N° 3283

______

ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 28 juillet 2020.

RAPPORT DINFORMATION

DÉPOSÉ

en application de larticle 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

portant recueil d’auditions de la commission (1)

sur l’évolution de la conflictualité dans le monde

ET PRÉSENTÉ PAR

Mme Françoise DUMAS,

Présidente

——

(1)   La composition de la commission figure au verso de la présente page.

 

 

 

 

 

 

Composition de la commission de la défense nationale et des forces armées :

Mme Françoise Dumas, présidente ;

M. Louis Aliot, M. Jean-Philippe Ardouin, M. Florian Bachelier, M. Xavier Batut, M. Stéphane Baudu, M. Thibault Bazin, M. Olivier Becht, M. Christophe Blanchet, M. Sylvain Brial, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Philippe Chalumeau, M. André Chassaigne, M. Alexis Corbière, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Marianne Dubois, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec-Becot, M. Ricard Ferrand, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Jean-Marie Fiévet, M. Philippe Folliot, Mme Pascale Fontenel-Personne, Mme Albane Gaillot, M. Claude de Ganay, M. Thomas Gassilloud, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, M. Benjamin Griveaux, M. Stanislas Guérini, M. Christian Jacob, M. Jean-Michel Jacques, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Loïc Kervran, Mme Anissa Khedher, M. Jacques Marilossian, M. Franck Marlin, Mme Sereine Mauborgne, M. Nicolas Meizonnet, M. Philippe Meyer, Mme Monica Michel, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Miralles, Mme Florence Morlighem, M. Jean-François Parigi, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, M. Joaquim Pueyo, M. Bernard Reynès, M. Gwendal Rouillard, Mme Nathalie Serre, M. Thierry Solère, M. Joachim Son-Forget, M. Aurélien Taché, Mme Sabine Thillaye, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Laurence Trastour-Isnart, M. Stéphane Trompille, Mme Alexandra Valetta-Ardisson, M. Pierre Venteau, M. Charles de la Verpillière, membres.

 


—  1  —

SOMMAIRE

___

Pages

avant-PROPOS

TRAVAUX DE LA COMMISSION

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

1. Audition conjointe, ouverte à la presse, de M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) et de M. Thomas Gomart, directeur de l’institut français des relations internationales (IFRI) sur l’évolution de la conflictualité dans le monde à l’horizon 2050 (mercredi 20 novembre 2019)

2. Table ronde, ouverte à la presse, commune avec la commission des affaires étrangères, avec M. Jean-Pierre Maulny, directeur-adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), M. le général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées et M. Camille Grand, secrétaire général adjoint de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pour l’investissement de défense, sur l’avenir de l’Alliance atlantique (mercredi 27 novembre 2019)

3. Table ronde, ouverte à la presse, sur la thématique : « La Russie : ennemie, rivale ou partenaire ? » avec M. Mathieu Boulègue, Research Fellow, Russia and Eurasia Programme, Chatham House – The Royal Institute of International Affairs, M. Kevin Limonier, maître de conférences à l’Institut français de géopolitique (université Paris VIII) et M. Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l'Institut Thomas More (mardi 3 décembre 2019)

4. Table ronde, ouverte à la presse, sur la thématique : « La Chine : première puissance mondiale du XXIe siècle ? » avec Mme Alice Ekman, analyste responsable de la Chine et de l’Asie à l’European institute for security studies (UISS), M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la fondation pour la recherche stratégique (FRS) et M. Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More (mercredi 11 décembre 2019)

5. Table ronde, à huis clos, sur la double thématique : « Conflictualité en Afrique et bande sahélo-saharienne avec le colonel Loïc et le colonel Benoît de l’état-major des armées (mercredi 18 décembre 2019)

6. Table ronde, à huis clos, sur la conflictualité en Afrique (Afrique centrale, Corne de l’Afrique, Golfe de Guinée) avec M. le capitaine de vaisseau Pierre de l’état-major de la Marine nationale, M. le colonel Cyril de l'état-major des armées et M. le colonel Loïc de l’état-major des Armées (mercredi 15 janvier 2020)

7. Table ronde, à huis clos, sur la stratégie de défense française dans la zone indopacifique avec M. le colonel Michel de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) et M. le capitaine de vaisseau Pascal de l’état-major des armées (mardi 21 février 2019)

8. Table ronde, ouverte à la presse, sur le Moyen-Orient avec M. Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon 2, M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS) et M. Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) (mercredi 22 janvier 2020)

9. Table ronde, ouverte à la presse, sur le Moyen-Orient avec M. Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon 2, M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS) et M. Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) (mercredi 22 janvier 2020)

10. Audition, à huis clos, de M. Denis Robin, Secrétaire général de la mer et de M. le vice-amiral d’escadre Jean-Louis Lozier, préfet maritime de l’Atlantique (mercredi 5 février 2020)

11. Audition, à huis clos, de M. le vice-amiral d’escadre Laurent Isnard, préfet maritime de la Méditerranée (mercredi 12 février 2020)

12. Audition, à huis clos, de M. le vice-amiral d’escadre Philippe Dutrieux, préfet maritime de la Manche et de la Mer du Nord (mercredi 19 février 2020)

13. Table ronde, ouverte à la presse, sur les « nouveaux déséquilibres stratégiques, risques de conflit majeur et place de la question nucléaire » avec M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et M. Corentin Brustlein, directeur du centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (mardi 25 février 2020)

14. Table ronde, à huis clos, sur la zone Proche-Orient/Méditerranée, avec M. le colonel Jérôme, de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), M. le capitaine de vaisseau Bruno, de l’état-major de la Marine et M. le colonel Guillaume, de l’état-major des Armées (centre de planification et de conduite des opérations) (mercredi 26 février 2020)

15. Audition, à huis clos, du général de division aérienne Didier Tisseyre, général commandant la cyber défense sur le thème « le cyber, nouvel espace de conflictualité » (mercredi 4 mars 2020)

16. Table ronde, ouverte à la presse, sur le thème « Quel modèle d’armée pour quelles menaces ? » avec M. Michel Goya, ancien officier des Troupes de marine, chercheur indépendant ; M. Martin Motte, directeur d’études à l’École pratique des hautes-études, chef du cours de stratégie à l’École de Guerre ; M. le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois, chef de la division études, prospective et publication du Centre des études, du rayonnement et des partenariats de l’armée de l’air (CERPA) (mercredi 24 juin 2020)

17. Audition, à huis clos, du général François Lecointre, chef d’état-major des armées sur « l’analyse des conséquences stratégiques et militaires de la crise Covid, vision des perspectives qu’elle dessine » (jeudi 16 juillet 2020)


—  1  —

   avant-PROPOS

 

Afin de préparer les futurs débats qui accompagneront l’actualisation de la loi de programmation, militaire couvrant les années 2019 à 2025, la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale a décidé à l’automne dernier l’organisation d’un cycle d’auditions relatives au cadre géostratégique qui s’est achevé en juillet 2020. Sept tables rondes ouvertes à la presse (dont une conjointe avec la commission des affaires étrangères) ont fait l’objet d’une diffusion en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. Quatre tables rondes à huis clos ont fait l’objet d’un compte rendu écrit, publié sur internet et dans le présent recueil. Ces tables rondes ont été complétées, dans la même période, par l’audition à huis clos des amiraux, préfets maritimes des trois façades maritimes de notre pays ainsi que d’autres responsables militaires et civils. Au total c’est donc dix-sept auditions qui ont ainsi été organisées pour actualiser, compléter et mettre en perspective les grands constats dressés par le Livre blanc de 2013 et la Revue stratégique de 2017, mais aussi pour confronter les experts, les responsables opérationnels et les responsables politiques aux questions des députés, questions qui reflètent les préoccupations et les questionnements des Français à l’égard de l’action de leurs forces armées à l’étranger et sur le territoire national.

Commencé avant le début de la crise sanitaire liée au COVID-19, ce cycle s’est achevé par deux auditions menées après le déconfinement, qui devaient permettre d’intégrer les potentielles leçons à tirer de cette crise quant à l’évolution de la menace et du modèle d’armée à privilégier. L’audition du chef d’état-major des Armées conclut donc logiquement ce cycle.

La présidente de la commission, Mme Françoise Dumas, a souhaité publier ces comptes rendus sous la forme d’un recueil précédé d’une introduction qui rappelle les grandes lignes des propos échangés et réserve une place essentielle aux sujets de discussion et aux incertitudes qui demeurent. En premier lieu, elle revient sur les grandes hypothèses stratégiques des deux exercices de prospective français pour montrer dans quelle mesure celles-ci ont été confirmées. Elle décrit ensuite certaines tendances nouvelles et certains traits marquants de la conflictualité actuelle et future, qui sont à l’origine des défis identifiés dans la troisième et dernière partie.

I.- LA CONFIRMATION DES GRANDES TENDANCES DÉCRITES PAR LE LIVRE BLANC DE 2013 ET LA REVUE STRATÉGIQUE DE 2017

Le retour des puissances et la fin de la supériorité militaire occidentale

Le Livre blanc de 2013 comme la Revue stratégique de 2017 prenaient acte du « retour des puissances » dans les relations internationales et de l’avènement d’un monde multipolaire. Les auditions conduites par la commission confirment que la redistribution de la puissance économique et militaire se poursuivra dans les prochaines années, suscitant des tensions et de l’instabilité.

La montée en puissance militaire de la Chine de Xi Jinping, arrivé au pouvoir en 2013, et le « réveil stratégique » de la Russie de Vladimir Poutine, avec les interventions en Ukraine depuis 2014 et en Syrie depuis 2015, sont les évènements majeurs de la décennie qui s’achève. Ils portent un coup d’arrêt à la suprématie occidentale, dont le début du déclin peut être daté de l’automne 2013 avec les hésitations en Syrie, puis, le mouvement de l’Euromaïdan en Ukraine. Les Occidentaux, dont les forces armées étaient accaparées par la lutte contre Daech en Afrique et au Levant, ont pu constater l’érosion de leur supériorité militaire, du fait notamment de l’efficacité des moyens russes de déni d’accès. Entretemps, la diplomatie unilatérale du président Trump, élu fin 2016, a précipité une « crise transatlantique » aggravée par la politique du président turc Erdogan, membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) mais partenaire stratégique actif de la Russie dans une stricte logique de puissance.

Le paysage géostratégique des trente prochaines années sera vraisemblablement dominé par un « triangle stratégique » formé par les États-Unis, la Chine et la Russie.

Les États-Unis resteront la puissance dominante, mais une puissance de plus en plus réticente à intervenir dans le monde, faute de pouvoir remporter des succès militaires rapides et de vouloir payer pour la sécurité de ses alliés.

La Chine a pour ambition officielle de supplanter les États-Unis pour le centenaire de l’accession au pouvoir du Parti communiste chinois en 2049, et elle s’en donne les moyens, y compris militaires.

Quant à la Russie, sa remontée en puissance militaire et sa « grande stratégie » byzantine, facilitées par le recentrage des Américains vers l’Asie, lui assurent pour de longues années un rôle majeur dans les relations internationales, et plus particulièrement en Méditerranée.

Cette compétition entre les trois grandes puissances, loin de geler les conflits comme ce fut le cas pendant la Guerre froide, crée un flottement propice au développement de puissances régionales, dont les conflits sont instrumentalisés par les trois grands compétiteurs stratégiques. Le Moyen-Orient est le théâtre d’une telle conflictualité.

La remise en cause de lordre multilatéral

La contestation de la hiérarchie des puissances s’accompagne d’actions unilatérales de la part des grandes puissances et d’une remise en cause croissante du droit international – on pense au droit de la mer par la Chine, la Turquie, ou encore des traités de non-prolifération –, ainsi que des institutions internationales comme la Cour pénale internationale ou l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC).

Le Conseil de sécurité des Nations Unies, en particulier, est en proie à de nombreux blocages et les difficultés des Nations Unies à apporter une réponse effective à la crise sans précédent des réfugiés et déplacés dans le monde, l’absence de sanctions effectives à l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Damas et le manque de réponses efficaces aux provocations du régime nord-coréen ont miné la confiance dans l’Organisation des Nations Unies (ONU).

Pour autant, comme l’ont mis en lumière les travaux de la commission, l’ONU est un acquis qui ne saurait être négligé. Elle reste le cadre pertinent de toute action collective et légale. Reste à déployer une diplomatie ambitieuse dans ses instances et en marge de celles-ci, afin de les renforcer.

Les « risques de la faiblesse » dans un environnement proche

Outre les « menaces de la force », le LBDSN de 2013 pointait les « risques de la faiblesse » qui se manifestent dans des États faillis, à la gouvernance faible, en proie au crime organisé, au terrorisme ou aux guerres civiles. Ces États ne parviennent pas à endiguer des menaces, qui peuvent alors se déployer en dehors de leurs frontières, ni remédier à des déséquilibres – économiques, démographiques – qui provoquent l’exode de leurs populations.

Force est de constater que ces « risques de la faiblesse » se manifestent dans un environnement proche, que ce soit en Libye, dans la bande sahélo-saharienne ou au Moyen-Orient. En Syrie, la nouvelle offensive du régime de Bachar-al-Assad et de ses alliés fait courir le risque d’une nouvelle catastrophe humanitaire. En Libye, les affrontements entre les troupes de Fayez el-Sarraj, président du gouvernement d’entente nationale, et celles du maréchal Khalifa Haftar, chef de l’auto-proclamée « armée nationale libyenne », anti-islamiste, déstabilisent encore ce pays en proie à la guerre civile depuis maintenant neuf ans et incitent encore plus les migrants qui y sont bloqués à entreprendre, au péril de leur vie, la traversée de la Méditerranée. Au Maghreb, l’Algérie et la Tunisie connaissent une transition historique qui les rendent perméables aux influences extérieures et aux affrontements idéologiques.

Ces pays en transition sont aussi le lieu de l’affrontement des puissances voisines qui cherchent à préserver leurs intérêts ou à garantir leur sécurité. Ainsi, le président égyptien a-t-il pris fait et cause pour le maréchal Haftar, aux côtés de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, afin d’empêcher des partisans de l’islam politique d’arriver au pouvoir. La Turquie et le Qatar soutiennent quant à eux le gouvernement de Fayez el-Sarraj.

Les « menaces de la force »

C’est en Asie que le risque principal de conflit majeur existe, entre l’Inde et le Pakistan, la Chine et Taïwan, la Chine et le Japon, ou entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, et ce, depuis trente ans. Les États-Unis veulent continuer à contrôler la zone indopacifique pour contenir la puissance chinoise. Ils s’appuient pour cela sur leur marine (US Navy), leurs Marines (USMC) et leurs alliés, quitte à susciter des renversements historiques comme au Vietnam, voire en Inde.

La Chine veut à l’inverse rompre ce qu’elle perçoit comme un encerclement, d’où sa stratégie du « collier de perles » face à l’Inde et son attitude agressive dans les eaux qu’elle considère abusivement comme siennes en mer de Chine méridionale et en mer de Chine orientale. La Chine redoute également la fermeture des détroits de l’Insulinde (notamment Malacca), essentiels à son commerce. La zone va donc devenir de plus en plus conflictuelle, d’où la nécessité pour les Américains de refermer le front nord-coréen. De son côté, la Russie a également des intérêts au nord de la zone, notamment dans l’archipel des Kouriles, objet d’un litige avec le Japon.

La présence de sept puissances nucléaires dans cette vaste zone induit une conflictualité spécifique, caractérisée par des démonstrations de force et de savantes manipulations du droit, de la politique du fait accompli et de la communication. Le risque d’escalade existe cependant et ne doit pas être négligé.

Dans ce contexte, la France a vocation à réaffirmer sa présence en tant que riveraine de la zone, au titre de la présence de 1,5 million de ressortissants français (dont 7 500 militaires) dans les 9 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive dans le Pacifique sud et dans la zone sud de l’océan Indien.

De nouvelles formes de guerres et de conflictualité

La seconde partie du XXe siècle a vu disparaître temporairement les menaces dites « conventionnelles », c’est-à-dire des conflits armés classiques entre deux puissances étatiques, au profit de conflits dits asymétriques, entre des États ou des coalitions internationales dotées de moyens modernes et des groupuscules armés, auteurs d’attentats terroristes ou de guérillas. Ce type de conflictualité est toujours observable, notamment dans la bande sahélo-saharienne. Quant au terrorisme, sous la forme du djihadisme, il devrait continuer à menacer les sociétés occidentales dans les trente prochaines années, avec un risque non négligeable que ces attaques fassent davantage de morts à l’avenir.

Avec le retour des puissances sur la scène internationale, le LBDSN de 2013 pointait l’émergence d’une « menace hybride avec des adversaires combinant des modes d’action asymétriques, des moyens de niveau étatique ou des capacités de haut niveau technologique ». Un an plus tard, en 2014, la guerre de Crimée a vu la Russie recourir à des forces militaires déguisées en vue d’exploiter une situation de fragilité pour obtenir des gains territoriaux. En Méditerranée, la Turquie et la Russie agissent aujourd’hui en demeurant sous le seuil du conflit armé, par « proxies » interposés, c’est-à-dire par le biais d’intermédiaires, afin d’avancer masqués et de s’assurer la non-attribution de leurs actions. Ils pratiquent la politique du fait accompli et demeurent dans une « zone grise ». Pour contourner l’embargo sur les armes en Libye, la Russie s’appuie ainsi sur la société Wagner, une société militaire privée qui défend les intérêts russes tout en jouissant d’une indépendance financière grâce à la captation des ressources du pays hôte. Cela permet à la Russie d’agir militairement en toute discrétion, sans contrainte et en n’assumant pas les implications de son action militaire.

Les politiques de puissance s’accompagnent d’un investissement renforcé dans les technologies de pointe, ouvrant ainsi de nouveaux champs de conflictualité tels que l’espace et le cyberespace. Un moindre usage de la force peut ainsi masquer une conflictualité accrue sous la forme de dénis d’accès, de cyber attaques, ou d’actions de déstabilisation, telles que des prises de participation agressives dans les opérateurs d’importance vitale d’un pays ou la manipulation de l’opinion publique. La compétition entre les puissances se manifeste aussi dans les champs culturel et économique. L’aversion au risque des Occidentaux étend de facto le champ de la sécurité (sécurité sanitaire, sécurité alimentaire, sécurité économique…) et donc le champ de la conflictualité.

Des risques globaux dont la pandémie COVID-19 est la manifestation la plus récente

La Revue stratégique tout comme le LBDSN de 2013 soulignaient à juste titre l’émergence de risques globaux, tels que les risques sanitaires, dont la pandémie de COVID-19 a donné une récente illustration, la criminalité organisée (trafics d’armes, de drogues, de migrants), la compétition pour les ressources, notamment énergétiques, comme on le voit en Méditerranée orientale, la pression démographique ou encore le changement climatique.

Parmi ces risques, les travaux de la commission invitent à distinguer ceux qui, asymétriques, sont au cœur de la compétition entre États (rivalités énergétiques, pression démographique) ou sont instrumentalisés par eux (crime organisé, mouvements migratoires) pour servir leurs intérêts, de ceux qui, frappant indifféremment toutes les régions du monde, encouragent plutôt la coopération (crise sanitaire, crises environnementales). L’élaboration de cadres institutionnels pertinents pour favoriser cette gestion collaborative est sans doute une piste à explorer pour rénover le multilatéralisme.

II.- DES NOUVELLES ÉVOLUTIONS QUI S’AFFIRMENT

Si les grandes tendances identifiées par les deux derniers exercices de prospective stratégique ont été effectivement confirmées par les évènements récents, c’est surtout l’ambiguïté qui semble dominer la scène internationale actuellement. Au « brouillard de la guerre » évoqué par Clausevitz s’ajoute le « brouillard de la paix », suivant une expression de Jean-Marie Guéhenno, ancien secrétaire général adjoint en charge des opérations de maintien de la paix des Nations Unies.

Le retour du territoire parmi les motifs de conflits avec lidentitaire

Alors que la mondialisation semblait s’accompagner de la disparition du territoire parmi les motifs de conflits, celui-ci fait actuellement son grand retour aux côtés des ressources naturelles et des enjeux identitaires. La fin de l’Histoire n’est pas advenue et les revendications nationalistes ou religieuses redeviennent un puissant moteur des relations internationales en même temps qu’elles justifient le contrôle des individus au sein d’armées de libération autoproclamées ou de régimes autoritaires. Les conflits d’ordre identitaire, ou artificiellement présentés comme tels, sont notoirement plus difficiles à résoudre car ils sont moins susceptibles de compromis et prennent une dimension existentielle. Au cœur des rapports de force entre États, ces motifs de conflits minent aussi leur cohésion interne.

Le basculement dans lère de la « paix fragile »

L’une des raisons du déclin de la puissance occidentale réside dans la multiplication des conflits, et donc des fronts, qui empêche la concentration des efforts et mobilise les moyens matériels comme humains. Les difficultés à résoudre les crises se traduisent par un certain enlisement, bien visible dans la bande sahélo-saharienne mais aussi en Syrie, pour des raisons différentes. Outre les difficultés rencontrées dans la résolution de crises multifactorielles, en effet, les régions en difficulté sont aussi la proie de comportements prédateurs ou délibérément déstabilisants de la part de puissances régionales ou globales, ou de groupes non étatiques, qui ont intérêt à ce que le désordre perdure.

La guerre de linformation, une arme majeure contre les démocraties

La manipulation des perceptions, la guerre psychologique et la propagande sont les avatars des guerres modernes depuis l’avènement des opinions publiques. Elles sont toutefois devenues un trait saillant des conflits récents. La perméabilité des sociétés européennes aux influences extérieures a été illustrée, de façon tragique, par l’efficacité de la propagande djihadiste. En 2018, la révélation de l’utilisation des données personnelles de milliers d’utilisateurs du réseau social Facebook par la société de conseil stratégique Cambridge Analytica dans le but de favoriser l’élection de Donald Trump aux États-Unis ou la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a marqué l’avènement d’une nouvelle ère, dans laquelle la manipulation des perceptions n’est plus une dimension accessoire des conflits.

La Russie et la Turquie contournent ou remettent en cause le cadre normatif international en revendiquant leur action stabilisatrice et mettent régulièrement en cause l’action des forces occidentales en s’appuyant sur des campagnes de désinformation facilitées par le contrôle total de l’appareil d’État et la mainmise sur les organes de presse. La Chine a quant à elle développé le concept des trois guerres – la guerre légale, la guerre psychologique et la guerre de l’opinion publique –, selon lesquelles un conflit potentiel doit être préparé bien en amont en temps de paix, afin de maximiser les chances de victoire.

Les démocraties occidentales présentent à la fois des vulnérabilités et des facteurs de résilience, qu’il importera de cultiver. Le consensus en France, à la fois sur l’intervention armée à l’extérieur ou sur la dissuasion est une rareté dans les démocraties occidentales.

La course aux armements technologiques et le retour de la masse

Les grandes puissances investissent des sommes colossales dans l’innovation de défense, en particulier dans des vecteurs de frappe hypersonique, dans la numérisation, la cyberguerre, ou dans la maîtrise de l’espace extra-atmosphérique. L’hypervélocité, la miniaturisation – des drones, en particulier –, le développement de systèmes automatisés (dits autonomes) sont autant de ruptures technologiques qui mettent à mal nos moyens de défense actuels.

Pour autant, et là réside la difficulté, ces innovations s’accompagnent, dans une certaine mesure, d’un retour de la masse. La Turquie organise des exercices en Méditerranée avec plus d’une centaine d’unités à la mer. Entre 2014 et 2018, la marine chinoise a ajouté à sa flotte l’équivalent en tonnage de la flotte française et de la flotte italienne réunies.

De manière générale, l’engagement dans la durée des forces armées requiert davantage de capacités.

Le retour de la « guerre sale » ou le « nouvel âge de limpunité »

« L’hybridité » a été au cœur des interventions des commissaires chargés de la défense, avec une préoccupation croissante à l’égard de l’implication de sociétés privées de sécurité dans les conflits. Le recours à ces sociétés permet à un État de s’engager militairement sans en assumer le coût politique, ce qui favorise le relâchement des normes sur les armements, les violations du droit international humanitaire, les actes perpétrés contre les humanitaires ou les journalistes, ou les guerres d’annexion. Le tabou sur l’emploi des armes chimiques est ainsi apparu très fragilisé dans le conflit syrien.

Parmi les causes de la fragilisation du cadre juridique et multilatéral figure aussi la difficulté de contrôler les flux de circulation des armes et des combattants. Certains progrès technologiques, comme la miniaturisation, rendent plus difficiles les vérifications.

La marchandisation des alliances et de la sécurité

Qu’il s’agisse de l’Union européenne ou de l’Alliance atlantique, les alliances auxquelles la France est partie prenante sont en crise. Le président de la République française a provoqué un choc dans les chancelleries occidentales en évoquant « la mort cérébrale de l’OTAN », un choc qui peut être salutaire. L’outil de coopération militaire fondé en 1949 reste un acquis pertinent mais les divergences entre les intérêts de sécurité des membres de l’Alliance, font douter de l’effectivité de la clause d’assistance mutuelle prévue à l’article 5 du traité, une réalité crûment soulignée par le président américain lui-même. La France et l’Europe ne peuvent se satisfaire d’une approche purement mercantile de l’OTAN, emblématique d’une marchandisation des alliances et de la sécurité.

Les alliances sont-elles dès lors un concept dépassé ? C’est en tout cas ce que pensent les diplomates et les chercheurs chinois, pour qui ce système est coûteux et crée trop d’obligations. Il y a fort à parier, toutefois, que l’alternative réside, soit dans la domination hégémonique d’une puissance sur les relations internationales, soit dans une instabilité permanente.

Parmi les tendances citées au cours des auditions de la commission figure en effet « l’arsenalisation des interdépendances ». « Les interdépendances, parce qu’elles sont asymétriques, peuvent être utilisées par ceux qui sont du bon côté de l’asymétrie comme des leviers de puissance » (M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère des Affaires étrangères), par exemple par des États pouvant ouvrir les vannes de l’immigration illégale ou non ou par d’autres disposant de ressources indispensables. La régulation par le droit international a laissé la place à une « sécurité transactionnelle », dans laquelle toutes les interdépendances sont instrumentalisées dans une logique de puissance et où les alliances sont moins fondées sur des valeurs communes que sur des intérêts strictement nationaux constamment réévalués. L’alliance entre la Turquie et la Russie ou celle entre la Russie et la Chine relèvent de ce schéma. L’essor de substituts à l’emploi de la force – les sanctions économiques, les cyberattaques – renforcent cette tendance en réduisant le coût (humain, financier, réputationnel…) de l’agression.

III.- LES DÉFIS AUXQUELS LA FRANCE EST CONFRONTÉE

La conservation dun modèle darmée complet et dune capacité dentrée en premier

La France doit rester une puissance militaire crédible pour appuyer sa diplomatie. Il ne s’agit pas de s’aligner sur les puissances américaine, russe et chinoise, mais de réunir les conditions d’une coopération avec d’autres puissances moyennes comme l’Australie, le Japon ou l’Inde, qui souhaitent conserver leur autonomie et leur souveraineté et partager la gestion des biens communs que sont la biodiversité, les ressources naturelles, la sécurité, la libre navigation, etc.

Dans les prochaines décennies, pour défendre ses intérêts ou ceux de ses alliés, notamment européens, la France risque d’affronter des unités armées dotées de capacités modernes et relevant du « haut du spectre », grâce au soutien inavoué de puissances militaires accomplies, dans des conflits qui risquent de s’installer dans la durée, comme le montrent les exemples syrien et libyen.

La permanence sur un théâtre d’opérations nécessitera des moyens suffisants, même si un des objectifs des armées françaises sera d’intervenir avec des forces alliées, pour répondre à l’enjeu de la « masse ».

Des alliances à refonder, une diplomatie de combat à déployer

Même en conservant un modèle d’armée complet, la France ne sera plus en mesure de peser seule sur les affaires du monde, du fait des ressources colossales absorbées par la prévention ou la résolution des conflits contemporains. La France a donc besoin d’alliés.

Les auditions de la commission ont presque toutes conclu que la défense de l’Europe imposait une réflexion collective de la part des États européens sur leurs intérêts de sécurité et sur les moyens de coopérer plus étroitement. La création du Fonds européen de la défense et d’une direction générale de la défense au sein de la Commission européenne restera sans portée stratégique, si ces évolutions ne prennent pas un tour plus opérationnel. Les difficultés auxquelles se heurte une telle évolution ont bien été aperçues : intérêts économiques et industriels divergents, repli national sur fond de flambée des populismes, endettement public élevé, méfiance historique envers la chose militaire, influences étrangères… Pourtant, le potentiel de l’Europe est tout à fait significatif. Les adversaires de la puissance européenne le savent et auront vraisemblablement à cœur, dans les prochaines années, d’exploiter toutes les failles de l’unité européenne.

Outre l’alliance européenne, la France a aussi intérêt à se rapprocher des autres puissances de la zone indopacifique qui, comme elle, n’ont aucun intérêt à un alignement sur le géant américain ou chinois.

La France continuera de défendre le multilatéralisme et une régulation des relations internationales fondées sur le droit.

Alors que la Chine met en œuvre une diplomatie efficace pour restructurer la gouvernance mondiale et crée des institutions comme la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, la France et ses alliés devront restés mobilisés dans les instances internationales.

De ces objectifs, il découle que la France doit se doter d’une diplomatie extrêmement coordonnée et efficace, une diplomatie de « combat », impliquant les responsables politiques au plus haut niveau mais aussi les opérateurs économiques et les responsables militaires.

Des interventions globales, mieux coordonnées

Ces dernières années ont donné lieu à un effort sans précédent, par son ampleur et la variété des contributeurs, pour reconstruire des États profondément déstabilisés en Afrique et au Moyen-Orient. Si les difficultés de ces processus de reconstruction ne doivent pas être minorées – elles furent au cœur des discussions –, il existe des raisons d’être optimistes, rappelées lors de plusieurs auditions. La France et ses alliés, notamment européens, se sont engagés dans une démarche durable, qui requiert une « patience stratégique ». Ensemble, ils ont progressé dans une approche plus globale des crises. Ils développent une expertise utile, une capacité d’intervention commune et offrent aux États en difficulté une voie alternative à celle de l’alignement, une voie autonome, souveraine et coopérative. Cette politique n’est pas dirigée contre quiconque ; elle est conçue au contraire pour contribuer à la stabilité internationale, et s’appuie pour cela à la fois sur des actions militaires, mais aussi sur des actions diplomatiques, sur une présence économique et sur une action en terme environnemental et des ressources.

La modernisation des capacités de dissuasion nucléaire

Selon plusieurs des experts entendus par la commission, le monde entre dans un « troisième âge nucléaire ». Plusieurs accords sur la maîtrise des armements nucléaires sont mis à mal ou arrivent à échéance dans les prochains mois. On assiste à la reprise de la prolifération – ou du moins, à des difficultés dans la mise en œuvre des moyens multilatéraux pour enrayer la prolifération – ainsi qu’un réinvestissement dans les armements nucléaires de la part des grandes puissances nucléaires. L’agenda de Prague, qui traduisait la volonté du président Barack Obama de réduire la place des armes nucléaires dans la politique de dissuasion, a été brutalement interrompu dès le second mandat du président américain, avec l’invasion puis l’annexion de la Crimée, l’appropriation chinoise des récifs et îlots en mer de Chine méridionale et la construction de bases militaires sur ces îlots.

La France a fait des choix de stricte suffisance dans le nucléaire, en démantelant par exemple sa capacité de production de matières fissiles. Sans abandonner l’objectif de réduire la place du nucléaire dans le monde, elle ne paraît pas devoir aller plus loin, seule, sauf à se mettre en danger. Il existe néanmoins un mouvement d’opinion puissant en Europe en faveur d’un désarmement unilatéral avec lequel les responsables politiques devront composer.

Si elle souhaite demeurer une puissance nucléaire crédible, la France devra moderniser les vecteurs de sa dissuasion pour faire face aux progrès technologiques de ses potentiels adversaires, notamment dans le domaine de la vitesse hypersonique.

Le renseignement et linformation

La généralisation des « guerres hybrides », la défiance envers les processus de contrôle des armements, les actes de déstabilisation ou de manipulation de l’information pratiqués par certains compétiteurs stratégiques expliquent la primauté accordée au renseignement dans la dernière loi de programmation militaire 2019-2025, poursuivant le mouvement de recrutements entamé en 2015 et permettant l’acquisition de nouveaux matériels de surveillance.

Pour continuer à faire entendre sa voix dans les instances internationales, déjouer des attaques réputationnelles ou des manipulations de son opinion publique, la France a un besoin impérieux de conserver des capacités de renseignement et d’analyse autonomes. Au niveau mondial, le renseignement sera aussi une clé de la régulation par le droit international des rapports entre puissances.

Linnovation

L’innovation est une ardente obligation pour la France si celle-ci souhaite conserver une voix autonome sur la scène internationale. La volonté de développer des capacités innovantes dans un cadre européen impliquerait d’y consacrer des moyens budgétaires suffisants et de dépasser une logique de pur retour industriel entre États membres. Compte tenu du double défi décrit précédemment, celui suscité par l’accélération des innovations de défense au niveau mondial et par le retour de la « masse » dans les conflits, y compris régionaux, la France, seule, risque de se trouver face à un dilemme budgétaire.

La résilience

La généralisation des conflits hybrides et les risques globaux ont suggéré à M. Thomas Gomart (IFRI) l’idée d’une sixième fonction stratégique, celle de la résilience, pour faire face aux coups qui ne manqueront pas de survenir dans les trente prochaines années. Cette fonction dépasse toutefois le cadre des forces armées. En effet, « nous pouvons être sûrs que dans un conflit, il y aura une recherche de disruption chez l’adversaire, pas juste de domination de ses forces armées, de disruption au niveau des infrastructures critiques, de la cohésion sociale, de la continuité de l’État », selon M. Manuel Lafont Rapnouil (CAPS). Nous avons désormais le devoir d’anticiper ces crises ensemble.

Lors de sa première audition de l’année 2020, la ministre des Armées Florence Parly rappelait que le monde devenait de plus en plus dangereux du fait notamment du retour des puissances, de l’expansionnisme des uns, des rapports de force des autres et de l’érosion de l’ordre international. Elle se fixait cinq priorités : pérenniser et opérationnaliser nos partenariats ; transformer l’essai en ce qui concerne les initiatives européennes ; continuer de dialoguer avec tous ; tenter de préserver le soutien américain au Sahel ; communiquer et expliquer sans cesse le sens de notre action aux Français. Puisse ce recueil contribuer à cette dernière priorité !

 


   TRAVAUX DE LA COMMISSION

   COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

(par ordre chronologique)

 

1.   Audition conjointe, ouverte à la presse, de M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) et de M. Thomas Gomart, directeur de l’institut français des relations internationales (IFRI) sur l’évolution de la conflictualité dans le monde à l’horizon 2050 (mercredi 20 novembre 2019)

Mme la présidente Françoise Dumas. Mes chers collègues, Messieurs les directeurs, je suis très heureuse d’accueillir aujourd’hui deux éminents spécialistes des relations internationales, M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères, et M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Cette audition est ouverte à la presse et sera consacrée à l’évolution de la conflictualité dans le monde à l’horizon 2050. Elle ouvre un cycle, souhaité par le nouveau bureau de notre commission, consacré aux problématiques géostratégiques. Cette réunion sera suivie jusqu’en janvier prochain par des auditions plus spécialisées sur les différentes régions en tension. L’année 2050 n’est bien sûr pas à prendre au pied de la lettre. Il s’agit avant tout de nous livrer à un exercice de prospective.

Le président de la République Emmanuel Macron en faisait le constat à l’occasion de son discours, lors de la dernière conférence des ambassadeurs : l’ordre international est bousculé de manière inédite. Nous assistons à un grand bouleversement qui a lieu, sans doute pour la première fois dans notre histoire, à peu près dans tous les domaines, avec une magnitude profondément historique. Nous essaierons donc ce matin de ne pas sous-estimer cette nouveauté et d’essayer de mieux la comprendre, en dépit de l’instabilité et de l’imprévisibilité croissantes du monde que nous observons chaque jour. C’est un monde multipolaire, où les alliances renvoient de moins en moins à des affrontements de valeurs et deviennent par conséquent moins permanentes, plus aléatoires et davantage de circonstances.

Les menaces hybrides se multiplient et les puissances traditionnelles ne peuvent plus prétendre imposer ou rétablir aisément un ordre extérieur, comme en témoigne l’exemple des États-Unis face aux talibans, à l’Iran, à la Corée du Nord ou encore au Venezuela. C’est un monde interdépendant qui doit faire face de plus en plus à des questions transversales. La sécurité sanitaire, environnementale et économique, alimentaire, sont autant de préoccupations qui alimentent la conflictualité. Les conflits ne surgissent plus seulement d’une compétition classique entre les puissances. Les relations internationales ne sont plus simplement le jeu des États, mais sont influencées par les actions de multiples acteurs : les entreprises transnationales, les organisations non gouvernementales (ONG), les nébuleuses terroristes et des trafiquants en tout genre qui se jouent complètement des frontières.

 

Bref, tous ces éléments concourent à une volatilité de plus en plus grande, où la puissance devient une notion de plus en plus aléatoire, et où le danger provient également de l’accentuation de faiblesses, notamment celle des États, comme au Yémen ou au Mali. Le traitement militaire des crises ne suffit donc pas à gagner la paix et doit se conjuguer avec d’autres interventions sociales, économiques et humaines.

Face à ce monde devenu de moins en moins lisible, il m’a semblé important de faire appel à des personnalités éminentes qui puissent nous donner quelques clés de lecture, dégager des lignes de force, et nous dire quelle marge de manœuvre il reste aux politiques afin qu’ils ne soient pas simplement spectateurs du monde, mais bien des acteurs à même de créer l’évènement et de susciter des marges de manœuvre. Le directeur du centre d’analyse et de prévision et de stratégie m’a paru le plus à même de nous aider dans cette entreprise. Le CAPS a été créé en 1973 par Michel Jobert comme le « poil à gratter du Quai d’Orsay » en complément des directions géographiques, en charge notamment de la prospective à court, moyen et long terme. L’IFRI est l’un des plus importants think tanks d’Europe ; il commente et accompagne les bouleversements du monde depuis plus de quarante ans.

M. Manuel Lafont Rapnouil, CAPS. C’est ma première audition à l’Assemblée nationale et je vais commencer très mal avec deux caveats [mises en garde] en introduction. Le premier, c’est un caveat de rigueur, lié à mes fonctions, puisque je suis le « poil à gratter » en effet, selon la formule consacrée. Les travaux du CAPS sont une contribution à la réflexion et ils ne peuvent être considérés comme une position officielle du gouvernement français. C’est dans cet esprit que je vais échanger avec vous. Le second caveat, c’est que j’ai l’habitude de prendre au sérieux les intitulés qu’on me donne, mais il est évident que prévoir 2050 est très délicat. C’est en tout cas bien au-delà des capacités du CAPS. Si l’on garde le même horizon de trente ans, ce que l’on imaginait en 1990 de ce qui se passerait aujourd’hui est assez différent. On parlait de sécurité collective, on parlait de guerre propre. Le conflit que d’aucuns voyaient poindre du fait des tendances économiques et technologiques aurait dû opposer les États-Unis au Japon. L’avantage d’avoir un horizon lointain est que cela ouvre les possibilités, et c’est exactement ce dont nous avons besoin. La difficulté vient de l’incertitude ; on ignore quelles sont les tendances qui se prolongeront et s’accentueront ou, au contraire, celles qui seront interrompues, et si elles sont interrompues, quelles sont les ruptures possibles. Je vous propose de pointer les tendances que l’on identifie aujourd’hui et de les interroger pour contribuer à votre réflexion.

Je distingue huit tendances. La première concerne l’évolution de l’environnement international et je vais dire des choses que vous avez déjà entendues maintes et maintes fois. Je vais citer trois évolutions en particulier. En premier lieu, la redistribution de la puissance économique et de la puissance militaire entraînent le déclin relatif des puissances les plus avancées et s’accompagnent d’un essor de la Chine. Cet essor va-t-il se poursuivre ? Jusqu’où va-t-il se poursuivre ? Indépendamment des trajectoires individuelles de tel ou tel État, un mouvement de décentralisation de la puissance est très profondément engagé, qui se traduit par davantage de puissance pour les puissances que l’on appelle « émergentes », les puissances moyennes et aussi les acteurs non étatiques armés, mais pas seulement. En second lieu, nous sommes dans un moment de transition qui peut être un moment d’instabilité, du fait d’une logique de compétition entre les puissances. Si l’on raisonne à horizon 2050, se dessine le spectre de la concurrence et de l’affrontement possible entre les États-Unis et la Chine. On parle de découplage économique. Cela aura-t-il des conséquences en termes de fragmentation de la mondialisation ? Va-t-on vers un affrontement ouvert ? Cet affrontement potentiel, cette concurrence entre la Chine et les États-Unis, ne sature pas le système international : au contraire, il crée du vide. Dans ce vide s’engouffrent des puissances moyennes et une partie de la conflictualité actuelle est alimentée par ces puissances moyennes qui s’emparent et profitent du vide ainsi créé. En troisième et dernier lieu, s’agissant de cette première tendance, il faut citer les évolutions globales, dont on sait qu’elles sont des tendances lourdes pour l’évolution de la conflictualité : l’environnement, le climat, la pression sur les ressources naturelles, la démographie, y compris l’urbanisation, les révolutions numériques et technologiques.

J’en viens à la deuxième tendance : la place de la sécurité. Cela a été dit par Madame la présidente, la sécurité est évidemment une préoccupation majeure des États. On ne voit pas très bien comment elle ne le serait plus. Elle est déclinée sur tous les fronts : sécurité alimentaire, sécurité sanitaire – je n’y reviens pas. Je voudrais pointer trois autres facteurs. Le premier, c’est ce que l’on appelle « l’arsenalisation », la transformation en armes – ce que les Anglais appellent « weaponization » – des relations d’interdépendance. Jusqu’à présent, nous percevions les interdépendances comme ce qui nourrissait notre prospérité commune. Dorénavant, les interdépendances, parce qu’elles sont asymétriques, peuvent être utilisées par ceux qui sont du bon côté de l’asymétrie comme des leviers de puissance. On l’observe avec les sanctions économiques, mais aussi en matière énergétique, en matière de migration. Cette « arsenalisation » des interdépendances entraîne des conflits sans violence armée. À l’inverse, nous assistons à la « commodification » de la sécurité, c’est-à-dire que la sécurité est davantage considérée comme une « commodity », en anglais, comme un bien que l’on peut échanger. Le fait de traiter une relation de sécurité dans une logique transactionnelle, plutôt que sur la base d’une vision partagée des intérêts de sécurité entre partenaires, fait douter de la crédibilité des garanties de sécurité qui sont données dans cette relation de sécurité. Ce n’est pas sans conséquences – je vais y revenir – sur les alliances et les relations de sécurité. Enfin, les États ont tendance à recentrer les politiques de défense sur une logique de sécurité nationale au détriment de la prise en compte de la paix et de la sécurité internationale, le problème étant que l’addition des politiques de sécurité nationale ne fait pas une stabilité et une sécurité internationale.

Tout ceci m’amène à la troisième tendance : la fragilisation du cadre juridique et multilatéral. Ce cadre est censé limiter la conflictualité internationale, soit pour empêcher les conflits, soit le plus souvent pour les contenir, les modérer et empêcher l’escalade ou leur propagation. Cette fragilisation du cadre juridique et multilatéral s’explique objectivement. Je prends un seul exemple : le contrôle des armements dont on parle beaucoup, dont je suis sûr que vous avez déjà beaucoup parlé, qui était fondé jusqu’à présent sur une logique quantitative. Alors qu’on maîtrisait jusqu’à présent la quantité des armes, cette approche quantitative trouve ses limites car l’enjeu réside désormais dans la qualité de ces armes. La vérification, qui est au cœur de la crédibilité de la maîtrise des armements, est rendue plus difficile par des progrès technologiques, comme la miniaturisation. À ces difficultés objectives s’ajoutent des difficultés subjectives ; nous assistons à une sorte de crise de confiance vis-à-vis, non pas juste des partenaires, d’autres acteurs du système international, mais des outils qui permettent de créer de la stabilité et de la transparence. Les mécanismes d’inspection, d’observation, de vérification sont l’objet d’une défiance croissante. Par ailleurs, certaines puissances choisissent délibérément de privilégier l’imprévisibilité, l’ambiguïté, pour pouvoir, le cas échéant, procéder à l’intimidation. Les cadres et des mécanismes de sécurité collective à l’échelle mondiale, à l’échelle régionale, là où ils existent, sont affaiblis. Les alliances, les mécanismes non pas de sécurité collective, mais de défense collective, se fragilisent. La tendance, qui existait ces dernières années, à la diminution du nombre et à la diminution de l’intensité des conflits armés, se renverse.

Les difficultés dans le règlement des crises et des conflits constituent la quatrième tendance que je discerne. Ce n’est pas tout de prévenir ou de contenir les conflits, il faut aussi pouvoir les régler ! Cela constitue un défi important pour nos capacités. Un grand nombre de conflits armés sont en fait des cas de rechute – la paix est trop fragile et les États retombent dans les conflits armés, ou vous avez un certain nombre de conflits non réglés qui connaissent des épisodes de violence armée chronique, voire des épisodes où le niveau de violence augmente au fur et à mesure d’une étape à l’autre. Pour nous, ou en tout cas pour ceux qui interviennent militairement, cela pose un problème de crédibilité, puisqu’il faut, d’une certaine manière, pouvoir rendre le pays dans un état meilleur que celui où vous l’avez trouvé en intervenant. Dès lors, nous sommes amenés à questionner les modalités de nos interventions : au-delà de la réponse militaire, l’ingénierie que nous avons développée depuis l’après-guerre froide en termes de médiation, en termes de capacité de démobilisation, de désarmement et de réinsertion des combattants, en termes de réforme du secteur de la sécurité, en termes de justice transitionnelle. C’est la thématique de l’articulation des trois « d », c’est-à-dire développement, défense, mais aussi diplomatie, règlement politique. On ne peut qu’être frappé par le fait qu’un certain nombre d’acteurs n’ont pas forcément pour objectif de régler les conflits. Des conflits sont non réglés, gelés, ou même de basse intensité, et des États s’en satisfont. C’est un aspect à avoir à l’esprit, quand vous raisonnez sur l’avenir de la conflictualité.

Cinquième tendance : une réticence à recourir à la force. Les substituts à l’emploi de la force sont en plein essor : j’ai parlé des sanctions économiques. Le cyber, la cyberguerre, ont un attrait évidemment dans cette perspective. C’est le moyen supposé de gagner la guerre sans la faire, sans exercer de violence physique. Toutefois, en pratique, les cyberattaques peuvent avoir des conséquences physiques extrêmement dramatiques. En tout état de cause, la tendance est à une politique d’intervention plus sélective, plus ponctuelle aussi, et maîtrisée dans le temps. Cela pose un problème, s’agissant des besoins des partenaires que vous pouvez chercher sur place. À cet égard, on peut penser à la Syrie comme au Sahel. Ce besoin va se renforcer. L’autre dimension est, pour ainsi dire, intérieure. Quelle est la solidité du consensus des États qui veulent intervenir ou des États qui investissent dans leur outil de défense ? Quel est le consensus politique ? D’une certaine manière, le consensus en France, à la fois sur l’intervention armée à l’extérieur et sur la dissuasion, est une rareté parmi les démocraties occidentales. Il est intéressant d’avoir cela à l’esprit.

La sixième tendance concerne les motifs possibles de la conflictualité. Une logique très géopolitique est à nouveau à l’œuvre. Le territoire semblait ne plus pouvoir être une cause, un motif, un objet de conflits, en tout cas de conflit armé. Et pourtant, ce motif revient très fortement aujourd’hui, avec les ressources naturelles. Le fait de n’être jamais totalement sûr des intentions de votre adversaire crée un dilemme de sécurité. Vous vous préparez pour la guerre et ce faisant, vous inquiétez vos voisins. Cette logique géopolitique est donc redevenue un moteur essentiel de la conflictualité. Pour autant, la dimension des idées, des identités, la logique de différenciation, de polarisation, d’exclusion reste présente, au détriment de logiques plus inclusives, plus universalistes. Or il est beaucoup plus difficile – on le sait d’expérience – de régler un conflit fondé des différends d’ordre identitaire, puisqu’ils ont une portée existentielle, que de régler des conflits qui sont construits sur des intérêts, où l’on peut essayer de trouver des compromis entre les parties. Dans le Livre blanc de 2013, il y avait une expression que j’aimais bien, qui était : « il y a les menaces de la force, mais il y a aussi les risques de la faiblesse », c’est-à-dire le risque associé aux États qui n’ont pas la capacité d’assumer leurs responsabilités régaliennes en termes de contrôle de leur territoire, ce qui peut être source de déstabilisation et de violence.

Ma septième tendance concerne l’évolution des moyens de la conflictualité, des moyens militaires, de l’armement. L’éventail des armements disponibles est extrêmement large, du génocide à la machette aux armes de pointe. Le relâchement des normes sur les armements est une tendance préoccupante et tout à fait importante. Les organisations humanitaires pointent la hausse des décès par mine antipersonnel. Comme vous le savez, le tabou sur l’emploi des armes chimiques est apparu très fragilisé, d’où un effort diplomatique pour le restaurer. Un assouplissement des contraintes sur l’emploi d’armes nucléaires non stratégiques fait l’objet de discussions. Toutes ces évolutions contribuent à dessiner un paysage assez différent de celui que nous avons pu connaître ces dernières années. Le terrorisme demeure un risque important ; c’est frappant dans la dernière édition de la stratégie de sécurité nationale américaine qu’ils aient passé cet aspect par pertes et profits ! En tout état de cause, nous pouvons être sûrs que dans un conflit, il y aura une recherche de disruption chez l’adversaire – pas juste de domination de ses forces armées – de disruption au niveau des infrastructures critiques, de la cohésion sociale, de la continuité de l’État. Dans cette question des armements, il y a la question des ruptures technologiques. Je ne vais pas vous faire la liste, je suis sûr que vous en avez parlé et que vous en reparlerez. Ce sur quoi je voudrais insister, c’est que l’innovation se fait par la technologie, par l’emploi de la technologie et aussi par la diffusion de la technologie. Parmi les technologies de rupture, certaines seront l’apanage d’un petit nombre d’États, par exemple l’hypervélocité. Elles pourront procurer à ces États un avantage important. Mais d’autres technologies, au contraire, auront pour caractéristique de se diffuser davantage vers plus d’États, voire vers des acteurs non étatiques, voire vers des individus.

Mon huitième point porte sur les modalités de la conflictualité. Les guerres entre États reprennent, sans pour autant que les guerres au sein des États disparaissent. « L’hybridité » se développe : faire conflit de tout bois, manipuler l’information, infliger des sanctions, avoir recours aux forces spéciales, au cyber, mais aussi, surtout, privilégier les zones grises de sorte qu’il soit difficile d’attribuer un fait ou de qualifier une situation ou une action. Le relâchement des normes sur les armes, que j’ai évoqué précédemment, s’accompagne de violations du droit international humanitaire, d’un relâchement des normes sur le comportement, des violences contre les civils, contre les humanitaires eux-mêmes, les sièges des centres urbains, ainsi que des entraves à l’accès humanitaire, des violences sexuelles, des guerres d’annexion puisque le territoire redevient un objet géopolitique. Le dirigeant de l’ONG International Rescue Committee a appelé cela « le nouvel âge de l’impunité ».

Je pourrais parler longuement des nouveaux domaines que sont le cyber ou le spatial. Ce n’est pas complètement mon domaine de spécialité. Je suis sûr que d’autres vous en parleront. Je voudrais insister sur l’évolution des conflits armés traditionnels que parfois on regarde de façon un peu négligente, mais qui pourtant reste décisive pour nos intérêts de sécurité. Or ces conflits aussi évoluent. Les groupes armés sont plus fragmentés et plus poreux. Il est plus difficile de les combattre et de faire la paix avec eux. L’articulation entre les niveaux locaux, nationaux, régionaux est plus complexe. Sur un même théâtre, on observe des situations en « peau de léopard », avec la consolidation de la paix d’un côté et, de l’autre côté de la colline ou du massif montagneux, des affrontements directs et une volatilité, une réversibilité de ces situations. L’érosion des distinctions majeures autour desquelles nous avons construit la guerre, c’est-à-dire entre la guerre et la paix, se poursuit donc. Jean-Marie Guéhenno a cette très bonne expression sur le brouillard, non pas de la guerre, comme disait Clausewitz, mais le brouillard de la paix, entre le civil et le militaire, entre l’interne et l’externe ou entre l’étatique et non étatique.

Je voudrais conclure sur deux points. Le premier, c’est l’importance de ne pas être dirigé seulement par la peur, de ne pas en rester à notre évaluation de la menace. Le retour de la compétition entre puissances peut être un constat : cela ne doit pas nécessairement être un programme. C’est exactement ce que nous avons fait sur le Golfe. C’est ce que nous avons fait dans la zone indo-pacifique. Nous y avons mené une politique dont il est important de rappeler qu’elle n’est pas dirigée contre quiconque et qu’elle est conçue, au contraire, pour contribuer à la stabilité internationale. C’est pour cela qu’elle s’appuie à la fois sur des actions militaires, mais aussi sur des actions diplomatiques, sur une présence économique et sur une action en terme environnemental et des ressources.

Le deuxième point sur lequel je voudrais insister en conclusion, c’est qu’il est important de réfléchir sur l’évolution de la conflictualité comme vous le faites pour définir notre niveau d’ambition. Dès lors que l’on admet que l’autonomie stratégique qu’on s’est donnée à nous-mêmes comme objectif à la fois en France et en Europe est relative, qu’elle ne peut être que jusqu’à un certain point, la question du niveau d’ambition est la discussion indispensable qu’il faut que nous ayons, à la fois au niveau national et européen.

M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI). J’ai trois remarques liminaires. La première sur l’horizon de temps que vous avez choisi, qui me semble très pertinent, puisque 2050, cela nous semble très loin, c’est six lois de programmation militaire, mais c’est l’horizon de temps que la Chine s’est fixé pour être au sommet de la hiérarchie des puissances. En ce sens, je trouve que réfléchir à trente ans est très bienvenu, d’autant qu’il semble que la réflexion sur le long terme soit accaparée par les régimes autoritaires. Réintégrer le long terme dans leur réflexion est donc à mon avis un enjeu tout à fait décisif pour nos systèmes démocratiques, afin de ne pas céder à la tyrannie du court terme ou de l’instantanéité.

La guerre est un « invariant anthropologique », pour reprendre la formule de Raymond Aaron que je vais citer très brièvement : « la guerre est de tous les temps historiques et de toutes les civilisations », avant d’ajouter : « au hasard ou selon une méthode rigoureuse, les hommes se sont entre-tués, mettant en œuvre les instruments que la coutume et le savoir des collectivités leur offraient ». Il faut garder toujours à l’esprit cette dimension anthropologique très profondément ancrée.

Ma troisième remarque porte sur la notion de puissance. Pour fonctionner, le capitalisme a besoin d’une hiérarchie de puissances. Ce constat, établi notamment par Fernand Braudel, conduit à deux types de questions. Première question – en fait un choix de perspectives : à horizon 2050, anticipons-nous une concentration plus forte de la puissance entre quelques mains, ou bien au contraire une dispersion, une dissémination de la puissance, à travers « l’empowerment » [la montée en puissance, en anglais], grâce aux technologies de l’information et de la communication ? Ce choix de perspective est décisif pour la lecture des évolutions de la conflictualité. Cela conduit à une deuxième question : anticipons-nous une continuation du système capitaliste tel qu’il existe ou une coexistence de différents capitalismes ou une autre organisation politique sous contrainte écologique et numérique, notamment ?

Quatrième point introductif, la tendance à l’érosion de la supériorité militaire occidentale pose la question des conséquences de cette tendance pour notre pays à horizon de trente ans. Cette tendance est, à mon sens, d’ores et déjà, bien engagée.

Je vais articuler mon propos en deux temps. Dans un premier temps, je vais me reporter au schéma que j’ai fait circuler. Je précise que ce schéma a été élaboré dans le cadre de l’Observatoire des conflits futurs que l’IFRI dirige avec nos collègues de la Fondation pour la recherche stratégique au profit des trois états-majors d’armées. Madame la présidente, je profite de cette occasion pour vous dire que les équipes de l’IFRI et de la FRS se tiennent à la disposition de votre commission pour aller plus loin dans votre réflexion, et notamment nourrir vos travaux de nos publications, qui sont très régulières. Cet observatoire a été inauguré il y a maintenant deux ans et finira fin 2020. Ce schéma, réalisé par Élie Tenenbaum, doit se lire de gauche à droite en termes d’intensité : il illustre le passage d’une situation de compétition pacifique à des situations de guerres irrégulières et, pour finir, à des situations de guerres régulières. De bas en haut, ce tableau doit se lire en fonction des niveaux d’analyse stratégique. Ce n’est pas un schéma daté, marqué chronologiquement. C’est au contraire un schéma qui doit pouvoir se lire dans toute situation, puisque dans toute situation historique, nous considérons que nous sommes face à l’ensemble du spectre. Il faut donc être capable de penser l’ensemble du spectre dans toutes ses composantes.

Que retenir de ce schéma ? Premièrement, comme Manuel l’a rappelé, la France cherche à canaliser la violence par la norme. En ce sens, c’est une puissance du statu quo. Serons-nous capables en 2050 de maintenir ce statu quo qui, fondamentalement, nous est favorable, avec les efforts de régulation, avec les différents outils de contrôle de la violence précédemment évoqués ? Une autre remarque, c’est que la France, à la différence d’autres acteurs, notamment étatiques, s’interdit certaines choses en termes militaires, pour des raisons à la fois politiques, économiques et éthiques. Enfin, troisième élément, plus on va vers la haute intensité, plus on va vers la droite du schéma, moins la France sera autonome et plus elle sera limitée à la dimension nucléaire.

Cela me conduit au deuxième volet de cette présentation qui concerne le modèle d’armée vers lequel il faut tendre à horizon de trente ans en fonction de cette conflictualité. Sans surprise, je vais repartir des travaux de la Revue stratégique à laquelle j’ai participé et qui a été remise au président de la République en octobre 2017.

Première question : ce modèle d’armée complet et équilibré est-il souhaitable ? Ma réponse est évidemment positive. Faut-il maintenir les capacités d’intervention, notamment d’entrer en premier ? Ma réponse est évidemment positive. Est-il tenable ? C’est justement à vous d’en décider d’une certaine manière. Cette question nous engage au-delà de l’actuelle loi de programmation militaire. Dans la Revue stratégique, cinq fonctions stratégiques avaient été reprises des travaux doctrinaux antérieurs : la fonction de dissuasion, la fonction de protection, la fonction connaissance et anticipation, la fonction intervention et la fonction prévention, la Revue insistant sur la nécessité de renforcer notamment les outils de prévention. Je serais tenté, au fond, dans le cadre de cette réflexion commune, de me demander s’il n’y aurait pas une sixième fonction à inventer – je ne sais pas comment l’appeler, mais ce peut être un objet de nos discussions – qui serait celle de la résilience, de notre capacité à encaisser des coups qui, de mon point de vue, vont se multiplier si l’on raisonne à trente ans.

J’en viens à mon deuxième point : les principales modalités de conflictualité. La première, c’est évidemment le djihadisme, avec un constat, celui que les 250 morts et plus, ainsi que le millier de blessés, que nous avons eus depuis 2015, ont déjà provoqué une évolution de notre droit et de notre posture de défense. La question que l’on doit se poser c’est : si nous changions par malheur d’unité de compte, quelles pourraient en être les conséquences ? Malheureusement, je pense que ce n’est pas du tout une hypothèse éloignée. À cet égard, il faut considérer plusieurs fronts : le territoire national évidemment, le Levant, la bande sahélo-saharienne, l’Afrique du Nord, ce que l’on appelle le Khorassan, c’est-à-dire l’Afghanistan, le Pakistan, l’Iran, et les autres fronts, peut-être mineurs, mais qui nous intéressent en réalité directement : le Yémen, la Corne de l’Afrique, la Somalie, l’Afrique de l’Ouest et en particulier le Nigéria. Je ne vais pas rentrer dans le débat sur les causes du terrorisme, qui sont multiples et qui demandent un traitement autre que simplement militaire, mais ce qui me semble tout à fait sûr, c’est que les djihadistes, quelle que soit leur obédience, nous ont été désignés comme ennemi et de manière durable. La deuxième modalité sur laquelle je voudrais insister, c’est la compétition militaire et le retour de cette compétition militaire précédemment évoqué. D’abord, il faut souligner l’évolution de ce que j’appelle le « triangle stratégique », autrement dit des relations entre les États-Unis, la Chine, et la Russie. Ces relations ont un effet d’orientation, d’abord de la mondialisation en termes géoéconomiques, mais aussi de l’équilibre stratégique, dont nous subissons et subirons les effets. Il faut aussi être attentif à l’évolution du comportement de puissances dites « de second rang », comme la Turquie, l’Iran, l’Arabie Saoudite et l’évolution de partenaires stratégiques de la France, comme les Émirats, l’Australie, ou l’Inde.

Troisièmement, une dialectique très compliquée s’observe entre, d’une part, des États faillis qui se multiplient en Afrique et, d’autre part, la montée en puissance d’acteurs privés dans le domaine de la sécurité, au-delà des plateformes numériques, qui sont appelées à jouer un rôle de plus en plus important. Cela doit nous conduire à essayer de penser simultanément l’entrée dans le troisième âge nucléaire – sur lequel je vais revenir –, les guerres limitées, qui à mon avis vont se multiplier, et la mise en données du monde, c’est-à-dire la numérisation de toutes les activités humaines. C’est bien ce séquençage qu’il faut essayer de penser. Je vais me concentrer sur le troisième âge nucléaire. Le premier âge nucléaire a été marqué par la guerre froide, le deuxième âge, par les efforts de désarmement après la chute de l’URSS, et nous entrons aujourd’hui, à notre corps défendant, dans un troisième âge, caractérisé par le réinvestissement d’un certain nombre d’États dans le nucléaire. Évidemment, pour la France, cela a des conséquences directes. Le risque est désormais moins la perte d’intégrité du sanctuaire national qu’une modification très défavorable des configurations régionales avec de l’hybridité nucléaire, ce que l’on appelle, notamment dans la Revue stratégique, de la « sanctuarisation agressive » Ces risques doivent nous inviter à renforcer notre stratégie nucléaire avec un horizon de temps de trente ans qui est le bon horizon de temps en la matière.

Pour conclure cette présentation probablement un peu trop schématique – je vous demande de m’en excuser –, je pense que votre effort de prévision est indispensable, car nous sommes à un moment clé de modification du rapport entre notre diplomatie et notre outil militaire. Nous avons un positionnement diplomatique qui produit un rendement décroissant alors que notre sécurité, si nous décidons et si nous voulons l’assurer, a un coût croissant. Le croisement de ces deux tendances crée une situation délicate à gérer, puisque – je finirai sur une note volontairement pessimiste – ce qui me semble évident, c’est que nous allons subir plus de coups dans les trois décennies à venir et que notre capacité à en donner va se réduire.

M. Didier Baichère. Je voudrais revenir sur un point que vous avez effleuré rapidement au sujet des défis technologiques et de l’innovation, en particulier à propos des puissances moyennes. Pensez-vous que ces puissances moyennes que vous avez citées dans vos propos introductifs vont pouvoir rivaliser au niveau technologique avec les grandes puissances ? N’y a-t-il pas un risque, par exemple avec des innovations comme l’intelligence artificielle, que ces puissances moyennes aient de grandes difficultés à garantir un niveau d’éthique comme celui auquel nous nous sommes engagés, puisque la ministre Florence Parly s’est engagée à constituer un comité d’éthique en matière d’intelligence artificielle.

Deuxième point, quel regard portez-vous sur la transformation structurelle, importante, que nous avons conduite depuis un an, de rénovation et de restructuration de l’innovation à travers la construction de l’agence d’innovation de défense qui regroupe maintenant à la fois la détection et le financement de l’innovation ?

M. Jean-Louis Thiériot. Ma question s’adresse à chacun d’entre vous. Dans votre livre, Monsieur Gomart, L’affolement du monde, vous avez défini le monde qui venait comme une multipolarité sans multilatéralisme avec le retour du facteur puissance comme un facteur essentiel. Nous savons aujourd’hui que la France est une puissance moyenne et si une puissance collective doit se dessiner, cela ne peut être probablement qu’à l’échelle de l’Europe. Je mets à part la spécificité française, notamment dans le domaine du nucléaire. Comment peut-on faire pour que l’Europe retrouve cette dimension de puissance, en sachant que nos amis allemands ont une grande difficulté face à cette idée de puissance ? La République fédérale s’est construite autour du droit, de la norme et de la règle, pour les raisons historiques que l’on connaît. Ce ne sont pas forcément les paradigmes qui font vivre un monde de puissance. Comment dépasser cette apparente contradiction pour que, dans les trente ans qui viennent, l’Europe puisse encore faire entendre sa voix ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. Nous l’avons vu et vous en avez parlé vous-même, la Chine est devenue la deuxième puissance en termes de budget militaire, derrière les États-Unis. En janvier 2019, Antoine Bondaz, qui est membre de l’Observatoire des conflits futurs de l’IFRI, a fait état des objectifs militaires du gouvernement chinois. Il affirmait ainsi qu’ils seraient focalisés sur des problématiques géographiquement proches, et notamment que le risque d’un conflit avec Taïwan était le plus probable. De plus, il indique que la Chine cherche à disposer d’une armée au standard des plus modernes pour 2035 et de la première armée du monde d’ici 2050. Au-delà de cette posture, pensez-vous que ces objectifs soient soutenables d’ici ces différentes dates ? Dans un peu plus de détails, pouvez-vous nous donner des éléments sur la modernisation de ces forces ? Pensez-vous par ailleurs que d’ici 2050, un réel conflit armé entre Taïwan et la Chine soit envisageable, comme l’affichent de multiples documents publics chinois ?

M. Joaquim Pueyo. Je vais vous poser une question sincère puisque vous avez beaucoup réfléchi sur les problèmes de sécurité : le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) est-il toujours utile ? On connaît l’objectif du Conseil de sécurité, mais la question de son utilité s’est encore amplifiée à l’heure où les grandes puissances se replient sur elles-mêmes. On a l’impression que les grandes puissances voient davantage leur intérêt personnel plutôt que l’intérêt international qui est de préserver la paix. Quelques exemples : les États-Unis qui sortent de la Syrie sans prévenir le Conseil de sécurité ; ils avaient même hésité à adopter la résolution de l’Angleterre lorsqu’il s’agissait d’envoyer des observateurs au Yémen. On pourrait citer d’autres exemples. De même, la Chine et la Russie, et notamment la Russie, font valoir leur droit de veto lorsque leur intérêt peut être mis en cause. J’ai l’impression que depuis quelques mois ou quelques années, le Conseil de sécurité représente plutôt des États désunis, plutôt que des Nations unies.

M. Yannick Favennec Becot. Selon une étude de 2007 du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les populations les plus durement touchées par le changement climatique seront pauvres, appartenant à des pays en voie de développement caractérisés par des États instables et dotés d’une mauvaise gouvernance. Sans verser dans le catastrophisme, force est de constater que les conséquences géopolitiques potentielles du changement climatique ne manquent pas : tensions entre États, remises en cause du modèle économique dominant, compétition pour les ressources, crise liée aux flux de migrants. Pourriez-vous nous indiquer les pays dans lesquels les effets du changement climatique ont un risque élevé de se traduire par un conflit violent ? Pensez-vous qu’il serait nécessaire de créer un cadre institutionnel à l’échelle européenne ou mondiale afin d’anticiper ces possibles conflictualités ?

Enfin, vous nous avez indiqué que l’espace n’était pas vraiment votre domaine de compétence ou d’intervention. Pour autant, pensez-vous que les États peuvent s’engager vers un changement des conflits traditionnels vers des conflits dans l’espace extra-atmosphérique ? Vous avez souligné l’érosion de la supériorité militaire occidentale. En matière spatiale, nous voyons bien que la Chine et l’Inde rattrapent leur retard. Quid de la Corée du Nord ? Nous devons prendre en compte l’évolution de la conflictualité en matière spatiale face à l’enlisement de la conflictualité traditionnelle.

M. Thomas Gomart. Je vais répondre, Monsieur le député Baichère, à votre question sur le défi technologique des puissances moyennes, ce qui me permettra peut-être de parler aussi de la dimension spatiale abordée par Monsieur le député Favennec Becot. D’abord, un constat. Un rapport a été fait par un de vos collègues sénateurs, M. André Gattolin, sur la politique spatiale, qui fait un état des lieux très précis. L’enjeu principal pour les Européens, c’est de maintenir un accès autonome à l’espace. Le débat est assez difficile en termes industriels. C’est un sujet franco-allemand extrêmement sensible sur un pur plan stratégique. Comme l’ont réaffirmé la Revue stratégique et la revue spatiale, il est tout à fait décisif pour un pays comme le nôtre, en particulier dans une logique européenne, que les Européens soient capables de maintenir leur accès autonome à l’espace, en dépit de tout un discours porté par certains porteurs d’intérêts consistant à dire que l’avenir est aux services spatiaux et que la concurrence imposée par des acteurs privés rendra l’effort de nos industriels européens vain. Or, ces acteurs privés américains sont indirectement soutenus par la puissance fédérale. Il ne faut pas se tromper de combat. Si nous voulons aller dans le sens d’une autonomie stratégique européenne, une des conditions réside précisément dans le maintien d’une capacité européenne autonome d’accès à l’espace.

Sur les puissances moyennes qui interviennent en matière technologique, un pays a acquis une sorte de monopole sur un domaine clé, qui est la cybersécurité : Israël. Une évolution majeure s’est produite au cours des vingt dernières années, Israël étant d’ailleurs souvent présenté comme un allié extrêmement proche des États-Unis alors qu’il a également resserré sa relation avec la Russie de manière tout à fait spectaculaire.

Dans le domaine spatial, les États-Unis sont très avancés et ont réinvesti massivement, la politique spatiale étant directement pilotée par le vice-président Pence. C’est un enjeu à la fois stratégique et politique, où les États-Unis conservent une avance tout à fait conséquente par rapport à la Chine. Les Européens restent des acteurs de premier rang. La Russie a maintenu un certain nombre de capacités. En ce qui concerne les nouveaux entrants, outre Israël, il faut mentionner évidemment l’Inde, qui a fait des progrès tout à fait spectaculaires, mais aussi l’Iran.

S’agissant de l’agence de l’innovation de défense, je n’ai pas d’éléments objectifs pour apprécier le travail fourni depuis un an, mais l’agence répond au souhait d’une plus grande agilité, c’est-à-dire d’une plus grande indépendance à l’égard des cycles de commandes permettant d’injecter de l’innovation technologique dans nos forces dès que possible tout en suscitant cette innovation au sein des forces. C’est évidemment une évolution dont il faut se réjouir. J’insisterai sur un point qui m’avait beaucoup frappé dans les travaux de la Revue stratégique : la mode de la start-up ou de la disruption ne doit pas nous faire perdre de vue l’importance d’acteurs comme la direction générale de l’armement (DGA) pour la conduite de projets complexes. Si on pense que l’on va pouvoir faire la nouvelle modernisation de notre dissuasion nucléaire uniquement par de la disruption et des start-ups – pour faire très simple et de manière très schématique – on se trompe. Ce que je veux dire par là, c’est que nous sommes probablement le seul pays européen à conserver des capacités de pilotage de projets industriels et technologiques hautement complexes. C’est un actif extrêmement précieux à mes yeux.

Monsieur le député Jean-Louis Thiériot, vous avez posé une question sur la multipolarité sans multilatéralisme, question qui concerne à mon sens notre diplomatie. J’ai utilisé cette formule pour décrire la très grande difficulté dans laquelle nous nous trouvons, Français et Britanniques, comme membres permanents du Conseil de sécurité, dans la mesure où le multilatéralisme que nous défendons a été directement remis en cause par les trois « grands » : la Russie, la Chine et les États-Unis, les États-Unis étant notre allié, ce qui est particulièrement déstabilisant. Maintenant, il y a probablement un espace politique pour la défense du multilatéralisme. L’alliance pour le multilatéralisme, initiative franco-allemande, rencontre un certain succès. Cela étant dit, et sans esprit de polémique, je pense aussi qu’il faut éviter le multilatéralisme solitaire. Tout un travail entre Européens reste à fournir pour ne pas simplement lancer de très bonnes idées, se retourner et constater que nous sommes seuls.

Sur Taïwan, si vous me permettez une petite correction, vous avez mentionné Antoine Bondaz qui effectivement travaille à l’Observatoire des conflits futurs, mais qui est originaire de la Fondation pour la recherche stratégique. Il faut rendre justice au travail de la FRS sur Taïwan et le niveau de modernisation des forces chinoises. L’ambition chinoise de construire un « sea power » est tout à fait nette. En somme, les autorités chinoises ont lu ou relu l’amiral Mahan et considèrent qu’il faut avoir des appuis maritimes pour pouvoir projeter de la puissance. Schématiquement, leur démarche est comparable aux efforts de la Royal Navy à la fin du XIXe siècle. Par la constitution d’un « sea power », par une flotte de haute mer, ils ambitionnent d’abord de reprendre le contrôle de la mer de Chine, afin, ensuite, d’être capables d’en sortir. Cela se traduit par un certain nombre d’investissements déjà visibles, notamment leur base à Djibouti, le fait qu’ils sont capables de manœuvrer en Méditerranée et qu’ils sont même allés jusqu’en Baltique. C’est une évolution vraiment profonde qu’illustrent ces nouvelles capacités navales. Dans le domaine nucléaire, la Chine cultive une certaine ambiguïté quant à ses intentions réelles. Toujours à propos de Taïwan, il faut souligner qu’en termes géoéconomiques, les économies européennes, en particulier allemandes et françaises, sont aujourd’hui des économies beaucoup plus ouvertes que les économies chinoises et américaines. Autrement dit, un produit européen franchit plus de frontières qu’un produit chinois ou américain. Mais l’économie la plus ouverte au monde, aujourd’hui, dont la production franchit le plus grand nombre de frontières, c’est Taïwan. Taïwan pose en réalité un double problème, l’un purement géopolitique, « d’ambition », pour reprendre la formule du président Xi, qui a dit qu’il voulait traiter le problème avant la fin de son mandat, en 2022 ; et l’autre, économique, puisque Taïwan est aujourd’hui l’économie la plus ouverte et que cette ouverture bénéficie indirectement à la Chine continentale.

M. Manuel Lafont Rapnouil. En réponse à vos questions, je voudrais revenir un instant sur la question de la multipolarité sans multilatéralisme et sur la dimension européenne. Vous avez dit, Monsieur le député : « il faut que les Européens trouvent ou retrouvent cette dimension de puissance ». Je suis d’accord. Mais je suis frappé par le fait qu’en un certain nombre d’occasions, les Européens manifestent cette puissance, plus qu’ils ne le reconnaissent eux-mêmes. Et c’est bien ainsi que leurs actes sont interprétés par les autres nations. En Ukraine, par exemple, les Russes ont réagi à ce qu’ils ont considéré comme une politique de puissance, tandis que les Européens agissaient en s’inscrivant dans ce qu’ils considéraient être une politique de voisinage. En réalité, les Européens agissent souvent en manifestant une vraie capacité de puissance, une capacité de projection de leurs intérêts, en dehors de leurs frontières. Cette capacité est surtout mise en œuvre sur le plan économique, mais avec des implications politiques qui ne sont pas toujours bien mesurées. La question, c’est : comment affirme-t-on la puissance européenne de façon à la fois plus consciente, plus complète, et aussi plus stratégique, c’est-à-dire en ayant notre propre réflexion ? En premier lieu, il serait souhaitable d’identifier nos intérêts de sécurité propres, puisque l’on parle d’autonomie stratégique, de souveraineté européenne. Ce débat doit avoir lieu avec nos partenaires européens. Si l’on raisonne en termes d’autonomie stratégique, il est bon d’avoir une discussion ensemble sur ce que sont nos intérêts stratégiques à nous. L’architecture régionale de sécurité qui existait en Europe est progressivement affaiblie, fragilisée, du fait du comportement de la Russie et, d’une certaine manière, de la réponse des Américains, qui sont, pour des raisons différentes et à des degrés différents, à l’aise avec cette déconstruction. Les Européens y assistent, conscients qu’elle est contraire à leurs intérêts de sécurité, à nos intérêts de sécurité à nous, collectivement, Européens. Il nous revient d’identifier ce que sont nos intérêts de sécurité pour être capables, ensuite, de faire des propositions, de les défendre et de construire nos moyens pour être un acteur autonome et pas juste un spectateur de ce qu’il se passe autour de nous. C’est exactement le moment dans lequel nous sommes. L’Allemagne a, de ce point de vue, un rôle et une responsabilité importante, notamment pour les raisons que vous dîtes, mais aussi parce qu’il s’agit de le faire en préservant la cohésion de l’Europe. Il est important de ne pas se focaliser uniquement sur l’Allemagne, mais d’avoir vraiment une logique européenne collective dans cette discussion que nous devons avoir sur nos intérêts de sécurité communs et sur la solidarité que cela implique.

Sur l’utilité du Conseil de sécurité, je partage votre avis, Monsieur le député Pueyo. Effectivement, c’est une vieille question, mais qui a une actualité particulièrement pressante. Le nombre de sujets qui suscitent des vetos au Conseil de sécurité augmente, ce qui traduit une certaine paralysie. Ne négligeons pas non plus l’importance de ce que l’on appelle les « vetos cachés » ; les puissances concernées n’ont même pas besoin d’utiliser leur veto, puisque personne ne propose de prendre d’initiative ou de prendre des décisions sur le sujet concerné. Je pense à la mer de Chine du Sud qui est un sujet dont le Conseil de sécurité ne traite jamais ; on sait pourquoi. Mais je trouve que l’on a souvent une perspective un peu biaisée en se focalisant uniquement sur la confrontation ou la compétition accrue entre les grandes puissances, d’où un manque d’investissement là où ça marche, là où justement il n’y a pas d’intérêt national et où le Conseil de sécurité est actif et continue à fonctionner, y compris par consensus, sur un certain nombre de votes. Ce qui pèche, c’est le manque d’investissement, c’est la logique comptable qui conduit à dire que la priorité est d’abord de, par exemple, réduire le budget des opérations de maintien de la paix, réduire leur taille, leur durée, et essayer de fermer les opérations le plus rapidement possible. Ce qui manque aussi, c’est l’espace pour que la diplomatie puisse jouer son rôle, non seulement à l’intérieur du Conseil de sécurité, mais aussi à côté. Le Conseil de sécurité fonctionne d’autant mieux que le secrétariat des Nations unies, le Secrétaire général, peut effectivement déployer un travail diplomatique, soit lui-même directement, soit via ses représentants et envoyés, et travailler, y compris avec les organisations régionales. La polarisation très forte entre positions qu’on observe aujourd’hui pose des difficultés majeures au Conseil de sécurité. En effet, elle fragilise, réduit ou affaiblit le champ dans lequel la diplomatie peut agir et construire des compromis.

Pour ne pas juste aboutir à la conclusion que le Conseil de sécurité est inutile – parce que ce n’est pas ce que je crois – je voudrais citer un exemple qui peut avoir l’air paradoxal, mais qui est justement extrêmement parlant. Il a trait à l’administration américaine – qui n’est pas la plus multilatéraliste de l’histoire récente, pour dire le moins. Toute la première phase du mandat de Donald Trump a consisté à accentuer la pression sur la Corée du Nord. Et pour cela, il a eu recours au Conseil de sécurité, à la fois par l’adoption de nouvelles mesures au Conseil, et en faisant pression sur les États les plus concernés, en l’occurrence la Chine, pour que les décisions du Conseil de sécurité soient respectées. Les États-Unis, à un moment où ils avaient besoin d’agir et reconnaissaient qu’il avait besoin d’agir collectivement, ont considéré que le Conseil de sécurité était le meilleur endroit pour pouvoir aller dans cette direction. Cela donne aussi une idée de ce que peut être l’utilité du Conseil dès lors que les puissances jouent le jeu et n’utilisent pas le Conseil uniquement pour mettre en scène leur confrontation ou leur désaccord à des fins parfois, semble-t-il, de politique intérieure.

S’agissant du changement climatique, le potentiel de déstabilisation est important mais il ne faut pas non plus avoir une lecture univoque. On peut penser que le changement climatique est aussi l’occasion pour un certain nombre d’États de voir qu’ils ont intérêt à trouver des solutions coopératives, à travailler ensemble sur la gestion de la ressource en eau, sur le développement agricole, sur l’intégration régionale, sur la gestion des flux migratoires à l’intérieur d’une région. Des coopérations se structurent actuellement autour de nombreux bassins fluviaux. Elles sont une réponse non conflictuelle, non compétitive. Il me semble que c’est surtout cela qu’il faut anticiper. Je ne suis pas sûr que les conflits climatiques soient si spécifiques par rapport à d’autres conflits. La spécificité vient davantage du fait que la réponse repose sur la prévention et la coopération. C’est surtout dans cette direction qu’il faudrait encore augmenter les efforts, efforts qui existent déjà, mais il faudrait les renforcer de façon ponctuelle dans les zones qui sont les plus concernées par ces facteurs de déstabilisation.

M. André Chassaigne. Je partage complètement les propos qui ont été tenus concernant l’ONU. Il ne faut surtout pas dire que l’ONU ne sert à rien. Je ne dis pas que cela a été dit. Mais même si nous avons conscience des difficultés qu’a l’ensemble de la communauté internationale à agir de conserve, je pense qu’il faut toujours valoriser le rôle majeur de l’ONU, ne serait-ce que parce que l’ONU fixe aux États des objectifs de paix, de développement et de justice. L’ONU a un rôle essentiel sur les lieux de conflits ; je pense à la Syrie, avec des aides de plusieurs milliards qui sont apportées aux 13 millions de Syriens à la suite de la guerre civile. Je pense au Yémen, avec l’aide alimentaire apportée aux 700 000 civils. Valorisons toujours l’action de l’ONU. La pire des choses serait de considérer qu’elle ne permet absolument pas de garantir le droit international.

Monsieur Lafont Rapnouil, vous avez parlé de ce qui peut provoquer la conflictualité avant de demander : « comment construire la paix ? », avec cette expression : « risque de la force, mais aussi risque de la faiblesse ». Je voudrais revenir sur les propos qui ont été tenus par Jan Eliasson, président de l’Institut international de recherche pour la paix de Stockholm, le SIPRI, qui avouait que « la poursuite de dépenses militaires mondiales élevées est une source de préoccupation. Elle sape la recherche de solutions pacifiques face aux conflits ». Ne pensez-vous pas que cette course à l’armement ne facilite pas en fait le maintien de la paix dans le monde ?

Enfin, Hubert Védrine, conseiller d’État et ancien ministre des Affaires étrangères disait, concernant l’OTAN : « cet alignement atlantiste de la France, renforcé par Macron, s’avère surtout néfaste et dangereux pour notre pays. Notre crédibilité sur la scène internationale s’affaiblit et nous perdons auprès de nombreux pays, en particulier les pays émergents, le Moyen-Orient et l’Afrique, notre position spécifique d’indépendance, d’autonomie et de décision ». L’OTAN est-elle la bonne réponse au niveau international même si la logique de sécurité nationale, vous l’avez dit, ne permet pas de garantir la paix ?

M. Jacques Marilossian. Vous avez parlé tout à l’heure de l’océan Indien. La France est très présente dans cette zone sud. Près de 2,8 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive (ZEE), plus de 1,1 million de citoyens français résident dans la zone, entre autres à La Réunion et à Mayotte. Cette zone comprend notamment le canal stratégique du Mozambique. Elle est sujette à de multiples menaces : piraterie, pêches illicites, prospections illégales, risques de déni d’accès sur le canal, et j’en passe. Nous le savons, les États riverains ont leur mot à dire : l’Inde bien sûr, qui est une puissance probablement plus en devenir qu’on ne le dit toujours, les États africains – je pense bien sûr à Madagascar –, mais aussi à l’Australie qui est à l’autre bout de l’océan. Nos intérêts dans cet océan sont très importants. Vous l’avez évoqué, nous risquons d’être plus vulnérables demain face aux enjeux géopolitiques et stratégiques qui pèsent sur cette zone. Ma question est la suivante : quelle est votre vision des pistes de coopération – je dirais même de partenariat – avec les États riverains de l’océan Indien que nous devons développer dans les domaines politiques, stratégiques et militaires ?

M. Christophe Lejeune. La guerre était réservée aux seuls États souverains. Or de nouveaux entrants sont désormais présents, comme les sociétés militaires privées (SMP) et les mercenaires que l’on engage pour mener des luttes d’influence que les États eux-mêmes n’osent pas engager officiellement ; je pense en particulier au groupe Wagner. Ces nouvelles formes d’affrontement peuvent-elles être considérées comme des guerres périphériques, et donc mineures, ou doivent-elles être comprises comme des engagements beaucoup plus globaux ?

M. Jean-Philippe Ardouin. Depuis 2014, la guerre dans l’Est ukrainien a révélé à certains égards une impuissance diplomatique de l’Union européenne. Les nombreuses sanctions économiques décidées à l’encontre de la Russie n’ont pas eu les effets escomptés. En conséquence, depuis quelques mois, ce sont des puissances telles que la France ou l’Allemagne qui font entendre leur voix. Encore, les récents évènements à la frontière turco-syrienne ont démontré toute la difficulté de l’Union européenne pour parler d’une seule voix. Dans un contexte où de grandes tensions aux portes de l’Europe tendent à se développer, où les nationalistes réapparaissent et où les grandes puissances européennes n’ont pas les mêmes intérêts individuels, quelle peut être la place diplomatique de l’Union européenne au cours des trois prochaines décennies ?

Mme Carole Bureau-Bonnard. Le cas échéant, que pensez-vous de l’émergence d’armées privées aux côtés des armées nationales, traditionnelles, ou en concurrence avec elles, dans les années à venir ? Cela constitue-t-il un risque de conflit ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Messieurs, j’aimerais vous interroger sur la politique de la France en matière d’alliances de défense au sein de l’OTAN d’une part, et au sein de l’Union européenne ou au niveau européen, d’autre part. Lorsque la France dit « l’OTAN est en état de mort cérébrale », elle traduit une forme de vérité, à savoir que du point de vue des alliés américains, nous sommes de plus en plus dans une « logique transactionnelle », pour reprendre les mots de Manuel Lafont Rapnouil, et qu’en effet, de l’autre côté, l’allié turc est turbulent, parfois difficile. Il me semble qu’employer des mots aussi forts peut avoir un intérêt en provoquant un choc des consciences, et notamment, cela pourrait avoir un intérêt si, à la suite de telles déclarations, un certain nombre de pays européens disaient : « oui, l’OTAN ne fonctionne plus comme avant ou fonctionne différemment. Nous devrions aller vers quelque chose de différent sur le plan de la sécurité collective européenne ». En l’état, ce n’est pas vraiment ce que l’on constate. On constate plutôt que les réactions de nos partenaires européens sont modérées voire fraîches. Je lisais récemment l’interview d’Annegret Kramp-Karrenbauer dans Die Welt. Nous ne pouvons pas dire que la réaction allemande soit extrêmement positive. Comment sortir d’un possible multilatéralisme solitaire ? Je pense notamment à une proposition qui était dans un éditorial de la Fondation Robert Schuman tout récemment, une proposition ancienne qui était de travailler diplomatiquement à une forme de traité de réassurance avec trois grands pays européens en matière de défense, que sont le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Messieurs, je voudrais parler d’une question très absente des langages officiels et non abordée dans votre exposé, dont mes camarades savent que je l’aborde régulièrement. Ce sont les sociétés militaires privées, que je préfère appeler les unités militaires non régaliennes parce que cela définit mieux ce dont il s’agit. Nous avons aujourd’hui un certain nombre d’unités militaires non régaliennes sur tous les théâtres de conflit, aussi bien des unités américaines – on connaissait Blackwater – que des unités russes, Wagner, mais aussi des ukrainiennes, comme Omega Corporation et des tas d’autres. Même des Français ont tenté d’en faire ; même si la France refuse de légaliser ce genre de privatisation des conflits, il n’y a pas un seul théâtre aujourd’hui duquel ces unités ou certaines de ces unités sont absentes, y compris des théâtres sur lesquels nous sommes très engagés, tels que le Sahel. Des tentatives de débauche de nos soldats qui ont l’expertise de ces théâtres et de la langue francophone sur les territoires apparaissent. Cela fait-il partie de vos projections ? Quel est votre travail sur la question récurrente de certains États, notamment de la Russie, qui voudrait donner une forme de légalisation à l’activité de ces sociétés pour laquelle la France, pour l’instant, continue à mettre un veto ?

M. Manuel Lafont Rapnouil. Vous avez bien compris, Monsieur le président Chassaigne, qu’effectivement je compte insister – et je crois fermement – au rôle très important des Nations unies, y compris à leur rôle dans les conflits. Vous avez raison de valoriser leur rôle en matière humanitaire. Il est important de ne pas s’en contenter. Je me souviens des propos de M. Antonio Guterres quand il était Haut-Commissaire aux réfugiés – il est maintenant le Secrétaire général des Nations unies – : quand on lui parlait de Syrie, il disait que c’était une crise humanitaire majeure, la plus importante aujourd’hui avec celle du Yémen, mais que c’était une crise humanitaire à laquelle la solution était d’abord politique. C’est effectivement ce qui manque aujourd’hui, mais je ne pense pas que vous soyez en désaccord avec cela.

Sur le point que vous avez soulevé, en vous référant aux propos de Jan Eliasson, l’ONU a besoin, par exemple pour ses opérations de maintien de la paix, d’équipements spécifiques, de capacités militaires qui manquent dans un certain nombre d’armées, et qu’elle a donc du mal à se procurer. Par exemple : des hélicoptères, aussi bien de transport que d’attaque. La question n’est pas seulement celle du montant ou du niveau des dépenses militaires, elle est aussi celle de leur cadre, d’une part – j’ai rappelé l’importance des normes sur les armes et sur l’emploi que nous pouvons faire de celles-ci –, et d’autre part, sur ce à quoi ce niveau de dépenses sert. Ce n’est pas juste « l’input » [l’entrant], c’est aussi l’output [la production]. Pour pouvoir contribuer à la paix dans le monde, il faut avoir les moyens militaires qui correspondent aux besoins. Je ne pense pas que la paix dans le monde se porterait mieux si l’ensemble des pays européens arrêtait le mouvement actuel qui est de progresser vers les 2 % du PIB consacré au budget de défense. Je ne pense pas pour autant que consacrer ces 2 % au budget de défense suffise à contribuer à la paix dans le monde. C’est justement dans cet écart, dans l’absence d’effet mécanique, qu’il y a un point important. La poursuite de dépenses militaires élevées témoigne de la perception qu’un certain nombre d’États ont de leur environnement de sécurité, de leur incertitude sur ce qui pourrait leur arriver et sur ce que serait la réaction d’un certain nombre de leurs partenaires ou du système de sécurité collective s’il leur arrivait quelque chose. C’est sans doute cela qui doit nous interroger.

Sur la question de notre crédibilité vis-à-vis des pays tiers, notamment du fait de notre engagement au sein de l’OTAN, je vous confirme que depuis que j’ai pris mes fonctions, les principales questions qui me sont posées sur la position de la France dans l’OTAN ne sont pas tellement : « sommes-nous trop alignés de façon atlantiste ? » Notre politique, que ce soit sur le climat, sur l’Iran, ou sur la zone indo-pacifique – j’ai d’autres exemples – montre bien que l’appartenance à l’Alliance atlantique et la participation aux structures intégrées n’impliquent pas un alignement. Nous évitons de nourrir un phénomène de polarisation des positions diplomatiques qui vide l’espace dans lequel la diplomatie peut se déployer, les compromis se construire et les négociations intervenir. Je pense que la France non seulement contribue à occuper cet espace, à l’élargir, à le consolider, à essayer d’impliquer avec elle un certain nombre de ses partenaires européens, mais pas seulement, des régions concernées, et notamment des pays du Sud. Elle est reconnue dans cet effort comme un pays extrêmement actif.

Sur l’océan Indien, quelles pourraient être nos pistes de coopération avec les pays voisins ? D’abord, un enjeu est de reconnaître la situation dans laquelle nous sommes. Un certain nombre de pays dans cette zone ont pour objectif d’éviter de choisir entre la Chine et les États-Unis. Ils veulent de bonnes relations économiques avec la Chine mais aussi de bonnes relations, notamment politique et de sécurité avec les États-Unis. Surtout, ils ne veulent pas avoir à choisir et on voit beaucoup d’États dans la région – le plus frappant, c’est le positionnement des pays de l’association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) – dans cette situation. Nous pouvons ou devons offrir – et c’est le sens de notre politique sur la zone indo-pacifique –, cet espace intermédiaire, dans lequel nous pouvons coopérer à plusieurs États sur le plan militaire, pour permettre une réassurance en matière de sécurité. Espace intermédiaire dans lequel nous pouvons aussi coopérer sur d’autres sujets tels que la biodiversité, les ressources naturelles, la régulation des pêcheries et tous les conflits qui pourraient jaillir de cette dimension – et donc offrir des coopérations qui soient complètes. Ces coopérations peuvent être conçues avec des États qui ont adopté un positionnement similaire dans la région, comme l’Inde, le Japon ou l’Australie. La logique même de cet espace indo-pacifique c’est de créer un espace de coopération pour l’ensemble des pays concernés pour qu’ils puissent participer à la gestion des communs – la sécurité, la libre navigation, la gestion des ressources naturelles –, sans avoir peur d’être pris au piège, avec des demandes d’alignement dans un sens ou dans l’autre.

J’en viens à la difficulté de l’Union européenne à parler d’une seule voix parce que nous n’avons pas les mêmes intérêts nationaux, dont nous avons eu maints exemples. Un des éléments de réponse, sauf à penser que l’on pourrait créer rapidement une entité qui aurait une seule et unique vision de ce que sont nos intérêts communs, consiste à rappeler que la politique européenne extérieure est une politique commune, et non une politique unique. En d’autres termes, on travaille ensemble sur ce sur quoi on est d’accord. Cela ne nous empêche pas de faire des choses par ailleurs, et cela ne nous empêche pas, sur certains cas, de ne pas être d’accord. Ce qui peut permettre d’avancer, c’est l’idée que l’on a de la solidarité de nos intérêts, c’est la compréhension que nous devons prendre en compte les préoccupations de nos partenaires, même si elles ne sont pas identiques aux nôtres et même si nous n’avons pas la même vision, parce que ce sont des partenaires qui ont un rôle et une spécificité tout à fait particulière. Lorsque le ministre Le Drian, à l’époque ministre de la Défense, était allé à Bruxelles après les attentats de novembre 2015 à Paris et avait invoqué l’article 42-7 du traité sur l’Union européenne, il avait invoqué la solidarité des Européens. Il ne s’agissait pas de dire aux Européens : « nous avons exactement les mêmes intérêts de sécurité donc vous devez vous déployer partout où nous sommes déployés ». Il ne s’agissait pas de dire aux Européens : « vous devez vous déployer sur le territoire national français parce que c’est pour nous une priorité ». Il s’agissait de dire : « nous avons des intérêts de sécurité communs et surtout, nous avons une solidarité. C’est-à-dire que si pour nous, c’est difficile du fait de notre investissement par ailleurs en Centrafrique ou au Sahel – à l’époque –, cela aura des conséquences pour vous, d’une manière ou d’une autre. Donc il faut que vous nous aidiez de la façon qui vous semble la plus praticable, la plus acceptable politiquement pour vous ». Effectivement, depuis ce moment, on a aussi vu nos partenaires européens s’engager non pas en disant : « il y a des intérêts de sécurité française et il faut que nous les aidions », mais en reconnaissant qu’une partie des intérêts de sécurité français, du fait de cette solidarité, avait des implications pour leurs propres choix.

Je voudrais insister à nouveau sur le fait que, nous, les Européens, nous sommes collectivement des acteurs géopolitiques, parfois plus que nous le concevons nous-mêmes. Sur la Syrie, on peut se désoler des difficultés et de l’étroitesse des marges de manœuvre que nous avons, mais il y a un certain nombre d’attentes vis-à-vis de ce que les Européens pourraient faire, par exemple en termes de financement de la reconstruction, qui ne sont pas du tout des questions purement économiques, mais qui pour la Russie, pour la Syrie, pour les pays de la région, sont des questions hautement stratégiques. À nous d’utiliser cet outil-là de façon stratégique. Sur l’Iran, nous avons à l’échelle européenne, avec le UE-3, mais aussi à l’échelle de l’Union européenne avec le rôle de la Haute Représentante, avec les sanctions qui ont été mises en place, des efforts déployés collectivement pour essayer de trouver des réponses à la menace de sanctions américaines. On peut regretter que les efforts européens pour répondre à la menace de sanctions américaines ne soient pas suffisamment efficaces aussi rapidement qu’on le souhaiterait. Il suffit de voir les réactions des Américains aux tentatives, aux efforts, aux initiatives qui ont été prises, pour voir que de leur point de vue, c’est tout à fait sérieux et cela ne se traite pas du tout par-dessus l’épaule. Je ne vais pas parler du Sahel, je ne vais pas parler de la Libye, où nous sommes d’autant plus importants que d’autres acteurs y portent moins d’intérêt.

Je suis le directeur du CAPS ; mes propos n’engagent que moi. Sur l’OTAN, je suis frappé par les réactions de nos partenaires européens qui, certes, commencent par dire qu’ils sont pour un certain nombre d’entre eux en désaccord avec les propos du président de la République, mais surtout, leur argument consiste à dire que l’OTAN est très importante. Les deux éléments ne sont pas incompatibles. On peut penser que l’OTAN est très importante et néanmoins qu’il y a un problème de cohésion, de vision politique, d’unité stratégique à l’intérieur de l’alliance. Le ministre des Affaires étrangères allemand a manifestement dans l’idée de proposer une sorte de revue de Comité des Sages – on ne sait pas encore très bien quelle forme cela va prendre – pour réfléchir précisément à l’avenir, à la cohésion, aux missions de l’alliance. Il reconnaît que nous avons besoin d’affronter ce débat. Ce n’est pas juste du fait des propos du président de la République, même si manifestement, cela a joué un rôle. Après tout, la Chancelière allemande elle-même a dit très tôt après l’élection du président américain Trump que nous ne pouvions pas compter uniquement sur les États-Unis et où il fallait que nous soyons capables de prendre notre destin entre nos mains.

C’est exactement le type de réflexion qu’il faut que nous ayons, non seulement à l’intérieur de l’OTAN, mais aussi au niveau de l’Union européenne. Faudrait-il, dans ce cadre, réfléchir à un traité ou en tout cas tenir des discussions en termes de réassurance entre les Britanniques, les Allemands et les Français ? Je pense qu’il est important, exactement pour ce que j’ai dit à l’instant sur l’article 42-7 et la solidarité européenne, de garder cette dimension européenne et d’utiliser le débat que la France a déjà cherché à susciter sur ce que veut dire cette solidarité européenne. Cela permettrait de garder un collectif parce que trois pays, ce n’est pas vraiment suffisant pour sortir du multilatéralisme solitaire.

Il y avait beaucoup de questions sur les unités militaires non régaliennes ou les sociétés militaires privées. Je vais écouter avec intérêt ce que dira Thomas Gomart pendant que je réfléchis à vos différentes questions qui sont extrêmement complètes.

M. Thomas Gomart. Je vais commencer par réunir les questions de Mme Bureau-Bonnard et de Messieurs Michel-Kleisbauer et Lejeune. C’est probablement un sujet sur lequel nous gagnerions à conduire des travaux plus spécifiques. Pour commencer, je tiens à souligner l’intérêt, du point de vue d’un État, d’utiliser ces sociétés militaires privées ou ces unités militaires non régaliennes. Cela permet d’avoir des pertes sans en payer le coût politique. Cela correspond à des logiques d’hybridité. Dans le cas de la Russie, cela a été tout à fait manifeste non seulement en Ukraine mais aussi en Syrie. J’en profite pour ouvrir une parenthèse : à l’époque des évènements, notre analyse a toujours été de relier les deux théâtres puisque dans l’ambition russe, le fait de redevenir la puissance dominante en mer Noire, permettait d’utiliser l’annexion de la Crimée comme base d’appui pour ensuite avoir un accès au Moyen-Orient. La Russie a mis en œuvre ce que l’OTAN aurait aimé mettre en œuvre après l’élargissement de 2004 à la Roumanie et la Bulgarie. Cela a été rendu possible sur un pur plan militaire par un mode d’intervention plus rustique que le nôtre, moins onéreux, et qui passe par le recours à ces unités militaires non régaliennes.

En ce qui concerne l’Afrique, je me permets de mentionner un rapport récent publié par l’IFRI sur la Russie en Afrique qui aborde aussi cette question, notamment en République centrafricaine (RCA). Au-delà de la Russie ou de Blackwater, la question du privé dans la conflictualité est très importante. Une notion a connu une certaine fortune dans nos milieux : la notion de piraterie stratégique. La différence entre le pirate et le corsaire, c’est que le pirate agit pour ses propres intérêts. Un certain nombre de pirates, notamment dans le cyberespace, utilisent la très forte asymétrie en leur faveur. Vous avez aussi un certain nombre de corsaires qui agissent dans le cyberespace ou ailleurs pour compte de tiers. Cette notion de piraterie stratégique est très déstabilisante pour des puissances comme la nôtre, puisqu’elle recourt à des moyens auxquels nous nous interdisons de recourir.

Cette intrusion du privé ou cette brèche faite dans le monopole de la violence légitime qui est en principe, selon Weber, celui de tout État, se manifeste aussi par la présence de militaires ou de policiers pour la sécurisation d’entreprises. C’est un phénomène sur lequel nous devrions travailler. Il se manifeste notamment dans la manière dont les mesures d’extraterritorialité américaine sont utilisées. Ces mesures sont aussi – pour le dire très rapidement – des mesures de renseignement économique. Les États-Unis ne sont pas les seuls ; la Chine et la Russie ont la même pratique, mais les enjeux sont moindres dans ce dernier cas puisque le poids économique de la Russie est ce qui il est. Cela doit nous inciter à réfléchir sur une forme de capitalisme de la surveillance qui est en train de se mettre en place, avec des incidences géopolitiques et géoéconomiques.

J’en viens à la question de M. le député Marilossian, sur l’océan Indien. À titre personnel, j’ai interprété le discours présidentiel devant les ambassadeurs de la manière suivante : inflexion ou rapprochement avec la Russie, plus confirmation de la stratégie indo-pacifique, égale principal problème à terme : la Chine. Sans être dans une logique de confrontation, nous avons a minima une logique de présence pour protéger nos territoires dans le Pacifique Sud notamment, mais aussi pour protéger les ressortissants français qui sont dans cette zone. C’est le premier élément de réponse. Le deuxième élément de réponse c’est que nous prenons acte du déplacement du centre de gravité du système monde du bassin transatlantique vers l’Asie-Pacifique. Si notre pays considère qu’il a encore un rôle international à jouer, il ne peut pas être absent de cette région. Troisième élément, il est très difficile d’expliquer à nos partenaires européens qu’il y a un monde à l’est de Suez, en particulier à notre partenaire allemand qui, bien qu’affirmant être l’économie la plus attachée au libre-échange, celle qui en bénéficie le plus, c’est aussi le pays qui veut le moins penser le « sea power ». Il y a là une contradiction assez fondamentale qui nous renvoie à un problème très profondément enraciné côté français, c’est que notre sécurité, nous la pensons d’abord de manière continentale, mais que l’exercice de notre puissance est ultramarin. Un des enjeux de la stratégie indo-pacifique est d’utiliser ce terme pour expliquer à nos partenaires européens que ce qui se passe sur les trois océans, c’est-à-dire l’océan Atlantique, l’océan Indien et l’océan Pacifique, les concerne directement. J’ajouterai un quatrième point – qui n’est pas forcément vu par l’opinion – c’est que les trois grands partenariats stratégiques que la France a noués ces dix voire quinze dernières années, en termes notamment de vente de systèmes d’armes, c’est avec les Émirats, l’Inde et l’Australie.

À propos de la situation dans l’Est ukrainien, et sur comment l’Union européenne peut parler d’une seule voix, je veux d’abord rappeler que le Format Normandie, en dépit d’un certain nombre de défauts, a eu une énorme qualité à mes yeux, c’est qu’il a arrêté l’escalade. On ne le souligne pas suffisamment. Pour avoir beaucoup travaillé sur cette crise, à l’époque, nous imaginions des scénarios beaucoup plus ambitieux de la part de la Russie. Je pense que ce qu’ont fait les diplomaties françaises et allemandes, en l’espèce en lien avec les diplomaties ukrainienne et russe, est un succès. Ce format permettra-t-il de sortir de cette crise ? C’est une autre question, mais il ne faut pas oublier ce que le Format Normandie a permis d’éviter.

En ce qui concerne l’ambition géopolitique de l’Union européenne, Mme von der Leyen a expliqué qu’elle souhaitait une commission plus géopolitique, mais cela ne signifie pas une Union européenne plus géopolitique. Nous nous réjouissons tous de la création du Fonds européen de défense. Nous voyons comme un pas positif la constitution d’une direction générale (DG) Défense. La question peut être difficile à formuler auprès de nos partenaires européens : un meilleur affichage politique, une meilleure crédibilité politique, peuvent-ils se faire sans abaissement de nos capacités opérationnelles ? Pour le dire autrement, les fonctionnaires de la Commission européenne sont-ils les mieux outillés pour penser les questions stratégiques et de défense ? À titre personnel, je ne le pense pas. Il y a là, à mon avis, un sujet tout à fait majeur sur la manière dont cette DG va être armée et ensuite d’éviter que ces questions soient traitées uniquement par la Commission et de manière peut-être trop rapide, mais technocratique. Il y a là un risque tout à fait majeur si nous voulons éviter un abaissement de nos capacités opérationnelles.

Cela me permet de faire le lien avec la question de M. Larsonneur sur l’OTAN. Ce débat en France est très marqué politiquement. Il me semble utile de rappeler que l’OTAN maintient à niveau nos capacités, c’est-à-dire que nous avons appris militairement par le biais de l’OTAN. Un certain nombre de nos interventions ont été rendues possibles par ces formes de coopération. L’OTAN pose aussi une question de niveau, sans ouvrir la discussion sur la dimension politique. La France avait peut-être la possibilité d’utiliser davantage l’OTAN, précisément dans sa vocation européenne. Les propos présidentiels ont provoqué des réactions qui braquent un certain nombre de nos partenaires. Ils ont aussi l’avantage d’ouvrir la discussion en particulier sur le rôle de la Turquie, puisque je pense que c’est surtout cela qui est en jeu aujourd’hui.

Je suis entièrement d’accord avec Monsieur le président Chassaigne et avec Manuel Lafont Rapnouil pour souligner l’importance de l’ONU, avec un bémol. En effet, je crois qu’il faut évoquer la prise en main de l’appareil onusien par la Chine de manière très graduelle, très construite, qui permet à la Chine d’avoir deux cartes : une carte qui est de jouer le système onusien, et le cas échéant, de pouvoir ne pas jouer le système onusien avec ses propres institutions de gouvernance, notamment différents mécanismes de financement. Nous sommes aussi face à un dilemme de sécurité puisqu’en réalité, en tendance, les Européens ont désarmé depuis 1991 de manière extrêmement forte. Nos dépenses militaires représentaient à peu près 4 % du PIB à la fin de la guerre froide. Il faut s’en réjouir. Pour le dire autrement, nous n’avons cessé de toucher les dividendes de la paix quand les autres ont réarmé. Mais cela nous fragilise aujourd’hui, alors même que nous avons fait des choix de stricte suffisance, dans le nucléaire notamment. Nous avons par exemple démantelé notre capacité de production de matières fissiles. Nous sommes allés assez loin, alors que les grands compétiteurs stratégiques et d’autres acteurs font l’inverse. De mon point de vue, la remontée en puissance est tout à fait nécessaire. Elle est un moyen d’expliquer qu’il faut réarmer, mais modérément.

M. Manuel Lafont Rapnouil. Je voulais d’abord rejoindre ce que Thomas Gomart a dit sur l’importance du Format Normandie et la dimension ukrainienne, qui méritaient d’être rappelés.

À propos du rôle du privé dans la conflictualité, c’est un des aspects de ce que j’ai appelé la « commodification de la sécurité » : le fait de traiter la sécurité comme un bien que l’on peut échanger. Cela ne concerne pas que les États. Cela correspond à une forme d’aversion au risque, puisque l’on va demander à quelqu’un d’autre d’assumer le risque. Je pense que cela renvoie plus largement à la question de qui sont nos partenaires. Le partage du fardeau face à la conflictualité, ce n’est pas juste le partage du fardeau en termes budgétaires ou financiers, mais c’est aussi le partage du fardeau en termes politiques. Nous savons très bien que les armées qui contribuent en troupes, en matériel, aux opérations de maintien de la paix ne sont pas exactement les mêmes que celles qui financent le maintien de la paix onusien. Un des pans majeurs de notre stratégie dans le Sahel consiste à mettre en avant les partenaires locaux, dont la fragilité est l’une des raisons de la situation dans laquelle nous sommes. Là-dedans, ce ne sont pas que des partenaires privés. Ce n’est pas juste un problème de privatisation, c’est aussi un problème de répartition de la tâche entre les différents acteurs.

Un certain nombre de partenaires privés peuvent penser qu’il y a là un espace à occuper pour eux. La tentation est réelle pour les États. S’ajoutent à cela des stratégies délibérées pour occuper le terrain de façon moins visible politiquement, pour poser des jalons, ou pour développer un business et un type de lien. En effet, ces sociétés privées n’interviennent pas que dans les conflits ouverts. Elles n’interviennent pas qu’auprès ou pour le compte des États, mais aussi dans un certain nombre de cas pour défendre des intérêts privés sur place. Je suis très réservé sur les vertus de cette tendance à la privatisation du conflit ; en effet, la situation sera très différente si des acteurs privés sont parties au conflit, avec des intérêts en jeu qui ne sont pas ceux des principaux protagonistes. On sait très bien qu’aujourd’hui, il y a un certain nombre de conflits qui durent parce que des groupes armés qui pouvaient avoir, qui parfois ont encore, un agenda politique, ont en fait aussi un agenda de groupes criminels organisés et que leurs dirigeants ont trouvé une forme de pouvoir, une forme d’accès à des ressources économiques, parfois politiques, liées à ces activités privées et à ces logiques criminelles, et que cela complique énormément les efforts de règlement des conflits.

D’où l’importance de régler les conflits, de construire, de consolider la paix. Et la privatisation du conflit, la privatisation de la fonction de sécurité s’oppose à la vision que l’on a de l’État comme ayant le monopole de la violence physique légitime et est tout à fait au cœur des difficultés que l’on rencontre aujourd’hui.

Mme la présidente Françoise Dumas. Je vous remercie tous les deux pour la richesse de vos réponses et de vos propositions. Je pense qu’un certain nombre de mes collègues ont bien l’intention d’engager des travaux au regard des perspectives que vous nous proposez. Merci pour la hauteur de ce débat. Je crois qu’il nous a stimulés à nouveau et nous permettra d’engager de nouvelles pistes de travail pour les mois à venir.

 


2.   Table ronde, ouverte à la presse, commune avec la commission des affaires étrangères, avec M. Jean-Pierre Maulny, directeur-adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), M. le général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées et M. Camille Grand, secrétaire général adjoint de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pour l’investissement de défense, sur l’avenir de l’Alliance atlantique (mercredi 27 novembre 2019)

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Mes chers collègues, permettez-moi, en préambule de notre réunion, de rendre hommage aux treize militaires qui ont trouvé la mort lundi au Mali lors d’une opération de combat contre des groupes armés terroristes. Je veux exprimer en notre nom à tous à leurs familles, à leurs frères d’armes, toute notre solidarité. Cet évènement nous rappelle ce que nous devons à ces femmes et à ces hommes engagés en notre nom pour défendre nos principes, nos valeurs, nos libertés, souvent au prix de leur vie. Cet évènement douloureux fait écho à l’objet de notre réunion qui concerne la sécurité et la stabilité de l’Europe et de son voisinage. C’est au lendemain de l’intervention militaire de la Turquie dans le Nord-Est syrien que nous avons décidé d’organiser cette table ronde. Notre Assemblée nationale a condamné unanimement cette opération qui a vu un membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), la Turquie, envahir un territoire géré en partie par les forces démocratiques syriennes, engagées elle-même dans la lutte contre le terrorisme, et un autre membre de l’OTAN, les États-Unis, se retirer unilatéralement sans aucune concertation avec ses alliés de la coalition anti-Daech pour permettre cette invasion. Autant de manquements à la solidarité élémentaire, qui posent, à notre sens, la question d’une remise à plat de l’Alliance atlantique. Nous avons donc souhaité ouvrir un débat sur la défense de l’Europe, sur la nécessaire refondation de l’OTAN, en y associant tout naturellement la commission de la défense. Nous avons choisi de le faire quelques jours avant le sommet de l’OTAN qui doit se tenir à Londres les 3 et 4 décembre prochains.

C’est le bon moment pour ouvrir une réflexion de fond. À l’heure où les rapports de force et les équilibres du monde sont en pleine mutation, nous devons collectivement nous interroger sur notre capacité à assumer ensemble la sécurité des Européens et à garantir la stabilité dans notre voisinage avec les outils existants, mais également avec la volonté de construire une autonomie européenne pleine et entière de pensée, de moyens et d’actions. Autant de questions que nous soumettons à nos trois invités. Jean-Pierre Maulny, vous connaissez bien cette maison, vous êtes directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste des questions de défense de l’Europe, de la défense et de l’OTAN. Vous pourrez, à ce titre, nous présenter votre analyse des nombreuses difficultés auxquelles l’Alliance est aujourd’hui confrontée. Le général Henri Bentégeat a été chef d’état-major des armées françaises de 2002 à 2006, puis président du comité militaire de l’Union européenne de 2006 à 2009. Vous pourrez nous éclairer sur les dissensions qui existent entre États membres, en particulier avec la Turquie, ainsi que sur les enjeux, mécanismes, et difficultés de l’Europe de la défense. Camille Grand, diplomate et actuel secrétaire général adjoint de l’OTAN pour l’investissement de défense, vous êtes ancien directeur de la Fondation de la recherche stratégique et vous avez à ce titre participé à plusieurs groupes d’experts sur l’avenir de l’OTAN.

Mme la présidente Françoise Dumas. Avant tout, je tiens à m’exprimer en tant que présidente et au nom de tous les commissaires, pour m’associer à l’hommage de la représentation nationale que vous venez de rendre aux treize militaires français morts au cours d’une action de combat dans le cadre de l’opération Barkhane au Mali.

Chaque jour, notre commission de la Défense nationale et des forces armées constate, à travers ses nombreuses rencontres, l’engagement et le professionnalisme de nos soldats qui méritent toute l’admiration et la reconnaissance de la Nation. Ces décès nous rappellent que cet engagement en faveur de notre sécurité peut aller jusqu’au sacrifice suprême. Nos pensées se tournent aujourd’hui vers les familles, les proches, les frères d’armes de ces jeunes gens morts pour la France.

Permettez-moi aussi d’avoir, en votre nom à tous, chers collègues, une pensée d’amitié et de fraternité toute particulière pour notre collègue parlementaire, Jean-Marie Bockel, qui a perdu son fils dans cette action.

Je souhaite la bienvenue à nos trois invités que je remercie d’avoir accepté d’être présents ce matin pour débattre avec nous de l’avenir de l’Alliance atlantique. Cette audition est commune avec votre commission, Madame la présidente, et je m’en réjouis, car une bonne politique étrangère dépend, est-il besoin de le rappeler, d’une fine articulation entre la défense et la diplomatie. L’une ne peut pas aller sans l’autre et je souhaite que cette réunion soit le prélude à de nombreux travaux communs entre nos deux commissions.

Cette audition intervient à quelques jours d’un sommet programmé à Londres pour fêter les 70 ans de l’OTAN et devrait être l’occasion d’apporter de premiers éléments de réponses aux interrogations politiques et stratégiques qui se posent aujourd’hui de manière ouverte à l’OTAN. Cette audition répond aussi à une nécessité, pour que les députés puissent se saisir de ce débat, de ne pas être de simples spectateurs et qu’ils fassent connaître dans leur diversité, et peut-être leur convergence, leurs opinions.

La crise politique et stratégique que traverse l’OTAN ne date pas des déclarations, il y a quelques jours, du Président de la République dans The Economist. Celles-ci ont eu le mérite de la mettre publiquement à jour et de contraindre l’ensemble de nos partenaires à se positionner par rapport à elle, les obligeant à rompre avec toute tentation d’immobilisme. Mais cette crise est beaucoup plus ancienne. L’Alliance atlantique, créée en 1949 pour conjurer la menace soviétique, a survécu à la disparition du Pacte de Varsovie en février 1991 et à celle de l’Union soviétique en décembre 1991. Cette belle longévité de 70 ans est en soi déjà un succès. Elle s’explique par la volonté des États-Unis de continuer à exercer une influence stratégique en Europe et la crainte de nombreux pays européens de voir resurgir la menace russe. Cet équilibre a été remis en cause à la fois par les déclarations du président Trump, qui a jugé l’OTAN obsolète dès sa campagne électorale de 2016 et s’était interrogé sur la clause de défense mutuelle de l’article 5 du traité de Washington.

L’intervention unilatérale de la Turquie en Syrie, le mois dernier, contre ceux-là mêmes qui nous ont apporté une aide déterminante dans la lutte contre le califat de Daech n’a fait que renforcer les doutes quant à la cohérence et la stratégie de l’Alliance en tant que structure politique. Certes, le rôle militaire de l’organisation n’est pas en cause. Nul ne songerait à remettre en question les acquis de 70 ans de planification, de standardisation et d’interopérabilité de l’OTAN. Il serait insensé de prétendre remplacer ce capital patiemment accumulé par une structure créée ex nihilo. Ce n’est donc pas sous cet angle qu’il faut comprendre le concept d’autonomie stratégique de l’Union européenne ; ce serait d’ailleurs contraire aux textes européens eux-mêmes. En instaurant une obligation d’aide et d’assistance à tout État membre qui serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, plus contraignant que l’article 5, l’article 42-7 du traité sur l’Union européenne rappelle que l’OTAN reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre. On ne peut cependant se satisfaire de la vision mercantile du président Trump, qui semble ne voir dans le parapluie américain offert à tous ses alliés, y compris asiatiques, qu’un investissement dont la rentabilité économique doit être désormais sérieusement prise en considération.

En tout cas, le président Macron estime que la France n’a pas signé pour cela. Je suis persuadée que nous sommes nombreux à considérer ici qu’il a raison de le dire, et que ses mots peuvent contribuer à accélérer les réflexions en cours au sein de l’OTAN et la prise de conscience par les Européens de leurs responsabilités. Pour développer une nécessaire autonomie stratégique européenne, il nous faut nous interroger sur les moyens pour la France de mettre en œuvre un pilier européen de l’Alliance. Elle ne peut agir seule. Ne faudrait-il pas commencer par une alliance entre les trois principales puissances militaires européennes ? La France, le Royaume-Uni et l’Allemagne contribuent ensemble, en effet, aux deux tiers de l’effort de défense européen, et représentent bien davantage en termes opérationnels et capacitaires. Il pourrait être possible ensuite d’y associer d’autres pays ; je pense notamment à l’Espagne, qui témoigne d’un intérêt de plus en plus accru pour les projets de coopération de défense. Pour aller plus loin, peut-on ou faut-il même envisager à terme une OTAN sans les États-Unis ?

Les questions que nous nous posons et que nous posent nos concitoyens sont nombreuses, et les trois heures qui viennent ne seront pas de trop pour les évoquer ensemble.

M. Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS. Vous avez eu l’initiative de cette table ronde avant même que le président Macron ne publie son interview dans The Economist ; vous avez fait preuve de sagacité !

J’ai également une pensée pour les 13 soldats qui sont morts hier. Les questions que nous sommes sur le point d’aborder sont sérieuses, graves, avec malheureusement parfois la mort au bout du chemin pour nos soldats.

Sur l’OTAN, je pense qu’il faut résumer les épisodes précédents pour comprendre la situation où nous sommes aujourd’hui. Je ne parlerai pas de crise de l’OTAN. Simplement, la situation politique et les intérêts de sécurité des membres de l’OTAN ne sont plus exactement les mêmes, certes pas sur tous les aspects, mais en tout cas sur un certain nombre, d’où les difficultés que nous connaissons aujourd’hui.

L’OTAN a été fondée en 1949 contre la menace soviétique. À la fin de la guerre froide – elle était alors composée de 16 pays – elle avait gagné le conflit sans avoir tiré un coup de feu. La question de son maintien s’est posée. L’URSS en pleine dissolution, la Russie a pris la principale succession et le Pacte de Varsovie fut dissous. L’OTAN ne fut cependant pas dissoute pour trois raisons qui firent consensus entre les États membres, y compris de la France, même si le sujet a donné lieu à des débats. La première, c’est que tout le monde voulait maintenir un lien transatlantique en matière de sécurité avec les États-Unis. Ensuite, les Européens ne se sentaient pas en capacité d’assurer seuls leur sécurité. Enfin, la stabilité de la Russie suscitait des inquiétudes. Un des six scénarios du Livre blanc de 1994 concernait ainsi la résurgence de la menace majeure, la menace russe.

Dans les années qui ont suivi, l’OTAN a véritablement trouvé une utilité, non pas en tant qu’alliance militaire, mais en tant qu’outil militaire au moment des conflits balkaniques, puisqu’elle a fait du « peace keeping » et du « peace enforcement » ; nous n’étions pas sous le régime prévu à l’article 5, mais l’outil militaire a fonctionné. Il a fonctionné de nouveau, quoiqu’avec des difficultés, au moment du Kosovo.

Ensuite, nous avons eu l’épisode des élargissements de l’OTAN et de l’Union européenne. Les pays d’Europe centrale et orientale et les pays d’Europe du Nord, les ex-pays baltes, voulaient, d’une part, avoir accès à la prospérité européenne – c’était l’accès à l’Union européenne – et d’autre part, la sécurité proprement dite en matière de défense via l’accès à l’Alliance atlantique. Tout cela n’a pas suscité trop de grincements de dents de la part de la Russie. Entre 1997 et 1999 puis entre 2003 et 2005, c’est-à-dire au moment des deux élargissements, les Russes protestent mais ne sont pas véritablement en position de s’opposer. Le conseil OTAN-Russie est mis en place à cette époque.

Des divergences sont apparues par la suite. La première divergence est liée au fait que nous étions sortis de la guerre froide sans avoir véritablement fait de réconciliation avec la Russie, mais sans, en même temps, qu’il y ait de tension. La situation s’est dégradée durant les années 2000, autrement dit, bien avant 2014, en particulier à deux occasions. Tout d’abord, la défense antimissile de l’OTAN sur la partie européenne ont fait craindre aux Russes une remise en cause de leur force de dissuasion. Puis, lors du sommet de Bucarest, en 2008, le communiqué final indiquait que l’Ukraine et la Géorgie seraient membres de l’OTAN. Les relations se sont alors tendues avec les Russes. Elles se sont tendues partiellement parce qu’à l’époque, la coopération demeurait forte sur un certain nombre de dossiers : d’une part, en matière de lutte contre le terrorisme et, d’autre part, sur l’Afghanistan et au fond, sur la relation Russie OTAN à propos de l’Afghanistan.

La deuxième divergence est venue des États-Unis ; pas de Ronald Trompe, mais de Baraque Obama. Barack Obama a été élu sur le projet de retirer les troupes américaines du Proche-Orient. Il a commencé à le faire en Irak et il voulait le faire également en Afghanistan. D’une certaine manière, Donald Trump aujourd’hui ne fait que prolonger la politique de Barack Obama sur ce sujet. La sécurité des États-Unis, pour Barack Obama, passe d’abord par la sécurité en Asie, et non pas par la sécurité en Europe. En 2009-2010, tout le monde attendait Barack Obama : ce devait être la réconciliation. Or Barack Obama ne venait pas, si je puis dire. Ses paroles étaient très sympathiques, mais relativement tièdes. La politique de Barack Obama perdure aujourd’hui sur les deux points que j’ai soulignés, et deux divergences majeures dont on parle peu à l’heure actuelle, moins que l’épisode syrien, qui sont le retrait du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) – la question iranienne – et plus récemment, la reconnaissance de la colonisation d’Israël en Palestine. Ce sont deux sujets proche-orientaux cruciaux pour les Européens.

L’Alliance atlantique oscille aujourd’hui entre alliance militaire et objet, organisation politique. L’alliance militaire et l’outil militaire, personne ne les remet en cause. Cet outil fonctionne, bien qu’ayant des défauts, étant un peu lourd, un peu cher. C’est une alliance militaire, mais est-ce une organisation politique ? Voilà la question aujourd’hui. La France a toujours essayé de minimiser le rôle politique de l’Alliance atlantique, mais à partir du moment où vous avez une organisation, vous ne pouvez pas dire qu’elle n’a pas de rôle politique. C’est un fait. Avec l’épisode syrien, deux pays de l’Alliance atlantique ont agi sans avertir leurs partenaires de l’OTAN alors que l’article 4 prévoit normalement que les alliés doivent se consulter : l’un a décidé de retirer ses troupes du nord de la Syrie, l’autre y a des intérêts de sécurité, ce qu’a reconnu d’ailleurs le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, dans le nord de la Syrie.

L’essentiel est de bien délimiter le rôle politique de l’OTAN, de ne pas lui donner des rôles qu’elle n’a pas à avoir – parce qu’on va se poser plus de problèmes qu’autre chose – et bien entendu, de conserver l’outil militaire. L’OTAN ne doit pas être, par exemple, l’instrument d’un dialogue avec la Chine ou avec la Russie. L’instrument de dialogue doit être l’Union européenne, les États-Unis, l’Union européenne et les États-Unis ensemble, mais cela ne peut pas être une alliance militaire. À partir du moment où vous faites dialoguer une alliance militaire avec ce type de pays, nécessairement, vous avez la logique plus ou moins de l’ennemi qui vient en tête. C’est cela qu’il faut éviter.

Par ailleurs, si une commission d’experts ou de hautes personnalités, de sages est mise en place au prochain sommet de Londres pour réfléchir sur le futur de l’OTAN, je pense qu’il faut éviter le piège du consensus et privilégier un document très politique. Je me souviens, Camille, quand tu étais dans le groupe d’experts préparatoire, au moment du conseil stratégique de l’automne 2010, alors que des tensions étaient déjà perceptibles. Vous étiez là pour essayer de déminer les tensions. Or, il vaut mieux dire quelles sont exactement les convergences et les divergences de sécurité, ce qu’il faut absolument conserver et ce qu’il faut absolument éviter.

Général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées. Quand la Turquie a rejoint l’OTAN en 1952, soit un an avant l’Allemagne, elle a été qualifiée de « pilier oriental de l’Alliance ». La Turquie n’a pourtant jamais été un allié facile, comme le rappelait mon voisin. Dès l’origine, des escarmouches frontalières avec la Grèce ont eu lieu et n’ont jamais véritablement cessé. En 1974, elle a occupé le nord de Chypre avec, pour conséquence, un embargo temporaire sur les armes. En 2003, elle a refusé le passage et le stationnement des forces américaines qui voulaient envahir l’Irak, même si quelques arrangements ont eu lieu après. Les contentieux, comme on le sait, se multiplient depuis dix ans, c’est-à-dire depuis que le président Erdogan a lancé sa grande politique ottomane.

Aujourd’hui, deux sujets sensibles jettent le trouble au sein de l’OTAN. D’une part, le déploiement du système de missiles S-400 russes sur le sol turc et d’autre part, l’offensive turque en Syrie, dont nous venons de parler. Les S-400 sont un système de défense antiaérienne tout à fait classique dans sa conception. Ils reposent sur un ensemble de radars, des missiles bien sûr, et de moyens de coordination entre les deux. Le système S-400 russe est actuellement le plus moderne au monde. Son niveau technologique est sensiblement supérieur à celui des missiles Patriot américains. Ses capacités de défense antimissile sont également supérieures à celles des Patriot. C’est un système extrêmement moderne et curieusement moins cher que les Patriot. C’est une des raisons pour lesquelles la Turquie les a commandés en 2017, ayant échoué à acheter à un prix qui lui paraissait acceptable les Patriot américains. Les livraisons de défense antimissile S-400 ont commencé depuis le mois de juillet dernier. Le Pentagone a alors décidé de suspendre la livraison de chasseurs F-35 également commandés par la Turquie, et ce pour une raison simple : le S-400 va être mis en œuvre inévitablement, au moins dans les débuts, avec l’aide de conseillers russes. Ce système de défense antiaérienne permettrait de détecter très rapidement à la fois les capacités, mais aussi toutes les faiblesses, les insuffisances, de ce nouveau fleuron de l’armée de l’air américaine qui va bientôt équiper Israël, qui va équiper également au moins six des pays de l’Union européenne. Le F-35 est une préoccupation majeure pour le Pentagone. Par ailleurs, ce système de défense russe n’est pas naturellement interopérable avec les autres systèmes de défense antiaérienne de l’OTAN. Ce ne serait pas la première fois, pour être honnête, mais dans le principe, les alliés sont censés s’orienter vers des équipements de toute nature interopérables.

L’affaire est-elle définitivement réglée ? Les Turcs vont-ils réellement terminer de s’équiper avec un système de défense antiaérienne S-400 ? Pour les États-Unis, aujourd’hui, il semble que l’affaire ne soit pas réglée. Les Américains ont formulé des contre-propositions pour que les Turcs reviennent à un système américain Patriot. Des négociations secrètes sont en cours. Mais on voit quand même mal aujourd’hui, alors que les livraisons russes ont commencé, les Turcs renoncer à cette acquisition.

Le deuxième point concerne l’offensive turque en Syrie. Cette offensive, tout le monde la connaît. Elle a été conduite pour éloigner les milices kurdes de la frontière turque. Elle a débuté le 9 octobre et s’est achevée trois semaines plus tard à la suite d’un accord entre le président Erdogan et le président Poutine. Elle s’est exercée avec le feu vert, au moins implicite, des États-Unis contre des milices qui avaient joué un rôle essentiel dans la guerre contre Daech. Elles ont provoqué les réactions que l’on connaît, de la France en particulier, mais aussi de l’Union européenne, et la décision de mettre en place un embargo sur les armes à destination de la Turquie. À l’inverse, comme l’a souligné tout à l’heure notre présidente, le secrétaire général de l’OTAN – je ne veux évidemment pas ici faire injure à mon voisin – M. Stoltenberg, a déclaré comprendre les préoccupations de sécurité de la Turquie. La Turquie, pour sa part, s’est indignée du manque de solidarité de ses alliés de l’OTAN à son égard, alors qu’elle se trouvait directement menacée par ces milices kurdes.

La question qui se pose aujourd’hui, compte tenu de ces éléments, de ces incartades répétées de la Turquie, des problèmes qu’elle pose aujourd’hui, de l’éloignement visible du président Erdogan de la ligne traditionnelle de l’Alliance atlantique, est la suivante : la Turquie doit-elle, peut-elle, et veut-elle quitter l’OTAN ? La réponse est négative, à l’évidence, pour la quasi-totalité des alliés, probablement même pour la France. Pourquoi ? D’abord, il n’existe pas de procédure d’exclusion des membres au sein de l’OTAN. Deuxièmement, la Turquie a une position stratégique très importante pour l’OTAN. Elle tient toujours les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Elle tient les sources du Tigre et de l’Euphrate. Elle est à la fois frontière et intermédiaire avec le monde musulman. L’armée turque est une des plus solides de l’OTAN avec 750 000 hommes bien équipés, en dépit des purges, et un budget de 20 milliards d’euros par an. Surtout, pour l’avoir bien connue, c’est une des rares armées européennes qui soit capable de se battre. La Turquie est dépositaire de 50 armes nucléaires tactiques américaines. Elle n’a pas de possibilité d’alliance alternative : la Russie n’est pas fiable et le monde musulman est divisé.

Un point souvent ignoré est que la Turquie pose un problème à l’Europe de la défense et peut en poser de plus redoutables encore à l’avenir. D’abord, elle pose un problème parce qu’elle bloque tout accord formel entre l’OTAN et l’Union européenne à cause bien sûr du différend de Chypre, et aussi parce qu’elle n’a pas retrouvé au sein de l’Union européenne la place qu’elle avait autrefois au sein de l’Union de l’Europe occidentale. En fait, la Turquie n’a pas de position aujourd’hui de partenaire extérieur privilégié au sein de l’Union européenne, ce qu’elle réclame depuis les débuts de la politique européenne de sécurité et de défense. De ce fait, elle empêche aujourd’hui les Européens de faire appel aux moyens de l’OTAN pour mener une opération, ce qui ne gêne pas du tout la France ou l’Union européenne, pour être honnête. Par contre, ce qui est beaucoup plus grave et beaucoup plus préoccupant pour l’avenir, la Turquie fera certainement tout ce qu’elle pourra pour empêcher que l’Union européenne signe avec le Royaume-Uni des accords de partenaire privilégié.

J’en viens donc à la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), à l’Europe de la défense. Je crois que les progrès récents sont absolument indiscutables, mais ils se situent exclusivement dans le domaine des capacités militaires. Des capacités militaires non pas collectives, mais celles des membres de l’Union européenne. C’est tout ce qu’apporte la coopération structurée permanente (CSP) et ce qu’apporte aujourd’hui la participation de la Commission européenne, c’est-à-dire le Fonds européen de défense. L’Europe de la défense souffre d’une faiblesse fondamentale, c’est sa capacité d’action opérationnelle. Pourquoi ? D’abord parce que la quasi-totalité des États de l’Union européenne font reposer leur défense et leur sécurité sur la garantie de sécurité américaine, pour ce qu’elle vaut encore, et donc inévitablement se reposent sur l’OTAN. La deuxième raison est que la perception des menaces n’est pas la même dans tous les pays européens. Un sondage qui avait été réalisé en 2015 était particulièrement éloquent. Onze des pays de l’Union européenne considéraient que la seule menace aujourd’hui pour l’Europe était la Russie. Le reste des États européens étaient avant tout inquiets de ce qui se passait en Méditerranée et des risques terroristes.

Le Parlement et les opinions publiques en Europe sont globalement assez réticents à la participation de leur pays aux interventions militaires de l’Union européenne et ils sont, il faut le dire, confortés par les résultats controversés des opérations en Afghanistan, en Libye, voire aujourd’hui dans le Sahel. Pourtant, les mécanismes existent depuis 2003 – je les ai expérimentés directement à Bruxelles –, les moyens sont là, imparfaits et insuffisants, mais suffisants malgré tout pour avoir permis de conduire depuis 2003, depuis quinze ans, huit opérations militaires, dont certaines d’une ampleur réelle, au-delà de 5 000 hommes, et une cinquantaine de missions de formation, d’observation, de contrôle.

Dans ce cadre, je crois que l’initiative européenne d’intervention (IEI) qui a été lancée par la France il y a deux ans est quand même très positive, même si ses objectifs ne peuvent être que modestes. Pourquoi est-elle positive ? Parce qu’elle s’attaque pour une fois à ce qui est le cœur de ce dont a besoin aujourd’hui l’Union européenne, c’est-à-dire la volonté et la capacité opérationnelle. Elle a le grand mérite d’inclure deux pays qui sont pour nous extrêmement précieux, mais qui sont en dehors du système, en dehors de la PSDC ou qui vont l’être : le Royaume-Uni et le Danemark. L’initiative européenne d’intervention est une potentialité, mais restera une potentialité jusqu’à ce que les esprits soient assez mûrs chez nos partenaires pour que les Européens se décident enfin à construire l’autonomie stratégique de l’Europe dont nous avons besoin.

M. Camille Grand, secrétaire général adjoint de l’OTAN. Je m’associe à l’hommage rendu aux soldats français au Mali. J’ai vécu hier devant le Conseil de l’Atlantique Nord un moment assez émouvant quand tous nos alliés et le secrétariat général ont rendu un hommage appuyé à ces soldats.

Il est clair que l’OTAN connaît une phase de turbulences. Depuis 2014 et les évènements de Crimée, l’OTAN a été amenée à s’interroger sur son rôle et finalement à réinventer un peu dans l’urgence ce que j’appellerais une « OTAN 3.0 », soit l’OTAN de l’après-guerre froide. L’organisation revient à certains fondamentaux de la défense collective, de la défense de l’Europe, mais elle doit, dans le même temps, prendre en compte et continuer à prendre en compte toute une série de crises à la fois dans le voisinage immédiat de l’Europe, mais également au-delà où parfois l’OTAN reste engagée comme en Afghanistan. Du point de vue stratégique, vu de Bruxelles, vu de l’environnement OTAN, ce moment est compliqué et appelle un certain nombre d’adaptations de l’Alliance.

L’affaire du Nord-Est syrien a suscité des tensions entre alliés. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de l’Alliance : un certain nombre d’exemples ont déjà été cités. Si nous remontons loin, nous pouvons parler de la crise de Suez, de très vifs débats au moment de la guerre d’Algérie pour savoir si la France n’allait pas entraîner l’OTAN dans des aventures de guerres coloniales, du retrait français de 1966, de la crise de Chypre, de la crise des euromissiles au début des années 1980 et évidemment, de la crise irakienne de 2003, où les alliés étaient extrêmement partagés – je l’ai vécu au sein du ministère de la Défense – sur l’engagement américain en Irak qui s’est fait sans l’OTAN parce que précisément, la France et l’Allemagne s’y étaient opposées avec la Belgique et le Luxembourg.

Ces tensions sont compliquées par le thème du partage du fardeau, qui est ce thème récurrent de la demande américaine de voir les Européens dépenser davantage pour leur défense. Les Américains consentent un peu plus des deux tiers des dépenses militaires de l’Alliance. Ce chiffre a donné lieu depuis les années 1950 à un certain nombre de pressions américaines sur les Européens. Depuis 2011 et le discours du secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, toutefois, la pression est montée. Le président Trump insiste d’une manière particulièrement forte sur les alliés.

Enfin, les discussions sont vives entre alliés sur la manière d’aborder ces crises ; autour de la question syrienne, en particulier, mais aussi autour d’autres grands dossiers politiques et stratégiques – je pense à la Syrie, mais nous pourrions parler de l’Iran également – alors même que ces crises n’impliquent pas l’OTAN ou alors, de manière très marginale.

Pour autant, l’OTAN s’est adaptée et continue à le faire. Je parlais d’OTAN 3.0 tout à l’heure. Depuis le sommet du Pays de Galles en 2014, nous avons eu deux autres sommets à Varsovie en 2016 et à Bruxelles en 2018, qui ont donné lieu à des décisions qui ont adapté profondément l’Alliance. Je citerai rapidement l’évolution de la structure de commandement de l’Alliance, c’est-à-dire tous les états-majors qui organisent le système militaire de défense de l’Europe, le déploiement d’une présence avancée dans l’est de l’Europe – une présence avancée limitée, mais qui est une première depuis la fin de la guerre froide avec une présence dans les trois pays baltes et en Pologne –, un travail sur la réactivité, c’est-à-dire le fait de rendre les forces d’autant plus agiles et aptes à réagir face aux différentes crises, avec une augmentation des volumes de forces en alerte et un travail en cours. Ce dernier va se concrétiser à Londres dans quelques jours sur une initiative qui s’appelle « OTAN réactivité » visant à avoir en permanence des forces – 30 bataillons, 30 bâtiments et 30 escadrons – prête à agir avec un préavis de 30 jours.

Le débat portait aussi sur le partage du fardeau financier à proprement parler. Nous avons vu les Européens et les Canadiens réinvestir dans la défense, ce qui était à mon sens tout à fait nécessaire, avec un engagement de plus de 100 milliards de dollars supplémentaires qui ont été dépensés dans les quatre dernières années par ces alliés, qui ont changé assez fondamentalement les équilibres militaires dans ce dispositif. Enfin, un travail a eu lieu sur l’interopérabilité, que l’on veut désormais immédiate et pas adaptée à un engagement militaire dans de la gestion de crise.

Dans ce contexte, je pense qu’il est important de noter le réengagement américain dans la sécurité européenne. On parle souvent de désengagement américain. En réalité, dans les deux ou trois dernières années, les Américains ont renforcé leur présence dans les exercices au sol en Europe, ce qui constitue un retour inédit puisque jusqu’en 2014, nous déplorions un mouvement continu de retrait par rapport aux 300 000 soldats américains présents pendant la guerre froide. Aujourd’hui, sans que les volumes soient très importants, nous assistons à un réengagement notamment dans les exercices.

Enfin, la prise en compte des nouvelles menaces, qu’il s’agisse du terrorisme, des menaces hybrides, du cyber, de l’innovation fait l’objet d’un travail approfondi et l’OTAN vient de reconnaître l’espace comme un domaine d’opérations ; tout cela pour confirmer le point qui a été évoqué par différents orateurs avant moi sur la vitalité de l’OTAN comme organisation militaire qui, je pense, s’adapte rapidement et plutôt efficacement.

Pour un certain nombre d’alliés, tout ceci est lié au fait que l’OTAN reste pour eux la clé de voûte de la sécurité européenne. Beaucoup d’alliés voient dans l’OTAN et dans les relations transatlantiques un élément essentiel de leur propre sécurité et de gestion des crises. J’ai coutume de dire – et c’est frappant lorsqu’on arrive dans l’OTAN en tant que Français que pour 26 alliés sur 29, la politique de sécurité et de défense se fait à l’OTAN à 90 % ou à 99 %. Il y a trois exceptions : les États-Unis, pour des raisons géographiques évidentes, puisque l’OTAN n’est qu’une part mineure de leurs responsabilités ; la Turquie, qui a toujours gardé la volonté de disposer d’un outil de défense qui puisse fonctionner en dehors de l’Alliance atlantique – on le voit aujourd’hui – et de l’utiliser dans la gestion de son environnement immédiat ; enfin, la France, pour un mélange de raisons historiques, mais aussi de tradition militaire d’action nationale, souvent dans un cadre national. Pour les autres alliés, le cadre naturel de leurs engagements militaires, que ce soit en opération ou dans la planification, reste l’OTAN, même si un grand nombre d’entre eux souscrivent évidemment au projet de renforcement du rôle de l’Union européenne dans ce domaine, en tout cas pour les 21 alliés, bientôt 22, qui sont membres de l’Union européenne.

Sur l’OTAN et l’Union européenne, peut-être un mot. C’est une relation compliquée pour les raisons que le général Bentégeat évoquait, notamment du fait des alliés qui ne sont pas membres de l’Union européenne et qui sont toujours vigilants sur ce point, mais c’est une relation qui se développe, notamment sous l’impulsion du secrétaire général, du président Juncker et du président Tusk qui ont signé un programme commun de 74 axes de travail. Certains sont assez mineurs, d’autres sont beaucoup plus importants et concernent le « développement capacitaire », donc le développement des capacités militaires, de manière à travailler davantage ensemble. Nous allons devoir, demain, prendre davantage en compte les développements du côté de l’Union européenne. J’ai, pour ma part, puisque je suis responsable des investissements de défense, développé dans les dernières années des relations très étroites avec la Commission européenne, l’Agence européenne de défense, pour travailler ensemble et tirer profit de ces nouveaux outils européens.

Je voudrais terminer sur la question des crises politiques. D’abord, je pense que souvent, on mélange un peu les tensions qui traversent les relations transatlantiques avec l’Alliance atlantique et les tensions commerciales, les tensions autour du sujet iranien, les débats sur le désarmement, etc. Ce ne sont pas des sujets qui sont tous liés à l’Alliance atlantique. Sur le thème des consultations politiques à l’OTAN, nous sommes dans une situation un peu paradoxale et intéressante de mon point de vue. La France qui, traditionnellement, n’est pas forcément favorable au fait que l’OTAN soit un forum de consultation politique et voit l’Alliance avant tout comme un outil militaire, a ouvert ou en tout cas accéléré un débat sur l’OTAN comme forum politique, ce qu’elle est déjà assez largement. Nous avons eu au Conseil de l’Atlantique Nord des débats sur la Syrie très vifs. Nous avons eu des débats sur un certain nombre de crises et nous les avons assez régulièrement. Il est vrai que cela se passe généralement plus souvent au niveau des ambassadeurs qu’au moment des cinq réunions ministérielles, même si encore une fois, les deux dernières réunions ministérielles ont été l’occasion d’échanges assez vifs.

À propos du groupe d’experts qui a été proposé par la France, mais aussi par l’Allemagne, je note que c’est récurrent dans l’histoire de l’OTAN. Il y a eu le rapport Harmel à la fin des années 1960, à un moment important dans l’histoire de l’Alliance. Il y a eu des groupes pour travailler sur le concept stratégique de 2010 auxquels j’avais participé. Il y a eu d’autres groupes plus ou moins importants. Ce qui paraît intéressant, c’est d’avoir une conversation sur notre sécurité. Ce sera peut-être un point de divergence avec Jean-Pierre, je pense que ces groupes ont le mérite d’une part, et c’est utile, de confronter les points de vue, mais aussi, et c’est l’une des fonctions de l’Alliance, comme objet de forger du consensus entre les alliés sur une vision partagée à la fois de l’environnement stratégique et du rôle des alliés.

Je termine d’un mot sur les relations entre la France et l’Alliance atlantique. Bien que la France soit retournée dans une structure militaire intégrée en 2009, nous continuons parfois à parler de l’Alliance atlantique comme si c’était une sorte d’objet extérieur à notre politique étrangère et de sécurité. Je pense que c’est un élément parmi d’autres, mais un élément important de notre politique étrangère et de sécurité, que la France est un allié entendu et respecté dans cette Alliance, qu’elle y occupe une place importante, l’un des deux commandants suprêmes alliés étant un Français, le général Lanata. À ce titre, on pourrait – je cite le rapport Védrine de 2012 qui explorait les opportunités du retour dans l’Alliance atlantique – s’interroger sur la manière d’utiliser ce levier aussi dans nos initiatives de politique étrangère et de défense. Je pense qu’elle aurait aussi un écho auprès de ceux de nos alliés qui sont très sensibles à l’importance de l’OTAN dans leur politique de sécurité.

M. Philippe Folliot. Je voudrais, à l’instar de ce qui a été dit, m’associer à l’hommage qui a été rendu à nos treize soldats morts au Mali. Ceci nous renvoie dix ans en arrière, après l’embuscade de la vallée d’Uzbin où dix de nos soldats, dont huit du 8e régiment parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa) de ma ville de Castres, étaient tombés. Ceci nous montre avec un certain écho combien ces questions de défense, de sécurité et de lutte contre le terrorisme sont éminemment importantes.

Je ne vais pas revenir sur l’assemblée parlementaire de l’OTAN, son rôle ; 270 parlementaires venant des 29 pays membres de l’Alliance, 18 parlementaires français, 11 députés, 7 sénateurs, et le travail que nous essayons de conduire ensemble pour faire valoir les options des parlements et pas un contrôle, mais en tout état de cause, certaines visions parlementaires sur les questions des enjeux de l’Alliance.

Je voudrais revenir sur la déclaration du Président de la République. Il a eu des mots forts, un certain nombre de formules-chocs qui ont eu le mérite de souligner vis-à-vis de l’opinion la nécessité de poser des questions et un débat par rapport à l’OTAN. Cette interview n’était pas uniquement ces mots forts, c’était une vision globale et géostratégique.

Le monde est toujours plus instable et dangereux. Un réarmement est en cours un peu partout et il est indispensable de continuer à faire des efforts pour notre sécurité. La France assume sa part de responsabilité au travers de la loi de programmation militaire qui ouvre la perspective d’atteindre un budget de défense à hauteur de 2 % du produit intérieur brut (PIB), et on sait que c’est quelque chose d’essentiel et de fondamental pour l’avenir. Ceci étant dit, il y a un certain nombre de questions que le président a posées et que nous nous sommes posées au sein de l’assemblée parlementaire de l’OTAN. Ce sont tout d’abord les questions relatives à l’article 4 et à l’article 5, qui sont les deux pivots, les deux éléments essentiels de l’Alliance. L’article 4 stipule qu’un allié, avant de prendre une décision, quelle qu’elle soit, doit consulter les autres alliés, doit les informer, tout au moins. On s’aperçoit que l’un des principaux alliés, les États-Unis, au regard de ce qui s’est passé en Syrie est un condensé de ce qu’il ne faut pas faire, c’est-à-dire prendre une décision unilatérale sans avoir ne serait-ce qu’informé les autres alliés.

Le deuxième point qui interpelle a trait à l’article 5 et à la notion de solidarité. La crédibilité de l’Alliance reposera sur le fait que nos adversaires potentiels n’auront pas de doute sur notre capacité de nous engager collectivement au nom du « tous pour un, un pour tous » dans le cadre de cet article. Malheureusement, un certain nombre de déclarations ici ou là pourraient laisser penser le contraire, ce qui, à certains égards, peut avoir un certain nombre de conséquences pour l’Alliance.

En conséquence, il nous paraît fondamental de poursuivre l’effort de réarmement du pilier européen de l’Alliance de telle sorte que nous ayons une certaine autonomie et une certaine capacité de décision. Vis-à-vis de l’industrie de la défense, cela constitue certainement un changement. Nul n’est tout à fait empreint de cécité au regard de la stratégie menée par les États-Unis en la matière, qui voit aussi l’OTAN comme un moyen de favoriser ses exportations d’armement en Europe, avec tout ce que cela comporte. Au-delà de cela, un des enjeux essentiels de l’Alliance est la nécessité d’avoir une vision équilibrée entre les deux pôles. Un certain nombre de pays de l’Alliance ne voient qu’une menace russe à l’est, mais le flanc sud reste fondamental pour notre sécurité. La prise en considération de ce flanc sud est un enjeu majeur pour nous, pour que des opérations que nous menons au Sahel, qui sont des opérations d’alliés, peut-être un jour deviennent des opérations de l’Alliance.

Mme Marianne Dubois. L’initiative de cette audition s’inscrit dans une actualité particulièrement lourde en matière militaire. Le groupe Les Républicains (LR) souhaite se joindre aux hommages rendus à nos treize soldats morts lundi soir au Mali lors d’une opération de combat menée contre des groupes djihadistes.

En deux semaines, c’est la seconde fois que l’OTAN est présente au sein de nos débats à l’Assemblée. La semaine dernière, l’Assemblée nationale a ratifié le protocole permettant à la Macédoine du Nord de devenir le trentième État membre de l’Alliance. L’intervention de la Turquie, notre allié au sein de l’Alliance, au nord de la Syrie un mois auparavant a remis l’OTAN, son utilité et sa finalité même au cœur des débats. Ce débat, qui nous paraît particulièrement utile, vient du Président de la République lui-même. En effet, dans un entretien à l’hebdomadaire The Economist daté du 7 novembre 2019, Emmanuel Macron a évoqué la « mort cérébrale » de l’OTAN du fait du désengagement des États-Unis vis-à-vis de ses partenaires et du comportement dangereux de la Turquie dans une zone particulièrement sous tension. Des mots qui sont particulièrement forts, peu diplomatiques, et qui n’en sont pas moins justes et intéressants ; ils doivent nous pousser à une réflexion de fond sur l’avenir de l’OTAN.

En tant que membre de l’assemblée parlementaire de l’OTAN, je constate l’attractivité que l’Alliance exerce sur un nombre important de nos partenaires. En témoignent les réponses parfois sèches de nos partenaires aux remarques du Président de la République. Je constate aussi ce qui me semble être un décalage entre nos forces armées et les instances politiques des pays membres. Les forces armées qui composent l’Alliance travaillent, coopèrent, échangent, s’entraînent, combattent parfois, de manière, semble-t-il, particulièrement fluide et naturelle. L’appartenance à l’Alliance est une donnée parfaitement intégrée pour nos forces qui se posent moins de questions que les différents gouvernements des États membres qui la composent. Nous leur devons, parce que ce sont elles qui sont sur le terrain, un soutien et une stratégie claire. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre un hypothétique revirement de stratégie de nos alliés américains. Ce revirement n’arrivera pas, que le président Trump soit réélu ou pas dans un an. Nous soumettre aux résultats des élections présidentielles est déjà une forme de renoncement. C’est à l’Europe de prendre en main sa défense et sa sécurité. 22 des membres de l’OTAN sont déjà membres de l’UE, et nous y sommes très largement majoritaires.

La France paie largement le prix du sang, ce qu’elle a encore prouvé lundi, pour défendre l’Union européenne des dangers du djihadisme dans la bande sahélo-saharienne. Notre armée se bat au quotidien. Elle sait pourquoi elle le fait, mais c’est aux instances politiques de lui donner des finalités et des objectifs clairs. Le groupe des Républicains appelle de ses vœux un dialogue ferme et constructif au sein de l’Alliance. Si le Président de la République parvient à faire bouger ces lignes avec diplomatie, il aura notre soutien.

M. Jean-Louis Bourlanges. Évidemment, je m’associe à ce qui a été dit par nos collègues sur la disparition de nos treize soldats. J’ai moi-même perdu un neveu dans cette affaire.

Nous pouvons analyser les problèmes actuels à la lumière de deux séries d’évènements très différents. D’abord, un évènement ancien, sur lequel je crois que nous devons jeter un coup de projecteur, qui est la démarche que nous avons faite en 2009 en regagnant l’OTAN. Nous devons nous interroger sur la façon dont nous avons géré cette affaire. Le président Sarkozy estimait qu’on pouvait voir l’OTAN de deux façons : comme l’organisation par laquelle les Américains exercent non seulement une protection, mais une tutelle sur les Européens – c’est un peu le réflexe spontané que nous avons en France – ou comme l’organisation dans laquelle les Américains sont confrontés à des gens qui ne sont pas des Américains, c’est-à-dire des Européens. Pour les Américains, l’OTAN est d’abord une affaire d’Européens. Le calcul qui était celui du président Sarkozy à l’époque, était de dire que nous devions jouer cette carte et développer l’européanisation de l’OTAN.

J’ai l’impression – ma question s’adresse sur ce point notamment au général Bentégeat, qui a suivi cela de très près, mais aussi à vous trois – que nous n’avons pas vraiment joué pleinement ce jeu, que nous avons toujours été hésitants entre ces deux approches, qu’au bout du compte, nous avons été moins impliqués dans l’OTAN plutôt après qu’avant, que nous avons répugné à jouer cette carte, comme avec le poste de commandant suprême allié Transformation (SACT) pour lequel nous avons eu du mal à trouver des candidats. J’ai l’impression que nous avons un peu boudé les instances dans lesquelles les Européens essayaient d’affirmer quelque chose d’un peu autonome – je ne dis pas du tout divergent par rapport aux États-Unis – ce qui se comprend. N’avons-nous pas été prisonniers d’une attitude « entre deux chaises », si je puis dire, où nous n’avons joué ni la carte hors OTAN, la vieille carte gaulliste, ni la carte de l’exploitation des possibilités européennes dans l’OTAN ?

La seconde approche est celle que nous avons abordée depuis le début, c’est-à-dire à la lumière de ce qui s’est passé et notamment de ce qui se passe aux États-Unis. M. Grand a dit – c’est très intéressant – qu’on ne pouvait plus parler aujourd’hui de désengagement. Il reste que le dispositif OTAN, par rapport à ce qu’il était il y a quelques années, est redimensionné à la baisse. Sommes-nous à la hauteur des menaces auxquelles nous sommes potentiellement confrontés, en Europe, en particulier, tant sur le plan quantitatif, sur le plan des troupes, des hommes, des unités, et surtout au niveau stratégique, notamment à la lumière de ce qui a été évoqué, les cybermenaces, etc. ?

La deuxième question a été posée par M. Maulny. Nous sommes en désaccord important avec les États-Unis sur trois enjeux : Israël, l’Iran, le climat. L’OTAN, vous avez raison de le rappeler, est une organisation technique, assez largement, une organisation de sécurité. Ce n’est pas une organisation – et les Français ne l’ont jamais voulue ainsi – de pilotage politique de l’Occident. Peut-être le général de Gaulle avait-il envisagé le directoire à trois en 1958, mais ce n’est pas cela. Pouvons-nous aujourd’hui penser la responsabilité sécuritaire de l’OTAN indépendamment de ces conflits, de ces contradictions politiques qui nous opposent aux États-Unis ? L’autre variante de la question – cela me rend un peu pessimiste – est que nous voulons absolument une organisation européenne, autonome, voire indépendante de l’OTAN. Or – je pose la question notamment à M. Grand – y a-t-il des gens en Europe qui partagent ce projet ? J’ai l’impression que nous sommes un peu une vox clamantis in deserto sur ce point et que nous ne rencontrons pas, parmi nos partenaires, des gens qui disent « vous avez raison, on peut se passer des Américains, on peut faire les choses autrement ».

Nous pourrions être à peu près cohérents dans notre recherche de protection vis-à-vis de la Russie mais nous sommes bien en peine de dégager une attitude commune sur le front sud vis-à-vis de l’islam, vis-à-vis de la Turquie ; nous sommes là dans un embarras complet. Comment, à la lumière de cela, pensez-vous aujourd’hui la fameuse distinction historique entre le en-zone et le hors-zone ? Où l’OTAN reste-t-elle fondamentalement compétente et irremplaçable, et où est-elle en réalité un peu disqualifiée par nos contradictions ?

M. Alain David. Notre réunion de ce matin se tient opportunément avant le sommet de l’OTAN de la semaine prochaine et une semaine après que la discussion dans l’hémicycle à propos de l’adhésion de la Macédoine du Nord à l’Alliance. À cette occasion, j’avais d’ailleurs questionné la pertinence d’une Alliance qui a renoncé en août 2013 à tirer les conséquences du franchissement de la fameuse ligne rouge fixée à Bachar el-Assad par le président américain. J’avais également interrogé le fonctionnement d’une organisation au sein de laquelle le président Trump annonçait unilatéralement et sans concertation le retrait de ses soldats de Syrie. Enfin, j’avais déploré qu’un pays membre de l’Alliance, la Turquie, pour ne pas la nommer, ait le champ libre pour s’attaquer impunément à nos alliés kurdes qui ont combattu le terrorisme avec un courage incroyable.

Nous pourrions également parler du fait que la Turquie agit non seulement seule, mais au mépris de tous ses engagements à l’égard de ses alliés. Elle semble n’écouter que ce que lui dit la Russie, à laquelle de surcroît elle vient d’acheter des missiles. L’OTAN est décidément bien malade. Nous n’échapperons pas à une réflexion sur son avenir dans les prochains mois et les prochaines années. Pour autant, je ne suis pas convaincu que la stratégie du coup de pied dans la fourmilière soit la plus efficace diplomatiquement à quelques jours du prochain sommet de l’OTAN. En tout état de cause, l’occasion doit nous être donnée d’interroger le futur de l’Alliance atlantique, son rôle, comme son fonctionnement qui pose problème. Au moment où les discussions pour une politique européenne de sécurité restent incertaines, on peut se poser la question simplement : l’OTAN est-elle un frein à une Europe puissance qui parlerait d’une voix forte et agirait avec efficacité sur les grands problèmes géopolitiques et les grands conflits du monde ? Il semble que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le chef de la diplomatie, Joseph Borrell, ou le président du Conseil européen, Charles Michel, souhaitent tous renforcer la capacité de l’Europe à peser entre les États-Unis, la Chine ou la Russie. Le moment ne serait-il pas venu de saisir enfin cette opportunité ?

M. Olivier Becht. Je pense qu’il est utile de rappeler d’abord que les questions que nous nous posons aujourd’hui ne remettent pas en doute le caractère d’allié que sont pour nous les États-Unis d’Amérique. Les États-Unis sont des alliés historiques. Ils savent ce qu’ils doivent à la France dans leur fondation et nous savons ce que nous devons aux États-Unis dans la liberté qui est la nôtre encore aujourd’hui. Les doutes sur l’OTAN ne sont pas des doutes sur les États-Unis d’Amérique, mais plus une volonté du président des États-Unis d’Amérique actuel, Donald Trump, lorsqu’il a exprimé des réserves sur l’article 5 de la charte de l’Atlantique Nord en disant : « est-il est bien nécessaire d’aller mourir pour le Monténégro ? »

Personnellement, je ne sais pas si l’OTAN est en état de mort cérébrale, mais ce qui est certain, c’est que les doutes existent. Ce doute est inquiétant, évidemment, parce que si les ennemis de l’OTAN ont disparu, les menaces, elles, demeurent. Vous avez cité la Russie, qui a été traitée comme une vaincue de la guerre froide et qui a soigné en quelque sorte son humiliation par une politique impérialiste dont les conséquences géopolitiques sont aujourd’hui réelles ; nous l’avons vu en Géorgie, nous l’avons vu en Crimée. Nous le voyons actuellement au Donbass avec d’autres menaces sur les pays baltes ou sur d’autres pays de l’ex-bloc soviétique. Vous avez cité la Turquie, qui est aux portes des communautés européennes depuis 1963, et qui elle aussi soigne ce qu’elle a considéré comme étant un mépris des Européens par une politique impérialiste dont les effets déstabilisateurs sur le bassin méditerranéen sont évidents ; on le voit encore actuellement en Syrie. Bien sûr, il y a le terrorisme – vous l’avez cité tout à l’heure – avec les risques de déstabilisation sur l’ensemble du continent africain, dont nous voyons bien que les effets, notamment en termes de migration, mais également en termes économiques, peuvent être importants sur l’Europe.

Face à cela, je pense qu’il est utile – en tout cas, c’est la volonté du groupe UDI, Agir et indépendants – de réaffirmer un certain nombre de positions. Premièrement, les États-Unis sont pour nous des alliés indéfectibles parce que nous partageons une même vision du monde et des valeurs communes ; c’est quand même ce qui est aujourd’hui le plus important dans les relations internationales. Nous sommes évidemment favorables à ce qu’il puisse y avoir non seulement une défense européenne autonome, mais pourquoi pas un jour une armée européenne, à condition bien sûr qu’elle soit accompagnée d’une démocratie européenne, parce qu’une armée ne peut pas aller au combat s’il n’y a pas de chef et de décisionnaire et s’il n’y a pas derrière un peuple pour lequel elle combat. Nous sommes face à la nécessité pour l’Europe de trouver également des coopérations avec la Russie et la Turquie ; nous le croyons nécessaire, notamment dans le cadre du Conseil de l’Europe parce que l’on ne peut pas avoir deux grands peuples qui ont également une grande histoire comme voisins si l’on n’a pas une stratégie à leur égard. Cette stratégie ne peut pas être simplement défensive et militaire. Elle doit être proactive pour faire en sorte que nous trouvions ensemble les moyens d’affirmer la paix dans le XXIe siècle.

M. Jean-Michel Clément. À la veille du 70e anniversaire du traité de l’Atlantique Nord, il est en effet important de s’interroger, mais n’est-il pas déjà trop tard pour qui veut croire encore à l’efficience de ce traité ? Un simple regard sur les quinze dernières années devrait nous alerter. En 2003, les Américains envahissaient l’Irak sous un prétexte fallacieux et provoquaient le chaos actuel que nous connaissons au Proche-Orient. L’OTAN laissa faire et 16 pays membres de l’Union européenne y participèrent. Plus tard, les mêmes, mais pas seuls, déclenchèrent une guerre en Libye dont l’issue n’est toujours pas trouvée, provoquant la déstabilisation de l’État libyen, la fuite de sa population, dont nombreux sont ceux qui périssent en mer aujourd’hui. En 2015, ce sont encore les Américains, seuls cette fois, qui remirent en cause l’accord nucléaire iranien avec l’Iran et l’Iran est aujourd’hui en crise. L’Europe feint de s’y opposer mais rentra dans le rang devant la menace de sanctions économiques. Je pourrais aller même jusqu’à l’ingérence américaine relayée en Amérique latine, reconnaissant l’opposition contre le gouvernement légal. Va-t-elle faire de même en Bolivie ou fermer les yeux si la Chine envahit Hong Kong ? Enfin, les Américains n’ont-ils pas livré les Kurdes à l’armée turque, sans consulter leurs « alliés » européens de l’OTAN, pourtant présents sur place ? Je relèverai le tweet de Donald Trump : « J’espère qu’ils se débrouilleront tous. Nous sommes à 11 000 kilomètres. » N’est-il pas suffisant pour que l’Europe comprenne qu’elle est reléguée au rang de protectorat de l’Amérique aujourd’hui ? L’Europe va-t-elle continuer à se mentir ? L’OTAN vit une crise que seuls l’Europe et son secrétaire général refusent de voir. N’est-il pas temps d’interroger l’OTAN sur ses rapports avec la Russie et de poser la question des conséquences de l’émergence militaire de la Chine, prompte à en faire la démonstration ? J’entends qu’il y a des débats parfois virulents dans cette structure, avez-vous dit, Monsieur Grand. Je peux m’en féliciter, mais débattre suffit-il ? Un nouveau cadre doit, selon moi, être posé par l’Europe, pour l’Europe et ensuite envisager ces rapports aux autres puissances de ce monde, sans quoi nous aurons encore discuté une fois pour rien.

Mme Clémentine Autain. Depuis le début de cette séance, je trouve notre discussion d’une étrange sérénité par rapport aux enjeux géopolitiques actuels et aussi aux discussions qui existent réellement sur l’idée même de quitter l’OTAN pour la France, mais peut-être pour d’autres. Même Emmanuel Macron dans The Economist a prononcé cette phrase : « ce que nous sommes en train d’expérimenter, c’est la mort cérébrale de l’OTAN ». Pour ma part, je ne parlerai pas de mort cérébrale, mais il me semble qu’à l’occasion de ce 70e anniversaire de l’OTAN qui va être fêté au mois de décembre, le moins que l’on puisse dire est que l’OTAN est un cadre obsolète par rapport aux défis contemporains et que la France s’honorerait à quitter ce cadre, parce que l’OTAN a perdu son rôle de défense pour être de plus en plus offensive. Elle est devenue une sorte de machine de guerre et une organisation concurrente à l’Organisation des Nations unies (ONU). La position de notre groupe est connue. Vous savez que nous ne sommes pas d’accord avec la présence dans l’OTAN et avec son cadre. Nous pensons qu’il n’y a pas d’autre solution à l’échelle internationale que de se reposer sur les droits. Or la seule instance qui pour l’instant peut les faire valoir et devrait être renforcée est davantage l’ONU, avec une sortie de l’OTAN nécessaire.

Pour mémoire – puisque je dis que c’est une machine de guerre – en 2018, l’OTAN a conduit une opération en Norvège qui était l’une des plus grosses manœuvres militaires depuis la guerre froide. Nous avons eu l’Afghanistan, le Kosovo. Nous sommes bien devant une OTAN qui a pour activité majeure de faire la guerre.

Par ailleurs, et ce n’est pas anodin dans ces choix, l’OTAN est sous tutelle américaine et met la France sous tutelle américaine. L’objectif pour les Américains, nous le savons, est notamment de nous faire acheter du matériel militaire américain. Je pense en particulier à l’avion F-35. En plus, nous avons des rapports tout à fait déséquilibrés puisque – chacun a en tête l’affaire Snowden – nous voyons bien que le Pentagone est dans une logique d’espionnage parfois massif de l’armée française et en particulier, je pense au cas de notre armée maritime qui a été espionnée dans différents cas.

Enfin, dans l’autre sens, il est vrai que nous ne sommes pas informés de ce que décident de faire les États-Unis. Quelqu’un l’a dit tout à l’heure de façon très feutrée, mais quand Trump décide de retirer ses troupes en Syrie, je vous signale que nous l’apprenons par un tweet ; et il faut voir quel tweet : « J’espère qu’ils se débrouilleront tous. Nous sommes à 11 000 kilomètres », un niveau de provocation rarement égalé. Le président américain devient même une menace pour la paix dans le monde ; il faut en prendre tout à fait conscience.

Non seulement il y a cet allié américain menaçant, mais nous avons un autre allié qui s’appelle la Turquie, qui lui aussi, par rapport à un enjeu planétaire majeur qu’est la lutte contre le djihadisme, ne nous apparaît pas tout à fait comme un allié intéressant. Je le dis de façon mesurée, mais quand la Turquie pourchasse nos alliés kurdes qui ont combattu sur le terrain contre Daech et qu’elle demande à l’OTAN de classer le parti kurde PYD comme un parti terroriste, nous avons un problème. La Turquie le fait avec la bienveillance de Washington, qui s’en accommode parce qu’en contrepartie, Washington demande de surveiller les frontières maritimes de la Russie. On sait bien que la Turquie compte sur les États-Unis pour son armée puisqu’elle commande à 60 % du matériel américain. Nous sommes bien sous tutelle.

Il me semble que la question dont nous devrions débattre dans ce moment et au Parlement, c’est de la pertinence aujourd’hui de rester dans ce cadre de l’OTAN. Nous le disions depuis longtemps que ce n’était pas le bon cadre, mais j’estime que la période toute récente invite cette question comme une urgence si nous voulons retrouver de la souveraineté. Il faut que nous prenions un peu au sérieux cette question et que nous n’en débattions pas de façon feutrée comme si nous étions dans un moment calme, comme si nous en débattions comme il y a dix ans, vingt ans ou au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les équilibres du monde ne sont pas les mêmes et donc il y a des mesures à prendre pour la France de façon assez urgente, me semble-t-il.

M. Jean-Paul Lecoq. En ce qui concerne la position du groupe de la Gauche démocrate et républicaine et des députés communistes, vous la connaissez également. Vous savez que dès l’origine, nous étions contre cette organisation et ce traité de l’Alliance atlantique, mais, aujourd’hui, démonstration est faite que ce qui a été porté et dit pendant des décennies se démontre. Il n’y a plus personne, en tout cas, je n’en ai pas entendu ce matin, pour faire la démonstration que les Américains n’étaient pas la tutelle de l’OTAN. Il n’y a plus personne, en tout cas, je n’en ai pas entendu ce matin, pour nous expliquer que tout ce qui est dit sur les achats d’armes, sur le contrôle par les États-Unis de l’ensemble des communications, sur les décisions concernant les interventions de l’OTAN, ne sont pas sous l’autorité du président des États-Unis. Il n’y a personne pour l’avoir dit. En tout cas, je ne l’ai pas entendu dans cette salle.

