan solaire) ;

 la démocratie et la bonne gouvernance. L’Union européenne encourage de très nombreuses réformes – judiciaires, administratives, territoriales – visant à consolider la démocratie tunisienne et améliorer le fonctionnement de l’État. Elle soutient aussi des réformes sociales comme l’égalité hommes-femmes, la lutte contre les discriminations visant les personnes LGBT et promeut une plus grande liberté de la presse et d’expression ;

– les migrations. Le « Partenariat pour la mobilité », conclu en 2014, constitue le cadre du dialogue politique UE – Tunisie en matière de migration, portant à la fois sur la facilitation des visas et sur les réadmissions de Tunisiens entrés illégalement en Europe ;

– la sécurité et la lutte contre le terrorisme. Celles-ci constituent un axe majeur de l’action de l’Union européenne en Tunisie. Un programme de réforme et de modernisation du secteur de la sécurité a été lancé avec le ministère de l’Intérieur ; de même, Union européenne et Tunisie coopèrent étroitement en matière de prévention de la radicalisation, de lutte contre le financement du terrorisme et de gestion des frontières.

Afin de soutenir la mise en œuvre de ces priorités, l’Union européenne a engagé environ 10 milliards d’euros depuis 2011 en Tunisie. Actuellement, c’est 300 millions d’euros de dons et 300 millions d’euros d’aide macro-financière, à un taux d’intérêt de 0,3 %, qui sont versés par an à la Tunisie Toutefois, malgré l’ampleur de ce soutien, force est de reconnaître que les résultats tels qu’observés par vos rapporteurs à Tunis sont plus nuancés que ceux mis en avant par la Commission européenne.

Ce qui fonctionne est, de l’avis général, la lutte contre le terrorisme et la radicalisation. D’après les informations transmises à vos rapporteurs, le terrorisme est sous contrôle en Tunisie. Les quelques foyers encore actifs dans le pays sont contenus, ne rassemblant que quelques dizaines de « combattants » tandis que les « revenants » ayant rejoint les rangs de Daesh font l’objet d’une attention particulière. La communauté d’intérêt entre l’Union européenne et la Tunisie sur ces questions explique ces succès qui reposent sur une coopération efficace prenant la forme de nombreux programmes : LCTT (lutte contre le terrorisme en Tunisie), réforme et modernisation du secteur de la sécurité… dans lesquels les Français occupent une place majeure.

S’agissant de la jeunesse, le bilan est plus contrasté. Si les échanges universitaires progressent, la jeunesse comme le peuple tunisien en général vit mal les restrictions à la mobilité vers l’Europe. La libéralisation des visas de court séjour n’avance pas, comme la négociation d’un accord de réadmission et ce, alors que les Tunisiens représentent la première nationalité arrivant en Italie (22 % des arrivées) et que la Tunisie a été le deuxième pays de départ vers les côtes italiennes (24 %). La situation économique et sociale difficile du pays, le chômage élevé et le sentiment général d’une absence de perspectives expliquent largement ces départs.

En effet, malgré le soutien massif de l’Union européenne et l’adoption de nombreuses réformes dans le domaine économique, l’économie tunisienne est en crise. Elle reste cartellisée, dominée par quelques grands groupes familiaux qui étouffent les initiatives, de même que la mise en œuvre des réformes est freinée par une administration publique pléthorique et largement inefficace, dont la masse salariale en forte hausse depuis la révolution annihile par ailleurs les marges de manœuvre budgétaire de l’État. La négociation d’un accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) est au point mort.

Malgré ce bilan globalement mitigé, une chose est cependant certaine pour vos rapporteurs comme pour l’ensemble de leurs interlocuteurs à Tunis, Paris ou Bruxelles. Sans l’implication aussi considérable de l’Union européenne, il est peu probable que le pays ait pu continuer à fonctionner et la transition démocratique se poursuivre compte tenu des difficultés intérieures et extérieures auxquelles la Tunisie faisait face. Là est le succès de la PEV en Tunisie, un succès d’autant plus important que, comme l’indique le dernier rapport sur la mise en œuvre de la stratégie globale pour la PESC (2019), la Tunisie est « un symbole de transition démocratique pour l’ensemble de la région ».

2.   La Géorgie : le meilleur élève du Partenariat oriental

Le déplacement de vos rapporteurs à Tbilissi a confirmé l’euro-enthousiasme de la Géorgie et les relations très approfondies qu’elle a développées avec l’Union européenne. La Géorgie est régulièrement saluée, par la Commission européenne, pour ses progrès dans la mise en œuvre des réformes prévues par l’accord d’association en vigueur depuis le 1er juillet 2016. Sans reproduire le catalogue de celles-ci tel qu’il figure dans les rapports de la Commission européenne sur la mise en œuvre de l’accord d’association, force est de reconnaître qu’elles forment un ensemble très conséquent :

– en matière de bonne gouvernance et de renforcement des institutions, la Géorgie a adopté en 2018 une réforme constitutionnelle qui parachève la garantie des droits fondamentaux, en particulier l’interdiction des discriminations. L’administration publique fait également l’objet d’une série de réformes afin de la rehausser aux standards européens ;

– en matière économique et commerciale, la Géorgie poursuit la modernisation de ses règles, notamment en matière de normes SPS, de douane, de marchés publics, de fiscalité, d’environnement et de concurrence, afin de les rendre plus efficaces tout en les rapprochant de leurs équivalentes européennes. Des réformes sectorielles sont également mises en œuvre dans l’agriculture, le tourisme, les services financiers et la santé publique. La corruption, endémique dans le pays par le passé, a par ailleurs été quasi-totalement éliminée.

– en matière de mobilité, les citoyens géorgiens bénéficient depuis 2017 d’un régime sans visa pour voyager dans l’espace Schengen, ce qui n’a pas été sans poser de sérieuses difficultés en matière de demande d’asile aux pays européens. Toutefois la Géorgie coopère étroitement avec les États-membres pour réadmettre les déboutés du droit d’asile comme les immigrés illégaux.

Conséquence de cette bonne volonté et conformément au principe « more for more », La Géorgie bénéficie d’un fort soutien de la part de l’Union européenne, qui mobilise dans le pays de nombreux instruments. Depuis 2014, l’Union a engagé 589,5 millions d’euros dans le pays via des programmes de coopération bilatérale, incluant 122 millions de soutien aux réformes. A ces sommes, qui relèvent de l’instrument européen de voisinage s’ajoutent d’autres instruments comme l’initiative EU4Business (882 millions d’euros de prêts et 69 millions d’euros de dons) et l’assistance macro-financière (premier versement de 20 millions d’euros en 2018). La Géorgie est également l’un des pays dans lesquels l’UE a déployé une mission civile relevant de la PSDC. La mission EUMM Géorgie est en effet déployée depuis 2008 sur la ligne de cessez-le-feu séparant la Géorgie des régions sécessionnistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie. L’intérêt de cette mission a été souligné auprès de vos rapporteurs à Tbilissi ; par leur seule présence, les observateurs européens apaisent les tensions et obligent les forces en présence à mieux se comporter, tout en matérialisant le soutien de l’Union européenne à l’intégrité territoriale de la Géorgie.

Comme indiqué supra, la Géorgie est en effet amputée depuis 2008 d’une partie de son territoire, les deux régions russophones précitées ayant fait sécession avec le soutien militaire de la Russie. La blessure est encore aujourd’hui profonde et la Géorgie a pris de nombreuses initiatives afin d’aboutir à un règlement du conflit. C’est ainsi qu’elle a adopté le paquet législatif « A step to a better future » pour offrir des opportunités aux habitants de ces deux régions tout en se rapprochant de la Cour pénale internationale afin qu’elle punisse les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre commis, selon elle, pendant la guerre. L’Union européenne soutient la Géorgie dans ses efforts et a désigné un représentant spécial pour coordonner son action de paix dans la région.

La situation difficile de la Géorgie explique, tout autant que la conviction de son peuple d’appartenir culturellement, historiquement et géographiquement à l’Europe, la force de son sentiment pro-européen et sa volonté de satisfaire parfaitement aux exigences de l’Union européenne en matière de réformes. En effet, il a été très clairement dit à vos rapporteurs que la Géorgie aspire à intégrer l’Union européenne, L’article 78 de sa constitution dispose d’ailleurs que « les organes constitutionnels doivent prendre toutes les mesures relevant de leurs compétences en vue d’une adhésion complète de la Géorgie à l’Union européenne et à l’OTAN ». Les réformes qu’elle met en œuvre visent, de ce point de vue, à une intégration substantielle à l’Union européenne, laquelle doit à ses yeux précéder l’intégration formelle.

Au final, malgré les difficultés qui persistent, tant économiques et sociales que politiques, comme l’a montré la crise qui a éclaté pendant le déplacement de vos rapporteurs à Tbilissi sur la question du mode de scrutin, la Géorgie est, comme la Tunisie, un exemple de succès de la politique européenne de voisinage, lesquelles pourraient, comme l’indique la Stratégie globale pour la PESC précitée, « propager, dans leur région respective, leur réussite en tant que démocraties prospères, pacifiques et stables ».

3.   L’Azerbaïdjan : l’enjeu gazier

La Politique européenne de voisinage était, dans la communication initiale de la Commission européenne en 2003, limitée aux seuls pays partageant une frontière maritime ou terrestre avec l’Union européenne. C’est ainsi que son périmètre géographique intégrait la Russie et excluait l’Azerbaïdjan. Si ces deux pays ont finalement échangé leur position, il n’en reste pas moins que l’Union européenne, pour l’Azerbaïdjan, ne représente pas la même chose que pour les autres pays du voisinage.

En effet, l’Azerbaïdjan est dans une position très originale et ce, sur tous les plans. Fort de ses ressources en hydrocarbures, c’est le pays le plus riche de tous les membres du Partenariat oriental. Sans frontière commune avec l’Union européenne, l’Azerbaïdjan n’appartient à l’Europe ni par la géographie, ni par la culture, ni par ses valeurs, s’étant toujours considéré lui-même comme un pont entre l’Europe et l’Asie. Sa position géographique explique d’ailleurs largement sa diplomatie, incluant ses relations avec l’Union européenne. Voisin des grandes puissances régionales que sont la Russie, l’Iran et la Turquie, l’Azerbaïdjan cherche avant tout à maintenir l’équilibre entre celles-ci et ne voit dans l’Union européenne qu’un partenaire parmi d’autres et non, comme les autres pays du Partenariat oriental, le partenaire principal.

Ceci rappelé, l’Union européenne n’en est pas moins très impliquée en Azerbaïdjan qui présente pour elle un intérêt particulier compte tenu de ses ressources en hydrocarbures. En effet, la dépendance de l’Union européenne vis-à-vis du gaz russe fait peser une menace évidente sur la sécurité de ses approvisionnements. Elle cherche donc à diversifier ces derniers et a trouvé en l’Azerbaïdjan un partenaire majeur. Non seulement les compagnies pétrolières européennes, en particulier la britannique BP et la française Total, sont présentes dans l’exploitation des gisements d’hydrocarbures locaux, notamment Shah Deniz, en partenariat avec la compagnie nationale SOCAR, mais l’Union européenne soutient financièrement la construction du gazoduc destiné à transporter le gaz jusqu’en Italie via la Géorgie et la Turquie à hauteur de 1,2 milliard d’euros
(via la BERD).

Pour le reste, le niveau des relations entre l’Union européenne et l’Azerbaïdjan est bien moins élevé qu’avec d’autres pays du voisinage et, notamment, la Géorgie. Elles sont encadrées par un accord de partenariat remontant à 1996 et dont l’actualisation est en cours depuis 2017. Les négociations sont difficiles, en particulier sur le volet économique et commercial. Non seulement l’Azerbaïdjan n’est pas membre de l’OMC mais ce pays souhaite préserver son contrôle sur de nombreux secteurs d’une économie par ailleurs largement subventionnée et très éloignée dans son fonctionnement des standards européens. De plus, les citoyens azerbaïdjanais ne bénéficient pas du même régime de visa libéralisé que les Géorgiens. Enfin, s’agissant du conflit avec l’Arménie qui occupe la région du Haut-Karabagh, si l’Union européenne souhaite un règlement pacifique, c’est essentiellement dans le cadre du groupe de Minsk de l’OSCE que se déroule le dialogue entre les deux parties.

Ce conflit et ses conséquences (notamment la présence en Azerbaïdjan de plusieurs centaines de milliers de réfugiés ayant fui la région du Haut-Karabagh) ainsi que la situation géopolitique compliquée du pays ont une influence négative sur son respect des droits fondamentaux. Les personnalités de la société civile rencontrées par vos rapporteurs à Bakou ont dressé un tableau mitigé de la situation. Une pression constante s’exerce sur la société civile dont la liberté est restreinte. Les financements étrangers ne sont pas autorisés pour les ONG et leurs membres ainsi que les journalistes, les avocats et les défenseurs des droits de l’Homme en général font l’objet d’une surveillance constante de la part des autorités, laquelle peut aller jusqu’à l’emprisonnement. La liberté de réunion est très réduite, de même que la liberté d’expression, en particulier dans les médias. Enfin, le gouvernement aurait créé de toutes pièces des ONG, simples coquilles vides, afin de donner l’illusion d’une société civile active.

La Commission européenne est pleinement consciente de cette situation qu’elle évoque à la fois dans ses rapports annuels et dans les entretiens bilatéraux avec les officiels azerbaïdjanais. Toutefois, ses moyens de pression sont limités. Le levier financier, si puissant dans les autres pays du voisinage, est inexistant en Azerbaïdjan qui n’est pas demandeur de l’aide européenne, y compris pour des projets stratégiques d’intérêt commun, comme le gazoduc précité pour le financement duquel elle ne représente d’ailleurs qu’une part réduite. Sur les plans économique et politique, l’Azerbaïdjan a d’autres partenaires possibles et d’éventuelles sanctions européennes auraient, de l’avis général, un impact négatif sur la situation en matière de droits fondamentaux en rompant un dialogue qui a permis quelques avancées. En effet, des prisonniers politiques ont été libérés et l’Azerbaïdjan a accueilli positivement la majorité des recommandations du Comité de l’ONU sur les droits de l’Homme. La liberté religieuse est garantie et l’Azerbaïdjan est engagé dans la promotion des droits des femmes, notamment dans l’économie. La corruption est par ailleurs quasi-inexistante dans le pays.  

4.   La Jordanie : le fragile pôle de stabilité

Nombreux sont les pays du Moyen-Orient à être instables, minés par les conflits intérieurs et les ingérences étrangères. Pourtant, bien que partageant ses frontières avec la Syrie, l’Irak et les Territoires palestiniens, la Jordanie apparaît comme un pôle de stabilité. Sous l’autorité du roi Abdallah II, dont le pouvoir n’a jamais été réellement contesté, y compris lors du « Printemps arabe », la Jordanie a été jusqu’à présent globalement épargnée par la guerre et le terrorisme.

Pour autant, même si elle n’est pas directement impliquée dans les conflits qui ensanglantent la région, ceux-ci ont, naturellement, de graves conséquences pour la Jordanie. Les guerres en Syrie et en Irak lui ont largement fermé les marchés de ses deux principaux partenaires commerciaux, détériorant une situation économique et sociale déjà fragilisée par l’afflux de centaines de milliers de réfugiés syriens, lesquels se sont ajoutés aux millions de réfugiés palestiniens que la Jordanie accueille depuis 1967. Quant à la situation sécuritaire, même si elle est sous contrôle, elle a justifié des restrictions aux droits fondamentaux. Or, bien qu’en apparence stable, l’État jordanien est relativement faible. Face à ces multiples crises, ses ressources budgétaires sont très contraintes et le Roi, bien qu’incontesté, doit composer avec une base essentiellement clanique aux intérêts parfois contradictoires.

Les difficultés économiques et sociales de la Jordanie sont bien connues de l’Union européenne et de l’ensemble des bailleurs internationaux. Compte tenu du pôle de stabilité qu’elle représente dans la région et de l’ardente nécessité de le préserver dans un contexte aussi difficile, ces bailleurs sont massivement présents dans le pays avec lequel ils se montrent, de l’avis général, plutôt conciliants. C’est notamment le cas pour le FMI qui a assoupli ses exigences en matière de retour aux équilibres macroéconomiques afin de permettre à la Jordanie de mener la politique de soutien à la consommation exigée par la situation sociale.

Quant à l’Union européenne, ses relations avec la Jordanie sont encadrées par l’accord d’association signé en 1997 et en vigueur depuis 2002. Cet accord se décline aujourd’hui en priorités stratégiques, validées conjointement en 2016, portant notamment sur le renforcement de la stabilité économique, la lutte contre le terrorisme et l’amélioration de la gouvernance démocratique. Pour l’Union européenne, la Jordanie est un « partenaire clé au Moyen-Orient pour sa politique étrangère et de sécurité ».

Comme pour les autres pays du voisinage, l’Union européenne mobilise en Jordanie des moyens financiers importants. Ils présentent toutefois une forme particulière puisqu’une part significative (215 millions d’euros) de cette aide transite par le Fonds fiduciaire régional pour la Syrie, dit « Fonds MADAD ». En effet, l’Union européenne a pris la mesure de la crise à laquelle est confrontée la Jordanie compte tenu de la guerre en Syrie, elle qui accueille sur son territoire plus de 600 000 réfugiés syriens. L’Union européenne accorde, plus classiquement, une aide macro-financière à la Jordanie, décaissée par tranche en fonction de l’avancée des réformes actées par les priorités stratégiques. Le 19 décembre dernier, le Conseil a validé une nouvelle aide de 500 millions d’euros visant à favoriser sa stabilité économique, son programme de réformes et son développement social. Au total, l’aide européenne représente 2,7 milliards d’euros depuis 2011, dont 1,2 milliard pour les réfugiés syriens.