Aujourd’hui, il n’y a plus la menace de l’Union soviétique et nous n’avons pas comme ennemi la Russie – jusqu’à preuve du contraire – même si les Américains, eux, peuvent avoir comme ennemi la Russie, mais ce n’est pas le cas de la France ou l’Europe. Nous considérons qu’il faut aussi travailler et œuvrer au désarmement nucléaire avec force, puisque l’OTAN est un outil aussi de déploiement de l’arme atomique sur le sol européen, et notamment de l’arme atomique américaine. Des missiles, jusqu’à preuve du contraire, sont préprogrammés avec des objectifs – quels sont-ils ? – sur le sol européen. Vers qui sont tournés les missiles nucléaires qui y séjournent ? Vers qui doivent-ils intervenir, puisque nous n’avons pas d’ennemi à proximité ? Une multitude de questions concernant la paix, concernant les relations internationales, est posée avec la question de la présence dans l’OTAN. Nous souhaitons les poser en ces termes-là.

L’OTAN est un bras armé que l’on peut, que l’on doit, peut-être, utiliser lorsque les relations diplomatiques ne permettent plus de garantir la paix, la liberté, ou les valeurs qui sont censées nous réunir dans l’OTAN. Quelle est la diplomatie correspondant au bras armé de l’OTAN ? Qui ? L’ONU ? Dans l’état où cette organisation se trouve, y compris par l’attitude des Américains, on s’aperçoit que ce n’est pas l’outil diplomatique. L’Europe, outil diplomatique ? La puissance diplomatique de l’Europe – quelqu’un peut-il nous la démontrer ce matin ? – pourrait conduire éventuellement à la construction d’une armée européenne, qui répondrait à l’espace et à la volonté diplomatique de l’Europe. Chacun sait bien que nous n’en sommes pas là, et qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire. D’ailleurs, il faudrait que les peuples européens décident de franchir ce pas à la fois de l’outil diplomatique en parlant au nom de tous, légitimement, et de l’outil militaire puissant, protégeant l’Europe et répondant aux attentes de tous derrière la diplomatie. Nous voyons bien ce matin que nous n’en sommes pas encore là.

Nous n’avons pas d’ennemis. Nous n’avons pas encore de diplomatie européenne. Nous n’avons pas de diplomatie internationale de niveau suffisant et en termes de non-domination de quelque État que ce soit. La question de l’existence même de l’OTAN est posée avec force. Ce débat-là, le groupe de la Gauche démocrate et républicaine pense qu’il doit être posé au niveau des peuples. Nous pensons que le peuple français doit avoir l’opportunité de dire au regard de tout ce que nous avons vu ces quinze dernières années si nous décidons de rester dans l’OTAN ou pas. Œuvrons-nous réellement à la création d’un autre outil, ou pas ? Décidons-nous de poursuivre le désarmement nucléaire, ou pas ? Ces questions relèvent de la décision du peuple et pas uniquement de la décision du Parlement ou du Président de la République, même si parfois, on nous explique que c’est le domaine réservé du Président de la République. Non, c’est le domaine réservé du peuple. La question de la bombe atomique, nous savons tous ici et maintenant que nous allons dépenser plus de dix millions d’euros pour la modernisation de notre bombe atomique et chaque jour pendant cette année. La question d’un référendum qui permettrait au peuple français de se prononcer sur ces enjeux qui le concernent en premier parce que cela concerne la paix et donc son avenir est posée. Les députés communistes et le groupe de la Gauche démocrate et républicaine pensent que ce débat doit se poursuivre, mais en allant plus loin, notamment en abordant ces questions.

M. Éric Girardin. Je m’associe à l’hommage rendu à nos soldats morts au combat.

Membre fondateur de l’OTAN, la France n’a pourtant pas hésité à quitter cette instance en 1966 sous l’impulsion du général de Gaulle. Un coup d’éclat diplomatique, une décision qui s’inscrit en fait dans la volonté de doter la France d’une politique de défense indépendante. En quittant le commandement militaire intégré de l’OTAN, le général de Gaulle cherchait moins à réformer l’Alliance qu’à mener la politique étrangère de la France en toute indépendance. « Ce que nous sommes en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’OTAN », a déclaré le président Macron dans une interview à l’hebdomadaire The Economist de novembre dernier. En utilisant cette expression, le chef de l’État adopte en quelque sorte la même stratégie que le général de Gaulle, un coup d’éclat médiatique et diplomatique pour tendre vers, non pas une politique de défense française indépendante, mais pour une politique européenne de défense. Mais que penser de l’insistance de Donald Trump sur le partage du fardeau financier ? Les vives accusations du président américain contre les Européens qui ne dépenseraient pas assez pour leur défense doivent d’abord être interprétées comme une technique de négociation pour affaiblir l’OTAN. Son objectif n’est autre que de négocier plusieurs accords bilatéraux de sécurité réciproque, en priorité avec les États qui se considèrent sous la menace russe, tels la Pologne ou les États baltes. Si tel était le cas, ne pensez-vous pas que les États européens seraient contraints d’envisager sérieusement la perspective d’une défense européenne commune qui ne pourrait être construite que dans le cadre d’une alliance classique d’États-nations ou peut-être même d’une Alliance atlantique sans les États-Unis ? En somme, Donald Trump ne fait-il pas le jeu d’Emmanuel Macron ?

M. Guy Tessier. Il y a 70 ans, l’OTAN était créée. Aujourd’hui, face à une modification brutale du contexte sécuritaire international ainsi qu’à des tensions internes qui génèrent des inquiétudes sur sa capacité à continuer à remplir sa mission stratégique, il est légitime de s’interroger. L’OTAN est traversée par une crise interne majeure, frappée par la perte d’une vision stratégique commune. Chacun se souvient des dissensions qui avaient émaillé le sommet de Bruxelles de 2018 lorsque le président américain avait vilipendé ses alliés jugés incapables de fournir des efforts estimés nécessaires pour assurer leur propre sécurité, ce qui, soit dit en passant, n’est pas tout à fait faux. Le positionnement individuel, voire individualiste, de certains pays prennent également le pas sur l’intérêt commun ; certains pays allant même jusqu’à mener des actions aux conséquences potentielles pour toute l’Alliance, sans information ni coordination préalable, chacun regardant avec inquiétude les actions, notamment de la turbulente Turquie, comme l’a présenté tout à l’heure le général Bentégeat.

Deuxièmement, cette crise stratégique s’inscrit au sein même de l’OTAN alors que cette dernière est précisément le résultat de l’intégration aux côtés des premiers pays membres de ceux de l’ancien pacte de Varsovie. Souvenez-vous de cette phrase, que nous utilisons beaucoup à l’occasion des mariages, de Saint-Exupéry : « l’important n’est pas de se regarder l’un l’autre, mais de regarder ensemble dans la même direction ». On ne peut que constater qu’aujourd’hui, la direction diffère. En 2019, l’Alliance reste régie par le concept stratégique de 2010 qui était caractérisé par un « engagement actif, défense moderne » et qui fonde la posture fondamentale de l’OTAN c’est-à-dire une posture à 360 degrés. Certes l’Alliance a su évoluer au cours de la dernière décennie, mais ces ajustements n’emportent pas le même effet structurel que l’adoption d’un nouveau concept stratégique dans un environnement en permanente mutation.

S’il importe de réécrire un concept stratégique commun, ce concept ne pourrait-il pas se développer de la manière suivante : pour ce qu’il est convenu d’appeler les concepts à basse intensité, je reprendrai le concept que nous avons connu en Yougoslavie, où nous avons été obligés de demander à l’OTAN d’intervenir, notamment avec son aviation. Ce type de concept pourrait être réglé par une armée européenne, en tout cas, une défense commune européenne plutôt ; je ne crois pas à une armée européenne. D’autre part, les conflits de haute intensité pourraient être pris en compte par l’OTAN. En quelque sorte, il y aurait un partage de la tâche ou du fardeau, suivant que l’on veuille prendre une expression ou une autre. J’attends vos éclaircissements là-dessus.

Mme Brigitte Liso. Je m’associe évidemment à l’hommage rendu à nos soldats tombés au Mali et mes pensées vont vers leurs treize familles.

Nos militaires français s’engagent partout en France et dans le monde au péril de leur vie. Grâce à la politique de sécurité et de défense commune, des victoires sont partagées avec nos voisins européens. La France s’est engagée à construire une véritable Europe de la défense, mais l’obligation d’un vote à l’unanimité des 27 bloque toute avancée. Néanmoins, plusieurs succès multilatéraux ou bilatéraux sont à noter ; je pense à la coopération structurée permanente, le Fonds européen de défense ou encore le futur avion de combat franco-allemand. Cette méthode à petits pas donne quelques résultats, mais quelle est notre réelle capacité d’intervention européenne ? Bien que capable d’intervention rapide, l’OTAN est fragilisée par des logiques d’État imprévisibles. Face à des crises mondiales complexes, nous devons être davantage mobilisables, sans pour autant former une armée stricto sensu. L’idée d’un porte-avions européen que l’on évoque en ce moment mériterait discussion.

Mes questions sont les suivantes : que deviendrait l’OTAN dans le cas d’une Europe de la défense ? Malgré le faible budget européen annoncé pour 2021 à 2027, pensez-vous qu’une coopération opérationnelle renforcée dans des domaines stratégiques comme le naval ou l’aérien est envisageable ?

Mme Frédérique Dumas. J’ai un point de vue un peu différent de ce qui s’est exprimé, puisque je ne partage pas celui de ceux qui approuvent les propos du Président de la République. Je pense que ce n’est pas juste ; il n’y a pas de mort cérébrale. On peut déplorer des rapports de force qui ne conviennent pas, mais je pense que certains peuvent les exercer. Ce n’est pas la meilleure manière de bouger les lignes puisque cela a créé les deux choses que l’on redoute la plupart du temps : la France est souvent perçue comme arrogante et deuxième chose, c’était dans un contexte. Le président a parlé de la nécessité d’une alliance stratégique avec la Russie. Or, comme cela a été rappelé, ce n’est pas partagé par l’ensemble des pays, notamment de l’Union européenne, et à l’intérieur de l’OTAN. Ce n’était pas la meilleure manière de ne pas créer un climat anxiogène pour certains pays.

Je rappelle aussi que les Américains ne sont pas si peu présents en Europe. J’ai cru comprendre que Donald Trump avait annoncé un exercice militaire important en avril-mai où il va transporter 20 000 hommes en Europe pour montrer, notamment aux pays de l’Est, que l’Amérique est bien présente à leurs côtés. Je pense que ce n’est pas aussi blanc et noir.

Le Président de la République a lui-même, quelque temps après, parlé du fait que la France était un pilier de l’OTAN donc c’est un peu contradictoire, et je pense qu’évidemment la Turquie est aussi un pilier de l’OTAN. On peut dire tout ce que l’on veut, nous avons passé un accord en 2016 sur 3,5 millions, voire 4 millions de réfugiés. Nous sommes pris en otage par cet accord, notamment. Nous avons organisé notre propre impuissance.

Vous avez, général, parlé du fait que la Turquie voyait d’un mauvais œil un accord stratégique privilégié de l’Union européenne avec l’Angleterre. Je ne connaissais pas ce projet. Pourriez-vous préciser pourquoi et comment ?

Pour aller aussi dans le sens des interventions, j’ai le sentiment que si l’on veut donner trop d’ambition à l’OTAN, à travers notamment des projets politiques et autres, on n’y arrivera jamais. Les choses que l’on peut constater, c’est qu’il y a deux désaccords sur la perception des menaces, comme vous l’avez aussi évoqué ; ceux qui ont le sentiment que la menace vient plutôt de la Russie – malgré les propos de mon collègue, certains le pensent – et ceux qui pensent que cela vient plus de la Méditerranée et du terrorisme. Ne pourrait-on pas se mettre d’accord ensemble sur le partage des menaces des uns et des autres ? Ce n’est pas en mettant en avant les menaces que nous percevons nous-mêmes que les autres seront d’accord avec nous, ni l’un ni l’autre. Si nous pouvions juste nous mettre d’accord de manière pragmatique sur notre sécurité et donc faire partager par les uns et les autres nos problèmes respectifs, ce serait peut-être un chemin vers une alliance. À la différence de certains de mes collègues, je pense que si nous devons assurer notre sécurité, il est évident que nous avons besoin de l’OTAN. Il n’y a pas d’autre alternative aujourd’hui que l’OTAN sur le caractère opérationnel immédiat pour maintenir et préserver la sécurité.

Mme Anne Genetet. Je m’associe évidemment à tous les hommages qui ont été rendus à nos soldats tués. Je voudrais témoigner aussi notre infinie reconnaissance, comme l’a dit le Premier ministre hier, à nos forces armées.

L’interview du Président de la République au journal The Economist s’agissant de l’OTAN a fait grand bruit. Il a obligé beaucoup de nos partenaires à prendre position. Il faut certainement s’en réjouir. À ce propos, je voudrais justement citer l’interview ce matin même de notre ministre Jean-Yves Le Drian dans La Provence, qui dit : « La semaine dernière, avec mon homologue allemand, nous avons mis une proposition simple sur la table : confier à des personnalités politiques un travail de réflexion sur les valeurs, les objectifs et les moyens de l’OTAN. Elle a recueilli un large soutien. Une prise de conscience collective a commencé. Chacun comprend, par exemple, que les Européens doivent être plus responsables et plus proactifs pour assumer une part plus importante du fardeau et de l’action au sein d’une relation transatlantique. Pour être très clair, dit notre ministre, je suis convaincu qu’il n’y aura pas plus de défense européenne sans OTAN que d’OTAN crédible sans renforcement des engagements de défense européens. » Ces réactions s’entendent parfaitement, compte tenu de l’histoire et du rôle de l’organisation, mais je trouve qu’elles sont aussi inquiétantes. Personne à ce jour ne semble envisager l’éventualité que peut-être, les États-Unis ne veulent plus être les gendarmes de l’Europe ou du monde et en particulier, cela a été dit, ce n’est pas une lubie. Au lendemain de l’interview du secrétaire général, Newsweek nous apprenait par une source interne de la Maison-Blanche que le président des États-Unis, M. Donald Trump, estimait que les États-Unis étaient « violés » par l’OTAN et qu’il souhaiterait sortir de l’organisation. Ce n’est donc pas une lubie parce qu’il l’avait déjà exprimé en 2016 pendant sa campagne électorale. Il s’est depuis montré ouvertement critique, notamment s’agissant des budgets ; cela a été évoqué ici. Cette question résonne auprès d’une grande partie de son électorat après l’Irak et l’Afghanistan. Ma question est simple : quel avenir envisager pour l’OTAN si, demain, les États-Unis devaient la quitter ?

M. Nicolas Dupont-Aignan. Je vous renvoie à des textes du général de Gaulle avant 1966, notamment la lettre écrite au président américain. C’était il y a plus d’un demi-siècle et il avait anticipé le caractère multipolaire du monde. Ce qui est fascinant, c’est que 53 ans après, nous sommes en train d’essayer de comprendre pourquoi l’OTAN explose en plein vol, mais c’est tout simplement parce qu’un outil de défense n’est qu’au service d’une politique étrangère. C’est d’ailleurs parce que Donald Trump a sa propre politique étrangère qu’il n’est pas d’accord avec ce qu’a fait l’OTAN. C’est parce que la Turquie a sa propre politique étrangère qu’elle s’exonère de ses responsabilités. Malheureusement, la France, qui avait pu conquérir peu à peu une certaine autonomie stratégique, a opéré un contresens total en 2009 en rentrant dans le commandement militaire intégré de l’OTAN. Je vous rappelle qu’à l’époque, nous avions très fortement critiqué cette réintégration. On nous avait expliqué que cela allait être formidable, que nous allions influencer l’OTAN, que nous allions construire une politique européenne et que si nos partenaires européens ne voulaient pas construire une politique européenne, c’est parce que nous n’étions pas dans le commandement militaire intégré de l’OTAN.

Or en vérité, c’est un fiasco intégral : obsession contre-productive contre la Russie parce que les menaces ont changé, comportement absolument scandaleux de la Turquie avec une soumission des Européens, contradiction des Américains qui veulent se désengager, mais qui veulent continuer à vendre leurs équipements et l’acheter de nos partenaires européens qui sont ravis de profiter de l’argent américain et du sacrifice de nos soldats pour s’exonérer du fardeau. La vraie question aujourd’hui est que l’OTAN est contraire aux intérêts de la France et que notre pays doit quitter cette organisation. C’est la meilleure façon, à terme, de construire une politique européenne. Mme Genetet vient de citer les déclarations de M. Le Drian qui me paraissent totalement contre-productives. Il n’y aura pas de construction de défense européenne dans le cadre de l’OTAN parce que l’OTAN interdit une autonomie stratégique européenne. Nous ne pourrons construire un pôle de défense européen à terme non pas par une unité, mais par des coopérations techniques, ne serait-ce que militaires, que si c’est au service d’une indépendance stratégique. Voilà pourquoi cette organisation est vouée à mourir. Elle mourra à la fois par les Américains et, je l’espère, par les Français. D’ailleurs, c’est intéressant, je crois que l’un des experts de l’OTAN a dit qu’il n’y avait que trois pays respectés : les États-Unis, la Turquie et la France. Pourquoi ? Parce qu’ils défendent leurs intérêts ; la France l’a fait à un moment.

La parole du Président de la République est assez bienvenue. Pour une fois, je suis d’accord. C’est une mort cérébrale parce que cet outil n’est plus adapté aux menaces du temps présent et ne répond pas au désir des peuples qui constituent cet outil. Que l’on garde une organisation atlantique pour échanger ne me gêne pas, et il y aura besoin de coopération. En revanche, il est urgent que la France retrouve sa liberté – liberté stratégique et liberté de matériel militaire – et mette au pied du mur nos partenaires européens. Sinon, nous rentrerons dans un sable mouvant supplémentaire qui serait celui d’une pseudo Europe de la défense qui sera soumise à l’OTAN et donc totalement impuissante.

Enfin, je voudrais dire que pour que nous ayons une politique étrangère indépendante, il faut que nous ayons un outil performant. Cela pose la question des matériels, de l’investissement de la nation et de l’investissement de nos partenaires. En tout cas, la France doit maintenir son effort de défense très fortement et doit inciter nos partenaires à faire de même, mais ne pas céder à cette organisation qui aujourd’hui joue ouvertement contre nos intérêts.

Mme Mireille Clapot. Je vais associer à ma question Nicole Trisse, présidente de la délégation française à l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui a dû s’absenter. Cette question concerne la Russie. La Russie, cela a été dit, reste pour 11 pays de l’OTAN la menace principale et l’OTAN, l’organe protecteur et salvateur. La France en revanche travaille à réduire la défiance avec la Russie. Ce dialogue entre l’OTAN et la Russie existe à travers le conseil OTAN-Russie (COR). Vous l’avez dit, les points de divergence et les points de convergence sont connus et gérés par cet organe qui, hélas, est en panne. Mais sur le terrain, les exercices ont un fort impact psychologique. Prenons par exemple les exercices de la Russie qui avait montré ses muscles par Zapad 2017 et Vostok 2018 avec la Chine. De son côté, pour ne citer que les plus récents, l’OTAN a mené des exercices géants en juin 2018 en Pologne et dans les pays baltes et en octobre 2018 au large de la Norvège. Plus grave, il est bien possible que les provocations russes en Géorgie et en Ukraine se soient faites en réaction à l’éventualité de l’entrée de ces pays dans l’OTAN. Enfin, il n’est pas envisageable que les pays baltes soient déstabilisés dans un avenir proche ou lointain. Pour revenir au politique, vous avez mentionné le nécessaire équilibre entre le politique et le militaire ; comment voyez-vous la position de la France sur la relation OTAN-Russie dans ce cadre tendu ?

Mme Anissa Khedher. Je m’associe aux hommages rendus à nos treize soldats. J’ai une pensée émue pour leurs familles et pour leurs frères d’armes.

J’aimerais vous poser une question sur l’avenir de l’OTAN et sur les enjeux futurs auxquels nos pays, nos continents, vont être confrontés. Chaque jour, nous prenons de plus en plus conscience du réchauffement climatique et de ses conséquences sur notre sécurité. Certaines d’entre elles sont déjà des réalités dans plusieurs régions du monde et impactent directement les populations. Elles font partie de notre discussion au sein de l’assemblée parlementaire de l’OTAN ; ce fut le cas notamment lors de nos rencontres avec les autorités islandaises, norvégiennes, inquiètes de la montée des tensions en Arctique. La montée des eaux ou encore l’insécurité alimentaire ont pour conséquence d’amplifier les migrations qui peuvent à leur tour générer des instabilités, voire des conflits. Face à ces enjeux, je voudrais connaître votre analyse sur les enjeux internationaux de défense liés au changement climatique. Dans ce contexte, le retrait des États-Unis des accords de Paris et la difficulté de l’OTAN à avoir une position commune sur ce sujet ne démontrent-ils pas une nouvelle limite de l’Alliance transatlantique ?

M. Charles de la Verpillère. J’ai écouté avec beaucoup d’attention les interventions des trois experts que nous avons invités. Leurs propos étaient très intéressants, mais parfois aussi bien lénifiants, prudents. Le contraste est frappant avec ce qu’a dit, à tort ou à raison, le Président de la République dans cette fameuse interview à The Economist en affirmant que l’OTAN est en état de mort cérébrale. Il faut voir la portée de ces propos. Quelqu’un qui est en état de mort cérébrale, soit on le débranche, soit on continue à le perfuser en glucose, mais il n’y a pas de troisième solution. On voit bien l’écart entre ce que nous ont dit les experts et ce que laissent imaginer les propos du Président de la République. En tout cas, sans aller aussi loin que le Président de la République, je pense que nous ne pouvons pas en rester là, qu’il y a évidemment des solutions drastiques : la dissolution de l’OTAN ou la sortie de la France de l’OTAN. La ligne sur laquelle il faut travailler et les pistes qu’il faut explorer sont celles de configurations de défense différentes en fonction de la nature des menaces auxquelles nous faisons face. Nous voyons bien que se prémunir contre une éventuelle agression de la part des grandes puissances que sont la Russie et la Chine n’est pas la même chose que de lutter contre le terrorisme en Afrique ou au Moyen-Orient. C’est plutôt cette piste qu’il faudrait explorer.

Mme Natalia Pouzyreff. Hier, je participais à la conférence sur la sécurité à Berlin. Si j’ai pu y entendre quelques commentaires acerbes sur les déclarations du président Emmanuel Macron, je dois dire qu’il y a plus qu’un bruit de fond, plutôt, un vrai questionnement qui se fait entendre parmi nos partenaires européens sur la posture américaine, l’absence de concertation, mais aussi le tropisme américain par rapport à l’Asie, et plus particulièrement la Chine. L’interrogation porte sur la volonté des Américains et donc la capacité de l’OTAN à réellement protéger les pays européens.

J’ai bien entendu ce que vous disiez sur le fait que l’OTAN est plus un outil militaire qu’un forum politique. Néanmoins, on voit bien que la question se pose, comme l’a dit ma collègue, Mme Clapot, sur le lien entre la politique étrangère et l’action militaire. Quant à la Russie, son représentant a appelé de ses vœux à la reprise du dialogue entre l’OTAN et la Russie, plutôt dans une perspective d’échanges entre militaires, mais avec bien sûr comme prérequis que l’OTAN sorte de sa logique de guerre froide. Est-il véritablement envisageable de reprendre ce dialogue entre l’OTAN et la Russie ? Est-ce même souhaitable sur le plan politique pour l’Union européenne ? Cela sera-t-il utile véritablement, par exemple, si l’on se réfère à la crise iranienne ?

Y a-t-il un consensus entre vous trois qui nous permette de faire la part des choses entre les causes qui ont entraîné le tournant pris par la politique russe en 2014 et le fait que cela a été causé par une réaction directe au projet d’extension vis-à-vis de l’Ukraine et de la Géorgie ? Ou s’agit-il plus d’un opportunisme russe ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Je voudrais demander aux experts un retour d’expérience sur cette question du COR qui a été abordée par ma collègue, même si je ne définis pas de la même manière qu’elle la question des provocations en Géorgie ou en Ukraine, puisqu’il s’agit vraiment d’une guerre. En Ukraine, c’est 14 000 morts et 1,2 million de déplacés. Ce COR avait été créé en 1997 et a été suspendu en 2014 en mesure de rétorsion par rapport à cette élection en Crimée dans le Donbass. Ne s’agit-il pas d’un outil qui pourrait nous être utile ? Un peu comme le disait Natalia à l’instant, pour envisager des formes de coopération et peut-être même se tourner sur le flanc sud, comme le disait notre collègue et président de la délégation française à l’AP-OTAN, Philippe Folliot. Le COR, je crois, continue quand même à fonctionner sous forme d’un dialogue limité, structuré et circonstancié.

Mme Séverine Gipson. Je souhaite tout d’abord honorer la mémoire de nos treize soldats et avoir une pensée émue pour leurs familles et leurs frères d’armes.

Ma question s’adresse à M. Jean-Pierre Maulny. Vous mentionniez l’article 4 de la concertation. Or, nous l’avons vu, celui-ci n’a pas été mis en œuvre suite à l’offensive turque en Syrie. Comment, selon vous, faire en sorte que la concertation se trouve au cœur du mode de fonctionnement de l’Alliance ? Faut-il aller jusqu’à changer les modes de décision au sein de l’OTAN pour garantir un dialogue préalable à toute intervention militaire ?

M. Jean-Louis Thiériot. J’ai été frappé en vous écoutant par le parallèle entre d’une part la difficulté de l’Alliance atlantique dans la définition des objectifs et des menaces – est-ce le flanc sud ou est-ce le flanc est qui est le plus important ? – et d’autre part la difficulté de promouvoir l’autonomie stratégique au sein de l’Union européenne, où l’on a finalement la même difficulté à prioriser les menaces et à se mettre d’accord sur les objectifs et les moyens. Je ne pense pas qu’il y ait une différence majeure entre l’OTAN et l’Union face à la définition de la menace et des périls. Ma question est simple : comment dépasser ces intérêts nationaux extrêmement divergents ? Comment faire face au désengagement éventuel des États-Unis ? J’ai été frappé par ce que disait Camille Grand sur le fait que l’on assistait à une forme de remontée en puissance de la présence américaine ; l’exercice Defender prend la suite de Reforger qui existait jusque dans les années 1990. À court terme, c’est peut-être rassurant, mais vous le disiez vous-même, la politique de Donald Trump est, avec le basculement vers l’Asie, dans la continuité de ce qui avait déjà été arrêté par le président Obama. Comment faire face à cette menace en tenant compte d’intérêts qui sont divergents à tous les niveaux ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Une question simple, mais à multiples tiroirs : au point où nous en sommes, que pouvons-nous faire avec l’allier turc ? Je pense que nous avons raté une occasion historique au moment de l’extinction de l’Union de l’Europe occidentale ; cela a été dit par le général Bentégeat. Nous avons aussi manqué la possibilité d’associer plus étroitement la Turquie à l’UE. Aujourd’hui, nous avons un partenaire, un allié, au sein de l’Alliance qui est turbulent, avec des conséquences à Chypre, des conséquences évidemment en Syrie, des conséquences sur le plan capacitaire ; nous avons évoqué les missiles. J’ai été très intéressé aussi par ce retour sur l’idée qu’aujourd’hui, la Turquie est un partenaire difficile qui s’était opposé à de nombreuses reprises à des négociations avancées entre elle et l’OTAN et qui demain sans doute, dans les relations que nous aurions avec le Royaume-Uni, ne serait pas un partenaire facile. Concrètement, que peut faire l’UE ? Que peut faire l’OTAN ? Ces consultations politiques qui s’ouvrent au niveau de l’OTAN sont-elles un bon canal, un bon moyen d’ouvrir une nouvelle phase des relations avec la Turquie ?

M. Jacques Marilossian. L’OTAN est une alliance militaire, c’est bien sa spécialité en tant qu’organisation, mais comme l’a indiqué le Président de la République, c’est bien sa finalité politique aujourd’hui qui est en question. Nous savons que les pays européens ont repris leurs investissements en matière de défense ; c’est bien, mais encore faudrait-il que cet argent serve des objectifs réellement politiques, précis, et non apparemment à financer ce que l’on appelle le complexe militaro-industriel américain, dans un contexte où, certains l’ont déjà dit, il est difficile de regarder la Russie comme plus menaçante que l’Union soviétique et le Pacte de Varsovie.

Le forcing politique effréné conduit par les États-Unis ce printemps contre le Fonds européen de défense est, me semble-t-il, un signe de la volonté américaine de freiner le développement de l’autonomie stratégique européenne. Les Américains peuvent-ils reconnaître que ce fameux partage du fardeau de l’Alliance passe aussi par le développement d’une certaine autonomie stratégique européenne et admettre avec les Européens eux-mêmes que l’OTAN n’est pas le cadre unique de la défense des intérêts de l’Europe ?

Mme Valérie Boyer. Je réitère toute ma compassion pour nos valeureux enfants qui sont tombés au Mali.

Effectivement, aujourd’hui, nous devons nous interroger sur l’OTAN après avoir été si silencieux pendant de longues années, notamment par rapport à la Turquie. Je sais que mes collègues de la commission des Affaires étrangères sont peut-être lassés de mes multiples interventions sur la Turquie, mais Monsieur Bentégeat, vous venez de le dire, comment, aujourd’hui, pouvons-nous considérer que ce pays porte le nom d’allié ? Un pays qui n’est pas en phase avec sa mémoire et qui est même dans le négationnisme. Un pays qui occupe un État de l’Union européenne, je parle de Chypre et d’ailleurs, tout le monde – je vais être triviale – s’en fichait de Chypre ou avait totalement oublié que Chypre était occupée par la Turquie, dans des conditions en plus particulièrement dures sur le plan des droits humains et des droits des femmes. Il faut quand même ne pas l’oublier. M. Erdogan s’est rappelé à notre bon souvenir en fêtant la libération de Chypre du Nord récemment, puisqu’aucune provocation ne lui échappe. Je ne vais pas revenir sur l’ambiguïté de la Turquie lors de la guerre en Irak et en Syrie, du massacre des Kurdes et des menaces quasi quotidiennes qu’il fait vis-à-vis de l’Union européenne.

Notre problème aussi, c’est l’Allemagne, qui négocie seule avec la Turquie, souvent en passant par-dessus notre tête, et notamment, qui a négocié seule cet accord pour les réfugiés. Ensuite, la France est allée à la rescousse des engagements totalement incohérents de l’Allemagne vis-à-vis de la Turquie. Je m’interroge sur la crédibilité de nos alliances. Pourquoi aujourd’hui la France est-elle seule à porter le fardeau et le fardeau du prix du sang pour défendre nos frontières ?

Par ailleurs, quelle est notre cohérence vis-à-vis de la Russie qui est toujours considérée comme un ennemi, comme si nous faisions fi de l’évolution du monde ? Quelle est notre boussole ? Quelle est notre stratégie ? Aujourd’hui, rien ne se décide. Il y a une confusion sur la notion d’armée européenne qui est largement entretenue et que le débat sur les élections européennes a aggravée. Nous faisons face à une diplomatie brouillonne, sans cohérence, et même parfois arrogante, à l’isolement de la France. J’en veux pour preuve l’autre jour Mme Merkel qui tançait vertement notre Président de la République en lui disant qu’elle en avait assez qu’il se fâche avec elle et qu’ils se réconcilient pour qu’ils puissent prendre le thé ensemble, pour recoller les morceaux. Franchement, je ne comprends pas où nous en sommes aujourd’hui. Quelle est notre vision ? Je sais que la France est isolée et qu’elle est la seule à payer le prix du sang au Mali.

Ma question est : quelle attitude vis-à-vis de la Turquie aujourd’hui avec probablement un des dirigeants les plus dangereux de la planète à sa tête, M. Erdogan, qui a une diplomatie prévisible ? Nous le savons, mais nous ne réagissons pas. Aujourd’hui, quelle attitude de la France dans l’Union européenne sur l’évaluation des périls et des menaces ? La France puis l’Union européenne et enfin l’OTAN. C’est peut-être cette hiérarchie qu’il faudrait préserver pour essayer d’y voir plus clair et surtout pour défendre nos intérêts, notre intégrité, et la place de la France dans le monde.

Mme Sira Sylla. Depuis la fin de l’URSS en 1991 et la dissolution du Pacte de Varsovie cette même année, les grands équilibres géostratégiques du monde ont considérablement changé. L’OTAN a accru le nombre de ses membres en intégrant des pays de l’Europe de l’Est et a opéré en dehors de son périmètre géographique d’origine avec toujours cette invariable dépendance des membres du traité vis-à-vis des forces et des technologies militaires de nos alliés américains. En outre, il apparaît que les États-Unis d’Amérique ont revu leurs priorités géostratégiques en concentrant désormais leur attention sur le Moyen-Orient et sur l’aire Asie-Pacifique, tout en plaidant pour une augmentation des crédits militaires de leurs partenaires européens.

Plusieurs de mes collègues ont fait référence à la formule du Président de la République : « mort cérébrale de l’OTAN », mais je voudrais rappeler ici le début de sa phrase qui me semble tout aussi importante : « L’instabilité du partenaire américain et la montée des tensions font que l’idée d’une Europe de la défense s’installe progressivement. C’est un véritable aggiornamento d’une Europe puissante et stratégique. » Quels sont d’après vous, Messieurs, les principaux leviers activés pour atteindre cette Europe de la défense que le Président de la République appelle de ses vœux ?

M. Camille Grand. Vous avez été plusieurs à aborder la question des relations entre l’OTAN et la Russie, qui est évidemment un sujet important qui fait partie à la fois de l’ADN de l’OTAN et de son histoire. D’abord, sur le cadre de la politique, on décrit les choses en essayant de maintenir deux canaux parallèles qui sont d’un côté, ce qui relève de la dissuasion et de la défense avec un renforcement aux frontières de l’Alliance pour décourager toute velléité de déstabilisation des pays les plus vulnérables, ce qui passe notamment par des exercices et une présence limitée. En même temps, je crois qu’il est important de souligner dans ce contexte-là que nous ne sommes pas revenus à une posture de guerre froide. Il n’y a pas eu un déploiement massif d’armes nucléaires en Europe. Il n’y a pas eu un déploiement massif de divisions de l’OTAN sur les frontières orientales de l’Alliance. On parle de quelques milliers de soldats qui ont été déployés dans la Baltique. On parle d’exercices importants, Trident Juncture ou Defender qui sont en volume des exercices plus importants que ce que nous avons fait dans les vingt dernières années, mais qui ne ressemblent pas aux exercices de la guerre froide.

Sur le COR, il y a eu une décision prise après l’annexion illégale de la Crimée, qui était dans le cadre des sanctions prises par l’OTAN de limiter les échanges avec la Russie. Cela n’a pas été une coupure complète des liens puisqu’est maintenu le COR qui se réunit à peu près trois à quatre fois par an au niveau des ambassadeurs et qui donne lieu à chaque fois des échanges vraiment denses. Ce ne sont pas des réunions formelles, qui ont pu traiter aussi bien de l’Ukraine que de l’Afghanistan, que du traité sur les forces nucléaires intermédiaires, qui était l’un des grands sujets dont nous avons pu débattre dans ce contexte-là. Il y a également des échanges militaires à haut niveau, aussi bien le commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR) que le président du comité militaire ont périodiquement des échanges avec le général Guérassimov, qui est le chef d’état-major russe, ce qui prouve que les canaux sont toujours ouverts. Mais c’est vrai que la position générale des alliés, de tous les alliés – ce sont des choses qui se décident par consensus – est de maintenir une ligne selon laquelle nous ne voulons pas revenir, comme on dit à Bruxelles, dans le « business as usual » et considérer qu’il ne s’est rien passé en Crimée en 2014. Il y a cette limite-là qui fait qu’il n’y a pas un retour à la situation qui prévalait entre 1999, la création du COR et 2012, où il y avait une très forte densité de relations.

La Turquie est évidemment un allié et un allié exigeant. C’est compliqué. À Bruxelles, certains disent que c’est un peu comme l’était la France, c’est-à-dire un allié qui dit souvent non, qui pose des questions, qui défend ses intérêts avec beaucoup d’énergie. Je partage avec vous une réflexion qui est que s’agissant de la Turquie, il ne faut peut-être pas s’arrêter aux derniers développements parce que nous avons souvent des retournements. Il y a cinq ans, au moment où les Turcs abattaient un chasseur russe à la frontière syrienne, les experts s’inquiétaient de voir la Turquie nous entraîner dans une guerre avec la Russie. Aujourd’hui, on s’inquiète du rapprochement de la Turquie avec la Russie, et ainsi de suite. Les décisions d’équipements ont été parfois renversées. Il y avait auparavant les systèmes chinois auxquels ils ont renoncé. Les choses sont moins linéaires dans l’évolution qu’on le pense parfois lorsqu’on s’arrête – à juste titre – sur un évènement majeur. In fine, je partage l’opinion du général Bentégeat qui est en réalité celle de tous les alliés, qui est de dire que garder la Turquie à bord de l’OTAN présente aujourd’hui beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients même si, évidemment, c’est un allié très présent dans les discussions et qui n’est pas le plus simple dans la défense de ses positions.

Cela m’amène à une question qui était un peu sous-jacente dans une grande partie de ce que vous avez dit, sur les articles 4 et 5 du traité. C’est intéressant. La question de l’article 4 prévoit des consultations politiques ou les encourage. D’abord, dans le cadre des opérations en Syrie, ces consultations ont eu lieu. Elles ont eu lieu après le commencement des opérations, effectivement, mais elles ont bien eu lieu. C’est assez compliqué, parce que nous avons un regard français là-dessus. Nous ne sommes pas non plus désireux de voir l’OTAN décider de ce que nous faisons ou ne faisons pas dans telle ou telle région du monde et de nous soumettre au bon vouloir des autres alliés pour savoir si nous intervenons au Mali ou quelque part. L’OTAN fonctionne selon la règle du consensus, qui est la règle de base de cette Alliance. Il faut que les 29 soient d’accord pour faire quoi que ce soit ; il n’y a pas de majorité qualifiée à l’OTAN, il n’y a pas de décisions qui se prennent là-dessus. Nous sommes d’ardents défenseurs de notre indépendance de décision et du fait que nous ne soumettons pas nos décisions militaires, nos décisions stratégiques, à l’approbation de l’Alliance atlantique. Il est compliqué de demander aux autres de se soumettre à une règle que nous ne souhaitons pas nécessairement voir appliquer à nous-mêmes, mais ayant dit cela, je crois la question importante qui se pose aujourd’hui est de savoir s’il est souhaitable – c’était, un élément important dans l’intervention du Président de la République – d’avoir un dialogue politique plus approfondi entre nous, peut-être plus large que sur une décision immédiate pour dire : quelles sont nos priorités stratégiques ? Quelle est la manière dont nous percevons les menaces, notre environnement ? Ce ne sera pas une discussion facile, mais c’est une discussion utile.

Sur la question de l’autonomie stratégique, à la fois du degré de volonté des Européens et du degré d’acceptation des Américains, je pense qu’il y a deux choses. Pour la grande majorité des Européens – ce n’est pas une critique, mais un constat –, leur politique de défense et de sécurité se déploie avant tout dans l’OTAN ; c’est un choix qu’ils ont fait et qu’ils ont répété. Pour autant, ce qui est intéressant, c’est que depuis une vingtaine d’années s’est développée par étapes toute une série d’initiatives dans le contexte de l’Union européenne, et que l’on voit un certain nombre d’alliés se rapprocher d’une approche qui verrait les Européens prendre davantage de responsabilités. Il me semble intéressant de voir les dynamiques européennes au sens de celles qui ont lieu dans le cadre de l’Union européenne et les travaux qui se font en plus petit groupe : franco-britannique, le travail entre les pays nordiques, le groupe franco-allemand, le travail de l’initiative européenne d’intervention. À mon sens, il faut travailler à la complémentarité, c’est-à-dire comment ces différentes initiatives prennent la même direction, qui est de voir des Européens prendre davantage de responsabilités et être plus sérieux sur le plan militaire, afin de faire face à un environnement stratégique fluide.

Sur la perception américaine, nous avons là aussi un regard américain qui a évolué dans le temps, qui était devenu assez favorable depuis la fin de l’administration Bush à la fin de l’administration Obama, qui aujourd’hui mêle deux aspects : d’une part, une incitation très forte à voir les Européens faire davantage et qui donc, de ce point de vue-là, est une sorte d’écho étrange au thème de l’autonomie stratégique. D’autre part, la volonté de conserver des relais, des points d’influence, et de maintenir l’OTAN comme le lieu essentiel du dialogue sur les questions de sécurité. Je fais partie de ceux qui pensent que c’est plutôt un processus long et graduel qu’un changement du jour au lendemain qui va faire évoluer cette situation, mais finalement, on voit des Européens qui sont plus sérieux.

Sur le rapport entre le flanc sud et le flanc est, l’OTAN parle de 360 degrés. Effectivement, il y a des alliés qui s’intéressent bien davantage à l’Est ; on a la politique de sa géographie. Ce n’est pas une nouvelle radicale. En même temps, nous avons réussi à trouver, que ce soit sur la Russie ou sur le Sud, des points d’équilibre pour que chacun s’y retrouve. Sur la question du Sud et sur l’engagement de l’OTAN dans la gestion des crises au sud, il y a une question qui est posée aussi bien aux Français qu’aux Américains qu’aux alliés : souhaitons-nous que l’OTAN soit engagée au sud ? La France n’était pas particulièrement favorable à ce que l’OTAN prenne en charge la gestion du Nord de la Syrie. La France n’est pas particulièrement demandeuse de voir l’OTAN s’impliquer dans la bande sahélo-saharienne. On peut inverser la question en disant : que l’OTAN peut-elle y apporter ? Sans doute une compétence dans le domaine de la formation ou du renseignement, des outils de ce type, mais il y a une sorte de quiproquo intéressant à penser là-dessus.

Un autre point qui était sous-jacent à un certain nombre d’interventions, c’est la question de la liberté de la France dans cette organisation. Comme je le disais, c’est une organisation qui fonctionne par consensus. La France est libre à chaque décision, et elle le fait assez souvent, de dire : « non, je ne souhaite pas que nous nous engagions sur tel terrain ». « Je ne souhaite pas que nous prenions tel axe politique ». Toutes les politiques de l’OTAN sont approuvées et construites avec un apport de la France et un apport qui est souvent très utile pour les équilibrer, les construire, dans un dialogue avec ceux de nos alliés qui ont, pour des raisons géographiques, pour des raisons historiques, une perception un peu différente de tel ou tel axe de politique de sécurité ou de défense là-dessus. Cela, je crois que c’est quelque chose qu’il faut comprendre.

Enfin, sur la question américaine, il y a un débat qui traverse les administrations américaines sur le degré d’implication dans la sécurité et le poids relatif des Européens et des Américains dans tout cela ; ce n’est ni propre à Trump, ni complètement nouveau. Je ne saurais dire quelles seront les évolutions du débat politique américain. Je constate que l’appareil militaire américain reste engagé en Europe beaucoup moins que pendant la guerre froide, et c’est normal, mais plus qu’il y a quelques années où l’on pouvait imaginer un désengagement progressif, mais qui allait se poursuivre indéfiniment. Là, on est dans une sorte d’entre-deux. Il faudra regarder comment cette tendance américaine se déploie à l’avenir. C’est difficile à prédire, si on peut le dire comme cela, mais je pense que la réalité du terrain dans les exercices, la présence est une réalité assez forte.

M. Philippe Folliot. Je ne suis pas du tout d’accord avec votre analyse par rapport à l’article 4 et le parallèle que vous faites entre ce qu’est la politique de la France de manière globale et générale et ce qui s’est passé en Turquie. La différence avec ce qui s’est passé par rapport à la Turquie et à la Syrie, c’est que les alliés soutenaient les Kurdes. Nous sommes dans une situation très différente ; quand la France intervient, elle l’a fait au début dans le cadre d’accords de défense avec des pays africains ou un certain nombre de choses. Faire un parallèle par rapport à cela ne me semble pas approprié. D’un côté, comme nous l’avons dit, les alliés ont soutenu les Kurdes de tout temps et nous dénonçons le fait que les Américains se soient retirés sans consulter les autres alliés. En ce sens, il ne peut pas y avoir un parallèle avec les interventions que peut faire la France ailleurs, sachant que quand elle le fait, elle intervient toujours dans le cadre du droit international. Elle intervient toujours dans le cadre d’accords de défense et le plus souvent dans le cadre de résolution des Nations -Unies.

M. Camille Grand. Il ne faut pas considérer que tout est identique. Le point que je soulevais, c’était que s’agissant de l’article 4, ce n’est pas une obligation. C’est une incitation pour dire : « les alliés veulent se consulter sur les défis de sécurité, même quand l’Alliance n’est pas directement impliquée ». C’est une sorte de déclaration générale. Il y a eu des moments dans la longue histoire de l’OTAN où cette pratique a été plus ou moins respectée par les différents alliés. Cela reste de l’initiative d’un allié. Sur la question de la Syrie, un certain nombre d’alliés ont posé des questions. Cela a été immédiatement à l’ordre du jour du Conseil de l’Atlantique Nord. Ce n’est pas comme s’il n’y avait pas eu de débat et que l’on avait regardé de l’autre côté. Il y a eu un débat immédiatement et la Turquie est d’ailleurs venue expliquer ce qu’elle faisait. Elle s’est exposée à la critique de ses alliés immédiatement. La particularité de l’article 4 est qu’il y a une dimension où il faut qu’un ou plusieurs alliés souhaitent avoir ce débat au conseil, mais cela n’emporte pas, contrairement aux questions de l’article 5, de décisions. On ne dit pas : « je viens parler devant le conseil pour savoir s’il approuve ou désapprouve et vote sur ma décision nationale de mener telle ou telle intervention ».

Général Henri Bentégeat. Une question a été soulevée à laquelle il est difficile de répondre de manière très précise, mais qui n’est pas neutre : quelles sont les conséquences du retour de la France dans l’organisation intégrée de l’Alliance ? Quel bilan peut-on en faire aujourd’hui ? Évidemment, je n’ai pas tous les éléments pour y répondre, mais je vais essayer de vous dire simplement comment on peut l’apprécier.

Le président Chirac, après une tentative malheureuse, était convaincu qu’en ne rejoignant pas la structure intégrée de l’OTAN, nos militaires, et en particulier nos officiers, conserveraient une qualité et un avantage, c’est-à-dire une certaine liberté d’esprit, une certaine capacité d’initiative et ne seraient pas dévorés par la maladie des slogans et de l’obsession technologique qui quand même – il faut le reconnaître – est un peu une caractéristique américaine, et donc de l’OTAN.

Le président Sarkozy pour sa part estimait que notre retour dans l’organisation militaire intégrée nous permettrait de renforcer notre position au sein de l’Union européenne et en particulier dans le cadre de l’Europe de la défense. Que pouvons-nous en dire ? Je crois que nous pouvons dire oui et non. Oui, ce retour nous a renforcé en partie au sein de l’Union européenne. Pourquoi ? D’abord parce que les initiatives françaises – je l’ai vécu en direct – dans le cadre de la politique commune de sécurité et de défense ont été accueillies plus facilement par la plupart de nos partenaires européens parce qu’il n’y avait plus cette suspicion de l’agenda secret, caché, de la France. Oui, surtout et de manière beaucoup plus pragmatique sur un point précis : le traité que la France a signé à Lancaster House avec les Britanniques n’aurait jamais vu le jour si la France n’avait pas réintégré la structure militaire de l’Alliance. Or c’est un point fondamental pour la défense et la sécurité de l’Europe, même en dehors du cas de l’Union européenne.

Non, par contre, ce retour dans la structure intégrée n’a pas toujours facilité la politique commune de sécurité et de défense. Pourquoi ? D’abord parce que nos partenaires traditionnels dans l’opposition au courant principal au sein de l’Union européenne dans ce domaine – je pense en particulier à la Belgique ou à la Grèce – ont été complètement désarçonnés par cette volte-face de la France. D’une certaine manière, nous nous sommes nous-mêmes désarmés. Je veux dire par là que petit à petit, la politique étrangère de la France – autant que je puisse en juger – a pris un virage atlantiste jusqu’à il y a deux ans à peu près, qui a été très fortement intégré au sein de l’état-major des armées (EMA), au point d’une obsession européenne que j’ai connue quand j’étais à l’EMA et contre laquelle j’ai lutté. L’obsession européenne, petit à petit, a été remplacée par une obsession italienne. Il n’y a pas eu du tout dans les armées françaises de réticence à rentrer dans l’OTAN. Au contraire, cela s’est fait avec beaucoup d’enthousiasme. Il faut dire que la France a aujourd’hui 800 officiers dans les états-majors de l’OTAN, ce qui est beaucoup par rapport au très faible volume de nos engagements dans les opérations de l’OTAN. L’enthousiasme s’est peut-être un peu refroidi, mais ce qui n’a pas changé et ce qui, en définitive, justifie probablement que l’on ait réintégré cette structure militaire, l’un des avantages pratiques et concrets, c’est que jamais les officiers français ne se ressentiront comme des fonctionnaires de l’OTAN, ce qui est le cas, il faut le reconnaître, de la majorité de leurs partenaires de l’Alliance. L’OTAN et l’Union européenne partagent les tâches. Le partage des tâches n’existe pas théoriquement ; il est réel. Il se fait au coup par coup, pas tellement sur des zones géographiques, même si, comme l’indiquait tout à l’heure Camille Grand, il est clair que la France – elle n’est pas la seule – n’a jamais vraiment souhaité que l’OTAN s’engage en Afrique. D’ailleurs, nos partenaires de l’OTAN ne le souhaitent pas trop non plus, mais surtout sur une question de niveau d’intensité. À partir d’un certain niveau d’intensité des combats potentiels, il est clair que l’Union européenne n’a pas les moyens d’agir. Seule l’OTAN peut le faire. Finalement, l’argument essentiel est toujours le même. Les Américains ont-ils envie ou non de s’impliquer dans l’aventure qui arrive ? Si les Américains ont envie de s’impliquer, l’OTAN se mobilisera ; s’ils n’ont pas envie, on laissera éventuellement faire l’Union européenne.

De manière très concrète et pratique, j’en reviens au coup par coup et au pragmatisme qui doit être toujours de mise dans ces affaires-là. Aujourd’hui, qui combat avec nous dans le Sahel, l’opération Barkhane ? Clairement, les Américains sont derrière nous, à la fois pour des questions de renseignement et de soutien des drones, les Britanniques, qui ont mis à notre disposition un détachement d’hélicoptères lourds, et quelques Estoniens, ce qui en soi n’est pas neutre. Le reste, c’est quoi ? C’est l’Union européenne, mais exclusivement dans des missions de formation, pas de combat. Peut-on construire l’Europe dans l’OTAN à travers le pilier européen ? C’est une question qui revient régulièrement. C’est une idée qui a toujours été soutenue par la majorité de nos partenaires européens. La réponse à mon avis est très simple, c’est non. Nous ne pouvons pas construire un pilier européen dans l’OTAN. Pourquoi ? Parce que quand un pays fournit 50 % des ressources et 70 % des moyens, il est légitime qu’il exerce son leadership. Je crois honnêtement que la France, si elle était dans la position actuelle des États-Unis, ferait bien pire que les États-Unis en matière de tutelle. On ne construira jamais contre les Américains un pilier européen dans l’OTAN.

Si les Américains quittent l’OTAN, nous ferons face à leur désengagement. À ce moment-là, nous serons bien obligés d’essayer de construire quelque chose en Europe, mais personnellement, je ne crois pas qu’aujourd’hui les États-Unis, même avec M. Trump, aient l’intention d’abandonner cet outil qui est pour eux malgré tout un gage de sécurité. La sécurité de l’Europe continue de les intéresser, même si leur priorité est d’ailleurs. D’autre part, ils y trouvent leur intérêt ne serait-ce que dans le domaine des exportations d’armement.

Sortir la France de l’OTAN, oui, peut-être d’un point de vue politique, mais d’un point de vue militaire, cela nous poserait des problèmes considérables ; il ne faut pas s’y tromper. L’interopérabilité, c’est-à-dire notre capacité d’agir avec nos partenaires et nos alliés, passe par là. Ce n’est pas au sein de l’Union européenne que nous construisons notre capacité à agir ensemble avec nos alliés. C’est au sein de l’OTAN. L’OTAN seule a les capacités de nous permettre d’agir avec les autres. Ce qui veut dire que la France serait condamnée à un grand isolement militaire sur le terrain.

Les accords entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ont été discutés, mais jamais vraiment négociés jusqu’à présent puisque le problème du « Brexit » n’est pas encore réglé. Il n’est pas possible de signer d’accord sur les questions de défense avant ce « Brexit ». Quel est le problème ? Ce que souhaite le Royaume-Uni, c’est garder un pied dans l’Union européenne pour tout ce qui concerne cette politique commune de sécurité et de défense. Cela veut dire avoir un observateur au comité politique de sécurité, avoir un observateur au comité militaire, avoir des officiers intégrés dans l’état-major de l’Union européenne, avoir une position d’observation à l’Agence européenne de défense, dans l’ensemble du mécanisme de l’Europe de la défense. C’est précisément ce que nous avons toujours refusé à la Turquie. Quand l’Union européenne tentera de réaliser cet accord avec le Royaume-Uni – j’espère qu’elle le tentera, parce qu’il y a une autre tentation que l’on connaît bien au sein de l’Union européenne, c’est de se dire : « après tout, ces gens-là nous ont posé des problèmes sans arrêt pour notre politique commune de sécurité et de défense, il n’y a aucune raison pour que l’on ne se réjouisse pas de les voir partir » ; or, compte tenu de ce qu’est le Royaume-Uni, compte tenu de sa vision, de sa capacité à agir et de sa volonté d’agir, écarter à l’avenir de l’Union européenne le Royaume-Uni dans ce domaine précisément, à mon avis, serait une erreur fondamentale – ce ne sera pas facile du tout et la Turquie fera certainement tout pour empêcher que nous arrivions à cet accord.

On a évoqué les conséquences militaires et sécuritaires du changement climatique ; c’est un sujet qui est étudié à l’OTAN bien sûr, mais surtout au niveau de l’Union européenne. Il ne faut jamais oublier que l’Union européenne et l’OTAN ne sont pas des organisations de même nature. L’Union européenne est d’abord un instrument politique et économique. Quand on parle des changements climatiques, les conséquences, y compris dans le domaine de la défense et de la sécurité, sont multidimensionnelles. L’Union européenne à cette capacité unique que n’a pas l’OTAN d’aborder ce problème sous toutes ses facettes. Cela montre bien qu’il nous faut à tout prix, sur des sujets majeurs, continuer à nous appuyer sur l’Union européenne, sans pour autant décider de quitter l’OTAN, ce qui nous causerait de gros problèmes.

M. Jean-Pierre Maulny. Il a été dit que nous avions des propos lénifiants sur la question de l’OTAN. Je pense que nous avons peut-être les uns et les autres des biais de déformation. Très souvent, nous sommes dans des séminaires internationaux, nous avons des Baltes ou des Polonais en face de nous, et nous faisons extrêmement attention aux paroles que nous tenons. Pourquoi ? Parce que ce que nous avons en tête que ce n’est pas l’OTAN, mais l’Union européenne. La question de la présence de la France dans l’OTAN relève de l’Union européenne. Nous ne pouvons plus organiser cette sortie de l’OTAN aujourd’hui. Au fond, c’est le rapport Védrine de 2013. Si nous le faisons, nous cassons toute perspective de construire une autonomie stratégique européenne, une Europe de la défense, etc. Nous perdrons toute crédibilité à ce niveau-là. La vraie question, encore une fois, ce n’est pas la question de l’OTAN, c’est véritablement la question des rapports entre l’Union européenne et les États-Unis. L’OTAN n’est qu’un vecteur de cette question de la relation entre l’Union européenne et les États-Unis.

J’émets une petite nuance sur la question de la France par rapport à l’OTAN et du retour en 2009. Au niveau militaire, nous avons parfaitement joué la carte. Au niveau politique, j’ai quand même le sentiment que nous n’avions pas véritablement de politique vis-à-vis de l’OTAN. En somme, que voulions-nous faire de l’OTAN ? Je pense que ce n’était pas une question. En 2009, le retour dans le commandement militaire intégré de l’OTAN était surtout lié à la question de la relation avec les États-Unis, dont nous avions besoin notamment dans le Sahel – c’est vrai que la relation fonctionne très bien à ce niveau-là – et avec les Britanniques effectivement, avec Lancaster House, mais ce n’était pas européen et cela n’a jamais été perçu par nos partenaires comme une décision de portée européenne. Cela nous a été reproché car c’était une relation bilatérale.

Nous avions à cette époque-là une administration – nous l’avons toujours en partie – française qui fondamentalement était très sceptique sur la construction européenne, notamment après ce qui a été ressenti comme un échec au moment de la présidence française de l’Union européenne au deuxième semestre 2008, où nous avions voulu faire avancer la coopération structurée permanente. Le virage français – il y a véritablement un double virage – concernant la construction européenne en matière de sécurité et de défense, c’est le « Brexit » en 2016, c’est le référendum, parce que tout d’un coup, on a peur que l’Union européenne se délite et on se dit : « finalement, la Défense, c’est un bon objet pour recréer de la cohésion ». C’est là que vous avez la première lettre Le Drian-von der Leyen sur une feuille de route le 11 septembre 2016. La deuxième étape, c’est l’élection d’Emmanuel Macron et le conseil des ministres franco-allemand de juillet 2017.

Pour ce qui est de l’interview d’Emmanuel Macron à The Economist, je pense que ce n’est pas l’OTAN le plus important. C’est une phrase dans une interview qui fait dix pages. Il faut la lire en entier, parce qu’on a toute l’explication de texte derrière. Je pense que ce n’est même pas la Russie non plus qui est le centre, c’est l’Union européenne. Il faut faire quelque chose au niveau de l’Union européenne. Je suis allé à un séminaire juste après l’interview de The Economist. Il y avait des Polonais, tous ceux qui pouvaient être critiques. La réaction a été : « Emmanuel Macron affaiblit l’article 5 », « Emmanuel Macron affaiblit l’OTAN ». Après, on commence à parler d’autonomie stratégique européenne. Là, nos amis polonais et baltes disent : « oui, c’est vrai, il faut faire quelque chose de plus au niveau européen. » « Oui, effectivement, aller vers plus d’autonomie stratégique européenne, ce serait pas mal ». Tout cela est un système de mutuelle, si je puis dire, de garantie de sécurité. C’est comme une assurance sociale, si vous voulez. Ces pays ont eu une avec l’OTAN. Ils ne sont pas opposés à en avoir une deuxième si jamais la première garantie tombe. Mais évidemment, ils n’abandonneront pas l’OTAN dans un premier temps parce qu’ils ont une perception. Nous ne pouvons pas leur retirer. C’est ce qui existe actuellement. Ils considèrent que la Russie est une menace, et nous ne pouvons pas leur démontrer le contraire s’ils le ressentent comme tel.

La politique américaine à ce niveau-là, et notamment la politique de Donald Trump, il faut faire très attention à ce qui se passe parce que le jeu politique – je dis bien politique – c’est de faire une sorte de chantage pour dire : « si vous continuez, je me retire de l’OTAN ». Naturellement, les pays d’Europe du Nord et les pays d’Europe centrale sont paniqués à cette idée. Derrière, on a le risque que certaines situations soient traitées non pas au niveau de l’OTAN, mais au niveau bilatéral. Il ne faut pas oublier que Donald Trump – c’est une différence majeure avec Barack Obama – ne croit pas au multilatéralisme. Il préférera toujours des accords bilatéraux, notamment pour faire de l’exportation d’armement, etc. Il faut que nous fassions extrêmement attention au niveau européen, parce qu’il faut que nous conservions cette cohésion. Il faut à la fois que nous disions : « il faut bouger au niveau européen, il faut construire cette autonomie stratégique » parce que c’est une construction de l’Union européenne et que l’Union européenne, pour le coup, ce n’est pas qu’une alliance militaire. C’est véritablement une organisation politique. Nous avons quand même énormément de politiques communes, et même la politique commune en matière de défense, je sais bien, cela avance très lentement, mais cela avance quand même. Tout cela, il faut essayer de le défendre avec un horizon qui va être 20, 30 ou 40 ans, et pas un horizon à 2 ou 3 ans. Je pense que c’est tout cela qui est en jeu.

Le dialogue principal pour l’instant, si on doit avoir un dialogue avec la Russie, c’est le Format Normandie sur la question de l’Ukraine et c’est l’application des accords de Minsk. Ce n’est pas l’OTAN proprement dite. L’OTAN peut faire de la déconfliction. Il y a toute la question de remettre en place, parce que cela ne fonctionne plus, des mesures de confiance et de sécurité. Normalement, cela devrait être au niveau de l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), mais on peut imaginer que ce soit au niveau de l’OTAN. Après, je suis quand même très étonné qu’en France, il y ait une lettre qui soit partie de Poutine vers tous les membres de l’OTAN et vers la Chine, un certain nombre de pays, pour proposer un gel des déploiements de missiles russes par rapport au traité FNI. Pour avoir cette information, il fallait lire le Financial Times. Aucun journal français n’a repris cette information. Cela a été après rejeté par l’OTAN. C’est vrai qu’avec la façon dont a procédé Poutine, cela s’explique un peu, mais c’est quand même anormal que ce type d’information n’ait pas été connue en France dans les journaux.

Les enjeux dans les mois et dans les années qui viennent, c’est vraiment cette question de construction de l’Union européenne, sachant qu’encore une fois – Camille, tu nous diras si cela fait partie des choses qui sont prévues au sommet de l’OTAN à Londres – il y a cette attaque de la part des Américains sur la coopération structurée permanente et sur le Fonds européen de défense, sur la question de la relation aux États tiers. C’est une question importante. Nous savons très bien à peu près quelle limite nous voulons mettre. Nous ne voulons pas fermer la porte aux Américains ; ce n’est pas la question. Pour l’instant, ils en font une sorte de casus belli. Naturellement, ils vont faire là aussi pression sur tous les pays d’Europe du Nord et d’Europe centrale pour dire : « la Commission européenne et les Français, il faut absolument qu’ils cèdent sur le sujet ». C’est problématique.

Sur la question de l’article 4, oui, c’est vrai que nous avons une forme de schizophrénie sur le sujet, mais c’est le jeu tactique. Le jeu tactique, c’est de dire : « attendez, il n’y a pas de dialogue sur la question de la Turquie et des États-Unis », mais en même temps, si nous ne voulons pas renforcer le rôle politique de l’OTAN en considérant que les questions de sécurité ne concernent que la sécurité territoriale des pays de l’OTAN, effectivement, ce dialogue-là n’est pas nécessairement au sein de l’OTAN, mais plutôt au sein des Nations-Unies. Là, il y a une dialectique, tout comme il y a toujours eu une dialectique américaine, une sorte de schizophrénie, mais qui est assez logique sur la question de la construction européenne en matière de défense. Nous avons vécu la même chose en 1999 au début de la création de la politique de sécurité et de défense commune, quand les Britanniques avaient signé l’accord de Saint-Malo avec les Français. Tout de suite, ils s’étaient fait convoquer en disant : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que vous faites entre vous ? » En fait, nous renforcions la sécurité de l’Union européenne avec les accords de Saint-Malo, et de fait, nous renforcions la sécurité de l’Europe et donc l’OTAN dans son rôle de sécurité collective. C’est la même situation aujourd’hui. On retrouve cette même schizophrénie de la part des Américains, la même politique, sauf que c’est quand même un peu plus violent à l’heure actuelle.

M. Frédéric Petit. Je suis député des Français qui sont installés en Europe centrale, en Allemagne et dans les Balkans, et je suis très content, car à plusieurs reprises, non seulement parmi les intervenants, mais également chez certains de mes collègues, j’ai pu sentir que l’on sortait de raisonnements qui m’apparaissent parfois comme simplistes dans la position des onze pays dont on parle souvent. Vous avez parlé de rencontres en tête à tête, j’en ai beaucoup également. Je voudrais développer un exemple, c’est la réaction du président Tusk, qui a été traduite très souvent rapidement par des gens qui lisent une seule phrase des articles, mais cela ne suffit pas, et parfois, comme vous l’avez rappelé, cela ne suffit pas de lire la presse, il faut un peu enquêter au-delà, surtout en France. Je crois que ce qui est dans la réponse de Tusk, ce n’est pas la phrase que l’on a beaucoup développée en disant qu’il ne fallait pas dire cela. C’est ce qu’il dit après qui est très interculturel. Il dit : « vous n’avez pas eu la Russie quarante ans chez vous. » Il y a quand même une région – et peu de gens en sont conscients en France, je le rappelle à mes collègues – dans l’est de l’Estonie qui est sociologiquement, historiquement et culturellement exactement ce qu’était la Crimée il y a dix ans. Cela fait trente ans que les Estoniens en parlent. J’ai aussi travaillé en Estonie, cela fait trente ans qu’ils en parlent. La Lituanie, c’est exactement pareil. Kaliningrad, c’est la Russie. J’insiste sur ce point-là, il n’y aura pas de défense européenne si nous n’avons pas une politique inclusive, qui n’est pas opposante. Il ne s’agit pas de convaincre les Polonais que le danger vient du sud. Il s’agit de construire une réponse européenne qui sera inclusivement un espace où les menaces de l’Europe aujourd’hui, même celles qui sont fantasmées – et nous en avons – seront sur la table.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Il est très important de comprendre la position des pays de l’Europe de l’Est. Si nous nions leur histoire et leur géographie, nous n’arriverons pas à construire ce qui doit être construit. De ce point de vue, je rejoins parfaitement ce que Frédéric Petit vient de dire.

Deuxièmement, sur le Fonds européen de défense, je demande que nous arrêtions d’être naïfs. Derrière l’OTAN, derrière ce que l’on appelle le partage du fardeau, derrière les sommes qui sont ciblées par les Américains, c’est l’industrie de l’armement, l’industrie de la défense et l’économie qui parlent. Arrêtons d’être naïfs et considérons que nous n’avons pas vocation à donner en permanence aux Américains des marchés pour leurs propres produits, leurs propres industries et leurs propres emplois. L’Europe a aussi à préserver sa propre économie, sa propre recherche et ses propres intérêts. Ce n’est pas un gros mot de dire que les Européens doivent défendre leurs intérêts, comme les Américains le font. Il y a aussi un moment où il faut que les Européens fassent face et montrent davantage de volonté politique sur le sujet.

Je ne veux pas revenir sur la question de l’OTAN, mais j’ai deux intuitions. La première, c’est que la France a une expression en matière de politique étrangère dans son histoire, dans ce qu’elle est, dans son ADN de liberté et d’indépendance, d’une forme d’autonomie, et qu’il faut absolument préserver cette liberté, cette indépendance et cette forme d’autonomie parce qu’elle peut être extrêmement importante pour l’équilibre du monde de demain.

La seconde intuition est qu’il est plus que temps que les Européens considèrent qu’ils doivent prendre à bras-le-corps les questions de sécurité et de défense. Ils sont maintenant arrivés dans la maturité ; c’est à eux de faire ce chemin. Si nous traitons ces deux aspects en gardant une voix un peu originale de la France qui peut être à l’initiative, je ne veux pas dire d’une troisième voix, mais en tous les cas de pays non-alignés aussi avec une Europe forte, nous nous poserons les questions de l’OTAN d’une manière différente, me semble-t-il.

Mme la présidente Françoise Dumas. Dans la continuité de ce qui vient d’être dit, je crois que nous devons avancer sur les deux fronts en même temps. Nous devons conserver cette capacité opérationnelle d’intervention dans le cadre de l’OTAN. Nous devons aussi continuer à définir ensemble au niveau européen quelle autonomie stratégique nous voulons, ce que nous voulons construire ensemble, quelles sont les valeurs que nous partageons et que de facto, nous serons amenés à défendre.

Merci pour la qualité de vos interventions. Le format de partage entre nos deux commissions est toujours extrêmement instructif et j’espère que nous aurons l’occasion de poursuivre nos travaux souvent simultanément. Merci à tous, chers collègues.

 


3.   Table ronde, ouverte à la presse, sur la thématique : « La Russie : ennemie, rivale ou partenaire ? » avec M. Mathieu Boulègue, Research Fellow, Russia and Eurasia Programme, Chatham House – The Royal Institute of International Affairs, M. Kevin Limonier, maître de conférences à l’Institut français de géopolitique (université Paris VIII) et M. Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l'Institut Thomas More (mardi 3 décembre 2019)

Mme la présidente Françoise Dumas. Au nom de la commission de la Défense nationale et des forces armées, je voudrais rendre hommage aux trois secouristes qui ont perdu la vie dans la nuit de samedi à dimanche, alors qu’ils portaient secours, dans un hélicoptère de la sécurité civile, à des sinistrés des intempéries dans la région de Marseille. Cet accident nous rappelle les risques importants que prennent ceux qui interviennent pour sauver la vie de leurs concitoyens, témoignant d’un courage exemplaire. Il est important de rappeler toute la considération et l’admiration que nous leur portons et le choc que nous a causé l’annonce de leur décès. De surcroît, ils partaient de la base de sécurité civile de Nîmes.

Nous continuons aujourd’hui notre cycle sur les questions géostratégiques, avec une réunion publique consacrée à la Russie. « Si nous ne savons pas, à un moment donné, faire quelque chose d’utile avec la Russie, nous resterons avec une tension profondément stérile » : tel fut le jugement exprimé l’été dernier par le Président Emmanuel Macron, lors de la dernière conférence des ambassadeurs, dont l’un des messages les plus marquants a consisté en un appel à revisiter notre relation avec la Russie. Il y a encore quelques jours, cette orientation a été confirmée lors d’une rencontre avec le Secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), Jens Stoltenberg, à l’issue de laquelle le Président a estimé que la relation avec la Russie ne pouvait pas être un impensé et a appelé avec elle à un dialogue, je cite : « lucide, robuste et exigeant ».

La fin du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) constitue également un sujet de préoccupation majeur pour la sécurité et la défense de l’Europe. Est posée désormais sur la table la question de la nouvelle génération d’accords qui s’y substituera. Notre relation avec la Russie constitue un sujet majeur d’actualité qui devrait être au cœur du sommet de l’OTAN, qui se réunit actuellement à Londres.

Nous avons le plaisir d’accueillir M. Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More, qui nous parlera de la Russie en tant que puissance et acteur géostratégique ; M. Kevin Limonier, maître de conférences à l’Institut français de géopolitique, de l’université Paris 8, fera un focus sur les nouvelles stratégies et tactiques mises en place par la Russie dans certains conflits, et notamment l’influence informationnelle et cyber ; pour finir, M. Mathieu Boulègue, Research Fellow à Chatham House au Royal Institute of International Affairs, évoquera l’utilisation de la force armée par la Russie comme outil de politique étrangère et les réponses côté occidental, et abordera également les principaux enjeux d’un dialogue avec la Russie.

M. Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More. Mon objectif est de dresser un portrait de la Russie en tant que puissance et de dire quelques mots de ses représentations géopolitiques, c’est-à-dire du « paysage mental » de ses dirigeants. L’école française de géopolitique accorde beaucoup d’importance aux représentations géopolitiques de la Russie et à ses façons de voir le monde. Nous pourrions dire que les perceptions et les représentations sont la moitié de la réalité. Je vais également dresser les lignes de force de ce que j’appellerai « la grande stratégie russe », un idéal type en quelque sorte, nécessairement simplificateur par rapport à une réalité qui est riche, complexe et mouvante.

Je vais procéder en trois points. En premier lieu, je m’efforcerai de qualifier la Russie, comme puissance eurasiatique. Mon deuxième point consistera à questionner l’existence et la réalité d’une « grande stratégie » russe. Troisième et dernier point : les contraintes qui pèsent sur cette grande stratégie. En effet, il y a des objectifs, une représentation du monde qui englobe ces objectifs, et une question de moyens. Souvent, il existe un écart entre les objectifs proclamés et affichés d’un côté, et les moyens de l’autre.

Commençons donc par la Russie : puissance eurasiatique. La Russie n’est pas un acteur parmi d’autres, c’est une puissance au sens classique du terme, un État qui est capable d’imposer sa volonté à d’autres États, avec de solides assises géographiques, historiques, militaires et économiques. La Russie n’est pas simplement une puissance régionale – comme Barack Obama l’avait dit, il y a quelques années –, c’est une puissance d’envergure mondiale. Il suffit de prendre la carte de la Russie pour voir qu’entre l’Arctique au nord, le monde arabo-musulman au sud, la Chine à l’est, l’océan Pacifique, et le monde atlantique à l’ouest, la Russie touche à toutes les zones. On aime à dire qu’elle est incontournable et généralement, cela sert d’argument d’autorité. À mon sens, c’est un truisme, nous nous heurtons régulièrement à la Russie et cela va de soi qu’elle est incontournable.

S’il fallait qualifier cette puissance, je dirais que c’est un empire postmoderne. En matière de droit public, le terme « empire » n’est aujourd’hui plus utilisé, mais lorsque nous regardons les choses du point de vue de la géohistoire, de la psychologie des profondeurs, des mentalités, il me semble qu’il faut réutiliser ce terme et ce concept d’empire. D’ailleurs, sur le plan historique et historiographique, depuis une dizaine d’années, toute une école redécouvre la notion d’empire en se concentrant notamment sur les grands empires eurasiatiques à cheval sur deux mondes ou plus exactement qui constituent un troisième monde entre l’Europe et l’Asie. Nombre de penseurs et de responsables politiques russes ne cessent de proclamer que leur pays est un empire eurasiatique. Si nous replaçons cela dans la longue durée, il faudrait remonter jusqu’au panslavisme, à Constantin Leontiev et quelques autres. Cela nous place dans le dernier tiers du XIXe siècle jusqu’au néo-eurasisme incarné aujourd’hui par Alexandre Douguine. À mon sens, l’eurasisme n’est pas une simple superstructure idéologique. Je n’ai certainement pas une approche de type marxiste, où les idées seraient le reflet de la base productive. Le néo-eurasisme est une véritable conception du monde, une représentation géopolitique globale qui exprime un certain nombre de réalités sur la Russie et qui sert de cadre général au projet géopolitique russe. Cette vision du monde est à la fois un prisme et une matrice.

J’en viens maintenant à la question de l’existence et de la réalité d’une grande stratégie russe. Pour mémoire, la grande stratégie est la partie haute de la stratégie, celle qui intègre les différents vecteurs de puissance à disposition de l’État. Elle est mise en œuvre et cherche à faire concourir les différents moyens de force au service d’objets géopolitiques précis. Cela renvoie à un grand dessein. Cette grande stratégie, nous pourrions l’approcher à travers par exemple, la doctrine Guérassimov, les notions de guerre de l’information, de guerre irrégulière, de guerre hybride. Certains de ces concepts sont un peu élastiques et ne sont pas toujours utilisés de manière rigoureuse. Côté russe, une acception littérale et extensive du terme « guerre de l’information » domine de sorte que, finalement, lorsque l’on comprend ce qu’ils entendent par « guerre de l’information », on est déjà aspiré par la partie haute de la stratégie. La notion de guerre irrégulière est peut-être plus juste que celle de guerre hybride, avec l’effacement de la distinction entre guerre et paix, l’idée que le monde est en permanence dans une situation hybride de guerre et de paix, dans un état de conflit permanent. Là encore, nous remontons vers la partie haute de la stratégie, ce que l’on nomme « la grande stratégie ».

L’objectif global est la restauration de la puissance russe à l’intérieur des limites de l’ex-Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), conformément à la doctrine de l’étranger proche, qui date d’avant Poutine. Elle a commencé à être énoncée à partir de 1992-1993 et dès 1993, Eltsine l’a reprise à son compte.

Reste qu’un autre espace plus large n’est pas encore suffisamment pris en compte par les Occidentaux dans l’analyse qu’ils font de la stratégie russe. Pendant longtemps, en France, il était question de l’Europe « de l’Atlantique à l’Oural ». Depuis quelques mois seulement, nous avons intégré le discours russe sur l’Europe « de Lisbonne à Vladivostok ». Mais les déclarations d’un certain nombre de politiques, de chercheurs ou de penseurs russes se réfèrent encore plus volontiers à un grand espace allant de Lisbonne à Tokyo, à Shanghai, voire à Djakarta. Vladimir Poutine, à Saint-Pétersbourg en juin 2016, a dit que le grand objectif de la Russie était un grand partenariat eurasien, ouvert à tous les États de l’Asie et d’Europe. Il ne raisonne pas, loin s’en faut, en termes d’Europe. Cette idée a été reprise par un chercheur influant, Sergueï Karaganov, l’année suivante. Dans un texte de 2017, il définit la Russie comme un centre de pouvoir « atlantico‑pacifique ». Dans ce texte, il explique que l’espace de référence de la Russie s’étend de Lisbonne à Tokyo, à Shanghai. Et plus récemment, dans un texte publié début octobre 2019, Sergueï Lavrov indique que la priorité de la Russie est un vaste espace qui s’étend de Lisbonne à Djakarta. Cela permet de préciser les cadres de référence de cette grande stratégie russe.

Il convient enfin de prendre en compte les moyens ; cela ne fait pas tout d’afficher des objectifs et de les inscrire dans une vision globale du monde. En France ou ailleurs, nous martelons souvent que le long terme et la « corrélation des forces » – pour parler comme les Soviétiques d’autrefois – ne sont pas favorables à la Russie. L’accent est mis sur les faiblesses démographiques, sur l’absence de réformes économiques, sur l’économie de rente, une économie fondée avant tout sur l’exportation de produits énergétiques et de produits de base, sur l’absence de réformes structurelles, incompatibles avec le système de pouvoir. Le risque que la Russie semble courir est celui de l’hypertrophie impériale. Tout cela doit être pris en compte, mais un certain nombre d’autres facteurs ne doivent pas être négligés.

Tout d’abord, la vision des hommes qui dirigent la Russie est une vision que nous pouvons juger fruste mais elle est robuste, cohérente et offre un cadre de pensée pour agir dans et sur le monde. La vision globale russe est peut-être plus cohérente que celle des Occidentaux, un peu en proie à ce que l’on appelle la postmodernité, la déconstruction, etc.

Un autre élément à prendre en compte est la force des passions qui sous-tendent cette vision du monde : un aspect souvent négligé, parce que nous avons une vision très rationaliste de la science politique et des relations internationales. Nous voudrions que l’État soit le plus froid des monstres froids ! Or il faut prendre en compte les hommes de l’État, pas uniquement l’État comme machine au sens de Hobbes. Le ressentiment et le revanchisme qui animent les hommes de l’État sont des moteurs extrêmement puissants. Pierre Hassner, auteur français disparu il y a peu, a travaillé sur le rôle des émotions en politique internationale et en géopolitique.

Par ailleurs, la détermination et l’esprit de suite qui se traduisent par une audace tactique ne sont pas à négliger. En effet, une succession de coups tactiques peut modifier progressivement le rapport des forces. Il suffit de se reporter une quinzaine ou une vingtaine d’années auparavant, pour voir les projections faites à cette époque. Lorsque nous examinons où en est la Russie aujourd’hui, le fait est qu’elle nous étonne et d’une manière qui a très largement dépassé les cadres d’interprétation qui dominaient.

Les alliances qui ont pour objectif de compenser un déficit de puissance doivent être également prises en compte. Bien que respectant une arithmétique progressive, ces alliances existent. À mon sens, il serait erroné de voir la Russie comme une puissance solitaire. Ses alliances avec l’Iran et en Syrie sont importantes, puisque lorsque l’on opère ensemble à la guerre, il s’agit bel et bien d’une alliance.

Il existe également une forme d’alliance avec la Chine populaire. Cela a souvent été nié au nom d’une vision très restrictive de ce qu’est une alliance, mais cela commence à changer. L’OTAN était devenue l’archétype de l’alliance par excellence, avec un article 5 en bonne et due forme, une structure extrêmement formelle, un préambule avec une profession de foi civilisationnelle. La Russie n’a rien signé de tel avec la Chine, mais si l’on se reporte à ce qu’est une alliance de la manière la plus descriptive qui soit, phénoménologique, une alliance est une association d’intérêt en vue d’établir un rapport de force favorable à renforcer sa position stratégique, avec des fins d’acquisition et de conservation. Il n’est pas écrit qu’il doit y avoir un article 5, une clause de défense collective rédigée en bonne et due forme et tout un cérémonial autour d’une alliance. D’ailleurs, si nous appliquions ces critères d’appréciation, beaucoup d’alliances au fil de l’histoire ne devraient plus être considérées comme telles.

Par ailleurs, les liens sino-russes sont étroits, robustes et s’étendent sur le champ militaire, avec des ventes de S-400 ou de Soukhoï Su-35. En octobre 2019, lors de la conférence Valdaï, Vladimir Poutine a même annoncé la vente d’un système d’alerte antimissile. Ce sont des équipements extrêmement sensibles et lors de cette conférence, lui-même a utilisé le terme d’alliance. En 2008, nous parlions d’axes de convergence, ensuite, nous avons commencé à parler d’entente, aujourd’hui, il faut parler d’une véritable alliance qui repose sur des convergences profondes, sur une communauté de ressentiments à l’encontre de l’Occident. Nous retrouvons le rôle des passions dans la politique internationale et puis, de part et d’autre, mais peut-être avant tout du côté chinois, le sentiment que l’avenir est ouvert ou plutôt que leur heure a sonné, avec en toile de fond un déplacement des équilibres de puissance et de richesses vers l’Asie. C’est à mon sens un mouvement de fond.

Pour conclure, l’idée essentielle est qu’il convient de prendre la Russie au sérieux, en tant que puissance. Vladimir Poutine doit être pris au sérieux. Jusqu’à quatre ou cinq ans auparavant, le projet politique de Poutine a été sous-évalué, avec beaucoup de méprises au sujet des intentions du Kremlin. Dans un premier temps, la vision de la Russie était celle d’une grande Pologne qui devait faire une transition politique et économique un peu plus longue et un peu plus difficile, mais les choses iraient dans le bon sens.

Dans un deuxième temps, l’impression dominante était celle d’une Russie réductible à un état mafieux, avec des dirigeants guidés avant tout par le souci de s’enrichir, par le luxe, et avec l’idée que s’ils maniaient une rhétorique à caractère nationaliste et impérialiste, c’était uniquement pour satisfaire et manipuler l’opinion publique.

Aujourd’hui, la Russie a une véritable volonté de puissance. Est-ce que nous la surestimons ? C’est un peu l’esprit qui domine dans un certain nombre de propos en France, avec les multiples rappels que le produit intérieur brut (PIB) de la Russie est équivalent à celui de l’Italie ou de l’Espagne. Cela étant, la géopolitique n’est pas réductible à un exercice de macroéconomie ou de comptabilité publique, et la référence au long terme ne doit pas servir d’espace de fuite. De nombreuses choses peuvent se produire dans l’intervalle y compris beaucoup de dégâts.

M. Kevin Limonier, maître de conférences à l’Institut français de géopolitique (Université Paris 8). Je vais axer mon propos sur la manière dont aujourd’hui la Russie considère le cyberespace comme un lieu privilégié de projection de sa puissance. Le cyberespace est l’ensemble des réseaux numériques d’échange de données, c’est-à-dire aussi bien les tuyaux qui permettent aux données de circuler que les données qui circulent sur ces tuyaux, les informations qui se propagent, etc. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que la Russie a investi ce terrain de manière extrêmement active depuis quelques années, notamment en guise de moyens pour imposer sa volonté à d’autres entités, ce qui est la définition même de la puissance selon Raymond Aron.

Cela étant, dans ce cyberespace de projection de la puissance russe, il faut aujourd’hui distinguer deux types d’utilisation, deux grandes dimensions du cyberespace. La première est ce que l’on appelle l’influence informationnelle, c’est-à-dire le soft power. Les Russes l’ont théorisé sous le terme de « myagkaya sila » (мягкая сила), c’est-à-dire la force douce, qui est une traduction en russe de soft power. L’influence informationnelle est essentiellement le fait des réseaux sociaux, mais a recours également à des biais plus classiques, avec un certain nombre de fondations dans le monde et notamment à Paris. Cette panoplie de moyens s’étend de la diplomatie publique jusqu’à la mise en place d’opérations d’influence grise, comme cela a pu être le cas pendant les dernières élections présidentielles américaines. Le Federal bureau of investigation (FBI) a en effet délivré un certain nombre de preuves des manipulations informationnelles effectuées par des personnes qui semblent liées aux intérêts de la Russie.

La deuxième dimension cybernétique est ce que j’appellerai les opérations cybernétiques stricto sensu, c’est-à-dire la compromission d’infrastructures, le vol de données, la destruction d’infrastructures par le biais des cyberattaques, comme cela a pu être le cas en Ukraine il y a quelques années, avec la mise hors d’état de fonctionner d’une centrale électrique en plein mois de décembre, moment où il fait particulièrement froid en Ukraine. Ces deux volets, d’un côté informationnel et de l’autre cybernétique, ne sont pas hermétiques. En effet, il existe un continuum stratégique entre les deux.

Par exemple, dans le cas de l’ingérence russe dans les élections présidentielles américaines, d’une part, des campagnes d’influence ont été faites, avec de l’argent investi sur les réseaux sociaux pour des publicités, la création de groupes Facebook par des agents qui se sont avérés être des employés de la structure Internet Research Agency, basée à Saint-Pétersbourg ; et d’autre part, une cyberattaque a été conduite sur les serveurs de la convention démocrate américaine, attaque que l’on attribue généralement au groupe Advanced Persistent Threat 28 (APT28), qui semble être lié aux renseignements russes, même si aujourd’hui, nous n’en avons pas encore la preuve formelle. Les données dérobées sur les serveurs de la convention démocrate américaine ont ensuite alimenté les campagnes d’influence russe.

La Russie utilise aussi les moyens cybernétiques dans les opérations pour lesquelles elle est investie de manière militaire, comme en Syrie, où elle conduit une véritable guerre électronique. Ce fut également le cas en Géorgie en 2008. La Russie utilise aussi les moyens cyber sur des terrains sur lesquels elle n’est pas engagée formellement, mais où elle a un certain nombre d’intérêts : les États-Unis, l’Europe de l’Est, l’Ukraine, la Grande-Bretagne, l’Afrique francophone.

La première grande cyberattaque de la Russie est datée de 2007, contre l’Estonie, même si encore une fois, nous n’en avons pas la preuve formelle techniquement. Depuis 2007, la Russie est accusée d’avoir mené 181 cyberattaques, dont 33 % contre des gouvernements et à peu près 15 % contre des médias ou des réseaux sociaux. La moitié de ces cyberattaques aurait visé l’Ukraine, la Grande‑Bretagne et les États-Unis d’Amérique. J’utilise le conditionnel du fait de la quasi-impossibilité technique d’attribuer une cyberattaque.

Vous pouvez identifier un groupe, lui donner un nom, APT28 par exemple, en faisant de la rétro-ingénierie ou tout un tas de choses que des entreprises de cybersécurité font, mais il est difficile de lier ce groupe formellement aux intérêts d’un État. Il nous manque aujourd’hui un certain nombre d’informations que les Américains disent détenir, mais qu’ils ne dévoilent pas pour des raisons de sécurité. Lorsqu’un acteur attribue une cyberattaque à la Russie, c’est une décision politique, un faisceau d’indices concordants, en regardant les cibles ou les moyens d’attaque, les procédés, etc., mais ce n’est pas une preuve formelle et il est très important de le rappeler.

Les manœuvres informationnelles posent moins de difficultés puisque nous sommes capables de tracer les contenus, les acteurs de l’influence et de les identifier, des médias « reconnus », c’est-à-dire qui se présentent comme tel, comme Russia Today (RT) qui a été fondée en 2005 ou Sputnik qui a été fondée en 2014, à des fondations ou des entreprises d’influence digitales, des acteurs beaucoup plus flous, comme la nébuleuse Internet Research Agency, qui est liée à un proche de Vladimir Poutine prénommé Yevgeny Prigozhin. Ce dernier est à la tête d’un empire qui fournit aussi bien des services de manipulation de l’information que des services de protection, notamment par la société militaire privée Wagner ou par l’exploitation de matières premières, particulièrement en Afrique.

Je souhaiterais maintenant aborder deux axes. Je vais d’abord dresser un historique de quelque chose qui n’est pas forcément évoqué en France, à savoir la manière dont les élites russes et le gouvernement russe perçoivent, depuis plusieurs décennies, une sorte de menace occidentale, et comment la perception de cette menace occidentale les a amenés à développer cet appareil cybernétique et informationnel. Tout ce que je vais dire, bien évidemment, est de l’ordre de la représentation géopolitique et il s’agit bien de la manière dont les élites russes perçoivent le monde.

Mon deuxième axe portera sur l’influence grandissante de la Russie en Afrique et sur la manière dont les médias russes, en émettant en langue française, sont considérablement repris dans les pays d’Afrique francophones, notamment parce que la Russie jouit d’une image de puissance anticoloniale et que les matériaux informationnels qu’elle produit sont à même d’être récupérés dans des agendas politiques spécifiques de certains pays d’Afrique, comme la Côte d’Ivoire, la République centrafricaine, Madagascar, le Sénégal et bien d’autres pays.

Commençons par le développement de cette stratégie d’utilisation du cyberespace comme levier de puissance. Il faut se souvenir que dans les années 1990, la Russie a été confrontée à la toute première opération de manipulation informationnelle d’ampleur sur Internet, au moment des guerres de Tchétchénie et au moment où les séparatistes tchétchènes, pour diverses raisons, ont progressivement dévié vers le djihadisme. Ils ont mis en place un site Internet qui s’appelait Kavkaz Center, qui n’existe plus aujourd’hui et qui appelait aux meurtres de citoyens russes, à l’organisation d’attentats, en expliquant comment fabriquer des bombes, etc. La confrontation avec cette menace d’un genre nouveau a fait prendre rapidement conscience aux Russes que la manipulation de l’information pouvait être quelque chose d’extrêmement dangereux, notamment de l’information numérique qui transite sur les réseaux. Bien évidemment, les Russes avaient déjà une longue expérience de « management de l’information », si j’ose dire, à l’époque de l’Union soviétique.

Les révolutions de couleur sont un autre jalon extrêmement important. Les élites russes et le Kremlin se sont sentis menacés par certains mouvements populaires en Ukraine et en Géorgie, qui ont renversé des gouvernements jugés proches de la Russie. Ces derniers ont accusé des associations occidentales, des organisations non gouvernementales (ONG), des gouvernements d’avoir contribué à cela.

Cependant, la vraie rupture s’est produite à l’hiver 2011 - 2012, avec les grandes manifestations à Moscou contre le retour au pouvoir de Vladimir Poutine pour un troisième mandat. En effet, il avait échangé sa place de président avec Dimitri Medvedev. Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues de Moscou et pour la première fois, le pouvoir a pris conscience du potentiel des réseaux sociaux, puisque ces manifestations avaient été organisées sur les réseaux sociaux. C’est la première fois aussi que les Russes ont eu recours à des armées de robots, de bots, pour dupliquer de l’information de manière massive sur les réseaux sociaux.

Le retour au pouvoir de Poutine fut également l’occasion d’un virage conservateur, le fameux tournant de 2012, qui a conduit les Russes à légiférer sur des sujets divers en se présentant de plus en plus comme une alternative conservatrice défendant un certain nombre de valeurs – c’est ainsi que cela a été présenté dans le discours officiel. Au même moment, les médias russes ont été entièrement réformés, avec une nouvelle holding, Rossia Sevodnia (Россия Сегодня), « Russie aujourd’hui », qui a fusionné des organes dont certains existants depuis l’époque de Staline. Le média Sputnik (Cпу́тник) dépend de cette holding, ainsi que RT qui dépend d’une autre ligne qui s’appelle TV-Novosti.

En 2014, la Crimée et la révolution de Maïdan ont été considérés à Moscou comme l’apothéose des manipulations de l’information dont se seraient rendus coupables les Occidentaux. Depuis, la Russie est dans une sorte de course en avant, ou plutôt de fuite en avant, pour rendre la monnaie de la pièce aux Occidentaux – c’est ainsi que cela m’a été expliqué plusieurs fois par des officiels russes.

Vous avez sous vos yeux une cartographie des sites Internet qui ont repris des contenus produits par des agences médiatiques russes l’année dernière, à propos de l’Afrique, en langue française. Chaque site Internet est un point et ces points sont reliés entre eux par des liens hypertextes, pour former une galaxie de sites Internet interconnectés. Autrement dit, il s’agit d’une sorte de carte des relais informationnels, ces derniers n’étant pas forcément volontaires. Par exemple, Wikipédia n’est pas un relais informationnel de la Russie, mais des contenus produits par des agences informationnelles russes vont être repris sur Wikipédia et d’autres sites qui vont citer Wikipédia.

Cette spatialisation de ces différents sites Internet a un véritable sens politique et idéologique. En effet, certains sites visent des lectorats européens ou nord-américains – je rappelle que ce sont des sites francophones – sur des lignes parfois complètement opposées, avec par exemple des sites islamophobes et des sites pro‑israéliens. Ces positionnements idéologiques extrêmement différents nous permettent de voir que la récupération ou la reprise des contenus informationnels produits par la Russie touche énormément de sensibilités et d’entités différentes. On observe par ailleurs un certain nombre de sites Internet et de plateformes issus d’Afrique subsaharienne, d’Afrique du Nord et du monde musulman. Le média du Hezbollah, par exemple, et d’autres médias reprennent des contenus russes. Cela ne signifie pas que ce sont des agents russes, mais qu’aujourd’hui la Russie produit un certain nombre de matériaux informationnels, qui sont récupérés par des acteurs au bénéfice de leur lutte politique locale, sans forcément avoir de liens directs ou apparents avec les intérêts de Moscou.

En essayant de spatialiser cela de manière géographique et de calculer un impact théorique des contenus russes dans les pays d’Afrique francophones, nous nous rendons compte que certains pays sont plus sujets à la propagation de ces informations que d’autres. En effet, dans certains pays, divers sites sont particulièrement visités et reprennent des dépêches de Sputnik, des contenus produits à Moscou avec de l’argent public russe, alors que dans d’autres pays comme l’Algérie, l’impact est moindre et ce, bien qu’un grand nombre de plateformes reprennent des contenus, mais ce ne sont pas des médias très relayés et très lus. Il s’agit d’une myriade de blogs, de sites non officiels, qui se font l’écho de la position de Moscou.

En conclusion, j’ajoute qu’il existe aujourd’hui des opérations de manipulation de l’information russe en Afrique liées à des opérations de prise de contrôle de capital, notamment dans des industries minières associées à des activités de mercenariat, avec des pays formellement identifiés comme des pays de priorité absolue pour la Russie, si elle veut reprendre pied en Afrique. Cela est le cas de la République centrafricaine, du Soudan – qui n’est pas un pays francophone – et de Madagascar. Il existe un gros potentiel en ce qui concerne la Côte d’Ivoire et lorsque cette production informationnelle russe est récupérée dans un contexte africain, elle vise souvent la France et les intérêts de la France.

M. Mathieu Boulègue, Research Fellow – Russia and Eurasia Programme – Chatham House – The Royal Institute of International Affairs. Toute référence que je vais faire à la Russie doit être comprise comme une référence au leadership actuel et au système mis en place par le président Poutine, dont dépendent les différents cercles de pouvoir au sein du Kremlin, et non pas comme la majorité de la population russe qui subit, en grande partie, la politique et la résurgence de puissance de la Russie actuelle.

Je vais d’abord aborder la façon dont la Russie utilise le fait militaire et la conflictualité internationale comme une arme de politique étrangère. J’insiste sur le fait que l’action militaire directe est considérée comme une arme à la fois légitime et flexible servant les ambitions de politique étrangère. La force armée est une caractéristique fondamentale d’une grande puissance. La Russie se considérant comme une grande puissance, la force armée est de ce fait considérée comme légitime, parce qu’elle répond aux ambitions de puissance de la Russie. À l’heure actuelle, Moscou cherche le respect de sa place dans les relations stratégiques, de son statut. Elle a des ambitions de contrôle sur ce que la Russie appelle « son étranger proche », c’est-à-dire ce que Moscou considère comme un droit de regard privilégié sur son ancien espace soviétique. En politique intérieure, une autre ambition concerne le narratif renvoyé à la population russe en matière de contrôle et de propagande.

Par ailleurs, les objectifs stratégiques russes n’ont pas changé depuis 1991, voire depuis l’époque tsariste. Il n’y a pas eu de changement de paradigme russe opéré à la fin de la guerre froide. Les conceptions de politique étrangère sont aujourd’hui des invariants. Depuis les années 2000 et cette résurgence de la puissance russe, deux choses ont changé de manière concordante.

La première est la perception d’un différentiel de puissance avec l’Occident s’amenuisant. À mesure que le leadership libéral occidental, tel que perçu par Moscou, s’amenuise, il libère une nouvelle place à prendre. La concordance avec la perception d’une nouvelle donne militaro‑technique la concernant donne à la Russie un sentiment que ses capacités militaires, techniques et d’interférences non conventionnelles sont suffisamment puissantes pour lui offrir des opportunités militaires et non conventionnelles. Cette concordance rend à la Russie sa perception de sa puissance.

Dès lors, depuis plus d’une décennie, la Russie, nourrie par l’action militaire directe, réaffirme sa puissance et demeure dans un état révisionniste nourri par des griefs post guerre froide inébranlables, rendant les conceptions de politique étrangère russes inébranlables. Le dialogue engagé avec la Russie ne changera pas ses perceptions de politique étrangère. L’objectif est d’effacer le sentiment d’humiliation post guerre froide, cette forme de triomphalisme occidental qui a instillé les valeurs libérales comme universelles. Moscou ne s’en remet pas et nous en veut encore, depuis plus de trente ans, comme en témoignent les derniers messages du président Poutine dans les médias, ainsi que ses déclarations à Valdaï en septembre 2019, je cite : « L’ordre mondial basé sur les valeurs libérales et les normes occidentales n’est pas seulement en train de s’affaiblir, il est mort et enterré ».

En second lieu, la priorité pour les dirigeants russes actuels est avant tout la survie du régime et de l’élite au pouvoir. Cela implique un certain nombre de comportements que nous pourrions considérer comme défensifs et mesurés, par rapport à la projection de puissance russe. L’objectif pour Moscou est d’assurer la continuité de ce régime et la distribution au sein de l’élite russe des parts du gâteau que le leadership russe se réserve. Ce gâteau doit être protégé contre toute menace extérieure et, bien entendu, contre toute menace intérieure. Mon collègue a mentionné les révolutions de couleur, qui suscitent une paranoïa extrême au sein de la classe dirigeante russe actuelle. Si nous partons du principe que les actions russes sont défensives et mesurées vis-à-vis de sa projection de puissance, cela implique que Moscou évite de prendre des risques inconsidérés. En effet, Moscou n’est pas l’acteur irrationnel qui prend des risques à tout va, tel que nous pouvons le percevoir. Par conséquent, la force armée est utilisée avec deux priorités : suffisance et rationalité, y compris par des actions préemptives ou préventives s’il le faut. D’ailleurs, les stratèges russes appellent cela « la suffisance rationnelle de la force » ou « la stratégie de l’action limitée ». Il convient d’identifier trois raisons spécifiques pour lesquelles la Russie intervient militairement ou en utilisant ouvertement la force armée.

La première est la perception d’une atteinte à ses intérêts vitaux, que nous pouvons appliquer à la Géorgie, en 2008, et à l’Ukraine, notamment avec la guerre du Donbass, en 2014. Parmi les cartes distribuées, certaines vous montrent l’impact de la Russie sur les territoires frontaliers, ce que l’on appelle « la stratégie de la zone grise », qui est l’instrumentalisation d’un territoire tiers et autonome à des fins géopolitiques et de grande puissance. Le déclencheur pour Moscou a été, sans donner trop d’importance à ces eschatologies occidentales, l’intervention au Kosovo et le sommet de Bucarest en 2008. L’annonce que l’Ukraine et la Géorgie avaient vocation à entrer dans l’OTAN lors du sommet de Bucarest en 2008 a été sous-estimée en Occident et comprise comme une réponse particulièrement épidermique pour Moscou. Cette peur de la perte de « sa sphère d’influence », c’est-à-dire des États qui disposent d’une souveraineté limitée ou des zones tampons sur lesquelles la Russie a un droit de regard à ses frontières, était complètement inacceptable. C’est pour cette raison qu’en août 2008, la Russie pousse la Géorgie dans l’erreur et force une intervention militaire armée. Cela explique également la guerre dans le Donbass, qui doit être comprise aujourd’hui comme une guerre de diversion pour l’Occident, pour faire passer la pilule de l’annexion illégale de la Crimée. En effet, la guerre du Donbass n’est rien d’autre qu’une diversion instrumentalisant le territoire ukrainien et visant à tester un certain nombre de pratiques non conventionnelles et inframilitaires, ayant avant tout pour but de dévier l’attention des caméras occidentales sur le fait accompli réalisé en Crimée.

La deuxième raison d’intervenir pour la Russie est la perception d’une défaite géopolitique dans son pourtour. Par exemple, Moscou avait peur de perdre son ultime point d’appui traditionnel au Moyen-Orient : la Syrie. En effet, après la chute du régime égyptien, son allier traditionnel, la Syrie était le dernier point d’appui russe au Moyen-Orient, notamment au niveau de sa stratégie navale avec l’accès à ce que Moscou appelle « l’océan mondial », c’est-à-dire les mers chaudes. L’allié turc étant le seul à pouvoir déverrouiller la porte de la mer Noire, la Syrie est celui qui peut lui offrir la Méditerranée et l’accès à l’océan mondial. La perte de cet allié géopolitique était inacceptable pour la Russie et a entraîné une intervention. Bien évidemment, cela a permis aussi de tester un certain nombre de pratiques militaires et inframilitaires, dont nous payons aujourd’hui les conséquences. La Russie n’est pas seulement un faiseur de guerres, puisqu’aujourd’hui, elle se veut faiseur de paix en Syrie.

La troisième façon pour la Russie d’intervenir militairement consiste à saisir des opportunités et à rechercher une surprise stratégique, comme avec la Crimée. La décision d’intervenir en Crimée a été prise par cinq ou six personnes dans une pièce, dans les corridors du Kremlin, avec cette idée qu’il s’agissait d’une opportunité unique, probablement non reproductible ailleurs, qu’il fallait saisir. La Russie a une capacité de mener des opérations militaires directes ou non conventionnelles de manière très rapide et calibrée. Je veux être clair : quelle que soit la nature de l’opération, l’annexion de la Crimée est une annexion illégale d’un État souverain, dont nous devons gérer aujourd’hui les conséquences, en matière de politique étrangère.

Ces trois invariants de la stratégie russe n’ont aucune raison de changer, ce qui implique que nous devons réfléchir aux lieux où la Russie pourrait intervenir dans son « étranger proche », voire plus loin, dans le futur proche ou lointain.

Les dirigeants russes ont une mentalité d’assiégé vis-à-vis l’Occident, ce qui est encore plus dangereux. Cette obsession des frontières, du renforcement des capacités de l’OTAN et du bouclier américain contre cette forme de forteresse assiégée russe a pour conséquence qu’une partie de l’establishment russe, notamment militaire, se considère en confrontation, voire en conflit ouvert, politique et civilisationnel avec l’Occident. Ce constat est grave et implique pour la Russie des comportements, une politique étrangère, auxquels nous ne pouvons répondre par la réciproque. La Russie, pour une partie, se considère en conflit direct avec nous. Ce sont des propos graves, mais que je pondère. Une partie de ce narratif a une valeur de renforcement pour l’élite elle-même, de contrôle de la population, le but étant de « make Russia great again » le Président Trump n’a pas inventé grand-chose dans ce domaine. Cela étant, il n’en demeure pas moins que ce narratif reste suivi d’effets et d’actions directes.

Enfin, en plus de l’utilisation de la force armée de manière directe, en parallèle, nous assistons à deux nouveaux types de comportements en politique étrangère. Le premier est le soft power russe utilisé de manière musclée, avec des moyens conventionnels et non conventionnels. Le but est la projection inframilitaire de puissance, ce que l’on appelle à tort en Occident « la guerre hybride », mais qui permet à la Russie de pallier son sentiment d’infériorité militaire, car il est fort à Moscou, par des actions non conventionnelles, asymétriques, pour essayer d’obtenir des effets cinétiques et non cinétiques. Nous rediscuterons du contenu de « la boîte à outils » non conventionnelle et inframilitaire dont dispose la Russie aujourd’hui, pour déstabiliser l’Occident. Le but est triple : limiter notre capacité de réponse, éroder notre résilience interne et affaiblir l’Occident.

La Russie part du principe qu’elle est en infériorité militaire constante et que de ce fait, elle doit utiliser les moyens asymétriques pour pallier cette infériorité.

Le deuxième nouveau type de comportement est ce que j’appellerai la résurgence ou la réaffirmation de la puissance dans son étranger lointain. Moscou estime disposer d’un droit de regard sur son étranger proche. Nourrie de la perception que le leadership occidental, notamment américain, est en train de s’amenuiser, elle semble vouloir s’accorder un nouveau droit de regard dans ce qu’elle appellerait « l’étranger lointain ». Mes collègues l’ont mentionné en Afrique, en Amérique latine et en Amérique du Sud. Nous l’avons vu récemment avec un certain nombre d’organisations de sommets, comme le sommet Russie‑Afrique, les discussions de la Russie avec l’implication dans les forces sahéliennes du G5. Un chercheur américain, Brian Whitmore, appelle cela l’exportation du « sourkovisme » international – Sourkov étant l’un des idéologues du Kremlin, une éminence grise – qui vise à exporter le système Poutine, en tout cas le système russe, à l’étranger.

La Russie utilise ses avantages comparatifs pour gagner des parts de marché. Ses avantages étant la corruption, l’assistance militaro-technique, les contrats militaires et l’assistance économique, avec différents États, pour se dégager des parts de marché, quitte à utiliser des sociétés militaires privées (SMP) comme nous avons pu le voir en Syrie. Cela étant, aujourd’hui, ces sociétés sont partout dans le monde et ont des fonctions paramilitaires, mais sont également des porte-parole des intérêts russes en matière de business militaires et autres. Nous le voyons particulièrement en République centrafricaine, au Venezuela ou encore au Yémen.

Finalement, que pouvons-nous faire pour éclairer la décision publique vis-à-vis de la Russie ? Un dialogue est en train d’être renoué avec la Russie. Par rapport à la position française, européenne et de l’OTAN, l’Occident doit continuer de gérer les conséquences de la puissance russe. La Russie ne va pas changer, ne va pas arrêter ou réviser son comportement juste parce que nous commençons à dialoguer avec elle. À l’heure actuelle, le Kremlin n’a aucune raison de changer son comportement, car les invariants de la politique étrangère ne changent pas et parce que les perceptions russes sont inébranlables. Si nous avons vu que le leadership russe était adverse aux risques, il a un seuil de résistance plus important que le nôtre, d’autant plus que les formes de dissuasion engagées en Occident depuis 2008, n’ont pas vraiment permis de tester le seuil de résistance de la Russie à la douleur. De plus, la Russie profite d’une absence totale de risque réputationnel. La Russie se complaît même à être une puissance réprouvée, une sorte de « dark power » – qui est un terme d’un collègue anglais Mark Galeotti – et vise au contraire à faire l’équilibre entre les États parias et les démocraties libérales et occidentales. Ce « dark power » a l’ambition de proposer une alternative aux valeurs et à la puissance occidentale. Pour nous, il en découle trois principaux risques que j’appellerai « les trois péchés de paresse » vis-à-vis de la Russie.

Le premier est une forme de paresse intellectuelle qui se manifeste dans notre approche de la Russie. On se complaît à dire que l’on ne comprend pas la Russie, qu’elle est imprévisible, qu’il est difficile d’anticiper les prochains coups de la Russie. Les actions russes ont en effet la capacité de nous surprendre, alors que pendant la guerre froide, une multitude de criminologues, d’experts du Kremlin, d’experts des corridors du Kremlin et des contre-pouvoirs du Kremlin offraient une vision, certes beaucoup plus opaque en l’absence des technologies d’information que celle que nous avons aujourd’hui, mais une vision claire de la stratégie russe. Plus personne aujourd’hui ne pense stratégie : nous pensons tactique. Nous parlons de guerre hybride, de doctrine Guérassimov, mais nous ne comprenons pas la stratégie de la Russie.

Nous avons tendance à confondre les invariants de cette stratégie russe, avec des applications tactiques. Cela pollue totalement le débat et fait dire à un certain nombre de responsables politiques et militaires des aberrations, en prenant les doctrines Guérassimov et autres pour des stratégies, là où elles sont uniquement des applications tactiques de différents vecteurs d’influence. Cela explique finalement notre tendance à utiliser des effets miroirs ou des prismes occidentaux sur des comportements russes et des schémas de pensées qui sont complètement différents. Comme le disait Cocteau : « Méfiez-vous des miroirs, ils réfléchissent mal ».

Cette mauvaise réflexion vis-à-vis des comportements russes est un premier péché, d’autant plus qu’il faut arrêter de croire que la Russie va coopérer avec nous. La Russie n’a aucun intérêt, ni même l’envie d’appliquer des mesures de rétablissement de la confiance ou même d’opérer un dialogue, partant du principe qu’une main tendue vers la Russie est déjà une forme d’aveu de faiblesse des États occidentaux. La Russie ne négocie pas avec les terroristes, il n’y a pas que le Président Bush.

Par ailleurs, nous lisons souvent dans la presse française que nous avons besoin de la Russie pour gérer les conflits dont elle est responsable, notamment l’Ukraine et la Syrie. Cet argument est fallacieux et dangereux. Nous ne pouvons pas partir du principe que nous avons besoin de discuter avec la Russie pour gérer les conflits, dont elle est directement responsable ou dans lesquels elle a des comportements militaires inacceptables.

La deuxième forme de paresse est la paresse stratégique vis-à-vis du dialogue que nous avons avec la Russie. Le dialogue avec la Russie est important, voire primordial, d’autant plus que des deux côtés du spectre, aussi bien américain que russe, on s’étonne que les niveaux de communication soient tombés à des niveaux inférieurs à ceux de la guerre froide. Nous ne pouvons pas nous permettre d’arrêter de dialoguer.

Toutefois, le dialogue a un prix. Le dialogue n’est pas une fin en soi, c’est un moyen. Ce n’est pas non plus une case à cocher. Il faut que de notre côté, nous ayons des objectifs clairs à propos de ce que nous voulons accomplir avec la Russie. Il convient de travailler d’abord sur nos différences avant d’aller de l’avant et trouver une solution sur ce que nous avons déjà en commun. Partir de nos différences serait pour moi une façon d’accomplir quelque chose avec Moscou. Le dialogue ne doit pas non plus être une opportunité pour sacrifier nos intérêts fondamentaux occidentaux, notamment français, ou d’offrir des branches d’olivier au Kremlin. Nos préconditions doivent être particulièrement inflexibles et non pas selon les termes russes, car les termes russes sont inacceptables. En effet, il est inacceptable que Moscou estime que certains États ont une souveraineté limitée ou sont moins souverains que d’autres. Cela est contraire à nos valeurs et à nos engagements. Je considère qu’il ne faut pas faire de concessions sur nos engagements, notamment sur ce que l’on appelle « la fatigue ukrainienne » ou des formes de reset ou de business as usual vis-à-vis de la Russie, ou encore vis-à-vis de la levée des sanctions, sans contrepartie ou changement de comportement de la Russie.

Le dialogue doit également provenir de nos alliés. En effet, une vision cohérente et unifiée vis-à-vis de nos engagements européens et otaniens permettrait de dialoguer sur nos divergences internes, afin d’avoir une vision unifiée et cohérente de ce que nous voulons faire de Moscou, dans l’environnement stratégique européen, et avec Moscou, pour l’équilibre stratégique mondial.

Enfin, la troisième forme de paresse est une paresse de dissuasion et d’actions. Aujourd’hui, nous n’avons pas réellement testé le seuil de douleur de la Russie. Nous ne sommes pas rentrés dans une forme de dissuasion réelle contre les intérêts russes, car nous nous sommes finalement auto-dissuadés. Rendre la pareille à la Russie par des moyens asymétriques ciblés, sélectifs et appuyés serait nécessaire pour montrer à la Russie qu’elle ne dispose pas d’avantage tactique ou opérationnel contre l’Occident.

Aujourd’hui, nous pouvons lire en Russie que dans certains comportements militaires, elle serait en supériorité et aurait des avantages tactiques contre nous. Cette forme d’auto dissuasion ou de dissuasion par surprise devrait être changée pour éviter les risques de mauvais calculs et les risques d’erreurs tactiques. Compte tenu de notre attitude actuelle, un certain nombre de comportements militaires organisés par la Russie, qui sont inacceptables, pourrait mener, dans une forme de somnambulisme, vers un conflit, d’autant plus que nous n’avons pas défini totalement ce que l’on pourrait appeler « les lignes rouges », parce que la substance de nos communications est en train de s’amenuiser.

Encore une fois, il n’y a aucune raison que la Russie change ses comportements. Il faut partir du principe que ses tentatives de déstabilisation vont continuer, notamment le recours à la force armée comme outil de politique étrangère. La Russie est aujourd’hui un objet géopolitique, dont la forme est de plus en plus inadaptée à cette espèce de compétition géoéconomique et géotechnologique entre l’Occident – le Global West – et la Chine. La Russie, comme vieil outil géopolitique, s’adapte mal à ces nouvelles cartes. Or la Russie comme puissance faible était encore plus dangereuse que la Russie actuelle. La question de transformation du régime en interne et de la forme que prendra la Russie dans cette espèce de nouvel ordre mondial continuera d’avoir un impact direct sur nos intérêts, sur nos valeurs, aussi bien en Europe qu’avec nos alliés de l’Alliance atlantique.

Le Président Macron disait récemment que la Russie n’est pas notre ennemi. Certes, la Russie n’est pas notre ennemi, toutefois, elle reste un défi considérable pour nos intérêts et une menace militaire et non conventionnelle et non négligeable pour l’Occident. Je tiens à signaler également la probable publication d’une nouvelle doctrine militaire en 2020, par la Russie, qu’il faudra observer attentivement pour voir les nouveaux types d’outils que la Russie va utiliser contre nous et avec nous.

M. Jean-Philippe Ardouin. Monsieur Boulègue, dans un entretien au Time, vous avez décrit le rapprochement sino-russe comme n’étant pas une question de coopération en tant que telle, notamment eu égard à la différence de puissance économique entre les deux pays, mais plutôt un message au reste du monde. Cet axe Moscou-Pékin traduit à la fois un antagonisme commun envers Washington et une nécessité, particulièrement pour la Russie, de s’allier à une telle puissance économique et commerciale. Dans ce contexte et cinq ans après un regain de tension en raison de l’annexion de la Crimée, les pays européens sont tiraillés entre méfiance envers Moscou pour certains, et volonté de coopération pour d’autres. Pensez-vous que l’accélération du rapprochement à la fois économique et militaire avec la Chine est une menace pour les coopérations et les relations entre la Russie et la France ?

Mme Aude Bono-Vandorme. Selon des médias, à la mi-novembre, les forces armées russes ont pour la première fois testé un missile hypersonique Kinjal en Arctique. Quelle lecture devons-nous faire de ce test au regard d’une part, des capacités militaires russes, et d’autre part, du choix de l’Arctique, zone de convoitise affichée par Vladimir Poutine ?

M. Joaquim Pueyo. Nous sommes très loin de l’époque où Gorbatchev espérait une maison commune entre la Russie et l’Union européenne. Cela étant, un dialogue stratégique avec les Européens ne serait-il pas nécessaire malgré les contentieux ? En ce qui concerne les contentieux, vous avez rappelé la Crimée, le Donbass en Ukraine, la Géorgie avec les deux provinces qui sont actuellement occupées, sans compter des problèmes avec d’autres pays voisins.

Par ailleurs, pensez-vous que l’Union européenne doit renforcer son partenariat oriental avec les pays voisins de l’Union européenne mais également de la Russie ? Je pense bien sûr à l’Azerbaïdjan, à l’Arménie et à la Géorgie. Comment pouvons-nous renforcer ce dialogue ? Il me paraît nécessaire, car l’isolement de la Russie n’est pas une bonne chose, à mon avis. À l’intérieur du pays, l’opinion publique approuve-t-elle la politique extérieure du gouvernement actuel ? N’est-elle pas intéressée par le rapprochement avec les valeurs de l’Union européenne ?

Mme Natalia Pouzyreff. Le moins que je puisse dire, c’est que vous n’avez pas décrit la Russie comme un partenaire fiable ! Il ne s'agit pas pour moi de relativiser, néanmoins, comment jugez‑vous l'impact de la contraction du PIB ? En effet, ce dernier à deux implications. D’une part, une diminution forte du revenu par habitant – une partie de la population russe préférerait peut-être que les investissements dans des opérations extérieures servent plutôt à développer la qualité de vie, qui n’est pas des meilleures au regard des standards occidentaux, voire dans le monde en général. Quelle vision peut avoir l’opinion publique, une population parfois démunie, par rapport à ces velléités guerrières russes à l’extérieur de ses frontières ? D’autre part, cette contraction du PIB n’a-t-elle pas entraîné une contraction du budget de la Défense ? Ne surestimons-nous pas les capacités militaires et opérationnelles de la Russie ?

M. André Chassaigne. Vous avez abordé ce que vous avez appelé « le défi considérable pour nos intérêts » posé par la Russie. Je voudrais plus particulièrement revenir sur les questions militaires et de défense, puisque nous sommes en commission de la Défense. En tentant de promouvoir ses intérêts en Afrique, au-delà de sa zone d’influence, la Russie s’intéresse plus particulièrement à la coopération militaire. La multiplication de signatures d’accord de coopération militaire, une intensification du déploiement de conseillers militaires essentiellement privés, comme la société Wagner, notamment en République centrafricaine, est le fer de lance de la nouvelle politique étrangère russe. Depuis 2017, ce sont vingt nouveaux accords signés, ce qui fait dix par an, alors qu’il y a eu seulement sept accords entre 2010 et 2017, c’est-à-dire un par an. Ces chiffres montrent bien l’intensification de l’activité de la Russie dans le domaine de la coopération militaire. Évidemment, ce renforcement suscite des questions sur le rôle des Russes sur ce continent stratégique. Pensez‑vous que ce qui anime essentiellement la Russie est une volonté de déstabiliser le continent ou s’agit-il plutôt d’affirmer son importance globale, de récolter des intérêts financiers et une influence géopolitique au plan international ?

M. Mathieu Boulègue. Je vais prendre la première question, puisqu’elle m’est directement adressée. L’étude des relations russo-chinoises est un nouveau tournant, car vous avez des experts russes et des experts chinois. Le mélange des deux est assez compliqué, car il faut parler les deux langues, être des deux côtés. De ce fait, nous avons généralement une compréhension assez erronée de la nature même des relations sino-russes et de l’impact que cela peut avoir sur l’Occident, notamment contre nos intérêts.

Du point de vue russe – je ne peux pas parler du point de vue chinois, n’étant pas spécialiste de la Chine – la Chine est comprise à la fois comme une menace et une opportunité. Une opportunité, parce que la Russie comprend bien qu’elle doit faire avec la Chine, par ce différentiel de puissance à la fois économique et potentiellement militaire, mais elle devra potentiellement faire contre et se positionner vis-à-vis de ce nouvel environnement géoéconomique et géotechnologique, dans lequel la Russie n’a pas grand-chose à apporter. Cela suscite des craintes à l’heure actuelle comme : « La Chine va nous envahir dans quelques années », pour les plus extrêmes, ou encore : « Nous allons être dilués par la puissance chinoise et ne devenir que des fournisseurs de matières premières, notamment énergétiques, à la Chine ». Cela explique pourquoi la Russie perçoit comme nécessaire la résurgence de sa puissance non conventionnelle, parfois militaire, informationnelle, et cette influence même « civilisationnelle », pour contrer en partie la Chine.

La carte des déploiements russes en Afrique, en Amérique latine et en Asie est un calque de la carte des intérêts chinois. Dans son étranger lointain, Moscou garde un œil sur les déploiements de la Chine et fait en sorte d’être en concurrence sur les parts de marché que la Chine pourrait s’approprier. C’est une forme de concurrence géoéconomique pour l’instant, notamment parce que les vecteurs sont complètement différents ; la Chine a recours à des vecteurs économiques ; la Russie utilise différents vecteurs de coopération militaire, comme les sociétés militaires privées, les bases et les contrats d’armement. Cela étant, aujourd’hui, n’importe quel dirigeant russe est à la fois pro et anti Chinois, parce que la Russie ne peut pas se permettre de choisir entre une coopération avec l’Occident ou une coopération avec la Chine, contre l’Occident ou contre la Chine.

Quelle menace cela peut-il représenter pour nos intérêts ? Il est légitime de penser que réinsérer la Russie dans l’architecture de sécurité européenne serait un rempart contre les visées chinoises, car la Russie est directement aux frontières de la Chine. Cependant, il faut arrêter de partir du principe que l’Occident va pouvoir apporter quelque chose à la Russie contre la Chine ou que la Russie a besoin de nous pour gérer la relation avec Pékin. Cela serait partir d’un constat de faiblesse.

Aujourd’hui, le choix de la Russie n’est pas arrêté. S’il y a quelque chose à retenir de cette fin de phase de transition post guerre froide, c’est l’essor de la Chine comme puissance et la transition d’un monde géopolitique – dont la Russie est l’un des derniers plus grands protagonistes – vers un monde géotechnologique et géoéconomique, dans lequel elle souhaite continuer à peser pour les années, voire les décennies, à venir.

Le missile Kinjal a déjà été déployé en Syrie, notamment. Logiquement, le système devrait rentrer en service opérationnel, en tout cas pour les premières unités, sur les MiG-29, à partir de 2020, soit 2021 ou 2022, puisqu’il y a toujours du retard. Cela dépendra de la capacité de la chaîne de production à assurer la continuité de la production et l’entretien opérationnel. Les tests ont été réalisés en Arctique, mais cela n’est pas significatif. En effet, la Russie n’a pas l’intention de démarrer un conflit dans l’Arctique. Au contraire, elle a besoin d’éloigner l’attention et toute tension militaire de l’Arctique, pour les concentrer notamment sur les lignes de communication nord-atlantique et garantir son droit de regard sur la mer baltique – ce qui a un impact direct pour l’OTAN.

Quant au Kinjal, c’est un missile quasi hypersonique, c’est-à-dire qu’il atteint sa vitesse maximale après déploiement. Cela représente effectivement un avantage tactique en première frappe. Cela dit, les systèmes de défense américains et chinois sont des réponses asymétriques à cet avantage tactique. Ce n’est pas un missile stratégique. La portée du missile n’est que la portée de l’avion qui porte le missile. Or aujourd’hui, un avion est plus facile à descendre qu’un missile quasi hypersonique.

Sur la maison commune, il s’agit d’une très bonne remarque. Je dirais même que Vladimir Poutine a écrasé la maison commune avec un tank et que nous en payons aujourd’hui les conséquences.

En ce qui concerne le dialogue stratégique, le problème est qu’il doit avoir des intérêts et des buts stratégiques. Or aujourd’hui, la Russie n’a pas d’intérêt à partager des objectifs ou à coopérer avec l’Occident. L’intérêt de la Russie est éventuellement d’abaisser les tensions au niveau tactique en matière de gestion quotidienne, notamment militaire, entre les différentes armées, parce que des erreurs tactiques ou des accidents peuvent toujours se transformer en escalade de la violence. Nous avons effectivement un rôle à jouer en la matière, pour forcer la Russie à adopter des comportements irréprochables, ou en tout cas acceptables, en temps de paix. En effet, il est inacceptable que la Russie puisse brouiller des communications GPS en temps de paix, comme cela a été le cas dans le Finnmark norvégien ou en Finlande, lors des exercices Trident Juncture l’année dernière. La Russie devrait être tenue responsable de ce genre de comportement pour éviter les erreurs tactiques ou un somnambulisme vers une escalade de la violence. Ce sont des intérêts avant tout opérationnels et tactiques, et non de grands buts stratégiques pour discuter d’équilibre dont la Russie n’a pas envie de discuter. Il faut encore une fois arrêter de partir du principe que la Russie a envie de discuter de ces mesures de rétablissement de la confiance. Aujourd’hui, elle se complaît à cette pression, à l’accepter, à l’intérioriser et à devenir cette forme de « dark power » contre l’Occident.

Il faut effectivement renforcer le partenariat oriental, mais avec deux préconditions. La première est de ne plus en confier la gestion à des États qui ont véhiculé une image particulièrement anti-russe du partenariat oriental. Lorsqu’il a été mis en place, la gestion du partenariat oriental a été donnée à la Pologne, aux États baltes et à la Suède, qui ont pour toutes les raisons historiques et culturelles que nous connaissons, un sentiment anti-russe, qui ne vise pas que les dirigeants de la Russie. Il faut reprendre ce partenariat en nous demandant ce que nous voulons faire avec la Russie, dans ce format supplémentaire de gestion européano-russe.

Les préconditions vis-à-vis des États récipiendaires du partenariat oriental devraient être davantage strictes et claires. En dépit de toutes les bonnes intentions que l’on reconnaît à l’ancien gouvernement réformateur de Moldavie, il n’est pas question d’offrir de l’assistance gratuite et sans condition au gouvernement Dodon, par exemple, ou même à l’Azerbaïdjan, avec toutes les pratiques politiques que nous connaissons de ce régime. Ces préconditions étaient présentes sur le papier, lorsque le partenariat oriental a été créé, mais n’ont pas vraiment été appliquées.

Le budget de défense et de coopération militaire ne s’est pas contracté, il reste à mesure. Le problème est qu’en Occident, nous mesurons le budget de défense russe en dollars. Effectivement, le budget de défense russe est 2,5 fois moins important que le budget américain. Cependant, l’armée russe n’achète pas de char ou de systèmes de missile en dollar, mais en roubles. En parité de pouvoir d’achat, le budget de la défense russe correspond aux besoins des forces armées, puisque le budget de la défense est la priorité numéro un du gouvernement. Le budget est globalement réalisé autour du budget de la défense russe : d’abord, les forces stratégiques, le reste de l’armée ensuite, pour nourrir le complexe militaro-industriel, et après, peu importe. Tous les deux ans, le budget russe est globalement indexé selon la part du budget militaire, ce dont les forces armées vont avoir besoin selon le cycle d’acquisition d’armement actuel, et la somme restante est pour le reste de l’économie. De ce fait, le budget de défense est à la fois nécessaire et suffisant. Il faut regarder la façon dont les armements rentrent en capacité opérationnelle active et la façon dont ils peuvent être potentiellement une menace à nos intérêts, sans forcément surévaluer les capacités militaires de la Russie.

M. Kevin Limonier. Je ne suis pas un expert des relations bilatérales entre la Chine et la Russie. Néanmoins, je pense qu’il est important de rappeler que la Russie et l’Europe ont une histoire très ancienne. La Russie « puissance pauvre », comme l’avait appelée Georges Sokoloff, il y a une décennie ou deux, a, depuis la fin du joug tataro-mongol, tenté de rattraper progressivement et cycliquement son retard technologique et économique, en se raccrochant, d’une manière ou d’une autre, à l’Ouest, à l’Occident, à l’Europe, à la modernité, à ce qui a toujours été considéré comme l’avenir et le devenir de la Russie.

Cela a commencé sous Ivan le Terrible, avec les premiers contacts avec la monarchie britannique ; cela a continué avec les réformes de Pierre le Grand ; cela a été le cas sous Lénine également, puisqu’il a bien fallu acheter des technologies, faire venir des capitaux pour pallier les départs de beaucoup de cadres après la guerre civile ; et c’est aujourd’hui encore le cas, pour les nouvelles technologies de l’information et de la communication, Internet, etc. Les Russes sont très innovants, mais ils agissent d’abord dans le cadre d’échanges et de transferts de connaissances et de richesses. Par exemple, de nombreux Russes sont dans la Silicon Valley, mais ils ont, bien évidemment, des opinions complètement contraires à celle de Vladimir Poutine.

Cette rétrospective me fait douter que la Chine puisse apparaître à la Russie, comme un partenaire historiquement aussi important que l’a été l’Europe. Pour les Russes, en particulier, pour certains fonctionnaires du Kremlin, il est tentant de dire : « Nous n’allons pas vous attendre cent-sept ans, vous, les Européens. Si vous ne venez pas à nous, nous irons vers la Chine ». Mais je ne suis pas persuadé que cela puisse avoir lieu, puisque les Chinois ont aussi des vues sur les ressources de l’immense Sibérie, qui est vide et en même temps très riche.

Par ailleurs, je pense que le dialogue stratégique entre l’Union européenne et la Russie est nécessaire, puisqu’il est indéniable que nous sommes à un tournant de la relation transatlantique. Les déclarations récentes du Président Macron, les déclarations de Donald Trump depuis un certain temps, ainsi que le Brexit, nous invitent à réfléchir au futur de l’architecture européenne de défense. Dans ce cadre, nous ne pourrons pas nous passer d’un dialogue avec la Russie. Il faut peut-être aussi regarder du côté de ce qu’a été la politique étrangère du Général de Gaulle, pour essayer d’imaginer ce que pourrait être l’avenir de la France en tant que principale puissance militaire européenne, dans cette future architecture.

L’OTAN va-t-elle disparaître ou va-t-elle survivre ? Je l’ignore, mais il est certain qu’elle va devoir muter. La question est de savoir si nous allons continuer ou non à construire une défense commune au sein de l’OTAN et quel sera le rôle de la Russie à cet égard. Cela étant, le partenariat et le dialogue sont absolument nécessaires.

Les questions sur l’opinion publique russe et sur la contraction du PIB sont d’excellentes questions, puisqu’elles soulignent le fait qu’il existe deux périodes dans le poutinisme. La première période court de 2000 à 2012, jusqu’aux manifestations, qui ont été une rupture très profonde, y compris dans la manière dont le pouvoir s’adresse aux peuples et dont le peuple croit ou ne croit pas ce que raconte le pouvoir. La première période a été une période de croissance économique après la crise asiatique de 1997, une période d’enrichissement considérable, d’apparition et d’enrichissement de la classe moyenne russe, une classe moyenne qui a commencé à voyager massivement, qui parle l’anglais, qui s’informe, qui bouge et qui est intégrée à la mondialisation. Dans ce premier pacte de stabilité poutinien, le marché était le suivant : « Enrichissez-vous et votez pour nous ».

Seulement, à partir de 2011 - 2012, l’économie russe s’essouffle considérablement – en décalage par rapport à la crise financière de 2007. D’ailleurs, au-delà de la contestation sur le fait que Poutine fera ou ne fera pas un troisième mandat, les racines profondes des manifestations de 2011 – 2012 ont été la résurgence progressive de la petite corruption, celle qui pollue le quotidien des Russes depuis très longtemps. Cette petite corruption n’avait pas disparu, mais était devenue beaucoup plus discrète, beaucoup moins dérangeante, dans la deuxième partie des années 2000.

Depuis cette mobilisation massive et l’aggravation continuelle de la situation économique de la Russie, qui n’est pas au beau fixe, mais qui n’est pas catastrophique non plus, un deuxième pacte de stabilité poutinien a été scellé avec l’annexion de la Crimée. Le message n’est plus : « Enrichissez-vous et votez pour nous », mais : « Votez pour nous, nous vous ferons vivre le rêve russe », c’est-à-dire le retour de cette puissance, le retour d’une Russie qui a une voix sur la scène internationale et qui ne brade pas ses héritages.

La Crimée est importante, mais pas vraiment du point de vue de l’accès aux mers chaudes, Sébastopol, etc. ; les Russes avaient toutes les infrastructures nécessaires à Novorossiisk en territoire russe. Dans l’opinion publique russe, la Crimée est un territoire russe depuis 1780, colonisé par des Russes sous l’impulsion du prince Potemkine et de Catherine II. Pour un certain nombre de Russes, aujourd’hui quinquagénaires ou sexagénaires, la Crimée est liée aux souvenirs de leur jeunesse, aux vacances qu’ils y passaient, parce qu’il y a dans la région diverses entreprises soviétiques avec ce que l’on appelle des sanatoriums et beaucoup de personnes y sont allées. Ce territoire est vraiment très important dans l’imaginaire collectif russe.

Les sondages qui ont suivi l’annexion de la Crimée révèlent que même parmi les farouches opposants à Vladimir Poutine en 2012, très peu ont condamné l’annexion de la Crimée. On touche au patriotisme russe, à la célébration d’un certain nombre de symboles considérés comme les symboles qui permettent de se reconnaître les uns et les autres dans une sorte d’identité collective.

N’oubliez pas que la Russie est un empire multiethnique et que l’on y parle beaucoup de langues. Le russe est la langue principale, c’est dans cette langue que se célèbre un certain héritage, c’est dans cette langue aussi que l’on commémore les vingt millions de morts de la Grande Guerre patriotique, la Seconde Guerre mondiale, qui est quelque chose de très important dans la définition de cette identité collective.

Par ailleurs, n’oublions pas que l’empire a failli éclater à deux reprises, puisque l’Union soviétique a éclaté et que la Fédération de Russie n’est pas passée loin de l’éclatement sous le coup des guerres de Tchétchénie et d’un certain nombre d’autres événements. Nous sortons d’une période de vingt ans avec de véritables angoisses identitaires et culturelles, où le patriotisme, la célébration de la force de l’État et des symboles de cette force sont devenus une ressource politique considérable pour le pouvoir, nonobstant le fait que le rouble stagne à des niveaux bas, que la précarité se développe, que de plus en plus de gens, notamment des diplômés de la jeune génération, envisagent de quitter la Russie – ce qui n’était plus le cas depuis un moment.

Sur la Russie en Afrique, il s’agit peut-être d’un moyen pour la Russie de réaffirmer sa puissance et son influence. La Russie entretient un certain nombre de réseaux en Afrique qui datent de l’époque soviétique, même si ces réseaux sont vieillissants. Une université russe à Moscou qui s’appelle l’Université de l’amitié des peuples - Patrice Lumumba (Российский университет дружбы народов) a formé beaucoup de cadres africains.

Dans la stratégie actuelle qui repose sur des sociétés militaires privées, des entrepreneurs qui vont capter des richesses privées, le patriotisme n’est plus une ressource politique, mais une ressource économique, avec des acteurs que l’on pourrait appeler des « entrepreneurs patriotiques ». Ce sont des gens qui vont aller s’enrichir en Afrique, mais également ailleurs, parce qu’ils vont dans le sens de ce que le pouvoir attend d’eux. Il existe un véritable business de la réaffirmation de la puissance, un business du patriotisme et de la célébration du retour de la force russe sur la scène internationale. Cela peut être aussi vu comme un aveu de faiblesse.

La manière dont les Russes essayent de prendre pied en Afrique est étonnamment similaire à la manière dont les Russes ont colonisé la Sibérie. Je ne pense pas que les Russes veuillent coloniser l’Afrique, ce n’est pas la question, mais la colonisation de la Sibérie s’est faite, en quelque sorte, par procuration. L’État russe était pauvre et assez faible à cette époque et des marchands et par des congrégations cosaques sont allés coloniser ces immenses territoires pour l’État. Aujourd’hui, en Afrique, il y a des marchands, des entités privées qui agissent pour le compte de la Russie, mais qui n’oublient pas leurs intérêts privés qui passent avant tout.

La célébration du retour de la force russe autour des symboles de cette force est une ressource politique énorme pour le pouvoir, mais c’est également une ressource économique gigantesque pour un pouvoir qui reste aussi et avant tout assis sur un réseau d’obligeance. Cela est dans l’ADN du poutinisme depuis vingt ans. Ce pouvoir est structuré par des réseaux d’allégeance qui sont d’abord des réseaux d’enrichissement personnel.

M. Jean-Sylvestre Mongrenier. Sur le budget militaire, en 2008, il représentait 3 % du PIB, en 2016, il est monté jusqu’à 4,9 %. Depuis, effectivement, cela marque le pas, mais en ce qui nous concerne nous avons du mal à remplir l’objectif de 2 %. De mémoire, cela représente entre 2008 et 2016, une augmentation des deux cinquièmes. Il s’agit bel et bien de la traduction d’une volonté de puissance.

Sur les armes hypersoniques, je commence à m’y intéresser, mais plus à partir de la problématique du porte-avions. À ma connaissance, aucun essai n’a été réalisé sur une cible mobile.

La question du partenariat oriental est de savoir si nous sommes capables de mener une politique étrangère en commun, sur les frontières orientales de l’Union européenne et de l’OTAN, une politique étrangère qui n’est pas réductible à un processus d’élargissement. Nous ne pouvons pas ignorer ces pays voisins et d’autre part, il n’est pas question, à mon sens, de négocier une sorte de « Yalta light » en reconnaissant à la Russie la domination pure et simple sur ces pays.

En Afrique, les entrepreneurs russes qui s’investissent dans le business du chaos sont en quelque sorte des pirates. D’une certaine façon, ils nous donnent des leçons. Nous avons oublié comment nous avons bâti des empires autrefois. Nous sommes devenus plus soviétiques que les ex-soviétiques ! Pour nous, une grande stratégie serait assimilable à un Gosplan, une multitude de rapports, quelque chose de millimétré, ce qui fait que nous nous condamnons à une forme d’impuissance. Alors qu’eux s’engagent avec peu de moyens. Ils voient après l’action, si l’entreprise fonctionne, se nourrit d’elle-même et progressivement, ils réévaluent leurs objectifs. Il faut être très attentif à ce qui se passe en Afrique. Assez souvent, je vois des articles qui relativisent l’importance de ces entrepreneurs par rapport au commerce français, américain ou chinois. C’est la leçon de Saint-Exupéry dans Le Petit Prince : « Enfants, prenez garde aux graines de baobabs ! » En Syrie aussi, nous avons sous-estimé leurs capacités, au regard de leurs faibles moyens. Nous devons donc être extrêmement attentifs sur l’Afrique.

Sur l’opinion publique, tout a été dit. Le durcissement du régime est avéré. Depuis les années 1990, certains décors « Potemkine » tenaient et rendaient la qualification de ce régime difficile. Était-ce un régime démocratique musclé, un peu semblable à celle de Napoléon III ? On pouvait se le demander. Ce n’était pas vraiment une démocratie, mais le suffrage universel existait, plusieurs concurrents étaient présents, même si les dés étaient pipés. Désormais, l’espace de respiration se restreint de plus en plus. Hier ou avant-hier, une loi a été ainsi votée disposant que la qualification « d’agents de l’étranger » vaudrait également pour des personnes physiques. Une forme de soviétisation à l’intérieur du pays ressurgit, qui pose aussi un problème de dialogue, de partenariat à long terme. Nous ne pouvons pas faire l’impasse sur la nature du régime. Souvent, nous nous voulons réalistes, nous voulons ignorer les régimes politiques, réduire les relations internationales à une sorte de physique newtonienne. Dans l’histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, un des pères du réalisme en politique internationale, les affrontements entre les partis démocratiques et oligarchiques à l’intérieur de chacune des cités sont pourtant amplement détaillées avec toutes les conséquences qu’elles ont sur le jeu des alliances. J’en déduis qu’il ne faut pas avoir une vision trop abstraite des relations internationales. La question du régime et des valeurs est évidemment importante, surtout si l’on raisonne sur le long terme.

Sur la relation entre la Russie et la Chine, j’apporterai un bémol. Au moment où les puissances ouest-européennes se lancent sur l’Océan mondial, au-delà de l’Atlantique, les cosaques, les marchands Stroganoff, etc., franchissent l’Oural vers 1580. Il existe donc une relation intime entre la Russie et l’Asie septentrionale. Quelques semaines avant que Pierre le Grand monte sur le trône, à l’été 1689, le traité de Nertchinsk a été signé, à peu près 600 kilomètres à l’est du lac Baïkal. Il s’agit du premier traité signé entre une puissance blanche et l’empire de Chine, bien avant les guerres de l’opium et les traités qui ont suivi. Le barycentre historique de la Russie se trouve peut‑être plus dans les steppes. Nous renouons avec l’eurasisme finalement. Si Douguine est un idéologue dangereux, de véritables penseurs de l’eurasisme en Russie ont élaboré une conception du monde qui est bel et bien articulée sur un certain nombre de fondamentaux historiques.

Il ne faut pas raisonner dans un jeu à somme nulle entre l’Occident et la Chine. Le fait nouveau aujourd’hui est la montée en puissance de la Chine qui constitue un grand attracteur. Un jeu de chaises musicales dans lequel la Russie choisirait entre l’Occident et la Chine me semble complètement irréaliste. Ce grand attracteur, indépendamment de ce que nous faisons ou ne faisons pas, joue son rôle. Cette contrainte est intégrée par la Russie, consciente qu’il existe des formes de subordination impliquées par cette montée en puissance, avec un PIB chinois qui est à peu près 8,5 fois supérieur au sien. Cela étant, ils n’ont le choix qu’entre deux mauvaises solutions. Nous voudrions en déduire qu’ils ne vont pas se lier à la Chine, parce que le différentiel est trop important, etc. Mais le différentiel est tout aussi important entre la Russie et l’Union européenne, entre la Russie et les États-Unis. Les Russes devront choisir la moins mauvaise des solutions en fonction de ce qu’ils veulent et à partir de leur vision du monde. J’ai le sentiment qu’ils souhaitent se lier de plus en plus à la Chine, avec l’idée que ce sera la puissance dominante de demain. De plus, les principaux griefs géopolitiques de la Russie concernent l’Ouest et il faut stabiliser la situation à l’est pour projeter sa volonté de puissance à l’ouest, quitte à faire du marivaudage géopolitique dans le sillage de la Chine.

Étant donné la manière dont fonctionne la Russie, il faudrait établir un lien entre cette vision géopolitique, cette stratégie qui serait sinocentrée d’un côté, et de l’autre côté, la réhabilitation du pacte germano-soviétique entre Molotov et Ribbentrop. Par ailleurs, il existe d’autres éléments comme la volonté d’assumer tout le passé soviétique, etc. Certains dirigeants russes ont peut-être le sentiment de jouer gagnant, de choisir la moins mauvaise des solutions. En effet, leur idée est que l’ordre occidental est condamné à disparaître. De ce fait, autant se placer dans le sillage de la Chine et faire ce que j’ai appelé du marivaudage.

M. Laurent Furst. Une vision française est sympathique, mais lorsque nous parlons d’Europe, la vision allemande et de certains pays d’Europe de l’Est vis-à-vis de la Russie me semble particulièrement lourde de sens. Nos analyses sont sympathiques, mais ne pas les mâtiner d’une vision allemande me semble être un peu éloigné de la réalité.

Par ailleurs, la Russie n’est-elle pas un « faux dur » ? N’est-elle pas un vrai « tigre de papier » ? Aujourd’hui, son PIB est entre celui de l’Espagne et de l’Italie, sa population baisse avec moins 200 000 habitants, les jeunes talents quittent le pays vers l’Angleterre et les États‑Unis. 55 % des exportations de la Russie – la rente pétrolière, gazière et charbonnière – va vers l’Europe. Nous sommes dépendants de la Russie, mais ils sont dépendants de nos achats. L’activité et l’économie russe fluctuent en fonction des cours mondiaux des énergies. Quand les cours sont bas, l’économie russe va particulièrement mal.

C’est un tigre de papier, mais un tigre de papier agressif, parce que le régime est agressif. À la commission de la Défense, nous le constatons lorsque des avions russes pénètrent dans l’espace aérien français, lorsque des sous-marins viennent taquiner en Méditerranée, le port de Toulon. C’est l’expression de ce pays : « j’existe, je veux exister et je vous démontre que j’existe ». Cependant, la réalité objective et factuelle sur la démographie et sur l’économie est là. Dans vingt ans, ce pays sera le produit de son économie, de sa réalité démographique, de strictement rien d’autre et certainement pas de l’ambition d’un régime finissant.

Qu’est-ce qui nous sépare aujourd’hui de la Russie ? Principalement les conflits qui se déroulent autour de la mer Noire : la Transnistrie, le Donbass, la Crimée, l’Abkhazie et l’Ossétie. Sur ces conflits, pouvons-nous avoir une vision européenne, trouver une solution pour que ce ne soit plus un point de désaccord suffisant pour ne pas coopérer avec la Russie ? Vous avez évoqué la Crimée, mais pas les autres conflits, ce que l’on appelle les « frozen conflicts ». Nous sommes face à des enjeux absolument considérables. Notre avenir ne se joue-t-il pas en grande partie autour de la mer Noire ?

M. Louis Aliot. Je reviendrai aux déclarations sur la guerre du Péloponnèse. Je crois que nous assistons au retour de la Russie. Il me semble que l’espionnage est le cadre normal d’une puissance actuelle. La France a très certainement intérêt aussi à aller voir ce qu’il se passe chez un certain nombre de voisins et le fait très bien. La Russie manifestement aussi. Nous oublions de dire qu’il n’y a pas si longtemps, les États-Unis ont espionné trois présidents de la République française : Chirac, Sarkozy et Hollande. Nous voyons bien qu’il s’agit d’un réflexe de puissance, qu’il faut y prêter une attention particulière et qu’il faut surveiller cela de près, mais ce n’est pas plus extraordinaire que la National Security Agency (NSA) ou que ce que l’on peut voir d’un certain nombre d’autres moyens.

Ma deuxième remarque portera sur notre manière de réagir aux comportements agressifs de la Russie. Je suis toujours stupéfait de voir que l’attitude de la France est systématiquement de parler avec des termes très durs, notamment des États-Unis d’Amérique lorsque c’est Trump, mais pas lorsque c’est Obama, ou de la Russie avec Poutine. Je ne suis pas persuadé que nous ayons comme alliés économiques, des puissances qui ne sont pas dans la même situation que la Russie en matière d’atteinte aux droits de l’Homme. La Chine n’est-elle pas plus répréhensible en matière de droits de l’Homme que ne l’est la Russie ? Il n’y a qu’à voir ce qu’il se passe à Hong-Kong aujourd’hui. Pourtant, personne ne dit rien, parce que la vérité est économique et nous nous taisons devant la politique et les intérêts qui devraient être ceux de la France.

Nous nous taisons sur la Chine, comme sur l’Afrique. Pourquoi la Russie avance-t-elle en Afrique ? Parce que la France recule en Afrique. La Russie est en train de s’installer dans un pays comme la Centrafrique par l’intermédiaire de sociétés privées ou de son armée, parce que la France n’a plus les moyens, n’a pas la volonté de s’y réinstaller durablement ou d’éviter un certain nombre de débordements sur ce continent africain.

Même remarque sur les dictateurs que nous soutenons. Il y a quinze jours, nous avons signé un traité d’amitié ou de soutien franco-congolais, après le déplacement de 15 000 personnes dans le Pool, des atteintes aux droits de l’homme, etc. Nous voyons bien que la France lorsqu’elle le veut, elle le fait.

Nous voyons bien qu’avec la Russie, il y a un problème diplomatique mondial. Elle le fait au détriment de la France. Lorsque nos agriculteurs perdent un milliard d’euros de « négoce » avec la Russie, c’est bien parce que nous décrétons qu’il existe un blocus économique avec la Russie. Cependant, cela n’empêche rien. En effet, les gens qui ne font pas de négoces en direct passent par d’autres pays, comme le Brésil, le Maroc, l’Égypte. Nous contournons des barrières que nous nous sommes imposées, alors que nous pourrions être critiques sur la politique russe, même dénoncer un certain nombre de faits, mais avoir une « realpolitik » et continuer à entretenir des relations au moins économiques avec la Russie. Cela nous permettrait de défendre notre industrie, notre agriculture et notre économie.

Enfin, la Russie petit à petit a profité. Vous avez parlé de la Syrie, mais aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire qu’heureusement que la Russie est intervenue en Syrie pour mettre fin à Daech. Nous pouvons aussi parler des relations avec l’Iran. Alors que l’Iran est l’ennemie mortelle d’Israël, cela n’empêche pas la Russie d’avoir des relations privilégiées avec l’Iran. Cela n’empêche pas non plus Benyamin Netanyahou d’aller à la fête de la Libération, le 9 mai, à Moscou pour discuter avec Vladimir Poutine. Nous devions regarder cela avec froideur. Dans sa politique, la Russie a très certainement des arrière-pensées, mais j’aimerais que la politique de la France défende d’abord les intérêts de la France, ceux de l’Europe et qu’ensuite elle regarde ce qui se passe, sinon la France et son économie en seront pénalisées.

M. Thomas Gassilloud. J’ai une question sur ce qui a été qualifié de « marchands » par M. Limonier, de « boîte à outils inframilitaire » par M. Boulègue, ou « d’entrepreneurs du chaos » par M. Mongrenier, notamment sur le phénomène de privatisation de la guerre. La Russie déploie de manière agile et souvent dans la discrétion des contracteurs de sociétés militaires privées, par exemple dans le Donbass, au Venezuela, en Syrie, en Centrafrique ou encore en Libye. En Syrie au plus fort des combats, on parlait de quelques milliers de combattants engagés. Cela montre la puissance du phénomène, avec une formation de haut niveau, un équipement technologiquement performant et une liberté d’action importante, parfois au-delà du droit de la guerre. Ces hommes ont un réel impact sur les équilibres militaires des pays où ils interviennent. Cette pratique d’ailleurs n’est pas limitée à la Russie. Les Américains y ont largement recouru en Irak ou en Afghanistan. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces sociétés militaires privées et leur usage par la Russie, notamment sur leurs liens avec le pouvoir ou leurs mécanismes de financement ? Pour vous, quelle serait la stratégie de la France dans ce nouveau contexte ?

M. Thibault Bazin. Dans quelle mesure la chute de la francophonie, le français se situant désormais derrière l’allemand et le chinois, est et sera demain un obstacle croissant à la coopération entre nos deux pays ?

Mme Sereine Mauborgne. Sur la question de la menace, tout à l’heure, vous nous avez beaucoup parlé des attaques cyber qui laissent penser à une menace hybride qui pèserait sur les pays européens. Or il me semble que lorsque l’on veut préparer des dispositifs opérationnels de réponse, il faut d’abord bien identifier la menace. Nous nous apercevons que dans les pays de l’Est, notamment en Allemagne, il existe encore la peur des chars russes qui débarqueraient sur l’Europe occidentale. Cela implique lourdement, et à plus d’un titre, tout ce qui est doctrine militaire et équipement, je pense notamment au Main ground combat system (MGCS). Quel est votre point de vue sur la question ? Qu’est-ce qui est finalement aujourd’hui le plus menaçant ?

M. Charles de la Verpillière, vice-président. Nous avons parlé tout à l’heure de l’opinion publique russe, je voudrais parler de la population au sens démographique et sanitaire. J’ai lu récemment une étude qui montrait que la population russe buvait moins, que l’alcoolisme faisait moins de dégâts et que de ce fait, l’espérance de vie augmentait. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’état sanitaire et la démographie de la population russe ?

M. Mathieu Boulègue. La Russie est-elle un « faux dur » ? C’est une excellente question. Si c’est un faux dur, c’est un faux dur capable d’envahir un État souverain par la force ; de vider les poubelles de l’action militaire en Syrie là où l’Occident hésitait à intervenir ; de faire une forme de thérapie de choc vis-à-vis de l’annonce de nouveaux systèmes militaires qui impressionnent l’Occident, comme nous l’avons vu en 2018 ; d’opérer des assassinats extra territoriaux en Angleterre. Effectivement, c’est un faux dur, mais il faut partir du principe que c’est un faux dur agressif. Sans accorder trop d’importance aux capacités techniques et militaires de la Russie, c’est un faux dur qui impressionne autant par la rhétorique que par l’action. Je pense qu’il n’existe pas vraiment de réponses à la question : car chacun a sa perception de ce que représente la Russie contre nous et avec nous.

Dans les cercles de réflexion américains, certains considèrent que la guerre froide a été gagnée par un surinvestissement dans les capacités de réponse qui ont rendu la Russie incapable de suivre financièrement et technologiquement, et qu’une même approche pourrait être adoptée aujourd’hui pour épuiser la Russie financièrement, technologiquement, en accélérant éventuellement la fuite des cerveaux. Ce sont des théories relativement lointaines, mais qui font partie du débat. Comme il est difficile d’atteindre le public russe – les Américains ne peuvent pas utiliser Hollywood pour conscientiser les Russes sur les valeurs de la démocratie libérale – ils se disent qu’ils pourraient utiliser des techniques créées et éprouvées pendant la guerre froide.

Sur la mer Noire, une vision européenne partagée serait évidemment souhaitable, sans sacrifier nos valeurs toutefois, en particulier vis-à-vis de ce que l’on appelle « les conflits gelés ». Ce ne sont pas des conflits gelés : des gens meurent tous les jours dans le Donbass. Je n’appelle pas cela un conflit gelé : il s’agit de l’utilisation d’un territoire comme d’une plaie ouverte pour en faire oublier d’autres. C’est ce que fait la Russie régulièrement. S’il s’agit de sacrifier des vies humaines au profit d’intérêts ou d’une realpolitik, ce sont des valeurs que je ne partage pas mais qui font partie du spectre politique.

Sur les sociétés militaires privées, ce que les Russes appellent des « sociétés de mercenariat paraétatiques », puisqu’ils les ont encadrées par un régime légal relativement flou, elles sont utilisées d’une manière qui n’est pas si différente de ce que nous connaissons en Occident, notamment aux États-Unis. Il s’agit de l’utilisation de fonctions paramilitaires : de dénis plausibles d’intervention, de reconnaissance en force et de réponses tactiques sur des champs de bataille. Outre ces fonctions paramilitaires, elles ont toutefois aussi des fonctions de représentation quasi officielles des intérêts russes. Elles sont des instigatrices de patriotisme russe à l’étranger, des porte-parole des intérêts russes. Aujourd’hui, leurs financements sont un moyen pour les différents oligarques de se positionner vis-à-vis du pouvoir et de récupérer les subsides d’une nouvelle part d’un nouveau « gâteau ». La croissance russe fonctionne en vase clos. L’argent russe, notamment l’argent corrompu, est réinvesti en vase clos en Russie et ne sort pas du territoire russe. Il a besoin d’être lessivé, recyclé par de nouveaux gâteaux. L’émergence des sociétés militaires privées est comme créatrice de valeur pour des oligarques et des porteurs d’intérêts autour du président Poutine et des cliques du Kremlin, qui organisent ces sociétés militaires pour promouvoir l’image de la Russie et également dégager des bénéfices. Ils ne font rien gratuitement.

Je suis moins spécialiste de la population. Cela étant, l’un des bénéfices dans les premières années de la politique du président Poutine a été la relance des politiques d’hygiénisme social, destinées à améliorer l’état de santé à la fois physique, mentale et morale des Russes. Effectivement, l’espérance de vie chez les hommes, qui est la plus faible en Russie, a connu un rebond important, avec une diminution de la consommation d’alcool, l’amélioration des mœurs, un meilleur traitement hospitalier et une meilleure prise en charge des enfants. Ce n’est pas encore aux standards occidentaux bien entendu, mais d’énormes progrès ont été réalisés. Cela a permis à la population russe non pas de croître, mais au moins de se stabiliser à la suite d’une prise de conscience que la population russe pourrait disparaître ou en tout cas s’amenuiser.

M. Kevin Limonier. Je vous remercie d’avoir fait référence à la vision européenne et d’avoir rappelé le fait que nous ne sommes pas seuls en Europe. Ce n’était pas le sens de mes propos. Il y a bien évidemment nos partenaires d’Europe de l’Est, de Pologne, des pays baltes qui ont des intérêts différents. Cela rejoint d’ailleurs votre question sur ce qui est le plus menaçant : la menace ou la peur de la menace. Cette question est légitime et nous autres, Français, sommes dans une situation d’entre-deux, notamment avec les propos récents du président Macron. Nos alliés d’Europe de l’Est, les Polonais et les Baltes en tête, ont une histoire plus que tumultueuse avec la Russie. Pour eux, notamment pour les Baltes et pour nos amis estoniens en particulier, la menace russe est aussi une ressource politique pour se placer au sein de l’alliance atlantique.

Je vais prendre un exemple très concret. La grande cyberattaque de 2007 contre les infrastructures estoniennes a été vécue comme une catastrophe en Estonie. Ce pays s’est construit depuis la fin des années 1990 comme un pôle technologique, une sorte de Singapour de la Baltique, où beaucoup de choses étaient dématérialisées, où le Wifi était présent dans les bus dès 2007, et d’un coup, tout s’arrête pour une histoire de mémorial de l’Armée rouge que l’on déplace du centre-ville de Tallinn vers la banlieue. Cela a été considéré par les Russes comme un acte de forfaiture terrible, là où une partie des Estoniens considèrent que l’Armée rouge était une armée d’occupation et non une armée de libération. Quoi que nous en pensions, le fait est qu’après la cyberattaque de 2007, l’Estonie, qui venait de rentrer dans l’OTAN, a eu un boulevard devant elle pour devenir le pôle d’excellence cyber de l’Alliance atlantique. Ce sont eux qui hébergent aujourd’hui le centre d’excellence de cyberdéfense coopérative de l’OTAN (CCDCOE). Ils se sont placés comme un maillon central du dispositif de cyberdéfense de l’Alliance atlantique. D’une certaine manière, la menace russe les a servis, parce qu’ils sont en première ligne et qu’ils ont une minorité russophone qui, bien évidemment, lit les médias édités par Moscou, regarde les fils d’actualité de Yandex – l’équivalent russe de Google Actualités. Nous savons que les algorithmes ont été plusieurs fois manipulés et qu’ils peuvent encore l’être pour mobiliser des populations contre le pouvoir estonien.

Le phénomène des sociétés militaires privées russes est assez nouveau compte tenu de son ampleur. Des tentatives assez malheureuses de création de SMP russes ont eu lieu, notamment un groupe qui s’appelait Slavianski Korpus, le « corps slave », qui a été actif en Syrie aux alentours de 2015, avant que l’État russe ne s’y investisse concrètement. Aujourd’hui, quelques acteurs maîtrisent totalement ce marché, qui est un marché captif et qui, en Russie, répond au système de ce que l’on appelle le Gos-zakaz, « la commande d’État » en russe, des marchés publics qui impliquant des rétro commissions, à l’origine d’un cycle d’enrichissement personnel pour certains acteurs qui remportent toujours les mêmes contrats. Il est intéressant de noter que la SMP Wagner est liée à d’autres entités qui sont en situation monopolistique sur certains contrats de construction avec l’armée russe ou qui sont liées avec les « usines à trolls », actives depuis les manifestations de 2012 mais qui se sont fait vraiment connaître par l’enquête du procureur Mueller du FBI. C’est une espèce de nébuleuse et nous ne savons pas encore exactement comment cela fonctionne. Des enquêtes journalistiques sont en cours. D’ailleurs, des journalistes sont morts en Centrafrique, pour avoir enquêté à ce sujet. Nous avons des informations très parcellaires, mais des magnats de l’entrepreneuriat géopolitique et de l’entrepreneuriat politique commencent à apparaître.

Notre avenir se joue-t-il autour de la mer Noire ? C’est une excellente question. La mer Noire est un peu comme une sorte d’Antilles Baltiques. La Baltique est devenue une région intégrée de coopération où la mer Baltique en tant que telle est devenue un objet de coopération entre les différents États riverains ; rien de tout cela n’est arrivé en mer Noire. Cette zone est particulièrement « crisogène ». La Géorgie est dans une position très complexe, par exemple. La ligne russe est à quelques centaines de mètres de l’autoroute menant de Tbilissi à Gori, la ville natale de Staline. Il suffit aux Russes d’avancer un peu pour couper l’axe principal du pays. C’est vraiment une sorte de couteau sous la gorge. La Géorgie est isolée puisqu’aujourd’hui, par exemple, elle est connectée au reste du monde par un câble qui passe sous la mer Noire et qui ressort en Bulgarie. Demain, si quelqu’un coupe ce câble, il n’y a plus ou quasiment plus d’Internet en Géorgie. Cela pourrait complètement déstructurer et désorganiser toute l’économie du pays, et ce sans tirer un seul coup de feu.

M. Jean-Sylvestre Mongrenier. Sur la mer Noire, je voudrais souligner l’importance de la relation entre la Russie et la Turquie. Cela n’est pas nouveau, la Turquie a toujours cherché à marginaliser l’OTAN en mer Noire, parce qu’elle considérait que c’était son propre espace. Dans les années 1990, elle recherchait ce que l’on pourrait appeler une sorte de condominium avec la Russie. Toutes les mesures de réassurance prises après 2014 dans la Baltique n’ont pas eu leur équivalent en mer Noire. Certaines choses ont été faites, mais pas au même niveau, à cause de l’obstacle turc. Après 2015, les Turcs étaient plutôt partants. Ils insistaient sur le fait que l’OTAN devait pleinement prendre en compte la mer Noire, parce qu’ils étaient dans une relation d’hostilité avec la Russie après que l’avion russe fut abattu. Aujourd’hui, ils semblent revenir à une position plus équilibrée.

À propos des pays baltes, je voudrais simplement rappeler que selon Stéphane Courtois, auteur du Livre noir du communisme, plus du dixième de la population des différents pays baltes a été déporté. Il ne faut pas l’oublier, parce qu’à chaque fois nous faisons un peu comme si ces gens étaient des polytraumatisés en disant qu’ils en rajoutent un peu, que « l’hyper‑atlantisme » est la maladie infantile du post communisme, etc. Il est normal qu’ils jouent leurs cartes, qu’ils cherchent à trouver leur propre place à partir de leurs avantages comparatifs dans le dispositif de défense. Cela étant, tout cela s’est passé et ce n’est pas un simple fantasme. Il faut visiter le musée du KGB à Vilnius.

Les conflits dits « gelés » permettent d’installer dans l’esprit l’idée du démembrement d’États en disant : « Attendez, pour l’instant, nous gelons le conflit et nous verrons ensuite ». Cela nous amène à la question des frontières qui n’est pas quelque chose que nous pouvons mettre en balance avec des exportations agroalimentaires. Nous parlons souvent de la structure géopolitique de l’Europe en disant « la vieille Europe » ou « le vieux continent », mais moins de 15 % des frontières datent d’avant 1815, 27 % des frontières des pays membres du Conseil de l’Europe datent d’après la césure de 1989 – 1991, et deux tiers à peu près datent du XXe siècle. La structure géopolitique européenne est récente et fragile. Si nous commençons à accepter le révisionnisme géopolitique, la révision des frontières par la force armée, nous ouvrons la boîte de Pandore et signons un retour au darwinisme géopolitique. Cela peut nous mener loin, à une sorte de guerre de tous contre tous. Il ne faut pas penser que nous sommes si loin que cela du XIXe siècle.

À propos des sociétés militaires privées, « Wagner » devient un terme générique, mais il est vrai que tout cela est très intriqué. Ces personnels s’entraînent sur des terrains de la Glavnoïé Razvédyvatel'noïé Oupravlénié (GRU), la direction générale des services de renseignement militaire russe : ce n’est pas simplement du free enterprise ou du free business, loin s’en faut.

Le différentiel de puissance existe, mais le problème est que chacun se représente le monde sous l’angle d’une subjectivité. Il existe un écart entre le monde tel qu’il est et la vision du monde de chacun. Je vais mettre de côté la situation européenne au plan historique pour éviter tout « point Godwin », et me reporter simplement aux conflits entre les États-Unis et le Japon. Faites une évaluation du poids des puissances respectives du Japon et des États-Unis en 1941, il n’y a aucune commune mesure. Ce conflit ne pouvait pas se produire, dans l’esprit des contemporains : ils pensaient que jamais les Japonais ne seraient assez fous pour déclencher une guerre aux États-Unis ! Et pourtant, cela s’est produit. Du côté russe, on est conscient de ces vulnérabilités, de cette infériorité. Mais l’idée couramment exprimée est que les Occidentaux sont des décadents qui ont peur de la guerre, et que l’art de la guerre et le courage pourront faire la différence, contrebalancer la différence sur le plan économique.

Je ne suis pas un spécialiste de la démographie. Cela étant, Vladimir Poutine a lancé une politique familiale active. Elle a produit des effets dans les premiers temps, mais finalement, cela a simplement accéléré le calendrier des naissances. Il me semble que les indicateurs de fécondité et la natalité en général sont à nouveau à la baisse. Il est vrai qu’il s’agit d’un problème persistant, mais encore une fois, les perceptions et les représentations sont la moitié de la réalité. Si vous allez voir votre médecin, parce que vous entendez des acouphènes, il vous dira : « Non, cela est une pure illusion, cela n’existe pas ». Il ne les entend peut-être pas, mais vous les entendez, c’est une réalité.

Le terme de realpolitik doit apparaître vers 1840. Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir l’attribuer à Metternich, mais cela désigne le plus souvent la politique de Metternich, le chancelier autrichien de l’époque. C’est une politique fondée sur les valeurs. Il y a eu la signature de la Sainte-Alliance par exemple. La realpolitik n’est pas un cynisme sans foi ni loi. Dans la realpolitik, nous devons prendre en compte les valeurs et les conceptions du monde. Les rapports de force entre les différentes unités politiques, les grands espaces et les civilisations se fondent également sur des valeurs et ce n’est pas simplement un rapport de force matérielle. Pour moi, nous pouvons définir le réalisme de différentes manières. Le suffixe « -isme » indique nécessairement une simplification par rapport à la réalité qui est multiple et contradictoire. Si l’on vante le réalisme d’une vision lucide des situations, cela n’est pas réductible à du cynisme.

Pour finir, à quoi Poutine est-il bon ? À mon sens, il nous oblige à prendre le monde au sérieux. J’ai en mémoire des ouvrages de Lipovetsky, comme L’ère du vide, et de quelques autres dans les années 1980. Nous devons nous mettre à la hauteur des défis et des menaces. Nous ne devons pas nous abandonner à la colère parce que Poutine cherche à avancer ici ou là. Il est dans l’ordre des choses qu’il y ait des poussées d’un certain nombre de puissances, mais nous pouvons exercer des contre-poussées. Il conviendrait de renouer avec un certain classicisme, pour dépasser ce débat éternel entre l’idéalisme d’un côté et le réalisme de l’autre.

La francophonie joue peut-être sur la présence de la France en Afrique et sur la volonté de renforcer et de maintenir ces positions. Il s’agit certainement de quelque chose à prendre en compte. Cependant, dans les relations bilatérales entre la France et la Russie, je ne pense pas que cela pèse dans l’évaluation réciproque et le rapport de force.

M. Matthieu Boulègue. Je ne suis pas expert de la francophonie, mais là où la Russie voit un repli occidental, qu’il soit français, européen, américain ou autre, elle va partir du principe qu’elle peut nécessairement et légitimement combler ce vide. Si la France désinvestit la francophonie, la Russie va remplacer ce vecteur d’influence par ses vecteurs d’influence, qui, comme nous l’avons vu, sont beaucoup plus musclés que les nôtres et sont compris comme des moyens inframilitaires.

Aujourd’hui, le discours russe vis-à-vis de l’Afrique vise à délégitimer et décrédibiliser la politique française en abordant des sujets qui font mal, comme la colonisation, le poids du passé, le traitement des pays d’Afrique par la France et d’autres puissances coloniales ou encore, le franc de la Communauté financière africaine (CFA). Ces sujets sont utilisés contre nous, pour diffuser l’idée qu’une vie africaine vaut moins qu’une vie européenne ou qu’une vie française. Ce genre de discours est bien entendu complètement faux, mais finit un mois, deux mois, cinq mois ou deux ans après, par avoir un effet sur les mentalités. Si vous arrivez à modifier les mentalités au niveau de l’individu et du citoyen, imaginez l’effet sur les prises de position et la politique étrangère que cela peut avoir au bout de quelques années. La Russie ne peut pas se permettre le temps très long, mais joue le temps long. Ces actions ont vocation à nous décrédibiliser et nous affaiblir de l’intérieur et de l’extérieur à long terme.

M. Kevin Limonier. Je partage ce qui vient d’être dit sur la francophonie. La Russie utilise et cherche à soutenir diverses plateformes, notamment issues d’une certaine forme de panafricanisme, qui par définition sont très hostiles à la présence européenne, y compris à la présence française, sur le continent africain. Cela est notamment visible en Côte d’Ivoire, mais également dans d’autres pays.

Je voudrais quand même relativiser un petit peu. Il n’y a pas longtemps, à Madagascar, les Russes ont tenté d’influencer l’élection avec un succès mitigé. C’est à la fois rassurant et inquiétant, puisque cela signifie que la connaissance russe de l’Afrique n’est plus aussi importante qu'à l’époque soviétique, notamment avec l’Institut d’études orientales qui est très important dans le monde académique russe. Néanmoins, ils apprennent de leurs erreurs.

D’ailleurs, il est très intéressant de regarder ce qui se dit et s’écrit sur les plateformes identifiées comme des plateformes financées par les Russes en Afrique, en langue française. Par exemple, en République centrafricaine, des entreprises financent la production de dessins animés avec un lion, une girafe et un ours. L’ours arrive de ses steppes enneigées pour éviter que les hyènes mangent ce que le lion et la girafe sont en train de produire.

Sur la francophonie, sur le franc CFA et sur certains dossiers comme les îles Éparses, des médias comme Sputnik, en langue française, ont soufflé à la fois le chaud et le froid en condamnant la France à une certaine faiblesse en disant : « Comment ? Nous voulons brader nos territoires, etc. », et en même temps, à Madagascar, en finançant des actions en faveur de la rétrocession des îles Éparses.

M. Jean-Sylvestre Mongrenier. Il est intéressant, de voir le décalage entre le discours russe en Afrique et celui tenu en Europe. En Europe, la Russie se présente comme le chantre du conservatisme et de la chrétienté, ce qui a une certaine influence. Je travaille pour l’Institut Thomas More qui est un think tank libéral conservateur, c’est quelque chose que nous constatons dans notre entourage et dans notre environnement. En revanche, en Afrique, la rhétorique est bolchévique, avec des références au congrès de Bakou en 1920, au soviétisme, à l’anticolonialisme, l’anti-occidentalisme. Il existe un décalage entre les deux discours, dont nous ne sommes pas toujours conscients en France.

 


4.   Table ronde, ouverte à la presse, sur la thématique : « La Chine : première puissance mondiale du XXIe siècle ? » avec Mme Alice Ekman, analyste responsable de la Chine et de l’Asie à l’European institute for security studies (UISS), M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la fondation pour la recherche stratégique (FRS) et M. Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More (mercredi 11 décembre 2019)

Mme la vice-présidente Patricia Mirallès. Chers collègues, nous allons démarrer par la désignation des co-rapporteurs et des membres de la mission d’information sur l’approvisionnement et la politique d’achat du ministère des Armées en petits équipements, dont la création a été décidée lors de notre dernière réunion de bureau. En accord avec la répartition entre groupes politiques décidée par celui-ci, nous avons reçu pour la fonction de co-rapporteurs les candidatures de M. Jean-Pierre Cubertafon, pour le groupe du Mouvement démocrate et apparentés (MoDem) et apparentés, et celle de M. André Chassaigne, pour le groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR). Les groupes nous ont transmis les candidatures suivantes pour les membres de cette mission d’information : Mme Séverine Gipson et M. Jean-Michel Jacques pour le groupe La République en marche (LaREM), Mme Josy Poueyto pour le groupe Modem et apparentés, M. Joachim Son-Forget pour le groupe Union des démocrates et indépendants (UDI), Agir et indépendants, ainsi que Mme Manuéla Kéclard-Mondésir pour le groupe GDR. Les autres groupes sollicités n’ont pas proposé de candidats. S’il n’y a pas d’opposition, il en est décidé ainsi.

Nous abordons une nouvelle séance de notre cycle géostratégique commencé il y a trois semaines. Après l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la Russie, nous allons nous intéresser à la question de la puissance chinoise. « Nous sommes conscients que l’influence croissante et les politiques internationales de la Chine présentent à la fois des opportunités et des défis. » Par cette phrase extraite de la déclaration de Londres du 4 décembre dernier, les dirigeants de l’OTAN reconnaissent pour la première fois la montée en puissance de la Chine comme un défi auquel il importe à l’Alliance de savoir répondre.

Il est vrai que la Chine a profondément évolué ces dernières années. Théorisant et proposant au monde une double rupture avec la démocratie libérale et l’ordre international d’après-guerre, Xi Jinping tente d’imposer au reste du monde la vision chinoise d’un nouvel ordre international dans lequel la Chine jouera un rôle hégémonique. Cette ambition mondiale a été incarnée dans l’initiative des « nouvelles routes de la soie » lancée en 2013 et répond à la fois à des enjeux politiques, stratégiques, d’influence et de projection, ainsi qu’économiques, de sécurisation des approvisionnements et d’ouverture des marchés.

Cette ambition va de pair avec l’affirmation d’une puissance militaire reconnaissable sur l’ensemble du globe. La Chine poursuit ainsi l’appropriation de son environnement proche en consolidant la militarisation de la mer de Chine méridionale, ce qui a pour conséquence la multiplication des tensions avec le Vietnam notamment, mais plus généralement avec l’ensemble des pays de la zone. La Chine met également en œuvre une diplomatie de défense qui se veut plus efficace, envoie l’armée populaire de libération se déployer sur tous les continents et toutes les mers de plus en plus longtemps. Djibouti ne restera vraisemblablement pas longtemps la seule base militaire chinoise à l’étranger.

Les autorités chinoises appellent régulièrement la France à être un pont entre la Chine et l’Europe. Elles mettent en avant la qualité de la relation bilatérale de confiance et d’amitié entre les deux pays. La question est de savoir comment la France, et plus largement l’Europe, peuvent à la fois développer avec la Chine des relations sans complaisance, notamment en ce qui concerne la Charte des Nations unies et la Déclaration des droits de l’Homme, défendre leurs intérêts et impliquer Pékin dans leurs objectifs concrets, par exemple la dénucléarisation de la péninsule coréenne, le maintien de l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien, ou encore la mise en œuvre des décisions multilatérales.

Pour débattre avec nous de cette thématique, nous accueillons trois spécialistes de la Chine, et plus globalement de cette région du monde : Mme Alice Ekman, analyste responsable de la Chine et de l’Asie à l’European Union institute for security studies (UISS), développera la stratégie de la puissance de la Chine et les défis qu’elle nous pose. M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), s’attachera plus spécifiquement aux questions militaires et aux conflits dans lesquels la Chine est impliquée. M. Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More, en charge de l’Asie orientale, fera un point prospectif en évoquant notamment les formes de dialogue à privilégier.

Mme Alice Ekman, analyste responsable de la Chine et de l’Asie à l’UISS. Je vous propose d’établir un panorama des grandes ambitions de Xi Jinping, arrivé au pouvoir depuis 2013. Nous disposons maintenant du recul nécessaire pour mieux identifier et analyser ses ambitions, près de sept ans après son arrivée au pouvoir. J’en identifie cinq, qui sont toutes liées.

Première ambition : la volonté de dépasser les États-Unis d’ici 2050 dans un grand nombre de domaines, c’est-à-dire de s’établir en tant que première puissance, en tant que pays numéro un, première puissance économique, diplomatique, institutionnelle, militaire et technologique, spatiale et normative. La liste est non exhaustive. C’est une ambition à 360 degrés qui n’est pas cantonnée aux domaines militaire, diplomatique ou institutionnel. Xi Jinping parle de grand renouveau de la nation chinoise. Ceci est basé sur la perception à Pékin que la Chine n’a pas occupé la place qui lui est due et qu’il est temps aujourd’hui qu’elle le fasse et qu’elle dépasse des pays qui l’ont anciennement humiliée. Je reviendrai ultérieurement sur la dimension idéologique de cette volonté de dépassement.

Deuxième volonté très claire de la diplomatie chinoise : restructurer la gouvernance mondiale, c’est-à-dire investir dans les institutions internationales. On dit souvent que la Chine serait révisionniste ou voudrait faire table rase des institutions existantes. Bien sûr, c’est faux. Elle investit dans les institutions existantes, par exemple dans un activisme assez virulent et observable au sein des Nations unies. Elle est très présente au sein du G20. Non seulement elle investit dans les institutions existantes et en développe avec son partenaire, la Russie – elle est très active au sein de l’organisme de coopération de Shanghai – mais elle crée aussi de nouvelles institutions. Comme la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures il y a quatre ans. Elle pourrait en créer d’autres. L’un n’empêche pas l’autre. On peut à la fois investir dans les institutions existantes et en créer de nouvelles pour accroître sa capacité d’influence, mieux défendre ses intérêts, comme d’autres pays le font. Pour la Chine, c’est un activisme très important. Cet objectif est le fruit d’une stratégie coordonnée en évaluant dans chaque institution la marge de renforcement de l’influence de la Chine.

Troisième ambition, je cite Xi Jinping : « élargir le cercle de pays amis de la Chine », y compris en proposant des initiatives aux pays alliés des États-Unis. Au sein des institutions multilatérales citées, Xi Jinping et la diplomatie chinoise essaient de rassembler derrière les positions chinoises un nombre croissant de pays, notamment concernant les positions qui sont contestées par d’autres pays. Le 29 octobre 2019, la Chine a réussi à réunir 54 pays pour défendre son action au sein des Nations Unies dans l’hémicycle de la 3e commission des affaires sociales, humanitaires et culturelles concernant le Xinjiang. Une diversité de pays s’est prononcée pour soutenir en termes élogieux la position chinoise dans cette province : la Biélorussie, le Cambodge, le Vietnam ou encore 28 pays africains, dont la Tunisie. La Chine a développé cette initiative en riposte à un groupement de pays notamment menés par le Royaume-Uni et les États-Unis et d’autres pays démocratiques, 23 pays au total, qui condamnaient la politique chinoise dans la province. Il y a une approche « œil pour œil, dent pour dent » qui n’est pas uniquement cantonnée à la rivalité sino-américaine. La Chine essaie de plus en plus de réunir un large cercle de pays, par exemple sur sa position en mer de Chine du Sud. Elle avait réussi à établir une liste assez longue de pays il y a quelques années, lorsque les Philippines avaient fait appel à la Cour de La Haye. Elle pourrait aussi le faire à terme pour Hong Kong ou pour d’autres sujets qu’elle considère primordiaux et sensibles en même temps.

Pour la Chine, l’objectif est de dépasser le système des alliances. Elle est officiellement opposée à ce concept. Les diplomates et les chercheurs chinois disent ouvertement que c’est un système dépassé qui mène à beaucoup d’obligations, qui est coûteux, et qu’il est temps pour la Chine de développer un nouveau type de partenariat de sécurité en Asie-Pacifique et au-delà. Ce partenariat de sécurité est ouvert à tous, y compris à des alliés des États-Unis. Cela peut créer des tensions au sein de l’Alliance. C’est une proposition très flexible et assez ambiguë parce que la Chine ne crée pas d’équivalent de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ou une Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) d’Asie-Pacifique, mais des rassemblements formels ou informels. Elle propose des initiatives et en fonction des positions des pays, considère tel ou tel pays comme un ami ou pas. À terme, il faudrait que ce cercle de pays amis soit plus important que le groupe des alliés. En tout cas, elle espère qu’une diplomatie comptable payera à terme en réunissant un maximum de pays ; il n’y a pas de petit ou de grand pays dans cette diplomatie. À l’Organisation des Nations Unies (ONU) ou dans d’autres enceintes, le nombre pèse, et elle joue sur cette asymétrie.

Au cœur de ce cercle de pays amis, très clairement, se trouve la Russie. Je n’ai aucun problème pour dire devant vous que le rapprochement Chine-Russie est plus fort, plus solide que nous l’avions estimé en 2014 quand la Russie se tournait vers l’Est dans un contexte de sanction. Clairement, aujourd’hui, ce n’est pas qu’un mariage d’intérêts. Bien sûr, il y en a, mais il y a aussi des exercices militaires conjoints que les deux pays ont conduit en mer Méditerranée en mai 2015, en mer de Chine du Sud en septembre 2016, en mer Baltique en juillet 2017, en Sibérie en septembre 2018, ou encore en Asie centrale plus récemment, en septembre 2019. Si je fais cette liste-là, c’est pour mettre en perspective la tendance générale qui est observable à différents niveaux. Au niveau militaire, la Russie aide la Chine à développer un système d’alerte antimissile, comme l’a confirmé le président russe en octobre 2019.

En parallèle, les dirigeants chinois et russes développent des partenariats économiques au-delà du secteur traditionnel de l’énergie. Cela inclut les secteurs technologiques, avec Huawei qui est décrié aujourd’hui par les États-Unis. Huawei arrive à se développer sur le territoire russe, notamment pour développer le réseau 5G. Nous pourrions lister d’autres éléments qui mettent en évidence ce rapprochement Chine-Russie, par exemple les éléments institutionnels, leur présence au sein de la coopération de Shanghai, et de manière générale, leur vision des crises internationales. Finalement, leurs positions ne sont pas similaires, mais compatibles, sur l’Iran, le Venezuela, la Corée du Nord, le Soudan, la Syrie. J’ai du mal à identifier un point de tension dans le monde sur lequel les deux pays sont opposés. Même si nous essayons de souligner une compétition potentielle en Asie centrale, en Arctique, nous voyons davantage de coopération que de compétition. Cela pourrait évoluer, mais il faut considérer que le monde est restructuré en fonction d’une rivalité Chine-États-Unis très forte, mais aussi d’un rapprochement Chine-Russie qui l’est tout autant dans ce contexte.

Quatrième ambition : la volonté de promouvoir un modèle économique et politique à l’étranger. Même si la Chine n’utilise pas le terme de « modèle chinois » – sa diplomatie publique préfère employer les termes de « solution » ou « d’exemple » ou « d’expérience chinoise pour le monde » – le positionnement est le même. Les discours évoluent sur ce sujet et elle déclare à un nombre croissant de pays qu’ils sont les bienvenus pour apprendre du système de réforme chinois, du système de planification chinois, de la façon dont la Chine s’est développée très rapidement au cours des dernières décennies. Ce n’est pas uniquement un renforcement du discours sur cette expérience chinoise qui valorise les capacités de développement économique de la Chine. Ce discours est aussi accompagné par des actions, telles que des programmes de formations à destination des hauts fonctionnaires et diplomates de pays en développement, notamment de pays africains. Pour citer un titre, la Chine a proposé en octobre un programme de formation intitulé « L’expérience de la Chine, le système social et les politiques publiques de la Chine ». Quelles que soient les retombées de ce type de programme, nous pourrions citer d’autres initiatives qui montrent que la Chine souhaite réellement se positionner comme une référence pour le monde en développement et émergent. Elle le fait de manière assez active, à la fois par une communication et par des actions de type programmes de formation, mais aussi en développant des infrastructures. Bien sûr, le développement du projet des nouvelles routes de la soie a des motivations économiques, mais de facto, en développant des zones économiques spéciales d’une structure particulière d’influence chinoise, en développant des « smart cities », des villes intelligentes en anglais, sur le modèle des villes qui sont développées en Chine, la Chine oriente consciemment ou inconsciemment, certains gouvernements étrangers vers une structuration de leur territoire qui est d’influence chinoise. La Chine exporte ce qu’elle sait le mieux faire. Elle le fait à partir des cas qu’elle a développés sur son propre territoire.

Cinquième volonté : celle de s’établir comme une puissance de référence en devenant une puissance normative et en se positionnant, non seulement comme un marqueur de puissance en investissant dans des classements, dans des agences de notation, dans les normes, dans les standards, mais également en redéfinissant les termes du débat international. La Chine parle de droits de l’Homme, d’État de droit, de multilatéralisme, de libre-échange, de mondialisation. Souvenez-vous du discours de Xi Jinping à Davos il y a quelques années ! De plus en plus, elle utilise le même discours que la diplomatie française ou d’autres diplomaties européennes ou la diplomatie américaine, mais la signification n’est pas du tout la même. La Chine considère qu’elle est tout à fait en droit de redéfinir les termes utilisés par les puissances jusqu’à présent installées. C’est aussi une volonté de devenir une puissance normative dans le domaine lexical qui a des conséquences, notamment en termes de signature de déclarations conjointes, de communiqué conjoint, etc., sur les termes du débat qui ne sont plus du tout clairs et parfois sources de malentendus.

La Chine a-t-elle les moyens de ses ambitions ? Oui et non. Oui, si nous regardons ses ressources, l’augmentation du budget de la défense, la double augmentation du budget de la diplomatie chinoise entre 2011 et 2018 – la Chine vient de devenir le premier réseau diplomatique au monde d’après le nombre de représentations à l’étranger –, au regard aussi du dynamisme de cette diplomatie qui est professionnelle et qui peut donc s’appuyer non seulement sur des ressources financières importantes, mais aussi sur des ressources humaines importantes et bien formées. C’est une diplomatie insistante. Elle propose et repropose jusqu’à ce que les intérêts puissent être portés dans différentes enceintes. C’est une méthode non négligeable parce que souvent, elle porte ses fruits. Elle a également les moyens de son ambition à l’égard de ses capacités technologiques. Nous parlons beaucoup des réseaux 5G. Nous pourrions mentionner la position de la Chine dans le secteur des drones, de l’intelligence artificielle (IA), des « smart cities » et d’autres secteurs et des technologies duales qui peuvent aussi avoir un usage militaire. La Chine a également les moyens de ses ambitions au vu de sa capacité de centralisation et de coordination de la politique étrangère. Une fois qu’une décision a été prise par Pékin, elle est mise en place par une diversité d’institutions, de canaux diplomatiques ou autres (médias, chercheurs, associations de l’étranger) ; une communication très coordonnée qui fait qu’à un moment ou un autre, le message est repris et même intégré dans les institutions internationales. Le fait que la Chine ait réussi à populariser le terme de « nouvelles routes de la soie » si rapidement est un succès en termes de communication.

Cette forte centralisation présente aussi des limites. C’est une force et une faiblesse. Cette diplomatie est finalement assez mécanique et de plus en plus prévisible. Elle fonctionne par motifs récurrents. Lorsque le gouvernement central a décidé d’une chose, nous allons retrouver la même approche d’un pays à l’autre. Face à la diplomatie d’un pays, elle va essayer de faire signer un Memorandum of Understanding (MoU) sur les nouvelles routes de la soie. Elle va faire de même avec le pays voisin le lendemain. Quand elle a décidé en 2000 de développer la diplomatie sous-régionale, de créer des forums régionaux, elle en a créé régulièrement sur tous les continents de la planète. Il y a eu le forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) en Afrique en 2000, le forum des pays d’Europe centrale et orientale en 2012, et la liste est longue dans cette période-là. Cette diplomatie par motifs récurrents est contrainte. Elle résulte d’une forte centralisation, mais aussi d’un durcissement politique en Chine, puisque les diplomates disposent aujourd’hui d’une marge de manœuvre réduite et sont de plus en plus cantonnés à répéter les mêmes éléments de langage, freinant parfois la mise en application des priorités annoncées par Xi Jinping, y compris la mise en place des nouvelles routes de la soie.

Néanmoins, je nuancerai ces limites. La Chine parvient à rassembler un grand nombre de pays. Au sommet des nouvelles routes de la soie, premier forum en 2017, elle avait réussi à réunir 29 chefs d’État. En 2019, 37 chefs d’État. Ce n’est pas négligeable. Tout comme le nombre de pays qu’elle arrive à fédérer derrière sa position au Xinjiang. J’ai du mal à recevoir l’argument selon lequel la Chine est isolée, parce que cela ne fait pas écho aux réalités du terrain et aux faits constatés dans les organisations internationales.

Je voudrais poursuivre en citant cinq conséquences, dans ce contexte. En premier lieu, il faut considérer et anticiper l’éventualité d’un découplage économique et technologique mondial. La rivalité Chine - États-Unis est de long terme, d’ici 2050, parce que la volonté de la Chine de s’établir comme puissance est antérieure aux tensions commerciales. C’est une volonté de dépasser les États-Unis. Accords ou pas, signature ou apaisement des tensions ou pas, cette rivalité n’est pas de court ou moyen terme, car les points de tension sont multiples. À terme, nous pourrions même envisager une bipolarisation de la mondialisation si la Chine et les États-Unis réduisaient progressivement leur dépendance économique, ce qu’ils essaient déjà de faire, mais également leur dépendance technologique, ce que la Chine est obligée de faire depuis la liste publiée par l’administration Trump sur certaines entreprises chinoises du secteur. Les États-Unis auraient leurs partenaires économiques, la Chine aurait les siens, tels deux ensembles qui se croiseraient de moins en moins. Ils ne deviendraient pas des blocs totalement déconnectés, car le temps de la guerre froide est révolu. Nous sommes encore au temps de la mondialisation, où les chaînes d’approvisionnement ont besoin d’une certaine interdépendance, mais cette bipolarisation de la mondialisation est une éventualité.

Deuxième conséquence : plus généralement, il est probable que nous entrions dans une atmosphère de guerre froide, même si chaque période est unique et que toute comparaison directe doit être évitée. La dimension idéologique est notable dans la rivalité Chine - États-Unis. Côté chinois, il s’agit d’une approche de riposte systématique : « vous faites ci, nous faisons cela », « vous dites ci, nous disons cela », « vous critiquez ceci, nous critiquons cela ». Vous, « forces occidentales hostiles », pour reprendre le terme chinois, « pendant trop longtemps, vous avez donné des leçons à la Chine. Non seulement ces leçons sont illégitimes, mais maintenant, c’est à nous de vous en donner, aux Nations unies et ailleurs ». Je ne cite pas, je paraphrase ce que j’ai ressenti et entendu depuis que j’étudie ce pays, c’est-à-dire dix ans. La dimension idéologique est visible dans les propos mêmes de Xi Jinping. Il dit en janvier 2013, face aux membres du Comité central : « Nous devons construire un socialisme qui est supérieur au capitalisme et poser les bases d’un avenir où nous gagnerons ces initiatives et occuperons la position dominante. » Xi Jinping se positionne comme un grand penseur du marxisme. Il considère qu’à terme, le capitalisme doit être dépassé selon un modèle différent. La Chine a la responsabilité de promouvoir le socialisme dans le monde. Bien sûr, c’est une nouvelle forme de socialisme ajusté, mais les officiels chinois disent qu’il n’en a jamais existé qu’une seule forme. Aujourd’hui, c’est un socialisme technologique 2.0 que la Chine souhaite promouvoir dans le monde.

Troisième conséquence : dans le contexte présenté actuellement, il ne faut pas considérer qu’un rapprochement avec la Russie serait en mesure de renverser la tendance de rapprochement entre la Russie et la Chine qui est observable depuis 2014 et qui est désormais solide.

Quatrième conséquence : il me semble légitime de continuer la dynamique d’engagement européen à plusieurs niveaux parce que le cadre européen est indispensable, mais aussi très utile pour identifier ces motifs récurrents, pour partager les expériences à un moment où la Chine s’est engagée à développer des partenariats à plusieurs niveaux avec l’Europe, l’Union européenne, les États membres et certains groupes de pays européens. Cette dynamique bénéficierait à l’Europe si cette dernière développait davantage ce qui a déjà été amorcé, c’est-à-dire des échanges entre plusieurs États membres ou en coopération avec Bruxelles.

Cinquième conséquence : il y a un besoin aujourd’hui de clarification des mots communément utilisés avec la Chine lors des rencontres bilatérales et multilatérales. C’est plus qu’une remarque de chercheuse, c’est plus que du jargon diplomatique, cela a des conséquences en termes de promotion des intérêts, de documents signés et de rapport de force dans différentes enceintes multilatérales.

M. Antoine Bondaz. Cette audition arrive à un moment opportun où les perceptions sur la Chine, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, sont en train d’évoluer rapidement. Après avoir passé une partie du mois de septembre à Washington et être revenu dans la nuit de Séoul, je suis convaincu qu’il convient d’éviter à tout prix deux excès. Le premier serait l’hystérie quant à une menace chinoise surestimée. Le second serait la banalisation de cette même émergence militaire de la Chine. À ce titre, les objectifs, avec la publication du dernier livre blanc chinois intitulé La défense nationale de la Chine à l’ère nouvelle, en juillet dernier, étaient justement de mettre en scène une forme de transparence, tant dans le document en lui-même que dans le format de sa présentation. Il s’agissait de rassurer la communauté internationale et de contrer les perceptions d’une menace chinoise. Il convient donc de promouvoir une prise de conscience pragmatique et une adaptation réaliste aux enjeux liés à la poursuite de cette émergence ou réémergence chinoise. Cette courte présentation vise à dresser un panorama non exhaustif de ces enjeux.

En janvier 2015, le comité central du Politburo du parti communiste chinois, adaptait le concept de sécurité nationale aux caractéristiques chinoises. Il devait permettre au parti de faire face à ce qui était déjà alors présenté comme des risques sécuritaires sans précédent, menaçant notamment le maintien au pouvoir du parti communiste. Le régime chinois a en effet une conception très extensive de la notion de sécurité nationale. Celle-ci se définit comme l’absence relative de menaces internationales ou nationales contre la capacité de gouverner, la souveraineté, l’unité et l’intégrité territoriale de l’État. Le concept regroupe aujourd’hui onze dimensions. On évoque la sécurité politique, celle du territoire, la sécurité militaire, économique, culturelle, sociétale, scientifique et technologique, la sécurité de l’information, écologique, celle des ressources et la sécurité nucléaire.

Dans un contexte de ralentissement de l’économie chinoise et de tensions accrues avec les États-Unis, préserver l’unité du parti est aujourd’hui la priorité à Pékin. Début septembre, le secrétaire général, Xi Jinping, a prononcé un discours devant l’ensemble des cadres du parti, les appelants à se préparer à faire, je cite : « preuve d’un esprit combatif, car les luttes auxquelles nous sommes confrontés ne seront pas à court terme, mais à long terme ». Il évoquait notamment l’économie, la défense, Taïwan ou encore Hong Kong. Il marque en cela la fin de la période d’opportunités stratégiques telle qu’elle était théorisée par les stratèges chinois au début des années 2000.

Si des menaces externes sont bel et bien perçues par le leadership chinois, il est indispensable de rappeler que la priorité du parti est de faire face à des menaces internes. Comme me l’expliquait le directeur du centre sur la Chine et des affaires globales de l’université de Pékin il y a déjà quelques années, le paradoxe de la Chine aujourd’hui est que son sort risque d’être le même que celui de Sparte. La Chine risque d’échouer à cause de ses problèmes internes. Dans ce cadre, la priorité demeure celle du, je cite : « maintien de la stabilité » et notamment la lutte contre la subversion, le sabotage des forces hostiles et les trois maux que sont le séparatisme, le terrorisme et l’extrémisme religieux, des menaces clairement explicitées dans le treizième plan quinquennal adopté en 2016.

Aujourd’hui, les forces de sécurité chinoise de l’armée populaire de libération (APL), la police armée du peuple, les ministères de la Sécurité publique et celui de la Sécurité de l’État sont tous mobilisés pour faire face à ces menaces. Il faut bien préciser que les dépenses chinoises en matière de sécurité intérieure continuent de dépasser celles en matière de défense. Cependant, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, le parti communiste n’a eu de cesse de renforcer sa mainmise sur les forces armées. Le défilé militaire du 1er octobre 2019, il y a quelques semaines, célébrant le soixante-dixième anniversaire de la République populaire de Chine, a été l’occasion d’exhiber cette puissance militaire et spécialement des capacités balistiques, qu’elles soient conventionnelles et nucléaires, sans précédent. L’objectif du défilé est aussi de rappeler que l’armée populaire de libération est bel et bien l’armée du parti communiste chinois, et non celle du pays, la République populaire de Chine. En cela, si vous reprenez les images du défilé, le premier drapeau tenu par les forces armées n’est pas celui de la République populaire de Chine, mais du parti communiste chinois. Leur mission principale a toujours été claire : préserver le système politique chinois, c’est-à-dire la légitimité et l’autorité du parti communiste. Elles ont un rôle central à jouer dans le grand projet cher à Xi Jinping de renaissance de la nation chinoise, qui se définit notamment par un pays prospère et une armée puissante, un concept chinois classique repris par de nombreux pays de la région, que ce soit le Japon à l’ère Meiji ou la Corée du Nord plus récemment.

À cet effet, l’APL doit atteindre trois objectifs clairement définis, celui de devenir une armée mécanisée d’ici 2020, une armée modernisée d’ici 2035, et une armée de classe mondiale d’ici 2049, c’est-à-dire la première armée du monde. C’est donc à juste titre que les capacités militaires de la Chine inquiètent dans la région et au-delà. L’APL est aujourd’hui la première armée du monde en termes d’effectifs avec plus de 2 millions de soldats. Pékin dépense pour sa défense plus que l’ensemble des pays de la zone indopacifique réunis, à l’exclusion de la Russie et des États-Unis. Les dépenses ont été multipliées par huit en vingt ans. L’International Peace Research Institute (SIPRI) qui au budget officiel ajoute le budget pour la recherche et le développement, l’acquisition d’armement, révèle que les dépenses sont passées en 1998 de 31 milliards de dollars à 240 milliards de dollars aujourd’hui. Une marge de manœuvre existe pour une augmentation future puisque cela ne représente que 2 % environ du PIB chinois. Pour vous donner un ordre de comparaison, dans le même temps, les dépenses du Japon plafonnaient à 45 milliards de dollars.

Cette injection massive de moyens financiers se traduit par une hausse quantitative considérable des équipements. Entre 2014 et 2018, la marine chinoise a ajouté à sa flotte l’équivalent en tonnage de la flotte française et de la flotte italienne réunies. Même investissement lourd dans le champ des armes nucléaires, faisant de la Chine le seul pays membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU à accroître, bien que lentement, son arsenal nucléaire, en plus d’une modernisation rapide de ses vecteurs, notamment de ses missiles à portée intercontinentale, afin à terme de développer une véritable triade stratégique comme la Russie et les États-Unis. Toutefois, il convient de ne pas surestimer les capacités chinoises. Le budget de la défense chinois reste loin derrière celui des États-Unis, qui ont, au cours de ces différentes décennies, acquis et accumulé un nombre impressionnant d’équipements. Les États-Unis ont dix fois plus d’avions de transport lourd que la Chine aujourd’hui. Ils ont onze super porte-avions qui pourraient emporter jusqu’à 80 avions, contre deux pour la Chine. Ils ont quatre fois plus de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) que la Chine et neuf fois plus de sous-marins nucléaires d’attaque.

Notons également – c’est très important – que l’augmentation quantitative des capacités chinoises n’entraîne pas forcément un saut qualitatif. De fait, malgré ce gigantesque effort, la Chine présente encore un retard technologique par rapport à de nombreux pays occidentaux. Dans ce contexte justement, le développement des capacités permettant entre autres l’accroissement des capacités de C4ISR [Computerized Command, Control, Communications, Intelligence, Surveillance, Reconnaissance] dans tous les domaines est une priorité clairement définie, tout comme maîtriser les technologies de pointe. Le dernier Livre blanc précise bien qu’il convient, je cite : « d’accélérer le développement de systèmes militaires intelligents », et d’utiliser ce qui est mentionné pour la première fois dans le Livre blanc : « l’intelligence artificielle, le calcul quantique, le big data, le cloud, ainsi que l’internet des objets », car le pays serait, je cite : « confronté à des risques de surprises technologiques et d’écarts technologiques générationnels croissants ». Il faut bien prendre conscience des efforts chinois considérables afin d’accroître la capacité d’innovation, notamment en matière militaire, à travers ce qu’on appelle l’intégration civilo-militaire, que vous pouvez parfois lire en anglais sous le terme de « fusion militaro-civile ». C’est un processus qui vise à combiner les bases industrielles et technologiques de défense et civiles afin que les technologies, les procédés de fabrication et les équipements, mais aussi les personnels et les installations, puissent être utilisés en commun. L’intégration civilo-militaire a été promue au rang de stratégie nationale en mars 2015. Depuis, de nombreuses mesures concrètes ont été adoptées : création d’une commission au niveau du Comité central, c’est-à-dire au plus haut niveau du leadership du parti dirigé par Xi Jinping, sur le développement de l’intégration civilo-militaire. Chose plus inquiétante, l’été 2018, une nouvelle loi vise à améliorer le partage des ressources (données, personnel, infrastructures) entre les laboratoires nationaux clés civils et les laboratoires clés des sciences et technologies de la défense nationale.

Cette intégration civilo-militaire a d’autant plus de potentiel que contrairement aux technologies militaires plus classiques, que ce soit de la propulsion aérienne ou des turbines, les conglomérats de défense d’État ont historiquement été en position de monopole dans ces technologies. Aujourd’hui, ce sont des entreprises privées, tant des start-up que des géants dont avez tous entendu parler (Tencent ou Alibaba) qui sont les plus innovants et parfois les mieux financés dans ces technologies émergentes. Cela pose d’ailleurs la question des coopérations scientifiques et technologiques avec la Chine, qui pour certaines pourraient permettre aux pays de contourner les embargos limitant les ventes d’armes et les transferts de technologie à ce pays. À cela s’ajoute un effort de modernisation institutionnel, indispensable pour exploiter au mieux les nouvelles capacités acquises par l’armée populaire de libération.

Enclenchée fin 2015, la restructuration de l’armée populaire de libération a entraîné l’acquisition de deux nouvelles entités, une armée de terre et une armée de lanceurs. Jusqu’à fin 2015, la Chine n’avait pas d’état-major de l’armée de terre. C’était une armée de terre avec une composante aérienne et une composante navale, mais aussi deux nouvelles forces que sont la force de soutien stratégique en charge des capacités cyber et spatiales et la force de soutien logistique interarmées. Les objectifs de la réorganisation institutionnelle sont multiples, notamment accroître la force des rôles chargés de l’arsenal balistique conventionnel et nucléaire, rééquilibrer le poids historique prépondérant des forces terrestres, renforcer la coopération internationale militaire du pays, ou encore améliorer l’interopérabilité des forces chinoises.

Quels sont les objectifs autrement affichés de la Chine, alors même que le pays n’a pas mené de guerre depuis 1979 ? Officiellement, il s’agit de dissuader et de résister à une agression, de s’opposer à l’indépendance de Taïwan ou encore de sévir contre les mouvements séparatistes. Un des objectifs moins avoués de l’armée populaire de libération est de contester la suprématie militaire américaine dans la région, notamment autour de Taïwan et dans les mers de Chine. En cas de conflit militaire dans la région, Pékin veut dissuader Washington d’intervenir ou tout au moins augmenter le coût d’une intervention militaire américaine. C’est un changement majeur pour les États-Unis qui ont joui pendant des décennies d’une domination militaire sans partage dans la zone, démontrée par exemple à la fin des années 1990 lors d’une crise dans le détroit de Taïwan, lorsque les États-Unis ont déployé l’USS Nimitz, un porte-avions. Ceci fut vécu à Pékin comme une humiliation. Cependant, la Chine a encore des lacunes qu’elle cherche à combler en termes d’investissement socialement responsable (ISR) ou de frappe de précision.

Cet accroissement des capacités militaires de la Chine entraîne une modification de taille des équilibres régionaux, comme le montre la militarisation systématique de la mer de Chine méridionale par la construction de nombreux îlots artificiels, notamment les îles Paracels ou les îles Spratley, dans une zone où se superposent pourtant les revendications territoriales de nombreux États : Vietnam, Philippines, Indonésie ou Malaisie. Décidée à intimider ses voisins, la Chine n’hésite pas à se servir en complément de sa marine et de ses garde-côtes de la milice militaire. Cette dernière est contrôlée par la commission militaire centrale et pourrait se définir comme une organisation paramilitaire irrégulière, conçue pour être clandestine et déstabilisante.

Tout comme la Russie, la Chine pratique donc des opérations de guerre hybride afin de déstabiliser ses voisins. Pékin a par ailleurs développé le concept des trois guerres, la guerre légale, la guerre psychologique et la guerre de l’opinion publique, selon lesquelles un conflit potentiel doit être préparé bien en amont en temps de paix, afin de maximiser les chances de victoire. Cette stratégie militaire n’est en soi pas propre à la Chine, mais semble beaucoup plus conceptualisée et avancée que dans d’autres pays. En ce sens, l’essor des capacités chinoises en matière de renseignements à l’étranger (renseignement humain, électromagnétique et cyber) doit être considéré avec le plus grand des sérieux. Or, nos services de contre-espionnage sont aujourd’hui avant tout concentrés sur la question de la menace terroriste.

Pour la Chine – ceci est perçu de façon parfois un peu paradoxale – l’enjeu est de maintenir la stabilité dans sa périphérie, de conserver de relativement bonnes relations avec ses voisins, et surtout d’éviter une confrontation militaire directe avec les États-Unis, et ainsi de déjouer ce que Yan Xuetong, un proche de Xi Jinping et doyen de l’Institut des relations internationales de l’Université de Tsinghua, appelle le dilemme de l’émergence. Pour stabiliser son voisinage, la Chine met en œuvre diverses politiques dont l’initiative des routes de la soie ou le « One Belt, One Rule » (OBOR). L’objectif était aussi, à travers une stratégie de propagande externe ou de communication internationale, d’atténuer les perceptions internationales d’une menace chinoise. En cela, les tentatives chinoises d’influencer les opinions publiques à l’étranger, potentiellement à travers des manipulations de l’information en cherchant à faire entendre la voix de la Chine, je cite : « doivent être étudiées avec la plus grande attention ». Bien que le sujet des interventions armées à l’étranger reste tabou dans le discours officiel, force est de constater que les ambitions chinoises ne s’arrêtent pas à l’Asie. Malgré un rapprochement certain avec des pays comme le Pakistan et la Russie, Pékin refuse encore aujourd’hui d’évoquer toute alliance militaire autre que celle qu’elle a signée en 1961 avec la Corée du Nord.

L’APL intervient hors de ses frontières dès à présent. La protection des intérêts chinois à l’étranger est une priorité, en lien avec la multiplication de ces mêmes intérêts liés à l’augmentation de ses ressortissants (touristes, hommes d’affaires, étudiants), de ses investissements et de ses sources d’approvisionnement en matières premières. Depuis les années 1990, la Chine participe à des opérations de maintien de la paix sous le cadre des Nations Unies. Depuis 2008, elle conduit des opérations de lutte contre la piraterie dans le Golfe d’Aden. Elle a organisé des opérations d’évacuation de ses ressortissants dès 2011 en Libye. En 2014, elle envoyait pour la première fois des troupes combattantes au Mali dans le cadre des opérations de maintien de la paix. En 2017, le pays a inauguré officiellement une base de soutien logistique, une base militaire à Djibouti. D’autres bases de taille plus réduite existeraient, notamment au Tadjikistan.

Sur le plan de l’industrie de l’armement, la Chine est également passée du statut de deuxième plus grand importateur d’armes à celui de cinquième exportateur mondial d’armement. Ces ventes s’effectuent en direction de pays principalement en développement, pour les deux tiers, le Pakistan, le Bangladesh et la Birmanie, où elle constitue désormais une concurrence importante.

Il est indispensable de renforcer notre expertise nationale sur la Chine à un moment où dans le monde entier, la recherche accélère. Le risque est non seulement de ne pas disposer de la masse critique indispensable en France afin de fournir une expertise nécessaire aux administrations, mais aussi aux entreprises, ce qui est déjà une réalité, mais aussi de prendre du retard dans la compétition et le rayonnement mondial des idées, un domaine dans lequel la France a brillé. Les Européens avancent et les initiatives se multiplient, à Berlin, avec la création du numérique, un centre de recherche dédié à la Chine est fondé en 2013, ou à Stockholm, avec le lancement dans les semaines qui viennent de plusieurs think tanks dédiés à la Chine. J’ai moi-même eu la chance de recevoir un soutien indispensable pendant mon cursus universitaire, notamment de la direction générale de l’armement (DGA), de l’Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN) ou encore de la Fondation de France, qui ont permis de financer mes études, ayant rendu possible mon doctorat et mes nombreux terrains de recherche. Les pouvoirs publics ont donc un rôle concret et direct à jouer, non seulement dans la création et la formation de cette masse critique de chercheurs, mais aussi dans l’approfondissement de cette expertise.

Il me semble donc indispensable de financer la recherche académique, dont des thèses, et l’expertise des think tanks afin de mieux comprendre la Chine de façon indépendante, bien que parfois critique ; de renforcer les programmes de recherche gouvernementaux sur la Chine, à l’instar de ce que fait déjà la direction générale pour les relations internationales et la stratégie (DGRIS) avec l’observatoire sur la Chine ; de garantir des contacts fréquents avec la Chine, des contacts qui soient lucides et réalistes, en évitant par exemple que les plus grandes conférences organisées à Paris sur la Chine ne soient financées par ce pays ; d’approfondir les liens avec nos partenaires dans la région, qui connaissent parfaitement la Chine et disposent d’une expérience utile, que ce soit l’Australie, Taïwan, le Japon ou même les États-Unis ; d’accroître le rôle de l’Assemblée nationale sur les questions chinoises. Le Congrès américain dispose depuis 2000 d’une commission dédiée aux questions économiques et sécuritaires visant la Chine. En 2019, cette commission a réalisé huit auditions publiques, avec 77 experts interrogés et publie annuellement un rapport de plusieurs centaines de pages qui permet de mettre en avant la relation sino-américaine, mais aussi les intérêts américains et des recommandations extrêmement concrètes pour l’administration américaine.

M. Emmanuel Dubois de Prisque. Afin de me livrer à l’exercice de prospective qui m’est demandé, je me suis permis de transformer un peu la question qui m’a été posée. Je me suis demandé s’il était possible de décrire la nature de cette puissance, de pointer ce qui la distingue de la puissance selon la conception que s’en font les pays occidentaux. Après deux remarques, je me pencherai sur la façon dont la question de la puissance chinoise est ici formulée, l’idée que la Chine devienne la première puissance mondiale au XXIe siècle, ou le soit déjà. Il me semble que cela révélera une divergence intéressante avec la conception que se fait la Chine elle-même de la puissance. Ensuite, je tenterai de tirer quelques conséquences de cette divergence sur la forme que prendrait une gouvernance chinoise dans un certain nombre de domaines si la Chine, comme il est probable, vient à jouer un rôle déterminant sur la scène internationale dans les décennies qui viennent.

La question consistant à s’interroger sur la possibilité que la Chine devienne la première puissance au cours du siècle actuel est bien sûr très légitime quand on constate la vitesse avec laquelle ce pays continue de progresser dans les classements mondiaux, notamment dans le domaine économique. Elle est depuis quelques années la deuxième économie mondiale derrière les États-Unis, le premier pays exportateur au monde. Fin 2018, la Chine représentait 16 % de la production mondiale alors qu’elle n’en représentait que 1,6 % en 1990. Remarquons que 16 %, c’est encore beaucoup moins que ce que représentait le PIB de la Chine dans la production mondiale avant la révolution industrielle. Selon certaines évaluations nécessairement très approximatives puisque personne à l’époque n’avait l’idée de comparer les PIB, la Chine représentait au début du XIXe siècle 30 % de la production mondiale. Autres chiffres : en 2008, sur les 500 premières entreprises mondiales, 171 étaient européennes, 28 chinoises. Dix ans plus tard, 122 sont européennes et 110 chinoises. La montée en puissance est impressionnante. Je pourrais donner bien d’autres exemples qui montreraient mieux encore la montée en puissance de la Chine : l’accroissement de ses dépenses militaires – la présence croissante de l’armée chinoise à l’étranger est fondée sur des capacités de projection toujours plus grandes – l’ampleur du projet des nouvelles routes de la soie, le rôle de la Chine en Afrique et dans d’autres régions en développement, la montée en gamme de son économie, la montée en puissance de son réseau diplomatique, sa capacité à imposer son agenda dans les instances internationales, la présence croissante de ses entreprises à l’étranger, leur capacité à imposer des normes, l’influence exercée dans nombre de pays, notamment anglo-saxons, des communautés chinoises à l’étranger, souvent liées à Pékin, etc.

Pour que la Chine prenne la première place parmi les puissances et pour que cette première place soit reconnue par tous, il faut, au-delà de la réalité de la puissance chinoise, au moins deux conditions théoriques préalables : que l’ensemble des pays du monde partagent l’idée qu’ils sont comparables entre eux, et que cette comparabilité se fasse sur la base de critères communs. L’idée selon laquelle il y aurait un classement possible des pays en fonction de leur puissance est une idée dont la Chine s’est emparée relativement récemment en adoptant les critères occidentaux, essentiellement le PIB, mais aussi en tentant de développer des index composés de critères qui lui sont propres. C’est ainsi qu’il existe en Chine, depuis quelques années, un index de puissance global national qui intègre au-delà de la taille de l’économie d’autres critères : la puissance militaire, la puissance culturelle, etc. Cependant, cet index, dont la définition des critères est floue, reste assez peu usité. Ce qui pose peut-être le plus problème pour la Chine est l’idée même selon laquelle les pays seraient comparables entre eux et ce que cette comparabilité implique.

Alors que la Chine paraît obsédée par son rang dans le monde, l’idée selon laquelle les pays seraient comparables entre eux lui pose un problème. Si les autorités chinoises elles-mêmes parlent de l’émergence de la Chine comme d’une tendance historique presque naturelle et spontanée après la parenthèse de la domination occidentale, les autorités chinoises n’aiment guère utiliser dans leur discours le registre de la rivalité ou de la concurrence. Un officiel chinois refuserait de reprendre à son compte l’idée selon laquelle la Chine devrait, dans le cadre d’une rivalité avec les puissances occidentales, et singulièrement bien sûr avec les États-Unis, supplanter ses concurrents pour devenir la première puissance mondiale. La Chine, selon ses dirigeants, ne vise pas la première place mondiale, mais la restauration de la nation chinoise. C’est une distinction très importante à comprendre.

Pourquoi la Chine refuse-t-elle de se considérer ouvertement comme une nation en rivalité avec les autres ? La première raison est évidente. Il s’agit de rassurer les autres pays qui ne peuvent voir – chacun le comprend – émerger aussi rapidement un pays d’une taille aussi importante que celle de la Chine sans inquiétude. Même si la Chine est de fait prise dans une rivalité protéiforme pour la prééminence mondiale, elle ne l’admettra pas pour de simples raisons tactiques, car ce serait contre-productif. Il y a une autre raison, sans doute plus profonde et plus structurelle. La Chine ne se conçoit pas ou qu’avec réticence sur le modèle des États-nations européens nés progressivement au XVIe et au XVIIe siècle. Nous ne sommes jamais vraiment sortis du système westphalien dans lequel les États se reconnaissent les uns et les autres comme égaux, mais aussi éventuellement comme rivaux, dans lequel ils peuvent entrer en relation les uns avec les autres sur un pied d’égalité en signant des traités et entrer en guerre dans un cadre légal. Bref, les États européens, en mettant en place progressivement un système où ils se reconnaissent les uns et les autres comme égaux, se sécularisent et se territorialisent. Ils sont progressivement contraints à une forme de kénose politique, et n’ont plus l’ambition, tels l’Empire romain ou le Saint Empire, de représenter l’ensemble du monde. Ils représentent chacun une part circonscrite délimitée géographiquement de ce monde.

L’histoire politico-diplomatique chinoise est très différente. L’Empire chinois est fondé sur un principe indistinctement politique et religieux. Si la Chine impériale est en essence un État contrôlant un territoire grâce à une administration et une armée, c’est aussi autre chose : le monde dans son ensemble. Tout ce qui est sous le ciel est le produit de l’activité rituelle de l’empereur, lui-même désigné comme le Fils du Ciel. L’empereur est donc une figure religieuse avant d’être une figure politique. En la personne de l’empereur, la source spirituelle du monde est située au cœur de l’Empire. Le monde dans son ensemble, qu’il soit culturellement chinois ou non, s’organise nécessairement autour de lui. C’est pour cela que pour rentrer en relation avec l’Empire, les étrangers devaient entrer dans le cadre imposé par lui. Il fallait reconnaître la sacralité de l’empereur, même si cette reconnaissance était purement formelle. La forme était tout ce qui comptait pour la bureaucratie impériale. La Chine impériale ne peut donc entrer en rivalité avec les États-nations européens puisqu’elle est d’une essence différente des autres nations. Elle est le principe organisationnel du monde. Tandis que les États-nations poursuivent dans le désordre leurs intérêts propres, l’empereur, par son activité rituelle, ses ministres par leur activité politique, travaillent à organiser le monde, à lui donner un ordre, une harmonie, et à l’époque communiste, un sens.

Malgré la réalité de la rivalité de la Chine avec les États-Unis, les dirigeants chinois n’en parlent jamais, car ce serait ramener la Chine au rang d’État-nation comme les autres. Paradoxalement, la Chine est tout à la fois obsédée par les États-Unis et en pleine rivalité avec eux. Nous le voyons dans l’obsession chinoise pour les classements en tout genre, classement de Shanghai, classement en termes de puissance nationale globale, etc., et dans le déni de cette rivalité qui est transcendé dans un discours lénifiant qui met en avant un hypothétique futur partagé ou le destin commun de l’humanité. Comment résoudre cette contradiction ? En rejetant la faute de cette situation conflictuelle sur l’autre. Pour la Chine, la rivalité est toujours le fait des États-Unis ou du Japon. Les États-Unis sont ainsi accusés d’être prisonniers de la mentalité conflictuelle de la guerre froide, tandis que le Japon est pointé du doigt en raison de la résurgence du militarisme des années 1930. C’est que du point de vue chinois, le Japon et les États-Unis sont des États-nations qui poursuivent leurs intérêts propres, tandis que la Chine incarne, à travers l’empereur ou le parti communiste chinois, l’intérêt commun de l’humanité. Incarner l’intérêt commun sur le plan intérieur, c’est d’ailleurs le rôle que se donne le parti communiste, tandis que les individus en Chine sont toujours susceptibles, à moins d’être animés par une véritable foi dans le parti, d’être corrompus par la recherche de leurs intérêts particuliers, aux dépens du commun et de ceux qui l’incarnent, le bien nommé parti communiste.

Quelles preuves avons-nous que le parti incarne l’intérêt général, qu’il est en phase avec les forces qui organisent la marche du monde ? Pour le parti communiste chinois, le déplacement progressif de la Chine vers le centre de la scène mondiale, selon l’expression de son secrétaire général au cours du dix-neuvième congrès en octobre 2017, est un aspect central de ce qu’il appelle « le sens de l’histoire ». Le sentiment du parti de se situer dans le sens de l’histoire est très prégnant aujourd’hui parmi ses membres et en particulier chez Xi Jinping. Le terme chinois donne le sentiment d’une force naturelle irrésistible. La traduction officielle en anglais de cette expression est « the tide of history », la marée de l’histoire, une force naturelle, voire surnaturelle et irrésistible incarnée par le parti. Dans la mythologie historique qui lui est propre, l’empire sino-mandchou au XIXe siècle n’a pas su saisir les opportunités stratégiques de son époque en refusant de se moderniser et de voir en face la menace que représentaient les puissances occidentales. C’est pour cela qu’il a été défait. Il n’y a pas de hasard dans l’histoire et seule compte la victoire. Cette conception de l’action politique pourrait être qualifiée d’ordalique, au sens où la pérennité du pouvoir du parti est garantie par les signes de son élection par l’histoire : croissance économique, montée en puissance militaire, poids croissant sur la scène internationale, stabilité et absence de contestation visible de la part de la société civile, etc. Il s’agit d’une conception dangereuse pour celui qui la porte, comme toute ordalie, puisque si le ciel se mettait à manifester trop évidemment son mécontentement, la légitimité du parti serait alors réduite à néant.

Comment le parti évite-t-il de se trouver dans cette situation désagréable ? D’abord et surtout, en tentant de maintenir une stabilité politique totale – dans la pensée classique chinoise, les révoltes du peuple, tout comme les catastrophes naturelles, sont le signe que le mandat du ciel est retiré aux gouvernants – ; ensuite, en se répétant les preuves de sa propre élection par le ciel et en luttant contre tous les discours qui viennent contredire cette élection. Dans ce contexte, les démocrates hongkongais ou le peuple taïwanais ne doivent s’attendre à aucune ouverture du côté de Pékin, car leur propre métarécit, leur propre mythologie politique, qui passe de plus en plus manifestement par la construction d’un État-nation séparé de la Chine, contredit trop manifestement le discours chinois. Il faut remarquer de ce point de vue à quel point le sens du long terme permet à la Chine d’éviter de se remettre en cause.

Aujourd’hui, la Chine fait face à une révolte impressionnante dans ses marges, à Hong Kong et à Taïwan notamment, mais elle se projette sur le très long terme. Ainsi, dans son discours au dix-neuvième congrès, Xi Jinping donne des échéances à 2035 ou 2049, le centenaire de la République populaire de Chine. Si dans le court terme, les évènements de Hong Kong ou de Taïwan paraissent lui donner tort, le parti peut toujours se projeter très loin dans l’avenir et considérer que les évolutions de court terme sont des péripéties sans importance. Les analystes qui se focalisent sur le court terme sont ainsi accusés d’être de courte vue, car si comme le disait Keynes « sur le long terme, nous serons tous morts », la Chine, elle, sera toujours vivante.

Enfin, le signe de l’élection par le ciel et par l’histoire du parti se manifeste aux yeux des Chinois et du monde par le fait que le parti incarne la science, le progrès et la modernité. Pékin embrasse avec un enthousiasme presque inconnu ailleurs toutes les innovations technicoscientifiques qui se présentent à lui pour créer un système totalitaire fondé sur la science et sur la technologie (système de crédit social, caméra de reconnaissance faciale, IA, etc.) Ainsi, si la Chine de son propre point de vue devient au XXIe siècle la première puissance mondiale, ce n’est pas tant parce qu’elle serait en tête dans une course où des concurrents seraient partis à égalité, mais plutôt parce qu’elle est partie avant tout le monde, parce qu’elle est – selon l’historiographie officielle chinoise bien sûr et non dans la réalité – la source première de la civilisation. Cette antériorité vaut primauté. C’est en ce sens ambigu que la Chine, en restaurant sa civilisation antique, pourra être dite première, première à l’origine, première à la fin. Reste cependant à comprendre son effacement durant la période de domination de l’Occident.

Enfin, et c’est peut-être le plus important, du fait que le parti incarne le sens de l’histoire, la volonté du ciel, il doit pouvoir convaincre et se convaincre que les évolutions perceptibles dans la réalité ont été voulues par lui. C’est ainsi que lorsque la croissance faiblit, le parti déclare qu’il s’agit d’une évolution normale voulue par lui, organisée dans le but de privilégier la qualité plutôt que la quantité. À l’inverse, ceux qui s’opposent trop manifestement à la volonté du parti, les souverainistes taïwanais ou les localistes hongkongais, sont accusés de s’opposer au sens de l’histoire et sont menacés d’être punis par l’histoire elle-même. Il y a des déclarations très explicites de Xi Jinping lui-même en ce sens.

Quelles sont les conséquences de cette difficulté de la Chine à prendre sa place et seulement sa place parmi les États-nations sur la forme que prend la gouvernance chinoise ? La première chose à remarquer est un hiatus de plus en plus profond entre le discours et la réalité. À Davos en 2017, le discours de Xi Jinping sur l’interdépendance et le futur partagé de l’humanité a trouvé un écho extraordinaire dans certains milieux traumatisés par l’élection de Donald Trump. Dans la réalité, la Chine poursuit une recherche d’autonomie technologique, par exemple avec le plan China 2025. Il y a seulement deux jours, Pékin a annoncé que l’administration chinoise devrait se débarrasser rapidement de tous les logiciels étrangers. La Chine cherche donc à rendre les autres dépendants d’elle tout en poursuivant pour elle l’indépendance stratégique.

Cette ambiguïté se voit dans la coexistence de la construction d’une armée superpuissante et d’un discours pacifique. Ce discours n’est pas seulement tenu à des fins de propagande. Il traduit l’allergie de la Chine aux situations ouvertes de rivalité. Il ne peut y avoir deux empereurs sur la terre comme il ne peut y avoir deux soleils dans le ciel. C’est pour cela qu’en Chine, il y a une préférence traditionnelle pour la rhétorique de la justice et de la punition plutôt que pour celle de la guerre. Une guerre idéale pour la Chine est une expédition punitive, un parent qui punit un enfant pas sage. La dernière intervention militaire de la Chine à l’étranger, l’invasion par la Chine du Vietnam, qui a quand même fait presque 30 000 morts de chaque côté en un mois, a été présentée par Deng Xiaoping à Jimmy Carter, au moment de sa visite aux États-Unis en 1979, comme une fessée donnée à un enfant turbulent.

Un autre aspect qui est rarement pensé, mais qui n’est pas anodin, est la place que fait la Chine aux statistiques. Je parlais de la kénose que s’imposent les États européens au XVIIe siècle lorsqu’ils se sécularisent et se territorialisent. Cette kénose se traduit de façon très concrète par l’invention des statistiques. Celles-ci apparaissent à peu près concomitamment dans les principaux pays européens et traduisent un processus de désacralisation. Le prince a quelque chose à apprendre de la société qui lui fait face. Il n’est pas tout puissant, la société existe en dehors de lui. Cette kénose, la Chine ne l’a pas connue, ce qui rend problématique son rapport aux statistiques. Formellement, le pouvoir est tout-puissant et ne saurait avoir quelque chose à apprendre du peuple qui est face à lui, dont il est – c’est dans la charte du parti – l’avant-garde. Les chiffres officiels chinois visent moins à refléter la réalité qu’à la produire. Le Premier ministre actuel, Li Keqiang, lorsqu’il était à la tête d’une province chinoise, affirmait à ses interlocuteurs occidentaux qu’il ne se fiait pas aux chiffres de croissance qui lui étaient fournis par ses services, mais sur d’autres chiffres, moins politiques, mais plus à même de refléter la réalité : le fret, la consommation d’électricité, les prêts bancaires. On parle depuis de l’index Li Keqiang.

La nature religieuse du pouvoir chinois a des conséquences très concrètes dans ses rapports avec les autres religions. On le voit dans ce qui se passe aujourd’hui au Xinjiang, où le programme de rééducation des musulmans ouïghours et kazakhs comprend manifestement une dimension spirituelle. Puisque le parti incarne non seulement la vraie civilisation chinoise, mais aussi le sens de l’histoire, les Ouïghours doivent abandonner leurs superstitions et embrasser les bienfaits de la civilisation chinoise. La réaction chinoise aux critiques internationales est désarmante de bonne conscience. Les autorités chinoises ne voient pas de problème dans le fait d’offrir aux musulmans du Xinjiang un accès privilégié à la culture chinoise. L’islam n’est pas le seul à être concerné. Le gouvernement prévoit de retraduire la Bible afin de la siniser. Seule cette traduction officielle en chinois serait autorisée, afin de la rendre compatible avec ce que le parti estime être la spiritualité chinoise. Dans certaines provinces, on remplace dans les églises les crucifix par des portraits de Xi Jinping et les dix commandements par des slogans du parti. On interdit aux mineurs d’assister à la messe ou au catéchisme. Au mois d’octobre dernier, le ministère chinois de l’Éducation a publié une directive visant au nettoyage des bibliothèques appelées à se débarrasser des livres édités dans des éditions pirates, mais aussi les livres propageant des cultes hérétiques ou des superstitions, sans autre précision. Dans le Gansu, un établissement scolaire un peu trop zélé s’est même livré à un autodafé devant la bibliothèque ; les photos ont été publiées sur les réseaux sociaux.

À travers ces différents exemples – la liste n’est pas exhaustive – nous constatons qu’une gouvernance chinoise serait très différente d’une gouvernance occidentale. Il ne faut cependant pas négliger les forces qui contrecarrent la forme prise par l’émergence chinoise et qui s’exercent en Chine même ou dans sa périphérie immédiate, nous le constatons à Taïwan et à Hong Kong. Je parlais des statistiques et de la particularité chinoise dans ce domaine, mais il existe aussi bien sûr d’excellents statisticiens en Chine, attachés à faire émerger la réalité qu’ils sont censés décrire et dont le travail entre en tension avec la volonté du pouvoir de contrôler et même de produire la réalité. Nous voyons avec l’index Li Keqiang le type de paradoxe actuel auquel est confrontée la Chine, car il lui faut aussi se connaître pour pouvoir agir efficacement sur elle-même et sur le monde.

M. Fabien Gouttefarde. Ma question est d’ordre capacitaire. Elle s’adressera peut-être davantage à M. Antoine Bondaz. Vous l’avez dit, le 1er octobre dernier, la grande parade a été l’occasion pour la Chine d’exposer ses avancées technologiques, de montrer ses fleurons en matière de drones, de high-tech, etc. Ma question concerne l’IA en lien avec la défense. Comment la Chine se positionne-t-elle par rapport à cela ? Lorsqu’on connaît l’attrait chinois pour l’IA dans ses composantes de contrôle des populations, notamment à travers son système de contrôle social, on comprend que philosophiquement, son approche et ses freins éthiques sont assez éloignés de nos approches et de celles des pays occidentaux. J’irai jusqu’à parler des armes autonomes. Connaissez-vous ses positions dans les enceintes internationales qui traitent de ces sujets, notamment la convention pour le contrôle des armes classiques (CCAC) à Genève ? A-t-elle eu des déclarations publiques comme la Russie a pu en avoir ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera. » Ceci est une affirmation de Napoléon en 1816. Comme vous nous l’avez expliqué tout à l’heure, la militarisation affirmée de la Chine constitue un facteur de déstabilisation stratégique et militaire des autres grandes puissances du monde. Pourriez-vous développer votre point de vue sur la place de la Chine comme acteur de la cyberguerre ou de la cyberdéfense ?

M. Stéphane Baudu. Vous avez parlé des ambitions territoriales, sans complètement développer cette question au-delà de l’Asie du Sud-Est. En lien avec ce que vous avez dit sur l’ambition au long cours, pouvez-vous nous expliquer cette stratégie entre ambition territoriale et vision à long terme ? Nous voyons les définitions et la mise en application des nouvelles routes de la soie et un positionnement très stratégique en Afrique. Pouvez-vous nous éclairer sur le coup d’après, notamment sur les pôles ? Est-ce une ambition affirmée d’un point de vue stratégique, du point de vue des nouvelles routes commerciales et militaires ? Y a-t-il une ambition commune avec la Russie concernant ces secteurs-là ? Je pense notamment à l’Arctique.

M. Yannick Favennec Becot. La Chine a développé un programme spatial qui lui a permis de devenir une puissance dans ce domaine dans les années 2000 aux côtés des États-Unis, de la Russie, du Japon, de l’Inde et de l’Europe, bien sûr. À ce titre, elle est devenue une partenaire incontournable. La France a d’ailleurs renouvelé en mars dernier sa coopération avec Pékin, notamment en ce qui concerne la lutte contre le changement climatique et l’exploration interplanétaire. Cela fait suite au lancement réussi, en octobre 2018, d’un satellite d’océanographie franco-chinois lancé depuis la Mongolie. Si nous ne savons pas réellement quels sont les moyens humains et financiers que la Chine alloue au développement toujours plus ambitieux de son programme spatial, car elle reste discrète sur ce point, nous constatons, année après année, les différents exploits techniques et scientifiques qu’elle réalise. Parmi les derniers, il y a son alunissage sur la face cachée de la lune ou l’expérience biologique extraterrestre qu’elle a menée en janvier 2019 en faisant germer pour la première fois des graines de coton sur la lune. En 2020, la Chine prévoit d’envoyer une nouvelle station spatiale. D’ici à 2030, elle envisage de construire une base lunaire peuplée de robots, remplacés par la suite par des êtres humains. Vous paraît-il possible que la Chine devienne demain la première puissance spatiale ? Si oui, cela doit-il nous inquiéter ? La conquête de l’espace est un enjeu politique et de domination sur la scène internationale et peut-être demain un nouvel espace de conflictualité.

M. André Chassaigne. Étant communiste français, je me suis souvent posé la question suivante : que peut-il y avoir de commun, au sens de communiste, entre ce que je porte et ce que portent les Chinois ? Dans vos interventions, j’ai retenu trois choses qui me semblent extrêmement importantes. Les propos que vous avez tenus sont cruciaux pour tenter de comprendre ce qu’il se passe. Il y a d’une part la politique, l’idéologie, un socialisme supérieur au capitalisme, promouvoir le socialisme dans le monde. En quelque sorte, le chemin qu’ils prennent en s’inscrivant dans un libéralisme très marqué vise à parvenir à une société plus juste, plus solidaire, etc. Le deuxième élément est cette racine historique, l’affirmation que la Chine est première source de la civilisation, qu’elle incarne l’intérêt commun de l’humanité, veut organiser le monde avec une dimension presque plus spirituelle qu’idéologique. Le troisième élément m’a souvent interpellé. Les intérêts économiques et stratégiques l’emportent-ils sur tout le reste ? L’intervention de la Chine en Afrique s’appuie-t-elle sur une dimension éthique ? Sur une dimension stratégique ? Sur une dimension purement économique ? L’aide que la Chine pourrait apporter à Cuba est sans doute à la hauteur, au regard des dangers auxquels Cuba fait face avec le blocus américain, parce qu’il y a toujours cette sorte d’obsession de la Chine de s’appuyer sur ses intérêts économiques qui quelquefois ne rejoignent pas d’autres intérêts idéologiques ou de solidarité.

Mme Alice Ekman. On dit souvent que la Chine a une diplomatie pragmatique et c’est vrai : sa politique étrangère est mise en application de manière pragmatique, mais motivée par un cadre idéologique qui reste présent. L’un n’empêche pas l’autre. La mise en application est basée sur une conscience des intérêts nationaux et la manière de promouvoir au mieux les institutions internationales. C’est une façon finalement assez terre à terre, assez lucide, de promouvoir ses intérêts. Cela existait déjà sous Hu Jintao et cela existe toujours sous Xi Jinping. Ce qui change sous Xi Jinping, c’est le retour de l’idéologie. Il fait davantage référence à Marx que Hu Jintao. Nous pourrions dire que ce n’est que du cynisme, qu’une utilisation politique d’un cadre idéologique à des fins de maintien au pouvoir, etc. Mais encore une fois, l’un n’empêche pas l’autre. À la lecture de tous les discours de Xi Jinping, notamment les discours internes au parti depuis 2012, cela ne peut pas être que du cynisme. Les références rouges sont très virulentes et fortes, ainsi que certains gestes, par exemple la façon dont il a célébré le deux-centième anniversaire de la naissance de Marx, ou sa manière d’employer certaines phrases utilisées par Mao. L’héritage soviétique et l’héritage maoïste demeurent très forts dans la vision du monde de Xi Jinping aujourd’hui. Cela n’empêche pas que nous sommes dans une politique étrangère réaliste avec des intérêts nationaux, avec une base à Djibouti, etc.

Pour revenir à des questions de politique intérieure, pour Xi Jinping, le détour de Deng Xiaoping par le capitalisme était indispensable pour sortir la Chine de la pauvreté, mais il est temps de revenir dans la juste voie du socialisme. Dans l’histoire de l’humanité, selon la rhétorique rouge que vous connaissez mieux que moi, il y a le féodalisme, l’esclavagisme, le capitalisme et à terme, l’idéal communiste, qui est toujours très présent dans les discours. Quand on demande aux cadres du parti si la Chine est communiste, ils répondent : « le communisme est un idéal vers lequel nous devons tous tendre, mais nous n’y sommes pas encore, nous ne sommes qu’à l’étape première du socialisme ». Bien sûr, tout le monde ne dira pas cela, certains chercheurs en politique étrangère sont beaucoup plus pragmatiques. Ceci dit, le pouvoir aujourd’hui est au sein du parti et pas au sein des ministères, il y a une hiérarchie très particulière. Les preneurs de décision en instance ultime ont été formés par l’École du parti, ont eu des lectures obligatoires particulières, ont un cadre particulier qui forme leur vision du monde. Cette vision est cadrée par les antagonismes : pays développés et pays en développement, avec des références à la conférence de Bandung, pays capitalistes et pays socialistes.

L’internationalisme guide encore la politique étrangère chinoise. Bien sûr, ce n’est plus l’internationalisme dont on parlait sous Mao. On considérait alors que la révolution ne serait complète et totale que lorsqu’elle serait mondiale. On ne pouvait pas se contenter d’une révolution sur le territoire national, il fallait aider d’autres mouvements révolutionnaires de par le monde. La Chine ne fait plus cela ne tient plus ce discours-là. Aujourd’hui, elle dit : « il faut contribuer au bien de l’humanité. La Chine est sur Terre pour faire le bien des autres peuples, et ce bien-là passe par une voie de développement, d’influence, d’inspiration, socialiste telle que nous l’avons développée sur notre territoire ». C’est intéressant à analyser parce que cela n’existait pas aussi fortement il y a sept ans. Ce cadre n’a jamais disparu, mais sous Xi Jinping, probablement aussi sous l’influence de certains conseillers influents qui sont officiellement et ouvertement marxistes, tel que Wang Huning, le cadre marxiste de la politique intérieure et extérieure chinoise est omniprésent. Il doit être pris en compte dans l’analyse des rapports de force Chine - États-Unis, parce qu’il y a une dimension idéologique, mais aussi au sujet du rapprochement Chine - Russie ou le type de dialogue Chine - Corée du Nord, Chine - Vietnam, Chine - Laos, même si les intérêts sont là. Les tensions Chine - Vietnam restent fortes parce qu’il y a des tensions en mer de Chine du Sud. Là, nous revenons à une dimension très réaliste. La bureaucratie chinoise fonctionne avec un héritage très léniniste (fonctionnement de l’administration, prise de décision, protocole) ; on l’oublie souvent quand on se rend en Chine. Il y a différentes façons d’être autoritaire ou de cadrer une politique et une population. La méthode chinoise est clairement d’influence maoïste et soviétique.

M. Antoine Bondaz. Sur l’IA, des plans nationaux ont effectivement été mis en avant et la Chine bénéficie d’un énorme avantage, notamment son pool [vivier, en anglais] de données. C’est le pays avec le plus de données au monde. La méthode d’analyse de ces données souffre encore de certains retards, ayant trait aux équations mathématiques et, concrètement, à l’opérationnalisation de ces données. Nous savons par exemple que de nombreux chercheurs chinois ont été formés en France dans les meilleurs instituts de mathématiques pour rentrer en Chine et essayer d’exploiter ces données. L’APL considère que l’IA est fondamentale. Depuis les années 1990, la Chine considère que les guerres s’informatisent. C’est commun à l’ensemble des pays, et c’est notamment un résultat pour la Chine de l’impression qu’elle a eue de la première guerre du Golfe et du début de l’utilisation par les États-Unis d’armes de précision. À partir de ce moment-là, la Chine a considéré qu’elle était en retard et qu’il fallait considérablement moderniser son appareil militaire. Depuis quelques années, la Chine parle de guerre intelligente, mais ce n’est pas quelque chose qui lui est propre.

Un point concret de l’utilisation de l’IA ou des nouvelles technologies est la robotique. La Chine a investi considérablement en termes de robotique. Elle est en retard en robotique de pointe, mais en robotique appliquée aux militaires, comme les planeurs sous-marins, la Chine se modernise relativement vite et bénéficie de l’intégration civilo-militaire, avec des centres de recherche purement militaires qui vont coopérer avec de jeunes start-up et développer ces planeurs sous-marins qui permettent à la Chine de renforcer ses capacités de détection des sous-marins américains dans la région. Un point très souvent mis en avant par la Chine est l’utilisation des drones quels qu’ils soient. L’ancien chef d’état-major de la marine japonaise disait que l’utilisation des drones en Chine est fondamentale sur le plan politique du fait de la politique de l’enfant unique. Son argument était intéressant. Il était de dire que la Chine ne peut pas se permettre au cours d’une guerre de perdre énormément de soldats puisque l’impact social sur les familles serait considérable. La Chine aura donc tout intérêt à accélérer et à accroître encore plus que les autres pays, notamment les États-Unis, cette idée de guerre autonome. Sur les positions de la Chine sur ce point, la France a mis en avant les onze principes sur les systèmes d’armes autonomes dans le cadre de l’alliance sur le multilatéralisme ; c’était en marge de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2019. La Chine a donné son consentement à ce texte. Il suffira de voir désormais les négociations.

Sur la cyberguerre, la Chine investit considérablement. En source ouverte, nous avons énormément d’informations. La création de la force de soutien stratégique qui rassemble les capacités cyber et spatiales est un message envoyé par la Chine que la dimension cyberélectromagnétique est fondamentale.

La Chine a des ambitions spatiales. Cette année, elle a réalisé 29 lancements spatiaux. C’est le premier pays au monde en termes de lancements spatiaux. L’arrivée de nouveaux acteurs, notamment de start-up qui, elles-mêmes, sont des sociétés qui permettent de faire des lancements est extrêmement nouveau et novateur en Chine, avec des lancements particuliers, par exemple, un lancement il y a quelques jours à partir d’un tracteur-érecteur-lanceur (TEL) qui permet d’envoyer des intercontinental ballistic missiles (ICBM) ou missiles balistiques intercontinentaux.

Sur la question des différends territoriaux, la Chine a 14 frontières terrestres, 14 voisins continentaux et considère qu’elle est encerclée par les États-Unis. Cela veut-il dire qu’elle va chercher à accroître son territoire ? Je ne le pense pas. La question de l’Arctique se pose. La Russie n’est pas toujours à l’aise avec les ambitions chinoises. Beaucoup estiment que l’Arctique permettra aux SNLE, notamment chinois, de lancer des vecteurs sur les États-Unis. L’argument est à relativiser puisque les Américains ont amassé un nombre d’appareils de détection très important dans l’Arctique. Historiquement, l’URSS devait envoyer ses ICBM par l’Arctique, justement pour frapper les États-Unis. Je ne crois pas vraiment que l’Arctique soit, du point de vue chinois, l’endroit où positionner ses SNLE pour être sûre de pouvoir frapper le territoire américain. La question se pose beaucoup plus dans le Pacifique Sud. Si la Chine parvenait à y déployer des SNLE, elle pourrait contourner une partie des défenses antimissiles américaines.

Ce qui nous est souvent dit à l’École centrale du parti à Pékin, qui forme les hauts cadres qu’Alice mentionnait, c’est que le parti a un rôle d’organisation. Aujourd’hui, il compte 90 millions de membres. L’argument mis en avant par les membres du parti consiste à dire que le parti est là pour organiser un pays tellement grand que sans lui, il ne pourrait pas l’être. Beaucoup d’éléments de langage du parti étaient utilisés avant lui, notamment par le mouvement de renaissance nationale, le mouvement nationaliste dès le début du XXe siècle. La question de la renaissance de la nation chinoise n’est pas une notion propre au parti communiste. Elle est utilisée dès les années 1910-1920 par les nationalistes en Chine. L’idée de « siècle des humiliations » n’est pas propre à la rhétorique du parti communiste. Il est très important aujourd’hui pour le parti communiste chinois de considérer que sans le parti, la Chine s’effondrerait. Un lien est parfois fait de façon abusive entre la Chine et le régime politique, la République populaire de Chine. Je citerai un discours de Xi Jinping en janvier 2018, quelques semaines après l’élection du nouveau congrès chinois. Il disait de façon extrêmement pragmatique : « avec 200 000 membres, le parti communiste de l’Union soviétique a pris le pouvoir. Avec 2 millions de membres, il a réussi à vaincre Hitler. Avec 20 millions de membres, il s’est effondré ». Le message envoyé par Xi Jinping à ses élites est : ce qui est le plus important aujourd’hui pour l’avenir de la République populaire de Chine, c’est l’avenir du parti et ce qui est fondamental pour l’avenir du parti, c’est sa cohésion en interne. Cette dimension et ce qui va être utilisé sur le plan domestique et sur le plan international pour renforcer cette cohésion interne sont fondamentaux.

M. Emmanuel Dubois de Prisque. Nous sommes à un mois de l’élection présidentielle et des élections législatives taïwanaises. Taïwan est une cause sacrée dans la Constitution chinoise. Les seules occurrences du mot « sacré » concernent le territoire chinois et spécifiquement Taïwan. Quand nous parlons de sacré, nous ne sommes plus simplement dans la défense des intérêts, même si nous parlons de « core interests », d’intérêts vitaux. Il s’agit là d’articles de foi. Taïwan appartient à la Chine. C’est un article de foi auquel nous devons tous adhérer. On lit couramment que la Chine revendique Taïwan, mais en fait, la Chine déclare qu’elle possède déjà Taïwan et nous demande de faire comme si c’était le cas. Il y a une ambiguïté. La Chine dit simultanément quelque chose de contradictoire. Elle est la seule des grands pays à ne pas être réunifiée. Il faut à la fois qu’elle se réunisse et que tout le monde reconnaisse qu’elle est déjà réunifiée. C’est un élément très curieux, qui relève de la foi et qui peut être très dangereux sur le long terme. D’une certaine façon, cela pointe la singularité chinoise. Si vous regardez les cartes françaises entre la guerre de 1870 et celle de 1914, l’Alsace-Lorraine était indiquée dans une couleur différente. Nous admettions qu’elle appartenait à l’Empire prussien, mais nous la revendiquions. Nous faisions une différence entre la réalité et ce que nous voulions. Les Chinois refusent que cette différence existe. Ils écrasent cette différence sous leur désir et nous demandent de faire comme si, sur les cartes et dans un aspect plus symbolique, Taïwan appartenait déjà à la Chine. Ceci dépasse largement la défense des intérêts et touche l’aspect religieux.

Quand les Chinois regardent leur histoire, ils se disent qu’ils ont raté quelque chose au moment où, dans leur passé, ils ont été faibles, et qu’ils doivent être forts. Nous avons tendance à faire l’inverse. Quand nous regardons notre histoire, nous nous disons que c’est notre nationalisme et les rodomontades face à l’Allemagne qui ont mené à cette longue guerre civile européenne, qu’il faut que nous soyons gentils avec les autres pour que cela se passe bien. Les Chinois ont l’idée symétriquement inverse. Ont-ils raison ? Je l’ignore.

Mme Aude Bono-Vandorme. Aujourd’hui, vis-à-vis de la Chine, l’Europe subit non seulement un déficit commercial de 175 milliards d’euros, mais connaît une fragilité politique qui peut inquiéter. La Hongrie, la Pologne et la République tchèque ne cessent de se rapprocher de Pékin. La Grèce s’est opposée en début d’année à une résolution européenne condamnant la politique des droits de l’Homme de la Chine. La nouvelle Commission européenne entrée en fonction dimanche 1er décembre semble consciente du danger, qualifiant la Chine de rival systémique. Nous oublions parfois qu’en raison de l’éloignement géographique de la métropole, nos territoires d’outre-mer dans le Pacifique doivent faire face à de fortes pressions économiques de la part de la Chine et à des incidents diplomatiques –  bateaux de pêche chinois dans notre zone économique exclusive (ZEE), pollutions des atolls, etc. Quelle est votre position à ce sujet ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. Je vais citer rapidement trois motifs d’interrogation : un nouveau chef de la cybersécurité, un nouveau programme qui permet de collecter toutes les données hébergées en Chine, une nouvelle loi sur les investisseurs étrangers avec un statut spécial qui sera supprimé. Leurs données sont donc, au même titre que pour les entreprises chinoises, collectées et analysées par l’État chinois. Pouvez-vous nous éclairer quant à cette nouvelle législation ?

Mme Séverine Gipson. Derrière les États-Unis, la Chine est la deuxième puissance économique mondiale. Elle profite de sa croissance pour accélérer la modernisation de son armée populaire de libération. Son but est de dépasser les États-Unis à horizon 2050. La Chine procède donc au renforcement de ses capacités de protection, ainsi qu’à la modernisation de son arsenal nucléaire avec un but : la protection de ses intérêts stratégiques et commerciaux. La montée en puissance « tout feu tout flamme » de la Chine ne constitue-t-elle pas sa principale faiblesse ? Devons-nous nous inquiéter des réactions d’autodéfense de la part de ses voisins qui s’arment et s’organisent pour contenir ce géant chinois ?

M. Christophe Blanchet. À vous écouter, je me suis rappelé un film de 1974, de Jean Yanne, Les Chinois à Paris. Dans ce film, la France devenait l’ambassadeur de la fabrique de chaudronnerie dans le monde partout où il y avait des fabrications de chaudrons. Alors évidemment, dans le paysage que vous avez dépeint, il n’y a plus l’aspect militaire, avec une armée qui envahirait la France. Mais cette conquête se fait sur le plan économique.

J’en viens à ma première question. Vous avez évoqué les critères de pays amis. Quels critères la France remplit-elle aux yeux de la Chine pour devenir un pays ami aujourd’hui ? Quels critères l’Europe remplit-elle pour devenir un pays ami ?

En conséquence, voici ma deuxième question : nous savons que le budget d’investissement à l’export de la Chine est conséquent. Quelle est sa part de développement en France et en Europe ? Pour ces deux puissances, l’outre-Atlantique et la Chine, l’Europe constitue le premier marché et une opportunité.

Troisième question : il y a deux millions d’hommes dans l’armée chinoise et un objectif en 2049 de faire une vraie armée. À combien estimez-vous le nombre d’hommes composant l’armée en 2049 ?

Mme Josy Poueyto. Ma question s’adresse à M. Bondaz. Vous avez évoqué la fusion civilo-militaire et la guerre hybride, également appelée guerre combinatoire hors limite. Vous avez notamment mentionné la doctrine et la restructuration institutionnelle autour de ces concepts. J’associe mon collègue Fabien Lainé à ma question. Pouvez-vous nous faire part de votre analyse sur la réalité du déploiement de cette doctrine, sa mise en pratique, et notamment dans la mise en place et le fonctionnement d’un tel commandement civilo-militaire ? Pourriez-vous, dans un second temps, nous dire si vos analyses vous poussent à considérer nos propres structures comme adaptées à cette forme de guerre ou a minima capables de répondre à l’ensemble du spectre de cette menace ?

Mme Carole Bureau-Bonnard. Vous nous avez parlé d’une présence de plus en plus importante sur les territoires internationaux. Nous le constatons régulièrement les uns les autres, notamment par le développement de l’OBOR, mais aussi en l’Afrique. Au sujet du rapprochement avec la Russie et sur les autres pays d’Asie, cela ne s’explique-t-il pas par une présence moins grande de l’Europe, mais aussi de la France dans certains pays, notamment dans les pays d’Asie centrale, qui a été délaissée à un certain moment, et par les relations avec la Russie ? Bien entendu, nous connaissons les soucis actuels.

Je pose la question de Mme Monica Michel. Concernant la route de la soie, partagez-vous l’idée que nos instituts européens maritimo-portuaires devraient en faire partie ? Devrions-nous participer aux demandes de la Chine concernant les différents ports et les infrastructures qu’ils essaient d’installer ou ont déjà commencé à installer ?

M. Loïc Kervran. Je complète la question de mon collègue, M. Christophe Blanchet, sur la manière dont la France est vue par la Chine. Madame EEkman, vous parliez d’élargir le cercle de pays amis, ainsi que de la façon dont la Chine se positionne sur la question des droits de l’Homme. Tout cela entre en confrontation avec la diplomatie française en Afrique, notamment, où nous pouvons avoir des logiques similaires portées par la France. À travers l’exemple africain, comment la France est-elle vue de Chine ?

À une époque où les mouvements sociaux à travers le monde sont nombreux dans des régimes divers, démocratiques, autoritaires, etc., quelle est la solidité du système chinois en Chine continentale ?

M. Thomas Gassilloud. La Chine détient aujourd’hui plus de 1 000 milliards de dollars de bons du trésor américain, ce qui fait d’elle le premier créancier des États-Unis. Les Américains achètent des produits manufacturés chinois. Les Chinois achètent de la dette en retour. En Europe, nous ne connaissons pas la nationalité des prêteurs. La Chine détient plus de 600 milliards d’euros de dette publique. Nous pourrions estimer que la Chine pourrait être tentée de vendre massivement ces titres pour nous déstabiliser par un choc sur les taux d’intérêt. Cette arme vous semble-t-elle crédible ?

Par ailleurs, nous avons peu abordé la question de la transition écologique, dont les impacts géostratégiques sont pourtant extrêmement importants. Pouvez-vous nous dire si nous pouvons considérer la Chine comme un allié à ce sujet ?

M. Jean-Michel Jacques. Avez-vous un regard particulier sur la bande sahélo-saharienne avec tous ces États faillis, plus ou moins, surtout le Mali, avec leurs spécificités ? Quelle est l’approche chinoise vis-à-vis de ce problème ? A-t-elle intérêt à prendre la place des anciens pays colonisateurs ? Quel est son rapport avec ces États ?

M. Jacques Marilossian. Vous nous avez apporté une carte plane centrée sur la Chine, que je qualifierais de traditionnelle. Il existe des vues de la planète Terre, vue de la Lune par exemple, qui montrent que l’Empire du Milieu devient une vraie réalité. Le « Zhongguo » se sent entouré, mais surtout encerclé. Face à ce sentiment d’encerclement, je m’interroge sur la stratégie militaire et notamment maritime de la Chine. La Chine lance des bâtiments au-delà des mers, au point que des sous-marins chinois ont été repérés dans le Golfe d’Aden. Même si nous pouvons comprendre que la Chine cherche à défendre ses intérêts nationaux (approvisionnement en hydrocarbures et bien sûr, protection de son commerce), son multilatéralisme semble aussi fin que celui des États-Unis, même si maintenant pour les États-Unis, c’est clair. La Chine développe des relations diplomatiques bilatérales avec beaucoup d’États comme Maurice, Madagascar, dans la zone de l’océan Indien. C’est une zone stratégique aussi pour la France dans ce qui relève de notre zone économique exclusive. Y a-t-il un objectif pour la Chine de provoquer des crises entre ces différents États de l’océan Indien et la France ? Quels sont d’après vous les menaces et les ennemis extérieurs identifiés par la Chine dans le cadre de sa propre stratégie maritime ? Pour ce qui est de l’océan Indien, quelles sont les intentions réelles de la Chine ?

M. Emmanuel Dubois de Prisque. Sur l’idée selon laquelle la Chine serait un rival systémique de l’Union européenne, l’ancienne Commission avait produit un papier là-dessus juste avant de partir. C’est un peu surprenant parce que pendant des décennies, le rôle de l’Union européenne était de transformer d’éventuels ennemis en amis sur la base d’une coopération tous azimuts. Tout à coup, on nous explique que nous avons un rival systémique. C’est un peu embêtant. Nous ne savons pas trop comment nous dépêtrer de cela, d’autant plus que l’Europe n’a pas été créée pour faire face à des ennemis. L’ADN de l’Europe est la coopération. Le fait de transcrire dans les lois européennes des règlements européens sur une base volontaire est tout à fait étranger à l’ADN chinois.

La Chine aujourd’hui a énormément besoin de l’UE, dans le sens où elle fait face à cette rivalité avec les États-Unis et donc est en demande vis-à-vis d’elle. En même temps, on ne voit pas bien sur quel dossier elle est prête à faire des compromis. Nous savons que l’UE négocie depuis de longues années un accord sur les investissements. Cet accord butait sur une question tout à fait inattendue il y a encore quelques années : le système de crédit social chinois, ce système qui doit être mis en place l’année prochaine. Ce sera peut-être reporté parce que pour l’instant, il n’y a pas vraiment de système intégré. Ce sont des initiatives locales qui consistent à évaluer et noter le citoyen et les inscrire sur des listes noires. Cela concerne également les entreprises. Les entreprises européennes en Chine sont très inquiètes puisqu’elles seront contraintes de transmettre un grand nombre de leurs données au pouvoir chinois, dont nous ignorons ce qu’il sera en mesure de faire avec. Cela pourra concerner bien sûr des aspects très personnels. Nous sommes dans une situation ennuyeuse.

Alice EkmanEkman a évoqué l’idée du découplage. Évidemment, ce n’est pas à l’ordre du jour en Europe. C’est une idée qui prend plutôt aux États-Unis et en Chine, puisque la Chine insiste à la fois sur le fait que nous avons un futur partagé et sur sa nécessaire indépendance stratégique. Ne devrions-nous pas aussi nous poser des questions très profondes et presque existentielles sur notre éventuelle interdépendance avec un régime chinois qui est porteur de pratiques très différentes des nôtres ?

Cela rejoint la question de la fusion du civil et du militaire. D’une certaine façon, cela fait écho à un tropisme très profond en Chine, c’est-à-dire l’idée selon laquelle il n’y a pas un domaine militaire séparé. Tout est à la fois militaire et civil. Au moment où la Chine réalise sa première unification au troisième siècle avant Jésus-Christ, elle invente la conscription. La guerre n’est plus du seul ressort d’une aristocratie guerrière, mais de toute la société. L’effort militaire, d’une certaine façon, est celui d’une société entière. Nous voyons cela à travers la question du civil et du militaire. Savoir si Huawei dépend du parti communiste ou s’il existe une loi spécifique demandant aux entreprises chinoises de transmettre ces données au pouvoir est quelque peu oiseux, puisqu’il est évident que les entreprises chinoises sont au service non seulement du parti, mais de la Chine. Elles ont vocation à transmettre toutes les technologies qu’elles ont obtenues, même par des moyens légaux, au pouvoir et à l’armée chinoise.

M. Antoine Bondaz. Sur la dimension européenne, le papier de la commission est clair. Il parle de partenaire de coopération, de partenaire de négociation, de compétiteur économique et de rival systémique. Ce n’est donc pas un changement radical de la position européenne, qui considérerait la Chine uniquement comme un rival systémique. La Chine – cela a été mis en avant par le président de la République – est un partenaire indispensable sur la question du réchauffement climatique. Elle est la première émettrice – de loin – de gaz à effet de serre avec plus de 33 % des émissions annuelles. Elle est une partenaire indispensable sur les questions de biodiversité. Cette année, deux conférences importantes auront lieu, une à Marseille et une à Kunming, en Chine.

La loi sur le renseignement, et plus largement la loi sur la cybersécurité de 2017, impose notamment que les données soient hébergées en Chine, par exemple que les clouds soient en Chine physiquement. Se posent donc des questions sur la compromission de certaines applications chinoises. Certains d’entre vous, ou peut-être vos enfants, utilisent TikTok, qui est une application chinoise extrêmement populaire. L’armée américaine, et l’armée australienne auparavant, ont demandé à leurs membres d’arrêter d’utiliser ces applications.

Nous parlions d’exportation du modèle chinois. Il ne s’agit pas de l’exportation d’un modèle chinois qui repose sur un parti communiste de 90 millions de membres et une histoire propre à la Chine, mais plutôt de l’exportation de moyens de contrôle des populations et de moyens de mise en œuvre de systèmes autoritaires. C’est fondamental, que ce soit dans les pays d’Asie centrale, en Afrique ou au Moyen-Orient. Taïwan apparaît aujourd’hui comme la seule société chinoise parfaitement démocratique et comme un îlot de démocratie dans la région. Cette question sera au cœur de l’actualité au mois de janvier avec l’élection présidentielle.

Sur la question des réactions à l’émergence de la Chine dans la région, pouvons-nous parler de course à l’armement ? Je ne pense pas, puisque la part des dépenses militaires des principaux pays de la région en termes de PIB n’a pas évolué ces vingt dernières années. « L’augmentation » de ces dépenses militaires tient avant tout à leur développement économique. C’est ce formidable développement économique de l’Asie qui pousse aujourd’hui ces pays à accroître leurs dépenses militaires, mais qui restent en réalité limitées. Ce n’est pas forcément rassurant, puisque cela indique justement qu’il y a des marges de progression forte, notamment en Chine, pour augmenter les budgets militaires.

Sur la question économique en Europe, les investissements économiques de la Chine en Europe sont en train de s’effondrer. Ils sont passés de 37 milliards en 2016 à 17 milliards en 2018 pour de nombreuses raisons. On met souvent en avant le nouveau mécanisme de « screening », de surveillance des investissements étrangers en Europe. Ce n’est pas la raison principale. Il a été adoptés bien tardivement. Ce sont avant tout de nouvelles régulations en Chine de limitation de fuite des capitaux qui expliquent cette baisse des investissements.

Sur les effectifs à l’horizon 2050, en réalité, l’armée chinoise est bien moins dotée aujourd’hui en termes d’effectifs qu’il y a trente ans. Ce à quoi nous assistons n’est pas un accroissement des effectifs, mais une réduction des effectifs. L’idée est de faire en sorte que l’armée soit non seulement mieux financée, mais que ce financement soit plus efficace, non seulement que les militaires soient mieux formés, mais que les équipements se développent. La part des équipements dans le budget militaire chinois ne cesse d’augmenter.

L’a zone indo-pacifique est le concept relativement mis en avant, vous l’avez sûrement vu, dans la stratégie de sécurité française en indo-pacifique qui avait été publiée fin mai, avant la visite de la ministre, Mme Florence Parly, à Singapour pour le Shangri-La. Cette question de sécurité maritime est fondamentale. Elle permet à la France de se légitimer. Il y a plus de 1,6 million de Français qui vivent dans des territoires français dans la région et des centaines de milliers de ressortissants à l’étranger. C’est aussi un moteur important de coopération avec l’Inde, l’Australie, le Japon, l’Indonésie ou encore avec Singapour. Il est très important pour la France de continuer ces coopérations pour étudier ce que peut faire la Chine dans la région.

Au sujet de l’intégration civilo-militaire : la France est-elle préparée ? Un des acteurs majeurs en France sera le secrétariat général pour la défense et la sécurité nationale (SGDSN). La question chinoise n’a pas été la priorité de ces dernières années au sein du secrétariat général. La Chine doit devenir la priorité du SGDSN le plus rapidement possible afin de faire face à cette intégration civilo-militaire, non seulement très rapide, mais aussi à celle des capacités chinoises. Plus largement, la question des coopérations techniques, industrielles et scientifiques avec la Chine est de plus en plus importante.

Mme Alice Ekman. Les ambitions territoriales de la Chine suivent une hiérarchie géographique. Les priorités pour la Chine sont : Hong Kong, compte tenu des troubles qui devraient durer, et Taïwan, parce qu’il est perçu comme une anomalie à corriger. En revanche, la mer de Chine du Sud et la péninsule coréenne sont des questions d’environnement géographique. Il y a aussi bien sûr des questions historiques, mais il s’agit de projection d’influence. Taïwan est une erreur à corriger, nous n’avons pas de calendrier officiel donné, mais au plus tard pour 2050.

Oui, la Chine essaie d’être active sur tous les points de tension dans la région. Non, il y a une hiérarchie très claire. Sur Hong Kong et Taïwan, elle sera intransigeante, quelles que soient les positions des uns et des autres. Elle considère que ce sont des questions strictement intérieures et que toutes positions extérieures sont des « forces occidentales hostiles » qui tentent de manipuler la Chine de l’intérieur. D’ailleurs, c’est aussi comme cela que Hong Kong est perçu : comme le résultat des manipulations d’agents extérieurs étrangers. On se rapproche parfois des théories du complot dans les déclarations du porte-parole du ministère des Affaires étrangères ou de la presse chinoise.

L’IA est une question très importante. Depuis longtemps déjà, la Chine investit dans ce secteur. Plus largement, elle a investi auparavant dans le big data et l’analyse des données agrégées à des fins de surveillance, de gouvernance, mais aussi de maintien au pouvoir. La Chine a un temps d’avance. Elle suit de manière très fine l’évolution des tendances d’opinion à partir de ces données. Aujourd’hui, elle investit beaucoup dans les « smart cities », les villes intelligentes. Un certain nombre d’entreprises qui sont au cœur de ce projet accusent le coup des sanctions prises par l’administration américaine puisque Trump a listé Huawei, mais aussi d’autres entreprises telles que Hikvision, Dahua, Megvii, soit toutes les entreprises qui sont au cœur de ce projet chinois intégré de ville intelligente de demain. La Chine va doubler ses investissements en la matière pour être moins dépendante des technologies étrangères. À terme, elle sera capable de proposer un « package » totalement autonome, à la fois dans le domaine des données agrégées, mais aussi des « smart cities ». Si nous anticipons un découplage, il y aura alors deux types de villes, deux types de gestion urbaine, deux types de surveillance en fonction du fournisseur, mais il n’y aura plus de compatibilité possible. C’est l’un ou l’autre. En Europe, il y a une certaine résistance concernant les technologies de surveillance, mais c’est beaucoup moins le cas dans certains pays d’Afrique, y compris au Maghreb. Nous avons vraiment ce potentiel de découplage à terme.

Sur la question satellitaire, il faut quand même citer le cas de Beidou, le système satellitaire chinois, qui a vocation à être une alternative au GPS et progressivement une référence pour le monde. La Chine promeut son système satellitaire dans le cadre des nouvelles routes de la soie et espère qu’un nombre croissant de pays utilisera cette infrastructure. De manière générale, pour la Chine, les nouvelles routes de la soie sont un cadre qui lui permettra à terme d’être moins dépendante des infrastructures étrangères. Elle considère que jusqu’à présent, elle est trop dépendante des infrastructures portuaires, aéroportuaires, ferroviaires et routières gérées par d’autres entreprises étrangères, qu’il est temps d’avoir davantage d’influence et une capacité de supervision y compris sur les systèmes logistiques des ports. La Chine n’investit pas uniquement dans une quinzaine de ports de la Méditerranée. Elle investit également dans les services logistiques, les services de traitement des marchandises, d’acheminement, etc. Les nouvelles routes de la soie sont une étiquette très large, il y a beaucoup de communication autour, mais c’est une façon pour la Chine de mieux gérer la mondialisation, de mieux superviser les flux de marchandises, mais aussi les flux de données et de personnes. Des accords douaniers commencent à être signés entre des pays frontaliers. La Chine a créé des tribunaux d’arbitrage commerciaux pour gérer des différends. Ces tribunaux ne font pas encore référence. La Chine espère pouvoir à la fois acheminer, mais aussi gérer toute la chaîne de déplacement de flux, de personnes, de données. C’est une vocation de très long terme.

La Chine considère que l’élection de Donald Trump est une opportunité à la fois en termes de gouvernance mondiale, pas uniquement de présence en Asie-Pacifique, avec la question de l’Alliance qui pose des problèmes et certains alliés qui se posent des questions sur sa fiabilité et sur son coût, au moment où Donald Trump appelle à partager ses dépenses, mais aussi sur le vide laissé dans les institutions unilatérales. La Chine joue beaucoup, notamment dans son rapport avec des acteurs européens, sur les éventuels points de tension partagés, comme le retrait des États-Unis de l’accord sur le climat, le retrait de l’accord nucléaire iranien, l’approche générale de Donald Trump vis-à-vis du multilatéralisme, pour encourager une coopération avec elle. À Bruxelles, nous voyons une dynamique se dégager. Certains pays européens ont une position très volatile vis-à-vis de la Chine, mais la tendance globale est à davantage de coopération, de coordination. La politique étrangère chinoise a encouragé la réflexion stratégique dans certains États membres et à Bruxelles, parce que quand un pays réfléchit de manière aussi stratégique, cela amène d’autres pays à le faire.

Comment la France est-elle perçue par la Chine ? Les dirigeants chinois sont conscients que le président Macron est ambitieux, qu’il a aussi une capacité d’entraînement en Europe, qu’il voudrait faire des choses au niveau européen. Ils sont conscients que traditionnellement, la France siège au Conseil de sécurité permanent de l’ONU, qu’elle a une volonté de jouer la carte du multilatéralisme. C’est un peu troublant pour la Chine. C’est un marché important. Souvent, on dit que la France n’a pas de poids vis-à-vis de la Chine, mais cette dernière prend en compte cette capacité d’entraînement de la France. Cette capacité a du poids. La Chine aimerait jouer un rapprochement vis-à-vis de l’Europe pour modifier les rapports de force internationaux et isoler davantage les États-Unis. Nous pourrions même nous demander si ce n’est pas à l’approche du département du front uni qui existe toujours à Pékin et Xi Jinping qui fait référence au front uni, c’est-à-dire : « pour mieux isoler l’ennemi principal, on se rapproche des zones grises pour isoler cet ennemi ». Bien sûr, c’est de la géostratégie diluée, mais aujourd’hui, la Chine voit la France et l’Europe comme utiles pour restructurer l’ordre mondial, mais aussi en Afrique pour partager des expériences et une présence que la Chine essaie de développer, mais elle manque d’expérience, de connaissances linguistiques, culturelles, géographiques et géostratégiques de certaines régions, y compris de l’Afrique francophone.

Mme la vice-présidente Patricia Mirallès. Nous pouvons applaudir nos intervenants. Nous pourrions y passer encore deux heures sans parvenir à satisfaire toutes nos questions sur ce sujet. Merci, mes chers collègues.

 


5.   Table ronde, à huis clos, sur la double thématique : « Conflictualité en Afrique et bande sahélo-saharienne avec le colonel Loïc et le colonel Benoît de l’état-major des armées (mercredi 18 décembre 2019)

Mme la présidente Françoise Dumas. Mes chers collègues, je vous propose tout d’abord de valider la candidature de nos collègues Jean-Jacques Ferrara et Bastien Lachaud à rejoindre, respectivement au nom des groupes LR et La France insoumise, les membres de la mission d’information sur l’approvisionnement et la politique d’achat du ministère des armées en petits équipements, que nous avons créée la semaine dernière.

En l’absence d’opposition, ces candidatures sont acceptées.

Nous poursuivons ce matin notre cycle d’auditions sur les évolutions du contexte géostratégique, en nous intéressant cette fois-ci au continent africain. L’audition d’aujourd’hui sera consacrée aux caractéristiques de la conflictualité en Afrique, avec un focus sur la bande sahélo-saharienne. Une seconde audition, qui se tiendra début janvier, sera l’occasion de débattre plus précisément de trois autres régions : l’Afrique centrale, la Corne de l’Afrique et le Golfe de Guinée.

Lorsque nous avons programmé la réunion d’aujourd’hui, nous étions loin de nous douter qu’à la suite de la perte tragique de treize de nos soldats, morts pour la France lors d’une opération de combat contre les terroristes au nord-est du Mali, l’opération Barkhane reviendrait au premier plan du débat public et, avec elle, les conflits en Afrique.

Cette audition n’en est que plus utile pour éclairer nos débats actuels. En effet, comment discuter de nos engagements militaires dans le Sahel sans s’interroger en profondeur sur les causes et les formes des conflits qui secouent le continent africain, ainsi que sur leur évolution ? Les conflits armés en Afrique sont particulièrement nombreux : plus de la moitié des opérations de maintien de la paix lancées par l’ONU depuis sa fondation ont été conduites sur le sol africain. Au cours des dernières années, notre pays est intervenu au Mali pour stopper et repousser des mouvements terroristes qui, après avoir maîtrisé le nord du pays, s’apprêtaient à prendre la capitale.

Depuis 2004, nous sommes également présents en Côte d’Ivoire, où nous entretenons encore une base de plus de 900 militaires ; je m’y rendrai prochainement avec le Président de la République. Enfin, nous sommes présents en République centrafricaine depuis 2014 avec l’opération Sangaris.

Guerre civile opposant un régime délégitimé et un mouvement structuré en Côte d’Ivoire, début de tuerie de masse sur fond de clivage religieux et de faillite quasi complète de l’État en République centrafricaine, rébellion séparatiste dans le nord du Mali, alliances de circonstance avec des groupes armés djihadistes au Mali en 2013, affrontements interethniques sanglants au centre même du pays depuis plusieurs mois : il suffit d’évoquer à très grands traits les conflits en cours pour se rendre compte de la diversité de leurs formes.

Comment ces conflits s’expliquent-ils, où trouvent-ils leurs racines et comment traiter celles-ci ? Y a-t-il une victoire militaire possible sur fond de sociétés guerrières et d’États faillis ? Enfin, à quels nouveaux embrasements devons-nous nous attendre ? Autant de questions auxquelles notre commission souhaite réfléchir et, pour cela, nous sommes particulièrement heureux d’accueillir aujourd’hui deux experts du ministère des armées, dont le savoir encyclopédique s’appuie sur une connaissance physique – et même affective, pourrait-on dire – de ce continent : le colonel Loïc nous parlera de la conflictualité en Afrique, et le colonel Benoît traitera de la bande sahélo-saharienne et de la démarche 3D – défense, diplomatie et développement.

Merci à vous, colonels, d’avoir accepté de venir aujourd’hui devant notre commission.

Avant de vous passer la parole, je voudrais rappeler que nos collègues Manuela Kéclard-Mondésir et Jean-Michel Jacques, rapporteurs de la mission d’information sur le continuum sécurité-développement, ont effectué il y a quelques semaines une mission sur le théâtre d’opérations Barkhane. Ils nous présenteront leurs conclusions à la mi-février, ce qui nous permettra de disposer de deux approches qui viendront compléter et éclairer nos débats, et de nous positionner pour les mois à venir.

Colonel Loïc de l’état-major des armées. Madame la présidente, mesdames et Messieurs les députés, c’est toujours un très grand plaisir pour nous que de nous rendre à l’Assemblée nationale pour partager, à défaut d’un savoir encyclopédique, en tout cas l’expérience des praticiens que nous sommes… Nous ne sommes pas des sociologues ni des historiens ; nous essayons simplement d’appréhender la gestion des crises sécuritaires en Afrique et la notion de conflictualité, pas seulement à travers le prisme du temps court et de l’urgence de situations parfois délicates, mais aussi à travers celui du temps long. Notre rôle est d’apporter au chef d’état-major des armées de quoi lui permettre d’offrir au Président de la République des options militaires tenant compte tout à la fois de nos intérêts nationaux et de nos alliances – l’Alliance atlantique (OTAN), mais aussi celles conclues dans le cadre de l’Union européenne et de l’Organisation des Nations unies (ONU) –, de nos accords avec nos partenaires continentaux, mais également de la volonté de la France de tenir son rang.

Le chef d’état-major des armées a coutume, quand il s’adresse aux troupes sur le terrain, de rappeler la devise de Malraux : « La France est la France quand elle assume une part de la noblesse du monde. » C’est bien sous cet angle, conduisant à appréhender la conflictualité sur le temps long, que nous cherchons à adapter au mieux l’intervention des armées françaises.

Mon intervention, que je vais m’efforcer de rendre concise pour permettre à la discussion avec les membres de la commission de s’engager rapidement, comprendra deux parties. La première consistera à brosser à grands traits les caractéristiques de la conflictualité sur le continent africain, la seconde à décrire comment les armées françaises s’y sont adaptées depuis une quinzaine d’années.

La conflictualité en Afrique dépend d’un certain nombre de grands déterminants que je classe en trois grands ensembles : les déterminants démographiques, les déterminants éco-géographiques, les déterminants sociopolitiques.

Les déterminants démographiques sont absolument fondamentaux, plutôt que de vous assommer de chiffres, je vous donnerai un seul exemple, celui du Niger. Le Niger comptait 3 millions d’habitants en 1900 et 10 millions lors de son indépendance en 1960 ; on en recense aujourd’hui 22 millions, et dans vingt-cinq ou trente ans, elle pourrait être de 80 millions. Il est intéressant d’inverser la perspective par laquelle on a l’habitude de considérer les choses, en rappelant au passage que s’il y a un peu plus de sept enfants par femme, il y a en fait 13,6 enfants par homme, ce qui constitue, me semble-t-il, le record du monde… Force est de constater en tout cas que cette natalité très élevée a des conséquences en matière de conflits communautaires, à plus forte raison lorsque les biotopes disponibles se font de plus en plus rares, en termes d’urbanisation, mais aussi en termes de capacité des États à répondre à la demande de scolarisation ou d’emploi. On peut d’emblée en tirer une conclusion partielle immédiate : une des perspectives qui s’offre à un jeune, c’est d’avoir une Kalachnikov, une moto et 50 dollars pour travailler pour un groupe armé terroriste. Chacun comprendra donc qu’il est absolument nécessaire de prendre en considération l’explosion démographique du continent africain.

Au premier rang des déterminants éco-géographiques, on trouve l’enclavement, qui caractérise un très grand nombre de pays africains – 35 % de la population du continent est enclavée, contre 1 % pour celles de l’ensemble des autres zones en développement. Cet enclavement se traduit par des frais de transport plus élevés, des droits de douane, de longues attentes aux frontières, et des trafics en tous genres – j’y reviendrai. Je ne l’ai pas précisé en introduction, mais je ne fais absolument pas partie des afro-pessimistes : il se passe des choses en Afrique, ça bouge, ça avance – par exemple, la décision de l’Union africaine de créer la zone de libre-échange continentale est une nouvelle considérable, dont on n’a pas fini d’analyser les conséquences positives. Cependant, dans l’immédiat et à moyen terme, nous devons tenir compte de la problématique de l’enclavement.

La question des ressources a elle aussi son importance, l’exemple du Mozambique est particulièrement éloquent. Ce pays a découvert un gisement de gaz, qui va être opéré en grande partie par Total et qui va susciter le plus grand investissement financier industriel de l’histoire du continent africain. Et depuis quelques mois, un mouvement a éclaté dans la province de Cabo Delgado, avec des coupeurs de route, des terroristes, des mouvements d’inspiration salafo-djihadiste… Toute une série de phénomènes que nous essayons de caractériser ; mais l’adéquation entre les richesses et la conflictualité ne fait aucun doute. Rappelons que la République démocratique du Congo, théâtre de ce que l’on a pu appeler la troisième guerre mondiale africaine, qui a fait des millions de morts, abrite 80 % des réserves mondiales de coltan, composant essentiel à la fabrication des téléphones portables. De même, les richesses halieutiques font l’objet d’un pillage effréné : comment s’étonner alors de voir les populations de pêcheurs de la côte ouest-africaine, par exemple, se mettre à construire des bateaux destinés à l’immigration clandestine quand ils ne trouvent plus suffisamment de poisson à pêcher ?

Enfin, on ne peut évoquer la question des ressources sans mentionner celle des trafics. Un groupe d’experts des Nations unies a ainsi estimé que 98 % de l’or produit en République démocratique du Congo était sorti clandestinement du pays. Vous imaginez bien que, si un pays de la taille de la RDC – appelé à devenir le premier pays francophone au monde dans les prochaines années – ne dispose pas des ressources qui lui seraient nécessaires pour organiser l’État, il risque de rejoindre ce que nous appelons les « États faillis », évoqués il y a un instant par Mme la présidente.

De même, vous avez aujourd’hui un État voisin de la RDC, qui exporte des quantités de coltan alors que son sous-sol n’en contient aucune trace… Il y a fort à parier que ce minerai provient de la RDC, par des canaux probablement peu légaux.

On peut évidemment aussi citer l’exemple des « diamants du sang », une expression désignant le trafic de diamants qui s’était mis en place dans les années 1990 entre la Sierra Leone et le Liberia – ce dernier, qui ne produisait pas de diamants, exportait ceux provenant de chez son voisin, l’argent ainsi produit servant à financer la guerre civile –, avant que le processus de Kimberley ne tente d’organiser la traçabilité de la ressource diamantaire dans le monde.

Les ressources extraordinaires du continent africain sont donc à l’origine de nombreux trafics qui viennent alimenter des économies parallèles – c’est également le cas en Amérique du Sud avec le trafic de cocaïne ou de résine de cannabis – et auxquels nous devons nous intéresser, car l’argent qui circule par ce moyen constitue une source de revenus vitale pour des populations souvent situées loin des grandes villes, et confrontées à d’importantes difficultés économiques. Quelle est la part de l’économie informelle que l’on peut qualifier de « positive » et celle liée aux trafics contre lesquels il faut lutter ? Telle est la véritable question, que nous devons impérativement appréhender. La commission économique des Nations unies pour l’Afrique estime aujourd’hui à 50 milliards de dollars les flux financiers illicites qui quittent annuellement le continent africain, ce qui équivaut sensiblement au montant de l’aide publique au développement que ce continent reçoit.

Les déterminants sociopolitiques enfin : le premier, sur lequel je ne m’attarderai pas, est celui de la faiblesse des États. La fondation créée par l’Anglo-Soudanais Mo Ibrahim, qui publie chaque année un indice de corruption et de vertu des États, estime que ce qui caractérise le plus l’Afrique, c’est une faiblesse de l’État de droit, ce qui justifie que nous consacrions l’essentiel de nos efforts au renforcement de l’État de droit et de la gouvernance en Afrique. On ne peut que lui donner raison : hypertrophie présidentielle, absence de contrôle parlementaire, non-indépendance de la justice, faiblesse des économies, le plus souvent des économies de rente, fondées sur une mono-activité ; tous ces aspects doivent absolument être pris en compte pour appréhender la conflictualité en Afrique.

S’y ajoute évidemment le fait ethnique, mais sur ce sujet, il faut être clair : le fait ethnique sert souvent de cache-misère pour masquer une absence de réflexion sur la conflictualité en Afrique. C’est un peu facile de dire qu’il y a des ethnies qui se sont toujours battues entre elles et qui continuent à le faire… Si on prend l’exemple de la crise qu’a connu la République de Côte d’Ivoire pendant une décennie, certains diront qu’elle résulte de conflits entre l’ethnie musulmane du nord, les Dioulas, les Bétés partisans de Laurent Gbagbo, les Baoulés du centre et les populations du sud. J’ai, pour ma part, la conviction qu’il s’agit en réalité d’une crise de la succession du président Houphouët-Boigny, le fondateur de la République de Côte d’Ivoire, et qu’on a plaqué sur cette crise éminemment politique des facteurs ethno-religieux pour trouver une explication facile : ce n’est ni plus ni moins qu’un problème de succession politique à la tête de l’État – mais, je le répète, ce n’est là qu’une opinion personnelle.

Si le fait religieux est tout à fait tangible, il doit lui aussi être abordé avec prudence. On assiste en Afrique à un ébranlement de l’islam, notamment traditionnel, mais aussi à un bouleversement dans la chrétienté traditionnelle : on assiste au Nigeria à une explosion des églises dites du Réveil, ou évangéliques – on en compte plus d’un millier –, ce qui donne lieu à de nombreux trafics et à d’importants flux financiers. Le fait religieux doit donc être pris en compte, mais aussi être manié avec prudence. Un exemple très précis : le chef de guerre touareg Iyad Ag Ghali, leader du Rassemblement pour la victoire de l’Islam et des musulmans, est un professionnel de la rébellion au Mali depuis les années 1980. Issu d’une famille cadette des Ifoghas, il a toujours rêvé de devenir amenokal, c’est-à-dire roi d’une tribu touareg du nord du Mali. N’y étant pas parvenu, Iyad Ag Ghali est parti en 1973 en Libye se mettre au service de Kadhafi, changeant ensuite d’idéologie en devenant salafo-djihadiste – ce qui n’est, à mes yeux, qu’un biais idéologique, un masque utilisé dans sa quête effrénée pour accéder à la jouissance du pouvoir, quel qu’il soit.

On peut dessiner sur la carte de l’Afrique ce que le président de la Banque africaine de développement appelle « le triangle du désastre », dont les trois pointes se situent au Nord-Mali, en Somalie et à l’est de la RDC. Si vous superposez ce triangle à la carte de la présence des armées françaises en Afrique, vous constatez qu’il correspond au périmètre de nos troupes stationnées en République de Centrafrique, à Djibouti, au Gabon et dans la bande sahélo-saharienne, dans le cadre de l’opération Barkhane.

Comment les armées françaises se sont-elles adaptées de manière globale, continentale, à l’évolution de la conflictualité en Afrique ?

Premièrement, elles accompagnent la montée en gamme des armées locales. Les très gros coups durs récemment subis par les armées du Niger et du Mali pourraient laisser penser à un désengagement des armées d’Afrique, mais c’est tout l’inverse : on comptait 10 000 soldats africains engagés dans des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix sur le continent africain en 2010 ; ils étaient 47 000 en 2015. Autrement dit, les armées locales, qu’il s’agisse de casques bleus ou de troupes placées sous mandat de l’Union africaine ou de coalitions ad hoc, telle la force conjointe du G5 Sahel, sont les premières garantes de la sécurité sur le continent africain, et les armées françaises s’adaptent à cette donne en s’efforçant de leur offrir de la coopération structurelle, de la coopération opérationnelle et de la coopération en opérations, afin de les aider à répondre à des conflits de plus en plus difficiles, face à un adversaire de plus en plus asymétrique et de plus en plus aguerri.

Deuxièmement, nous sommes définitivement sortis d’un tête-à-tête franco-africain en matière militaire. Si, en 2011, la France participait quasiment seule – à côté des troupes de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) – à la résolution de la crise post-électorale en Côte d’Ivoire, aujourd’hui, les Européens sont présents à nos côtés sur le continent africain. Je citerai l’EUTM Mali, l’EUTM RCA et, bien évidemment, les contingents estonien, britannique et danois qui participent actuellement à l’opération Barkhane, étant précisé que, dans les prochains mois, la task force des forces spéciales Takuba devrait permettre à plusieurs pays de rejoindre Barkhane pour aider nos camarades maliens. Dans beaucoup de pays, une réflexion et une discussion se sont engagées à ce sujet entre les gouvernements et la représentation nationale.

Le dernier grand facteur à prendre en compte, c’est la manière dont les armées se sont organisées sur le continent africain. Elle a considérablement évolué en l’espace d’une dizaine d’années : premièrement, la France s’est engagée dans un processus de rénovation de l’ensemble des accords de partenariat et de défense qui la lient aux pays africains – il n’y a plus de clauses secrètes dans aucun pays. Deuxièmement, l’organisation de nos bases en Afrique a été profondément remaniée : lorsque j’étais lieutenant, il y avait six régiments français complets sur le continent africain, avec femmes et enfants, comme à Poitiers ou à Clermont-Ferrand, par exemple –, aujourd’hui il n’y a plus qu’un seul, à Djibouti. Tous les autres ont disparu et, à la place – notamment à Dakar et à Libreville –, vous avez un effectif de spécialistes français de la coopération qui apporte l’appui nécessaire à nos camarades africains.

Enfin, et ce point me permettra de faire la transition avec l’intervention suivante, la mission de Barkhane consiste certes à porter des coups aux groupes armés terroristes dès qu’elle le peut – elle l’a encore fait très récemment dans la région du Liptako –, mais aussi et surtout à accompagner les forces armées partenaires pour leur permettre, à terme, d’être en mesure de prendre en compte cette menace à leur niveau.

J’ai conscience d’avoir évoqué un grand nombre de sujets de façon un peu rapide, mais la phase de questions-réponses qui va suivre nous permettra certainement d’approfondir certains points.

Le colonel Benoît de l’état-major des armées. Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, après cette présentation très générale de la conflictualité en Afrique, qui montre bien qu’il ne peut y avoir de réponse uniquement sécuritaire, je vais concentrer mon propos sur l’action de l’armée française au Mali, et vous exposer comment est prise en compte cette dimension multifactorielle au sein même de nos opérations.

Je vais commencer par rappeler les effets stratégiques recherchés par la Force Barkhane sur le territoire très étendu de la bande sahélo-saharienne. Dans la partie Est de cette zone, nous maintenons une capacité de veille et de remontée en puissance face à la Libye, et contribuons à l’endiguement de Boko Haram en appui de la Force multinationale mixte. Dans le Nord-Mali – ce que nous appelons le « fuseau centre » – notre action vise à maintenir une pression sur les groupes armés terroristes, soit de manière très directe, par des actions ponctuelles, soit par la présence de la Force Barkhane à  . Dans le Centre du Mali, la force Barkhane n’intervient pas directement, mais offre un appui aux autres forces présentes, en orientant l’action de la Force conjointe du G5 Sahel et l’action de la MINUSMA, et en aidant les Maliens à planifier leurs opérations – étant précisé que nous sommes prêts, bien sûr, à agir directement en appui sur demande. Nous participons également, en appui de la Force conjointe du G5 Sahel, au cloisonnement des groupes armés terroristes sur l’ensemble de la bande sahélo-saharienne, ce qui est la mission première de la Force conjointe du G5 Sahel.

Enfin, la boucle du Niger élargie reste la zone sur laquelle Barkhane concentre son effort, qui constitue également le point d’application privilégié de l’approche globale de la France dans la zone : Barkhane y mène des opérations de stabilisation zonale successives.

Quels sont les objectifs de la France au Sahel ?

Quand on parle de l’action de la France au Sahel, on pense tout de suite à Barkhane, mais les objectifs sont plus larges. Ils sont doubles : au Mali, prioritairement, il s’agit d’obtenir le rétablissement de la souveraineté de l’État malien sur tout son territoire, dans le cadre d’un processus de décentralisation, porté par l’Accord de paix et de réconciliation (APR) ; plus généralement, il s’agit de contribuer à la stabilisation durable de la zone sahélienne.

Ce double objectif implique d’agir sur trois leviers : nous devons affaiblir et limiter les capacités d’action et de nuisance des groupes armés terroristes. Mais, et c’est plus important et plus complexe, il faut aussi réduire l’attrait qu’exercent ces groupes sur certaines populations délaissées, qui y trouvent un moyen d’expression de leurs frustrations, de leurs revendications et de leurs besoins. D’emblée, on perçoit que cet enjeu dépasse une simple approche sécuritaire.

Deuxième levier : les forces de défense et de sécurité nationale. Le but est de leur permettre d’affronter leurs ennemis. Pour cela, nous devons les former, les entraîner et les emmener au combat. C’est ce que fait Barkhane, dans le cadre de ce que nous appelons « le partenariat de combat » : nous entraînons des Maliens, des Nigériens, des Burkinabés et nous partons en opération avec eux en les insérant dans nos forces. À plus long terme, il faut faire en sorte que ces forces de défense et de sécurité nationales deviennent un outil institutionnel viable, pérenne et autonome.

Troisième levier sur lequel nous devons impérativement agir : l’environnement socio-économique des populations, par l’accès aux besoins essentiels et le renforcement de la gouvernance locale. Il nous faut offrir une alternative au recours à la violence.

Vous le constatez, l’approche est donc multidimensionnelle et globale ; l’outil militaire n’est qu’un des outils à son service. Pour remplir ces objectifs très « intégrés », nous pouvons nous appuyer sur la « Revue Sahel », cadre politique clair impulsé au plus haut sommet de l’État. Sa mise en œuvre est rythmée par des revues conjointes (MEAE, MINARM, AFD, …) régulières, produisant bilans intermédiaires et recommandations qui constituent l’ossature de l’action intégrée de la France au Sahel.

Quel est le rôle de Barkhane dans cette approche multidimensionnelle ?

Très logiquement, il s’agit de mettre les groupes armés terroristes à la portée des forces armées locales. Comment y parvient-on ? D’une part, en réduisant les capacités de ces ennemis, mais également en élevant les capacités de nos partenaires – coopération institutionnelle et « partenariat de combat » piloté par Barkhane, en complément des missions européennes de formation de l’armée malienne.

Parallèlement, toute notre action militaire vise à faciliter et appuyer le travail des acteurs civils de la stabilisation et du développement. Dans la boucle du Niger élargie – j’ai parlé de stratégie de stabilisation zonale successive – nous facilitons leur déploiement, en déployant trois types d’actions complémentaires : les actions civilo-militaires (CIMIC), l’action de stabilisation et l’action de développement.

Dans un cadre sécuritaire très dégradé, les actions CIMIC visent à faciliter l’insertion des unités militaires dans leur environnement humain, d’établir le contact avec les populations, d’identifier les leaders et les besoins et de faciliter l’acceptation de la force dans cet environnement. Pour les mener, Barkhane est doté de 800 000 euros : il s’agit de mettre en place des petits projets à impact très rapide, qui améliorent la relation avec la population, dans le but de faciliter l’action militaire.

Dans le sillage immédiat de cette action de sécurisation, il est essentiel d’agir très rapidement sur les causes de la violence. Les populations doivent pouvoir constater rapidement les fruits tangibles de ce premier niveau de sécurisation : c’est ce que l’on appelle la stabilisation. Nous agissons généralement dans quatre domaines : l’accès et la fourniture des besoins essentiels – eau, énergie, santé, éducation –, le réamorçage d’une petite activité économique génératrice de revenus ; l’appui à la gouvernance locale – enjeu crucial dans ces zones où l’État n’est pas ou est peu présent – et enfin l’appui aux forces de sécurité intérieure et à la justice – enjeu plus complexe car lié à la souveraineté.

L’acteur clé de cette stabilisation est la Mission pour la stabilisation (NB : désormais appelée Centre des opérations humanitaires et de stabilisation) du Centre de crise et de soutien (CDCS) du Ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Elle collabore avec nous dans les zones d’intervention de Barkhane et a conduit cette année des projets à hauteur de 2 millions d’euros, ce qui permet d’agir très rapidement et avec souplesse dans une situation sécuritaire encore fragile.

Enfin, le développement suppose un certain niveau de stabilité, mais permet de mener des projets sur une échelle beaucoup plus importante. En France, ces derniers sont portés par l’Agence française de développement (AFD). Ainsi, dans la région de Ménaka, l’AFD a construit un projet de développement articulé avec nos opérations militaires à hauteur de 4 millions d’euros en 2019 ; 13 millions d’euros sont provisionnés entre 2020 et 2023.

Comment organise-t-on la réponse ? Il n’existe pas d’entité institutionnelle chargée de l’approche globale. Néanmoins, nous nous appuyons sur des outils préexistants constitués d’un socle solide de partenariats. Ainsi, l’état-major des armées et l’Agence française de développement ont signé un accord de partenariat en 2016. Dans ce cadre, un officier de l’État-major sert au sein de l’AFD et un personnel de l’AFD a été identifié comme responsable de l’approche 3D au sein de l’Agence. Nous avons également mis en place un partenariat très étroit avec la Mission stabilisation du Centre de crise et de soutien (CDCS) du Ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE). Enfin, nous avons noué un partenariat intéressant avec le MEDEF, en vue de faciliter le recours à l’expertise privée.

Comment met-on en oeuvre ces outils ? Nous nous appuyons sur l’ossature que constitue la Revue Sahel, qui permet de développer les synergies. Elle fait l’objet de points d’étape réguliers, assortis de recommandations, fruits d’un travail interministériel.

Nous avons également mis sur pied des task forces, groupes de travail ad hoc. Ainsi, la task force Développement Sahel est pilotée par l’ambassadeur envoyé spécial de la France pour le Sahel, et regroupe toutes les directions du Ministère de l’Europe et des affaires étrangères, l’État-major des armées, mais aussi les autres ministères pouvant agir au Sahel – Education nationale, Intérieur, Finances, Agriculture, etc. À l’échelle régionale du Sahel, il s’agit de coordonner l’action des bailleurs internationaux du développement, en accord avec les priorités du G5 Sahel.

À une plus petite échelle, autour du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) la task force « Stabilisation » regroupe des personnels de l’AFD et du CDCS afin de mettre en œuvre des solutions concrètes dans les zones d’action de Barkhane.

Au niveau opératif régional, de terrain, l’opération Barkhane a intégré l’année dernière un expert du développement, agent de l’AFD, afin d’articuler la campagne militaire avec une stratégie de développement de l’AFD dans les zones d’effort et d’intérêt de Barkhane.

Dès le mois de janvier prochain, nous allons également intégrer un expert de la stabilisation issu du CDCS au sein de Barkhane. Il sera doté d’un budget de 2 millions d’euros et agira directement dans le sillage des opérations militaires. A l’inverse des bailleurs traditionnels du développement qui n’ont pas de mandat en matière de sécurité, le CDCS peut agir en appui des forces de sécurité intérieure. Par exemple, à Ménaka, il agit en liaison avec le gouvernement malien, afin qu’il redéploie des forces de police, et dispose d’un budget pour équiper ces forces en véhicules, en radios, etc.

Nous avons beaucoup appris en travaillant ensemble et avons développé de nouveaux savoir-faire. Il est toujours délicat de concilier le temps, long, du développement et celui, parfois plus rapide, des opérations. C’est pourquoi nous donnons un accès à la planification de nos opérations à l’AFD, afin qu’elle puisse prévoir sa stratégie dans nos zones d’action et que les effets de nos actions puissent être concomitants.

La complémentarité existe aussi entre le CDCS, qui agit très vite, à petite échelle, et l’AFD qui développe ensuite des projets à une échelle beaucoup plus importante.

Enfin, la complémentarité doit aussi exister entre secteurs : le secteur de la sécurité intérieure, parent pauvre des actions de développement, est pourtant un enjeu fondamental. Nous espérons qu’il sera pris en compte par le Partenariat pour la sécurité et la stabilité du Sahel (P3S) qui va prochainement prendre son essor.

Nous réalisons également des actions de prévention, afin d’endiguer les métastases du terrorisme djihadiste dans les pays du Golfe de Guinée – Togo, Bénin, Côte d’Ivoire, Ghana. Des groupes de travail interministériels analysent conjointement les risques de vulnérabilité, afin d’apporter des réponses intégrées – sécurité, développement et gouvernance – avant que la situation ne se dégrade.

En conclusion, dans la bande sahélo-saharienne, le partenariat a atteint une certaine maturité et les efforts français trouvent leurs limites en raison de l’enlisement de l’accord de paix et de réconciliation (APR), qui empêche le redéploiement de la gouvernance, éventuellement sous une forme décentralisée. Les forces de sécurité et défense maliennes ne remontent pas significativement en puissance de manière inclusive, comme le prévoit l’APR. Enfin, je l’ai évoqué plusieurs fois, la faiblesse des forces de sécurité intérieure et de la justice constituent également le ferment de frustrations et de revendications, alimentant l’instabilité chronique des régions dans lesquelles nous intervenons.

Mme la présidente Françoise Dumas. Je vous remercie pour ces deux approches extrêmement précises et précieuses. La présence en commission ce matin témoigne de notre intérêt !

M. Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour ce propos liminaire, très complet et très riche. Il y a un an, j’ai eu la chance de me rendre dans la bande sahélo-saharienne avec certains de mes collègues, ici présents. J’y suis retourné il y a quelques semaines et je suis revenu la veille du tragique événement ayant entraîné la mort de nos militaires. J’ai pu constater une évolution des modalités de travail de ce que l’on appelle « l’équipe France » : ambassadeurs, attachés de défense, attachés de sécurité, AFD. Je tiens à en témoigner : les choses ont bougé, nous nous adaptons constamment à une situation mouvante. Pour autant, des vulnérabilités et des risques apparaissent régulièrement.

Ainsi, lors de mon séjour, la vidéo diffamatoire d’un chanteur salafiste, Salif Keïta, a été diffusée sur les réseaux sociaux, accusant la France de financer le terrorisme. Cette vidéo a été vue très rapidement plus de 500 000 fois, puis a atteint 900 000 vues. Cela participe à la désinformation des populations, voire à la perte d’influence de la France dans ces territoires et à la montée en puissance d’autres nations. Quel rôle jouent les nouvelles technologies en termes de souveraineté ou d’influence de la France, plus particulièrement au Sahel et au Mali ?

En tant qu’expert des actions civilo-militaires ou d’influence, comment pensez-vous que nous devrions nous organiser ?

M. Charles de La Verpillière. Ma première question recoupe celle de Jean-Michel Jacques. Lors de ce tragique accident, les médias se sont fait l’écho d’une résurgence des accusations de néocolonialisme à l’égard de la France. Les réseaux sociaux ont certes joué un rôle, mais ne s’agit-il pas également d’opérations de désinformation conduites par de grandes puissances ?

Vous n’avez pas parlé du lac Tchad. Certes, il est à 2 000 kilomètres de Bamako, mais c’est également un foyer de conflit. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

M. Joaquim Pueyo. Je m’associe aux compliments de mes collègues concernant la présentation de la situation dans la bande sahélo-saharienne. La situation empire depuis quelques mois : nombreux morts au Niger et au Mali, attaques de plus en plus fréquentes contre l’armée malienne. Lors de sa dernière inspection, le général Lecointre a indiqué que 2020 sera une année charnière si l’on ne redéploie pas de nouvelles forces – ce ne sont pas 4 500 Français qui pourront contrôler un territoire grand comme l’Europe.

Dans ce contexte, pensez-vous le G5 Sahel peut améliorer ses capacités d’intervention ?

Au Mali et au Niger, l’Union européenne finance la formation de militaires maliens, mais également de personnels de sécurité intérieure. Est-ce suffisant ? Ne faut-il pas renforcer ce dispositif ? L’Union européenne pourrait-elle prendre des décisions plus rapides afin d’améliorer le contrôle de ces territoires, ce qui a de réelles conséquences pour notre propre sécurité ?

Comme plusieurs de mes collègues, je suis membre de l’Assemblée parlementaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et j’ai écouté son secrétaire général. Il a affirmé que, pour peu que la France le sollicite, l’OTAN serait prête à répondre. Quelle est votre analyse ? Serait-il judicieux de passer à la vitesse supérieure par le biais d’une intervention opérationnelle de l’Union européenne – la France restant tête de pont compte tenu de son antériorité dans la zone et de son savoir-faire – ou faut-il aller plus loin, avec l’OTAN ?

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous accueillons ce matin notre collègue Jacques Maire, membre de la commission des affaires étrangères et président du groupe d’amitié France-Niger.

M. Jacques Maire. Je vous remercie de m’accueillir. Par le biais de nos réseaux parlementaires dans les différents pays du Sahel, nous sommes très régulièrement informés de la diffusion croissante de fake news dans les hémicycles des pays concernés, qui touchent à la « complicité française », de Barkhane dans les différents événements du Burkina, du Mali ou, tout récemment, du Niger. À chaque fois, certains députés locaux se font le relais du fait que la France serait complice d’actions contre les forces armées nationales. Ce nouvel espace d’expression politique dans les institutions de ces États interpelle.

Comme vous le savez peut-être, avec l’aide de nombreux collègues issus de différentes commissions, nous avons mis sur pied un comité interparlementaire G5 Sahel. Il rassemble cinquante députés et les présidents d’assemblée des cinq pays. Plusieurs États membres de l’Alliance Sahel attendent aux portes de ce Parlement, notamment les Français, les Allemands et les Finlandais – je m’en suis encore assuré hier. Ce comité interparlementaire dispose de son propre budget, de son réseau, de son organisation, de son siège : il est donc fonctionnel. Comment utiliser ce type de structure pour améliorer la transparence de nos actions et la redevabilité du monde de la défense vis-à-vis de ces acteurs qui jouent un rôle crucial dans la formation des opinions publiques locales ?

Le comité se réunit quatre fois par an et possède une commission Sécurité et défense. Actuellement, des contacts existent avec l’État-major de la force conjointe G5, mais pas avec les forces armées nationales et internationales. Quelle serait votre disponibilité pour accompagner ce mouvement ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. Les dernières décennies ont montré que la résolution des conflits modernes, dont le conflit dans la bande sahélo-saharienne est une bonne illustration, ne peut se limiter à l’aspect militaire. Il faut une approche globale, incluant les dimensions économiques et sociales. Vous avez évoqué l’importance du développement économique. Employez-vous des réservistes dans ce cadre ? Cela ne serait-il pas un « plus » pour nos armées ? Dans le cadre de vos actions civilo-militaires, combien de réservistes sont employés, et pour quels types d’actions ?

M. André Chassaigne. Je tiens à souligner le grand intérêt de votre présentation, qui expose clairement les différents déterminants et les enjeux. Vous avez bien montré qu’il ne s’agit pas uniquement d’un fait religieux, comme on peut quelquefois le penser : de multiples facteurs sont à l’origine de la situation actuelle. Peut-être faudrait-il insister davantage sur la dimension historique, au Sahel et du fait de la proximité avec l’Afrique du Nord.

Soulignons aussi la diversité des menaces : évidemment, on parle des groupes terroristes internationaux, mais il ne faut pas oublier les mouvements politiques armés récurrents liés aux rébellions cycliques, au Niger, au Mali ou au Tchad – ce n’est pas nouveau –, les organisations criminelles trafiquant de la drogue, des armes ou des cigarettes ; sans oublier les conflits entre éleveurs ou agriculteurs.

Je salue l’intérêt de votre réponse multidimensionnelle et globale, à la fois sociétale, politique et militaire. Mais la réponse sécuritaire des États africains pris dans ce cyclone ne risque-t-elle pas d’avoir un effet contraire et de contribuer au développement de certains mouvements, au lieu de les atténuer ?

Enfin, même si c’est peut-être une question qui fâche, doit-on complètement exclure un processus de discussion avec certains mouvements – on les mène uniquement quand il y a des otages, mais jamais de façon pérenne ?

M. Olivier Becht. Je vous remercie également pour cette présentation qui souligne l’aspect multifactoriel de la crise dans la bande sahélo-saharienne et l’importance de solutions qui ne soient pas exclusivement militaires pour la résoudre.

Cela étant, beaucoup de nos concitoyens s’interrogent : combien de temps faudra-t-il pour stabiliser la région ? Combien de temps la France devra-t-elle pourvoir à l’effort de guerre en envoyant ses soldats combattre dans la zone ?

Colonel Loïc. Monsieur le député Becht, votre question est délicate. La réponse des praticiens que nous sommes est double.

Tout d’abord, il nous faut faire preuve de patience stratégique, comme l’ont rappelé récemment le président Issoufou Mahamadou et le chef d’état-major des armées.

Ensuite, j’ai cru comprendre que le Président de la République ne voulait pas que cette période soit synonyme de procrastination pour les États africains. C’est tout l’enjeu du travail de préparation du sommet de Pau. Nos camarades et nos partenaires ont à faire leur part du chemin.

Nous resterons autant de temps que le Président de la République jugera nécessaire. Cela peut vous apparaître comme une réponse convenue mais elle correspond à la réalité. Je rappellerai ici le précédent que constitue l’Afghanistan : sur décision du Président de la République, nous avons divisé par deux notre présence dans ce pays en l’espace de quelques mois.

Colonel Benoît. L’approche des armées françaises est plutôt indirecte dans cette région. Nous prenons notre part dans la lutte contre les groupes armés djihadistes mais ce n’est qu’un volet de notre action. Notre objectif est avant tout de développer l’autonomie des forces partenaires et d’encourager le déploiement des capacités africaines à l’échelle du Sahel : je pense à l’initiative stratégique multinationale PAWA (Partnership for Actions in Western Africa) qui vise à coordonner les efforts de partenariat militaire opérationnel (PMO) et de partage de renseignement en vue d’apporter une réponse coordonnée à la menace terroriste en Afrique de l’Ouest.

Beaucoup de choses ont été dites sur la Force conjointe du G5 Sahel. Certes, elle a mis du temps à se structurer, mais nous pourrions en dire autant d’autres organisations internationales. C’est une voie qu’il faut encourager, car c’est celle de l’autonomisation.

Colonel Loïc. S’agissant des réservistes, Monsieur Cubertafon, il faut que vous sachiez que nous ne fonctionnons plus sans eux : ils sont un élément essentiel de l’action des forces armées, sur le territoire national comme en opérations extérieures. Il s’agit à la fois de réservistes ayant un très haut niveau d’expertise, par exemple, au sein du CPCO, et de réservistes opérationnels intégrés au sein des forces. Tous les régiments possèdent une compagnie composée de cent cinquante garçons et filles réservistes qui prennent leur part du fardeau de la défense du pays et aujourd’hui, à Balard nous disposons de réservistes spécialistes qui font un travail remarquable.

Boko Haram constitue clairement une menace, mais quand on est à Abuja, on se rend compte que ce n’est, aux yeux du Nigeria, premier pays d’Afrique en termes de population et d’économie, géant de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), qu’une menace parmi d’autres, la cinquième dans l’ordre de leurs priorités… Cet État doit en effet aussi faire face au banditisme maritime, aux indépendantistes du Sud, aux conflits entre éleveurs et agriculteurs dans la Middle Belt. Notre objectif à nous, armées occidentales, est de contenir cette menace à l’intérieur du Nigeria Avec nos partenaires américain et britannique, nous avons mis en place une cellule de liaison qui soutient la force multinationale mixte (FMM) qui nous permet de contenir cette menace.

Monsieur Jacques Maire, je suis persuadé que c’est maintenant qu’il faut croire au G5 Sahel. L’Union européenne commence à livrer le matériel et le général nigérien Oumarou Namata Gazama a donné un coup d’accélérateur extraordinaire à la force conjointe du G5 depuis qu’il a été nommé à sa tête en juillet dernier pour un mandat de deux ans. Je suis absolument convaincu de la pertinence du modèle politico-militaire sur lequel repose cette coordination. Rappelons tout de même que ce sont cinq des États parmi les plus pauvres du monde qui ont décidé de s’allier. N’oublions pas non plus – et je ne prends pas beaucoup de risques en le disant puisque je reprends les propos de Jean-Yves Le Drian au sommet de Dakar – que l’Union européenne a mis cinquante ans à s’organiser en matière de défense. En deux ans, ces cinq États ont réussi à déployer sept bataillons, certes, de manière imparfaite, notamment parce que les équipements tardent à arriver, mais avec déjà des résultats opérationnels. Je citerai deux opérations récentes : la première a eu lieu à la frontière tchado-nigérienne, avec de beaux résultats sur le fuseau Est ; l’autre est l’opération Bourgou IV, qui s’est déroulée, fait sans précédent, avec un ratio de 55 % de soldats africains déployés sur le terrain – soldats maliens, soldats burkinabés et soldats de la force conjointe – pour 45 % de soldats français de la force Barkhane. Oui, il y a des coups durs ; oui, les Maliens et les Nigériens perdent des hommes ; oui, le Burkina Faso ne va pas très bien. Mais nous avons des motifs de croire que nous pouvons modifier la situation.

Beaucoup de questions ont porté sur les fake news et les réseaux sociaux. Quand en 1998, le tube de l’année était Armée française d’Alpha Blondy – « Armée française, allez-vous-en ; nous n’avons plus besoin de vous » – qui passait en boucle sur toutes les radios ivoiriennes. Les gamins de dix-douze ans le reprenaient en chœur et je pense qu’ils formaient le gros des bataillons de jeunes patriotes de Laurent Gbago qui ont tenté en 2004 de submerger le camp de Port-Bouët. Aujourd’hui, le sentiment anti-français n’a peut-être pas disparu en Côte d’Ivoire, mais il y a 20 000 Français dans ce pays contre 10 000 à 12 000 dix ans auparavant. Le sentiment anti-français doit donc être appréhendé avec précaution.

Par ailleurs, il ne faut pas seulement évoquer les réseaux sociaux de manière négative. Je vous invite tous à lire le texte éclairant posté sur Facebook par Venance Konan, écrivain extrêmement connu, auteur de Robert et les Catapila, bijou de la littérature ivoirienne qui vous fait tout comprendre de l’Afrique de l’Ouest, et par ailleurs directeur général du groupe Fraternité Matin. Il dit en substance : « Nos ennemis, les groupes armés terroristes, doivent applaudir toutes ces manifestations anti-françaises ». Il est convaincu que le centre de gravité ami – et là j’ai recours à un terme militaire qu’il n’a pas employé –, autrement dit ce que, nous, partenaires africains et français, devons absolument préserver pour gagner, c’est la solidité de notre alliance. Chercher à séparer les États ouest-africains de leurs partenaires français ou alliés, c’est porter directement atteinte à ce centre de gravité. Et il pointe du doigt ceux qui dénoncent une relation néocolonialiste avec la France et qui appellent de leurs vœux une association avec la Russie en concluant : « Permettez-moi de rigoler ».

Reste que beaucoup États se livrent à la « bouc-émissairisation » : il est plus aisé de critiquer l’action d’un État tiers que de se remettre en cause. Et là, je vous invite à lire d’autres textes : les papiers du président de la Conseil national du patronat du Mali qui soulignent que tuer le « porte-canne », c’est-à-dire Barkhane, est plus facile que chercher les responsabilités des États locaux.

Colonel Benoît. Il faut bien faire la part des choses entre le bruit de fond anti-français, qui existe depuis toujours dans ces pays, et la manipulation que peuvent en faire certaines puissances. Nous sommes particulièrement vigilants sur ce point. Nous pouvons tirer parti de l’expérience très éclairante que nous avons eue en République centrafricaine. À l’intense activisme informationnel russe, nous avons apporté une réponse structurée que nous sommes en train de mettre en place dans l’ensemble du Sahel. Fait très important : notre approche est centrée sur les populations locales. Nous avons peut-être un peu trop oublié de nous adresser à elles pour rendre nos actions lisibles. La communication des armées passe par un effort d’explication dirigé vers nos concitoyens français, mais le défi est aussi de toucher des populations du Sahel dans des zones déshéritées, peu perméables aux moyens de communication modernes. Au niveau interministériel, nous déployons une communication stratégique, car l’information est aussi au cœur de nos stratégies. Entre la force Barkhane et les ambassadeurs de France au Mali, au Niger, au Burkina Faso, il y a une mutualisation des moyens de communication, non pour manipuler ou faire de la propagande, mais pour essayer d’atteindre les populations locales en expliquant nos actions. Nous avons aussi essayé de travailler avec France Médias Monde qui a les moyens de toucher des auditoires très reculés en émettant en langue locale, notamment en peuhl. Les seuls qui arrivent pour l’instant à leur parler, ce sont les djihadistes ; il est capital de leur faire entendre une autre version de la réalité pour leur redonner espoir, et rendre nos actions lisibles. Les ministères des armées et des affaires étrangères portent leurs efforts sur cet enjeu.

Par ailleurs, j’aimerais donner un exemple qui montre que nous n’utilisons pas seulement les réservistes en tant que compléments opérationnels mais que nous tirons aussi parti de leurs expertises particulières : nous avons monté au Sahel des missions d’expertise de haut niveau sous statut de réserve opérationnelle spécialisée dont les travaux ont donné lieu à des projets repris par la Banque mondiale.

Colonel Loïc. Nous n’avons pas répondu aux questions portant sur l’Union européenne : elle est le premier bailleur du Sahel ; elle est à l’origine de trois missions – la mission de soutien aux capacités de sécurité intérieure maliennes, EUCAP-Sahel Mali, l’EUCAP-Sahel Niger et l’EUTM Mali ; elle a installé une cellule de conseil et de coordination régionale (RACC) à Nouakchott avec à sa tête un officier général français en 2e section.

Le message de la France consistant à dire que la sécurité de l’Europe commence au Sahel est donc pleinement pris en compte par l’UE. Vendredi dernier, j’ai accompagné le chef d’état-major des armées à Gao où est basée une unité estonienne. Comment aurait-on pu imaginer il y a encore cinq ans que des Estoniens seraient présents à nos côtés au Sahel pour participer à la défense de l’avant au sein de l’Union ?

Au Sahel sont déjà présents la France avec la force Barkhane, l’Union européenne, les Nations unies avec la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). Savoir si l’OTAN a vocation à s’y déployer est une question politique. En revanche, les apports des pays membres de cette organisation, notamment en capacités, pourraient nous être utiles.

Sur le lac Tchad, nous cherchons à contenir la menace que représente Boko Haram, notamment pour protéger l’approvisionnement du Tchad car ce groupe menace la route logistique principale qui alimente ce pays.

M. Jean-Marie Fiévet. Messieurs, permettez-moi de vous interroger sur la position des membres du G5 Sahel sur la présence militaire française dans la bande sahélo-saharienne. Le 4 décembre dernier, le Président de la République a conditionné le maintien de l’opération Barkhane à une clarification des pays du G5 Sahel sur la présence militaire de la France dans la région alors que les forces françaises sont parfois dénoncées comme une armée d’occupation. Cette clarification devait avoir lieu lundi dernier à Pau mais à la suite de l’assaut mené contre un poste militaire dans l’ouest du Niger, qui a fait 71 morts, la rencontre entre le Président de la République et les chefs d’État du G5 Sahel a été reportée en janvier 2020. Qu’attendez-vous de ce sommet ? Quelles seront, d’après vous, les orientations futures des pays membres de cette coordination ?

Mme Séverine Gipson. Une stabilité durable dans les pays d’Afrique passe par l’exercice de la démocratie, or la corruption est présente à tous les niveaux dans tous les pays. Cela constitue un frein énorme à la stabilisation du Sahel et empêche d’envisager un désengagement militaire de la France.

Dans vos exposés, vous avez beaucoup insisté sur la coordination nécessaire entre les armées et les personnels civils présents sur le terrain. Quelle pourrait être la part de l’armée française dans la lutte contre la corruption ? Comment s’articulerait-elle avec les acteurs civils ?

M. Jean-Louis Thiériot. Messieurs, la première question qu’on se pose, surtout après la tragédie que constitue la mort de nos treize militaires au Mali, c’est le sens de la mission. Celui-ci paraît clair : la stabilisation de la zone sahélo-saharienne s’impose, d’autant que la sécurité de Paris commence à Gao. Le général Lecointre a dit récemment à quel point l’engagement au Sahel devait nécessairement se faire dans la durée. Pour qu’il soit le moins lourd possible pour la France, il faut que montent en puissance les forces locales et les partenariats que nous nouons avec elles.

Quelle est l’ampleur de cette montée en puissance ? Ces forces locales sont-elles fiables ? Sont-elles ou non infiltrées par des éléments que je qualifierai de « djihadistes » au sens large ? Y a-t-il un risque en termes de sécurité ? Qui les financent ? Le matériel et la formation dont elles disposent leur permettent-ils de remplir les missions pour lesquelles nous avons absolument besoin d’elles ?

M. Christophe Lejeune. Vous avez rappelé que les armées africaines étaient passées en une quinzaine d’années de 10 000 à 47 000 hommes. Au-delà du matériel, se pose, comme en Europe, la question de l’interopérabilité de ces forces.

Vous avez évoqué à deux reprises la Russie, mais j’ai aussi à l’esprit la Chine, qui a une base militaire à Djibouti. Qu’en est-il de l’action des forces chinoises et russes en Afrique ? Quelle est la nature exacte de leur rôle ? S’agit-il de conseil, d’aide au développement ?

M. Jacques Marilossian. Les groupes terroristes agissent dans la bande sahélo-saharienne bien souvent à moto. Leur point fort tactique est la mobilité et la capacité à se nomadiser. On me dit qu’au nord du Nigeria, Boko Haram dispose d’une flotte importante de motos chinoises, moins chères à entretenir et moins gourmandes en carburant que les fameux pick-up. Un chercheur de la Rand Corporation, Michael Shurkin, a fait le constat d’une situation assez effrayante au Niger, qui risque d’empirer : les soldats locaux sont peu nombreux, mal formés et manquent de compétences et d’équipements. Si j’en crois certaines de mes lectures, l’armée mauritanienne, après avoir connu des problèmes d’effectifs et des tensions ethniques tribales, a été réformée assez profondément il y a une dizaine d’années. Devenue plus mobile, nomadisante, elle semble efficacement contrecarrer certaines unités djihadistes. Pouvons-nous nous inspirer du modèle mauritanien pour les autres armées de la bande sahélo-saharienne ?

M. Claude de Ganay. Je vous remercie, Madame la présidente, d’avoir organisé cette table ronde qui tombe à point nommé, compte tenu de la situation au Burkina et au Niger et du développement du sentiment français.

Vous avez rappelé l’intérêt de la politique de développement, notamment de l’Agence française de développement (AFD). Certaines élites sahéliennes ont toutefois un peu trop tendance à percevoir l’aide extérieure comme une rente. Un changement d’état d’esprit s’impose.

Vous avez également souligné l’effet positif de la nomination du général Namata à la tête de la force conjointe du G5 Sahel. Qu’en est-il de la force Takuba ? Le Danemark, la République tchèque, l’Estonie se sont déclarées partantes, mais pas l’Allemagne… Comme c’est sur ce pays que devrait reposer la future défense européenne, je m’interroge. Avez-vous une opinion à ce sujet ?

Colonel Benoît. Plusieurs questions ont porté sur la Force conjointe G5 Sahel et les partenariats que nous avons noués. L’actualité récente a montré comment les groupes armés terroristes arrivaient à exploiter la faiblesse de ces armées, les plus pauvres du monde. Leur montée en puissance va prendre du temps et sera sans nul doute ponctuée de revers.

Leur faiblesse principale réside dans leurs équipements. Il suffit de comparer la protection individuelle d’un soldat français et d’un soldat malien, ce qui renvoie bien sûr à un problème de confiance du soldat. Notre projet est donc de renforcer le degré de protection individuelle des soldats et d’augmenter leur mobilité, à une échelle cohérente avec les capacités à notre disposition, autrement dit en les équipant de la même façon en pick-up et en motos, tout en développant dans ces unités l’esprit d’initiative qui leur manque aujourd’hui.

La faiblesse de ces armées tient également au niveau du commandement : faiblesse de l’implication du haut commandement à l’égard des troupes, faiblesse du commandement de contact : on a du mal à faire manœuvrer les unités au-delà de la taille d’une section. Il faut développer une culture opérationnelle du commandement. C’est le but que nous recherchons dans le cadre du « partenariat de combat de Barkhane » et d’EUTM.

Colonel Loïc. Lorsque nous sommes ensemble, les soldats maliens, nigériens, burkinabés sont vraiment de vaillants combattants et ils obtiennent des résultats. Le chef d’état-major le rappelle souvent, nous avons une dette du sang vis-à-vis d’eux : leurs aînés se sont très courageusement battus pour la France pendant la première et la seconde guerre mondiale.

Reste qu’une question de souveraineté se pose. Prenons l’exemple du Burkina, jeune pays qui s’est dressé fièrement contre la puissance coloniale à travers le sankarisme : la présence de troupes étrangères est sensible et les gouvernements en place doivent pouvoir la contrôler. Il n’est pas difficile de le concevoir : la France n’est pas pour rien la patrie du général de Gaulle, qui a demandé à l’OTAN de quitter notre territoire en quelques mois.

Nous cherchons à convaincre ces pays que nous pouvons les aider. Ils peuvent bien sûr aller au combat sans nous ; nous demandons juste qu’ils nous préviennent, que nous puissions faire décoller nos avions et leur donner un coup de main si besoin est.

Je vous remercie beaucoup, Monsieur le député Marilossian, d’avoir évoqué la Mauritanie. Vous avez absolument raison : les groupes spéciaux d’intervention, les GSI, démontrent que la situation sécuritaire du Sahel n’est en rien fatale.

J’ai eu le triste privilège d’assister à la réunion interministérielle où il a été décidé d’arrêter le Paris-Dakar. Ce fut une décision très difficile à prendre mais, aujourd’hui, les touristes peuvent revenir en Mauritanie. Ce qui importe donc, c’est la définition d’une stratégie de sécurité nationale laquelle, je le rappelle, repose sur la conjonction d’un objectif, des moyens qui y sont associés, de la façon « d’y aller » avec des soldats payés, équipés et entraînés, et d’une volonté politique.

La question de la souveraineté nationale est quant à elle très intéressante à analyser : les Mauritaniens se sont tournés vers les Français et les Américains pour leur dire qu’ils allaient constituer des groupes spéciaux d’intervention et qu’ils les voulaient comme ceci et comme cela. Nous leur avons dit : « OK ! », nous avons formé ces GSI et à la fin de la mission, les Mauritaniens nous ont vivement remerciés puis… au revoir ! Ils ont en effet été capables de créer et de mener un projet, de définir un objectif et de demander à leurs partenaires de clôturer une mission, qui a réussi.

Nous sommes en train de reproduire au Niger le modèle des GSI mauritaniens. Le Niger développe ainsi une douzaine de bataillons spéciaux d’intervention, les BSI, qui seront équipés par un certain nombre de partenaires européens ayant décidé d’être partie prenante du projet – Allemands, Belges, Français – avec les Américains et les Canadiens. Cela montre bien que des solutions existent et qu’elles peuvent aboutir.

Je suis mal placé pour répondre sur ce qu’il en est quant au niveau de corruption car tel n’est pas mon cœur de métier mais je souligne simplement que nous avons créé un outil assez original avec la DCSD, la Direction de la coopération et de la sécurité de la défense qui, au sein du ministère des affaires étrangères, fait la synthèse entre la coopération militaire et les coopérations judiciaire et policière. Grâce à elle, nous pouvons agir de manière complémentaire.

Les chiffres que je vous ai donnés dans mon exposé illustrent combien je ne peux qu’être d’accord avec vous-même si, dans certains cas, notamment sous la présidence d’Houphouët-Boigny, d’aucuns évoquaient une forme particulière de « redistribution ». Ce dernier avait eu en effet l’intelligence d’opérer une redistribution nationale équitable, mais la création de « l’ivoirité », sous Henri Konan Bédié, a entraîné une rupture qui est à l’origine de la crise politique que nous avons connue.

Je suis d’accord avec vous quoique la situation évolue grâce à la DCSD, aux dispositifs de l’Union européenne, au G5 Sahel – qui ne se résume pas à la force conjointe mais constitue aussi un pilier « judiciaro-policier » avec un ensemble de plateformes d’échanges de renseignements dans les domaines civil et judiciaire – et, enfin, au P3S, le partenariat pour la sécurité et la stabilité pour le Sahel qui, normalement, chapeautera et permettra de faire la synthèse dans toutes ces affaires.

Dernier point : n’oublions pas que ces pays sont peut-être des démocraties imparfaites mais que ce sont des démocraties. Il y a donc des rendez-vous électoraux. L’année prochaine, des élections présidentielles sont ainsi prévues au Niger et au Burkina. Nous attendons du premier sommet de Pau, qui aura lieu le 13 janvier prochain, un clair engagement des États du Sahel à contribuer à leur mesure et à la hauteur de leurs investissements à cette lutte contre les groupes armés terroristes, ni plus, ni moins.

Les chefs d’État du G5 se sont réunis dimanche à Niamey pour préparer le sommet afin de se mettre d’accord entre eux. Ils ont publié un communiqué final en vingt points, qui constitue d’ores déjà une très grande avancée en termes de clarification. Il serait trop long de détailler un certain nombre de dossiers très techniques ; mais, visiblement, les paroles fortes du Président Macron ont déjà commencé à porter des fruits, très concrets, sur le terrain, pour l’opération Barkhane. Je gage que d’autres seront récoltés d’ici le 13 janvier.

Colonel Benoît. M. le député Chassaigne a posé une question concernant le dialogue avec les groupes armés.

Il ne nous appartient pas de décider unilatéralement de dialoguer avec tel ou tel groupe, puisqu’il en va de pays souverains. Nous ne dialoguons qu’avec les groupes armés signataires, et très fermement, afin de les contraindre le plus possible à appliquer vraiment l’Accord de paix et de réconciliation qu’ils ont signé. Le dialogue avec d’autres groupes relève quant à lui de la souveraineté de l’État malien.

M. Philippe Folliot. Merci de me permettre de me rajeunir un peu : en 2011, j’avais co-rédigé un rapport au nom de la commission de la défense nationale et des forces armées sur les actions civilo-militaires ; nous nous étions alors rendus sur des théâtres d’opérations, notamment en Afghanistan, où nous avions pu constater combien l’aide médicale aux populations (AMP) est importante. Quel est le degré d’implication du service de santé des armées ? Avec quels résultats ?

Vous n’avez pas répondu – en tout cas pas de manière suffisamment précise – à la question de notre collègue Pueyo sur la problématique de l’OTAN. Grossièrement, au sein de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, nous considérons que l’opération Barkhane est une opération d’alliés ; mais, demain – c’est peut-être aussi le sens des propos du Président de la République –, n’est-elle pas appelée à transformer en une opération de l’Alliance ? Ce ne serait pas du tout la même chose, ne serait-ce qu’eu égard à des mécanismes de solidarité financière : pour l’instant, financièrement et humainement, c’est nous qui nous supportons l’essentiel des coûts et des risques. Nous savons très bien que personne ne les prendra à notre place ; s’il s’agissait d’une opération de l’Alliance, les coûts seraient mutualisés ce qui, en tout état de cause, permettrait non seulement d’alléger notre fardeau financier mais surtout à d’autres pays de participer financièrement alors qu’ils ne le feront pas opérationnellement ou seulement pour des actions de soutien, de formation ou autre, en tout cas pas pour des actions de contact.

M. Jean-Charles Larsonneur. Quelques compléments à l’appui des propos de Philippe Folliot – qui préside la délégation française à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN – dans la lignée des questions précédemment posées sur l’OTAN.

Le sommet de Londres a permis d’engager une discussion pour que l’OTAN porte un regard plus appuyé sur l’Afrique. Dans la foulée, une assemblée parlementaire de l’OTAN s’est tenue à Washington il y a quelques jours, à laquelle la présidente Dumas et d’autres collègues ont également participé. La sempiternelle question du partage du fardeau y a été posée. Collectivement, nous avons jugé que les 2 %, c’est bien – et nous y allons résolument – mais il y a 2 % et 2 %, armées opérationnelles et armées moins opérationnelles… Loin de moi l’idée de stigmatiser qui que ce soit, mais la France ou la Grande-Bretagne, ce n’est pas l’Allemagne ou la Pologne en termes de capacités opérationnelles ! Nous l’avons dit assez clairement, me semble-t-il : par le sacrifice de nos hommes, nous payons le prix du sang, y compris pour la défense du continent européen.

Nous avons interrogé les autorités américaines et nos interlocuteurs quant à une présence accrue de l’OTAN en Afrique et à la forme qu’elle pourrait prendre. J’ai pris l’exemple du Levant, où l’OTAN – pas forcément en tant que telle d’ailleurs – était membre de la coalition ad hoc. La bonne formule ne pourrait-elle reposer sur une association de l’OTAN avec les nations engagées à travers un partenariat aux côtés de l’Union européenne et des Nations-Unies – les autorités américaines et le monde académique universitaire se sont montrés assez ouverts en la matière – ou sur l’association de certaines nations alliées able and willing ? Selon vous, quelle serait la plus-value militaire, tant en termes opérationnels que capacitaires, d’une intervention des nations alliées à nos côtés, outre celles qui interviennent déjà puisque, je le rappelle, les États-Unis sont présents ?

Mme la présidente François Dumas. Belle représentation de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN !

Mme Marianne Dubois. Avec quelques collègues, dont Claude de Ganay, nous revenons du Togo, où nous avons eu le grand plaisir de rencontrer le Président de la République et des parlementaires. Ce pays réalise des efforts immenses pour améliorer sa gouvernance, tendre vers la démocratie, améliorer la sécurité intérieure et les institutions judiciaires – bien sûr, avec l’aide de la France – et favoriser le développement économique. Nous avons eu l’occasion de visiter le port de Lomé, l’un des plus grands ports et des mieux sécurisés du Golfe de Guinée. Le Togo, dont la marine est d’ailleurs reconnue, constitue aussi un magnifique couloir vers son voisin du nord, qui rencontre de grandes difficultés : le Burkina Faso. Comment faire – même si vous avez déjà un peu répondu à cette question – avec ce pays qui n’appelle pas à l’aide, qui reste un peu replié sur lui-même et qui laisse passer des terroristes ?

Mme Monica Michel. Une question concernant l’avancée du partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel, initiative franco-allemande lancée conjointement avec le président burkinabé du G5 Sahel à l’occasion du dernier G7 à Biarritz.

Ce partenariat vise, dans les domaines de la défense et de la sécurité intérieure, à garantir l’adéquation avec les besoins du terrain. Je sais que la déclaration conjointe, en renforçant les forces de sécurité, renforce également leur obligation de rendre des comptes.

Pourriez-vous nous éclairer sur deux points : comment s’applique ce renfort aux forces du G5 Sahel à l’heure où certains pays regrettent l’insuffisance de moyens permettant de répondre aux objectifs ? Quels retours avez-vous de la part de ces pays, dont les forces ont été parfois accusées de violation des droits de l’homme ?

Colonel Loïc. Le P3S, défendu par la France et l’Allemagne, est dans la phase de pré-opérationnalisation. Nous sommes en train de travailler sur un plan interministériel et avec nos partenaires allemands sur sa caractérisation et sa gestion.

Notre vision du P3S repose sur deux facteurs essentiels.

Le premier : il s’agit d’obtenir un appui politique plus important au profit de l’ensemble de l’Afrique de l’ouest et du G5 Sahel en particulier, notamment par la remise en selle ou une nouvelle implication de la CEDEAO, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest. Il s’agit de prendre en compte l’extension de la menace terroriste vers le Golfe de Guinée et de demander aux États côtiers de travailler ensemble, de réfléchir avec eux pour savoir comment y répondre tout en restant concentrés sur la zone des trois frontières – Mali, Niger, Burkina –, où se situe le cancer initial.

Le deuxième : il s’agit de remettre un coup de projecteur sur les forces de sécurité intérieure. Face à la menace à laquelle nous sommes confrontés, la police, la gendarmerie, les gardes nationales, les chaînes judiciaire et pénale ont leur rôle à jouer. Si nous, Barkhane, sommes aux côtés de nos frères d’armes africains, s’il y a nombre de partenariats bilatéraux opérationnels, il nous semble néanmoins que l’effort de la communauté internationale en direction de la chaîne pénale, judiciaire, et des forces de sécurité intérieure pourrait peut-être être plus important.

Cela me permet de faire écho à votre évocation des problèmes liés aux droits de l’homme. Je n’ai pas besoin de vous en convaincre mais, en la matière, nous sommes très vigilants. Nous entretenons des rapports très étroits avec le Comité international de la Croix-Rouge, le CICR, et nous organisons des sessions de formation à la sensibilisation au droit des conflits armés et aux droits de l’homme à destination de nos forces partenaires, comme ce fut le cas à San Remo. Nous parlons du « risque réputationnel ». Il n’est évidemment pas question que nous nous commettions avec des troupes qui se rendraient coupables d’exactions et je peux vous dire que, lorsque nous sommes présents, les forces armées partenaires se comportent très bien.

Je suis heureux, Madame la députée Dubois, que vous ayez évoqué le Togo. Cela me permet de mettre un petit coup de projecteur sur une initiative intéressante, assez peu connue en France : l’initiative d’Accra, soutenue par le Ghana, le Bénin, le Togo, le Burkina à des fins de mise en commun de leurs ressources, notamment en termes de renseignement, de forces de police, de forces judiciaires, de manière à prendre en compte la menace terroriste.

Il est intéressant de noter que cette initiative est totalement africaine : pas un Européen, pas un Américain n’est venu leur dire de faire ceci et cela, et que c’est comme cela que ça marchera… Nous sommes donc très « en appui » de cette initiative.

La question de la francophonie, en effet, se pose. Que veut-on pour cette région du monde ? Nous sommes membres fondateurs de l’OTAN, membres de l’Alliance militaire, nous comptons plus de 800 officiers dans les structures intégrées mais aussi le numéro deux de l’OTAN avec le poste de commandant suprême allié Transformation au SACT (Supreme Allied Commander Transformation) etc. La question, bien évidemment, est celle du partage du fardeau.

Pourquoi un pays accepterait-il de s’engager si l’Alliance s’engage ? Pourquoi tel pays, déciderait tout à coup de s’engager parce que l’OTAN s’engage alors que l’Union européenne, les coalitions ad hoc, l’Alliance Sahel, le P3S, etc., tous les instruments sont là.

Un membre de votre assemblée a évoqué l’interopérabilité : reconnaissons que l’adaptation des SOP – Standing operating procedures –, les procédures standardisées opérationnelles de l’OTAN, à partenaires locaux, prendra un peu de temps.

Je terminerai par une petite anecdote. Lorsque j’étais aux États-Unis, j’ai participé à la création de la cellule de coordination et de liaison au profit de la force multinationale mixte réunissant aux Français nos camarades britanniques et américains afin d’apporter un appui en matière de renseignement et de planification à nos camarades de la commission du bassin du lac Tchad. La première question que mes camarades américains m’ont posée est la suivante : « Mon cher, pourriez-vous nous donner le manuel de fonctionnement de la cellule de coordination et de liaison ? ». J’ai répondu que les procédures étaient inexistantes et que nous étions précisément en train de les inventer : nous inventons un outil qui répond à un besoin. Il y a pour le moins, sinon une dichotomie, en tout cas un biais culturel…

Le débat est évidemment ouvert, toutes les capacités critiques que des partenaires tiers pourraient nous apporter sont bien entendu les bienvenues : avions de transport stratégique, tactique, hélicoptères, renseignement d'intérêt maritime – ISR…

Colonel Benoît. Il n’y a pas d’opposition de principe à une intervention de l’OTAN au Sahel mais qu’avons-nous aujourd’hui ? Une force qui a un bon degré de maturité et qui est capable d’entraîner derrière elle des contributions ad hoc de la part des pays européens able and willing. Le système actuel fonctionne précisément grâce à sa souplesse.

L’aspect culturel est également important. Les armées françaises disposent d’un véritable savoir-faire dans cette région du monde.

Je pense qu’il est possible de chercher des complémentarités dans des domaines comme la logistique ou le renseignement, l’appui ISR, etc. Il y a là probablement des pistes à explorer.

Colonel Loïc. Nous n’avons pas parlé de l’assistance médicale aux populations. Le Service de santé des armées joue bien sur un rôle essentiel au Sahel.

L’assistance médicale aux populations est à la fois essentielle, centrale et organisée. Ce sont plusieurs milliers d’actes médicaux, entre 10 000 et 20 000, qui ont été effectués. Les statistiques sont très précises – nous tenons les chiffres à votre disposition – mais je pense que 80 % environ de l’activité du Service de santé des armées est à destination des populations –nos blessés et nos morts, heureusement, sont peu nombreux. L’assistance médicale aux populations est évidemment organisée, centrale, fondamentale.

Mme la présidente Françoise Dumas. L’assistance médicale contribue également à l’amélioration de la qualité des relations avec les populations locales et participe de la confiance réciproque, ce qui peut renforcer notre présence sur les territoires. Sauver, soigner quelqu’un, pour une famille, c’est aussi pour elle une manière d’apprécier la qualité de nos relations sur place, comme j’ai pu le remarquer en observant à Gao, en OPEX, le travail des « rôles » 1 ou 2.

Je vous remercie, Messieurs, pour la qualité de ces échanges, qui nous satisfont tous et répondent à nos besoins d’informations et de remise en perspective de nos actions. Nous saluons les sacrifices de vos frères d’armes, et nous leur exprimons toute notre reconnaissance.

Qu’il me soit enfin permis, mes chers collègues, de vous souhaiter des vacances bien méritées, et de présenter mes meilleurs vœux à tous, ainsi qu’à vos familles et à nos soldats présents sur les terrains d’opérations.

 


6.   Table ronde, à huis clos, sur la conflictualité en Afrique (Afrique centrale, Corne de l’Afrique, Golfe de Guinée) avec M. le capitaine de vaisseau Pierre de l’état-major de la Marine nationale, M. le colonel Cyril de l'état-major des armées et M. le colonel Loïc de l’état-major des Armées (mercredi 15 janvier 2020)

Mme la présidente Françoise Dumas. Mes chers collègues, notre cycle d’auditions sur le contexte géostratégique nous avait réunis, avant Noël, pour une première table ronde sur la conflictualité en Afrique, particulièrement dans la bande sahélo-saharienne (BSS). Nous poursuivons ce matin notre tour d’Afrique avec une table ronde consacrée à trois autres régions africaines : le golfe de Guinée, l’Afrique centrale et la Corne de l’Afrique.

Pour discuter de la situation de ces régions, des intérêts qui sont les nôtres ainsi que des risques et des menaces qui pèsent, nous recevons aujourd'hui trois spécialistes de ces zones au sein de nos états-majors. Nous avons le grand plaisir de retrouver le colonel Loïc de l’état-major des armées, qui nous avait dressé, lors de la dernière séance, un tableau magistral de la conflictualité en Afrique ; il nous parlera cette fois-ci de la Corne de l’Afrique. Il est accompagné par le colonel Cyril de l’état-major des armées, qui concentrera son intervention sur l’Afrique centrale, et par le capitaine de vaisseau Pierre de l’état-major de la marine, qui évoquera le golfe de Guinée. Je les remercie tous les trois de leur présence ce matin. Nous sommes à huis clos, ce qui laissera à nos invités toute latitude pour entrer dans les détails de la situation et nous expliquer quelles sont la position et les actions des armées françaises.

Ces trois zones auxquelles nous allons consacrer une attention particulière présentent un intérêt majeur pour nos armées. Dans la Corne de l’Afrique, la France entretient depuis longtemps une importante base opérationnelle avancée à Djibouti. Cette zone autour du détroit de Bab-el-Mandeb est d’une importance vitale pour les approvisionnements des pays occidentaux. C’est en quelque sorte l’une des grandes autoroutes mondiales du transport maritime, et pas seulement pour les hydrocarbures ; elle est donc d’un grand intérêt pour notre sécurité.

Il y a de cela une dizaine d’années, l’émergence de la piraterie au large de la Somalie a conduit l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) à mener trois opérations, appuyées par l’opération Atalante de l’Union européenne. Avec la montée des tensions dans la zone, en raison notamment de la guerre au Yémen et de la rivalité entre les puissances régionales, les enjeux en sont d’autant plus cruciaux.

La France n’est pas seule dans la zone. À Djibouti, d’autres pays ont ouvert des bases : les États-Unis, avec un effectif supérieur au nôtre, mais aussi et surtout la Chine, qui dispose depuis 2017 d’une base permanente de 400 hommes, pouvant en accueillir plusieurs milliers. Il y a également à Djibouti la seule base militaire extérieure du Japon, ainsi qu’une petite installation militaire allemande.

L’Afrique centrale est également une région où la stabilité est menacée par les rivalités entre puissances régionales. La France est encore intervenue en 2014, dans le cadre de l’opération Sangaris, pour contribuer à mettre un terme aux affrontements intercommunautaires en République centrafricaine. Nous y entretenons toujours une garnison de 350 hommes, et le pays paraît tout sauf stabilisé. Peut-être nous parlerez-vous aussi du grand voisin de la Centrafrique, la République démocratique du Congo, elle aussi longtemps soumise à des facteurs de déstabilisation, notamment à l’est.