L’analyse des résultats de l’action de l’Union européenne en Jordanie montrent que ceux-ci sont mitigés. S’agissant de l’aide aux réfugiés syriens, les fonds ne sont, pour l’essentiel, pas directement versés au gouvernement jordanien mais transitent par des ONG sélectionnées par ECHO, l’organisme européen en charge de l’aide humanitaire. Ce sont elles qui, sur le terrain, viennent en aide aux réfugiés. L’ONG International Medical Corps (IMC) gère ainsi l’hôpital du camp de réfugiés d’Azrak, que vos rapporteurs ont pu visiter. Ils ont constaté la qualité des installations et des soins prodigués et mesuré à quel point cette aide était vitale pour les réfugiés.

Autre avancée significative : la réforme du système judiciaire. Le gouvernement jordanien a adopté en 2017 une stratégie sectorielle pour la Justice visant à moderniser l’ensemble des institutions judiciaires du pays afin d’en renforcer l’indépendance, d’améliorer les relations interinstitutionnelles et les procédures de travail et de restaurer la confiance des citoyens dans les institutions judiciaires et l’État de droit en Jordanie. Cette stratégie, impulsée directement par le Roi, est mise en œuvre, notamment, par l’Agence française de développement (AFD) pour un montant de 40 millions d’euros.

Pour le reste, les résultats sont moins probants. La situation économique et sociale du pays reste très compliquée et le respect des droits fondamentaux souffre de la dégradation des conditions de sécurité. En définitive, comme en Tunisie, même si l’action de l’Union européenne semble avoir des résultats limités, elle est essentielle en ce qu’elle contribue à la stabilité du pays en lui permettant de continuer à fonctionner dans un environnement sécuritaire très dégradé.

Enfin, bien que la lutte contre le terrorisme figure parmi les priorités européennes en Jordanie, sur le terrain, ce sont bien plus les États-membres qui sont à la manœuvre et, en particulier, la France. Notre pays dispose en effet d’une base aérienne projetée en Jordanie, rassemblant plusieurs centaines de soldats, à partir de laquelle il participe, avec ses alliés, à la lutte contre Daesh en Irak et en Syrie. Quant à l’Union européenne, sa Délégation en Jordanie n’a plus d’officier spécialisé en contre-terrorisme depuis juin 2019.

B.   Malgré ces succès et un investissement considérable de l’Union européenne, son voisinage est aujourd’hui globalement plus instable qu’il n’a jamais été

Selon la Communication de 2015, « pour les trois à cinq prochaines années, la stabilisation est l’enjeu le plus immédiat dans de nombreuses régions du voisinage ». Nous sommes en 2020 et le constat peut être fait que l’objectif n’a pas été atteint. Pire encore, jamais probablement depuis le lancement de la PEV en 2003 le voisinage n’a été aussi instable. Malgré les succès évoqués supra, qui sont par ailleurs fragiles, et un investissement considérable, notamment financier, le voisinage de l’Union européenne est plus un arc de crises que le « cercle d’amis » qu’appelait de ses vœux le président de la Commission européenne de l’époque, M. Romano Prodi.

1.   Les pays du Partenariat oriental sont minés par les conflits

Le voisinage Est recouvre les six pays relevant du Partenariat oriental qu’il est possible de scinder en deux groupes :

– trois pays très avancés dans l’approfondissement de leurs relations avec l’Union européenne, celles-ci s’intégrant désormais dans un accord d’association, et désireux d’aller encore plus loin : l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie ;

– trois pays plus réticents à cet approfondissement, avec lesquels les relations sont plus compliquées, notamment sur la question du respect des droits fondamentaux, voire soumis à des sanctions de la part de l’Union européenne : l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Biélorussie.

Conformément aux principes de la PEV, l’investissement de l’Union européenne dans ces pays est largement corrélé à leur volontarisme dans l’approfondissement de la relation bilatérale.

C’est l’Ukraine qui, incontestablement, bénéficie le plus du soutien de l’Union européenne. Comme le souligne le rapport mis en œuvre de la Stratégie globale pour la PESC précité, avec 15 milliards d’euros en prêts et dons, « depuis 2014, l’Union européenne a plus investi en Ukraine que dans n’importe quel autre pays ». Fidèle à son approche intégrée, celle-ci a mobilisé en Ukraine l’ensemble des instruments de sa politique extérieure afin d’en renforcer la résilience :

– un accord d’association, en vigueur depuis le 1er janvier 2016, incluant un accord de libre-échange complet et approfondi ;

– la libéralisation des visas de court séjour pour les citoyens ukrainiens se rendant dans l’Espace Schengen, en vigueur depuis le 11 juin 2017 ;

– une mission civile relevant de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) : EUAM Ukraine, laquelle vise à soutenir la réforme du secteur de la sécurité intérieure dans le pays ;

– l’adoption de sanctions vis-à-vis de la Russie « en réponse à l’annexion illégale de la Crimée et à la déstabilisation délibérée d’un pays souverain frontalier », visant à faire pression sur celle-ci afin qu’elle mette en œuvre les accords de Minsk (voir infra) ;

– un soutien financier considérable prenant des formes variées en fonction des objectifs poursuivis : aide macro-financière de 3,8 milliards d’euros accordée au fur et à mesure de la mise en œuvre des réformes prévues dans l’accord d’association, 109 millions d’euros au titre de l’instrument contribuant à la paix et à la stabilité visant notamment à lutter contre les menaces hybrides, 160 millions d’euros (en 2019) pour soutenir des programmes de décentralisation, de lutte contre la corruption, de soutien à la société civile et à la culture, 133,8 millions d’euros d’aide humanitaire dans l’Est du pays…

– 7 200 échanges universitaires entre étudiants ukrainiens et européens ont eu lieu dans le cadre d'Erasmus+.

Bien que moindre, la Moldavie et la Géorgie ont également bénéficié d’un fort soutien de l’Union européenne dans le cadre de sa politique de voisinage([1]). La Moldavie est liée depuis 2016 à l’Union européenne par un accord d’association, lequel inclut un accord de libre-échange complet et approfondi. Les citoyens moldaves peuvent pénétrer dans l’espace Schengen sans visa (pour des courts séjours). L’Union européenne apporte un soutien, via l’assistance macro-économique et des financements dédiés (56 millions d’euros), à des réformes dans les domaines économiques, sociaux et administratifs, ainsi qu’en matière de respect des droits fondamentaux et de lutte contre la corruption, dont l’avancée conditionne le versement des fonds européens. Elle finance également des infrastructures routières, énergétiques ou de télécommunication. Enfin, L’Union soutient les efforts de paix dans la région séparatiste prorusse de Transnistrie, via notamment une mission PSDC de sécurisation des frontières : EUBAM Moldova.

Enfin, les relations sont plus compliquées avec les deux deniers pays du Partenariat oriental, la Biélorussie et l’Arménie, même si celles avec cette dernière se sont améliorées depuis quelques années. La décision en 2013 de l’Arménie de rejoindre l’Union eurasiatique, organisation régionale patronnée par la Russie, a tendu les relations avec l’Union européenne bien qu’un nouvel accord de partenariat ait été signé le 24 novembre 2017. Comme pour l’ensemble des pays du Partenariat oriental, l’Union européenne soutient le même type de réformes dans ce pays, visant à renforcer les institutions, le respect des droits fondamentaux et la bonne gouvernance, développer l’économie et améliorer la connectivité, l’efficacité énergétique et la protection de l’environnement. Elle s’implique également dans la résolution du conflit avec l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabagh.

Quant à la Biélorussie, ce pays fait l’objet de sanctions économiques et politiques de l’Union européenne depuis 2004, même si elles ont été partiellement levées en 2016. En l’absence d’un cadre juridique pour les relations bilatérales, celles-ci sont réduites et prennent la forme principalement d’échanges sur des sujets comme l’économie ou les droits fondamentaux, les réalisations concrètes étant limitées (Erasmus + et soutien aux PME).

Si des progrès ont pu être accomplis dans ces pays en matière de réformes, les rapprochant des standards européens et contribuant à leur résilience, conformément aux objectifs de la PEV, il n’est pas dans l’objet du présent rapport de les analyser en détail, ladite analyse étant faite annuellement par la Commission européenne dans des rapports publics.

En revanche, vos rapporteurs entendent mettre l’accent sur l’une des caractéristiques majeures du Partenariat oriental qui est la récurrence et la persistance des conflits affectant ses membres. En effet, quels que soient les progrès enregistrés en interne, politiques, économiques ou sociaux, cette instabilité des pays du voisinage Est compromet la stabilité de l’Union européenne et, par conséquent, la réalisation de l’objectif premier de la PEV. L’ensemble des pays du Partenariat oriental est concerné :

– violant le droit international, la Russie a annexé la Crimée en 2014 et, depuis cette date, entretient l’instabilité dans l’Est de l’Ukraine malgré la signature des accords de Minsk en 2015 ;

– la Russie a soutenu, en 2008, le séparatisme des régions russophones géorgiennes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, déclenchant une guerre et envahissant une partie du territoire de la Géorgie avant qu’un cessez-le-feu intervienne sous l’égide de la France. La Géorgie n’a toujours pas recouvré son contrôle sur ces régions ;

– indépendante de facto depuis la dislocation de l’URSS en 1991, la région russophone de Transnistrie, soutenue par la Russie, refuse de réintégrer la république de Moldavie ;

– la Russie ne cesse de vouloir intégrer toujours plus la Biélorussie dans sa sphère d’influence, voire promouvoir une union définitive entre les deux pays, usant régulièrement de l’arme du gaz pour arriver à ses fins, la dernière fois en décembre 2019 ;

– enfin, le Partenariat oriental présente la situation plus problématique encore de deux de ses membres, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, en guerre larvée pour la région azerbaïdjanaise mais majoritairement peuplée d’Arméniens du Haut‑Karabagh, occupée depuis presque trente ans par l’Arménie.

2.   Le voisinage Sud est frappé par le terrorisme, les guerres, la crise économique et la régression démocratique

Le « Printemps arabe » et ses suites ont représenté un défi considérable pour la politique européenne de voisinage, en raison de l’effondrement de certains États (Syrie et Libye) et de certains régimes (Égypte et Tunisie), lesquels ont en outre profondément déstabilisé sa mise en œuvre. L’objectif de résilience est bien plus difficile à atteindre dans ces conditions malgré les moyens considérables que l’Union européenne mobilise en faveur de ces pays. Sans rentrer dans le détail, quatre faits doivent être soulignés, applicables à l’ensemble des pays du voisinage Sud, qui résument et illustrent l’action de l’Union européenne.

– les ressources financières engagées par l’Union européenne dans les pays du voisinage Sud sont considérables. Non seulement la Tunisie a bénéficié, depuis 2011, de plus de dix milliards d’euros d’aide mais la manne européenne a également profité au Maroc (1,6 milliard d’euros sur 2014-2020), l’Égypte (850 millions d’euros) ou encore au Liban (230 millions d’euros sur la période 2017‑2020, s’ajoutant au 1,7 milliard d’euros versés depuis 2011 pour aider les Syriens réfugiés sur son territoire) ;

– l’Union européenne mobilise dans le voisinage Sud, au-delà des seuls instruments financiers, l’ensemble des moyens de sa politique extérieure et, en particulier, ceux de la PSDC. En effet, plusieurs missions civiles et militaires européennes ont été lancées en Libye (EUBAM Libye), dans les Territoires palestiniens (EUPOL COPPS et EUBAM Rafah) et plus généralement en Méditerranée (EUNAVFOR Sophia) ;

– les objectifs de la PEV dans le voisinage Sud sont les mêmes que dans le voisinage Est. C’est ainsi que l’Union européenne soutient, par exemple en Algérie, les mêmes réformes que celles qu’elle promeut en Géorgie, à savoir l’amélioration de la gouvernance et la promotion des droits fondamentaux, incluant le renforcement du rôle de la femme, la coopération économique et le développement des échanges commerciaux, le développement durable, un dialogue stratégique et sécuritaire, sans oublier la question des migrations ;

– enfin, il convient de souligner l’implication forte de l’Union européenne pour résoudre les crises qui déstabilisent le voisinage Sud et, en particulier, la Syrie et la Libye. Malgré la guerre et le chaos et la quasi-absence de relations diplomatiques, l’Union européenne finance la formation et l’équipement des garde-côtes libyens et patronne, avec l’ONU, des conférences internationales afin de trouver une solution politique en Syrie.

Au final, l’action européenne dans le voisinage Sud est parfaitement conforme à l’approche intégrée qui est celle de la PEV, mobilisant dialogue politique, réforme de la gouvernance, soutien à la stabilité et à la sécurité, coopération et développement économique, autant de moyens concourant à l’objectif général de résilience des pays du voisinage.

Pourtant, malgré ces moyens considérables, mesuré en termes de stabilité et de résilience, le bilan de la PEV dans le voisinage Sud est encore plus mitigé que dans le voisinage Est :

– la Libye a certes vu la chute en 2011 du colonel Kadhafi mais c’est pour ensuite sombrer dans un chaos dont elle n’est toujours pas sortie, le pays étant déchiré entre gouvernements et milices rivales, parfois liées aux groupes terroristes du Sahel et alimentant le trafic de migrants à destination de l’Europe ;

– la Syrie a elle aussi connu un soulèvement de son peuple contre Bachar El-Assad, mais celui-ci a résisté et la guerre civile qui s’en est suivie a causé plusieurs centaines de milliers de morts, tout en poussant des millions de Syriens sur les routes de l’exil, notamment vers l’Europe, offrant par ailleurs à des groupes terroristes comme Daesh un sanctuaire à partir duquel l’attaquer ;

– les négociations pour mettre un terme au conflit entre Israël et les Palestiniens, qui durent depuis 1948, sont enlisées, alors que la colonisation se poursuit dans les Territoires occupés ;

– durement touché par la guerre en Syrie, qui a vu des centaines de milliers de Syriens se réfugier sur son sol, le Liban, dont les structures étatiques sont par ailleurs fragiles, subit depuis plusieurs mois une crise politique doublée d’une crise économique déstabilisant profondément le pays et dont il peine à voir l’issue ;

– l’Égypte, dont le « Printemps arabe » a emporté le dictateur Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981, a organisé en 2011 ses premières élections libres. Celles-ci ont porté à la présidence de la République un islamiste – Mohammed Morsi – avant qu’un coup d’État militaire ne l’en déloge en 2013 et réinstalle un régime militaire dirigé par le Maréchal Al-Sissi ;

– enfin, l’Algérie, qui n’avait pas été touchée par le « Printemps arabe », connaît depuis un an des manifestations de grande envergure, lesquelles ont abouti au renoncement du président Bouteflika – au pouvoir depuis 1999 – à briguer un cinquième mandat. L’élection présidentielle organisée en décembre 2019, dont le manque de transparence a été largement dénoncé, n’a pas calmé la contestation populaire.

Au final, outre la Tunisie, seuls le Maroc et la Jordanie font figure de pôles de stabilité dans un voisinage Sud plus éloigné en 2020 qu’en 2015, sans parler de 2003, de l’objectif de stabilité poursuivi par la PEV, avec des conséquences dramatiques pour l’Union européenne.

III.   L’instabilité du voisinage tient plus à des facteurs extérieurs qu’aux insuffisances POURTANT Réelles de la pev

Le voisinage de l’Union européenne est donc, malgré la PEV, plus instable qu’il était en 2003. Toutefois, il ne faut pas déduire de ce seul fait que la PEV est un échec. En effet, sans l’action de l’Union européenne, aussi imparfaite et insuffisante soit-elle, la situation dans les pays du voisinage serait probablement bien pire. De plus, peut-on vraiment parler d’échec dès lors que l’instabilité du voisinage est, pour l’essentiel, la conséquence de l’ingérence de certains États, y compris des membres de l’Union européenne, poursuivant leurs propres intérêts, sur lesquels cette dernière n’a guère de prise.

A.   L’ÉCHEC DE LA STABILISATION DU VOISINAGE TIENT pour l’essentiel À DES FACTEURS EXTÉRIEURS À LA PEV

1.   Les États-membres comme les États tiers poursuivent leurs propres intérêts dans les pays du voisinage, qu’ils déstabilisent

Si le voisinage est instable, et l’est plus aujourd’hui qu’en 2003, ce n’est pas faute d’un engagement considérable de l’Union européenne, ainsi que démontré supra. La responsabilité en revient largement aux décisions unilatérales de certains États, y compris des États-membres.

La Libye constitue, de ce point de vue, un véritable cas d’école. En 2008, lorsque fut créée l’Union pour la Méditerranée, le président libyen Mouammar Kadhafi était considéré, malgré le caractère autoritaire de son régime, comme un partenaire important de l’Union européenne avec lequel un dialogue fructueux s’était noué autour de plusieurs sujets majeurs, en particulier l’immigration, la lutte contre le terrorisme et la sécurité énergétique.