Enfin, le golfe de Guinée, c'est-à-dire l’arc côtier allant du Sénégal à l’Angola, constitue lui aussi une région dont la stabilité est incertaine. La France a des intérêts majeurs dans la zone, que ce soit pour la protection de ses ressortissants ou pour ses approvisionnements. Elle entretient des pôles opérationnels de coopération au Sénégal et au Gabon, c'est-à-dire des bases de 350 hommes environ et une base opérationnelle avancée d’un millier d’hommes en Côte d’Ivoire. Là encore, peut-être nous direz-vous à quelles missions pourraient être employées ces forces dans les temps qui viennent.

M. le capitaine de vaisseau Pierre. Mesdames et Messieurs les députés, il me revient l’honneur de débuter cette audition sur l’Afrique. Le golfe de Guinée est un espace géopolitique menacé par de nombreuses activités illégales et criminelles. La pêche illégale, tout d’abord, qui représente un tiers des prises. Souvent synonyme de surpêche, elle fait courir le risque d’un effondrement des stocks halieutiques, avec des répercussions néfastes pour les populations riveraines, dont l’alimentation en protéines provient à 40 % de la pêche. Cela a également un impact économique négatif, tant pour les pays côtiers, avec un manque à gagner estimé à 1,5 milliard d’euros par an, que pour les pêcheurs traditionnels, confrontés à des difficultés croissantes dans l’exercice de leur activité.

Vient ensuite la piraterie, dont le golfe de Guinée reste l’épicentre selon le dernier compte rendu du Maritime information cooperation and awareness center (MICA Center), le centre français à vocation mondiale qui évalue le niveau de menace en mer et relaie les alertes en cas d’attaques. En 2019, 111 actes de piraterie ou de brigandage ont été recensés contre 90 en 2018 dans le golfe de Guinée, avec des actions de plus en plus violentes : 146 personnes kidnappées en 2019, contre 99 en 2018.

Pour la piraterie, il convient de noter que le golfe de Guinée présente un contexte très différent de celui de l’océan Indien. Les bâtiments de commerce stationnent dans le golfe de Guinée pour y travailler ou charger des cargaisons, alors qu’ils transitent sans s’arrêter au large des côtes somaliennes. Par ailleurs, les États côtiers du golfe de Guinée sont faibles, mais pas faillis, contrairement à la Somalie, et restent très attachés au respect de leur souveraineté. Pour cette raison, les pirates dans le golfe de Guinée cherchent non pas à détourner des navires, comme le font leurs homologues somaliens, mais plutôt à voler une partie de la cargaison et surtout à kidnapper des membres d’équipage. Ce mode d’action est rapide et très lucratif : le montant moyen des rançons est de 50 000 euros par prisonnier. C’est également la raison pour laquelle la réponse internationale face aux pirates ne peut être identique : opération Atalante destinée à se substituer à l’État failli somalien dans l’océan Indien, mais soutien à l’architecture de Yaoundé créée par les États côtiers dans le golfe de Guinée.

Le trafic de migrants est une autre des activités illicites qui touche la région ; il risque d’être favorisé par le doublement de la population d’ici à 2050.

Quant au terrorisme, il touche plutôt la bande sahélo-saharienne mais des signes de son expansion vers les frontières nord des États côtiers sont de plus en plus apparents, comme l’atteste l’enlèvement de nos deux compatriotes au Bénin, en mai dernier. Le risque de terrorisme maritime est quant à lui modéré, voire faible, mais il reste un point d’attention particulier ; l’une de ses cibles pourrait être l’industrie pétrolière offshore.

Enfin, le trafic de drogues : profitant de conditions favorables, les mafias ont transformé le golfe de Guinée en plaque tournante du trafic en provenance d’Amérique du Sud et dont une grande partie est destinée à l’Europe.

Ces activités illicites et criminelles sont souvent interdépendantes : un patron pêcheur qui ne peut plus pêcher faute de poissons risque de louer ses services à des trafiquants. Elles ne connaissent pas de frontières, ce qui explique la grande difficulté à assurer la continuité d’une poursuite, du flagrant délit jusqu’au jugement. Elles contribuent ainsi à placer les populations dans des situations de détresse, facteur de déstabilisation et d’émigration illégale, avec des répercussions jusqu’en Europe.

Pour améliorer la situation sécuritaire dans le golfe de Guinée, les dix-neuf pays africains riverains ont défini, en 2013, une architecture de sécurité maritime, dite architecture de Yaoundé, destinée à améliorer la coopération entre tous ces pays. À cette occasion, des accords ont été signés pour en fixer le cadre et décision a été prise de mettre en place vingt-six centres de commandement pour lui donner corps. Le maillage de ces centres est prévu pour couvrir l’ensemble du golfe, avec une organisation hiérarchique par pays, zones et sous-régions. Les résultats obtenus, même s’ils sont perfectibles, sont déjà positifs, comme l’atteste l’exemple de différentes opérations communes entre pays voisins. Cependant, pour entretenir la dynamique locale positive, le soutien coordonné de la communauté internationale est indispensable.

La France soutient l’architecture de Yaoundé : par des mesures très concrètes, elle aide les pays africains à devenir autonomes, à agir avec leurs propres moyens et en s’adaptant à leur environnement. Elle s’appuie pour cela, en grande partie, sur les bâtiments de la marine nationale déployés dans le golfe de Guinée depuis trente ans, dans le cadre de l’opération Corymbe, visant à garantir la sécurité de nos 100000 ressortissants présents sur zone et à préserver les intérêts français, sachant que 20 % du pétrole importé par la France provient du golfe du Guinée et que 30 % de notre uranium est exporté du Niger via le Bénin.

La présence quasi permanente de nos bâtiments est mise à profit pour répondre aux attentes des marines des pays côtiers. Nos équipages programment des séances de formation : 1 000 marins africains sont formés chaque année, soit l’équivalent de la marine sénégalaise. Ils organisent également des entraînements, dont le plus significatif est le Grand African NEMONavy’s exercise for maritime operations –, qui vise à faire travailler ensemble le plus grand nombre possible d’acteurs de la région et bénéficie du concours de partenaires extérieurs – européens, brésiliens et américains – au cours d’un rendez-vous majeur qui a lieu chaque année. Enfin, nos bâtiments mènent des opérations communes avec les marines locales, l’idée étant toujours de les soutenir et non pas de les remplacer ; 55 patrouilles conjointes de ce type sont menées par an.

Mais l’aide française ne s’arrête pas là. Les éléments français stationnés au Sénégal et au Gabon assurent des actions ponctuelles de soutien et de formation. Un Falcon 50 déployé à Dakar conduit des vols de surveillance maritime au profit de nos partenaires. Enfin, dix-sept coopérants militaires dépendant du ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE), insérés directement dans les forces africaines, les accompagnent et les conseillent au quotidien.

Si la stratégie française est vertueuse, elle ne suffit cependant plus pour répondre aux attentes des pays du golfe de Guinée. Pour être plus efficace, la marine française s’est entendue avec ses homologues du Portugal, de l’Espagne et du Danemark, pays européens parmi les plus actifs en mer sur zone, pour signer en 2015 un accord quadripartite destiné à mieux coopérer. Sur le plan du partage de l’information, elle a signé un accord en 2016 avec la marine britannique pour partager l’information maritime avec les armateurs civils et diffuser plus efficacement les alertes en cas d’attaques de piraterie. De même, à travers la présidence du G7++ groupe des amis du golfe de Guinée, qui vient de s’achever, la France a poussé la communauté internationale, les acteurs économiques et les organisations non gouvernementales à agir ensemble dans une approche globale liant étroitement développement économique, respect de l’environnement et sécurité des espaces maritimes.

L’Europe est également présente dans la zone à travers ses programmes ou ses agences. C’est en particulier le cas avec ses programmes de développement tels que GoGIN – Gulf of Guinea inter-regional network –, SWAIMS – Support to West Africa integrated maritime security –, PASSMAR – Programme d’appui à la stratégie de sûreté et de sécurité maritimes –, PESCAO – Programme régional pour l’amélioration de la gouvernance régionale des pêches en Afrique de l'Ouest – et bien d’autres encore. Il s’agit de programmes à vocation maritime qui couvrent un spectre très large de domaines : économique, sécuritaire, juridique, capacitaire, etc.

L’Europe fournit aussi un appui opérationnel direct au travers de certaines agences : ainsi, Frontex, dans le cadre de la mission Hera, surveille la frontière de l’Union européenne entre l’Espagne et l’Afrique.

Ces multiples actions pilotées par la task force Union européenne gagneraient cependant à être mieux coordonnées avec celles des États membres, ainsi qu’avec les États-Unis et le Brésil, déjà présents dans la région et qui partagent notre vision des choses.

Cette coordination est d’autant plus importante que d’autres acteurs montrent un intérêt grandissant pour le golfe de Guinée, notamment la Chine et la Russie, qui n’ont pas nécessairement la même approche que la nôtre. Face à ces nouveaux arrivants, l’influence européenne pourrait perdre du terrain et les progrès enregistrés être remis en cause. C’est dans cette optique que les ministres de la Défense de l’Union européenne ont décidé, le 28 août dernier, de retenir le golfe de Guinée comme première zone d’expérimentation du concept de « présence maritime coordonnée ». Ce concept ambitionne de confier, sur la base du volontariat, des tâches supplémentaires aux navires militaires européens déployés sur place à titre national, et de synchroniser leurs différentes missions au moyen d’une cellule de coordination. Cette première initiative, d’ambition mesurée, pourrait servir de modèle en cas de succès et être étendue à d’autres actions de coordination plus ambitieuses, tout en préservant la visibilité et l’autonomie d’action de la France.

M. le colonel Cyril. Mon propos portera sur l’Afrique centrale et plus particulièrement sur le défi posé par les convoitises que suscite la République centrafricaine (RCA).

L’Afrique centrale est marquée par une profonde instabilité due à des crises localisées tantôt liées au djihadisme – essentiellement au nord-ouest, au Nigeria, au Tchad et au Cameroun, avec Boko Haram, ainsi qu’à l’est de la République démocratique du Congo –, tantôt liées aux conflits interethniques, au banditisme et aux trafics.

Véritable carrefour de l’Afrique, cette région est au cœur des problématiques stratégiques des États puissances, dont certains profitent du désordre ambiant pour proposer une alternative aux coopérations occidentales. L’Afrique centrale possède des ressources naturelles importantes et diversifiées – hydrocarbures, minerais, forêts, pêche et agriculture – faisant l’objet d’une compétition féroce entre acteurs étatiques ou compétiteurs stratégiques, notamment la Chine et la Russie. À titre d’exemple, la République démocratique du Congo possède 80 % des réserves mondiales de coltan, minerai essentiel à la fabrication de l’électronique des téléphones portables ; la Chine y exploite 2,8 millions d’hectares, pour produire de l’huile de palme. Paradoxalement, la population d’Afrique centrale est pauvre car elle subit la mauvaise gestion interne des ressources et la convoitise d’acteurs extérieurs.

La République centrafricaine est emblématique des problématiques inhérentes à l’Afrique centrale. La situation actuelle y est toujours marquée par la faiblesse de la gouvernance et par le poids des groupes armés qui contrôlent environ 80 % du territoire national. La montée en puissance des forces armées centrafricaines (FACA) est donc déterminante pour le retour de l’autorité de l’État dans le pays. Elles doivent prendre leur part à la sécurisation du pays aux côtés des forces de sécurité intérieure et de la MINUSCA – Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique –, cette dernière comptant actuellement 15 000 personnes, dont environ 13 600 en uniforme.

Fin 2016, à l’issue de l’opération Sangaris, la France a repris la coopération militaire bilatérale avec les FACA. Un détachement d’appui aux opérations, qui compte environ 170 personnes, stationné sur l’aéroport de Bangui, assure des formations dans un cadre bilatéral et maintient une capacité de remontée en puissance en cas de nécessité. Les autorités centrafricaines sont ainsi assurées de la pérennité du soutien militaire français dans le pays.

Depuis janvier 2018, un nouvel acteur stratégique majeur est entré en compétition avec l’action française : il s’agit de la Russie, qui exerce une influence croissante. La faiblesse de l’État, le poids des groupes armés et l’influence russe accroissent le risque de partition du pays et, plus généralement, de déstabilisation de l’Afrique centrale. Au-delà des risques pour la Centrafrique, c’est également le rôle de la France dans le pays qui est visé. Nos armées ont élaboré une stratégie de long terme en RCA, qui vise à appuyer la reconstruction, le redéploiement en province et l’autonomisation des forces armées centrafricaines. Cette stratégie se développe pour l’essentiel au travers des missions et opérations internationales : la MINUSCA avec l’ONU, et EUTM-RCA, la mission de formation de l’Union européenne.

La MINUSCA est chargée de la stabilisation de la République centrafricaine. Confrontée à une situation difficile en province et malgré certaines insuffisances capacitaires et humaines, elle remplit sa mission. Les armées françaises participent à la MINUSCA à hauteur de neuf officiers insérés dans l’état-major de sa composante militaire, dont son chef d’état-major. Dans ce contexte, la France a constamment soutenu la MINUSCA et assuré le renforcement de ses capacités en fournissant des équipements et des formations. La France fournit également, sur demande, un appui aérien à la MINUSCA, comme nous l’avons fait à Birao, en septembre dernier, avec les moyens déployés en BSS.

Lancée auprès de l’Union européenne à l’initiative de la France en septembre 2016, EUTM-RCA joue un rôle central dans la remontée en puissance des FACA en garantissant la cohérence des formations. Le camp de Bouar, à l’ouest, abrite le centre de formation et d’instruction militaire centrafricain. Ce centre a été choisi par la RCA comme site pilote de redéploiement en province des FACA.

L’objectif dans la reconstruction des FACA est la mise sur pied d’une armée de garnison de 9 800 hommes, répartie sur l’ensemble du territoire. EUTM-RCA a déjà formé plus de 4 100 militaires et a également assuré la formation des formateurs FACA. EUTM-RCA a néanmoins quelques difficultés pour obtenir les effectifs nécessaires pour poursuivre son mandat dans de bonnes conditions.

Un général français assure depuis juillet 2019, et pour un an, la fonction de commandant de la mission d’EUTM-RCA. La contribution globale française à la mission s’élève désormais à 98 militaires et, jusqu’à présent, seule la France s’est engagée à fournir du personnel pour armer l’antenne de Bouar. Notre pays demeure donc le premier contributeur à la mission de reconstruction des FACA en République centrafricaine.

Mais cette stratégie française au profit de la RCA est quelque peu contrariée depuis le renforcement de l’intervention russe dans le pays. Après la période de crise des années quatre-vingt-dix, peu propice à l’interventionnisme, Moscou s’est engagée depuis les années deux mille dans une politique de réaffirmation de sa puissance et s’intéresse à nouveau à l’Afrique, continent en plein essor. Le rôle tenu par la Russie en RCA lui permet de s’imposer comme un acteur important dans ce pays en crise, qui occupe une position stratégique au centre du continent et de sa sous-région.

Moscou entretient des contacts avec les groupes rebelles dans leurs zones d’implantation, tout en soutenant le gouvernement via de l’armement et la formation des forces de sécurité. Ces actions se font notamment par l’intermédiaire de sociétés privées de sécurité reliées à des oligarques russes. Un partenariat de défense entre les gouvernements russe et centrafricain a été signé en août 2018 à Moscou. L’action russe s’étend à l’ensemble des segments du soft power : fourniture d’armements, coopération, influence politique, désinformation. Depuis fin 2017, 175 instructeurs russes, répartis sur le territoire, sont officiellement déployés en République centrafricaine. Sans enfreindre l’embargo sur les armes, la Russie a cédé en deux vagues près de 7 000 armes diverses, du pistolet à la mitrailleuse lourde, ainsi que de nombreuses munitions. Cette stratégie lui permet ainsi de se positionner en vue d’accéder aux nombreuses ressources naturelles – diamant, fer, nickel, or ou uranium.

Mais le soutien russe s’est rapidement étendu au-delà des FACA, prenant un tour très intrusif. Cette stratégie d’influence offensive, basée sur une communication limitée mais ciblée, n’hésite pas à jouer sur le sentiment anti-français : ces actions visent à affaiblir la position de la France, voire à l’évincer, garantissant ainsi une plus grande liberté d’action à la Russie.

Si notre position vis-à-vis de Moscou est restée dans un premier temps ouverte, l’accroissement de son influence et son manque de transparence nous ont fait douter de ses intentions réelles et ont conduit à une réponse proportionnée et adaptée. Pour les armées, l’enjeu est de faire reconnaître l’engagement militaire français à son juste niveau. Les actions menées en ce sens portent déjà leurs fruits. Notre stratégie nous permet de rétablir la vérité, elle est fondée sur une communication positive et des actions proportionnées face aux attaques informationnelles. Ainsi, la presse écrite, la radio, les campagnes d’affichage, les réseaux sociaux ont été judicieusement employés afin de valoriser, toujours à leur juste niveau, les actions françaises ainsi que celles de nos partenaires internationaux que sont l’EUTM-RCA et la MINUSCA, elles aussi ciblées. En outre, dans le domaine des actions civilo-militaires, un effort tout particulier a été réalisé au profit de la jeunesse centrafricaine.

La Chine a progressivement renforcé son influence en RCA au début des années 2000, essentiellement dans le domaine économique – dons de matériel et d’équipements, construction d’infrastructures publiques. Elle s’est ainsi implantée dans le nord-est du pays pour les hydrocarbures et à l’ouest pour les ressources minières. Elle livre également, depuis 2018, des matériels militaires aux forces de sécurité intérieure et aux FACA, mais elle apparaît bien moins offensive que la Russie dans la compétition avec les Occidentaux.

Pour conclure, l’engagement de la France en République centrafricaine demeure essentiel pour préserver l’intégrité du pays en contribuant à la reconstruction et au redéploiement de son armée. C’est actuellement la meilleure réponse à apporter sur le terrain, dans la compétition stratégique avec nos rivaux.

M. le colonel Loïc. Nous allons terminer ce passage en revue de régions qui, bien que n’étant pas sous les feux de l’actualité, n’en demeurent pas moins majeures pour notre influence en Afrique et, plus largement, dans le monde.

Si je devais faire un lien entre les propos qui viennent d’être tenus et l’actualité récente, je citerai le Président de la République qui, lors de la conférence de presse au sommet de Pau, a évoqué de manière sibylline, mais chacun aura compris, ces nations qui avaient un « agenda de mercenaires ». Les propos que viennent d’être tenus sur la Centrafrique illustrent bien ce que l’on appelle, en doctrine militaire, la « guerre hybride » : nous ne sommes plus en guerre, nous ne sommes pas non plus en paix, mais dans un entre-deux. Désormais, la stratégie de nos compétiteurs ou de nos adversaires se déploie dans l’ensemble des champs, notamment informationnel. La Centrafrique est un excellent laboratoire de la manière dont les armées françaises répondent à ce type de nouvelles conflictualités.

Pour ma part, je vais m’intéresser à une zone peut-être plus éloignée de nos préoccupations immédiates, alors qu’elle est aujourd'hui en plein bouleversement – je veux parler de la Corne de l’Afrique, dans laquelle les grandes puissances, dont la Chine et les États-Unis, sont quasiment face à face. Ce contact physique immédiat constitue une forme de révolution ontologique : on se voit sans se parler, on se croise sans s’ignorer mais sans discuter non plus ; c’est une sorte de retour du « grand jeu ». À Djibouti, territoire minuscule, sont présents trois des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, peut-être bientôt quatre, puisque les Britanniques ont proposé de déployer des moyens à Djibouti.

Dans toute cette ébullition régnant dans la Corne de l’Afrique, quelle peut être la place de la France ? Avons-nous encore les moyens de notre politique ? Avons-nous encore quelque chose à dire à nos partenaires africains et, plus largement, avons-nous encore une voix à porter, notamment au travers de l’action des forces armées ? À ces questions, je répondrai par quatre points pour vous décrire les bouleversements dans la Corne de l’Afrique et comment les forces armées essayent d’y répondre.

Le premier point porte sur notre présence, avec notre base opérationnelle avancée à Djibouti, au cœur d’une zone d’importance mondiale. Ainsi, 15 % du commerce extérieur entre la France et l’Asie transitent par la voie maritime du détroit de Bab-el-Mandeb, 20 000 cargos par an, 4,8 millions de barils par jour. Les enjeux de développement sont colossaux : la population aura probablement doublé en 2050 ! Elle fera de plus en plus face à des défis liés au changement climatique : 10 millions de personnes dans la Corne de l’Afrique sont ainsi touchées cycliquement par des situations de stress alimentaire et hydrique. Les ressources sont encore inexploitées, avec probablement des ressources pétrolières en Ogaden, au Soudan du Sud, en Somalie, et des projets structurants de pipelines qui pourraient passer à travers l’Ouganda. Ce sont donc de véritables défis économiques, tout comme la compétition pour le contrôle du Nil avec la construction du barrage de la Renaissance.

La Corne de l’Afrique est également traversée par l’une des grandes routes du flux migratoire vers l’Europe, avec la route de l’Est, qui part de l’Érythrée, les autres axes de passage partant du Nigeria et passant par la Libye ou longeant l’Atlantique à partir du golfe de Guinée. On y trouve les plus grands camps de réfugiés – le camp de Dadaab, au Kenya, abrite la plus grande concentration de réfugiés dans le monde –, et on évalue à 2 à 3 millions le nombre de personnes déplacées en Éthiopie. Les enjeux sont là aussi colossaux.

Par ailleurs, la volonté de nos adversaires islamo-djihadistes de porter des coups est intacte : 2 000 attaques terroristes par an, dont l’attentat de Djibouti en 2014 et celui perpétré au Kenya l’an dernier, dues à HSM c’est-à-dire al-Shabab ; présence d’al-Qaïda en péninsule arabique et de l’État islamique en Somalie. Djibouti est au centre de tout cela, comme en témoigne l’arrestation de Peter Cherif, ressortissant français combattant terroriste étranger, en provenance du Yémen.

En second lieu, la Corne connaît actuellement des bouleversements géopolitiques importants, et nous vivons, dans cette région, des moments historiques, au premier rang desquels la paix entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Le Premier ministre éthiopien, à peine nommé, décide de faire la paix avec l’ennemi érythréen, après vingt ans de guerre et près de 70 000 morts. Il s’agit pour l’Éthiopie de récolter les dividendes de la paix : en effet, alors que son armée, de style soviétique, était tournée vers l’Érythrée, le Premier ministre peut désormais la réorganiser complètement pour faire face aux défis et redonner à l’Éthiopie le rang qu’elle estime être le sien de leader africain.

Au Soudan ensuite, nous sommes peut-être en train d’assister à la première transition vers un régime post-islamiste. Le gouvernement de Béchir, qui soutenait le terrorisme, est tombé du fait d’une révolution populaire et démocratique provoquée par le triplement du prix du pain : les classes moyennes sont sorties dans la rue et se sont alliées avec le peuple pour entraîner la chute de Béchir, son arrestation et la mise en place d’une transition sur trente-neuf mois.

En troisième lieu, il faut souligner la présence des grandes puissances dans la région. Trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies sont maintenant présents militairement à Djibouti. Les pays du Golfe sont également présents : la Corne de l’Afrique constitue la profondeur stratégique des pays du Golfe. S’ils ne veulent pas se sentir étouffés, écrasés entre l’Iran et le continent africain, il leur faut absolument des relais d’influence sur ce continent. La Corne de l’Afrique est ainsi un lieu essentiel de la compétition entre le Qatar, d’une part, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, d’autre part, qui s’y disputent à coup de revirements diplomatiques et de financement du développement économique.

Face à cela, que peut faire la France avec 1 300 soldats présents à Djibouti ? J’ai la conviction – et ce sera mon quatrième point – que, dans le cadre de la compétition liée au retour des États puissances, nous avons une voix originale à porter.

Le premier exemple est celui de Djibouti. C’est un petit pays qui a à la fois tout à perdre et tout à gagner des bouleversements géopolitiques actuels. En effet, 90 % du commerce extérieur de l’Éthiopie transite par Djibouti. Si demain l’Éthiopie fait la paix avec l’Érythrée, et si la Somalie est stabilisée, Djibouti perdra le quasi-monopole dont elle jouit sur le transit des biens matériels qui arrivent en Éthiopie et qui pourront transiter par les ports d’Érythrée, comme celui de Massaoua, mais aussi par la Somalie. Djibouti cherche donc à réaffirmer ses alliances.

Ensuite, Djibouti accueille sur son territoire des bases militaires étrangères. Or, le pays semble se rendre compte que si la coopération avec certaines grandes puissances est très utile en termes de financements – en particulier par l’octroi de prêts à taux zéro –, elle constitue aussi une sorte de nœud coulant.

Les autorités djiboutiennes se rendent compte que la position particulière des forces françaises a une utilité pour elles. Ainsi, une visite officielle à Djibouti du chef d’état-major des armées a eu lieu l’année dernière. Depuis l’indépendance de Djibouti, les chefs d’état-major n’effectuaient que des visites de travail aux forces françaises, au cours desquelles ils allaient, par courtoisie, saluer les autorités djiboutiennes. Mais, pour la première fois dans l’histoire des relations franco-djiboutiennes, les autorités militaires de Djibouti ont invité formellement le chef d’état-major à venir en visite officielle. Par ce geste, elles ont signifié l’importance qu’elles attachaient au traité de coopération et de partenariat militaire qui lie les deux États.

À Djibouti, nous participons à la défense aérienne. Actuellement, la stratégie nationale de défense américaine fait l’objet d’une complète refonte – au-delà de l’actualité immédiate – pour se concentrer sur un unique compétiteur, la Chine ; notre stratégie vise à garantir non pas un équilibre – nous sommes les alliés des Américains, alors que nous sommes des partenaires de la Chine, ce qui fait une différence –, mais le maintien d’une voix autonome à Djibouti.

Le deuxième exemple est celui de l’Éthiopie. Dès sa nomination au poste de Premier ministre, et une fois la paix avec l’Érythrée obtenue à travers la signature des accords de Djeddah en septembre 2018, Abiy Ahmed a formellement mandaté les autorités militaires pour que l’armée éthiopienne soit complètement refondée. Cette refondation est souhaitée sur l’ensemble du spectre de l’engagement : terre, marine, air, mais aussi forces spéciales et spatial. La vision des autorités éthiopiennes se veut donc globale ; pour la concrétiser, elles se sont tournées vers un partenaire dont elles se souviennent qu’il les a aidées dès 1896, qui a permis à l’Éthiopie de devenir d’abord le seul pays africain à battre une puissance occidentale, à ne pas subir ensuite de colonisation sur le long terme. Je rappelle également que l’épopée des Forces françaises libres a commencé non seulement au Cameroun avec Leclerc, mais aussi en Éthiopie avec les Forces aériennes françaises libres et l’épopée de Monclar, dont nous allons bientôt célébrer l’anniversaire.

Les Éthiopiens se sont donc tournés vers nous pour refonder leur marine : nous avons signé un accord de partenariat au moment de la visite du Président Macron en mars 2019 pour recréer la marine éthiopienne. Une marine militaire éthiopienne existait jusqu’à l’indépendance de l’Érythrée en 1991 ; quant à la marine éthiopienne de commerce, c’est la première marine commerciale africaine. Les Éthiopiens ont donc un réel intérêt à disposer d’une marine militaire qui puisse agir dans les abords maritimes du Bab-el-Mandeb, compte tenu de toutes les menaces qui pèsent sur cette région et que j’ai évoquées. C’est donc aujourd’hui la marine nationale française qui travaille à la refondation du système militaire naval éthiopien – écoles de formation, doctrine d’emploi, équipements issus de sociétés françaises.

S’agissant de l’armée de Terre, l’Éthiopie est le premier contributeur mondial aux opérations de maintien de la paix. Elle veut tenir ce rang et, comme les opérations en zone anglophone décroissent, elle souhaite développer sa connaissance du français pour pouvoir s’engager dans les opérations en zone francophone.

L’Éthiopie enfin vient de signer une lettre d’intention dans laquelle elle affirme sa volonté de développer son armée de l’Air

L’Éthiopie, qui n’était pas un partenaire traditionnel de la France – après s’être longtemps suffi à elle-même, elle s’est tournée, à l’époque du régime marxiste, vers la Chine communiste, puis vers les États-Unis – cherche aujourd’hui à diversifier ses relations. Pour cela, elle se tourne vers un partenaire dont elle estime qu’il est capable de lui apporter ce qu’elle cherche : autonomie, souveraineté, indépendance nationale et réaffirmation d’une forme de leadership international.

À travers ces deux exemples, j’ai voulu vous montrer qu’avec des moyens somme toute limités – à Djibouti, nous n’avons que 1 300 militaires, une base navale, une base aérienne et un régiment de l’armée de Terre –, nous obtenons un effet levier très important. La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale publiée en 2017, en remettant l’accent sur les forces prépositionnées, a pris acte du fait que notre outil militaire et la manière dont il est déployé, notamment sur le continent africain mais aussi sur nos territoires et départements d’outre-mer, est un outil d’influence internationale qui dépasse largement le cadre de la seule action militaire. La loi de programmation militaire (LPM) qui redonne un certain nombre de moyens à nos forces déployées à l’extérieur, en dehors des opérations proprement dites – en particulier l’opération Barkhane –, marque bien ce changement de paradigme et la volonté d’utiliser à nouveau nos forces déployées en Afrique comme des outils de puissance.

À travers ce panorama de la situation dans ces trois régions d’Afrique, nous avons cherché à vous montrer que l’action militaire française ne se limitait pas à l’opération Barkhane et aux actions cinétiques face aux groupes armés terroristes, mais participait d’une vision beaucoup plus large, à cinq ou dix ans, en tenant compte du fait que la France est aujourd’hui la deuxième puissance maritime mondiale grâce à sa zone économique exclusive (ZEE). Dans le golfe de Guinée, l’action de la marine nationale a une importance essentielle ; en République de Centrafrique, nous sommes animés par le devoir d’humanité et nous voulons continuer à mobiliser la communauté internationale en nous occupant d’un pays dont on se préoccupe peu ; enfin, dans la Corne de l’Afrique, nous cherchons à emprunter une voie singulière au sein de la compétition majeure qui se confirme sous nos yeux.

M. Jacques Marilossian. La présence française dans la zone sud de l’océan Indien (ZSOI) est conséquente : la superficie de cette zone s’élève à 2,8 millions de kilomètres carrés, et l’on y trouve plus d’1,1 million de citoyens français, à La Réunion et à Mayotte. Cette zone, qui fait face à la Corne de l’Afrique, est, elle aussi, stratégique car elle comprend le canal du Mozambique, sujet lui aussi aux menaces que vous avez décrites : piraterie, pêche et prospection illégales, risques d’interdiction et de déni d’accès au canal lui-même. Les États africains riverains du canal ont bien entendu leur mot à dire ; c’est le cas du Mozambique lui-même, mais aussi de Madagascar, de l’île Maurice, de la Somalie, du Kenya, de la Tanzanie, de l’Afrique du Sud et de Djibouti. Nos intérêts dans l’océan Indien sont donc très importants mais également vulnérables face aux enjeux géopolitiques et stratégiques dont vous avez parlé à propos des autres zones. Pourriez-vous préciser les pistes de partenariat politique, stratégique et militaire avec ces États africains de l’océan Indien, afin de renforcer la protection de nos intérêts nationaux dans cette zone ?

M. Charles de la Verpillière. Je suis frappé par l’étendue de ces territoires, puisque d’ouest en est ils traversent tout le continent africain, du golfe de Guinée à la Corne de l’Afrique en passant par l’Afrique centrale. Alors que des plaintes s’expriment à propos de l’opération Barkhane, parce qu’elle se développe sur un territoire aussi grand que l’Europe, nous avons ici affaire à un territoire grand comme deux ou trois fois l’Europe. Est-ce encore une tâche à la mesure de la France que d’essayer de régler les problèmes d’un territoire aussi vaste, face à des compétiteurs qui ne nous feront pas de cadeaux ? C’est l’éternelle question autrefois résumée par l’expression « la Corrèze avant le Zambèze ».

Je voudrais également évoquer la question des ressortissants français qui vivent dans l’ensemble de cette zone, en particulier dans le golfe de Guinée. Pourriez-vous revenir sur cet enjeu, en précisant le nombre de nos ressortissants, la raison de leur présence, et quels sont les problèmes auxquels ils font face ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. Le capitaine de vaisseau Pierre nous a expliqué que, dans le golfe de Guinée, 40 % du poisson pêché l’était de façon illicite, et que l’on estimait à plus d’un milliard d’euros le manque à gagner annuel pour les pays de la région. Dans le cadre de la lutte contre les activités illicites dans le golfe de Guinée, notre marine apporte son soutien aux pays riverains contre cette pêche. Pourriez-vous apporter quelques précisions et des éléments d’analyse sur ce phénomène, ainsi que sur les actions entreprises par nos armées pour y faire face ?

M. Olivier Becht. Vous nous avez montré que l’Afrique – et notamment les zones que vous avez décrites – était devenue un lieu stratégique pour les grandes puissances, en particulier, la Chine, la Russie et les États-Unis. Leur stratégie est essentiellement économique, axée vers la ressource, ce qui peut ici et là avoir un rôle déstabilisateur pour la paix dans ces régions. La France reste toujours impliquée dans l’exploitation des ressources économiques, mais elle le fait de manière plus prudente, à cause de son histoire particulière qui est celle de la colonisation. Aujourd’hui, l’essentiel de nos forces est tourné vers la question de la stabilisation politique et territoriale, notamment parce que, contrairement à la Russie, à la Chine et aux États-Unis, nous sommes directement concernés par l’Afrique : en cas de déstabilisation politique, les enjeux terroristes et migratoires se trouvent aux portes de nos frontières.

Au sein de l’état-major des armées, comment considérez-vous cette question ? Ne sommes-nous pas dans une situation perdant-perdant ? Nous perdons sur le plan économique, car nous sommes forcés d’avancer prudemment, alors que l’Afrique est probablement le continent de la croissance du XXIe siècle – c’est en tout cas le seul qui n’a pas accompli ses Trente Glorieuses ; en même temps, nous devons assumer militairement et financièrement le coût de la stabilisation, alors même que ceux qui avancent leurs pions d’un point de vue économique, non seulement ne l’assument pas, mais ont parfois un rôle fortement déstabilisateur.

M. Joaquim Pueyo. Je ne suis guère optimiste quant au rôle que nous pourrons jouer à l’avenir en Afrique. Vous avez expliqué que la France éprouve des difficultés à y tenir le rôle qu’elle a joué pendant trente ou quarante ans, et que la Russie s’implante de plus en plus sur le continent africain en utilisant des méthodes bien connues – les mêmes méthodes que dans les pays de l’est de l’Europe, celles de la guerre hybride, pour ne pas parler de cyberattaques. Certes, la mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM) est présidée par un général français, ce qui est une bonne nouvelle, susceptible de donner un regain à la puissance française.

Vous avez également évoqué le sentiment anti-français. Ne pensez-vous pas qu’il est de nature à compromettre les ambitions de la France en Afrique même si, paradoxalement, les Africains qui cherchent à émigrer veulent pour la plupart se rendre en Europe, et non en Chine ou en Russie ? Selon vous, quelle stratégie faut-il mettre en place au niveau de l’Union européenne ? En effet, celle-ci est, sinon absente, insuffisamment présente sur le continent africain et, en dehors de la présence française, le nombre de militaires européens en Afrique est faible.

M. André Chassaigne. Il existe dans tous ces pays d’Afrique, de fortes inégalités qui provoquent des crises sociales très nombreuses. Les institutions sont constamment violées, les budgets – y compris militaires – sont détournés, l’énergie et l’industrie souvent pillées. Tout cela est le fait d’une délinquance exercée par les hommes au pouvoir, qui s’adonnent à la corruption et au détournement des deniers publics. Bien souvent, sous prétexte de lutter contre la corruption, ils se contentent de l’instrumentaliser pour conserver le pouvoir et régler leurs comptes politiques.

S’agissant de la guerre hybride, nous disposons d’un outil qui n’est certes pas la voix officielle de la France, mais qui peut jouer un rôle très important. Il s’agit de Radio France Internationale (RFI), qui chaque semaine attire 43,1 millions d’auditeurs, et 15,2 millions d’internautes, principalement en Afrique. Sommes-nous suffisamment offensifs, sur le terrain de la bataille médiatique, notamment sur internet, pour mener des campagnes telles que celles menées par les Russes ? Ils sont très présents sur les réseaux sociaux, et utilisent aussi leurs grands médias internationaux comme Russia Today (RT) et Sputnik. Mettons-nous en œuvre des moyens suffisants pour contrecarrer la voix de la Russie ?

Mme la présidente Françoise Dumas. Vous apprécierez ces propos tenus par un communiste réformateur !

M. le colonel Loïc. Lors de la venue du président malgache nouvellement élu, au printemps 2019, le Président de la République a souhaité mettre en place une commission mixte franco-malgache pour travailler sur la question des Îles Éparses. Elle doit rendre ses conclusions au printemps prochain et nous verrons ce qui en ressort au sujet de cette zone.

Par ailleurs, le Mozambique va être le théâtre, dans les cinq à dix années à venir, d’un très gros investissement industriel, dont le chef de file est Total, avec des investissements dans le domaine des hydrocarbures dans le nord, dans la province de Cabo Delgado.

Ces deux exemples montrent qu’il s’agit d’une zone importante, à propos de laquelle nous avons développé un certain nombre de réflexions. Elle est sous la responsabilité du général commandant les forces armées dans la zone sud de l’océan Indien.

Ces réflexions visent d’abord à approfondir nos relations militaires avec le Mozambique. Nous avons ouvert un poste d’attaché de défense à Maputo. Nous y disposons aujourd’hui d’un poste militaire permanent qui a entrepris d’ouvrir un dialogue militaire avec un régime qui n’a pas l’habitude de parler avec la France.

Il faut par ailleurs préciser que depuis la découverte des hydrocarbures dans le Cabo Delgado et l’annonce d’un accord d’exploitation, des groupes terroristes ou rebelles assez difficiles à caractériser, mais auto-baptisés les Chabab bien qu’ils n’aient aucun lien avéré avec les Chabab de Somalie, commettent un certain nombre d’attentats et d’exactions contre les populations, entraînant le cycle de violences et de répression.

À propos de Madagascar, nous saisissons l’opportunité que représente l’élection du nouveau président, qui souhaite remettre à plat l’ensemble des actions de développement dans le pays, ainsi que le rôle des forces armées dans ces actions de développement, pour contribuer de manière significative au plan Émergence Madagascar. Nous sommes en train d’élaborer la réponse que la ministre fera aux demandes adressées par son homologue malgache : aide à l’écriture d’une loi de programmation militaire et d’une revue stratégique sous la forme d’un livre blanc, soutien aux voies choisies.

Je suis un avocat convaincu de ce type d’approche : comme dans le cas éthiopien, les Malgaches s’approprient les outils conceptuels que nous leur proposons et adaptent leurs forces armées en fonction des menaces majeures auxquelles ils font face, en particulier la pêche illégale et le vol de zébus – lequel peut paraître anecdotique mais constitue un enjeu pour Madagascar. Ils ne nous demandent plus ce que nous pouvons faire pour eux mais nous adressent une liste de besoins auxquels ils souhaitent que nous les aidions à répondre.

Monsieur Becht, je ne partage pas votre analyse quand vous dites que nous sommes dans une situation perdant-perdant. Certes, comme l’a évoqué M. Chassaigne en des termes assez précis et que peu d’experts de l’Afrique contestent – quand nous avons parlé de la conflictualité en Afrique, j’ai souligné le fait que l’absence de gouvernance en est une des causes principales –, il est vrai qu’un certain nombre d’entreprises françaises ont décidé de ne plus investir en Afrique du fait du climat d’insécurité économique. À part certains dirigeants, les capitaines d’industrie français se disent souvent qu’ils n’ont que des coups à prendre. Je voudrais tout de même nuancer ce constat en rappelant l’existence de tout un réseau de petites et moyennes entreprises (PME) et de petites et moyennes industries (PMI), des start-up françaises qui développent par exemple des offres d’assurance sur mobile en Afrique de l’ouest. Ce réseau dispose à travers le Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN) d’une vision précise des enjeux. Aujourd’hui, notre stratégie prend systématiquement en compte les entreprises françaises.

Nous sommes d’une génération d’officiers ayant servi Sarajevo et nous ne pouvons oublier que, alors que nous avions subi les pertes, ce sont d’autres qui ont signé les contrats de reconstruction de la ville. Aujourd’hui, la coopération militaire se construit aussi avec l’appui des entreprises ; de ce point de vue, ces dernières années ont permis au ministère des armées de réaffirmer sa volonté d’être un acteur majeur du SOUTEX (soutien à l’exportation) et ont été salutaires.

Je ne crois donc pas que nous soyons dans une situation perdant-perdant. Je suis persuadé que la sécurité de l’Europe commence en Afrique. Bientôt, le premier pays francophone sera la République démocratique du Congo. Avec l’élection de Félix Tshisekedi, nous avons de nouveau une carte à jouer. Nous sommes les seuls à avoir maintenu a minima des relations avec le Congo. Aujourd’hui, il est donc naturel que les Congolais se tournent vers nous pour que nous les aidions à créer une école de guerre et à faire que leurs militaires respectent le droit des conflits armés. Nous sommes en train de travailler sur un certain nombre d’actions de coopération. Cela va prendre du temps mais nous progressons.

M. le colonel Cyril. La question des ressortissants français en Afrique, et en particulier dans le golfe de Guinée, constitue une question d’intérêt stratégique national. En Afrique, nous travaillons pour assurer la stabilité de manière à protéger nos ressortissants, en lien avec le quai d’Orsay. Dans chaque pays, la situation est suivie avec attention, en particulier à chaque période électorale. Au sein du centre de planification et de conduite des opérations de l’état-major des armées, nous assurons un suivi de la situation en amont des élections, de manière à surveiller si celle-ci est susceptible d’évoluer, de basculer et d’entraîner une menace pour nos ressortissants. Notre but est de permettre le départ de nos ressortissants avant la crise éventuelle – c’est le rôle du quai d’Orsay –, mais si la crise intervient de manière inopinée, sans que nous ayons réussi à l’anticiper, nous disposons de plans d’évacuation dans chaque pays africain. Ceux-ci sont mis à jour régulièrement et imposent aux armées françaises de disposer de moyens d’évacuation ; c’est le cas par exemple dans le cas de la mission Corymbe, dispositif naval dont les bâtiments ont vocation à permettre l’évacuation de ressortissants français en cas de nécessité.

M. le capitaine de vaisseau Pierre. Dans le sud de l’océan Indien, nos ZEE sont considérables, notamment grâce à la présence des Îles Éparses dans le canal du Mozambique. Notre constat est simple : lorsque nous sommes absents, nos espaces sont pillés, et notre souveraineté remise en cause. Pour casser cette logique, il faut bien entendu que nous soyons présents. C’est ce que nous nous efforçons de faire avec des passages plus réguliers de bâtiments, notamment venant de métropole.

Il y a à peu près 100 000 ressortissants français et 400 000 Européens dans le golfe de Guinée. Ces chiffres sont relativement réduits par rapport à la communauté française d’une ville comme Londres, mais ces Français sont bien implantés – souvent à des postes clés – dans l’industrie et le commerce locaux, et leur importance est considérable pour la stabilité de la zone. Toute remise en cause de leur sécurité aurait des conséquences immédiates : économiques, politiques et médiatiques. Nous prenons, par conséquent, toutes les mesures nécessaires pour garantir leur protection, en nous appuyant sur nos capacités d’appréciation autonome de situation et d’intervention (c’est une des raisons des déploiements de force en mer comme à terre).

S’agissant de la pêche illicite dans le golfe de Guinée, un tiers des saisies sont illégales, ce qui représente un manque à gagner estimé à 1,5 milliard d’euros par an pour l’ensemble des pays concernés. Les effets de cette pêche illégale et de la surpêche sont déjà concrètement visibles. J’ai souvent parcouru le golfe de Guinée sur des bâtiments de la marine : auparavant, les pêcheurs illicites naviguaient à distance des côtes et formaient au large d’impressionnantes nuées de bateaux qui ratissaient méthodiquement les bancs de poissons ; désormais, ces bateaux sont visibles des côtes. Par ailleurs la diversité et la taille des poissons que l’on peut trouver sur les marchés locaux ont considérablement baissé.

Notre aide est très pragmatique : la marine française, mais aussi l’Union européenne, à travers son programme PESCAO, accompagnent les marines africaines dans des patrouilles communes pour intercepter les pêcheurs illégaux ; elles les aident à gérer leur patrimoine halieutique et leur fournissent également des images satellites qui servent à repérer les flottilles de pêche illégales, souvent chinoises.

M. le colonel Loïc. À propos de la guerre hybride et du sentiment anti-français, nous en avions brièvement discuté il y a un mois, mais je voudrais souligner le fait que, lorsqu’il arrive quelque chose, une recherche sur internet permet d’obtenir cinquante résultats sur le sujet, ce qui peut donner l’impression qu’internet ne parle que de cela. Mais si on élargit le regard, on se rend compte que la portée de cet événement doit être relativisée.

J’avais cité les propos du directeur du grand quotidien ivoirien, l’écrivain Venance Konan, qui s’était livré sur Facebook à une défense absolument exceptionnelle de l’action militaire française dans le cadre de l’opération Barkhane. Il y rappelait à ses compatriotes le caractère nécessaire de la présence française, sans laquelle quelqu’un comme Iyad Ad Ghali pourrait bien se retrouver à la tête du Mali. Pourtant, le même homme a écrit en 2018 un livre intitulé Si le Noir n’est pas capable de se tenir debout, laissez-le tomber, dans lequel il dénonce la colonisation.

Face à cette situation, la loi de programmation militaire 2019-2025 a attribué 400 postes de plus au commandement de la cyberdéfense en France d’ici 2022. Cet organisme fait non seulement de la lutte informatique défensive – c’est quelque chose que nous faisons depuis longtemps –, mais aussi de la lutte informatique offensive.

Après un an de réinvestissement français en Centrafrique, nous pouvons déjà voir que cela fonctionne : l’opinion publique centrafricaine, grâce à une communication positive, formelle ou informelle, par des actions civilo-militaires, en particulier en direction de la jeunesse, ou par l’organisation de matches de football nous est moins hostile. Vous avez évoqué RFI, Monsieur Chassaigne ; c’est aujourd’hui la grande voix de la France en Afrique – je dis bien de la France et non du gouvernement français,

Le sentiment antifrançais va et vient en fonction de l’actualité. Je vous rappelle qu’en 1998 le tube de l’été en Côte d’Ivoire, c’était « Armée française » d’Alpha Blondy, dont les paroles étaient : « Armée française, allez-vous-en ! Nous ne voulons plus de vous. » ; vingt ans après, le nombre de ressortissants français en Côte d’Ivoire a augmenté de plus de 50 %, le président Macron y a passé Noël et nous avons signé un traité de partenariat et d’amitié.

M. Jean-Michel Jacques. Le capitaine de vaisseau Pierre nous a expliqué que la piraterie, très active il y a quelques années le long des côtes somaliennes, avait été considérablement résorbée mais avait eu tendance à se déplacer vers l’Ouest et le golfe de Guinée, qui représente un enjeu considérable en matière de ressources, mais également parce qu’il est une voie d’accès pour ces ressources à toute la région sahélo-saharienne. Il faut donc empêcher une déstabilisation de la zone, ce qui passe par le renseignement et des interventions. L’architecture de Yaoundé prévoit ainsi la coordination des informations, et cela vaut pour les navires civils et étrangers, les Anglais, notamment, s’étant engagés à partager leurs informations.

J’ai cru comprendre que, pour ce qui regardait l’Europe, tous les États-membres ne participaient pas à la « présence maritime coordonnée », les priorités des uns et des autres n’étant pas, comme souvent, les mêmes. Cet engagement n’étant pas une mission de type Corymbe, avec une chaîne de commandement qui garantit l’efficacité des actions, je me permets de vous demander, s’il ne s’agit pas d’une opération d’affichage, et si une initiative européenne d’intervention maritime n’aurait pas des résultats plus concrets.

M. Fabien Gouttefarde. Je nourris la crainte que la France puisse être évincée du sol djiboutien. Pourriez-vous nous donner des précisions concernant l’accord juridique qui fonde notre présence là-bas : quelles sont sa portée et sa durée ? Est-il susceptible d’être reconduit, et des pressions pourraient-elles se faire jour alors ?

La France bénéficie à Djibouti, avec le désert du grand Bara, d’un terrain d’entraînement exceptionnel, en contrepartie de quoi elle garantit à Djibouti la souveraineté aérienne sur la zone. Cependant, la présence des Américains, des Japonais, des Allemands, des Italiens, des Chinois et, bientôt, des Britanniques, ne menace-t-elle pas à terme les conditions de notre présence là-bas ?

M. Bruno Fuchs. L’image de la France en Afrique pâtit parfois de la diffusion d’informations fabriquées de toutes pièces par des gens qui ne nous veulent pas que du bien. Ne serait-il pas utile, pour contrer cette guerre de l’information, d’imaginer un dispositif réunissant les forces armées et les journalistes, afin de démonter les fausses affirmations et de produire une information permettant de mieux valoriser les efforts que fait la France ?

En 2013, le processus de Yaoundé visait à rendre progressivement aux Africains le contrôle du golfe de Guinée. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Il y a, dans le golfe, un pays qui dispose d’un large domaine maritime et qui, depuis 1998 a choisi le français comme langue officielle et est membre de l’OIF, je veux parler de la Guinée équatoriale. Nous avons inauguré là-bas, en juillet 2019, l’école navale de Tika. Tout cela ne fait-il pas de la Guinée équatoriale, un pays qui pourrait être pour la France un partenaire et un allié majeur, sachant qu’elle ne demande que ça ?

Mme Séverine Gipson. Vous avez exposé vos axes de travail pour lutter contre la pêche illicite, la piraterie, le trafic de drogue et les migrants qui sont présents dans le golfe de Guinée. D’année en année, ces phénomènes s’accroissent malgré tout, et toute votre énergie doit être consacrée à les endiguer. Différentes réponses sont apportées à ces problèmes par la communauté internationale, l’Europe ou la France, mais j’aimerais savoir quelles sont les actions que vous menez auprès des populations locales pour conforter ces politiques.

Mme Marianne Dubois. Les États-Unis considèrent de plus en plus la Côte d’Ivoire comme l’une de leurs bases essentielles dans la lutte contre le terrorisme en Afrique, et le Pentagone veut créer un centre d’entraînement ainsi qu’une base d’écoutes et d’interceptions à Abidjan. Ce projet de lutte antiterroriste fait-il l’objet d’un partenariat avec la France ?

M. le capitaine de vaisseau Pierre. On constate en effet une augmentation de la piraterie dans le golfe de Guinée, même si elle n’y atteint pas les niveaux extrêmes que l’on a connus en 2011 en face de la Somalie. Le contexte est différent entre les deux régions, et la piraterie dans le golfe de Guinée est souvent du brigandage, c’est-à-dire une attaque menée dans les eaux territoriales, donc sous souveraineté des pays côtiers.

L’architecture de Yaoundé mise en place en 2013, confirmée trois ans plus tard à Lomé, vise à mailler l’ensemble de la zone avec un certain nombre de centres de commandement nationaux, au-dessus desquels sont placés, sur deux niveaux, des centres de plus grande envergure. L’idée est de coordonner et d’améliorer la coopération entre tous les acteurs locaux, pour une diffusion rapide de l’information et la mobilisation immédiate des moyens les plus adaptés pour agir, avant que les pirates n’aient eu le temps de commettre leurs forfaits. Cette manière de s’appuyer sur la volonté et les moyens des pays locaux apparaît à ce jour comme la meilleure des solutions.

Vous avez évoqué, Monsieur le député, le concept de « Présence Maritime Coordonnée » européenne en demandant s’il ne s’agissait pas d’une coquille vide : cela peut être un risque, d’où le fait que ce dispositif ne poursuit pas des objectifs démesurés. Chacun sait que les différents États européens peuvent avoir des intérêts propres à défendre. La France elle-même souhaite conserver son autonomie d’appréciation et d’action.

Néanmoins, la volonté existe de mieux coordonner et de synchroniser nos actions, quand cela est possible. Nous l’avons d’abord fait avec les pays les plus présents sur zone, l’Espagne, le Portugal, mais également le Danemark qui, s’il n’a pas de bâtiments engagés, est présent dans les états-majors et joue un rôle de conseil et de financeur assez actif dans le golfe de Guinée, où il a des intérêts maritimes. Cette entente quadripartite constitue une première base de coordination, l’idée étant qu’un bâtiment français ne se retrouve pas en même temps qu’un bâtiment portugais dans une même zone. La coordination n’est pas toujours simple du fait, des programmes d’activité respectifs des uns et des autres : la France, par exemple, peut estimer prioritaire de positionner ses moyens en un point particulier, pour répondre à des besoins propres. En tout état de cause, le dispositif n’est pas contraignant, chacun s’engageant à la hauteur de ce qu’il souhaite, dans une logique gagnant/gagnant.

On peut imaginer étendre cette coordination à différentes initiatives européennes, telles que GoGIN, SWAIMS ou PESCAO, qui mobilisent des ressources considérables, pour gagner en efficacité.

L’architecture de Yaoundé est encore en phase de montée en puissance, et il faut la soutenir. Il est très bien que les pays africains se saisissent de leurs problèmes et cherchent à y répondre par eux-mêmes, étant entendu que nous les y aidons en leur fournissant du matériel, des conseils juridiques et stratégiques, mais aussi en les accompagnant sur le terrain pour aider notamment les marines locales à gagner en confiance.

J’ajoute que notre soutien est d’autant plus nécessaire que le processus de Yaoundé n’est pas véritablement soutenu par les nouveaux arrivants, comme la Chine et la Russie, qui ont des vues beaucoup plus « court-termistes » dans leur implication et attendent des retours sur investissement rapides.

M. le colonel Cyril. Monsieur Fuchs, vous avez évoqué l’image de la France dans les médias. Dans les armées, des militaires assurent depuis longtemps ce que l’on nomme notre communication opérationnelle et qui constitue une spécialité à part entière dans notre organisation. Ces militaires sont formés et entraînés pour faire connaître et valoriser l’action de la France et de nos armées, à la fois auprès de nos concitoyens, de nos partenaires et de l’opinion internationale, en liens étroits avec les journalistes civils, nationaux et internationaux. Des conseillers en communication œuvrent à chaque niveau de commandement, toujours sous la tutelle de l’état-major des armées.

De son côté, l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD) produit des prises de vues destinées aux télévisions, et nous invitons régulièrement des journalistes sur les théâtres d’opération, en particulier en BSS – c’est ainsi qu’en décembre, Le Parisien a consacré un article de plusieurs pages à l’une de nos opérations en BSS et que, le 18 janvier, TF1 va diffuser un beau reportage sur l’une de nos opérations en BSS. Il ne nous semble pas pour l’instant qu’il faille aller plus loin.

M. le colonel Loïc. Nous sommes liés à la République de Djibouti par le traité de coopération en matière de défense (TCMD) qui a été signé en 2011, ratifié en 2014 et dont la validité court jusqu’en 2022. Nous réfléchissons donc actuellement, avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, au moment le plus opportun pour le renégocier.

Nous abordons la renégociation du traité avec des atouts.

En ce qui concerne la présence américaine à Djibouti, l’énorme différence par rapport à la France, c’est que nos militaires y sont installés avec leurs familles, tandis que nos amis américains viennent seuls et séjournent un an à l’intérieur du camp Lemmonier. Au contraire, pour les Français, nos familles vont faire leurs courses en centre-ville, elles vont visiter le lac Assal et nos enfants sont scolarisés à l’école française, fréquentée en majorité par des Djiboutiens et des Franco-djiboutiens. Bref, nous vivons au milieu de la population, ce qui change tout.

Ensuite, il y a ce qui s’appelait naguère l’assistance médicale gratuite (AMG), rebaptisée aujourd’hui assistance médicale aux populations (AMP) – car soigner les gens a en réalité un coût pour le budget de l’État. Il n’y a pas un jour où le Centre médical des forces françaises à Djibouti n’accueille pas des patients djiboutiens, comme d’ailleurs l’hôpital militaire français de Gao, qui accueille quotidiennement plusieurs dizaines de patients maliens. Fort heureusement, nous n’avons pas des blessés tous les jours, et les médecins militaires français déployés en Afrique consacrent beaucoup de temps à soigner les populations.

Il y a enfin tout ce qui relève de l’action civilo-militaire, c’est-à-dire les dons réguliers ou l’organisation d’activités, le soutien aux écoles et la facilitation de l’aide régionale ou locale. Par exemple la ville de Poitiers a un très grand tropisme africain et conduit nombre d’actions au Burkina Faso ou au Tchad. Il en va de même pour les villes jumelées avec des villes africaines, et, lorsque nos régiments y sont déployés nous partons avec des caisses de livres, de médicaments, ou de ballons de football.

Quoi qu’il en soit, comme l’a dit le Président de la République au sommet de Pau, le second pilier de notre stratégie au Sahel doit être bâti sur la coordination des actions de capacité, le capacity building ou soutien aux armées partenaires, et ces progrès dans la coordination sont aujourd’hui notre principal défi.

Nous devons concentrer nos efforts sur la coopération dans le domaine de ce qu’on appelle la Security Force Assistance (SFA), qui renvoie à tous les aspects non cinétiques. C’est un vrai défi et nous cherchons des solutions, sachant qu’il ne faut jamais perdre de vue, d’une part, la question de la souveraineté nationale et, d’autre part, celle des liens bilatéraux ; en d’autres termes, quand certains pays veulent agir au Niger, s’ils n’entendent pas nous en informer, ils ne nous informent pas.

Les États, y compris les États-Unis, n’ont plus assez de temps, d’argent ou d’hommes pour se permettre de dupliquer les efforts.

Pour ce qui concerne enfin la base d’écoutes, c’est évidemment un domaine qui relève de la souveraineté nationale. En revanche, la coopération avec les États-Unis en matière de renseignement n’a jamais connu d’équivalent dans l’histoire récente des relations militaires franco-américaines. Le chef d’état-major des armées accueillera d’ailleurs jeudi prochain douze de ses homologues européens et américains sur le sol français pour évoquer ces questions de coordination –, ce qui signifie que nous n’ignorons pas la National Defense Strategy américaine, les objectifs italiens ou les enjeux politiques espagnols.

Mme Carole Bureau-Bonnard. Quelle est l’influence dans les pays de la Corne de l’Afrique du Qatar et de l’Arabie saoudite, pas uniquement au plan économique mais aussi au plan religieux ? Compte tenu d’une certaine défiance à l’égard de la France, cette influence ne risque-t-elle pas de s’affirmer dans les années qui viennent ? Les parlementaires n’ont-ils pas un rôle à jouer, notamment vis-à-vis des populations, pour limiter le développement du sentiment anti-français ?

M. Thomas Gassilloud. J’ai pu constater à Djibouti que, en dehors de la base française et de la base italienne, de nombreux soldats européens ont été logés à l’hôtel, notamment les soldats engagés dans le cadre de l’opération Atalante. Cette dispersion coûte cher, elle envoie des signaux contradictoires au reste du monde et prive nos forces d’occasions de collaborer au quotidien. Dans ces conditions, une mutualisation des bases européennes de défense en Afrique pourrait-elle être envisagée ?

M. Laurent Furst. La Chine est en train d’enserrer certains pays africains stratégiques dans un nœud coulant. Elle utilise pour ce faire l’arme économique. C’est ainsi qu’à Djibouti, le port est chinois, le train est chinois et le plus grand centre commercial du pays est chinois ; en outre, la Chine prête de l’argent à ces pays, pour mieux les endetter.

Je m’interroge en revanche sur ce que la Russie fait en Afrique et quels y sont ses intérêts. On sait qu’elle a des vues sur les diamants de Centrafrique, où opèrent des milices privées à sa solde mais, plus globalement, sa politique sur le continent traduit-elle le rêve nostalgique d’un retour à l’ère soviétique ? Entend-elle établir sa présence sur le long terme ou s’agit-il plus simplement de nuire à certains pays qu’elle ne considère pas comme des pays amis, parmi lesquels la France ?

Autant la logique chinoise est claire, et dangereuse à long terme pour les pays d’Afrique, autant on voit mal quelle vision de long terme a la Russie pour l’Afrique.

M. Jean-Louis Thiériot. L’opération Atalante ayant posé, au plan juridique, un certain nombre de difficultés pour traduire les pirates interceptés en justice, l’architecture de Yaoundé comporte-t-elle un volet de coopération juridique, même si vous avez précisé que, dans le golfe de Guinée, il s’agissait surtout de lutter non contre la piraterie mais contre le brigandage, auquel s’applique le droit national ?

Par ailleurs, quel est le véritable potentiel naval de ces pays africains – aux moyens limités –, sachant qu’une marine coûte cher, et une marine opérationnelle plus cher encore ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. Dans la Corne de l’Afrique, le transfert d’une partie de nos effectifs et moyens de Djibouti aux Émirats arabes unis n’a-t-il pas affaibli notre position à Djibouti, alors que la situation au Yémen en face n’a fait que s’aggraver ? La France ne subit-elle pas une perte d’influence du fait de la présence des troupes américaines et chinoises ?

En Centrafrique, hormis l’armée tchadienne, y a -t-il une armée locale opérationnelle, et quelle est l’efficacité réelle de la formation dispensée aux armées locales ?

M. Joachim Son-Forget. Le Président de la République a dénoncé les tentatives de déstabilisation menées par des puissances étrangères. Luttons-nous à armes égales contre ces puissances, qui ont recours à des structures paraétatiques ou prétendument privées, c’est-à-dire des mercenaires ? Ces groupes disposent de moyens cyber considérables, comme Wagner ou les mercenaires de M. Prigojine, lequel possède l’une des plus importantes fermes à trolls russe. M. Prince est tout aussi habile, lorsqu’il fait absorber Blackwater par Triple Canopy puis par Constellis pour réapparaître sous d’autres formes, en Libye, au Mozambique, en Centrafrique ou en République démocratique du Congo. Peut-on faire le poids contre ces adversaires qui s’affranchissent du droit militaire international ?

M. le colonel Loïc. Il est évident que nous ne luttons pas à armes égales et c’est ce qui fait la noblesse de nos forces armées. Je suis un grand admirateur de Churchill, qui affirmait que, si on utilisait les mêmes moyens que Hitler, cela ne servait à rien de faire la guerre. Inscrite dans la tradition républicaine et laïque, respectueuse du droit des conflits armés, l’armée française s’enorgueillit de cela.

La Fabrique Défense, qui va bientôt avoir lieu, illustre bien le fait que, face au développement des nouvelles conflictualités, nous sommes conscients de la nécessité d’embaucher des gens qui pensent vite, des codeurs, des jeunes très réactifs. Notre action est certes soumise à un certain nombre de contraintes, mais nous ne sommes pas les seuls : l’Union européenne, qui est, de loin, le premier contributeur financier en Afrique, s’interdit de fournir des armes létales.

Monsieur Furst, je pense que vous avez bien appréhendé les intentions de certaines puissances en Afrique. Il est clair en effet que des États veulent réactiver les anciennes alliances. Ils renouent donc des contacts entre autres avec le Congo ou l’Algérie, avec le rêve d’un retour à une sorte d’âge d’or mythifié.

Mon analyse de la situation est qu’il y a, dans l’attitude de certains États à la fois de l’opportunisme, mais aussi, une volonté de désencerclement visant à contrer l’encerclement par l’OTAN dont la Russie se pense victime depuis l’adhésion à cette dernière des pays de l’Europe de l’Est. S’il ne s’agit pas nécessairement d’une stratégie globale, c’est en tout cas le talent du président Poutine que de savoir saisir l’occasion de la mettre en œuvre.

M. le colonel Cyril. Pour ce qui concerne l’efficacité des forces armées centrafricaines, l’Union européenne a formé 4 100 militaires, mais tant que leur déploiement à travers le pays n’est pas achevé il est encore complexe d’évaluer leur niveau opérationnel.

Nous avons également formé des formateurs pour les FACA, dans le cadre notamment de l’intégration d’anciens membres des groupes armés rebelles dans l’armée reconstituée. Nous les prenons en charge et les équipons pour qu’ils rejoignent les unités spéciales mixtes de sécurité, également composées d’anciens combattants et qui ont pour charge de sécuriser les couloirs de transhumance et les zones minières. La première de ces unités vient juste d’être lancée au mois d’octobre par le président centrafricain à Bouar, il est donc un peu trop tôt pour que nous ayons déjà un retour.

M. le colonel Loïc. La mutualisation des bases à Djibouti nous place face à un dilemme. Nous avons développé, au sein des groupes de travail sur l’initiative européenne d’intervention (IEI), la notion de co-basing et nous réfléchissons à une manière de mutualiser certains de nos équipements pour les rentabiliser et épargner des frais à nos partenaires. Nous nous heurtons, ce faisant, aux réticences de la République de Djibouti, qui ne veut pas parler à l’Europe, mais aux Allemands, aux Italiens ou aux Espagnols. Nous devons donc avancer en déplaçant le curseur très progressivement et en tâchant de convaincre les autorités qu’elles auront tout à gagner à avoir des partenaires européens coordonnés, qui parleront d’une seule voix. Il faut aussi leur démontrer que, compte tenu des moyens exponentiels de l’Europe, elles obtiendront bien plus encore. Mais, pour tout cela, il nous faudra encore du temps.

La France est évidemment particulièrement attentive à définir son action en conséquence, et le sujet n’a pas manqué d’être évoqué lors du sommet de Pau, où a été mis en exergue le rôle que pouvaient jouer les marabouts et les érudits. En la matière, l’exemple de la République islamique de Mauritanie, qui mène une politique extrêmement claire contre l’islamisme radical pourrait peut-être être exporté. De même, nous pouvons nous appuyer sur le Maroc, dont les écoles forment plusieurs centaines d’imams d’Afrique subsaharienne.

M. le capitaine de vaisseau Pierre. L’architecture de Yaoundé, rencontre plusieurs difficultés. La première, vient du désintérêt relatif d’un certain nombre de dirigeants locaux. Confrontés à la menace plus immédiate du terrorisme à terre, c’est vers elle que vont leur préoccupation. La deuxième, qui découle de la première, est le manque de financement. Certains centres ne sont pas assez dotés pour assurer une veille permanente. Enfin, il y a les questions juridiques : les frontières sont très nombreuses dans la zone, et beaucoup de petits pays ne disposent que d’étroits couloirs de mer, en guise d’eaux territoriales et de ZEE. Faute d’accords suffisants, il est très facile pour les trafiquants de se soustraire aux poursuites.

Quant au niveau des marines africaines, il est très disparate selon les pays. Le Nigeria dispose d’une marine conséquente et opérationnelle. Il vient de commander une quarantaine de nouveaux patrouilleurs, ce qui illustre que ses autorités ont parfaitement conscience de l’importance que revêt la lutte contre la piraterie. En Sierra Leone, au Liberia ou en Guinée-Bissau en revanche, les moyens sont plus réduits. Notre objectif est de faire en sorte que chacun soit actif dans le processus de Yaoundé, à la hauteur de ses capacités.

Assurer une continuité juridique est l’un des objectifs essentiels de l’architecture de Yaoundé. Si les trafiquants capturés ne peuvent être jugés et condamnés, tous les efforts mis en œuvre n’auront servi à rien. Le G7++ est focalisé sur cette problématique, mais l’harmonisation juridique entre pays voisins demeure une tâche difficile.

Mme la présidente Françoise Dumas. Je vous remercie, Messieurs, pour vos interventions toujours aussi passionnantes. La somme des questions qui vous ont été posées montre l’intérêt que nous portons à l’Afrique, et vos réponses nous aideront à nous projeter dans l’avenir, dans la perspective notamment de la prochaine loi de programmation militaire et de la loi sur le renseignement à venir.

 


 

7.   Table ronde, à huis clos, sur la stratégie de défense française dans la zone indopacifique avec M. le colonel Michel de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) et M. le capitaine de vaisseau Pascal de l’état-major des armées (mardi 21 février 2019)

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous poursuivons notre cycle géostratégique en nous intéressant aujourd’hui à la zone indopacifique.

Lors de son discours à la Conférence des ambassadeurs du 27 août 2018, le Président de la République a insisté sur l’importance qu’il convient d’accorder à l’axe indopacifique. Il a déclaré : « Nous sommes une puissance indopacifique avec plus de 8 000 hommes dans la région et plus d’un million de nos concitoyens. Nous devons en tirer toutes les conséquences et je souhaite que vous puissiez décliner cet axe de l’océan Indien à l’océan Pacifique, en passant par l’Asie du Sud-Est, de manière résolue, ambitieuse et précise. ».

Si cette partie du monde est si importante pour la France, c’est d’abord parce qu’elle y est présente et parce qu’elle a une coopération militaire et de sécurité avec l’Inde et l’Australie, mais aussi avec d’autres pays, comme la Malaisie. Plus globalement, ces enjeux ont une triple dimension : économique, compte tenu de la place croissante de cette zone dans le commerce mondial, politique et militaire, avec la présence du terrorisme islamique, les questions liées à la souveraineté des États et la protection des voies d’échange. La ministre des armées Florence Parly, dans le discours qu’elle a prononcé en juin 2019 dans le cadre du Shangri-La Dialogue, a estimé qu’il n’y avait pas besoin d’un nouveau Kissinger pour constater que cette région était en train de redevenir un espace de confrontation mondiale.

Pour nous aider à comprendre les risques de conflictualité et les enjeux stratégiques liés à cette zone, nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui deux officiers : le colonel Michel de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), qui interviendra notamment sur la mer de Chine méridionale et l’Afghanistan, et le capitaine de vaisseau Pascal de l’état-major des armées, qui analysera plus spécifiquement les relations entre l’Inde et son voisinage.

En mer de Chine méridionale, la militarisation des archipels par la Chine se fait au détriment du droit international, puisqu’elle remet en cause le principe de liberté de navigation maritime et aérienne. Les incidents entre les navires chinois et ceux des pays d’Asie du Sud-Est font régulièrement craindre une dangereuse escalade des tensions dans cet espace maritime crucial pour le commerce international. L’Inde, pour sa part, est en passe de devenir une puissance politique, économique et militaire de premier plan. La rencontre du président Macron avec le Premier ministre indien Narendra Modi en mars 2018 illustre la volonté de la France de nouer des relations fortes avec ce pays, qui est déjà l’un de nos partenaires stratégiques depuis 1998. Ce grand pays entretient des relations compliquées avec ses voisins, en particulier avec la Chine et le Pakistan, tous trois ayant en commun la possession de l’arme nucléaire.

Les litiges frontaliers sino-indiens sont fréquents et graves – chacun se rappelle les incidents survenus sur le plateau du Doklam à l’été 2017. Ces face-à-face périodiques ne sont que les signaux faibles de la compétition stratégique plus large que se livrent les deux États les plus peuplés de la planète. La perception indienne d’un encerclement stratégique par la Chine pourrait aggraver ces tensions, déjà importantes.

Quant aux relations entre le Pakistan et l’Inde, elles sont conflictuelles depuis la création de ces deux États en 1947. Le symbole de cette confrontation est la région du Cachemire, que se disputent l’Inde, le Pakistan et la Chine.

En Afghanistan, l’État reste fragile et peine à rétablir l’ordre dans un pays en proie au terrorisme islamiste et aux trafics en tous genres, les deux menaces s’alimentant mutuellement. La situation est loin d’être stabilisée, puisque la guerre et le terrorisme déciment la population, brisent la jeunesse – 41 % des victimes civiles sont des femmes et des enfants – et minent la stabilité du régime. C’est l’un des pays où les puissances régionales – la Russie, la Chine, l’Inde, le Pakistan, l’Iran et les pays du Golfe – continuent leur compétition d’influence, notamment dans un contexte de réduction de l’influence américaine. C’est aussi l’avenir de l’OTAN comme puissance d’intervention qui se joue en partie ici. L’enjeu est donc autant régional qu’international. La porosité de la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, qui permet aux terroristes de se réfugier dans l’un ou l’autre de ces pays, contribue dans les faits à alimenter l’insécurité et l’instabilité de cette zone.

D’une manière générale, la région indopacifique est devenue une cible de choix pour les groupes djihadistes. L’attentat survenu au Sri Lanka en avril 2019, qui a tué 253 personnes, nous a rappelé le risque d’une contagion djihadiste dans la région : ce risque ne doit être ni négligé, ni minimisé. Je passe à présent la parole à nos deux intervenants, pour qu’ils nous exposent leur vision et leur analyse de la situation régionale.

Colonel Michel (DGRIS). La stratégie de défense française en Indopacifique est un vaste sujet, et le traiter dans le temps qui m’est imparti est un défi en soi : si je passe trop vite sur certains sujets, n’hésitez pas à y revenir au moment des questions.

En préambule, je souhaite rappeler la genèse de cette stratégie de défense en Indopacifique. Elle est issue d’un discours prononcé en 2018 par le Président Macron à Garden Island, en Australie. À cette occasion, le Président de la République a fixé quatre grandes directions pour l’action de la France en Indopacifique : la résolution des différends – et il y en a beaucoup dans cette région – par le dialogue ; la contribution à la sûreté et à la sécurité de la région ; l’appui au renforcement de la souveraineté des États ; la lutte contre le changement climatique. Cette stratégie de défense est la partie conceptuelle de la contribution du ministère des Armées à cette vision, l’autre partie étant la présence permanente et l’action au jour le jour des forces armées dans cette région. Comme vous l’avez rappelé, Madame la présidente, cette stratégie a été présentée pour la première fois par la ministre des Armées en juin 2019 à Singapour, à l’occasion du Shangri-La Dialogue.

Je souhaite partager avec vous la perception que nous avons, au ministère des Armées, des enjeux majeurs à court et plus long termes, qui apparaissent lorsque l’on considère l’immense espace qu’est l’Indopacifique et auxquels la stratégie de défense tente de répondre. Parmi ces enjeux essentiels, je mentionnerai : le risque d’une remise en question d’un ordre international fondé sur le multilatéralisme et sur le droit ; un enjeu de souveraineté et de légitimité ; un enjeu de sécurité et de stabilité ; un enjeu environnemental et humain.

Il convient, avant toute chose, de définir l’Indopacifique et de rappeler pourquoi il est si important de s’intéresser à cette région du monde, alors même qu’elle est très éloignée de l’Europe – aujourd’hui encore, il faut près de trois semaines à un navire parti de Toulon pour rejoindre le détroit de Malacca – et que des menaces plus immédiates et plus pressantes sont à nos portes.

Les Français ne sont pas les seuls à parler d’Indopacifique. Les Américains, par exemple, ont fait paraître, en juin 2019, un rapport intitulé Indo-pacific strategy report. Preparedness, partnerships, and promoting a networked region. Dans la conception américaine, l’Indopacifique s’arrête à la pointe de l’Inde, parce que cela correspond au périmètre de leur commandement militaire INDOPACOM (Indo-Pacific Command). Les Japonais ont également défini une stratégie en Indopacifique, intitulée Towards free and open Indo-Pacific qui présente de nombreux points communs avec la conception française. L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), quant à elle, a publié un document intitulé ASEAN Outlook on the Indo-Pacific et l’Australie parle de l’Indopacifique dans son livre blanc. Je rappellerai, pour finir, que ce terme est apparu pour la première fois en 2007 sous la plume d’un officier de marine indien : les Indiens, eux aussi, parlent beaucoup de l’Indopacifique, mais ils n’ont pas écrit de stratégie à ce sujet.

La définition française de l’Indopacifique est sans doute la plus large. Pour nous, l’Indopacifique s’étend des côtes orientales de l’Afrique aux côtes occidentales des Amériques. Nous considérons que cet espace, qui concentre 60 % de la population mondiale et voit passer plus de 30 % du commerce mondial, même s’il n’est pas homogène, est interconnecté et qu’il constitue un continuum géostratégique cohérent. M. le député Gwendal Rouillard a évoqué l’Alliance pour le Pacifique et il est vrai que les pays d’Amérique latine regardent de plus en plus du côté du Pacifique. Le Chili, par exemple, a de nombreuses interactions avec les pays du Pacifique depuis plusieurs années, et cette notion d’Indopacifique ne lui est pas du tout étrangère. C’était une parenthèse, mais elle montre que la vision française est totalement pertinente et d’actualité.

Certaines évolutions stratégiques sont communes à l’ensemble de cet espace.

Premièrement, la contraction de l’espace géostratégique, qui est liée à l’amélioration des moyens de communication physiques et immatériels dans le contexte de la mondialisation. Toute crise dans la région est désormais susceptible d’avoir des conséquences quasi immédiates, non seulement dans la région elle-même, mais aussi jusqu’en Europe et dans toutes les régions du monde.

Deuxièmement, la multiplication des champs de conflictualité – une évolution qui est assez générale. Nous avons l’habitude des champs de coercition terre, air, mer, mais nous voyons désormais se développer les opérations, et donc les affrontements, dans les espaces numériques – le cyber – et, de plus en plus, dans les espaces extra-atmosphériques. La guerre informationnelle, que la ministre a évoquée devant votre commission il y a quelques jours, est un autre champ de confrontation essentiel : beaucoup de choses reposent désormais sur la perception des populations, en particulier dans ces régions, en particulier sur nos territoires souverains. Enfin, de nombreux acteurs ont tendance à recourir à des modes d’action qui maintiennent la confrontation en dessous d’un certain seuil de violence : ils s’arrangent pour produire des effets militaires avec des moyens qui ne tomberont sous le coup, ni du droit international, ni de l’opinion internationale – des moyens duaux ou des zones grises. Je songe, par exemple, à l’envoi de flottes de pêcheurs encadrés par deux ou trois bâtiments de garde-côtes pour faire le blocus de certains îlots ou pour gêner l’exploitation de certaines zones de pêche. De telles pratiques se développent beaucoup dans cette région.

Troisièmement, le durcissement des environnements militaires. Depuis une dizaine d’années, c’est cette zone qui produit le plus gros effort en termes d’équipements militaires et qui enregistre les plus grosses dépenses militaires cumulées : tout le monde s’arme. De plus, l’abaissement général des seuils technologiques fait que de nombreux États se dotent de capacités qui étaient jusqu’ici réservées à une minorité, telles que des capacités sous-marines ou permettant d’interdire le passage dans certaines zones, par exemple par la simple présence de moyens de défense sol-air.

Poursuivant la caractérisation de cet espace, nous pouvons maintenant nous demander quels sont les défis, les risques et les menaces auxquels est confronté l’Indopacifique.

Le premier de tous, c’est le risque naturel. Vous savez sans doute que l’expression « ceinture de feu » désigne une chaîne de volcans, immergés et émergés, qui part de l’Asie du Sud-Est, qui remonte le long de l’Asie et qui redescend le long des côtes américaines. La question n’est pas de savoir si une catastrophe majeure va avoir lieu, mais quand elle se produira. On constate aussi une augmentation de la fréquence et de la gravité des catastrophes naturelles dans cette zone : ce qui se passe actuellement en Australie en est un exemple, mais ce n’est pas le seul.

Toutes ces catastrophes naturelles s’accompagnent d’un appauvrissement général de certains milieux naturels. C’est une donnée importante pour nous, car cela va avoir des conséquences sur le plan sécuritaire. À l’avenir, de nombreuses personnes ne pourront plus vivre à l’endroit où elles sont nées ; elles seront forcées de migrer et certaines populations seront obligées de recourir à des activités illégales. Il y a quelques années déjà, des pêcheurs vietnamiens sont venus pêcher dans nos eaux territoriales sans autorisation. Ce problème a été réglé grâce à l’application de toute la palette du concept de l’action de l’état en mer combinée aux avertissements de l’UE à l’encontre du Vietnam mais tous ces bouleversements climatiques et leurs conséquences sécuritaires sont à prendre en considération.

Je mentionnerai ensuite l’aggravation de deux types de menaces transnationales : le terrorisme, lié à une radicalisation politique ou religieuse, et la criminalité organisée. Le terrorisme peut être endémique, comme aux Philippines, où des mouvements armés sont actifs depuis de nombreuses années, ou importé, à la manière de Daech. Actuellement, c’est l’idéologie extrémiste religieuse qui tient le haut du pavé et qui fait le plus de dégâts. La criminalité organisée, quant à elle, profitant des effets de la mondialisation, a aujourd’hui la capacité de contrebalancer l’action de certains États.

Le dernier sujet que je veux évoquer, c’est le défi de la compétition stratégique entre la Chine et les États-Unis. Ces deux États sont dans une compétition de puissance. Or, quand on a la puissance, la tentation est grande de l’utiliser. Par leur attitude, ces deux États créent des tensions de toutes natures – économiques, culturelles, diplomatiques, mais aussi militaires – qui contribuent à la déstabilisation de la région. Sur le plan politique, le recours à l’unilatéralisme remet en question une certaine manière de concevoir les relations internationales qui prévaut depuis soixante-dix ans.

Face à tous ces défis qui la concernent souvent directement, la France a établi une stratégie de défense en Indopacifique. Pourquoi ? D’abord, parce que la France est une nation indopacifique : comme cela a été rappelé, 1,6 million de citoyens français vivent dans cette région. Sur les 11 millions de kilomètres carrés de la zone économique exclusive (ZEE) française, qui est la deuxième du monde, 9 millions se trouvent dans cette région. La France montre aussi au quotidien qu’elle est une nation de l’Indopacifique, par une présence permanente dans cette région, notamment militaire : 7 000 à 8 000 militaires français y sont déployés en permanence. L’État, notamment par l’intermédiaire de ses forces armées, agit au profit des populations et pour faire respecter sa souveraineté. La France est donc présente et reconnue en Indopacifique.

S’agissant de la stratégie de défense elle-même, la France identifie des grands partenaires dans cette région, avec lesquels elle développe des partenariats privilégiés : l’Inde, l’Australie et le Japon en font partie, comme les États-Unis, qui restent notre grand allié. Notre action, actuellement, vise à sensibiliser et à faire davantage s’investir nos partenaires européens, parce qu’ils sont, eux aussi, concernés par ce qui se passe dans cette région. Je rappelle que 30 % du commerce mondial y circule et que c’est l’une des voies d’approvisionnement privilégiées de l’Europe.

La stratégie de défense française en Indopacifique identifie quatre grands objectifs et une priorité.

Premièrement, et fort naturellement, il s’agit de défendre l’intégrité de notre souveraineté, c’est-à-dire nos citoyens, nos territoires et notre zone économique exclusive : nous devons y consacrer des moyens et être très vigilants.

Deuxièmement, il convient de contribuer à la sécurité des espaces régionaux autour de nos départements et communautés d’outre-mer : cela suppose des coopérations dans le domaine militaire. Dans le Pacifique Sud, par exemple, l’accord France-Australie-Nouvelle-Zélande (FRANZ) vise à coordonner les moyens de nos trois pays en cas de catastrophe naturelle.

Troisièmement, nous devons préserver un accès libre et ouvert aux espaces communs et assurer la sécurité des voies de communication maritimes. Or il est évident que nous ne pouvons pas le faire seuls.

Enfin, nous entendons participer au maintien de la stabilité stratégique par une action globale fondée sur le multilatéralisme. Cela inclut des actions diplomatiques, la participation à des forums régionaux, mais aussi la lutte contre la prolifération nucléaire. Dans cette région, en effet, en comptant les États-Unis et la France, il y a sept puissances nucléaires. Notre action vise aussi à contribuer au renforcement de l’autonomie stratégique de nos partenaires, notamment en Asie du Sud-Est.

La priorité, c’est de tirer les enseignements des catastrophes climatiques. Le ministère des armées y contribue par l’anticipation sécuritaire environnementale. Cette approche, qui est assez originale, comprend trois volets : l’analyse des risques, le soutien à des projets scientifiques et l’organisation d’événements régionaux pour sensibiliser nos partenaires et identifier des projets communs tel que la cartographie des risques environnementaux dans l’Océan indien menée conjointement avec les Australiens (mais ouverts à d’autres pays) par exemple.

Voilà, grossièrement brossée, la stratégie de défense française en Indopacifique. Les problèmes qui se posent en Indopacifique sont des enjeux pour la France et pour l’Europe, mais aussi à l’échelle planétaire. Ce qui s’y passe remet en question la manière de voir les relations internationales et la relation entre les puissances. L’enjeu environnemental et humain est essentiel, dans une région où les conséquences des bouleversements climatiques sur les plans humain et sécuritaire sont de plus en plus visibles.

La stratégie de défense en Indopacifique a pour ambition de répondre à ces défis. Sa mise en œuvre implique le respect du principe de constance – constance de notre posture et de nos attitudes dans le temps vis-à-vis de nos partenaires et de nos interlocuteurs – et un effort en termes de ressources allouées à cette région. En ce sens, il est essentiel de sensibiliser nos partenaires européens sur cette question et de les pousser à s’engager : nous y travaillons activement.

Capitaine de vaisseau Pascal (EMA). Je centrerai ma présentation sur l’Asie du Sud, en me plaçant sous l’angle de la conflictualité – je crois que vous travaillez sur ce sujet à l’horizon 2050 – et en partant des partenariats et des rapports entre l’Inde et ses deux grands compétiteurs que sont la Chine et le Pakistan.

J’ai eu la chance de passer plusieurs années en Inde et en Chine, ce qui m’a permis de voir comment chacun de ces pays regarde l’autre. Un militaire indien considère réellement la Chine comme l’ennemi – cela correspond à une préoccupation omniprésente. En Chine, on n’entend jamais parler de l’Inde – je force un peu le trait. Sur le plan militaire, il y a eu une certaine agitation, avec une dimension nationaliste, autour de la question du plateau du Doklam. Néanmoins, l’Inde n’est pas un sujet pour les Chinois dans le domaine militaire – je ne parle pas des aspects économiques.

L’Inde craint un encerclement par la Chine. Un tour rapide du sous-continent donne à penser que ce n’est pas complètement à tort.

Au nord, il existe un différend territorial avec la Chine à deux endroits, dans l’Aksai Chin et l’Arunachal Pradesh, mais ce n’est pas vraiment une question qui se pose à l’heure actuelle, contrairement à la partie du Cachemire que se disputent l’Inde et le Pakistan. La ligne de démarcation entre la Chine et l’Inde est dénommée Line of Actual Control (LAC), ce qui implique une clause de revoyure, un jour. Cette ligne a été créée en 1993, puis elle a été revalidée en 1996. Le président Xi a déclaré l’année dernière que la Chine était l’un des seuls pays n’ayant pas achevé sa territorialité : il évoquait surtout Taïwan, mais la Chine s’intéressera tôt ou tard aux « poussières de territoire » qu’elle estime s’être fait voler. L’Inde est quand même préoccupée par ce problème territorial avec la Chine.

Plus au nord-est, le Bangladesh est un allié presque traditionnel de la Chine, qui est notamment son premier pourvoyeur d’armement. La situation est donc un peu compliquée pour les Indiens.

Ce sentiment d’encerclement fait réagir l’Inde. Le Premier ministre Modi a développé un certain nombre de stratégies. Quand j’étais en Inde, il y a quelques années, il était question de Look East Policy. Elle est devenue une Act East Policy : les Indiens veulent être un peu plus concrets. M. Modi a lancé, en 2014 ou 2015, juste après son arrivée au pouvoir, la Neighbourhood Priority Policy, qui consiste à s’intéresser au voisinage immédiat de l’Inde, considéré comme étant la priorité.

C’est typiquement le cas s’agissant du Bangladesh : pendant que la Chine développait sa politique One Belt, One Road, construisait la marine bangladaise et fournissait des avions – on a assisté à une montée en puissance en 2015 –, les différends territoriaux entre l’Inde et le Bangladesh, à terre et en mer, ont été résolus, et ce n’est pas un hasard. Une dynamique s’enclenche : l’Inde voudrait bien devenir un pourvoyeur d’armement pour le Bangladesh. En 2018, ces deux pays ont réalisé leur première patrouille maritime commune, au nord du golfe du Bengale. Ce n’est pas un hasard non plus : les Chinois ont construit une partie de la marine bangladaise – ils ont surtout fourni deux sous-marins. La France a aidé à développer la capacité sous-marine de la Malaisie et les Chinois l’ont fait pour le Bangladesh. Pour un État comme l’Inde, c’est un sujet d’irritation majeur.

Le Sri Lanka, plus au sud, est le théâtre d’une compétition traditionnelle entre l’Inde et la Chine. Les gouvernements sri lankais sont tantôt pro-chinois, tantôt pro-indiens. Il y a une dizaine d’années, alors qu’on ne parlait pas encore de Belt and Road Initiative, les Chinois finançaient déjà le port d’Hambantota, au sud du Sri Lanka, et des routes. Ils vont désormais un peu plus loin en étant présents dans l’océan Indien : ils déploient des bateaux et même des sous-marins. Il y a un élément concret derrière le discours public des Indiens, qui dénoncent cette présence au Sri Lanka : les escales de bâtiments chinois s’y multiplient, comme au Bangladesh. Le fait que cela se passe à quelques encablures des côtes indiennes pose quelques problèmes à New Dehli.

Ainsi, pour sortir un peu des questions de défense, l’ambassadeur indien en Chine a relevé que depuis que les Chinois ont construit un port à Colombo, les cargos et les porte-conteneurs indiens sont au mouillage au moins vingt-quatre heures avant de pouvoir accoster ; ils perdent du temps. Quand on connaît le coût d’un bâtiment au mouillage, on voit bien qu’il y a un enjeu économique majeur.

Les Maldives sont un autre théâtre, feutré, de la compétition entre l’Inde et la Chine. Dans les années 2000, beaucoup d’articles signalaient déjà que la Chine était en train de construire une base sous-marine aux Maldives. C’est un concept un peu particulier, étant donné que ce pays culmine à vingt ou trente centimètres au-dessus de l’eau, mais cela mettait en lumière l’existence d’une volonté : les Chinois sont là. Et quand ils font escale aux Maldives, les Indiens font de même peu de temps après. Ce n’est pas un hasard si l’Inde a conclu dès 2011 – de mémoire – un accord de coopération maritime avec les Maldives et le Sri Lanka, ou si le Premier ministre Modi a fait son premier voyage à l’étranger après sa réélection, l’année dernière, aux Maldives : il a marqué le territoire et bien fait comprendre aux Maldives, à la Chine et à tous ceux qui voulaient l’entendre que les Indiens ne sont certes pas chez eux, mais qu’ils ne sont quand même pas loin d’y être.

Les déploiements de la marine chinoise sont de plus en plus fréquents dans l’océan Indien. L’Inde a aujourd’hui quatorze sous-marins, dont aucun n’est nucléaire. Les Chinois déploient très régulièrement, même si ce n’est pas en permanence, un sous-marin dans l’océan Indien depuis six ou sept ans. Ils y ont envoyé un sous-marin nucléaire d’attaque, ce qui est presque une injure pour les Indiens : ils considèrent cet océan comme leur pré carré. Il y a aussi, presque en permanence, des bâtiments océanographiques chinois, qui ne sont pas là uniquement pour étudier les fonds marins – il y a une dimension économique, certainement, mais aussi une dimension de défense qui est fondamentale. Un bâtiment océanographique permet d’étudier la mer, la salinité et la bathythermie pour déployer des sous-marins. Les Chinois font des tests avec des sous-marins classiques, et les Indiens sont en droit de s’inquiéter du déploiement éventuel d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins. La Chine est en train de déployer son dispositif. Cela constitue une préoccupation majeure pour les Indiens.

Qu’en est-il de la conflictualité entre l’Inde et la Chine ? Le risque est extrêmement faible. Ce qui pourrait conduire à un conflit serait les différends territoriaux au nord, mais ils sont quand même marginaux. Il est question de plateaux situés à 6 000 ou 7 000 mètres. Le Doklam est important stratégiquement – les Chinois étaient intéressés parce que ce plateau permet de dominer les Indiens –, mais il ne va pas conduire à un conflit. Il faut aussi comparer les forces armées de l’Inde et celles de la Chine : le référentiel n’est pas tout à fait le même. Bien qu’il y ait beaucoup de similitudes – ce sont des forces armées gigantesques et en développement –, les Indiens ont du retard par rapport aux Chinois, notamment sur le plan de la base industrielle et technologique de défense. Un différentiel existe, l’Inde ne va donc pas trop se frotter à la Chine.

Dans l’immédiat, on peut imaginer des escarmouches, comme sur le plateau du Doklam, où 6 000 personnes se regardaient en chiens de faïence. La situation peut déraper mais il existe des mesures de sécurité et de confiance entre les deux pays, des échanges entre les chefs d’état-major et un exercice annuel – même s’il n’a pas toujours lieu et même s’il est basique, c’est un symbole. Par ailleurs, les Chinois étaient présents lors de la revue navale indienne de 2016. Réciproquement, les Indiens ont été invités par les Chinois l’année dernière. Le risque immédiat de conflictualité me semble extrêmement faible.

Le Pakistan, pour sa part, est le frère ennemi de l’Inde. Il y a naturellement la question du Cachemire, mais aussi la dimension musulmane et des accusations de terrorisme – je ne reviens pas sur les attentats commis à Mumbai en 2008. Quel est le risque de conflictualité ? Il y a deux schémas différents : d’un côté, une armée indienne pléthorique, de 1,3 million de personnes, bon an mal an, et, de l’autre, un format beaucoup plus serré, avec 600 000 personnes. Les Pakistanais sont à peu près convaincus qu’ils n’arriveraient pas à faire face à l’armée indienne en cas d’attaque. Les Indiens, même s’ils admettent que le niveau opérationnel des Pakistanais est supérieur au leur grâce à un meilleur entraînement et une meilleure formation, peuvent jouer de leur supériorité numérique.

Or un deuxième paramètre, que je n’ai pas évoqué s’agissant de l’Inde et de la Chine, est ici à considérer : la dimension nucléaire. Les Indiens ont une doctrine qui tient en 343 mots – elle a été publiée dans un communiqué de presse. Le principe est celui du No First Use, avec quelques réserves pour tout ce qui est chimique ou bactériologique. Les Pakistanais, en face, n’ont pas de doctrine mais une Full-Spectrum Deterrence : ils veulent utiliser la dissuasion dans toute son étendue. Si les Indiens attaquent les Pakistanais, ils auront le dessus sur le plan conventionnel, mais les Pakistanais se réservent le droit d’utiliser des armes nucléaires tactiques – ce qui signifie la fin de la discussion. Une conflagration pourrait conduire à une apocalypse nucléaire, mais on a quand même affaire, jusqu’à présent, à des États « raisonnables ». En cas de crise comme il y en a eu en 1947 et 1965, en 1999 à Kargil, en 2000-2001 et encore l’année dernière, des mesures de confiance sont faites pour calmer le jeu. Une conflagration est donc peu probable. Un conflit limité, comme ceux que je viens de citer – ils ont certes fait plusieurs milliers de morts, mais cela reste limité à l’échelle du sous-continent indien – demeure envisageable, mais il me paraît peu probable que l’on aille au-delà.

Enfin, il y a l’Afghanistan. Le rêve indien est d’avoir une alliance de revers, mais on n’en est pas là. Ce dont l’Inde a surtout besoin, c’est d’un Afghanistan stable : la crainte majeure des Indiens est de voir ce pays se transformer en réservoir de terroristes. Le Pakistan a besoin d’un Afghanistan stable et surtout ami, afin de gagner en profondeur stratégique – les Pakistanais n’en disposent pas compte tenu de leur territoire et de la proximité immédiate de l’Inde.

Pour résumer, je ne vois pas de conflictualité majeure dans un horizon très proche, sous réserve des risques d’escarmouches que j’ai évoqués.

Un autre aspect important est le terrorisme. Il existe depuis longtemps dans cette région – au Jammu-et-Cachemire, l’Inde lutte contre au moins trois mouvements terroristes avec le soutien de l’Inter-Services Intelligence (ISI) pakistanais. Néanmoins, des faits nouveaux ont eu lieu : un attentat a été commis au Bangladesh en 2016 et d’autres au Sri Lanka l’année dernière, dans un contexte d’obédience à Daech – je ne dis pas que cette organisation est présente, mais on s’en revendique. Il y a aussi la crise des Rohingyas : 300 000 d’entre eux se sont réfugiés au Bangladesh et on commence à les voir apparaître dans la propagande de Daech comme références à l’oppression du peuple musulman. C’est un sujet qui inquiète les Indiens : 300 000 réfugiés pauvres, peuvent être, pour Daech, un ferment de terrorisme – je ne dis absolument pas que les Rohingyas sont des terroristes. Al-Qaïda existe aussi dans le sous-continent indien, de façon marginale. Sa présence ne constitue pas un risque aujourd’hui, mais doit quand même être surveillée, surtout compte tenu de ce qui se passe au Bangladesh, où l’État fort laisse assez peu de liberté à l’opposition. Plusieurs paramètres peuvent susciter des tensions et nourrir le terrorisme.

Mme Carole Bureau-Bonnard. Merci d’avoir présenté votre vision de cette région que je connais mal, pour ma part, notamment sur le plan militaire, mais dont on entend parler régulièrement.

N’y a-t-il aucune action particulière à l’égard de l’Indonésie ?

Vous avez parlé de 7 000 ou 8 000 militaires déployés dans la région – je suppose qu’ils le sont dans le cadre de la marine. Une action est-elle menée à partir de ce terrain dans le domaine de la lutte contre le terrorisme ?

M. Laurent Furst. Quid du Népal et du Bhoutan à l’heure actuelle ? Ce sont deux petits territoires interstitiels entre des géants, ce qui signifie qu’il y a des enjeux. La situation est-elle apaisée ?

Une « voie du nord » est en train de s’ouvrir : si l’on raisonne en flux et que l’on se projette à cinq ans et à dix ans, les enjeux sont-ils en train de changer ?

De quelle manière les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) peuvent-elles constituer un atout pour la France ? Cela représente 3,5 millions de kilomètres carrés, si l’on inclut Clipperton – je rappelle que notre espace maritime en compte 11,5 millions.

Enfin, ne sommes-nous pas un peu des « rigolos » dans cette zone ? Nous vendons des armes d’une manière compulsive à l’Inde, mais nous en vendons aussi au Pakistan – il y a d’ailleurs eu des histoires un peu bizarres dans le passé… Avons-nous une doctrine pour les ventes d’armes dans cette région ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. La région indopacifique est fortement marquée par les catastrophes naturelles. Je pense au tsunami qui a eu lieu en Thaïlande, en 2004, au séisme dans le Cachemire mais aussi aux moments terribles que vit l’Australie. Face à de tels événements, la France apporte régulièrement son soutien aux États de la région en complément de leurs forces de sécurité civile et des agences internationales. Pouvez-vous nous donner des précisions sur les moyens terrestres, navals et aériens que nos armées peuvent déployer dans ce type de situation ? Comment la coordination s’effectue-t-elle, et comment agissez-vous ?

M. Philippe Folliot. Je vais être très direct : le concept de région indopacifique correspond à un effet de mode, qui est apparu il y a quelque temps – vous avez fait référence à une étude américaine. Qu’y a-t-il de commun entre le Chili et le Mozambique sur le plan des enjeux et des intérêts géostratégiques ? Un jour, quelqu’un publiera une étude sur la zone atlantico-indo-pacifique, autant dire sur le monde entier… J’ai quelques réserves sur ce type d’approche. Vous avez d’ailleurs resserré la vôtre, commandant, en la centrant sur l’Inde. Il y a une problématique propre à l’océan Indien et une autre qui concerne l’océan Pacifique. Il existe des liens au niveau des interstices, ce qui est logique, mais c’est vrai dans toutes les zones du monde.

Nous sommes une puissance présente aussi bien dans le Pacifique que dans l’océan Indien. Il y a des enjeux majeurs compte tenu de notre zone économique exclusive, mais aussi des forces de souveraineté qui sont déployées. Du fait de la conflictualité qui peut exister, ne devrions-nous pas avoir une stratégie permettant de localiser un peu plus de moyens et de forces dans cette région ? Je pense en particulier au déploiement de frégates de premier rang – une dans le Pacifique et une autre dans l’océan Indien – afin de pouvoir être sur zone plus rapidement que les trois semaines que vous avez mentionnées. Je crois que c’est un enjeu majeur pour nos forces de souveraineté, et ce que j’ai dit à propos des frégates de premier rang peut aussi être vrai pour les avions de chasse – cela peut se décliner dans les trois armes, pour l’ensemble de nos moyens.

Capitaine de vaisseau Pascal (EMA). L’Indonésie est un partenaire majeur. Il est vrai que tous les partenaires le sont en matière de stratégie, mais l’Indonésie est quand même la charnière entre le Pacifique et l’océan Indien, et c’est un pays archipélagique qui comporte des détroits tels que ceux de Malacca, de Lombok et de la Sonde. Il y a donc un enjeu essentiel en matière de trafic maritime. Des discussions sont en cours avec l’Indonésie, mais du fait des différences de structure – il n’y a pas d’état-major des armées « miroir » dans ce pays –, il va falloir du temps et de la constance. Nous multiplions les escales et les échanges afin d’essayer de partager de plus en plus.

Si je peux faire une remarque incidente, nous sommes reconnus en Asie du Sud-Est comme un partenaire dans la zone indopacifique. On pense néanmoins que si nous parlons d’elle, c’est à cause des Chinois. On nous dit qu’ils restent là quand, pour notre part, nous rentrons à Paris et que, dans ces conditions, il n’est pas question d’avoir un discours ou un comportement antichinois – ce n’est d’ailleurs pas ce que nous voulons.

Colonel Michel (DGRIS). Nous avons lancé un projet de dialogue maritime avec l’Indonésie l’année dernière. Les échanges sont de plus en plus denses ; nous commençons à parler de problématiques vraiment communes. Au mois de janvier, le ministre indonésien de la défense a rencontré notre ministre des Armées, et je crois pouvoir dire que les échanges ont été assez fructueux. Il est prévu qu’un dialogue stratégique se tienne cette année, dans le projet de signer un accord de coopération en matière de défense. L’Indonésie est bien identifiée comme un partenaire particulièrement important en Asie du Sud-Est. Il existe des deux côtés une volonté, mais il faut en effet du temps pour brancher tous les tuyaux, si j’ose dire.

Capitaine de vaisseau Pascal (EMA). Le terrorisme est présent dans cette région, je l’ai dit. Les Philippines font partie des pays qui ont combattu le terrorisme, en particulier dans les combats de Marawi. Il y a néanmoins un officier français implanté à Canberra. Son action a de plus en plus une dimension régionale. Il s’est notamment rapproché des Philippines et des autres États de l’Asie du Sud-Est, les uns après les autres. Ces pays ont une expertise, et nous avons à apprendre d’eux. Les Philippines ont combattu le terrorisme sur le terrain. Le but est de voir quelles sont les pistes de coopération, en fonction de nos capacités puisque nos forces sont très engagées par ailleurs.

En matière de terrorisme, une autre dimension entre en ligne de compte, le renseignement. Nos partenaires nous en parlent : ils aimeraient bien développer les échanges.

Le Népal et le Bhoutan constituent des enjeux de puissance dans les rapports entre l’Inde et la Chine. Le plateau du Doklam avait une dimension stratégique pour les Chinois vis-à-vis des Indiens – les premiers au-dessus, les seconds en dessous –, mais c’était aussi une manière de s’approcher du Bhoutan. Bien que je ne travaille pas au quotidien sur le Népal, je crois, de mémoire, que le président Xi s’y est rendu l’année dernière. C’est également une affaire d’influence, compte tenu de la différence d’échelle entre les deux pays. Le Népal fait partie du pré carré des Indiens. Ils y interviennent notamment en cas de catastrophe naturelle. Plus qu’il ne présente des enjeux stratégiques, ce pays est un objet de rivalité, pour résumer.

Colonel Michel (DGRIS). Bien que nous suivions les évolutions stratégiques régionales, le Népal et le Bhoutan ne figurent pas dans nos priorités stratégiques. Nous n’avons pas de coopérations particulières avec ces pays. Nous n’avons pas noté, jusqu’à présent, d’évolution inquiétante de la situation.

Quelles peuvent être les conséquences de l’ouverture de la voie du Nord sur les flux ? Je ne sais pas actuellement ce que cela peut représenter en termes de volumes, mais il est clair que cela va influer sur les flux économiques – si c’est plus court, c’est moins cher. Je dirais que c’est sans doute ce qui se passe en mer de Chine méridionale qui pourrait influer sur la voie du Nord – pas vraiment sur le volume des flux mais sur le traitement des zones.

S’agissant de la mer de Chine méridionale, il y a actuellement des discussions entre la Chine et les pays de l’ASEAN sur un code de conduite. Certaines des clauses envisagées seraient contraires à la convention des Nations unies sur le droit de la mer : elles limiteraient notamment d’une manière artificielle le passage de navires militaires dans des eaux considérées comme internationales. Les discussions sur ce code de conduite, fortement influencées par la Chine, tendraient à instaurer une sorte de régime particulier pour la mer de Chine méridionale qui exclurait de fait les pays non riverains et les obligerait à demander des autorisations non prévues par la convention sur le droit de la mer.

Faisons un peu de prospective : si le projet actuel aboutissait, certains pourraient être amenés à établir des régimes particuliers dans d’autres espaces, comme les voies du Nord, notamment pour en tirer un avantage économique. Plus près de chez nous, en Méditerranée orientale, il y a actuellement d’importantes discussions entre la Turquie, le Liban et la Grèce sur la délimitation des ZEE. C’est également un enjeu. Si on laisse certaines choses se produire dans la zone indopacifique – et je réponds en partie à une autre question –, cela peut faire jurisprudence ou donner des idées à d’autres acteurs. Ce qui se passe dans certaines zones de l’espace indopacifique a des conséquences directes ailleurs. C’est une des raisons pour lesquelles l’espace indopacifique est un tout.

Capitaine de vaisseau Pascal (EMA). J’ajoute, à propos de la voie du Nord, que quand les Russes verront passer les bâtiments chinois au large de leurs côtes, l’alliance très forte qui existe aujourd’hui entre leurs deux pays connaîtra peut-être quelques questionnements. Ce n’est qu’une réflexion personnelle, mais l’alliance conjoncturelle que l’on connaît aujourd’hui n’est pas nécessairement à toute épreuve.

L’Inde est un partenaire majeur et complet : nous nous entraînons avec lui, nous le retrouvons en opérations, même si c’est plus ponctuel ; il a les mêmes préoccupations géopolitiques que nous, et c’est un partenaire essentiel en matière d’exportation d’armement.

Colonel Michel (DGRIS). C’est un sujet qui fait l’objet de réflexions et qui est vraiment suivi de très près par la CIEEMG. En matière d’entretien, les autorisations données aux industriels sont très finement pesées en tenant compte des conséquences possibles sur le plan technologique et capacitaire. Le suivi est plus particulièrement assuré par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

Capitaine de vaisseau Pascal (EMA). Les TAAF sont peut-être un atout en devenir sur le plan sécuritaire, mais c’est surtout vrai aujourd’hui sur le plan économique, du fait de la ZEE. Au-delà, cela dépendra de la manière dont les flux vont s’orienter. Si nous sommes sur la route, les TAAF seront effectivement un atout majeur.

Colonel Michel (DGRIS). J’en profite pour évoquer la problématique un peu plus large de l’Antarctique, qui fait l’objet de regards envieux. Les puissances, essentiellement la Chine, mais aussi la France, sont attentives, car c’est une terre disposant de ressources potentielles. La Chine entretient plusieurs stations « scientifiques » dans l’Antarctique, notamment au sud du Chili et de l’Argentine. Il est évident que cela va devenir un sujet stratégique dans les dix ou quinze prochaines années. Le fait d’avoir des territoires à proximité, sur lesquels nous aurons bien pris soin d’entretenir et de défendre notre souveraineté, nous sera infiniment utile.

Capitaine de vaisseau Pascal (EMA). Les catastrophes naturelles sont une préoccupation majeure pour nous, notamment en ce qui concerne les Pacific Island Countries (PIC). Nous avons une collaboration étroite avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande dans le cadre de l’accord FRANZ, qui vise à se coordonner pour venir en aide, lors de n’importe quel type de catastrophe naturelle, aux Fidji, aux Tonga ou au Vanuatu. Nous avons des forces prépositionnées dans la région, en Nouvelle-Calédonie, en particulier des avions de type CASA, nos patrouilleurs de souveraineté et une frégate de premier rang. Nous apportons notre aide, grâce à ces moyens, en coordination avec les Australiens et les Néozélandais.

Au-delà de la question des moyens, nous investissons beaucoup dans l’entraînement, la formation et la préparation, ce qui est très important en cas de catastrophe naturelle. Nous organisons tous les deux ans un exercice, appelé « Croix du Sud », qui réunit une quinzaine d’États, dont la Nouvelle-Zélande et l’Australie. En 2020, le groupe école Jeanne d’Arc va transiter de Brest jusqu’en Nouvelle-Calédonie pour donner encore plus de corps à l’exercice. Ce n’est pas RIMPAC, c’est-à-dire l’exercice majeur qui est organisé par les Américains, mais il est extrêmement prisé par nos partenaires. L’État qui avait fourni le plus de moyens il y a deux ans était la Nouvelle-Zélande. Nous avons invité les Indonésiens au prochain exercice et ils seront présents en tant qu’observateurs. Nous avons aussi invité les Japonais, qui veulent s’impliquer un peu dans ce qui se passe dans le Pacifique sud. Au-delà des moyens, qui sont toujours trop modestes à l’échelle des catastrophes, il existe un très fort investissement, au quotidien, des forces armées en matière d’entraînement et de formation pour aider d’autres pays à se préparer à des catastrophes qui sont quasiment annuelles.

Colonel Michel (DGRIS). Il est d’autant plus important d’être présent dans ce domaine qu’il fait consensus dans la région : tout le monde se sent concerné. En 2013, un général des Maldives a déclaré, lors d’un forum, qu’il appartenait à un pays susceptible de disparaître du jour au lendemain. Nous sommes concernés, naturellement, mais nous ne vivons pas la situation de la même manière. L’exercice Croix du Sud, qui regroupe tous les deux ans de nombreux pays, a pour intérêt, au-delà de l’aspect purement opérationnel, de faire exister et rayonner la France, tout en lui donnant de la légitimité dans la région.

Mme Patricia Mirallès. Le Président de la République veut faire de l’Inde un partenaire privilégié. Depuis 2018, la France ouvre ses bases navales dans la zone indopacifique – Djibouti, Émirats arabes unis, La Réunion – aux forces navales indiennes. Deux ans après, que ressort-il des échanges lors des escales des forces indiennes dans ces bases ? Nos deux pays ont-ils la volonté de renforcer leur coopération militaire ?

M. Joaquim Pueyo. Pourriez-vous nous donner des éléments sur la politique de l’Inde à l’égard de ses voisins ?

Président du groupe d’amitié parlementaire France-Sri Lanka, j’ai échangé avec l’ambassadeur et les autorités de ce pays, et il apparaît que la Chine s’investit de plus en plus sur cette île. Quel est votre point de vue à ce sujet ? À mon grand étonnement, mes interlocuteurs ont dit être particulièrement intéressés par l’expertise française dans le domaine de la défense, et souhaiteraient se rapprocher de nos armées pour développer des coopérations. Serait-ce conforme à la politique de notre pays dans la région ?

M. André Chassaigne. Le déploiement permanent de notre armée dans cette région me semble faible : douze bâtiments et quarante et-un hélicoptères dans une zone économique exclusive de plusieurs millions de kilomètres carrés où vivent 1,5 million de Français. Certes, de nombreuses missions navales sont organisées, mais la protection de nos territoires dans cette zone n’a-t-elle pas été insuffisamment prise en compte dans la loi de programmation militaire, au profit de nos capacités de projection ?

En plus des catastrophes naturelles, il existe aussi un risque de catastrophe lié aux essais nucléaires. À Mururoa, 137 essais nucléaires souterrains ont été réalisés, et des mouvements du sous-sol, des effondrements de récifs coralliens et des problèmes géo mécaniques importants ont été constatés. Le socle est jonché de déchets radioactifs qui ont été enfouis en grande quantité. Quel rôle joue l’armée dans les opérations de surveillance ? Par qui sont-elles conduites ? Le programme Telsite 2, toujours en cours, prévoit de consacrer 100 millions d’euros à cette surveillance ; pourriez-vous nous en dire plus ? Un député polynésien de notre groupe nous a alertés du risque de catastrophe considérable sur l’atoll de Mururoa.

M. Jean-Charles Larsonneur. Lors de sa visite à Paris, le 13 janvier, le ministre indonésien de la défense Prabowo Subianto a manifesté son intérêt pour des équipements majeurs : quarante-huit avions de combats Rafale, quatre sous-marins Scorpène – éventuellement équipés de missiles Exocet SM-39 – et des corvettes Gowind, selon les dires du Jakarta Post et de la presse spécialisée française. Quelle est la feuille de route pour l’élargissement et le renforcement du partenariat stratégique de 2011 ? L’accord de défense et le dialogue maritime que vous avez mentionnés vont dans le bon sens.

Par ailleurs, une opération conjointe des États européens est en cours dans le détroit d’Ormuz. D’autres coopérations européennes de ce type dans les détroits, avec peut-être une coopération accrue avec le Royaume-Uni, auraient-elles un intérêt ?

Mme Séverine Gipson. Ni le Pakistan ni l’Inde ne sont reconnus comme États dotés de l’arme nucléaire au sens du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, bien qu’ils en disposent tous deux et n’aient de cesse d’étoffer leurs arsenaux respectifs.

Quel rôle peut jouer la France face à la montée des tensions entre l’Inde et le Pakistan et le risque nucléaire latent, puisque vous avez écarté un conflit avec la Chine, sans doute trop puissante. Comment la stratégie indopacifique permet-elle à la France d’agir ? Le nucléaire est-il pris en considération dans notre partenariat stratégique avec l’Inde, et comment ?

M. Philippe Gomès. Lorsque le président Macron s’est rendu dans la région Pacifique, il a passé trois jours en Nouvelle-Calédonie après son séjour en Australie, notamment pour préparer le référendum sur l’avenir du pays, dont la première séquence s’est soldée par un « non » à l’indépendance.

Dans un discours prononcé le 5 mai 2018 au Théâtre de l’île, à Nouméa, il a développé la stratégie indopacifique déjà esquissée en Australie. Il a affirmé que cette stratégie s’insérait dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, qui reste une priorité majeure dans la région. Il a également déclaré que l’hégémonie chinoise – les termes ont suscité une réaction de l’État chinois – dans la région se construisait pas à pas et que l’ensemble des pays susceptible d’en limiter l’étendue devaient s’allier pour faire front. Il a enfin rappelé l’image extrêmement positive de la France dans le Pacifique. Les premiers réfugiés climatiques de la planète vivent dans cette région et, tandis que les États-Unis se retirent de l’accord de Paris et que d’autres pays rechignent à l’appliquer, le rôle de la France est reconnu et facilite la mise en œuvre de l’axe indopacifique Paris-New Delhi-Canberra, auquel le président Macron a ajouté Papeete et Nouméa.

Depuis le « Brexit », la France est le dernier pays de l’Union européenne présent dans le Pacifique. Elle y porte non seulement sa voix, mais aussi celle du Vieux continent.

Quelle sera la déclinaison militaire concrète, dans les collectivités françaises, de cette stratégie ? Vous avez parlé de coopération à travers Croix du Sud et FRANZ, mais ces accords existaient déjà lorsque j’étais président du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, en 2009, alors que le concept d’indopacifique n’avait pas encore été inventé. De nouveaux moyens seront-ils affectés à ces territoires pour mieux donner corps à cette stratégie ? Des coopérations avec de nouveaux pays sont-elles envisagées, et sous quelle forme ? Quels actes concrets vont donner corps à cette stratégie ?

M. Christophe Lejeune. Messieurs les officiers, à vous entendre, il est clair que la carte du monde centrée sur l’Europe qui ornait les murs de nos salles de classe n’est plus d’actualité. Le monde s’est recentré sur l’Asie.

S’agissant des tensions entre l’Inde et le Pakistan, vous avez rappelé que l’Inde a une doctrine nucléaire et s’interdit d’utiliser l’arme en premier alors que le Pakistan n’en a pas de clairement affirmée. Si ce dernier voulait agir le premier face à l’Inde et ses 1,3 milliard d’habitants, que représenterait, pour l’Inde, un « dommage inacceptable » ? Staline était prêt à combattre au prix de 20 millions de morts dans ses rangs. Au vu de son infériorité numérique, le Pakistan ne pourrait sans doute pas l’emporter dans un conflit conventionnel.

Le rôle du nucléaire est donc à surveiller de très près, d’autant que ces deux États ne sont pas parties au traité de non-prolifération.

Capitaine de vaisseau Pascal (EMA). Vous nous demandez ce que nous pouvons faire pour tempérer le risque de conflit nucléaire entre l’Inde et le Pakistan. Le nucléaire a une dimension purement nationale, et il est très difficile d’en discuter, avec quelque partenaire que ce soit. Nous avons un partenariat extrêmement mûr avec l’Inde, ce qui nous rend audibles, non dans un cadre bilatéral, mais au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, pour réduire les tensions.

Colonel Michel (DGRIS). Dans sa stratégie de défense indopacifique, la France parle avec tout le monde. Elle entend maintenir un dialogue riche et constructif, parfois ferme, et ne repousse personne. C’est une de ses forces, qui lui permet de dire certaines choses à la Chine, mais aussi à l’Inde et au Pakistan. Ce dialogue permanent correspond à l’esprit du multilatéralisme et à la conception des relations internationales défendue par la France.

Les choses ne semblent jamais aller assez vite, notamment à l’égard de l’Indonésie, mais rappelons que la stratégie indopacifique a été présentée en juin, il y a à peine six mois. Il faut du temps pour la mettre en place avec nos partenaires européens. Pour certains – par exemple la Hongrie – la notion d’Indopacifique est vraiment lointaine. Cela nous impose un effort de communication : à la fin du mois, nous irons à Berlin présenter la stratégie de défense indopacifique à nos partenaires. La volonté d’exister plus ouvertement dans la région, notamment avec des moyens militaires, s’est exprimée. L’initiative européenne dans le détroit d’Ormuz est un signe fort de la volonté des Européens d’agir dans les zones qu’ils considèrent comme stratégiques. En 2020, tout notre effort va consister à échanger sur ce point avec les Pays-Bas, le Danemark, l’Allemagne, et bien sûr le Royaume-Uni, qui reste un allié, mais aussi avec d’autres pays qui le voudraient.

Pour les pays de la zone, la France apparaît comme le représentant des pays européens, car nous sommes présents, et ils s’adressent à nous pour savoir ce qu’il est possible de faire avec l’Europe. Le ministère des affaires étrangères est sûrement beaucoup plus sollicité encore.

Capitaine de vaisseau Pascal (EMA). Nous essayons de sensibiliser tous les pays européens à ces problématiques. Ainsi, quand nous avons transité par les îles Spratleys en mer de Chine du Sud, nous avons invité un certain nombre d’observateurs européens à bord de notre porte-hélicoptères amphibie (PHA). C’est une forme de pédagogie et de sensibilisation. Un poste de coopérant au nom de l’Union européenne a été créé au Vietnam, et c’est un Français qui a été nommé. L’Europe commence donc à s’investir dans la région et nous l’accompagnons. En Indonésie, nous sommes en train d’installer un coopérant dans le domaine de la sécurité maritime.

Les escales de la flotte indienne dans nos bases de Djibouti et des Émirats arabes unis ont produit beaucoup de résultats. Si l’on exclut les membres de l’OTAN et de l’Union européenne, l’Inde est l’un des très rares pays avec lesquels nous menons un exercice de bon niveau dans les domaines naval, aérien et terrestre. La coopération va continuer à se développer, il y a des pistes dans le domaine du renseignement, et surtout dans le domaine de la coopération interarmées, les Indiens ayant créé leur premier poste de chef d’état-major interarmées au mois de janvier. En plus des escales de la flotte indienne, les avions indiens P3 utilisent la base de La Réunion.

Notre difficulté est de canaliser notre réponse aux attentes, nous ne pouvons pas tout faire en même temps, les pistes de coopération sont nombreuses, les Indiens souhaitent notamment développer la lutte anti sous-marine. La confiance acquise lors de ces exercices est réelle et permet d’avancer.

Colonel Michel (DGRIS). Vous avez récemment organisé une table ronde sur la Chine avec des chercheurs ; je ne reviendrai pas sur les points qui ont été développés. La Chine a une stratégie intégrale, pas uniquement militaire, autour du concept de Belt and Road initiative. C’est un concept global : économique, culturel, diplomatique et stratégique/militaire. La Chine va simplement pénétrer dans tous les endroits qui ne lui offrent aucune résistance, où il sera facile de proposer des accords économiques juteux en apparence, mais empoisonnés.

C’est ce qui s’est passé au Sri Lanka, ce qui a permis aux pays occidentaux de prendre conscience de ces manières de faire. La France est aussi concernée, les Chinois essaient d’investir à Tahiti, sur l’île de Hao par exemple.

Il nous suffit d’être vigilants, sans agressivité, et de faire des propositions. Dans le Pacifique sud, la Chine a eu le projet de construire une base dans les îles Salomon, mais au dernier moment, les Salomon y ont opposé une fin de non-recevoir, parce que l’Australie a lancé l’année dernière une stratégie appelée Pacific Step-up, qui consiste à réinvestir son environnement proche, militairement et économiquement. Nous sommes partenaires avec les Australiens dans ce domaine ; nous cherchons à participer à des projets communs au profit d’États tiers. C’est notre contribution dans un espace éloigné, où les moyens militaires sont comptés. Rappelons que la France est engagée dans des régions beaucoup plus proches, où elle fait la guerre tous les jours. Nous avons donc d’autres priorités stratégiques. Nous ne sous-estimons pas l’Indopacifique, mais nous devons traiter les priorités immédiates.

Capitaine de vaisseau Pascal (EMA). La volonté de coopérer avec la France dont a fait part l’ambassadeur du Sri Lanka est un discours que nous entendons de presque tous les pays du monde. Nous sommes victimes du succès de notre expertise : de très nombreux pays aimeraient coopérer avec nous. Nous en sommes très fiers, mais nous avons nos limites. Étant responsable de la coopération avec ces pays, quand de telles demandes arrivent, je me demande prioritairement ce que la France va en retirer en termes stratégiques et politiques. Si le pouvoir politique nous indique qu’il s’agit d’un État majeur, nous trouvons des solutions pour lancer une coopération.

S’agissant plus spécifiquement du Sri Lanka, il y a quelques années, ce pays détenait une véritable expertise, acquise lors des combats durs menés contre les Tigres de libération de l’Îlam tamoul (LTTE). Ils avaient inventé des solutions extrêmement ingénieuses. La décision de coopérer tient évidemment compte de la dimension politique.

Enfin, une fois que des pistes de coopération ont été identifiées, il faut déterminer quels moyens nous pouvons y consacrer. Victimes de notre succès, il nous faut établir des priorités. En ce moment, nous essayons de développer la coopération avec l’Indonésie, ce qui demande de l’énergie et des moyens. Nous ne pouvons pas nous disperser partout, au risque de décevoir tout le monde. Aujourd’hui, la position politique du Sri Lanka n’est pas propice au développement de la coopération.

S’agissant des risques liés aux résidus des essais nucléaires, je ne suis pas un expert de la question, mais les forces armées sont concernées au même titre que les populations locales, puisque nous sommes aussi présents sur place. Quant à la question des moyens, nous avons des ambitions et une présence reconnue. Ce n’est sûrement pas suffisant, mais nous sommes le plus impliqué des États de l’Union européenne. L’amiral qui commande le Pacifique parle de la « dictature des distances ». Nous évoquions les trois semaines nécessaires pour aller à Malacca ; pour rejoindre l’Asie du Sud-Est depuis Papeete, il faut quinze jours. La zone économique exclusive est la richesse de la France, mais elle requiert beaucoup de moyens.

Nous avons les moyens de faire face à nos missions. Nous constatons le déplacement du centre de gravité mondial vers l’Indopacifique, et nous y multiplions les déploiements. Le premier déploiement de l’armée de l’air dans l’Indopacifique a été réalisé à l’été 2018, et une autre opération de ce type est à l’étude. Nous multiplions les déploiements de nos bâtiments – la mission Jeanne d’Arc va bientôt partir pour rejoindre Papeete. L’Indopacifique est au cœur de nos réflexions. Par ailleurs, nous renouvelons nos équipements dans cette zone, notamment maritimes, avec les patrouilleurs outre-mer. Mais nous n’avons pas les moyens de surveiller tout le Pacifique.

Colonel Michel (DGRIS). D’où l’importance de concevoir dès le départ des actions en coopération avec des partenaires. C’est ce que nous sommes en train d’approfondir : nous nous acheminons vers une forme d’interopérabilité avec le Japon, l’Inde et l’Australie, afin de savoir agir ensemble.

Nous aidons les pays plus modestes à renforcer leur autonomie stratégique avec les échanges doctrinaux, des entraînements en commun, de la vente de matériel militaire. Notre logique est de nous rendre capables d’agir en commun le moment venu. Pour la France, c’est une bonne manière de faire, nous ne pouvons pas nous permettre de tout faire tout seuls, particulièrement dans une zone aussi étendue.

Capitaine de vaisseau Pascal (EMA). M. Gomès nous interrogeait sur les moyens concrets au service de cette stratégie indopacifique : nos moyens sont modernisés et les coopérations sont développées, ce qui représente un véritable effort. En multipliant les participations à des exercices, nous nous formons et nous formons les autres.

Nos actions dans la région sont bien plus nombreuses en 2000 qu’en 2020, mais cela ne se traduit pas nécessairement par des moyens plus importants, parce que nos armées sont aussi engagées ailleurs.

Mme la présidente Françoise Dumas. Je vous remercie de vos réponses.

 


 

8.   Table ronde, ouverte à la presse, sur le Moyen-Orient avec M. Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon 2, M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS) et M. Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) (mercredi 22 janvier 2020)

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous continuons notre cycle géostratégique et notre tour du monde, en nous intéressant aujourd’hui à la zone sur laquelle se concentrent traditionnellement les tensions internationales, et qui aujourd’hui encore est au cœur de l’actualité, c’est-à-dire le Proche-Orient. La chute de Baghouz en mars 2019 avait suscité beaucoup d’espoir en marquant la fin du califat territorial de Daech, mais cette défaite territoriale n’a pas été synonyme d’éradication des réseaux terroristes. La ministre Florence Parly l’a déclaré devant nous la semaine dernière : « si Daech est sans territoire, Daech n’est pas sans existence ». La situation est devenue encore plus complexe ces dernières semaines avec divers évènements qui sont venus contrarier la mobilisation contre le terrorisme. Ce fut d’abord l’attaque lancée par les Turcs contre la frontière turco-syrienne qui a déstabilisé le Nord-Est, contrôlé par les forces démocratiques syriennes, dont chacun reconnaît la part importante qu’ils ont prise dans la lutte contre Daech. Ce fut ensuite l’accroissement des tensions entre l’Iran et les États-Unis, qui a conduit à une escalade militaire sur le sol irakien, avec notamment des attaques dirigées contre l’ambassade des États-Unis à Bagdad, auxquelles a répondu l’élimination du général Qassem Soleimani par les États-Unis, qui elle-même a été suivie par des frappes iraniennes contre les bases américaines. Aujourd’hui, nous assistons à ce que le ministre Jean-Yves Le Drian a appelé une interruption de l’escalade, mais la destruction par erreur de l’avion d’Ukraine International Airlines illustre la volatilité extrême de la situation actuelle. Les inquiétudes sont encore renforcées par la résolution adoptée par le Parlement irakien, appelant au retrait des forces étrangères du territoire national, qui fait peser des incertitudes sur les moyens pouvant être conservés par la coalition dans la lutte contre le terrorisme. S’ajoutent à ces incertitudes le désengagement progressif de l’Iran de l’accord de Vienne, suite à la décision des États-Unis de se retirer de cet accord, et surtout, l’instauration de sanctions contre ceux continuant à commercer avec l’Iran.

Cette politique de sanction a plongé l’Iran dans une récession économique. Vous nous direz s’il est encore possible de sauver cet accord de Vienne et si la perspective d’une acquisition rapide par l’Iran de l’arme nucléaire doit être prise au sérieux. Face à la multiplication de ces menaces et de ces dangers, la France continue pour sa part de faire entendre sa voix, en adoptant une posture d’équilibre et en soutenant des initiatives pour apaiser les tensions. C’est notamment l’objet de la mission de surveillance maritime européenne dans le détroit d’Ormuz, à laquelle huit pays européens ont apporté leur soutien. J’étais d’ailleurs moi-même à la fin de l’année sur la première frégate française à y participer : la frégate Courbet. Pour nous aider à décrypter cette situation, nous avons le plaisir de recevoir trois experts, M. Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, qui nous dressera un tableau général de la conflictualité dans la région, avec un focus particulier sur l’Iran. Je précise également que M. Razoux est l’auteur d’un jeu de stratégie, « Fitna », qui a rencontré un grand succès à la Fabrique Défense, et qui permet de se familiariser avec les enjeux de la région. Notre deuxième invité est M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, qui traitera plus particulièrement de l’Irak et du Liban. Notre troisième intervenant est M. Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon II, qui est revenu directement hier d’une mission au Moyen-Orient, et qui nous parlera plus spécifiquement de la Syrie.

M. Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). La situation au Moyen-Orient est caractérisée par une rivalité de puissances. Je vais faire appel à vos connaissances en géophysique en évoquant l’image de deux plaques tectoniques. La première plaque tectonique, au nord, recouvrirait l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Liban et indirectement la Turquie, indubitablement contrôlée par la Russie et par l’Iran. Toute la question, pour les acteurs locaux, est de savoir si c’est l’Iran ou la Russie qui est le « senior partner » ou le « junior partner ». Je reviendrai sur la question irakienne plus tard. Il y a une deuxième plaque tectonique au sud qui est contrôlée par les États-Unis, s’appuyant sur Israël, la Jordanie et les monarchies de la péninsule arabique. Là, il n’y a pas de doute, ce sont les États-Unis qui contrôlent les autres. Les deux grandes puissances sont positionnées au nord et au sud du Moyen-Orient, avec une volonté de manifester leur puissance, leur influence, leur présence et bien entendu leur utilité, ce qui implique toute une série de contrats militaires et de postures de contrôle. Ensuite, la Chine est en embuscade, avec des valises pleines de yuans et de dollars, et attend le bon moment pour s’infiltrer dans la région afin d’investir massivement là où elle pourrait faire la différence dès qu’une case deviendrait libre.

Les trois grandes puissances stratégiques se retrouvent donc dans le jeu. La Russie et les États-Unis, paradoxalement, ont intérêt à s’entendre pour maintenir un certain niveau de tension dans la région, parce que ce niveau de tension minimum justifie leur présence, les contrats d’armement induits, et tout simplement leur influence géopolitique et stratégique au Conseil de sécurité des Nations unies et sur la scène internationale. Si les pays de la région se sentent menacés, ils ont en effet tendance à faire appel à un protecteur et les États-Unis et la Russie jouent ce rôle. Pour ces derniers, il est donc crucial de maintenir suffisamment de tensions pour justifier leur présence, mais pas trop, pour qu’il n’y ait pas d’escalade, pour qu’il n’y ait pas d’affrontement régional global, parce que Moscou et Washington savent très bien qu’ils en sortiraient tous les deux perdants. Bien entendu, le vainqueur, celui qui tirerait les marrons du feu de cette situation, serait Pékin.

 

À l’inverse, les Chinois ont intérêt à apaiser au maximum les tensions pour pouvoir plus rapidement s’installer, investir, prendre des positions, contrôler des parts importantes de marché, pour pouvoir poursuivre leurs fameuses « routes de la soie » terrestres et maritimes. Le paradoxe, c’est que dans cette grande équation, sur la question du Moyen-Orient, l’intérêt de l’Europe est plutôt proche de celui des Chinois. Nous souhaitons apaiser la situation pour des raisons différentes, mais nos partenaires naturels seraient plutôt, de mon point de vue, les Chinois.

Si l’Europe fait le jeu des Chinois au Moyen-Orient, elle donne évidemment un gros avantage tendanciel à la Chine dans le cadre de la compétition mondiale. Tous les dossiers sont liés. Par ailleurs, trois puissances régionales sont vraiment très influentes en ce moment dans la région : l’Iran, Israël et l’Arabie saoudite. Dans ce jeu triangulaire, aucun de ces trois acteurs n’a a priori intérêt à l’escalade et devrait rechercher la stabilité. Mais pour des raisons de politique intérieure, voire si leur régime était menacé, chacun pourrait être tenté d’attiser les tensions pour sauver son régime politique. C’est visible en Arabie saoudite et en Iran. Cela peut être le cas aussi en Israël, avec un Premier ministre aux abois, notamment sur le plan judiciaire, et qui attend avec une certaine anxiété les prochaines élections du 2 mars.

Dans ce contexte, la stratégie iranienne a plusieurs volets. Le premier consiste à s’aménager un corridor terrestre entre l’Iran et la Méditerranée pour pouvoir maintenir un glacis protecteur. L’Iran se comporte en effet toujours comme une citadelle assiégée. Je ne prends pas parti du tout mais je vous le présente en tant qu’expert historien : l’Iran se considère comme le petit village gaulois assiégé, entouré de camps romains qui n’attendent qu’une occasion pour réduire le territoire iranien. Les Iraniens se disent qu’il faut être dissuasif. Ce corridor terrestre vers la Méditerranée leur permettrait de mieux contrôler l’Irak, d’aider et de contrôler la Syrie, ou en tout cas, de jouer un rôle clé en Syrie, et de ravitailler la population chiite du Liban, notamment le Hezbollah, pour être en mesure de faire pression et de susciter une sorte de dissuasion asymétrique face à Israël.

Cela m’amène à la grande stratégie dissuasive de l’Iran. Telle que je la comprends, elle a deux volets. À l’occasion des échanges à propos de l’accord nucléaire, le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), et de leur influence régionale, les Iraniens tentent d’expliquer à la communauté internationale, ceux qui sont en mesure de peser – la Chine, les États-Unis, la Russie, les Européens –, que l’Iran a besoin d’être dissuasif. Il a deux manières de l’être : soit via la bombe atomique, soit via l’influence régionale, les missiles balistiques et une sorte de cordon défensif autour de l’Iran, comme depuis quelques siècles. Les dirigeants iraniens se ménagent pour le moment ces deux voies, gardant les deux fers au feu, et interrogent la communauté internationale : « vous avez voulu nous empêcher d’avoir la bombe atomique. A priori, on a dit oui, dans le cadre du JCPoA, mais maintenant, vous voulez nous empêcher d’avoir une influence régionale et donc d’avoir notre glacis défensif. Ça ne va plus. Il faut choisir. » Pour questionner la communauté internationale, l’Iran joue de ces deux fers et de ces deux stratégies : « regardez, on avance doucement mais sûrement sur la piste nucléaire, et en même temps, on se bat pour conserver notre influence régionale. Si vous voulez qu’on en lâche une, il faut nous garantir l’autre et vice versa. »

La grande stratégie iranienne vise aussi à diminuer l’empreinte militaire américaine au Moyen-Orient, certainement dans cette plaque tectonique nord que j’ai mentionnée tout à l’heure, et notamment en Irak, puisque cette empreinte est déjà réduite en Syrie. C’est pourquoi les Iraniens souhaitent obtenir des Irakiens le retrait des forces militaires américaines. Le pouvoir iranien n’est pas naïf, il se doute bien que M. Trump et la Maison-Blanche ne se retireront pas naturellement d’Irak, mais la résolution, votée il y a quelques jours, qui demande le retrait des troupes américaines, même si elle n’est pas suivie d’effets, est importante sur le plan politique et symbolique, parce qu’elle veut dire que si les Américains restent désormais en Irak, ils ne sont plus invités par les représentants du peuple irakien, et redeviennent une force d’occupation comme ils l’étaient auparavant. S’ils redeviennent une force d’occupation, ils redeviennent une « cible légitime » pour les actions « de la résistance ». Les Iraniens se positionnent ainsi pour prendre la tête de ce qu’ils appellent « le front de la résistance », non plus face à Israël, mais désormais face aux États-Unis. L’autre volet de la stratégie iranienne consiste à délégitimer auprès de ses voisins la présence américaine, et à faire comprendre à ses voisins du Sud et de la péninsule arabique, qu’ils ne peuvent plus vraiment compter sur la garantie américaine, au vu de ce qui s’est passé ces six derniers mois. Je constate que les Iraniens ont plutôt réussi : alors que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis refusaient depuis longtemps de parler aux Iraniens, les Émiriens et les Saoudiens sont allés à Téhéran à la fin de l’été dernier et ont repris un dialogue bilatéral avec l’Iran.

J’en viens maintenant à la crise récente avec les États-Unis et l’élimination de Qassem Soleimani. Je ne prends pas parti, mais en tant qu’analyste, je constate que paradoxalement, il a servi deux fois le régime iranien : une première fois lorsqu’il était vivant, pour projeter la puissance et l’influence iraniennes dans la région, et la deuxième fois lorsqu’il est mort, en permettant au pouvoir iranien de faire une démonstration médiatique d’unité nationale en Iran, lors de ses funérailles, pour dire aux Occidentaux, et surtout aux Américains, qu’ils n’ont pas peur, qu’ils ont deux millions de personnes dans les rues et plusieurs dizaines de personnes qui se sont fait piétiner sans que cela n’émeuve le reste de la société, et que s’ils sont prêts à cela, ils seront prêts à résister manu militari à toute intervention directe américaine sur leur territoire. Aussi et surtout, cela a permis de ressouder une partie de la population irakienne et le pouvoir irakien autour de l’agenda non plus pro-iranien, mais anti-américain, souverainiste et nationaliste, et on assiste à une évolution ultranationaliste dans tous les pays de la région, y compris en Irak et au Liban. Au Liban, de nombreuses manifestations ont eu lieu depuis la fin de l’automne. Le message adressé à tous, y compris à la classe politique libanaise était le suivant : « attention, si vous mettez dans ce moment critique le Liban dehors et renvoyez le Hezbollah dans ses foyers, Téhéran le prendra très mal ». Je pense que le message a été très bien reçu, puisqu’on a appris hier ou avant-hier l’officialisation d’un gouvernement qui semble être stable, sous tutelle de M. Diab, gouvernement qui a été avalisé par le Hezbollah et par l’ensemble de la classe politique iranienne. Pour conclure sur cette question de l’élimination de Qassem Soleimani, je trouve que la riposte iranienne sur deux bases irakiennes occupées par les Américains a été particulièrement mesurée ; les frappes étaient soigneusement calibrées pour ne pas faire de victimes ou très peu. Elles étaient juste en surface pour montrer que l’Iran était capable de répondre à la gifle ouverte qui lui avait été assénée par Trump, de manière proportionnée. Trump dit : « d’accord, un partout, balle au centre. On a compris, arrêtons là. » Connaissant bien les Iraniens, je pense que cela ne s’arrêtera pas là. C’est maintenant qu’ils vont réellement riposter, et ils ont jusqu’au 4 novembre – date de l’élection américaine – pour le faire. Ils vont sûrement le faire en plusieurs fois, de manière discrète, non assumée, pour essayer de cibler et de saborder la campagne électorale américaine. Cela pourra être aussi bien un ou plusieurs assassinats, des attentats ou des attaques sur des objectifs américains et partout à travers le monde.

Pour terminer, je pense que l’Irak, vu de Téhéran, a toujours été perçu comme une menace. Or, pour les Iraniens, l’Irak ne doit plus être une menace. Il faut « neutraliser » l’Irak d’une manière ou d’une autre, un peu comme la France gaullienne vis-à-vis de l’Allemagne. L’exécutif français, notamment sous De Gaulle, s’est dit que l’Allemagne ne devait plus jamais être une menace. C’est un peu la même chose pour l’Iran : l’Irak ne doit plus jamais être une menace.

M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS). Après cette présentation géopolitique de M. Razoux, je vais évoquer davantage le temps long. Nous commémorons en effet un anniversaire important. À mon avis, l’origine des crises actuelles remonte exactement à un siècle avant 2020 : 1920, avec la création d’institutions étatiques par les puissances mandataires françaises et britanniques – françaises pour le Liban et britanniques pour l’Irak. Avec du recul, nous voyons que ces institutions n’ont jamais réussi à acquérir suffisamment de légitimité, à former une citoyenneté commune et à ouvrir un espace public, ce qui a favorisé d’une part les ingérences étrangères, au Liban comme en Irak, et les guerres civiles, au Liban et en Irak. Les guerres civiles et les guerres extérieures étaient la prolongation au-delà des frontières irakiennes d’un conflit intérieur au pays. En effet, je vous rappelle quand même les conditions dans lesquelles ont été créés l’État libanais et l’État irakien. Ils ont été créés contre la volonté clairement exprimée à travers des référendums, notamment en Irak, de la majorité de la population musulmane au Liban, chiite en Irak. La majorité de la population au Liban était partisane d’un grand royaume arabe unifié, du projet Chérifien unissant le Liban, la Syrie, la Transjordanie et la Palestine. En Irak, les chiites s’étaient prononcés très clairement à travers un mouvement de djihad pendant la guerre de 1914-1918. Ensuite, la révolution de 1920 dont nous allons commémorer le centième anniversaire, exprimait clairement le refus d’un État-nation arabe, sous mandat britannique. Les chiites s’étaient prononcés pour un gouvernement arabe et islamique sans lien de dépendance avec une puissance étrangère. Il faut rappeler que l’idée de nation était une importation européenne de sorte qu’en Irak, le concept de nation était totalement inconnu. La meilleure preuve en est que la majorité de la population chiite est arabe et se sent profondément arabe, mais que ses dirigeants politiques et religieux, les grands ayatollahs des villes saintes, étaient iraniens de nationalité ou d’origine, autrement dit, il y avait un sentiment d’arabité, mais pas de nationalisme arabe. Ces États ont donc été fondés contre des majorités et ont institué des régimes, au Liban comme en Irak, confessionnels. C’est probablement le poison qui unit aujourd’hui le Liban et la Syrie, à savoir le confessionnalisme politique dans lequel il est très facile de rentrer, mais duquel il est pratiquement impossible de sortir pacifiquement.

Les mouvements de contestation qui unissent le Liban et l’Irak ont pleinement conscience du lien existant entre le confessionnalisme politique – inavoué en Irak et officiel au Liban, à travers le pacte national de 1943 – et la faillite de l’État qui, aussi bien à Beyrouth qu’à Bagdad, est incapable de remplir le minimum de ses devoirs régaliens. Au Liban comme en Irak triomphe aussi le système milicien. Les armées officielles passent au second plan face à des milices chiites en Irak. Mais nous pouvons aussi considérer que l’État islamique a été et continue d’être l’expression d’une certaine frange de la population arabe sunnite. Au Liban, on s’accorde à juste titre pour dire que le Hezbollah est un État dans l’État. Nous avons donc un État milicien et le confessionnalisme politique. À cela s’ajoute la dénonciation unanime, autant à Bagdad qu’à Beyrouth, de la corruption. En effet, dans ces systèmes, vous n’êtes pas promu à des responsabilités politiques en fonction de vos compétences ou de votre parti, de vos options politiques, mais en fonction de quotas. Au Liban, il y a dix-huit communautés reconnues et on vous demande d’être membre de la communauté chiite, sunnite, maronite, grecque orthodoxe ou catholique. Cette classe politique qui a institué le règne des grandes familles est aujourd’hui unanimement rejetée par les mouvements contestataires qui – et c’est là la tragédie que vivent les sociétés libanaise et irakienne – sont conscientes du piège du confessionnalisme politique, mais en même temps – notamment pour les chrétiens du Liban – ont très peur de voir la fin d’un système dont ils pensent qu’il les protégeait contre une majorité agressive, qu’elle soit sunnite, ou dans une moindre mesure chiite. À Bagdad aussi, les mouvements n’aboutissent pas, parce que ce confessionnalisme politique a un effet pervers, c’est qu’il contamine tout le monde. Tout le monde est corrompu. D’ailleurs, le mot « corruption » n’a pas grand sens puisqu’il est intrinsèquement lié à un système. Par exemple, je peux vous dire que lors d’un récent voyage en Irak, je voyais des puits de pétrole dans la région de Nâssirîyah. J’ai demandé qui les exploitait et on m’a répondu que c’étaient des puits de pétrole qui étaient côtés pour des intérêts privés. Quand on est au pouvoir, on distribue les puits de pétrole à tel chef de tribu, à tel clan, et après on ne peut pas s’étonner que l’un des pays les plus riches du Moyen-Orient soit aussi défaillant sur le plan de ses devoirs en matière d’infrastructures. Quand on est à Bagdad et qu’on reste dans la zone verte, on ne s’imagine pas que 500 mètres plus loin à Sadr City, l’eau n’est pas potable et qu’il faut la faire bouillir pour se laver les dents. Il n’y a que quelques heures d’électricité par jour, pas de ramassage d’ordures depuis presque 2003, pour certains quartiers, et pas d’égouts. La majorité de la population vit donc un enfer face à une classe dirigeante qui est incapable de lutter contre la corruption, tout simplement parce qu’elle ne le peut pas. Lutter contre la corruption signifie perdre son pouvoir, puisque ce dernier est basé sur des réseaux, un clientélisme. Corruption, système milicien, faillite de l’État dans ses missions régaliennes : ce sont les difficultés auxquelles se heurtent les mouvements que nous pouvons considérer comme issus de la société civile, mais qui se manifestent d’une façon communautaire. Même si cela peut choquer, je réitère l’idée selon laquelle l’État islamique a été une manifestation extrême et extrémiste d’une certaine société civile arabe sunnite, notamment à Mossoul, qui vivait une situation que vivaient tous les Irakiens, mais aggravée par l’exclusion de leur communauté du système politique. Comme vous le savez probablement, l’État irakien fondé en 1920 ne se réclamait pas du confessionnalisme, à la différence du Liban, mais c’est bien un État confessionnel sunnite qui a été fondé par les Britanniques, excluant les trois quarts de la population, les chiites et les Kurdes. En 2003, les Américains, non pas par choix délibéré, mais parce qu’ils n’avaient pas d’autre solution, ont pris les exclus de l’ancien système – les chiites et les Kurdes – pour reconstruire un État, à nouveau confessionnel et communautaire, excluant ceux qui avaient toujours bénéficié du monopole du pouvoir à Bagdad, à savoir les Arabes sunnites. Autant au Liban qu’à Bagdad, on ne voit pas de débouchés politiques, tout simplement parce que tous les acteurs politiques ont été impliqués dans un cercle vicieux infernal où chacun a peur de l’autre et où les réflexes communautaires – nous l’avons vu ces derniers temps avec les événements liés à l’assassinat de Qassem Soleimani – ne demandent qu’à se réenclencher. On a peur de l’autre parce qu’il n’y a pas d’État de droit, et l’État n’est pas à même de vous protéger. Ce vide politique a été manifeste à Beyrouth dans le fait que les manifestations unissaient surtout des jeunes de toutes les communautés, mais que des sondages montraient que plus de 90 % des chrétiens, et notamment des maronites, étaient défavorables à la fin du confessionnalisme politique et proposaient une sortie par étapes, ne livrant pas les communautés chrétiennes aux lois de la majorité.

En Irak, je dirais que le vide est encore plus sidéral, puisque c’est un vide à la fois politique et religieux, qui concerne la communauté chiite, qui aurait pu voir dans l’autorité religieuse chiite, notamment celle du grand ayatollah Ali al-Sistani ou de Moqtada al-Sadr, un recours face à l’incurie de l’État. Or, lors de l’invasion américaine en 2003, les chiites étaient très ambigus. La majorité d’entre eux ne voyait pas avec déplaisir la chute du régime de Saddam Hussein, et avait compris après l’insurrection de février-mars 1991 qui avait été réprimée, que sans intervention étrangère, ils ne pourraient jamais se débarrasser d’un régime qu’ils considéraient à juste titre comme assassin. L’ayatollah Ali al-Sistani avait très justement résumé un sentiment général, en disant que dans une fatwa, il ne fallait ni s’opposer aux Américains, ni s’opposer aux forces armées irakiennes, ce qui voulait dire qu’il fallait rester passifs. Nous pouvons dire qu’au fil des années, il a apporté sa bénédiction à la construction d’un système politique qui fait faillite.

Face à lui, il y avait un autre acteur chiite, Moqtada al-Sadr, qui a tenté de s’ériger en tant que parrain des réformes, mais qui à son tour a été phagocyté par un système qui englobe tous les acteurs, au point qu’aujourd’hui, aucun acteur n’est susceptible d’incarner l’espoir politique des Irakiens et du mouvement de contestation. Ni à Beyrouth, ni à Bagdad, vous n’avez de portraits de dirigeants politiques ou de dirigeants religieux. Il y a un vide sidéral et un grand désespoir parce que la société civile, par définition, ne peut pas assumer le pouvoir. Il lui faut une transcription politique. Je terminerai sur cette note pas très optimiste. Il est très facile de rentrer dans un système confessionnel, mais il est très difficile d’en sortir, tant ce système est un piège.

M. Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon 2. Je vais partir de l’exemple concret de la crise syrienne pour ensuite voir comment cette crise s’intègre dans le nouvel axe iranien qu’a décrit M. Razoux, et plus généralement dans le nouvel arc de crise que nous avons dans la région au Moyen-Orient, et essayer de faire un peu de prospective à l’horizon 2050.

Tout d’abord, la crise syrienne a commencé en 2011 à la suite des printemps arabes. Cependant, une divergence majeure avec la Tunisie et l’Égypte – comme vous pouvez le voir sur cette carte – est que la Syrie est un pays fragmenté sur le plan communautaire. Les deux tiers de la population sont arabes sunnites, mais vous avez des minorités comme les alaouites (10 %), les druzes (3 %), les chrétiens (5 % à l’époque), et les Kurdes dans le Nord. Ce paramètre communautaire a eu une grande importance dans le déroulé de la crise et dans le maintien au pouvoir de Bachar el-Assad, puisque ce dernier s’appuie en priorité sur les alaouites, qui forment la majorité du corps des officiers de l’armée et des moukhabarates, les services de renseignement. Cela explique que l’appareil sécuritaire soit resté intact et que les minorités se soient largement regroupées derrière le régime, non pas par amour pour lui, mais par peur des mouvements radicaux sunnites qui ont rapidement gangréné l’opposition. Cette opposition étant soutenue par le Qatar, l’Arabie saoudite s’est divisée sur l’aide à lui apporter. Outre les querelles d’ego et les clans, les stratégies divergentes des bailleurs de fonds l’ont quasiment achevée. Finalement, les seuls mouvements d’opposition qui ont eu du succès furent l’État islamique et le Front al-Nosra (branche syrienne d’Al-Qaïda), du fait de leur idéologie radicale et d’une organisation très centralisée, contrairement aux autres groupes d’opposition.

Le régime de Bachar el-Assad était plus résilient que nous ne le pensions. En s’appuyant sur ces minorités, que nous voyons en violet sur la carte, il est parvenu à reprendre petit à petit le territoire. Aujourd’hui, lui échappe encore la province d’Idleb dans le Nord-Ouest, mais il est en train de la reprendre tout doucement, et le grand tiers nord-est, dominé par les forces démocratiques syriennes, c’est-à-dire par les milices kurdes des Yépégués, qui sont la branche syrienne du PKK (Le Parti des travailleurs du Kurdistan). Il faut le souligner : c’est un parti extrêmement centralisé, ce qui explique qu’ils tiennent toujours cette région, malgré les coups de boutoir de la Turquie à Afrin en mars 2018, et plus récemment l’offensive turque qui a pris Tell Abyad et Ras al-Aïn. Cependant, il ne faut pas accorder une trop grande force à cette administration autonome dans le Nord-Est syrien. Elle est fragile parce que les Kurdes ne représentent qu’un petit tiers de la population du Nord-Est syrien, et parce qu’entre Kurdes et Arabes, ce n’est pas le grand amour, contrairement à ce que laisse entendre la propagande de l’administration. Les Arabes ne supportent pas la domination des Kurdes et ils n’attendent que de pouvoir se révolter ou rejoindre soit Damas, soit les Turcs. Si les Turcs ont attaqué entre Tell Abyad et Ras al-Aïn, ce n’est pas un hasard : c’est parce que la population est en grande majorité arabe et qu’elle n’a surtout pas défendu l’administration locale, elle ne s’est pas battue avec les Yépégués. Bien au contraire, ils ont aidé les supplétifs arabes de l’armée turque qui étaient largement originaires de cette région et qui l’avaient quittée en 2015, lorsque les Kurdes l’ont occupée. Ils connaissaient le terrain, ils avaient des relations, et ce sont eux qui ont été en première ligne et qui ont repris cette zone. Cette apparence de solidité masque une grande fragilité. Ce statu quo n’est pas viable.

Le régime de Bachar el-Assad a aussi été sauvé par ses soutiens iraniens et russes. Il faut replacer conceptuellement la Syrie dans le corridor iranien dont a parlé M. Razoux, et dans la stratégie russe visant à se réimplanter en dehors de l’ancien espace soviétique puisque grâce à leur intervention, les Russes ont aujourd’hui des bases à Lattaquié et à Tartous. Je ne l’ai pas mis sur cette carte, mais Qamichli, au nord-est de la Syrie, est devenue une base logistique russe importante, avec plusieurs petites bases russes, comme à Amouda et à Tell Tamer, qui sont également dans cette région et qui sont proches des bases américaines de Rmeilan et d’Al-Suwar. Nous ne pensions pas que la Russie allait intervenir. J’ai souvenir de discussions en 2013 avec des diplomates français qui me disaient : « on va maintenir une guerre de basse intensité contre le régime de Bachar el-Assad et il finira par tomber ». C’était quand même oublier que la Syrie n’était pas unie, que nous n’étions plus hégémoniques dans le monde, comme c’était le cas après la chute de l’Union soviétique, et que des acteurs comme la Russie allaient évidemment vouloir combler le vide. La géopolitique a horreur du vide.

Pour les Iraniens, il est important de sauver la Syrie, parce que, tout comme l’Irak, c’est une pièce maîtresse dans la stratégie consistant à maintenir un accès iranien vers la Méditerranée, et qui peut devenir – c’est la volonté des dirigeants iraniens – un des tronçons des routes de la soie chinoise. Une délégation chinoise vient régulièrement inspecter le port de Tripoli au nord du Liban, un port en eau profonde très adapté aux porte-conteneurs, qui pourrait être un débouché chinois en Méditerranée et s’intégrer dans cet axe. Pour cela, il faudrait que cet axe soit sécurisé. Ce n’est pas encore le cas, mais les Iraniens y travaillent, notamment en cherchant à expulser les troupes américaines de Syrie et d’Irak. C’est une année qui leur est favorable ; l’année de l’élection américaine est en effet traditionnellement une année de faiblesse aux États-Unis, puisqu’on se préoccupe davantage de la politique intérieure. Trump n’a aucune envie de lancer une guerre contre les Iraniens aujourd’hui, même s’il ne faut pas perdre de vue qu’il n’est pas question pour les États-Unis de laisser les Iraniens avoir la bombe atomique et qu’ils s’en rapprochent à l’horizon de deux ou trois ans. Une fois l’élection américaine passée, la politique américaine sera sans doute plus agressive à l’égard des Iraniens, mais cette année, nous avons encore un peu de temps pour réfléchir à l’avenir.

Dans cet axe iranien, la Syrie est le maillon faible parce que la population est à deux tiers arabe sunnite – contrairement à l’Irak où la population est en majorité chiite (plus de 50 %) –, outre les Kurdes dans le Nord (environ sept millions d’habitants), qui représentent un peu moins de 20 % de la population. Le roi de Jordanie a appelé ce maillon faible de l’axe iranien, en 2004, « le croissant chiite », et il n’avait pas tellement tort. J’ai rédigé un article pour l’université de Stanford il y a deux ans sur « l’axe iranien ou le croissant chiite », parce que les Iraniens, pour s’implanter dans la région, ont besoin d’une population qui leur est favorable. Les chiites, par peur des sunnites, leur sont favorables, même si des divergences sont visibles en Irak. Mais les manifestations en Irak sont internes au camp chiite. Les sunnites ou les Kurdes ne se joignent pas aux manifestations. Si nous agitons la menace de l’islam radical sunnite, les chiites vont se rassembler naturellement. Les Iraniens cherchent donc à s’appuyer sur les chiites et à réduire la part des sunnites dans la région. Parmi les sept millions de réfugiés syriens, 80 % sont sunnites. Cela s’apparente à de l’épuration ethnique. Dans le nord de l’Irak, aucune volonté de reconstruction de Mossoul ne se manifeste, bien au contraire ! On met des bâtons dans les roues à ceux qui veulent la reconstruire pour éviter que cette grande ville sunnite du nord de l’Irak ne redevienne une zone économique attractive. On préfère que la bourgeoisie sunnite de Mossoul reste à Dubaï ou émigre aux États-Unis pour que Mossoul devienne une ville en perdition, perde sa population, et que les sunnites émigrent, ce qui permettra de réduire leur poids en Irak comme en Syrie.

Convertir les sunnites au chiisme est un grand fantasme. Les sunnites agitent cette menace, qui reste marginale. Toutefois, il ne faut pas négliger cet aspect. À Alep, par exemple, beaucoup de jeunes sunnites se convertissent au chiisme et entrent ensuite dans des milices chiites comme les Fatemiyoun, pour 200 ou 300 dollars par mois. Les gens sont dans une telle misère que vous pouvez les acheter très facilement. Ils ont l’impression de faire partie du camp des vainqueurs. Le mythe du Hezbollah qui a tenu en échec Israël en 2006 continue de fonctionner. Il s’est montré particulièrement efficace dans les combats contre les rebelles en Syrie, et cela attire du monde. Et enfin, si vous voulez avoir une promotion dans les milices chiites, il vaut mieux être chiite. La réduction de la population sunnite l’a poussée à l’exil, l’a fragmentée, l’a divisée. Aujourd’hui, en Irak, il n’y a pas d’opposition sunnite unie, les partis sunnites sont liés à des partis chiites pour essayer de récupérer leur part de la rente pétrolière. C’est la seule manière pour eux de continuer à avoir une clientèle.

Cette stratégie iranienne rejoint la stratégie russe dans la région, qui est de faire pression sur l’Arabie saoudite pour que les cours du pétrole restent à des niveaux acceptables. En 2015, lorsque les Russes sont intervenus en Syrie, les prix du pétrole étaient à 25 dollars le baril. C’était une catastrophe pour la Russie, qui est un pays exportateur de pétrole. Le pétrole représente 50 % des exportations russes, et le gaz, 25 %, avant l’armement. La guerre en Syrie permet d’ailleurs aux Russes de remplir leur carnet de commandes au-delà de toute espérance. Les Russes cherchent donc à domestiquer l’Arabie saoudite, régulateur mondial des cours du pétrole, même si avec le pétrole de schiste aux États-Unis, nous n’atteindrions pas 100-150 dollars le baril, comme cela a été le cas en 2007. Mais 60 dollars le baril, c’est plus acceptable pour Poutine. Cela permet ensuite d’encercler la Turquie, qui voulait être un carrefour énergétique et qui risquait ainsi de faire perdre à la Russie des parts de marché, notamment le marché européen.

En contrôlant la Syrie, l’Irak, en étant en lien avec l’Iran, la Russie empêche la Turquie de devenir un carrefour énergétique avec des pipelines et des gazoducs qui viendraient du Sud. En revanche, Poutine a dit à Erdogan que s’il voulait devenir un carrefour énergétique, il n’y avait pas de problème, mais que ce serait un carrefour russe, ce qui explique bien l’alliance entre la Turquie et la Russie. Il ne faut pas perdre de vue cette alliance entre la Russie et l’Iran, parce que la Russie a besoin des réseaux iraniens dans la région pour faire pression sur les Saoudiens et éviter qu’ils ne répondent davantage aux ordres de Washington en ce qui concerne les prix du pétrole, plutôt qu’en fonction de Moscou. L’alliance entre la Russie et l’Iran va au-delà de la Syrie, tout comme aujourd’hui l’alliance entre la Turquie et la Russie dépasse l’enjeu syrien. Nous le voyons en Libye et sur d’autres terrains. C’est vraiment ce groupe d’Astana qui a des ambitions qui dépassent la Syrie, même si cette dernière a contribué à les rapprocher.

J’étais récemment au nord-est de la Syrie, où la coopération russo-turque est manifeste. En août 2016, a eu lieu la rencontre de Saint-Pétersbourg entre Erdogan et Poutine, dont nous ne connaissons pas exactement le résultat, ces accords étant restés secrets. Les Turcs sont ensuite intervenus en Syrie, empêchant les Kurdes de faire leur jonction entre Afrin et Kobané, puisqu’ils ont pris la ville d’Al-Bab au nord-ouest de la Syrie. Quelques temps plus tard, Alep-Est est tombée entre les mains de la Russie. Depuis 2016, il y a un échange de bons procédés entre les Turcs et les Russes : « j’arrête de soutenir les rebelles à Alep-Est, et tu peux prendre Alep Est. En échange, tu me laisses intervenir contre les Kurdes à Al-Bab ». L’armée syrienne a repris une partie d’Idleb ou la Ghouta, le sud, la Turquie neutralisant les rebelles. En échange, les Turcs ont pris le canton kurde d’Afrin au nord-ouest d’Alep. Plus récemment, une nouvelle offensive russo-syrienne a eu lieu sur Idleb, tandis qu’une offensive turque avait lieu sur Tell Abyad et Ras al-Aïn. La Russie pourrait ainsi permettre à la Turquie de prendre Kobané, de prendre un autre canton kurde, parce que la Russie a besoin de la Turquie pour reprendre le nord de la Syrie. La Russie a aussi besoin de la Turquie comme cheval de Troie au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et sur d’autres terrains, comme le terrain libyen. Cela ne dérange pas beaucoup la Russie de donner une partie du territoire syrien à la Turquie, comme jadis la France a donné Sandjak d’Alexandrette à la Turquie, pour éviter qu’elle se joigne à l’Allemagne nazie lors de la deuxième guerre mondiale. C’est toujours à peu près le même procédé. Ce qui bloque, c’est évidemment la présence américaine, puisqu’ils conservent encore deux bases dans l’Est, mais la pression contre les troupes américaines s’accentue. Dans la région, j’ai vu se déployer les patrouilles russes pour gêner le passage des troupes américaines. Ce nord-ouest de la Syrie est extrêmement fragile, parce qu’il ne tient que grâce aux postes-frontières de Fechrabour qui se trouvent tout au nord-est du bec de canard, et qui pourraient être coupées très facilement par les Russes, privant cette région de toute aide alimentaire, de toute aide extérieure, et de toute aide logistique militaire pour les bases américaines. L’objectif de la Russie est de couper les vivres à l’administration locale kurde, pour qu’elles ne puissent plus délivrer de service à la population, et ainsi que la population s’en détourne et qu’elle retourne progressivement du côté de Damas, les Arabes les premiers, les Kurdes ensuite. L’objectif de Damas et de la Russie n’est pas de reprendre cette région par la force, le régime de Damas étant quand même assez faible. Il est occupé à Idleb, il sait que cela serait difficile. Il lui faut être patient, mais cette année, l’objectif du régime est bien de reprendre toute cette région, en poussant les États-Unis à l’extérieur par des attaques terroristes contre les bases, contre les patrouilles, avec du harcèlement indirect via des proxys.

Vous nous avez demandé de faire des scénarios à l’horizon 2050. Dans cette région, les pays sont dominés par la rente pétrolière, que ce soient les producteurs ou des pays qui sont dépendants de la rente indirecte, c’est-à-dire des aides des pays pétroliers. L’Égypte reçoit chaque année 25 milliards de dollars de l’Arabie saoudite et les travailleurs immigrés égyptiens renvoient des milliards à leurs familles, ce qui leur permet de survivre. La principale source de devises de l’Égypte vient des travailleurs immigrés. C’est le cas aussi pour la Jordanie, le Liban, le Yémen, la Syrie, avec en plus le million de réfugiés syriens en Europe, qui renvoient de l’argent chaque année. Nous avons calculé que ce que les réfugiés syriens en Europe renvoyaient représentait environ deux milliards d’euros, sans lesquels la situation monétaire en Syrie serait beaucoup plus grave. Seuls deux pays échappent à ce modèle : la Turquie et Israël. Tout cela est très fragile, parce que cela dépend des cours du pétrole et de la capacité des pays pétroliers à exporter une partie de leur production pour nourrir leur population. Or, vu leur modèle de développement, le delta exporté se réduit : en Arabie saoudite, en raison d’un aménagement du territoire ubuesque, et au Qatar, du fait d’une dépense énergétique par habitant incroyable. Ces pays ont de plus en plus de difficultés à nourrir leur propre population. En Arabie saoudite, par exemple, il y a vingt millions de citoyens saoudiens et il y a dix millions de travailleurs immigrés. D’ici vingt ans, nous aurons trente millions de citoyens saoudiens, dont les besoins augmentent. Si les parents se contentaient d’une voiture et d’un petit appartement, les enfants, eux, veulent deux 4x4 Cayenne, des vacances à Las Vegas et à Pattaya, et un niveau de vie bien supérieur, en étant évidemment tous employés dans une fonction publique pléthorique. Ce ne sont même pas eux qui travaillent, ce sont évidemment les Égyptiens ou les Jordaniens qui travaillent pour eux. Ce modèle n’est pas soutenable. En cas de crise économique, les travailleurs immigrés seront les premiers touchés car ils seront renvoyés chez eux. La crise financière de 2008 qui a touché les pays du Golfe et qui a, à mon avis, conduit au « Printemps arabe », a renvoyé chez eux des millions de travailleurs immigrés. L’Égypte avait la tête hors de l’eau jusqu’en 2008, et a coulé ensuite, ce qui a provoqué les manifestations et la chute de Moubarak. La prochaine crise qui touchera les pays du Golfe sera catastrophique pour l’ensemble de la région, et notamment les pays de la rente indirecte qui vivent de ces retours d’argent.

Par ailleurs, il s’agit d’une zone de confrontation géopolitique, et cela ne va faire que s’accentuer. Nous sommes vraiment à l’épicentre d’un nouvel axe de crise. Outre la rente pétrolière, l’autre ressource des pays de cette région est la rente stratégique, la rente milicienne. Aujourd’hui, en Syrie ou au Liban, la population a le choix entre l’émigration ou rentrer dans une milice. Au Yémen, c’est encore pire. Ce pays de trente millions d’habitants est complètement à plat. Plus les pays sont pauvres, plus vous pouvez constituer des milices, en payant leurs membres avec 150 à 200 dollars par mois. Cela vous donne un potentiel de déstabilisation interne et extérieure. Le Hezbollah y travaille, au Yémen. En Syrie, des mouvements miliciens sunnites peuvent également être utilisés sur différents territoires. Daech est un très bon exemple. Aujourd’hui, les Turcs sont en train d’utiliser des miliciens syriens de l’ancienne armée syrienne libre ou de Daech en Libye. Ce n’est pas l’armée turque qui va intervenir en Libye. Ce sont des miliciens recrutés dans le nord de la Syrie. Dans le Golfe, au sud, la divergence entre l’Arabie saoudite et le Yémen dans le Golfe d’Aden me semble être un nouveau conflit potentiel à l’horizon 2050. Les Émirats arabes unis se rêvant Bismarck, alors que l’Arabie saoudite aurait le rôle de l’Autriche-Hongrie. La réponse aux divergences entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis à propos du Yemen ne manquera pas de poser problème par rapport à l’Iran.

Par ailleurs, la région, aride, va rapidement subir les conséquences directes du réchauffement climatique. Des zones entières sont inappropriées à la vie humaine, du fait des températures. La climatisation va vite trouver ses limites en Arabie saoudite lorsqu’il va falloir réfrigérer en permanence trente millions d’habitants. Nous voyons déjà les ravages sur la population irakienne lorsque des coupures d’électricité surviennent l’été. Des émeutes éclatent immédiatement, parce que les gens n’en peuvent plus. L’été 2019 a été extrêmement chaud dans le nord de l’Irak. En Syrie, on a dit que c’était la première fois que les paysans voyaient leurs légumes sécher dans les champs. Même si c’était irrigué, ils n’arrivaient plus à cultiver. Il y a eu des incendies de champs de céréales, certes alimentés par Daesh, mais tout de même ! Cette pénurie d’eau va s’accentuer du fait des barrages en amont du Tigre et de l’Euphrate construits par les Turcs qui consomment énormément en amont. C’est quelque chose à prendre très au sérieux.

Pour conclure, il faudrait investir de façon massive dans l’environnement dès maintenant. Toutefois, comment le faire dans des pays instables, en guerre, rongés par la corruption ? De plus, le modèle de vie qui séduit n’est pas le modèle de vie occidental, de transports en commun et d’économie d’énergie, mais plutôt le modèle Dubaï ou Dora, très dispendieux en énergie.

M. Gwendal Rouillard. Depuis des décennies, nous nous interrogeons sur le sujet suivant : est-ce que la répartition politique et confessionnelle des principaux postes de pouvoir dans les pays concernés – Liban, Irak, Syrie, pour l’essentiel – est pertinente ? Président chrétien au Liban, Premier ministre sunnite et Président du parlement chiite, pour l’Irak ; Président kurde, Premier ministre chiite et Président du Parlement sunnite ; et pour la Syrie, vous connaissez la situation. Ce schéma reste-t-il pertinent ? D’ailleurs, le modifier fait partie des hypothèses de travail aux Nations Unies, dans le cadre du comité dit constitutionnel pour la Syrie. Ce schéma est-il devenu impertinent, inopérant, avec des facteurs de blocage et de sectarisme communautaires et confessionnels ? Ce qui m’intéresse est d’avoir votre lecture sur une option ou l’autre puisque le sujet est sur la table pour les trois pays concernés. Cela peut valoir pour d’autres pays, mais c’est en particulier pour ces pays-là.

M. Charles de la Verpillière. Nous voyons que certaines élites émigrent. Il y a aussi ceux qui sont poussés par le réchauffement climatique, par la guerre. Les élites sunnites émigrent d’Irak. Les chrétiens maronites émigrent peut-être du Liban. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur l’émigration de ces « élites » ? Ensuite, vous avez très peu parlé de la Jordanie, pourrait-on rapidement faire un point ?

Mme Patricia Mirallès. Exception faite des quelques actions menées dans le cadre de l’opération Chammal, le rôle de la France dans la zone est-il uniquement dépendant des décisions américaines ? En d’autres termes, existe-t-il ou peut-il exister une relation bilatérale prégnante entre la France et les autorités locales ?

M. Joaquim Pueyo. Vous avez beaucoup parlé de la stratégie de la Turquie, de la Russie, des États-Unis, de la Chine, de l’Iran. Quid de la stratégie de l’Union européenne, de la France dans cette région ? Nous avons l’impression d’être absents alors que nous sommes présents. Ensuite, nous avons l’impression que cette région et l’opinion publique sont guidées par l’appartenance confessionnelle. Vous qui connaissez bien cette région, n’est-ce pas plus compliqué que cela ? Par exemple, en Irak, il y a eu des manifestations et vous avez dit que les sunnites n’ont pas manifesté. Je ne sais pas si c’est vrai. Il y a quand même des tensions en Irak qui sont liées, pas forcément aux communautés, mais peut-être à la situation économique et sociale du pays. Troisième question : vous avez très peu parlé des Kurdes, qui pour moi sont les victimes de la situation actuelle. Ils sont repoussés, réprimés un peu partout, en Syrie en particulier, en Turquie aussi, et en Irak, ils ont quand même une province qui est importante. Ils ont failli être indépendants, mais ils n’ont pas été suivis par la communauté internationale. Quelle est votre analyse sur la situation des Kurdes, qui ont tendance également à quitter ces régions pour venir en Europe et pour aller en Angleterre ?

M. Olivier Becht. J’aimerais vous poser une question relative à l’énergie au Moyen-Orient. Vous nous avez parlé des différents facteurs de déstabilisation, dans une région qui est d’ailleurs déstabilisée depuis très longtemps ; pas seulement depuis les Omeyyades ou les Abbassides : cette région, d’un point de vue religieux, communautaire et ethnique, a souvent été déstabilisée. Si l’on s’implique dans cette région aujourd’hui, si nous y sommes présents – alors que nous ne sommes pas impliqués dans d’autres conflits, comme ceux du Darfour ou du Sud Soudan, qui ont fait des centaines de milliers de morts, des millions de réfugiés et déplacés – c’est bien parce qu’il y a derrière un enjeu particulier pour nous. Vous nous avez un peu parlé d’énergie, à travers l’eau, en nous disant que les fleuves peuvent être un sujet de conflit pour la Syrie et l’Irak. J’aimerais savoir quel est votre point de vue sur la dépendance de l’Europe aux énergies du Moyen-Orient. Est-ce pour nous un facteur d’implication particulier dans ces conflits avec nécessité de stabilisation ou est-ce qu’au contraire, nous pouvons, comme on le fait parfois, contourner ces zones pour trouver d’autres voies pour acheminer l’énergie – en l’occurrence le pétrole et le gaz – vers l’Europe ?

M. André Chassaigne. Je reviens sur les mouvements qui se développent aujourd’hui en Irak, au Liban et en Iran, avec une dimension que nous pourrions qualifier de révolutionnaire, parce qu’ils ont un paramètre social et démocratique. Est-ce que cela peut entrer en résonance avec les révolutions arabes de 2011 ? Des jeunes, des étudiants, descendent dans la rue, dans les grandes villes. Certes, il y a une répression sanglante : 4 500 morts en Irak, 1 500 morts en Iran pour les seules manifestations du mois de novembre, 520 blessés ce week-end au Liban. Or, c’est l’arc chiite pro-iranien, qui va de Téhéran à Beyrouth, qui est mis en cause et qui est dans la tourmente. Ne pourrions-nous pas nous interroger sur une possible sécularisation de ces sociétés, puisque ces révoltes populaires ne sont pas motivées par des raisons religieuses, bien au contraire ? N’y a-t-il pas une émergence de quelque chose de nouveau qui pourrait aboutir à des élections démocratiques, s’il y avait une mobilisation de la France, de l’Europe sous l’égide de l’ONU ?

Ensuite, la Turquie fêtera son 500e anniversaire en 2023. C’est l’anniversaire du traité de Lausanne qui l’a créée. Depuis sa réélection en 2018, le président turc Erdogan a fait de ce centenaire une année symbolique et n’a pas caché son intention de faire de la Turquie un acteur mondial d’ici 2023, avec pour objectif de reconstruire une crainte de la Turquie. Certains s’inquiètent. Je pense notamment aux Kurdes, qui s’inquiètent de sa volonté de créer les conditions d’émergence d’un nouveau califat. Certains le soupçonnent même de vouloir ressusciter l’Empire ottoman et de vouloir se déclarer calife. La ville de Mossoul en Irak, la ville d’Alep en Syrie, les îles grecques proches de la Turquie sont trois territoires qui n’ont pas été intégrés dans le traité de Lausanne mais qui demeurent dans l’inconscient collectif turc. Pensez-vous que l’Irak, la Syrie et la Grèce doivent se sentir menacées ?

M. Bastien Lachaud. Je voudrais revenir sur la place de la France dans la région, qui historiquement avait un positionnement qui lui permettait de travailler et discuter avec l’ensemble des États. Ne constatons-nous pas, depuis une décennie, un tropisme vers la plaque tectonique sud que vous avez définie, M. Razoux, qui gêne les relations avec la zone tectonique nord ? Quelle est aujourd’hui la capacité de la France à faire entendre sa voix ? De plus, le grand absent de la région est quand même l’Organisation des Nations unies, qui n’est pas le cadre de l’intervention américaine de 2003 en Irak, qui n’est pas le cadre non plus dans lequel s’est effectuée la discussion sur le nucléaire iranien. Quel rôle aujourd’hui l’ONU devrait-elle jouer pour pouvoir sortir de ce conflit ou cette zone est-elle le terrain de jeu de grandes puissances ?

M. Pierre-Jean Luizard. Je vais tenter de répondre aux questions sur la nature des communautés confessionnelles au Moyen-Orient. Le fait qu’il y ait des systèmes confessionnels, n’implique pas que tout le monde soit croyant. Je vais vous raconter une anecdote. Les Américains, en 2003, cherchaient un personnel politique pour reconstruire l’État irakien. J’avais été sollicité à l’époque et on me demandait, du fait de ma connaissance de l’opposition au régime de Saddam Hussein, de donner des noms. Je disais : untel est socialiste arabe, untel est dans l’opposition. Je voyais bien que cela ne les intéressait absolument pas. Les Américains voulaient savoir s’il était sunnite, chiite ou kurde. J’ai dit que je ne savais pas, qu’il appartenait au parti communiste et que je pensais qu’il était chiite. Ils l’ont donc mis parmi les chiites. L’actuel premier ministre démissionnaire irakien, Adel Abdel-Mehdi, est un de mes anciens amis de l’époque où il était en exil à Saint-Étienne avec sa famille et où il était militant maoïste. Sa femme était partisane d’un certain style de vie lié à la bonne nutrition. J’étais très loin d’imaginer qu’un jour il ferait tirer sur une foule qui ne demandait rien d’autre que de manger à sa faim, et surtout, Adel Abdel-Mehdi n’est pas croyant. Tout le monde le sait, et c’est là un point important sur lequel je suis en train d’écrire, sur le chemin particulier de la sécularisation dans les pays musulmans. C’est très lié à la captation d’une certaine modernité par les puissances coloniales, le fait que la sécularisation s’est faite à travers, non pas des idéaux sécularisés, mais à travers la religion. Nous avons eu une idéologisation de l’islam sunnite comme chiite. D’ailleurs, nous voyons très bien la différence entre l’islam d’avant la réforme et l’islam d’aujourd’hui qui ne respecte plus aucune autorité religieuse. Même chez les chiites, il y a un vide au niveau de l’autorité religieuse, chose que nous avons beaucoup de mal à comprendre. Ce que l’on appelle la radicalisation, les mouvements islamistes, sont des mouvements qui se réclament de l’islam, mais qui sont l’expression d’une sécularisation. Ils se placent dans une temporalité politique, et non plus une temporalité religieuse intemporelle, comme c’était le cas avant la réforme. C’est très difficile à comprendre pour des Français, pour lesquels sécularisation et laïcisation vont de pair. Dans les pays musulmans, du fait des retournements systématiques – je rappelle que la colonisation des pays arabes a été faite très largement par la Troisième République et légitimée au nom de ces mêmes idéaux qu’on propose aujourd’hui aux musulmans de France pour les intégrer – ce qui nous semble naturel ne l’est pas pour beaucoup de musulmans pour qui la sécularisation et la laïcité sont antinomiques. C’est donc une nouvelle religion idéologisée anti-occidentale, qui n’implique pas la foi. Vous pouvez être chef de milice chiite ou dirigeant d’un groupe de combattants salafistes, sans être un véritable croyant. Vous vous situez dans une nouvelle temporalité, ce qui est d’autant plus problématique qu’une modernité s’oppose à une autre modernité et qu’il y a un décalage historique avec la modernité exportée par le biais de la colonisation. Je vous renvoie à la mission civilisatrice de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie, qui montre bien que cela n’a pas été qu’une « realpolitik ». Il y avait véritablement une foi dans le progrès universel, qui devait s’imposer par la force et par la domination, bien que les choses se soient délitées par la suite. Par une ironie de l’histoire, Bush a légitimé en 2003 l’occupation de l’Irak pour en faire le phare de la démocratie au Moyen-Orient. Aujourd’hui, Donald Trump dit aux Irakiens qu’il est d’accord pour quitter l’Irak mais que cela va leur coûter 34 milliards de dollars de dédommagement. Les acteurs sont donc nus, d’une certaine façon, et nous ne sommes pas face à une réaction religieuse, mais face à une opposition politique qui s’explique très largement par l’échec d’institutions nées de la colonisation, auquel nous assistons dans les pays fragmentés, confessionnels, mais aussi dans des pays comme la Libye. Ces pays n’existent pas, ce sont des créations coloniales. Nous pouvons dire la même chose de l’Irak. Sous ce nom et dans ses frontières actuelles, l’Irak n’a jamais existé avant 1925.

M. Pierre Razoux. Comme d’habitude, la Jordanie est dans l’œil du cyclone. Elle est plus affaiblie que jamais. Le roi et les élites se posent des questions existentielles, à la fois du fait de la « menace » djihadiste émanant du Nord et de l’Est, et du fait de l’absence de résolution du dossier palestinien à l’ouest. Tout le monde sait, à commencer par le pouvoir jordanien, qu’il y a des structures et des cellules d’Al-Qaïda et de Daech présentes en Jordanie. Cette dernière est potentiellement très fragile, et le roi se pose des questions existentielles sur la garantie américaine. Les Occidentaux et les États-Unis sont pour le moment très présents en Jordanie, mais qu’en sera-t-il demain ? Le Roi se tourne donc clairement vers la Russie et vers la Chine, en se disant qu’ils ne veulent pas être les dindons de la farce, si un grand plan de paix israélo-palestinien mettait en cause les intérêts de la Jordanie. La situation est inquiétante, d’autant que la population jordanienne est de plus en plus opposée aux traités de paix israéliens – n’y voyant plus aucun intérêt – et devient de plus en plus anti-américaine.

Ensuite, la grille de lecture sur les communautés est-elle toujours pertinente ? Quand vous êtes au Liban, on vous dit que si vous voulez essayer de tenter de comprendre la question libanaise et les rapports de force au Liban, il ne faut pas raisonner en termes de communautés, il faut raisonner en termes d’argent. On m’a toujours dit de suivre l’argent. C’est ce qui permet de comprendre ce qui se passe à propos de l’énergie au Moyen-Orient.

Le Moyen-Orient est-il toujours un enjeu pour nous ? De mon point de vue, plus du tout. Nous continuons à acheter du gaz et du pétrole aux pays du Moyen-Orient uniquement pour équilibrer la balance commerciale. Si vous voulez que ces pays-là vous achètent des jolis avions, des beaux métros, du luxe et tout ce qui va avec, il faut en échange acheter ce qu’ils produisent et globalement, comme ils ne produisent que du gaz et du pétrole, c’est ce que nous leur achetons. Si vous allez voir les macro-comptes de Bercy, vous verrez que ce qu’on exporte dans ces pays-là correspond à peu près à ce qu’on importe en termes d’énergie. L’avenir de l’énergie au Moyen-Orient est un véritable enjeu, parce qu’évidemment, les pays producteurs comprennent que le monde est en train de s’adapter à d’autres sources d’énergie que le pétrole. Le pétrole restera pour les armées, pour faire fonctionner tout ce qui est militaire, pour l’aviation militaire et civile, pour le pétrochimique et pour faire fonctionner les gros bateaux super tankers, etc. C’est à peu près tout. À l’avenir, l’enjeu énergétique sera certes un peu pétrolier, mais le véritable enjeu énergétique au Moyen-Orient sera le gaz naturel liquéfié (GNL) et ce sera le nucléaire. J’en suis convaincu.

Ensuite, que peut-on penser de la Turquie, de M. Erdogan ? M. Erdogan a compris que dans le contexte que j’ai décrit en première partie, vous gagnez des points quand vous êtes un perturbateur intelligent, et non pas le bon élève de la classe. Il joue donc les perturbateurs intelligents et il marque des points. Comme il est intelligent, il a compris quelles étaient les lignes rouges qui lui avaient été fixées par les États-Unis, par la Russie et par la Chine, et que comme les pays européens n’ont pas osé lui exprimer quelles étaient les leurs, il en use, en abuse et il pousse le pion le plus loin possible.

M. Fabrice Balanche. Concernant l’aspect confessionnel, je suis géographe de formation, et pour moi, le territoire se décompose en plusieurs strates : le social, l’économique, le confessionnel, etc. Le communautaire est une strate très importante : moins importante quand cela va bien économiquement et très importante quand cela va mal économiquement et que le pays est en guerre. Qu’est-ce qu’une communauté ? Une communauté est un réseau de solidarité qui vous permet d’obtenir du travail, une bourse pour votre enfant, et différents types de services. Cette communauté peut avoir un facteur d’unité religieuse, elle peut avoir aussi un facteur d’unité ethnique – c’est le cas des Kurdes, voire les sunnites – mais cela peut aussi se décliner à travers les tribus, les clans. Si vous prenez les Arabes sunnites dans l’Est de la Syrie, ils sont divisés en tribus. Le facteur d’unité communautaire est là. Une communauté est un réseau social. Quand un État est faible, n’apporte pas de services, les gens s’appuient sur leur communauté. Au Liban, l’État est faible et le communautarisme est institutionnalisé politiquement ; cela renforce donc le phénomène communautaire. Ceux qui peuvent s’extirper du communautarisme sont les gens les plus riches, ceux qui n’ont pas besoin de compter sur les autres pour vivre, qui ont un passeport canadien ou français dans la poche, qui leur permet de partir quand ils le veulent. Plus vous êtes pauvre et sans passeport étranger, plus vous êtes obligé de compter sur le système communautaire. Vous n’avez pas le choix. C’est vraiment une question de survie. Dans ces sociétés, les mariages sont endogames, on se marie dans la même religion. Il y a des difficultés quand on veut se marier entre sunnites et chiites, ou entre chrétiens et musulmans. Bien souvent, le père apporte la maison qui permet de se marier ou c’est quelqu’un du clan qui a fourni le travail permettant de vous marier. Par conséquent, les individus ne sont pas libres du choix de leur conjoint, c’est leur famille qui décide. Les aînés sont sans doute plus conservateurs que la jeunesse qui voudrait essayer de changer le monde. Mais ces facteurs d’inertie maintiennent les communautés, notamment les mariages endogames.

Pourquoi les gens quittent-ils la région ? À cause de l’insécurité, de l’absence de débouchés professionnels. Un sunnite aujourd’hui en Irak a peu de chance de rentrer dans l’administration, au ministère des Affaires étrangères. Dans le secteur privé, il n’y a pas d’opportunités. Donc les gens partent, ce n’est pas très compliqué.

Dans la région, l’Union européenne apporte une aide humanitaire mais n’a pas de vision politique affirmée. Elle veut avant tout éviter une vague de migration et le terrorisme. C’est un peu aussi ce que veut la France, mais elle s’est tellement fourvoyée sur la crise syrienne qu’elle a perdu une part considérable de sa crédibilité dans la région. Du fait de son arrimage aux États-Unis, pour la plupart des pays, il vaut mieux parler directement au Bon Dieu plutôt qu’à ses saints, autrement dit avec les États-Unis plutôt qu’avec la France. En octobre 2019, les troupes américaines se sont retirées de la frontière syro-turque, laissant ainsi les troupes turques attaquer. Or, à 100 kilomètres de la frontière se trouvait la cimenterie Lafarge que gardaient 200 soldats français. Si le Président de la République voulait protéger les Kurdes, il lui suffisait de dire aux soldats français de monter à la frontière et d’empêcher les Turcs de passer. Or, nous avons protesté au niveau de l’ONU mais nous n’avons pas envoyé nos troupes à la frontière syro-turque, parce que nous sommes complètement subordonnés aux États-Unis sur cette question. Tant que nous n’aurons pas une force militaire indépendante capable de peser et d’intervenir indépendamment des États-Unis, nous n’aurons quasiment aucun poids dans la région. Les Kurdes sont victimes en Syrie, mais il faut savoir qu’ils sont quand même pris en otage, dominés par le Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK), qui a sa logique propre d’affrontement avec la Turquie et qui se sert des Kurdes du nord-est de la Syrie dans ce combat, ce qui explique la réaction violente de la Turquie. Si nous avions dans le nord-est de la Syrie des gens proches de Barzani, du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) qui dirigent aujourd’hui le Kurdistan d’Irak, la réaction de la Turquie violente aurait sans doute été moins violente, mais ce n’est pas le cas et cela va aller de mal en pis. En effet, la stratégie turque dans le nord de la Syrie, consiste à s’emparer de cette zone de 30 kilomètres où les Turcs veulent installer les futurs réfugiés de la province d’Idleb. L’armée russe et l’armée syrienne poussent du côté d’Idleb. Environ deux millions de civils sont dans cette province et ne pourront pas passer en Turquie, parce qu’il y a un mur ; les Turcs n’en veulent pas. L’objectif est de les implanter à la place des Kurdes à Afrin, à Tell Abyad, Kobané, voire plus, s’ils s’emparent de toute la zone. Cela veut dire que les Kurdes vont venir se réfugier en Irak et par leur réseau migratoire, essayer de gagner l’Europe. Erdogan nous dit que s’il ne réalise pas son plan, il laissera passer une nouvelle vague de réfugiés vers l’Europe. Dans les deux cas, l’Europe est sous la menace turque.

Effectivement, Erdogan a de grandes ambitions pour la Turquie, pas seulement au Moyen-Orient. Il y a une base turque à Mogadiscio, en Somalie, à Souakin au Soudan, et en Libye. Il fait comme Poutine qui sort de l’ancien espace soviétique pour reprendre possession des pays alliés : la Syrie et la Libye. Erdogan essaie lui aussi de renouer avec l’Empire ottoman ; cela fait partie de sa stratégie. Il profite du fait que l’Europe est un « ventre mou » qui le laisse faire et que les États-Unis se désintéressent de plus en plus de la région. Le problème de la France, que j’ai remarqué lors de la crise syrienne et d’autres, c’est que notre diplomatie était largement dominée jusqu’à une date récente par le courant néoconservateur, très lié aux États-Unis, très partisan du changement de régime. Ces diplomates ont joué aux apprentis sorciers en Libye, en Syrie et ailleurs, sans se préoccuper de l’alternative, en pensant naïvement que des mouvements démocratiques seraient capables d’émerger ou que les Frères musulmans – qui est un parti totalitaire fondé en même temps que les partis fascistes en Europe – pourraient être une alternative. À mon avis, c’est une erreur grossière, parce que les Frères musulmans, c’est : « one man, one vote, one time » [un homme, une voix, une fois], comme ont pu l’être le fascisme et le nazisme. Il ne faut pas avoir beaucoup d’illusions sur les Frères musulmans et sur la Turquie.

Mme Carole Bureau-Bonnard. Une construction politique pourrait-elle favoriser une alternance politique dans ces pays ? Le Conseil national de la résistance iranienne (CNRI) présidé par Mme Radjavi peut-il avoir un effet positif ? Nous devons discuter les uns avec les autres. En tant que députés, rencontrer les diasporas ou ces mouvements politiques peut-il faire avancer les choses ?

M. Jacques Marilossian. La France envoie son groupe aéronaval avec le porte-avions Charles-de-Gaulle, accompagné de bâtiments européens en Méditerranée orientale pour soutenir les opérations de la coalition contre l’État islamique. Ceci dit, la Russie et la Turquie ont fait de la Syrie un champ de bataille pour leur influence propre dans la région. Les Européens ne sont pas d’accord pour proposer eux-mêmes une solution politique commune. Le Conseil de sécurité de l’ONU est bloqué dans son fonctionnement par le sempiternel vote des grandes puissances. Russie et Chine ont d’ailleurs utilisé leur veto de manière assez abusive sur la Syrie. Dans cette région (Syrie, Iran, Irak, Turquie), que faut-il faire pour trouver une solution de paix ? Faut-il poursuivre une démarche militaire plus effective ? À ce moment-là, avec quels objectifs ? Faut-il engager une stratégie diplomatique ? Avec qui ? La paix n’est-elle qu’un rêve utopique ? Faut-il simplement attendre un monde sans pétrole pour que les tensions disparaissent ? Qu’en pensez-vous ?

M. Thibault Bazin. Je me permettrai de rebondir sur une des questions qui n’a pas encore reçu de réponse, sur les organisations internationales. Vous avez évoqué les États puissances, mais les organisations internationales manquent cruellement d’efficacité dans cette région. N’est-ce pas leur rôle de rééquilibrer les choses ou prenons-nous acte de l’échec de l’ONU ? À la rigueur, ne faut-il pas refonder une nouvelle organisation internationale qui serait efficace dans cet espace ?

Deuxième question : les intérêts économiques exogènes que vous avez mentionnés, qui peuvent être énergétiques, hydrauliques, etc., priment-ils les motivations endogènes des conflits – religieuses, ethniques – ou est-ce un savant mélange des deux ? Pour vous, qu’est-ce qui va primer pour pouvoir aboutir à la paix ?

M. Christophe Lejeune. Je voudrais vous interroger sur les financements du terrorisme. Je fais un parallèle. Vous avez évoqué le soutien nécessaire apporté aux familles déplacées qui vivent dans des conditions extrêmement précaires dans ces pays. Beaucoup de virements sont faits chaque année, ce qui représente des sommes importantes. Vous avez parlé de plusieurs milliards de dollars de virements en provenance de l’étranger. Pensez-vous que dans ce flot, nos services de sécurité occidentaux sont en capacité de voir ces petits virements qui, à mon avis, vont constituer une manne toujours précieuse pour ces cellules terroristes dormantes ?

M. Christophe Blanchet. Vous avez évoqué la tectonique des plaques, formule employée par Wilson en 1965. Il prévoyait trois mouvements. Il y avait la convergence, la divergence et le coulissage. Nous avons compris que nous pourrions converger avec les Chinois, mais sont-ils aujourd’hui nos meilleurs amis et alliés dans cette région ? De qui divergeons-nous réellement et vers qui pouvons-nous coulisser ? Vous avez évoqué l’armement nucléaire iranien. Est-il avéré à deux ou trois ans ? Est-ce que nous ne sommes pas encore victimes d’une communication identique à celle qui, une dizaine d’années, démontrait la présence d’armes de destruction massive qui n’ont finalement jamais été retrouvées et à propos desquelles la France a su s’honorer de ne pas agir à l’époque ? Quel avenir ont la France et l’Europe là-bas ? Vous l’avez évoqué dans quelques réponses, mais où en est-on ? Est-on encore utile là-bas ? Quelles sont vos propositions, techniquement, pour notre continent européen ?

M. Thomas Gassilloud. Nous avons beaucoup parlé des États et notamment d’un certain échec des institutions nées de la colonisation. Selon vous, existe-t-il des pouvoirs locaux, qu’ils soient institutionnels, religieux ou tribaux, qui pourraient être des facteurs de stabilité ? Par ailleurs, j’aimerais que vous puissiez nous faire part de votre analyse sur le lien éventuel entre le Moyen-Orient et le Sahel. Sur la face émergée de l’iceberg, nous avons le financement de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis de la force du G5 Sahel, et donc une contribution à la stabilité de la zone. Selon vous, existe-t-il aussi des liens plus inavouables qui pourraient entrer en contradiction avec nos efforts de stabilisation au Sahel ?

M. Pierre Razoux. Sur l’Iran et l’évolution du régime, je comprends très bien pourquoi à un moment donné de l’histoire, Maryam Radjavi a pu être populaire en France. Mais les Moudjahiddines du Peuple sont quand même perçus dans la région et en Iran comme un mouvement réellement terroriste, qui est responsable de la mort de plusieurs centaines de responsables et de plusieurs milliers d’Iraniens. Je peux vous assurer que si vous allez en Iran, y compris dans les milieux bobos, intellos et réformistes, ils honnissent ce mouvement et cette personne. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de la soutenir du tout, en tout cas, pas si nous voulons essayer d’avoir un dialogue constructif avec Téhéran.

Concernant l’évolution du régime, le paradoxe réside dans le fait que la jeunesse iranienne et les classes moyennes jusqu’aux quadragénaires et quinquagénaires, en ont assez du rôle du clergé mais qu’ils n’en ont pas assez de la République islamique. D’abord, pour la plupart d’entre eux, ils n’ont connu que cela. Ils en ont assez du rôle intrusif du clergé dans leur vie quotidienne : la police religieuse, les interdits, etc. Par contre, sur le plan politique, ils font avec. Ces mêmes personnes, y compris les jeunes et les réformistes qui critiquent le rôle du clergé, sont derrière les Pasdarans, les « gardiens de la révolution », heureux de les avoir pour garantir la sécurité du pays : « regardez ce qui se passe avec les États-Unis et tous les gens qui nous veulent du mal. Si nous n’avions pas les gardiens de la Révolution, nous serions déjà à terre, et sous la domination des Chinois, des Russes ou des Américains ». Je vois donc plutôt une évolution se profiler qu’un changement de régime. Des élections très importantes vont avoir lieu au Parlement dans environ un mois, pour le premier tour des législatives, et l’année prochaine, en 2021, il y aura l’élection d’un nouveau président.

Concernant la solution de paix au Moyen-Orient, de mon point de vue, l’Organisation des Nations unies n’est pas caduque. Elle a encore son utilité sur place, mais comme pendant la Guerre froide, à partir du moment où vous avez une rivalité de puissances, elle doit s’en accommoder. Les organisations influentes aujourd’hui sont l’organisation islamique et une série d’organisations régionales qui essaient d’exister et de pousser leurs solutions. De mon point de vue, si la France et l’Union européenne pouvaient avoir un rôle positif à jouer, ce serait en soutenant l’idée d’une organisation de sécurité et de coopération dans le Golfe. Nous sommes un certain nombre à soutenir l’idée, en France et en Europe, vis-à-vis des deux rives du Golfe, Nord, Sud et Ouest. Il s’agit de réunir tous les pays riverains pour créer un cadre où ils peuvent discuter entre eux. Ainsi, les choses pourraient peut-être aller mieux. La France et la Chine ont un intérêt objectif à apaiser la situation et à favoriser le dialogue. Nous pouvons jouer un rôle extrêmement positif. Évidemment, les Américains et les Russes ne seront peut-être pas très favorables à cette option, parce que cela les marginalise un peu, mais je crois vraiment que c’est ce que nous pourrions faire.

Pour répondre à votre question sur les plaques tectoniques : est-ce que cela coulisse, diverge ou converge ? Je vous ai un peu répondu indirectement. L’intérêt pour tout le monde serait que cela coulisse. Certains voudraient que cela diverge mais la réalité sur place fait que cela converge. Les « régionaux de l’étape » qui ont leur propre agenda intérieur préféreraient que cela diverge fortement, ou alors que cela converge pour aller à l’affrontement. Les régionaux qui espèrent au contraire s’en sortir vivants se disent qu’il faudrait que cela s’apaise, et les grandes puissances, les Russes et les Américains, ont plutôt intérêt à ce que cela coulisse et à ce que cela reste comme cela.

M. Pierre-Jean Luizard. Je vais abonder dans le sens de M. Razoux en ce qui concerne la position de la France vis-à-vis de l’opposition iranienne, et notamment des Moudjahiddines du peuple, et de Myriam Radjavi. Je suis personnellement choqué à chaque fois que je vois des Moudjahiddines du peuple distribuer leurs tracts et avoir pignon sur rue en France. Il faut bien réaliser que c’est une forme de déclaration de guerre au peuple iranien. Depuis les partisans du Chah jusqu’aux partisans de la République islamique, tout le monde en Iran considère les Moudjahiddines du peuple comme des traîtres qui ont aidé Saddam Hussein au moment de l’agression irakienne contre l’Iran en 1980. Contrairement aux États-Unis qui ont exprimé des regrets pour avoir soutenu le régime de Saddam Hussein financièrement, militairement et politiquement, la France n’a pas exprimé de regret. Cette guerre a coûté un million de morts et nous nous sommes investis dans un conflit qui a eu pour effet de réunifier l’Iran, un peu à l’image de la guerre de 14-18 pour la France. Toutes les régions d’Iran, au-delà des confessions, des langues et des régions, se sont unifiées. Les Moudjahiddines du peuple ne sont pas l’avenir de l’Iran. Ils sont rejetés unanimement par tous les Iraniens, quelles que soient leurs positions politiques, en faveur ou pas du régime.

En ce qui concerne la position de la France dans les conflits au Liban, en Syrie et en Irak, et l’éventuelle solution politique, je dois dire que je suis assez pessimiste, parce qu’il me semble que les institutions en place, notamment les États, sont les principales responsables du chaos actuel, et qu’il n’y a aujourd’hui aucune volonté de privilégier les principes aux intérêts à court terme. C’est le cas de toutes les puissances impliquées dans le conflit. Nous sommes dans une période très délétère où les intérêts à court terme priment les principes, partout, ce qui ne favorise pas la stabilisation du Moyen-Orient. Quelle puissance peut affirmer aujourd’hui qu’elle a intérêt à la stabilité ? Chacun essaie d’avancer ses pions. Le problème est que les sociétés qui se sont exprimées depuis 2011 à travers les printemps arabes n’ont pas la possibilité, seules, d’aboutir à des solutions politiques, parce que l’État ne répond pas. Il répond soit par la répression, soit par la dégénérescence confessionnelle. C’est donc une remise en cause du système étatique, pas forcément des frontières, mais une consultation des sociétés qui paraît nécessaire. « Dans quel État voulez-vous vivre et quel État voulez-vous reconnaître de façon légitime ? » La Société des nations avait procédé à cette consultation, mais nous n’en avons pas tenu compte en 1918-2019 pour ce qui concerne l’Irak. Il faut cette fois-ci tenir compte des vœux des sociétés et ne pas les trahir systématiquement, comme cela a été fait. Le problème n’est pas tant celui du régime politique que celui de l’institution, qui implique que chacun se replie sur sa communauté, puisque c’est l’ultime recours quand on est face à un État prédateur dont on a peur.

En ce qui concerne la position de la France, nous n’avons pas suffisamment conscience de l’importance des campagnes militaires et de l’effet de la destruction de deux villes qui sont des métropoles arabes sunnites, Mossoul et Alep, avec la coopération, politique et militairement limitée, de la France. Cela a créé un traumatisme qui va perdurer sur plusieurs générations au sein des communautés arabes sunnites, qui sont aujourd’hui en Irak abandonnées, interdites de retour à Mossoul et cantonnées dans des camps en lisière des déserts, à la merci des exactions des milices chiites et dont personne ne se préoccupe. Cela offre un boulevard à l’État islamique, dans la mesure où aucune solution politique ne peut être envisagée dans le contexte des institutions actuelles.

M. Fabrice Balanche. Je vais tout de suite répondre à la question de M. Lejeune sur le financement du terrorisme et les transferts d’argent. Au Moyen-Orient, on transfère l’argent non pas par des virements bancaires, mais par le système de la hawala. Vous déposez 10 000 euros chez un vendeur de kebabs à Vesoul en Haute-Saône. Il va prendre son téléphone et appeler son copain qui habite à Damas et il va lui dire que quelqu’un lui a donné 10 000 euros, que son père va venir les chercher en équivalent livre syrienne. Il lui dit qu’il peut lui faire confiance et lui donner, c’est comme cela que cela se passe. Cela échappe complètement au système de traçage bancaire et c’est comme cela, vous avez des milliards et des milliards qui sont transférés d’Europe, des États-Unis vers ces pays-là.

Concernant le financement du terrorisme par ce biais, j’ai une amie qui travaille à Médecins sans frontières (MSF), au camp de Al-Hol en Syrie, là où vous avez les familles de djihadistes qui sont enfermées. Beaucoup arrivent à s’échapper, à récupérer 5 000 ou 10 000 dollars pour payer un passeur, payer les gardiens du camp, et puis ensuite gagner la Turquie et l’Europe par des réseaux de passeurs. Elles ont récupéré ces 10 000 dollars par ce système de la hawala. Les familles envoient l’argent à un commerçant, une connaissance dans la région, et ensuite, il suffit de le transférer aux personnes. C’est très difficile à tracer. Les services de renseignement sont démunis par rapport à tous ces systèmes informels du Moyen-Orient, où les économies sont largement informelles. Même les sanctions officielles toucheront les grandes entreprises mais seront complètement inopérantes pour l’essentiel du secteur privé.

Comment pouvons-nous nous en sortir ? Je pense que si nous voulons que la région soit stable, il faut soutenir les États, les institutions, mais ne pas les soutenir aveuglément, parce qu’il y a souvent de la gabegie et de la corruption. Il faut introduire une espèce de rapport de force avec ces États. J’ai travaillé plusieurs années avec la coopération allemande, la Gesellschaft für technische Zusammenarbeit (GTZ). Nous travaillions avec le ministère de l’Environnement en Syrie. Lorsque nous avons vu au bout d’un an qu’il n’y avait rien à attendre du ministère de l’Environnement, nous avons établi un plan de coopération avec des entreprises privées pour développer des stations d’épuration, développer la protection des terres agricoles, etc., à travers le secteur privé que nous nous sommes mis à soutenir. Ainsi, le ministère de l’Environnement, voyant que nous passions vers le secteur privé, est devenu plus réceptif à nos demandes, l’objectif étant d’encourager la Syrie à se doter d’une législation sur la protection de l’environnement. J’ai vu les Allemands beaucoup plus pragmatiques que l’Agence française de développement (AFD) sur la question. Il faut toujours garder quand même ce souci de la stabilité des institutions, parce que sans stabilité, nous n’avons pas de développement, et sans développement, nous n’aurons pas de progrès dans l’éducation et nous n’aurons pas la création de classes moyennes. Nous n’aurons pas ce support de la démocratie. Si vous avez des pays où vit une élite extrêmement riche et une majorité de la population très pauvre, c’est-à-dire dépendante de ses patrons qui tiennent l’État, nous aurons du mal à voir émerger de véritables mouvements démocratiques. C’est malheureusement le cas. La seule « success story » concerne la Tunisie, parce que nous avions justement cette stabilité et cette classe moyenne, qui peut être le socle d’un mouvement démocratique.

Pour revenir à la première question, je ne connais pas tellement la politique iranienne, mais il faut être méfiant à l’égard des diasporas, des mouvements politiques en exil à l’étranger. Bien souvent, cela fait vingt à trente ans qu’ils sont ici, ils ont perdu pied avec la réalité, ils sont complètement déconnectés du terrain. Ils induisent nos politiques en erreur. C’est ce qu’on a appelé la « chalabisation » de l’opposition, qui a fait commettre toutes ces erreurs aux Américains en 2003, en Irak. L’opposition syrienne a aussi joué ce jeu pervers à l’égard de nos politiques en France.

Mme Séverine Gipson. En Jordanie, la base française projetée H5, ouverte en septembre 2014, joue un rôle important depuis les attentats de 2015, de par sa proximité avec les théâtres d’opérations, puisqu’elle ne se situe qu’à 40 kilomètres de la moyenne vallée de l’Euphrate, ce qui fait de cette base une plateforme essentielle pour les forces de Chammal. En quatre ans d’activité, 6 000 sorties ont été effectuées, soit 28 000 heures de vol, 1 500 frappes, ce qui est remarquable, sachant que son installation est provisoire. J’ai pu m’y rendre avec Madame la ministre des Armées et constater cette activité. Comment analysez-vous les possibles implications d’un retrait des troupes américaines sur le dispositif français Chammal et la visibilité de la base projetée H5 ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. La France, comme beaucoup de pays d’Europe, était auparavant très influente dans le conflit israélo-palestinien et dans la protection des chrétiens d’Orient. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’un contributeur à des programmes internationaux et a perdu beaucoup de son influence. Quels seraient pour vous les moyens pour remédier à cette perte d’influence ?

M. Loïc Kervran. Ma question s’adresse à M. Luizard, notamment sur le parallèle que vous faites entre le Liban et l’Irak. Si l’on revient dix ans en arrière, il me semble que les dynamiques confessionnelles étaient très différentes. Dans votre essai « Le piège Daech », vous montrez bien comment l’émergence de l’État islamique est liée à la marginalisation de la communauté sunnite, au fait qu’elle souffrait démesurément de la corruption, de l’abus de pouvoir, etc. À l’inverse, au Liban, le système confessionnel, le système milicien a, dans une certaine mesure, redonné leur place aux chiites dans le pays, leur a redonné une fierté. Dans une certaine mesure, le système confessionnel politique n’est-il pas nivelant, et n’a-t-il pas paradoxalement tendance à effacer les différences ? Aujourd’hui, je crois que les Libanais souffrent autant, quelle que soit leur confession, du manque de service public, de la corruption et nous sommes dans une situation très différente de l’Irak juste avant l’émergence de l’État islamique.

Mme Anissa Khedher. Alors que le sultanat d’Oman s’est trouvé endeuillé en ce début d’année avec la perte de son chef d’État, le nouveau sultan Haitham bin Tariq souhaite s’inscrire dans la continuité du sultan Qabus en développant une diplomatie neutre et médiatrice dans la région. Le détroit d’Ormuz, zone stratégique frontalière de l’Iran par laquelle transite 25 % du pétrole mondial, et la guerre civile au Yémen, par sa proximité, sont deux enjeux primordiaux pour Oman et pour la stabilité de la région. Aussi, dans ce contexte de montée des tensions, quels sont les défis diplomatiques et géopolitiques auxquels devra se confronter le sultanat d’Oman. Concernant la France, Mme la ministre Florence Parly a tenu à être aux côtés des marins de la frégate Courbet positionnés dans le détroit d’Ormuz le 31 décembre dernier. Par ce geste, elle a réaffirmé la volonté de la France de déployer la mission européenne de surveillance maritime dans le Golfe arabo-persique annoncé fin novembre. Savez-vous comment Oman et les autres pays du Moyen-Orient perçoivent cette initiative européenne visant à sécuriser la navigation dans cette zone ?

Par ailleurs, plus de deux ans et demi après la mise en place de l’embargo contre le Qatar par ses pays voisins, comment la situation évolue-t-elle et pensez-vous que nous allons vers un apaisement et la levée du blocus le mois prochain ?

M. Jean-Charles Larsonneur. J’ai une question sur le rôle de l’OTAN dans la région, tout spécialement à la lumière des récentes déclarations du Président Trump. Je le cite : « je pense qu’il faut élargir l’OTAN et nous devons y inclure le Moyen-Orient. » Cela me rappelle une initiative de 2008, qui avait fait long feu à l’époque. Nous avions parlé en 2018 d’une alliance avec les pays de la région, que nous avions appelée officiellement Middle East Strategic Alliance (MESA), avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweït, le Qatar, Oman, Bahreïn, l’Égypte et la Jordanie. De ce point de vue, j’ai deux questions : quelle est la position américaine ? Est-ce avant tout une question de politique intérieure à visée électoraliste ? Quelles sont les réactions des différents pays de la région par rapport à ces déclarations ? Sont-elles prises au sérieux ? Par quels pays, par quelles communautés ?

M. Fabrice Balanche. Je réagis sur Oman parce que nous en avons peu parlé et que j’ai une carte appropriée pour vous expliquer la situation. Oman est un peu la Suisse de cette région, puisque c’est le pays neutre où nous avons eu les premières discussions entre les États-Unis et l’Iran sur le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA) en 2013, et le sultan Qabus a toujours voulu maintenir cette neutralité. Il va au forum de Doha, alors qu’au Qatar, aucun pays arabe ne veut y aller parce qu’ils ont peur des Saoudiens. Il a toujours réussi à maintenir cet équilibre. C’est la grande force d’Oman et son successeur voudrait poursuivre. Il se méfie beaucoup des Émirats arabes unis, parce qu’ils veulent unifier le sud de la péninsule arabique, faire éclater le Yémen, faire éclater la Somalie pour dominer ces territoires et surtout les territoires portuaires. Les Émirats arabes unis se méfient quant à eux du potentiel portuaire d’Oman, le port de Salalah, qui pourrait concurrencer Jebel Ali. Ils ont cherché à influencer la succession à Oman, ils cherchent à y étendre leur emprise, et c’est le principal défi pour le nouveau sultan d’Oman. Les Saoudiens le soutiennent parce qu’ils ne veulent pas que les Émirats arabes unis prennent trop d’influence dans cette corne. Ils voudraient aussi avoir un accès à l’océan Indien, parce que les débouchés saoudiens sont sur des mers potentiellement fermées, la mer Rouge et le golfe arabo-persique. Cette géopolitique du Golfe d’Aden est importante.

Concernant la mission navale européenne, les pays de cette région préfèrent quand même avoir le soutien des États-Unis. La principale base, la base de Bahreïn, la base au Qatar, la base américaine, représente quand même un déploiement de forces beaucoup plus important que la force européenne. Mais pourquoi pas ? Si nous pouvons monter en puissance et nous installer dans cette région, au même titre que les États-Unis, cela serait bienvenu.

Le blocus sur le Qatar ne me semble pas près d’être levé. Le Qatar finance la Turquie, appuie l’armée turque qui se déploie en Somalie, au Soudan, et a maintenant des ambitions en Libye qui contrecarrent les ambitions des Émirats arabes unis en Libye. Nous assistons à une guerre interne au monde sunnite, entre la Turquie et l’Arabie saoudite. Le Qatar s’est rangé derrière la Turquie pour se protéger de l’Arabie saoudite. Dans le cadre d’une confrontation majeure avec l’Iran, verrait-on le monde sunnite se réunifier ? Pourquoi pas ? Pour l’instant, le monde sunnite est en train de se fragmenter avec la Turquie et l’Arabie saoudite d’un côté, et dans le futur, les Émirats arabes unis vont rentrer dans une confrontation avec l’Arabie saoudite.

M. Pierre-Jean Luizard. Y a-t-il un bon confessionnalisme qui amènerait à un effacement des oppositions entre les communautés, en les protégeant, et un mauvais confessionnalisme qui serait le modèle irakien, le « bon » étant le modèle libanais ? Il y a des différences entre le confessionnalisme politique au Liban et en Irak. Au Liban, il est officiel depuis la Constitution de 1926, dont l’article 75 institutionnalise le confessionnalisme avant le pacte national de 1943. Il y a dix-huit communautés reconnues depuis 1936. Ce n’est pas le cas en Irak. Dans la constitution irakienne de 2005, vous ne trouvez jamais les mots « sunnites » et « chiites ». Les seules communautés qui sont indiquées sont les communautés ethniques arabes et kurdes, et éventuellement les minorités turkmènes, mais rien sur le plan religieux. Pourtant, il y a beaucoup de ressemblances entre les deux systèmes confessionnels. Il y a des communautés qui ne sont pas reconnues au Liban, des nouvelles communautés, comme les évangéliques, qui aimeraient être reconnues. Les alaouites, bizarrement, ne sont pas reconnus non plus, malgré leur influence et malgré le fait qu’ils aient acquis une forme de représentation non-officielle, notamment du fait de leur présence importante à Tripoli. Il ne faut pas croire que la reconnaissance implique un effacement des identités communautaires. C’est le contraire : cela les met en concurrence les uns avec les autres. La meilleure preuve en est l’absence de mariage civil au Liban. Si vous êtes druze et que vous voulez épouser une maronite, vous êtes obligé d’aller à Chypre et les enfants n’hériteront pas parce que les communautés gardent jalousement leur patrimoine. Ceux qui étaient au bas de la pyramide sociale et politique étaient les chiites qui se sont réveillés grâce à un mouvement initié dans les années 70 et à la révolution islamique en Iran. Toutefois, nous ne pouvons pas dire que cela a atténué les rivalités, puisqu’à la rivalité entre chrétiens et musulmans a succédé la rivalité entre chiites et sunnites. Le fait d’être reconnu ne va pas dans le sens d’un effacement des identités. En Irak, la chose est totalement tacite, elle l’est depuis toujours depuis la fondation de l’État irakien. Il faut aller chercher dans le Code de la nationalité irakienne en 1924, pour voir que les chiites étaient considérés comme des citoyens de seconde zone qui devaient demander la nationalité, alors que n’importe quel Arabe sunnite, même s’il n’était pas né en Irak et qu’il n’avait pas la nationalité irakienne, pouvait avoir la citoyenneté parce qu’il était sunnite. Les deux systèmes se ressemblent beaucoup, et les différences ne sont que superficielles.

M. Pierre Razoux. Le retrait américain n’aura aucun impact sur H5, parce qu’il a lieu en Syrie, pas en Jordanie. Les Américains restent très présents en Jordanie. Ce n’est pas le retrait américain de Syrie qui va influencer la sécurité de la base et du déploiement français H5.

Comment inverser la perte d’influence française au Moyen-Orient ? Tout simplement, en redonnant de la cohérence et de la lisibilité à l’action de la France, et en disant clairement à tous nos partenaires sur les rives nord, sud et ouest, que ce qui doit guider l’intérêt de la France, ce sont d’abord et avant tout les intérêts nationaux et européens. Il faut se prononcer non plus de manière générique, mais plutôt au cas par cas, en identifiant chaque dossier, et en disant : « sur telle affaire, tel dossier, l’intérêt de la France et de l’Europe est de soutenir ceci ou cela, ou d’avoir telle ou telle vision ». En poussant cette idée d’Organisation pour la sécurité et la coopération du Golfe, où tout le monde peut discuter dans le Golfe, je pense que nous y gagnerions vraiment.

Concernant le détroit d’Ormuz, tout le monde dans la région a intérêt à le garder ouvert, à commencer par les Iraniens. Je pense qu’aujourd’hui, ceux qui pourraient être tentés de le fermer sont plutôt les Américains, pour couper les approvisionnements énergétiques de la Chine. Les Iraniens et les pays du Golfe, au contraire, ont tout intérêt à le laisser ouvert, et font passer le message que c’est gagnant-gagnant ou perdant-perdant. Soit le détroit est ouvert pour tout le monde, aussi bien la rive nord que la rive sud, soit, si certains acteurs décident de le fermer, l’Iran prendra les mesures qui s’imposent de son point de vue.

Par ailleurs, l’idée de Donald Trump d’étendre l’OTAN à cette région est à vocation purement interne. Trump dit à son audience politique intérieure qu’elle ne va pas continuer à payer pour la sécurité des autres. Si les autres veulent que les États-Unis restent, il va falloir payer. Nous avons vu récemment les réactions des pays de l’OTAN, dont le Secrétaire général a été très mesuré, disant qu’il ne voulait pas faire la guerre des autres. Si les Américains et les Iraniens ne s’entendent pas, ce n’est pas l’OTAN qui va faire la guerre là-bas pour servir les intérêts américains. C’est très clair. Sur place, je pense qu’il n’y a pas une appétence phénoménale pour l’OTAN. Dans d’autres fonctions, j’ai mis en œuvre ce qu’on appelle l’initiative de coopération d’Istanbul, c’est-à-dire le programme de l’OTAN vis-à-vis des pays du Golfe. Cela n’a jamais suscité une appétence significative. Par contre, les pays du Golfe voient l’OTAN comme un cercle d’échanges et comme un outil d’interopérabilité, mais je pense que cela ne va pas au-delà.

Pour terminer sur la question du nucléaire, l’Iran peut avoir la bombe très vite, mais encore une fois, ce n’est pas leur intérêt. Leur intérêt est de rester en dessous de ce seuil afin de rester dans le système actuel. Les Israéliens et les Américains disent que toutes les options sont sur la table, y compris l’action militaire. Les Iraniens répondent en disant qu’ils ont besoin d’être dissuasifs. Ils demandent qu’on leur laisse une marge défensive et un rôle régional, autrement, ils n’auront pas d’autre choix que de faire la bombe, mais dans ce cas-là, ils peuvent la faire très vite.

Mme la présidente Françoise Dumas. Avant de clôturer cette séquence, je tiens à remercier M. Razoux qui nous offre un livre qui, je pense, aura beaucoup d’intérêt pour poursuivre nos travaux et notre réflexion. Il est édité par la Fondation méditerranéenne des études stratégiques, et s’appelle « Quelle(s) stratégie(s) pour la France en Méditerranée ? ».

Merci à vous et nous restons bien évidemment extrêmement vigilants et attentifs à ce qui va se passer dans les prochaines semaines, notamment au Liban.


 

9.   Table ronde, ouverte à la presse, sur le Moyen-Orient avec M. Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon 2, M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS) et M. Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) (mercredi 22 janvier 2020)

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous continuons notre cycle géostratégique et notre tour du monde, en nous intéressant aujourd’hui à la zone sur laquelle se concentrent traditionnellement les tensions internationales, et qui aujourd’hui encore est au cœur de l’actualité, c’est-à-dire le Proche-Orient. La chute de Baghouz en mars 2019 avait suscité beaucoup d’espoir en marquant la fin du califat territorial de Daech, mais cette défaite territoriale n’a pas été synonyme d’éradication des réseaux terroristes. La ministre Florence Parly l’a déclaré devant nous la semaine dernière : « si Daech est sans territoire, Daech n’est pas sans existence ». La situation est devenue encore plus complexe ces dernières semaines avec divers évènements qui sont venus contrarier la mobilisation contre le terrorisme. Ce fut d’abord l’attaque lancée par les Turcs contre la frontière turco-syrienne qui a déstabilisé le Nord-Est, contrôlé par les forces démocratiques syriennes, dont chacun reconnaît la part importante qu’ils ont prise dans la lutte contre Daech. Ce fut ensuite l’accroissement des tensions entre l’Iran et les États-Unis, qui a conduit à une escalade militaire sur le sol irakien, avec notamment des attaques dirigées contre l’ambassade des États-Unis à Bagdad, auxquelles a répondu l’élimination du général Qassem Soleimani par les États-Unis, qui elle-même a été suivie par des frappes iraniennes contre les bases américaines. Aujourd’hui, nous assistons à ce que le ministre Jean-Yves Le Drian a appelé une interruption de l’escalade, mais la destruction par erreur de l’avion d’Ukraine International Airlines illustre la volatilité extrême de la situation actuelle. Les inquiétudes sont encore renforcées par la résolution adoptée par le Parlement irakien, appelant au retrait des forces étrangères du territoire national, qui fait peser des incertitudes sur les moyens pouvant être conservés par la coalition dans la lutte contre le terrorisme. S’ajoutent à ces incertitudes le désengagement progressif de l’Iran de l’accord de Vienne, suite à la décision des États-Unis de se retirer de cet accord, et surtout, l’instauration de sanctions contre ceux continuant à commercer avec l’Iran.

Cette politique de sanction a plongé l’Iran dans une récession économique. Vous nous direz s’il est encore possible de sauver cet accord de Vienne et si la perspective d’une acquisition rapide par l’Iran de l’arme nucléaire doit être prise au sérieux. Face à la multiplication de ces menaces et de ces dangers, la France continue pour sa part de faire entendre sa voix, en adoptant une posture d’équilibre et en soutenant des initiatives pour apaiser les tensions. C’est notamment l’objet de la mission de surveillance maritime européenne dans le détroit d’Ormuz, à laquelle huit pays européens ont apporté leur soutien. J’étais d’ailleurs moi-même à la fin de l’année sur la première frégate française à y participer : la frégate Courbet. Pour nous aider à décrypter cette situation, nous avons le plaisir de recevoir trois experts, M. Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, qui nous dressera un tableau général de la conflictualité dans la région, avec un focus particulier sur l’Iran. Je précise également que M. Razoux est l’auteur d’un jeu de stratégie, « Fitna », qui a rencontré un grand succès à la Fabrique Défense, et qui permet de se familiariser avec les enjeux de la région. Notre deuxième invité est M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, qui traitera plus particulièrement de l’Irak et du Liban. Notre troisième intervenant est M. Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon II, qui est revenu directement hier d’une mission au Moyen-Orient, et qui nous parlera plus spécifiquement de la Syrie.

M. Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). La situation au Moyen-Orient est caractérisée par une rivalité de puissances. Je vais faire appel à vos connaissances en géophysique en évoquant l’image de deux plaques tectoniques. La première plaque tectonique, au nord, recouvrirait l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Liban et indirectement la Turquie, indubitablement contrôlée par la Russie et par l’Iran. Toute la question, pour les acteurs locaux, est de savoir si c’est l’Iran ou la Russie qui est le « senior partner » ou le « junior partner ». Je reviendrai sur la question irakienne plus tard. Il y a une deuxième plaque tectonique au sud qui est contrôlée par les États-Unis, s’appuyant sur Israël, la Jordanie et les monarchies de la péninsule arabique. Là, il n’y a pas de doute, ce sont les États-Unis qui contrôlent les autres. Les deux grandes puissances sont positionnées au nord et au sud du Moyen-Orient, avec une volonté de manifester leur puissance, leur influence, leur présence et bien entendu leur utilité, ce qui implique toute une série de contrats militaires et de postures de contrôle. Ensuite, la Chine est en embuscade, avec des valises pleines de yuans et de dollars, et attend le bon moment pour s’infiltrer dans la région afin d’investir massivement là où elle pourrait faire la différence dès qu’une case deviendrait libre.

Les trois grandes puissances stratégiques se retrouvent donc dans le jeu. La Russie et les États-Unis, paradoxalement, ont intérêt à s’entendre pour maintenir un certain niveau de tension dans la région, parce que ce niveau de tension minimum justifie leur présence, les contrats d’armement induits, et tout simplement leur influence géopolitique et stratégique au Conseil de sécurité des Nations unies et sur la scène internationale. Si les pays de la région se sentent menacés, ils ont en effet tendance à faire appel à un protecteur et les États-Unis et la Russie jouent ce rôle. Pour ces derniers, il est donc crucial de maintenir suffisamment de tensions pour justifier leur présence, mais pas trop, pour qu’il n’y ait pas d’escalade, pour qu’il n’y ait pas d’affrontement régional global, parce que Moscou et Washington savent très bien qu’ils en sortiraient tous les deux perdants. Bien entendu, le vainqueur, celui qui tirerait les marrons du feu de cette situation, serait Pékin.

À l’inverse, les Chinois ont intérêt à apaiser au maximum les tensions pour pouvoir plus rapidement s’installer, investir, prendre des positions, contrôler des parts importantes de marché, pour pouvoir poursuivre leurs fameuses « routes de la soie » terrestres et maritimes. Le paradoxe, c’est que dans cette grande équation, sur la question du Moyen-Orient, l’intérêt de l’Europe est plutôt proche de celui des Chinois. Nous souhaitons apaiser la situation pour des raisons différentes, mais nos partenaires naturels seraient plutôt, de mon point de vue, les Chinois.

Si l’Europe fait le jeu des Chinois au Moyen-Orient, elle donne évidemment un gros avantage tendanciel à la Chine dans le cadre de la compétition mondiale. Tous les dossiers sont liés. Par ailleurs, trois puissances régionales sont vraiment très influentes en ce moment dans la région : l’Iran, Israël et l’Arabie saoudite. Dans ce jeu triangulaire, aucun de ces trois acteurs n’a a priori intérêt à l’escalade et devrait rechercher la stabilité. Mais pour des raisons de politique intérieure, voire si leur régime était menacé, chacun pourrait être tenté d’attiser les tensions pour sauver son régime politique. C’est visible en Arabie saoudite et en Iran. Cela peut être le cas aussi en Israël, avec un Premier ministre aux abois, notamment sur le plan judiciaire, et qui attend avec une certaine anxiété les prochaines élections du 2 mars.

Dans ce contexte, la stratégie iranienne a plusieurs volets. Le premier consiste à s’aménager un corridor terrestre entre l’Iran et la Méditerranée pour pouvoir maintenir un glacis protecteur. L’Iran se comporte en effet toujours comme une citadelle assiégée. Je ne prends pas parti du tout mais je vous le présente en tant qu’expert historien : l’Iran se considère comme le petit village gaulois assiégé, entouré de camps romains qui n’attendent qu’une occasion pour réduire le territoire iranien. Les Iraniens se disent qu’il faut être dissuasif. Ce corridor terrestre vers la Méditerranée leur permettrait de mieux contrôler l’Irak, d’aider et de contrôler la Syrie, ou en tout cas, de jouer un rôle clé en Syrie, et de ravitailler la population chiite du Liban, notamment le Hezbollah, pour être en mesure de faire pression et de susciter une sorte de dissuasion asymétrique face à Israël.

Cela m’amène à la grande stratégie dissuasive de l’Iran. Telle que je la comprends, elle a deux volets. À l’occasion des échanges à propos de l’accord nucléaire, le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), et de leur influence régionale, les Iraniens tentent d’expliquer à la communauté internationale, ceux qui sont en mesure de peser – la Chine, les États-Unis, la Russie, les Européens –, que l’Iran a besoin d’être dissuasif. Il a deux manières de l’être : soit via la bombe atomique, soit via l’influence régionale, les missiles balistiques et une sorte de cordon défensif autour de l’Iran, comme depuis quelques siècles. Les dirigeants iraniens se ménagent pour le moment ces deux voies, gardant les deux fers au feu, et interrogent la communauté internationale : « vous avez voulu nous empêcher d’avoir la bombe atomique. A priori, on a dit oui, dans le cadre du JCPoA, mais maintenant, vous voulez nous empêcher d’avoir une influence régionale et donc d’avoir notre glacis défensif. Ça ne va plus. Il faut choisir. » Pour questionner la communauté internationale, l’Iran joue de ces deux fers et de ces deux stratégies : « regardez, on avance doucement mais sûrement sur la piste nucléaire, et en même temps, on se bat pour conserver notre influence régionale. Si vous voulez qu’on en lâche une, il faut nous garantir l’autre et vice versa. »

La grande stratégie iranienne vise aussi à diminuer l’empreinte militaire américaine au Moyen-Orient, certainement dans cette plaque tectonique nord que j’ai mentionnée tout à l’heure, et notamment en Irak, puisque cette empreinte est déjà réduite en Syrie. C’est pourquoi les Iraniens souhaitent obtenir des Irakiens le retrait des forces militaires américaines. Le pouvoir iranien n’est pas naïf, il se doute bien que M. Trump et la Maison-Blanche ne se retireront pas naturellement d’Irak, mais la résolution, votée il y a quelques jours, qui demande le retrait des troupes américaines, même si elle n’est pas suivie d’effets, est importante sur le plan politique et symbolique, parce qu’elle veut dire que si les Américains restent désormais en Irak, ils ne sont plus invités par les représentants du peuple irakien, et redeviennent une force d’occupation comme ils l’étaient auparavant. S’ils redeviennent une force d’occupation, ils redeviennent une « cible légitime » pour les actions « de la résistance ». Les Iraniens se positionnent ainsi pour prendre la tête de ce qu’ils appellent « le front de la résistance », non plus face à Israël, mais désormais face aux États-Unis. L’autre volet de la stratégie iranienne consiste à délégitimer auprès de ses voisins la présence américaine, et à faire comprendre à ses voisins du Sud et de la péninsule arabique, qu’ils ne peuvent plus vraiment compter sur la garantie américaine, au vu de ce qui s’est passé ces six derniers mois. Je constate que les Iraniens ont plutôt réussi : alors que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis refusaient depuis longtemps de parler aux Iraniens, les Émiriens et les Saoudiens sont allés à Téhéran à la fin de l’été dernier et ont repris un dialogue bilatéral avec l’Iran.

J’en viens maintenant à la crise récente avec les États-Unis et l’élimination de Qassem Soleimani. Je ne prends pas parti, mais en tant qu’analyste, je constate que paradoxalement, il a servi deux fois le régime iranien : une première fois lorsqu’il était vivant, pour projeter la puissance et l’influence iraniennes dans la région, et la deuxième fois lorsqu’il est mort, en permettant au pouvoir iranien de faire une démonstration médiatique d’unité nationale en Iran, lors de ses funérailles, pour dire aux Occidentaux, et surtout aux Américains, qu’ils n’ont pas peur, qu’ils ont deux millions de personnes dans les rues et plusieurs dizaines de personnes qui se sont fait piétiner sans que cela n’émeuve le reste de la société, et que s’ils sont prêts à cela, ils seront prêts à résister manu militari à toute intervention directe américaine sur leur territoire. Aussi et surtout, cela a permis de ressouder une partie de la population irakienne et le pouvoir irakien autour de l’agenda non plus pro-iranien, mais anti-américain, souverainiste et nationaliste, et on assiste à une évolution ultranationaliste dans tous les pays de la région, y compris en Irak et au Liban. Au Liban, de nombreuses manifestations ont eu lieu depuis la fin de l’automne. Le message adressé à tous, y compris à la classe politique libanaise était le suivant : « attention, si vous mettez dans ce moment critique le Liban dehors et renvoyez le Hezbollah dans ses foyers, Téhéran le prendra très mal ». Je pense que le message a été très bien reçu, puisqu’on a appris hier ou avant-hier l’officialisation d’un gouvernement qui semble être stable, sous tutelle de M. Diab, gouvernement qui a été avalisé par le Hezbollah et par l’ensemble de la classe politique iranienne. Pour conclure sur cette question de l’élimination de Qassem Soleimani, je trouve que la riposte iranienne sur deux bases irakiennes occupées par les Américains a été particulièrement mesurée ; les frappes étaient soigneusement calibrées pour ne pas faire de victimes ou très peu. Elles étaient juste en surface pour montrer que l’Iran était capable de répondre à la gifle ouverte qui lui avait été assénée par Trump, de manière proportionnée. Trump dit : « d’accord, un partout, balle au centre. On a compris, arrêtons là. » Connaissant bien les Iraniens, je pense que cela ne s’arrêtera pas là. C’est maintenant qu’ils vont réellement riposter, et ils ont jusqu’au 4 novembre – date de l’élection américaine – pour le faire. Ils vont sûrement le faire en plusieurs fois, de manière discrète, non assumée, pour essayer de cibler et de saborder la campagne électorale américaine. Cela pourra être aussi bien un ou plusieurs assassinats, des attentats ou des attaques sur des objectifs américains et partout à travers le monde.

Pour terminer, je pense que l’Irak, vu de Téhéran, a toujours été perçu comme une menace. Or, pour les Iraniens, l’Irak ne doit plus être une menace. Il faut « neutraliser » l’Irak d’une manière ou d’une autre, un peu comme la France gaullienne vis-à-vis de l’Allemagne. L’exécutif français, notamment sous De Gaulle, s’est dit que l’Allemagne ne devait plus jamais être une menace. C’est un peu la même chose pour l’Iran : l’Irak ne doit plus jamais être une menace.

M. Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS). Après cette présentation géopolitique de M. Razoux, je vais évoquer davantage le temps long. Nous commémorons en effet un anniversaire important. À mon avis, l’origine des crises actuelles remonte exactement à un siècle avant 2020 : 1920, avec la création d’institutions étatiques par les puissances mandataires françaises et britanniques – françaises pour le Liban et britanniques pour l’Irak. Avec du recul, nous voyons que ces institutions n’ont jamais réussi à acquérir suffisamment de légitimité, à former une citoyenneté commune et à ouvrir un espace public, ce qui a favorisé d’une part les ingérences étrangères, au Liban comme en Irak, et les guerres civiles, au Liban et en Irak. Les guerres civiles et les guerres extérieures étaient la prolongation au-delà des frontières irakiennes d’un conflit intérieur au pays. En effet, je vous rappelle quand même les conditions dans lesquelles ont été créés l’État libanais et l’État irakien. Ils ont été créés contre la volonté clairement exprimée à travers des référendums, notamment en Irak, de la majorité de la population musulmane au Liban, chiite en Irak. La majorité de la population au Liban était partisane d’un grand royaume arabe unifié, du projet Chérifien unissant le Liban, la Syrie, la Transjordanie et la Palestine. En Irak, les chiites s’étaient prononcés très clairement à travers un mouvement de djihad pendant la guerre de 1914-1918. Ensuite, la révolution de 1920 dont nous allons commémorer le centième anniversaire, exprimait clairement le refus d’un État-nation arabe, sous mandat britannique. Les chiites s’étaient prononcés pour un gouvernement arabe et islamique sans lien de dépendance avec une puissance étrangère. Il faut rappeler que l’idée de nation était une importation européenne de sorte qu’en Irak, le concept de nation était totalement inconnu. La meilleure preuve en est que la majorité de la population chiite est arabe et se sent profondément arabe, mais que ses dirigeants politiques et religieux, les grands ayatollahs des villes saintes, étaient iraniens de nationalité ou d’origine, autrement dit, il y avait un sentiment d’arabité, mais pas de nationalisme arabe. Ces États ont donc été fondés contre des majorités et ont institué des régimes, au Liban comme en Irak, confessionnels. C’est probablement le poison qui unit aujourd’hui le Liban et la Syrie, à savoir le confessionnalisme politique dans lequel il est très facile de rentrer, mais duquel il est pratiquement impossible de sortir pacifiquement.

Les mouvements de contestation qui unissent le Liban et l’Irak ont pleinement conscience du lien existant entre le confessionnalisme politique – inavoué en Irak et officiel au Liban, à travers le pacte national de 1943 – et la faillite de l’État qui, aussi bien à Beyrouth qu’à Bagdad, est incapable de remplir le minimum de ses devoirs régaliens. Au Liban comme en Irak triomphe aussi le système milicien. Les armées officielles passent au second plan face à des milices chiites en Irak. Mais nous pouvons aussi considérer que l’État islamique a été et continue d’être l’expression d’une certaine frange de la population arabe sunnite. Au Liban, on s’accorde à juste titre pour dire que le Hezbollah est un État dans l’État. Nous avons donc un État milicien et le confessionnalisme politique. À cela s’ajoute la dénonciation unanime, autant à Bagdad qu’à Beyrouth, de la corruption. En effet, dans ces systèmes, vous n’êtes pas promu à des responsabilités politiques en fonction de vos compétences ou de votre parti, de vos options politiques, mais en fonction de quotas. Au Liban, il y a dix-huit communautés reconnues et on vous demande d’être membre de la communauté chiite, sunnite, maronite, grecque orthodoxe ou catholique. Cette classe politique qui a institué le règne des grandes familles est aujourd’hui unanimement rejetée par les mouvements contestataires qui – et c’est là la tragédie que vivent les sociétés libanaise et irakienne – sont conscientes du piège du confessionnalisme politique, mais en même temps – notamment pour les chrétiens du Liban – ont très peur de voir la fin d’un système dont ils pensent qu’il les protégeait contre une majorité agressive, qu’elle soit sunnite, ou dans une moindre mesure chiite. À Bagdad aussi, les mouvements n’aboutissent pas, parce que ce confessionnalisme politique a un effet pervers, c’est qu’il contamine tout le monde. Tout le monde est corrompu. D’ailleurs, le mot « corruption » n’a pas grand sens puisqu’il est intrinsèquement lié à un système. Par exemple, je peux vous dire que lors d’un récent voyage en Irak, je voyais des puits de pétrole dans la région de Nâssirîyah. J’ai demandé qui les exploitait et on m’a répondu que c’étaient des puits de pétrole qui étaient côtés pour des intérêts privés. Quand on est au pouvoir, on distribue les puits de pétrole à tel chef de tribu, à tel clan, et après on ne peut pas s’étonner que l’un des pays les plus riches du Moyen-Orient soit aussi défaillant sur le plan de ses devoirs en matière d’infrastructures. Quand on est à Bagdad et qu’on reste dans la zone verte, on ne s’imagine pas que 500 mètres plus loin à Sadr City, l’eau n’est pas potable et qu’il faut la faire bouillir pour se laver les dents. Il n’y a que quelques heures d’électricité par jour, pas de ramassage d’ordures depuis presque 2003, pour certains quartiers, et pas d’égouts. La majorité de la population vit donc un enfer face à une classe dirigeante qui est incapable de lutter contre la corruption, tout simplement parce qu’elle ne le peut pas. Lutter contre la corruption signifie perdre son pouvoir, puisque ce dernier est basé sur des réseaux, un clientélisme. Corruption, système milicien, faillite de l’État dans ses missions régaliennes : ce sont les difficultés auxquelles se heurtent les mouvements que nous pouvons considérer comme issus de la société civile, mais qui se manifestent d’une façon communautaire. Même si cela peut choquer, je réitère l’idée selon laquelle l’État islamique a été une manifestation extrême et extrémiste d’une certaine société civile arabe sunnite, notamment à Mossoul, qui vivait une situation que vivaient tous les Irakiens, mais aggravée par l’exclusion de leur communauté du système politique. Comme vous le savez probablement, l’État irakien fondé en 1920 ne se réclamait pas du confessionnalisme, à la différence du Liban, mais c’est bien un État confessionnel sunnite qui a été fondé par les Britanniques, excluant les trois quarts de la population, les chiites et les Kurdes. En 2003, les Américains, non pas par choix délibéré, mais parce qu’ils n’avaient pas d’autre solution, ont pris les exclus de l’ancien système – les chiites et les Kurdes – pour reconstruire un État, à nouveau confessionnel et communautaire, excluant ceux qui avaient toujours bénéficié du monopole du pouvoir à Bagdad, à savoir les Arabes sunnites. Autant au Liban qu’à Bagdad, on ne voit pas de débouchés politiques, tout simplement parce que tous les acteurs politiques ont été impliqués dans un cercle vicieux infernal où chacun a peur de l’autre et où les réflexes communautaires – nous l’avons vu ces derniers temps avec les événements liés à l’assassinat de Qassem Soleimani – ne demandent qu’à se réenclencher. On a peur de l’autre parce qu’il n’y a pas d’État de droit, et l’État n’est pas à même de vous protéger. Ce vide politique a été manifeste à Beyrouth dans le fait que les manifestations unissaient surtout des jeunes de toutes les communautés, mais que des sondages montraient que plus de 90 % des chrétiens, et notamment des maronites, étaient défavorables à la fin du confessionnalisme politique et proposaient une sortie par étapes, ne livrant pas les communautés chrétiennes aux lois de la majorité.

En Irak, je dirais que le vide est encore plus sidéral, puisque c’est un vide à la fois politique et religieux, qui concerne la communauté chiite, qui aurait pu voir dans l’autorité religieuse chiite, notamment celle du grand ayatollah Ali al-Sistani ou de Moqtada al-Sadr, un recours face à l’incurie de l’État. Or, lors de l’invasion américaine en 2003, les chiites étaient très ambigus. La majorité d’entre eux ne voyait pas avec déplaisir la chute du régime de Saddam Hussein, et avait compris après l’insurrection de février-mars 1991 qui avait été réprimée, que sans intervention étrangère, ils ne pourraient jamais se débarrasser d’un régime qu’ils considéraient à juste titre comme assassin. L’ayatollah Ali al-Sistani avait très justement résumé un sentiment général, en disant que dans une fatwa, il ne fallait ni s’opposer aux Américains, ni s’opposer aux forces armées irakiennes, ce qui voulait dire qu’il fallait rester passifs. Nous pouvons dire qu’au fil des années, il a apporté sa bénédiction à la construction d’un système politique qui fait faillite.

Face à lui, il y avait un autre acteur chiite, Moqtada al-Sadr, qui a tenté de s’ériger en tant que parrain des réformes, mais qui à son tour a été phagocyté par un système qui englobe tous les acteurs, au point qu’aujourd’hui, aucun acteur n’est susceptible d’incarner l’espoir politique des Irakiens et du mouvement de contestation. Ni à Beyrouth, ni à Bagdad, vous n’avez de portraits de dirigeants politiques ou de dirigeants religieux. Il y a un vide sidéral et un grand désespoir parce que la société civile, par définition, ne peut pas assumer le pouvoir. Il lui faut une transcription politique. Je terminerai sur cette note pas très optimiste. Il est très facile de rentrer dans un système confessionnel, mais il est très difficile d’en sortir, tant ce système est un piège.

M. Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon 2. Je vais partir de l’exemple concret de la crise syrienne pour ensuite voir comment cette crise s’intègre dans le nouvel axe iranien qu’a décrit M. Razoux, et plus généralement dans le nouvel arc de crise que nous avons dans la région au Moyen-Orient, et essayer de faire un peu de prospective à l’horizon 2050.

Tout d’abord, la crise syrienne a commencé en 2011 à la suite des printemps arabes. Cependant, une divergence majeure avec la Tunisie et l’Égypte – comme vous pouvez le voir sur cette carte – est que la Syrie est un pays fragmenté sur le plan communautaire. Les deux tiers de la population sont arabes sunnites, mais vous avez des minorités comme les alaouites (10 %), les druzes (3 %), les chrétiens (5 % à l’époque), et les Kurdes dans le Nord. Ce paramètre communautaire a eu une grande importance dans le déroulé de la crise et dans le maintien au pouvoir de Bachar el-Assad, puisque ce dernier s’appuie en priorité sur les alaouites, qui forment la majorité du corps des officiers de l’armée et des moukhabarates, les services de renseignement. Cela explique que l’appareil sécuritaire soit resté intact et que les minorités se soient largement regroupées derrière le régime, non pas par amour pour lui, mais par peur des mouvements radicaux sunnites qui ont rapidement gangréné l’opposition. Cette opposition étant soutenue par le Qatar, l’Arabie saoudite s’est divisée sur l’aide à lui apporter. Outre les querelles d’ego et les clans, les stratégies divergentes des bailleurs de fonds l’ont quasiment achevée. Finalement, les seuls mouvements d’opposition qui ont eu du succès furent l’État islamique et le Front al-Nosra (branche syrienne d’Al-Qaïda), du fait de leur idéologie radicale et d’une organisation très centralisée, contrairement aux autres groupes d’opposition.

Le régime de Bachar el-Assad était plus résilient que nous ne le pensions. En s’appuyant sur ces minorités, que nous voyons en violet sur la carte, il est parvenu à reprendre petit à petit le territoire. Aujourd’hui, lui échappe encore la province d’Idleb dans le Nord-Ouest, mais il est en train de la reprendre tout doucement, et le grand tiers nord-est, dominé par les forces démocratiques syriennes, c’est-à-dire par les milices kurdes des Yépégués, qui sont la branche syrienne du PKK (Le Parti des travailleurs du Kurdistan). Il faut le souligner : c’est un parti extrêmement centralisé, ce qui explique qu’ils tiennent toujours cette région, malgré les coups de boutoir de la Turquie à Afrin en mars 2018, et plus récemment l’offensive turque qui a pris Tell Abyad et Ras al-Aïn. Cependant, il ne faut pas accorder une trop grande force à cette administration autonome dans le Nord-Est syrien. Elle est fragile parce que les Kurdes ne représentent qu’un petit tiers de la population du Nord-Est syrien, et parce qu’entre Kurdes et Arabes, ce n’est pas le grand amour, contrairement à ce que laisse entendre la propagande de l’administration. Les Arabes ne supportent pas la domination des Kurdes et ils n’attendent que de pouvoir se révolter ou rejoindre soit Damas, soit les Turcs. Si les Turcs ont attaqué entre Tell Abyad et Ras al-Aïn, ce n’est pas un hasard : c’est parce que la population est en grande majorité arabe et qu’elle n’a surtout pas défendu l’administration locale, elle ne s’est pas battue avec les Yépégués. Bien au contraire, ils ont aidé les supplétifs arabes de l’armée turque qui étaient largement originaires de cette région et qui l’avaient quittée en 2015, lorsque les Kurdes l’ont occupée. Ils connaissaient le terrain, ils avaient des relations, et ce sont eux qui ont été en première ligne et qui ont repris cette zone. Cette apparence de solidité masque une grande fragilité. Ce statu quo n’est pas viable.

Le régime de Bachar el-Assad a aussi été sauvé par ses soutiens iraniens et russes. Il faut replacer conceptuellement la Syrie dans le corridor iranien dont a parlé M. Razoux, et dans la stratégie russe visant à se réimplanter en dehors de l’ancien espace soviétique puisque grâce à leur intervention, les Russes ont aujourd’hui des bases à Lattaquié et à Tartous. Je ne l’ai pas mis sur cette carte, mais Qamichli, au nord-est de la Syrie, est devenue une base logistique russe importante, avec plusieurs petites bases russes, comme à Amouda et à Tell Tamer, qui sont également dans cette région et qui sont proches des bases américaines de Rmeilan et d’Al-Suwar. Nous ne pensions pas que la Russie allait intervenir. J’ai souvenir de discussions en 2013 avec des diplomates français qui me disaient : « on va maintenir une guerre de basse intensité contre le régime de Bachar el-Assad et il finira par tomber ». C’était quand même oublier que la Syrie n’était pas unie, que nous n’étions plus hégémoniques dans le monde, comme c’était le cas après la chute de l’Union soviétique, et que des acteurs comme la Russie allaient évidemment vouloir combler le vide. La géopolitique a horreur du vide.

Pour les Iraniens, il est important de sauver la Syrie, parce que, tout comme l’Irak, c’est une pièce maîtresse dans la stratégie consistant à maintenir un accès iranien vers la Méditerranée, et qui peut devenir – c’est la volonté des dirigeants iraniens – un des tronçons des routes de la soie chinoise. Une délégation chinoise vient régulièrement inspecter le port de Tripoli au nord du Liban, un port en eau profonde très adapté aux porte-conteneurs, qui pourrait être un débouché chinois en Méditerranée et s’intégrer dans cet axe. Pour cela, il faudrait que cet axe soit sécurisé. Ce n’est pas encore le cas, mais les Iraniens y travaillent, notamment en cherchant à expulser les troupes américaines de Syrie et d’Irak. C’est une année qui leur est favorable ; l’année de l’élection américaine est en effet traditionnellement une année de faiblesse aux États-Unis, puisqu’on se préoccupe davantage de la politique intérieure. Trump n’a aucune envie de lancer une guerre contre les Iraniens aujourd’hui, même s’il ne faut pas perdre de vue qu’il n’est pas question pour les États-Unis de laisser les Iraniens avoir la bombe atomique et qu’ils s’en rapprochent à l’horizon de deux ou trois ans. Une fois l’élection américaine passée, la politique américaine sera sans doute plus agressive à l’égard des Iraniens, mais cette année, nous avons encore un peu de temps pour réfléchir à l’avenir.

Dans cet axe iranien, la Syrie est le maillon faible parce que la population est à deux tiers arabe sunnite – contrairement à l’Irak où la population est en majorité chiite (plus de 50 %) –, outre les Kurdes dans le Nord (environ sept millions d’habitants), qui représentent un peu moins de 20 % de la population. Le roi de Jordanie a appelé ce maillon faible de l’axe iranien, en 2004, « le croissant chiite », et il n’avait pas tellement tort. J’ai rédigé un article pour l’université de Stanford il y a deux ans sur « l’axe iranien ou le croissant chiite », parce que les Iraniens, pour s’implanter dans la région, ont besoin d’une population qui leur est favorable. Les chiites, par peur des sunnites, leur sont favorables, même si des divergences sont visibles en Irak. Mais les manifestations en Irak sont internes au camp chiite. Les sunnites ou les Kurdes ne se joignent pas aux manifestations. Si nous agitons la menace de l’islam radical sunnite, les chiites vont se rassembler naturellement. Les Iraniens cherchent donc à s’appuyer sur les chiites et à réduire la part des sunnites dans la région. Parmi les sept millions de réfugiés syriens, 80 % sont sunnites. Cela s’apparente à de l’épuration ethnique. Dans le nord de l’Irak, aucune volonté de reconstruction de Mossoul ne se manifeste, bien au contraire ! On met des bâtons dans les roues à ceux qui veulent la reconstruire pour éviter que cette grande ville sunnite du nord de l’Irak ne redevienne une zone économique attractive. On préfère que la bourgeoisie sunnite de Mossoul reste à Dubaï ou émigre aux États-Unis pour que Mossoul devienne une ville en perdition, perde sa population, et que les sunnites émigrent, ce qui permettra de réduire leur poids en Irak comme en Syrie.

Convertir les sunnites au chiisme est un grand fantasme. Les sunnites agitent cette menace, qui reste marginale. Toutefois, il ne faut pas négliger cet aspect. À Alep, par exemple, beaucoup de jeunes sunnites se convertissent au chiisme et entrent ensuite dans des milices chiites comme les Fatemiyoun, pour 200 ou 300 dollars par mois. Les gens sont dans une telle misère que vous pouvez les acheter très facilement. Ils ont l’impression de faire partie du camp des vainqueurs. Le mythe du Hezbollah qui a tenu en échec Israël en 2006 continue de fonctionner. Il s’est montré particulièrement efficace dans les combats contre les rebelles en Syrie, et cela attire du monde. Et enfin, si vous voulez avoir une promotion dans les milices chiites, il vaut mieux être chiite. La réduction de la population sunnite l’a poussée à l’exil, l’a fragmentée, l’a divisée. Aujourd’hui, en Irak, il n’y a pas d’opposition sunnite unie, les partis sunnites sont liés à des partis chiites pour essayer de récupérer leur part de la rente pétrolière. C’est la seule manière pour eux de continuer à avoir une clientèle.

Cette stratégie iranienne rejoint la stratégie russe dans la région, qui est de faire pression sur l’Arabie saoudite pour que les cours du pétrole restent à des niveaux acceptables. En 2015, lorsque les Russes sont intervenus en Syrie, les prix du pétrole étaient à 25 dollars le baril. C’était une catastrophe pour la Russie, qui est un pays exportateur de pétrole. Le pétrole représente 50 % des exportations russes, et le gaz, 25 %, avant l’armement. La guerre en Syrie permet d’ailleurs aux Russes de remplir leur carnet de commandes au-delà de toute espérance. Les Russes cherchent donc à domestiquer l’Arabie saoudite, régulateur mondial des cours du pétrole, même si avec le pétrole de schiste aux États-Unis, nous n’atteindrions pas 100-150 dollars le baril, comme cela a été le cas en 2007. Mais 60 dollars le baril, c’est plus acceptable pour Poutine. Cela permet ensuite d’encercler la Turquie, qui voulait être un carrefour énergétique et qui risquait ainsi de faire perdre à la Russie des parts de marché, notamment le marché européen.

En contrôlant la Syrie, l’Irak, en étant en lien avec l’Iran, la Russie empêche la Turquie de devenir un carrefour énergétique avec des pipelines et des gazoducs qui viendraient du Sud. En revanche, Poutine a dit à Erdogan que s’il voulait devenir un carrefour énergétique, il n’y avait pas de problème, mais que ce serait un carrefour russe, ce qui explique bien l’alliance entre la Turquie et la Russie. Il ne faut pas perdre de vue cette alliance entre la Russie et l’Iran, parce que la Russie a besoin des réseaux iraniens dans la région pour faire pression sur les Saoudiens et éviter qu’ils ne répondent davantage aux ordres de Washington en ce qui concerne les prix du pétrole, plutôt qu’en fonction de Moscou. L’alliance entre la Russie et l’Iran va au-delà de la Syrie, tout comme aujourd’hui l’alliance entre la Turquie et la Russie dépasse l’enjeu syrien. Nous le voyons en Libye et sur d’autres terrains. C’est vraiment ce groupe d’Astana qui a des ambitions qui dépassent la Syrie, même si cette dernière a contribué à les rapprocher.

J’étais récemment au nord-est de la Syrie, où la coopération russo-turque est manifeste. En août 2016, a eu lieu la rencontre de Saint-Pétersbourg entre Erdogan et Poutine, dont nous ne connaissons pas exactement le résultat, ces accords étant restés secrets. Les Turcs sont ensuite intervenus en Syrie, empêchant les Kurdes de faire leur jonction entre Afrin et Kobané, puisqu’ils ont pris la ville d’Al-Bab au nord-ouest de la Syrie. Quelques temps plus tard, Alep-Est est tombée entre les mains de la Russie. Depuis 2016, il y a un échange de bons procédés entre les Turcs et les Russes : « j’arrête de soutenir les rebelles à Alep-Est, et tu peux prendre Alep Est. En échange, tu me laisses intervenir contre les Kurdes à Al-Bab ». L’armée syrienne a repris une partie d’Idleb ou la Ghouta, le sud, la Turquie neutralisant les rebelles. En échange, les Turcs ont pris le canton kurde d’Afrin au nord-ouest d’Alep. Plus récemment, une nouvelle offensive russo-syrienne a eu lieu sur Idleb, tandis qu’une offensive turque avait lieu sur Tell Abyad et Ras al-Aïn. La Russie pourrait ainsi permettre à la Turquie de prendre Kobané, de prendre un autre canton kurde, parce que la Russie a besoin de la Turquie pour reprendre le nord de la Syrie. La Russie a aussi besoin de la Turquie comme cheval de Troie au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et sur d’autres terrains, comme le terrain libyen. Cela ne dérange pas beaucoup la Russie de donner une partie du territoire syrien à la Turquie, comme jadis la France a donné Sandjak d’Alexandrette à la Turquie, pour éviter qu’elle se joigne à l’Allemagne nazie lors de la deuxième guerre mondiale. C’est toujours à peu près le même procédé. Ce qui bloque, c’est évidemment la présence américaine, puisqu’ils conservent encore deux bases dans l’Est, mais la pression contre les troupes américaines s’accentue. Dans la région, j’ai vu se déployer les patrouilles russes pour gêner le passage des troupes américaines. Ce nord-ouest de la Syrie est extrêmement fragile, parce qu’il ne tient que grâce aux postes-frontières de Fechrabour qui se trouvent tout au nord-est du bec de canard, et qui pourraient être coupées très facilement par les Russes, privant cette région de toute aide alimentaire, de toute aide extérieure, et de toute aide logistique militaire pour les bases américaines. L’objectif de la Russie est de couper les vivres à l’administration locale kurde, pour qu’elles ne puissent plus délivrer de service à la population, et ainsi que la population s’en détourne et qu’elle retourne progressivement du côté de Damas, les Arabes les premiers, les Kurdes ensuite. L’objectif de Damas et de la Russie n’est pas de reprendre cette région par la force, le régime de Damas étant quand même assez faible. Il est occupé à Idleb, il sait que cela serait difficile. Il lui faut être patient, mais cette année, l’objectif du régime est bien de reprendre toute cette région, en poussant les États-Unis à l’extérieur par des attaques terroristes contre les bases, contre les patrouilles, avec du harcèlement indirect via des proxys.

Vous nous avez demandé de faire des scénarios à l’horizon 2050. Dans cette région, les pays sont dominés par la rente pétrolière, que ce soient les producteurs ou des pays qui sont dépendants de la rente indirecte, c’est-à-dire des aides des pays pétroliers. L’Égypte reçoit chaque année 25 milliards de dollars de l’Arabie saoudite et les travailleurs immigrés égyptiens renvoient des milliards à leurs familles, ce qui leur permet de survivre. La principale source de devises de l’Égypte vient des travailleurs immigrés. C’est le cas aussi pour la Jordanie, le Liban, le Yémen, la Syrie, avec en plus le million de réfugiés syriens en Europe, qui renvoient de l’argent chaque année. Nous avons calculé que ce que les réfugiés syriens en Europe renvoyaient représentait environ deux milliards d’euros, sans lesquels la situation monétaire en Syrie serait beaucoup plus grave. Seuls deux pays échappent à ce modèle : la Turquie et Israël. Tout cela est très fragile, parce que cela dépend des cours du pétrole et de la capacité des pays pétroliers à exporter une partie de leur production pour nourrir leur population. Or, vu leur modèle de développement, le delta exporté se réduit : en Arabie saoudite, en raison d’un aménagement du territoire ubuesque, et au Qatar, du fait d’une dépense énergétique par habitant incroyable. Ces pays ont de plus en plus de difficultés à nourrir leur propre population. En Arabie saoudite, par exemple, il y a vingt millions de citoyens saoudiens et il y a dix millions de travailleurs immigrés. D’ici vingt ans, nous aurons trente millions de citoyens saoudiens, dont les besoins augmentent. Si les parents se contentaient d’une voiture et d’un petit appartement, les enfants, eux, veulent deux 4x4 Cayenne, des vacances à Las Vegas et à Pattaya, et un niveau de vie bien supérieur, en étant évidemment tous employés dans une fonction publique pléthorique. Ce ne sont même pas eux qui travaillent, ce sont évidemment les Égyptiens ou les Jordaniens qui travaillent pour eux. Ce modèle n’est pas soutenable. En cas de crise économique, les travailleurs immigrés seront les premiers touchés car ils seront renvoyés chez eux. La crise financière de 2008 qui a touché les pays du Golfe et qui a, à mon avis, conduit au « Printemps arabe », a renvoyé chez eux des millions de travailleurs immigrés. L’Égypte avait la tête hors de l’eau jusqu’en 2008, et a coulé ensuite, ce qui a provoqué les manifestations et la chute de Moubarak. La prochaine crise qui touchera les pays du Golfe sera catastrophique pour l’ensemble de la région, et notamment les pays de la rente indirecte qui vivent de ces retours d’argent.

Par ailleurs, il s’agit d’une zone de confrontation géopolitique, et cela ne va faire que s’accentuer. Nous sommes vraiment à l’épicentre d’un nouvel axe de crise. Outre la rente pétrolière, l’autre ressource des pays de cette région est la rente stratégique, la rente milicienne. Aujourd’hui, en Syrie ou au Liban, la population a le choix entre l’émigration ou rentrer dans une milice. Au Yémen, c’est encore pire. Ce pays de trente millions d’habitants est complètement à plat. Plus les pays sont pauvres, plus vous pouvez constituer des milices, en payant leurs membres avec 150 à 200 dollars par mois. Cela vous donne un potentiel de déstabilisation interne et extérieure. Le Hezbollah y travaille, au Yémen. En Syrie, des mouvements miliciens sunnites peuvent également être utilisés sur différents territoires. Daech est un très bon exemple. Aujourd’hui, les Turcs sont en train d’utiliser des miliciens syriens de l’ancienne armée syrienne libre ou de Daech en Libye. Ce n’est pas l’armée turque qui va intervenir en Libye. Ce sont des miliciens recrutés dans le nord de la Syrie. Dans le Golfe, au sud, la divergence entre l’Arabie saoudite et le Yémen dans le Golfe d’Aden me semble être un nouveau conflit potentiel à l’horizon 2050. Les Émirats arabes unis se rêvant Bismarck, alors que l’Arabie saoudite aurait le rôle de l’Autriche-Hongrie. La réponse aux divergences entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis à propos du Yemen ne manquera pas de poser problème par rapport à l’Iran.

Par ailleurs, la région, aride, va rapidement subir les conséquences directes du réchauffement climatique. Des zones entières sont inappropriées à la vie humaine, du fait des températures. La climatisation va vite trouver ses limites en Arabie saoudite lorsqu’il va falloir réfrigérer en permanence trente millions d’habitants. Nous voyons déjà les ravages sur la population irakienne lorsque des coupures d’électricité surviennent l’été. Des émeutes éclatent immédiatement, parce que les gens n’en peuvent plus. L’été 2019 a été extrêmement chaud dans le nord de l’Irak. En Syrie, on a dit que c’était la première fois que les paysans voyaient leurs légumes sécher dans les champs. Même si c’était irrigué, ils n’arrivaient plus à cultiver. Il y a eu des incendies de champs de céréales, certes alimentés par Daesh, mais tout de même ! Cette pénurie d’eau va s’accentuer du fait des barrages en amont du Tigre et de l’Euphrate construits par les Turcs qui consomment énormément en amont. C’est quelque chose à prendre très au sérieux.

Pour conclure, il faudrait investir de façon massive dans l’environnement dès maintenant. Toutefois, comment le faire dans des pays instables, en guerre, rongés par la corruption ? De plus, le modèle de vie qui séduit n’est pas le modèle de vie occidental, de transports en commun et d’économie d’énergie, mais plutôt le modèle Dubaï ou Dora, très dispendieux en énergie.

M. Gwendal Rouillard. Depuis des décennies, nous nous interrogeons sur le sujet suivant : est-ce que la répartition politique et confessionnelle des principaux postes de pouvoir dans les pays concernés – Liban, Irak, Syrie, pour l’essentiel – est pertinente ? Président chrétien au Liban, Premier ministre sunnite et Président du parlement chiite, pour l’Irak ; Président kurde, Premier ministre chiite et Président du Parlement sunnite ; et pour la Syrie, vous connaissez la situation. Ce schéma reste-t-il pertinent ? D’ailleurs, le modifier fait partie des hypothèses de travail aux Nations Unies, dans le cadre du comité dit constitutionnel pour la Syrie. Ce schéma est-il devenu impertinent, inopérant, avec des facteurs de blocage et de sectarisme communautaires et confessionnels ? Ce qui m’intéresse est d’avoir votre lecture sur une option ou l’autre puisque le sujet est sur la table pour les trois pays concernés. Cela peut valoir pour d’autres pays, mais c’est en particulier pour ces pays-là.

M. Charles de la Verpillière. Nous voyons que certaines élites émigrent. Il y a aussi ceux qui sont poussés par le réchauffement climatique, par la guerre. Les élites sunnites émigrent d’Irak. Les chrétiens maronites émigrent peut-être du Liban. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur l’émigration de ces « élites » ? Ensuite, vous avez très peu parlé de la Jordanie, pourrait-on rapidement faire un point ?

Mme Patricia Mirallès. Exception faite des quelques actions menées dans le cadre de l’opération Chammal, le rôle de la France dans la zone est-il uniquement dépendant des décisions américaines ? En d’autres termes, existe-t-il ou peut-il exister une relation bilatérale prégnante entre la France et les autorités locales ?

M. Joaquim Pueyo. Vous avez beaucoup parlé de la stratégie de la Turquie, de la Russie, des États-Unis, de la Chine, de l’Iran. Quid de la stratégie de l’Union européenne, de la France dans cette région ? Nous avons l’impression d’être absents alors que nous sommes présents. Ensuite, nous avons l’impression que cette région et l’opinion publique sont guidées par l’appartenance confessionnelle. Vous qui connaissez bien cette région, n’est-ce pas plus compliqué que cela ? Par exemple, en Irak, il y a eu des manifestations et vous avez dit que les sunnites n’ont pas manifesté. Je ne sais pas si c’est vrai. Il y a quand même des tensions en Irak qui sont liées, pas forcément aux communautés, mais peut-être à la situation économique et sociale du pays. Troisième question : vous avez très peu parlé des Kurdes, qui pour moi sont les victimes de la situation actuelle. Ils sont repoussés, réprimés un peu partout, en Syrie en particulier, en Turquie aussi, et en Irak, ils ont quand même une province qui est importante. Ils ont failli être indépendants, mais ils n’ont pas été suivis par la communauté internationale. Quelle est votre analyse sur la situation des Kurdes, qui ont tendance également à quitter ces régions pour venir en Europe et pour aller en Angleterre ?

M. Olivier Becht. J’aimerais vous poser une question relative à l’énergie au Moyen-Orient. Vous nous avez parlé des différents facteurs de déstabilisation, dans une région qui est d’ailleurs déstabilisée depuis très longtemps ; pas seulement depuis les Omeyyades ou les Abbassides : cette région, d’un point de vue religieux, communautaire et ethnique, a souvent été déstabilisée. Si l’on s’implique dans cette région aujourd’hui, si nous y sommes présents – alors que nous ne sommes pas impliqués dans d’autres conflits, comme ceux du Darfour ou du Sud Soudan, qui ont fait des centaines de milliers de morts, des millions de réfugiés et déplacés – c’est bien parce qu’il y a derrière un enjeu particulier pour nous. Vous nous avez un peu parlé d’énergie, à travers l’eau, en nous disant que les fleuves peuvent être un sujet de conflit pour la Syrie et l’Irak. J’aimerais savoir quel est votre point de vue sur la dépendance de l’Europe aux énergies du Moyen-Orient. Est-ce pour nous un facteur d’implication particulier dans ces conflits avec nécessité de stabilisation ou est-ce qu’au contraire, nous pouvons, comme on le fait parfois, contourner ces zones pour trouver d’autres voies pour acheminer l’énergie – en l’occurrence le pétrole et le gaz – vers l’Europe ?

M. André Chassaigne. Je reviens sur les mouvements qui se développent aujourd’hui en Irak, au Liban et en Iran, avec une dimension que nous pourrions qualifier de révolutionnaire, parce qu’ils ont un paramètre social et démocratique. Est-ce que cela peut entrer en résonance avec les révolutions arabes de 2011 ? Des jeunes, des étudiants, descendent dans la rue, dans les grandes villes. Certes, il y a une répression sanglante : 4 500 morts en Irak, 1 500 morts en Iran pour les seules manifestations du mois de novembre, 520 blessés ce week-end au Liban. Or, c’est l’arc chiite pro-iranien, qui va de Téhéran à Beyrouth, qui est mis en cause et qui est dans la tourmente. Ne pourrions-nous pas nous interroger sur une possible sécularisation de ces sociétés, puisque ces révoltes populaires ne sont pas motivées par des raisons religieuses, bien au contraire ? N’y a-t-il pas une émergence de quelque chose de nouveau qui pourrait aboutir à des élections démocratiques, s’il y avait une mobilisation de la France, de l’Europe sous l’égide de l’ONU ?

Ensuite, la Turquie fêtera son 500e anniversaire en 2023. C’est l’anniversaire du traité de Lausanne qui l’a créée. Depuis sa réélection en 2018, le président turc Erdogan a fait de ce centenaire une année symbolique et n’a pas caché son intention de faire de la Turquie un acteur mondial d’ici 2023, avec pour objectif de reconstruire une crainte de la Turquie. Certains s’inquiètent. Je pense notamment aux Kurdes, qui s’inquiètent de sa volonté de créer les conditions d’émergence d’un nouveau califat. Certains le soupçonnent même de vouloir ressusciter l’Empire ottoman et de vouloir se déclarer calife. La ville de Mossoul en Irak, la ville d’Alep en Syrie, les îles grecques proches de la Turquie sont trois territoires qui n’ont pas été intégrés dans le traité de Lausanne mais qui demeurent dans l’inconscient collectif turc. Pensez-vous que l’Irak, la Syrie et la Grèce doivent se sentir menacées ?

M. Bastien Lachaud. Je voudrais revenir sur la place de la France dans la région, qui historiquement avait un positionnement qui lui permettait de travailler et discuter avec l’ensemble des États. Ne constatons-nous pas, depuis une décennie, un tropisme vers la plaque tectonique sud que vous avez définie, M. Razoux, qui gêne les relations avec la zone tectonique nord ? Quelle est aujourd’hui la capacité de la France à faire entendre sa voix ? De plus, le grand absent de la région est quand même l’Organisation des Nations unies, qui n’est pas le cadre de l’intervention américaine de 2003 en Irak, qui n’est pas le cadre non plus dans lequel s’est effectuée la discussion sur le nucléaire iranien. Quel rôle aujourd’hui l’ONU devrait-elle jouer pour pouvoir sortir de ce conflit ou cette zone est-elle le terrain de jeu de grandes puissances ?

M. Pierre-Jean Luizard. Je vais tenter de répondre aux questions sur la nature des communautés confessionnelles au Moyen-Orient. Le fait qu’il y ait des systèmes confessionnels, n’implique pas que tout le monde soit croyant. Je vais vous raconter une anecdote. Les Américains, en 2003, cherchaient un personnel politique pour reconstruire l’État irakien. J’avais été sollicité à l’époque et on me demandait, du fait de ma connaissance de l’opposition au régime de Saddam Hussein, de donner des noms. Je disais : untel est socialiste arabe, untel est dans l’opposition. Je voyais bien que cela ne les intéressait absolument pas. Les Américains voulaient savoir s’il était sunnite, chiite ou kurde. J’ai dit que je ne savais pas, qu’il appartenait au parti communiste et que je pensais qu’il était chiite. Ils l’ont donc mis parmi les chiites. L’actuel premier ministre démissionnaire irakien, Adel Abdel-Mehdi, est un de mes anciens amis de l’époque où il était en exil à Saint-Étienne avec sa famille et où il était militant maoïste. Sa femme était partisane d’un certain style de vie lié à la bonne nutrition. J’étais très loin d’imaginer qu’un jour il ferait tirer sur une foule qui ne demandait rien d’autre que de manger à sa faim, et surtout, Adel Abdel-Mehdi n’est pas croyant. Tout le monde le sait, et c’est là un point important sur lequel je suis en train d’écrire, sur le chemin particulier de la sécularisation dans les pays musulmans. C’est très lié à la captation d’une certaine modernité par les puissances coloniales, le fait que la sécularisation s’est faite à travers, non pas des idéaux sécularisés, mais à travers la religion. Nous avons eu une idéologisation de l’islam sunnite comme chiite. D’ailleurs, nous voyons très bien la différence entre l’islam d’avant la réforme et l’islam d’aujourd’hui qui ne respecte plus aucune autorité religieuse. Même chez les chiites, il y a un vide au niveau de l’autorité religieuse, chose que nous avons beaucoup de mal à comprendre. Ce que l’on appelle la radicalisation, les mouvements islamistes, sont des mouvements qui se réclament de l’islam, mais qui sont l’expression d’une sécularisation. Ils se placent dans une temporalité politique, et non plus une temporalité religieuse intemporelle, comme c’était le cas avant la réforme. C’est très difficile à comprendre pour des Français, pour lesquels sécularisation et laïcisation vont de pair. Dans les pays musulmans, du fait des retournements systématiques – je rappelle que la colonisation des pays arabes a été faite très largement par la Troisième République et légitimée au nom de ces mêmes idéaux qu’on propose aujourd’hui aux musulmans de France pour les intégrer – ce qui nous semble naturel ne l’est pas pour beaucoup de musulmans pour qui la sécularisation et la laïcité sont antinomiques. C’est donc une nouvelle religion idéologisée anti-occidentale, qui n’implique pas la foi. Vous pouvez être chef de milice chiite ou dirigeant d’un groupe de combattants salafistes, sans être un véritable croyant. Vous vous situez dans une nouvelle temporalité, ce qui est d’autant plus problématique qu’une modernité s’oppose à une autre modernité et qu’il y a un décalage historique avec la modernité exportée par le biais de la colonisation. Je vous renvoie à la mission civilisatrice de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie, qui montre bien que cela n’a pas été qu’une « realpolitik ». Il y avait véritablement une foi dans le progrès universel, qui devait s’imposer par la force et par la domination, bien que les choses se soient délitées par la suite. Par une ironie de l’histoire, Bush a légitimé en 2003 l’occupation de l’Irak pour en faire le phare de la démocratie au Moyen-Orient. Aujourd’hui, Donald Trump dit aux Irakiens qu’il est d’accord pour quitter l’Irak mais que cela va leur coûter 34 milliards de dollars de dédommagement. Les acteurs sont donc nus, d’une certaine façon, et nous ne sommes pas face à une réaction religieuse, mais face à une opposition politique qui s’explique très largement par l’échec d’institutions nées de la colonisation, auquel nous assistons dans les pays fragmentés, confessionnels, mais aussi dans des pays comme la Libye. Ces pays n’existent pas, ce sont des créations coloniales. Nous pouvons dire la même chose de l’Irak. Sous ce nom et dans ses frontières actuelles, l’Irak n’a jamais existé avant 1925.

M. Pierre Razoux. Comme d’habitude, la Jordanie est dans l’œil du cyclone. Elle est plus affaiblie que jamais. Le roi et les élites se posent des questions existentielles, à la fois du fait de la « menace » djihadiste émanant du Nord et de l’Est, et du fait de l’absence de résolution du dossier palestinien à l’ouest. Tout le monde sait, à commencer par le pouvoir jordanien, qu’il y a des structures et des cellules d’Al-Qaïda et de Daech présentes en Jordanie. Cette dernière est potentiellement très fragile, et le roi se pose des questions existentielles sur la garantie américaine. Les Occidentaux et les États-Unis sont pour le moment très présents en Jordanie, mais qu’en sera-t-il demain ? Le Roi se tourne donc clairement vers la Russie et vers la Chine, en se disant qu’ils ne veulent pas être les dindons de la farce, si un grand plan de paix israélo-palestinien mettait en cause les intérêts de la Jordanie. La situation est inquiétante, d’autant que la population jordanienne est de plus en plus opposée aux traités de paix israéliens – n’y voyant plus aucun intérêt – et devient de plus en plus anti-américaine.

Ensuite, la grille de lecture sur les communautés est-elle toujours pertinente ? Quand vous êtes au Liban, on vous dit que si vous voulez essayer de tenter de comprendre la question libanaise et les rapports de force au Liban, il ne faut pas raisonner en termes de communautés, il faut raisonner en termes d’argent. On m’a toujours dit de suivre l’argent. C’est ce qui permet de comprendre ce qui se passe à propos de l’énergie au Moyen-Orient.

Le Moyen-Orient est-il toujours un enjeu pour nous ? De mon point de vue, plus du tout. Nous continuons à acheter du gaz et du pétrole aux pays du Moyen-Orient uniquement pour équilibrer la balance commerciale. Si vous voulez que ces pays-là vous achètent des jolis avions, des beaux métros, du luxe et tout ce qui va avec, il faut en échange acheter ce qu’ils produisent et globalement, comme ils ne produisent que du gaz et du pétrole, c’est ce que nous leur achetons. Si vous allez voir les macro-comptes de Bercy, vous verrez que ce qu’on exporte dans ces pays-là correspond à peu près à ce qu’on importe en termes d’énergie. L’avenir de l’énergie au Moyen-Orient est un véritable enjeu, parce qu’évidemment, les pays producteurs comprennent que le monde est en train de s’adapter à d’autres sources d’énergie que le pétrole. Le pétrole restera pour les armées, pour faire fonctionner tout ce qui est militaire, pour l’aviation militaire et civile, pour le pétrochimique et pour faire fonctionner les gros bateaux super tankers, etc. C’est à peu près tout. À l’avenir, l’enjeu énergétique sera certes un peu pétrolier, mais le véritable enjeu énergétique au Moyen-Orient sera le gaz naturel liquéfié (GNL) et ce sera le nucléaire. J’en suis convaincu.

Ensuite, que peut-on penser de la Turquie, de M. Erdogan ? M. Erdogan a compris que dans le contexte que j’ai décrit en première partie, vous gagnez des points quand vous êtes un perturbateur intelligent, et non pas le bon élève de la classe. Il joue donc les perturbateurs intelligents et il marque des points. Comme il est intelligent, il a compris quelles étaient les lignes rouges qui lui avaient été fixées par les États-Unis, par la Russie et par la Chine, et que comme les pays européens n’ont pas osé lui exprimer quelles étaient les leurs, il en use, en abuse et il pousse le pion le plus loin possible.

M. Fabrice Balanche. Concernant l’aspect confessionnel, je suis géographe de formation, et pour moi, le territoire se décompose en plusieurs strates : le social, l’économique, le confessionnel, etc. Le communautaire est une strate très importante : moins importante quand cela va bien économiquement et très importante quand cela va mal économiquement et que le pays est en guerre. Qu’est-ce qu’une communauté ? Une communauté est un réseau de solidarité qui vous permet d’obtenir du travail, une bourse pour votre enfant, et différents types de services. Cette communauté peut avoir un facteur d’unité religieuse, elle peut avoir aussi un facteur d’unité ethnique – c’est le cas des Kurdes, voire les sunnites – mais cela peut aussi se décliner à travers les tribus, les clans. Si vous prenez les Arabes sunnites dans l’Est de la Syrie, ils sont divisés en tribus. Le facteur d’unité communautaire est là. Une communauté est un réseau social. Quand un État est faible, n’apporte pas de services, les gens s’appuient sur leur communauté. Au Liban, l’État est faible et le communautarisme est institutionnalisé politiquement ; cela renforce donc le phénomène communautaire. Ceux qui peuvent s’extirper du communautarisme sont les gens les plus riches, ceux qui n’ont pas besoin de compter sur les autres pour vivre, qui ont un passeport canadien ou français dans la poche, qui leur permet de partir quand ils le veulent. Plus vous êtes pauvre et sans passeport étranger, plus vous êtes obligé de compter sur le système communautaire. Vous n’avez pas le choix. C’est vraiment une question de survie. Dans ces sociétés, les mariages sont endogames, on se marie dans la même religion. Il y a des difficultés quand on veut se marier entre sunnites et chiites, ou entre chrétiens et musulmans. Bien souvent, le père apporte la maison qui permet de se marier ou c’est quelqu’un du clan qui a fourni le travail permettant de vous marier. Par conséquent, les individus ne sont pas libres du choix de leur conjoint, c’est leur famille qui décide. Les aînés sont sans doute plus conservateurs que la jeunesse qui voudrait essayer de changer le monde. Mais ces facteurs d’inertie maintiennent les communautés, notamment les mariages endogames.

Pourquoi les gens quittent-ils la région ? À cause de l’insécurité, de l’absence de débouchés professionnels. Un sunnite aujourd’hui en Irak a peu de chance de rentrer dans l’administration, au ministère des Affaires étrangères. Dans le secteur privé, il n’y a pas d’opportunités. Donc les gens partent, ce n’est pas très compliqué.

Dans la région, l’Union européenne apporte une aide humanitaire mais n’a pas de vision politique affirmée. Elle veut avant tout éviter une vague de migration et le terrorisme. C’est un peu aussi ce que veut la France, mais elle s’est tellement fourvoyée sur la crise syrienne qu’elle a perdu une part considérable de sa crédibilité dans la région. Du fait de son arrimage aux États-Unis, pour la plupart des pays, il vaut mieux parler directement au Bon Dieu plutôt qu’à ses saints, autrement dit avec les États-Unis plutôt qu’avec la France. En octobre 2019, les troupes américaines se sont retirées de la frontière syro-turque, laissant ainsi les troupes turques attaquer. Or, à 100 kilomètres de la frontière se trouvait la cimenterie Lafarge que gardaient 200 soldats français. Si le Président de la République voulait protéger les Kurdes, il lui suffisait de dire aux soldats français de monter à la frontière et d’empêcher les Turcs de passer. Or, nous avons protesté au niveau de l’ONU mais nous n’avons pas envoyé nos troupes à la frontière syro-turque, parce que nous sommes complètement subordonnés aux États-Unis sur cette question. Tant que nous n’aurons pas une force militaire indépendante capable de peser et d’intervenir indépendamment des États-Unis, nous n’aurons quasiment aucun poids dans la région. Les Kurdes sont victimes en Syrie, mais il faut savoir qu’ils sont quand même pris en otage, dominés par le Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK), qui a sa logique propre d’affrontement avec la Turquie et qui se sert des Kurdes du nord-est de la Syrie dans ce combat, ce qui explique la réaction violente de la Turquie. Si nous avions dans le nord-est de la Syrie des gens proches de Barzani, du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) qui dirigent aujourd’hui le Kurdistan d’Irak, la réaction de la Turquie violente aurait sans doute été moins violente, mais ce n’est pas le cas et cela va aller de mal en pis. En effet, la stratégie turque dans le nord de la Syrie, consiste à s’emparer de cette zone de 30 kilomètres où les Turcs veulent installer les futurs réfugiés de la province d’Idleb. L’armée russe et l’armée syrienne poussent du côté d’Idleb. Environ deux millions de civils sont dans cette province et ne pourront pas passer en Turquie, parce qu’il y a un mur ; les Turcs n’en veulent pas. L’objectif est de les implanter à la place des Kurdes à Afrin, à Tell Abyad, Kobané, voire plus, s’ils s’emparent de toute la zone. Cela veut dire que les Kurdes vont venir se réfugier en Irak et par leur réseau migratoire, essayer de gagner l’Europe. Erdogan nous dit que s’il ne réalise pas son plan, il laissera passer une nouvelle vague de réfugiés vers l’Europe. Dans les deux cas, l’Europe est sous la menace turque.

Effectivement, Erdogan a de grandes ambitions pour la Turquie, pas seulement au Moyen-Orient. Il y a une base turque à Mogadiscio, en Somalie, à Souakin au Soudan, et en Libye. Il fait comme Poutine qui sort de l’ancien espace soviétique pour reprendre possession des pays alliés : la Syrie et la Libye. Erdogan essaie lui aussi de renouer avec l’Empire ottoman ; cela fait partie de sa stratégie. Il profite du fait que l’Europe est un « ventre mou » qui le laisse faire et que les États-Unis se désintéressent de plus en plus de la région. Le problème de la France, que j’ai remarqué lors de la crise syrienne et d’autres, c’est que notre diplomatie était largement dominée jusqu’à une date récente par le courant néoconservateur, très lié aux États-Unis, très partisan du changement de régime. Ces diplomates ont joué aux apprentis sorciers en Libye, en Syrie et ailleurs, sans se préoccuper de l’alternative, en pensant naïvement que des mouvements démocratiques seraient capables d’émerger ou que les Frères musulmans – qui est un parti totalitaire fondé en même temps que les partis fascistes en Europe – pourraient être une alternative. À mon avis, c’est une erreur grossière, parce que les Frères musulmans, c’est : « one man, one vote, one time » [un homme, une voix, une fois], comme ont pu l’être le fascisme et le nazisme. Il ne faut pas avoir beaucoup d’illusions sur les Frères musulmans et sur la Turquie.

Mme Carole Bureau-Bonnard. Une construction politique pourrait-elle favoriser une alternance politique dans ces pays ? Le Conseil national de la résistance iranienne (CNRI) présidé par Mme Radjavi peut-il avoir un effet positif ? Nous devons discuter les uns avec les autres. En tant que députés, rencontrer les diasporas ou ces mouvements politiques peut-il faire avancer les choses ?

M. Jacques Marilossian. La France envoie son groupe aéronaval avec le porte-avions Charles-de-Gaulle, accompagné de bâtiments européens en Méditerranée orientale pour soutenir les opérations de la coalition contre l’État islamique. Ceci dit, la Russie et la Turquie ont fait de la Syrie un champ de bataille pour leur influence propre dans la région. Les Européens ne sont pas d’accord pour proposer eux-mêmes une solution politique commune. Le Conseil de sécurité de l’ONU est bloqué dans son fonctionnement par le sempiternel vote des grandes puissances. Russie et Chine ont d’ailleurs utilisé leur veto de manière assez abusive sur la Syrie. Dans cette région (Syrie, Iran, Irak, Turquie), que faut-il faire pour trouver une solution de paix ? Faut-il poursuivre une démarche militaire plus effective ? À ce moment-là, avec quels objectifs ? Faut-il engager une stratégie diplomatique ? Avec qui ? La paix n’est-elle qu’un rêve utopique ? Faut-il simplement attendre un monde sans pétrole pour que les tensions disparaissent ? Qu’en pensez-vous ?

M. Thibault Bazin. Je me permettrai de rebondir sur une des questions qui n’a pas encore reçu de réponse, sur les organisations internationales. Vous avez évoqué les États puissances, mais les organisations internationales manquent cruellement d’efficacité dans cette région. N’est-ce pas leur rôle de rééquilibrer les choses ou prenons-nous acte de l’échec de l’ONU ? À la rigueur, ne faut-il pas refonder une nouvelle organisation internationale qui serait efficace dans cet espace ?

Deuxième question : les intérêts économiques exogènes que vous avez mentionnés, qui peuvent être énergétiques, hydrauliques, etc., priment-ils les motivations endogènes des conflits – religieuses, ethniques – ou est-ce un savant mélange des deux ? Pour vous, qu’est-ce qui va primer pour pouvoir aboutir à la paix ?

M. Christophe Lejeune. Je voudrais vous interroger sur les financements du terrorisme. Je fais un parallèle. Vous avez évoqué le soutien nécessaire apporté aux familles déplacées qui vivent dans des conditions extrêmement précaires dans ces pays. Beaucoup de virements sont faits chaque année, ce qui représente des sommes importantes. Vous avez parlé de plusieurs milliards de dollars de virements en provenance de l’étranger. Pensez-vous que dans ce flot, nos services de sécurité occidentaux sont en capacité de voir ces petits virements qui, à mon avis, vont constituer une manne toujours précieuse pour ces cellules terroristes dormantes ?

M. Christophe Blanchet. Vous avez évoqué la tectonique des plaques, formule employée par Wilson en 1965. Il prévoyait trois mouvements. Il y avait la convergence, la divergence et le coulissage. Nous avons compris que nous pourrions converger avec les Chinois, mais sont-ils aujourd’hui nos meilleurs amis et alliés dans cette région ? De qui divergeons-nous réellement et vers qui pouvons-nous coulisser ? Vous avez évoqué l’armement nucléaire iranien. Est-il avéré à deux ou trois ans ? Est-ce que nous ne sommes pas encore victimes d’une communication identique à celle qui, une dizaine d’années, démontrait la présence d’armes de destruction massive qui n’ont finalement jamais été retrouvées et à propos desquelles la France a su s’honorer de ne pas agir à l’époque ? Quel avenir ont la France et l’Europe là-bas ? Vous l’avez évoqué dans quelques réponses, mais où en est-on ? Est-on encore utile là-bas ? Quelles sont vos propositions, techniquement, pour notre continent européen ?

M. Thomas Gassilloud. Nous avons beaucoup parlé des États et notamment d’un certain échec des institutions nées de la colonisation. Selon vous, existe-t-il des pouvoirs locaux, qu’ils soient institutionnels, religieux ou tribaux, qui pourraient être des facteurs de stabilité ? Par ailleurs, j’aimerais que vous puissiez nous faire part de votre analyse sur le lien éventuel entre le Moyen-Orient et le Sahel. Sur la face émergée de l’iceberg, nous avons le financement de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis de la force du G5 Sahel, et donc une contribution à la stabilité de la zone. Selon vous, existe-t-il aussi des liens plus inavouables qui pourraient entrer en contradiction avec nos efforts de stabilisation au Sahel ?

M. Pierre Razoux. Sur l’Iran et l’évolution du régime, je comprends très bien pourquoi à un moment donné de l’histoire, Maryam Radjavi a pu être populaire en France. Mais les Moudjahiddines du Peuple sont quand même perçus dans la région et en Iran comme un mouvement réellement terroriste, qui est responsable de la mort de plusieurs centaines de responsables et de plusieurs milliers d’Iraniens. Je peux vous assurer que si vous allez en Iran, y compris dans les milieux bobos, intellos et réformistes, ils honnissent ce mouvement et cette personne. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de la soutenir du tout, en tout cas, pas si nous voulons essayer d’avoir un dialogue constructif avec Téhéran.

Concernant l’évolution du régime, le paradoxe réside dans le fait que la jeunesse iranienne et les classes moyennes jusqu’aux quadragénaires et quinquagénaires, en ont assez du rôle du clergé mais qu’ils n’en ont pas assez de la République islamique. D’abord, pour la plupart d’entre eux, ils n’ont connu que cela. Ils en ont assez du rôle intrusif du clergé dans leur vie quotidienne : la police religieuse, les interdits, etc. Par contre, sur le plan politique, ils font avec. Ces mêmes personnes, y compris les jeunes et les réformistes qui critiquent le rôle du clergé, sont derrière les Pasdarans, les « gardiens de la révolution », heureux de les avoir pour garantir la sécurité du pays : « regardez ce qui se passe avec les États-Unis et tous les gens qui nous veulent du mal. Si nous n’avions pas les gardiens de la Révolution, nous serions déjà à terre, et sous la domination des Chinois, des Russes ou des Américains ». Je vois donc plutôt une évolution se profiler qu’un changement de régime. Des élections très importantes vont avoir lieu au Parlement dans environ un mois, pour le premier tour des législatives, et l’année prochaine, en 2021, il y aura l’élection d’un nouveau président.

Concernant la solution de paix au Moyen-Orient, de mon point de vue, l’Organisation des Nations unies n’est pas caduque. Elle a encore son utilité sur place, mais comme pendant la Guerre froide, à partir du moment où vous avez une rivalité de puissances, elle doit s’en accommoder. Les organisations influentes aujourd’hui sont l’organisation islamique et une série d’organisations régionales qui essaient d’exister et de pousser leurs solutions. De mon point de vue, si la France et l’Union européenne pouvaient avoir un rôle positif à jouer, ce serait en soutenant l’idée d’une organisation de sécurité et de coopération dans le Golfe. Nous sommes un certain nombre à soutenir l’idée, en France et en Europe, vis-à-vis des deux rives du Golfe, Nord, Sud et Ouest. Il s’agit de réunir tous les pays riverains pour créer un cadre où ils peuvent discuter entre eux. Ainsi, les choses pourraient peut-être aller mieux. La France et la Chine ont un intérêt objectif à apaiser la situation et à favoriser le dialogue. Nous pouvons jouer un rôle extrêmement positif. Évidemment, les Américains et les Russes ne seront peut-être pas très favorables à cette option, parce que cela les marginalise un peu, mais je crois vraiment que c’est ce que nous pourrions faire.

Pour répondre à votre question sur les plaques tectoniques : est-ce que cela coulisse, diverge ou converge ? Je vous ai un peu répondu indirectement. L’intérêt pour tout le monde serait que cela coulisse. Certains voudraient que cela diverge mais la réalité sur place fait que cela converge. Les « régionaux de l’étape » qui ont leur propre agenda intérieur préféreraient que cela diverge fortement, ou alors que cela converge pour aller à l’affrontement. Les régionaux qui espèrent au contraire s’en sortir vivants se disent qu’il faudrait que cela s’apaise, et les grandes puissances, les Russes et les Américains, ont plutôt intérêt à ce que cela coulisse et à ce que cela reste comme cela.

M. Pierre-Jean Luizard. Je vais abonder dans le sens de M. Razoux en ce qui concerne la position de la France vis-à-vis de l’opposition iranienne, et notamment des Moudjahiddines du peuple, et de Myriam Radjavi. Je suis personnellement choqué à chaque fois que je vois des Moudjahiddines du peuple distribuer leurs tracts et avoir pignon sur rue en France. Il faut bien réaliser que c’est une forme de déclaration de guerre au peuple iranien. Depuis les partisans du Chah jusqu’aux partisans de la République islamique, tout le monde en Iran considère les Moudjahiddines du peuple comme des traîtres qui ont aidé Saddam Hussein au moment de l’agression irakienne contre l’Iran en 1980. Contrairement aux États-Unis qui ont exprimé des regrets pour avoir soutenu le régime de Saddam Hussein financièrement, militairement et politiquement, la France n’a pas exprimé de regret. Cette guerre a coûté un million de morts et nous nous sommes investis dans un conflit qui a eu pour effet de réunifier l’Iran, un peu à l’image de la guerre de 14-18 pour la France. Toutes les régions d’Iran, au-delà des confessions, des langues et des régions, se sont unifiées. Les Moudjahiddines du peuple ne sont pas l’avenir de l’Iran. Ils sont rejetés unanimement par tous les Iraniens, quelles que soient leurs positions politiques, en faveur ou pas du régime.

En ce qui concerne la position de la France dans les conflits au Liban, en Syrie et en Irak, et l’éventuelle solution politique, je dois dire que je suis assez pessimiste, parce qu’il me semble que les institutions en place, notamment les États, sont les principales responsables du chaos actuel, et qu’il n’y a aujourd’hui aucune volonté de privilégier les principes aux intérêts à court terme. C’est le cas de toutes les puissances impliquées dans le conflit. Nous sommes dans une période très délétère où les intérêts à court terme priment les principes, partout, ce qui ne favorise pas la stabilisation du Moyen-Orient. Quelle puissance peut affirmer aujourd’hui qu’elle a intérêt à la stabilité ? Chacun essaie d’avancer ses pions. Le problème est que les sociétés qui se sont exprimées depuis 2011 à travers les printemps arabes n’ont pas la possibilité, seules, d’aboutir à des solutions politiques, parce que l’État ne répond pas. Il répond soit par la répression, soit par la dégénérescence confessionnelle. C’est donc une remise en cause du système étatique, pas forcément des frontières, mais une consultation des sociétés qui paraît nécessaire. « Dans quel État voulez-vous vivre et quel État voulez-vous reconnaître de façon légitime ? » La Société des nations avait procédé à cette consultation, mais nous n’en avons pas tenu compte en 1918-2019 pour ce qui concerne l’Irak. Il faut cette fois-ci tenir compte des vœux des sociétés et ne pas les trahir systématiquement, comme cela a été fait. Le problème n’est pas tant celui du régime politique que celui de l’institution, qui implique que chacun se replie sur sa communauté, puisque c’est l’ultime recours quand on est face à un État prédateur dont on a peur.

En ce qui concerne la position de la France, nous n’avons pas suffisamment conscience de l’importance des campagnes militaires et de l’effet de la destruction de deux villes qui sont des métropoles arabes sunnites, Mossoul et Alep, avec la coopération, politique et militairement limitée, de la France. Cela a créé un traumatisme qui va perdurer sur plusieurs générations au sein des communautés arabes sunnites, qui sont aujourd’hui en Irak abandonnées, interdites de retour à Mossoul et cantonnées dans des camps en lisière des déserts, à la merci des exactions des milices chiites et dont personne ne se préoccupe. Cela offre un boulevard à l’État islamique, dans la mesure où aucune solution politique ne peut être envisagée dans le contexte des institutions actuelles.

M. Fabrice Balanche. Je vais tout de suite répondre à la question de M. Lejeune sur le financement du terrorisme et les transferts d’argent. Au Moyen-Orient, on transfère l’argent non pas par des virements bancaires, mais par le système de la hawala. Vous déposez 10 000 euros chez un vendeur de kebabs à Vesoul en Haute-Saône. Il va prendre son téléphone et appeler son copain qui habite à Damas et il va lui dire que quelqu’un lui a donné 10 000 euros, que son père va venir les chercher en équivalent livre syrienne. Il lui dit qu’il peut lui faire confiance et lui donner, c’est comme cela que cela se passe. Cela échappe complètement au système de traçage bancaire et c’est comme cela, vous avez des milliards et des milliards qui sont transférés d’Europe, des États-Unis vers ces pays-là.

Concernant le financement du terrorisme par ce biais, j’ai une amie qui travaille à Médecins sans frontières (MSF), au camp de Al-Hol en Syrie, là où vous avez les familles de djihadistes qui sont enfermées. Beaucoup arrivent à s’échapper, à récupérer 5 000 ou 10 000 dollars pour payer un passeur, payer les gardiens du camp, et puis ensuite gagner la Turquie et l’Europe par des réseaux de passeurs. Elles ont récupéré ces 10 000 dollars par ce système de la hawala. Les familles envoient l’argent à un commerçant, une connaissance dans la région, et ensuite, il suffit de le transférer aux personnes. C’est très difficile à tracer. Les services de renseignement sont démunis par rapport à tous ces systèmes informels du Moyen-Orient, où les économies sont largement informelles. Même les sanctions officielles toucheront les grandes entreprises mais seront complètement inopérantes pour l’essentiel du secteur privé.

Comment pouvons-nous nous en sortir ? Je pense que si nous voulons que la région soit stable, il faut soutenir les États, les institutions, mais ne pas les soutenir aveuglément, parce qu’il y a souvent de la gabegie et de la corruption. Il faut introduire une espèce de rapport de force avec ces États. J’ai travaillé plusieurs années avec la coopération allemande, la Gesellschaft für technische Zusammenarbeit (GTZ). Nous travaillions avec le ministère de l’Environnement en Syrie. Lorsque nous avons vu au bout d’un an qu’il n’y avait rien à attendre du ministère de l’Environnement, nous avons établi un plan de coopération avec des entreprises privées pour développer des stations d’épuration, développer la protection des terres agricoles, etc., à travers le secteur privé que nous nous sommes mis à soutenir. Ainsi, le ministère de l’Environnement, voyant que nous passions vers le secteur privé, est devenu plus réceptif à nos demandes, l’objectif étant d’encourager la Syrie à se doter d’une législation sur la protection de l’environnement. J’ai vu les Allemands beaucoup plus pragmatiques que l’Agence française de développement (AFD) sur la question. Il faut toujours garder quand même ce souci de la stabilité des institutions, parce que sans stabilité, nous n’avons pas de développement, et sans développement, nous n’aurons pas de progrès dans l’éducation et nous n’aurons pas la création de classes moyennes. Nous n’aurons pas ce support de la démocratie. Si vous avez des pays où vit une élite extrêmement riche et une majorité de la population très pauvre, c’est-à-dire dépendante de ses patrons qui tiennent l’État, nous aurons du mal à voir émerger de véritables mouvements démocratiques. C’est malheureusement le cas. La seule « success story » concerne la Tunisie, parce que nous avions justement cette stabilité et cette classe moyenne, qui peut être le socle d’un mouvement démocratique.

Pour revenir à la première question, je ne connais pas tellement la politique iranienne, mais il faut être méfiant à l’égard des diasporas, des mouvements politiques en exil à l’étranger. Bien souvent, cela fait vingt à trente ans qu’ils sont ici, ils ont perdu pied avec la réalité, ils sont complètement déconnectés du terrain. Ils induisent nos politiques en erreur. C’est ce qu’on a appelé la « chalabisation » de l’opposition, qui a fait commettre toutes ces erreurs aux Américains en 2003, en Irak. L’opposition syrienne a aussi joué ce jeu pervers à l’égard de nos politiques en France.

Mme Séverine Gipson. En Jordanie, la base française projetée H5, ouverte en septembre 2014, joue un rôle important depuis les attentats de 2015, de par sa proximité avec les théâtres d’opérations, puisqu’elle ne se situe qu’à 40 kilomètres de la moyenne vallée de l’Euphrate, ce qui fait de cette base une plateforme essentielle pour les forces de Chammal. En quatre ans d’activité, 6 000 sorties ont été effectuées, soit 28 000 heures de vol, 1 500 frappes, ce qui est remarquable, sachant que son installation est provisoire. J’ai pu m’y rendre avec Madame la ministre des Armées et constater cette activité. Comment analysez-vous les possibles implications d’un retrait des troupes américaines sur le dispositif français Chammal et la visibilité de la base projetée H5 ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. La France, comme beaucoup de pays d’Europe, était auparavant très influente dans le conflit israélo-palestinien et dans la protection des chrétiens d’Orient. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’un contributeur à des programmes internationaux et a perdu beaucoup de son influence. Quels seraient pour vous les moyens pour remédier à cette perte d’influence ?

M. Loïc Kervran. Ma question s’adresse à M. Luizard, notamment sur le parallèle que vous faites entre le Liban et l’Irak. Si l’on revient dix ans en arrière, il me semble que les dynamiques confessionnelles étaient très différentes. Dans votre essai « Le piège Daech », vous montrez bien comment l’émergence de l’État islamique est liée à la marginalisation de la communauté sunnite, au fait qu’elle souffrait démesurément de la corruption, de l’abus de pouvoir, etc. À l’inverse, au Liban, le système confessionnel, le système milicien a, dans une certaine mesure, redonné leur place aux chiites dans le pays, leur a redonné une fierté. Dans une certaine mesure, le système confessionnel politique n’est-il pas nivelant, et n’a-t-il pas paradoxalement tendance à effacer les différences ? Aujourd’hui, je crois que les Libanais souffrent autant, quelle que soit leur confession, du manque de service public, de la corruption et nous sommes dans une situation très différente de l’Irak juste avant l’émergence de l’État islamique.

Mme Anissa Khedher. Alors que le sultanat d’Oman s’est trouvé endeuillé en ce début d’année avec la perte de son chef d’État, le nouveau sultan Haitham bin Tariq souhaite s’inscrire dans la continuité du sultan Qabus en développant une diplomatie neutre et médiatrice dans la région. Le détroit d’Ormuz, zone stratégique frontalière de l’Iran par laquelle transite 25 % du pétrole mondial, et la guerre civile au Yémen, par sa proximité, sont deux enjeux primordiaux pour Oman et pour la stabilité de la région. Aussi, dans ce contexte de montée des tensions, quels sont les défis diplomatiques et géopolitiques auxquels devra se confronter le sultanat d’Oman. Concernant la France, Mme la ministre Florence Parly a tenu à être aux côtés des marins de la frégate Courbet positionnés dans le détroit d’Ormuz le 31 décembre dernier. Par ce geste, elle a réaffirmé la volonté de la France de déployer la mission européenne de surveillance maritime dans le Golfe arabo-persique annoncé fin novembre. Savez-vous comment Oman et les autres pays du Moyen-Orient perçoivent cette initiative européenne visant à sécuriser la navigation dans cette zone ?

Par ailleurs, plus de deux ans et demi après la mise en place de l’embargo contre le Qatar par ses pays voisins, comment la situation évolue-t-elle et pensez-vous que nous allons vers un apaisement et la levée du blocus le mois prochain ?

M. Jean-Charles Larsonneur. J’ai une question sur le rôle de l’OTAN dans la région, tout spécialement à la lumière des récentes déclarations du Président Trump. Je le cite : « je pense qu’il faut élargir l’OTAN et nous devons y inclure le Moyen-Orient. » Cela me rappelle une initiative de 2008, qui avait fait long feu à l’époque. Nous avions parlé en 2018 d’une alliance avec les pays de la région, que nous avions appelée officiellement Middle East Strategic Alliance (MESA), avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweït, le Qatar, Oman, Bahreïn, l’Égypte et la Jordanie. De ce point de vue, j’ai deux questions : quelle est la position américaine ? Est-ce avant tout une question de politique intérieure à visée électoraliste ? Quelles sont les réactions des différents pays de la région par rapport à ces déclarations ? Sont-elles prises au sérieux ? Par quels pays, par quelles communautés ?

M. Fabrice Balanche. Je réagis sur Oman parce que nous en avons peu parlé et que j’ai une carte appropriée pour vous expliquer la situation. Oman est un peu la Suisse de cette région, puisque c’est le pays neutre où nous avons eu les premières discussions entre les États-Unis et l’Iran sur le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA) en 2013, et le sultan Qabus a toujours voulu maintenir cette neutralité. Il va au forum de Doha, alors qu’au Qatar, aucun pays arabe ne veut y aller parce qu’ils ont peur des Saoudiens. Il a toujours réussi à maintenir cet équilibre. C’est la grande force d’Oman et son successeur voudrait poursuivre. Il se méfie beaucoup des Émirats arabes unis, parce qu’ils veulent unifier le sud de la péninsule arabique, faire éclater le Yémen, faire éclater la Somalie pour dominer ces territoires et surtout les territoires portuaires. Les Émirats arabes unis se méfient quant à eux du potentiel portuaire d’Oman, le port de Salalah, qui pourrait concurrencer Jebel Ali. Ils ont cherché à influencer la succession à Oman, ils cherchent à y étendre leur emprise, et c’est le principal défi pour le nouveau sultan d’Oman. Les Saoudiens le soutiennent parce qu’ils ne veulent pas que les Émirats arabes unis prennent trop d’influence dans cette corne. Ils voudraient aussi avoir un accès à l’océan Indien, parce que les débouchés saoudiens sont sur des mers potentiellement fermées, la mer Rouge et le golfe arabo-persique. Cette géopolitique du Golfe d’Aden est importante à comprendre.

Concernant la mission navale européenne, les pays de cette région préfèrent quand même avoir le soutien des États-Unis. La principale base, la base de Bahreïn, la base au Qatar, la base américaine, représente quand même un déploiement de forces beaucoup plus important que la force européenne. Mais pourquoi pas ? Si nous pouvons monter en puissance et nous installer dans cette région, au même titre que les États-Unis, cela serait bienvenu.

Le blocus sur le Qatar ne me semble pas près d’être levé. Le Qatar finance la Turquie, appuie l’armée turque qui se déploie en Somalie, au Soudan, et a maintenant des ambitions en Libye qui contrecarrent les ambitions des Émirats arabes unis en Libye. Nous assistons à une guerre interne au monde sunnite, entre la Turquie et l’Arabie saoudite. Le Qatar s’est rangé derrière la Turquie pour se protéger de l’Arabie saoudite. Dans le cadre d’une confrontation majeure avec l’Iran, verrait-on le monde sunnite se réunifier ? Pourquoi pas ? Pour l’instant, le monde sunnite est en train de se fragmenter avec la Turquie et l’Arabie saoudite d’un côté, et dans le futur, les Émirats arabes unis vont rentrer dans une confrontation avec l’Arabie saoudite.

M. Pierre-Jean Luizard. Y a-t-il un bon confessionnalisme qui amènerait à un effacement des oppositions entre les communautés, en les protégeant, et un mauvais confessionnalisme qui serait le modèle irakien, le « bon » étant le modèle libanais ? Il y a des différences entre le confessionnalisme politique au Liban et en Irak. Au Liban, il est officiel depuis la Constitution de 1926, dont l’article 75 institutionnalise le confessionnalisme avant le pacte national de 1943. Il y a dix-huit communautés reconnues depuis 1936. Ce n’est pas le cas en Irak. Dans la constitution irakienne de 2005, vous ne trouvez jamais les mots « sunnites » et « chiites ». Les seules communautés qui sont indiquées sont les communautés ethniques arabes et kurdes, et éventuellement les minorités turkmènes, mais rien sur le plan religieux. Pourtant, il y a beaucoup de ressemblances entre les deux systèmes confessionnels. Il y a des communautés qui ne sont pas reconnues au Liban, des nouvelles communautés, comme les évangéliques, qui aimeraient être reconnues. Les alaouites, bizarrement, ne sont pas reconnus non plus, malgré leur influence et malgré le fait qu’ils aient acquis une forme de représentation non-officielle, notamment du fait de leur présence importante à Tripoli. Il ne faut pas croire que la reconnaissance implique un effacement des identités communautaires. C’est le contraire : cela les met en concurrence les uns avec les autres. La meilleure preuve en est l’absence de mariage civil au Liban. Si vous êtes druze et que vous voulez épouser une maronite, vous êtes obligé d’aller à Chypre et les enfants n’hériteront pas parce que les communautés gardent jalousement leur patrimoine. Ceux qui étaient au bas de la pyramide sociale et politique étaient les chiites qui se sont réveillés grâce à un mouvement initié dans les années 70 et à la révolution islamique en Iran. Toutefois, nous ne pouvons pas dire que cela a atténué les rivalités, puisqu’à la rivalité entre chrétiens et musulmans a succédé la rivalité entre chiites et sunnites. Le fait d’être reconnu ne va pas dans le sens d’un effacement des identités. En Irak, la chose est totalement tacite, elle l’est depuis toujours depuis la fondation de l’État irakien. Il faut aller chercher dans le Code de la nationalité irakienne en 1924, pour voir que les chiites étaient considérés comme des citoyens de seconde zone qui devaient demander la nationalité, alors que n’importe quel Arabe sunnite, même s’il n’était pas né en Irak et qu’il n’avait pas la nationalité irakienne, pouvait avoir la citoyenneté parce qu’il était sunnite. Les deux systèmes se ressemblent beaucoup, et les différences ne sont que superficielles.

M. Pierre Razoux. Le retrait américain n’aura aucun impact sur H5, parce qu’il a lieu en Syrie, pas en Jordanie. Les Américains restent très présents en Jordanie. Ce n’est pas le retrait américain de Syrie qui va influencer la sécurité de la base et du déploiement français H5.

Comment inverser la perte d’influence française au Moyen-Orient ? Tout simplement, en redonnant de la cohérence et de la lisibilité à l’action de la France, et en disant clairement à tous nos partenaires sur les rives nord, sud et ouest, que ce qui doit guider l’intérêt de la France, ce sont d’abord et avant tout les intérêts nationaux et européens. Il faut se prononcer non plus de manière générique, mais plutôt au cas par cas, en identifiant chaque dossier, et en disant : « sur telle affaire, tel dossier, l’intérêt de la France et de l’Europe est de soutenir ceci ou cela, ou d’avoir telle ou telle vision ». En poussant cette idée d’Organisation pour la sécurité et la coopération du Golfe, où tout le monde peut discuter dans le Golfe, je pense que nous y gagnerions vraiment.

Concernant le détroit d’Ormuz, tout le monde dans la région a intérêt à le garder ouvert, à commencer par les Iraniens. Je pense qu’aujourd’hui, ceux qui pourraient être tentés de le fermer sont plutôt les Américains, pour couper les approvisionnements énergétiques de la Chine. Les Iraniens et les pays du Golfe, au contraire, ont tout intérêt à le laisser ouvert, et font passer le message que c’est gagnant-gagnant ou perdant-perdant. Soit le détroit est ouvert pour tout le monde, aussi bien la rive nord que la rive sud, soit, si certains acteurs décident de le fermer, l’Iran prendra les mesures qui s’imposent de son point de vue.

Concernant l’OTAN dans la région, Trump dit à son audience politique intérieure qu’elle ne va pas continuer à payer pour la sécurité des autres ; si les autres veulent que les États-Unis restent, il va falloir payer. Nous avons vu récemment les réactions des pays de l’OTAN, dont le Secrétaire général a été très mesuré, disant qu’il ne voulait pas faire la guerre des autres. Si les Américains et les Iraniens ne s’entendent pas, ce n’est pas l’OTAN qui va faire la guerre là-bas pour servir les intérêts américains. C’est très clair. Sur place, je pense qu’il n’y a pas une appétence phénoménale pour l’OTAN. Dans d’autres fonctions, j’ai mis en œuvre ce qu’on appelle l’initiative de coopération d’Istanbul, c’est-à-dire le programme de l’OTAN vis-à-vis des pays du Golfe. Cela n’a jamais suscité une appétence significative. Par contre, les pays du Golfe voient l’OTAN comme un cercle d’échanges et comme un outil d’interopérabilité, mais je pense que cela ne va pas au-delà.

Pour terminer sur la question du nucléaire, l’Iran peut avoir la bombe très vite, mais encore une fois, ce n’est pas leur intérêt. Leur intérêt est de rester en dessous de ce seuil afin de rester dans le système actuel. Les Israéliens et les Américains disent que toutes les options sont sur la table, y compris l’action militaire. Les Iraniens répondent en disant qu’ils ont besoin d’être dissuasifs. Ils demandent qu’on leur laisse une marge défensive et un rôle régional, autrement, ils n’auront pas d’autre choix que de faire la bombe, mais dans ce cas-là, ils peuvent la faire très vite.

Mme la présidente Françoise Dumas. Avant de clôturer cette séquence, je tiens à remercier M. Razoux qui nous offre un livre qui, je pense, aura beaucoup d’intérêt pour poursuivre nos travaux et notre réflexion. Il est édité par la Fondation méditerranéenne des études stratégiques, et s’appelle « Quelle(s) stratégie(s) pour la France en Méditerranée ? ».

Merci à vous et nous restons bien évidemment extrêmement vigilants et attentifs à ce qui va se passer dans les prochaines semaines, notamment au Liban.


10.   Audition, à huis clos, de M. Denis Robin, Secrétaire général de la mer et de M. le vice-amiral d’escadre Jean-Louis Lozier, préfet maritime de l’Atlantique (mercredi 5 février 2020)

Mme la présidente Françoise Dumas. Avant d’ouvrir cette audition, je souhaite rendre hommage aux militaires impliqués dans le rapatriement de nos compatriotes de Wuhan, et plus particulièrement aux aviateurs de l’escadron de transport aérien Estérel et de la base aérienne d’Istres, ainsi qu’aux infirmiers et aux médecins du service de santé des armées. Leur implication dans cette mission illustre, une fois de plus, que les armées répondent toujours présent lorsqu’il s’agit de la protection des Français.

Cet hommage légitime étant rendu, je vous propose d’ouvrir l’audition du secrétaire général de la mer, M. Denis Robin, et du préfet maritime de l’Atlantique, le vice-amiral d’escadre Jean-Louis Lozier.

Monsieur le Secrétaire général, amiral, c’est un plaisir pour mes collègues et moi-même de vous accueillir ce matin, pour une audition qui sort de l’ordinaire à plusieurs égards. Jusqu’à présent, en effet, notre cycle d’auditions géopolitiques nous a conduits à étudier différents pays et continents. Cela étant, les mers et les océans méritent aussi une attention particulière. Spontanément, on y pense peu. Mais à y regarder de près, la défense des intérêts de notre pays se joue beaucoup sur nos côtes et au large, qu’il s’agisse de la défense des approches maritimes du territoire national, de l’exploitation régulée de nos ressources, de la sécurisation de nos approvisionnements et de nos exportations, de la régulation des migrations, de la lutte contre les trafics illicites, de la préservation de notre biodiversité ou encore de la protection de notre capacité énergétique avec l’éolien en mer. Je ne rappellerai pas l’étendue de notre zone économique exclusive, la deuxième au monde, car nous en avons déjà beaucoup parlé ici. Compte tenu des enjeux à l’œuvre tant en métropole qu’outre-mer, nos intérêts maritimes sont majeurs. Ils se traduisent, pour l’État, par des missions de toute nature, certes d’égale importance, mais dans des champs très divers allant de la planification et de la conduite des opérations militaires en mer à la police des pêches, du sauvetage en mer à la lutte contre les trafics illégaux ou encore du contrôle des flux migratoires à la police de l’environnement. L’action de l’État en mer est ainsi, par nature, interministérielle. De façon tout à fait logique, c’est donc sous l’autorité du Premier ministre qu’elle est engagée, au niveau central par monsieur le secrétaire général de la mer qui pourra nous en présenter les enjeux, et au niveau déconcentré par les préfets maritimes que notre commission recevra un à un. Comme tous les préfets, ceux-ci sont les délégués du Gouvernement dans le ressort de leur préfecture – en l’espèce, une mer ou un océan.

N’y voyez pas le signe d’une préséance ou d’une préférence de ma part, mais il m’a semblé bon que le premier préfet maritime que nous rencontrions soit celui de l’Atlantique, l’amiral Jean-Louis Lozier, dont l’état-major se trouve à Brest d’où je reviens. En effet, le hasard du calendrier m’a amené à y passer deux jours à bord d’un bâtiment.

Cette audition sort aussi de l’ordinaire dans la mesure où j’ai tenu à ce que nous auditionnions ensemble le secrétaire général de la mer et l’amiral Jean-Louis Lozier, afin d’étudier en pratique l’organisation administrative très originale qui a été choisie, il y a 40 ans déjà, pour donner à l’État les moyens de remplir ses missions en mer.

Sans empiéter sur ce que nos hôtes pourront nous expliquer plus en détail, je rappellerai que la France a fait le choix de ne pas créer de corps de garde-côtes, contrairement à d’autres puissances maritimes, mais de mutualiser ses moyens en faisant reposer une large part des missions civiles sur ceux de la marine nationale.

C’est ainsi que la casquette de vice-amiral d’escadre est aussi celle de préfet, placé sous l’autorité du Premier ministre via le secrétaire général de la mer pour tout ce qui concerne les missions civiles de l’État dans l’Atlantique.

Mais l’originalité du modèle français va beaucoup plus loin, puisque les préfets maritimes sont également investis d’autres fonctions – militaires, celles-ci – qu’ils exercent sous l’autorité des armées. Ces fonctions militaires sont de deux natures. La première est opérationnelle. Ainsi, le préfet maritime est aussi commandant de zone maritime, c’est-à-dire chargé de la conduite des opérations navales et aéronavales dans sa zone de compétence – en l’espèce l’Atlantique – lorsque ces opérations n’ont pas été confiées spécifiquement à un autre chef. C’est, en quelque sorte, la deuxième casquette de l’amiral, pour laquelle il est placé sous l’autorité du chef d’état-major des armées. Ses autres missions sont de nature organique. Le préfet maritime, commandant de zone maritime, est également commandant d’arrondissement maritime, c'est-à-dire responsable des organes de la marine nationale basés sur son ressort. Pour l’amiral Lozier, il s’agit de la côte atlantique, y compris la base navale de Brest et toutes ses installations de la plus haute importance. Il s’agit là, si je file la métaphore, de sa troisième casquette.

En somme, une politique interministérielle lourde d’enjeux de nature très variée, une organisation très originale dont la clé de voûte est le préfet maritime, avec quatre étoiles et trois casquettes si vous me permettez cette expression : voilà une organisation qui mérite bien toute notre attention. Elle la mérite d’autant plus que dans un récent référé, la Cour des comptes a souligné la pertinence de ce modèle retenu pour la métropole et suggéré qu’il soit étendu aux Outre-mer.

Monsieur le secrétaire général, amiral, je vous laisse la parole sans plus attendre pour nous présenter vos vues sur l’ensemble de ces points. Vous pourrez ensuite répondre aux questions de nos collègues. Je rappelle que nous sommes à huis clos, ce qui permettra une grande liberté de part et d’autre, dans le respect.

M. Denis Robin, Secrétaire général de la mer. Le panorama de l’action de l’État en mer que vous venez de dresser cible très bien les thématiques qui sont les nôtres – au niveau déconcentré, pour les préfets maritimes, en l’occurrence Jean-Louis Lozier pour l’Atlantique, et au niveau central par le secrétariat général de la mer. Nos activités ne se recoupent pas totalement. En effet, ainsi que vous l’avez expliqué, l’amiral Lozier, le préfet maritime, ne relève de l’autorité du Premier ministre et donc de la mienne que pour une seule de ses trois missions : l’action de l’État en mer. À l’inverse, le secrétaire général de la mer exerce lui aussi des missions qui ne nécessitent pas de relation avec la représentation territoriale des préfets maritimes ou des délégués de l’État en mer.

Le secrétariat général de la mer est une institution assez mal connue de la République dans la mesure où son périmètre d’action, la mer, n’a ni habitants ni représentants. Créée par un décret de 1995, elle prend sa place au sein de la République. Sous l’autorité du Premier ministre, elle a la responsabilité de coordonner l’ensemble des ministères qui, à un titre ou à un autre, interviennent dans le domaine maritime et, par extension, sur le littoral, c’est-à-dire là où les thématiques terrestres et maritimes se confrontent.

Le secrétariat général de la mer effectue quatre types de missions. La première, historique, est très régalienne. C’est une mission de coordination des moyens des différents ministères pour la surveillance et la préservation des eaux territoriales françaises et des zones économiques exclusives françaises, mais aussi des activités de secours et de contrôle en mer. Depuis 1995, cette mission s’est progressivement étendue. Le secrétariat général de la mer est d’ailleurs étroitement associé à la question de la délimitation des frontières maritimes de la France. Autant il n’y a quasiment plus, sinon de façon très anecdotique et historique, de contestation de nos frontières terrestres, autant toutes nos frontières maritimes ne sont pas encore reconnues dans l’ensemble du monde. Nous débattons encore avec un certain nombre d’États quant à la reconnaissance des frontières de la zone économique de la France. Dans la même ligne, le secrétariat général de la mer est en charge de la coordination des services de l’État et de la discussion devant les Nations unies au sujet du programme Extraplac pour la reconnaissance de droits d’exploitation du fond de la mer par les États au-delà de leur zone économique exclusive. La zone économique exclusive française représente actuellement 10,2 millions de kilomètres carrés. La France revendique une extension de ses compétences et de ses pouvoirs pour environ 1 million de kilomètres carrés supplémentaires. La commission spécialisée des Nations unies lui a déjà reconnu des droits pour 600 000 d’entre eux. Nous sommes toujours en discussion concernant les 400 000 kilomètres carrés restants. Ce sujet, qui ne fait pas directement appel aux préfets maritimes – encore que, pour surveiller cette zone, nous avons besoin d’eux ainsi que des délégués de l’État en mer –, est évidemment très en lien avec la politique de défense de la France. D’ailleurs, le fait que nos frontières ne soient pas stabilisées dans certains océans du monde peut devenir un sujet de défense qui intéresse votre commission.

La deuxième mission du secrétariat général de la mer fait de lui l’interlocuteur de toutes les filières économiques maritimes de notre pays à travers le Comité France Maritime, le CFM. Ce Comité France Maritime est ainsi coprésidé par le président du Cluster Maritime Français et, pour l’administration, par le secrétaire général de la mer. Ce comité très vivant, qui se réunit régulièrement, regroupe les grandes filières – la construction et la réparation navales, le domaine de la plaisance, très dynamique en France, la croisière, la pêche, l’extraction de granulats en mer et l’énergie en mer. Le secrétaire général de la mer dialogue avec l’ensemble de ces filières maritimes et propose au Premier ministre les mesures qui doivent permettre de les développer, dans le respect des contraintes environnementales et des engagements pris par la France au niveau international. Cette activité, bien que purement économique, est malgré tout souvent en lien avec des sujets de défense, ne serait-ce qu’au travers de la construction navale. Je suis ainsi l’interlocuteur régulier du président d’une entreprise comme Naval Group. Au-delà, la nécessité de maintenir en France une compétence industrielle pour construire et équiper des bateaux de service public qui participent à la surveillance de nos zones économiques exclusives est absolument indispensable. Je suis donc en liaison avec différents chantiers navals répartis sur l’ensemble du littoral français, qui produisent les bateaux dont nous avons besoin et ont aussi une forte activité à l’export. Le maritime est d’ailleurs encore un domaine dans lequel la commande publique est un moteur essentiel de l’activité, et sans doute aussi une condition indispensable à l’export. En effet, si ces chantiers exportent, c’est parce qu’ils peuvent démontrer la qualité de leur production dans les eaux françaises. Entre 2020 et 2023, par exemple, les Chantiers navals auront construit et livré plus de 400 vedettes de service public, dont 80 % destinés à l’export.

La troisième activité du secrétariat général de la mer consiste à être l’interlocuteur du monde de la recherche et des ONG environnementales dans l’espace maritime. Cette activité, qui se développe très fortement, est menée en lien étroit avec le ministère de la transition écologique et solidaire. À ce titre, le secrétaire général de la mer assure le secrétariat du comité France Océan.

La quatrième activité du secrétaire général est internationale. En effet, celui-ci est très régulièrement amené à représenter la France dans les instances internationales. Du fait de la présence de la France dans les quatre océans du monde, qui constitue une des grandes particularités de notre pays, nous participons à des forums internationaux dont certains sont assez inattendus. C’est ainsi que nous sommes sur le point de devenir membre à part entière du forum des gardes-côtes asiatiques, où nous siégerons aux côtés de la Chine, du Japon et de l’Australie.

J’en viens au sujet spécifique de la relation avec les moyens militaires et les préfets maritimes. La France a, de longue date, décidé de diviser son espace maritime en différentes zones, comme on le ferait d’un territoire, et d’organiser sa présence dans ces zones comme on le fait d’un département ou d’une région, en nommant à sa tête un représentant interministériel de l’État dont la mission consiste à coordonner tous les moyens présents dans ces zones. Une dizaine de zones sont ainsi confiées soit à un préfet maritime en métropole, soit au préfet d’un territoire d’outre-mer, lequel prend le titre de délégué du Gouvernement pour l’action de l’État en mer, que l’on appelle DDG/AEM ou encore DDG.

Il existe trois préfets maritimes en métropole : celui de la Méditerranée à Toulon, celui de l’Atlantique à Brest et celui de la Manche et de la mer du Nord à Cherbourg. Il s’agit là d’un modèle historique, créé par Napoléon, auquel nous sommes très attachés et nous nous référons en permanence. Cela étant, ces trois préfets interviennent dans moins de 10 % des eaux françaises, puisque notre domaine maritime est avant tout ultramarin. L’action de l’État en mer est donc largement tournée vers nos eaux outre-mer, sous la coordination des DDG que sont les préfets de la Martinique, de la Guyane, de Saint-Pierre-et-Miquelon et de la Réunion, lequel couvre également les zones de Mayotte et des Terres australes et antarctiques françaises, ainsi que le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie qui couvre également les eaux de Wallis & Futuna, et le haut-commissaire de Polynésie française, dont la zone maritime constitue un domaine considérable pour la France. Il est intéressant de noter que ces représentants de l’État en France surveillent des eaux territoriales françaises et des zones économiques exclusives comme on le ferait d’un territoire, mais que leur responsabilité va encore au-delà puisqu’ils suivent le pavillon français. Lorsqu’un bâtiment sous pavillon français évolue en haute mer, dans une zone de liberté, les préfets maritimes ou les DDG doivent être son interlocuteur pour lui porter secours. Ils doivent même être l’interlocuteur de tout ressortissant français qui se trouverait en difficulté en mer et aurait besoin d’assistance, y compris sur un bateau qui ne serait pas sous pavillon français, pour intervenir à son profit.

Par ailleurs, dans l’océan indien et l’océan Pacifique, la France assume des missions de police en haute mer, en dehors des eaux françaises, dans des zones qui ne ressortissent pas de la compétence d’un préfet maritime ou d’un délégué du gouvernement pour l’action de l’Etat en mer outre-mer. Les commandants de zone maritime y assument les fonctions de représentants de l’Etat en mer.

Notre système est donc territorialisé, ce qui est assez original, dans un dispositif entièrement interministériel et piloté, au niveau central, par le Premier ministre – de fait, par le secrétaire général de la mer. Celui-ci dispose de plusieurs moyens de coordination des acteurs de notre politique maritime. Il donne aussi des instructions de diverse sorte aux représentants de l’État en mer. Certaines, par exemple, très traditionnelles, reviennent à la veille de chaque période estivale. C’est le cas de l’instruction sur la sécurité des activités nautiques. D’autres sont plus conjoncturelles. J’ai, par exemple, au moment où l’on ne pouvait pas exclure que le Brexit se concrétiserait sans accord, diffusé une circulaire sur la prévention et la lutte contre les troubles à l’ordre public en mer. La gestion de ce dernier est un exercice très difficile. J’ai donc signé une instruction rappelant les règles et la responsabilité de sa conduite. Autre exemple, la dernière consigne que j’ai été amené à diffuser, en fin de semaine dernière, concernait la conduite à tenir en cas de présence ou de suspicion de présence du coronavirus dans un bâtiment voulant entrer dans un port français.

Une autre originalité du système français est que nous avons territorialisé et confié nos zones à des responsables de théâtre, pour utiliser un langage militaire, lesquels sont chargés de la surveillance et, bien au-delà, de l’action en mer, avec des dispositifs très atypiques que nombre de pays nous envient et copient. Ce système fait reposer sur les commandants des bateaux de l’État, et pas uniquement de la marine nationale, une responsabilité de surveillance et d’intervention en cas de constatation ou de suspicion d’infractions en mer – lesquelles relèvent bien souvent de trafics. Vous les avez citées : pêche illégale, narcotrafics, immigration clandestine. Les commandants des bateaux de l’État ont le pouvoir de constater les infractions en mer. C’est un pouvoir très dérogatoire dans notre système. Ils font l’objet d’une habilitation administrative, en quelque sorte, à constater les infractions en mer. Et leur pouvoir atypique ne s’arrête pas là, puisqu’ils peuvent entrer immédiatement en relation avec des magistrats spécialisés pour le littoral, à même de prendre des décisions adaptées à la situation. Notre système va même plus loin : si un magistrat ou une autorité judiciaire compétente décide que, compte tenu de l’éloignement ou de la faiblesse de l’intérêt à poursuivre, il n’engagera pas de poursuites, alors que le préfet maritime ou le DDG peut se substituer dans le cadre de ce que l’on appelle la dissociation, non pas pour prononcer une sanction mais pour détruire l’objet de l’infraction. Le cas échéant, un commandant de bateau en mer peut donc demander au DDG ou au préfet maritime en métropole l’autorisation de détruire une cargaison de stupéfiants. La législation française procure ainsi une efficacité reconnue à nos moyens qui patrouillent et surveillent nos zones.

Pour rendre compte au Premier ministre de notre activité en mer et préparer avec lui les décisions qui s’imposent pour faire évoluer notre dispositif, nous disposons d’un comité interministériel de la mer, le CIMER. Celui-ci réunit une quinzaine de ministres autour du Premier ministre. Tous les ans, il dresse un bilan des actions de l’État en mer et de leur efficacité, et prend les décisions nécessaires dans les domaines économique, environnemental, portuaire, mais aussi régaliens. J’évoquerai deux décisions intéressantes prises par le dernier CIMER, en date de décembre 2019. D’abord, le Premier ministre a arrêté un schéma directeur de la fonction de garde-côtes. La crainte existe, notamment dans les territoires ultramarins, de vivre des ruptures capacitaires dans les moyens de surveillance de nos zones économiques exclusives. On entend d’ailleurs très souvent les élus de ces territoires regretter que l’État ne dédie plus suffisamment de moyens pour prévenir et réprimer la pêche illégale ou le narcotrafic. Aussi ce schéma directeur prévoit-il, à une échéance de 10-12 ans, les moyens que toutes les administrations de l’État – les moyens militaires comme ceux des douanes, des affaires maritimes ou encore du ministère de l’intérieur – doivent renouveler et positionner dans nos zones pour assurer la continuité de la surveillance sans aucune rupture capacitaire. Ensuite, cet exemple témoigne de nos préoccupations littorales. Nous avons découvert, à ma grande surprise, qu’il n’existait pas, contrairement à la conduite automobile, de législation ou de réglementation réprimant la conduite d’un bateau, à titre professionnel ou de plaisance, sous un état alcoolique ou de stupéfiants. Aussi le CIMER a-t-il décidé de demander au ministre de l’intérieur d’ouvrir des travaux pour créer cette infraction. La conduite sous état de l’alcool ou de stupéfiants est une cause d’insécurité importante dans l’activité de plaisance sur le littoral.

Pour assurer cette coordination interministérielle, le secrétaire général de la mer s’appuie sur le comité directeur de la fonction garde-côtes. Plusieurs fois par an, ce dernier associe le secrétariat général de la mer, l’état-major de la marine, la direction générale des douanes et des droits indirects, la direction des affaires maritimes, la direction générale de la sécurité civile, la direction générale des outre-mer, la direction générale de la gendarmerie nationale et la direction de la police aux frontières pour débattre de tous les sujets qui concernent les moyens des garde-côtes. À la demande de la Cour des comptes, dans un référé que vous avez rappelé, Madame la présidente, nous avons même étendu ce comité à deux directions : celle des pêches et des cultures marines, qui n’a pas de moyens mais qui constitue un donneur d’ordre important, et celle de l’eau et de la biodiversité, car la thématique de la protection des aires marines protégées et de nos aires environnementales protégées se développe fortement dans l’action de l’État en mer.

En somme, qu’il s’agisse de la lutte contre les pollutions à la suite d’un abordage accidentel entre deux bateaux, comme celui qui s’est produit au large du Cap Corse fin 2018, de l’interception de go-fast, comme ce week-end dans l’arc caribéen, ou encore de la récupération de migrants embarqués sur des embarcations de fortune, comme c’est désormais quotidiennement le cas dans la Manche, tous les moyens de l’État sont mobilisés sous l’autorité des préfets maritimes et sous la coordination du secrétaire général de la mer, dans un système parfaitement interministériel, parfaitement huilé, parfaitement accepté et compris par les différents ministères et donc, me semble-t-il, comme l’a d’ailleurs observé la Cour des comptes, d’une grande efficacité. Il convient encore de noter que se trouve toujours, à la tête de nos zones, un représentant de l’État en uniforme – celui des amiraux pour les préfets maritimes et celui du corps préfectoral outre-mer. Ce fonctionnaire d’autorité est responsable de la conduite de ces actions en mer et peut en rendre compte à tout moment.

Je souhaite, pour finir, évoquer la création d’un corps européen de gardes-côtes par l’agence Frontex, acteur européen dont la forte montée en puissance, d’ores et déjà programmée, fera l’actualité de l’action en mer dans les années qui viennent. Il existe trois agences européennes maritimes : l’agence Frontex à Varsovie, l’agence de contrôle des pêches à Vigo en Espagne et l’agence de sécurité maritime à Lisbonne au Portugal. En l’occurrence, l’Europe a décidé de confier la création d’un corps de gardes-frontières – qui me concerne moins – et de garde-côtes – ce qui me concerne de très près – pour la protection de ses frontières. Frontex dispose donc d’un budget considérable pour monter très rapidement en puissance et créer ses moyens propres, européens, de contrôle des frontières et des zones maritimes européennes. Le projet actuel prévoit qu’à terme, ce corps des gardes-frontières et des gardes-côtes devrait atteindre 10 000 personnes. Cela montre l’ampleur du sujet.

Nous disposons de quelques années pour discuter avec Frontex de la façon dont ces moyens européens s’intégreront dans un système actuellement national. En effet, le droit de la mer est régi par une convention internationale, la convention de Montego Bay, qui ne connaît que les États et pas l’Europe. Ainsi, quand bien même l’Europe voudrait se doter d’un pavillon européen, ce ne serait pas possible sans modifier cette convention. Aussi devrons-nous intégrer des moyens européens dans un système qui ne connaît que des États. Une discussion très compliquée et chargée d’enjeux devra donc se tenir entre des États européens qui n’abordent d’ailleurs pas tous ce sujet de la même façon que nous. Or il se trouve que la France préside cette année le forum européen des garde-côtes, lequel regroupe tous les services de garde-côtes de toute l’Europe. Nous voudrions vraiment mettre à profit cette présidence française pour apporter de premiers éléments juridiques et capacitaires et donner une direction consensuelle et efficace à ce beau projet européen.

M. le vice-amiral d’escadre Jean-Louis Lozier, préfet maritime de l’Atlantique. Je suis particulièrement heureux d’être présent parmi vous pour vous présenter les fonctions que j’occupe à Brest depuis maintenant 18 mois. J’en suis d’autant plus honoré que je crois être le premier préfet maritime à être reçu par un tel auditoire. Aussi je vous remercie, Madame la présidente, pour cet honneur que vous me faites et que vous rendez ainsi à notre fonction.

Permettez-moi de débuter par une petite accroche historique, m’inscrivant ainsi dans une longue lignée puisque c’est sous le Consulat, le 27 avril 1800, que Bonaparte – et non Napoléon – a créé la fonction de préfet maritime, seul correspondant du ministre de la marine. Il était, à l’époque, « chargé de la direction des services de l’arsenal et de la sûreté des ports, de la protection des côtes, de l’inspection de la rade et des bâtiments qui y sont mouillés ». Conformément au modèle du préfet territorial, Bonaparte renforçait ainsi la fonction de l’intendant de la marine en la fusionnant avec celle du commandant des ports et en accroissant ses pouvoirs de police en mer. Il confie, pratiquement dès le début, la fonction à des officiers généraux de marine – ce qui restera le cas jusqu’à maintenant. L’avènement de ce commandement unique, fruit d’une longue gestation depuis la création de la fonction d’amiral de France au XIVe siècle, est surtout guidé par une recherche d’efficacité. Depuis, la fonction a bien évidemment évolué. Plusieurs délégations ont été développées. Mais la mission reste conduite avec le même souci d’efficacité.

Dans un premier temps, je propose de vous présenter brièvement les fonctions des préfets maritimes en 2020 et les fameuses trois casquettes dont vous parliez, que je partage avec mes collègues de Toulon et Cherbourg. Je vous expliquerai ensuite ce qui constitue, à mes yeux, la pertinence de notre modèle, avant de préciser les particularités de la zone atlantique.

La première de mes fonctions est celle de préfet maritime. C’est elle qui a conservé le titre original donné par Bonaparte. Aujourd’hui, elle relève des dispositions d’un décret de 2004, le décret n° 2004-112, qui me désigne comme autorité administrative unique, seul représentant de l’État en mer. J’ai ainsi autorité dans tous les domaines dans lesquels s’exerce l’action de l’État en mer, notamment en ce qui concerne la défense des droits souverains et des intérêts de la nation, le maintien de l’ordre public, la sauvegarde des personnes et des biens, la protection de l’environnement, la coordination de la lutte contre les activités illicites. Cette fonction civile interministérielle qui, comme vous l’avez rappelé, relève du Premier ministre, s’inscrit dans le cadre original du modèle de français de l’action de l’État en mer que vient de vous présenter le secrétaire général de la mer.

Mes fonctions s’articulent autour de trois axes. Premièrement, je suis le préfet de l’urgence en mer. Chargé de la gestion des crises, je coordonne quotidiennement, via les centres régionaux opérationnels de sécurité et de sauvetage, les CROSS, les moyens des administrations qui interviennent pour sauver des vies, faire cesser les dangers pour la navigation, mais aussi protéger l’environnement. Je suis également l’autorité de la régulation, en charge de la police administrative générale en mer. Je coordonne, à ce titre, la lutte contre les activités illicites. Je fais assurer le maintien de l’ordre public et réglementer les usages et activités en mer. Enfin, et c’est plus nouveau, le préfet maritime est une autorité de mission en charge de la gouvernance de l’espace maritime et de la planification spatiale maritime. J’exerce cette fonction en tandem avec un préfet coordinateur, qui est un préfet de région, pour l’aménagement de l’espace marin, dans le cadre du développement durable – je pense, bien évidemment, à l’ensemble du dossier des énergies marines renouvelables – et de la protection de l’environnement – essentiellement les dossiers des aires marines protégées. Ce triptyque intervention/régulation/mission me permet d’appréhender globalement le fait maritime.

Ma deuxième fonction, opérationnelle et militaire, est celle du commandement de zones maritimes. Je suis responsable de toutes les opérations militaires qui engagent les moyens de la Marine nationale et des autres armées dans ma zone. Pour ce faire, je relève de l’autorité du chef d’état-major des armées.

Ma troisième casquette est celle de commandant d’arrondissement maritime. Il s’agit d’une fonction organique territoriale, pour laquelle je relève du chef d’état-major de la marine. Dans ce cadre, je suis en relation avec les services déconcentrés de l’État, notamment pour les questions relatives à la sécurité nucléaire des installations, à l’application de la réglementation liée à l’environnement et à la participation de la marine à des activités ne relevant pas de ses missions spécifiques. Je traite aussi du rayonnement des relations avec les autorités civiles et militaires et, surtout, je suis globalement responsable de l’ensemble des marins de l’ouest de la France dans les domaines du moral et de la discipline.

Avant de détailler davantage ces fonctions dans ma zone de responsabilité, il me paraît important de souligner ce qui caractérise la pertinence de cette organisation, dont la conduite au quotidien ne pose pas de difficulté notable, et qui a démontré des qualités de résilience lors de multiples crises dans les différents domaines. À mon avis, ce socle de solidité repose sur une triple cohérence, que j’illustrerai en mentionnant les opérations que j’ai conduites en mars 2019 à l’occasion du naufrage du Grande America.

La première cohérence sur laquelle nous appuyons est celle de l’organisation. Je commande, avec mes trois casquettes, un seul état-major et je suis soutenu par trois adjoints – un par domaine – qui m’apportent chacun toute l’expertise dont j’ai besoin. Je dispose ainsi d’outils partagés de planification et de conduite, qui peuvent aisément s’adapter à toute crise. Dans l’exemple du Grande America, toutes les divisions de mon état-major ont contribué à l’armement du centre de traitement de crise, le CTC – qu’il s’agisse de la division de l’action de l’État en mer pour la gestion de la crise et les relations avec l’armateur et les avocats, de la division opérations pour la conduite des moyens en mer, ou de mon service communication pour répondre aux nombreuses sollicitations médiatiques.