Or, en février 2011, confronté à un soulèvement populaire en lien avec le « Printemps arabe », qui a déstabilisé plusieurs autres régimes arabes, le régime libyen a entrepris de le réprimer par la force, déclenchant l’intervention militaire de la France et du Royaume-Uni en appui aux forces rebelles. Celles-ci l’ont emporté, pris la capitale Tripoli et tué le président Kadhafi.

Toutefois, l’euphorie fut de courte durée puisque la Libye, construction artificielle de la colonisation italienne dont l’État reposait sur une base clanique, s’est rapidement désintégrée, devenant un « trou noir » qui a déstabilisé l’ensemble de la région, en particulier la bande sahélo-saharienne, via notamment la dissémination des stocks d’armes et le retour des combattants dans leurs pays, lesquels ont exacerbé la menace terroriste. La disparition de l’État libyen a également entraîné celle du contrôle de ses frontières, faisant de ce pays le principal point de passage des migrants vers l’Europe, avec les conséquences que l’on sait sur la solidarité européenne, ses valeurs et le fonctionnement de ses institutions. Il a également aggravé la situation sécuritaire dans les pays voisins comme la Tunisie, l’Algérie ou l’Égypte.  

Si vos rapporteurs ont conscience que sans l’intervention militaire franco-britannique, la Libye aurait connu un véritable bain de sang, il n’en reste pas moins que celle-ci fut décidée unilatéralement, hors de toute concertation européenne ou internationale, et sans aucun plan pour l’après Kadhafi. Les conséquences de cette absence d’anticipation des conséquences de sa chute sur un pays fragile dont il assurait seul (avec son clan) la stabilité se font sentir encore aujourd’hui, dix ans après.

En effet, en 2020, la Libye reste un champ de bataille avec deux gouvernements qui s’affrontent, l’un reconnu par la Communauté internationale, y compris l’Union européenne, sis à Tripoli et dirigé par Fayez el-Sarraj, l’autre installé à Benghazi et dirigé par le Maréchal Khalifa Haftar. Or, la France et l’Italie, pour ne citer qu’elles, ont une position ambiguë vis-à-vis de ce dernier, s’abstenant par exemple de condamner son offensive sur Tripoli, en contradiction avec les déclarations officielles de la Haute représentante pour la PESC, Federica Mogherini. L’ingérence récente de la Russie et de la Turquie dans le conflit, qui le complique encore, n’augure pas d’une stabilisation prochaine du pays.

Dans ces conditions, peut-on reprocher à l’Union européenne le chaos en Libye ? Non, pas plus qu’il est en son pouvoir, malgré ses efforts, d’y mettre un terme compte tenu de la nature des forces en présence.  

Si la France et le Royaume-Uni portent une lourde responsabilité dans la crise libyenne, c’est un seul État tiers qui est, pour une large part, à l’origine de la déstabilisation du voisinage Est. La Russie est en effet le dénominateur commun à tous des conflits qui affectent les pays du Partenariat oriental :

– la Russie soutient le séparatisme de la région moldave russophone de Transnistrie, y stationnant des troupes depuis son « indépendance » en 1992 ;

– en août 2008, à la suite de violents incidents dans les régions russophones d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, l’armée russe intervient et bombarde l’armée géorgienne qu’elle repousse hors de ces régions, contraignant le pays à un cessez-le-feu qui assure, de facto, l’indépendance de ces deux régions, au sein desquelles la Russie maintient une forte présence militaire ;   

– enfin, la Russie a annexé, en 2014, la Crimée et entretient l’instabilité dans l’Est de l’Ukraine, en dépit de la signature des accords de Minsk en 2015.  

De plus, même si elle n’y est pas directement impliquée, son influence est déterminante dans les trois autres pays du voisinage Est : en Biélorussie, en Arménie et en Azerbaïdjan. En d’autres termes, dans le voisinage Est, marqué par l’héritage soviétique et restant dans la zone d’influence russe, notamment par l’intermédiaire des minorités russophones, l’Union européenne ainsi est en concurrence directe avec la Russie, ouvrant la possibilité aux pays de jouer entre ces deux pôles, comme le font d’ailleurs l’Azerbaïdjan ou l’Arménie.

Or, la Russie n’a pas forcément intérêt à voir ces crises résolues. Elles sont en effet pour elle autant de prétextes pour maintenir une présence militaire en dehors de son territoire et constituent autant de leviers d’influence, en particulier vis-à-vis de l’Union européenne, pour autant que les conflits restent de basse intensité. En effet, l’Union est perçue par la Russie, à tort ou à raison, comme le faux-nez de l’influence américaine à l’Est. C’est d’ailleurs un fait que les élargissements de l’Union européenne et de l’OTAN sont toujours allés de pair. En maintenant l’instabilité à ses frontières, la Russie adresse un avertissement aux deux organisations contre la tentation d’accroître leur présence, sous quelque forme que ce soit, dans sa zone d’influence, ainsi évidemment qu’aux pays concernés tentés de les rejoindre.  

Face à l’intérêt bien compris de la Russie, l’Union européenne est singulièrement désarmée. Ce pays a en effet refusé d’être intégré dans la politique de voisinage en 2003 et ses relations avec l’Union européenne sont particulièrement tendues. L’annexion de la Crimée en 2014 et la déstabilisation de l’Est de l’Ukraine ont entraîné l’adoption de sanctions économiques et politiques vis-à-vis de la Russie. Bien que constamment renouvelées jusqu’à aujourd’hui, elles n’ont eu aucun effet sur la politique russe en Ukraine.

Dès lors que les relations UE-Russie sont dans l’impasse, ce sont les États-membres qui ont pris l’initiative. Ainsi, la France et l’Allemagne négocient-elles directement la paix avec la Russie et l’Ukraine dans ce qu’on appelle le « format Normandie », lequel a permis l’adoption des accords de Minsk en 2015, dont l’application reste cependant une gageure, alors même que les combats dans le Donbass n’ont jamais réellement cessé. Toutefois, ces deux pays ont aussi en commun de vouloir normaliser leurs relations avec la Russie, qu’ils considèrent comme un partenaire économique et stratégique incontournable, sans lequel les crises dans le voisinage ne peuvent être résolues, ni à l’Est, ni au Sud. Mais de ce fait, la France et l’Allemagne s’opposent aux autres États-membres qui, en particulier à l’Est, voient dans la Russie une menace existentielle qu’il faut tenir à distance.

Dès lors, que peut l’Union européenne, avec sa politique de voisinage, face à une grande puissance comme la Russie, aux intérêts opposés aux siens, tandis que ses États-membres poursuivent eux aussi leurs propres intérêts, pas tout à fait alignés avec ceux-ci, ni même entre eux ? 

Ce désalignement entre les intérêts des États-membres est d’ailleurs consubstantiel à la politique de voisinage. La géographie, fondement de la PEV, est aussi au fondement des diplomaties nationales. La France a toujours regardé vers le Sud, vers le Maghreb et le Sahel, voire le Moyen-Orient, régions avec lesquelles ses liens sont les plus forts. À l’inverse, elle se sent moins impliquée que l’Allemagne et les pays d’Europe centrale et orientale dans le voisinage Est, comme ces derniers dans le voisinage Sud. C’est d’ailleurs sous impulsion de ceux-ci que le Partenariat oriental a été lancé en 2009, moins d’un an après le lancement de l’Union pour la Méditerranée à l’initiative de la France.

2.   La responsabilité des pays du voisinage dans le blocage de la mise en œuvre de la PEV

Si les États-membres et les États tiers, au premier rang desquels la Russie, ont une responsabilité dans l’instabilité du voisinage, celle-ci est partagée avec les pays du voisinage eux-mêmes, comme vos rapporteurs ont pu le vérifier dans tous leurs déplacements.

La politique de voisinage est une politique extérieure de l’Union européenne qui, par définition, est mise en œuvre hors de son territoire, dans des pays voisins qui sont des États souverains. Ceux-ci ont naturellement leur mot à dire et les déclinaisons locales de la PEV – accords d’association, ALECA, partenariats, priorités stratégiques – sont toutes négociées, parfois âprement. Mais c’est surtout lors de la mise en œuvre concrète de la PEV, via les différentes réformes soutenues par l’Union européenne, que les difficultés apparaissent.

En effet, la mise en œuvre des réformes généralement prévues par la PEV dans les pays voisins exige la coopération de ceux-ci, tant au niveau politique qu’au niveau administratif. Or celle-ci ne va pas de soi et les exemples sont nombreux de blocages, plus ou moins assumés, qui compromettent la réalisation des objectifs de la PEV.

Au niveau politique, les gouvernements des pays voisins peuvent être réticents à souscrire aux objectifs en tant que tels de la PEV, considérant que qu’ils ne sont pas une priorité, voire qu’ils ne sont pas dans leur intérêt. C’est le cas en particulier pour les migrations. La maîtrise des flux migratoires est l’une des priorités de l’Union européenne depuis 2015 mais elle se heurte aux intérêts des pays du Sud qui, eux, voient l’émigration vers l’Europe comme une opportunité. C’est très clair en Tunisie où le gouvernement, relayant l’incompréhension de la population, n’est pas vraiment enclin à freiner l’émigration, pas plus qu’à faciliter la réadmission des émigrés illégaux. De même s’agissant de la démocratie et du respect des droits fondamentaux. Bien qu’ils s’agissent d’objectifs majeurs de la PEV, le gouvernement d’Azerbaïdjan n’en est pas moins réticent à renforcer la gouvernance démocratique du pays et à mettre la liberté d’expression et de réunion aux standards européens. C’est également le cas dans le domaine économique, où les négociations commerciales achoppent sur son refus d’ouvrir à la concurrence de nombreux secteurs qu’ils considèrent comme stratégiques, notamment le transport aérien. Enfin, toujours dans le domaine économique, malgré les pressions, le gouvernement tunisien refuse d’avancer sur les négociations de l’accord de libre-échange complet et approfondi, considérant qu’il n’est pas dans l’intérêt du pays de s’ouvrir plus aux échanges avec l’Union européenne, notamment en matière agricole.

Les cas de blocage politique rapportés ci-dessous concernent des pays qui, par ailleurs, ont des relations parfois étroites avec l’Union européenne. Plus grave est le cas où le pays refuse, pour des raisons politiques, toute mise en œuvre de la PEV sur son territoire, par exemple la Biélorussie.

Si le blocage politique est le plus voyant, plus sournois est le blocage de la mise en œuvre des réformes par l’administration. Celui-ci peut prendre deux formes.

La première forme de blocage administratif est volontaire, en ce sens que certains pays voisins ne peuvent, politiquement, s’opposer ouvertement aux exigences de l’Union européenne, alors même qu’ils sont en désaccord avec certains des objectifs qu’elle poursuit dans le cadre de la PEV. Leur gouvernement soutient donc l’adoption d’un projet de loi accordant, par exemple, des droits aux personnes LGBT conformément au standard européen en la matière mais, une fois celui-ci adopté, ces droits ne sont pas bien respectés sur le terrain. C’est le cas en Géorgie où l’application de cette législation progressiste se heurte aux traditions conservatrices d’une société au sein de laquelle l’église orthodoxe reste très puissante.

La deuxième forme de blocage administratif n’est pas tant volontaire que le résultat d’une gouvernance défaillante. C’est en particulier le cas en Tunisie, où nombre des interlocuteurs rencontrés par vos rapporteurs ont dénoncé le déficit de compétence des administrations. Il est vrai que la révolution a désorganisé le fonctionnement de l’appareil d’État, lequel a par ailleurs considérablement grossi à la suite de recrutements massifs, ce qui est rarement le gage d’une meilleure efficacité. Non seulement les ministres changent régulièrement mais les procédures pour la validation d’un projet sont particulièrement longues et complexes, notamment lorsqu’il s’agit de marchés publics. Ainsi, dans le domaine de l’action culturelle, plus de deux ans de négociations ont été nécessaires entre la DUE et ses interlocuteurs jordaniens pour engager des sommes aussi limitées que 6 000 euros dans des projets locaux. Il n’est dès lors pas étonnant que, pour la seule Agence française de développement, les fonds restant à verser s’élèvent à un milliard d’euros.

En Jordanie également, alors même que la situation humanitaire des réfugiés exigerait au contraire une grande diligence, les projets des ONG financés par l’Union européenne sont, comme en Tunisie, soumis à des procédures longues et complexes, notamment la nécessaire approbation de ceux-ci par une commission administrative dont personne ne connaît la composition ni les critères de décision, et qui peut mettre plus de six mois à statuer, nuisant considérablement à la continuité de leur engagement sur le terrain.  

Au-delà des blocages politiques et administratifs, c’est parfois tout simplement la situation du pays en général qui complique la mise en œuvre de la PEV. Sans même parler des États faillis comme la Libye ou la Syrie, les réformes soutenues par l’Union européenne, en ce qu’elles portent par exemple sur le droit du travail, ont bien du mal à être mises en œuvre dans un pays, la Tunisie, où 30 à 50 % de l’économie est informelle. La masse salariale de la fonction publique annihile quant à elle toute marge de manœuvre budgétaire tandis que la volonté réformatrice est freinée par les crises ministérielles à répétition.

Pour faire face à ces blocages et pour inciter les pays voisins à mettre effectivement en œuvre les réformes auxquelles ils se sont engagés, l’Union dispose d’une arme : la conditionnalité de l’aide européenne. C’est en particulier le cas s’agissant de l’aide macro-financière, qui est décaissée par tranche et uniquement si certains objectifs ont été atteints. Ainsi, l’Union européenne a-t-elle décidé, en 2018, de suspendre l’aide à la Moldavie en raison d’une régression en matière de respect de l’État de droit et de fraudes massives. De même, l’aide européenne à l’Égypte a été suspendue en 2013 à la suite du coup d’État du Maréchal Al-Sissi contre le président démocratiquement élu.

Toutefois, en pratique, cette conditionnalité ne fonctionne pas et ne peut pas fonctionner. Dans les deux cas cités plus haut, l’aide a ainsi rapidement repris mais dans bien d’autres cas, la suspension de celle-ci n’a jamais été envisagée, quand bien même elle aurait été justifiée. La Tunisie, ainsi qu’il a été dit, est le seul exemple de transition démocratique réussie dans le monde arabe et, de ce fait, de conciliation entre la démocratie et l’Islam. Elle ne peut donc pas, politiquement, être abandonnée par l’Union européenne qui assure largement, depuis 2011, les « fins de mois » de l’État tunisien et ce, malgré les progrès très limités des réformes, notamment dans le domaine économique. De même, malgré une régression dûment documentée en matière de respect de l’État de droit et des réformes économiques qui se font attendre, la Jordanie peut elle aussi compter sur le soutien indéfectible de l’Union européenne comme sur la bienveillance de l’ensemble des bailleurs internationaux pour rester le seul pôle de stabilité au Moyen-Orient. Enfin, pour d’autres pays, notamment dans le voisinage Sud, l’Union européenne est en concurrence avec d’autres puissances bien moins regardantes qu’elle sur les questions d’État de droit et de droits fondamentaux. Retirer le soutien européen à l’Égypte, à l’Arménie ou à l’Azerbaïdjan n’aurait probablement d’autre effet que d’ouvrir la voie à une plus grande influence de la Russie, de la Turquie ou des pétro-monarchies du Golfe, voire de la Chine, dans ces pays.

B.   malgré son réexamen en 2015, Les insuffisances de la PEV sont réelles

1.   Un périmètre géographique mal défini, incohérent et rassemblant des pays très différents

La première faiblesse de la PEV tient à ce que son périmètre géographique est mal défini et ce, depuis l’origine. Dans la communication du 11 mars 2003 intitulée L’Europe élargie – voisinage : un nouveau cadre pour les relations avec nos voisins de l’Est et du Sud, il est écrit qu « en raison de sa localisation, le Caucase du Sud se situe pour l’instant en dehors du champ d’application de la présente initiative ». De même, elle ne devait pas s’appliquer aux pays candidats ou qui ont vocation à l’être, c’est-à-dire les pays des Balkans occidentaux et la Turquie. Au final, ce schéma cohérent n’a jamais été mis en œuvre, si bien que le périmètre, les statuts et les programmes de coopération dans le voisinage sont aujourd’hui enchevêtrés et illisibles, comme le montre le schéma suivant :  

Parmi les incohérences, difficile de ne pas remarquer que la Russie ne fait pas partie du Partenariat oriental mais dispose d’un partenariat stratégique spécifique, tout en relevant de l’Instrument européen de voisinage. De même, dans le voisinage Sud, le processus de Barcelone (Euromed) ne recouvre pas les mêmes pays que l’Union pour la Méditerranée (plus large), les deux intégrant également deux pays relevant de la politique de l’élargissement ; l’IEV Sud a quant à lui un périmètre plus étroit qu’Euromed. Enfin, on note qu’un autre pays n’ayant aucune frontière maritime ou terrestre avec l’Union européenne – la Mauritanie – appartient à l’UpM et au processus de Barcelone, sans toutefois bénéficier, contrairement à l’Azerbaïdjan qui est dans le même cas, de l’IEV. 

Le fait que la Mauritanie ait été intégrée dans la politique de voisinage via l’Union pour la Méditerranée met en lumière une autre faiblesse de celle-ci, qui est de laisser en dehors de son périmètre « les voisins des voisins ». En effet, les problèmes auxquels sont confrontés des pays relevant de la PEV comme la Tunisie, l’Algérie ou la Lybie, en particulier le terrorisme et les migrations, sont étroitement liés à ceux que connaissent les cinq pays du Sahel : Mali, Niger, Tchad, Burkina Faso et Mauritanie (désignés sous le terme G5 Sahel).

Dès lors, il semble difficile de les régler en s’appuyant sur une délimitation juridique qui sépare artificiellement les pays concernés en deux groupes relevant de statuts, interlocuteurs et instruments différents. En effet, l’Union n’ignore évidemment pas les pays du Sahel avec lesquels elle entretient une coopération étroite. Huit milliards d’euros ont ainsi été engagés sur la période 2014‑2020 pour soutenir le développement des pays du G5 Sahel. Toutefois,
les fonds proviennent pour l’essentiel du Fonds fiduciaire pour l’Afrique qui
n’est pas un instrument de la PEV et est géré par une autre direction générale au sein de la Commission européenne, laquelle relève également d’un autre Commissaire.

Certes, cette faiblesse a été identifiée par la Commission européenne et la Communication portant réexamen de la PEV soulignait en 2015 que « la nouvelle PEV cherchera désormais à associer d’autres acteurs régionaux, au besoin au-delà de la zone couverte par cette politique ». Vos rapporteurs s’interrogent toutefois sur les modalités de cette « association », pour laquelle ils n’ont pas réellement obtenu de réponse lors de leur déplacement à Bruxelles. Quelle que soit d’ailleurs celle-ci, il n’en reste pas moins que ce périmètre géographique mal défini et incohérent représente un sérieux handicap pour la mise en œuvre de la PEV.

L’autre problème que pose ce périmètre géographique de la PEV est la grande hétérogénéité des pays qu’il intègre, laquelle représente un véritable défi pour l’Union européenne. C’est notamment le cas des pays du Partenariat oriental. Bien que ceux-ci aient tous le même héritage soviétique, leurs caractéristiques diffèrent sur tous les plans, en particulier le niveau de développement économique et le respect des droits humains.

Plus frappant encore est l’intensité variable de leur rapport à
l’Union européenne. Or, il va de soi que la PEV est d’autant plus efficace et les réformes qu’elle promeut d’autant plus aisément mises en œuvre que les pays concernés sont « demandeurs d’Europe ». L’Union européenne peut
d’autant plus exiger de la Tunisie et de la Géorgie qu’elle finance le budget de
la première et représente l’avenir rêvé de la seconde. En revanche, rien de tel avec la Biélorussie, l’Arménie ou l’Azerbaïdjan qui n’ont pas besoin de ses financements, ne rêvent pas d’Europe et/ou disposent d’alternatives stratégiques, y compris pour les financements. À l’inverse, tous les pays du voisinage ne présentent pas le même intérêt pour l’Union européenne. Les enjeux en Moldavie sont ainsi bien moins importants qu’en Ukraine, en Jordanie ou en Tunisie.

En intégrant dans un même cadre juridique des pays aussi différents, l’Union européenne a pris le risque inévitable de la différenciation. Elle a fini par l’accepter en appliquant le principe « more for more, less for less » précité, sans toutefois aller au bout de la logique en différenciant le cadre juridique lui-même qui est resté unique. L’intérêt bureaucratique d’avoir un cadre unique est compréhensible mais la pertinence politique l’est moins.

2.   Une politique fondamentalement ambiguë dont les objectifs sont contradictoires

La politique européenne de voisinage poursuit un objectif qui a été maintes fois rappelé : la résilience des pays voisins, condition de la sécurité de l’Union européenne. Objectif général, cette résilience exige que de nombreuses conditions soient remplies : développement économique, gouvernance démocratique et respect des droits fondamentaux, stabilité politique, sécurité intérieure, notamment, sur lesquelles la PEV intervient à travers les instruments présentés supra.

Toutefois, si la réalisation de ces conditions, qui sont autant d’objectifs, concourent bien à la résilience des pays du voisinage, elles peuvent être contradictoires entre elles.

La contradiction porte en premier lieu sur la stabilité politique, d’une part, la démocratie et le respect des droits fondamentaux d’autre part. C’est un fait que la PEV s’est, depuis 2003, parfaitement accommodée des régimes autoritaires en place, en particulier dans le voisinage Sud. L’Union européenne et la Tunisie du président Ben Ali entretenaient des relations approfondies, symbolisées par la signature, en 1996, d’un accord d’association et la reconnaissance, quelques semaines avant la révolution de 2011, d’un « statut avancé » assorti de conditions financières plus favorables. Idem pour l’Égypte du président Moubarak, dictature militaire avec laquelle un accord d’association a également été signé en 2001, essentiellement axé sur l’économie et le commerce ainsi que sur la coopération, notamment en matière de sécurité et de lutte contre l’immigration illégale

Ces relations approfondies peuvent apparaître pour le moins incohérentes avec l’attachement affiché de l’UE à la démocratie et au respect des droits fondamentaux, attachement d’ailleurs rappelé dans les deux accords d’association précités. Ces derniers illustrent le dilemme auquel elle est confrontée dans les pays dont la stabilité intérieure repose sur un régime autoritaire : faut-il privilégier cette dernière au détriment de la démocratie et du respect des droits fondamentaux ou soutenir ceux-ci au risque de l’instabilité ?

L’Égypte est, de ce point de vue, un cas d’école. L’Union européenne a pu, tout le temps de la longue dictature du président Moubarak, apparaître comme privilégiant la stabilité sur la démocratie et le respect des droits fondamentaux. Lorsque le régime est tombé, en 2011, elle s’est félicitée de l’organisation des premières élections libres dans le pays. Mais celles-ci ont amené au pouvoir un islamiste, M. Mohammed Morsi, et profondément déstabilisé le pays, conduisant en 2013 à un coup d’État militaire et une répression sanglante de l’opposition politique. L’engagement européen, réduit un temps en guise de protestation contre les multiples violations des droits de l’Homme, a rapidement retrouvé son niveau initial : l’Union européenne coopérant étroitement avec l’Égypte, notamment en matière de lutte contre le terrorisme, tout en augmentant régulièrement son aide financière et ce, bien que le Maréchal Al Sissi ait déclaré que l’Europe n’a rien à apprendre à l’Égypte en matière de droits de l’Homme.  

La deuxième contradiction porte sur l’ouverture affichée en matière économique et commerciale et parallèlement, la fermeture assumée s’agissant des migrations, en particulier vis-à-vis des pays du voisinage Sud. En effet, ainsi qu’il a été dit supra, l’accent est clairement mis depuis 2015, dans les relations avec ces derniers, sur les questions migratoires, bien plus que pour les pays du voisinage Est, dont certains bénéficient d’ailleurs de la libéralisation des visas de court séjour. Une telle libéralisation n’est d’ailleurs actuellement envisagée avec aucun des pays du voisinage Sud.

Cette différence de traitement illustre l’ambiguïté de l’Union européenne vis-à-vis de la frontière, surtout depuis la crise migratoire et la pression populiste. Bien que fondée par nature sur la liberté de circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux (les « quatre libertés »), elle oscille, dans ses relations avec les pays du voisinage, entre une ouverture pour certains biens et services et une fermeture pour d’autres, ainsi que sur la possibilité de voyager librement ou pas vers l’Union européenne, variable selon les pays mais également les personnes concernées (étudiants, chercheurs, entrepreneurs ou migrants économiques). L’Union européenne utilise ainsi la frontière autant pour exclure que pour réguler et contrôler et, in fine, instaurer une inclusion différenciée.

Naturellement, cette ambiguïté est mal perçue dans les pays concernés, notamment en Tunisie. En effet, vos rapporteurs ont pu constater à Tunis à quel point les départs vers l’Europe en général et la France en particulier étaient considérés comme naturels et l’émigration un facteur de développement pour le pays, offrant un débouché par les jeunes et des devises pour le pays. La fermeture de l’Union européenne sur la question des visas et des migrations contraste avec sa volonté de négocier un accord de libre-échange complet et approfondi, ces deux positions suscitant un même ressentiment de la part de la population tunisienne et notamment la jeunesse.

Enfin la dernière contradiction met en lumière les oppositions entre l’Union européenne et ses partenaires. Les objectifs de la PEV sont en effet fixés par une communication de la Commission européenne, c’est-à-dire unilatéralement. Certes, ils sont ensuite déclinés dans des accords d’association, des partenariats stratégiques et autres plans d’action, négociés avec les pays du voisinage mais la réalité n’en reste pas moins que l’Union européenne impose ses priorités, lesquelles peuvent être différentes de celles de ses partenaires. L’immigration illustre une fois de plus cette opposition : alors que l’Union européenne veut à tout prix la contrôler en ce qu’elle est perçue comme une menace, les pays du voisinage Sud la voient au contraire comme un facteur de développement. De même, la libéralisation économique à l’intérieur et l’ouverture commerciale sur l’extérieur qu’elle promeut apparaissent à l’avantage des entreprises européennes, plus compétitives que les entreprises locales, et au détriment du contrôle que l’État exerce sur l’économie, lequel est vu comme un facteur de stabilité et d’indépendance. Enfin, la défense des droits des minorités, notamment sexuelles, pour importante qu’elle soit pour l’Europe, ne trouve qu’un écho faible, voire hostile, dans des pays aux cultures très différentes.

En réalité, la PEV apparaît comme un moyen, pour l’Union européenne, d’exporter ses normes juridiques, politique, économiques, ainsi que ses valeurs au-delà de ces frontières. C’est notamment flagrant avec les accords d’association signés avec l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, lesquels incluent un transfert contraignant de règles et même une partie de l’acquis communautaire. Or, il va de soi que les pays du voisinage n’ont aucune influence sur l’élaboration de ces règles dont la reprise leur est imposée ou, à tout le moins, fortement encouragée, notamment via des aides financières. Si les pays du voisinage acceptent cette reprise, c’est aussi parce qu’elle rappelle le processus d’élargissement. Ainsi qu’il a été dit, la Géorgie se félicite d’ailleurs d’une intégration substantielle à l’Union européenne à défaut, pour le moment, d’une adhésion formelle.

Toutefois, il y a une différence majeure qui est aussi la principale ambiguïté de la PEV, du moins pour les trois pays susmentionnés. En effet, quels que soient leurs efforts et même s’ils remplissent tous les standards européens, l’adhésion pleine et entière à l’Union européenne n’est pas l’objectif ultime de la PEV. Or l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie se considèrent comme des pays européens au sens de l’article 49 du TUE et, à ce titre, rêvent d’intégrer un jour l’Union européenne. C’est ce rêve qui, pour une large part, les motive à satisfaire aux exigences européennes et s’il devait être brisé, avec une fin de non-recevoir claire et définitive, il n’est pas certain que le niveau de coopération avec l’Union européenne resterait le même.

3.   Des instruments nombreux dont l’efficacité et la coordination laissent à désirer

La caractéristique de la PEV, conformément à l’approche globale qui est la sienne, est d’utiliser un vaste éventail d’instruments afin d’atteindre ses objectifs. Lors de leurs déplacements, vos rapporteurs ont eu l’opportunité d’analyser plus précisément leur mise en œuvre dans les pays concernés et d’identifier un certain nombre de difficultés et d’insuffisances.

La Commission européenne, contrairement à l’image que l’on s’en fait généralement, est une petite administration qui n’a pas les ressources matérielles nécessaires pour gérer les 160 milliards d’euros de budget annuel, lesquels correspondent à des dizaines de milliers de projets relevant de l’ensemble des politiques européennes. Elle est donc obligée de recourir à des contractants extérieurs pour les mettre en œuvre.

La politique de voisinage ne fait pas exception. Ainsi qu’il a été dit supra, celle-ci prend la forme de nombreux projets, dans tous les domaines (sécurité, culture, société civile, gouvernance…), lesquels sont mis en œuvre non pas par la DUE locale mais par des organismes publics ou privés sélectionnés par la Commission européenne. C’est ainsi que l’AFD ou l’Agence française de coopération technique internationale Expertise France participent à de nombreux projets européens, notamment en Tunisie, de même que leurs équivalents des autres États-membres.

Ce recours à des organismes extérieurs a été acté en 2014 et tire les conséquences de l’impossibilité pour la Commission européenne de gérer en direct des milliers de projets dans des dizaines de pays. Ils sont censés être plus efficaces que la Commission et lui permettre de se concentrer sur la définition des critères de sélection des projets et des opérateurs ainsi que sur les procédures de contrôle et d’évaluation. Toutefois, cette externalisation pose deux problèmes :

– d’une part, il a un coût élevé puisque les honoraires qu’ils facturent peuvent représenter jusqu’à 10 % du budget du programme concerné. À l’inverse, la volonté de la Commission européenne de réduire ce coût fait peser une pression sur les opérateurs qui peut nuire à la qualité des projets. L’équilibre est donc difficile à trouver entre la nécessaire maîtrise des coûts et le haut niveau d’expertise et d’engagement exigé des opérateurs ;

– d’autre part, il est susceptible de compliquer la mise en œuvre des projets en ajoutant un acteur supplémentaire, sans parler des éventuels problèmes qu’ont, parfois, pu poser les défaillances de l’organisme retenu.

La complexité de mise en œuvre de la PEV est, au-delà des projets concrets dans tel ou tel pays du voisinage, un problème général. En effet, comme l’a montré le schéma reproduit supra s’agissant de son périmètre géographique, la PEV repose sur un enchevêtrement de cadres juridiques, d’instruments financiers et d’institutions, ce qui n’est pas sans poser des problèmes de coordination et, de ce fait, d’efficacité.

Si l’instrument européen de voisinage et de partenariat (IEVP) est exclusivement consacré au financement de la PEV, d’autres instruments financiers dits thématiques sont également mobilisés dans les pays du voisinage et pour les mêmes objectifs. Il en va ainsi de l’instrument pour la démocratie et les droits de l’homme (IDDH), doté de 1,3 milliard d’euros, de l’instrument contribuant à la stabilité et à la paix (IcSP), doté de 2,3 milliards d’euros ou encore du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, doté de 4,2 milliards d’euros. Or, alors que l’IEVP est géré par la direction générale du voisinage (DG Near), l’IDDH et l’IcSP le sont par la direction générale du développement et de la coopération (DG Devco), tandis que le Fonds fiduciaire précité est géré par des comités ad hoc compte tenu de ses modalités particulières de financement (UE, États-membres et États tiers). Enfin, même si les montants sont bien moindres, l’Union pour la Méditerranée (UpM) fonctionne comme une agence de projets autonome selon ses propres règles. D’une manière générale, tous ces instruments et fonds obéissent à des règles spécifiques malgré la mise en cohérence opérée par le règlement n° 236/2014.

Par ailleurs, la transition entre ces divers instruments peut être délicate. C’est le cas en Jordanie où l’aide humanitaire d’urgence aux réfugiés est gérée par la DG ECHO et l’aide au titre du voisinage, sur le plus long terme, par le fonds fiduciaire régional pour la Syrie (dit « Fonds MADAD »).

À cette gestion « bruxelloise » des instruments financiers s’ajoute la gestion locale des projets par les Délégations de l’Union européenne (DUE) dans les pays concernés et, le cas échéant, par l’ensemble des co-contractants extérieurs publics ou privés précités. Au cours de leurs déplacements, vos rapporteurs ont eu, à plusieurs reprises, leur attention attirée sur les difficultés de coordination entre ces différents acteurs auxquels il faut ajouter, naturellement, les États-membres qui ont leur propre action bilatérale dans les pays concernés.

La mise en œuvre de la PEV peut présenter par ailleurs des difficultés lorsqu’elle prend la forme de prêts bonifiés de la BERD et de la BEI. C’est ainsi qu’en Géorgie, obtenir des prêts de ces deux institutions européennes implique de satisfaire à des due diligence, de se soumettre à des audits et de produire des études d’impact, autant de contraintes constitutives de coûts administratifs qui rebutent les entreprises, d’autant plus que les taux offerts ne sont guère inférieurs à ceux qu’il est possible d’obtenir auprès des banques privées. La sous-consommation considérable des crédits, plusieurs fois évoquée devant vos rapporteurs, est certes liée à des difficultés administratives dans les pays concernés mais également à celles créées par les bailleurs de fonds européens. Enfin, il y a la volonté, comme en Jordanie, de l’administration de voir l’ensemble des fonds transiter par elle, sans parler de la nécessaire approbation des projets par une commission dont on ne connaît ni la composition, ni les critères de décision. Le délai peut dépasser six mois pour qu’ils soient approuvés, ce qui met en difficulté les ONG.

Enfin, il faut souligner que la PEV fait également appel aux moyens de la PSDC, notamment via des opérations civiles et militaires. C’est ainsi que l’Union a déployé plusieurs missions dans les pays du voisinage, en Ukraine, en Moldavie, en Géorgie, dans les Territoires palestiniens, en Libye et en Méditerranée. Or, la PSDC obéit à des règles tout à fait différentes de celles de la PEV, impliquant notamment bien plus fortement les États-membres, à la fois en termes de moyens et de procédures.

Au final, la multiplicité des instruments financiers, des acteurs et des procédures et les difficultés de leur coordination, à la fois horizontale et verticale, ne peuvent que nuire à l’efficacité de la PEV.