La deuxième cohérence est celle de la continuité spatiale et temporelle de l’action dans l’espace maritime. Dans ma zone de responsabilité, il n’y a pas de rupture de suivi et de conduite des opérations. J’adapte l’emploi des moyens, je dimensionne les engagements et, d’une certaine manière, tout l’espace est couvert sans discontinuité. De même, si une crise se déclenche, je peux adapter notre réponse sans rupture temporelle dans le temps et la durée. Compte tenu de mon positionnement, je suis en mesure d’appréhender le fait maritime dans sa globalité. Dans le cas du Grande America, j’ai ainsi pu assurer la montée en puissance sans discontinuité, en passant d’une opération de sauvetage en mer et d’assistance à navire en danger à une opération antipollution.

La troisième cohérence est celle de l’emploi des moyens et ce, sous deux angles : mutualisation et optimisation. La mutualisation des moyens signifie qu’en tant que directeur des opérations de secours en mer, DOS, je cherche à mobiliser les moyens les plus adaptés pour répondre à une situation de danger ou de crise. Il peut s’agir de moyens institutionnels, civils ou militaires, mais également de moyens privés. Peu importe leur statut. L’efficacité prime. Je peux aussi choisir de les optimiser, en m’appuyant par exemple sur la polyvalence d’un bâtiment de la Marine nationale qui, déployé, peut agir dans le cadre de l’action de l’État en mer tout en menant une opération militaire. Dans le cas du Grande America, j’ai optimisé l’emploi des moyens étatiques, tant les CROSS que les moyens de la Marine nationale, les moyens affrétés et les moyens étrangers – ceux engagés par l’agence gouvernementale espagnole en charge de la sauvegarde maritime, la SASEMAR – ou encore l’agence européenne de sécurité maritime. Cette unicité de commandement de l’emploi des forces assure un continuum défense/sécurité entre la terre et la mer ainsi qu’entre les trois fonctions de l’action de l’État en mer, la conduite des opérations à la mer et le commandement territorial.

J’en viens maintenant, plus spécifiquement, aux particularités de mon théâtre d’opérations, l’Atlantique. Pour l’action de l’État en mer, cet espace maritime est un vaste territoire qui va du Mont-Saint-Michel à la frontière franco-espagnole. Il est marqué par le rail d’Ouessant, véritable autoroute de la mer qu’empruntent chaque jour un peu moins de 120 bâtiments, dont régulièrement des porte-conteneurs chargés de plus de 20 000 containers. Autre caractéristique, le temps est souvent capricieux et mouvementé au large des côtes bretonnes – je pense que les députés bretons ne me contrediront pas ! –, avec en moyenne, un tiers du temps, des conditions de mer supérieure à 5 et du vent supérieur à 30 nœuds. Les cinq marines y sont représentées : la marine de guerre, les marines de commerce, la pêche – qui représente dans son ensemble, en Bretagne, 50 % de la pêche française –, la marine de plaisance et la marine scientifique – avec, entre autres, les flottes d’IFREMER.

Dans le domaine de la plaisance et de la navigation de loisirs, près de 1 500 manifestations nautiques se déroulent chaque année sur ma façade. Il faut, à chaque fois, les accompagner et les réglementer.

Nous faisons face à une forte densité de cas d’urgence en mer, qui se traduit par une augmentation annuelle du nombre d’interventions que nous conduisons. Au titre des événements particulièrement importants, j’ai déjà évoqué le cas du naufrage Grande America. Je dois malheureusement aussi citer le drame qui s’est produit en juin dernier aux Sables‑d’Olonne.

En matière de gouvernance, j’exerce des fonctions de préfet coordonnateur de façade maritime, que je partage avec deux préfets de région désignés à cet effet pour deux espaces maritimes littoraux distincts : l’espace Nord Atlantique - Manche Ouest dont je suis préfet coordonnateur avec le préfet des Pays-de-Loire ; l’espace Sud-Atlantique dont je suis préfet coordonnateur avec la préfète de Nouvelle-Aquitaine.

L’enjeu est l’application, à l’échelle de la façade maritime, d’une politique maritime qui intègre harmonieusement les différentes stratégies sectorielles. Il s’agit de favoriser le développement économique durable en respectant l’environnement marin et la biodiversité et en rétablissant un bon état écologique lorsque celui-ci est atteint, tout en veillant à une cohabitation apaisée et partagée entre les différents usagers. La publication récente du premier volet des documents stratégiques de façade est une illustration de ce rôle de gouvernance, qui va de la participation à la gestion des aires marines protégées, en passant par l’accompagnement du développement des champs éoliens en mer – dont le premier en France verra le jour au large de Saint-Nazaire, donc sur ma façade.

La zone maritime atlantique est donc particulièrement vaste et complexe à tout point de vue. Nous y travaillons, d’ailleurs, en associant largement tous les acteurs – collectivités territoriales, acteurs économiques, tissu associatif et acteurs institutionnels, qu’il s’agisse des services de l’État à terre à terre ou de ses opérateurs comme l’Office français de la biodiversité.

Passons maintenant au commandement de la zone maritime atlantique, à savoir l’une de mes deux casquettes militaires. La simple lecture de la carte illustre son étendue. En effet, ce théâtre part du sud de l’Atlantique, c’est-à-dire des rivages de l’Antarctique, pour remonter tout l’Atlantique Nord – à l’exception des zones de Guyane, des Antilles et de la Manche - mer du Nord – jusqu’au détroit de Béring en incluant l’Arctique. Je n’aurai pas la prétention de vous présenter l’exhaustivité de ce théâtre, mais j’évoquerai quand même les principales opérations que la France conduit aujourd’hui en Atlantique.

L’Atlantique est d’abord un espace de voisinage stratégique. C’est l’océan de nos sous-marins nucléaires stratégiques basés à Brest. Je reviendrai sur les conséquences de ce fait en matière d’opérations. C’est, ensuite, l’océan de nos alliés – l’OTAN et l’Union européenne – avec qui nous travaillons et conduisons des opérations quasi quotidiennement. Mais c’est aussi celui dans lequel d’autres puissances agissent de manière de plus en plus marquée. Je pense en premier lieu à la Russie, mais aussi à la Chine. C’est encore l’espace de nos liens internet – qui passe à 99 % par les câbles sous-marins. Enfin, c’est l’océan de nos voies d’approvisionnement principales.

Le premier volet majeur de nos opérations en Atlantique concerne la défense maritime du territoire. L’objectif est la protection et la surveillance de nos approches maritimes. Nous suivons en permanence les navires d’intérêt, ciblés pour des motifs de sûreté ou qui transitent en direction de nos ports. Tous les moyens aéromaritimes de toutes les administrations sont potentiellement nos yeux et nos oreilles. Je dispose également d’un outil majeur de surveillance du littoral dans ce domaine : une chaîne sémaphorique composée de 25 sémaphores.

Nous nous préparons également au contre-terrorisme maritime. D’une part par la prévention, en disposant occasionnellement des équipes de protection à bord de navires à passagers – principalement sur les ferries reliant la Bretagne à la Grande-Bretagne. D’autre part par l’action, en nous entraînant, en lien avec les autorités terrestres, à une attaque terroriste qui pourrait se manifester en mer, en particulier à bord d’un navire à passagers. La protection de nos approches maritimes passe aussi par la détection et la destruction des nombreuses mines historiques qui constituent un danger potentiel pour les usagers de la mer.

Le deuxième volet opérationnel concerne la mission Corymbe dans le golfe de Guinée, et plus largement l’ensemble de nos actions en faveur de la sécurité dans cette zone. Pour la France, il s’agit d’abord, bien sûr, de soutenir les forces déployées en Afrique et d’être prête à assurer la sécurité de ses ressortissants en cas de crise. Mais il s’agit aussi – et même surtout, aujourd’hui – d’accompagner, en appui du processus de Yaoundé, les marines des pays riverains amis et les structures de cette organisation vers plus de sécurité, notamment face à la pêche illégale, à la piraterie et aux trafics qui menacent leur propre stabilité, avec évidemment des effets potentiels jusque chez nous.

Le troisième volet opérationnel, qui nous préoccupe au quotidien et constitue ma priorité dans la conduite des opérations, est le soutien à la dissuasion. C’est une opération permanente. Elle garantit, d’une part, la liberté d’action de nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, nos SNLE, et, d’autre part, sa crédibilité. Dans cette optique, je commande un large dispositif qui permet aux sous-marins de se mouvoir en toute sécurité dans les approches brestoises lorsqu’ils partent en patrouille ou lorsqu’ils y reviennent et de s’entraîner dans nos zones d’approche. Nous assurons la crédibilité de leurs missions, de l’organisation et de la conduite de certains effets, notamment lorsque nous réalisons un tir de missile balistique. Au bilan, il s’agit de sanctuariser une large zone autour du port base et ce, quelles que soient les conditions environnementales ou opérationnelles.

J’ajoute que ce volet opérationnel me conduit à assumer une quatrième fonction – qui n’est pas vraiment une casquette, mais plutôt un képi : le commandement de la défense du Finistère, qui est une spécificité confiée au préfet maritime de l’Atlantique. Il s’agit là d’une responsabilité territoriale opérationnelle permanente visant à assurer la coordination de la protection par des forces terrestres des secteurs et activités liées à la FOST, la Force océanique stratégique. Lorsqu’un SNLE appareille, nous protégeons le goulet de Brest pour garantir qu’aucune attaque ne puisse être menée depuis ses rivages.

Plus en profondeur, et parce que le soutien de notre dissuasion commence au large, je mène des opérations en Atlantique Nord. J’ai évoqué la recrudescence des activités de défense russes dans cette zone. Elle concerne aussi, bien évidemment, la composante sous-marine. L’impérieuse nécessité de sanctuariser les mouvements de nos propres sous-marins nous oblige naturellement à prendre en compte cette réalité, à nous entraîner, à demeurer interopérables avec nos alliés, à acquérir une connaissance fine de notre théâtre et de ses conditions d’environnement, et à y naviguer régulièrement dans tous les compartiments. Aussi effectuons-nous des manœuvres régulières de nos moyens, qu’il s’agisse des frégates, des sous-marins ou des avions de patrouille maritime, à titre national ou en coopération avec nos alliés. Ce besoin de connaissance et de maîtrise est rendu d’autant plus aigu par le caractère exceptionnel de la fonte des glaces en Arctique, zone appelée à prendre une importance stratégique croissante.

J’en viens maintenant à ma casquette de commandant d’arrondissement maritime. D’un point de vue territorial, elle couvre pratiquement la moitié ouest de la France. J’y suis représenté par trois commandants de la marine, les COMAR, à Lorient, Nantes et Bordeaux – étant entendu que ceux de Lorient et Bordeaux exercent aussi des fonctions dans d’autres organisations militaires. Ainsi, le COMAR de Lorient est d’abord commandant de la force des fusiliers marins et commandos.

J’attache en tout cas une grande importance à notre présence dans ces régions, notamment pour des questions de rayonnement, essentiel entre autres pour le recrutement, car je constate les effets croissants de la méconnaissance de notre institution dans les zones les plus éloignées de Brest et de Lorient. Aujourd’hui, l’une de mes principales responsabilités consiste à engager la remontée en puissance de la marine à Brest et à Lorient, permise par la loi de programmation militaire du renouveau que vous avez votée, en particulier en préparant des schémas directeurs d’infrastructures pour accueillir les nouveaux équipements, que ce soient les FREMM – les frégates multimissions –, les FDI – les frégates de défense et d’intervention – ou le nouveau système de lutte antimines. Il s’agit également de traduire dans les faits l’effort consenti pour les conditions du personnel, ainsi que le plan famille.

Ma zone de responsabilité territoriale s’appuie principalement sur la base de défense Brest-Lorient. Celle-ci a une forte coloration Marine nationale, ce qui offre une grande cohérence dans la conduite et la coordination.

Je termine ici ce tour d’horizon nécessairement synthétique de mes fonctions et de mes préoccupations, et je suis prêt à répondre à toutes vos questions.

M. Didier Le Gac, rapporteur du budget de la marine nationale. Je tiens à saluer les excellentes relations que les députés du Finistère, de Bretagne et de la façade atlantique en général entretiennent avec l’amiral Lozier à Brest.

J’avais prévu d’évoquer avec vous le naufrage du Grande America, mais vous venez de le faire. Je souhaiterais toutefois connaître l’avis du secrétaire général de la mer sur le retex de cette opération dont l’amiral a parlé à plusieurs reprises. De mon point de vue, la gestion de ce naufrage survenu le 10 mars dernier a été exemplaire. Ainsi que vous l’avez montré, amiral, l’articulation de tous les acteurs a bien fonctionné. Tous les moyens de la marine ont été déployés simultanément et coordonnés : Falcon 50, de la FREMM Aquitaine, Abeille Bourbon, Argonaute, Sapeur, bateau de l’agence européenne de sécurité maritime et, à terre, le CEDRE, le Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux, ou encore le plan Polmar. Je considère que nous sommes prêts en cas de nouveau naufrage – lequel, nous l’espérons, surviendra le plus tard possible.

Par ailleurs, quel regard portez-vous l’un et l’autre sur la Société nationale de sauvetage en mer, la SNSM, cet acteur majeur de l’action de l’État en mer qui n’est pas sous votre autorité ? Je profite de cette occasion pour saluer de l’arrivée à sa tête, il y a quelques jours, de l’amiral Emmanuel de Oliveira. Quels sont les liens, y compris d’autorité fonctionnelle, que vous entretenez avec ces hommes et ces femmes bénévoles ? Encore une fois, ils ne sont pas sous votre autorité, mais ils constituent un maillon indispensable de l’action de l’État en mer.

M. Jacques Marilossian, rapporteur du budget de la marine nationale. Amiral, je peux témoigner que naviguer sur une frégate par force 6 ou 7 est une expérience exaltante, pour le dire de façon politiquement correcte !

L’action de l’État en mer est l’un des piliers de notre présence maritime et permet à la France d’endosser ses responsabilités concernant le respect du droit de la mer. Vous l’avez évoqué, notre stratégie nationale pour la mer et le littoral datant de février 2007 est claire dans ses objectifs : la France doit avoir de l’influence en tant que nation maritime. Vous avez également mentionné que la lutte contre les trafics et les activités illicites constitue une mission cruciale – ce qui explique pourquoi ce rôle de policier des mers est de plus en plus endossé par la marine nationale. Je pense notamment aux zones les plus reculées, dans lesquelles la gendarmerie ou les douanes ne se rendent pas toujours. Force est de constater que les convergences sont parfois difficiles : la marine nationale ne peut pas toujours accéder à des fichiers biométriques ; les procédures de constatation d’infractions ne sont pas toujours faciles – elles sont parfois même très complexes ; la mission des garde-côtes doit être renforcée, notamment outre-mer. Pouvez-vous nous apporter davantage de détails quant aux schémas directeurs visant à améliorer l’action de l’État en mer, notamment dans le but de rapprocher les administrations militaires et de police ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. J’avais prévu de vous demander de nous parler du naufrage du Grande America dans le golfe de Gascogne. Ce navire contenait plus de 1 500 tonnes de matières classées dangereuses. Je crois que la marine française a démontré tout son savoir-faire dans la lutte contre cette pollution. Quels sont les moyens dont dispose la préfecture maritime pour faire face à ce type d’événement ? Vous avez en partie déjà répondu, mais si vous avez des compléments d’information à apporter, nous les entendrons avec plaisir.

M. Olivier Becht. Le cardinal de Richelieu disait que « les larmes de nos souverains ont souvent le goût salé de la mer qu’ils ont ignorée ». Or la France dispose du deuxième espace maritime mondial. Que lui manque-t-il aujourd’hui, d’après vous, pour être une grande puissance maritime au 21e siècle ?

M. Joachim Pueyo. De nouvelles voies maritimes – donc de nouvelles routes commerciales – risquent de se développer du fait du réchauffement climatique, notamment dans l’océan arctique, rendant accessibles des gisements énergétiques très importants qui se retrouveront à la merci de la concurrence internationale. Du fait de l’enjeu stratégique de cette zone, qui devrait rester éloignée des turpitudes que connaissent d’autres régions, il n’est pas improbable d’envisager sa militarisation. Dans son rapport annuel de 2019, le département de la défense américaine note que « la recherche civile pourrait contribuer à une présence militaire chinoise renforcée dans l’océan arctique, pouvant inclure le redéploiement des sous-marins dans la région comme éléments de dissuasion contre des attaques nucléaires ». Les inquiétudes sont donc réelles, d’autant que sont notamment présents dans la région les États-Unis, la Russie et la Chine – trois grandes puissances dont les intérêts peuvent achopper. Comment la France aborde-t-elle cette question des nouvelles voies maritimes en Arctique ? En tant que membre observateur du Conseil de l’Arctique, notre pays est bien sûr attentif à cette situation. Mais quelle sera notre stratégie pour la décennie à venir ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. La procédure de recours à la force en temps de paix vous paraît-elle satisfaisante pour répondre à vos problématiques et aux menaces actuelles ? Est-il besoin d’envisager une législation particulière ?

M. Louis Aliot. J’ai eu l’occasion, l’année dernière, d’aller visiter les forces navales à Nouméa et à Papeete. J’ai ainsi pu constater les moyens engagés, mais aussi l’immensité de la tâche face aux pêcheurs illégaux et au trafic de drogue. Où en est le déploiement des drones sur les navires de la marine nationale, notamment dans le Pacifique où l’espace à couvrir est immense ?

Par ailleurs, nous avons récemment vu, en Espagne, un sous-marin transporter de la drogue. Est-ce courant ? Quels sont les moyens utilisés par la marine pour riposter, ou au moins surveiller ce type de trafic sur nos côtes ?

Mme Sereine Mauborgne. L’installation sur les navires du registre sur les données passagers, le PNR, est un enjeu de renseignement autant que de prévention. De nombreux bateaux accostent à Toulon, Marseille et sur toute la côte méditerranéenne. Pour la députée du Var que je suis, c’est un enjeu de sécurité nationale majeur. Le PNR aérien et maritime ainsi que la coordination des moyens de l’État sont inscrits dans la loi de programmation militaire, la LPM. Où en est l’avancement de ce sujet ?

M. Denis Robin. Je ne reviendrai pas sur l’organisation de l’opération Grande America en elle-même, qui a démontré l’efficacité du système français de mobilisation très rapide des moyens dans la main d’un seul décideur, qui nous permet de dépasser tous les conflits interministériels et toutes les susceptibilités que l’on peut connaître dans ce type d’affaires. En revanche, je voudrais insister sur trois points. D’abord, comme dans toute gestion de crise, la communication a été primordiale. Les populations riveraines étaient très sensibles à la moindre information donnée – souvent fausse, d’ailleurs – quant à l’arrivée d’une pollution sur les côtes. Le moindre signal était survalorisé. Le Gouvernement a alors décidé de confier l’intégralité et le monopole de la communication de l’État à propos du Grande America au préfet maritime de Brest, donc à l’amiral Lozier. Je pense que tout le monde s’en est bien porté, car une voix unique parlait au nom de l’État et tenait, vis-à-vis des populations inquiètes, un discours structuré, cohérent, objectif et argumenté.

Ensuite, après en avoir longuement discuté, l’amiral Lozier et moi avons pris la décision de diffuser le descriptif de la cargaison du Grande America. Je crois que c’était une première dans la gestion de ce type de catastrophe maritime. Vous vous souvenez qu’il existait un début de polémique quant au fait que l’État voulait dissimuler le fait que le Grande America transportait des matières dangereuses. L’amiral a donc diffusé le descriptif de cette cargaison lors d’une conférence de presse. C’était une sage décision. Je pense qu’il faudra agir ainsi plus systématiquement. En effet, il me semble que c’est un gage de transparence qui apaise nos relations avec les riverains.

Enfin, autant l’organisation en mer a été parfaite, autant le retex du Grande America nous incite à repenser notre organisation de lutte contre les pollutions marines à terre. Heureusement, nous n’avons pas eu besoin de solliciter les préfets de département concernés, car la pollution n’est pas arrivée à terre, ou de façon tellement disséminée qu’elle n’était pas visible. En tout état de cause, nous avons besoin d’une coordination plus musclée et plus resserrée pour gérer un événement de ce type.

Amiral Jean-Louis Lozier. J’ai eu la chance de disposer d’une organisation éprouvée. Lorsque j’ai demandé à passer au niveau 3 du plan Orsec, j’ai eu affaire à des équipes, des femmes et des hommes qui savaient ce qu’ils avaient à faire et qui ont tout de suite répondu. Il y a 20 ou 40 ans, mes prédécesseurs ne bénéficiaient pas de cette organisation. C’est un grand plus.

En outre, c’est le bénéfice du dur apprentissage de l’Erika, nos voisins espagnols et l’agence européenne de sécurité maritime ont tout de suite répondu présent lorsque je leur ai demandé des moyens. Par « tout de suite », il faut entendre en 24 heures. À l’échelle de la gestion d’une telle crise, c’est quasiment de l’immédiateté. Je retiens surtout l’efficacité de l’agence européenne de sécurité maritime, qui représente l’un de nos atouts même si elle est malheureusement assez peu connue.

M. Denis Robin. La SNSM a connu un traumatisme terrible avec le drame des Sables-d’Olonne, qui a révélé sans doute des inquiétudes plus anciennes au sein de cette association – notamment quant à la modernisation de sa flotte et au financement des moyens à venir. La commission sénatoriale et le travail que nous avons effectué nous-mêmes, en relation avec le président de la SNSM, ont démontré que les décisions prises par le Premier ministre dans le Comité interministériel de la mer d’abonder son budget de 4,5 millions supplémentaires pour le porter à 11 millions annuels répondaient à ce besoin de financement d’une bosse d’investissement qui nous occupera dans les années 2021-2025 voire plus.

Le deuxième sujet est plus structurel et difficile à prendre en compte. C’est celui du changement très significatif de la sociologie des bénévoles de la SNSM. Traditionnellement, ceux-ci étaient d’anciens marins, d’anciens pêcheurs ou d’anciens de la marine nationale, qui avaient une vraie connaissance du monde de la mer et de la conduite d’un bateau en situation difficile. Ce public se raréfie et un nombre croissant de bénévoles est issu du monde de la plaisance, lequel n’est évidemment pas préparé dans les mêmes conditions à affronter ce type de situation. Aussi la SNSM est-elle confrontée à un double défi : celui d’une plus grande visibilité pour attirer les bons profils – ce travail peut se mener au niveau national et sur l’ensemble du littoral – et celui de la formation. En effet, à partir du moment où elle met sur ses bateaux des personnes dont ce n’est pas le métier et qui ne connaissent la mer qu’à travers leur activité de plaisanciers, il faut les former. Or son outil de formation est sans doute sous-dimensionné. Le financement apporté par l’État aidera à son amélioration et sa plus grande diffusion auprès des bénévoles.

Amiral Jean-Louis Lozier. Vis-à-vis de la SNSM, j’ai une autorité fonctionnelle lorsqu’il s’agit de conduire une opération de sauvetage en mer. Mes représentants permanents pour ce travail sont les directeurs des CROSS – sur la façade atlantique, le CROSS Étel pour le golfe de Gascogne et le CROSS Corsen pour la zone qui va de la pointe de Penmarch jusqu’à la baie du Mont-Saint-Michel. Dès qu’une opération de sauvetage commence, via les CROSS, j’ai autorité sur les moyens de la SNSM. Pour le reste, la SNSM étant une association, je n’ai donc pas d’autorité directe sur elle. Je dirais toutefois que je crois exercer vis-à-vis de l’ensemble des stations sur le littoral atlantique une sorte d’autorité morale marine. Dès que je me déplace dans un point de ce littoral, j’essaie d’aller saluer et remercier les stations de la SNSM. En général, je suis accueilli à bras ouverts et reconnu, de fait, comme une autorité d’emploi. Certes, je ne le suis strictement que durant les opérations de sauvetage, mais le lien se fait assez naturellement. C’est d’ailleurs tout l’intérêt d’avoir un préfet maritime qui est un marin d’État – donc un marin. Nous parlons le même langage de marins. C’est ce qui compte avec la SNSM, et je crois qu’elle y est sensible. Lors des événements du 7 juin dernier, qui resteront gravés dans ma mémoire jusqu’à la fin de ma vie, le lien que j’ai pu tisser dès le soir même aux Sables-d’Olonne avec les rescapés et les familles était d’abord celui du marin qui comprend ce qui se passe en mer. Cela ne signifie pas que les autres présences ministérielles ou du préfet étaient inutiles, loin de là. Elles ont été évidemment appréciées. Mais j’incarnais, pour ma part, la présence d’un marin.

M. Denis Robin. Vous nous avez aussi interrogés sur la cohérence et la gestion interministérielle et du schéma directeur de la fonction de gardes-côtes. Ce schéma directeur constitue déjà une avancée considérable pour notre pays, puisqu’il nous confère une vision à 10-12 ans des moyens qu’il faut renouveler, et de l’administration qui doit le faire. Auparavant, la gestion des moyens à la mer était purement ministérielle et chaque responsable de programme avait la tentation de ne pas renouveler un moyen en pensant que le préfet maritime trouverait toujours un bateau dans une autre administration pour combler le trou ainsi créé. Ce schéma directeur met fin à ces pratiques et précise quel ministère doit remplacer quels moyens, quelle année et pour quelle façade maritime. Et comme une grande confiance n’exclut pas une petite méfiance, nous avons joint à ce schéma directeur une procédure administrative qui nous permet de nous assurer que les décisions sont bien prises au bon moment. Nous avons mis au point un système de validation des investissements des différents ministères en moyens à la mer, par le secrétaire général de la mer, c’est-à-dire par l’autorité du Premier ministre. En outre, ce qui a été plus difficile à obtenir des différentes administrations, nous avons prévu un système d’instruction interministérielle par la direction générale de l’armement de toute acquisition de moyens à la mer par un ministère. Cette dernière devra ainsi s’assurer que l’investissement est conforme au schéma directeur, que le cahier des charges correspond aux moyens requis et qu’il permet de rapprocher les bateaux pour favoriser la mutualisation de l’entretien et de la mise en conditions opérationnelles de l’ensemble de nos bateaux. Nous avons ainsi franchi un grand pas, en 2019.

M. Jacques Marilossian. Cela peut-il avoir un impact sur la révision de la LPM ?

M. Denis Robin. Pour la Marine nationale, oui. Cela étant, il me semble que ses bateaux affectés à l’action de l’État en mer étaient déjà pris en compte.

Vous demandez, par ailleurs, ce qui manque à la France pour être définitivement et de façon irréversible une grande puissance maritime. Je commencerai peut-être par lister tout ce dont elle dispose déjà pour l’être : un domaine maritime incomparable ; des décisions très courageuses prises pour maintenir les moyens de la marine nationale dans l’ensemble des océans – avec des hauts et des bas certes, mais nous entrons à nouveau dans une période de hauts, et je crois qu’il faut s’en féliciter – ; des décisions tout aussi courageuses prises pour maintenir dans l’ensemble des administrations qui interviennent en mer une capacité d’investissement pour renouveler les vedettes et les patrouilleurs de surveillance dont nous avons besoin ; une économie maritime qui aborde tous les secteurs de l’économie. La France appartient au tout petit cercle des pays qui font encore de la construction et de la réparation navale, de la plaisance, de la pêche et de la croisière : nous sommes présents sur tous les créneaux.

Alors, que nous manque-t-il ? Je dirais la prise de conscience, par nos concitoyens, qu’ils appartiennent à une grande puissance maritime. C’est la difficulté à laquelle nous nous heurtons. Beaucoup considèrent que la mer intéresse les seules populations littorales. C’est une erreur monumentale, d’autant que la mer est un élément de la puissance de la France dans son ensemble. Je pense que nous avons un important travail d’explication et de pédagogie à effectuer. L’Éducation nationale a une part prépondérante à prendre pour convaincre chacun que la mer est notre avenir à tous.

Dans la marine marchande, le groupe CMA GCM est le quatrième armateur mondial. Il est présent sur toutes les mers du monde. Certes, sa flotte n’est pas intégralement sous pavillon français. Malgré tout, la France pèse lourd dans l’Organisation maritime internationale, l’OMI, du fait de ses grands armateurs.

Amiral Jean-Louis Lozier. Nous abordons ici le sujet des moyens qui permettent à la France d’être une puissance maritime. Il ne faut pas se leurrer. L’image de l’élastique prêt à se rompre est souvent utilisée. Or il est déjà en train de se rompre. Je suis certes optimiste, parce que la loi de programme militaire nous permettra d’accroître nos moyens. Mais pour l’instant, en tant que commandant de zone maritime, j’essaie de faire au mieux avec les moyens qui nous restent. Or ils nous permettent de faire le strict minimum de ce que nous devons. Pour illustrer ce propos, je vais citer cet exemple : seules quatre frégates sont actuellement opérationnelles à Brest. L’une d’entre elles est en arrêt technique majeur – c’est normal dans la vie d’un bateau. Une autre accompagne le Charles-de-Gaulle en Méditerranée. La troisième est au large de la Norvège, où elle s’entraîne dans le cadre d’un exercice interallié. Je n’ai donc à ma disposition, pour assurer la protection du golfe de Gascogne, qu’une seule frégate. C’est quand même excessivement mince, même si je peux rappeler celle de Norvège en cas de besoin. Telle est, aujourd’hui, la réalité. Si la frégate dont je dispose rencontre un aléa, je ne pourrai pas mener ma mission. Pour l’instant, nous l’assurons, mais sans aucune marge.

Pour citer un autre exemple, j’ai évoqué la mission Corymbe au titre de laquelle nous sommes censés assurer une quasi-permanence dans le golfe de Guinée. Je viens de reprendre cette permanence il y a une quinzaine de jours, avec un patrouilleur parti de Toulon, le Commandant Bouan, qui doit être au Nigeria aujourd’hui. Mais pendant deux mois, je n’ai pas eu de bateau dans le golfe de Guinée. Il était prévu d’y déployer un patrouilleur de haute mer de plus de 35 ans d’âge. À la suite d’un problème majeur de structure, il a dû rester au bassin à Brest pour être réparé afin que nous puissions encore l’utiliser durant quelques années. Ainsi, durant deux mois, nous n’avions pas de bateau dans le golfe de Guinée. Certes, vu de Sirius, cela n’a pas changé grand-chose. Mais si nos intérêts français avaient été atteints, notamment par un acte de piraterie similaire à celui qu’a connu le Ponant en 2008, nous n’aurions pas eu de bateau français prêt à intervenir rapidement. Je pense que je ne vous apprends rien, car cette situation vous a déjà été décrite par les chefs d’état-major. Vous comprendrez donc que nous attendons avec impatience cette LPM qui nous permettra de combler les trous.

Le domaine dans lequel ces trous sont les plus flagrants est certainement celui des avions et des hélicoptères. L’un des principaux moyens dont je dispose pour l’action de l’État en mer est l’hélicoptère que nous avons basé à Lanvéoc pour assurer ce que nous appelons le SAR, le Search and Rescue. L’an dernier, il a été disponible seul, sans hélicoptère de rechange durant 118 jours – soit quasiment un tiers du temps. Cela signifie que dès qu’une maintenance est programmée, il faut faire appel au complément effectué par l’hélicoptère de Cherbourg. C’est ainsi que durant une dizaine de jours, j’ai bénéficié de l’extension de l’hélicoptère de Cherbourg dans la zone du golfe de Gascogne. La réciproque se produit aussi régulièrement : lorsqu’une maintenance est programmée à l’aéroport de Maupertus, nous faisons une extension de Lanvéoc vers la Manche - mer du Nord. Ma crainte majeure, aujourd’hui, est de me retrouver un jour ou l’autre sans hélicoptère de secours.

Le cas le plus flagrant est celui du Dauphin de service public basé à La Rochelle, lequel est resté indisponible environ un tiers du temps l’an dernier. Heureusement, l’armée de l’air dispose d’hélicoptères Caracal à Cazaux, qui ont également une capacité pour l’intervention en mer. Le 7 juin dernier, par exemple, le Dauphin était indisponible. Certes, sa disponibilité n’aurait rien changé à l’issue malheureusement du naufrage du bateau de la SNSM. Toujours est-il qu’il n’a pas pu faire ses recherches. Dieu merci, j’ai pu utiliser deux hélicoptères de l’armée de l’air.

Jusqu’ici, je n’ai pas manqué d’opérations de secours faute de disponibilité des moyens, mais cela risque d’arriver car je ne dispose d’aucune marge. Je n’ai pas de profondeur organique. C’est la raison pour laquelle le contrat de flotte intermédiaire d’hélicoptères pour la marine est le bienvenu. Il permettra en effet de combler des trous qui n’ont pas encore eu de conséquences réelles, mais qui en auront nécessairement un jour ou l’autre. J’espère donc que cette flotte intermédiaire arrivera en temps utile pour combler ces trous.

Je crois que la France a un potentiel énorme. Je constate la richesse de tous les instituts de recherche implantés à Brest, entre l’IFREMER, le SHOM – le Service hydrographique et océanographique de la marine –, l’Institut universitaire européen de la mer, particulièrement bien placé dans le classement de Shanghai, ou encore l’IPEV, l’Institut polaire Paul-Émile Victor qui travaille sur les zones arctiques. Or quand il s’agit de puissance maritime, il faut également s’interroger sur les moyens confiés à la recherche. Je sais que le directeur de l’IPEV aimerait avoir plus de moyens pour développer la recherche ou mettre à niveau les installations dont il dispose en Antarctique. Tous ces éléments sont liés, quand on parle de puissance maritime.

Le potentiel français est superbe. Il faut le concrétiser. Je partage, en outre, l’avis du secrétaire général quant à la nécessité de faire prendre conscience à l’ensemble des Français de la richesse dont ils disposent avec la mer.

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous y contribuerons. C’est pour cette raison que vous êtes parmi nous aujourd’hui.

M. Olivier Becht. Je vous remercie, Amiral, pour la franchise de vos propos. Comme vous l’avez dit, il ne s’agit pas seulement d’avoir conscience que nous sommes une puissance. Il faut surtout avoir la volonté de le redevenir.

Amiral Jean-Louis Lozier. Une question m’a été posée sur l’Arctique. Cette zone est appelée à représenter un enjeu très important pour la France. Le réchauffement climatique ne fait plus débat. Nous savons que la planète se réchauffera de 2 ou 3 degrés, selon les appréciations les plus probables. Depuis 30 ans, les glaces permanentes ont réduit leur superficie. Et je pense que d’ici 30 ans, l’Arctique sera à peu près libre de glace durant l’été. Notre vision des confins nord de l’Atlantique nord en sera complètement modifiée : via l’Arctique, la Chine sera aux portes de l’Europe. C’est bien cela qu’il faut prévoir. L’enjeu est de taille. Il est avant tout politique. Je n’aurai donc pas la prétention de vous dire qu’elle doit être la stratégie de la France, laquelle ne saurait être définie par le seul préfet maritime. Je peux toutefois vous donner quelques idées générales.

L’Arctique est déjà une zone militarisée. La Russie y est très présente, et renforce encore sa présence, en particulier avec l’ensemble de ses bases tout au long des côtes de Sibérie. Pour leur part, les États-Unis viennent de reprendre conscience de l’importance de l’Arctique, qu’ils avaient délaissé durant plusieurs années.

J’observe d’ailleurs une arrivée d’investissements chinois au Groenland extrêmement importants. Or il faut être conscient que les populations du Groenland ne voient pas le réchauffement climatique d’un mauvais œil, car il serait pour eux la possibilité d’accéder à de nouvelles richesses, comme les terres rares, qui attirent la convoitise et dont la Chine tente de détenir le monopole.

Nous commençons à assister à une confrontation des puissances dans le Groenland. Pour autant, il ne s’agit pas d’un Far West. Il existe de nombreuses instances de dialogue et de concertation, comme le Conseil de l’Arctique. Pour la Marine nationale, il s’agit d’abord d’essayer d’apprendre et de connaître ces zones qui ne sont pas les zones habituelles de déploiement. Il nous faut d’abord apprendre les conditions particulières de navigation – car on ne conduit pas une machine dans une eau à 0 degré comme on le fait dans une eau à 10 degrés, et on ne porte pas les mêmes tenues lorsqu’il fait -20 dehors. Il faut aussi apprendre à maîtriser la glace. Aussi déployons-nous depuis cinq ou six ans un plan Grand-Nord qui prévoit une présence plus fréquente aux confins de l’Atlantique nord, dans les zones arctiques, qu’il s’agisse de bâtiments océanographiques comme le Beautemps-Beaupré ou de bâtiments de guerre comme les frégates qui montent quelle que soit la saison au nord de la mer de Norvège. Y opérer une frégate des bâtiments de guerre en pleine période hivernale est très compliqué. Lors de l’exercice Trident Juncture conduit par l’OTAN en novembre 2018 dans cette zone, les bateaux de l’US Navy ont connu de nombreux dégâts. Un apprentissage particulier est indispensable.

En septembre 2018, nous avons réalisé une grande première en faisant transiter un bâtiment de la Marine nationale par le passage du Nord-Est, qui permet de relier directement le Pacifique. C’était la première fois qu’un bâtiment occidental y passait sans escorte d’un brise-glace, notamment sans escorte russe. Nous avons relié le nord de la Norvège et les îles Aléoutiennes en une quinzaine de jours, en passant par le nord de la Sibérie. Ce déploiement inédit a été effectué par le bâtiment Rhône. Nous en avons tiré un important retour d’expérience.

Enfin, nous nous entraînons également à conduire dans ces zones des opérations de SAR. Depuis deux ans, chaque été, nous menons avec le Danemark des exercices de sauvetage au large du Groenland. Nous y déployons notre patrouilleur de Saint-Pierre-et-Miquelon, de même qu’un avion de surveillance maritime, un F50. C’est très instructif. Nous apprenons des choses qui peuvent sembler évidentes lorsqu’on décrit le résultat. Mais tant qu’on ne les a pas éprouvées et si l’on n’a pas recherché la solution, on les découvre au mauvais moment. Il est d’autant plus important de nous entraîner dans ces conditions que nous savons qu’une compagnie française de croisière propose de plus en plus de voyages dans des zones arctiques ou antarctiques. Certes, le sauvetage dans ces zones n’est pas sous la responsabilité française. Cela étant, je peine à imaginer que la France se désintéresse d’éventuelles difficultés que connaîtrait un paquebot avec des intérêts, des équipages et de nombreux passagers français à son bord. Il faudrait alors déployer des moyens. C’est bien ce à quoi nous nous entraînons.

En définitive, l’Arctique est un sujet majeur pour les années à venir.

M. Denis Robin. Vous nous avez interrogés sur le recours à la force par temps de paix. Ainsi que je le rappelais dans mon exposé, la France dispose déjà d’une législation très complète en la matière, en plus des règles internationales. En l’occurrence, ces règles ne cessent d’évoluer. Ainsi, le Gouvernement qui disposait d’une habilitation à ce sujet a pris une ordonnance pour faire évoluer la loi de 1994 relative à la lutte contre les trafics en mer, pour permettre à un bâtiment de la marine nationale qui a pris en chasse une cible de continuer à la poursuivre y compris en mer territoriale – ce qui était initialement difficile à concevoir dans notre système de pensée et de répartition des rôles. Nous ajustons en permanence notre système. Vous savez que l’autorisation de tir en mer est une prérogative du Premier ministre. Dans les zones dans lesquelles cette occurrence peut se produire, par exemple l’ouverture du feu sur un go-fast dans le cadre de la lutte contre les narcotrafiquants dans les Caraïbes, le Premier ministre délègue cette décision, encadrée de conditions, au préfet de la Martinique. Nous avons découvert que, lorsqu’il n’y avait plus de préfet de la Martinique comme cela a été le cas durant quelque temps, nous n’avions pas de système de délégation et cette décision remontant à nouveau au Premier ministre. Nous allons donc compléter notre système. Notre droit est très évolutif et s’adapte vraiment, me semble-t-il, à des situations très concrètes.

Je laisserai l’amiral Lozier répondre à la question relative au déploiement des drones dans la Marine nationale. Je tiens toutefois à préciser que nous ne comptons plus exclusivement sur la présence physique de nos bateaux pour surveiller nos zones économiques exclusives. C’est plutôt une bonne nouvelle ! La surveillance repose sur de nombreux vecteurs, en particulier – et de plus en plus – sur la surveillance satellitaire. Nous avons la possibilité de recourir à des images satellites, soit par la marine nationale, soit par les agences européennes, qui nous permettent de piloter une stratégie de surveillance de nos zones. Nous n’avons donc plus besoin de la présence physique d’un bateau, mais d’un bateau prêt à appareiller à tout moment lorsque nous identifions, par différents vecteurs, une cible à aller contrôler. C’est gage d’une plus grande efficacité.

Amiral Jean-Louis Lozier. Je me permets d’insister sur l’importance croissante de la surveillance satellitaire. À ce titre, je signale qu’une compagnie française basée à Toulouse et Plouzané, à côté de Brest, est particulièrement bien placée pour exercer ces services au profit de l’agence européenne de sécurité maritime.

En ce qui concerne les drones, la stratégie de la Marine nationale consiste à disposer d’un exemplaire par bâtiment pour la marine 2030. Outre-mer, cela commencera dès l’arrivée des patrouilleurs dont la commande a été notifiée à la toute fin de l’année 2019. Les premiers seront là, de mémoire, en 2022 ou 2023. Nous serons alors capables de lancer de petits drones depuis ces plateformes. L’objectif est de généraliser ce dispositif à l’ensemble des bâtiments de la Marine nationale. Il faut savoir que nous utilisons déjà, parfois, de petits drones. Pendant la période du traitement de la pollution liée au naufrage du Grande America, par exemple, nous disposions sur deux bâtiments de drones qui permettaient de localiser très précisément des nappes de pétrole et d’y conduire directement le bateau récupérateur, sans perte de temps.

Par ailleurs, vous avez évoqué un sous-marin qui transportait de la drogue. On a certes parlé de sous-marin, mais le sous-marinier que je suis s’insurge un peu : c’était tout juste un submersible ! En fait, il s’agit d’un bateau qui n’a qu’une petite surface émergente mais qui, de fait, se déplace en mode de surface. Il ne navigue pas à 50 mètres de profondeur, mais juste sous la surface – avec, effectivement, très peu de visibilité et sans système automatique d’identification. Cet événement était une première. Il y en aura probablement d’autres. Dans tous les cas, la surveillance des trafics de drogues fait l’objet de coopérations internationales – d’abord entre les différents services de douane, dont c’est le métier principal. Le cas échéant, nous sommes informés qu’il existe potentiellement des interceptions à effectuer dans différentes zones. Je constate, par ailleurs, une amélioration des capacités de certaines marines. Plusieurs marines africaines, notamment, participent désormais à la recherche ou à l’interception de bâtiments transportant de la drogue. C’est une nouveauté. Cela a été le cas fin octobre, quand un bâtiment sénégalais en a intercepté un autre transportant plusieurs centaines de kilos de cocaïne, mais aussi avant-hier, au large de la Côte d’Ivoire, où la marine ivoirienne a intercepté un bâtiment transportant lui aussi plusieurs centaines de kilos de cocaïne. L’amélioration de cette coopération est un point positif qu’il faut retenir.

M. Denis Robin. J’en viens à la question sur le PNR. Le PNR maritime étant piloté par le ministère de l’intérieur, il ne fait pas l’objet d’un traitement spécifique par mes services. Il est pris en compte par le préfigurateur qui vient d’être nommé par le ministre de l’intérieur pour les trois PNR – terrestre, aérien et maritime.

M. Jean-Charles Larsonneur. Je ne peux entamer mon propos sans rendre hommage à la Jeanne-d’Arc, croiseur porte-hélicoptères et navire école dont l’hélice est désormais exposée sur le bateau des Capucins à Brest, symbole fort pour nos marins mais aussi pour nos savoir-faire en matière de construction navale. Pourriez-vous nous présenter plus précisément votre activité en matière de sécurité maritime ? Je pense notamment au Maritime Information Cooperation & Awareness Center, le MICA Center basé à Brest, que vous m’avez fait visiter récemment, et au centre de sécurité pour la corne de l’Afrique. Quels sont nos besoins en matière de cybersécurité maritime ? Je pense très précisément au centre national de sécurité maritime qui a été ouvert par le CIMER 2018 et confirmé par le CIMER 2019.

M. Christophe Blanchet. En préambule à ma question, je tiens à préciser que le Mont Saint-Michel se situe bien en Normandie, et non en Bretagne !

Je souhaite vous interroger, Monsieur le secrétaire général, quant à la deuxième de vos missions – celle de l’interlocuteur des filières économiques maritimes françaises et de défense des intérêts de nos côtes. Nous sommes à l’heure du Brexit. Depuis la semaine dernière, nos pêcheurs français ne peuvent plus aller aux abords des côtes anglaises. Quelle est votre position ? Quelles actions menez-vous en la matière ?

Je suis député d’un territoire concerné par la pêche à la coquille en Seine maritime, la baie de Seine. Quelles sont vos actions pour prévenir l’invasion de nos collègues anglais et éviter ce qui s’est produit l’an dernier ?

Quelles actions menez-vous vis-à-vis de la pêche électrique ?

Quelles actions engagez-vous à destination des grands cargos qui pêchent en mettant à mal les ressources ?

Par ailleurs, vous avez évoqué les traversées de migrants clandestins sur des petites embarcations. Ouistreham se situe dans ma circonscription. Pouvez-vous faire un point plus précis de cette situation ?

Enfin, s’agissant des épaves dans les ports, qui bloquent des places ou de l’espace, avez-vous réfléchi aux moyens d’aller plus vite dans l’identification des propriétaires et de redonner ces bateaux au public ou au privé – ce qui pourrait, par exemple, constituer une source de financement pour la SNSM ?

M. Philippe Folliot. La France se croit continentale et européenne, alors qu’elle est mondiale et maritime. Pour autant, l’intérêt de l’État vis-à-vis de notre domaine maritime n’est pas le même partout. Autant il est poussé quand il s’agit des 2,5 % qui concernent la France hexagonale, autant il est d’intensité très variable pour ce qui est des outre-mer. Ce domaine maritime relève pour partie des départements, des collectivités d’outre-mer, mais aussi des territoires d’outre-mer. Or, bien qu’ils représentent près d’un tiers de l’ensemble, ceux-ci sont souvent oubliés, pour ne pas dire à sacrifiés.

Mes premières questions concernent Extraplac. Quels sont les 400 000 kilomètres carrés encore en instance de validation d’une extension des droits français ? Fut un temps, par ailleurs, la France avait déposé une demande d’extension à l’île Clipperton, anciennement île de la Passion, avant de la retirer trois jours plus tard. Serait-il envisageable de la formuler à nouveau ?

Ensuite, l’un de vos prédécesseurs m’avait fait savoir qu’il regrettait que le secrétaire général de la mer n’ait pas été associé à la préparation de l’inique traité de cogestion de l’île Tromelin par la France et l’île Maurice. En conséquence, ce traité n’a jamais été ratifié – c’est tout à l’honneur du Parlement d’en avoir décidé ainsi. Aujourd’hui, alors que des négociations s’engagent quant au devenir des îles Éparses, le secrétaire général à la mer ès qualités est-il associé aux discussions du groupe de travail dédié ? La souveraineté française sur cet archipel, incontestable, mérite d’être assumée et défendue.

M. Jean Lassalle. J’apprécie votre lucidité et votre courage, qualités que l’on ne trouve plus guère – ni ici ni ailleurs. Pour le reste, je reprendrai à mon compte les propos de mon ami Philippe Folliot, qui a tant combattu pour que notre façade maritime soit ce qu’elle est. J’ai beaucoup apprécié la réponse que vous avez apportée à notre collègue qui vous demandait ce qui nous manquait pour devenir une grande puissance maritime : la France est déjà une grande puissance maritime et pour l’être davantage elle doit le croire et le vouloir. Je m’y associe totalement.

Ma question concerne le volet civil de votre activité. Savez-vous où en sont nos travaux sur l’énergie maritime ? Je n’ai pas besoin que vous me répondiez aujourd’hui.

Mme Patricia Mirallès. Compte tenu des dangers et menaces auxquels sont exposés les navires qui transitent en Atlantique, notamment au large d’Ouessant, mais aussi des richesses du littoral breton, serait-il pertinent de doter la marine française de ses propres remorqueurs d’intervention, d’assistance et de sauvetage plutôt que de recourir à l’affrètement de ces navires ?

Mme Séverine Gipson. En situation de crise, les CROSS coordonnent tous les moyens nautiques et aériens d’une zone concernée, qu’ils soient publics ou privés. Dans vos interventions, vous avez évoqué les moyens nautiques. Pouvez-vous nous indiquer comment se déroulent les relations avec l’armée de l’air, laquelle a pris en charge 12 % des interventions en 2018 ?

M. Jean-Philippe Ardouin. Pour vous permettre de remplir l’ensemble de vos missions, nombre de vos prérogatives ont trait à la sauvegarde et à la protection de l’environnement. Le Président de la République a exprimé sa volonté de faire de la France une puissance maritime d’équilibre entre écologie et économie. En tant que député de la Charente-Maritime, département qui compte 463 kilomètres de côtes et quatre îles, ces problématiques m’interrogent au quotidien. Je pense notamment au risque de submersion lié à la montée des eaux, aux phénomènes climatiques exceptionnels comme celui que nous avons connu en 2010 avec la tempête Xynthia, ou encore à la disparition progressive de la biodiversité. Quelles mesures avez-vous prises, sur la façade atlantique, pour protéger la biodiversité de l’activité humaine et intervenir en cas de catastrophe naturelle et de montée des eaux ?

Mme Monica Michel. L’Union européenne estime que l’an dernier, 139 millions de tonnes de CO2 ont été relâchées dans l’atmosphère par les bateaux qui entrent ou sortent de son espace, soit autant qu’un pays qui occuperait la huitième position du classement des États les plus émetteurs de l’Union. Nous savons que le secteur du transport maritime s’est engagé dans un programme d’amélioration de ses flottes, notamment en construisant des navires propulsés au gaz naturel liquide, le GNL. Cette énergie permet des réductions d’émissions conséquentes – jusqu’à 25 % pour le seul CO2. Nous savons aussi que la réduction de la vitesse des navires est une solution souvent évoquée, portée par la France dans le cadre du dernier G7 à Biarritz, mais qui bloque par manque de consensus au sein de l’OMI. Pourriez-vous nous éclairer quant aux priorités de la France pour accompagner ce secteur sur le plan écologique, notamment dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre ? Quelles mesures mobilisables à court et moyen termes permettraient d’obtenir des résultats significatifs ?

Pourriez-vous également nous préciser quel serait le calendrier de préparation d’un écolabel pour l’ensemble de la chaîne logistique intermodale des flux transitant par les ports français, puis de son expérimentation dans l’axe Méditerranée comme l’a proposé le CIMER 2019 ?

Mme Carole Bureau-Bonnard. Pouvez-vous détailler davantage votre action de lutte contre la pollution maritime ? Comment s’exerce-t-elle ? Quelle est l’importance de l’OMI au plan mondial ?

M. Joachim Son-Forget. Vous avez évoqué les enjeux du changement climatique. L’un d’eux, positif, nous pousse vers la découverte et l’exploration des voies polaires. Nous avons parlé de l’exploit du bâtiment de soutien et d’assistance hauturier, le BASH Rhône. Nous savons les enjeux de souveraineté, l’importance d’assumer notre présence et le coût que cela représente, voire les enjeux de demain avec l’ouverture d’une voie transpolaire. Nous savons également l’exigence de prévenir la poursuite du réchauffement climatique, notamment en protégeant la biodiversité et les écosystèmes privilégiés. Du fait des différents objectifs régulièrement fixés par les grandes conférences sur l’océan, la marine nationale devra lutter toujours plus contre la pêche illégale dans des espaces de plus en plus grands et dans des aires marines protégées, les AMP, dans lesquelles toute activité de pêche pourrait être interdite.

Comment relèverons-nous tous ces enjeux ? Nous devons parfois opposer – y compris par surprise – notre propre présence celle, offensive, de sous-marins russes ou d’autres. Le Rhône pourra-t-il réitérer sa traversée selon des modalités identiques ? Je n’en suis pas certain. Qui plus est, notre présence en vue de défendre les AMP a un coût. Sans compter les nouvelles menaces, le coût de la présence permanente d’un SNLE en mer et celui d’un deuxième porte-avions. Si grande, historique et puissante soit-elle, la marine nationale aura à faire face, plus que les autres armes, à des enjeux majeurs. Notre commission devra d’ailleurs se saisir urgemment de ces sujets qui n’ont pas été complètement prévus par les contours de la LPM.

M. Denis Robin. Le maritime est l’une des grandes filières industrielles françaises. Elle se structure autour de quelques thématiques, dont deux ont été retenues pour hiérarchiser la priorité des actions des industriels et de l’État : le financement de l’innovation et la cybersécurité. Si les grands groupes, au titre desquels Naval Group, sont très sensibles à la question de la cybersécurité, ce n’est pas systématiquement le cas d’industriels de plus petite taille. Nous observons notamment que l’industrie maritime, qui fait parfois appel jusqu’à cinq niveaux de sous-traitance, n’est pas suffisamment sensibilisée aux contrôles de sécurité informatique de ses prestataires. Aussi sommes-nous en train de constituer, avec le concours de l’ANSSI, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, un centre d’échanges sur la cybersécurité. Deux pôles sont particulièrement mobilisés : Brest et Toulon, qui apportent leur expertise. Nous élaborerons une procédure et identifierons les bonnes pratiques à diffuser dans l’ensemble de la filière industrielle.

Amiral Jean-Louis Lozier. La sécurité maritime, définie comme la protection des activités civiles à caractère commercial, de plaisance ou autre, revêt deux aspects : l’échange et le partage d’informations d’une part, l’action, d’autre part.

Concernant le premier aspect, le MICA Center permet aux usagers de la mer – en premier lieu, les usagers français – d’être en relation avec la Marine nationale pour échanger des informations relatives à la sécurité de certaines zones. C’est ainsi qu’avant toute chose, le commandant du Ponant avait prévenu l’état-major d’Alindien, en avril 2018. Ce dispositif s’est progressivement élargi à de nombreuses zones, d’abord au profit des intérêts français mais aussi à toute compagnie qui en fait la demande.

Nous avons également créé au sein de ce centre, en coopération avec les Britanniques, le MDAT-GoG, le Maritime Domaine Awareness for Trade – Gulf of Guinea. Tout bâtiment qui entre dans cette zone peut s’abonner aux informations que nous diffusons dans le cadre de ce mécanisme, qui fonctionne très bien et est reconnu par l’ensemble des armateurs qui fréquentent le golfe de Guinée.

Enfin, nous y avons implanté une cellule dédiée à la Corne de l’Afrique. Seule conséquence du Brexit dans le domaine de la défense, le commandement de l’opération Atalanta de sécurisation du trafic maritime au large de cette zone est passé, le 29 mars dernier, d’un amiral britannique à un amiral espagnol et nous avons récupéré, à Brest, le centre d’échanges sur les informations maritimes. Notre intention est bien de faire de Brest et du MICA Center le centre à vocation européenne d’échanges d’informations maritimes. Cela participe de notre ambition de donner les moyens nous permettant d’être une puissance maritime.

M. Denis Robin. Vous m’avez interrogé sur les conséquences du Brexit pour nos pêcheurs et sur la situation des pêcheurs britanniques qui viennent pêcher la coquille Saint‑Jacques en baie de Seine. Le Brexit étant assorti d’une année de moratoire pour la pêche, les pêcheurs communautaires conserveront la possibilité de pêcher dans les eaux britanniques, et réciproquement, durant toute l’année 2020. L’Europe dispose désormais de 11 mois pour négocier avec les Britanniques un nouvel accord de pêche, entre une Union d’États et un État devenu tiers, et définir les conditions de délivrance de licences ou d’ouverture des eaux à nos pêcheurs.

Quant à la question de la pêche électrique et industrielle, elle relève désormais de la politique communautaire des pêches et se traite à Bruxelles. La France a été l’un des pays particulièrement insistants et actifs pour la faire interdire, compte tenu de son effet dévastateur sur la biodiversité et la ressource. Notre pays se montre très vigilant quant aux différentes pratiques utilisées, mais ne peut intervenir que dans le cadre communautaire.

S’agissant de la traversée de la Manche par des réfugiés en situation irrégulière, la question est très complexe. Je vous propose d’interroger le préfet maritime de Cherbourg que vous auditionnerez prochainement. Celui-ci déploie une activité quasi quotidienne dans ce domaine.

Par ailleurs, nous comptons deux sortes d’épaves dans les ports. Pour ce qui est de celles des bateaux de la marine de commerce, nous avons défini un système de déchéance de propriété. C’est un système très lourd, que nous pourrions peut-être améliorer, qui permet à l’État d’initier une action en liaison avec les ports dans lesquels ces épaves sont entreposées pour faire ensuite procéder à la déconstruction des coques et les livrer – dans des chantiers agréés par la Commission européenne comme étant écoresponsables. En outre, avec la fédération des industries du nautisme, nous avons élaboré un dispositif de responsabilité des acquéreurs pour faire procéder à la déconstruction des bateaux de plaisance qui sont abandonnés sur le littoral, dans les ports ou le long des côtes. Ce système fonctionne bien. Il nous reste à traiter la question du transport des épaves jusqu’au centre de déconstruction. En tout état de cause, nous avons déjà franchi un grand pas en la matière.

La question des accords de gestion entre la France et un autre pays – en l’occurrence Maurice, au sujet de Tromelin ou le nouvel exercice qui s’ouvre aujourd’hui avec Madagascar pour la gestion des îles Éparses – n’est pas seulement un sujet maritime mais un sujet diplomatique complexe. Le secrétaire général de la mer est associé au travail qui s’ouvre sur les îles Éparses. La délégation française qui discute avec les autorités malgaches fait valider en interministériel son mandat de discussion et le secrétaire de la mer est présent.

Concernant l’énergie des mers, la France a pris beaucoup de retard dans le développement de l’énergie maritime. C’est dommage, car nous avons laissé passer un certain nombre d’opportunités. La filière française ne s’est sans doute pas développée aussi bien et aussi complètement qu’elle l’aurait pu. Nous avons ainsi laissé passer la vague de l’éolien posé, faute d’avoir réagi suffisamment vite. Il n’existe donc plus de technologies françaises dans ce créneau. La France ne devra donc pas manquer la prochaine étape, celle de l’éolien flottant – puisque nous pourrons désormais éloigner les champs éoliens des côtes françaises grâce à des éoliennes qui flottent. En l’occurrence, elle est bien placée. Le Premier ministre, en actant le principe d’un giga annuel pour l’éolien en mer dans la PPE soumise à consultation, a complètement débloqué cette filière.

Amiral Jean-Louis Lozier. L’énergie en mer est l’une des activités du préfet maritime qui prend de plus en plus d’importance. Au-delà de la filière industrielle, il s’agit de concrétiser la construction des champs éoliens – et, surtout, favoriser leur acceptation par les usagers de la mer. Dans certains endroits, cela se passe bien. J’ai ainsi participé, la semaine dernière, à l’instance de concertation du champ d’éoliennes de Saint-Nazaire, où j’ai observé un bon compromis. En revanche, je suis un peu plus inquiet pour celui de Saint-Brieuc, auquel les pêcheurs manifestent une opposition. C’est le rôle du préfet maritime d’essayer de déminer les conflits d’usage.

Concernant les bâtiments à la disposition du préfet maritime pour intervenir en mer, on peut citer les remorqueurs d’intervention comme l’Abeille Bourbon, à Brest, mis en place à l’issue du naufrage de l’Amoco Cadiz. À l’époque, il y a 40 ans, mon prédécesseur n’avait pas de moyens. Depuis, nous avons systématiquement implanté des remorqueurs d’intervention à Brest, Toulon, Cherbourg et Boulogne. Ce sont des remorqueurs civils, et je crois qu’il faut qu’ils le restent. Je considère, en effet, que le métier spécifique du remorquage de forte puissance n’a pas vocation à être au sein de la Marine nationale. Il existe aussi des bâtiments de soutien et d’assistance affrétés. Jusqu’à récemment, nous en comptions deux à Brest. Après la décision de faire remonter l’Argonaute à Cherbourg, il n’en reste plus qu’un. À titre personnel, j’y vois une fragilisation de notre dispositif. C’est une préoccupation du préfet maritime. Nous avons, certes, admis très récemment au service actif deux bâtiments militaires de soutien et d’assistance, des BSAM. Mais ils n’ont pas exactement les mêmes missions et les capacités d’intervention d’un BSAA. Ces bâtiments ne disposent pas de cuve permettant de récupérer les hydrocarbures pompés en mer dans le cadre de la lutte antipollution, par exemple. En outre, la capacité de remorquage d’un BSAM est bien plus faible que celle du BSAA affrété qui nous reste, le Sapeur. Personnellement, je considère que notre système avec des bâtiments affrétés est bon. Je regrette, simplement, la fragilisation de ce dispositif.

Concernant les CROSS, l’armée de l’air participe avec ses moyens aériens aux opérations de sauvetage. Sur ma façade, j’utilise très régulièrement le Caracal basé à Cazaux. Normalement utilisé par l’armée de l’air lors d’opérations de sauvetage sur le territoire national, il a aussi une capacité en mer, qui nécessite les mêmes compétences. Il est d’alerte en permanence. Dès qu’il en a besoin, le CROSS Étel le requiert. Cette utilisation se passe très bien, sans aucune difficulté. Elle représente environ 6 % des missions de sauvetage sur la façade atlantique.

M. Denis Robin. Le sujet de la gestion du trait de côte préoccupe fortement les populations – certes, dans les territoires déjà frappés plus qu’ailleurs, mais c’est une préoccupation nationale. Le Premier ministre a demandé à la ministre de la transition écologique et solidaire de réfléchir, sur la base du rapport du GIEC qui a été remis l’année dernière, à une stratégie nationale, laquelle sera évidemment discutée avec l’ensemble des acteurs littoraux à la suite du rapport parlementaire sur ces questions. La concertation s’engage. J’espère qu’un plan d’action ou, en tout cas, des lignes force d’action pourront être présentées au prochain CIMER. Toute la difficulté réside dans le fait qu’il faut expliquer aux populations que ce ne sont plus les obstacles physiques qui assureront, à l’avenir, la meilleure protection, mais une véritable relocalisation des activités humaines sur un littoral menacé. Cela nécessitera une grande pédagogie.

J’en viens à la question relative à la protection de la biodiversité. La pollution à l’origine de la disparition de la biodiversité, l’acidification des océans ou le plastique en mer viennent de la terre. Toute la stratégie de lutte doit donc venir de la gestion à terre, ce qui complique terriblement la situation car nous devons travailler avec des populations et des collectivités qui se sentent moins mobilisées que celles du littoral, qui voient les dégâts. Nous savons, par exemple, que la lutte contre les plastiques en mer se gagnera au stade de la production, mais aussi grâce à l’identification, au repérage et au traitement des décharges qui se situent aujourd’hui sur les berges des cours d’eau et peuvent, à tout moment, se déverser dans les rivières, puis dans les fleuves et dans la mer. Si nous voulons lutter contre la pollution en mer, nous devons organiser cette lutte à partir des principaux cours d’eau qui charrient des déchets. Un important travail de concertation et d’explication national sera donc indispensable. Les collectivités devront notamment assurer la gestion de décharges très anciennes, dont elles n’imaginent pas un seul instant qu’elles pourraient être la cause de pollution plastique dans les océans.

Amiral Jean-Louis Lozier. S’agissant de la protection de la biodiversité au large du littoral de Charente-Maritime, nous disposons d’un outil majeur avec le parc naturel marin de l’estuaire de la Gironde et de la mer des Pertuis. Tout repose sur lui. C’est l’un des parcs naturels les plus récents. Il a contre lui le fait d’être l’un des plus grands en métropole. En tout cas, il importe de raisonner dans la durée. Le plus ancien parc naturel marin, celui d’Iroise, a 10 ans et fonctionne bien. Nous y avons trouvé le bon équilibre entre les activités économiques et la préservation de la biodiversité. J’espère que les élus de Charente-Maritime s’impliqueront un maximum dans ce parc naturel, car c’est vraiment là le lieu pour défendre convenablement la biodiversité et trouver les bons équilibres entre le développement du grand port de La Rochelle et la préservation voire la restauration de la biodiversité.

M. Denis Robin. S’agissant du carburant maritime, l’exploitation de la base de données du grand débat national nous a permis de constater à notre grande – et heureuse – surprise que 350 000 Français ont écrit sur la mer. Qui plus est, ces contributions sont à 100 % à contenu environnemental. Cela témoigne que les Français s’inquiètent de la préservation de la mer et des océans, au travers de trois grandes thématiques : les plastiques en mer, la surpêche et les pollutions atmosphériques et maritimes dégagées par le fioul utilisé. La France est très en pointe. Elle prend des initiatives à l’OMI, par exemple en proposant de réduire la vitesse des navires. Elle investit pour que, dans tous les ports français, on mette du GNL à disposition des bateaux. Cela permet de résoudre de nombreux problèmes liés au soufre et aux particules et au moins 20 % de ceux liés au carbone. La France a décidé d’installer des bornes d’alimentation électrique dans tous ses ports de croisière, pour éviter que les bateaux utilisent leur moteur auxiliaire en plein centre-ville pour produire leur électricité. À Marseille, un bateau de 8 000 passagers tourne à plein pour produire son électricité est source d’une pollution majeure. Les Marseillais ne l’acceptent plus.

Ce n’est pas encore le cas dans les ports militaires, qui n’ont pas de bornes d’alimentation électrique.

Amiral Jean-Louis Lozier. Sachez toutefois que, lorsqu’ils arrivent à Brest ou à Toulon, les bâtiments de la Marine nationale se branchent à quai. Ils ne font plus tourner leur diesel électrique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous investissons significativement dans la rénovation du réseau électrique de la base de Brest.

M. Denis Robin. En tout état de cause, le sujet concerne surtout les croisières.

Concernant les flux logistiques, nous lançons cette année l’expérimentation de la logistique de l’axe Méditerranée-Rhône dans le port de Marseille. Nous considérons d’ailleurs que l’activité portuaire est plus logistique que maritime. Aussi les thématiques portuaires seront-elles toutes rattachées au comité interministériel de la logistique, le CILOG.

Amiral Jean-Louis Lozier. S’agissant de la lutte contre le changement climatique, la France ne pourra pas agir seule. La dimension européenne est une évidence en la matière. Travailler avec nos voisins européens est d’ailleurs mon quotidien – et je ne parle pas uniquement des voisins de l’Union européenne, mais aussi des Norvégiens. En outre, je continuerai à travailler avec les Britanniques comme avant. En Afrique, les programmes d’aide à la surveillance des pêches et à la sécurisation du golfe de Guinée sont européens. La marine nationale travaille donc avec les différents représentants de ces programmes payés par l’Union européenne. La réponse stratégique à la fonte des glaces en Arctique devra probablement être européenne. La France peut faire beaucoup et être moteur, mais elle n’a pas les moyens d’assurer à elle seule l’ensemble des missions qui seront les siennes dans les années venir.

Mme la présidente Françoise Dumas. Notre commission porte un intérêt majeur à tous les sujets qui vous préoccupent. Nous nous déplacerons prochainement à Brest, ce qui nous permettra de poursuivre ces échanges.

Nous mesurons à quel point nous ne pouvons plus penser la défense sans penser notre place particulière en mer et dans le monde. J’espère donc que nous aurons l’occasion de vous revoir dans le cadre d’autres auditions. Je vous remercie pour votre présence, ainsi que pour la spontanéité et la franchise de vos réponses – lesquelles sont à la hauteur de l’attention que nous devons apporter à votre encontre, aux problématiques que vous portez et à la façon dont vous nous représentez dans le monde.

 


 

11.   Audition, à huis clos, de M. le vice-amiral d’escadre Laurent Isnard, préfet maritime de la Méditerranée (mercredi 12 février 2020)

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous avons reçu la semaine dernière M. Denis Robin, secrétaire général de la mer, et M. le vice-amiral d’escadre Jean-Louis Lozier, préfet maritime de l’Atlantique qui, outre les modalités de l’action en mer, nous ont expliqué les enjeux de sûreté et de sécurité dans la zone maritime atlantique.

Nous nous concentrons aujourd’hui sur notre façade maritime méridionale en recevant M. le vice-amiral d’escadre Laurent Isnard, préfet maritime de la Méditerranée.

Amiral, je vous remercie d’être parmi nous. Fernand Braudel décrivait la Méditerranée comme « mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d’innombrables paysages, non pas une mer mais une succession de mers, non pas une civilisation mais des civilisations entassées les unes sur les autres ». J’ajouterai l’extraordinaire biodiversité de cette région, puisqu’environ 17 000 espèces marines y ont été recensées.

Mais cette zone n’est pas seulement riche d’un point de vue naturel et culturel : elle est également riche d’enjeux. La Méditerranée est massivement empruntée par les réfugiés et les migrants venus d’Afrique et du Moyen-Orient, en particulier depuis ce qu’il est convenu d’appeler la crise migratoire de 2014. Le trafic dont ils sont victimes n’est, hélas ! pas le seul qui sévit dans la zone : de grandes quantités de stupéfiants et d’armes y transitent également par voie maritime.

De plus, la Méditerranée constitue un point de passage essentiel des routes maritimes mondiales en donnant accès au canal de Suez : si elle ne représente que 1 % de la surface maritime mondiale, elle voit passer 25 % du transport maritime, dont 30 % du transport pétrolier.

Outre son importante économique et stratégique, cette densité des échanges revêt d’importants enjeux environnementaux et de sécurité maritime, comme nous l’ont rappelé la collision, en octobre 2018, de deux navires, un chypriote et un tunisien, au large du Cap Corse et l’échouement du cargo Rhodanus, en octobre dernier, près de Bonifacio.

Le risque industriel est également présent sur nos côtes, notamment en raison de la présence du dépôt pétrolier de Marseille-Fos.

N’oublions pas non plus l’importance de la régulation des pêches, dont témoignent notamment les discussions sur les quotas de thon rouge.

Cette zone est également le lieu de nombreuses manœuvres d’affirmation de puissance de la part de certains pays, en particulier la Russie et la Chine, et devient ainsi le théâtre de rivalités de plus en plus intenses. La Turquie a également tendance à s’affirmer de façon parfois brutale ou du moins dans une posture de rivalité. Les manœuvres d’intimidation entreprises par la marine turque contre des navires de prospection gazière étrangère au large de Chypre, y compris dans les zones concédées par le gouvernement chypriote à Total, en sont une première illustration.

Cependant l’exemple le plus significatif des revendications excessives de la Turquie en Méditerranée est l’accord sur la zone économique exclusive libyenne conclu le 27 novembre 2019 entre le gouvernement turc et le gouvernement libyen de M. Fayez el-Sarraj. Ce texte entend établir une continuité entre les espaces maritimes turc et libyen, qui n’existent pas en droit international et viole ainsi la souveraineté de pas moins États tiers, à savoir Chypre, la Grèce et l’Égypte.

La France, grande puissance méditerranéenne, doit donc plus que jamais défendre ses intérêts dans cet espace maritime. Cela commence par la protection des sites de la marine nationale sur cette façade, en particulier la base navale de Toulon.

Enfin, n’oublions pas la menace majeure que constitue le terrorisme maritime dans cette zone.

M. le vice-amiral d’escadre Laurent Isnard, préfet maritime de la Méditerranée. Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les députés, merci de me fournir l’occasion de prendre la parole devant un auditoire particulièrement choisi.

Le Secrétaire général de la mer et mon homologue pour la façade atlantique, vous ont donc présenté les spécificités de cette autorité s’exerçant dans trois domaines bien différents : en tant que préfet maritime, un rôle interministériel de police générale en mer et le long de nos espaces littoraux ; un rôle interarmées en tant que commandant en chef d’un théâtre d’opérations, en l’occurrence celui de la Méditerranée ; un rôle enfin de commandant d’arrondissement, en charge des unités pré-positionnées le long de nos côtes et en zone Sud-Est. Je ne vous re-décrirai donc pas ces différents domaines ; je fais plutôt le choix de vous présenter tout d’abord deux exemples concrets, l’un lié à la protection de l’environnement, à la sauvegarde des biens et des personnes, l’autre à l’intervention en cas de crise ou d’action terroriste. Je consacrerai la troisième partie de mon propos à la protection de l’environnement, mais sous l’angle des relations internationales qu’elle implique pour mener une action efficace, pragmatique et mettant en commun des moyens comptés au niveau national comme européen.

Je vous présente tout d’abord mon théâtre d’opérations et sa spécificité dont vous avez déjà souligné, Madame la Présidente, certaines caractéristiques. La Méditerranée est un espace contraint – 1 % de la surface globale des mers, ce n’est pas beaucoup ; c’est donc un espace limité mais bordé par près de vingt-cinq pays : un jour de navigation suffit pour parcourir les quelques 700 kilomètres séparant le Nord du Sud, soit un peu plus d’une heure de vol en avion civil, et quatre jours pour ses 3 600 kilomètres d’Est en Ouest, soit de l’ordre de quatre heures trente par avion.

Cet espace restreint bien que nommé « mare nostrum » car bassin de notre civilisation, est cependant compartimenté en quatre espaces qui ont chacun leur logique locale. Vous parliez, Madame la Présidente, d’un monde multipolaire, nous y trouvons en effet quatre zones bien différentes présentant des cultures et des enjeux différents :

– la mer Noire avec notamment une frontière maritime avec la Russie, l’Ukraine et la Turquie ;

– la Méditerranée orientale, autour de Chypre et ses problématiques liées à la crise syrienne, aux migrants, au conflit palestinien et à la rivalité Gréco-turque ;

– la Méditerranée centrale, théâtre des problèmes d’émigration et des relations entre la Libye, Malte et l’Italie, la Libye, elle-même trait d’union entre l’Europe et la bande sahélo-saharienne ;

– et la Méditerranée occidentale que nous pratiquons tous et connaissons bien, entre le Détroit de Gibraltar, la France, l’Espagne, l’Italie, le Maroc et l’Algérie, espace entre l’Europe du Sud et le Maghreb, zone du dialogue 5+5.

La Méditerranée est une mer quasiment fermée : il n’existe qu’une seule ouverture naturelle, Gibraltar, et une ouverture artificielle, celle du canal de Suez, qui a été agrandie et doublée récemment. Pourtant 25 % du trafic mondial et un tiers de nos approvisionnements maritimes passent par la Méditerranée. C’est donc un espace stratégique pour l’Europe et pour la France, en particulier.

C’est aussi un espace de frictions, les usagers y sont nombreux et de toute nature, du particulier à l’Etat. À commencer par le tracé des zones économiques exclusives (ZEE): vous avez évoqué l’accord, assez surprenant, entre la Turquie et la Libye. Nous retrouvons ces disputes en Méditerranée orientale, autour de Chypre, mais aussi à nos frontières. Entre l’Espagne et la France, le tracé de nos ZEE respectives est disputé par les deux pays riverains. Nous avons appris à vivre avec, cela se passe en bonne intelligence mais elle n’en est pas moins contestée. En fait, la Méditerranée a été privatisée en quelque sorte par chacun des États, soit au travers des responsabilités de secours en mer, soit au titre de l’exploitation de ses ressources. Nous n’y trouvons quasiment plus d’espace avec un statut de « haute mer » comme il peut exister dans l’océan Atlantique, l’océan Indien ou l’océan Pacifique.

À côté des États, nous trouvons les usagers quotidiens de la mer, le long de nos côtes, dont les besoins ou exigences sont parfois difficilement conciliables : pêcheurs, exploitants de fermes d’éoliennes, plaisanciers, marines marchandes, marines de guerre, ONG, associations de sauvegarde de l’environnement… Ainsi la nécessité de protéger notre patrimoine peut parfois s’opposer à l’exploitation des ressources qu’il recèle. Ce milieu fragile fait partie de notre patrimoine commun, mais il est aussi un poumon économique qu’il nous faut faire vivre et fructifier en veillant à respecter un certain nombre de règles d’usage. Cette orientation politique est aujourd’hui à peu près convenue par tous.

Les priorités opérationnelles se traduisent aujourd’hui de la façon suivante. Au large de Chypre, est déployé pour quelques semaines le groupe aéronaval du porte-avions Charles de Gaulle. Ses avions participent à des patrouilles armées au-dessus de l’Irak et de la Syrie, au sein de l’opération Inherent Resolve (OIR) en charge de la lutte contre Daech, et dans le cadre d’une coalition internationale conduite par les États-Unis. Une frégate est dédiée à la surveillance de la situation en Syrie, notamment dans la poche d’Idlib où se déroulent des combats qui peuvent avoir, en raison de la présence de Daech, des conséquences évidentes pour nous tous en matière de sécurité intérieure et des engagements pris par le Président de la République. Des sous-marins, des avions de patrouille maritime et des frégates sont déployés régulièrement devant la Libye. En plus de la situation liée aux accords passés sur la ZEE, que vous évoquiez, entre le Premier ministre libyen el-Sarraj et le président de la Turquie, M. Erdoğan, nous cherchons également à caractériser toute violation de l’embargo sur les armes imposé par l’ONU pour la Libye.

C’est aussi notre participation à la surveillance de l’immigration. En Méditerranée occidentale, nous avons positionné un patrouilleur au large de Gibraltar et du Maroc pour surveiller les trafics et porter secours en mer aux gens qui cherchent à franchir la frontière maritime entre le Maghreb et l’Espagne pour atteindre le continent européen. C’est ce que faisait précédemment une vedette des douanes en juillet et août, et qui a permis de porter assistance à pratiquement 800 personnes, qui ont ensuite été remises aux autorités espagnoles en vue d’être raccompagnées au Maghreb. La Marine nationale participe également à l’opération européenne « Sophia » au large de la Libye.

L’une de nos priorités opérationnelles est également la surveillance de nos frontières. Nous avons 2 000 kilomètres de frontière maritime en Méditerranée, dont 1 000 sur le continent et 1 000 autour de la Corse. Pour ce faire, nous utilisons un réseau de dix-neuf sémaphores de surveillance, dont sept en Corse, et des patrouilles avec les moyens nautiques et aériens des différentes administrations françaises. Toute seule, la Marine nationale ne pourrait pas surveiller ces 2 000 kilomètres de côtes : nous partageons cette mission avec l’administration des Douanes, la Gendarmerie nationale et l’Administration des affaires maritimes. Depuis le central opérations, que je commande, je coordonne l’activité des patrouilles afin d’assurer la surveillance renforcée de nos frontières maritimes.

« Mare nostrum » signifie que la France est voisine de l’Espagne et de l’Italie, mais également de la Turquie, la Russie, l’Ukraine, la Syrie, l’Égypte, Israël et la Palestine puisqu’il n’y a pas d’État entre eux et nous. Nous sommes donc directement accessibles et nos destins sont liés par cette passerelle que constitue la mer.

Avant de répondre à vos questions sur nos enjeux en Méditerranée, je prendrai deux exemples illustrant l’intérêt de placer mes trois domaines de responsabilité sous l’autorité d’un même officier général de la Marine nationale.

Premier exemple relatif à la sauvegarde des biens et des personnes et le secours en mer : l’échouement du cargo Rhodanus dans une aire protégée des Bouches de Bonifacio. C’est une bonne illustration de la très grande variété des moyens et de la complexité de l’instruction d’une telle crise qu’il faut savoir mettre en œuvre à la survenue d’un tel événement.

Dans la nuit d’un samedi à dimanche – cela se produit toujours au meilleur moment ! –, à deux heures du matin, notre sémaphore du Sud de la Corse observe un navire suivant une route qui n’est pas conforme à celle annoncée: venant du Sud de la Méditerranée et transitant vers Marseille, il ne vire pas à l’Ouest pour franchir les bouches de Bonifacio. Le Marin de quart du sémaphore tente alors d’appeler la passerelle du cargo par VHF, puis par téléphone. En l’absence de réponse, le CROSSMED en relation avec le Centre des opérations de la préfecture maritime fait décoller un hélicoptère de l’Armée de l’air de la base de Solenzara, qui arrivera trop tard. Le sémaphore italien positionné en Sardaigne, en miroir de son homologue français, va tenter en vain lui aussi de le contacter ; cinquante minutes plus tard, malgré tous nos efforts, le bâtiment s’échoue sur une plage du Sud de la Corse.

Nous envoyons alors une équipe d’experts de la Marine nationale pour évaluer les dégâts. Elle est mise en place par un hélicoptère décollant de la base aéronavale de Hyères. Nous nous appuyons localement sur la base navale d’Aspretto en Corse, qui accueille vingt-cinq organismes différents de l’État, le travail interministériel est une pratique assez naturelle chez nous. Il s’agit d’évaluer les risques de pollution et nous mettons en place un dispositif antipollution depuis la terre et à l’aide d’un remorqueur affrété par la Marine nationale depuis la mer. Par arrêté préfectoral, j’interdis la navigation alentour afin de prévenir un « sur-accident » avec la venue de spectateurs. Nous faisons venir également le Service des phares et balises pour mettre en place un balisage afin que nos remorqueurs puissent travailler en sécurité au milieu des hauts fonds. Nous mettons en demeure l’armateur de récupérer son bateau et de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser la menace d’une pollution. Ainsi un « salvage master » désigné par l’assurance, vient évaluer les conséquences sur la structure du navire de ce « plageage » involontaire et étudier les modalités possibles de déséchouage du cargo.

Après la sécurisation du site de l’accident, nous contactons les autorités politiques, les élus locaux, le directeur du parc, puisque c’est une zone protégée, pour leur fournir les informations indispensables à la bonne compréhension de la situation. En parallèle nous faisons venir des plongeurs pour expertiser la coque. Nous appelons aussi des médecins : l’équipage était traumatisé, particulièrement le chef de quart. Sans oublier le lancement et l’accompagnement de la procédure judiciaire : le chef de quart et le commandant ont été entendus par le tribunal la semaine dernière.

Avec le « salvage master », nous avons examiné les conditions nécessaires pour déséchouer ce bateau chargé de 2 600 tonnes de rouleaux d’acier. Ce qui montre l’intérêt d’être un spécialiste de la mer et de bien connaître les bateaux pour apprécier et autoriser la proposition de sauvetage des armateurs et des assureurs.

Pour ce qui concerne l’échange d’informations, le préfet maritime est le lien naturel vers les autorités de l’échelon central, la Ministre du MTES et le Secrétaire général de la mer, les médias et les élus locaux, tout en instruisant et conduisant la manœuvre technique de résolution du sinistre.

Une fois la crise résolue, nous l’abordons ensuite sous l’angle mesures de prévention et organisation normative. Comment réduire la probabilité d’un tel accident et à tout du moins se doter des bons outils pour pouvoir agir en prévention comme dans le domaine curatif. Nous souhaitons ainsi faire reconnaître au niveau international le détroit de Bonifacio comme une zone réglementée, où le pilotage deviendrait obligatoire ; les services de la préfecture maritime ont réalisé une étude technique pour savoir ce qui est économiquement viable et quels moyens devraient être déployés. Cette solution devra être présentée et négociée à la fois à l’échelon central et au niveau des élus locaux.

Second exemple : la lutte contre le terrorisme. Chaque année, quelque cinq millions de passagers circulent en Méditerranée dans nos eaux territoriales, soit pour leurs vacances, soit pour se rendre d’une destination à une autre par voie maritime. Nous sommes très engagés dans la lutte contre le terrorisme sur tous les théâtres d’opérations, en Afrique ou au Levant: la France est donc une cible potentielle et nos bateaux sont des espaces fragiles. Une fois qu’un terroriste est à bord, il est plus difficile d’intervenir et nous pouvons craindre des actions redoutables à l’encontre des passagers ; les bateaux peuvent également être utilisés comme les brûlots du temps de la marine à voile, c’est-à-dire comme des bombes que des terroristes peuvent conduire quelque part et faire exploser. De manière aléatoire, nous embarquons des gendarmes et des fusiliers marins à bord de bâtiments de certaines compagnies, notamment celles assurant la traversée entre la Corse et le continent ou entre le Maghreb et nos ports méditerranéens, pour faire du lever de doute à l’égard de certains passagers et de la dissuasion. Nous effectuons aussi le criblage de listes de passagers afin de s’assurer qu’elles ne comportent pas des gens à risque déjà identifiés par nos services de renseignement.

Tel est le cas en septembre, lorsque de nuit, un membre d’équipage du ferry Pascal Paoli, qui avait appareillé de Corse, nous a appelés au secours : il avait des doutes sur un groupe d’une demi-douzaine de passagers au comportement étrange. Il fallait donc « lever le doute » sur cette menace potentielle avant de chercher à prévenir un éventuel acte terroriste, autrement dit avant d’avoir potentiellement à mettre en œuvre le plan de lutte contre des actions terroristes en mer, le plan Pirate-mer. Ce plan ne peut être décidé que par le Premier ministre. Après avoir reçu cet appel, le CROSS Med a transmis cette alerte au centre opérationnel de la marine (COM) de Toulon. Immédiatement une cellule de crise est activée, les moyens militaires sont mis en alerte (hélicoptères, gendarmerie maritime, fusiliers marins,…) et les spécialistes juridiques commencent à rassembler les éléments en vue d’une possible judiciarisation de cet évènement.

Nous avons dans un premier temps réorienté des frégates en patrouille au large de Toulon pour les pré-positionner à proximité du ferry, mis en alerte des hélicoptères et un avion de patrouille maritime, et fait appareiller des patrouilleurs de la gendarmerie maritime. Parallèlement, nous avons prévenu les autorités à terre, à Marseille, ville de destination afin qu’elles pré-alertent les services de secours, notamment le Bataillon des Marins-Pompiers de Marseille et les forces de sécurité intérieure pour qu’elles soient présentes à la réception du ferry si la menace venait à être confirmée. Nous avons pu ainsi faire embarquer à la mer discrètement durant le transit du ferry des gendarmes maritimes et des fusiliers marins tout en plaçant en alerte les commandos marine et le groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) dans l’éventualité où la menace aurait été confirmée. Il s’est trouvé que ce n’étaient pas des terroristes, mais seulement des personnes de nationalités étrangères au comportement inhabituel… Des contrôles d’identité ont été effectués par le détachement de la gendarmerie maritime et les choses en sont restées là. C’est un type d’action qu’il nous arrive de mener de temps à autre.

J’en viens à ma troisième partie : le développement durable, la protection du patrimoine et les relations internationales.

Quelques 85 % des eaux territoriales françaises en Méditerranée sont des espaces marins protégés. Il en existe dix-sept sortes : du parc marin à la réserve naturelle, en passant par les sanctuaires d’espèces particulières. Les statuts sont variés mais le besoin est le même, il s’agit de disposer d’une capacité à protéger la faune et la flore maritime de toute pollution.  Compte tenu de nos moyens, nécessairement comptés, la France a négocié toute une série d’accords avec d’autres états afin de pouvoir agir ensemble et se renforcer mutuellement. La Méditerranée étant une mer quasiment fermée, les pays riverains sont donc co-responsables du destin de ce patrimoine. Nous avons ainsi conclu avec l’Espagne l’accord Lion Plan visant à mettre en commun nos moyens de secours en cas de pollution. Il en est de même avec l’accord Ramoge Pol qui nous lie avec l’Italie et la Principauté de Monaco. Nous organisons des exercices annuels pour tester les procédures de mise en œuvre de ces moyens. En 2019, nous l’avons fait à Port-La Nouvelle et cette année, nous le ferons devant Monaco ou au large de la Corse.

Dans cette même logique internationale, nous avons également conclu des accords de protection, a priori, de la faune et de la flore. C’est le cas par exemple de l’accord « ACCOBAMS » signé par les vingt-cinq pays riverains de la Méditerranée pour la protection des cétacés. Il existe en effet plusieurs milliers de ces animaux en Méditerranée. De même un sanctuaire dénommé « Pelagos » pour la protection des mammifères marins, a été négocié entre l’Italie, la principauté de Monaco et la France. Il comprend un espace maritime allant des îles d’Hyères au golfe de Gêne en y incluant la Corse. C’est une zone immense, avec des règles et des usages réglementés.

Ces accords d’État à État sont négociés au niveau central par le Secrétaire général de la mer et le Gouvernement. Ils sont ensuite déclinés selon un principe de grande subsidiarité au niveau local par le Préfet maritime. Cette année, la France a pris la présidence de la fonction garde-côtes de l’Union européenne, en la personne du Secrétaire général de la mer. À Toulon, nous allons pour ce faire organiser au mois de juin un exercice international d’action de l’État en mer lié à cette présidence avec les pays européens, avec le concours de l’agence européenne pour la sécurité maritime (EMSA), pour la partie sauvetage, et de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (FRONTEX), pour tout ce qui est lié au contrôle des frontières et la lutte contre les trafics.

En conclusion, comme ces exemples ont pu vous l’illustrer, le métier est passionnant par la diversité et la complémentarité des domaines abordés. L’organisation française, pragmatique et nourrie de subsidiarité, est gage d’efficacité ; elle évite la dilution des responsabilités et la redondance des moyens. Pour ce qui concerne plus particulièrement le rôle du Préfet maritime, la mer demeure une zone de frictions compréhensibles entre usagers de toute nature et d’enjeux économiques, sociétaux et stratégiques. Nous nous devons de promouvoir le dialogue et la concertation afin d’imaginer la solution par le consensus et parfois la décision arbitraire par nécessité.

M. Jacques Marilossian. Amiral, vous aviez déclaré l’année dernière que le risque d’attentat perdurait en Méditerranée et qu’on ne pouvait exclure que la violence terroriste se manifeste par l’attaque de navires. Pouvez-vous faire un état de lieux précis des menaces de ce type en Méditerranée ? Quelles solutions préconisez-vous ?

Nous savons aussi que la menace est étatique. Nous avons des câbles sous-marins stratégiques en Méditerranée qui nécessitent une surveillance permanente. Quel est le bilan de cette surveillance pour l’année 2019 ?

En Méditerranée orientale, compte tenu des nouveaux enjeux liés aux réserves de gaz et d’hydrocarbures impliquant la Turquie, Chypre, l’Égypte, le Liban et Israël, la situation est de plus en plus complexe et, si j’ose dire, explosive. Dans cette zone, quels sont vos priorités et surtout vos besoins en moyens ?

M. André Chassaigne. Amiral, vos tâches sont multiples : lutte contre les trafics illicites, surveillance du transit des marchandises, protection des richesses environnementales dans un espace qui abrite 10 % de la biodiversité mondiale, lutte contre la pollution, recherche de la Minerve, etc. Pour les accomplir, vous vous appuyez sur plusieurs administrations. Cela requiert une coordination particulièrement complexe, du fait de la multiplicité des liens qui doivent être établis non seulement entre les différentes administrations françaises, mais avec les autres États ? Comment peut-on progresser dans ce domaine ?

Alors que la rénovation de la grande jetée à Toulon a débuté en 2019, les relations avec les diverses collectivités — métropole Toulon-Provence-Méditerranée, conseil départemental du Var et région PACA — se passent-elles correctement pour ces travaux d’investissement répondant à un intérêt commun ?

Mme Marianne Dubois. La Méditerranée n’est pas à l’abri du risque de tsunamis, liés à des glissements de terrain et des explosions volcaniques, à l’image de ce qui s’est produit en 2018, avec l’effondrement du Krakatoa : les éruptions du Stromboli notamment sont fréquentes. Comment les autorités et les populations sont-elles alertées ? Ces alertes sont-elles satisfaisantes ou existe-t-il des marges de progrès ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. Le caractère international de la mer Méditerranée et l’éloignement des côtes favorisent le déroulement d’activités illicites en haute mer, comme le trafic de stupéfiants, l’immigration clandestine ou des manœuvres terroristes. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur le développement du plan Vigipirate par vos services ?

Dimanche, j’ai assisté aux cérémonies à la mémoire du quartier-maître Christian Nicolas, disparu à bord de la Minerve, il y a cinquante et un ans. L’épave de ce sous-marin a été retrouvée en 2019, ce qui a donné lieu à de nombreuses cérémonies. Quel est votre avis sur l’origine de sa disparition ? Je saisis l’occasion pour remercier le commandant Vibert qui m’a beaucoup aidé dans mes recherches.

M. Yannick Favennec Becot. En février 2019, la France avait annoncé la fourniture de six bateaux au profit des garde-côtes libyens. Plusieurs associations avaient alors dénoncé cette décision et engagé une action en justice. À la suite du recours engagé devant la cour administrative d’appel de Paris, la ministre des armées a annoncé, début décembre, renoncer à cette livraison, ce dont notre groupe Libertés et territoires s’est réjoui. Tout au long de l’année 2019, nous avions, à plusieurs reprises, pointé du doigt le cas de la Libye que la France soutient d’un point de vue opérationnel, alors que ses garde-côtes font preuve de violence, allant jusqu’à tuer des migrants et que l’inhumanité de ses centres de rétention est connue de tous.

Plus globalement, notre groupe s’inquiète des conséquences de la coopération existant entre les pays de l’Union européenne et la Libye, en totale contradiction avec les injonctions de l’ONU de cesser tout soutien. J’aimerais connaître votre point de vue sur la pratique des garde-côtes libyens en Méditerranée à l’égard des migrants et sur la mise en place de conditions strictes à toute coopération bilatérale européenne avec la Libye, afin que les droits et la sécurité des personnes migrantes et réfugiées qui traversent la Méditerranée soient garantis et respectés.

M. Christophe Lejeune. La mer Méditerranée détiendrait le triste record du bassin le plus pollué au monde. Je souhaiterais donc vous interroger sur la prévention et la coordination des moyens français et européens pour la protection du bassin méditerranéen. Estimez-vous les moyens et la coordination mis en œuvre suffisants compte tenu de l’amplification des trafics mondiaux et de la présence de plus en plus prégnante de divers pays, dont la Chine ? A-t-on réellement les moyens de préserver ce bassin qui nous tient tant à cœur ?

M. Joaquim Pueyo. Deux missions de lutte contre les trafics d’êtres humains, d’armes ou de stupéfiants sont actuellement engagées en Méditerranée. La première, placée sous l’égide de l’OTAN, est l’opération Sea Guardian, lancée en 2016, qui vise à assurer la sécurité maritime dans cette région par un dispositif antiterroriste et à soutenir la gestion de la crise des réfugiés et des migrants en mer Égée. Elle a en outre contribué au suivi et à la surveillance des traversées clandestines en mer Égée, et au partage des informations entre les garde-côtes grecs et turcs et l’agence européenne FRONTEX. La seconde est l’EUNAVFOR MED, dite opération Sophia, sur laquelle j’avais fait un rapport il y a trois ans. Placée sous l’égide de l’Union européenne, elle devait se renforcer progressivement. Mais depuis mars 2019, cette opération ne comporte plus qu’un volet aérien, alors qu’auparavant des bateaux venaient surveiller, mais également aider les réfugiés.

Où en est-on ? La France participe-t-elle toujours à ces deux missions, qui devraient jouer un rôle important pour la stabilité et la lutte contre tous les trafics, mais aussi pour aider les réfugiés en détresse ?

M. le vice-amiral Laurent Isnard. Monsieur Marilossian, la France est fortement engagée dans la lutte contre le terrorisme, au Levant comme dans la bande sahélo-saharienne (BSS). Pour cela, les intérêts français et plus particulièrement nos ressortissants sont la cible potentielle d’une menace terroriste à la fois sur notre territoire comme à l’étranger. Les navires ne font pas exception.

La géographie physique et géopolitique du bassin méditerranéen commande. Les rives de la mer Méditerranée comptent de nombreux pays en crise, dont l’instabilité a favorisé le développement de groupes terroristes ou criminels.

Notre attention se porte en premier lieu sur les navires battant pavillon français, mais nous pouvons également être concernés par tout navire sur lequel se trouve un citoyen français, ou lorsqu’un pays partenaire nous demande du soutien. Sur des navires qui peuvent accueillir plusieurs milliers de passagers en incluant l’équipage, la probabilité de trouver un Français est grande, surtout en Méditerranée. Aujourd’hui, les lieux où les navires de croisière ou les plaisanciers peuvent faire escale en sécurité ne sont pas si nombreux, compte tenu de la multiplication des crises à travers le monde. Dans la partie nord de la Méditerranée, le nombre de navires de croisière augmente régulièrement, tout comme leur capacité d’emport, ce qui complexifie encore les problèmes de sécurité.

Pour en revenir au terrorisme, nous n’avons jamais connu un tel niveau de menace. Le risque de surprise stratégique existe toujours, mais nous faisons tout pour nous préparer à y faire face. La coopération entre les différents services de l’État est bonne et nos services de renseignement restent très vigilants. L’échange d’information est permanent. Nous tenons des réunions régulières avec les représentants des services des différents ministères qui participent à la surveillance des trafics en mer pour évaluer la situation et coordonner nos actions. Les sources d’information et les moyens pour agir sont complémentaires. Nos différentes cultures ministérielles nous permettent d’apporter des regards et une analyse différents sur une même situation afin de faire émerger du bruit de fond un élément significatif qui déclenchera une action : cela peut être un appel d’un commandant d’un bateau civil, mais aussi la manifestation d’un trafic secondaire ou des flux financiers suspects, à l’image de ce qui se passe dans la rue, dans nos quartiers. Entre administrations, nous partageons ce que nous avons besoin de partager, en respectant les missions et spécificités de chacune. C’est l’intérêt d’avoir un chef unique pour l’action de l’État en mer, capable de coordonner l’action de chaque administration en bonne intelligence et en complémentarité. Nous nous renforçons mutuellement avec le même objectif de servir au mieux l’État et donc nos concitoyens.

Vous m’avez également interrogé sur les câbles sous-marins. En effet, Marseille est un point nodal de ces réseaux, un des hubs les plus importants en Méditerranée. Mais quel État a les moyens d’aller espionner discrètement un câble par plus de deux mille mètres de fond en Méditerranée ? Le besoin de surveillance porte donc avant tout sur les atterrages, et non sur les câbles immergés.

Les réserves gazières découvertes autour de Chypre intéressent tout à la fois l’Égypte, Israël, le Liban, Chypre, la Grèce et la Turquie. D’un volume estimé à peu près équivalent à celles dont disposent les États-Unis, ces réserves colossales sont donc très disputées, en l’absence de règles faisant l’unanimité sur le partage de la ressource. La démarche entreprise par la Turquie est inquiétante à double titre : d’abord par le fait que l’accord bilatéral sur la définition de la ZEE qu’elle a signé avec la Libye fait abstraction des États voisins concernés, ensuite par sa volonté d’exploiter un gisement dans une ZEE contestée et soumise à un arbitrage international en cours d’instruction. Cette attitude pose un problème de jurisprudence dont les conséquences dépassent largement le cadre de la Méditerranée. A terme, la jurisprudence peut devenir la coutume. Et en mer, la coutume fait partie du corpus juridique qui réglemente la vie des usagers. Si nous laissons la loi du plus fort s’appliquer en mer, c’est l’ensemble du dispositif bâti avec la rédaction de la Convention de Montego Bay qui devient caduque. Pour l’heure, nous n’en sommes pas encore là. La priorité est, d’une part, de garantir la liberté de navigation dans les eaux internationales et, d’autre part, d’assurer l’application des accords internationaux et du droit coutumier. L’Union européenne a adopté des résolutions et pris une série de mesures pour régler ce différend au niveau politique.

M. Chassaigne m’a demandé si je n’avais pas trop de sujets à coordonner compte tenu de la diversité de mes domaines de responsabilité. L’organisation française de la fonction garde-côte est particulièrement efficace, même si elle peut paraître complexe au premier regard. Vous citez les liens multiples qui doivent être établis et les actions à ordonner. C’est une réalité. Mon état-major travaille en permanence à entretenir et développer ces liens et notre connaissance mutuelle entre administrations et avec nos partenaires des pays partenaires. Des officiers de liaison sont échangés soit de manière permanente soit en cas d’événement ponctuel pour armer les cellules de crise lorsqu’un incident nautique se produit. Ces cellules accueillent également des représentants des armateurs, des assurances, ainsi que le procureur pour préparer le volet judiciaire qui suivra. J’entretiens aussi des contacts avec les élus du littoral, car les crises en mer ont souvent des conséquences à terre. Nous avons bien sûr tous en mémoire les grandes marées noires. Avoir un coordonnateur unique nous permet d’aller vite, tout en bénéficiant de toutes les expertises requises. C’est un véritable gage d’efficience.

Madame Dubois, un tsunami est toujours envisageable en Méditerranée. Nous sommes particulièrement vigilants à Toulon car nous abritons dans la base navale cinq sites classés Seveso et jusqu’à huit centrales nucléaires. Les risques sismiques et de subversion sont pris en compte dans la conception de nos infrastructures par les ingénieurs des établissements du service d’infrastructure de la défense (ESID) du ministère des armées. Les systèmes d’alerte à la population sont bien en place et des communications régulières en lien avec les mairies et la préfecture départementale sont effectuées.

M. Cubertafon, concernant le plan Vigipirate, des équipes de gendarmes maritimes et de fusiliers marins, embarquent à bord des navires des compagnies nationales, à titre préventif et en fonction d’une analyse de risques réalisée en amont. Les listes de passagers au départ et à destination de la France font l’objet d’un criblage par les services de gendarmerie, de la police de l’air et des frontières et des douanes. Je tiens à souligner sur ce point l’importance que les compagnies maritimes nous fournissent les listes les plus précises possibles, afin d’approcher du niveau de sécurité du transport aérien. Enfin nous mettons en place une cinquantaine de dispositifs de protection par an sur la zone littorale, à terre et en mer, surtout au printemps et en été lors de grands rassemblements, en utilisant des embarcations rapides ou des patrouilleurs le long des côtes afin de prévenir une attaque venue de la mer.

La France possède deux mille kilomètres de côtes en Méditerranée, soit deux mille kilomètres de frontière extérieure de l’Union européenne. Une personne qui souhaite prendre l’avion fait l’objet de plusieurs contrôles avant son embarquement. Ceci n’est pas vrai dans le transport maritime. C’est donc un axe d’effort que nous partageons avec les compagnies maritimes. Pour cette raison et avant tout pour protéger l’environnement et en particulier les herbiers de posidonies, nous mettons en place une politique de contrôle des mouillages, qui nous permettra également de mieux savoir qui fait escale le long de notre littoral.

M. Favennec Becot, l’action des garde-côtes libyens est un sujet plus politique que militaire. Tous ceux qui agissent dans le cadre de cette crise des migrants, garde-côtes libyens, ONG, … interviennent selon leur propre logique. Les appréciations sur l’efficacité et les méthodes des uns et des autres ne sont pas unanimes. Cependant pour l’heure, un consensus a été établi, et un accord lie l’Union européenne à M. El-Sarraj, Premier ministre d’un gouvernement internationalement reconnu. Ses garde-côtes sont subventionnés, soutenus et formés en partie par l’Italie et l’Union européenne, qui consentent un effort important. La France y contribue également. Pour ce qui est de l’efficacité et du respect des bonnes pratiques par les garde-côtes libyens, il ne m’appartient pas de porter un jugement de valeur sur ce point.

Monsieur Lejeune, la coordination avec nos partenaires étrangers est bonne. Je voudrais citer en exemple le forum 5 + 5, qui réunit cinq États de la rive Nord : l’Espagne, la France, l’Italie, Malte et le Portugal, et cinq États de la rive Sud : l’Algérie, la Libye, la Mauritanie, le Maroc et la Tunisie. Nous avons accueilli à Toulon en 2019 le sommet annuel des Chefs d’état-major des marines du 5+5. Dans le domaine maritime, son objectif est de renforcer la coopération et d’améliorer la coordination entre les marines, et d’offrir à chaque marine des opportunités de « monter en gamme » par des exercices réguliers afin de renforcer nos capacités à faire face individuellement et collectivement aux menaces, dont les trafics illicites. Cela fait partie des petites briques qui sont assemblées afin de contribuer à la sécurisation de la Méditerranée.

Vous avez cité la Chine, qui montre en effet un intérêt croissant pour la Méditerranée. Le déploiement d’un groupe naval chinois en Méditerranée est désormais régulier. Mais c’est sa présence économique qui est la plus sensible, notamment par le biais d’acquisition ou de location d’infrastructures dans un grand nombre de ports méditerranéens. Pour l’instant, l’expansion chinoise se cantonne à l’établissement de la « route de la soie » maritime et menace déjà nos intérêts économiques et à terme notre autonomie stratégique.

M. Pueyo, la France participe en effet toujours à l’opération Sea Guardian de l’OTAN. Mais c’est l’ensemble des moyens aéromaritimes déployés dans la zone qui contribuent à la mission de surveillance. Ponctuellement des moyens dédiés spécifiquement sont placés sous commandement de l’OTAN pour cette opération. La mission européenne Sophia prévoyait en effet plusieurs étapes, allant jusqu’à ouvrir la possibilité d’actions dans les eaux littorales. Le volet maritime de cette mission a été suspendu en mars 2019, en raison du refus de l’Italie d’accueillir dans ses ports les bâtiments ayant recueilli des migrants. Sur le plan opérationnel, la mission Sophia est donc réduite pour l’essentiel aujourd’hui à son volet aérien, auquel la France participe toujours par des vols réguliers d’avions de patrouille maritime. Cette surveillance permet d’informer les centres de coordination et de sauvetage en mer (MRCC), italien et libyen, de la position des embarcations de migrants que nous repérons au large de la Libye ou de la Tunisie.

M. Jean-Jacques Ferrara. Ma première question s’adresse au commandant en chef pour la Méditerranée. Vous venez de l’évoquer, la Méditerranée orientale fait l’objet de tensions croissantes. Force est de reconnaître l’agressivité croissante de la Turquie, dont des actions liées aux forages pétroliers ou gaziers dans les eaux chypriotes sont considérées comme illégales par l’Union européenne et Washington. Parallèlement, la question libyenne a fait l’objet de flops diplomatiques dans les différentes conférences, à Moscou, Berlin ou Alger, et a été un des points essentiels du sommet de l’Union africaine. La Turquie, qui a signé un accord de délimitation maritime avec le gouvernement libyen d’union nationale (GNA), est accusée, en contravention aux engagements pris à la conférence ce Berlin, de violer l‘embargo sur les armes, d’acheminer des combattants ou des mercenaires étrangers, dont syriens, et des instructeurs pour soutenir le gouvernement El-Sarraj. À l’inverse, la France est accusée d’aider le général Haftar. D’autres nations, comme les Émirats arabes unis et la Russie sont également présentes. On assiste à un retour plus marqué de la Grèce dans le jeu des nations après l’annonce d’un partenariat stratégique avec la France, mais également avec Israël, et le développement d’une coopération avec l’Arabie saoudite. Chypre semble quant à elle amorcer un réarmement.

Quelle est votre appréciation de la situation dans cette zone ? Quelles sont les conséquences pour la France et pour l’Europe du point de vue sécuritaire et énergétique ? Je pense au gazoduc EastMed dont l’objectif semble être de faire de Chypre, d’Israël vers la Grèce, un maillon dans la chaîne d’approvisionnement énergétique de l’Europe.

Enfin, le développement de la grande plaisance a un impact non seulement environnemental mais aussi sécuritaire. Vous avez évoqué les risques d’actes terroristes sur les navires à passagers, mais j’ai entendu dire que certains grands bateaux de plaisance, qui ont à leur bord des personnalités, possèdent et utilisent des technologies embarquées pour effectuer du brouillage, avec toutes les conséquences que l’on peut craindre pour notre sécurité.

Mme Patricia Mirallès. Monsieur le vice-amiral, les opérations de sauvetage en mer dans le cadre de la mission Sophia ont été suspendues depuis le 29 mars 2019 face à l’opposition du ministre de l’intérieur italien Matteo Salvini. Le départ de ce dernier et de la Ligue du Nord du gouvernement, l’été dernier, permet-il d’envisager une évolution de la politique de sécurité italienne ? À défaut, la France dispose-t-elle des moyens logistiques pour reprendre le flambeau ?

M. Christophe Blanchet. Je souhaite revenir sur les attaques terroristes de navires. Vous avez évoqué les 10 millions de passagers annuels et vous avez présenté les équipes de protection mises en place pour les ferries et les dispositifs en zone littorale pour éviter les attaques de la mer vers les plages. Je m’interroge sur la protection des grands paquebots de croisière, qui embarquent 5 000 à 8 000 personnes. Ce n’est pas en pleine mer ni même à quai qu’ils sont le plus vulnérables. En effet dans les ports, on n’accède aux navires qu’à travers des zones de contrôle. C’est quand ils mouillent en baie, comme dans la baie de Cannes, à un ou deux milles de la côte, à la fois isolés et visibles. En effet on peut, non loin de là, à Mandelieu, louer un bateau sur simple présentation du permis. Arrivé à proximité du paquebot qui, portes ouvertes, a débarqué une partie de ses passagers, il suffit de prétexter une panne moteur et de demander à s’accrocher à lui, conformément au code maritime, pour y faire monter des hommes armés.

Quels dispositifs de sécurité sont actuellement prévus pour ces paquebots de croisière qui peuvent arriver à trois, quatre ou cinq en saison estivale, soit potentiellement plus de 30 000 personnes ? Existe-t-il des mesures de dissuasion visibles ? Sinon, quelles devraient être les mesures adaptées ? Pour l’embarquement à quai, la sécurité est financée par les exploitants, mais si une sécurité visible et dissuasive devait être organisée au mouillage, par qui devrait-elle être financée ?

M. Jean Lassalle. Monsieur le vice-amiral, vous avez contextualisé en quelques mots un espace très complexe et vous nous avez informés des multiples responsabilités qui sont les vôtres et, à travers vous, les nôtres. Comme toujours lorsqu’on parle de la Méditerranée, j’ai été impressionné.

Pour des raisons de temps et de bienséance, j’éviterai toute question de nature politique. Quel est le nombre d’hommes dont vous disposez ou qui sont placés sous votre autorité dans cette redoutable mission ? Vous avez parlé d’intervention ponctuelle de l’Italie. Avez-vous le sentiment de voir perdurer une politique d’intervention au coup par coup des différents pays européens ou bien, au contraire, observez-vous la mise en œuvre d’une véritable politique d’intervention en Méditerranée ? Enfin, avez-vous le sentiment que nous sommes au rendez-vous d’une des grandes énergies renouvelables dont il est beaucoup question, celle de la mer, sous ses différentes formes ?

M. Jean-Louis Thiériot. Amiral, vous avez évoqué, ainsi que mon collègue Jean-Jacques Ferrara, la situation liée au comportement de la Turquie, autour de Chypre ou en Libye. La Turquie est aussi un de nos alliés dans l’OTAN. Quelle est aujourd’hui la nature de notre coopération opérationnelle avec la marine turque et quelle peut être son évolution ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Les débats ont permis de faire le tour de tous nos voisins méditerranéens, ce qui permet de réaliser que lorsqu’on habite les côtes varoises, comme ma collègue Sereine Mauborgne, ici présente, ou moi, on se trouve à équidistance de l’Algérie et de Lille, ce qui change notre vision des choses. Toutefois, la Méditerranée nous offre l’opportunité d’être aussi voisins des Russes, grands absents de notre échange, jusqu’à présent. En surface ou sous la mer, notre relation est-elle aussi tendue qu’en matière de cyber sécurité ou sur d’autres théâtres où nous avons l’occasion de nous croiser ?

Mme la présidente François Dumas. Merci, cher collègue, de rappeler des faits évidents mais fondamentaux. C’est pourquoi, amiral, nous souhaitions profiter de votre regard si précieux sur ces zones que l’on a tendance à ne pas contextualiser.

M. le vice-amiral Laurent Isnard. Nous avons en effet peu parlé de la Russie, ni d’un certain nombre d’autres acteurs étatiques extérieurs qui jouent aussi un rôle important en Méditerranée.

Je commencerai par les États-Unis, qui manifestent aujourd’hui un intérêt moins visible pour la Méditerranée qu’il y a quelques années, quand des groupes aéronavals américains et leurs porte-avions y étaient présents en permanence. Aujourd’hui, ces groupes ne sont souvent que de passage, sur le trajet qui les mène du détroit de Gibraltar au canal de Suez puis vers le détroit d’Ormuz. La marine américaine reste néanmoins un de nos partenaires majeurs en Méditerranée, avec entre autre ses frégates et ses avions de patrouille maritime. Ainsi le porte-avions Charles de Gaulle, qui opère actuellement au large de Chypre, compte dans son escorte une frégate américaine. Nos relations demeurent excellentes, mais il faut admettre que depuis l’ère « Obama », leur présence diminue.

Nous assistons également à l’importation en Méditerranée de conflits extérieurs à notre zone. Ainsi les dissensions entre les États membres du Conseil de Coopération du Golfe ou les tensions entre les Émirats et l’Iran se prolongent en Méditerranée. L’intervention des forces britanniques sur un pétrolier iranien à Gibraltar en est aussi un autre exemple. L’Iran, par ailleurs a obtenu un accès à la Méditerranée, par le biais du Hezbollah libanais ou plus directement par sa présence en Syrie. Enfin dans le conflit interne libyen sont engagés de part et d’autre et à différents niveaux de nombreux pays extérieurs à la Méditerranée.

Pour ce qui est de la Russie, nous envoyons régulièrement des bateaux de la Marine nationale en mer Noire. Nous avons bien sûr des contacts avec la marine turque, et avec la Bulgarie, la Roumanie et la Géorgie, où nous faisons des escales. Nous voulons rappeler que c’est une zone internationale. La convention de Montreux fixe les règles de passage dans les détroits et nous les mettons en œuvre afin de bien montrer que nous allons quand nous le voulons en mer Noire : ce n’est pas une mer fermée. L’OTAN aussi fait avec ses bateaux des escales régulières en groupe dans cette zone. Il n’y a pas d’agressivité particulière avec la Russie en mer Noire ; de même, lorsque nous sommes au large de la Syrie, la marine et l’aviation russes sont présentes. Des avions viennent à la rencontre des nôtres, il y a parfois des marquages de bateaux, mais cela reste conforme aux règles d’usage. Mais nous sommes face à un acteur assez opportuniste : partout où l’Occident se désengage, la Russie est présente. Nous l’avons constaté sur le théâtre syrien, nous le constatons sur le théâtre libyen. Partout où nous cesserons d’aller, les Russes seront là. Par tradition, la Russie était déjà intéressée par la Méditerranée ; c’était déjà le cas du temps de la guerre froide : sa flotte était présente au mouillage devant la Libye, mais elle entretenait également des coopérations avec l’Égypte, l’Algérie ou la Syrie, dont les équipements sont d’origine soviétiques. D’autres acteurs comme la Chine seront dans la même logique pour des raisons économiques pour l’instant.

Monsieur Ferrara, vous m’avez interrogé sur la ZEE chypriote, notamment au sujet des oléoducs et des gazoducs. Dans cette compétition, tout le problème est de faire reconnaître ses droits, mais la finalité est clairement financière : comment redistribuer ou se partager, cette manne ? Ce gaz doit-il se rendre via la Turquie et vers la Russie ou bien directement vers l’Union européenne. L’accord en cours de négociation entre l’Égypte, Israël, la Grèce et Chypre, privilégie une option directe par gazoduc vers l’union européenne. C’est une question stratégique très vaste. Ma préoccupation d’aujourd’hui est de savoir comment ne pas surenchérir militairement, tout en refusant le fait accompli, pour laisser le temps à la négociation politique et économique.

Madame Mirallès, vous m’avez interrogé sur la mission Sophia, le sauvetage des migrants et l’évolution de la position italienne sur l’accueil des migrants. Avons-nous les moyens d’agir seuls ? Non, nous n’en sommes pas capables. Bien que les chiffres aient diminué, les différents moyens, étatiques ou d’ONG, ont recueilli plus de 11 000 migrants en Méditerranée centrale en 2019. Mais plus que le manque de moyens maritimes, c’est le devenir des migrants une fois ramenés en sécurité à terre, et donc leur répartition entre États européens, qui pose problème. C’est une affaire de sauvetage en mer qui se transforme en problème de migrants… Il s’agit d’une question politique et non pas militaire.

Monsieur Blanchet, vous m’avez questionné sur les risques d’attaques terroristes sur les gros paquebots au mouillage. Vous avez décrit le mode opératoire ; heureusement que vous n’êtes pas terroriste !

Mme Aude Bono-Vendorme. Il peut faire du conseil !

M. le vice-amiral Laurent Isnard. Une menace terroriste pèse bel et bien sur ces navires, menace que vous avez parfaitement illustrée. Cette menace doit être traitée par une approche large. On dit toujours que la défense de nos concitoyens commence au large et se termine en protection le long de nos côtes. Elle passe aussi par les forces de sécurité intérieure. C’est grâce à nos forces de sécurité intérieure – police, gendarmerie, polices municipales ou direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) – que nous avons une bonne connaissance de ce qui se passe sur notre territoire. Nos zones portuaires en particulier sont très surveillées : nous savons que ce sont des zones de transit et de rencontre, donc éminemment sensibles. La protection des bateaux au mouillage, même à un ou deux nautiques de la côte, passe avant tout par le dispositif de sécurité en place à terre. Il faut ensuite surveiller ce qui vient d’un peu plus loin : c’est tout l’intérêt de l’échange d’informations à travers la chaîne sémaphorique. Grâce à nos dix-neuf sémaphores en Méditerranée, dont sept en Corse et douze couvrant à peu près toute la côte continentale, nous avons une assez bonne vision des bateaux qui transitent dans cet espace.

À cela s’ajoutent les patrouilles nautiques. Lors de réunions hebdomadaires, nous organisons les patrouilles des différentes administrations le long de nos côtes, divisées en secteurs : tel jour les gendarmes, le lendemain les douanes, puis les affaires maritimes, puis la marine nationale, en fonction du plan de charge de chacun, afin d’assurer un quadrillage systématique de nos eaux territoriales. Nous partageons le fardeau entre administrations.

Comment faire plus ? Nous pourrions obliger les compagnies à mettre en place des dispositifs de sécurité permanents à bord, à leurs frais, à l’exemple de ce qui se fait à la SNCF, où des équipes de sécurité patrouillent en armes. Il faut l’imposer, et cela ne pourra se faire que par la loi ; les compagnies répercuteront le coût sur les billets, comme les compagnies aériennes ou la SNCF.

Monsieur Lassalle, j’ai actuellement sous ma responsabilité territoriale environ 15 000 militaires, sans tenir compte du personnel civil du Ministère des armées. Ainsi que les trois quarts des frégates de premier rang, tout le corps expéditionnaire de la marine, c’est-à-dire les bâtiments amphibies, le porte-avions, les hélicoptères embarqués, les sous-marins nucléaires d’attaque ou les marins-pompiers au titre de la protection civile. Cela fait beaucoup de monde. Il y a aussi les moyens d’instruction : 8 000 stagiaires qui passent chaque année par le groupe des écoles de Saint-Mandrier, à Toulon. En effet une grande partie de la formation de la Marine nationale se fait en Méditerranée. Nous participons aussi à la formation de nos jeunes : trente-cinq préparations militaires marine (PMM), les cadets de la défense… Il est difficile de tout lister, mais c’est une œuvre collective. Je ne suis pas seul, je m’appuie sur un état-major compétent et efficace qui organise et instruit l’ensemble des sujets concernés. C’est bien une œuvre collective ou chacun a sa place. Nous avons besoin de chaque marin et de chaque personnel civil de la Défense.

J’organise également très régulièrement des réunions avec les services des différentes administrations agissant en mer. Nous partageons beaucoup, nous travaillons vraiment dans un esprit d’équipe. Nous savons quel est le bien commun à protéger. Il n’y a pas de problème particulier entre les administrations sur la côte méditerranéenne. Lorsque les douanes font naviguer leur patrouilleur Jean-François Deniau pendant deux mois devant le Maroc pour surveiller l’émigration, ce bateau travaille au profit de l’agence Frontex, de l’Union européenne, et je le pilote depuis le COM de Toulon avec son autorité de tutelle, les douanes de Marseille. Nous échangeons le renseignement, les bonnes pratiques et nous décidons ensemble des modalités d’action pour remplir la mission. Mais il faut à la fin un responsable pour signer et décider, c’est mon rôle. Mais comme je viens de vous l’illustrer, c’est avant tout un travail collectif et collégial qui se fait en bonne intelligence.

Monsieur Thiériot, la Turquie, effectivement, est membre de l’OTAN et c’est à ce titre que nous coopérons avec ce pays. Cela se passe bien. Nous n’avons pas de difficultés de coordination. Nous échangeons de l’information à la mer. Les bateaux de l’OTAN en navigation communiquent leur situation et l’information dont ils disposent. Il y a quelques semaines, je suis allé rencontrer sur place mon homologue, ou plus précisément le responsable des opérations maritimes pour expliquer ce que nous venions faire, connaître leurs intentions et nous coordonner en tant que membres de l’OTAN. Nous avons des réunions régulières entre les marines de l’OTAN qui se passent en bonne intelligence. Lorsque nous rencontrons un navire turc, il nous arrive même d’organiser des exercices en commun.

M. Bastien Lachaud. Quels sont nos liens opérationnels avec les garde-côtes libyens quand un de nos bâtiments croise à proximité des côtes libyennes ? Avez-vous constaté des évolutions du point de vue statistique depuis l’arrêt de la composante maritime de Sophia ? Quel est votre avis, en tant que militaire, sur l’utilité d’une mission navale sans bateau ?

La pollution de la Méditerranée par les matières plastiques a fait beaucoup parler d’elle ces derniers temps. Environ 10 % de la pollution provient du transport maritime, des déchets de la pêche ou autres, et 70 % des activités côtières, notamment des décharges en plein air autour de Marseille, Nice et la Corse. En tant que préfet maritime, quels sont vos moyens d’action sur cette pollution et ses conséquences ?

Mme Sereine Mauborgne. Monsieur le vice-amiral d’escadre, merci pour vos propos liminaires. Nous sommes un certain nombre à vous partager comme préfet maritime avec beaucoup de fierté.

À la suite du dernier plan POLMAR déclenché au mois d’octobre par votre prédécesseur, un redéploiement de moyens avait été évoqué, notamment au nord du Cap Corse. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’avancée de ces travaux, sachant que, dans l’intervalle, le ministre en charge de ce plan pour la Méditerranée a changé, ce qu’à titre personnel je regrette infiniment ?

M. Jean-Michel Jacques. Je reviendrai sur le contre-terrorisme maritime, déjà évoqué par plusieurs de mes collègues. C’est un sujet que vous connaissez bien pour l’avoir étudié en tant que nageur de combat et sur lequel j’ai eu l’occasion de travailler avec vous dans une autre vie. Le contre-terrorisme maritime s’est développé en 1985, lorsque l’Achille Lauro a été pris en otage sur les côtes italiennes. Dans les années 1995, autour de Marignane, les risques s’aggravant pour les ferries entre Alger et Marseille, la marine nationale a pris les choses en main et développé des groupes de contre-terrorisme maritime dont vous étiez acteur. Depuis est apparue une nouvelle menace terroriste, contre laquelle a été développé le très complet dispositif Vigipirate mer.

Ma question concerne la coopération opérationnelle. Peut-on envisager la création, à l’image de la force Takuba en cours de déploiement dans le Sahel, la création dans l’espace méditerranéen, d’un dispositif de forces spéciales de contre-terrorisme pour faire face à cette menace ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. Nous avons été quelques députés à être sollicités pour un nouveau navire. Pensez-vous qu’un patrouilleur d’interception rapide léger vous serait utile et vous permettrait d’être plus efficaces dans vos missions ?

Mme Séverine Gipson. La mer Méditerranée est un lieu touristique très fréquenté depuis les vacances de Pâques jusqu’au moins d’octobre. De nombreux bateaux de plaisance, des bateaux de croisière et des ferries venant de tous horizons y passent, certains en provenance de pays lointains comme la Syrie et la Turquie, entraînant une augmentation des flux de personnes mais aussi des flux financiers. Comment vous observez-vous et intervenez-vous concernant les migrants qui essaient chaque jour de rejoindre la France en toute clandestinité, en montant dans les camions qui se trouvent dans les ferries, ou encore dans des bateaux de plaisance de passeurs ? Quels moyens sont à votre disposition pour la gestion de ces situations, sachant que la majorité des bateaux dans cette zone sont étrangers ?

Mme Monica Michel. Vous l’avez souligné, la problématique environnementale liée à la qualité de l’air fait partie des enjeux en Méditerranée. Notre ministre de la transition écologique indiquait récemment : « Pour la première fois, l’ensemble des États méditerranéens affirme l’ambition commune de saisir l’organisation maritime internationale en 2022 pour limiter à 0,1 % la teneur en soufre autorisée dans les carburants des navires en Méditerranée. La mise en œuvre de cette décision fait l’objet d’une feuille de route, agréée également par toutes les parties. Elle prévoit la réalisation d’études complémentaires et l’identification des mesures d’accompagnement afin de faciliter l’atteinte de l’objectif visé. La France apportera tout son soutien aux travaux préparatoires et à la mise en place de ce nouveau régime international ». Dans votre mission de sauvegarde et de protection de l’environnement, serez-vous impliqué dans ces études et travaux préparatoires ? Des restitutions sont-elles prévues ?

À compter de janvier 2021, la mer du Nord et la mer Baltique sont désignées comme des zones à émissions contrôlées, non plus seulement pour les dioxydes de soufre, mais aussi pour les oxydes d’azote. De telles mesures pourraient-elles être proposées, voire décidées pour la Méditerranée, notamment dans le cadre des travaux que je viens de mentionner ?

Enfin, conformément aux exigences de l’organisation maritime internationale (OMI), en application depuis janvier 2019, relative à la réduction des émissions de gaz à effet de serre des navires d’une jauge brute de 5 000 tonnes et plus, qui représentent d’ailleurs 85 % des émissions totales de CO2 générées par le transport maritime international, ceux-ci sont astreints à collecter leurs données sur leur consommation de fioul, de les déclarer annuellement de façon obligatoire auprès de l’État du pavillon qui, à son tour, doit délivrer une déclaration de conformité et le communiquer à l’OMI. Est-il dans vos prérogatives de contrôler l’existence de ces déclarations de conformité ?

M. le vice-amiral Laurent Isnard. Monsieur Lachaud, peut-on faire une mission navale sans bateaux ? Je pourrais vous répondre que l’opération Sophia n’est pas une mission navale mais une mission aéronavale. En effet au lancement de cette opération, la force comprenait des bâtiments et des aéronefs. Depuis les règles de désignation du port de refuge initialement établies entre les nations participant à la mission, c’est-à-dire du port de débarquement des personnes à qui les navires ont porté assistance à la mer, ont été dénoncées par certains États. De ce fait certaines nations dont la France ont retiré leurs navires tout en maintenant leurs avions de patrouille maritime. L’opération Sophia se termine au 31 mars et la nouvelle opération est en cours de définition et devrait être davantage orientée sur la lutte contre les trafics à destination de la Libye et le respect de l’embargo sur les armes imposé par l’ONU.

En effet Monsieur Lachaud, presque 80 % de la pollution maritime vient de la terre ; ce sont essentiellement les plastiques mais d’autres éléments comme aussi les engrais par exemple. Je pourrais vous répondre que les activités à terre ne sont pas de ma zone de responsabilité réglementaire mais ce ne serait pas totalement vrai. À l’issue d’une très large consultation à la fois des ministères, des représentations d’usagers, d’associations, de chercheurs universitaires ou de personnes intéressées tout simplement par le sort de la mer, nous avons établi et cosigné avec le préfet de région au mois de novembre un document conjoint qui établit une stratégie maritime de façade pour la Méditerranée. La dimension protection de l’environnement et du développement durable y occupe une place toute particulière.

Madame Sereine Mauborgne, dans le Nord du Cap Corse, après la collision de l’Ulysse et du Virginia, des recommandations ont été faites pour améliorer le dispositif de prévention et de lutte contre la pollution. Nous avons renforcé les moyens d’intervention en pré-positionnant un remorqueur en Corse à chaque fois qu’une période de très mauvais temps était annoncée. En parallèle et à la suite de l’échouage du cargo Rhodanus, nos services ont conduit l’étude de faisabilité technique et économique de doter l’un des ports civils corse d’un remorqueur de grande puissance de traction subventionné par la collectivité locale ou la CCI, ainsi que la création d’une station de pilotage à Bonifacio si la France obtient l’accord de l’OMI pour rendre le pilotage obligatoire dans les Bouches de Bonifacio. Nos études vont être présentées et partagées avec les responsables locaux.

Monsieur Jean-Michel Jacques, vous vous interrogez sur la pertinence d’un projet de création d’un groupe international de forces spéciales pour agir dans le domaine du contre-terrorisme en méditerranée. Vous prenez l’exemple des forces spéciales de la bande sahélo-saharienne, dont je me suis beaucoup occupé durant ma précédente affectation en tant que commandant des opérations spéciales. Cela suppose de définir au préalable un cadre d’emploi politique et tactique très précis afin de pouvoir déterminer les moyens nécessaires et en fixer les règles de fonctionnement et d’emploi. La difficulté portera notamment sur les différences constitutionnelles d’usage de la force armée entre les Nations. Cependant ce projet permettrait effectivement de partager le fardeau car la ressource en forces spécialisées est comptée comme vous le savez. La première condition est bien de définir un cadre politique pour pouvoir agir ensemble.

Madame Trastour-Isnart, vous m’interrogez sur l’utilité d’un patrouilleur rapide léger. Je suis toujours preneur de moyens supplémentaires. Cependant, aujourd’hui c’est plutôt les hélicoptères lourds qui me font défaut. Un programme de patrouilleurs est développé par la marine, dont les premiers seront livrés en 2025 et rejoindront l’Atlantique ; la seconde vague n’arrivera en Méditerranée qu’à partir de 2027 et 2028. Le plan d’équipement en cours donne satisfaction. Mais nous sommes toujours preneurs de plus de bateaux, pour la marine comme pour les autres administrations.

Mme Séverine Gipson, vous m’avez demandé si les migrants peuvent utiliser les navires de plaisance et les ferries. Du côté de la marine marchande, les ferries comme les cargos sont soumis à des contrôles de sécurité assez efficaces. Certains clandestins arrivent à passer, mais leur nombre reste très limité. Ils pourraient effectivement chercher à entrer en France en utilisant des navires de plaisance, mais cette pratique n’est pas coutumière de la zone Méditerranée contrairement à ce qui se passe en mer du Nord et dans la Manche. Si c’est un fait avéré au large de Calais, ce n’est pas le cas à Menton ou Perpignan. Mais cela viendra… C’est pourquoi nous mettons en place un dispositif de contrôle de nos ports et de nos zones de mouillage, afin qu’avec l’aide de nos dix-neuf sémaphores nous puissions surveiller au mieux nos deux mille kilomètres de frontière maritime.

Madame Michel, depuis le 1er janvier, la réglementation a changé concernant les émissions de fumée pour la marine marchande. La limite du taux de soufre admissible est passée à 0,5 % au 1er janvier 2020. Mais dans de nombreux ports, notamment français, les navires sont déjà passés à 0,1 %. En zone PACA par exemple, des accords sont passés entre les compagnies maritimes et les mairies, les autorités portuaires et les chambres de commerce et d’industrie. Le coût de l’adaptation technique des navires est partagé entre les compagnies et les collectivités locales avec des réductions sur les frais d’escale et la location des quais. De fait, une partie de la Méditerranée est déjà en train de passer en zone d’émissions contrôlées (ECA). À terme, la Méditerranée sera une zone ECA. Tout porte à penser que la dynamique venue des pays du Nord de l’Europe se déclinera naturellement en Méditerranée. À cet égard, la France est plutôt bonne élève. Les projets d’électrification des quais sont en cours de réalisation dans les ports français importants de la Méditerranée.

Je n’ai pas répondu à la question sur la grande jetée à Toulon et la concertation sur les financements des infrastructures. Le financement est partagé pour moitié par le ministère des Armées, et pour les deux autres quarts entre la région et la métropole de Toulon. Nous construisons ensemble dans un souci de développement durable et de développement partagé. Quelques 25 000 personnes transitent dans cette base navale et ses grands sites périphériques que sont les écoles, deux régiments de l’Armée de terre et la base aéronavale. Sur cet ensemble, 8 000 personnes n’appartiennent pas au ministère des Armées mais relèvent de sociétés sous-traitantes indispensables à notre fonctionnement. C’est tout un écosystème qui fonctionne au quotidien autour de la Marine pour l’essentiel. Les relations avec la métropole toulonnaise et la région PACA sont excellentes, comme elles le sont aussi avec l’Occitanie ou la Corse. Nous participons au développement économique de la région PACA : le ministère des Armées est le premier employeur du Var, nous avons, à ce titre, des responsabilités. Nous vivons avec nos familles dans cette très belle région : c’est l’intérêt pour nos conjoints d’avoir des emplois, et nos enfants des écoles et des facultés dignes de ce nom. Nous sommes des citoyens à part entière et nous prenons toute notre place dans la vie et les activités des communes où nous résidons.

Sur les causes de l’accident de la Minerve enfin, un compte rendu d’enquête avait été rédigé, à l’époque, à la suite de l’accident. Une nouvelle étude de la marine est en cours au vu des photos qui ont été récupérées cet été et complétées à l’occasion de la dépose de la plaque. Je crois comprendre qu’elle confirme les conclusions de l’époque, mais c’est plutôt au chef d’état-major de la Marine nationale de s’exprimer sur ce sujet. Chacun est libre de penser ce qu’il veut, mais il existe des faits et des conclusions techniques : les photos de qualité que nous avons pu obtenir confirment ce que nos prédécesseurs avaient pressenti grâce à leur expérience et à une enquête exhaustive.

Mme la présidente Françoise Dumas. Amiral, vous avez su nous faire partager l’importance et la particularité de vos missions que vous coordonnez avec beaucoup de tact et d’efficacité. Merci pour la qualité de vos propos.


 

12.   Audition, à huis clos, de M. le vice-amiral d’escadre Philippe Dutrieux, préfet maritime de la Manche et de la Mer du Nord (mercredi 19 février 2020)

Mme la présidente Françoise Dumas. Mes chers collègues, après avoir reçu les préfets maritimes de l’Atlantique et de la Méditerranée, nous terminons notre tour d’horizon des façades métropolitaines en accueillant M. le vice-amiral d’escadre Philippe Dutrieux, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord.

La Manche concentre 20 % du trafic maritime mondial : c’est le premier passage pour les navires marchands dans le monde en tonnage et le deuxième en nombre, derrière le détroit de Malacca. Cela rend cet espace particulièrement complexe à gérer. Le trafic extrêmement dense, dans des eaux assez peu profondes et des conditions météorologiques souvent difficiles, doit franchir des passes étroites au large du Cotentin et dans le pas de Calais. Les navires de commerce cohabitent avec plus de huit cents bateaux de pêche, ainsi que ceux reliant le Royaume-Uni et l’Europe continentale. S’ajouteront prochainement des champs d’éoliennes en mer, qui pourraient constituer autant de zones de danger, notamment en cas de panne d’un navire. Il ne faut pas non plus négliger les zones côtières, puisque cinq sites nucléaires et cinquante-cinq sites Seveso y sont situés, du seul côté français. Des problématiques environnementales sont également à prendre en compte : 38 % de cet espace est constitué d’aires marines protégées.

Le Brexit, officialisé le 31 janvier dernier, risque de venir compliquer la coopération de nos forces navales avec celles des Britanniques. Le maintien de l’ordre dans cette zone maritime n’était déjà pas chose facile ; cette évolution ne peut que le rendre plus difficile encore. Outre les possibles trafics illégaux que pourrait induire la réapparition de la frontière entre le Royaume-Uni et les pays de l’Union européenne, la décision britannique pourrait accentuer les problèmes déjà bien réels de régulation des pêches et de lutte contre l’immigration clandestine. Concernant la pêche, les affrontements entre navires français et britanniques dans ce que les médias ont appelé la guerre de la coquille Saint-Jacques, en août 2018, nous ont démontré l’ampleur des enjeux et des tensions autour de cette question des deux côtés de la Manche. S’agissant de l’immigration, les chiffres parlent d’eux-mêmes : près de 2 500 migrants ont tenté de traverser la Manche en 2019, un chiffre qui a quadruplé par rapport à 2018.

En plus de ses fonctions civiles, le préfet maritime assure des fonctions militaires en tant que commandant de zone et d’arrondissement maritimes. Or la sécurité de la base navale de Cherbourg et de son arsenal est un enjeu d’importance, la nouvelle génération de sous‑marins nucléaires lanceurs d’engins devant être assemblée sur ces sites. Le passage dans cette zone du groupe aéronaval russe en 2016 nous a également rappelé que les menaces issues de flottes étrangères dans la Manche doivent être prises au sérieux.

Voilà, rapidement esquissé, amiral, le contexte de votre mission, dont nous sommes curieux de connaître les détails.

M. le vice-amiral d’escadre Philippe Dutrieux, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord. Madame la présidente, Mesdames, Messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir invité à m’exprimer devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale. Étant le troisième préfet maritime à intervenir devant vous, je ne m’étendrai pas sur l’organisation de ma fonction, qui peut sembler aussi complexe qu’elle est efficace, mais j’insisterai sur ce qui fait ses spécificités en Manche et en mer du Nord.

En tant que préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord, ma zone d’action s’étend du Mont Saint‑Michel à la frontière belge. Dans ma fonction de commandant de zone maritime, ma zone de responsabilité inclut, en plus de celle de préfet maritime, la mer du Nord jusqu’à la latitude d’Aberdeen. Enfin, je suis commandant d’arrondissement maritime pour la Normandie et les Hauts‑de‑France.

Ma fonction principale est celle de préfet maritime, mais je commencerai en vous parlant de mes deux fonctions militaires. En tant que commandant d’arrondissement maritime, je suis secondé par deux commandants de la marine, l’un au Havre, l’autre à Dunkerque. Il nous appartient, dans le cadre de cette fonction, de faire connaître la marine, dans ses métiers et ses missions, d’établir des liens avec les élus, les différents représentants de la société et le monde de l’éducation nationale. Dans ce domaine, deux outils sont essentiels : les préparations militaires Marine et les classes « défense et sécurité globale ».

Le siège de la préfecture maritime est installé à Cherbourg. Avec 2 700 personnes, c’est une base de défense de dimension familiale, beaucoup plus restreinte que celles de Toulon et de Brest. Après les déflations et les restructurations de la période 2009‑2015, Cherbourg a véritablement retrouvé toute sa place, un horizon, ce qui s’est ressenti sur le moral. Des investissements financiers ont eu lieu, aussi bien dans les ressources humaines que les infrastructures.

Depuis un an et demi, le moral s’est également amélioré, principalement pour deux raisons.

La première est liée au plan famille, qui s’est appliqué de manière très concrète et très rapide, avec des initiatives et des idées ; j’associe à ce plan famille la décision du chef d’état‑major de la marine, il y a deux ans, de faire passer certains bateaux à deux équipages, ce qui est le cas à Cherbourg sur les trois patrouilleurs de service public (PSP) : c’est un réel progrès en termes de conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée.

La seconde tient à la fierté d’être associés à une grande aventure de la loi de programmation militaire 2019‑2025, celle des sous‑marins nucléaires d’attaque (SNA), qui naissent et terminent leur carrière à Cherbourg. C’est ainsi qu’il nous a fallu tout à la fois accueillir, en juillet dernier, le premier des SNA de la classe Rubis à être désarmé, le Saphir, ainsi que le premier des SNA du programme Barracuda, le Suffren, dont on se souvient du lancement le 12 juillet dernier, qui devait passer au bassin pour les dernières mises au point, afin d’être en mesure d’effectuer bientôt ses essais à la mer. Le challenge, particulièrement complexe, a été réussi : alors que le port de Cherbourg n’avait plus traité de matières nucléaires depuis dix ans, nous avons mené, en moins de six mois, deux opérations qui se sont parfaitement déroulées. Cherbourg a été au rendez-vous.

Ma deuxième fonction militaire est celle de commandant de zone maritime. Si je devais me comparer à mes homologues de Toulon et de Brest, ce ne serait pas à mon avantage, si je puis dire. Leurs zones maritimes, la Méditerranée et l’Atlantique, présentent des enjeux opérationnels bien plus importants qu’en Manche ou en mer du Nord, où les bateaux militaires amis ou concurrents sont essentiellement en transit ou en exercice : s’ils s’arrêtent, ce n’est jamais par provocation, mais le plus souvent pour se mettre à l’abri du Cotentin lorsque la météo est mauvaise dans le golfe de Gascogne. En revanche, il existe une menace beaucoup plus insidieuse, la menace terroriste à laquelle nous sommes particulièrement sensibilisés depuis 2015. Comme vous l’avez rappelé, Madame la présidente, il y a beaucoup de trafic de navires à passagers en Manche, des sites Seveso, qui pourraient représenter des cibles à fort potentiel médiatique, et des centrales nucléaires. Nous avons considérablement amélioré l’élaboration de l’information en amont, avec les différents services de l’État. Par ailleurs, nous pratiquons régulièrement la dissuasion, comme Toulon et Brest, en mettant à bord de certains ferries des équipes de protection de navires à passagers, pour montrer l’uniforme de gendarme maritime ou de fusilier marin. S’il devait y avoir une attaque terroriste à la mer, nous nous sommes préparés, comme Toulon et Brest en formant des fusiliers marins pour les projeter à bord, afin de stabiliser la situation avant l’intervention des forces spéciales.

Mes actions de préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord sont les mêmes que celles qui sont menées en Atlantique ou en Méditerranée, à la seule différence qu’il s’agit de ma fonction principale – elle représente de 75 à 80 % de mes activités, même si ce calcul est un peu artificiel. C’est l’intensité des opérations conduites dans le cadre de l’action de l’État en mer qui caractérise Cherbourg par rapport à Brest et Toulon. La confrontation entre le monde maritime, par définition mouvant, et celui des installations fixes, comme les champs d’éoliennes, est particulièrement aiguë en Manche. Nous n’avons pas connu d’accidents graves depuis plusieurs années, ce dont je me réjouis : de fait, si nos armateurs prennent beaucoup mieux en compte la problématique de la sécurité maritime, notre organisation en matière de surveillance et d’intervention est également efficace. J’en veux pour preuve une étude d’objectivation du risque maritime que nous avons menée avec la direction des affaires maritimes. Nous y avons repris, d’un côté, toutes les dépenses consacrées par l’État à l’organisation de son action en mer, c’est-à-dire ce qu’il dépense pour assurer la surveillance de tout ce qui se passe en Manche, par le biais des centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage (CROSS) ou des sémaphores, et celles investies dans les moyens d’intervention – bateaux et hélicoptères ; de l’autre côté, nous avons calculé la somme que représentait le risque couvert, autrement dit, tous les préjudices évités grâce à la chaîne de surveillance et d’intervention. Le rapport est de 1 à 240 : pour 1 euro investi, 240 euros de préjudices sont couverts. En 2017, 23 millions d’euros auront été investis pour 5,5 milliards d’euros de risques couverts, accidents et préjudices divers. Ces chiffres prouvent l’efficience du dispositif : c’est finalement une assurance qu’on se paie. On peut toujours se dire qu’une assurance est superflue tant qu’on n’a pas d’accident, mais le risque existe toujours, et c’est parce que notre assurance est efficace que nous n’avons pas à faire jouer les clauses de réparation. Il serait extrêmement préjudiciable de croire, au prétexte qu’il n’y a pas d’accidents, que l’on peut baisser la garde sur l’assurance que nous nous payons.

Pour être plus efficaces, nous avons également renforcé la coopération avec nos partenaires de la façade maritime. Je rencontre régulièrement mes homologues britanniques. Nous sommes adossés à un plan de coopération, le Manche Plan, qui nous permettrait de nous assister mutuellement en cas de crise en Manche. Nous nous entretenons régulièrement avec les Belges qui mettent eux aussi en œuvre des moyens de sauvegarde. Enfin, dans le cadre de la lutte contre les pollutions, nous agissons au sein de l’accord de Bonn avec les pays de l’Europe du Nord, pour rester vigilants et pouvoir intervenir en cas de pollution.

Le bilan des activités en 2019 est assez éloquent. Nous avons mené 1 877 opérations au titre de l’action de l’État en mer, soit 30 % de plus qu’en 2018, déjà en augmentation de 12 % par rapport à 2017. Nous nous inscrivons dans une véritable dynamique du risque : une autoroute de la mer coupée par cinquante rotations de ferries par jour dans le pas de Calais. Soixante bâtiments, chimiquiers et pétroliers, qui transportent des matières dangereuses l’empruntent chaque jour; 700 à 800 bateaux de pêche la fréquentent; 130 000 bateaux de plaisance y sont immatriculés ; 700 à 800 manifestations nautiques s’y déroulent annuellement ; le taux de fréquentation touristique de la côte augmente, ce dont je me réjouis – cela nous a valu deux fois plus d’interventions en 2019 dans la zone du Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) Jobourg, qui va du Mont Saint-Michel au cap d’Antifer ; le développement enfin des activités économiques est continu : l’éolien, mais également tout ce qui concerne l’extension des ports maritimes, le clapage, autrement dit le rejet des produits de dragage, l’extraction des granulats marins, dans une zone resserrée où la météo est souvent défavorable. Tous les ingrédients sont réunis pour que le risque soit présent. S’y ajoute le phénomène nouveau que représentent les migrants qui traversent au niveau du pas de Calais. Nous coopérons avec la border force et veillons à ce qu’ils soient assistés. Nous nous plaçons clairement dans le cadre de l’assistance et du sauvetage, et non pas dans celui de l’interception. Il est beaucoup trop dangereux de les intercepter, alors qu’il y a des femmes, des enfants, des nouveau‑nés. Plus de 2 700 migrants ont été traités en 2019, avec malheureusement un bilan de quatre morts, qui nous rappelle que leur traversée est hautement à risque.

Face à cette dynamique du risque, nous avons renforcé les procédures. Ma crainte, je le redis, est celui d’un drame. Le centre de gravité de nos activités a été déplacé dans le pas de Calais ; nous avons adapté notre posture en matière de prévention. Nous multiplions les actions de communication et de contrôle pour éviter les accidents. Parallèlement aux procédures, nous avons également adapté nos moyens : nos PSP (patrouilleur de service public) sont en train de passer à deux équipages, ce qui permettra d’effectuer plus de jours de mer. Le premier PSP est déjà dans ce cas, le deuxième le sera à l’été et le troisième, à l’été 2021. Un peloton de sécurité maritime et portuaire a été créé l’été dernier à Calais ; il a pour vocation de protéger les infrastructures maritimes du port, mais également le trafic, et constitue un outil supplémentaire à la main du préfet maritime pour intervenir dans le détroit du pas de Calais. À Cherbourg, un nouveau bâtiment de soutien, d’assistance et de dépollution (BSAD) a été affrété au 1er janvier 2020, l’Argonaute, qui fournit une vraie capacité en matière de lutte contre les pollutions, si nous devions avoir un accident avec épandage de polluants ou d’hydrocarbures en Manche.

Le préfet maritime s’adosse par ailleurs à la fonction garde‑côtes, laquelle lui offre un réservoir de moyens et de compétences. Si l’ossature de cette fonction est constituée par les moyens de la marine nationale et de la gendarmerie maritime, qui dispose aussi de deux patrouilleurs et de plusieurs vedettes, il peut aussi compter sur les patrouilleurs de la douane et des affaires maritimes, sur les moyens de la protection civile et, bien entendu, ceux de la société nationale de sauvetage en mer (SNSM), qui sont impliqués dans environ 50 % des opérations que nous menons en Manche et mer du Nord. Tous ces moyens sont extrêmement efficaces et précieux. J’ai d’ailleurs remis, en octobre dernier, des lettres de félicitations à des patrouilleurs de la douane, ainsi qu’à une station de la SNSM pour leur action dans des conditions difficiles. Rappelons également que 20 % de nos opérations sont effectuées grâce à des moyens privés – plaisanciers, pêcheurs, bateaux marchands.

Au‑delà de la gestion des incidents, le préfet maritime est associé à la gouvernance des activités en Manche. Je la partage avec le préfet de la région Normandie, puisque nous sommes tous les deux préfets coordonnateurs de façade. Deux tendances fortes se dégagent à l’heure actuelle : le défi écologique et environnemental, d’une part, auquel j’associe la préservation des ressources en Manche et la pêche ; la conciliation des usages d’autre part. S’agissant de la pêche, il n’est pas dans mes prérogatives de réglementer ni de fixer des objectifs. Cela relève du ministère de l’Agriculture et, localement, du préfet de région, qui agit par le biais de la direction interrégionale de la mer, et dont les moyens sont coordonnés par le CROSS Étel, le centre national de surveillance des pêches maritimes. Néanmoins, cela me concerne dans la mesure où la pêche subit en ce moment l’effet de politiques ambitieuses du Gouvernement, qui procèdent par restriction des usages en développant l’éolien et les aires marines protégées, dans un contexte rendu flou par le Brexit. Face à ces contraintes, le monde de la pêche pourrait faire montre d’un mécontentement, qui risquerait de se traduire par des problématiques de sécurité maritime ou d’ordre public, lesquelles me concerneraient directement.

Comme vous l’avez rappelé, Madame la présidente, 38 % de la surface de la Manche côté français est couverte par des aires marines protégées, ce qui exige du préfet maritime un vrai travail de conciliation des usages et d’adaptation de la gouvernance. Il faut préserver un équilibre harmonieux entre les préoccupations écologiques et socio‑économiques, qui, seul, permettra d’instaurer une réglementation acceptée et efficace. Cet objectif est réaliste. Il y a un parc naturel marin et quarante-sept zones Natura 2000 en Manche et nous commençons à mettre en œuvre une réglementation avec des objectifs effectifs dans certaines aires marines protégées. Mais, dans la mesure où il suppose une concertation, le processus est long. C’est le prix à payer pour obtenir des effets concrets.

Nous avons franchi un pas important en 2019 avec la production de la première partie d’un document stratégique de façade, qui fixe des objectifs en matière environnementale et d’usages à l’horizon de 2030 et dresse un état des lieux de la façade. En 2020, nous allons continuer le travail afin d’établir des plans d’action, ainsi que des indicateurs de suivi. Il ne faut pas brider le développement économique ou touristique, mais l’inscrire dans une exploitation durable de la façade. La conciliation raisonnée entre les usages, doublée de mesures permettant d’atteindre le bon état écologique du milieu marin, est fondamentale pour que tout se passe dans la bonne entente et le respect de la sécurité, de la sûreté et de l’ordre public en Manche et en mer du Nord.

Mme la présidente Françoise Dumas. Merci, amiral. L’affluence ce matin démontre l’intérêt que nos collègues portent à vos propos !

M. Christophe Blanchet. Amiral, vous avez un très beau territoire, ne serait-ce qu’avec le Mont Saint-Michel, qui est bien en Normandie, rappelons-le. (Sourires.) Il y a deux semaines, nous avons reçu le secrétaire général de la mer, qui m’avait indiqué que vous seriez à même de répondre précisément à mes questions.

Tout d’abord, quels sont les moyens engagés et surtout les moyens légaux pour lutter contre la pêche électrique et pour prévenir la surpêche des gros porteurs venus du Nord ?

Ensuite, à l’heure du Brexit, quels sont les moyens utilisés et dédiés à la prévention de la pêche illégale de la coquille Saint-Jacques en baie de Seine pratiquée par nos amis anglais, qui viennent piller les stocks que les marins français ont constitués depuis tant d’années ?

Par ailleurs, concernant l’émigration – et non l’immigration, car ces migrants ne veulent pas rester en France –, vous avez évoqué ceux qui ont tenté la traversée : quelle distinction faites-vous entre les ferries et les petites embarcations que les migrants prennent dans les ports ou que des passeurs leur fournissent ?

Enfin, vous avez indiqué qu’en cas d’attaque terroriste, vous interviendriez avec des moyens partant de Cherbourg. La zone que vous couvrez s’étend du Mont Saint-Michel et de Cherbourg à Calais, et concerne tout le trafic transmanche : quel serait votre temps de réaction en cas d’attaque terroriste visant un ferry, sachant que, le temps que la riposte ait lieu, le massacre se poursuivra ?

M. Didier Le Gac. L’année 2020 marque le vingtième anniversaire du naufrage du chimiquier Ievoli Sun, un an après le naufrage de l’Erika qui, lui, contenait des hydrocarbures – rappelons que la pollution par les produits chimiques est bien plus dangereuse que celle provoquée par les hydrocarbures. Vingt ans après, comment tout cela a-t-il évolué ? A-t-on connaissance des cargaisons des navires ? Si demain se présente un autre Ievoli Sun, comment réagirez-vous, et avec quels moyens particuliers ?

Actuellement a lieu le débat public sur le parc éolien en mer qui sera prochainement implanté en Normandie. Cela relève-t-il de votre compétence de préfet maritime ? Comment avez-vous participé à la concertation dans le cadre de ce débat public ? Il faut trouver 300 kilomètres carrés – ce n’est pas rien ! – pour ces espaces dévolus aux énergies marines renouvelables, dites EMR. Plus largement, pouvez-vous nous donner votre sentiment sur le partage des usages en mer, qui provoque conflits et crispations ?

Mme Marianne Dubois. Pendant les deux guerres mondiales, les Alliés ont volontairement coulé de très nombreux navires transportant plusieurs millions de tonnes d’armes chimiques – gaz moutarde, munitions au chlore, armes conventionnelles. Ces armes et munitions se trouvent encore au fond de la mer du Nord et de la Baltique. Sur terre, le déminage des bombes enfouies est régulièrement pris en charge par l’État mais les armes restées au fond de la mer ne semblent pas recevoir le même traitement. La pollution est déjà réelle et des risques majeurs sont à craindre du fait de la corrosion. Les pays voisins comme la Belgique, conscients du danger, travaillent sur les solutions à apporter. Les autorités françaises ont-elles pris la mesure de ce risque majeur ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. La Manche est un secteur maritime à l’activité particulièrement dense dans une zone resserrée, aux contraintes climatiques et géographiques importantes. Mais la Manche est aussi la frontière naturelle avec le Royaume-Uni, pays qui, le 31 janvier, a quitté l’Union européenne. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur les conséquences du Brexit sur l’action de l’État en mer dans cette zone maritime ?

M. Yannick Favennec Becot. Mardi, un petit aéronef s’est abîmé à environ deux kilomètres au nord-ouest de Fécamp. Un hélicoptère de l’armée de l’air belge s’est engagé aux côtés du Dauphin de la marine nationale pour effectuer les recherches – j’ai bien sûr une pensée particulière pour les victimes. Pouvez-vous nous expliquer comment s’organise cette coopération entre deux États voisins, membres de l’Union européenne ? Pensez-vous qu’elle soit suffisante ou devrait-elle être renforcée, notamment au regard de la multiplication des tempêtes, qui peut entraîner des interventions de recherche et de sauvetage en mer de plus en plus nombreuses ?

M. Bastien Lachaud. Je souhaite revenir sur les hydroliennes en Manche. Pourriez-vous nous dire si, en tant que préfet maritime, vous avez un rôle à jouer dans le développement des énergies marines ?

Amiral Philippe Dutrieux. Monsieur Blanchet, la réglementation concernant la pêche électrique a évolué récemment : le droit français l’interdit désormais. Si des bateaux pratiquant une telle pêche revenaient dans notre zone, nous les contrôlerions et nous leur donnerions les avertissements ou les amendes qui conviennent.

Concernant les navires usines, cette pêche est autorisée par l’Union européenne dans la limite des taux autorisés de capture (TAC). Je comprends la colère que peuvent ressentir nos amis pêcheurs ; il n’empêche que cette pêche est autorisée. Mais nous les contrôlons : il y a quelques années, un patrouilleur des affaires maritimes a dressé des procès-verbaux à un bateau en infraction et des amendes élevées ont été appliquées.

S’agissant de la coquille Saint-Jacques, une échauffourée a eu lieu, fin août 2018, entre pêcheurs britanniques et français. Là encore, je comprends la colère de nos amis pêcheurs ; il s’avère que le droit, à défaut d’un peu de bon sens, était du côté des Britanniques. Nous sommes toutefois intervenus avec un patrouilleur de la gendarmerie maritime, cette scène s’étant reproduite au mois d’octobre. La pêche à la coquille en France est extrêmement raisonnée, raisonnable et durable. Ce que l’Union européenne n’impose pas – ce qui explique que les bateaux britanniques aient le droit de venir pêcher en baie de Seine –, la France se l’est imposé en ouvrant des carreaux dans lesquels les coquillards français sont autorisés à pêcher, lesquels se rapprochent de la côte au fur et à mesure que la fin de l’année approche, dans une logique également économique, afin que le marché ne s’effondre pas en fin de saison. Cette pêche est extrêmement durable côté français, un peu plus libre côté britannique, et nous devons faire respecter le droit. Dans sa mer territoriale en revanche, la France peut parfaitement décider qui vient faire des captures dans les zones de pêche.

Le Brexit ne changera pas grand-chose aux migrations. C’est un argument des passeurs que de dire à tous ces migrants qui quittent le territoire français pour se rendre au Royaume-Uni de se dépêcher. Ces filières mafieuses qui les poussent à partir dans des conditions criminelles se moquent éperdument de leur survie : ce qui les intéresse, c’est le ticket de passage. Le Brexit n’y changera rien : ce n’est qu’un argument de vente. Nous avons d’excellentes relations avec les Britanniques, qui financent une partie des mesures prises à terre pour contenir les départs ; ils financent même une partie des équipements permettant à la Marine nationale d’être plus efficace dans la détection en mer, mais toujours dans le cadre du sauvetage. Quant au lien entre ferries et embarcations légères, il tient tout simplement au fait que les zones d’embarquement des ferries ont été extrêmement bien sécurisées : alors qu’il était relativement facile pour les migrants d’y pénétrer il y a quelques années, cela est devenu très compliqué. Cette complexité a conduit à la diffusion de ce phénomène sur les plages avec l’utilisation, extrêmement dangereuse, d’embarcations légères.

Concernant le terrorisme, nous serions en effet plus efficaces si l’attaque se produisait au large du Cotentin. Il faudra de toute façon tenir compte du temps de transit de l’hélicoptère qui met une heure et quart à une heure et demie pour se rendre dans le pas de Calais : ce temps est incompressible. Il nous faut un hélicoptère de moyen tonnage de type NH90 car il doit être capable d’emporter une équipe d’au moins six personnes ; il se trouve à Maupertus. L’hélicoptère de la Marine nationale basé au Touquet est beaucoup plus léger.

Monsieur Le Gac, nous sommes bien conscients du risque chimique ; l’accident du Grande America nous l’a rappelé. Je vous renvoie donc à mon homologue de l’Atlantique parce que c’est un risque auquel il a déjà été confronté. Il y avait dans les containers à bord du Grande America des composants chimiques, de l’acide notamment. Si nous maîtrisons maintenant assez bien la pollution aux hydrocarbures, c’est beaucoup plus compliqué avec les composants chimiques parce qu’ils peuvent réagir différemment dans l’eau. Comment se diffusent-ils ? À partir de quel taux de dilution y a-t-il danger ou non ? Des études doivent encore être menées dans ce domaine complexe.

Vous m’avez posé une question sur l’appel d’offres n° 4 pour le nouveau parc éolien en Manche. C’est la commission particulière du débat public qui organise le débat et elle est assez jalouse de son indépendance, même si nous l’épaulons. En parallèle, le conseil maritime de façade, instance copilotée par le préfet de la région Normandie et moi-même, interrogera des experts par le biais de sa commission permanente. Nous verrons ensuite comment les réponses obtenues, qui ne seront pas forcément en phase entre elles, seront prises en compte pour décider du lieu d’implantation du parc éolien.

La conciliation des usages en mer est un des enjeux du document stratégique de façade. Si nous voulons organiser une planification de l’espace maritime en Manche et mer du Nord, nous voulons absolument éviter un cadastrage de la mer car le monde maritime est mouvant : ce qui est vrai une année ne le sera peut-être plus cinq ans plus tard. Nous réviserons régulièrement le document stratégique de façade en fonction des évolutions constatées – le Brexit peut jouer un rôle, de même que l’évolution de l’environnement, du climat ou des espèces halieutiques.

Madame Dubois, le sujet des armes chimiques a fait l’actualité après la diffusion d’un reportage sur la Baltique montrant des armes chimiques dans un état de dégradation avancé et laissant filtrer des produits chimiques, notamment de l’ypérite, avec lesquels des pêcheurs se sont brûlés. Nous n’avons pas du tout ce genre de phénomène en Manche. Mais le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale s’intéresse au sujet ; nous procédons à des études, à partir de documents historiques, pour localiser les sites car les deux guerres mondiales ont laissé leurs stigmates au fond de la Manche : il y reste énormément de bombes et de mines. Nous n’avons pas à ce stade identifié d’armements chimiques.

Nous procédons en revanche très régulièrement, avec le groupement des plongeurs démineurs (GPD) de la Manche ainsi que des chasseurs de mines basés à Cherbourg, à des campagnes de détection et de neutralisation d’engins explosifs. Nous agissons systématiquement pour neutraliser les bombes et les mines sur découverte d’opportunités, lorsque des pêcheurs remontent des mines dans leurs filets, lorsque nous faisons des dragages pour agrandir un port, ou encore lorsque des engins sont découverts sur l’estran au moment des grandes marées. Nous agissons soit par « missions route », le GPD partant de Cherbourg pour neutraliser l’engin, soit par projection à bord d’un bateau de pêche pour neutraliser une bombe qu’il aurait récupérée. En revanche, nous ne traitons pas les stocks de munitions. Ceux-ci sont repérés sur des cartes avec des interdictions de pêcher ou de mouiller. Ils ne représentent pas de danger particulier dès lors que l’on respecte la réglementation. À l’inverse, tout ce qui est découvert au hasard des activités est neutralisé parce que cela représente un danger pour la vie humaine.

Précisons que les engins que nous remontons, que ce soit des bombes ou des mines, ne sont pas dans l’état de dégradation décrit dans le fameux reportage que j’évoquais : les corps des bombes sont rouillés, certes, mais ils sont encore intègres et le produit actif ne fuit pas. À titre d’illustration, nous avons neutralisé dix-neuf tonnes d’équivalent TNT en 2019 sur la façade Manche ; nous en traitons chaque année entre vingt et trente tonnes, et nous en avons encore pour des décennies.

Monsieur Cubertafon, vous m’avez interrogé sur les conséquences du Brexit pour l’action de l’État en mer : il ne devrait pas y en avoir, du moins en termes d’organisation, puisque l’action de l’État en mer est adossée soit à des traités internationaux – l’Union européenne n’intervient pas là-dedans –, soit à des accords bilatéraux, comme le Manche Plan dont je parlais tout à l’heure, qui ne sera absolument pas remis en question. Quant au pas de Calais, il s’agit d’un détroit international : sa réglementation est adossée à une réglementation internationale de l’Organisation maritime internationale, et cela ne devrait pas changer.

Monsieur Favennec Becot, un avion s’est en effet abîmé hier au large de Fécamp. Nous sommes intervenus car nous avons été prévenus rapidement, l’avion ayant été vu au moment où il s’est crashé. Immédiatement, le CROSS Gris-Nez a été alerté : il a fait intervenir la SNSM, un zodiac et l’hélicoptère Dauphin de la Marine nationale basé au Touquet. Pour prendre la relève du Dauphin, qui devait aller ravitailler, nous avons sollicité le NH90 des Belges, lequel a poursuivi les recherches. Ce matin, nous avons fait redécoller l’hélicoptère du Touquet car des débris de l’engin ont été aperçus ; mais nous n’avons pas encore retrouvé le corps du pilote. La coopération avec les Britanniques – nous faisons intervenir de temps en temps un hélicoptère des Coastguards – et avec les Belges est bonne et se fait d’une manière tout à fait continue. Il existe également des accords de soutien mutuel entre le CROSS Gris-Nez et le MRCC (Maritime rescue coordination centre) de Douvres. Notre organisation actuelle nous donne toute la souplesse requise et ne pose aucune difficulté : pour moi, tout fonctionne bien.

Monsieur Lachaud, vous avez évoqué les hydroliennes en mer : effectivement les courants au large du Cotentin, d’une vitesse d’environ dix nœuds, sont parmi les plus forts au monde. C’est un potentiel hydrolien assez unique en son genre. En 2017 et 2018, les deux concessions attribuées pour des fermes pilotes étaient tombées parce que les industriels n’avaient pas trouvé l’équilibre économique pour installer des hydroliennes dans le raz Blanchard . Depuis l’année dernière, un projet de reprise par le groupe Normandie Hydrolienne, adossé à un industriel britannique, Simec Atlantis Energy, qui pratique déjà l’hydrolienne au large de l’Écosse, est à l’étude. La région cherche ainsi à relancer le projet de fermes expérimentales d’hydroliennes au large du Cotentin, avec quatre hydroliennes de deux mégawatts. Mon rôle sera de surveiller les aspects concernant la sécurité maritime : les concessions avaient été attribuées pour un type d’hydroliennes et nous ne connaissons pas encore le gabarit des futures hydroliennes. Lorsque nous aurons les informations, nous les contrôlerons.

M. Jacques Marilossian. L’action de l’État en mer assure, entre autres, la surveillance maritime des câbles sous-marins, qui sont stratégiques pour la plupart des communications mondiales. Notre zone maritime voit passer un transit important de navires militaires non occidentaux – je pense aux Russes mais aussi, parfois, semble-t-il, aux Chinois. Lors d’une audition menée dans le cadre du dernier rapport pour avis sur le budget de la Marine à Cherbourg, vous m’aviez indiqué que ces mouvements de navires militaires se limitaient pour l’instant à des manœuvres habituelles. Vous aviez précisé qu’il fallait y faire tout de même attention car la densité des câbles dans la zone est très importante. Ma question est simple : pouvez-vous nous faire un bilan de la surveillance maritime des câbles sous-marins dans votre zone pour 2019 ?

M. André Chassaigne. Amiral, je voulais vous interroger sur différents dispositifs, notamment ORSEC pour la sécurité civile, POLMAR pour la pollution maritime, ou encore la politique des pêches. Différents moyens existent : trois patrouilleurs de service public, deux patrouilleurs côtiers de gendarmerie maritime, quatre vedettes côtières de gendarmerie maritime, des brigades de surveillance du littoral, des aéronefs. Ma question porte sur la coordination de ces différents moyens : une cellule de crise se met-elle en place systématiquement en cas d’alerte, ou bien disposez-vous d’un pouvoir de coordination pour réagir dans un délai rapide ?

M. Stéphane Baudu. Je voudrais revenir sur la question de la sécurité, en particulier du risque terroriste. Je voudrais mettre vos actions et vos missions en rapport avec le continuum de sécurité. Le livre blanc est en cours de rédaction et sera complété. J’aimerais savoir si vous y avez été associé dans le but d’intégrer vos missions dans ce continuum de sécurité concernant le risque terroriste mais aussi d’autres menaces – on parle beaucoup en ce moment du risque sanitaire, avec le coronavirus.

Mme Aude Bono-Vandorme. Amiral, vous avez mentionné Cherbourg comme zone opérationnelle de lutte contre les attaques terroristes. Pourriez-vous me donner quelques informations concernant l’exercice TERRAPIN 20 ? Avez-vous déjà tiré des enseignements concernant l’interconnexion des dispositifs français et anglais ?

M. Jean-Louis Thiériot. Ma question concerne la guerre des mines. Lorsque j’étais officier sur un chasseur de mines, il y a vingt-cinq ans, nous pétaradions régulièrement des mines en Manche et en mer du Nord : c’était un entraînement formidable. Procède-t-on à autant de pétaradages qu’à cette époque ?

Cela pose la question de l’anticipation de la menace dans ces autoroutes maritimes : pensez-vous qu’il existe un risque terroriste et que des mines modernes pourraient être lâchées dans ces détroits, avec toutes les conséquences que cela impliquerait pour le trafic maritime commercial ou de passagers ?

M. Jean Lassalle. Un homme célèbre aurait dit un jour que la grandeur s’accompagne toujours de simplicité : c’est exactement ce que je pensais en vous écoutant, amiral ! Vous avez remarquablement balayé l’ensemble des problèmes de votre zone de compétence. De plus, je vous ai trouvé, ce qui est rare par les temps qui courent, modeste à l’égard de vos collègues : vous n’avez pourtant rien à leur envier.

Vous avez évoqué l’autoroute de la mer – c’est une affaire qui me tient très à cœur – et vous dites que le trafic incessant entre le Royaume-Uni et nos côtes pourrait être de nature à y perturber la circulation. Pensez-vous que le défi de l’organisation de l’autoroute de la mer peut être relevé ?

J’ai apprécié votre réponse à propos des sujets de sa gracieuse Majesté : nous allons vivre une phase nouvelle, parce que nul n’ignore le rôle que nos deux grands pays ont joué tout au long des siècles. Ils vont devoir apprendre à vivre côte à côte. Des simulations ont-elles été réalisées sur les problèmes ou les tensions, un peu plus complexes que d’habitude, qui pourraient surgir ?

M. Jean-Michel Jacques. Dans un contexte où les tempêtes sont de plus en plus fortes et où vos actions de sauvetage, de surveillance ou de déminage de plus en plus nombreuses, estimez-vous que l’usage des drones – marins, aériens, voire sous-marins – pourrait utilement compléter les outils dont vous disposez ?

Amiral Philippe Dutrieux. Monsieur Marilossian, lors de notre rencontre à Cherbourg l’été dernier, je vous avais parlé des câbles sous-marins. L’activité russe dans la zone est relativement modérée depuis deux ans, après un pic dans les années 2016 et 2017. Actuellement, ce sont une trentaine ou une quarantaine de bateaux qui passent et que nous surveillons, y compris lorsqu’ils mouillent. Après qu’ils ont appareillé, nous organisons régulièrement des contrôles des sites sur lesquels ils ont mouillé sans avoir jusqu’à présent identifié de traces inquiétantes. Je n’ai donc jusqu’à présent jamais eu à tirer de signal d’alerte.

Monsieur Chassaigne, en termes de coordination des moyens et de réaction face à une situation de crise, nous disposons de dispositifs ORSEC standardisés, conçus pour se coordonner avec ceux des préfets de département, de manière à ce que nous puissions discuter et à ce que la montée en puissance d’un dispositif ORSEC maritime n’entraîne pas systématiquement la montée en puissance d’un dispositif ORSEC terrestre ; si ce dernier doit monter en puissance, il doit pouvoir le faire de manière coordonnée.

Pour les cas d’accident sur un navire nécessitant une assistance en mer, il faut savoir que nous sommes en permanence au niveau ORSEC 1, ce qui signifie que les alertes sont tenues ; nous pouvons ensuite passer en ORSEC 2 et en ORSEC 3, pour lequel nous mobilisons une équipe de gestion de crise, qui sera localisée à la préfecture maritime. En parallèle, une équipe de gestion de l’intervention sera positionnée au sein du centre opérationnel concerné par l’opération (CROSS ou COM). Ainsi, dans une intervention standard, la coordination tactique des moyens sera menée par l’équipe de gestion de l’intervention, avec un commandant tactique sur zone, qui est la plupart du temps un commandant de bateau, tandis que l’équipe de gestion de crise, en préfecture maritime, a pour mission de dégager l’équipe de gestion d’intervention de tout ce qui relève de la pression médiatique, de la coordination avec les organismes centraux parisiens ou de la sollicitation des renforts, en fonction des demandes de l’équipe de gestion de l’intervention.

Cette structure monte en puissance en fonction de l’événement, et nous déroulons régulièrement des exercices, notamment deux exercices de grande ampleur que nous devons effectuer chaque année pour activer l’ensemble de la chaîne. Pour ma part, j’assume les fonctions de directeur des opérations de secours (DOS).

Monsieur Baudu, le continuum entre sécurité intérieure et sécurité maritime correspond au continuum terre-mer sur lequel nous travaillons en permanence, à l’occasion de tous nos exercices mais également dans le cadre des relations que j’ai souhaité renforcer avec toutes les forces de sécurité intérieure. C’est souvent sous la pression de l’événement qu’on renforce ces coopérations ; et cet événement, au cours de ces derniers mois, s’est surtout matérialisé dans la question migratoire et tous ces migrants qui veulent quitter le territoire français. J’ai été personnellement à maintes reprises, parfois la nuit, en relation avec le préfet du Pas-de-Calais pour échanger sur ce qui ce qui se passait de son côté, à terre, et du mien, sur mer.

Ce continuum entre terre et mer, entre les opérations maritimes et les opérations intérieures, je le vis donc au quotidien et il ne me pose guère de difficulté. J’imagine que les retours d’expérience qui en découlent doivent innerver les réflexions actuelles menées dans le cadre de l’élaboration du livre blanc sur la sécurité intérieure.

Quoi qu’il en soit, sur le terrain, la pression de l’événement nous oblige à nous mettre en ordre de bataille, ce à quoi nous parvenons, même si les débuts sont toujours marqués par des tâtonnements. Mais, lorsqu’on partage un intérêt commun, il n’y a pas de place pour les états d’âme, c’est toujours l’intérêt collectif qui prévaut.

Madame Bono-Vandorme, l’exercice TERRAPIN s’est bien déroulé, et je suis très heureux que vous l’ayez suivi. Il a été riche en retours d’expérience, parce que nous avons activé des cellules de gestion de crise et de gestion de l’événement à tous les niveaux. Rien que le fait d’identifier les correspondants est une chose qui n’est pas forcément évidente, mais nous y sommes parvenus.

Nous prévoyons à l’automne un exercice Antifer, au large de la Seine-Maritime, et nous comptons y associer les Britanniques, de manière à pouvoir voir jusqu’à quel point ils sont prêts à participer. L’une de nos préoccupations majeures est de pouvoir, en cas de crise terroriste en Manche, agir de concert avec nos partenaires britanniques, dans la mesure où nos intérêts sont mêlés, qu’il s’agisse d’un navire britannique ou français, dans les eaux britanniques ou françaises, transportant des passagers de l’une ou l’autre nationalité. Compte tenu de cette imbrication, il est indispensable que nous puissions nous préparer et être prêts à décider qui prendra le lead d’une éventuelle opération.

Monsieur Thiériot, je ne saurais vous dire si l’on démine plus aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans, mais je peux vous dire qu’on démine beaucoup – on démine probablement davantage parce que, même si le stock diminue heureusement, année après année, au fil des neutralisations, nos moyens actuels de détection sont assez performants pour nous donner une meilleure cartographie des fonds, d’autant que les travaux auxquels vous avez participé il y a vingt-cinq ans ont contribué à améliorer notre connaissance de ces fonds. Quoi qu’il en soit, ce sont entre vingt et trente tonnes d’équivalent TNT qui sont neutralisées, chaque année.

Quant au risque terroriste, jamais je ne prétendrai qu’il n’existe pas dans un détroit comme celui du pas de Calais. C’est un détroit évidemment extrêmement surveillé, et y mouiller des mines implique d’avoir un comportement qui ne manquerait pas d’attirer notre attention ; j’espère donc que nous le détecterions. Mais la mine, c’est l’arme du pauvre : on peut même prétendre qu’on a miné un lieu sans l’avoir fait, ce qui déclenchera quand même de longues opérations de recherche qui peuvent paralyser le trafic maritime pour un moment.

Monsieur Lassalle. Je vous remercie pour les mots que vous avez eus à mon endroit. Le pas de Calais est en effet une véritable autoroute de la mer ; c’est même un croisement d’autoroutes, mais sans carrefour aménagé… D’où la difficulté. Aucune autre organisation que celle qui existe n’est envisagée, le principe, en mer, étant celui de la liberté de navigation.

J’ai beaucoup d’admiration pour les commandants de ferries qui traversent la Manche et organisent eux-mêmes leur anticollision. Ce sont de grands professionnels, puisqu’il n’y a pas eu d’accidents impliquant des ferries ces dernières années. Or, à mes yeux, lorsqu’il y a du vent, chaque opération d’appareillage ou d’accostage d’un ferry est une opération qui vaut largement un appontage ou un décollage depuis un porte-avions.

Pour ce qui concerne le Brexit, je sors un peu de mon périmètre de responsabilités, mais je sais que des simulations ont été faites à terre dans l’hypothèse d’un Brexit nécessitant des contrôles. C’est le préfet du Nord, préfet de la région Hauts-de-France qui a été mandaté pour évaluer la situation dans les grands ports ; mais, à ma connaissance, les dispositions ont été prises pour que le trafic soit le plus fluide possible, quand bien même il faudrait mettre en place des contrôles douaniers et, surtout, des contrôles sanitaires.

Monsieur Jacques, oui, il nous faut des drones et même, comme l’a dit le chef d’état-major de la Marine, un drone par bateau. Cela donne une allonge considérable aux bateaux en termes de surveillance et permet des économies par ailleurs : actuellement, pour un migrant signalé en difficulté, il faut parfois faire voler un hélicoptère. Ce dernier reste indispensable pour treuiller s’il n’y a pas de moyens nautiques sur zone mais, dans le cas contraire, un drone pourrait suffire, ce qui éviterait de faire voler nos hélicoptères. Si les cinq patrouilleurs de la Marine nationale ou de la gendarmerie maritime positionnés dans la Manche disposaient chacun d’un drone, ils seraient autrement plus performants en termes de couverture de zone. Les drones sont donc bien les outils dont il faut désormais doter nos capacités navales et même nos sémaphores, pour leur donner une allonge supplémentaire.

M. Charles de La Verpillière. Ma première question concerne l’économie de la pêche. Disposez-vous de statistiques sur l’évolution du nombre de bateaux de pêche français, les effectifs employés et le tonnage des prises ?

Quels sont ensuite vos moyens de remorquage lourds pour les cas de navires pétroliers à la dérive ?

En troisième lieu, quel rôle jouent les satellites d’observation dans la surveillance de la zone et du trafic ?

Enfin, comment voyez-vous évoluer les recrutements dans la marine nationale ? Les candidatures sont-elles en augmentation ? Qu’en est-il, en parallèle, du renouvellement des contrats et de la fidélisation ?

Mme Monica Michel. Une négociation est en cours entre l’Europe et le Royaume-Uni, qui se sont engagés à trouver un accord d’ici le 31 décembre, notamment sur les quotas de pêche, le contrôle, la reconstitution des stocks de poissons et l’accès à la mer. Pourriez-vous nous préciser la manière dont sont assurés aujourd’hui la surveillance et le contrôle de la pêche et comment vous envisagez l’évolution de ces missions ?

Mme Carole Bureau-Bonnard. Pourriez-vous nous donner des précisions sur la nature de la pollution à laquelle vous êtes le plus confronté et contre laquelle vous pouvez agir ? Avez-vous des statistiques ? Disposez-vous dans ce domaine de suffisamment de moyens ou vous en faut-il davantage ? Comment, enfin, travaillez-vous avec les autres pays de la zone ?

M. Joaquim Pueyo. En matière de pression migratoire le long de la Manche, on évoque souvent les cas de Calais et Dunkerque, mais les Normands s’inquiètent de la zone de Ouistreham ; comment analysez-vous la situation autour de ce point sensible ?

De plus en plus de migrants, venus notamment d’Irak, veulent à tout prix aller en Angleterre, par tous les moyens possibles, et certains n’hésitent pas à entreprendre la traversée de la Manche dans de petites embarcations. Pouvez-vous nous dire combien de ces petites embarcations vous avez interceptées en 2019 ? J’ignore le nombre de migrants qui parviennent malgré tout à gagner l’Angleterre et dans quelles conditions : disposent-ils de complices, et est-ce grâce aux passeurs qu’ils y parviennent ?

Selon vous, que doit-on faire, sachant qu’il est compliqué de renvoyer un Kurde ou un Afghan dans son pays d’origine ? Certains d’entre eux sont pris en charge par les ONG, mais j’ai du mal à voir quelle peut être l’issue de cette situation.

Mme Séverine Gipson. Amiral, je tenais vivement à vous remercier, ainsi que M. le préfet de région, Pierre-André Durand, des moyens que vous avez déployés depuis hier pour rechercher l’avion qui s’est crashé. L’aérodrome d’où il avait décollé est à cinq minutes de chez moi, mon fils y vole, je connais très bien le pilote disparu et je suis donc très affectée. Je tenais à vous dire que le club aéronautique auquel il appartient est connu pour son sérieux ; il accueille et forme beaucoup de jeunes pilotes. Les membres de son bureau du club ont été particulièrement touchés par votre mobilisation.

Ma question, elle porte sur l’Eure, point d’entrée de la Normandie. Comme vous l’avez indiqué dans votre propos liminaire, vous avez renforcé le contrôle des façades maritimes pour empêcher le passage des migrants vers l’Angleterre. La conséquence en est qu’on en retrouve de plus en plus souvent sur les terres rurales de ma circonscription, où ils tentent souvent de s’introduire dans les poids lourds stationnés sur les aires de repos. Pour avoir suivi les gendarmes, j’ai pu constater qu’ils étaient confrontés à des problèmes difficiles à résoudre dans les territoires ruraux : que faire en effet, lorsqu’on appréhende une dizaine d’individus mais qu’on ne dispose pas de cellule pour plus de deux personnes ? Nous sommes obligés dans ces circonstances de mettre en branle toute une chaîne, qui passe par la préfecture et se doit d’être très réactive. Comment et dans quelle mesure coopérez-vous avec les gendarmes dans la gestion des migrants ?

M. Xavier Batut. Je souhaiterais savoir si vos moyens en Manche et en mer du Nord sont suffisants. Vous nous avez parlé du doublement des effectifs, mais l’état de santé et la disponibilité de vos bâtiments suit-elle cet accroissement des équipages ? De même, l’état de santé et la disponibilité des NH90 et des Dauphin vous permettent-ils de pouvoir intervenir n’importe quand ?

En ce qui concerne les éoliennes en Manche, en particulier le parc en face de Fécamp, que pensez-vous de la manière dont les études d’impact ont pris en compte à la fois la pollution pyrotechnique des sols et les incidences sur la sécurité de la navigation dans cette zone, à mi-chemin entre Dunkerque et Cherbourg ?

Enfin, les moyens POLMAR lourds qui devaient être centralisés à Brest sont pour l’heure répartis entre Le Havre et d’autres ports. Savez-vous si la centralisation à Brest est toujours envisagée ou s’ils vont rester là où ils sont, sachant qu’au moment de la catastrophe de Lubrizol, la mobilisation de ces moyens, situés à proximité, a permis d’éviter une pollution majeure de la Seine, ce qui n’aurait pas été possible s’ils avaient été positionnés beaucoup plus loin ?

M. Patrice Verchère. Le système d’identification automatique (AIS) permet l’échange de données entre navires mais également entre navires et autorités maritimes. Rendu obligatoire par l’Organisation maritime internationale, il était initialement destiné à aider les navires à éviter les collisions, et les autorités portuaires et maritimes à surveiller la circulation et à assurer un meilleur contrôle de la mer. Il permet de connaître le type du navire, sa position, la nature, voire la dangerosité de sa cargaison, tout en aidant à anticiper ses mouvements.

L’immigration clandestine, la contrebande, la pêche illégale, le rejet des déchets d’hydrocarbures pourraient ainsi être rapidement repérés, mais j’imagine que les bateaux dans l’illégalité coupent leur transpondeur. Que pouvez-vous nous dire des limites de ce système, et existe-t-il des possibilités techniques pour tracer les bâtiments qui ont éteint leur transpondeur ?

M. Nicolas Meizonnet. Vous avez dit que le Brexit n’aurait que peu d’incidences en matière de coopération sur les questions migratoires. Pensez-vous que nous devons nous attendre à une nouvelle augmentation des flux ? La lutte contre les mafias de passeurs produit-elle des résultats suffisants pour enrayer cette dynamique ?

Amiral Philippe Dutrieux. Monsieur de la Verpillière, notre façade maritime, particulièrement riche en ressources halieutiques, se caractérise également par un important développement de la pêche. Celle-ci est pour une grande part le fait de petits bateaux : 70 % font moins de douze mètres. Mais nous avons également une quarantaine d’unités qui pratiquent la pêche au large ou la grande pêche et qui seraient donc les premiers pénalisés si la zone économique exclusive britannique venait à se fermer – ce que, bien entendu, je ne souhaite pas.

Il y a, de mémoire, entre 2 500 et 3 000 pêcheurs sur notre façade, pour une activité économique qui, de mémoire encore, se monte à 240 millions d’euros environ pour la pêche sur la façade. Mais il faut également ajouter à cela toute la filière de traitement du poisson, notamment à Boulogne, premier port de pêche du pays, qui abrite un des plus importantes criées et des entreprises de retraitement, où sont débarquées environ 50 000 tonnes de poissons chaque année, dont une partie en provenance du Royaume-Uni. J’espère donc que, demain, tout continuera comme aujourd’hui, que les pêcheurs français iront toujours pêcher en zone économique exclusive britannique et que les Britanniques débarqueront toujours leurs produits dans les ports et les criées françaises. Tout cela doit se négocier dans le cadre des discussions menées à l’échelle européenne.

En ce qui concerne nos moyens de remorquage lourds, nous avons deux remorqueurs d’intervention, d’assistance et de sauvetage, l’Abeille Liberté à Cherbourg et l’Abeille Languedoc à Boulogne. Affrétés par la Marine nationale, ils sont en alerte permanente et peuvent appareiller en quarante minutes. Ce sont un des outils majeurs du préfet maritime en cas de risque avéré, puisque le préfet maritime a le pouvoir, face à un bateau qui représenterait un danger, de mettre en demeure d’agir l’armateur et de se substituer à lui s’il ne réagit pas dans les délais prescrits, pour remorquer le bateau et le mettre en sécurité.

Pour ce qui est des satellites, ce n’est pas un secret : nous y avons recours pour surveiller notre zone. Nous utilisons en particulier les satellites de l’EMSA – European Maritime Safety Agency – qui passent régulièrement et nous signalent les traces de pollution qu’ils détectent, à charge pour nous d’aller vérifier s’il s’agit ou non d’une fausse alerte. C’est à eux également que l’on doit les cartes établissant les routes du trafic commercial.

L’évolution du recrutement dans la marine, enfin, est un vrai sujet de préoccupation. Le métier de marin est atypique et n’attire pas nécessairement spontanément nos jeunes : appareiller pour des missions qui peuvent durer de trois à quatre mois, c’est nécessairement se couper de ses liens familiaux. C’est pourquoi nous faisons en sorte, de plus en plus, de maintenir ces liens grâce aux réseaux informatiques, aux réseaux sociaux, afin que les recrues n’aient plus le sentiment d’être des expatriés. À Cherbourg, nous avons également obtenu tout récemment l’autorisation du directeur du personnel de la marine de faire du recrutement local, c’est-à-dire que nous garantissons aux jeunes engagés que leur première affectation – et donc leurs trois premières années dans la marine – sera à Cherbourg, avant qu’ils puissent ensuite être mutés ailleurs.

Le renouvellement des contrats est également une réelle préoccupation. D’où le plan famille, destiné à montrer aux marins que l’on se soucie non seulement d’eux mais également de leurs familles, que nous avons à cœur d’accompagner autant que possible. Nous faisons donc de vrais efforts pour maintenir le volontariat dans l’engagement, le renouvellement et l’embarquement.

Madame Michel, en ce qui concerne les accords de pêche, nous vérifions si la pêche effectuée par les bateaux est conforme aux taux de capture autorisés par l’Union européenne, si les poissons ne sont pas sous taille et si les moyens utilisés sont légaux. Nous nous référons pour ce faire aux directives publiées chaque année, qui varient en fonction des différentes espèces. De son côté, l’Union européenne procède également à ses propres contrôles, grâce à son bateau, le Lundy Sentinel, que nous voyons régulièrement croiser en Manche.

Madame Bureau-Bonnard, le problème de la pollution dans la Manche a vraiment été pris à bras-le-corps depuis plusieurs années, grâce en particulier à l’organisation d’une réponse judiciaire. Il y a notamment au Havre une juridiction spécialisée qui traite des cas de pollution volontaire. Fort heureusement, depuis que j’ai pris mes fonctions il y a un an et demi, nous n’avons pas identifié de pollution volontaire – je veux parler d’un bateau qui dégazerait ou nettoierait ses soutes en laissant les déchets derrière lui.

En revanche, nous connaissons une centaine d’épisodes de pollution malencontreuse chaque année, essentiellement en bordure de côte, pendant la saison de la plaisance. Ils sont liés principalement à des nourrices mal connectées ou à des fonds de cale qui se déversent à la mer lorsqu’on reprend son bateau, mais ce sont des pollutions dues à des hydrocarbures légers, qui s’évaporent lorsqu’ils sont brassés.

Les moyens que nous déployons en Manche et en mer du Nord, hormis les remorqueurs d’intervention, d’assistance et de sauvetage et le bâtiment de soutien, d’assistance et de dépollution l’Argonaute, sont globalement légers par rapport à ceux de la Marine nationale : un patrouilleur de service public, c’est entre 300 et 350 tonnes, donc très en deçà d’une frégate. Et les deux patrouilleurs de la gendarmerie maritime, l’Athos et l’Aramis, jadis affectés à la surveillance du centre d’essais des Landes sont en bois et ont 40 ans d’âge : autant dire qu’ils ne sont pas au mieux de leur forme ! Cela est à mettre au rang des points négatifs, mais nous ne boudons cependant pas ces renforts, d’autant qu’ils devraient être remplacés à l’horizon 2022 – j’ai insisté sur cette nécessité, qui a parfaitement été entendue par l’état-major de la Marine et par le ministère des Armées.

Numériquement, je n’ai donc pas à me plaindre des moyens en Manche, dont nous avons su optimiser l’efficacité. Outre les deux patrouilleurs dont je viens de parler et dont le remplacement est prévu dans l’actuelle loi de programmation militaire, les trois patrouilleurs de service public de 22 ou 23 ans d’âge basés à Cherbourg seront remplacés dans le cadre de la prochaine loi de programmation – l’actuelle LPM ayant permis le remplacement des patrouilleurs outre-mer, ce sera au tour des patrouilleurs métropolitains ensuite. Ils seront également dotés de capacités supplémentaires – drones, systèmes de vision nocturne infrarouge – adaptées aux technologies de notre temps.

Je n’ai aucune inquiétude enfin sur notre coopération avec les pays voisins, la Grande-Bretagne ou la Belgique. Nous partons du principe que celui qui nous aide aujourd’hui sera peut-être celui que nous aiderons demain. C’est notre intérêt commun.

Monsieur Pueyo, de nombreux migrants tentent certes la traversée de la Manche dans des petites embarcations, mais la pression migratoire s’exerce surtout au niveau des terminaux des ferries. J’ai dit qu’ils étaient mieux protégés, mais ça n’empêche pas les migrants de tenter encore et toujours de s’embarquer sur les camions qui traversent. Je ne dispose pas directement des chiffres, mais le préfet du Pas-de-Calais parle de dix à onze mille personnes par an, là où nous parlons, nous, de deux mille cinq cents personnes : on n’est pas dans le trait de plume, mais très loin toutefois de la pression que subissent les moyens routiers.

Des migrants sont en effet arrivés à Ouistreham, mais, à ma connaissance, aucun encore n’a tenté la traversée par des moyens légers. Je pense que cela s’explique par le facteur d’opportunité : les falaises de Douvres sont visibles en journée depuis le département du Pas-de-Calais, alors qu’on ne voit rien depuis Ouistreham. Une traversée exigerait des moyens beaucoup plus lourds et impliquerait de la part des passeurs une grosse organisation. Dans le pas de Calais, le passeur ne prend aucun risque : il se garde bien de monter dans l’embarcation et se contente de confier la barre à celui des migrants qui lui semble le mieux qualifié, en lui disant de viser le mat avec les feux rouges situés devant Douvres. S’il partait de Ouistreham, il faudrait monter à bord et courir le risque d’une interception : ce serait autre chose…

Quant au nombre de migrants qui parviennent à passer, je ne peux évidemment pas vous le donner, mais je suis persuadé que certains réussissent la traversée et qu’on ne les voit pas passer, parce qu’il y a des dizaines de kilomètres de côtes à surveiller. Ce sont souvent des pêcheurs, des plaisanciers ou des ferries qui nous signalent des embarcations, quand ce ne sont pas les occupants eux-mêmes des embarcations en détresse. Je ne peux vous garantir que notre dispositif est étanche, car nous n’en avons pas les moyens.

Quant à moi, je ne peux malheureusement faire que du sauvetage. Je n’empêche pas les migrants de partir, c’est sur la côte qu’on doit les en empêcher. Je continuerai donc à faire du sauvetage.

M. Joaquim Pueyo. Très bien.

Amiral Philippe Dutrieux. Madame Gipson, je vous remercie des mots que vous avez eus à notre égard. Le crash de cet avion nous a tous beaucoup touchés. Nous sommes désormais à la recherche d’un corps, malheureusement plus d’un survivant.

En ce qui concerne les migrants, nous coopérons avec les gendarmes, notamment en nous communiquant mutuellement des informations. Par exemple, lorsqu’ils voient partir une embarcation qu’ils n’ont pas pu arrêter, ils nous la signalent, et nous envoyons automatiquement un moyen aérien ou nautique pour assister cette embarcation. Nous patrouillons également de nuit au large et, si nous apercevons des mouvements ou des regroupements anormaux sur une plage, nous les signalons à la police aux frontières pour qu’ils interviennent. La coopération est donc excellente.

Monsieur Batut, il faut bien entendu réaliser pour tout parc éolien une étude pyrotechnique préalable. La responsabilité en incombe au concessionnaire : sitôt qu’il identifie des bombes ou des mines, nous intervenons en mer territoriale pour les neutraliser. Cela nous fait découvrir davantage de mines, puisque ce sont des zones où nous n’irions pas sans ces travaux intrusifs pour installer les pylônes.

Il est effectivement projeté de centraliser au moins une partie des moyens POLMAR ; je précise toutefois qu’il s’agit de moyens terrestres et non de moyens maritimes, et que c’est la direction des affaires maritimes qui pilote cette centralisation. Je sais que l’accident de Lubrizol fait voir cette manœuvre sous un prisme nouveau, mais je ne peux vous dire où en est l’état de la réflexion à l’heure actuelle, sachant qu’en la matière la responsabilité de l’État n’est pas seule en jeu : il y a également celle des ports.

Monsieur Verchère, un bateau de plus de vingt mètres doit effectivement être doté d’un AIS qui fonctionne. S’il le coupe, il est en infraction, passible d’une verbalisation. J’aimerais pouvoir vous dire que nous pistons tous les bateaux qui coupent brutalement leur AIS, mais je ne peux le certifier. Cela étant, nos commandants de patrouilleurs sont sensibilisés au fait que certains navires qui naviguent dans des zones où ils n’ont pas à être aux heures où ils s’y trouvent peuvent avoir l’idée de se débrancher – la pêche à la coquille, par exemple, est limitée à certains créneaux horaires. Dans ces cas-là, ils verbalisent systématiquement et sans état d’âme. Celui qui coupe son AIS sait parfaitement pourquoi il le fait.

Monsieur Meizonnet, vous me demandez si les flux migratoires vont s’accroître ; je ne peux qu’émettre le souhait que cela ne soit pas le cas. Je n’ai malheureusement pas la clé pour les diminuer. Les passages ont connu une très forte augmentation fin 2018, au moment où les terminaux des ferries ont renforcé leurs moyens de protection : dès que les premières traversées ont réussi, la nouvelle s’est répandue et les mafias de passeurs n’ont pas eu besoin qu’on le leur dise deux fois. Nous continuons d’intercepter des embarcations, mais le seul fait qu’il y ait eu quatre morts doit faire prendre conscience que cette entreprise est extrêmement dangereuse et tempérer les velléités des aspirants à la traversée. Quant à la question des mafias de passeurs, elle relève de la justice et non de mes attributions maritimes.

Mme la présidente Françoise Dumas. Amiral, nous vous remercions pour votre disponibilité et la clarté de vos réponses. La commission achève avec vous le cycle d’auditions des trois préfets maritimes ; je tenais à vous faire part de l’admiration que j’avais pour votre travail et la manière dont vous assumez vos responsabilités, qui sont une fierté pour notre pays. Nous vous adressons donc toute notre gratitude. (Applaudissements.)

 


13.   Table ronde, ouverte à la presse, sur les « nouveaux déséquilibres stratégiques, risques de conflit majeur et place de la question nucléaire » avec M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et M. Corentin Brustlein, directeur du centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (mardi 25 février 2020)

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous recevons M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique (FRS) et spécialiste reconnu des questions nucléaires ainsi que M. Corentin Brustlein, directeur du centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Il m’a paru particulièrement utile de faire un point sur ces questions nucléaires, quelques jours après que le président de la République a prononcé un grand discours présentant sa vision de la dissuasion, comme l’avaient fait ses prédécesseurs. Ce discours dont vous pourrez, Messieurs, nous présenter votre exégèse, s’inscrit dans un contexte où les équilibres nucléaires que nous avons connus et bâtis pendant plusieurs décennies paraissent se transformer, d’une façon qui peut nous inquiéter.

Sans empiéter sur les interventions de nos invités, je rappelle rapidement quelques traits de l’actualité récente qui, pris ensemble, peuvent former le tableau d’une préoccupante montée des périls dans les affaires nucléaires. Premièrement, nous avons l’impression de voir détricoter, maille à maille, en quelques années seulement, les grands traités historiques, ceux qui avaient fondé notre système collectif de maîtrise des armements à partir des années 1970 et 1980. Tel est le cas du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) conclu en 1988, qui avait tout simplement interdit les missiles de portée intermédiaire, comme les SS-20 et les Pershing. Ce traité avait constitué une étape majeure dans la maîtrise des armements puisque c’était le seul qui visait le démantèlement complet d’une catégorie de missiles. Les États-Unis et l’OTAN, avec de solides arguments à l’appui, ont dénoncé sa violation par la Russie. En conséquence, le traité est devenu caduc l’été dernier. Vous nous direz si vous êtes optimistes ou non quant à la possibilité de remplacer feu le traité FNI par un autre instrument qui ne concernerait par exemple que les missiles à têtes nucléaires ou que le territoire européen.

Un autre exemple concerne les incertitudes sur les suites du traité New Start qui est le dernier accord de maîtrise des armes nucléaires stratégiques. Ce traité arrive à échéance en 2021 et rien ne garantit que les États-Unis et la Russie s’accorderont pour le prolonger. Vous nous direz s’il vous paraît probable ou pas qu’un accord soit trouvé, et dans quelles conditions le cas échéant.

Quant aux armes de courte portée, leur maîtrise n’a guère marqué de progrès depuis le début des années 1990. Au contraire, l’heure est plutôt au développement de missiles nouveaux.

Cela m’amène au deuxième point, la reprise de la prolifération ou du moins les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre des moyens multilatéraux pour enrayer la prolifération. Je pense bien entendu aux cas de la Corée du Nord et de l’Iran.

Troisièmement, on assiste à un mouvement de réinvestissement dans les armements nucléaires. Je dirais même que cela se joue au moins autant au niveau politique qu’au niveau des programmes. Au niveau politique parce que, au début de la présidence de Barack Obama, nous percevions les Américains comme prêts à envisager une nouvelle étape de désarmement. Plus rien de tel aujourd’hui, au contraire, la tendance est plutôt à de nouveaux programmes de modernisation des arsenaux nucléaires.

Quatrième point : l’innovation dans l’architecture des armes elles-mêmes peut créer des menaces nouvelles. Cela concerne par exemple les missiles « duo », c’est-à-dire développés pour emporter indifféremment une tête nucléaire ou une charge conventionnelle. Ce n’est pas en soi une nouveauté ou une rupture technologique, certes, mais le développement de ces armes duales constitue un défi pour notre système traditionnel de maîtrise des armements, dont une large part repose sur une limitation du nombre des têtes nucléaires, négociée entre Russes et Américains.

Mais la vraie rupture technologique – nous en avons beaucoup parlé – est constituée des armements hypersoniques. Les Russes ont pris une longueur d’avance en la matière, au point de faire douter de la crédibilité à terme de nos outils de défense antimissile. Chinois et Américains conduisent eux aussi des programmes ambitieux dans ce domaine et la France elle‑même a affiché des ambitions dans ce secteur de recherche. Mentionnons aussi parmi les innovations technologiques les recherches russes sur les missiles à propulsion nucléaire.

Cinquième et avant-dernier point, tous ces signes de montée des périls nucléaires semblent susciter par réaction en Occident un mouvement d’opinion en faveur d’un désarmement rapide, fut-il unilatéral. Comme souvent dans les affaires politiques, on observe qu’un mouvement dans un sens suscite un mouvement en sens contraire. C’est d’ailleurs là un mouvement assez large qui traverse différents courants de pensée, notamment depuis que la diplomatie vaticane a rallié leur cause. Je dois dire que je ne crois pas au désarmement unilatéral car, à mes yeux, la France a déjà fait beaucoup de pas en ce sens. En fait, en faire davantage serait peut-être nous mettre en danger. Pour le dire très vite, la situation actuelle me paraît faire écho à celle que François Mitterrand résumait fort bien, avec son art de la formule, par cet aphorisme resté célèbre depuis 1983 : « Je suis moi aussi contre les euromissiles. Seulement, je constate des choses tout à fait simples. Dans le débat actuel, le pacifisme, avec tout ce qu’il recouvre, est à l’ouest et les euromissiles sont à l’est. »

Pour nous, responsables politiques, il est impossible cependant d’ignorer ce mouvement d’opinion. Il pèse d’ailleurs beaucoup sur l’attitude de certains de nos alliés, à commencer par l’Allemagne. C’est d’ailleurs ce qui m’amène à mon dernier point : une possible prise de conscience européenne.

Dans son discours nucléaire, le président de la République a voulu donner à la dissuasion française une dimension européenne. Les incertitudes autour de la solidité de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), dans laquelle les Européens pouvaient s’abriter sous le parapluie nucléaire américain, constituent un élément de contexte peut-être déterminant en ce sens. Vous nous direz quels développements peut avoir, à vos yeux, cette initiative française, dès lors que la France est, depuis le « Brexit », le seul État de l’Union européenne doté de l’Arme.

M. Bruno Tertrais. Ce soir, nous abordons des sujets graves et pourtant, mon intervention se conclura par une note optimiste. Je ne fais pas partie des plus pessimistes. En tout cas, il me semble intéressant, ne serait-ce que pour le débat, de proposer des éléments un peu moins sombres que ceux qui nous sont habituellement présentés, même si je ne conteste pas leur fond. Il ne nous a pas été demandé de préparer une intervention spécifiquement sur le contenu du discours présidentiel et la dimension européenne. Cependant, c’est naturellement avec beaucoup de plaisir que je répondrai à toutes vos questions et vos demandes d’exégèse, Madame la présidente.

En ce qui concerne les risques de conflit majeur et leur dimension nucléaire, qui est le thème sur lequel vous avez souhaité que j’axe mon intervention, tout d’abord, je dirai que les risques de conflits majeurs se confondent largement avec les risques de conflit nucléaire. Les conflits majeurs intéressent toute la planète, par définition. On peut évidemment dire que, s’il y avait un conflit ouvert entre l’Arabie saoudite et l’Iran, cela intéresserait toute la planète. Bien sûr, mais cela reste tout de même pour moi un conflit régional. En revanche, s’il y a une crise militaire majeure entre les États-Unis et la Chine, au sujet de Taïwan ou d’une autre question régionale, cela nous intéresse beaucoup plus directement.

Ces risques sont finalement les mêmes depuis trente ans. Il n’y a pas beaucoup de nouveautés de ce point de vue. J’ai, avec d’autres, été parmi ceux qui s’inquiétaient très tôt des risques de conflits majeurs en Asie, parmi ceux qui évoquaient la possibilité d’un « 1914 en Asie ». Cela fait déjà plus de vingt-cinq ans que nous en parlons, y compris moi. Le fait qu’il n’y ait pas de conflit, majeur ou non, veut-il dire que nous nous sommes trompés ? Non, cela signifie tout simplement que, justement, la dissuasion nucléaire a contribué à limiter ces risques de conflit.

Quels sont ces risques de conflit ? Commençons par l’Europe, bien sûr. Je ne crois pas à la volonté de Vladimir Poutine d’envahir délibérément l’Europe, avec un projet d’annexion d’une partie du territoire de l’Union européenne ou de l’OTAN, mais les accidents sont toujours possibles. Je crois que nous devons rester vigilants. La posture de défense et de dissuasion de l’Alliance, celle de ses pays membres, me semble satisfaisante aujourd’hui, mais nous ne savons pas ce qu’il peut se passer en cas de trouble dans un pays balte, en cas de problème entre la Russie et la Biélorussie. Un accident militaire est toujours possible. La dissuasion ne nous prémunit à mon avis pas totalement contre un risque militaire à l’est de l’Europe même si, encore une fois, je pense que la posture dissuasive limite considérablement ce risque. Lorsque je parle de dissuasion, je ne pense pas seulement à la dissuasion nucléaire, mais également à la dissuasion conventionnelle.

C’est en Asie que le risque principal existe. Là encore, je n’aurai pas beaucoup d’imagination ce soir. Je vous redis, parce que cela me semble aussi évident en 2020 que cela l’était en 2000, que les risques essentiels sont entre l’Inde et le Pakistan, entre la Corée du Nord, la Corée du Sud et leurs voisins, entre la Chine et Taïwan, voire entre la Chine et le Japon.

Entre l’Inde et le Pakistan, sujet que je pense connaître assez bien, je note que, de crise en crise depuis trente ans, nous franchissons un palier dans l’escalade. En 2019 a eu lieu une crise assez grave, que l’on peut appeler la crise de Balakot, qui a vu pour la première fois des bombardiers indiens tirer juste au-delà de la frontière internationalement reconnue. On accuse souvent et avec bien des raisons le Pakistan d’être le trouble-fête dans la région, mais, pour une fois, je ne suis pas sûr qu’on puisse dire aujourd’hui que la faute incombe toujours au Pakistan. L’Inde de M. Modi, même si elle reste une grande démocratie, est un pays qui affirme son nationalisme de manière de plus en plus forte, y compris sur le plan militaire.

La Corée constitue un risque permanent. Ce qui me préoccupe personnellement est la possibilité que le dirigeant nord-coréen et son entourage considèrent qu’ils n’ont plus rien à espérer de l’administration Trump et se montrent un tout petit peu trop provocateurs pour l’esprit du président américain qui considère, de son côté, qu’il est passé à autre chose. Je pense que l’investissement du président américain dans la Corée du Nord est terminé. Il a sa photo « up » comme on dit aux États-Unis : dans le couloir qui mène au bureau ovale se trouve une série de photos de M. Trump et de M. Kim Jong-un. Pour lui, cela suffit, il est passé à autre chose. Je ne suis pas sûr qu’il en soit de même du côté nord-coréen.

Les risques de conflit majeur sont finalement toujours les mêmes. Ils sont effectivement limités par la dissuasion nucléaire, mais la dissuasion nucléaire n’est pas une garantie absolue d’absence de conflit militaire. Un accident est toujours possible. On reproche toujours à ceux qui, comme moi, estiment que c’est un mal nécessaire, que cela a apporté davantage d’apaisement dans le système international que d’inflammation de ce système. Il reste que ce n’est pas une garantie absolue, d’autant plus que trois choses ont changé qui, à mon avis, sont autant de facteurs de préoccupation.

La première est la centralisation du pouvoir en Chine, en Russie et ailleurs. Cette centralisation peut être considérée comme un facteur de prévisibilité. Mais si je prends l’exemple de la Chine, le fait qu’il y ait traditionnellement un mécanisme de décision collective en Chine, jusqu’au début de la décennie 2010, contribuait probablement à limiter les risques d’escalade en cas de tension, dans le détroit de Formose, en cas de crise à Taïwan bien sûr ou dans d’autres régions. Je pense que la centralisation extrême du pouvoir entre les mains de M. Xi n’est pas une bonne nouvelle pour la limitation des risques d’escalade.

Le deuxième facteur, qui est lié, est ce que j’avais déjà appelé il y a une dizaine d’années, lors d’une audition devant votre commission, « le nationalisme nucléaire », c’est-à-dire l’alliance de l’hypernationalisme et de l’arme nucléaire. Le nucléaire devient un symbole du nationalisme et un outil, une carte, permettant l’affirmation de ce nationalisme. On le voit bien sûr dans le discours de Vladimir Poutine, mais on le voit aussi dans le discours de M. Modi. C’est quelque chose de nouveau dans le discours indien. On le voit naturellement dans le discours de Kim Jong-un. Une constellation de dirigeants considèrent le nucléaire comme une carte d’affirmation nationale, alors que dans la plupart des autres puissances nucléaires, comme la France, nous n’avons pas honte de notre dissuasion, mais nous ne voyons pas le président de la République ou le Premier Ministre se réveiller tous les matins, en disant : « nous sommes fiers d’être une puissance nucléaire ».

Je crois qu’il existe vraiment deux mondes nucléaires aujourd’hui : ce monde des nationalistes nucléaires et un monde plus raisonnable, qui est celui des puissances occidentales, même si M. Trump tient sur le nucléaire un langage qui peut changer du tout au tout, du jour au lendemain, comme sur beaucoup de sujets. Nous avons enfin le monde de l’interdiction, le traité d’interdiction de l’arme nucléaire (TIAN). Je me permettrais de rappeler, Madame la présidente, que nous ne pouvons pas faire de ce TIAN une simple réaction à la montée, à la mise en avant du nucléaire, puisque le TIAN est finalement une initiative dont les prémices datent du mandat de Barack Obama. Nous ne pouvons pas en faire un simple phénomène d’action-réaction.

Le troisième facteur de risques est, à mon sens, l’imprévisibilité américaine. Soyons clairs, je pense que l’imprévisibilité des dirigeants occidentaux, parfois, peut être un atout stratégique. Donald Trump, à l’été 2017, a commencé à s’adresser aux dirigeants nord-coréens d’une manière extrêmement troublante pour les Nord-Coréens qui n’avaient pas l’habitude d’entendre un dirigeant occidental s’exprimer de cette manière. Ils ont été déstabilisés et parfois, déstabiliser ceux que nous considérons comme nos adversaires peut être positif car les pays occidentaux, les dirigeants occidentaux, y compris européens, sont toujours considérés comme trop prévisibles. Le problème est que M. Trump jouait évidemment de cette carte un petit peu trop fort et un petit peu trop haut.

Je crois qu’aujourd’hui, c’est davantage un facteur de risques que de stabilité, d’autant plus que cette logique de l’homme qui est dans le bureau ovale est aussi une logique d’affaiblissement des alliances et d’affaiblissement des capacités américaines de médiation. Il n’y a pas eu de médiation américaine lors de la crise de Balakot, en Asie du Sud, en février 2019. Il n’y a aujourd’hui ni volonté ni capacité américaine de médiation dans une crise en Asie du Sud-Est.               J’ai commencé en parlant du risque de « 1914 en Asie ». Je ne revendique pas cette expression que d’autres ont utilisée. Encore une fois, cela fait près de trente ans que l’on parle de ce risque. Mais je me demande si, aujourd’hui, le risque n’est pas autant celui d’un 1950 que d’un 1914.

1950 est bien sûr la date de la guerre de Corée, dont le triste anniversaire arrive au mois de juin. 1950, c’est le moment où les Nord-Coréens se sont sentis autorisés à envahir la Corée du Sud, tout simplement parce qu’ils ont entendu le message des Américains affirmant qu’ils ne considéraient pas la péninsule coréenne comme faisant partie des intérêts centraux des États-Unis. C’était dit fortement, publiquement. Ce message a été entendu à Pyongyang, mais aussi à Moscou et à Pékin.

Je ne suis pas en train de vous dire que le risque de nouvelle guerre de Corée, au sens de 1950, est aussi élevé que cela a été le cas à l’époque. Je dis simplement que l’abstention américaine est plutôt un facteur de perturbation. Nous voyons d’ailleurs que ce nationalisme nucléaire s’exprime, presque tous les jours, par des patrouilles maritimes et aériennes, de la part de pays comme la Russie bien sûr, mais aussi de la Chine, qui violent régulièrement l’espace national aérien et maritime de leurs voisins. Ce comportement se double d’une réelle course aux armements conventionnels. Je pense notamment à la multiplication des sous-marins, à la prolifération des sous-marins dans le monde. Ce n’est pas toujours une mauvaise chose, mais il y a véritablement une « course à la sous-marinade » qui se déroule depuis une vingtaine d’années.

Je pense bien sûr à l’hypersonique. Mais pour moi, Madame la présidente, il n’est pas évident qu’il s’agisse d’une rupture stratégique. Je pense que c’est plutôt un saut qualitatif. Nous aurons peut-être l’occasion d’en rediscuter, puisque vous avez utilisé le mot « rupture » ; je me permets d’émettre un petit doute à ce sujet. Je ne sais pas ce qu’en pense Corentin Brustlein, mais je crois que c’est un vrai sujet de discussion.

Je termine sur trois points que j’espère plus rassurants, en tout cas un brin plus optimistes. Voyons les faits. Je ne peux pas, pour ma part, parler de reprise de la prolifération. La prolifération est plutôt un phénomène contenu. La Corée du Nord n’est plus un problème de prolifération depuis longtemps. Cela fait bien une quinzaine d’années que c’est un État nucléaire. C’est un problème de dissuasion, de confinement, d’interdiction, mais ce n’est plus un problème de prolifération. C’est un État nucléaire, que nous voulions ou non. S’agissant de l’Iran, vous avez raison de le rappeler, Madame la présidente, nous avons des incertitudes sur son comportement futur dans le domaine du nucléaire. Mais nous ne pouvons pas dire que l’inquiétude au sujet de la prolifération nucléaire soit aussi justifiée qu’elle l’était au milieu des années 2000, par exemple. Pour un certain nombre de raisons, les inquiétudes me semblaient alors beaucoup plus légitimes qu’elles ne le sont maintenant. Vous avez rappelé les mots de François Mitterrand dans son discours au Bundestag, dont on se souvient encore, légitimement. Je vais me permettre, non pas de paraphraser François Mitterrand, mais de dire que le nucléaire est au nord et le pacifisme est au sud. Le nucléaire se concentre dans l’hémisphère nord, mais il n’y a quasiment pas de nucléaire dans l’hémisphère sud, ni même dans le « sud global », comme on dit parfois aujourd’hui avec ce néologisme assez épouvantable. Au sud, la quasi-totalité de la planète est dénucléarisée et je ne connais pas de pays qui ait l’intention de se doter de l’arme nucléaire ou qui ait la capacité de le faire en un laps de temps relativement bref. On parle souvent du Japon. À mon avis, c’est une absurdité que de le mettre au rang des candidats à la prolifération. C’est la première bonne nouvelle.

La seconde bonne nouvelle est qu’il n’y a pas eu de rupture doctrinale. C’est quelque chose qui me frappe toujours. Avec du recul, nous aurions pu penser que nombre d’États, y compris chez ceux que l’on appelle les nouveaux détenteurs de l’arme nucléaire, considèreraient ces armes nucléaires comme des armes d’emploi ou de bataille. Ce n’est pas le cas. Aucune doctrine affichée d’un État nucléaire n’envisage l’arme nucléaire comme une arme d’emploi ou de bataille. Il y a une consolidation de ce que l’on appelle souvent la tradition de non-emploi. Encore une fois, ce n’est pas pour dire qu’il n’y a pas de risque, mais prenons du recul car cela aurait pu être bien pire. Nous le craignions notamment à la fin de la guerre froide.

Enfin, un troisième point qui est peut-être sujet de débat, je ne crois pas qu’on puisse parler aujourd’hui véritablement d’une course aux armements nucléaires. L’expression « course aux armements nucléaires » renvoie à des mécanismes d’action-réaction de la guerre froide, qui n’avaient rien à voir sur le plan quantitatif, qui n’avaient rien à voir sur le plan de la motivation politique avec ce que nous connaissons aujourd’hui. La fin de la maîtrise des armements nucléaires, si elle se confirme, serait certes regrettable, mais elle n’équivaut pas pour autant à la reprise de la course aux armements nucléaires. Le détricotage que vous souligniez justement, Madame la présidente, est une mauvaise nouvelle. Mais il ne signifie pas que nous allons retrouver des processus analogues à ceux que nous avons connus pendant la guerre froide.

Il y a des mécanismes d’action-réaction, notamment entre l’Inde et le Pakistan. Il y a le développement des triades nucléaires en Asie, mais, après tout, ces pays ne font, d’une certaine manière, que faire ce que nous avons fait nous-mêmes. J’ai coutume de dire, sans esprit de provocation, que nous retrouvons finalement le discours que ces pays tiennent s’agissant de l’émission des gaz à effet de serre et du réchauffement climatique. Lorsque la communauté internationale demande à la Chine, à l’Inde et à d’autres, de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, ils répondent : « Mais vous en avez bien profité pendant des dizaines et des dizaines d’années pour votre développement. N’avons-nous pas le droit, nous aussi, à notre développement ? » D’une certaine manière, c’est la même chose qui se passe dans le nucléaire. Ils se disent, pas totalement illégitimement de leur point de vue, et sur le plan intellectuel nous pouvons le comprendre, que nous avons développé des triades nucléaires, mis des sous-marins à la mer, que nous disons que c’est la meilleure garantie de la dissuasion. Ils veulent donc faire la même chose.

Bien sûr, il y a des évolutions technologiques, de nouveaux programmes. Il y a ce que l’un de nos collègues américains, Jeffrey Lewis, appelle le « zoo nucléaire » de Vladimir Poutine, avec tout un tas de créatures étranges et nouvelles qui sont certainement développées et qui pourraient être déployées. Il faut faire attention à la différence entre développement et déploiement. Ce n’est pas parce qu’on développe un prototype que cela va forcément être déployé en masse. Il y a donc certes des phénomènes préoccupants, mais à mon sens, ils sont beaucoup plus sur le terrain conventionnel, sur le terrain classique.

La violation avérée par la Russie du traité FNI est à mon avis beaucoup plus un problème pour l’équilibre classique, conventionnel de la masse eurasiatique que sur le plan nucléaire. Ils sont à double capacité parce que les Russes font ainsi, parce que les Soviétiques faisaient ainsi. C’est pratique, cela coûte moins cher. C’est une tradition, c’est comme cela que fonctionne le complexe militaro-industriel russe.

À mon avis, nous avons donc plus de raisons de nous inquiéter des courses aux armements conventionnels et de ce que font certains États dans le domaine conventionnel que de ce qu’ils font dans le domaine nucléaire.

M. Corentin Brustlein. Je me suis personnellement concentré sur le dernier élément de la problématique qui nous réunit aujourd’hui, c’est-à-dire la place de la question nucléaire, en particulier la question de la centralité de l’arme nucléaire dans les stratégies des États qui la possèdent. Le retour d’une forme de compétition géopolitique, voire son installation pour les prochaines décennies laisse peu de place au doute. Mais une redistribution de la puissance, combinée à un renouveau des tensions, peut avoir un sens et une portée différents pour les puissances nucléaires dites du statu quo, c’est-à-dire les États-Unis, dans une certaine mesure la France et le Royaume-Uni également, et pour celles désireuses de remettre ce statu quo en cause, que ce soit à l’échelle globale ou à une échelle régionale.

Les postures nucléaires sont susceptibles d’être influencées par des évolutions de nature globale, que ce soit l’évolution de la distribution de la puissance, que ce soient les ruptures technologiques qui ont été évoquées, l’évolution du débat sur le désarmement nucléaire ou le détricotage de l’architecture à la fois de non-prolifération et de maîtrise des armements, mais également, et parfois surtout, par des considérations plus locales et plus régionales, c’est‑à‑dire les rapports de force régionaux vis-à-vis du voisin, l’existence pérenne de différences frontalières.

Par conséquent, il n’y a pas d’adaptation homogène des doctrines et des stratégies comme des postures en réaction à l’état du monde. C’est un point qu’il me semble important de souligner en introduction. Les stratégies nationales adossées à l’arme nucléaire demeurent, pour ainsi dire, toutes singulières. Neuf États possèdent l’arme nucléaire aujourd’hui et chacun a une stratégie qui diffère de celle des autres. Dans les faits, le retour de la compétition stratégique a de facto donné à l’arme nucléaire une visibilité nouvelle et plus grande que ce qu’elle avait été depuis la fin de la guerre froide.

Pour autant, cette visibilité accrue ne signifie pas forcément un rôle grandissant de l’arme nucléaire chez les pays la possédant. C’est une distinction qui compte, c’est-à-dire qu’il n’y a pas nécessairement une évolution nette des doctrines qui conférerait à l’arme nucléaire un rôle grandissant, de nouvelles missions ou un périmètre plus large pour la mission dissuasive. Le tableau est donc en réalité plus nuancé que ce qu’il paraît à première vue.

Aux États-Unis, depuis les années 1960 et jusqu’à 2014 environ, nous avons vu une volonté régulièrement réaffirmée de réduire le rôle des armes nucléaires dans la politique de dissuasion. Barack Obama avait conféré une nouvelle impulsion à cette ambition à travers ce qu’on appelait alors l’agenda de Prague, mais cette tendance s’est interrompue, comme vous l’avez souligné, Madame la présidente. Elle ne s’est pas interrompue à cause de l’alternance entre Barack Obama et Donald Trump, mais dès le second mandat d’Obama avec l’invasion puis l’annexion de la Crimée, l’appropriation chinoise des récifs et îlots en mer de Chine méridionale et la construction de bases militaires sur ces îlots. Bref, elle s’est interrompue avec le retour de la logique du rapport de force, pour ne citer que ces exemples. Par conséquent, la Nuclear Posture Review qui a été rendue publique, préparée par le Pentagone en 2017-2018, a procédé à un réajustement de ton très net. Elle réaffirme, contrairement à la précédente qui datait de 2010, l’importance de l’arme nucléaire dans la stratégie américaine, ce qui était déjà un changement significatif, à la fois pour la sécurité des États-Unis et pour celle de leurs alliés, c’est-à-dire dans le cadre de la dissuasion élargie. Toutefois, les ajustements de doctrine et les ajustements dans la structure des forces qui ont été le fruit et le produit de cette révision de la posture nucléaire sont restés d’ampleur limitée.

Le cas russe est plus complexe. La doctrine officielle de la Fédération de Russie, dont la dernière version date de décembre 2014, est très basique dans la description qu’elle fait des rôles attribués à l’arme nucléaire. Sur le papier, celle-ci a vocation à prévenir les attaques nucléaires, à prévenir les attaques à l’aide d’armes de destruction massive et à prévenir une agression conventionnelle qui remettrait en cause l’existence même de la Russie. Rien de très choquant, vous en conviendrez. Le problème dans le cas russe réside moins dans la doctrine que dans sa mise en œuvre et dans la pratique, puisque nous avons vu la Russie multiplier l’envoi de signaux nucléaires à l’Occident, des signaux verbaux ou des signaux matériels, qu’il s’agisse de tirs de missiles, de patrouilles de bombardiers stratégiques non annoncées à proximité de nos espaces aériens, tout ceci dans le contexte et dans les suites des opérations en Ukraine. S’il ne semble pas y avoir d’inflexion doctrinale, nous observons donc à tout le moins une volonté de Moscou de tirer profit de ce qu’on appelle l’ombre portée de l’arsenal nucléaire russe dans des crises régionales, et donc d’un abaissement du seuil de la menace à défaut d’un abaissement du seuil d’emploi de l’arme nucléaire. S’y ajoutent des efforts de modernisation de l’arsenal nucléaire russe stratégique et tactique tout à fait considérables. Un certain nombre ont déjà été mentionnés. Ces développements sont, il faut le rappeler, de moins en moins contraints par les accords de maîtrise des armements et vont l’être de moins en moins, en tout cas à l’horizon prévisible. La Russie, cela a été souligné, contourne en effet allègrement ces accords de maîtrise des armements. Je n’ai pas dit qu’elle les viole nécessairement tous, mais elle les contourne allègrement, y compris certains aspects du New Start.

Les postures de la Chine, de l’Inde et du Pakistan n’ont pas connu d’inflexion doctrinale majeure récente. Toutefois, les structures de force évoluent, qualitativement et quantitativement. Jusqu’à récemment, la Chine a appuyé sa stratégie de dissuasion sur deux piliers principaux : d’une part, des capacités de frappe régionale pléthoriques, conventionnelles et nucléaires, et d’autre part un nombre limité de capacités de frappe nucléaire intercontinentale. En quelques années, la Chine a mis à la mer une composante océanique. Elle est en train de créer ou de recréer une composante aéroportée. Elle fait évoluer ses capacités sol-sol vers des configurations plus avancées, avec des missiles systématiquement basés sur des plateformes mobiles, des missiles qui seraient équipés à long terme, voire dès à présent, de têtes multiples, ou le développement et le déploiement de planeurs hypersoniques qui sont déjà opérationnels pour des missiles de portée courte. Elle fait tout cela sans la moindre forme de transparence, eu égard à l’arsenal chinois.

Deux derniers points me semblent importants à souligner, au regard de la place de l’arme nucléaire dans les stratégies nationales : d’abord, parce que c’est une question qui a été évoquée par le président de la République dans son discours, l’articulation avec le conventionnel et ensuite, la maîtrise des armements. Ces deux points sont liés à de multiples égards. L’articulation de la dissuasion nucléaire avec la manœuvre conventionnelle mérite toute notre attention pour plusieurs raisons. La première est que la dissuasion nucléaire n’opère pas dans un vide, mais en pleine complémentarité avec un système de forces conventionnelles qui doit être assez robuste pour pallier les limites de la dissuasion nucléaire, c’est-à-dire défendre des intérêts non vitaux ou protéger les intérêts vitaux face à des atteintes qui seraient d’ampleur limitée.

Cette articulation entre conventionnel et nucléaire évolue aujourd’hui de plusieurs manières, d’abord parce que la marge de supériorité militaire américaine décroît vis-à-vis de ses principaux rivaux. Elle s’amenuise sous les effets conjugués de dix années d’opérations continues sur des théâtres au Moyen-Orient et en Asie centrale qui ont éloigné Washington et le Pentagone de la préparation des conflits qu’on appelle de haute intensité ou de haut du spectre. Pendant ce temps, la Russie et la Chine investissaient dans des stratégies de compensation de cet avantage conventionnel américain, de compensation indirecte au travers de ce qu’on appelle les stratégies de zones grises, mais aussi de compensation directe par le biais de postures de déni d’accès et d’interdictions régionales. Cette réduction de la marge de supériorité conventionnelle américaine doit nous préoccuper, dans la mesure où c’est précisément cette marge de supériorité qui donne à Washington la confiance nécessaire pour s’engager auprès de ses alliés, que ce soit en Europe ou en Asie.

Deuxième facteur d’évolution dans cette articulation, les options non nucléaires se diversifient aujourd’hui pour conduire des attaques stratégiques, stratégiques parce qu’elles peuvent frapper directement les territoires et les sociétés adverses. Qu’il s’agisse de guerre cybernétique, d’action dans l’espace extra-atmosphérique ou de frappe conventionnelle à longue distance, hypersonique ou non hypersonique, il s’agit d’axes de développement majeurs dans la plupart des puissances nucléaires, à commencer par la Russie et la Chine. D’ailleurs, s’il y a une évolution notable à souligner dans la doctrine militaire de la Russie révélée en décembre 2014, c’est bien l’officialisation de son intérêt pour la dissuasion conventionnelle et du rôle stratégique que la Russie attribue à ses capacités conventionnelles, ce qui est une nouveauté.

Cette tendance d’attribution de missions stratégiques à des capacités non nucléaires n’est pas sans effet sur les dynamiques d’escalade qui se complexifient. Dans le contexte d’une pression normative grandissante, cherchant à influer sur les politiques déclaratoires et donc sur le rôle de l’arme nucléaire, ce qui porte une pression disproportionnée sur les démocraties par rapport aux autres régimes, il importe donc de prendre la juste mesure à la fois de la nécessité de tirer le meilleur parti des capacités conventionnelles de haut du spectre, dans une logique dissuasive, mais également des limites persistantes auxquelles ces capacités se heurtent dans un rôle dissuasif. Concrètement, il est théoriquement possible de mettre à genoux des sociétés et des pays entiers par des moyens non nucléaires, mais cela ne signifie pas que ces mêmes moyens puissent former la base d’une posture de dissuasion crédible qui inciterait à elle seule, dès le temps de paix, des adversaires potentiels à la retenue. Ainsi, si la complémentarité entre forces nucléaire et conventionnelle doit être renforcée, elle ne doit pas faire perdre de vue le caractère spécifique de ce qu’on appelle la révolution nucléaire, c’est-à-dire les effets d’inhibition stratégique produits par l’aptitude à infliger des dommages inacceptables dans des délais très courts.

Dernier point, dans un tel contexte, la maîtrise des armements doit redevenir un axe majeur d’efforts diplomatiques. L’Europe est aujourd’hui en quelque sorte l’otage de la rivalité grandissante entre, d’une part, une Chine qui reste sur une ligne d’opacité complète concernant son arsenal nucléaire, alors même qu’elle affiche par ailleurs un niveau d’ambition militaire grandissant pour avoir une armée de rang mondial à l’horizon 2050, et d’autre part les États‑Unis qui évaluent le besoin de maintenir l’architecture existante de maîtrise des armements, nucléaires ou conventionnels, à l’aune du seul critère du désavantage comparatif que cette architecture apporterait aux États-Unis dans la perspective de cette rivalité grandissante avec la Chine.

Pour la France et l’Europe, le défi est à mon sens de réinventer un récit autour de la maîtrise des armements, en démontrant que celle-ci est non seulement compatible avec une ère de compétition stratégique renouvelée, mais particulièrement nécessaire eu égard aux transformations technologiques et capacitaires en cours.

M. Christophe Lejeune. Vous avez évoqué la Russie, ma question portera donc sur ce pays. Comment l’Europe se protège-t-elle face aux nouvelles armes nucléaires que déploient les Russes ? Je voudrais notamment revenir sur le projet russe de planeur hypersonique Avangard, présenté comme « pratiquement invincible » par Vladimir Poutine que je cite. Comment l’Europe, qui s’en remet à l’OTAN, prend-elle en compte ce nouveau missile balistique intercontinental, pour lequel la charge peut être aussi bien conventionnelle que nucléaire ? Nos capacités de riposte, au cas où la dissuasion n’aurait pas fonctionné, sont-elles suffisamment rapides pour pouvoir intercepter ce genre de missile, annoncé comme évoluant à 33 000 km/h ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Je voudrais revenir sur le discours du président de la République. Il se trouve que j’étais à Bruxelles la semaine dernière, pour une assemblée parlementaire de l’OTAN où la posture de l’Alliance a été évoquée et donc le discours du Président. Nous nous sommes entendus dire par une responsable américaine en charge du nucléaire, que je ne citerai pas, qu’elle avait été très déçue par le discours du Président parce que la France ne rejoignait pas l’architecture nucléaire de l’OTAN et donc le groupe des plans nucléaires. Elle le disait avec une certaine candeur. J’étais un peu ébahi et j’ai constaté que de nombreux collègues de l’Alliance applaudissaient cette remarque qui me paraissait relativement candide. Je voulais vous interroger plus précisément sur la dimension européenne de nos intérêts vitaux. C’est un très vieux débat en réalité puisque, dès la discussion de la loi de programmation militaire de 1960-1965, les européanistes d’un côté considéraient que la dissuasion nationale compromettait l’intégration européenne et les atlantistes de l’autre qu’elle compromettait l’unité de l’Alliance. Raymond Aron et le général André Beaufre d’un côté disaient vouloir inscrire cette dissuasion dans le cadre de l’OTAN tandis que, de l’autre côté, des gens comme Pierre-Marie Gallois la considéraient comme intimement liée à notre indépendance. Finalement, en évoquant cette dimension européenne de la dissuasion et de nos intérêts vitaux, le président de la République peut-il remettre au goût du jour, avec succès, la doctrine de sanctuarisation élargie qu’avait évoquée le général Méry en 1976 ?

M. Charles de Verpillère. Ma question concerne un pays dont nous n’avons absolument pas parlé, qui est Israël, sous un double aspect. D’abord, Israël peut être la cible d’une attaque nucléaire ou peut penser, craindre, être la cible d’une attaque nucléaire. On se souvient qu’en 1981, à titre préventif, Israël avait bombardé le centre de recherche nucléaire irakien d’Osirak. Ces craintes sont-elles fondées et quelle peut être l’attitude d’Israël vis-à-vis de l’Iran ? Comment situez-vous la politique d’Israël dans cette discussion, dans cette remise en cause du traité avec l’Iran en matière nucléaire ?

Le second aspect est bien sûr la possibilité pour Israël d’être lui-même une puissance nucléaire. Officiellement, Israël n’a pas la bombe atomique. On sait en tout cas qu’ils ont parfaitement, sur le plan scientifique, la possibilité de la développer. Pouvez-vous nous donner des éclaircissements à ce sujet ?

M. Yannick Favennec Becot. Ma première question concerne les Britanniques qui ont affirmé à plusieurs reprises que leur départ de l’Union européenne ne remettrait pas en cause leur volonté de continuer à jouer un rôle de premier plan dans la défense de l’Europe. Toutefois, selon vous, que va devenir la mutualisation des forces océaniques nucléaires prévue en 2010 dans le traité de Lancaster House ?

Ma deuxième question concerne la ratification de l’accord-cadre entre l’Union européenne et l’Australie, qui a été votée par la commission des Affaires étrangères récemment. Celui-ci a réservé une place particulière à la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs, notamment par le maintien d’un système efficace de contrôle des exportations. Les règles relatives au contrôle des exportations sont en effet essentielles. Je pense notamment à celles qui concernent les biens à double usage, ces produits qui sont susceptibles d’avoir une utilisation tant civile que militaire. Ils sont sensibles, car bien que destinés à des applications civiles, ils peuvent être utilisés à des fins militaires, et notamment contribuer à la prolifération d’armes de destruction massive. J’aimerais donc avoir votre avis sur l’efficacité des règles relatives au contrôle des biens à double usage. Vous paraissent-elles suffisantes pour éviter un détournement de leur finalité par des acteurs désireux de produire des armes de destruction massive ?

M. Joaquim Pueyo. Le président de la République française a évoqué début février son souhait de développer un dialogue stratégique avec ceux de nos partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective. Pensez-vous que c’est très utile d’avoir une stratégie européenne ? Je le pense personnellement, dans la mesure où la plupart des pays européens sont dans l’OTAN, avec les États-Unis, le Canada et la Turquie.

Par ailleurs, les États-Unis semblent respecter l’accord qu’ils ont signé avec la Russie, mais en modernisant d’une manière considérable leur arsenal, et nous voyons également la Russie renforcer son arsenal. Pouvez-vous nous donner des éléments très objectifs sur les pays qui ne respectent pas vraiment les accords ? Avez-vous des éléments à nous donner ? Pensez‑vous que la stratégie française peut s’impliquer avec le temps, dans la mesure où les États-Unis sont également une grande puissance nucléaire ?

M. André Chassaigne. J’ai lu, religieusement, le discours du président de la République du 7 février à l’École de Guerre. J’ai moi aussi besoin d’exégèse.

J’ai relevé trois passages. D’abord, il dit : « La France, puissance nucléaire, reconnue par le traité de non-prolifération, membre permanent du Conseil de sécurité, prendra ses responsabilités, en particulier en matière de désarmement nucléaire, comme elle l’a toujours fait. Dans la recherche de la paix, la France est attachée à la logique d’un désarmement qui serve la sécurité et la stabilité mondiales. » Il cite ensuite le bilan de ce désarmement, qui est très concret, qui a réduit à 300 les armes nucléaires.

Deuxième aspect, il dit : « Je ne peux donner à la France comme objectif moral le désarmement des démocraties face à des puissances, voire des dictatures, qui elles conserveraient ou développeraient leurs armes nucléaires. Un désarmement nucléaire unilatéral équivaudrait, pour un État doté comme le nôtre, à s’exposer et à exposer ses partenaires à la violence et au chantage ou à s’en remettre à d’autres pour assurer sa sécurité. Je refuse cette perspective. » Il termine en disant : « Notre objectif doit être d’œuvrer à l’instauration d’un ordre international différent, avec un gouvernement du monde efficace, capable d’établir le droit et de le faire respecter. Cet objectif de transformation de l’ordre international n’est pas seulement un idéal. Il dessine dès à présent un chemin politique et stratégique qui doit nous permettre de progresser concrètement. »

D’où mes deux questions en termes d’exégèse : voyez-vous dans ce discours du président de la République une évolution ? Y a-t-il une révision de la posture nucléaire française qui apparaîtrait entre les phrases, pour des gens qui ne vont pas forcément voir ce qu’il en est réellement, pour des amateurs comme je le suis ? Deuxième question : comment pourrait se concrétiser le chemin tracé par le président de la République ? Il ouvre un chemin, mais il ne donne pas véritablement de perspectives précises, concrètes sur ce que la France pourrait faire en termes de désarmement.

M. Bruno Tertrais. Je commence par le discours du président de la République. Pour moi, il y a quatre points centraux dans ce discours sur les aspects nucléaires. Je fais une brève digression : je pense pour ma part que ce discours est aussi très intéressant sur certains aspects non nucléaires, comme l’autonomie stratégique européenne dans le domaine de la 5G, qui m’a semblé un langage extrêmement fort. Mais je ne voudrais pas changer le cours de cette audition et je reviens au cœur du sujet.

Premier point, sur le plan doctrinal : il endosse la tradition et il clarifie un ou deux points. Il y a un point de clarification sur la question de « l’ultime avertissement ». Sous la présidence Hollande, sous la présidence Sarkozy, il y avait un certain flou public sur cette question de l’avertissement nucléaire. S’agissait-il encore de ce que l’on appelait au temps de la guerre froide « l’ultime avertissement » ? Avions-nous, sans le dire vraiment publiquement, modifié, changé, altéré les paramètres centraux de notre doctrine tels qu’ils ont été fixés dans les années 1980 ? La réponse est non. La réponse du président de la République, donc la réponse de la France, est non. Nous en restons à quelque chose qui est différent de la riposte graduée, qui n’est pas la réponse graduée. Pour nous, c’est un seul avertissement nucléaire possible, pas obligatoire, mais possible. Nous voyons là un président de la République qui endosse une certaine tradition française.

Deuxième point, l’opposition au TIAN et au langage utilisé par Sa Sainteté François : je crois qu’elle est intéressante parce qu’elle est le point d’aboutissement d’une réflexion qui a eu lieu au sein de l’administration française pendant au moins trois ans, si ce n’est quatre ans, sur les aspects moraux, éthiques et juridiques de la dissuasion nucléaire. On peut apprécier et approuver, ou ne pas apprécier et désapprouver, les conclusions du président de la République sur ce point. Ce dont je peux témoigner, c’est que ce n’est pas simplement quelque chose qui relèverait du réflexe français d’opposition à l’abolition de l’arme nucléaire. C’est le fruit d’une véritable réflexion, y compris sur les dimensions éthiques et juridiques. Cela me paraît assez intéressant.

Troisième point : l’Europe est vue comme un acteur stratégique autonome, pas seulement dans le domaine de la 5G, mais aussi dans le domaine de la maîtrise des armements. C’est un point important. Il peut nous renvoyer effectivement à certaines thématiques de l’époque de la guerre froide, où nous nous opposions à juste titre à ce que l’on appelait à l’époque le condominium américano-soviétique. Maintenant qu’il y a plus de traité FNI, nous ne voulons pas que l’Europe soit un objet, un théâtre de rivalités sur des questions qui la concernent directement. Autrement dit, nous souhaitons que l’Europe, sur les questions de maîtrise des armements nucléaires qui l’intéresseraient directement, soit un acteur et ait des propositions. C’est ainsi en tout cas que j’interprète le discours du président de la République.

Le quatrième point est bien sûr la perspective européenne. Il y a trois volets différents sur ce sujet. Premièrement, un cran, un palier est franchi dans la reconnaissance de la dimension européenne de nos intérêts vitaux. Nous sommes là vraiment dans l’exégèse, mais je pense connaître assez bien les différents langages qui ont été utilisés sur ce thème depuis déjà 1992. Et on a franchi un grand pas. Ce n’est pas révolutionnaire, mais c’est une évolution. Le Président dit – et c’est lui le principal responsable sur ce sujet et même le seul – que nos intérêts vitaux ont une dimension plus authentiquement européenne.

Le deuxième point bien sûr est la proposition, non pas d’un dialogue sur le nucléaire en général, mais sur la place de la dissuasion nucléaire française en Europe, pas au sein de l’Union européenne. Les Britanniques ne sont pas mentionnés. L’Union européenne n’est pas mentionnée. Ce n’est pas totalement par hasard. Je fais partie de ceux qui n’ont jamais pensé que nous pouvions avoir un dialogue digne de ce nom au sein de l’Union européenne sur les questions de nucléaire militaire et de dissuasion, pour des raisons qui tiennent à la fois au caractère un peu bureaucratique de cette institution, mais surtout aux cultures stratégiques très divergentes qui existent en Europe sur ces points. C’est pour cela que je fais le parallèle avec l’initiative européenne d’intervention. Si nous devons en parler à plusieurs, pas seulement dans des formats bilatéraux, il vaut mieux faire cela dans un format différent et ad hoc.

Enfin, la proposition de participer à des exercices : cela peut se faire très facilement. De ce que je comprends de la manière dont les exercices des forces aériennes stratégiques sont organisés, si demain deux F-16 belges veulent se joindre au raid français, fictif bien sûr, dans le cadre d’un exercice « poker », c’est tout à fait faisable. C’est assez facile et d’autant plus que ces pays le font déjà dans le cadre de l’OTAN.

Les réactions à cette triple proposition ont été plutôt favorables, sans enthousiasme délirant du côté allemand, intéressées du côté polonais. La seule réaction négative est venue de l’OTAN. J’ai été extrêmement surpris et je dois dire choqué de la réaction extrêmement négative du secrétaire général de l’OTAN qui a dit, je le cite : « mais une dissuasion européenne, il y en a déjà une, c’est dans le cadre de l’OTAN ». Très franchement, j’espère que notre excellente ambassadrice à Bruxelles aura marqué sa surprise, puisqu’on est en termes diplomatiques, devant une telle déclaration, parce que cela me paraît totalement décalé et déplacé. Quant à la responsable des plans nucléaires de l’OTAN dont a parlé M. Larsonneur, j’ai été très surpris d’entendre via ce que vous dites, Monsieur le député, qu’elle serait très déçue. Il y a quand même un effort d’interaction et de dialogue qui a été fait entre la France et les structures intégrées dans l’OTAN, dans le domaine nucléaire, depuis une quinzaine d’années, qui devrait conduire à ce que la personne que vous citez ne soit pas surprise, et encore moins déçue. Le président de la République dit : « on ne change pas, on ne rentre pas dans le groupe des plans nucléaires ». Certains pourraient dire : « Soyons pragmatiques. Si nous voulons persuader nos partenaires européens de parler de dissuasion nucléaire, il faut investir la structure de l’OTAN. » Pourquoi pas, mais en tout cas, ce n’est pas le choix qui a été fait. Je suis à la fois surpris et déçu moi-même par la déclaration que vous rapportez, Monsieur le député, et surtout par le langage public du secrétaire général qui me semble inapproprié, comme si le secrétaire général semblait d’un coup avoir peur que se développe, ce qui n’est pas l’intention française, un système parallèle de dissuasion. Non, c’est que nous sommes une puissance nucléaire ; nous avons des voisins, dont certains sont dans l’OTAN, et d’autres non.

Les Finlandais par exemple et les Suédois sont très intéressés par ce sujet. Pourquoi la France n’en parlerait-elle pas avec la Finlande, par exemple, si elle le souhaite ? Cela ne regarde pas le secrétaire général de l’OTAN qui, bien que nordique, vient d’un pays intégré à l’OTAN.

Je termine sur Israël. Je ne crois pas qu’Israël craigne une attaque nucléaire. Israël est assez confiant dans sa dissuasion, y compris dans sa dissuasion nucléaire. Israël a une doctrine, que l’on appelle parfois la doctrine Begin, mais elle a en fait été reprise par tous les premiers ministres. Israël n’acceptera pas qu’un pays ait des capacités nucléaires militaires et ne reconnaisse pas son existence. C’est la combinaison des deux qui est importante.

Vous parlez d’un pays qui intéresse effectivement beaucoup Israël, à juste titre. Personnellement, j’ai toujours pensé que la crainte d’un raid israélien sur l’Iran était surévaluée. Si les Iraniens commettaient la folie de s’approcher trop près du seuil nucléaire, je pense que d’autres pays interviendraient avant Israël. C’est ma thèse personnelle, cela vaut ce que cela vaut.

Le problème est qu’il y a un malaise évident devant la combinaison des deux. C’est pour cela que j’ai parlé de la doctrine Begin, mais c’est quelque chose qui est assez consensuel en Israël. Cela dépasse les clivages politiques. Pour faire une comparaison qui vaut ce qu’elle vaut, si la France était dotée de l’arme nucléaire comme elle l’est aujourd’hui, que la Russie était en passe de se doter de l’arme nucléaire et que les dirigeants russes, au cours des vingt dernières années, disaient régulièrement que la France ne devrait pas exister ou que l’extinction de la France est programmée dans l’histoire, serions-nous très à l’aise ? Je ne crois pas. C’est une analogie qui permet de comprendre l’état d’esprit israélien.

En tout cas, la capacité nucléaire d’Israël ne fait absolument aucun doute. Tout le monde le sait, et même les Égyptiens en 1973 le savaient. C’est aussi pour cela qu’ils ne sont pas allés trop loin.

M. Corentin Brustlein. Je complète les réponses à certaines questions qui n’ont pas été abordées, celle de M. Lejeune en particulier sur la manière dont l’Europe se protège face aux nouvelles armes. Vous avez mentionné l’exemple de l’Avangard.

Le « zoo » que mentionnait Bruno Tertrais est très hétérogène. Ces armes exotiques, ou « armes du manège » comme on dit également, sont à des stades de développement très variés et certaines n’ont certainement pas vocation à être un jour opérationnelles. Je pense que nous pouvons attendre avant de chercher les moyens de nous protéger du missile à propulsion nucléaire par exemple. Pour l’instant, comme le souligne un ami expert du nucléaire russe, ce sont plutôt les scientifiques russes qu’il convient de protéger de leur propre missile, puisque les drames se produisent de ce côté pour le moment.

Vous avez posé la question de l’Avangard spécifiquement. C’est un missile intercontinental, qui a une tête, une charge utile qui, au lieu de suivre une trajectoire balistique classique, suit une trajectoire planante à très haute vitesse. La vitesse n’est pas plus élevée dans le cadre d’une trajectoire balistique que d’une trajectoire planante. La vitesse restera la même parce qu’elle dépend fondamentalement des moteurs initiaux.

Actuellement, l’Europe n’est pas protégée face aux missiles balistiques russes. C’est un fait, nous n’avons aucune protection. Quand je parle de protection, je parle de protection active, c’est-à-dire de défense antimissile. Nous avons une protection limitée dans un cadre précis qui est celui de l’OTAN et qui ne vise pas la Russie. Elle n’est donc pas du tout optimisée contre les missiles, le type de menace et une trajectoire qui correspondraient à l’arsenal russe. Nous n’avons donc pas de protection, même face à des missiles qui ont des trajectoires balistiques « simples », et les missiles balistiques russes sont tout sauf simples. Il y aurait plus que des simples têtes à bord d’un missile à charge nucléaire.

La question que posent les planeurs hypersoniques est une question qui est en fait un sport de « super riches ». La dissuasion est déjà un sport de riches, la dissuasion océanique ou la dissuasion stratégique sont des sports de super riches. Mais quand on en est à se préoccuper de l’hyper-vélocité, notamment des planeurs hypersoniques, c’est que l’on fait partie des trois grands sur cette question, c’est-à-dire Chine, États-Unis et Russie.

Les planeurs hypersoniques intéressent la Russie pour une seule raison : avoir la certitude que cela passera les défenses antimissiles américaines. C’est uniquement pour cette raison, parce que les défenses antimissiles américaines sont optimisées pour des trajectoires balistiques. En adoptant d’autres types de trajectoire plus complexes, on pourra donc prendre ces défenses par surprise, réduire le délai d’alerte et minimiser les capacités de défense. Ces capacités de défense des forces américaines face aux missiles intercontinentaux russes, à l’heure où nous parlons et à l’horizon prévisible, sont déjà extrêmement faibles. On estime qu’elles seraient déjà bien en peine d’arrêter des missiles nord-coréens bien moins sophistiqués et bien moins nombreux.

La réponse européenne face à des missiles russes à têtes nucléaires a toujours été la dissuasion. C’est la seule réponse qui soit crédible face à un pays comme la Russie qui a un arsenal si divers. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas nécessaire de chercher une autre réponse au développement capacitaire de la Russie, notamment dans la perspective des suites du traité FNI. Nous voyons que la Russie investit massivement dans des missiles qui ont une portée faite pour le théâtre européen, désormais de type sol-sol donc moins onéreux, pouvant être produits en plus grand nombre, probablement afin de pouvoir prendre pour cible des installations militaires critiques de l’Alliance dans l’hypothèse d’une crise ou d’une d’escalade. Face à ce type de menace, nous pouvons éventuellement réfléchir à un rôle limité de défense antimissile. Avons-nous les capacités de protéger les centres de commandement de l’Alliance qui permettent concrètement de gérer une crise face à la Russie et de superviser l’ensemble des opérations ? C’est une question qui peut se poser. À ce stade, l’essentiel de l’approche de l’Alliance reste de faire comprendre à la Russie que, quand elle en est à viser un effet stratégique, même à l’aide d’armes conventionnelles, face à l’OTAN, c’est-à-dire à frapper des cibles vitales critiques dans le cœur du continent européen, elle doit avoir une incertitude sur le type de réponse que cela pourrait susciter. La priorité reste à mon sens de maintenir ce doute bien présent dans l’esprit de la Russie.

Monsieur Favennec Becot, vous avez posé deux questions. Sur les biens à double usage, nous sommes loin de mon domaine de compétences, donc je me garderai de m’exprimer sur l’exhaustivité des dispositions existantes. Il y a des points de vigilance auxquels je me suis intéressé de manière temporaire, qui sont liés par exemple à de nouvelles technologies comme la fabrication additive qui peuvent poser un certain nombre de questions. La prolifération des technologies de fabrication additive est un point d’attention légitime, mais qui est, à ma connaissance, largement pris en compte par les autorités gouvernementales.

Sur la question du « Brexit », l’accord de Lancaster House ne prévoit pas de mutualisation des forces océaniques britannique et française. Il prévoit une mutualisation des coûts sur certaines installations de radiographie requises dans le cadre du programme de simulation, qui était français, mais avec une installation conjointe, qui est utilisée de manière alternée par les équipes de l’atomic weapons etablishment (AWE) et du commissariat à l’énergie atomique (CEA). Ces accords ne sont pas remis en cause par le « Brexit ». Le « Brexit » amène Londres à réaffirmer sa vocation européenne de toutes les manières possibles et imaginables.

Toutefois, le « Brexit » n’est pas sans poser un certain nombre de questions à long terme et ne va pas être sans effet sur la dissuasion nucléaire britannique. Nous pouvons imaginer plusieurs hypothèses, comme l’hypothèse d’une indépendance écossaise, que nous ne pouvons pas forcément évacuer et qui poserait la question du maintien de Faslane en Écosse. L’Écosse est très antinucléaire. Il y aurait certainement un compromis qui pourrait être trouvé, mais cela pourrait compliquer beaucoup de choses. De manière plus indirecte, il peut arriver que l’accord trouvé avec l’Union européenne tarde, qu’il soit insatisfaisant du point de vue de l’économie britannique ou que celle-ci doive affronter une récession drastique. Les Britanniques ont dans les prochaines années des échéances extrêmement importantes en termes de renouvellement de leur arsenal, que ce soit pour leurs sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et en termes d’augmentation des crédits, pour leurs SNLE ou même pour la nouvelle tête. Dans le débat britannique, ce sont des décisions qui ne sont absolument pas garanties et qui sont politiquement très sensibles. À mon sens, le « Brexit » n’a pas de conséquence directe. De manière indirecte, il y a clairement des points de vigilance.

Monsieur Chassaigne, vous avez posé la question du chemin vers le désarmement qui serait crédible et compatible avec la vision exposée par le président de la République. Nous connaissons ce chemin, dans une large mesure. Nous avons réalisé nationalement un certain nombre de paliers que d’autres sont nombreux à ne pas avoir franchis, que ce soit l’arrêt de la production des matières fissiles, que ce soit l’arrêt des essais nucléaires et le démantèlement des installations. Ces points sont des évidences.

Je pense que, si l’on réfléchit aux prochaines étapes, on réfléchit à des niveaux d’ambition moins élevés. C’est à mon avis tout le sens de la partie du discours du président de la République portant sur la maîtrise des armements et sur la nécessité de réinventer cet outil. Nous n’allons pas régler le problème du désarmement subitement, alors que l’environnement stratégique est dans une situation pire qu’il ne l’a été depuis trente ans. Toutefois, les mesures de confiance et de sécurité telles qu’elles ont été conçues pendant la guerre froide pourraient être adaptées pour faire face de meilleure manière aux dynamiques d’escalade, y compris celles qui pourraient prendre de nouvelles formes.

Par exemple, le document de Vienne existe encore. C’est encore un document largement contourné par la Russie dans sa mise en œuvre, mais il existe et il a une certaine valeur. L’OTAN a d’ailleurs conduit un certain nombre de travaux pour convenir d’une proposition pour retravailler ces documents. Nous pouvons imaginer des avancées assez pragmatiques pour réussir à réduire ce qu’on appelle les risques stratégiques, c’est-à-dire les risques d’escalade entre puissances nucléaires, mais encore faut-il réussir à préserver ce que nous avons, c’est-à-dire le traité New Start, le traité Ciel ouvert et le document de Vienne.

M. Jacques Marilossian. En août 2019, le traité FNI expirait suite à l’incapacité, et peut-être même la non-volonté, des États-Unis et de la Russie de négocier une prolongation. Aujourd’hui, c’est l’Europe qui risque de faire les frais de cette tournure des évènements. Elle risque d’être le théâtre d’une nouvelle confrontation entre Russie et États-Unis, avec des missiles à courte ou moyenne portée, alors que ces deux pays reprennent le développement de types d’armement équivalents. Nous constatons également une réorientation géopolitique des États-Unis plutôt vers l’Asie, notamment vers la Chine. Tout récemment encore, le ministre des Affaires étrangères, M. Le Drian, regrettait à l’ONU, à Genève, la systématisation de ces rapports de force au détriment du droit international et du désarmement.

Au vu de ces multiples faits, j’aimerais vous poser deux questions : comment évaluez-vous concrètement la menace d’un retour de missiles à courte ou moyenne portée en Europe ? Deuxièmement, quels outils diplomatiques s’offrent à la France, mais aussi à l’Union européenne, afin de se prémunir contre de telles évolutions ? Quel rôle la France peut-elle jouer, un rôle accepté par ses partenaires, qui pourrait éventuellement reposer sur la force océanique stratégique (FOST) ou sur la force d’action navale nucléaire (FANu) ?

M. Jean-Michel Jacques. Je voudrais retourner dans l’hémisphère sud en vous posant une question sur le Brésil. Le Brésil et l’Argentine avaient à un moment des ambitions en termes de nucléaire militaire. Ils se sont retirés. Le Brésil aurait tout de même encore des envies, des ambitions nucléaires militaires. Pouvez-vous nous en parler ?

M. Fabien Gouttefarde. Je voudrais prolonger la question du président Chassaigne sur la concrétisation du chemin tracé par le président de la République. Vous avez parlé du détricotage de l’architecture de non-prolifération comme de l’armement conventionnel. On pense au traité FNI et on peut même penser la non-ratification du traité sur le commerce des armes (TCA) par les États-Unis. Monsieur Tertrais, si vous étiez président de la République française, en vous autorisant à vous autonomiser du discours récent à l’École militaire, quelles initiatives prendriez-vous pour lutter contre ce détricotage des traités ?

M. Claude de Ganay. La dissuasion nucléaire revient sur le devant de la scène, non seulement avec l’Iran et la Corée du Nord, mais également avec l’expiration des traités FNI et Start. Le discours du 7 février dernier du président de la République, auquel nous avons fait référence à plusieurs reprises, s’inscrit dans une continuité doctrinale, mais présente une certaine originalité, une main tendue dans la coopération opérationnelle en matière nucléaire. Ainsi, quatre-vingts représentants de l’OTAN, dont Jens Stoltenberg, visiteront la base de l’Île Longue le 12 mars prochain. Plus significatif encore, la Marine nationale a invité ses alliés européens à participer à son exercice de lutte anti-sous-marine ORCA fin 2020. Alors que cette ouverture visant à faire émerger une culture stratégique commune a été saluée par les différents demandeurs d’exercices « haut du spectre », comme l’Espagne, les Pays-Bas et la Belgique, d’autres pays, en particulier l’Allemagne, ont été étonnamment silencieux. Selon vous, la France n’a-t-elle pas intérêt en matière de coopération militaire à cultiver des relations bilatérales avec ses alliés les plus proactifs sur le modèle de l’excellente coopération franco-britannique, plutôt que d’attendre ce que j’intitulerais un hypothétique sursaut allemand ?

Mme Jacqueline Dubois. À la suite du discours du président de la République, Jean-Yves Le Drian, qui s’exprimait hier devant la conférence du désarmement de l’ONU, a souligné que la crise du désarmement constitue l’une des manifestations les plus préoccupantes de la crise du système multilatéral. Il a plaidé alors pour la définition d’un nouvel agenda pour la maîtrise des armements, avec le renouvellement du traité New Start et l’élaboration d’instruments nouveaux, suite à l’effondrement du traité FNI.

Face à la régionalisation des conflits et à la militarisation croissante des puissances régionales, dans sa dimension nucléaire, pourriez-vous nous éclairer sur des éventuelles négociations amorcées pour intégrer ces nouveaux acteurs comme la Chine, l’Inde ou le Pakistan dans des traités de dénucléarisation actuels ou à venir ?

M. Nicolas Meizonnet. C’est sur votre lecture exégétique du discours du président de la République que portent mes interrogations, même si vous y avez partiellement répondu dans vos réponses faites à M. Chassaigne. Vous avez évoqué les deux versants de la dissuasion nucléaire, une dissuasion disons plutôt agressive qui concernerait la Russie et l’Inde, que vous avez qualifiée de nationaliste, et une dissuasion plutôt d’ordre défensif qui concernerait plutôt la France si j’ai bien compris et dont il faudrait s’honorer. Mais, pour revenir sur le discours d’Emmanuel Macron, la question qui me paraît essentielle est celle de la souveraineté nationale et de l’indépendance stratégique de la France. En effet, on peut s’interroger sur les concepts introduits par Emmanuel Macron – qui a l’art d’introduire des concepts. Le concept de dialogue stratégique au sein de l’Union européenne et celui de la dissuasion élargie ne vont-ils pas à l’encontre de l’idée même de la souveraineté, en tout cas telle qu’elle pouvait être conçue par le général de Gaulle, où seul le président élu par le peuple a le pouvoir d’user de la force de frappe ?

Le deuxième point concerne le démantèlement de la filière nucléaire civile dans le cadre de la transition énergétique. Ne faut-il pas s’attendre, et peut-être s’en inquiéter, à ce que cela rejaillisse tôt ou tard sur le nucléaire militaire, garant de notre sécurité ultime ?

Mme Séverine Gipson. Le XXIe siècle voit la multiplication de micro-conflits et des guerres de faible intensité, qui sont souvent dans des cadres non étatiques. Avec la miniaturisation des armes, doit-on s’inquiéter de l’utilisation de l’arme nucléaire par ces acteurs qui sont très dispersés, bien plus que par les États que l’on dit nucléaires ?

M. Bruno Tertrais. Je vais d’abord répondre à la question de M. Jacques sur le Brésil et l’Argentine. L’Argentine n’est jamais allée très loin. En revanche, l’armée brésilienne avait des intentions très claires, à l’époque du régime de la dictature militaire.

Actuellement, le Brésil a une capacité technique dans le domaine de l’enrichissement de l’uranium, y compris avec des brevets que les Brésiliens gardent jalousement et ils ne montrent pas toutes leurs installations facilement. Il y a par ailleurs, et c’est plus nouveau, une certaine tendance sous le président actuel, un certain relâchement sur le discours politique quant à l’impossibilité pour le Brésil de se repenser de nouveau en puissance nucléaire potentielle. Je ne voudrais pas que mes paroles soient mal interprétées. Je ne prête aucunement l’intention à M. Bolsonaro de se lancer dans un programme nucléaire militaire. Simplement, même si je ne suis pas inquiet sur une prolifération brésilienne, je note que l’on a quand même une combinaison assez nouvelle avec un pays qui a déjà une capacité d’enrichissement de l’uranium, qui veut se doter d’une sous-marinade à propulsion nucléaire, ce qui en ferait alors le seul pays ayant des sous-marins à propulsion nucléaire sans être un État doté de l’arme nucléaire. C’est intéressant comme scénario ; pour l’instant, c’est une coïncidence entre les deux. Enfin, le discours politique est plus nationaliste que par le passé. Je dirais que, s’il fallait absolument dire quels sont les pays qui, dans les trente prochaines années, pourraient y penser, je mettrais effectivement le Brésil. Ai-je des inquiétudes vis-à-vis du Brésil aujourd’hui ? Non.

Monsieur Gouttefarde, vous m’avez posé une colle sur le désarmement. D’abord, même avec la meilleure volonté du monde, j’ai du mal à m’imaginer en Président de la République. Mais j’accepte le challenge. Je ne vais pas vous faire des propositions d’une originalité débordante. Ce qui me semble essentiel aujourd’hui est de renouer les fils du dialogue, non seulement entre les cinq, mais aussi avec d’autres puissances stratégiques comme l’Inde, le Pakistan et si possible avec la Corée du Nord par des canaux appropriés, pour se comprendre et essayer de réduire au minimum les risques. Je sais bien que nous n’avons pas de relations diplomatiques avec la Corée du Nord. Corentin Brustlein l’a dit, la réduction des risques nucléaires, telle que je la promeus pour ma part depuis déjà dix ou quinze ans, est quelque chose de très fécond.

En l’absence d’ouverture possible sur le désarmement, devant les difficultés et les obstacles de la maîtrise des armements, essayons au moins de réduire les risques d’escalade, les risques d’incompréhension. Je connais assez bien l’Asie du Sud et je suis très frappé par le fait qu’en Inde, au Pakistan, nous sommes toujours absolument persuadés de savoir comment l’autre réagirait en cas de crise. C’est extrêmement dangereux. Je crois que c’est là que cela pèche un peu. Pourquoi ? Parce que je vois qu’entre les États-Unis et la Chine, il y a encore beaucoup de choses qui ne se disent pas facilement. Cela fait quand même une vingtaine d’années que les Américains essaient, mais il faut beaucoup de patience.

Plus proche de nous, peut-être de manière plus intéressante pour nous, Européens, je pense que trop de canaux de discussion, y compris au niveau militaire, ont été coupés avec la Crimée. Je partage totalement la politique de fermeté que nous avons vis-à-vis de la Russie sur la Crimée, mais il est regrettable que nous ayons coupé trop de choses. Je parle simplement au niveau français. Emmanuel Macron essaie de rétablir le dialogue. Je ne sais pas s’il y aura un dialogue militaire, mais cela me semble important. C’est surtout entre l’OTAN et la Russie. Je ne suis pas dans les initiatives flamboyantes qui feraient les titres des journaux, mais c’est dans cette direction que je m’orienterais.

À propos de la visite de l’Île Longue, puisque Jean-Charles Larsonneur a rappelé les réunions de l’assemblée de l’Atlantique nord, j’ai fait ma première visite de l’Île Longue avec l’assemblée de l’Atlantique nord en 1990. J’étais « bébé » dans ce domaine à l’époque évidemment, mais c’est pour vous dire que nous la montrons depuis très longtemps à vos collègues européens et américains, canadiens et autres. Nous leur montrons depuis très longtemps nos installations nucléaires. Pourquoi ? D’abord pour leur montrer que cela marche, pour leur montrer aussi que jamais on ne s’en débarrassera. C’est comme cela que l’interprètent certains visiteurs. C’est peut-être aussi pour impressionner. C’est parce que cela se fait entre alliés. Évidemment, cela demande une certaine réciprocité. Mais la France n’a pas à rougir de la transparence qu’elle fait sur ses principales installations nucléaires.

Je m’empresse de dire, et j’ai fait un certain nombre de visites dans les installations nucléaires françaises, que je crois savoir que nous ne sommes jamais allés au-delà de certains seuils de transparence. Il y a des choses que nous gardons pour nous, au nom de l’autonomie et de l’indépendance. Il y a des limites qui sont assez bien marquées.

Sur l’Allemagne silencieuse et les Britanniques plus fiables : jamais l’Allemagne ne sera le Royaume-Uni, jamais le Royaume-Uni ne sera l’Allemagne. L’un ne remplace pas l’autre, l’un ne se substitue pas à l’autre. Nous allons fêter le dixième anniversaire des accords de Lancaster House à l’automne. Il y aura une célébration. Nous allons les revalider, nous allons peut-être même essayer d’aller plus loin. Sur le mur de l’ambassade de Grande-Bretagne, il y avait cette grande exposition « Neighbors », voisins. La géographie fait que nous serons toujours voisins. Nous serons aussi toujours des pays qui partagent la même culture stratégique. Le Royaume-Uni n’est pas une alternative à l’Allemagne et l’Allemagne n’est pas une alternative au Royaume-Uni.

En termes de partenariat, Monsieur le député, je me permets de vous reprendre sur les concepts qu’Emmanuel Macron a mentionnés dans son discours. Il n’a pas parlé de dissuasion élargie et il n’est pas question d’élargir la dissuasion. Il a parlé de dialogue, de coïncidence d’intérêts vitaux, ce qui est une reconnaissance de faits plus qu’un parapluie. Je ne pense pas que le Président de la République ait eu la moindre velléité d’évoquer un parapluie nucléaire français.

Ce n’est pas le sujet, et je vais vous poser une colle, Monsieur le député. Qui a dit : « la France doit se sentir menacée dès lors que les territoires de l’Allemagne et du Benelux seraient violés » ? C’est le général de Gaulle. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a un mythe de la sanctuarisation du territoire par la dissuasion. Le général de Gaulle était, vous le savez mieux que moi, extrêmement pragmatique, très attaché à l’indépendance. Il n’en était pas moins attaché à la solidarité vis-à-vis de ses voisins. On peut retrouver tout un tas de déclarations du général de Gaulle, du Premier ministre Georges Pompidou également qui dit, devant votre Assemblée, que la force de dissuasion protège bien sûr aussi les Européens.

Je crois qu’il y a un petit peu une mythologie à déconstruire. Vous avez tout à fait raison, Monsieur le député, de vous préoccuper du maintien de cet héritage que nous portons tous et je salue votre engagement en ce sens, mais je crois qu’il ne faut pas reconstruire l’histoire. Le général de Gaulle lui-même était très préoccupé du fait que la France ne soit pas isolée. Comme le dit le Livre blanc de 1972 : « La France n’est pas isolée. Elle vit dans un tissu d’intérêts qui dépasse ses frontières. »

Je n’ai pas répondu à votre question sur le nucléaire civil, d’abord parce que je n’y connais à peu près rien, et ensuite parce que je crois savoir que ces sujets sont bien pris en compte. En tout cas, la possibilité d’un impact à l’avenir d’une réduction de la voilure du nucléaire civil sur le nucléaire militaire est une question qui intéresse depuis très longtemps. Je n’ai pas beaucoup de doutes sur le fait que c’est bien pris en compte, mais j’avoue que je ne peux pas vous en dire beaucoup plus parce que ce n’est vraiment pas un terrain qui concerne les grandes sphères géopolitiques. Les réalités concrètes me passent parfois un peu au-dessus de la tête.

M. Corentin Brustlein. J’ai hélas la même réponse.

Pour répondre aux questions notamment du député Marilossian sur l’évaluation de la menace du retour des missiles à courte et moyenne portée en Europe, ils sont en fait là depuis un certain temps, que ce soit à Kaliningrad ou sur le territoire principal de la Fédération de Russie. Ces missiles étaient déjà présents, que ce soit bien clair, puisqu’ils sont en deçà de la portée de 500 kilomètres. C’est d’ailleurs pour cela que le président de la République fait parfois allusion à l’importance de prendre en compte des missiles à plus courte portée et pas simplement à portée intermédiaire. De fait, il y avait une exposition inégale des alliés à la menace posée par les missiles russes, aussi longtemps que le traité sur les forces nucléaires intermédiaires perdurait. Il ne s’agissait pas de négocier son prolongement, mais il était censé durer ad vitam aeternam et c’est vraiment d’une sortie qu’il s’est agi. Ces missiles existaient déjà, à la fois sous la forme balistique et sous la forme de missiles de croisière. Les Russes les possédaient.

Quel type de mesure diplomatique pouvons-nous envisager pour la suite ? Cela rejoint à mon sens certaines questions qui ont également été posées. La question du moratoire a été évoquée par le Président de la République. Cela pose un nombre de questions colossal. Peut-on encore parler de moratoire, alors que les missiles sont déjà en place ? C’est déjà un point de départ délicat. La Russie a envie de parler des missiles de portée moyenne et intermédiaire. Mais est-elle prête à parler également des missiles de courte portée ? C’est un point d’incertitude extrême, et je suis même extrêmement sceptique sur leurs velléités de le prendre en compte. Cela fait déjà deux points d’incertitude, mais, surtout, le grand point d’incertitude sur un moratoire concerne la vérification. Vous devez avoir la capacité de faire des vérifications, quelles que soient les dispositions de ce moratoire. Qu’il aille jusqu’à l’Oural ou au-delà, qu’il porte sur les missiles à tête conventionnelle ou nucléaire, ce sera à chaque fois associé à des exigences qui seront extrêmes en termes de vérification. Dans le cadre du FNI, on a évacué la question de la vérification des têtes, en disant : « on supprime tous les missiles, quels qu’ils soient, ce qui était déjà un défi considérable ». Il est possible, nous l’avons vu, d’introduire des missiles de manière assez discrète et de les produire de manière assez discrète. Nous aurions là un défi qui serait considérable. Les dispositifs de vérification et les technologies qui peuvent être utilisées pour vérifier l’absence de tête nucléaire sur des moyens d’emport permettent de progresser, mais cela implique des dispositifs extrêmement intrusifs. Tout cela serait extrêmement significatif comme développement, mais nous n’en sommes qu’aux balbutiements, à ma connaissance. En tout cas pour ce qui est du domaine public, nous en sommes hélas aux balbutiements dans les échanges avec la Russie sur ce point.

Il faut être conscient que, en France ou en tant qu’Européens, nous n’avons que des leviers extrêmement limités pour peser sur les choix de production et de déploiement russes. Ce ne sont pas les capacités françaises qui préoccupent la Russie. Ce ne sont pas non plus les capacités européennes. Ce sont uniquement les capacités américaines et, dans une certaine mesure, les capacités chinoises. À partir du moment où nous ne faisons pas peur à la Russie, nous avons des leviers relativement limités. Cela pose un certain nombre de questions. Comment pouvons-nous attirer leur attention ? Pouvons-nous les convaincre qu’il vaut mieux faire un compromis avec nous plutôt que d’avoir à repasser par une phase de crise des euromissiles ? Cela ouvre, à mon sens, beaucoup de questions importantes.

Madame Dubois a posé la question de l’État des négociations qui ont été amorcées pour prendre en compte la Chine, l’Inde, le Pakistan, etc. Plusieurs initiatives coexistent et elles n’ont pas toutes les mêmes finalités. Le discours américain consiste à dire que, tant qu’il n’y a pas la Chine dans la maîtrise de l’armement nucléaire, cela ne les intéresse plus. La position du Président Trump, jusqu’à présent, a été de dire qu’il veut entamer des négociations avec la Chine et qu’il conditionne le renouvellement de New Start – même si cela n’a pas été dit de manière aussi explicite – à l’acceptation et au fait que l’on puisse avancer avec la Chine. Pour l’instant, la Chine a manifesté de manière la plus claire possible qu’elle n’était pas intéressée. Les pistes de tri latéralisation sont donc extrêmement faibles. La Maison-Blanche devait arriver avec un certain nombre de propositions à l’égard de la Chine en début d’année 2020, mais je ne sais pas quel type de propositions ils peuvent présenter à la Chine, étant entendu que celle-ci a déjà dit non.

Si on élargit la focale, on peut regarder ce qui peut être fait dans d’autres cadres, par exemple dans le cadre de ce qu’on appelle le P5, c’est-à-dire le groupe des cinq membres permanents du Conseil de sécurité qui se réunit déjà en marge des conférences d’examen du traité de non-prolifération afin de réussir à convaincre qu’ils sont sérieux et de bonne foi dans leur mise en œuvre de l’article 6 du traité de non-prolifération. Ils se réunissent depuis déjà une dizaine d’années, avec des résultats mitigés, avec un degré d’attention du P5 pour l’outil que constitue le P5 qui varie en fonction de la proximité de la conférence d’examen. À ce stade, il est au plus haut. C’est un travail qui a connu des avancées limitées, mais qui ne sont pas nulles, qui sont importantes.

Des discussions sont encore en cours, en particulier dans le cadre de la réduction des risques, pour réussir à avoir un dialogue entre puissances nucléaires établies et reconnues sur les doctrines. Cela paraît être d’une banalité sans nom et c’est en fait tout sauf évident. Rien que de parvenir à trouver des traductions exactes pour les concepts que l’on veut employer est extrêmement compliqué. Pour être concret, le P5 travaille depuis dix ans sur un glossaire qui serait accessible dans toutes les langues du P5. À ma connaissance, il n’est pas terminé. C’est dire à quel point, dès lors que l’on parle de concept, il faut mesurer l’ampleur de la tâche. Le problème est que chaque ambiguïté autour d’un concept se peut se traduire par une ambiguïté en temps de crise. Le style, le sens et le poids des mots qui sont utilisés par les décideurs ne sont pas les mêmes. Cela donne lieu à des incompréhensions et donc à des potentiels d’escalade. Ce n’est pas une tâche vaine. C’est une tâche qui est à mon sens extrêmement nécessaire.

Une des autres pistes qui est à ce stade explorée est d’avoir une déclaration conjointe du P5 soulignant le rôle politique de l’arme nucléaire et non pas le rôle militaire. Il y a eu une volonté de réaffirmer la déclaration de Reagan et Gorbatchev qui consistait, à la fin de la guerre froide, à dire qu’une guerre nucléaire ne peut pas être gagnée et ne doit pas être conduite. Qu’on reprenne cette formule ou qu’on en adopte une autre, l’idée est la même, c’est-à-dire que nous sommes des acteurs responsables et que nous ne cherchons pas à glisser vers une logique d’emploi.

Les autres possibilités de discussion peuvent concerner le type de ciblage que l’on réalise. A-t-on des coordonnées préremplies, des plans de ciblage déjà rentrés dans les armes ou non ? Comment faisons-nous nos procédures d’alerte ? Tout ceci est envisageable. On peut imaginer des canaux de communication qui sont extrêmement précieux en temps de crise. Les Américains et les Soviétiques en ont un certain nombre qu’ils ont utilisés. Les exemples, les options existent, mais, pour l’instant, les progrès sont extrêmement lents.

Dernier point, Madame Gipson, sur les acteurs irréguliers et la menace nucléaire : c’est un point lié au point que faisait Bruno sur les risques de prolifération supplémentaire. Un certain nombre de programmes ont été mis en œuvre après la fin de la guerre froide ou à partir de la fin de la guerre froide, notamment tout ce qui est Cooperative Threat Reduction (CTR), qui a été conduit de façon bilatérale, financé par les États-Unis pour sécuriser les dépôts d’armes nucléaires de l’ex-Union soviétique, rassembler les armes nucléaires existantes, vérifier qu’elles étaient dans un État acceptable, les protéger des intrusions, les vérifier et limiter la fuite des cerveaux, etc. Il y a eu un certain nombre de projets qui ont déjà été très réussis. On peut penser également aux sommets sur la sécurité nucléaire, qui ont été organisés par les États-Unis sous Obama et qui ont été, à mon sens, l’un des rares succès de l’agenda Obama. Il y a eu de manière concrète des dizaines de tonnes de matière préoccupantes qui ont été rassemblées, sur lesquelles nous avons limité les risques d’acquisitions illégales. Il faut vraiment faire à mon sens une distinction entre l’obtention d’une arme nucléaire par un tel ou tel groupe qui est, à ma connaissance, à ce stade, assez irréaliste d’options plus envisageables du type menace radiologique par exemple.

Mme la présidente Françoise Dumas. Vous nous avez apporté beaucoup de réponses. Il nous faut désormais continuer à travailler sur ce cycle qui nous paraît fondamental au regard des ambitions de notre pays et de la volonté du Président de la République de garder notre particularité et notre autonomie stratégique en la matière. Merci en tout cas pour vos brillantes interventions qui inaugurent notre cycle de réflexion et seront très précieuses pour recontextualiser les prochaines auditions et nos prochains travaux.

 


14.   Table ronde, à huis clos, sur la zone Proche-Orient/Méditerranée, avec M. le colonel Jérôme, de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), M. le capitaine de vaisseau Bruno, de l’état-major de la Marine et M. le colonel Guillaume, de l’état-major des Armées (centre de planification et de conduite des opérations) (mercredi 26 février 2020)

M. le vice-président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous abordons aujourd'hui la dernière séance de notre cycle géopolitique dont l’ordre du jour est consacré au Proche-Orient, à la Méditerranée et à son pourtour.

 Pour nous en parler, nous avons le plaisir de recevoir le colonel Jérôme, de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), qui brossera un tableau de l'ensemble des pays de la zone, du Maroc jusqu'au Liban. Le capitaine de vaisseau Bruno, de l'état-major de la marine, se concentrera sur la problématique maritime autour de Chypre et le colonel Guillaume, du centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), détaillera les actions de la Russie et de la Turquie dans cette zone.

Vous le savez, mes chers collègues, la zone du Proche-Orient et de la Méditerranée est cruciale pour notre sécurité et celle de l'Europe.

Nous suivons actuellement avec inquiétude l'évolution de la situation en Syrie, où l'offensive du régime de Bachar el-Assad et de ses alliés dans la région fait courir le risque d'une catastrophe humanitaire majeure susceptible de créer trois millions de nouveaux réfugiés.

En Libye, les affrontements entre les troupes de Fayez el-Sarraj et celles du maréchal Khalifa Haftar déstabilisent encore davantage le pays et incitent encore plus les migrants qui y sont bloqués à entreprendre au péril de leur vie la traversée de la Méditerranée.

De plus, la richesse de la Méditerranée orientale (MEDOR) en gaz a conduit à une forte compétition entre les pays de la région qui s'approprient ces ressources, en particulier la Turquie, la République de Chypre, l'Égypte et Israël.

Comme nous l'avons vu lors de l'audition du vice-amiral d'escadre Laurent Isnard, préfet maritime de Méditerranée, il y a deux semaines, la Turquie entreprend de nombreuses actions propres à accroître dangereusement les tensions. Ont été évoqués les exemples du harcèlement par la marine turque des navires de forage dans la zone économique exclusive (ZEE) chypriote et de l'accord conclu par la Turquie, contrairement au droit international, avec le gouvernement libyen sur la délimitation du plateau continental turc et libyen.

Nous avons déployé à plusieurs reprises des moyens de réassurance auprès de nos partenaires chypriotes, comme en atteste l'escale de notre groupe aéronaval à Limassol, au début de ce mois. Ces actions turques ne sont que les dernières en date dans une longue histoire de tensions entre Chypre et la Turquie. Cette dernière occupe en effet militairement la partie nord de Chypre depuis 1974.

La Turquie n'est cependant pas la seule grande puissance à s'intéresser de près à cette zone. La Russie, y est également très présente, en particulier depuis son intervention en Syrie en 2015. Elle soutient bien sûr le régime de Bachar el-Assad et profite des installations militaires du pays, comme la base navale de Tartous, pour projeter sa puissance dans le reste de la région, mais elle est également très active auprès du maréchal Haftar en Libye et du maréchal al-Sissi en Égypte, sans compter ses initiatives diplomatiques auprès de l'Algérie.

Nous avons également suivi avec attention la proposition de plan de paix faite par le président américain Donald Trump aux parties prenantes du conflit israélo-palestinien. Cet accord prévoit de reconnaître Jérusalem comme capitale de l'État d'Israël, mais aussi de rendre officielle et définitive la colonie d'Israël en Cisjordanie et de laisser à Israël le contrôle de la vallée du Jourdain.

Ce plan a suscité des réserves de la France, pour qui il importe de proposer aux parties prenantes de ce conflit des solutions mutuellement acceptables. La Jordanie demeure, pour sa part, menacée par le terrorisme islamiste. Le roi Abdallah II a exprimé le mois dernier son inquiétude quant à la résurgence de l'État islamiste en Irak et en Syrie.

Enfin, le Liban et l'Algérie sont le théâtre de manifestations contre leurs gouvernements respectifs. Si ces contestations trouvent leur origine dans des situations différentes, elles ont en commun de faire planer l'incertitude sur la direction politique que prendront ces pays à l'avenir.

Nos invités vont donc nous éclairer par leurs propos, après quoi, mes chers collègues, vous pourrez bien entendu leur poser des questions.

M. le colonel Jérôme. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, merci de me fournir l’occasion de partager avec vous notre appréciation de la situation politico-militaire en Afrique du Nord et au Proche-Orient.

La Méditerranée, parce que nous en sommes riverains, parce qu’elle est la matrice de notre civilisation, parce que nous y avons de nombreux ressortissants, touche directement nos intérêts stratégiques et de sécurité. Elle concentre les défis de notre époque, tels que la poursuite des printemps arabes, l'affirmation du jeu des puissances, grandes ou émergentes, la solidité et la détermination des alliances. Elle met en exergue de nombreux enjeux liés à la résolution des conflits qui parsèment son pourtour, enjeux liés à la gouvernance des États, enjeux énergétiques ou migratoires.

Mon propos se limitera aux pays de la rive sud, soit du Maghreb au Levant, m’obligeant parfois à balayer rapidement certains aspects.

Commençons par l'Algérie, qui est à un tournant de son histoire. Après un an de Hirak, les manifestations populaires en Algérie, qui ont eu raison du système Bouteflika, la transition s'est opérée du point de vue sécuritaire dans de bonnes conditions. Les nouvelles autorités montrent des signes d'ouverture aux revendications de la rue en promettant une révision de la Constitution ou le recours au référendum populaire, en affirmant une volonté de moralisation de la vie politique et de diversification économique. Comme gage plus immédiat, les nouvelles autorités ont procédé à la libération des manifestants et ont montré une position plus rassembleuse vis-à-vis de la Kabylie.

Le système FLN contrôle néanmoins les principaux leviers du pouvoir et ne peut disparaître brutalement sans faire basculer le pays dans le chaos. De fait, la place de l'armée reste prépondérante, mais les nouvelles autorités militaires, après le décès du chef d'état-major Ahmed Gaïd Salah,  se montrent moins directement présentes dans l’appareil du pouvoir.

Par ailleurs, il est intéressant de noter que l'Algérie cherche à recouvrer un rôle diplomatique régional plus affirmé, en particulier sur le dossier libyen, ce qui a justifié sa participation à la conférence de Berlin.

Je passe rapidement, mais nous pourrons y revenir, sur le Maroc et la Tunisie.

Le Maroc reste un pôle de stabilité et entretient avec la France une relation de défense riche. L'évolution de la situation en Algérie y est bien évidemment observée avec la plus grande attention, tant par les autorités que par la population, que le Hirak algérien pourrait inspirer à nouveau.

La réapparition du fait terroriste, par l'assassinat de deux campeuses suédoises au sud de Marrakech, est une réalité que les autorités marocaines s'attachent à juguler au plus tôt en procédant au démantèlement de cellules clandestines liées à l'État islamique.

Dans ce contexte, la coopération est étroite avec les pays européens. Nous retrouvons cette étroite coopération dans le domaine de la lutte contre l'immigration clandestine.

Enfin, le Maroc constitue un relais appréciable dans l'appui aux pays du Sahel en formant de nombreux cadres militaires subsahariens : environ mille par an.

Dans ce paysage maghrébin, la Tunisie flotte dans l'incertitude politique depuis le décès du président Essebsi en juillet dernier et la séquence électorale qui a suivi. Cette année 2020 sera décisive. Le nouveau gouvernement qui devrait être confirmé ce matin par l’ Assemblée tunisienne devra s'attacher sans tarder à de nombreuses réformes économiques qui pourront susciter un nouveau tour de manifestations sociales parfois violentes. Si la menace du terrorisme intérieur semble maîtrisée, la Tunisie réussit juste à éviter l'importation de la situation délétère en Libye.

Cela me conduit à évoquer la Libye. La Libye est progressivement devenue un terrain d'influence et d'affrontement pour les puissances étrangères qui cherchent à s'imposer sur les plans politique, militaire et économique.

On y trouve l'antagonisme des Émirats arabes unis qui cherchent à lutter, aux côtés de l'Égypte, de l'Arabie Saoudite et au profit du maréchal Haftar, contre l'influence de l'islam politique portée par la Turquie et, dans une moindre mesure par le Qatar, au profit du gouvernement d'entente nationale de Tripoli.

On y retrouve une Russie opportuniste œuvrant aux côtés du camp Haftar, espérant récupérer à terme un accès aux ressources en hydrocarbures.

C'est également un tremplin - nous le verrons dans les prochaines interventions - pour la projection des ambitions russes et turques en Méditerranée, en Afrique du Nord ou subsaharienne.

Sur le terrain, la situation militaire est globalement figée depuis avril dernier, c'est-à-dire quelques jours après le début de l'offensive en tripolitaine. L'appui logistique turc au gouvernement d'entente nationale a été initialement conçu pour rétablir un équilibre militaire afin de forcer le dialogue politique entre les deux camps. Il a permis l'établissement, le 12 janvier, d'un cessez-le-feu, qui était un préalable à la conférence de Berlin du 19 janvier. Il est depuis régulièrement transgressé, même si l'ampleur des combats autour de Tripoli reste limitée du fait de la perte de la supériorité aérienne par le camp Haftar, ce qui l'a contraint à reporter son effort sur d'autres zones pour prendre de nouveaux gages territoriaux, en particulier à Syrte, et en avançant vers Misrata. La perspective d'une conquête de Tripoli par Haftar n'est cependant pas à écarter, éventuellement sans combat.

La conférence de Berlin, plus qu'une réussite, est une étape importante qui a permis à la communauté internationale de poser à nouveau des jalons d'action politique, économique et sécuritaire pour une résolution du conflit.

La raison première de l'intervention d'Haftar - la question du démantèlement des milices en Tripolitaine - continue de faire débat, y compris au sein du gouvernement d'entente nationale qui est, d'une certaine manière, l'otage de ces mêmes milices. Cette question bloque pour l'instant les progrès de la commission militaire mixte, dont les deux premières sessions à Genève ont seulement permis un accord sur la création de quelques groupes de travail sur la démobilisation ou l'identification de certains groupes armés terroristes. De son côté, la commission civile interlibyenne, c'est-à-dire le volet politique, qui regroupe une quarantaine de parlementaires et de membres de la société civile, peine à identifier tous ses participants.

Quelques points positifs cependant sont à noter. Le dialogue économique libyen se déroule correctement. Il s'est réuni dernièrement pour la deuxième fois au Caire. Par ailleurs, le comité de suivi international, qui regroupe tous les pays participants à la conférence de Berlin, permettra de mieux mesurer et de mettre en valeur les progrès du règlement de la question libyenne. Enfin, le vote récent des deux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, qui ont renouvelé le régime de sanctions et l'embargo pétrolier, la résolution 2509 et la résolution 2510 endossant les résultats de la conférence de Berlin, ont également constitué un progrès dans la mesure où la Russie n'y a pas fait obstruction.

Nous avons peu parlé de l'Égypte, qui est concernée directement par la menace que fait peser à sa frontière l'instabilité libyenne.

L'Égypte s'emploie à juguler tout risque de débordement pouvant atteindre sa stabilité retrouvée et sa croissance forte - + 6 %, l'année dernière -, même si de nombreuses fragilités, notamment démographiques et économiques, hypothèquent le moyen terme.

C'est pourquoi l'Égypte s'investit tant dans le règlement de la crise en Libye, d'abord, en s'attachant à sécuriser sa frontière occidentale pour empêcher l'infiltration de jihadistes et la contrebande d'armements à destination du Sinaï. Elle s'oppose aussi à l'installation en Libye d'un pouvoir lié aux Frères musulmans en soutenant le camp Haftar sur lequel elle a cependant beaucoup perdu de ses leviers d’influence. En conséquence, elle se fait beaucoup plus active dans les négociations politiques de sortie du conflit et elle s’associe de très près aux démarches engagées par la France.

Sa médiation sur la réunification de l'armée nationale libyenne avait pourtant été un succès en 2018. Elle a poursuivi en organisant des rencontres de représentants civils des deux camps. Elle a également réussi à réintroduire l'Union africaine dans le processus de règlement.

L'Égypte est bien sûr active sur la question palestinienne. L’instabilité à Gaza alimente et est alimentée par celle au Sinaï, du fait des trafics et des interactions entre mouvements jihadistes. L'Égypte assure une médiation cruciale à plusieurs niveaux entre les autorités palestiniennes, les autorités israéliennes et le Hamas.

L'Égypte ne se veut plus seulement comme la grande puissance arabe, mais aussi comme une puissance qui compte en Méditerranée. La découverte de gisements de gaz l’a conduite à rejoindre l'Eastern Mediterranean Gas Forum ; elle opère pour cela un net rapprochement stratégique avec la Grèce et Chypre, notamment au moyen de ses nouvelles capacités navales.

Enfin, l'Égypte veut à nouveau peser en Afrique, après une année de présidence de l'Union africaine orientée vers le développement des infrastructures et le commerce.

J’en viens à Israël et au plan de paix.

Le plan de paix, qui a été présenté le 28 janvier dernier après trois années de gestation, voit son ambition réduite à une « vision » proposant les bases d'une négociation. Il ne constitue en aucun cas un état final. Après une période de sidération, les parties prenantes se mettent en ordre de bataille. Le Conseil de sécurité a été unanime, y compris du côté américain qui s'est montré plutôt conciliant, pour réaffirmer le soutien à la solution de deux États. De leur côté, les Palestiniens restent sur le qui-vive au regard des risques d'accélération de la colonisation et des annexions. Mais la partie palestinienne est trop divisée. En outre, elle bénéficie d'un soutien trop faible des États arabes qui sont trop dépendants des Américains, voire, pour certains, qui commencent à normaliser leurs relations avec Israël. Seule la Jordanie a pu réaffirmer avec force son opposition à l'annexion de Jérusalem et de la rive occidentale du Jourdain. Elle a seulement été dépassée dans son opposition par des propos plus radicaux de la Turquie ou de l'Iran. Ce plan acte indéniablement des gains politiques pour Israël, mais les autorités ne crient pas victoire trop tôt, malgré le contexte électoral propice à la surenchère sur le sujet, ou dans l'évaluation de la menace extérieure. Israël a en effet vécu une année d'incertitude politique que la prochaine élection, le 2 mars, ne devrait pas lever de manière franche.

Dans ce contexte d'intérim budgétaire et décisionnel, les armées israéliennes commencent à éprouver des difficultés dans la préparation de leur avenir, car la menace extérieure s'est accentuée ces dernières années depuis l'amélioration des capacités de ciblage de précision des missiles balistiques, des missiles de croisière et des drones mis en œuvre l'Iran. Les frappes du 14 septembre contre les installations pétrolières saoudiennes et du 7 janvier dernier contre deux bases américaines en Irak l'ont amplement démontré. Israël est conscient de sa nouvelle vulnérabilité et s'attache à traiter cette menace dès les premiers signes d'émergence. C'est le sens des frappes opérées régulièrement par l'armée de l'air israélienne en Syrie à l’encontre de la présence iranienne.

Dans ce concert de frappes, le Liban apparaît relativement épargné. Le Hezbollah, parmi les destinataires de ses capacités de précision iranienne, préfère s'en tenir à la rhétorique de la résistance et à valoriser sa présence au sein des institutions politiques. Il ne recherche pas le conflit ouvert avec Israël. La composition du nouveau gouvernement libanais souligne le sentiment de déclassement de la communauté sunnite que les manifestations populaires avaient, elles aussi, mis en évidence. Les risques de radicalisation de la rue sunnite et de polarisation autour des clivages confessionnels ne peuvent être exclus, car les réformes nécessaires à la résolution de la crise économique que connaît le Liban seront porteuses de risques pour la stabilité du gouvernement et du pays.

De ce point de vue, les forces armées libanaises ont joué un rôle crucial dans la bonne tenue des protestations. Pourtant l'aide américaine de 105 millions de dollars par an qui est nécessaire à leur action pourrait être remise en question par la Maison Blanche qui considère, au titre de sa lutte contre l'Iran, que les forces armées libanaises sont trop soumises au Hezbollah.

Je terminerai par la Syrie, où nous retrouvons l'affrontement des volontés des puissances impliquées, de façon assez similaire à la situation en Libye.

En 2015 la Russie s'était fixée pour objectif de mettre en échec la stratégie américaine et européenne de soutien à l'opposition au régime de Damas. L'objectif russe ayant été atteint, la Russie cherche maintenant à en recueillir les fruits politiques par le maintien à Damas d'un régime qui lui soit favorable et elle souhaiteêtre également reconnue comme le faiseur d'une paix que l'Occident n'a pas su faire aboutir. Elle cherche à en recueillir les fruits économiques au travers de concessions portuaires ou dans l'exploitation du gaz, y compris en mer. Enfin, elle a acquis un bénéfice stratégique en obtenant une implantation durable de ses forces en Méditerranée orientale. Elle doit cependant composer avec les deux puissances régionales qui entendent faire valoir leurs intérêts, la Turquie et, dans une bien moindre mesure, l'Iran.

La Turquie, elle, a également atteint une partie de ses objectifs en réussissant à mettre en place une zone tampon le long de sa frontière afin d'éloigner la menace kurde. Elle cherche maintenant à éviter de voir la population d'Idlib - il y a déjà un million de personnes déplacées et deux millions en attente de subir le même sort - franchir sa frontière sous la poussée du régime syrien. Le modus vivendi qu'elle avait trouvé avec la Russie depuis 2015 est en grande difficulté, sans qu'une perspective de nouvel accord similaire à celui de Sotchi signé pour la création de zones de désescalade en Syrie, se dégage. L'appui qu'elle procure dorénavant seule aux mouvements insurgés la propulse comme le défenseur le plus engagé de la cause sunnite, au grand dam de l'Arabie saoudite.

Nous sommes donc à l'aube d'une nouvelle bascule stratégique où le recentrage progressif des Américains vers l'Asie laisse le terrain libre à une Russie dont le redressement militaire offre le rôle inespéré d'une alternative crédible à l'Occident aux yeux de nombreux pays de la région. D'autres puissances émergentes peuvent contester localement nos intérêts stratégiques et de sécurité et mettre à l'épreuve la solidarité européenne et au sein de l'OTAN. Nous devrons donc continuer à faire preuve de constance et de cohérence avec nos partenaires au nord et au sud de la Méditerranée.

Monsieur le président, je vous invite à donner la parole à mes deux camarades pour approfondir certains aspects relatifs aux conflits en Méditerranée.

M. le colonel Guillaume. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, permettez-moi de vous remercier pour l'honneur que vous nous faites de nous inviter à nous exprimer devant votre commission et pour l'intérêt que vous portez à nos travaux. Au centre de planification et de conduite des opérations, mon rôle consiste à proposer des options militaires pour le chef d'état-major des armées au profit du chef des armées, c’est-à-dire le Président de la République, en réponse à toute situation conflictuelle et pour la défense de nos intérêts.

Par conséquent, nous nous intéressons beaucoup à la conflictualité, ce choc de volontés antagonistes parfois si irréconciliables qu'il faut en arriver aux mains. Vous le savez, les raisons de la conflictualité sont aujourd'hui très nombreuses, une des causes résidant dans le tracé des frontières. Si une frontière terrestre peut être marquée physiquement – on peut y ériger des murs ou en interdire le passage -, pour une frontière maritime, c'est un peu plus compliqué. À partir d’un trait de côte bien délimité, un pays dispose, jusqu’à une distance de 12 miles nautiques, soit environ 22 kilomètres, de l’exclusivité des eaux territoriales. Au-delà, il existe une zone de frontières communes, les eaux internationales, que l’on peut librement franchir, où un pays peut revendiquer l’exclusivité des ressources naturelles. Dans cette partie, la conflictualité est assez singulière.

En 1902, Alfred Mahan, historien et stratège naval, disait : « La Méditerranée appartiendra à un seul maître, tombera sous l'hégémonie d'une puissance dominante qui poussera ses avantages dans toutes les directions ou sera le théâtre d'un conflit permanent ». Voyons si tel est devenu le cas.

La Méditerranée est actuellement secouée par deux crises majeures dans lesquelles on ne peut que constater que la Russie et la Turquie jouent un rôle important, complexe et ambigu. Si les raisons de l'implication de la Turquie et de la Russie ne sont pas surprenantes au regard de leurs intérêts sécuritaires, de leurs enjeux de politique intérieure et extérieure dans le bassin méditerranéen et de leur volonté respective de peser sur la scène internationale, la forme de leur implication doit nous interroger quant à la pertinence de notre approche de la résolution de ces crises internationales. Ces acteurs agissent en demeurant sous le seuil du conflit armé, agissent par proxies interposés c’est-à-dire par le biais d’intermédiaires, afin d'avancer masqués et de s'assurer de la non-attribution de leurs actions. Ils pratiquent la politique du fait accompli et demeurent dans une « zone grise ».

Pour faire obstacle à ces compétiteurs stratégiques dans ces fameuses zones grises, nous devons demeurer dans le strict respect des principes du droit international, privilégier la diplomatie et la retenue. Nous n'avançons donc pas avec les mêmes armes ni les mêmes règles du jeu.

Mon propos sera divisé en deux parties. Après avoir évoqué le retour de la diplomatie de la canonnière en Méditerranée, je m’intéresserai aux actions dans les zones grises.

Durant les trois décennies de la guerre froide, de 1955 à 1985, la Méditerranée était l'un des théâtres privilégiés de la compétition Est-Ouest. Puis, à l’issue de la Guerre Froide, on a vu un désengagement unilatéral de la Russie ; dans les faits, pendant les années 1990, la politique russe a été marquée par un sous-investissement diplomatique et militaire, autant en Méditerranée qu'au Moyen-Orient. Toutefois, en 1999, Vladimir Poutine, alors premier ministre de Boris Eltsine, a administré une piqûre de rappel pour signifier que la Russie avait bien vocation à entretenir une présence navale permanente dans les eaux méditerranéennes, ce qui n'a pas tardé à se concrétiser. De leur côté, les pays de la rive sud et est du bassin méditerranéen, traditionnellement tournés vers l’intérieur, n’exprimaient guère d’intérêt militaire pour le bassin méditerranéen. Durant deux décennies, la Méditerranée est donc restée un espace maritime stable non contesté aux nations occidentales. Mais en 2013, comme cela a été dit précédemment, le conflit syrien a catalysé, voire précipité, le réinvestissement russe en Méditerranée. Le groupe naval russe est sorti de la mer Noire en faisant venir une dizaine d'unités de sa flotte en Méditerranée orientale.

Cette présence navale peut être considérée comme légitime compte tenu des intérêts sécuritaires russes, puisque la Méditerranée ouvre accès à la Russie non seulement aux mers chaudes mais aussi au Moyen-Orient, région qu’elle considère comme stratégique dans la mesure où elle estime son flanc méridional comme le plus instable, craignant de voir un islamisme radical se diffuser à travers cette zone par le Caucase. Le problème réside donc principalement dans la façon dont la Russie utilise cet outil de puissance retrouvée en Méditerranée. Face à ce qu'elle a perçu comme un interventionnisme occidental grandissant dans la zone, qu’il s’agisse du Kosovo en 1999, de l’Irak en 2003, de la Libye en 2011 ou des révolutions de couleur, la Russie s'est sentie frustrée de ne disposer que de son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies. Le Kremlin rejette l'ingérence occidentale dans ses affaires et considère que les interventions des Occidentaux dans cette région, loin de contribuer au règlement de la crise, ont plutôt été des facteurs d'instabilité. C'est pourquoi la Russie entend aujourd’hui faire contrepoids à l'influence occidentale dans la région.

Dans cette logique, Moscou a utilisé son outil militaire pour maintenir son soutien à Damas et surtout pour dissuader les puissances occidentales, au premier chef la Turquie, d’imposer un changement de régime en Syrie. Cela s'apparente bien à une diplomatie de la canonnière. Pour nous, cela s'est traduit sur le terrain par la mise en place de bulles de déni d'accès, dites A2AD (Anti Access Area denial), et par diverses manœuvres d'intimidation de la part des bâtiments et des aéronefs russes à l’encontre des moyens militaires occidentaux qui s'approcheraient d’un peu trop près de la frontière syrienne.

Du côté de la Turquie, on voit se dessiner une tendance comparable pour des raisons différentes. Chronologiquement, la tentative de coup d'État de 2016 a cristallisé le changement de politique d’Erdogan et accéléré le phénomène de désalignement avec la politique et la stratégie du bloc occidental. Paradoxalement, à l’époque, aucun pays de l'OTAN n'a marqué son soutien à Erdogan suite au coup d’État. Seule la Russie a fait un pas en avant. Ce désalignement turc s'est traduit par un interventionnisme plus marqué dans son environnement régional. La Turquie est un pays riverain membre de l'OTAN et elle est surtout la première puissance maritime de la Méditerranée orientale. Elle a toujours exercé une présence navale légitime dans cette zone, mais le problème réside dans la façon dont Ankara compte utiliser cet outil de puissance. Comme cela a aussi été dit précédemment, la découverte en 2009 d’importants gisements gaziers au large d'Israël a fait de la Méditerranée orientale un enjeu énergétique et stratégique majeur pour les pays riverains, alors qu’auparavant, elle était essentiellement une zone de transit ou un espace de manœuvre militaire. Cet enjeu énergétique a conduit les pays riverains à cadastrer la Méditerranée orientale dans un contexte de revendications de zones économiques exclusives ou de revendications de plateau continental.

Ce cadastrage ne nous pose pas de problème, dans la mesure où, conformément au droit de la mer, les zones économiques exclusives n'apportent aucun changement et ne peuvent contraindre l'activité militaire. Toutefois l'interprétation extensive par la Turquie de la convention de Montego Bay, dont je rappelle qu'elle n'est pas signataire, ainsi que sa position extrême vis-à-vis de pays comme Chypre ou la Grèce, la conduisent à soutenir des revendications de plateau continental totalement déraisonnables et en confrontation directe avec ses voisins. Dès lors, la Turquie, s'appuyant sur sa supériorité navale incontestable dans la région, s’est résolue à appuyer militairement ses revendications. Cela se traduit, depuis plusieurs années, par l’occupation permanente par la marine turque des eaux autour de Chypre, ce qui contraint notre action militaire dans la zone, puisque la Turquie se montre intransigeante et refuse à l'occasion de libérer l'espace concerné par les opérations de prospection gazière au profit de ses alliés pour des activités militaires, y compris pour l'opération Inherent Resolve, au large de la Syrie, à laquelle la Turquie est partie prenante. Cela se traduit également par un accompagnement naval direct des activités d'exploration pétrolière conduites par la Turquie depuis 2018 dans la zone et par des manœuvres d'intimidation, voire d'entrave, à l'encontre de tout autre navire d'exploration ou de forage opérant légitimement. Il n'existe pas réellement de cadre légal pour réprimer ce genre de comportement parfois dangereux, dans la mesure où des navires turcs peuvent être en route de collision vers des navires civils, ce qui est contraire à tous les préceptes occidentaux de respect du droit de la mer et à la charte de l'Alliance atlantique.

En l'absence d'opposition sur le terrain, la Turquie pousse toujours plus loin son avantage et utilise sa présence navale comme cautionnement tacite de droits qu'elle considère légitimes sur les eaux et qu'elle revendique indûment. Elle a même déployé, fin 2019, en République turque de Chypre du Nord, des drones qui peuvent être armés.

Par conséquent, tant la Russie que la Turquie s'inscrivent dans une posture de remise en cause du droit tel qu’il a été établi après la Seconde Guerre mondiale. Elles sont prêtes à employer leur puissance militaire pour appuyer cette posture en faisant fi des fondamentaux du droit de la mer, notamment le principe de libre activité en haute mer.

Cela doit nous interpeller sérieusement, parce qu'il n'y a qu'un pas entre la remise en cause de la liberté en haute mer et la mise en œuvre d'une stratégie de déni d'accès, à l'instar de ce qui est fait par la Chine en mer de Chine. Les moyens militaires d'une telle stratégie sont déjà à la portée de la Russie et ils le seront vraisemblablement assez rapidement pour la Turquie, au regard de la politique de développement militaire accéléré qui est menée par le pouvoir turc. Il y a donc fort à parier que la bascule vers une stratégie de déni d'accès en Méditerranée ne manquera pas de survenir tôt ou tard si rien n'est fait pour s'opposer fermement aux actions militaires malignes de ces compétiteurs stratégiques que sont la Russie et la Turquie en Méditerranée.

J’en arrive à la seconde partie de mon propos, pour m’attarder sur la Libye où l'hybridité, donc l'action en « zone grise », se met au service d'une stratégie d'influence assez décomplexée.

Au-delà du retour de la diplomatie de la canonnière en Méditerranée, la volonté russe de réinvestir la Méditerranée mais également l'Afrique trouvent leur matérialisation dans le conflit libyen.

La crise de Crimée en 2014 a montré sans ambiguïté au reste du monde la volonté et l'absence de scrupules de la Russie de s'appuyer sur des forces paramilitaires et d’utiliser des forces militaires déguisées en vue d'exploiter une situation de fragilité pour obtenir des gains territoriaux. Cela ne doit pas nous surprendre puisque la Libye de Kadhafi a été un des proches alliés de la Russie pendant la guerre froide, et la Russie a su capitaliser sur les liens tissés avec l'appareil militaire libyen pour exploiter l'occasion créée par un détournement occidental d’Haftar. Pour apporter l'appui militaire nécessaire au camp Haftar et contourner l'embargo sur les armes en Libye, la Russie s'appuie sur la société Wagner, une société militaire privée qui défend les intérêts de défense russe tout en jouissant d'une indépendance financière grâce la captation des ressources du pays hôte. Cela permet à la Russie d'agir militairement en toute discrétion, sans contrainte et en n’assumant pas les implications de son action militaire. En Libye, la Turquie a adopté une approche jusqu'à présent inédite pour elle puisque, dans la polarisation des forces en œuvre en Libye, la Turquie soutient, elle, le camp anti-Haftar dont font partie les milices de Misrata. L'entretien des liens historiques avec cette ville, mais surtout l’action turque, ont pris la forme d'un soutien politique puis militaire en violation, dès 2019, de l'embargo sur les armes en Libye. Le président Erdogan assumait politiquement ce soutien militaire, il l'a justifié par un accord de défense signé entre la Libye et la Turquie et a envoyé ses conseillers militaires, puis des combattants. Bien qu’assez engagée, elle a préféré utiliser des combattants syriens moyennant finances. On assiste donc, là encore, à une démarcation de l'action militaire au sens de l'emploi des forces sans leur conférer le statut et à une privatisation de l'emploi de la force armée qui est normalement une prérogative régalienne des États.

La Turquie et la Russie contournent ou mettent à défaut tout cadre normatif international qui a été patiemment construit pour réguler l'emploi de la force armée. Elles se revendiquent d'une action stabilisatrice et cherchent, a contrario, à mettre en défaut l'action de nos propres forces en s'appuyant sur des campagnes de désinformation facilitées par le contrôle total de l'appareil d'État en Russie et en Turquie, ainsi que sur la mainmise sur les organes de presse. Il en résulte pour nous une grande complexité, voire l'impossibilité pour nos forces à agir sur le terrain, quand la diplomatie seule peine à imposer une solution négociée, résolutions du Conseil de sécurité comprises. Le succès de ce type d'action s'est révélé assez probant en Ukraine, aujourd’hui en Syrie, peut-être demain en Libye.. Il nous faut, sans attendre, avec nos alliés, nos partenaires et les pays qui partagent la volonté de résoudre ces crises en conformité avec le droit international, réfléchir aux moyens de contrer les stratégies en zone grise et développer des cadres et des mécanismes pour ce faire. Sinon nous assisterons impuissants à l'installation durable à nos portes de ses compétiteurs stratégiques qui menaceront directement nos intérêts.

M. le capitaine de vaisseau Bruno. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, merci de nous accueillir. Je suis affecté à l'état-major des opérations de la marine et travaille avec le sous-chef d'état-major des opérations de la marine. Ce dernier a pour mission d'assister le chef du centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) dans la conduite de sa mission, d'assister le chef d'état-major de la marine dans l'exercice de ses responsabilités de conseil au chef d'état-major des armées sur l'emploi des forces de la marine, comme de ses responsabilités de préparation des forces de la marine à leur engagement opérationnel. Quelle qu’en soit la forme, celui-ci l’est nécessairement sur ordre du chef des armées et sous le commandement opérationnel du chef d'état-major des armées. responsabilité portée par le CPCO, aujourd’hui incarné par mon camarade le colonel Guillaume.

Dans le prolongement des deux exposés précédents, mon intervention s’inscrira dans une perspective plus maritime : que se passe t-il en mer ? Je ne reprendrai pas certains éléments que vous avez déjà entendus. Vous l’avez compris, la mer Méditerranée est le théâtre d'intenses problématiques principalement concentrées en Méditerranée orientale. Après une brève analyse du théâtre, j’évoquerai la présence militaire de la Russie en Syrie, celle de la Turquie autour de Chypre, puis de ces deux acteurs en Libye, ce que nous observons, ce que nous en comprenons, avant de tirer quelques conclusions pour la marine.

Du point de vue de la marine, la Méditerranée est une zone de flux et une zone de stocks. Une carte que j’ai préparée vous est projetée dès le début afin d’étayer notre discours.

Il existe deux flux principaux. Le premier est le flux est-ouest d'approvisionnement de l'espace européen à partir de l'espace asiatique ou de renforcement des théâtres du nord de l'océan Indien, à partir de l'Ouest. Dès la première guerre du Golfe, dans les années 1990, un dispositif très lourd d'approvisionnement venait des États-Unis, accompagné par un dispositif de surveillance du flanc sud de la Méditerranée. Le second flux est le flux migratoire résultant de la pression entre le continent africain et l'espace de prospérité européen.

Les stocks sont principalement les stocks de gaz en Méditerranée orientale qui vous ont été signalés par mes camarades.

Parallèlement, il existe des facteurs d’incertitude et d'instabilité relatifs à l'Algérie, à la Libye et la Syrie. Ils ont été décrits par le colonel Jérôme et je n’y reviens pas.

Dans ce théâtre, les missions de la Marine sont d'abord de tenir la mer – nous y reviendrons peut-être dans nos échanges. Tenir la mer demande un effort considérable, parce que ce n’est pas toujours naturel et parce que cela demande des moyens. Cela pour trois grandes missions.

La première est la protection du territoire, moins en Méditerranée orientale que dans le bassin occidental au sud de la France. Il s’agit d’assurer la liberté de manœuvre de nos forces militaires pour assurer la surveillance des côtes, près des côtes, mais aussi loin des côtes, c'est-à-dire jusqu'à Gibraltar et jusqu'au canal de Sicile. Il s’agit aussi de protéger nos intérêts et de défendre notre souveraineté.

La deuxième grande mission est la connaissance et l'anticipation des zones de crise, principalement le canal de Syrie, la Libye, la mer Noire. Dans le canal de Syrie, nous essayons de maintenir en permanence un moyen, ce qui n’est pas toujours facile, soit parce que les moyens sont comptés, soit parce que la zone est contestée. Dans de telles conditions, pour continuer à surveiller, il ne reste plus que les satellites et les sous-marins. Nous avons maintenu la permanence de cette surveillance grâce aux sous-marins.

Le dernier grand volet est l'intervention. De temps en temps, il faut faire un effort particulier pour obtenir un effet décisif dans le déroulé de l’opération, soit avec des frégates ou des sous-marins, soit plus sérieusement avec le groupe aéronaval (GAN). C’est le cas aujourd’hui pour l'opération Chammal et l’opération Inherent Resolve. Engager le GAN et son GAé (groupe aérien embarqué) sur ce théâtre permet soit un surcroit d’effort, soit de partager le fardeau dans une opération de longue haleine. Nous y reviendrons si vous le souhaitez. Le GAN peut aussi contribuer à consolider le flanc nord de l'OTAN, comme le prévoit son déploiement cette année. Certes il ne s’agit plus de la Méditerranée, mais compte tenu de ce qu'on observe sur la Russie, le mentionner est utile. Enfin, le GAN a la capacité d'intégration et d'agrégation des compétences européennes.

J’en viens à la question russe en Syrie, vue sous l’angle maritime.

La crise en Syrie démarre alors que les Russes commencent à peine à tirer les bénéfices de la politique de modernisation de leur outil de défense. Je passerai rapidement sur ces éléments déjà évoqués. L’incapacité de l'Occident à contrôler la situation laisse le champ libre à Moscou qui soutient le régime syrien. Pour nous, marins, les frappes russes par des missiles de croisière depuis la mer Caspienne, en 2015, ont été un élément important. À cela s’ajoutent le renforcement de la base de Tartous, point d'appui russe en Méditerranée, le déploiement de la force navale russe en Méditerranée orientale, le contrôle de zones et le déploiement des forces russes sur le territoire syrien. Après l’opération Hamilton que vous connaissez, Moscou montre à l'Occident sa capacité à contrôler la Méditerranée orientale jusqu'à la Crête, en déployant des sous-marins lanceurs de missiles de croisière, en conduisant un grand exercice baptisé Bouclier Naval en 2018, en brouillant la réception GPS. Le message subliminal adressé par les forces russes au travers de ces manœuvres est : si vous voulez revenir, nous sommes capables de vous en empêcher.

On assiste aujourd’hui à un pistage souple des forces navales étrangères déployées en Méditerranée orientale, en particulier dans le canal de Syrie et à l’interception systématique des vols de surveillance et de reconnaissance effectuées au-dessus de ce canal. La Russie a réinvesti la Méditerranée orientale, le conflit syrien lui permet de faire progresser ses savoir-faire de combat, soit qu'elle mette à l'épreuve ses forces, soit qu'elle observe celles des autres. On l’observe dans le domaine naval comme dans les autres domaines. Si les confrontations y sont la plupart du temps moins sanglantes, elles ne sont pas moins enrichissantes en matière de lutte anti-sous-marine, de projection de puissance ou de défense anti-missile.

S'agissant de la Turquie autour de Chypre, je ne vous apprendrai pas que le conflit gréco-turque est ancien. Il porte sur un partage de richesses. La carte que vous avez sous les yeux montre le partage du plateau continental entre la Turquie et la Grèce. C'est une des questions qui pose problème à Ankara.

Les existences disputées de la République de Chypre et de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) constituent le point focal de ces tensions, lesquelles, évidemment, se sont aggravées après la découverte de vastes gisements sous-marins d'hydrocarbures. Leur partage est un enjeu stratégique pour chacun des riverains du bassin, non seulement pour la Turquie mais aussi pour Chypre, la Syrie, le Liban, Israël, l’Egypte et leur partenaires.

La position turque telle qu'on la comprend, c'est qu'elle entend signifier aux autres pays que le partage ne se fera pas sans elle. La position d'Ankara est d'autant plus inconfortable que les pays occidentaux, qui avaient d'abord compté sur la Turquie pour ouvrir une voie alternative à l'approvisionnement de gaz russe, entendent aujourd'hui s'affranchir du contrôle turc, privant Ankara d’un précieux manque à gagner. Evidemment, la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne interdit désormais à Ankara d'espérer un soutien des États membres, à terme. Enfin, la Turquie n'est pas signataire de la convention des Nations unies sur le droit de la mer, et pour cause : elle en conteste les effets sur le plateau qu’elle convoite ; ceci lui permet de circonscrire son voisin grec par des accords bilatéraux avec les autres riverains.

Au bilan, la Turquie prospecte sur les zones qui sont revendiquées par elle-même et par la RTCN. Elle appuie ses explorations par des manœuvres militaires en surface et sous la mer pour marquer sa détermination à revendiquer les richesses du sous-sol. Mais elle n’est pas la seule à le faire : l'Égypte a déployé une frégate et un sous-marin en soutien d'une opération de recherche pétrolière et s’est attachée à en faire la publicité. La Turquie entrave les explorations conduites par les opérateurs qui souhaitent travailler dans des concessions attribuées par Chypre et dont, de façon logique, elle conteste la légitimité. C'est l'incident subi par la société italienne ENI.

On note qu’Ankara évite soigneusement de porter ce différend devant la Cour internationale de justice, et pour cause. D’une part, elle n’a pas signé la convention sur le droit de la mer et, d’autre part, aller devant une instance internationale en vue de régler ce différend serait commencer par accepter de discuter avec Chypre, dont elle ne reconnaît pas l'existence. Si Ankara ne reconnaît pas l'existence de Nicosie et de la ZEE qui lui est accordée, elle ne voit pas pourquoi elle irait devant une cour internationale qui l'obligerait à reconnaître l'existence de cette situation. Les autorités turques préfèrent donc traiter cela en bilatéral avec tous les autres, sauf avec Nicosie. Le dernier accord bilatéral passé l’a été avec la Libye, qui empiète sérieusement sur la ZEE grecque dont Ankara conteste les contours.

Les manœuvres militaires turques sont gouvernées par cette politique : permanence d'unité de surface et de sous-marins en Méditerranée orientale, contribution active aux opérations de l'OTAN, opération Sea Guardian, participation aux forces navales de l'OTAN déployées en Méditerranée. Tout en veillant à servir les intérêts de la Turquie, il y a une espèce d'instrumentalisation qui se résume en ces termes : « Je suis un bon élève de l'OTAN, mais je ne le fais pas n'importe où et quand je propose de commander un dispositif, je ne le fais pas n'importe comment ».

L’appui aux opérations de prospection, dont j’ai déjà parlé, se double d'une réservation de zone de patrouille de sous-marins tout autour de la Turquie et autour de Chypre tout au long de l'année, comme le disait mon camarade, le colonel Guillaume, avec une certaine volonté de blocage qui peut se résumer en ces termes : « J'ai réservé du terrain, j'en ai besoin. Vous voulez venir, mais ça me gêne, je ne peux pas vous faire de place ». Nous l'avons encore observé au cours du déploiement du porte-avions qui termine bientôt un mois d'opérations au large du canal de Syrie pour engager son groupe aérien embarqué sur l’opération Chammal.

Au bilan, Ankara marque du terrain sur la ZEE chypriote. Les moyens turcs ne forent pas mais ils prospectent et empêchent la prospection des autres. La proximité de leur port base et leur nombre sont un atout précieux pour occuper le terrain et s’y regroupper en masse. Ceci représente un réel sujet de préoccupation.

J’évoquerai enfin le cas de la Russie et de la Turquie en Libye. Ces deux acteurs y jouent une partition assez étrange : apparemment alliés sur le théâtre Syrien, ils soutiennent des camps opposés en Libye. La Turquie a intensifié sa présence dans le Golfe de Syrte où elle maintient d'un groupe de combat depuis plusieurs mois, c'est-à-dire quatre frégates et un pétrolier-ravitailleur. Elle y transgresse bien des règles : ces frégates inscrites à une opération de l’OTAN participent à l'escorte de bâtiments civils armés par Ankara pour acheminer du matériel militaire en violation de l'embargo sur la livraison d'armes en Libye. Non contente de transgresser cet embargo, elle le fait sous couvert d'une opération de l'OTAN, en s’écartant pendant douze heures pour accompagner ces navires, en falsifiant les positions de ses unités, en simulant la poursuite de la mission en cours par des interrogations VHF de façade. Les autres nations de l'OTAN, en particulier la France, ne sont pas dupes de ce jeu.

La Russie est plus discrète. Elle procède aussi à la livraison de matériel militaire, mais elle a l’avantage de soutenir le camp oriental qui est soutenu par l'Égypte, vers lequel on peut acheminer du matériel militaire par la terre, ce qui est plus simple que pour la Turquie.

En résumé, je constate dans ce théâtre que la Libye fournit l'occasion d'une nouvelle prise de gage d’influence pour Ankara et Moscou. La Russie poursuit sa reprise du contrôle de la Méditerranée. Je vois presque résurrgir les mouillages russes de la guerre froide dans le Golfe de Syrte. La Turquie est sur la même dynamique de tentative de prise de contrôle sur les ressources d'hydrocarbures, sur fond de partage des richesses en Méditerranée orientale.

Enfin, pour les opérations navales, je vois trois théâtres : la Méditerranée occidentale, principalement orientée vers la protection du territoire au sens large et vers la liberté d'action de nos forces ; la Méditerranée centrale avec le problème libyen et la Méditerranée orientale avec le problème syrien. On note une intensification des présences russe et turque, un durcissement des confrontations. Par exemple, en Libye, on observe l'installation de systèmes de défense antiaérienne, donc de restrictions à nos capacités nationales d’appréciation de situation sur ce théâtre. On n'a pas encore de défense anti-navire, mais ça pourrait venir.

Face à l’intensification des présences et au durcissement des confrontations, quelles conclusions tirer ? Manifestement, la permanence de notre présence à la mer doit être renforcée. Rappellons que pour assurer la permanence à la mer d'une plateforme navale, il faut quatre plateformes si l’on se réfère à l'exemple de la composante océanique de la dissuasion. La permanence sur un théâtre peut en nécessiter un peu moins de quatre, mais c'est quand même assez lourd. de plus, il faut organiser la concentration des moyens. Les Turcs ont été capables d’organiser un exercice avec une centaine d’unités à la mer. Cela donne à réfléchir, pour qui envisage se frotter aux Turcs sur les questions d’hydrocarbures autour de Chypre. Il faut aussi préparer des engagements du haut du spectre : projection de puissance, défense anti-missiles balistiques ou défense anti-missiles tout court. C'est un axe sur lequel les Russes ont beaucoup progressé, et les Turcs suivront assez vite. Il faut prévoir des plateformes capables d'opérer dans des zones contestées, donc les sous-marins, puis les forces spéciales, car si on observait un autre bâtiment de commerce livrant du matériel militaire et si on souhaitait l'intercepter, il est très probable que le pays commanditaire s'y opposerait. On ne devrait pas se limiter à une interrogation par la VHF et à une demande à stopper. Il faudrait peut-être envoyer des forces pour prendre le contrôle de la passerelle et ce ne serait probablement pas simple.

Je vous remercie pour votre attention et je suis prêt à répondre à vos questions, ainsi que mes camarades.

M. le vice-président Jean-Michel Jacques. Merci beaucoup, Messieurs, pour vos propos très riches, très denses, illustrés par une belle cartographie qui nous a bien aidés à comprendre la complexité de cette région.

Je vais maintenant céder à la parole à mes collègues qui souhaitent vous interroger.

M. Christophe Lejeune. Merci, Messieurs les officiers, pour votre tour d'horizon du bassin méditerranéen.

Je vous interrogerai sur le rôle que peut jouer la Jordanie dans le processus de paix entre l'État hébreu et les territoires palestiniens. La création de l'État d'Israël en 1948 avait mis la Jordanie en première ligne face à l'État hébreu, considéré comme l'ennemi par ses voisins arabes. Après la défaite des pays arabes en 1949, la Jordanie est devenue une terre d'accueil pour des centaines de milliers de Palestiniens, de même en 1967. En 1994, la Jordanie, convaincue de pouvoir jouer un rôle dans la résolution du conflit israélo-palestinien, a scellé un accord de paix avec Israël en renonçant à toute prétention territoriale sur la Cisjordanie et sur Jérusalem-Est. Avec l'accord du siècle promis par le président Trump, on proposera une confédération jordano-palestinienne qui reviendrait à abandonner la solution à deux États. La Jordanie risquerait de devenir encore plus une base arrière de la Palestine. Quelle réaction pouvons-nous imaginer de la part du royaume jordanien à la suite de la présentation du plan Kushner pour la paix, le mois dernier ? L'implication de la Jordanie dans le processus de paix peut-elle être décisive ?

Mme Marianne Dubois. La Grèce s'engage depuis peu sur le terrain de la défense aux côtés de ses alliés français et américains en Méditerranée. Ainsi une frégate grecque participe depuis début février à la mission du Charles de Gaulle dans l'est de la Méditerranée, afin d'appuyer les opérations antijihadistes en Syrie et en Irak et d'assurer la stabilité dans la région, sans oublier la protection des intérêts des sociétés françaises qui sont impliquées dans les forages d'hydrocarbures au large de Chypre, forages contestés et empêchés par la Turquie. La Grèce prend des risques vis-à-vis de ses voisins, mais après une décennie de crise financière et de coupes très sévères dans son budget de la défense, la Grèce est-elle en capacité de tenir un rôle majeur dans la région ?

Mme Monica Michel. Je souhaiterais vous interroger sur la situation à Chypre où la découverte de gisements gaziers semble avoir enclenché une dynamique de montée en tension entre la Turquie et l'Union européenne, sur le plan diplomatique comme militaire. D'une part, la signature d'un accord maritime entre la Turquie et la Libye porte atteinte aux intérêts de Chypre et de la Grèce et, d'autre part, le déploiement de drones et la possibilité d'établissement d'une base aérienne turque sur la partie nord de l'île laissent planer le risque d'une confrontation armée. Depuis l'été dernier, le Conseil européen dénonce ces évolutions en mettant en place des sanctions économiques contre la Turquie et en affirmant sa solidarité avec Chypre en ce qui concerne le respect de sa souveraineté et de ses droits, conformément au droit international.

Alors que l'Union européenne fait bloc derrière ses membres, pourriez-vous nous éclairer sur la façon dont la France incarne dans le domaine militaire sa coopération avec son partenaire chypriote et notamment comment se concrétise l'accord de défense récemment renouvelé entre les deux pays ?

Mme Aude Bono-Vandorme. L'exploitation et l'exportation des ressources gazières en Méditerranée orientale représentent de nombreux enjeux sécuritaires, mais pourraient aussi être un stabilisateur régional par le Forum du gaz de la Méditerranée orientale. D'un côté, la localisation de certains champs exacerbe des conflits préexistants au sujet de la délimitation des frontières maritimes et des ZEE et pourrait aussi en ranimer d'autres. De l’autre côté, cela pourrait permettre à l'État hébreu de sortir de son isolement géopolitique régional en renforçant les liens commerciaux avec ses voisins, même si la solidarité avec la cause palestinienne et l'image des populations de l'État hébreu demeurent des obstacles majeurs à toute volonté des dirigeants d'approfondir leurs relations avec Israël. Pouvez-vous nous faire part de votre vision de la stratégie hydrocarbures d'Israël ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Colonel, vous l'avez évoqué tout à l'heure, nous n'avons pas encore franchi le seuil du conflit armé entre Moscou et Ankara, mais on peut convenir qu'on n'en a jamais été aussi proche, en particulier dans le nord de la Syrie, à Idlib. À tel point que le président Erdogan a convenu de la nécessité d'une rencontre avec le Président de la République, Angela Merkel et le président Poutine, le 5 mars prochain. Dix-sept soldats turcs ont été abattus depuis quinze jours, dont un par un Soukhoï très certainement soviétique.

M. Christophe Lejeune. Russe !

M. Jean-Jacques Ferrara. Pardon, russe.

M. Christophe Blanchet. Pardonnez à l’ancien monde !

M. Jean-Jacques Ferrara. Tout cela dans un contexte de rivalité historique entre les deux empires et avec des antécédents en 2015 où l'aviation turque avait abattu un avion russe dans l'espace aérien turc.

Comment évaluez-vous ce risque ? Quelle serait la position de la France dans l'éventualité d'un conflit, compte tenu de la solidarité que nous impose notre appartenance à l'OTAN ?

M. le colonel Jérôme. Monsieur le député, la Jordanie est dans une position assez complexe, puisqu'elle est déjà partie prenante de la sécurité et des accords au titre du gardiennage des lieux saints à Jérusalem. Elle est aussi, d'une certaine manière, victime de ce projet annoncé le 28 janvier, prévoyant l’annexion de la rive occidentale du Jourdain qui rapprocherait d'une certaine manière les armées israéliennes de la frontière jordanienne.

Cela dit, il faut bien être conscient de la relation actuelle entre Israël et la Jordanie. En matière sécuritaire, Israël soutient la Jordanie. Il y a de nombreux échanges d’informations, de renseignements pour lutter contre le développement du djihadisme et de l'insécurité terroriste en Jordanie. Bien sûr, cela ne met pas la Jordanie en situation de véritable dépendance. Elle a d'autres alliés, dont la France, qui lui apporte un soutien, et les États-Unis qui lui en apportent également un important. En cas de négociations, la Jordanie sera présente. A-t-elle la capacité de les mener ? Difficile à dire. Ses capacités diplomatiques sont limitées, pour être au centre d'un règlement de la question. Elle ne peut, à elle seule, porter le sujet. Cela dépend essentiellement de l'implication des États-Unis et peut-être aussi de l'Égypte, qui a beaucoup plus de poids vis-à-vis de ses voisins.

M. le colonel Guillaume. Je vais tenter de faire une brève synthèse de l'antagonisme entre les Russes et les Turcs. Les liens entre les deux pays, car il y en a, sont un peu le mariage de la carpe et du lapin. Ils tiennent surtout à la rencontre de deux individus, Erdogan et Poutine, qui voient un intérêt commun à maintenir une instabilité et une tension internationale à l'extérieur de leur pays, afin de justifier un régime fort. De plus, ils s’accordent sur le besoin de réduire la puissance occidentale et de montrer une troisième voie. En regardant le dessous des cartes, on peut penser de l'ensemble des conflictualités en Syrie ou en Libye qu’elles ne devraient pas aller très loin. On doit d’autant moins s'attendre au déclenchement d'une troisième guerre mondiale entre la Turquie et la Russie que les Russes savent très bien que les Turcs appartiennent à l'OTAN et qu’agresser la Turquie reviendrait à déclencher l'article 5. On peut plutôt s’attendre à une entente russo-turc pour arranger les choses à leur façon sur ces théâtres afin que l’instabilité demeure. Ce pourrait être le cas en Libye, puisque la Russie et la Turquie ont intérêt à ce qu’elle demeure une zone où la sécurité n'existe pas afin de maintenir leur présence.

Je reviendrai sur la question des solidarités en Méditerranée orientale et en Méditerranée occidentale et sur le besoin de se rapprocher de la Grèce ou de Chypre. Que les choses soient claires, ces pays ne peuvent pas agir seuls et nous, puissance française, nous pouvons difficilement agir seuls dans ces zones pour des raisons de légitimité et de capacité. Il est donc indispensable de se rapprocher de ces pays. Un changement de paradigme a été opéré par les annonces présidentielles d'un rapprochement stratégique avec la Grèce, jusqu’alors repoussé, afin de ne pas s'aliéner l'ami turc. Aujourd'hui, on ne peut que constater un changement majeur de stratégie dans cette zone.

Je resterai dans mon domaine de responsabilité sans aller sur le terrain diplomatique que je ne maîtrise absolument pas. Militairement, il est indispensable que nous tissions des liens forts avec ces pays, puisqu’on ne pourra que s'appuyer sur eux. Vous parliez d’une base à Chypre, d’appuis en Grèce qui nous permettraient d'être un peu plus présents et de refuser cette permanence navale turque dans la zone, c’est aussi de cela qu’il s’agit.

M. le capitaine de vaisseau Bruno. J'ajouterai que cette demande d'intégration et d'interopérabilité dans tous les secteurs militaires - aérien, terrestre et naval - s'adresse à tous les pays de la région, à l'exception de la Syrie, de la Libye et de la Russie. C'est vrai de la Grèce comme de la Turquie. Dans le cadre du déploiement du Charles de Gaulle, nous travaillons avec les Grecs mais aussi avec les Turcs. Même si nous ne les avons pas intégrés au groupe Charles de Gaulle - il y a une petite nuance -, nous travaillons avec tout le monde. Le retour est généralement très positif. Tous les États membres, toutes les nations qui ont rejoint le groupe Charles de Gaulle en 2019 disent à quel point ils ont appris de cette intégration, parce que les armées françaises leur confient des responsabilités, en particulier des responsabilités de direction de domaine de lutte, qui les tirent vers le haut et les font progresser. Pour la marine française, il est capital de travailler ce sujet, en vue de créer de la masse sur les théâtres où l’on se déploie et de peser face aux problématiques que nous avons évoquées comme à d'autres. Or cette question de la « masse » se pose avec de plus en plus d'acuité à mesure que les pays qui souhaitent faire entendre leur voix s'équipent et se modernisent. Nous le faisons évidemment avec les Américains - c'est très instructif, utile et reconnu par les Américains eux-mêmes -, mais aussi avec les autres.

M. le colonel Jérôme. Madame Bono-Vandorme, je reviendrai sur le rôle intégrateur et stabilisateur de l'exploitation gazière en Méditerranée. Effectivement, c'est un objectif et un axe qu'il faudra essayer de cultiver au regard d'une plus grande intégration d'Israël. C’est déjà en marche, puisque l'Égypte, la Jordanie et Israël communiquent par gazoduc interposé. Israël, Chypre, la Grèce et l'Italie se sont mis d'accord pour le développement d'un gazoduc qui partirait des zones d'exploitation et remonterait dans le sud de l'Italie. Ce projet de gazoduc est d'ailleurs sévèrement gêné par la revendication turco-libyenne sur le plateau continental au sud de la Crête, qui coupe le trajet de ce gazoduc. Il y a un obstacle qui n'est sans doute pas majeur : dans le cadre du règlement de la question frontalière entre Israël et le Liban, une petite zone en biseau disputée au large de la frontière israélo-libanaise, fait débat. L'aboutissement du tracé terrestre modifie singulièrement le tracé de la délimitation en mer des eaux territoriales et des zones exclusives. Ce projet d'accord entre le Liban et Israël a été mis en veille du fait de l'instabilité politique au Liban. Il y avait des questions plus urgentes à résoudre. Ce sera une des tâches auxquelles le nouveau gouvernement libanais devra s'atteler, ainsi que les nouvelles autorités israéliennes, où le changement est proche également.

Rôle intégrateur, sans nul doute. Cela prendra du temps, on n’efface pas facilement soixante-dix ans de conflits dans la région, mais les échanges pourront avoir lieu. De ce point de vue, la République de Chypre est aussi en interaction forte avec le Liban. La France favorise un dialogue maritime entre Chypre et le Liban au travers de la mise en place de centres de situation maritime et pour la gestion du secours en mer. Nous favorisons ce dialogue et nous favorisons les équipements dont peut se doter chacun de ces deux pays pour assurer cette mission de sécurité dans le canal entre le Liban et Chypre. Là aussi, les capacités qui seront mises en œuvre en pleine zone d'exploitation gazière permettront un rapprochement et d'établir un dialogue opérationnel permanent entre tous ces pays. C’est une sorte de bottom-up qui pourrait favoriser, à terme, l'établissement de relations politiques suivies.

Mme Sabine Thillaye. Messieurs les officiers, le tableau que vous brossez de l'action de la Turquie est pour le moins inquiétant, d'autant plus que la Turquie est membre de l'OTAN. Le 8 janvier, le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré que l'OTAN devrait contribuer beaucoup plus fortement à la stabilité régionale, en particulier au Moyen-Orient, ce qui pose tout de même la question de la Turquie. À l’heure qu’il est, sait-on ce que le secrétaire général entend par « contribution » ? S’agit-il de missions de renseignement ou de missions de formation ? S’agit-il de l’intensification de missions déjà en cours ? Comment cela pourrait-il s'articuler avec ce qui se passe autour de la Turquie aujourd'hui ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Un mot d'abord sur l'approfondissement de notre coopération de défense entre Paris et Athènes. De fait, on constate que l'Alliance est quelque peu neutralisée entre la Grèce et la Turquie. J'assistais la semaine dernière à une réunion de l’assemblée parlementaire de l'OTAN à Bruxelles au cours de laquelle la délégation grecque a purement et simplement quitté la salle, devant ce que vous appelez « la politique de la canonnière », ou du moins celle du fait accompli turc, dans la zone économique exclusive de Chypre. Pour rebondir sur la question de ma collègue Thillaye, l’Alliance est rendue peu ou prou inopérante. Dans ce contexte, il est nécessaire que nous renforcions nos liens bilatéraux avec la Grèce. Sur le plan naval, nous connaissons bien les programmes envisagés et en cours, sur le plan aérien aussi : exercice aérien Iniochos, prévu prochainement, rénovation des Mirage 2000 et de l'hélicoptère NH90, etc. Il semblerait que le gouvernement grec cherche à obtenir, dans le cadre de ce partenariat renforcé, une clause d'assistance mutuelle quasi bilatérale avec la France. L'idéal serait bien sûr une participation de plusieurs pays européens en soutien à la Grèce. Je ne sais pas si c'est possible, aujourd'hui. Le gouvernement grec semble demander cette clause d'assistance mutuelle. À ma connaissance, nous n’avons pas connu de clause d'assistance de ce type depuis des décennies, on a toujours agi dans un cadre multilatéral.

Vous avez parfaitement mentionné les menées turques, notamment les agissements de certaines frégates turques sous couvert de l'OTAN au large de la Libye, participant notamment à des trafics d'armes. La mission Sophia est désormais remplacée par une nouvelle mission de l'UE. Elle est nécessaire mais, à ma connaissance, elle se limite à des navires qui ne sont pas des navires étatiques. Est-il possible d’étendre ces dispositions ? Quels seront les moyens mis à notre disposition et utilisés par la France dans le cadre de UE ou hors du cadre de l’UE ?

M. Didier Le Gac. Je poserai une question beaucoup plus courte, beaucoup plus simple aussi, peut-être. Monsieur le capitaine de vaisseau Bruno, qu’en est-il des exercices et des manœuvres que la marine nationale française opère avec la marine turque ? Vous avez répondu en partie en rappelant que lors du dernier passage du porte-avions Charles de Gaulle et du groupe aéronaval, la marine turque a participé avec vous à des exercices ou des manœuvres. Vous avez dit que la marine turque était capable de mobiliser cent unités. Pourriez-vous préciser ce point ? Parce que nous savons que c’est une des armées les plus puissantes du Moyen-Orient et du monde, pourriez-vous rappeler la composition de la flotte de la marine turque de cent unités. S’agit-il de bateaux renouvelés ? Quel est l'état des forces navales en Turquie ?

M. Jacques Marilossian. Colonels, commandant, merci pour vos exposés et vos premières réponses. La Turquie fait partie de l'OTAN depuis 1952. Elle devrait donc, en principe, compter parmi nos alliés en matière de défense. En décembre dernier, lors du sommet de Londres de l'OTAN, elle réitérait son engagement en signant la déclaration finale. Elle déclarait sa solidarité, son unité, sa cohésion avec les vingt-huit autres membres du traité. Force est de constater aujourd'hui qu'elle se trouve plutôt en porte-à-faux par rapport aux autres membres. Après l'accord de délimitation maritime signé avec Tripoli en 2020, qui empiète illégalement sur la zone exclusive de Chypre, pourtant également membre de l'OTAN et de l'Union européenne, compte tenu aussi de l'ambition d'établir une zone tampon en Syrie sur les territoires occupés aujourd'hui par les Kurdes qu'Ankara considère pourtant comme des terroristes, les points de contentieux entre l'OTAN et la Turquie semblent en faire un allié particulièrement épineux. Partageons-nous encore de réels intérêts stratégiques avec la Turquie ? Peut-être face à la Russie ? Les dissensions actuelles posent-elles un problème réel en matière militaire si nous voulons protéger Chypre, qui est aussi un membre de l'Union européenne depuis 2004, des ambitions turques ?

M. le colonel Guillaume.  Je commencerai par évoquer le rôle de la Turquie au sein de l'OTAN. La Turquie est cet allié parfois encombrant, qui oppose des blocages administratifs au sein de l'OTAN pour la signature du Graduated Response Plan (GRP), la planification à long terme pour la protection à l'Est de l'Europe face à la Russie. Bref, c'est un allié assez particulier. Néanmoins, est-ce qu'on peut se l'aliéner ? Je crois avoir déjà partiellement répondu à la question. Se l’aliéner serait pousser la Turquie dans les bras de la Russie. La Turquie reste la Sublime Porte, un accès vers l'Orient et l'accès à la mer Noire. Aujourd’hui, il est inenvisageable d'abandonner la Turquie. Mais elle est isolée diplomatiquement. C'est le cas en Méditerranée orientale, mais pas uniquement. Je n’entrerai pas sur le terrain politique mais, dans le domaine militaire, se mettre à dos la Turquie serait déclarer la fin de l'OTAN. Il n'existe pas de procédure de sortie d'un pays de l’OTAN, ce n'est pas prévu dans les textes. Mettre à mal l'OTAN et utiliser un coin pour la percer fait bien partie de la stratégie russe.