IV.   7 propositions pour renforcer l’efficacité de la politique européenne de voisinage

1.   Élargir le périmètre géographique de la PEV aux « voisins des voisins » en favorisant une approche régionale des enjeux

Le périmètre géographique de la PEV a connu bien des vicissitudes à sa création, retracées supra, aboutissant à certaines incohérences qui nuisent à son efficacité. La plus importante d’entre elles est, incontestablement, que la PEV se borne, conformément à son intitulé, aux seuls voisins de l’Union européenne, laissant donc à l’écart les « voisins des voisins ».

Toutefois, il faut reconnaître que ce périmètre réduit a pu lui être imposé. En effet, ainsi qu’il a été dit supra, c’est la Russie elle-même qui a refusé, en 2003, d’être intégrée à la PEV. En effet, cette politique visait, à l’époque, à une « européanisation » à laquelle elle n’aspirait pas. En revanche, c’est bien l’Union européenne qui a seule décidé de limiter la PEV aux pays du Sud avec lesquels elle partageait une frontière maritime, excluant de ce fait les autres pays du Moyen‑Orient ainsi que les pays du Sahel.

Quinze ans après, ce qui avait à l’époque le mérite de la logique apparaît désormais comme une erreur aux conséquences dommageables, pour l’Union européenne comme pour les pays concernés. En effet, les enjeux auxquels font face les pays du voisinage Sud et les voisins de ces derniers sont étroitement liés. Ainsi, la situation en Jordanie, au Liban et en Syrie, en particulier s’agissant du terrorisme, est dépendante de celle de l’Irak, notamment parce que la zone d’influence de Daesh est à cheval sur ces deux derniers pays De même, le terrorisme que connaissent les pays du Maghreb et du Machrek, comme les flux migratoires, ont principalement pour origine la bande sahélo-saharienne, c’est-à-dire les cinq États qui leur sont voisins. La PEV opère donc une séparation artificielle entre ce qui relève du voisinage et ce qui relève des voisins des voisins, alors que les mêmes crises les affectent tous et ne pourront être résolues dans un cadre strictement national.

Certes, la Commission européenne a conscience de cette difficulté et la communication de 2015 en tirait les conséquences : « la nouvelle PEV va maintenant chercher à impliquer d’autres acteurs régionaux, au-delà du voisinage, lorsque c’est pertinent, afin de faire face aux défis régionaux ». Toutefois, bien que certains projets de la PEV aient maintenant une dimension régionale, celle-ci se limite généralement aux seuls pays relevant de la PEV et les instruments ont toujours, sous réserve de la réforme en cours (voir infra), pour cadre la PEV. En réalité, malgré les déclarations d’intention, la différenciation, qui est un principe de la PEV, est difficilement compatible avec une approche régionale, a fortiori si elle doit impliquer des pays ne relevant pas de cette politique comme le sont les « voisins des voisins ».  

Vos rapporteurs considèrent que cette approche pays par pays ne peut pas fonctionner. Les enjeux de la PEV ont une dimension régionale, si bien que l’approche régionale ne peut pas rester une déclaration d’intention mais un vrai principe directeur de la PEV, dont le périmètre doit désormais explicitement intégrer les « voisins des voisins », c’est-à-dire concrètement l’Irak et les pays du G5 Sahel.  

2.   Créer un partenariat privilégié avec les pays du voisinage les plus avancés dans leur coopération avec l’Union européenne

Bien que la question de l’unicité du cadre juridique de la politique de voisinage a longtemps été source de débats, celle-ci s’est maintenue dans toutes les révisions successives de la PEV. Elle n’a toutefois pas empêché la mise en œuvre d’une différenciation toujours plus grande entre les voisins, selon le principe « more for more, less for less », de même qu’une institutionnalisation régionale de la PEV à travers l’Union de la Méditerranée pour le voisinage Sud et le Partenariat oriental pour le voisinage Est.  

Vos rapporteurs estiment que cette différenciation doit aller encore plus loin et permettre de distinguer un groupe de pays particulièrement impliqués dans l’approfondissement de leurs relations avec l’Union européenne.

En effet, l’analyse de la mise en œuvre de la PEV montre très clairement trois groupes de pays dans le voisinage, la Libye, la Syrie et l’Autorité palestinienne étant, compte tenu des circonstances, des cas à part :

– les pays qui, parce qu’ils peuvent raisonnablement être considérés comme européens, ont une perspective d’adhésion, bien qu’elle soit à long terme, voire à très long terme : Ukraine, Géorgie et Moldavie ;

– les pays qui, bien que sans perspective d’adhésion, sont néanmoins favorables à l’approfondissement de leurs relations avec l’Union européenne : Jordanie, Tunisie, Liban et Maroc ;

– les pays qui, bien qu’appartenant au voisinage de l’Union européenne, n’ont pas des relations plus fortes avec celles-ci que d’autres qui n’en font pas partie, ayant d’autres perspectives économiques et intérêts stratégiques : Azerbaïdjan, Arménie, Algérie, Égypte, Biélorussie et Israël.

Or, lors de leur déplacement en Géorgie, vos rapporteurs ont pu constater à quel point c’était la perspective de l’adhésion à l’Union européenne qui motivait le gouvernement géorgien, avec un large soutien de sa population, à mettre en œuvre les réformes prévues par l’accord d’association. Parce que l’adhésion de la Géorgie n’est pas officiellement évoquée à Bruxelles et ne le sera probablement pas avant des années, il est à craindre que ce soutien ne s’émousse et que le gouvernement ne se lasse des exigences européennes. Ce constat vaut probablement aussi pour l’Ukraine et la Moldavie, également liées par des accords d’association et à qui l’Union européenne demande beaucoup.

Il apparaît donc nécessaire de valoriser les efforts de ces pays mais autrement que par le décaissement de tranches supplémentaires d’aide macro-financière, certes important mais qui, sur le plan politique et symbolique, n’est pas suffisante pour pallier l’absence de perspective crédible d’adhésion. C’est d’ailleurs ce que souhaite le Parlement européen qui, dans sa résolution du 14 novembre 2018 sur la mise en œuvre de l’accord d’association avec la Géorgie, « plaide en faveur d’une politique de partenariat oriental renforcé (EaP+) en vue d’ouvrir des perspectives supplémentaires » aux pays qui, comme la Géorgie, sont particulièrement engagés dans leur coopération avec l’Union européenne.

Cette volonté de voir mieux valoriser les efforts se retrouve aussi dans les pays du voisinage Sud qui, contrairement à ceux du Nord, n’ont pas de perspective d’adhésion, même lointaine. À Tunis, les interlocuteurs officiels rencontrés par vos rapporteurs se sont en effet montrés très sensibles à la différenciation telle qu’elle est prévue par la Communication de 2015. Ils ont longuement insisté sur le fait que leur pays était engagé dans une relation étroite avec l’Union européenne, bien plus étroite que celle qui la lie par exemple à l’Algérie, et qu’ils ne souhaitaient donc pas que la Tunisie soit mise sur le même plan que cette dernière, sans préciser d’ailleurs ce à quoi ils aspiraient.

Vos rapporteurs proposent donc que les pays les plus impliqués dans leur relation avec l’Union européenne voient leurs efforts valoriser conformément au principe de différenciation mais au-delà de ce que prévoient les actuels « statuts avancés ». Outre des financements supplémentaires, ces pays pourraient se voir proposer des rencontres régulières de haut niveau avec les responsables des institutions européennes ainsi qu’une participation aux programmes, politiques (autres que la PEV) et agences européennes.

3.   Maintenir la priorité du voisinage Sud dans la réforme en cours des instruments de l’action extérieure européenne

Le constat largement fait – que partagent vos rapporteurs – de la complexité des instruments de financement de l’action extérieure de l’Union européenne, incluant la PEV, a justifié la proposition de règlement présentée par la Commission européenne le 14 juin 2018 établissant l’instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale.

Ce nouvel instrument, qui s’inscrit dans le contexte du cadre financier pluriannuel 2021-2027 en cours de négociation, fondrait en un seul des instruments géographiques comme l’Instrument européen de voisinage et de partenariat (IEVP) mais également des instruments thématiques comme l’instrument de coopération au développement, l’instrument de partenariat, l’instrument pour la démocratie et les droits de l’homme au niveau mondial, l’instrument contribuant à la stabilité et à la paix, l’instrument relatif à la coopération en matière de sûreté nucléaire ou encore le fonds européen pour le développement durable.

En effet, au fur et à mesure que l’action extérieure de l’Union européenne s’est développée, celle-ci s’est dotée d’instruments variés poursuivant leurs propres objectifs et fonctionnant selon leurs propres règles, bien qu’un effort d’harmonisation ait fait avec le règlement n° 236/2014 précité. Le besoin s’est donc fait sentir de les rationaliser afin d’en accroître l’efficacité au service des objectifs généraux de l’Union européenne sur la scène internationale, tels qu’ils figurent à l’article 21 du TUE.

Vos rapporteurs sont, d’une manière générale, favorables à cette réforme, qui favorise une approche globale, transrégionale et multisectorielle des différentes politiques extérieures européennes, d’autant qu’elle s’accompagne d’un accroissement substantiel des ressources, notamment en faveur du voisinage européen, désormais bénéficiaire de 22 milliards d’euros (courants) sur la période 2021-2027. Toutefois, parce que cette réforme est encore en discussion au Parlement européen et au Conseil, ils soulignent l’importance des points suivants, qui sont également ceux que défend à Bruxelles le gouvernement français :

– maintenir la répartition actuelle des crédits de la PEV selon la règle 2/3 pour le voisinage Sud, 1/3 pour le voisinage Est, répartition qui est contestée, notamment par les pays d’Europe centrale et orientale ;

– appliquer réellement la nouvelle flexibilité que permettra cet instrument unique, sans reconstituer en son sein les différents instruments et leur rigidité, afin de permettre à l’Union européenne de faire vraiment face aux défis et crises imprévisibles ; 

– renforcer la part, actuellement fixée à 25 % dans la proposition de règlement, des crédits de l’action extérieure de l’Union européenne consacrée à la lutte contre le changement climatique.

Sur ce dernier point et sur le nouvel instrument d’une manière général, il convient de préciser que son sort est étroitement lié aux négociations en cours sur le cadre financier pluriannuel. En effet, rien ne garantit que les crédits inscrits par la Commission européenne dans sa proposition de règlement soient in fine ceux sur lesquels s’accorderont les États-membres. Le risque existe que les ambitions soient revues à la baisse, rendant les objectifs de la PEV plus difficilement atteignables encore.

4.   Mieux définir les projets en tenant compte des demandes locales

Lors de leurs déplacements, vos rapporteurs se sont systématiquement intéressés à la mise en œuvre concrète de la politique de voisinage en rencontrant les différents acteurs qui, sur le terrain, participent aux projets financés par l’Union européenne : administrations locales, ONG, entreprises françaises, opérateurs (Agence française de développement) et, bien sûr, Délégations de l’Union européenne.  

L’un des constats qu’ils ont faits est que les projets sont d’autant plus facilement mis en œuvre qu’ils ne sont pas élaborés, voire imposés, par l’Union européenne mais qu’ils répondent à une demande locale. Or, l’une des caractéristiques fondamentales de la PEV est qu’elle consiste en ce qu’on appelle du « legal transplant », c’est-à-dire en l’exportation des normes et valeurs européennes dans les pays du voisinage. Cette caractéristique est parfaitement assumée et ces derniers acceptent, en échange d’avantages commerciaux et/ou d’aide financière, de mettre en œuvre les réformes qui les rapprochent des standards européens.

Ces réformes, pour nécessaires qu’elles soient dans l’absolu, surtout s’agissant de celles renforçant la bonne gouvernance et le respect des droits fondamentaux, peuvent se heurter à certaines réticences locales, soit parce qu’elles sont élaborées hors sol, à Bruxelles, et ne répondent pas à ses attentes, soit parce que le pays concerné, son économie ou sa société, n’est pas mûr. A contrario, la réforme majeure du système judiciaire actuellement en cours en Jordanie, fondamentale et hautement sensible, a pu être lancée car elle s’appuyait sur une demande du Roi Abdallah II et de la société. Elle repose par ailleurs sur un rapport élaboré après le « Printemps arabe », soit il y a plusieurs années, ce qui montre la nécessité pour les réformes « d’infuser » avant de pouvoir être correctement mises en œuvre.

Par conséquent, vos rapporteurs considèrent que les différentes parties prenantes, à Bruxelles, gagneraient à plus s’appuyer sur l’expertise locale, notamment celle des ONG, des opérateurs et de la DUE, pour élaborer les projets relevant de la PEV, lesquels seraient ainsi plus facilement appropriés par les acteurs locaux. Dès lors et logiquement, une procédure d’attribution de gré à gré, qui permet une véritable négociation des différents aspects d’un projet, apparaît plus pertinente qu’un appel d’offres sur la base d’un projet élaboré par les seules administrations européennes.

5.   Porter une plus grande attention à la mise en œuvre des réformes et non pas à leur simple adoption formelle

La politique européenne de voisinage exige des pays voisins de nombreuses réformes dans des domaines aussi variés que l’économie, les droits fondamentaux, la gouvernance, la sécurité, les migrations etc.… C’est la mise en œuvre de ces réformes qui, généralement, conditionne le déblocage des aides européennes ou l’octroi d’avantages comme la libéralisation des visas de court séjour. Le suivi de celle-ci se fait par un rapport annuel élaboré par la Commission européenne.

Or, il est évidemment plus facile, s’agissant de réformes prenant principalement la forme de changements de lois ou de règlements, de se caler sur leur adoption pour considérer la mission accomplie. Comme vos rapporteurs l’ont appris lors de leur déplacement à Tunis, la Tunisie est depuis plusieurs années, sous impulsion européenne, un vaste chantier législatif mais malgré l’adoption de nombreuses lois, sur le terrain, rien ne change vraiment. Bien des fois, les experts européens repartent une fois la loi ou le règlement adopté sans se soucier de son application réelle alors que les vraies difficultés commencent souvent à ce moment-là. Ainsi, malgré l’adoption du « Start-up Act » le 3 avril 2018, les changements concrets se font toujours attendre, les procédures administratives n’ayant pas été modifiées. Il est par exemple toujours très difficile d’ouvrir un compte en devises, alors même que celui-ci est nécessaire pour les activités à l’international. Dans le domaine des nouvelles technologies, ce temps long est contradictoire avec le temps des affaires et de nombreuses start-ups tunisiennes, n’ont pas survécu ou se sont délocalisées.

Vos rapporteurs demandent donc à ce que les institutions européennes, tout en assurant comme actuellement le suivi de l’adoption des réformes, non seulement assurent celui de leur mise en œuvre mais accompagnent celles-ci. C’est particulièrement important pour des réformes de grande ampleur, touchant à la bonne gouvernance, comme la réforme du système judiciaire en Jordanie. Le projet impliquant l’AFD et l’opérateur français Justice coopération Internationale (JCI) vise à moderniser la justice civile et commerciale sur une durée de trois ans (2020‑2022). Mais après ? Comment être sûr que la réforme a bien les effets escomptés ? Il serait souhaitable qu’une fois la réforme de la Justice faite, le suivi de son fonctionnement soit assuré, le cas échéant par un nouveau projet financé par l’Union européenne.

6.   Mieux faire la promotion de l’action de l’Union européenne

Avec sa politique de voisinage, l’Union européenne engage des sommes considérables dans de nombreux pays qui, pour certains comme la Tunisie, ne pourraient survivre sans ou alors, dans des conditions très différentes de celles dont ils bénéficient actuellement. Elle est également à l’origine de progrès significatifs, dans ces mêmes pays, en matière de régulation et d’ouverture économique mais également de bonne gouvernance, d’État de droit et de respect des droits fondamentaux.  

Pour autant, vos rapporteurs ont l’impression que les populations des pays voisins n’ont pas forcément conscience de l’ampleur de l’engagement européen ni des réalisations à mettre à son actif. Certes, les sondages réalisés par les différentes DUE montrent qu’elles ont, globalement, une opinion positive de l’Union européenne. Il n’en reste pas moins qu’interrogées, celles-ci ont bien du mal à dire précisément ce qu’elle fait pour eux. En d’autres termes, malgré les efforts des DUE sur place, notamment via les réseaux sociaux, l’action de l’Union européenne n’est pas suffisamment visible.

Vos rapporteurs considèrent donc comme essentiel que dans chacun des pays relevant de la PEV, les DUE mettent en place une stratégie visant à mieux faire connaître l’action de l’Union européenne, ses réalisations et ses ambitions, non seulement à travers les réseaux sociaux mais également les médias traditionnels.

Par ailleurs, au-delà de la promotion de son action, il est dans l’intérêt de l’Union européenne de porter une plus grande attention au choix des mots qui, dans certains domaines sensibles, peut avoir un impact fortement négatif au point de compromettre la mise en œuvre de la PEV. À Tunis, vos rapporteurs ont ainsi mesuré les conséquences dans l’opinion publique de la dénomination « accord de libre-échange complet et approfondi » pour qualifier le futur accord encadrant les relations entre la Tunisie et l’Union européenne. Car c’est de cela qu’il s’agit : d’un accord bien plus large qu’un accord de libre-échange, incluant toutes les autres dimensions de la relation bilatérale (politique, scientifique, universitaire, sécuritaire…). Le terme est donc à la fois très réducteur et provocateur car la Tunisie ne veut pas d’un libre-échange complet et approfondi qu’elle considère comme une menace pour de nombreux secteurs économiques. Au final, en raison notamment de ce choix malheureux des mots, les négociations sont au point mort depuis plusieurs années.

7.   Renouer le dialogue avec la Russie

La PEV n’intègre pas dans son périmètre géographique la Russie, celle-ci ayant exigé et obtenu un « partenariat stratégique » ad hoc dans les domaines d’intérêt commun. Celui-ci a fonctionné jusqu’à ce qu’éclate la crise ukrainienne. Soumises depuis 2014 aux sanctions européennes, les relations de la Russie avec l’Union européenne se sont considérablement tendues.

Or, c’est un fait évident à quiconque s’intéresse au voisinage de l’Union européenne que la Russie y exerce une influence aussi forte que croissante. Tous les pays du Partenariat oriental ont été, jusqu’en 1991, des régions de l’empire russe avant d’être des républiques soviétiques, et l’influence russe n’a jamais cessé depuis cette date, notamment par l’intermédiaire des minorités russophones et, le cas échéant, de l’Union économique eurasiatique. Cette influence a souvent été déstabilisatrice, comme l’a montré l’intervention militaire russe en Géorgie en 2008, l’annexion de la Crimée en 2014 et le conflit qu’elle entretient depuis dans l’Est de l’Ukraine.

À cette influence historique et parfois déstabilisatrice dans le voisinage Est s’est ajoutée, ces dernières années, l’expansion stratégique de la Russie vers la Méditerranée. En effet, en 2015, elle est intervenue militairement en Syrie en soutien à Bachar El Assad, renversant le cours de la guerre et lui permettant de reconquérir une large partie du territoire perdu au profit des rebelles depuis 2011. Cette intervention a également eu pour conséquence d’aggraver la crise migratoire en augmentant les flux de réfugiés syriens vers l’Europe. Installée durablement en Syrie, la Russie s’est également ingérée en Libye où elle soutient militairement et politiquement le Maréchal Haftar contre le gouvernement de Tripoli, pourtant reconnu comme seul gouvernement légitime par la communauté internationale (et l’Union européenne).

Par conséquent, compte tenu de l’influence déstabilisatrice de la Russie dans son voisinage il faut admettre que l’Union européenne ne pourra atteindre l’objectif principal de la PEV – la stabilisation et la résilience des pays voisins – sans l’aide de la Russie ni, a fortiori, contre elle.

Une fois ce constat fait, que faire ? Vos rapporteurs considèrent qu’il n’est plus possible aujourd’hui, alors que les crises s’accumulent dans le voisinage et que la Russie est à l’origine ou entretient nombre d’entre elles, de continuer à mettre en œuvre comme si de rien n’était la PEV. L’Union européenne ne peut se dispenser d’une réflexion sur ses relations vis-à-vis de la Russie, en commençant par cesser de la diaboliser. Renouer le dialogue avec celle-ci apparaît donc nécessaire, comme le souhaite d’ailleurs le Président de la République, mais un dialogue sans naïveté, franc et exigeant, tout en gardant à l’esprit la menace qu‘elle peut représenter. Dès lors et malgré la sensibilité politique du sujet, la question des sanctions européennes doit être abordée ouvertement et sans a priori. Si envisager aujourd’hui de les lever serait à la fois inopportun et totalement prématuré, les sanctions ne doivent pour autant pas être sacralisées mais être considérées pour ce qu’elles sont et ce que sont d’ailleurs toutes les sanctions internationales : un élément de négociation pour faire bouger les lignes d’une relation bilatérale totalement figée, au détriment de l’Europe et de sa stabilité, depuis 2014.


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   TRAVAUX DE LA COMMISSION

La Commission s’est réunie le mercredi 22 juillet 2020, sous la présidence de Monsieur Jean-Louis Bourlanges, vice-Président, pour examiner le présent rapport d’information.

M. le Vice-président Jean-Louis Bourlanges. Nous sommes très heureux d’accueillir aujourd’hui un collègue du Bundestag allemand, Andrej Hunko. En application de l’article 12 de l’accord parlementaire franco-allemand, « les membres des commissions des Affaires européennes de l’Assemblée nationale et du Bundestag allemand sont autorisés sauf exception à participer aux réunions de la commission des Affaires européennes de l’autre assemblée, sans droit de vote ». Nous avons donc le plaisir de mettre en œuvre cet article pour la première fois.

M. Andrej Hunko, député du Bundestag. Nous avons vécu une situation historique avec le dernier Conseil européen. J’aimerais connaître la façon dont on voit les choses côté français.

M. le Vice-président Jean-Louis Bourlanges. Le dernier Conseil européen est globalement perçu comme assez positif. Je reste prudent pour ménager la sensibilité de tous les groupes mais, en ce qui concerne les groupes de la majorité, il est même perçu de façon très positive.

Bien que l’Union européenne ait toujours eu des voisins, c’est-à-dire des États tiers avec lesquels elle partage une frontière terrestre ou maritime, c’est seulement à partir de 2003 que leurs relations ont fait l’objet d’une politique spécifique. Certes, avant cette date, le processus de Barcelone encadrait – très souplement – les relations de l’Union européenne avec les pays méditerranéens ; quant aux relations avec les pays d’Europe centrale et orientale, elles relevaient pour l’essentiel d’une autre politique : la politique de l’élargissement.

En 2003, donc, alors que l’élargissement de l’Union européenne à 10 pays était imminent, celle-ci a institué un cadre unique rassemblant l’ensemble des pays voisins à l’exception des pays ayant vocation à adhérer, opérant ainsi une distinction radicale, quoiqu’ambiguë, on le verra, entre politique de voisinage et politique d’élargissement.

Ce cadre a été fixé en 2003 par une communication de la Commission européenne, à laquelle ont succédé depuis deux autres communications, celle de 2011 et celle de 2015.

L’analyse de ces trois communications successives met en évidence l’évolution profonde qu’a connue cette politique, à la fois dans ses objectifs et dans ses moyens, en lien avec les nombreuses crises ayant affecté les pays du voisinage.

En 2003, l’heure était à l’optimisme. La Stratégie européenne de sécurité adoptée cette année-là commençait ainsi par ces mots : « l'Europe n'a jamais été aussi prospère, aussi sûre, ni aussi libre ». C’est donc logiquement que l’Union européenne a cherché à étendre sa prospérité et ses valeurs aux pays de son voisinage, extension qui était considérée, à juste titre, comme la condition de sa sécurité. L’objectif affiché de la PEV était, par une interdépendance accrue, à la fois politique et économique, de créer – je cite « un espace de prospérité et de bon voisinage – un cercle d’amis ».

Tels étaient les mots utilisés par la communication de 2003, centrée sur le développement du commerce et la promotion de la démocratie. Le terrorisme n’était pas un sujet, pas plus que les migrations, lesquelles étaient d’ailleurs présentées de manière positive.

En 2010, le « Printemps arabe » est la première des crises qui ont frappé les pays du voisinage. Elle a entraîné une première réforme de la PEV, avec une nouvelle communication adoptée en 2011. Celle-ci a été rapidement dépassée par la multiplication des crises, si bien qu’en 2015, une nouvelle communication est publiée qui réforme profondément la PEV. Tout en conservant le soutien à la démocratie et à la promotion des valeurs européennes, elle donne une priorité nouvelle à la sécurité, angle sous lequel sont désormais aussi traitées les migrations.

Cette communication de 2015 est éclairée par la Stratégie européenne globale pour la PESC, publiée en 2016, qui fait de la résilience des pays du voisinage, définie comme « la capacité d'États et de sociétés à se réformer, et donc à résister à des crises internes et externes et à se remettre de celles-ci », l’objectif ultime de la politique de voisinage. L’ensemble des instruments de la PEV : dialogue politique et coopération sécuritaire, soutien aux réformes et aide macro-financière, accord de libre-échange… doivent y contribuer.

Mme Caroline Janvier, rapporteure. L’objectif de la PEV étant clairement affiché et poursuivi depuis presque cinq ans, notre rapport fait le bilan de l’action de l’Union européenne dans son voisinage.

Autant le dire d’emblée : ce bilan est plus que mitigé mais avant d’aller plus loin, il faut garder à l’esprit que la PEV est une politique qui s’inscrit dans le long terme car elle vise à des changements structurels dans les pays concernés. Ceux-ci prennent du temps, et c’est seulement en 2015 que la PEV a été réformée. Le bilan qu’il est possible d’en tirer est donc nécessairement biaisé par un recul limité mais il permet néanmoins de mettre en évidence ce qui marche comme ce qui ne marche pas dans la PEV, et d’en tirer les leçons.

Quatre pays, dans lesquels nous nous sommes rendus, ont fait l’objet d’une analyse particulière : deux pays du voisinage Sud, la Tunisie et la Jordanie, et deux pays du voisinage Est, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Bien que très différents et illustrant à ce titre la diversité de la PEV, ils mettent aussi en lumière toutes les difficultés, limites et ambiguïtés de cette politique.

La Tunisie, pour commencer. C’est le pays du voisinage le plus massivement aidé par l’Union européenne : depuis la Révolution de 2011, celle-ci a engagé dix milliards d’euros dans le pays pour soutenir la transition démocratique, les réformes économiques ainsi que la lutte contre le terrorisme. Cette dernière est, de l’avis général, ce qui fonctionne le mieux. En revanche, l’économie tunisienne est toujours en crise. Les négociations d’un accord de libre-échange complet approfondi (ALECA) sont bloquées depuis des années. Les réformes sont lentes et partielles, se heurtant à une administration inefficace et à des cartels économiques très puissants, avec pour conséquence une émigration massive des jeunes vers l’Europe. Malgré ce bilan mitigé, une chose est cependant certaine : sans l’implication aussi considérable de l’Union européenne, il est peu probable que le pays aurait pu continuer à fonctionner et la transition démocratique se poursuivre.

Deuxième pays, la Jordanie, qui présente de nombreuses similitudes avec la Tunisie. Comme en Tunisie, même si l’action de l’Union européenne semble avoir des résultats limités, elle est essentielle car elle permet à ce pays de rester stable et de continuer à fonctionner dans un environnement sécuritaire très dégradé. La Jordanie a en effet été frappée de plein fouet par les crises irakienne et syrienne. L’afflux des réfugiés comme la fermeture de ces marchés, ainsi que le terrorisme, ont profondément déstabilisé son économie. Le gouvernement privilégie aujourd’hui la stabilité sociale plutôt que les réformes économiques, et les avancées en matière démocratique et d’État de droit sont limitées, à l’exception d’une réforme de la justice.

Enfin, malgré leur proximité géographique, l’Azerbaïdjan et la Géorgie présentent, du point de vue de la PEV, un profil radicalement opposé. La Géorgie est le bon élève du Partenariat oriental. Elle met en effet un point d’honneur à satisfaire l’ensemble des exigences de l’Union européenne dans tous les domaines : bonne gouvernance et institutions, droits fondamentaux, migration, réformes économiques et accord de libre-échange. Pourquoi ? Parce que la Géorgie aspire à intégrer l’Union européenne. Sa constitution dispose d’ailleurs que « les organes constitutionnels doivent prendre toutes les mesures relevant de leurs compétences en vue d’une adhésion complète de la Géorgie à l’Union européenne ». Les réformes qu’elle met en œuvre visent, de ce point de vue, à une intégration substantielle à l’Union européenne, laquelle devrait précéder l’intégration formelle.

En revanche, les relations sont bien moins enthousiastes avec l’Azerbaïdjan. Ce pays est très éloigné des standards européens en matière politique, économique et d’État de droit et ne semble pas avoir la volonté de s’en rapprocher. Les moyens de pression de l’Union européenne sont limités s’agissant d’un pays relativement riche, sans attente particulière vis-à-vis d’elle et disposant d’alternatives stratégiques dans la région. Dès lors, son action dans le pays est limitée principalement au soutien du projet de gazoduc destiné à transporter le gaz de la Mer Caspienne jusqu’en Italie.

Malgré certains résultats positifs dans ces quatre pays, comme d’ailleurs dans d’autres, il n’en reste pas moins que, globalement, la PEV n’a pas atteint ses objectifs, tant à l’Est qu’au Sud.

Quels sont ces objectifs ? Selon la Communication de 2015, « pour les trois à cinq prochaines années, la stabilisation est l’enjeu le plus immédiat dans de nombreuses régions du voisinage ». Nous sommes en 2020 et le constat peut être fait que, jamais probablement depuis le lancement de la PEV en 2003, le voisinage n’a été aussi instable.

À l’Est, tous les pays du Partenariat oriental, sauf la Biélorussie, sont minés par les conflits dont la caractéristique commune est d’impliquer, directement ou indirectement, la Russie :

– l’Ukraine, dont une partie du territoire – la Crimée – a été annexée par la Russie, laquelle entretient par ailleurs l’instabilité dans l’Est du pays ;

– la Moldavie, dont une partie du territoire, la Transnistrie, a déclaré son indépendance avec le soutien de la Russie ;

– La Géorgie, qui est amputée d’une partie de son territoire depuis l’invasion russe de 2008 ;

– enfin, l’Azerbaïdjan et l’Arménie qui sont en conflit depuis l’occupation, par cette dernière, de la région du Haut-Karabagh. De violents incidents ont d’ailleurs à nouveau eu lieu il y a deux semaines, faisant douze morts parmi les militaires des deux camps.

Quant au voisinage Sud, ce n’est guère mieux. L’objectif de stabilité n’est pas plus atteint que les autres objectifs tels que le respect des standards européens en matière de démocratie et d’État de droit. Si quelques progrès ont été accomplis par le Maroc, les relations avec l’Algérie sont très distendues, tandis que l’Égypte est redevenue une dictature militaire, peu respectueuse des droits fondamentaux et régulièrement frappée par le terrorisme. Le conflit entre Israël et l’Autorité palestinienne reste toujours irrésolu. Quant à la Syrie et la Libye, ce sont maintenant des États faillis et en guerre, Le Liban, enfin, est profondément déstabilisé par une crise économique, politique et sociale dramatique.

En conclusion de ce bilan, oui, la PEV a pu avoir, dans certains pays, des effets bénéfiques qu’il convient de saluer. Toutefois, elle est très loin d’avoir atteint son objectif de stabilisation du voisinage, lequel n’a jamais été aussi instable depuis son lancement.

M. Joaquim Pueyo, rapporteur. Toutefois, il ne faut pas déduire de ce seul fait que la PEV est un échec. En effet, sans l’action de l’Union européenne, aussi imparfaite et insuffisante soit-elle, la situation dans les pays du voisinage serait probablement bien pire. De plus, peut-on vraiment parler d’échec dès lors que l’instabilité du voisinage est, en grande partie, due à des facteurs extérieurs à la PEV, sur lesquels l’Union européenne n’a guère de prise.

Ces facteurs extérieurs sont au nombre de deux.

En premier lieu, les États membres comme les États tiers poursuivent leurs propres intérêts dans les pays du voisinage, qu’ils déstabilisent. La Libye constitue, de ce point de vue, un cas d’école. L’intervention militaire dans ce pays en 2011 fut décidée unilatéralement par la France et le Royaume-Uni, hors de toute concertation européenne ou internationale, et sans aucun plan pour l’après Kadhafi.

Les conséquences sont malheureusement bien connues : la Libye s’est rapidement désintégrée, devenant un « trou noir » qui a déstabilisé l’ensemble de la région, un terrain d’entraînement des groupes terroristes et un point d’embarquement privilégié des migrants vers l’Europe, avec les conséquences que l’on sait sur l’Union européenne.

Dans ces conditions, peut-on reprocher à l’Union européenne le chaos en Libye ? Non, pas plus qu’il est en son pouvoir, malgré ses efforts, d’y mettre un terme compte tenu de la nature des forces en présence.

Si la France et le Royaume-Uni portent une lourde responsabilité dans la crise libyenne, c’est un même État tiers qui est, pour une large part, à l’origine de la déstabilisation du voisinage Est. La Russie est en effet le dénominateur commun à tous des conflits qui affectent les pays du Partenariat oriental. Je souhaiterais préciser deux points.

Le premier, c’est que la Russie n’a pas forcément intérêt à voir ces conflits résolus. Ils sont en effet pour elle autant de prétextes pour maintenir une présence militaire en dehors de son territoire. De plus, en entretenant l’instabilité à ses frontières, la Russie adresse un avertissement à l’OTAN et à l’UE qui seraient tentées d’accroître leur présence, sous quelque forme que ce soit, dans sa zone d’influence, ainsi évidemment qu’aux pays concernés.

Le deuxième point, c’est le désalignement entre la politique européenne vis-à-vis de la Russie – basée sur les sanctions – et les intérêts des États membres, à commencer par la France et l’Allemagne.

Ces deux pays ont en commun de vouloir normaliser leurs relations avec la Russie, qu’ils considèrent comme un partenaire économique et stratégique incontournable, sans lequel les crises dans le voisinage ne peuvent être résolues, ni à l’Est, ni au Sud. Mais de ce fait, ils s’opposent aux autres États membres qui, en particulier à l’Est, voient dans la Russie une menace existentielle.

Dès lors, que peut l’Union européenne, avec sa politique de voisinage, face à une grande puissance comme la Russie, aux intérêts opposés aux siens, tandis que ses États membres poursuivent eux aussi leurs propres intérêts, pas tout à fait alignés avec la position de l’Union européenne, ni même entre eux ?

Si les États membres et les États tiers, au premier rang desquels la Russie, a une responsabilité dans l’instabilité du voisinage, celle-ci est partagée avec les pays du voisinage eux-mêmes, comme nous avons pu le vérifier dans tous nos déplacements. C’est là le deuxième facteur extérieur expliquant le piètre résultat de la PEV.

La politique de voisinage est une politique extérieure de l’Union européenne qui, par définition, est mise en œuvre hors de son territoire, dans des pays voisins qui sont des États souverains. Elle exige donc la coopération de ceux-ci, tant au niveau politique qu’au niveau administratif.

Or, au niveau politique, les gouvernements des pays voisins peuvent être réticents à souscrire aux objectifs en tant que tels de la PEV, considérant qu’ils ne sont pas une priorité, voire qu’ils ne sont pas dans leur intérêt. C’est le cas en particulier pour les migrations. La maîtrise des flux migratoires est l’une des priorités de l’Union européenne depuis 2015 mais elle se heurte aux intérêts des pays du Sud qui, eux, voient l’émigration vers l’Europe comme une opportunité. C’est très clair en Tunisie où le gouvernement n’est pas vraiment enclin à freiner l’émigration, pas plus qu’à faciliter la réadmission des émigrés illégaux. De même, s’agissant de la démocratie et du respect des droits fondamentaux et bien qu’ils s’agissent d’objectifs majeurs de la PEV, le gouvernement d’Azerbaïdjan n’en est pas moins réticent à renforcer la gouvernance démocratique du pays et à mettre la liberté d’expression et de réunion aux standards européens.

Si le blocage politique est le plus voyant, plus sournois – si j’ose dire – est le blocage des réformes par l’administration du pays voisin. Celui-ci peut prendre deux formes.

La première forme de blocage administratif est volontaire. Certains pays voisins, en effet, ne peuvent s’opposer ouvertement aux exigences européennes, alors même qu’ils les désapprouvent. Par exemple, le gouvernement géorgien a soutenu l’adoption d’une loi accordant des droits aux personnes LGBT mais ceux-ci ne sont ensuite jamais ou très peu appliqués car heurtant une société très conservatrice.

La deuxième forme de blocage administratif n’est pas tant volontaire que le résultat d’une gouvernance défaillante. C’est en particulier le cas en Tunisie, où nombre des interlocuteurs que nous avons rencontrés ont dénoncé l’inefficacité des administrations et la lourdeur des procédures, si bien que les réformes n’avancent pas.

Pour faire face à ces blocages et pour inciter les pays voisins à mettre effectivement en œuvre les réformes auxquelles ils se sont engagés, l’Union européenne est désarmée. Sa seule arme serait de conditionner l’aide à l’avancement des réformes mais cette conditionnalité se heurte aux réalités politiques et géopolitiques.

Comme l’a dit Caroline Janvier, la Tunisie est le seul exemple de transition démocratique réussie dans le monde arabe et, de ce fait, de conciliation entre la démocratie et l’Islam. Elle ne peut donc pas, politiquement, être abandonnée par l’Union européenne malgré les progrès limités des réformes.

De même, malgré une régression en matière de respect de l’État de droit et des réformes économiques qui se font attendre, la Jordanie peut elle aussi compter sur le soutien indéfectible de l’Union européenne comme sur la bienveillance de l’ensemble des bailleurs internationaux pour rester le seul pôle de stabilité au Moyen-Orient.

Enfin, pour d’autres pays, notamment dans le voisinage Sud, l’Union européenne est en concurrence avec d’autres puissances – Russie, Turquie, Pétromonarchies et Chine – qui sont bien moins regardantes sur la question de la démocratie et des droits fondamentaux.

Ces deux facteurs extérieurs, qui expliquent l’insuccès de la PEV, ne doivent cependant pas faire oublier les faiblesses intrinsèques de celle-ci, qui sont au nombre de trois.

La première porte sur le périmètre géographique de la PEV, qui est mal défini, incohérent et rassemble des pays très différents.

La PEV est censée regrouper les pays avec lesquels l’UE partage une frontière maritime ou terrestre. Or, la Russie n’en fait pas partie, alors que l’Azerbaïdjan, oui. Surtout, la PEV ignore les voisins des voisins. Or, les problèmes auxquels sont confrontés des pays relevant de la PEV comme la Tunisie, l’Algérie ou la Lybie, en particulier le terrorisme et les migrations, sont étroitement liés à ceux que connaissent les pays du Sahel. Comment les régler si une barrière juridique sépare artificiellement les pays concernés en deux groupes relevant de statuts, interlocuteurs et instruments différents ?

L’autre problème que pose ce périmètre géographique de la PEV est la grande hétérogénéité – politique, économique, culturelle… – des pays que cette politique intègre, laquelle représente un véritable défi pour l’Union européenne. Plus frappant encore est l’intensité variable de leur rapport à l’Union européenne. Or, la PEV est d’autant plus efficace et les réformes qu’elle promeut d’autant plus aisément mises en œuvre que les pays concernés sont « demandeurs d’Europe ». Celle-ci peut exiger bien plus de la Géorgie – qui rêve d’adhérer – que de l’Azerbaïdjan.

La deuxième faiblesse de la PEV est la contradiction entre les objectifs. La contradiction porte en premier lieu sur la stabilité politique, d’une part, la démocratie et le respect des droits fondamentaux d’autre part. L’Union européenne est en permanence confrontée à un dilemme dans les pays dont la stabilité intérieure repose sur un régime autoritaire : faut-il privilégier cette dernière au détriment de la démocratie et du respect des droits fondamentaux ou soutenir les réformes démocratiques au risque de l’instabilité ?

La deuxième contradiction porte sur l’ouverture affichée en matière économique et commerciale et parallèlement, la fermeture assumée s’agissant des migrations, en particulier vis-à-vis des pays du voisinage Sud, contradiction qui est évidemment mal perçue dans les pays concernés, notamment en Tunisie.

Enfin la dernière contradiction met en lumière les oppositions entre l’Union européenne et ses partenaires. Même s’ils sont déclinés dans des accords d’association et autres partenariats négociés avec les pays voisins, en réalité, l’Union européenne impose ses priorités, lesquelles peuvent être différentes de celles de ses partenaires. C’est le cas, déjà évoqué, des migrations.

Enfin, très rapidement, la PEV présente une troisième faiblesse dans ses instruments financiers : au-delà de l’Instrument européen de voisinage, de multiples instruments financiers cohabitent, avec leurs propres règles de procédure, ce qui complexifie la mise en œuvre des projets, entraînant une sous-consommation importante des crédits.

Mme Caroline Janvier, rapporteure. Fort de ces constats et analyses, notre rapport comporte sept propositions pour renforcer l’efficacité de la politique européenne de voisinage.

La première proposition vise à élargir le périmètre géographique de la PEV aux « voisins des voisins » en favorisant une approche régionale des enjeux. Comme l’a souligné Joaquim Pueyo, l’une des faiblesses de la PEV est d’opérer une séparation artificielle entre ce qui relève du voisinage et ce qui relève des voisins des voisins, alors que les mêmes crises les affectent tous et ne pourront être résolues dans un cadre strictement national. Très concrètement, nous proposons que la PEV englobe l’Irak et les pays du G5 Sahel, c’est-à-dire le Mali, la Mauritanie, le Burkina-Faso, le Niger et le Tchad.

La deuxième proposition s’appuie sur le constat que la mise en œuvre de la PEV est de plus en plus différenciée, selon le principe « more for more, less for less » : l’Union européenne soutient d’autant plus les pays qu’ils mettent en œuvre les réformes. Cette différenciation pourrait aller encore plus loin et permettre de distinguer un groupe de pays très impliqués dans l’approfondissement de leurs relations avec l’Union européenne, en particulier la Géorgie.

En effet, nous avons constaté que, dans ce pays, c’était la perspective de l’adhésion à l’Union européenne qui motivait le gouvernement géorgien, avec un large soutien de sa population, à mettre en œuvre les réformes prévues par l’accord d’association. Or, cette perspective n’est absolument pas évoquée à Bruxelles et il est à craindre qu’à la longue, ce soutien s’émousse et que le gouvernement se lasse des exigences européennes.

Il apparaît donc nécessaire de valoriser les efforts de ces pays mais autrement que par le décaissement de tranches supplémentaires d’aide macro-financière, certes important mais qui, sur le plan politique et symbolique, n’est pas suffisante pour pallier l’absence de perspective crédible d’adhésion. Nous pensons par exemple à des rencontres régulières de haut niveau avec les responsables des institutions européennes ainsi qu’une participation aux programmes, politiques (autres que la PEV) et agences européennes.

La troisième proposition concerne la réforme en cours des instruments financiers des politiques extérieures européennes. L’objectif est de fondre en un seul des instruments géographiques comme l’instrument européen de voisinage mais également des instruments thématiques comme l’instrument de coopération au développement, l’instrument pour la démocratie et les droits de l’homme, l’instrument contribuant à la stabilité et à la paix, ou encore le fonds européen pour le développement durable.

Nous sommes, d’une manière générale, favorables à cette réforme, qui favorise une approche globale, transrégionale et multisectorielle des différentes politiques extérieures européennes, d’autant qu’elle s’accompagnerait d’un accroissement substantiel des ressources. Toutefois, nous attirons l’attention sur trois points qui nous semblent fondamentaux :

– maintenir la répartition actuelle des crédits de la PEV selon la règle 2/3 pour le voisinage Sud, 1/3 pour le voisinage Est ;

– appliquer réellement la nouvelle flexibilité que permettra cet instrument unique, sans reconstituer en son sein les différents instruments et leur rigidité ;

– et enfin renforcer la part, actuellement fixée à 25 %, des crédits de l’action extérieure de l’Union européenne consacrée à la lutte contre le changement climatique.

La quatrième proposition repose sur le constat que nous avons fait que les projets de la PEV dans les différents pays voisins sont d’autant plus facilement mis en œuvre qu’ils ne sont pas élaborés hors sol, voire imposés par l’Union européenne, mais qu’ils répondent à une demande locale. Ainsi, en Jordanie, la réforme de la justice, fondamentale et hautement sensible, a pu être lancée car elle s’appuyait sur la volonté du Roi Abdallah II et une demande forte de la société civile. Nous proposons donc que les différentes parties prenantes, à Bruxelles, s’appuient sur l’expertise locale, notamment celle des ONG, des opérateurs et des délégations de l’Union européenne, pour élaborer les projets relevant de la PEV, lesquels seraient ainsi plus facilement appropriés par les acteurs locaux.

La cinquième proposition vise à renforcer le suivi de la mise en œuvre des réformes dans les pays voisins. En effet, dans ses rapports annuels, la Commission européenne a tendance à considérer qu’une fois la loi adoptée ou le règlement publié, la mission est accomplie et qu’une case est cochée dans l’accord d’association Or, les vraies difficultés concernent le plus souvent la mise en œuvre effective des réformes. Comme nous avons pu le constater en Tunisie, de nombreuses réformes restent en réalité lettre morte, même si elles ont été formellement adoptées. Ainsi, malgré l’adoption du « Start-up Act » le 3 avril 2018, les changements concrets se font toujours attendre, les procédures administratives n’ayant pas été modifiées. Il est par exemple toujours très difficile d’ouvrir un compte en devises, alors même que celui-ci est nécessaire pour les activités à l’international. Nous proposons donc que les institutions européennes, tout en assurant comme actuellement le suivi de l’adoption des réformes, non seulement assurent celui de leur mise en œuvre effective mais accompagnent celle-ci.

Notre sixième proposition repose elle aussi sur un constat que nous avons fait lors de nos déplacements. Nous avons eu l’impression que les populations des pays voisins n’ont pas forcément conscience de l’ampleur de l’engagement européen, notamment financier, ni des réalisations à mettre à son actif. Nous considérons donc comme essentiel que dans chacun des pays relevant de la PEV, les délégations de l’Union européenne mettent en place une stratégie visant à mieux faire connaître l’action de l’Union européenne, ses réalisations et ses ambitions.

Par ailleurs, au-delà de la promotion de son action, il nous semble dans l’intérêt de l’Union européenne de porter une plus grande attention au choix des mots qui, dans certains domaines sensibles, peut avoir un impact fortement négatif au point de compromettre la mise en œuvre de la PEV. À Tunis, nous avons ainsi mesuré les conséquences dans l’opinion publique de la dénomination « accord de libre-échange complet et approfondi » pour qualifier le futur accord encadrant les relations entre la Tunisie et l’Union européenne. Car c’est de cela qu’il s’agit : d’un accord bien plus large qu’un accord de libre-échange, incluant toutes les autres dimensions de la relation bilatérale (politique, scientifique, universitaire, sécuritaire…). Le terme est donc à la fois très réducteur et provocateur car la Tunisie ne veut pas d’un libre-échange complet et approfondi qu’elle considère – sans doute d’ailleurs à raison – comme une menace pour de nombreux secteurs économiques. Au final, en raison notamment de ce choix malheureux des mots, les négociations sont au point mort depuis plusieurs années.

Enfin, septième et dernière proposition : renouer le dialogue avec la Russie. C’est un fait évident que nous avons évoqué à plusieurs reprises, que la Russie exerce dans le voisinage une influence aussi forte que croissante, à la fois à l’Est mais également au Sud.

Par conséquent, compte tenu de l’influence déstabilisatrice de la Russie dans son voisinage il faut admettre que l’Union européenne ne pourra atteindre l’objectif principal de la PEV – la stabilisation et la résilience des pays voisins – sans l’aide de la Russie ni, a fortiori, contre elle.

Nous considérons donc qu’il n’est plus possible aujourd’hui, alors que les crises s’accumulent dans le voisinage et que la Russie est à l’origine ou entretient nombre d’entre elles, de continuer à mettre en œuvre comme si de rien n’était la PEV. L’Union européenne ne peut se dispenser d’une réflexion sur ses relations vis-à-vis de la Russie. Renouer le dialogue avec celle-ci apparaît donc nécessaire, comme le souhaite d’ailleurs le Président de la République, mais un dialogue sans naïveté, franc et exigeant, tout en gardant à l’esprit la menace qu‘elle peut représenter.

Dès lors, la question des sanctions européennes doit être abordée ouvertement et sans a priori. Si envisager aujourd’hui de les lever serait inopportun et totalement prématuré, les sanctions ne doivent pour autant pas être sacralisées mais être considérées pour ce qu’elles sont : un élément de négociation pour faire bouger les lignes d’une relation bilatérale totalement figée, au détriment de l’Europe et de sa stabilité, depuis 2014.

M. le Vice-président Jean-Louis Bourlanges. Ce rapport est très intéressant et a parfaitement cerné les problèmes : rien ne fonctionne. Nous ne savons pas quel est notre voisinage, ni ce que nous voulons, ni ce que les autres attendent, ni s’ils veulent entrer dans l’Union ou s’il faut organiser des relations avec des pays durablement à l’extérieur, ni si nous voulons défendre les droits de l’homme ou la stabilité et la paix, ni comment traiter la Russie. On peut même s’étonner que l’insuccès de la politique du voisinage soit si limité !

Mon scepticisme n’est pas totalement en décalage avec vos interventions. C’est l’un des apports des militants de la construction européenne que d’analyser les problèmes tels qu’ils se posent et non tels que nous souhaiterions qu’ils se posent.

 

L’exposé des rapporteurs a été suivi d’un débat.

 

M. Thierry Michels. Je me réjouis d’abord de l’accord trouvé hier au Conseil européen sur le budget européen et le plan de relance, qui concrétise l’ambition de la chancelière allemande et du président de la République française.

Les évolutions de la politique européenne de voisinage peuvent être lues comme une prise de conscience progressive par l’Union européenne des défis géopolitiques et géostratégiques à relever.

Au moment de sa genèse, la question principale était celle de la promotion de la démocratie et des libertés fondamentales, à l’Est comme au Sud. Ce partenariat visait à créer un cercle d’amis qui devaient partager nos valeurs et bénéficier, en échange, d’une intégration économique avec notre Union.

Lors de la réforme de 2011, l’enthousiasme de 2003 n’était plus. L’instabilité permanente signait l’échec de la première stratégie. En conséquence, c’est le principe de différenciation qui a été décidé.

En 2015, les nouvelles priorités européennes de lutte contre le terrorisme et l’immigration illégale ont dû être prises en compte. Renforcer la résilience de nos voisins et de leurs propres voisins pour accroître la sécurité de l’Union, tel était le nouveau mot d’ordre.

Au fur et à mesure, c’est une politique de voisinage toujours plus « eurocentrée » qui s’est imposée.

Tâchons toutefois de voir les réussites, notamment en Tunisie et en Géorgie. Quand il y a une volonté politique, les choses peuvent évoluer dans le bon sens vers plus de démocratie, de liberté, de prospérité et de sécurité.

Je souhaite des précisions sur deux points de vos recommandations. Pouvez-vous expliciter vos propositions pour que la politique européenne de voisinage amène l’Union et ses voisins vers un projet commun prenant en considération les défis du temps présent (transition écologique, jeunesse) ?

D’autre part, vous évoquez les difficultés, une fois les réformes adoptées, pour les faire entrer en vigueur. Quelles sont vos propositions en la matière ?

Mme Marguerite Deprez-Audebert. Nous voulons approfondir nos relations avec les pays du voisinage, mais il est nécessaire pour cela de créer des partenariats privilégiés avec les pays voisins les plus avancés. Il faut rendre les différents programmes ou statuts plus compréhensibles pour les citoyens.

Votre rapport fait peu état du programme Erasmus+, pourtant programme d’inclusions et de partage des valeurs de l’Union. Ne pourrait-il pas apparaître comme un outil au service de la politique européenne de voisinage ?

Vous soutenez la nécessité de renouer le dialogue avec la Russie. Compte tenu du contexte politique actuel en Russie, est-il vraiment réaliste d’imaginer une amélioration de nos relations avec elle ?

Mme Frédérique Dumas. Je suis un peu dubitative sur certaines recommandations. Élargir aux voisins des voisins est une très bonne proposition.

Concernant une plus grande différenciation, vous avez raison de dire que la perspective d’adhésion compte énormément. J’y vois une petite contradiction avec la manière dont le gouvernement a voulu récemment revoir la politique d’adhésion.

Sur la promotion de l’action européenne, je pense que plus on répondra à la demande locale, moins on aura besoin de faire la publicité de l’action européenne.

Je rejoins la question de Thierry Michels sur l’application des réformes une fois qu’elles sont adoptées. Vous dites qu’il ne faut pas sacraliser les sanctions mais s’en servir pour faire bouger les lignes. On sait aujourd’hui qu’elles ne servent pas à grand-chose.

Vous préconisez de privilégier les voisins du Sud par rapport à ceux de l’Est, contrairement à ce que demandent les pays d’Europe de l’Est. C’est une perception très franco-française. Cela rejoint la question de la relation avec la Russie. Vous dites qu’il faut renouer le dialogue avec elle, mais qu’est-ce que cela signifie, a fortiori si l’on ne tient pas compte de la perception des pays de l’Est ? Les pays membres de l’Union n’ont pas tous la même perception des menaces.

M. André Chassaigne. J’approuve la fin du rapport concernant la nécessité de renouer le dialogue avec la Russie. Cette volonté est partagée par d’autres au niveau européen.

Je m’attendais à ce que le rapport aborde le sujet de la Turquie, mais il est vrai qu’elle n’a pas d’accord de voisinage. Elle est toujours dans les perspectives de l’adhésion, depuis de nombreuses années.

Étant en phase de préadhésion, il y a une douzaine d’années, la Turquie avait franchi plusieurs étapes sur le respect des minorités ou la démocratie. Je ne suis pas sûr que, depuis, cela se soit amélioré… Il y a eu au contraire d’énormes régressions que l’on peut peut-être mettre pour partie en parallèle avec l’effritement des relations de la Turquie avec l’Union européenne.

Je n’aime pas trop que l’on parle de meilleur élève du partenariat oriental avec le respect des standards européens. L’UE serait là en donneuse de leçons. Quels sont les standards européens à respecter ? S’agit-il d’aller vers toujours plus de compétitivité, de concurrence et de libéralisme effréné ? On peut parler de la mobilité dont l’origine est l’Afrique du nord avec des individus en attente de regroupement familial. Certaines personnes attendent des visas à vie. Le standard que l’UE met en œuvre n’est pas forcément un exemple ! Quelle est la définition de la bonne gouvernance que l’on souhaite en tant que standard européen ? Il suffit d’évoquer l’écrasement du pouvoir législatif que l’on ressent parfois, même en France. Le standard européen est-il compatible avec l’éthique que représentent les paradis fiscaux européens ? Le standard européen en matière de respect de l’environnement doit-il se traduire par le développement des centrales à charbon comme en Allemagne ou en Pologne ? Le standard européen est-il ce que l’on a imposé à la Grèce pendant plusieurs années avec la Troïka ?

Finalement, après tout ce que j’ai cité, je me demande, quels sont les standards européens que l’ensemble des pays du voisinage devraient suivre ?

M. le Vice-président Jean-Louis Bourlanges. Les standards européens sont l’Europe telle qu’elle devrait être et M. Chassaigne décrit l’Europe telle qu’elle est. Le but serait de tendre vers ce modèle.

Mme Liliana Tanguy. Ce rapport dresse un état des lieux éclairant sur la situation de la PEV qui est un enjeu clé pour la stabilité et la paix en Europe. Cette PEV doit s’adapter constamment au contexte géopolitique. Cette nécessité de renouvellement est importante car il faut essayer de gagner en cohérence. La politique actuelle vise à développer des démocraties dans les pays voisins alors qu’on en est encore loin !

Je souhaite revenir sur deux de vos propositions.

Vous parlez de partenariat privilégié avec les voisins les plus avancés en matière de coopération européenne. On pourrait ajouter le renforcement de la coopération sanitaire, de la transition environnementale et de la réindustrialisation. Cette stratégie nous permettrait de mieux penser la PEV à l’échelle du continent européen. Comment l’UE pourrait associer la PEV à la politique d’élargissement pour favoriser la préparation de l’avenir du continent ?

Concernant la cinquième proposition sur la mise en œuvre effective des réformes, vous avez souligné un manque de suivi parfois avec des réformes qui ne sont pas appliquées. Je souhaiterai savoir quels outils de l’UE pourraient être utilisés pour faire ce suivi de la mise en œuvre concrète et quelles sont les institutions européennes qui pourraient être compétentes ?

M. Andrej Hunko, député du Bundestag. La PEV fait l’objet de discussions complètement distinctes en Allemagne entre le partenariat oriental et les autres partenariats. Le partenariat oriental est plus important pour nous alors que le partenariat avec les pays du sud est plus important pour la France.

Vous avez dit qu’il y avait pas mal de confusions entre pays du partenariat oriental et pays candidats à l’adhésion à l’Union. Le partenariat n’ouvre pas la perspective d’adhésion. En Ukraine, des gens vont manifester car ils souhaitent adhérer à l’Union. Or, la PEV est totalement distincte de la politique d’adhésion.

En France, vous souhaitez renouer le dialogue avec la Russie. Je crois que cela est nécessaire ! Il y a quelques années, le gouvernement ukrainien voulait un trilogue. L’accord de partenariat n’avait pas été signé au final. L’Union ne pouvait pas se dispenser de parler avec la Russie à ce moment-là.

Sur le partenariat oriental, les accords de libre-échange complet et approfondi sont des accords néo-libéraux. Vous avez parlé de problèmes de communication mais ce n’est pas qu’un problème de communication ! C’est également un problème de contenu. Les bons élèves, comme l’Ukraine, la Moldavie ou la Géorgie, connaissent une fuite des cerveaux massive. Ces accords déstabilisent ces pays. Ils devraient plus tenir compte des avancées sociales !

M. le Vice-président Jean-Louis Bourlanges. Je me demande si l’une des voies ne serait pas de différencier les accords selon les pays concernés. Ne devrions-nous pas catégoriser et différencier les politiques selon qu’elles s’adressent à des pays qui ont vocation ou non à nous rejoindre ? Une catégorisation par zone géographique (sud/est) serait également souhaitable.

M. Joaquim Pueyo, rapporteur. Pour répondre à Thierry Michels, c’est la PEV elle-même qui est un projet commun de l’Union européenne avec certains États du voisinage, projet complexe à mettre en place, du fait d’histoires, de niveaux économiques et de cultures très différentes. Pour améliorer cette mise en œuvre et qu’elle ne se borne pas à une adoption formelle des réformes, on peut imaginer un suivi de celles-ci, directement sur le terrain, par des fonctionnaires européens détachés.

S’agissant d’Erasmus +, sujet évoqué par Marguerite Deprez-Audebert, le sujet est évoqué dans notre rapport, qui souligne d’une manière générale l’importance de la jeunesse. Ainsi, 7 000 Ukrainiens ont bénéficié d’Erasmus + qui est en effet ouvert aux pays du voisinage.

Sur le lien avec la politique d’adhésion évoqué par Liliana Tanguy, il découle du fait que tant pour les pays candidats que pour les pays du voisinage, l’Union européenne est attractive, tant sur le plan économique que sur le plan des valeurs. Toutefois, la politique d’élargissement est différente de la PEV. Les pays n’ont pas le même statut, ne relèvent pas des mêmes instruments et n’ont pas les mêmes interlocuteurs. Toutefois, la frontière entre les deux est étroite, voire ambiguë et elle est parfois franchie, notamment par la jeunesse géorgienne qui, comme son gouvernement, veut une perspective d’adhésion.

Pour répondre à André Chassaigne, les standards européens que nous mettons en avant et qui sont une part essentielle de la PEV sont simples. Ils ne sont pas spécifiques à la PEV mais sont les standards de l’Union européenne tels qu’ils existent depuis son origine, en premier lieu, les droits humains. Y va-t-il beaucoup d’autres d’États dans le monde dans lesquels le respect des droits humains est supérieur à celui en vigueur en Europe ? Il y en a peu. Autre standard : une gouvernance fondée sur la démocratie. On peut également évoquer la liberté de la presse ou l’indépendance de la justice.

Il n’est pas question de donner des leçons mais c’est la mission de l’Union européenne, à travers la PEV, de répandre la démocratie, la liberté de la presse, l’indépendance de justice indépendante là où ces standards ne sont pas atteints.

Toutefois, la PEV doit évoluer pour être plus intégrée, cohérente et efficace, et j’espère que nos propositions y contribueront.

Mme Caroline Janvier, rapporteure. La politique d’adhésion et la PEV sont en effet deux politiques très distinctes. Il nous a semblé important de clarifier avec chacun des pays, qu’ils soient dans le cadre de l’élargissement ou de la PEV, la nature et l’objectif à terme de la coopération. Si cette intégration n’a pas de réalité à moyen ou long terme, il faut le dire. À l’inverse, s’il faut aller plus loin, il convient aussi de créer un groupe resserré de pays avec lesquels on pourrait construire des partenariats plus approfondis. C’est déjà le cas sur la question des migrations et des visas avec la Géorgie. Nous pouvons ainsi unir nos destins d’une autre façon que l’adhésion formelle à l’Union européenne.

Monsieur Chassaigne, je comprends que la mise en avant de manière aussi voyante des valeurs européennes puissent vous heurter et que vous craigniez une forme de hiérarchisation entre les pays. Nous tenions simplement à rappeler que ces valeurs constituent un modèle pour nombre de pays tiers qui aspirent à s’en rapprocher.

Certes, tout n’est pas parfait, au sein de l’Union : je pense notamment aux atteintes à l’État de droit en Pologne et en Hongrie, mais aussi aux marges de progression dans les autres pays, y compris le nôtre. Il n’en reste pas moins que les pays européens partagent un socle de valeurs : la Charte des droits fondamentaux, contraignante depuis l’adoption du traité de Lisbonne, prévoit, par exemple, l’abolition de la peine de mort, le droit au respect de la vie privée, ou à la liberté de conscience et de religion. Ces droits ne sont pas acquis partout dans le monde, ni d’ailleurs dans tous les pays du voisinage.

La Russie est un sujet sensible au sein de l’Union. Les positions dépendent de divers facteurs, dont la proximité géographique et l’histoire. Il n’en reste pas moins que le tournant stratégique initié par le Président de la République, qui prône une reprise du dialogue avec la Russie, doit être soutenu au niveau de l’Union, car la France ne peut pas agir seule. En outre, un tel dialogue serait cohérent avec l’ambition de la nouvelle Commission de faire de l’Union une union géopolitique, qui pèse davantage dans les zones de conflits. Or la Russie est un interlocuteur incontournable dans ces zones. Nous regrettons qu’il n’y ait pas eu de dialogue formel jusqu’à présent.

S’agissant du maintien de la répartition favorable aux pays du sud dans le futur instrument financier de la PEV, il se justifie notamment par les enjeux de sécurité en Méditerranée.

M. le Vice-président Jean-Louis Bourlanges. Tout le monde est d’accord pour parler à la Russie : la vraie question est de savoir ce qu’on lui dit. Compte tenu de l’ampleur des enjeux, je suggère de proposer à notre présidente, Sabine Thillaye, un nouveau sujet de rapport sur la relation entre la Russie et l’Union.

À l’issue de ce débat, la commission a autorisé la publication du rapport d’information.

 


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personnes auditionnées par les rapporteurs

 

 

À Paris

– M. Damien Cristofari, sous-Directeur en charge des relations extérieures, Direction de l’Union européenne, Ministère des Affaires étrangères

 

À Bruxelles

– Mme Nathalie Loiseau, Députée européenne, Présidente de la sous‑commission Défense et sécurité, Parlement européen

– M. Fernando Gentilini, directeur pour la région Moyen-Orient et M. Luc Devigne, directeur-adjoint pour la région Europe/Asie centrale, Service européen pour l’action extérieure (SEAE)

– M. Julien Cécillon, Conseiller Europe orientale – Asie centrale, Mme Elsa Jouanolou, conseillère Afrique du Nord – Proche-Orient, Mme Marianne Barkan‑Cowdy, conseillère politique de développement – humanitaire, représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne

– M. Christian Danielsson, Directeur général, Mme Myriam Ferran, directrice stratégie et Turquie, direction générale du voisinage, Commission européenne

 

À Bakou

– M. Zacharie Gross, Ambassadeur de France

– M. Ziya Guliev, président du Centre pour les initiatives législatives et membre de la Plateforme nationale de la Société civile du Partenariat oriental, M. Bakhtiar Hadjie, Directeur de Human Capital Consulting et de l’Institut de politiques publiques et M. Shahin Hadjiev, Directeur-adjoint de l’agence de presse indépendante « Turan »

– M. Khalaf Khalafov, vice-Ministre des Affaires étrangères

– M. Farid Shefiyev, Directeur du Centre AIR – Center for International Relations Analysis

– M. Samad Seyidov, Président de la commission des relations internationales du Parlement d’Azerbaïdjan

– M. Samir Valiyev, vice-Ministre de l’Energie

– M. Vitaliy Baylarbayov, vice-Président adjoint de la SOCAR, et M. Elshad Nassirov, vice-Président marketing et investissements de la SOCAR

– M. Hikmat Hajiyev, Chef du département Affaires étrangères de la Présidence de la République

– M. Kestutis Jankauskas, Chef de la delegation de l’Union européenne en Azerbaïdjan

– Table ronde avec la communauté d’affaires française en Azerbaïdjan : M. Mehmet Sahan (Thalès), Mme Teyba Gouliyeva (Société Générale / présidente CCIAF), M. Denis Lemarchal (Total) et M. Dominique Roussat (Bos Shelf)

 

À Tbilissi

– M. Diego Colas, Ambassadeur de France

– M. George Volski, Premier vice-président du Parlement géorgien

– M. Vakhtang Makharovblishvili, vice-Ministre des Affaires étrangères

– M. Giorgi Kakhiani, vice-président du Parlement, président du groupe d’amitié Géorgie-France, MM. Irakli Abuseridze, Davit Matikashvili, Isko Daseni et Mme Mariam Jashi, députés et membres du groupe d’amitié

– Mme Tamar Tsuleiskiri, directrice du Centre d’information sur l’Union Européenne et l’OTAN

– M. Kakha Gogolashvili, expert en politique européenne de voisinage, Rondeli Foundation

– Mme Salomé Samadashvili, Mme Elene Khoshtaria, M. Tinatin Bokuchava et M. Giorgi Kandelaki, députés de l’opposition

– M. Carl Hartzell, Chef de la délégation de l’Union européenne en Géorgie

– Table ronde avec la communauté d’affaires française : M. Antoine Bardon (AA4 Security, président de la chambre de commerce), M. David Gvetadze (PKF), M. Alexandre Bolkvadze (BLC avocats), M. Fleury Jacques (industrie agro-alimentaire), M. Paata Mosehvili (Intertechnics) et M. Antoine Lhuguenot (hôtel Pullman)

 

À Tunis

– M. Olivier Poivre d’Arvor, Ambassadeur de France

– M. Christophe Perret, attaché de sécurité intérieure et M. Philippe Dorcet, magistrat de liaison

– M. Gilles Chausse, Directeur de l’AFD en Tunisie

– M. Zied Laadhari, député, ancien ministre de la Coopération et du Développement international 

– M. Rached Ghannouchi, Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple

– M. Antoine Sallé de Chou, chef de bureau de la BERD

– M. Nabil Ammar, Directeur général Europe, ministère des Affaires étrangères

– M. Alexandre Rattle, président des CCEF, M. Bruno Cosnier (Président de SAGECOM) et Mme Maya Boureghda, avocate d’affaires

– M. Patrice Bergamini, chef de la délégation de l’Union européenne

– M. Khayam Turki, spécialiste des politiques publiques, institut Joussour

– M. Zied Ghanay (Attayar), M. Anouar Ben Chahed (Attayar), M. Néji Jemal (Ennahdha), Mme Saida Ounissi(Ennahdha), Mme Lilia Bellil Manai (Qalb Tounès) et M. Tahar Fares Ble (Qalb Tounès), députés des circonscriptions
France-1 et France-2

 

À Amman

– Mme Véronique Vouland-Aneini, Ambassadrice de France en Jordanie

– Mme Saja Majali, Secrétaire générale du Ministère des Affaires étrangères et des Expatriés

– Mme Maria Hadjitheodosiou, cheffe de la délégation de l’UE en Jordanie

– M. Bassam Talhouni, Ministre de la Justice

– M. Wissam Rabadi, Ministre du Plan et de la Coopération internationale

– Table-ronde avec les ONG actives en Jordanie : International Medical Corps, Norwegian Refugee Council, Forum des ONG internationales en Jordanie

– M. Luc Le Cabellec, directeur de l’AFD en Jordanie


(1) Pour l’analyse de l’action de l’UE en Géorgie, voir supra.