Le président turc est bien le candidat favori de Poutine. Il y a un jeu de la Russie vis-à-vis de la Turquie. La Turquie a indéniablement besoin de rester dans l’OTAN, puisque la majorité de son matériel est quand même occidentale. Entrée dans l’OTAN face à une menace russe, elle connaît le poids du passé. Même si, par sa personnalité, Erdogan a su s’imposer dans son parti et donner sa nouvelle forme à la Turquie, il sait que la menace russe peut de nouveau peser sur le peuple turc à n'importe quel moment. De plus, je le répète, cette alliance avec la Russie est une alliance de circonstance liée à la tentative de coup d'État de 2016. Sur le fond, on lui reproche effectivement d'avoir acheté des systèmes de défense S-400. C’est donc un allié assez particulier que, je le répète, on ne peut s’aliéner.

Je reviendrai sur les clauses d'assistance mutuelle et le travail en bilatéral en rappelant les conditions historiques du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Des accords bilatéraux ont conduit à cette époque à l’embrasement d'une poudrière en Europe. Aujourd'hui, on a plutôt tendance à conclure des accords multilatéraux plus propres à calmer les velléités de conflits entre deux pays et à éviter l'instrumentalisation des traités.

J’évoquerai enfin la mission Sophia, nouvelle génération, qui représente le véritable espoir d’une réactivité européenne forte et d’une capacité de réponse commune. Ce n’est plus qu’une question de jours ou de semaines pour que les Européens se mettent d'accord sur une solution pour disposer en Méditerranée centrale d’une force capable de garantir le respect de l'embargo. On peut craindre de ne pas pouvoir aligner toutes les capitales européennes sur le besoin d'une réponse musclée. Au niveau militaire, on essaie bien d'aligner nos coopérations de manière à trouver des alliés qui soient able and willing, capables et volontaires, pour mettre des moyens militaires dans cette zone. On a donc de véritables espoirs dans ce domaine.

M. le capitaine de vaisseau Bruno. Je ne suis pas un spécialiste de l'ordre de bataille de la marine turque, mais c'est quand même une belle marine. Je retiens que c'est la huitième mondiale et la quatrième européenne. Ils ont 51 000 hommes, soixante-quinze avions, dix-neuf frégates, sept corvettes, quatorze sous-marins et 108 vedettes rapides. La centaine de bâtiments que je mentionnais s’explique en grande partie par le nombre de vedettes rapides. C'est essentiellement une marine côtière mais une marine qui se modernise. Ils n’ont pas toutes les capacités, c'est-à-dire qu'ils n’ont pas de porte-avions, pas de sous-marins à propulsion nucléaire, mais ils construisent des bâtiments de débarquement. Ils ont un important projet de construction de bâtiment amphibie, un projet de destroyers de 7 000 tonnes. Il est question d'en construire six pour une mise en service après 2027. Ils ont un projet de deux frégates de 3 000 tonnes, de quatre frégates de type Istanbul pour une mise en service à partir de 2021.

Le pays s'arme, ce qui me paraît conforme à la nature du pouvoir. Si le président estime qu'il a une position à tenir ou s’il veut reconquérir une position d'influence, compte tenu du mode d’organisation du pouvoir en Turquie, il est facile de décider de mettre la priorité sur l'armement. Cela n'empêche pas la contestation en interne, mais cela ne me surprend pas.

Ils ont des projets de modernisation des sous-marins, ils envisagent de construire eux-mêmes des sous-marins. La dynamique est quand même assez intéressante. Ce n’est pas une marine qui fait de la figuration. Ils naviguent pas mal, connaissent bien la région et la maîtrisent. Leur posture politique est assez claire. Je l'expliquais à demi-mot s'agissant de l'utilisation des zones sous-marine et de l'appui à la prospection pétrolière, mais je vais entrer dans les détails.

En matière de prospection pétrolière, il y a d’abord la phase de prospection sismique destinée à évaluer la richesse du sous-sol : elle consiste à faire des rails de relevés sismiques. Ils ont aidé leurs bâtiments à le faire. Vient ensuite la phase d'exploration où il faut forer. Si le forage est fructueux, on peut passer à la phase d'exploitation. Pour ces phases, Ankara dépêche des frégates pour protéger en surface le bâtiment à positionner sur le point de forage d'exploration et réserve de l'eau pour faire patrouiller un sous-marin en dessous. Quand nous demandons de l'eau pour mettre à l'eau des engins ou faire naviguer des sous-marins, les Turcs répondent que ce n’est pas possible, nous obligeant à négocier, au sein de l'OTAN. Des procédures sont prévues à cet effet : il existe des mécanismes de prévention des interférences mutuelles qui ont pour objet d’organiser le partage du volume sous-marin et de garantir la sécurité de mise en œuvre des sous-marins de l’OTAN. Le principe est de déclarer votre intention d’occuper un volume sous-marin et de réserver de l'eau. En revanche, si vous n’y mettez personne et si je souhaite faire naviguer un sous-marin, il faut trouver un accord. Nous trouvons un accord qui maintient tout de même une zone d'activité sous-marine sous le bâtiment opérant le forage d'exploration, mais elle est insignifiante, si réduite que le sous-marin est contraint de naviguer en rond en permanence. Il met la barre à droite 20 degrés et n’en sort pas. De plus, il n’a pas d'eau pour y aller et il doit y aller en surface pour y plonger.

Quand on fait remarquer cette curiosité à nos camarades militaires turcs, ils répondent : « c'est vrai, cela n’a pas beaucoup de sens, mais c’est une directive politique ». Ils ne font pas de la figuration et ils sont guidés par une directive politique assez claire – défendre les intérêts turcs. Tout porte à croire qu’à défaut d'accord politique sur les sujets où nous sommes en désaccord ou en compétition, voire en confrontation, il pourrait y avoir un peu de tôle froissée. La volonté politique qui se traduit par la politique d'armement que j’ai brièvement décrite ajoutée à la volonté politique qui se traduit par une politique de comportement nous donnent à réfléchir, ici, à Paris.

M. le colonel Jérôme. Historiquement, la mission de l'OTAN en Méditerranée avait pour mission de protéger le flanc sud de l'Europe grâce à une importante présence navale en Méditerranée. Depuis quelques années, l'OTAN, en particulier l'état-major à Naples, regarde beaucoup plus vers la rive sud et cherche à développer des partenariats. Il y a le dialogue méditerranéen et, au-delà, des partenariats bilatéraux avec certains pays en matière de formation et de capability building, comme la Tunisie, le Maroc, la Jordanie. L'OTAN est pleinement consciente de la nécessité d’être présente et de l’être plus encore. La dernière déclaration de Jens Stoltenberg ne fait que confirmer une tendance amorcée il y a près d'une dizaine d'années.

M. le capitaine de vaisseau Bruno. Je répondrai au sujet de l'évolution de la mission EUNAVFOR MED, de l'embargo sur les armes et de la question épineuse du navire d'État, opération en cours de discussion, comme l’a rappelé mon camarade Guillaume.

L'observation de livraisons d'armes donne un nouveau souffle à cette mission qui avait démarré sur une question migratoire et buté sur des points que vous connaissez bien : la phase 3 et la phase 4 d'intervention sur le sol libyen. Je ne m’y étendrai pas. Il y a une bascule de mission. On entend se concentrer sur la livraison d'armes et éviter de replonger dans les difficultés liées aux questions migratoires, celle du partage du fardeau, après récupération des gens à la mer, n’étant toujours pas résolue.

Elle va toutefois buter sur les points que vous avez soulevés. Pour le droit de la mer, c’est le droit du pavillon qui s’applique, sauf à livrer du matériel militaire avec un navire d'État, un navire militaire, un navire de guerre. Il est possible d'intervenir sur un navire civil avec l'accord de l'État du pavillon. Malheureusement, si on n’a pas l'accord de l'État du pavillon se pose l'autre question. Je pense que cela va se régler sur le plan politique.

Si c'est une mission de l'Union européenne, je ne suis pas sûr que la Turquie y participera, mais si les forces de l'OTAN y participent ou y contribuent, on aura un jeu d'échecs compliqué à détricoter. Le premier bénéfice, c'est que si la Turquie refuse, on pourra dire à la Turquie qu’il y a un problème. Ce ne sont pas les vingt camions et les dix chars qui auront débarqué qui changeront la donne stratégique sur le terrain libyen, sinon il n’y aurait eu qu'un bateau. Le premier bénéfice, c'est de faire tomber les masques des uns et des autres.

Si le navire n’est pas immatriculé ou n’a pas de pavillon, la voie est libre, mais les chances sont assez minces pour que ça se produise de cette façon-là. Quand il y a un intérêt national, on cherche à le protéger. Et puis, on va rapidement basculer d'un problème militaire à un problème politique. Nous dirons alors : on peut interroger par la VHF ; si le navire refuse de s'arrêter, on peut tirer devant, sur les côtés, dessus, c’est-à-dire effectuer les tirs d'avertissement, de semonce et les tirs au but. On peut monter à bord. Mais ce sont des options politiques. Il appartient au chef de l'État d’en décider. On sait faire ou on ne sait pas faire en fonction du rapport de force sur le terrain. S’il y a dix frégates turques et une frégate française, cela ne fonctionnera pas. Dans le cas contraire, ça aura plus de chances de fonctionner.

Voilà comment je vois les choses, mais pour l'instant c'est à l'étude, et ce n’est pas à moi de dire dans quel sens cela va évoluer.

M. le vice-président Jean-Michel Jacques. Merci beaucoup, Messieurs, pour ces propos très riches et très précis. Merci, mes chers collègues, pour votre participation.

 


15.   Audition, à huis clos, du général de division aérienne Didier Tisseyre, général commandant la cyber défense sur le thème « le cyber, nouvel espace de conflictualité » (mercredi 4 mars 2020)

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous avons le plaisir de recevoir le général Didier Tisseyre, commandant de la cyberdéfense à l'État-major des armées, connu sous l'appellation de COMCYBER. Le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui est appelé à prendre une place de plus en plus considérable et prééminente, et je me réjouis que nous puissions consacrer cette dernière séance de notre cycle géostratégique à l'émergence de l'espace cyber comme nouveau champ de conflictualité. Les chiffres de l'actuelle loi de programmation militaire (LPM) sont éloquents : est prévue la création de 1 500 postes dans le domaine de la cyberdéfense et du numérique dont 1 000 cyber combattants supplémentaires afin de porter leur nombre total à 4 000 personnels vers 2025. Parmi ces effectifs, 500 sont appelés à être placés sous l'autorité organique du COMCYBER, le reste étant sous son contrôle opérationnel.

Vous nous expliquerez, général, quelle est votre feuille de route pour la mise en œuvre des ambitions de la LPM, et quel premier retour d'expérience vous en tirez afin que nous puissions en tenir compte dans l’optique de l'actualisation de la LPM prévue en 2021. Nous attendons également de vous un tableau des rapports des forces en présence et que vous nous expliquiez leurs évolutions récentes ainsi que les menaces dont elles sont porteuses. Dans ce domaine technique et par nature moins visible que les formes traditionnelles de la guerre, vous pourrez illustrer vos explications par quelques exemples récents qui nous permettront de mieux saisir ce que sont les opérations cyber autant défensives qu'offensives. Notre commission a d'ores et déjà commencé à travailler sur ces thématiques puisqu'en juillet 2018, un peu avant la promulgation de la LPM, nos collègues Alexandra Valetta Ardisson et Bastien Lachaud nous avaient présenté un excellent rapport d'information sur la cyberdéfense. Nos commissaires s'attachent en effet à suivre de près toutes ces évolutions technologiques – et elles sont particulièrement rapides avec le numérique – afin de préparer nos travaux sur la programmation et d'attirer constamment l'attention de la ministre sur les enjeux à l'œuvre. C'est le sens des travaux d'Olivier Becht avec Thomas Gassilloud sur la numérisation des armées, et avec Stéphane Trompille sur l'espace. C'est aussi celui de la mission que nous avons confiée à Claude de Ganay et Fabien Gouttefarde sur les systèmes d'armes létaux autonomes (SALA). Nous serons donc très attentifs aux points de vigilance que vous voudrez bien nous souligner pour la prise en compte de ces évolutions technologiques dans le champ de la cyberdéfense.

Général de division aérienne Didier Tisseyre, général commandant la cyberdéfense. Je vous remercie vivement de votre invitation à m'exprimer au sujet du cyberespace, cet espace de conflictualité, et pour évoquer avec vous ses enjeux, en particulier pour la défense de notre pays. Je vous propose trois temps dans mon propos liminaire, que j’émaillerai d'un certain nombre d'exemples. Le premier temps m’amènera précisément à parler de cette conflictualité associée au cyberespace et de ce qui la caractérise. J’expliquerai ensuite comment cette conflictualité touche les questions de sécurité et de défense. Je traiterai enfin, plus spécifiquement, du commandement de la cyberdéfense : sa dynamique, son action, ses responsabilités.

La conflictualité dans le cyberespace est liée au numérique, qui est partout, dans toutes les activités humaines, et qui soutient l'ensemble des métiers – qu’ils soient privés ou publics –, et des individus. À la base, évidemment, le but est de créer du progrès, relier les uns et les autres, faciliter ces activités. Ces mécanismes techniques qui permettent de relier les uns et les autres – et en quantité : une personne vers une multitude – de contracter l'espace et le temps dans la transmission de l'information et de partager énormément d'éléments sont une chance mais aussi un risque. Certains ont clairement identifié ce risque et la valeur des données personnelles, par exemple, que d’aucuns mettent peut-être trop imprudemment sur internet. Ils ont vu qu’ils pouvaient tirer profit de ces liens entre les individus, de tout ce qui peut transiter par le cyberespace. Celui-ci attire tout type de convoitise, tout type de cybercriminalité. Cela facilite bien sûr l'espionnage, puis en élargissant, l'influence, le sabotage et la déstabilisation… Ces mots existaient déjà depuis très longtemps, mais ils prennent une dimension tout autre en raison des caractéristiques même du cyberespace.

Il est important de comprendre que le cyberespace est totalement façonné par l'homme. Par rapport aux espaces aériens, terrestre, maritime et même spatial, il est le seul à avoir été construit par l’homme, et il ne cesse d’évoluer. Cette évolution rend difficile l’identification de ses contours, actuels et futurs. Au départ, il est plutôt basé sur une gouvernance technique, dans laquelle les États ne sont pas forcément présents. Mais aujourd'hui se pose la question de la présence des États et de l'ensemble des opérateurs que l'on peut y retrouver. Le cyberespace est ainsi comme d'autres espaces, d'autres médias : un champ d'expression des rivalités entre États, entre groupes, entre entreprises, et un champ d'action pour un certain nombre de criminels. Tous ceux qui souhaitent l’utiliser à leur profit pour imposer leur volonté se servent des difficultés et des fragilités en matière d'organisation et de technologie, mais aussi parfois du manque de connaissance de la part de ses utilisateurs. Vous le voyez, de telles conflictualités présentent des enjeux de sécurité et de défense.

Je prends deux exemples. À l’été 2019, dans un cadre structuré, le Pentagone aux États-Unis a demandé à un certain nombre de hackers – hackers au sens plutôt sympathique de « bidouilleur » – de tester des systèmes et leur sécurité. En 48 heures, ces hackers ont réussi à prendre la main sur les systèmes numériques déployés au sein d'un avion F-15. On voit tout ce que cela peut avoir comme effet dans le cadre d'opérations utilisant ces moyens très modernes équipés d'armements mortels… Même sur des matériels très pointus, très évolués – même si le F-15 n’appartient pas à la toute dernière génération des avions de combat –, il existe des vulnérabilités. Ces systèmes d'armement ont été conçus il y a dix ou même vingt ans, à une époque où la cyberdéfense n'avait pas la même portée qu’aujourd'hui et où l’on n’avait pas encore la connaissance des vulnérabilités associées au cyberespace. Il y a un rattrapage à faire, et il est parfois compliqué.

 

Autre exemple assez emblématique de ce que l'on peut faire en matière d'actions offensives dans le cyberespace : le fameux virus Stuxnet, utilisé il y a un certain nombre d'années pour freiner le déploiement et le fonctionnement de centrifugeuses en Iran. On imagine que pour atteindre ces centrifugeuses – en fait les systèmes informatiques qui permettent de les contrôler –, il a fallu tout un travail de renseignement, de connaissance, d’ingénérie, afin que ce logiciel agisse à longue distance. Une coordination et une planification extrêmement pointues de l’opération ont permis qu’elle ait un réel effet pour ralentir les capacités d’un pays.

On voit que tout rapport de force doit intégrer cette notion de cybersécurité, de cyberaction : celui qui ne le fait pas part avec un désavantage par rapport à ceux qui le font et qui n’appliquent pas les mêmes règles éthiques que nous. Il faut donc anticiper ces risques, se montrer résilients afin de protéger tout ce qui est essentiel dans le territoire national. C'est la volonté du ministère des armées.

Je pourrais prendre d'autres exemples dans l'armée de Terre ou la Marine mais, en tant qu'aviateur, je suis évidemment très sensible au déploiement de la puissance aérienne et du feu aérien. L’apparition de l'aviation a été, en bon français, un game changer, qui nous a apporté une capacité d'action au-delà des lignes ennemies, une capacité de frapper la logistique, d’acquérir des informations, d’obtenir du renseignement, de mieux calibrer les tirs d'artillerie. Oui, celui qui disposait de ces capacités avait un avantage sur les autres. Dans toutes les opérations interarmées, l’acquisition de la supériorité aérienne, de manière continue ou ponctuelle, est un prérequis indispensable. Celui qui n’a pas cette supériorité aérienne se trouvera dans une situation beaucoup plus difficile et devra faire face à la capacité de l'adversaire en matière de renseignement, en matière de frappe dans la profondeur ou sur la ligne de front.

Le lien est évident avec cette nouvelle capacité liée au numérique et à la cyberdéfense : celui qui maîtrisera le cyberespace aura un avantage, non seulement pour se protéger, mais aussi pour assurer sa supériorité opérationnelle. C’est ce qui est fait par le ministère des armées sur nos théâtres d'opérations, au Levant, au Sahel. Les capacités dont nous disposons en matière de cyberdéfense sont le fruit d'un travail de plusieurs années et sont utilisées pour préserver nos capacités et nos systèmes d'armes très numérisés. Elles permettent un combat collaboratif, l’échange des informations en temps réel, donc des opérations combinées, imbriquées, intégrées, mais également un blocage de l'adversaire, notamment

- c’est ce qui a été fait contre Daech - de sa propagande et de la préparation de ses opérations contre nos forces déployées en opérations.

 

 Dans l'histoire, on retrouve ces mécanismes de stratégie militaire et de leur application. Selon le stratège chinois Sun Tzu « le meilleur savoir-faire n’est pas de gagner cent victoires dans cent batailles, mais plutôt de vaincre l’ennemi sans combattre ». Avec le cyber et les attaques systémiques, certains imaginent faire tomber un système complet. Reprenons l’exemple des F-15 américains, potentiellement vulnérables à des attaques : si vous les empêchez de décoller, vous avez forcément un avantage important et, à la limite, avant même de les avoir déclenchées, vous avez gagné les batailles, vous avez gagné la guerre.

 Aujourd'hui, un autre stratège, américain cette fois et du XXe siècle, John A. Warden III, voit les institutions, les structures et l'ennemi comme un système de plusieurs cercles. Il a décrit ces cercles. Vous avez évidemment les forces militaires déployées pour assurer la protection et les actions ; les populations aussi ; les infrastructures qui sont aujourd'hui des éléments importants – comme le médical, l'énergie, en plus des routes, ports, aéroports –  et qui sont ciblées par certains ; dans le quatrième cercle, on trouve des fonctions organiques essentielles – production d'énergie, fourniture de carburant, approvisionnement en nourriture ; et dans le dernier, les fonctions de commandement, étatiques, régaliennes, de gouvernance et de très haute direction. Dans la conflictualité entre les armées et entre les États, on trouve toujours l'application de ces principes pour savoir si l'on va cibler des forces militaires déployées ou directement l'endroit où l'on prend les décisions, pour paralyser ou empêcher ces décisions. Au XXe siècle, on ciblait l'un ou l'autre de ces cercles. Avec le cyber, on peut cibler la totalité et mener une action combinée contre les forces armées, les populations, les infrastructures essentielles du pays, mais aussi contre des systèmes de décision. Cette double action s’exerce aussi sur les populations : sur leur quotidien, sur l'ensemble de leurs systèmes d'information, mais aussi sur leur positionnement, au travers des réseaux sociaux. C’est donc un véritable risque existentiel qui pèse sur nos sociétés, confrontées à ceux qui savent utiliser le cyberespace pour bloquer nos systèmes et imposer leur volonté.

Les impacts peuvent être très forts. Aujourd'hui on découpe les actions dans le cyberespace entre plusieurs problématiques. D’abord, qui peut nous attaquer ? Un État ? Un groupe potentiellement rattaché à un État, mais pas forcément officiellement ou en uniforme ? Ses individus ? Ensuite, quelles sont les techniques, les tactiques, les procédures utilisées ? Faisons une comparaison avec des cambrioleurs : ils ont leurs astuces, leur stratégie. Certains vont passer par les toits, certains par la fenêtre, d’autres par la porte. Les cyberattaquants appliquent aussi leurs propres stratégies. Ces stratégies sont caractéristiques d'un certain nombre de groupes, et il est important de bien les connaître pour savoir comment réagir, s'il faut protéger les toits, les sous-sols ou les fenêtres. Dans le cyberespace, on doit tout protéger, être capable de tout défendre, parce qu’il suffit que l’attaquant trouve une entrée pour pénétrer dans votre système. Fort des réponses à « qui nous attaque ? » et « comment ? », se pose ensuite la question de l'impact et des effets. Ces effets sont de trois types. Cela peut être un effet d'entrave, de perturbation du fonctionnement d'un système : j’évoquais un avion qu’on empêcherait de décoller. Mais on peut aussi bloquer une centrale d’énergie pour déstabiliser et entraver la manœuvre de l'ennemi. La deuxième action possible, c'est de capter des données ; parce qu'on fait de l'espionnage économique, on récupère l'ordre de bataille de l'autre pour pouvoir se prépositionner. La troisième finalité est de modifier la perception de l’autre, de le leurrer et d’influencer sa vision. Tels sont les trois objectifs visés par les attaques cyber.

Dans le cadre de nos opérations, nous intégrons ces trois dimensions. Nous faisons particulièrement attention aussi à nos informations et à nos systèmes. Nous essayons – et pour l'instant, nous y réussissons – d’assurer la confidentialité de ces données qui sont essentielles à notre manœuvre et à notre métier, mais aussi leur intégrité. J’ai parlé du risque de modification : leur intégrité est essentielle. Et, on a tendance parfois à l’oublier, nous veillons à la disponibilité des données. Celle des traitements est également essentielle. Pour le cyberdéfenseur, ce sont des éléments à intégrer et pour lesquels il faut déployer des mécanismes de sécurité.

On peut avoir l’impression que l'attaquant fait tout ce qu’il veut, qu’on est démuni face à lui. Il existe tout de même un cadre, de plus en plus précis. Le droit international s'applique au cyberespace. Il est toutefois difficile de savoir quelles sont les modalités précises de son application. Les États ou les groupes reconnaissent-ils ces principes ? De quelle manière les appliquent-ils ? Se sentent-ils concernés et engagés par ces principes ? À une époque, un manuel de référence – le manuel de Tallinn – expliquait, à la suite d'un groupe de travail multinational, comment appréhender ces notions de cyberespace. Désormais, deux groupes de travail y réfléchissent dans le cadre de l'ONU, l'un présidé plutôt par les Américains, le second plutôt par les Russes. Au plan national, à l'initiative du ministère des armées, un rapport sur l'application du droit international aux opérations cyber, décrit les mécanismes de perception par la France des attaques cyber sur son territoire contre ses systèmes. Qui nous attaque ? Comment peut-on réagir ? Quels sont les principes de légitime défense, les principes de souveraineté numérique – c’est très détaillé – mais aussi les principes applicables aux opérations cyber sur les théâtres d'opérations : quel est leur cadre ? Comment sont-elles réglementées ? Quels sont les principes de proportionnalité, de disponibilité et de discrimination ?

Quand on parle d’opération cyber, on imagine Tom Cruise sautant en parachute avec un ordinateur portable qui lui permet de communiquer directement et de déclencher énormément de choses pour qu’il remplisse sa « mission impossible ». Dans la réalité, au risque de vous décevoir, une opération cyber se prépare très longtemps à l'avance. Ses effets peuvent être immédiats : il suffit qu'on déclenche ce qui a été prépositionné pour avoir un effet immédiat et très large. Mais pour obtenir cet effet, il faut l’avoir préparé très longtemps à l'avance. Il faut avoir une connaissance très précise des infrastructures informatiques de la cible pour identifier de quelle manière l’atteindre. Il faut prépositionner ses équipements pour réaliser l'action que l’on souhaite mener : les phases de planification et de renseignement sont donc très importantes.

 

On distingue parfois les temps de paix, de crise et de guerre. Je vous assure que, dans le cyberespace – je pense que vous le savez –, nous ne sommes pas dans un temps de paix : il y a de nombreuses crises, et, d'une certaine manière, la guerre cyber a déjà commencé. Certains déploient leurs outils et se prépositionnent pour pouvoir le jour J, au moment où ils appuieront sur la touche « Enter », déclencher immédiatement les éléments. Or une fois qu'on est paralysé, il est trop tard pour réagir.

Au sein du ministère des armées, comment se positionne le commandement de la cyberdéfense que j'ai l'honneur de commander depuis septembre dernier et dont j’avais auparavant été numéro deux pendant deux ans ? Créée en 2017, cette entité est en fait le fruit de dix ans de montée en puissance, ce qui nous renvoie à 2007 et à la cyberattaque de l’Estonie par un voisin qui a voulu réagir au déplacement d'une statue. Cet événement a marqué une prise de conscience internationale : si quelqu'un a des cyber capacités et souhaite les utiliser, il peut provoquer un impact très fort sur un État. De nombreux pays se sont alors préoccupés de ces menaces cyber et ont développé des éléments de défense.

Atteindre et développer cette capacité que nous possédons aujourd'hui au sein du ministère et dont dispose le commandant de la cyberdéfense relève d’une volonté politique. Les moyens alloués par la loi de programmation militaire ont permis d’engager les budgets et les ressources humaines nécessaires pour développer ces capacités.

Des documents précis de doctrine – notamment des éléments qui ont été rendus publics sur la doctrine, sur les opérations de lutte informatique offensive à des fins militaires – ont également fixé le cadre et les objectifs de notre action. Les missions du commandement de la cyberdéfense sont donc la protection et la défense des capacités du ministère des armées, et comprennent également des possibilités d'action dans le cyberespace sur les théâtres d'opérations. Je suis le contrôleur opérationnel de l'ensemble des opérations dans le cyberespace : opérations défensives au profit du ministère des armées et opérations offensives au profit de la nation, en fonction des choix politiques qui sont faits. Dans la chaîne de responsabilité, le Président de la République, chef des armées, décide d'une action cyber au même titre que d'une action militaire.

On est dans la continuité du domaine. Par exemple, nous avons mené des actions offensives en coalition contre Daech sur les théâtres d'opérations, au même titre que des actions ont été menées de manière plus traditionnelle avec ces mêmes coalitions, pour réduire la taille et la portée des actions de Daech. Dans le cyberespace, nous avons notamment ciblé tout leur appareil de propagande, identifié où étaient localisés les serveurs, pénétré ces serveurs, effacé les données, et bloqué ces serveurs pour que la propagande ne puisse plus être diffusée. Tout cela a été réalisé dans une approche plus globale d'identification des contenus terroristes avec le relais de la plateforme Pharos (Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements) du ministère de l'Intérieur – autorité administrative des opérateurs de l'internet – pour déréférencer un certain nombre de contenus de propagande terroriste.

Nous sommes confrontés à des défis technologiques, vous l'imaginez, mais aussi à des défis de captation de l'innovation. Dans un espace cyber qui évolue très vite, nous avons besoin de pouvoir capter cette innovation avec des procédures et des processus rapides. Nous le faisons notamment au travers d'une Cyberdéfense Factory installée à Rennes. Surtout, nous devons relever le défi des ressources humaines. Les cyber combattants ne sont pas uniquement des Bac + 5 en informatique – il en faut, bien évidemment –, mais aussi des techniciens, des personnes ayant un esprit très analytique, géopolitique, pour comprendre ce cyberespace. Ce sont également des psychologues, des sociologues pour comprendre cette couche cognitive : j’évoquais précédemment les réseaux sociaux, c'est évidemment essentiel. En fait, la meilleure équipe de cyber combattants est une équipe mixte, polyvalente, bien évidemment féminisée. Cela aussi est essentiel : nous avons 15 % de taux de féminisation dans le COMCYBER, ce qui est à noter dans un domaine très technique. Nous nous appuyons aussi beaucoup sur des réservistes opérationnels.

Je conclurai en disant que l'humain est fondamental. On a l’impression que le cyberespace n’est que de la technologie, mais, en fait, c'est l'humain, par son implication, par des formations régulières tout au long de son contrat et de sa carrière, qui permet de répondre dans ce domaine très évolutif.

Mme Jacqueline Dubois. Aucun traité international ne régit à ce jour le cyberespace. Quelle est la position du Commandement sur la pertinence de légiférer dans ce domaine ? Quels sont les États réticents à l'établissement d'un document universel ? Et quelle pourrait être l'autorité ou l'organisation internationale en charge de son application ? J’ai bien conscience que cela doit être extrêmement complexe.

M. Charles de la Verpillière. S’agissant de la robustesse ou de la vulnérabilité des systèmes qui peuvent faire l'objet d'attaques cyber, on voit bien qu’il faut que nous protégions non seulement nos systèmes militaires – par exemple le programme SCORPION, très important à l'échelon tactique –, mais également des systèmes civils. Parmi les systèmes civils, il y a ceux des services publics. Je pense à tout ce qui concerne l'électricité – RTE, Enedis… – mais également aux hôpitaux. Là, l’État peut encore avoir la main. En revanche, cela se complique avec les grands systèmes privés, notamment les banques. On peut créer le désordre en sabotant leur système, mais on peut aussi procéder à du phishing – de l’hameçonnage – trouver des données gênantes pour certains particuliers, etc. Pouvez-vous nous en dire plus sur la protection de ces systèmes privés en prenant l'exemple des banques ? Travaillez-vous avec les grands groupes bancaires français et étrangers ?

 

M. Jean-Pierre Cubertafon. L’un des enjeux majeurs en matière de cyberdéfense est le maintien au plus haut niveau de notre capacité opérationnelle dans le cyberespace. Cela nécessite notamment une attention particulière portée au recrutement, à la formation et à la fidélisation des cybercombattants. Sur ces trois aspects – recrutement, formation et fidélisation – je souhaiterais savoir s'il existe une spécificité du cybercombattant. Si tel est le cas, les outils dont disposent nos armées pour recruter, former et fidéliser nos soldats sont-ils adaptés 

M. Olivier Becht. Vous nous avez clairement indiqué que les États procèdent au prépositionnement des armes sur les réseaux à travers des bombes logiques, que nous avions déjà analysées dans le rapport sur la numérisation des armées que j’ai rédigé avec mon collègue Thomas Gassilloud. Je souhaite vous poser une question relative à l'intelligence artificielle (IA). On sait qu’on essaye de greffer sur ces bombes logiques des programmes d’IA, de sorte que demain, dans le cyberespace, se déroulera une bataille entre les IA intelligentes et positives alliées qui tenteront de détecter les bombes logiques ennemies, qui seront elles-mêmes équipées d'IA qui leur permettra de se dissimuler des IA qui chercheront à les débusquer… Où en est la France dans le développement de ces bombes logiques munies d'intelligence artificielle ? Pensez-vous que nous sommes à un stade qui nous permettra, demain, d'être meilleurs que ceux qui voudront nous frapper les premiers ?

M. Yannick Favennec Becot. Trois questions. Quelle est la nature des incidents cyber auxquels le COMCYBER a dû faire face en 2019 ? En France, les groupes États qui lancent des attaques cyber ne sont pas désignés : selon vous, l'attribution publique de ces attaques serait-elle nécessaire ? Enfin, en ce qui concerne les recrutements, mais également la fidélisation, quelles sont les difficultés que vous rencontrez compte tenu de la forte concurrence des entreprises privées pour recruter des experts en cyberdéfense ? De quels moyens disposez-vous pour faire face à cet enjeu ?

Mme Séverine Gipson. Cyberattaques contre TV5 Monde en 2015 ; Macron leaks ; ministère des armées piraté en 2017 : toutes ces attaques, pour ne citer qu'elles, proviennent de groupes de hackers russes sans qu'un lien hiérarchique avec l'État russe puisse clairement être établi. Le président Poutine a lui-même déclaré dans un sourire que les hackers sont comme les artistes : incontrôlables. À l'heure où l'entente avec la Russie est indispensable, notamment sur le dossier syrien, comment avoir une relation diplomatique apaisée quand cet État laisse faire, voire encourage, ses propres citoyens à lancer des attaques hostiles contre nos démocraties ?

Général Didier Tisseyre. Tout d'abord, une réponse par rapport au droit et aux structures juridiques. Je vois deux aspects : le premier, c’est que la France puisse réagir comme elle le souhaite dans le respect du droit international et de ses principes – maîtrise de l'escalade, paix, stabilité internationale – jouer pleinement son rôle et assumer sa place dans le monde par rapport à ses engagements. Il faut donc dans un premier temps que le droit international, ou la manière dont il est compris par les uns et les autres, nous permette d’agir, notamment sur les théâtres d’opérations. Grâce aux lois de programmation militaire, un certain nombre d'éléments, gérés plutôt par l'ANSSI, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information, à laquelle nous sommes partie prenante, permettent de réagir légalement à une attaque. Je m’explique : on se fait attaquer, on identifie qui est l'attaquant – ce peut être un État – la possibilité nous est offerte de riposter et de faire stopper l’attaque. La loi nous le permet et les choses sont dites sur la scène internationale.

Alors que le manuel de Tallinn ne donne que des indications et n'est pas prescriptif, le rapport français dit clairement que l’attaque d’un État contre nos systèmes d'information est une atteinte à la souveraineté numérique de ces systèmes. Et en fonction du type d'attaquant, de la manière dont il est entré dans nos systèmes, de l'impact sur ces systèmes, le rapport décrit la palette des réponses – cyber, mais aussi économiques, politiques – dont nous disposons

Il faut que cette compréhension de l'application du droit international au cyberespace, de ces principes et de leurs modalités d’application, soit partagée le plus possible. Je l’ai dit, il existe deux groupes au niveau de l’ONU : l’un, d'experts gouvernementaux, le GGE (Group of Governmental Experts), plutôt dirigé par les Américains. Même s’il n’a que 25 membres, il travaille beaucoup sur ces aspects de droit, car les Américains et d'autres y sont très attentifs et souhaitent que l'on cadre mieux ce que les uns ou les autres peuvent faire, de manière à ce qu'ils puissent réagir. Les États-Unis sont très présents dans le cyberespace : pour eux, c'est un moyen fort, à la fois de se protéger des attaques qu’ils peuvent subir et d’asseoir leur supériorité opérationnelle et leur influence dans le monde…

L’autre, l’Open Working Group, qui vient d’être créé, plutôt à l’initiative des Russes, compte une cinquantaine de membres qui réfléchissent aux mêmes problématiques, mais de manière un peu différente. Nous verrons sur quoi cela va déboucher et ce que l'ONU tirera de ces réflexions pour mieux cadrer le cyberespace, avec comme toile de fond un certain nombre d’articles de la Charte des Nations Unies, comme l'article 51, la légitime défense, etc. Ce qu’il faut, c'est que chaque État puisse mieux comprendre ce qu’il peut faire et ne pas faire s’il subit une cyberattaque.

Prenons le hack back, la riposte. En France, seul l’État peut mener une riposte, attaquer l’attaquant ; on ne donne pas aux entreprises la possibilité de le faire. Aux États-Unis, certains pensent que des entreprises pourraient le faire au nom du pays. C’est parce que les positionnements sont très différents qu’il importe de faire reconnaître un cadre juridique au niveau le plus élevé possible, notamment par l'ONU.

Le commandement de la cyberdéfense intervient dans son périmètre propre, par délégation de l’ANSSI, compétente pour le périmètre national. Donc pour toutes les infrastructures civiles, même si elles sont d'importance vitale, c'est l’ANSSI qui est à la manœuvre. Il n'en demeure pas moins que l'ANSII et le COMCYBER échangent énormément d'informations sur la connaissance de la nature de la menace. La ministre des armées a signé récemment une convention avec les huit principaux grands maîtres d'œuvre de la défense pour faire en sorte d’élever collectivement le niveau de sécurité. Le ministère est bien sécurisé, et ceux qui veulent nous attaquer le feront de manière indirecte, en attaquant notre chaîne d'approvisionnement ou même les sous-traitants des grands industriels de la défense. Il faut donc que nous les protégions, et ces conventions définissent un cercle de confiance des échanges d'informations sur la nature de la menace. D’une certaine manière, même si le ministère des armées est dans son périmètre propre, on est de plus en plus dans une défense globale, d’autant que, tout le monde étant plus ou moins interconnecté, si quelqu'un est attaqué, l'autre peut l'être aussi. En résumé, si l’ANSSI est aujourd'hui à la manœuvre pour défendre le secteur et les services publics, il n'empêche que le commandement de la cyberdéfense peut y contribuer en cas de besoin, ne serait-ce qu'en matière d'assistance.

En effet, le combat entre les intelligences artificielles est essentiel. On peut les utiliser à la fois pour attaquer et pour défendre. Nous nous sommes mis en posture de le faire, avec le soutien de la DGA (Direction générale de l'armement), qui bénéficie pleinement de cet effort en ressources humaines que vous évoquiez, Madame la présidente, et travaille sur les algorithmes d’IA afin qu’ils puissent être utilisés au mieux à la fois pour l'offensif et le défensif. On a des laboratoires où on teste un certain nombre de choses… Je parlais tout à l'heure de capter l'innovation et cette innovation est souvent dans les start-up. Aussi brillants soient-ils, les ingénieurs de la DGA n'ont pas forcément toute l'information, toute la connaissance. Ainsi, la Cyberdéfense Factory est un lieu qui est ouvert, sous certaines conditions, à des start-up et des PME pour qu'elles viennent développer, tester leurs algorithmes notamment des algorithmes d’IA, avec des données représentatives de réseaux que nous avons en propre et que nous mettons à leur disposition. Cela leur permet d’y travailler et de développer, dans un cadre régalien, des logiciels et des mécanismes d’IA.

Nous avons bien conscience des enjeux et travaillons énormément dans le domaine des IA. Un comité d'éthique a été lancé au sein du ministère afin d’appréhender un certain nombre de sujets, notamment par rapport aux IA : jusqu'où peuvent-elles aller ? Jusqu'où peuvent-elles être automatisées ? Un des principes du ministère est qu’une IA doit toujours pouvoir être débranchée et ne doit pas conduire à des actions automatiques qui pourraient porter atteinte aux uns ou aux autres de manière indiscriminée. C’est le respect d’un des principes de droit international que j’évoquais, celui de discrimination entre une cible militaire et le monde civil. On ne souhaite pas, notamment au regard de l'impact que peut avoir une attaque cyber, qu'elle puisse se propager et attaquer ceux qui ne sont pas ciblés. On ne veut pas non plus que ces outils puissent être récupérés par certains, réutilisés contre nous. Nous portons une attention particulière à la non-prolifération de ce type d'outils. C’est un cadre très strict, mais il n'empêche pas que l'on travaille beaucoup et que nous soyons dans le peloton de tête.

Aujourd'hui, parmi les grands acteurs en matière de cyber, notamment ceux qui ont prouvé qu'ils pouvaient faire beaucoup de choses – directement parce que leur État l’a commandité ou indirectement par des groupes plus ou moins rattachés – il y a évidemment les Russes. Ils sont présents dans toute la palette de ce que l'on peut faire dans le cyber, des cyberattaques très ciblées jusqu’à l'influence au travers des réseaux sociaux : ils sont très forts. Les Chinois aussi et, selon les éléments que diffuse l’ANSSI, ils sont plutôt actifs dans l'espionnage économique. Mais dès lors qu’on entre dans un système pour voler de l'information économique ou industrielle, on peut faire autre chose, en entrant dans d'autres systèmes plus essentiels et mener d'autres actions. Nous y sommes très attentifs, comme nous sommes très attentifs à l’égard de pays comme l'Iran. Enfin, nous nous intéressons aux capacités américaines qui sont vraiment très développées, dans tous les domaines. Le Royaume-Uni et Israël sont aussi très pointus. En ce qui nous concerne, j'aurais tendance à dire, en particulier depuis le Brexit, que la France est la nation la plus forte dans l’Union Européenne en matière de cyberdéfense.

Pour les ressources humaines – le recrutement, la fidélisation et les spécificités de la formation des cybercombattants – évidemment sur le plan purement financier nous ne pouvons pas nous aligner sur les salaires que proposent des entreprises privées. En revanche, nous donnons du sens à l'action de ces spécialistes de la cyberdéfense : tout d’abord par la protection du ministère, de la nation, mais aussi par la possibilité de mener des actions fortes sur les théâtres d'opérations pour aller au cœur de la menace terroriste. Les sociétés privées ne mènent pas ces opérations offensives. Dans un cadre légal strict, nous offrons la possibilité de faire des choses qui ne sont possibles nulle part ailleurs, sauf de manière illégale et répréhensible.

Nous offrons aussi des formations spécifiques à la gestion de crise. Nous faisons évoluer notre système de formation pour l’adapter et mieux accompagner nos personnels. Aujourd'hui, il n’y a pas suffisamment de bac +5 spécialistes de cyberdéfense et nous allons donc prendre des BTS, que nous allons amener en quelques années au niveau souhaité, par des formations – internes ou en sous-traitance – et par la reconnaissance des acquis de l'expérience, en permettant ainsi l’obtention d’équivalences ou de diplômes. C’est attractif, motivant, et cela permet de fidéliser les personnels. Même s’ils optent ensuite pour l'industrie ou d'autres administrations, ils seront porteurs d'un niveau de cybersécurité et cela profitera à la collectivité.

L'attribution publique de l’origine de l’attaque relève de la décision politique, tandis que le commandement de la cyberdéfense et les services de renseignement travaillent à la caractérisation technique. À partir de la connaissance des modes d'action, des signatures des malwares, nous identifions le groupe spécialisé, le groupe APT – Advanced Persistent Threat, menace persistante avancée – à l’origine de l’attaque. Les programmeurs ont des habitudes, certains passent par la fenêtre, d’autres par la porte, et cela oriente leur identification. Des adresses IP spécifiques à certains modes d'action, avec leurs rebonds au plan international, nous permettent de caractériser l'attaquant et, forts de ces éléments et avec l'action complémentaire des services de renseignement, de proposer une attribution. Nous prévenons que c’est tel pays ou tel groupe qui nous attaque, avec un certain degré de certitude ; ensuite, le politique décide ou non de le révéler publiquement. En outre, cette attribution publique n'est pas une fin en soi. Une fois qu’on a dit « c’est lui qui nous a attaqués », que fait-on ? Riposte-t-on ? De quelle manière ? Il faut définir ce que l'on veut faire après et il y a des mécanismes pour cela. La France n'est évidemment pas opposée à une attribution publique : dernièrement, la ministre des armées a évoqué une attaque du groupe Turla contre les services du ministère.

Il existe aussi un mécanisme d'attribution publique, que la France a validé, dans le cadre de l'OTAN. Encore faut-il que tout le monde soit d'accord et que l'on sache à quoi cela va servir. Certains pensent qu’il est important de pointer du doigt et que désigner le responsable par le name and shame ou le name and blame – va le faire arrêter ses attaques. Mais un certain nombre d’attaquants vont nier et demander des preuves. Or les apporter contraindrait à dévoiler nos propres capacités de caractérisation et nos partenariats qui nous ont permis de mener à l’identification, donc à se fragiliser. Cela relève donc bien d’une décision politique.

S’agissant des Russes, en tant que commandant de la cyberdéfense, je travaille à la protection de nos infrastructures du ministère des armées et, bien évidemment, je me tiens au courant. Je le dis souvent, dans mes fonctions, je dois être paranoïaque, voir le pire dans toutes les situations et préparer notre défense. Mais en tant que citoyen, je suis pleinement attaché à la paix et la stabilité. On peut ne pas être naïf et chercher néanmoins comment dialoguer. Des canaux de dialogue et de désescalade potentielle ont été établis avec les Russes et sont testés. Il faut créer ce dialogue mais aussi aborder ensemble les volets de la cybercriminalité. Il est ainsi possible d’échanger nos expériences dans l’organisation de grands événements comme les Jeux olympiques, En l’occurrence, cela se ferait plutôt sous l’égide de l’ANSSI, mais l’essentiel, ce sont ces occasions de dialoguer, de comprendre, d'expliquer, de mieux se connaître, tout en restant vigilant. On le voit, tout n’est pas binaire dans le cyberespace.

Mme Marianne Dubois. Mille cybercombattants doivent être recrutés d'ici 2025. Vous avez évoqué les compétences et la fidélisation, mais comment vous assurez-vous de l'état d'esprit des candidats ? Comment savoir s’il est compatible avec leur mission, s’ils sont dignes de confiance ?

M. Didier Le Gac. Le COMCYBER est-il organisé de manière très transversale, ou au contraire vos équipes sont-elles spécialisées selon les trois armées ? Pensez-vous par ailleurs que les moyens et les missions de la Marine présentent une vulnérabilité particulière ? Je pense notamment aux forces sous-marines, mais également à des bâtiments comme les FREMM (Frégates multimissions), qui sont des concentrés de technologie. Êtes-vous associé d'une manière ou d'une autre à la création prochaine du centre de cybersécurité maritime ? Ses missions iront au-delà de la défense, mais avec des partenariats très forts entre civils et défense : avez-vous un avis sur ce centre ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Auditeur de la session cyber de l’Institut des hautes études de défense nationale, je faisais partie de l'équipe de hack back et nous nous sommes beaucoup posés de questions de droit international. Le manuel de Tallinn qui en est à sa deuxième édition, neuf ans après la première, pose des principes de « due diligence », de souveraineté, de caractérisation. Nous sommes sur un modèle différent des Anglosaxons, des Five Eyes (FVEY), qui détectent, remédient et font du hack back avec les services secrets. Vous disposez de cette capacité de hack back quand il s'agit d'une attaque militaire ou de défense jugée comme telle, dans la chaîne de commandement avec le Président de la République à sa tête, mais c’est à l’ANSSI qu’il revient de porter remède quand il s'agit d'affaires purement civiles. Cette dichotomie peut d'ailleurs être intéressante pour nos entreprises parce qu’elle signifie que les services de renseignement ne mettent pas leur nez dans leurs affaires. Toutefois ce droit international de Tallinn est en train de se cristalliser, et un autre problème se pose avec l'intervention sur tous les théâtres d'opérations – dont le cyber – des sociétés militaires privées (SMP) ou des entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD), c'est-à-dire des sociétés militaires privées. Si nous restons dans une culture du refus de ces SMP et du hack back, certaines de nos multinationales pourront, dans les pays où elles interviennent, tisser un lien avec une SMP pour faire du hack back. N’oublions pas que de grandes entreprises, très respectueuses de nos principes, comme Saint-Gobain ou Altran, ont subi de l'extérieur des attaques importantes. Allons-nous pouvoir continuer à faire respecter notre propre droit sur nos propres pistes ou devra-t-on entrer dans cette mêlée plus anglosaxonne qu’est le manuel de Tallinn, à l’élaboration duquel aucun Français n'a jamais été convié ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Je souhaite à mon tour évoquer les spécificités de la cyberdéfense dans le domaine naval. Des plateformes comme les FREMM doivent être mises à niveau et d’autres, comme les frégates de défense et d’intervention (FDI) sont déjà mieux équipées. Avez-vous quelques réflexions sur ce sujet ? Je rejoins aussi la question relative à vos attentes à l’égard du nouveau centre national de cybersécurité maritime.

Ma seconde question porte sur nos liens avec : où en est notre coopération, tout au moins notre dialogue, avec les Britanniques ? Pourrions-nous aller plus loin dans le cadre de Lancaster House ?

M. Jean Lassalle. Compte tenu des enjeux majeurs que revêt aujourd'hui ce nouvel espace, ne faudrait-il pas créer la quatrième arme dont quelques-uns d'entre nous ont déjà parlé, et la confier à l'armée ? Quitte à être observé et suivi, si je suis un important chef d'entreprise français, je préfère tout de même que ce soit par l'armée de mon pays que par des forces beaucoup moins amicales… En tout cas, on ne pourra pas continuer à se laisser percer comme nous le faisons, notamment presque systématiquement dans le domaine de la recherche.

M. Bastien Lachaud. Votre prédécesseur a souhaité renforcer le rôle de la réserve citoyenne cyber, et je voudrais savoir où vous en êtes de ce processus.

Ma deuxième question concerne le choix qui a été fait, en France, d'une responsabilité fonctionnelle du COMCYBER sur des unités qui dépendent des différentes armées. D’autres armées dans le monde ont fait un choix inverse, c'est-à-dire de disposer d’unités qui dépendent directement de leur COMCYBER qu'il projette en fonction des besoins : c'est le cas notamment des Australiens ou des Chinois. Où en sommes-nous de l'analyse de ce choix ? Confirmons-nous que nous avons fait le bon ou regardons-nous ces modèles pour voir si nous devons nous adapter ?

Général Didier Tisseyre. Nous ne recrutons pas en effet que des savoir-faire mais aussi des savoir-être, pour être sûrs que le loup n’entre pas dans la bergerie. On peut ainsi imaginer des questions spécifiques lorsque l’on recrute des hackers parce qu’ils sont les plus performants. Nous sommes extrêmement attentifs. Des enquêtes sont menées, des contacts sont pris, des tests sont effectués et les recrutés ne sont pas tout de suite au cœur des opérations. Les faire commencer doucement nous permet de mieux les connaître. Ces personnes sont suivies de manière très précise pour qu'il n’y ait pas de difficultés.

Effectivement, plusieurs choix sont possibles en termes d’organisation au sens large. On peut regrouper l'ensemble des entités dans un seul service, sous un seul commandement : c’est le choix qu’ont fait certains États. Nous sommes plutôt sur un principe de modularité, de chaînes avec une coordination. Ainsi le commandement de la cyberdéfense est une petite entité avec un état-major inséré au sein de l'État-major des armées et des unités propres que nous sommes en train de regrouper sur la plaque rennaise pour qu’elles soient vraiment le « cœur du cœur ». Mais nous nous appuyons sur des chaînes d’armées, parce que les armées connaissent les systèmes qu’elles ont numérisés et sont en première ligne pour les défendre ou les protéger. Parce qu’on peut avoir à faire face à une attaque globale, il faut évidemment qu'on ait la connaissance de tout : mon rôle en tant que COMCYBER est d'orienter, de cadencer et de conduire l'ensemble de la défense du système, mais je m'appuie sur les chaînes d'armées, les chaînes de lutte informatique défensive d'armées – direction et services – qui sont au cœur de leur propre système. Nous sommes donc une structure relativement légère, qui n'a que les spécialistes les plus pointus, ou les plus « interarmées ».

Nous avons avec les organismes à vocation interarmées des contrats opérationnels, que nous revoyons régulièrement pour nous assurer qu'ils nous apportent les éléments de réponses escomptés.

La question s’est posée notamment par rapport à ce qu'on appelle la supervision de sécurité déployée sur les théâtres d'opérations. Le commandement de la cyberdéfense a des entités actuellement statiques, mais capables d'intervenir en fonction des incidents. Sur les théâtres d'opérations, nous nous appuyons sur l'armée de Terre et cette solution répond à nos besoins. Mais nous sommes assez attentifs. Le principe est de ne pas regrouper tout le monde et que des entités se retrouvent sans cybercombattants, sans cyberdéfenseurs. Est-ce le bon ? Cela nous amène à la question sur cette fameuse quatrième armée.

Ce qui est essentiel, c'est que le dialogue soit bon entre les divers services qui doivent travailler à la cyberdéfense. Celui qui est en charge de la défense doit être en contact étroit avec celui qui a conçu le système, et il faut des liens avec les autres opérations. Que tout le monde soit en relation est d’ailleurs un peu un principe du cyberespace ; ainsi les frontières sont peut-être plus artificielles.

Ensuite, il faut définir une cohérence d'ensemble, avec un commandant de la cyberdéfense rattaché directement au chef d'État-major des armées, et ayant une place dans le périmètre ministériel, en tant que conseiller de la ministre. Un regroupement n’est pas obligatoire, quand bien même la question de l'information devient essentielle quand on entre dans une conflictualité d'une autre nature et non plus limitée aux espaces aériens, terrestre, maritime et spatial.

Peut-être faut-il aller encore plus loin dans l’appréhension et la gouvernance globales des systèmes, en associant davantage ceux qui conçoivent les systèmes et ceux qui les défendent.

Le domaine naval est très spécifique puisqu’on trouve dans une FREMM un système de systèmes. Il faut le prendre en compte dans la cyberdéfense, tout comme la fragilité ou de spécificité d'un lien satellitaire ou par ondes et non par câble. C’est pourquoi les marins sont les plus à même de comprendre les vulnérabilités et d’apprécier les possibilités du cyber. Pour autant, il faut une cohérence d'ensemble : c’est le CYBERCOM qui définit, planifie et conduit les actions offensives. Les marins ne sont donc ni autonomes ni livrés à eux-mêmes : nous dialoguons beaucoup et je suis là pour m'assurer que ça se passe bien. C’est le cas pour le centre maritime de cybersécurité, qui relève bien de la marine et qui est partie prenante de la chaîne de cyberdéfense.

Nos contacts avec le Royaume-Uni sont bons. Nous discutons beaucoup et travaillons ensemble au sein de la coalition contre Daech. Des progrès restent à faire, pour que les coopérations donnent des résultats concrets, mais ces partenariats entre entités spécialisées dans la cyberdéfense et le renseignement sont indispensables. Il faut surtout que nous nous appuyons sur des communications sécurisées : si les signatures de malware relèvent d’un niveau de classification intermédiaire, comprendre comment on a trouvé ces éléments et qui a été attaqué est très sensible et la transmisison de l’information doit se faire à un niveau de confidentialité qui dépasse le niveau secret.

Les réserves sont essentielles. Nous avons une réserve opérationnelle, avec des gens en uniforme qui travaillent au sein de nos unités à des actions de cyberdéfense au quotidien. Nous disposons aussi de réservistes citoyens qui nous apportent des expertises technologiques, sociologiques, par exemple par un échange dans des mécanismes de recherche.

M. Jacques Marilossian. Dans le rapport de septembre 2019 intitulé « Droit international appliqué aux opérations dans le cyberespace », le ministère des armées précisait les modalités de qualification d'une cyberattaque. Je cite : « cette décision est de nature régalienne en ce que la France se réserve le droit d'attribuer, publiquement ou non, une cyberattaque dont elle aurait été victime et de porter cette information à la connaissance de la population d'États tiers ou de la communauté internationale. Parallèlement, notre pays s'est engagé pour plus de régulation d'intelligibilité du cyberespace dans le droit international. Notre défi est donc de réussir le grand écart entre le maintien de nos moyens pour garder notre souveraineté intacte et aussi empêcher l'avènement d'une guerre toujours plus hybride aux contours très flous ». J’ai deux questions simples : pouvons-nous mieux définir, à partir de critères objectifs, ces différents types de cyberattaques ? Ou l'approche actuelle est-elle suffisante si nous voulons conserver une certaine lisibilité vis-à-vis du droit international ?

Mme Sabine Thillaye. Avec le Cybersecurity Act, l’Union européenne a adopté une posture un peu plus proactive que dans les années passées et l’on voit qu’il faut absolument se diriger vers une réponse concertée aux cyberattaques. Quelles sont vos relations avec l’ENISA (Agence de l'Union européenne pour la cybersécurité) ? Comment, dans le cadre qui a été récemment défini, travaillez-vous ensemble ? Et comment les mesures restrictives qui sont aujourd'hui possibles vont-elles être véritablement mises en place ?

Ma deuxième question concerne plutôt l’ANSSI, qui met très souvent en garde contre les risques d'une succession d'attaques contre des intérêts français majeurs. Quels sont les moyens à notre disposition contre ce type d’attaques, si une activité économique est bloquée ? Comment peut-on mieux réagir aussi par rapport aux opérateurs d'importance vitale (OIV) qui, d'après le directeur de l'ANSSI, ne respecteraient pas les règles de précaution ?

M. Jean-Louis Thieriot. L'histoire militaire montre que des technologies de rupture ont eu des effets stratégiques majeurs, je pense au rôle du radar dans la bataille d'Angleterre. Y a-t-il aujourd'hui dans l'espace cyber des technologies absolument discriminantes qui nous permettent d'être ou non, au niveau de la menace ? Si oui, les possédons-nous ? Avons-nous les moyens de les posséder face aux acteurs majeurs que sont les Russes, les Chinois et, bien évidemment, les États-Unis ? En clair, y a-t-il un problème de moyens technologiques pour être à la hauteur ?

M. Philippe Folliot. En cyber, c'est comme au rugby : la meilleure défense c'est l'attaque. Aussi, je voudrais savoir quelle est la part des moyens humains, matériels et autres que vous pouvez consacrer à nos capacités offensives. Vous l'avez dit à mots à peine couverts, c'est un élément important et nous sommes dans une stratégie qui est du reste complètement à l'opposé de celle du feu nucléaire, dont la non-utilisation souhaitable et souhaitée.

Ma deuxième question a trait à la réserve opérationnelle. Combien de personnes sont concernées ? Ne pourrait-on par ce biais recruter les génies de l'informatique ? C’est ce que commencent à faire vos collègues des forces spatiales qui recrutent des personnels du CNES (Centre national d'études spatiales) qui peuvent jouer un rôle civil et, à un moment de la journée ou à un moment de l'année, prendre via la réserve une fonction militaire directement opérationnelle.

Ma dernière question porte sur la nature de nos liens avec nos partenaires de l'OTAN. Nous sommes censés aller tous dans le même sens, mais certains de nos grands alliés ont parfois des visions un peu différentes de la nôtre. Quelle est votre analyse ?

M. Loïc Kervran. Nous avons beaucoup parlé de cette menace relativement sophistiquée qui est le fait d'États-puissance, y compris par le truchement d'autres groupes. Mais existe-t-il un terrorisme cyber ? Le cyber est-il aussi l'arme du pauvre ou l'arme du riche groupe terroriste qui peut acquérir des capacités cyber ?

Et puis une question simple pour bien éclairer la représentation nationale : du fait de votre expérience opérationnelle, vous avez un sens aigu du danger. Pourriez-vous nous dire, dans tout le spectre de la menace étatique, terroriste, etc., et au regard de notre propre capacité, si la France est en cyberdanger ?

M. Nicolas Meizonnet. Vous avez évoqué la possibilité de neutraliser totalement certains systèmes, certains équipements et pris l'exemple des F-15 américains qu'on pouvait clouer littéralement au sol. À ce jour, y a-t-il des bâtiments, des infrastructures, des équipements français qui pourraient être neutralisés intégralement par une cyberattaque, c'est-à-dire non utilisables de façon déconnectée, mécanique, manuelle ? Je pense notamment à nos aéronefs de combat ou de transport, nos navires de surface, sous-marins, nos véhicules terrestres etc.

Je souhaiterais également savoir si nous pouvons nous considérer comme techniquement indépendants en matière de cybersécurité. Utilisons-nous des technologies étrangères ? Et, si c'était le cas, cela augmenterait-il nos risques de vulnérabilité ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. On a évoqué la fragilité de nos moyens de communication satellitaires. Le système satellitaire est plus particulièrement vulnérable lors des cycles de renouvellement des satellites déjà déployés. Ces opérations dépendent des entreprises civiles dont les satellites commerciaux sont ceux dont nos bandes passantes dépendent parfois également. Quels moyens sont déployés pour remédier à ces failles sécuritaires et quelles sont les solutions envisagées afin de maintenir la sécurité des communications satellitaires lors des renouvellements ?

Mme Sereine Mauborgne. Nous sommes un certain nombre au sein de cette commission à être membres du CyberCercle qui réfléchit à ces sujets de façon peut-être plus collective.

Ma question a trait aux systèmes d'armement. L’an dernier, lorsque les FREMM avaient été déployées près de la Libye, on s’est interrogé sur les capacités d'armement de la FREMM. Est-ce un type de cyberattaques qui serait envisageable et potentiellement réalisable ?

Général Didier Tisseyre. Dans un rapport tel que celui de septembre 2019, ce qui est important, c'est d’être assez clair sur ce que l'on est capable de faire, sans définir trop précisément les seuils. L’ennemi, et surtout l’ennemi étatique, va regarder jusqu'où il peut aller et s’il comprend qu’il peut avoir un certain impact en restant au-dessous d’un certain seuil, il procédera de cette manière.

En revanche, il faut que soient bien définies les possibilités de défense, de riposte, qui sont offertes, avec une palette d'effets très large. Notre capacité de détection et notre veille sont aux niveaux les plus fins : s'il se passe la moindre chose, il faut qu'on soit capable de s’en rendre compte. C’est ensuite que l’on décide ce que l'on fait, en fonction du seuil, de la nature de l’attaque, etc. Le contenu de ce rapport est suffisant pour avoir un positionnement assez précis tout en ne portant pas trop d'éléments sur ces seuils à la connaissance d’un attaquant.

À l’inverse de l'OTAN, l'Union européenne est un peu plus tournée vers la cybersécurité et un peu moins vers la cyberdéfense militaire. C’est donc plutôt l’ANSSI qui est sa première interlocutrice. Mais nous nous tenons bien sûr au courant de ce que peut faire l’ENISA pour le développement de capacités dans un cadre OTAN et avec certains budgets. Il y a un côté dual cybersécurité/cyberdéfense militaire et on peut retrouver des mécanismes similaires. En tant que COMCYBER, nous nous sommes positionnés comme observateur dans un certain nombre de groupes de travail ou de groupes de développement des capacités en matière de cyberdéfense et cybersécurité. Bien évidemment, nous sommes plus présents encore dans les opérations et les structures de commandement de l'Union européenne, l'État-major de l'Union européenne, etc.

En ce qui concerne la menace pour la France, celle d’un Pearl Harbour est possible, évidemment. C’est ce que répète régulièrement Guillaume Poupard, directeur général de l’ANSSI. C’est envisageable parce qu'on découvre un certain nombre de logiciels prépositionnés, et parce que notre maturité technologique nous permet de mieux découvrir et mieux comprendre ces bouts de code qui étaient passés en dessous des radars. Nos radars sont désormais plus puissants, plus performants. Il faut faire en sorte que l'ensemble des entités, y compris les opérateurs d'importance vitale, soient plus ouverts à ces questions, comprennent mieux ces éléments. La loi permet à l’ANSSI de positionner des sondes chez ces opérateurs, mais aussi de créer des contacts pour pouvoir mieux connaître, mieux partager, et bénéficier davantage des éléments que peut apporter l’ANSSI. On est entré dans une dynamique d’ouverture, de compréhension, de la part de tout le monde. La réticence, la peur de se faire taper sur les doigts parce qu’on n’est pas au niveau, diminuent, même si nous devons poursuivre nos efforts de pédagogie. L’ANSSI en fait beaucoup. Mais le principe est d’éviter ce Pearl Harbour, d’éviter qu'un jour on se réveille dans la difficulté. Pour cela, nous devons en particulier faire comprendre aux OIV qu'il faut avancer dans ce domaine.

S’agissant des technologies qui peuvent se révéler destructives, l’IA est un bon exemple car elle peut permettre de faire énormément de choses, mais on peut aussi penser à la combinaison de plusieurs technologies. En matière de détection par exemple, on utilisait beaucoup les détections périmétriques, sur les flux entrants et sortants, en y cherchant des malwares. Mais on a compris qu’il est aussi important d'aller carrément sur les postes de travail voir ce qui s’y passe ; d'aller dans les serveurs où il y a les données ; d'aller dans les serveurs où il y a les applicatifs. Il est important d'avoir une vision plus globale des systèmes pour voir quel est le comportement normal d'un système d'information. L’IA va précisément nous permettre de caractériser un comportement normal et de pointer un comportement qui ne l’est pas. Cette aptitude à intégrer diverses technologies est essentielle, d'où l'importance de disposer d’équipes pluridisciplinaires.

En 2017, le ministère des armées a subi environ 700 tentatives d'attaque. il s’agissait de cybercriminalité dans 90 % des cas et nous n’étions donc pas ciblés. Dans les 10 % restants, nous étions ciblés par un groupe élaboré, évolué. En 2018, on a compté environ 830 événements, avec ces mêmes pourcentages. En 2019, le total est monté à 850 mais on ne voit pratiquement plus d'attaques de groupes très élaborés, avec des signatures caractéristiques.

La première réaction est de se réjouir qu’on ne nous attaque plus parce qu'on sait que nous sommes bien protégés. La deuxième peut être de penser que nos attaquants sont en train d'utiliser des outils beaucoup plus discrets, ou qu’ils utilisent des outils de cybercriminalité pour nous induire en erreur alors qu’ils ont une stratégie d'action cachée. Ces constatations sont alignées avec celles de l’ANSSI ou d'autres services de renseignements. Peut-être parce que certains ont été pointés du doigt ou parce qu'on a publié beaucoup sur la connaissance des modes opératoires de tel et tel groupe rattaché potentiellement à des acteurs étatiques, les attaquants sont aujourd'hui de plus en plus discrets ; les attaques sont de plus en plus sophistiquées et on les voit moins. Il faut donc être encore plus vigilant.

Je parlais de groupes élaborés, mais qu’en est-il des attaques dites « du pauvre » ? Il y a en effet un risque car on trouve aujourd’hui relativement facilement sur le dark web des outils prépackagés qui permettent de mener un certain nombre d'attaques pour quelques dizaines ou quelques centaines de milliers d'euros. Dans la société en général, ce sont souvent des rançongiciels : il est assez facile finalement de bloquer un système car malheureusement tout le monde ne sauvegarde pas ces données et n’est pas capable de restaurer ses équipements rapidement. Les attaquants jouent sur ce manque de prévoyance et, au bout du compte, certains préfèrent payer la rançon plutôt que la reconstruction onéreuse de leur système. Le coût des attaques de type WannaCry et NotPetya se chiffre en centaines de millions d'euros alors que les mener n’a sans doute coûté qu’1 million d'euros, pas plus.

Vous m’avez demandé ce qu’il en était de notre souveraineté, notre indépendance, notre autonomie nationale. L'autonomie stratégique nationale coûte cher. Nous sommes autonomes sur le plan du chiffrement, par exemple. Ce sont des chiffreurs français, avec des composants français, toute une procédure française, et cela a un coût. Cette cyberprotection régalienne, c'est la moitié des investissements budgétaires en matière de cyber au sens large.

Se pose la question de l’équilibre entre le risque d’utiliser des technologies développées par d'autres pays et le niveau de sécurité que l'on souhaite avoir. On n'aura jamais une sécurité à 100 %. Pour le plus essentiel, le plus régalien – je pense au nucléaire, au chiffrement des données – il faut engager les budgets dont on a besoin pour être assuré du plus haut niveau de souveraineté et de robustesse. Pour le reste, il faut analyser le niveau de risque consenti. Si c'est uniquement pour « surfer » sur internet, il n’y a pas forcément besoin d'avoir des équipements hypersophistiqués. Ils peuvent être achetés un peu n'importe où, à partir du moment où l’on instaure des mécanismes de supervision. C’est là aussi une approche globale : il ne faut pas voir un équipement en particulier, même si cet équipement peut présenter un niveau de risque potentiellement élevé.

La question des satellites est très sensible, car évidemment une fois que le satellite est parti, il peut être parti avec des vulnérabilités et des malwares à l'intérieur. Ce sont des mécanismes très précis et très pointus de contrôle, et de contrôle étatique. Si c’est le ministère des armées qui commande un satellite, on adopte bien sûr des procédures très strictes, au travers de la DGA, de la DRSD (Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense), du commandement de la cyberdéfense. Il s’agit d’aller voir, d’aider à comprendre le réseau et les mécanismes de sécurité, d’ouvrir un peu plus les portes pour avoir un meilleur contrôle, sur l'ensemble de la chaîne : les systèmes d'information pour la conception, les systèmes eux-mêmes, et ainsi suite… On s'est renforcé encore et encore dans ce secteur, en raison précisément de la vulnérabilité de ces systèmes.

Il faut aujourd'hui se mettre dans une posture d'utilisation maximale des possibilités pour garantir la supériorité opérationnelle de nos forces déployées en opération. À partir du moment où un moyen naval, aérien, terrestre est déployé à proximité d'un théâtre d'opérations, on pense de plus en plus à ce qu'il soit un relais, un relais cyber, un relais d'opérations cyber, au même titre qu'il faut bien évidemment intégrer – et de plus en plus – sa propre défense parce qu’il va être amené à croiser dans les eaux internationales, près de certaines côtes. D’autres savent que nos systèmes sont numérisés, interconnectés avec la métropole. Il y a donc des portes d'entrée qu’ils peuvent essayer de franchir pour pénétrer dans le système. Cela entraîne une montée en gamme, à la fois défensive et offensive, par rapport à l'action militaire que l'on souhaite mener.

En termes de ressources humaines, on peut considérer que deux cinquièmes de nos effectifs se consacrent à l’offensif et trois cinquièmes au défensif. Ce rapport sera certainement amené à évoluer. Peut-être que dans quelques années, avec la maturité de nos capacités offensives et les mises à disposition par chaque armée, pour soutenir leurs manœuvres, de capacités offensives, le rapport s’inversera. L’offensif, c'est ce qui attire le plus, mais le défensif est plus fort et réunit les vrais experts dans un périmètre plus large. Bien sûr, ils doivent connaître l'offensif pour faire du défensif mais il ne faut surtout pas lever le pied sur la défense : si une attaque systémique ennemie passe, tous nos systèmes seront bloqués. On ne doit jamais négliger le défensif, la protection, qui est une sorte d’hygiène de base.

Quelques chiffres à propos de la réserve opérationnelle. Nous avons un objectif de 400 réservistes opérationnels, répartis dans nos unités pour qu'ils puissent y travailler au quotidien et où ils passent en moyenne une trentaine de jours par an. Nous avons atteint à peu près la moitié de notre objectif. Ces réservistes opérationnels nous apportent leur expertise et une vision différente, à tel point que nous les utilisons par exemple dans le cadre de Bug Bounty, donc de tentatives de pénétration de système, sur des systèmes de sites internet des armées. Ces opérationnels que l'on connaît bien tentent de pénétrer ces systèmes – donc dans un cadre clairement défini – pour nous aider à renforcer leur robustesse, en complément d'équipes dont nous disposons en propre pour mener ces audits.

L'OTAN doit bien évidemment assurer sa cyberdéfense, c’est essentiel par rapport à ses propres structures de commandement et à ce qui est déployé sur les théâtres d’opérations. Mais elle doit aussi intégrer le cyber offensif. Cela se fait non par un développement en propre de capacités offensives de l'OTAN mais au travers de la mise à disposition par des nations de ce qu'on appelle des « effets souverains », c’est-à-dire de capacités offensives qui, parce qu’il s’agit d’un domaine sensible, sont maintenues et gardées par les nations, n’entrent pas dans une mise à disposition de la totalité des connaissances.

Mme la présidente Françoise Dumas. En tant qu’élus, la prise de conscience des enjeux de cyberdéfense fait partie aussi de nos responsabilités. Nous devons être davantage conscients des risques que nous prenons, y compris dans l'utilisation de nos moyens de communication, de nos téléphones, de nos ordinateurs. Nous avons encore beaucoup de maturité à acquérir. Mais nous sommes à vos côtés. Merci, général, pour ces éléments très précieux dans notre réflexion.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

16.   Table ronde, ouverte à la presse, sur le thème « Quel modèle d’armée pour quelles menaces ? » avec M. Michel Goya, ancien officier des Troupes de marine, chercheur indépendant ; M. Martin Motte, directeur d’études à l’École pratique des hautes-études, chef du cours de stratégie à l’École de Guerre ; M. le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois, chef de la division études, prospective et publication du Centre des études, du rayonnement et des partenariats de l’armée de l’air (CERPA) (mercredi 24 juin 2020)

Mme la présidente Françoise Dumas. Mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de vous dire à quel point je me réjouis de vous retrouver tous ici physiquement, après cette période si particulière. Notre contrôle parlementaire s'est quand même effectué, de manière assez dense, mais à distance.

Il nous appartient de respecter toutes les précautions sanitaires usuelles et je vous remercie d'accepter le port du masque et de ne l'enlever que lorsque vous aurez la parole. Je demanderai d'ailleurs aussi à nos invités de se soumettre à la même règle s'ils le souhaitent.

Avant d'aborder la thématique inscrite à l'ordre du jour, je voudrais accueillir un nouveau commissaire et procéder à une nomination.

Je souhaite la bienvenue à notre nouvelle collègue, membre de notre commission, Nathalie Serre, qui remplace Patrice Verchère, élu maire de Cours. Je rappelle également que Laurent Furst, élu à la mairie de Molsheim, devrait également nous quitter très rapidement. Je ne sais pas si son suppléant viendra siéger à nos côtés.

Je remercie nos deux collègues députés qui étaient très présents à la commission, et également, pour Patrice Verchère, à la délégation parlementaire au renseignement pour le travail accompli en commun.

Par ailleurs, la démission de Didier Baichère de notre commission a rendu disponible la fonction de rapporteur pour avis sur la mission défense du projet de loi de finances pour 2021, environnement et prospective de la politique de défense, c'est-à-dire le programme communément appelé le 144.

Cet avis revenant au groupe La République En Marche (LaREM), ce dernier m'a fait part de la candidature de Fabien Gouttefarde. S'il n'y a pas d'opposition, il en est décidé ainsi.

Je vous propose maintenant de revenir à notre ordre du jour et à nos invités. Le thème retenu pour notre table ronde aujourd'hui est certes inspiré de la crise Covid-19 et de son retour d'expérience, mais il se veut aussi et surtout prospectif. Il tient en une question : quel modèle d'armée, pour quelles menaces ?

Pour nous aider à réfléchir sur cette thématique, nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui trois spécialistes des questions de défense, de stratégie et de prospective, en l'occurrence M. Michel Goya, ancien officier des Troupes de marines, chercheur indépendant, M. Martin Motte, directeur d'études à l’École pratique des hautes études, chef du cours de stratégie à l’École de guerre et enfin M. le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois, chef de la division études prospectives et publications du centre des études du rayonnement et des partenariats de l'armée de l'Air (CERPA).

Colonel, Messieurs, au nom de mes collègues, je vous remercie de venir devant nous aujourd'hui pour faire état de vos réflexions sur ce sujet majeur de l'adaptation de nos armées aux menaces auxquelles nous devons et nous devrons faire face. Cette étude nécessite une connaissance du passé ainsi qu'un effort d'anticipation, de lucidité sur les menaces actuelles, les menaces futures, ainsi qu'agilité et honnêteté intellectuelle pour interroger nos structures, nos organisations et nos moyens militaires chargés d'y répondre.

La crise actuelle du Covid-19, bien que principalement sanitaire, a révélé par ailleurs qu'il ne suffisait pas d'anticiper un type de crise, une pandémie par exemple, en doctrine, mais bien de savoir mobiliser les ressources disponibles (structures et moyens) prévus en planification au moment le plus opportun.

Interrogé en audition le 22 avril dernier, dans le contexte particulier de la crise sanitaire, le chef d'état-major des armées, le général François Lecointre soulignait que la crise démontrait que nos armées doivent être taillées, non pas pour ce qu'elles font au quotidien, mais pour ce qu'elles peuvent être amenées à accomplir dans des circonstances exceptionnelles.

Il nous disait également qu'il était nécessaire de revenir à un modèle d'armée complet, c'est-à-dire agissant sur l'ensemble du spectre des opérations dans un contexte mondial toujours plus dangereux, en citant notamment l'activisme chinois ou un probable repli américain précipité.

Par ailleurs, lors de sa récente audition du 17 juin dernier, le chef d'état-major de l'armée de terre, le général Burkhard, nous a présenté le cap qu'il souhaite donner à l'armée de Terre pour les dix ans à venir. Dans sa vision stratégique, il note que le retour des rapports de force entre états et l'évolution très rapide de la conflictualité doit, je cite, « nous amener à durcir l'armée de Terre pour qu'elle soit capable de faire face à des conflits encore plus difficiles que nos engagements actuels, déjà bien éprouvants ».

Prenant acte de la montée des tensions aux frontières même de l'Europe, le chef d'état-major de l'armée de Terre (CEMAT) estime que les prochains conflits pourraient être d'une plus grande ampleur et d'une forme nouvelle, avec un emploi de la force assumée par de nombreux acteurs qui n'hésitent plus à se déployer militairement, à tester, à intimider, agissant sous le seuil du conflit ouvert avec des actions non revendiquées et dans le champ informationnel qui devient un véritable espace d'influence et d'affrontement.

Colonel, Messieurs, nous aimerions connaître vos avis et analyses sur l'état des menaces pour notre pays, leurs évolutions à court et moyen terme, ainsi que les conséquences qu'il convient d'en tirer pour les hypothèses d'emploi et le modèle des forces.

Vos expériences et vos formations sont diverses, selon les armées et je suis sûre que la complémentarité de vos approches sera pour nous une utile source de réflexion.

Colonel, Messieurs, vous disposez de toute l'attention des membres de la commission qui expriment ce besoin de faire un arrêt sur image.

Mes chers collègues, je vous informe que vous avez sur vos bureaux une synthèse de l'ensemble des travaux que nous avons menés pendant toute cette période, qui pourra vous être utile pour communiquer sur la qualité de l'engagement de nos forces armées et la capacité de résilience de nos industries.

Messieurs, je vais vous céder la parole. Il y aura, comme d'habitude un débat qui se fera sous la forme de questions-réponses, avec énormément de questions, je présume.

M. Michel Goya, ancien officier des Troupes de marines. Je vais revenir sur la notion même de modèle d'armée et sur son historique récent.

Un modèle d'armée ou modèle de force n'est normalement que l'instrument de ce que le général de Gaulle appelait une grande stratégie, c'est-à-dire une vision de ce que veut être la France dans un contexte international donné.

Ce modèle est fondé sur des hypothèses d'emploi. À l'instar d'un paradigme scientifique, il est considéré comme valable tant qu'il résout les problèmes. À partir du moment où il ne parvient plus à résoudre un problème important, il faut considérer que ce modèle doit être absolument changé. La France de la Cinquième République a ainsi connu plusieurs époques stratégiques. La première, brève, consistait à gérer la fin de la décolonisation, ce n'est qu'ensuite qu'il a été possible de remettre à plat notre vision du monde et les missions probables de nos armées pour construire un nouveau modèle de force.

Nous considérions à l'époque deux missions principales. La première, pour les armées était de dissuader l'Union soviétique de nous envahir et la deuxième était d'intervenir ponctuellement hors d'Europe pour défendre nos intérêts.

Pour remplir la première mission, nous avons construit une force nucléaire et nous y avons adossé une force conventionnelle puissante, destinée à défendre les frontières pour éviter le tout ou rien et même éventuellement intervenir à l'intérieur du territoire métropolitain.

Pour remplir la deuxième mission, considérant que nous refusions d'engager des soldats appelés hors des frontières de la France, nous avons mis en place un système d'intervention à base de petites forces professionnelles en alerte et d'un réseau de base prépositionné.

Ce modèle a résisté pendant environ trente ans, ce qui est, d'un point de vue historique, presque un record sur les deux siècles précédents. Ce modèle a quand même été mis en défaut et a connu des surprises.

La première surprise a été l’obligation de mener une campagne de contre insurrection au Tchad, de 1969 à 1972. C'est une chose que nous n'avions pas envisagée. Il aurait été possible de l'anticiper, mais en réalité, nous ne voulions pas faire ce genre de choses quelques années après la guerre d'Algérie. Pourtant, nous avons été obligés de le faire. Le modèle a été adopté en périphérie et cela a plutôt bien fonctionné.

Ce modèle a été mis en défaut une deuxième fois dans les années 80, lorsqu'il s'est agi de se confronter à l'Iran et à la Libye. Une confrontation désigne l'affrontement avec une autre entité politique, généralement un État, en dessous du seuil de guerre ouverte. Nous nous sommes ainsi confrontés à la Libye, au Tchad et cela s'est plutôt bien passé. Nous avons réussi à dissuader la Libye d'envahir le sud du Tchad et nous avons contribué à la défaite de la Libye au nord de ce même pays. Cela a été un succès. Nous l'avons payé d'un attentat qui a coûté la vie à plus de cinquante de nos concitoyens mais cette première confrontation a plutôt bien fonctionné.

En revanche, nous avons complètement échoué contre l'Iran. Dans cet affrontement durant les années 80, l'Iran a utilisé contre nous tout un panel d'actions clandestines : prises d'otage, assassinat au Liban, attaques contre le contingent multinational à Beyrouth et attentat à Paris en 1986. Face à ce type d'action, nous nous sommes retrouvés très largement impuissants et nous avons été vaincus puisque nous avons tout cédé à l'Iran à ce moment-là. Cette confrontation est certainement le plus grave échec de la Cinquième République.

La guerre du Golfe en 1990 nous a pris à nouveau en défaut, mais cette fois de manière structurelle. Dans notre modèle, nous n'avions jamais envisagé d'avoir à engager une force expéditionnaire importante, loin de nos frontières. Nos forces professionnelles étaient réduites et personne n'avait songé, à l'époque, à constituer une force de réserve professionnelle, comme l'avaient par exemple fait les États-Unis en 1973, lorsqu'ils se sont professionnalisés.

Comme nous persistions à ne pas envoyer de soldats appelés au loin, nous nous condamnions, à cette époque, à n'être que des acteurs mineurs dans cette nouvelle époque stratégique, cette troisième qui se mettait en place, à l'intérieur de laquelle nous pouvions anticiper que ce genre d'expédition serait courante.

Nous avons donc à ce moment-là entrepris de transformer notre modèle de force. Nous l'avons globalement plutôt mal fait. Pris entre plusieurs contraintes contradictoires, nous avons continué à lancer des grands programmes industriels qui étaient destinés à combattre le pacte de Varsovie, alors que ce pacte n'existait plus, alors que les moyens qui permettaient la soutenabilité financière du modèle gaullien n'existaient plus. La croissance forte de l'époque, le fait d'utiliser des soldats appelés et donc de réduire le coût de fonctionnement et surtout la réduction de notre effort de défense ont fait qu'il était impossible de financer ce nouveau modèle d'armée.

Nous avons assisté à une grande contraction des forces, jusqu'à environ la moitié et même jusqu'à 80 % pour les forces terrestres conventionnelles chargées de défendre le territoire. En 2015, nous avions moins de soldats professionnels qu'avant la professionnalisation et notre capacité de projection n'avait pratiquement pas augmenté depuis 1990.

Lorsque nous avons construit ce nouveau modèle, nous envisagions uniquement comme normales les opérations de gestion de crise, donc sans ennemi, les opérations de police internationale et les guerres punitives. Nous étions dans le cadre d'un nouvel ordre mondial. Qui dit ordre dit maintien de l'ordre. Notre conception de l'emploi des forces relevait du maintien de l'ordre international.

Dans le cas des opérations de gestion de crise ou de stabilisation, nous avons beaucoup tâtonné entre opération humanitaire, armée, interposition, sécurisation extérieure et même intérieure. Nous avons beaucoup souffert jusqu'à comprendre qu'une opération de stabilisation ne pouvait réussir qu'avec une acceptation, souvent imposée par la force, de tous les acteurs politiques locaux ainsi que le déploiement de moyens importants.

La conduite des guerres punitives en coalition nous a très largement échappé. Cela a abouti opérationnellement à de bons résultats. Sans juger de la justesse de l'objectif politique de la soumission de l'Irak en 1991 jusqu'à la fin du colonel Kadhafi, 20 ans plus tard, en passant par les guerres contre l'état bosno-serbe ou la Serbie, soit globalement une guerre tous les cinq ans pendant cette période stratégique, l'objectif militaire recherché a été atteint à chaque fois, mais il a en réalité été atteint à 80 % par les Américains.

Ce mode opératoire, intervention courte/stabilisation longue, a en revanche complètement échoué en Afghanistan en 2001, en grande partie parce que l'objectif initial de destruction de l'ennemi n'avait pas été atteint. Cela ne nous a pas empêchés de continuer et de nous lancer dans une nouvelle campagne de contre-insurrection qui marquait en réalité, pour nous, le début d'une troisième période stratégique pour la Cinquième République. Cette campagne a eu des résultats relativement mitigés.

Les expériences afghane et irakienne ont sonné le glas du nouvel ordre mondial. Elles ont concrétisé la montée en puissance des organisations armées comme étant les forces militaires émergentes de la mondialisation.

Depuis dix ans, nous sommes entrés dans une nouvelle époque stratégique de la Cinquième République. Les ambitions militaires occidentales se sont réduites, les États-Unis se sont épuisés et ceux qui les ont suivis dans ces aventures n'ont plus forcément eu envie de se lancer à nouveau dans de grandes opérations de stabilisation.

Avec le retour de la Russie et de la Chine dans la compétition de puissance, les blocages de la guerre froide sont également réapparus.

Dans ce cadre-là, la nouvelle normalité stratégique a effectivement des airs de guerre froide, avec le retour des freins vers la guerre ouverte dès lors que des puissances nucléaires sont engagées.

C'est donc par voie de conséquence aussi, le retour des confrontations avec de plus ou moins forts niveaux de violence comme entre la Russie et l'Ukraine par exemple, ou entre les États-Unis et l'Iran. C'est aussi la confirmation de la montée en puissance des acteurs non-étatiques armés, organisations politiques, religieuses, criminelles, mais aussi potentiellement toute structure ayant suffisamment d'argent pour se payer une armée au sein d'un État faible.

Nous pouvons ajouter à cela deux contraintes particulières de cette nouvelle époque : un fond probable de crises en tous genres (climatique, pandémique, économique, etc.) et des ressources pour l'outil militaire français qui, je le crois, seront forcément toujours limitées tant les besoins sont importants par ailleurs.

Le budget des armées est dans la zone des 30 à 40 milliards d'euros constants depuis le milieu des années 70 et il est peu probable que nous puissions aller beaucoup plus haut.

Dans ce nouveau contexte, la nouvelle normalité opérationnelle s'appuie selon moi sur trois types d'opérations : les actions auprès des populations, y compris sur le territoire français, la confrontation contre les États et la guerre contre les organisations armées.

Ce qui est devenu improbable, mais qu'il faut quand même envisager, ce sont les grandes opérations de stabilisation, de gestion de crise, comme nous l'avons fait jusqu'en Centrafrique, les guerres interétatiques et les guerres ouvertes interétatiques ou guerres ouvertes entre puissances nucléaires.

Nous sommes déjà engagés pleinement dans plusieurs de ces missions dans lesquelles il faut s'efforcer d'être plus efficient. Mais la vraie nouveauté est effectivement le retour de la confrontation, soit la capacité à faire pression sur un État, c'est-à-dire la capacité à lui faire mal éventuellement, sans engager une guerre ouverte. Cela passe par une multitude de moyens d'action qui dépassent le champ militaire, de l'action clandestine, des frappes aériennes aux raids aéroterrestres, en passant par les actions cybernétiques, la propagande, l'action économique, diplomatique, etc. En réalité, la seule limite est l'imagination.

La Russie et la Chine font cela très bien et nous aurions fortement intérêt à les imiter. Nous avons un certain nombre de moyens dans ce genre. D'autres sont sans doute à développer et il manque sans doute surtout une prise de conscience, une volonté et un instrument de commandement et de coordination.

Quant aux missions importantes mais improbables, il faut se tenir prêt. Nous le sommes avec notre force nucléaire et le maintien de cette capacité sera de nouveau un poste de dépense très important, dans cette nouvelle période stratégique.

Il faut pouvoir remonter très vite en puissance dans le domaine conventionnel à partir d'une force active solide.

Plusieurs axes d'effort me paraissent indispensables. Pour abréger mon propos, je me contenterai de parler des deux premiers axes d'effort.

Selon moi, le premier problème à résoudre est celui du volume. Nos troupes sont excellentes mais elles ont un contrat de déploiement maximum de huit groupements tactiques, de deux groupements aéromobiles et d'une capacité de frappes aériennes en moyenne de dix à 15 projectiles par jour. Si nous prenons les grandes opérations que nous avons menées de ce style, le nombre d'adversaires que nous sommes réellement capables de vaincre diminue constamment.

Pour avoir des soldats dans un contexte économiquement soutenable, il n'y a pas d'autre possibilité que l'innovation sociale. Nous avons essayé de trouver une solution en professionnalisant complètement les forces, cela n'a pas fonctionné.

Si, toutes proportions gardées, nous faisions le même effort que les Américains lorsqu'ils se sont engagés en Irak, nous serions capables de déployer 100 000 soldats et non pas 15 000, comme il est prévu dans le dernier contrat opérationnel.

Sur ces 100 000 soldats, il y aurait 30 000 soldats d'active, mais aussi 15 000 réservistes et 55 000 soldats privés, miliciens et mercenaires locaux, américains ou multinationaux.

Les ressources humaines doivent incontestablement être trouvées localement. Cela a été le cas, selon diverses modalités, dans le passé. Je vous donnerai éventuellement des exemples quand nous passerons aux questions, mais je voudrais surtout insister sur la nécessité de trouver des ressources en France.

Dans un contexte de ressources financières contraintes, le réservoir de forces dans lequel puiser en cas de crise grave ne peut être qu'une fraction civile de la nation, convertible très rapidement en force militaire, avec des moyens militaires matériels sous cocon ou que nous puissions construire ou acheter tout de suite. Or nous avons sacrifié notre force de réserve qui ne représente plus que moins de 10 % de ce qu'elle était à la fin de la guerre froide.

Les États-Unis dépensent 10 % de leur budget pour être capables de renforcer au moins d'un tiers leurs forces ou de les compléter par des moyens et des compétences peu utilisés jusque-là. Cela ne me paraît pas incongru. Mais tout cela s'organise avec une structure de commandement dédiée, comme nous en avions dans le passé.

Enfin, nous ne pourrons pas faire face à l'inattendu avec la même politique d'acquisition d'équipements. Il faut incontestablement introduire plus de souplesse dans nos procédures et arrêter d'être hypnotisé par les belles et coûteuses machines, surtout si elles sont produites en multinationales. Les engins de haute technologie sont souvent très utiles, voire indispensables, parfois décevants mais ils sont dans tous les cas très coûteux et donc rares. Il faut donc pouvoir les compléter avec autre chose, d'une gamme peut-être inférieure mais suffisante.

Il faut plus avoir la culture du rétrofit. Nous pouvons par exemple nous demander ce que sont devenus les centaines de châssis du char Leclerc que nous aurions pu utiliser pour concevoir des engins d'appui feux ou des engins de transport de troupes très blindés qui nous manquent.

Il faut acheter et vendre beaucoup plus sur le marché de l'occasion. Nous n'étions peut-être pas obligés d'attendre six ans après le retour de l'Afghanistan pour remplacer le fusil d'assaut FAMAS par le HK 416 qui était disponible depuis 2005, pour un prix total représentant 1,5 % des crédits d'équipement d'une seule année budgétaire.

Je vais tout de même parler de la question des pertes. Nos ennemis ont compris depuis très longtemps qu'il suffit de nous tuer des soldats pour ébranler nos responsables politiques. C'est donc un vrai problème stratégique. À partir du moment où cinq soldats français sont tués dans la même journée, cela devient un problème extrêmement important.

La logique voudrait qu'un problème stratégique reçoive une intention stratégique, mais ce n'est pas encore le cas. C'est une contradiction qu'il faut dépasser au plus vite. C'est ce que sont en train de faire les forces armées américaines et cela risque de changer considérablement le visage des opérations modernes.

Pour conclure, nous ne serons pas capables de faire face aux défis actuels ou futurs, attendus ou non, sans innover en partie techniquement, mais surtout dans nos méthodes et notre organisation, en cherchant à être beaucoup plus souple que nous ne le sommes actuellement.

Nous devons investir dans l'humain, dans la formation de nos soldats en particulier, mais aussi dans nos liens avec le monde civil.

C'est là que se trouvent les ressources de tout ordre qui nous permettront d'affronter l'avenir.

M. Martin Motte, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, chef du cours de stratégie à l’École de Guerre. Je suis officier de réserve de la Marine, mais je précise que je suis historien.

C’est pourquoi j'ai décidé de ne pas vous faire un exposé technique sur le modèle idéal de la Marine future. Nous pourrons en reparler dans les questions si vous le souhaitez, mais je ne suis évidemment pas du tout le plus compétent pour cela et vous avez déjà auditionné l’amiral Prazuck.

Je vais plutôt vous livrer une réflexion à base d’histoire sur ce qu'est la puissance maritime en général et sur ce qu’elle implique pour la Marine française en particulier.

Avant de me lancer dans cette réflexion, je voudrais partir d’un constat. Nous sommes nombreux à sentir que nous sommes en train de changer de cycle historique. Nous savons tous que le passage d'un cycle historique à un autre cycle historique est toujours violent. Nous sentons cette violence se rapprocher de nous, il suffit de penser à ce qu'il s'est passé il y a 15 jours avec l'incident naval franco turc.

La difficulté est d'identifier le cycle duquel nous sortons. Je vois trois hypothèses qui ne sont d'ailleurs pas exclusives les unes des autres.

D'une part, nous sortons d'un cycle court que nous pourrions appeler la parenthèse expéditionnaire. Après la chute du mur de Berlin, les États occidentaux ont été désinhibés. Ils ont projeté leurs forces un peu partout pour défendre leurs intérêts ou leurs valeurs, les deux étant souvent confondus. Aujourd'hui, cette projection est difficile parce que la prolifération des moyens de déni d'accès la complique.

Il y a deuxièmement la fin d'un cycle commencé en 1945. En effet, le monde de l'après 1945 était un monde largement configuré par et pour les États-Unis. Or ceux-ci sont aujourd'hui une puissance en déclin au minimum relatif.

Mais nous sortons sans doute aussi d'un troisième cycle de très longue durée, que nous pourrions appeler le demi-millénaire occidental, c'est-à-dire les débuts et l'affirmation d’une mondialisation pilotée essentiellement par l'Occident. Aujourd’hui, soit la mondialisation va marquer le pas, (on en a beaucoup parlé à l'occasion de la crise du coronavirus), soit elle va continuer, mais en ce cas, il est fort probable qu’elle sera prise en main non plus par l'Occident, mais par l'Extrême-Orient et en particulier par la Chine.

Un point commun relie ces trois cycles : la puissance maritime. La parenthèse expéditionnaire suppose pratiquement par définition des bateaux. - il suffit de songer aux différents engagements dans le Golfe depuis 1991. L'ordre mondial de 1945 était essentiellement construit autour des États-Unis, première puissance maritime de l'époque. Quant au demi-millénaire occidental il a commencé avec la navigation hauturière, et plus particulièrement avec les caravelles de Christophe Colomb, Vasco de Gama et Magellan.

Ainsi, de bout en bout, la mondialisation coïncide avec la maritimisation. Cela nous fait toucher du doigt les enjeux de la puissance maritime qui est un des facteurs majeurs de l'Histoire depuis la Renaissance au moins.

Mais si nous changeons la focale et que nous prenons des espaces plus petits, nous constatons que la puissance maritime a déjà joué un rôle très important dans l'Antiquité.

Je voudrais en particulier attirer votre attention sur le modèle chimiquement pur de puissance maritime que constitue Athènes, car il est très intéressant pour nous. Il nous révèle en effet que la maîtrise de la mer est un démultiplicateur de puissance extraordinaire. Le territoire d'Athènes était petit à l'échelle de la Grèce mais il dominait un vaste empire informel via la confédération de Délos qu'avait créée Athènes. Il y avait 300 000 habitants à Athènes, 1 million dans la confédération. Pourquoi cet effet démultiplicateur offert par la puissance maritime ? Parce que, grâce à la poussée d'Archimède, la mer fournit le moyen de transport le moins coûteux et le plus utile au monde. Aujourd'hui encore, elle n’est pas déclassée par l'aviation. Celle-ci est beaucoup plus rapide mais en emport, elle est bien moins performante : la marine reste le meilleur moyen d'exporter loin et à peu près partout des marchandises mais aussi de projeter des troupes.

La puissance maritime est donc un levier et un démultiplicateur de puissance hors norme.

Deuxièmement, Athènes nous montre quelle est la structure de la puissance maritime. La puissance maritime se construit autour de la sécurisation des flux vitaux. Dans le cas d’Athènes, il s’agissait du blé venant d'Ukraine, car la Grèce n'était pas autosuffisante du point de vue alimentaire.

La sécurisation des flux vitaux consiste à jalonner les routes maritimes qu’ils empruntent de bases navales et de puissances alliées. C'est la logique de la confédération de Délos, pensée pour contrôler la route d’Athènes à l’Ukraine via les détroits de la mer Noire.

Mais cela nous montre aussi quelle est la vulnérabilité de la puissance maritime : puisqu’elle tout s'organise autour de flux vitaux, il suffit qu'une puissance maritime émergente réussisse à interrompre ces flux pour jeter bas tout l’édifice. C'est ce qui s'est passé pour Athènes avec la bataille d'Aigos Potamos, en 405 avant Jésus-Christ, où la flotte Spartiate a écrasé la flotte athénienne dans le détroit des Dardanelles.

Sept mois seulement se sont écoulés entre Aigos Potamos et la chute d'Athènes. En effet, à partir du moment où ses flux vitaux étaient interrompus, elle était en situation de blocus et elle s'est rapidement effondrée.

Mesdames et Messieurs les députés, si aujourd'hui une guerre ou une action terroriste majeure interrompait durablement les flux dans le détroit de Malacca, dans le détroit d'Ormuz ou dans le canal de Suez, nous serions dans la situation d'Athènes après Aigos Potamos, sauf qu'elle s'est effondrée en sept mois après Aigos Potamos alors que notre effondrement pourrait bien avoir lieu en sept semaines.

Nous voyons donc l'enjeu vital de la défense des flux pour un pays dont l'économie dépend de la mer, ce qui est le cas aujourd'hui des puissances développées.

D’autre part, l'effet levier dont j’ai parlé est une constante de la puissance maritime. Regardez l'empire britannique vers 1910, c'est Athènes au format planétaire. Entre la population de la métropole et la population de l'empire, il y avait un rapport de 1 à 8. Quant au rapport entre la superficie de la métropole et celle de l'empire, il était 1 à 94. Regardez, à moindre échelle, l'empire français : on constate une disproportion analogue. Je voudrais à cet égard insister sur la stratégie du général de Gaulle pendant la Seconde Guerre mondiale. La France Libre ne se concevait qu’adossée aux arrières maritimes. À partir du moment où la métropole était perdue, l’outre-mer constituait le levier de puissance permettant de réarmer et d'aligner une armée qui pesait un quart des forces occidentales à l'Ouest en 1945.

J'en viens maintenant à la donne contemporaine. La mer n'a jamais été aussi importante. Grâce à nombre de changements technologiques, dont la conteneurisation, le trafic a été multiplié par dix depuis 1960. Presque tout ce que nous consommons et presque tous les objets que nous manipulons quotidiennement ont transité à un moment ou à un autre, par la mer.

Les flux numériques passent à 90 % par les câbles sous-marins, c'est un nouvel enjeu qu'il faut sécuriser.

Enfin, nous avons connu une véritable rupture durant le XXe siècle. Jusque-là, la mer n'avait fourni que du poisson, maintenant elle fournit le tiers de la production pétrolière et gazière mondiale et demain une palette de ressources toujours plus considérables.

De ce fait, le rapport à la mer change : elle n'est plus juste un axe de circulation, elle devient une zone productive. La traduction juridique de cela est l’apparition, depuis 1982, des zones économiques exclusives, qui représentent une forme de territorialisation de la mer. Elles concernent le tiers des océans. Nous savons que la France, de par son héritage colonial, est au 2e rang mondial en termes de ZEE. En cela, elle reste une puissance mondiale, ce qui lui crée des chances mais aussi des devoirs et des contraintes, notamment celle d'avoir une marine océanique.

Je voudrais insister sur deux régions révélatrices d'enjeux très importants que l'opinion publique métropolitaine mesure mal. Le premier est l’Antarctique. Comme il n'y a pas d'habitants sur ce continent, il n’entre pas dans notre champ de conscience. Mais grâce à son implantation en Antarctique, la France figure dans les pays de tête pour la recherche polaire. Or, c’est un secteur déterminant pour la compréhension des mutations climatiques qui sont un des enjeux majeurs du XXIe siècle. C'est donc un vrai facteur de puissance pour la France que d'avoir cette information polaire, mais notre implantation dans la région crée aussi un problème. En effet, aux termes des traités internationaux, l'Antarctique est une réserve écologique et une zone de recherche, mais en aucun cas une zone d'exploitation. Or, la Chine parle depuis quelque temps de lancer l'exploitation de ses ressources. C’est un motif de tension entre Paris et Pékin.

Un autre cas très intéressant est celui des référendums sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Ils n'intéressent pratiquement personne en métropole. Par contre, lorsque vous consultez les blogs australiens, vous constatez qu’ils y sont suivis de très près. En effet, la conviction des Australiens est que le jour où la Nouvelle-Calédonie sera indépendante, elle deviendra ipso facto un protectorat chinois.

De fait, les Australiens se souviennent d’un précédent que nous avons oublié parce qu'il est trop éloigné de notre espace-temps : en 1942, la Nouvelle-Calédonie a été la base opérationnelle à partir de laquelle les Américains ont enrayé la poussée japonaise vers le Pacifique Sud. Elle se trouvait en effet sur la route maritime qui relie les États-Unis à l'Australie. Pour envahir l'Australie, les Japonais devaient d'abord couper cette route afin d’éviter que les Américains envoient du renfort aux Australiens. C’est pourquoi la Nouvelle-Calédonie faisait partie de leurs objectifs opérationnels.

Mais les Américains ont précédé les Japonais et se sont installés à Nouméa en mars 1942. Depuis Nouméa, ils ont porté un coup d'arrêt aux offensives de la flotte japonaise dans la bataille de la mer de Corail, puis aux offensives amphibies qui visaient à transformer Guadalcanal en plateforme d’où des bombardiers lourds auraient pilonné les routes maritimes reliant l'Australie aux États-Unis.

Pour les Australiens, mais aussi pour les Néo-zélandais, la menace pourrait aujourd'hui se reproduire en termes analogues, les Chinois se substituant aux Japonais.

En conclusion, pour reprendre les mots d'un ministre de la marine du XXe siècle, Georges Leygues, être une puissance mondiale, c'est être une puissance maritime.

La France en est un bon exemple, car l’effet levier de la puissance maritime contribue largement à expliquer son exceptionnalité : comment un pays microscopique qui représente maintenant moins d'1 % de la population mondiale peut-il encore prétendre à figurer parmi les membres permanents du Conseil de sécurité ? On donne souvent comme réponse la possession de la bombe atomique. Ce n’est pas faux, mais comme le colonel Goya l’a rappelé, la France s’illustre au quotidien par des opérations de projection qui seraient impossibles sans une grande marine.

Cette marine a hélas beaucoup diminué, d’où la nécessité de l’étoffer. Pour les raisons annoncées en introduction, je n'ai pas voulu parler de ses caractéristiques précises mais vous avez bien compris, d'après mon exposé, qu'elle doit rester une marine hauturière capable d’intervenir partout, bien qu’évidemment pas seule, pour faire sentir l'influence de la France là où cela est nécessaire.

M. le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois, chef de la division études, prospective et publication du Centre des études, du rayonnement et des partenariats de l’armée de l’Air (CERPA). C'est toujours difficile d'intervenir en troisième, après deux camarades.

Je vais compléter un peu les propos qui ont déjà été tenus en parlant cette fois de la puissance aérienne et en commençant par les menaces.

Je distingue trois grands types de menaces. Le premier type de menace, c'est celui de la redistribution de la puissance aérienne. Vous voyez sur cette carte qu'aujourd'hui, la plus grande concentration de puissance aérienne se trouve en Asie-Pacifique, avec une croissance lente et continue depuis 2014 de 2 % en moyenne annuelle. La plus grosse croissance est au Moyen-Orient avec une augmentation annuelle de 15 % du nombre d’avions militaires. Face à ces pôles dynamiques d'augmentation de la puissance aérienne, nous avons une décroissance rapide de la puissance aérienne en Europe (-11 % du nombre d’avions militaires par an depuis 2014) et un peu moins rapide aux États-Unis (-2 %).

Si nous étudions plus particulièrement, au-delà de ces grandes masses, la répartition de la puissance aérienne en Europe, nous voyons que la France est la première puissance aérienne en Europe, suivie par l'Allemagne et la Grande-Bretagne mais le modèle français est un peu plus proche du modèle britannique. En ce qui concerne la composition des armées de l’air, dans l’ensemble, les flottes sont vieillissantes. Nous pouvons remarquer la place des multiplicateurs de puissance que sont les avions de transport ou les avions de ravitaillement en vol, par exemple.

Si nous comparons la structure de la puissance aérienne américaine et celle de la puissance aérienne européenne, nous voyons par exemple que les Européens manquent singulièrement de ravitailleurs en vol. Les États-Unis disposent d’environ 2 000 avions de combat et de 500 ravitailleurs en vol. Ce qui veut dire un ravitailleur pour quatre avions de combat, tandis qu'en Europe, nous avons un ravitailleur pour 33 avions de combat.

Ce manque de ravitailleurs obère la capacité à projeter de la puissance aérienne.

Le deuxième type de menace, au-delà de ce basculement de la puissance aérienne vers l'Asie, et donc de la difficulté pour nous à défendre nos intérêts de puissance partout dans le monde, ce sont des menaces que nous pouvons qualifier d’opératives.

Martin Motte a déjà parlé du déni d'accès, c’est-à-dire la capacité pour certaines puissances, à interdire l'accès maritime, aérien ou terrestre à d'autres puissances. Au point de vue aérien, le déni d’accès est rendu possible grâce au progrès technique de deux principaux systèmes d'armes : les radars dont la portée s'allonge et les missiles dont la portée s'allonge également. Ces deux systèmes fonctionnent en réseau et sont capables d'interdire l'accès à de vastes zones.

Vous avez ici sur cette carte, par exemple, l'emplacement des missiles S-400 et S-300, qui sont les grands systèmes d'armes dont nous parlons quand nous évoquons le déni d'accès aérien. Ce sont des menaces opératives qui sont susceptibles d'interdire à une force aérienne l'accès à un théâtre d'opérations.

Nous avons également un troisième type de menace que sont les menaces tactiques.

Vous avez, je pense, entendu parler de ces avions américains de cinquième génération : le F-22 et le F-35. Les compétiteurs stratégiques chinois et russes en ont également. Vous avez ici une image du Sukhoï Su-57 Felon qui a été commandé à plus de 80 exemplaires par la Russie. Nous parlons également beaucoup des missiles hypersoniques. Le WU-14 est par exemple un véhicule hypersonique chinois, entré en service l’an dernier, volant jusqu’à Mach 10 et pouvant emporter une charge nucléaire ou conventionnelle.

Ce dont on parle un petit peu moins, c'est de la compétition pour le spectre électromagnétique. Aujourd'hui, ce durcissement des menaces, cette nouvelle dynamique dans les conflits font que ce spectre électromagnétique qui est essentiel pour nos forces est très largement disputé. C'est le cas aujourd'hui, par exemple, lorsque nos forces interviennent en Syrie.

Comme le professeur Motte l'a dit, nous changeons d'ère.

C'est également sensible au point de vue aérien, puisque nous sortons d'une période d'une vingtaine d'années qui était l'ère de la toute puissance aérienne, l'ère où les puissances occidentales pouvaient défendre leurs intérêts de puissance partout dans le monde, grâce à un engagement massif de leurs forces aériennes et au très faible taux de pertes aériennes du fait de leur supériorité technologique. Vous voyez qu'elles sont de 0,5 perte aérienne maximum, lors de l’opération Deliberate Force en Bosnie (1995), pour 1 000 sorties aériennes ou de 0,3 pour la guerre du Golfe en 1991. Lors des dernières opérations en Libye, il n'y a eu aucune perte aérienne sur les plus de 26 000 sorties aériennes enregistrées.

Cette ère semble terminée. Nous parlons aujourd'hui de fin de la supériorité aérienne occidentale. Nous entrons dans un nouveau cycle dont nous pouvons essayer de déterminer les caractéristiques grâce aux conflits ouverts qui se déroulent actuellement, en particulier ceux qui ont lieu en Syrie, au Yémen et en Libye. Nous pouvons essayer ici de formuler trois principales caractéristiques de ces conflits.

La première est que l'emploi des moyens aériens par toutes les parties au conflit permet souvent de changer le rapport de force sur le terrain. C'est le cas par exemple de l'envoi de la force aérienne russe en Syrie en 2015, qui a permis au régime de Bachar el-Assad de se maintenir.

C'est le cas au début de l'année 2020, en Libye, lorsque les Turcs ont envoyé des drones MALE en soutien au gouvernement de Tripoli, qui leur ont permis de renverser la situation.

La deuxième caractéristique réside dans le fait que nous assistons à une attrition très importante des moyens aériens, qui est due essentiellement à la multiplication des moyens de défense sol-air. Plus de 85 avions ont, par exemple, été détruits en Syrie depuis le début du conflit syrien, dont cinq appartenant à la coalition menée par les États-Unis.

La troisième caractéristique est la généralisation de l'emploi des drones de toutes catégories, que ce soit des drones d'observation, de reconnaissance ou des drones armés, ou des drones opératifs, c'est-à-dire des drones MALE, et des drones qui ont une plus courte portée d'intervention.

Ghassan Salamé, représentant de l'Organisation des Nations Unies pour la Libye, a dit en septembre 2019 que la Libye était le théâtre de la plus grande guerre des drones dans le monde.

Face à ce durcissement des conflits aériens, nous assistons à un affaiblissement des capacités de projection aérienne.

Nous pouvons prendre l'exemple des capacités de projection françaises. En 1991, la France avait projeté un corps expéditionnaire de plus de 10 000 hommes, le colonel Goya en a parlé et 90 avions de combat dans le Golfe. Lors du conflit en Bosnie en 1995, nous avions projeté 50 avions de combat en Italie pour intervenir dans le ciel de l’Ex-Yougoslavie. Lors du conflit du Kosovo en 1999, 84 avions de combat français avaient participé aux opérations.

Nous voyons dans le tableau la diminution parallèle des contrats opérationnels de l'armée de l'Air.

Lors du changement de modèle d'armée et de la professionnalisation, le contrat opérationnel était le déploiement de 100 avions de combat. Il a été réduit à 70 en 2008, lors de la loi de programmation militaire puis à une douzaine par la loi de programmation militaire de 2013 pour le contrat principal.

Nous avons donc une diminution des capacités de projection de puissance aérienne française, face en particulier à des ennemis ou des compétiteurs stratégiques qui, eux, sont capables de mobiliser beaucoup d'avions. Nous avons parlé des incidents navals en Méditerranée, quelques jours avant, la Russie a projeté une vingtaine d'avions de combat à Tobrouk, dans l'est de la Libye. Quelques jours plus tard, les Turcs ont fait un exercice aérien impliquant une trentaine d'avions vers une base à l'ouest de Tripoli.

Cela donne des ordres de grandeur sur ce que font nos compétiteurs stratégiques dans le bassin méditerranéen, aux portes de l'Europe.

Aujourd'hui, si nous les comparons avec nos capacités de projections actuelles, cela constitue un véritable défi pour nous.

Nous assistons donc à une sorte d'essoufflement du modèle qui a été construit dans les années 60, 70 jusqu'aux années 90, qui nous a permis de constituer une flotte aérienne principalement grâce aux exportations d'armement.

Si nous regardons les chiffres globaux des exportations d'armement et si nous les comparons à l'investissement en crédits de paiement dans la Base industrielle et technologique de défense (BITD), nous voyons que les exportations d'armements constituent en moyenne de 40 à 60 % des sommes totales qui sont investies par l’État dans la BITD. Sur les 17 milliards investis en 2017 dans la BITD française, 7 sont fournis par les exportations d'armement.

Malheureusement, le changement de nomenclature budgétaire ne permet pas d'isoler les sommes qui sont investies dans la BITD aéronautique. Mais nous pouvons estimer qu’au cours de cette période, sur les 10 milliards de crédits de paiement du titre 5 qui sont investis en moyenne dans la BITD, 2,5 milliards sont investis dans la BITD aéronautique par la France et que les exportations lissées annuellement rapportent au moins la même somme.

Cela veut dire que notre modèle d'armée de l'air est financé à 50 % par les exportations d'armement.

Or ce modèle-là est en train de s'essouffler. Il date des années 60, des succès à l'exportation des avions Dassault, du Mirage III, du Mirage F1, du Mirage 2000, du Rafale encore actuellement. Du fait de la dissémination technologique, nous voyons que de plus en plus de pays sont capables de construire des avions de quatrième génération, voire des avions furtifs, dont par exemple, la Turquie et le Japon ont décidé de se doter grâce à des programmes nationaux.

Nous pouvons prendre l'exemple du contrat Rafale en Inde, puisque la presse a fait récemment état du souhait de l'Inde de se doter non pas d'un chasseur acheté à l'étranger, mais d'un chasseur national de quatrième génération, le Tejas, qui intègre des équipements américains et israéliens pour environ 60M€ l’exemplaire.

Quelles sont donc les pistes pour renouveler ce modèle et pour retrouver un effet de masse dont parlait Michel Goya ?

Nous pouvons trouver quelques idées aux États-Unis, en particulier dans la tendance chez les Américains à ne pas se doter entièrement d'avions de dernière               génération. Pour le F-35, les prévisions de production avoisinent les 4 500 exemplaires, dont 2 200 pour l'US Air Force et l'US Navy, le reste étant destiné à l'exportation. Nous voyons qu’à côté de cette flotte de cinquième génération, les États-Unis continuent à construire des avions de quatrième génération qu'ils modernisent et qu'ils rendent compatibles au point de vue connectivité avec les avions de cinquième génération, pour retrouver un effet de masse.

La deuxième voie qui semble possible est la voie technologique. Michel Goya a dit que c'était une voie fragile, c'est vrai. Cette voie qui est également plus onéreuse, plus technologique, plus difficile, est celle de la dronisation.

Elle est massivement empruntée par les Américains, avec des drones de combat qui vont accompagner les avions de chasse de cinquième génération. Vous voyez ici les Loyal Wingman Valkyrie qui accompagnent un F-35, mais aussi des drones qui sont spécialisés dans le ravitaillement en vol ou dans le transport. Chaque mission aérienne va être dronisée, ce qui permet de conserver des capacités et un effet de masse grâce à des systèmes d'armes qui restent le plus souvent moins chers que des avions habités.

Mes camarades et moi sommes disponibles pour répondre aux questions.

Mme la présidente Françoise Dumas. Merci Messieurs, merci colonel. Nous avons beaucoup de questions, nous allons commencer par celles des orateurs de groupes.

M. Benjamin Griveaux. Merci messieurs pour ces trois exposés passionnants. La France fait partie des rares nations à disposer d'un modèle d'armée complet, capable d'agir sur l'ensemble du spectre des opérations.

La crise sanitaire que nous traversons ne fait que nous convaincre d'avantage que le fait de préserver ce modèle n'est pas une assurance inutile. Les travaux qui nous ont été remis sur table au sujet de ce qui a été accompli dans les mois qui viennent de s'écouler le rappellent utilement, Madame la présidente.

Mais le fait de préserver ce modèle appelle certaines évolutions et de ma part, trois questions rapides.

Tout d'abord, à l'heure où les technologies évoluent très rapidement en entraînant un coût unitaire de plus en plus élevé, comment pouvons-nous adapter notre modèle d'armée pour qu'il soit en mesure de répondre à un spectre de menaces qui va en gros du terroriste isolé à l'affirmation de moins en moins désinhibée de puissances régionales, voire étatiques.

Deuxièmement, quelles conséquences auront le contexte géostratégique et la crise sanitaire que nous traversons sur notre doctrine militaire ?

Enfin, pour être plus dans la prospective, une élection importante se tiendra au mois de novembre prochain de l'autre côté de l'Atlantique et elle ne sera pas sans conséquence, s'il devait y avoir un changement à la tête des États-Unis, sur le rapport des États-Unis au monde et donc sur la doctrine militaire française qui en découlera.

M. Thibault Bazin. Merci messieurs pour vos propos très intéressants. Je me demande même si nous n'aurions pas dû vous auditionner avant la loi de programmation militaire. En vous écoutant, par rapport aux défis qui sont les nôtres et les enseignements que nous pouvons en tirer, nous pouvons nous poser la question de la pertinence de notre loi de programmation militaire, sur le modèle et par rapport aux différentes auditions que nous avons pu avoir ces dernières semaines. Je pense notamment à ce qu'ont pu nous dire nos chefs d'état-major. Nous voyons bien que la question du volume est importante et mérite d'être regardée de très près par rapport aux défis qui sont les nôtres et à notre capacité de pouvoir nous projeter assez loin.

Nous avons sacrifié un certain nombre de capacités d'action et des questions se posent aujourd'hui. Il va falloir prioriser par rapport aux défis qui sont les nôtres.

Tout d'abord, sur la question du défi sanitaire, vous avez parlé de sécurisation, de flux vitaux en parlant d'Athènes, de routes à sécuriser vers les ressources vitales en montrant la vulnérabilité engendrée par le blocage de ces axes. Très concrètement, nous avions besoin de ressources, d'équipements de protection individuelle, de capacité en termes de réactifs. Est-ce que l'armée peut nous aider par rapport à ce défi sanitaire ? Comment peut-elle s'y prendre pour que demain, nous puissions davantage sécuriser ces aspects ?

La présidente a parlé de la doctrine en introduction. Nous avions cette doctrine mais elle n'a pas été respectée. Nous voyons bien que le stock stratégique n'a pas forcément été au rendez-vous. Il y a peut-être une question en interne chez vous, colonel, sur la capacité de contrôler et d'évaluer ce que nous pouvons écrire dans des lois de programmation militaire pour répondre à la doctrine, mais aussi dans l'effectivité de son action, si nous voulons continuer à avoir un modèle gaullien soutenable.

Enfin, nous voyons bien à travers les différents risques que vous avez présentés qu'il nous faut envisager à la fois une capacité maritime, une capacité aérienne et une capacité terrestre, alors que nos ressources sont limitées. Quelles sont pour vous les priorités par rapport aux défis qui sont les nôtres dans les cinq prochaines années ?

M. Fabien Lainé. Merci messieurs pour cet exposé particulièrement intéressant.

La réflexion stratégique tient une place centrale pour nos armées. Nous voyons qu'il y a une réflexion avancée sur l'armée de Terre de demain, l'armée de l'Air et de l'espace de demain et la Marine de demain. Mais avons-nous une réflexion sur la préparation à l'évolution de la menace qui prend de plus en plus de formes hybrides, qui dépassent les champs strictement militaires ?

Mon collègue André Chassaigne a récemment évoqué le concept de guerre hors limites auprès du CEMAT.

Le groupe Modem porte ces questions depuis le début de la mandature, notamment lors de nos amendements, lors de la loi de programmation militaire (LPM).

Les menaces sont donc plus hybrides, se déployant autour de stratégies intégrales. Des éléments civils peuvent venir appuyer la manœuvre des armées et inversement, les armées peuvent appuyer une manœuvre de moyens civils. La réponse devrait donc être également hybride.

Sommes-nous suffisamment préparés à faire face à ces stratégies intégrales ? À l'image de ce que nous faisons pour la manœuvre interarmées, ne devrions-nous pas développer davantage la manœuvre interministérielle, pour embrasser tous les champs des nouvelles menaces, notamment économiques et cybernétiques ?

M. Yannick Favennec Becot. Merci à nos trois intervenants pour ces exposés très intéressants.

Ma première question concerne les États-Unis, avec cette campagne électorale qui amplifie les inflexions stratégiques de notre allié historique, notamment dans ses relations avec l'OTAN. Ainsi, le Président Trump a annoncé vouloir réduire de moitié le nombre de militaires américains en Allemagne. Ils étaient 35 000 en mars dernier.

Quelle est votre position concernant cette annonce et comment envisagez-vous le futur de notre relation avec l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) ?

Deuxièmement, l'histoire militaire a toujours été étroitement liée aux innovations technologiques qui en ont bien souvent infléchi le cours. Le besoin d'innovation n'a jamais été aussi essentiel dans un monde caractérisé par le retour des États puissances, l'émergence d'acteurs non étatiques tels que les groupes terroristes, l'évolution des théâtres d'opérations dans les champs numériques et spatiaux.

Comment positionneriez-vous la France en termes d'efforts pour l'innovation, en comparaison avec nos voisins européens ou plus globalement nos alliés ?

Les efforts menés nous permettent-ils, selon vous, de rester dans la course internationale à l'innovation ?

M. Bastien Lachaud. Merci messieurs pour vos exposés. J'aurais souhaité revenir sur l’une des menaces qui multiplient les zones de conflictualité, mais qui, dans le même temps, modifie notre manière de faire la guerre, soit celle de la crise écologique qui modifie les conditions dans lesquelles nos soldats et nos matériels évoluent et qui multiplient les zones de conflictualité. J'aurais souhaité que vous nous éclairiez sur votre vision de ces évolutions à venir.

Dans le même temps, vous avez dit que nous vivions une évolution, que nous n'étions plus aujourd'hui dans les modèles expéditionnaires, etc.

J'ai une question assez simple : peut-on encore militairement gagner une guerre ?

Enfin, peut-être plus pour M. Goya, vous avez écrit un livre qui est désormais devenu un classique dont le sous-titre est La mort comme hypothèse de travail. Or, nous venons de voir que dans le Code d'honneur du soldat de l'armée de Terre, la notion de sacrifice venait de disparaître.

Comment conciliez-vous les deux ? Comment jugez-vous cela ? Cette modification du code d'honneur n'est-elle pas la continuité de ces spots publicitaires qui visent à recruter, qui laissent croire à un métier de soldat qui n'est pas réellement ce qu'il est, ce qui expliquerait les taux d'attrition et les taux de non-renouvellement de contrats que nous considérons. Dans ces cas-là, comment arriverons-nous à cet épaississement dont nous avons besoin pour nos armées ?

Quand vous évoquiez le volume des avions, il y a également le volume des soldats.

Mme Sabine Thillaye. Merci à nos intervenants.

Ma question rejoint les questions de beaucoup de collègues. A priori, nous avons besoin d'une armée capable de répondre à une approche globale de la guerre, mais nous voyons que les tensions se multiplient. Nous sommes présents sur de nombreux conflits.

Au cours de son histoire, la France a dû faire des choix en privilégiant parfois son approche maritime, parfois son approche terrestre.

L'approche globale ne pousse-t-elle pas à être dans tous les domaines pour répondre à des menaces diversifiées ?

Ne devrions-nous pas prioriser aussi des domaines d'actions ? Récemment, dans le cadre de sa relance, l'Allemagne a par exemple fait le choix de prioriser sa marine, l'intelligence artificielle, les cyber et le numérique. La Suède, même si c'est encore un autre sujet, peut-être un peu iconoclaste, avait suspendu son service militaire en 2010. Face à la menace Russe, elle a décidé de le rétablir en 2018.

M. Goya a parlé du volume qu'il fallait augmenter, du problème de ressources humaines.

Quelles sont les solutions de priorisation que vous préconisez ?

M. Thomas Gassilloud. Merci messieurs pour vos brillantes interventions. Je pense que la pluralité d'origine (terre-air-mer) et de statuts (de l'ancien militaire d'active à l'officier de réserve jusqu'au militaire encore en activité) donne une vision assez large. J'apprécie notamment votre liberté de parole, car comme le dit l'adage populaire, rien n'est plus dangereux que d'avoir la certitude d'avoir raison. La crise est souvent là où nous ne l'attendons pas et toute faille pourrait être exploitée. Je pense que nous sommes tous d'accord pour dire que la France se doit de maintenir un modèle d'armée complet avec l'ensemble de ses capacités. La mobilisation du 2e régiment de dragons apporte un exemple alors que certains pouvaient encore s'interroger l'an dernier sur la nécessité de conserver de telles capacités nucléaires, radiologiques, biologiques ou chimiques (NRBC) alors même que celles-ci avaient déjà largement fondu ces dernières années.

La LPM apporte clairement des moyens pour reconstruire nos armées. C'est une grande avancée que nous devons absolument préserver, mais il est également de notre devoir de nous interroger sur l'adaptation de notre outil de défense. Face à l'excellence de nos troupes, permise notamment par la LPM, se pose la question de la masse, de la résilience de la nation et de l'adaptation de nos armées.

Michel Goya, si j'ai bien compris, a indiqué que 10 % de la dépense pouvaient être alloués dans les forces de réserve, que ce soit sous forme de matériel supplémentaire ou de matériel sous cocon. Pour autant, le budget de notre défense n'est pas extensible.

Je vais donc vous poser une question difficile. Considérant que nous travaillons à iso-budget, où pouvons-nous trouver ces 10 % de budget nécessaire ?

Par ailleurs, la puissance de nos armées n'est pas suffisante pour garantir notre liberté d'action. Il est inutile d'avoir une armée puissante si la nation n'est pas résiliente. C'est le sens de ma question d'actualité au gouvernement (QAG) d'hier sur la souveraineté sanitaire, car certaines puissances pourraient exploiter nos faiblesses comme des leviers de pression. Selon vous, quel est le rôle des armées dans la résilience de la nation ? Qui doit piloter notre défense nationale au sens large ?

M. André Chassaigne. Je voudrais d'abord m'excuser parce que c'est très incorrect, je vais devoir partir après mon intervention parce que j'ai un impératif.

Je voulais d'abord intervenir sur une observation.

M. Motte a, tout à l'heure, évoqué l'Antiquité grecque, ce qui était très intéressant. Aujourd'hui, en mer Égée, il se passe des événements dont on ne parle jamais. Il y a une forme de conflit hybride mené par la Turquie contre la Grèce, avec des conséquences qui peuvent être extrêmement graves, avec une déstabilisation en cours de la Grèce par la Turquie, non seulement par voie maritime, parce qu'il y a des intérêts économiques dans le sous-sol (du gaz naturel ou du pétrole) mais aussi une guerre conduite sous des formes extrêmement diverses, dans le silence de l'Union européenne, dans la mesure où la Turquie fait partie de l'OTAN. Je crois que c'est très grave.

J'ai une deuxième observation sur la question de la souveraineté qu'entraînent les risques nouveaux. Je m'appuierai sur trois points.

D'abord, quelle souveraineté incontournable la France peut-elle conserver au regard des armes nouvelles et des risques nouveaux ? Nous pourrions parler de certaines armes comme les armes hyper véloces, le secret, certaines technologies de rupture… Que peut conserver la France en tant que souveraineté et que pouvons-nous faire en termes de partenariat ? C'est ce qui se passe au niveau de l'Union européenne, voire quelques fois au-delà de l'Union européenne avec, pour certaines armes, des composants qui ne sont même pas européens et avec cette entrée du privé qui prend une place de plus en plus importante et qui, petit à petit, grignote des compétences d’État.

Mme la présidente Françoise Dumas. Messieurs, je vous cède la parole, vous pouvez répondre. Il reste ensuite encore huit collègues a minima qui souhaitent poser une question et j'aimerais bien que nous ayons le temps de leur répondre.

M. Michel Goya. Je vais essayer de répondre au problème, qui paraît un peu insoluble, des ressources disponibles qui sont forcément limitées et des enjeux qui sont énormes.

Dans notre formation militaire, quand nous préparons des opérations, on nous dit qu'il faut toujours avoir un élément réservé. C'est quelque chose que nous mettons à l'écart, une ressource et une unité que nous mettons un peu à part, qui seront destinées à faire face aux surprises, aux opportunités éventuellement.

Cet élément réservé est quelque chose en plus, mais c'est aussi, d'une certaine façon, un actif non utilisé, donc une chose odieuse dans une vision comptable des choses, qui sera la première à être supprimée lorsqu'il faudra faire des économies.

Le problème, en supprimant cet élément réservé, c'est que nous nous fragilisons face à n'importe quelle surprise. Nous finissons d'ailleurs par payer plus cher que les économies faites sur cet élément réservé.

Le fait de faire face à tous nos défis avec des ressources limitées oblige, j'en suis persuadé, à avoir des éléments disponibles qui nous permettent de remonter en puissance rapidement. C'était fondamentalement le principe de base de notre armée, depuis la Troisième République : petite armée d'active et grande force de réserve. Nous étions capables, en 1914, de multiplier par cinq notre volume de force. Tout était organisé de cette façon et la conscription plus les réserves étaient une manière d'avoir un modèle soutenable économiquement. Depuis 1990, nous avons sacrifié tous ces éléments réservés simplement pour faire des économies, il ne faut pas chercher plus loin dans la réflexion stratégique. Nous avons abouti à ce que nous appelons en termes de scénario de cinéma, un scénario en crayon à papier. C'est-à-dire que nous avons abouti au fait que toutes les choses se rejoignent en un tout petit point. Nous avons commencé par réduire nos armements avec des crédits d'équipement qui diminuaient ou qui restaient stables pour des générations de matériel qui coûtent entre deux et quatre fois le prix de la génération précédente. Forcément, ce n'était pas tenable, nous avons réduit considérablement nos stocks.

Pour prendre le cas de l'armée de Terre, elle a aujourd'hui six fois moins de chars de bataille qu'en 1990, quatre fois moins de pièces d'artillerie et deux fois moins d'hélicoptères. Évidemment, ils sont de nouvelle génération mais au bout du compte, je ne suis pas sûr que si l'armée de Terre française de 1990 affrontait celle d'aujourd'hui, cette dernière l'emporterait.

Par pure logique, nous avons financé ces grands programmes et asséché tout le reste. Nous avons aussi abouti à la solution de supprimer ceux qu’ils utilisaient et donc de réduire également le volume de nos forces. L'armée dans laquelle je suis entré était deux fois plus importante en volume de celle dont je suis sorti.

Nous aboutissons effectivement à quelque chose de grande qualité. Avec 15 000 soldats projetables et 45 avions, nous sommes capables de faire deux fois l'opération Serval. C'était une belle opération mais ce n'était pas non plus une grande opération militaire. Nous avons affronté 3 000 combattants équipés légèrement. Ce n'est pas une superpuissance militaire.

Nous avons un véritable problème de volume que nous ne pourrons probablement retrouver que par la mixité.

Jérôme de Lespinois l'évoquait, dans le domaine aérien, il faut avoir des moyens de supériorité, des instruments qui nous permettent ponctuellement d'être les plus forts face à des puissances fortes. Mais il faut accompagner cela de systèmes de quatrième génération, voire de troisième génération. En Afrique, nous ne sommes pas forcément obligés d'utiliser des hélicoptères Tigre ou des avions Rafale, d'autres outils peuvent faire le job tout aussi bien pour infiniment moins cher.

Mais c'est aussi un modèle humain.

Je reviens sur l'idée de réserve. Ce n'est pas forcément une armée inactive. Je citais le cas américain, les Américains dépensent effectivement environ 10 % de leur budget pour les réserves et la garde nationale, soit une capacité de remontée en puissance qu'ils utilisent. Une force expédition américaine comprend 30 % de réservistes ou de gardes nationaux. C'est considérable et infiniment plus que nous.

Cette armée de réserve n'est donc pas forcément une armée inactive, c'est une armée dans laquelle nous puisons pour utiliser des moyens qui nous manquent en volume mais aussi des compétences qui n'étaient pas forcément utilisées jusque-là.

Par exemple, la défense anti aérienne tactique française est quelque chose qui a pratiquement disparu. Sauf à considérer que nos forces ne seront plus jamais attaquées par la voie des airs, il aurait peut-être été intéressant de conserver cette capacité, sous cocon et notamment dans les forces de réserve. Je pense que ce qui est le moins utilisé doit passer en réserve, peut-être pas forcément ce qui est le plus prestigieux.

Sous la Cinquième République nous n'avons utilisé que trois fois nos chars de combat, ils ont tiré relativement peu d'obus. Ne faut-il pas passer ces moyens lourds en réserve ? Nous conservons la capacité de l'utiliser, mais à moindre coût.

Je pense que nous ne pouvons pas faire autrement.

Quand les Américains ont professionnalisé leurs forces en 1973, ils ont dit que rien d'important ne devait se faire sans impliquer le reste de la nation. Ils ont donc conçu leur modèle avec beaucoup de réserve en se disant que s'il y avait quelque chose d'important, ils seraient capables de remonter en puissance. Cela implique massivement le reste de la nation, ce n'est pas une petite troupe de professionnels dans son coin qui fait la guerre au loin. On est obligé de faire appel à tout le monde et d'impliquer tout le monde dans les choses importantes.

M. Martin Motte. Nous n'allons pas répondre à la question de la souveraineté qui a été posée par le président Chassaigne parce qu'elle recoupe une autre question qui a été posée sur la question de la soutenabilité du modèle gaullien.

Depuis le début de notre conversation, beaucoup de questions posées vont dans ce sens. Nous raisonnons uniquement avec le paramètre quantitatif et technologique. Il est évident que ce paramètre est essentiel, mais il n'est qu'un des paramètres de l'équation stratégique. Il faut quand même rappeler que les Vietnamiens ont vaincu les Américains avec des moyens assez rudimentaires.

Si nous posons la question stratégique en commençant par tirer un trait sur le facteur numéro un qui est la volonté, nous allons au tapis. Nous aurons beau avoir les meilleurs matériels du monde en quantité illimitée, si nous n'avons pas le courage de les utiliser, cela ne sert rigoureusement à rien. C'est une réponse aux problèmes que nous nous posons.

Pour ne prendre qu'un exemple, les moyens technologiques de la Russie, à ma connaissance, ne sont pas tellement supérieurs aux nôtres. Le budget militaire de la Russie, je crois, pour l'année en cours ou l'année dernière, est inférieur à celui de la France. Or la Russie fait peur et la France ne fait pas peur. La Russie fait peur parce que quand ses intérêts vitaux sont menacés, elle tape et nous ne faisons pas peur parce que quand nos intérêts vitaux sont menacés, nous tapons à moitié ou pas du tout.

La question de la souveraineté rejoint donc la question de la volonté et renvoie à celle de la soutenabilité du modèle gaullien qui a été posée. Je pense que là aussi, il ne faut pas uniquement parler en termes capacitaires, car un modèle politique est sous-tendu par une vision du monde. La vision du monde du général de Gaulle était parfaitement claire et renvoyait à la question de la souveraineté économique dont le président Chassaigne a parlé.

De Gaulle était à peu près agnostique en économie, il a nationalisé en 1945 et a ensuite favorisé l'entrée dans un marché commun de forme libérale. Il se fichait des dogmes économiques, c'est la grandeur de la France qui l'intéressait.

Est-ce un souci qui anime encore suffisamment la classe politique et la population elle-même ?

Cela renvoie aussi à nos crises sociales intérieures. Nous avons une partie de la population française, dans les couches aisées, dont le modèle politique économique et social est élaboré (les zones de référence sont Londres, New York et la Silicon Valley) puis en bas de l'échelle sociale, une autre partie de la population dont la référence est La Mecque. Nous avons encore dans d'autres couches de la population une fascination croissante pour Moscou.

Où est l'intérêt national ?

Par conséquent, comment peut-on utiliser intelligemment nos armées ? Comment peut-on apprendre à se faire respecter ? Le problème fondamental est là. Les autres problèmes viendront après. La guerre, ce sont les moyens matériels multipliés par les moyens moraux. Et si les moyens moraux tombent à 0, vous pouvez avoir tous les moyens matériels du monde, ça ne sert rigoureusement rien, c'est de l'argent jeté par les fenêtres.

Voilà ma conviction.

M. le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois. Je vais répondre aux questions sur les flux et sur l’hybridité.

Comme le professeur Motte l'a montré, le milieu maritime est un milieu de transit par lequel passent des flux qui sont essentiels à nos économies. L'air, l'espace extra-atmosphérique et le cyberespace sont également des milieux de transit par lesquels nous faisons venir tout ce dont nous avons besoin au point de vue économique ou militaire.

Pour revenir sur une question posée, la crise du Covid a bien montré, au-delà de la ligue de Délos et de l'affrontement entre Sparte et Athènes, la nécessité de maintenir et de protéger ces flux, notamment aériens, pour faire face à des crises et améliorer la résilience de la nation.

L'extension de la conflictualité à de nouveaux espaces que sont l'espace extra-atmosphérique et le cyberespace, montre ce que nous appelons la dilatation de l'espace stratégique, qui permet de contourner des postures dans les espaces plus anciennement conquis par l’homme.

Le nucléaire a rendu impossible les conflits de très haute intensité. En outre, comme l’a montré la guerre du Golfe en 1991, la supériorité conventionnelle des États occidentaux a interdit les grandes batailles de chars telles que nous avons pu les connaître pendant la Deuxième Guerre mondiale ou les grandes batailles aériennes.

Les compétiteurs stratégiques des États ont contribué à l'élargissement du champ de conflictualité en contournant cette supériorité occidentale dans le domaine nucléaire et conventionnel comme la guerre hybride ou en agissant subrepticement dans le cyberespace ou l’espace extra-atmosphérique.

Nous parlons aujourd'hui d'hybridité, c'est-à-dire de la combinaison de modes d'action conventionnels (la recherche de la bataille décisive pour détruire les forces armées ennemies) et d'autres modes d'action qui tiennent plus de la guérilla où les combattants se mêlent à la population et masquent leur identité. Cette hybridité n'est pas seulement terrestre, elle peut être également aérienne, navale ou cyber puisque ces milieux permettent, à différents degrés, d'agir masqué, sans que son identité soit détectée.

C'est un peu la difficulté que nous avons aujourd'hui. Nous avons la nécessité de moderniser des moyens, en particulier nucléaires, qui nous protègent des conflits de très haute intensité et qui sont le dernier recours pour protéger notre pays, mais nous devons aussi faire face à ce développement de la conflictualité dans d'autres champs nouveaux et selon de nouveaux modes d’action qui mêlent emploi de forces conventionnelles, interventions clandestines visant des cibles civiles et militaires et action sur les perceptions.

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous avons une deuxième série de questions. Si vous le permettez, Messieurs, je vous remercie pour ces premières réponses, mais nous allons continuer, vous pourrez ensuite préciser vos propos.

M. Jean-Michel Jacques. Merci messieurs pour vos propos très intéressants qui suscitent chez moi une réflexion.

Nous sommes partis sur le technique, le quantitatif, mais il y a aussi le côté plus humain. Je voudrais revenir sur la cellule de base de nos armées que sont le soldat, le marin et l'aviateur.

Nous évoquons tout ce qui est technique et matériel. Mais finalement, comme le disait ici-même le général Bosser lors des auditions, il y a l'esprit guerrier. L’amiral Prazuck nous parlait, lui, de l'esprit d'équipage, le général Lecointre de la singularité militaire et récemment encore le général Burkhard parlait des normes. Ces normes qui font que notre soldat, notre aviateur et notre marin sont pris dans un étau entre la réglementation, le poids réglementaire des administrations et, de l'autre côté, des cycles technologiques très courts où le matériel évolue, où nous avons des boucles d'information très rapides qui font que finalement, le soldat, à son échelle de base, est amené à devoir prendre des décisions très rapidement, dans un contexte qui n'est plus dans les normes classiques.

Est-ce qu'une des armes stratégiques de la France n'est-elle pas finalement ce guerrier à l'esprit valeureux ? Dans le contexte actuel, la singularité peut être parfois abîmée, nous l'avons bien vu dans certaines lois, notamment lors de la loi de retraite, pour laquelle j'ai défendu la particularité de garder le mot de pension et non pas de retraite pour les militaires.

Tous ces écueils ne peuvent-ils pas affaiblir notre armée ?

M. Claude de Ganay. Je voudrais revenir sur une question qui a été abordée par mon collègue Thibault Bazin, à laquelle vous n'avez pas totalement répondu, sur les priorités.

Monsieur Goya, dans l'un des billets de votre blog, vous avez précisé qu'en 1940, la France a cessé d'être une puissance, à partir du moment où, en renonçant à toute capacité d'intervention, elle s'est condamnée à n'être que spectatrice des évolutions du monde.

Pour ne pas être spectateur des évolutions du monde, il faut donc équiper nos armées pour répondre à une diversification et à une complexification des conflits, dont l'intensité sera variable. Autant dire que, compte tenu des moyens financiers et humains contraints que nous connaissons et dont nous disposons, il apparaît difficile, voire impossible, d'assurer, même à l'échelle européenne, une défense couvrant l'ensemble des spectres de menaces de demain.

Selon vous, la France doit-elle miser sur une remontée en puissance en moyens humains, que nous venons d'évoquer, aux dépens de l'excellence technologique ou doit-elle compter sur une supériorité technologique pour compenser son manque de soldats ?

Répondre qu'elle doit miser sur les deux me semble un peu un vœu pieux qui ne passera pas l'épreuve du combat ou pire encore l'épreuve d'un projet de loi de finances.

M. Jacques Marilossian. Messieurs, merci pour vos exposés et vos premières réponses.

En tant que rapporteur du budget de la Marine ces trois dernières années, je ne peux que souscrire à la présentation que vous avez faite des enjeux de la puissance maritime. Vous auriez pu citer bien sûr Sir Walter Raleigh : « Qui tient la mer, tient le commerce du monde ; qui tient le commerce, tient la richesse et qui tient la richesse tient le monde lui-même ». Cette phrase est encore plus pertinente aujourd'hui. Je rappelle que le Président de la République, dans son allocution du 14 juin, a évoqué l'accélération de notre stratégie maritime. Il consacre ainsi la maritimisation de l'économie mondiale. Cette stratégie est essentielle pour le futur.

Cette accélération de la stratégie maritime évoquée par le Président passe-t-elle par une augmentation sensible du format de notre Marine, rapidement et pour quelle priorité ?

En octobre dernier, le United States Army War College a publié un rapport faisant état des principales menaces contre l'armée américaine, pour lesquelles elle ne serait absolument pas préparée. Je note notamment l'effondrement d'un réseau électrique national, l'apparition d'épidémies massives et l'effondrement général du climat.

Dans ce rapport, l'armée américaine, semble-t-il, est dans l'impréparation la plus totale, si elle doit être projetée dans des zones où l'effet climatique devient de plus en plus conséquent.

Si vous avez lu ce rapport, quelle analyse en faites-vous ? Sinon, avons-nous conduit aujourd'hui le même type d'analyse ? Pouvons-nous transposer ce type de menace pour notre armée, qui est souvent employée dans les interventions extérieures ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. Merci pour la qualité de vos interventions.

La préservation d'un modèle d'armée complet et équilibré est indispensable pour assurer à la France son indépendance nationale, son autonomie stratégique et sa liberté d'action.

Dans un environnement opérationnel plus exigeant, il est nécessaire de disposer de l'ensemble des aptitudes et des capacités nécessaires pour atteindre des effets militaires recherchés.

Face à des menaces, des technologies, des terrains, des modes d'opérations et des enjeux financiers qui se complexifient, comment pouvons-nous maintenir ce modèle d'armée complet et équilibré ? Pouvons-nous continuer à le maintenir en faisant des arbitrages, mais sans sacrifier l'essentiel ?

Mme Séverine Gipson. Messieurs, merci pour vos différentes interventions qui ont toutes été très intéressantes.

De nos jours, la menace d'un affrontement majeur entre États incluant la France n'est plus la seule menace, comme vous l'avez évoqué dans vos exposés.

Aujourd'hui, les risques sont multiples et ont été énumérés dans la revue stratégique de 2017 : enracinement et dissémination du terrorisme djihadiste, accélération et prolifération des NRBC, retour de la compétition militaire et multiplication des milieux dans lesquels ces menaces s'exercent.

Toutefois, la crise du Covid-19 a montré que le risque sanitaire n'était pas négligeable tant son impact est grand. La mobilisation de l'armée s'est avérée essentielle en France.

Ne faut-il donc pas considérer cette menace comme un nouveau risque afin de bâtir notre nouveau modèle d'armée complet et équilibré ? Vous semble-t-il primordial de préparer notre modèle d'armée à cette nouvelle menace ?

M. Jean-Louis Thiériot. Merci pour ces exposés extrêmement brillants, j'ai particulièrement apprécié les propos de Martin Motte concernant le fait que nous ne devions pas nous limiter au capacitaire, mais que nous étions bien dans une vision stratégique globale où s'impose la dialectique des volontés qui seule nous permet de peser de notre poids.

Ce que vous disiez sur le modèle gaullien m'a particulièrement touché, puisque permettez-moi une incise personnelle, cela rejoint le livre que j'avais fait, De Gaulle, le dernier réformateur où j’expliquais qu'il n'y avait pas de dogme économique chez de Gaulle, que c'était l'agnosticisme et que la seule valeur était la grandeur de la France.

Revenant toujours au général de Gaulle, il disait : « derrière les victoires d'Alexandre, il y a la pensée d'Aristote ». En clair, il n'y a pas de grande action sans grande pensée.

À travers ce que vous disiez sur la Sea Power, nous voyons notamment les réflexions de l'amiral Mahan.

Aujourd'hui, nos compétiteurs stratégiques, je pense en particulier à la Chine dans le domaine de la puissance maritime, ont-ils théorisé cette affluence de la puissance maritime ? Est-ce qu'aujourd'hui, c'est une pratique de la puissance ou est-ce que c'est un concept qui est théorisé, exprimé et développé dans les différents échelons du pouvoir ?

M. Didier Le Gac. J'ai également une question pour M. Motte.

Merci pour votre éclairage historique.

Je voulais aussi, comme Jacques Marilossian, évoquer l'intervention du Président de la République dans sa dernière allocution télévisée. Il évoque effectivement, et ce n'est pas si fréquent, le besoin d'asseoir le développement de notre pays sur notre stratégie maritime.

Vous avez très bien rappelé cette nécessité de pouvoir intervenir partout et sur toutes les mers, comme nous le rappelait aussi l'amiral Prazuck, dans cette même salle. Vous connaissez sa phrase célèbre : « ce qui n'est pas surveillé est pillé et ce qui est pillé est contesté ».

Je pense que cela résume bien la nécessité d'avoir une politique maritime très forte.

Vous avez évoqué le pôle Sud, l'Antarctique. Pouvez-vous dire un mot sur le pôle Nord, l'Arctique ?

Dans le contexte actuel, avec de nouvelles voies qui vont se créer, malheureusement, à cause de la fonte des glaces et du réchauffement de la planète, il y a des tas de géo confluences qui sont en train de se créer à cet endroit du globe. Quelle est votre analyse, votre avis sur cette nouvelle situation complètement inédite et pour le coup, complètement historique ?

Mme Marianne Dubois. J'ai une question extrêmement simple, pragmatique et technique.

Dans vos propos, il a été rappelé que 90 % des flux numériques passent par des câbles sous-marins. Internet, téléphone, télévision, numérique sont totalement dépendants de ce réseau, au cœur d'enjeux stratégiques. La moindre dégradation constituerait une menace majeure pour les États.

Or ces câbles sont posés par des opérateurs privés.

Qui en assure la surveillance, qui intervient en cas de dégradation, avec quel contrôle et dans quel délai d'intervention s'il y a une dégradation très importante ?

Mme Sereine Mauborgne, rapporteur armée de Terre. Je vais être assez rapide.

La semaine dernière, Thierry Burkhard venait nous présenter sa vision stratégique. Il a évoqué un sujet qui me paraît capital, notamment au regard de certains exemples que nous avons vus récemment à Djibouti où la France a décidé de ne plus subventionner une radio francophone. Le réseau a été racheté par les Chinois pour installer une radio francophone.

Pour moi, cela fait partie des sujets qui sont extrêmement inquiétants sur la stratégie des États puissance, notamment à faire de l'influence et au-delà.

Quelle est votre vision de ce vers quoi il faudrait tendre pour tenter de contrer ces stratégies d'influence, à la fois en termes de contre-mesures et de projection pour l'armée de Terre ?

Mme Natalia Pouzyreff. Je ne veux pas ouvrir le débat sur la dialectique des volontés, comme vous l'avez soulevé et comme l'a bien repris mon collègue, parce que c'est un enjeu qui se pose à mon avis, au niveau européen.

J'irai sur un autre terrain. Quel type d'engagement, de confrontation, voire de posture laisse présager le développement des nouveaux armements de type hyper véloces ou armement tactique porteur de charge nucléaire ?

Mme Anissa Khedher. Merci à l'ensemble des experts qui nous permettent de mieux appréhender l'avenir de nos armées et de notre modèle de défense.

J'aimerais simplement transmettre un message. Les conflits génèrent des blessés, des blessures parfois graves, des décès. Aujourd'hui, c'est la journée nationale des blessés de l'armée de Terre qui se passe dans des circonstances un peu particulières. J'aimerais, si vous en convenez, y associer mes collègues pour transmettre un message de solidarité à nos militaires blessés et de soutien à leur famille.

Mme la présidente Françoise Dumas. Merci, vous faites très bien, cher collègue, de nous le rappeler en ce jour.

M. Michel Goya. Je vous parlais de l'instrument premier de la guerre, qui est le soldat.

Il y a deux aspects. Au plus bas, il y a le soldat et à l'échelon le plus haut, il y a la décision ou la conduite stratégique et politique.

Depuis 1961, depuis la guerre contre la Tunisie à Bizerte, la France a mené 32 guerres et opérations de stabilisation majeure.

À l'intérieur de ces opérations, quand nous regardons les combats qui ont été menés, nous nous apercevons qu'en réalité, il n'y a pas de lien entre la victoire et le volume ou la capacité technologique. À Bizerte, nous avons quand même engagé deux régiments de parachutistes directement sur l'ennemi, sans aucun équipement lourd.

À Kolwesi, le bataillon parachutiste de légion étrangère qui saute est moins bien équipé que les gens qu'il affronte en face, il est beaucoup moins nombreux et dans la grande majorité des cas, en réalité, nous n'avons pas de supériorité technique.

Nous avons une supériorité dans l'organisation des moyens car nous pouvons organiser des appuis mais ce qui est le plus important, en réalité, c'est que nous avons des soldats qui sont bons, qui sont supérieurs à ceux qui sont en face. C'est le critère premier de tous les engagements.

Quand nous regardons les résultats, dans l'immense majorité des cas, un camp écrase l'autre.

Il n'y a pas de corrélation entre le nombre, ni même le niveau technologique. Ce qui est important, c'est véritablement la qualité humaine. Nous avons des soldats qui sont toujours aussi bons, qui sont bien formés et qui n'hésitent pas à prendre des risques. Il n'y a aucun doute là-dessus.

Quand nous regardons le bilan de ces opérations au niveau stratégique, nous nous apercevons que la faiblesse ne vient pas souvent de l'échelon tactique mais de l'échelon politique.

Quand nous avons échoué, c'est parce que nous avions une très mauvaise orientation stratégique dès le départ ou que nous avions un échelon politique qui lui, a eu peur de la mort et des pertes.

Depuis 1962, nous avons eu quatre journées où nous avons eu plus de dix soldats qui sont tombés dans une seule journée : à Bedo en 1970, à Beyrouth en 1983, à Uzbin en Afghanistan en 2008 et récemment au Mali, avec un accident d'hélicoptère.

À chaque fois, les secousses ont été extrêmement importantes, ce sont des événements stratégiques. Nous avons toujours remis l'opération en cause.

C'est un vrai problème. Il suffit à nos adversaires de tuer plusieurs de nos soldats en même temps pour que cela ait un impact stratégique. C'est un phénomène tout à fait nouveau.

Quand vous allez au parc André Citroën, vous regardez les noms qui sont sur le mémorial, vous remarquez que 80 % des noms qui sont dessus sont des gens qui sont allés au contact de l'ennemi. Ce sont des fantassins, des sapeurs ou des logisticiens, des gens proches de l'ennemi.

Or, quand nous regardons maintenant les priorités, notamment industrielles ou économiques, ils sont tout en bas de l'échelle. Là, il y a une contradiction flagrante, stratégique entre un problème, celui des pertes, qui fait peur au niveau politique et l'absence de tentative de résolution de ce problème.

Les Américains sont en train d'investir des milliards de dollars chaque année dans l'idée que sur chaque point de contact, nous ayons une supériorité totale pour que nous disposions, au sol, quand nos soldats sont au contact de l'ennemi, de la même supériorité que nous avons dans le ciel ou sur la mer, actuellement.

En France, nous n'avons pas perdu de soldats en combat aérien depuis 1945. En revanche, nous avons perdu des milliers de combattants, quasiment tous en luttant contre des organisations armées, soi-dit au passage.

Ce problème de la mort est un problème qui n'est pas forcément celui des armées, celui des forces. Nous parlions du décalage qu'il pouvait y avoir entre l'ambiance de la société et ce qui se passe réellement dans les unités au contact, éventuellement aussi entre les publicités de recrutement et la réalité du métier.

Mais en réalité ce n'est pas le risque qui pose problème. C'est quelque chose qui est assumé, qui est intégré. Ce qui pose problème dans l'armée, c'est l'ennui.

On s'engage éventuellement pour prendre des risques mais pas pour s'ennuyer ou ne pas être payé ou l’être difficilement, etc.

M. Martin Motte. Je prendrai les questions concernant la Marine.

Une Marine, pour quelles priorités ? Pour toutes les priorités, bien sûr. Je ne pense pas que nous puissions dire que nous allons nous spécialiser dans une niche parce que cela n'aurait de sens que si nous pouvions avoir une confiance en béton armé dans nos alliances. Nous avons parlé tout à l'heure de l'élection américaine, personne ne sait ce qu'il va se passer. L'idée d'avoir une armée européenne est totalement fantasmatique, cela n'a aucun sens. Il n'y a pas de volonté parce qu'il n'y a pas de peuple européen. Comme il n'y a pas de peuple européen, il ne peut pas y avoir d'Européens et il ne peut donc pas y avoir d'armée européenne.

Tout à l'heure, je parlais de ce différentiel incroyable, nous ne sommes finalement plus grand-chose au plan démographique ou au plan économique mais nous sommes encore extrêmement présents sur la scène mondiale. Je disais qu'il n'y a pas que les facteurs matériels, il y a aussi l'agilité avec laquelle nous les employons. Cela rejoint ce que disait à l'instant le colonel Goya.

Parmi nos facteurs de réactivité stratégique, il y a nos institutions. Même les États-Unis ne peuvent pas déclarer une opération militaire sous si faible préavis. Les institutions laissées par le général de Gaulle sont pratiquement uniques dans le monde libéral occidental, parce qu'elles nous permettent une réactivité que personne d'autre n'a. Si nous rentrons dans des systèmes d'alliance extrêmement contraignants et élaborés, nous perdrons cela. Dans le monde actuel, nous perdrions tout.

Une marine polyvalente signifie être faible partout, c'est-à-dire avoir un seul porte-avions à la fois, pas assez de frégates pour l'entourer, etc.

L'agilité doit compenser le manque de moyens. Il y a des alliances ponctuelles, des alliances ad hoc. Pour ne prendre qu'un seul exemple, le porte-avions, avec toutes ses imperfections et ses indisponibilités, nous a permis, début 2016, de prendre le commandement de la principale task force américaine du monde dans le Golfe Persique, parce qu'il y avait une indisponibilité du côté des porte-avions américains. C'est un amiral français, l'amiral Grignola, qui pendant plusieurs semaines, a pris le commandement du plus gros groupe aéronaval américain.

Nous ne pourrions pas le faire sans le porte-avions. Cela fait partie des rares choses qui justifient encore notre position au Conseil de sécurité.

De toute évidence, il faut maintenir cette capacité.

J'ajoute un aspect très important. Si nous voulons pouvoir dire non aux Américains lorsqu'ils mènent une guerre illégitime, comme cela a été le cas avec l'invasion de l'Irak, il faut pouvoir les épauler quand ils mènent une guerre légitime car nous ne sommes pas fondés à critiquer si nous n'agissons pas. Notre crédibilité morale est donc engagée par ça.

Il faut préserver la force de dissuasion même si elle est incomplète et imparfaite. Il faut préserver ce qui permet de la protéger, de la mettre en œuvre. Il est évident que tout cela est compliqué, mais il faut sinon dire que nous rentrons dans une autre vision selon laquelle nous allons faire uniquement du déni d'accès en Méditerranée et au large de Brest. Peut-être y seront-nous acculés d'ici quelques décennies. C'est une hypothèse à laquelle il faut réfléchir très sérieusement, mais pour l'instant, nous n'en sommes pas là.

Des questions ont été posées sur la Chine. La vérité est que les experts s'arrachent les cheveux pour savoir ce que veulent les Chinois, avec leur stratégie navale.

Leurs textes sont très confidentiels, lorsque cela filtre, les textes sont extrêmement elliptiques et il y a des problèmes de traduction. En fait, personne ne sait. Le plus probable est qu'au sein de l'État chinois, il y ait de toute façon divergence sur l'emploi de la flotte.

Comme historien, je me référerai à un modèle qui me semble extrêmement similaire, celui de l'Allemagne à l'époque de Guillaume II. Voilà une puissance qui n'est pas une puissance maritime et qui, en 25 ans, devient la deuxième puissance du globe. Son émergence très rapide déstabilise tout. L’Allemagne se trouve acculée à une guerre dont il n'est pas certain qu'elle l'ait voulue. C'est peut-être ce scénario-là qui risque de se passer avec la Chine.

Nous connaissons quand même le plan formulé dans les années soixante-dix par l'amiral qui commandait la flotte chinoise, qui est de désenclaver et de permettre la sortie de la Chine hors de cette espèce de prison naturelle que forment les chapelets d'îles qui l'entourent.

Je vais maintenant passer à la question sur le Pôle Nord.

Au pôle Nord, il y a des problèmes de zones économiques exclusives qui ne se résument pas à une confrontation entre Occidentaux et Russes puisque vous avez de gros problèmes de zones économiques exclusives entre Canadiens et Américains. Il y a des problèmes d'exploitation de ressources à venir.

Il ne faut peut-être pas s'emballer sur la question de la nouvelle voie d'accès, parce que pour qu'une voie maritime soit rentable, il ne suffit pas qu'elle soit praticable. Il faut encore pouvoir charger et décharger de la marchandise tout le long. Or pour l'instant, il n'y a pas de grandes villes ni de grandes zones industrielles. C'est peut-être plutôt à voir pour la deuxième moitié du siècle.

Ce qui est sûr, c'est que la Chine s'y intéresse parce qu'elle y voit la possibilité d'échapper à un éventuel blocus occidental dans le détroit de Malacca.

La Chine fait les yeux doux au Groenland, dans la perspective de l'indépendance du Groenland. Nous retombons sur un cas de figure qui ressemble à celui de la Nouvelle-Calédonie, sauf que c'est juste à côté de chez nous, ce qui est un peu plus embêtant.

À propos de Djibouti, nous pouvons rappeler que nous y avons certes une base logistique essentielle pour la France, mais que c'est aussi un terminal de câbles sous-marins extrêmement important. Ce n'est donc pas anodin de voir sur place quelque 10 000 soldats chinois.

M. le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois. Je vais essayer de ramasser mes réponses en trois points.

Le premier point concerne la place de l'homme.

Comme le disent Michel Goya et de nombreux membres de cette commission, la place de l'homme est essentielle. Face à un monde qui est plein d'imprévus, les machines ne peuvent pas être créatives, c'est seulement l'homme qui peut apporter la créativité et la volonté de se battre. Ce sont ces ressources qui vont permettre de dominer l'adversaire puisque la guerre est essentiellement cette dialectique des volontés.

J'apporterai une petite nuance. Il y a des milieux comme le milieu naval ou le milieu aérien, où la supériorité technologique est capitale. Nous parlions du général de Gaulle. Nous venons de célébrer l’appel du 18 juin, et de commémorer le 90e anniversaire de la défaite française en 1940. Les pilotes français qui ont combattu dans le ciel n'ont pas réussi à prendre le dessus sur la Luftwaffe parce que leur matériel était bien inférieur à celui de la Luftwaffe. Pourtant, ils se sont battus courageusement et ont enregistré des taux de perte très importants puisque 40 % des officiers navigants sont morts au combat.

Le réarmement de la France a commencé beaucoup plus tard, en 1938. Il a commencé en 1936 en Grande-Bretagne et il avait commencé en 1933 en Allemagne. L’habileté et l’ardeur au combat des aviateurs français n’ont pas pu renverser ce rapport de forces défavorable.

La place du soldat est essentielle. C'est lui qui va trouver de nouveaux modes d’engagement, innover en imaginant de nouveaux systèmes d’armes pour créer un rapport de force favorable. Michel Goya a bien montré que souvent, l'innovation tactique vient par le bas. Ce n'est pas le chef, dans son poste de commandement, qui trouve la solution. C'est le soldat qui, sur le terrain, s'adapte et réussit à innover pour l'emporter sur l'adversaire. Mais pour dominer l’adversaire, il faut quand même qu'il y ait des systèmes d'armes performants. Il ne faut donc pas négliger le facteur matériel.

Le deuxième point, c'est la question du financement et de l'Europe. Pour financer ces gros programmes d'armement dans le domaine aérien, comme le système de combat aérien du futur (SCAF) par exemple, nous n'avons pas le choix. Ce n'est pas de mon domaine de savoir si une Europe politique va se créer, de savoir s'il y a un peuple européen, mais seuls, nous pourrons moins facilement financer ces programmes d'armement qui ont besoin d'investissements lourds.

Au point de vue européen, il faut faire l'Europe par le bas avec ces grands programmes d'armement dont nous avons besoin si nous voulons encore que les voix de la France et de l'Europe portent dans le monde. C'est indispensable.

Le troisième point est celui de la priorité. Quelle priorité faut-il financer ? Nous pourrions nous demander ce que nous pouvons mutualiser en Europe et ce que nous devons garder en national ? Bien sûr, le nucléaire est le cœur de notre souveraineté militaire mais ensuite, quelles priorités faut-il financer ?

Nous avons vécu les hypothèses du Livre blanc de 2013, lorsqu’on nous disait qu’on n'allait pas pouvoir tout financer et qu'on allait abandonner des capacités structurantes.

Pendant quelques semaines, nous nous sommes dits que nous n'aurions plus de porte-avions, que la France ne pourrait plus manifester sa diplomatie navale avec le porte-avions où que nous allions abandonner des flottes complètes d'avions.

Il faut quand même rendre hommage aux décisions politiques qui ont été prises lors de la précédente législature, c'est-à-dire celles de préserver un modèle cohérent.

Si nous voulons avoir un outil militaire résilient, il faut que ce modèle reste cohérent avec un porte-avions, des avions de combat et des forces terrestres.

Mme la présidente Françoise Dumas. Merci mes chers collègues. Je vais céder la parole à Nathalie Serre, qui n'a peut-être pas osé intervenir avant, pour une dernière question à laquelle l'un d'entre vous pourra peut-être répondre.

Mme Nathalie Serre. La crise sanitaire que nous venons de traverser a mis en évidence la nécessité de relocaliser des productions et de redevenir souverain dans bien des domaines. Cela passe par la production d'équipements de protection individuelle, de matériaux médicaux comme les respirateurs ou les masques, la production de médicaments, etc.

Dans le domaine de la défense, la France a perdu il y a une vingtaine d'années, la capacité industrielle de produire des munitions de petits calibres. Le ministère des Armées s'approvisionne auprès de fournisseurs étrangers. En 2017, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, s'est engagé pour recréer une filière de production de munitions de petits calibres, made in Bretagne, remise en cause l'année dernière par la direction générale de l'armement (DGA).

Monsieur Motte, vous venez de dire qu'il était essentiel de compenser par l'agilité.

Dans ce contexte, et quelle que soit la menace, quel que soit le modèle d'armée que nous dessinerons, une des questions fondamentales n'est-elle pas celle de notre souveraineté dans ce domaine stratégique. À plus large échéance, à l'heure où nous envisageons des menaces pour demain, la plus grande menace n'est-elle pas notre dépendance à des puissances étrangères pour l'approvisionnement ?

M. le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois. Ce sont des choix qui avaient été faits sous le quinquennat du Président Sarkozy. C'était toute la logique du Livre blanc de 2008. C'est-à-dire qu'il y avait trois étages, un étage qui était le cœur de la souveraineté, ce qu'il fallait que nous fabriquions en France, pour lequel il fallait que nous soyons autonomes stratégiquement ; un deuxième, pour ce que nous pouvions mutualiser, construire avec les Européens, avec des programmes communs ; et un troisième avec ce que nous pouvions acheter sur étagères.

Le choix qui a été fait a été celui d'acheter des armes de petits calibres et des munitions, avec tous les déboires qui s'en sont suivis, à l'étranger, sur étagère, parce que nous estimions que nous n'en manquerions jamais ; comme les masques aujourd'hui, j'imagine.

Ce sont des choix qui peuvent ensuite être critiqués a posteriori.

Mme la présidente Françoise Dumas. Merci Messieurs. Cela nous a permis aujourd'hui de nous remettre en situation après cette période un peu complexe. C'était très utile et la richesse de vos interventions nous aidera.

Nous retrouvons nos chers collègues le 1er juillet à neuf heures trente pour une audition en présentiel de la directrice de la maintenance aéronautique du ministère des Armées, Mme Legrand-Larroche.

Merci encore pour votre disponibilité Messieurs et pour l'aide à notre réflexion pour les mois à venir, qui ne manqueront pas d'être encore très denses.

Merci chers collègues. Je vous rappelle que nous avons prévu de nous retrouver dans mon bureau à l'issue de cette audition.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

17.   Audition, à huis clos, du général François Lecointre, chef d’état-major des armées sur « l’analyse des conséquences stratégiques et militaires de la crise Covid, vision des perspectives qu’elle dessine » (jeudi 16 juillet 2020)

Mme la présidente Françoise Dumas. C’est avec grand plaisir que nous recevons le général François Lecointre, au lendemain de ce 14 juillet si particulier, qui fut l’occasion de rendre un hommage mérité à nos armées et à leurs actions lors de la crise du covid.

Cette audition a pour but de nous faire connaître votre retour d’expérience sur cette crise et les conclusions que vous en tirez. Le thème retenu, défini ensemble, est très ambitieux. Je sais que c’est un défi que vous relèverez avec passion !

Au cours de votre précédente audition devant la commission en visioconférence, le 22 avril dernier, vous nous aviez déjà avertis de la nécessité d’un modèle d’armée complet, c’est-à-dire capable d’agir sur l’ensemble du spectre des opérations, condition nécessaire à l’accomplissement des axes majeurs déclinés dans votre plan stratégique des armées 2019-2021, autour du triptyque « gagner aujourd’hui, gagner demain, gagner ensemble ».

Les différents intervenants que nous avons reçus depuis votre audition partagent ces constats. Que ce soit le général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre, venu le 17 juin nous présenter le modèle d’armée de Terre « durcie » qu’il envisage dans les dix ans à venir, ou les experts que nous avons reçus pour une table ronde fin juin sur le thème « Quelle armée pour quelles menaces ? », tous ont évoqué le retour de la confrontation sur la scène internationale et la perspective de conflits de grande ampleur, dans lesquels les différents acteurs assumeraient l’usage de la force. Tous ont mis en avant la nécessité d’augmenter le volume mobilisable de nos forces, du point de vue tant matériel qu’humain, sur chacune des trois armées, notamment en réinvestissant encore davantage dans la réserve opérationnelle.

C’est désormais votre analyse que nous souhaitons entendre, celle d’un homme d’action et de réflexion. Nous souhaitons comprendre comment vous intégrez la gestion et les conséquences de cette crise dans votre raisonnement, et les modifications qu’elle a pu entraîner quant à votre vision de la meilleure façon de nous préparer aux futurs conflits.

Général François Lecointre, chef d’état-major des armées. J’évoquerai le bilan des opérations de l’année, mais aussi les conséquences de la crise que nous venons de vivre sur le contexte stratégique et sur l’évolution de nos modèles d’armée.

Avant cela, il me semble intéressant de rappeler les trois ambitions stratégiques qui irriguent toute la pensée du général Beaufre. Ces trois ambitions qui sont d’une acuité et d’une actualité tout à fait remarquables, sont les suivantes : comprendre le sens de l’histoire, anticiper les grands bouleversements du monde, demeurer maître de son destin.

Il est plus que jamais d’actualité de comprendre le sens de l’histoire. Nous avons cessé de croire que celle-ci était finie. Depuis que je suis chef d’état-major des armées, je m’attache à le souligner devant vous, mais surtout à faire comprendre qu’elle s’accélère et nous ramène constamment au tragique.

L’anticipation des grands bouleversements du monde est un travail prospectif essentiel, mais difficile, qui doit nous conduire à essayer de dépasser le flou des constats généraux sans nous enfermer dans des couloirs trop étroits ou des scénarios trop précis qui pourraient nous mener à des impasses.

Demeurer maître de son destin, c’est la finalité de cette réflexion stratégique, afin qu’au sein de l’Europe, notre pays soit capable de se doter des instruments de ses ambitions, de porter ses valeurs et sa destinée. Sans doute parce que je suis chef d’état-major des armées, je pense que les armées sont un des principaux instruments de la nation pour maîtriser son destin et le parachever.

Cette année d’engagement opérationnel a été plus intense que jamais. Sur le territoire national, d’abord, nous avons maintenu un engagement fort, adapté à la crise du covid à travers l’opération Résilience. La contribution des armées à la gestion de la crise sanitaire s’est traduite, au plus fort de la crise, le 30 avril, par l’engagement de près de 4 200 personnes et de moyens importants. Les armées ont réussi à produire des effets déterminants, même si bien entendu les principales réponses ont été apportées par notre système sanitaire tout entier mobilisé. Aux niveaux zonal et local, nous avons concentré les capacités les plus critiques aux moments clés, notamment en accomplissant plus de cent missions aériennes de transferts de patients en réanimation ou en transférant des patients depuis la Corse sur le porte-hélicoptères amphibie Mistral. Plus de 20 % des évacuations sanitaires de patients ont été effectuées par les moyens militaires français.

Résilence a ainsi mis en évidence la très grande réactivité des armées qui, dès les premières heures du déclenchement de l’opération, ont déployé plus de 2 000 hommes. Elle a également mis en évidence la robustesse, l’efficacité et la souplesse de la chaîne d’organisation territoriale interarmées de défense, qui a été capable de traduire très concrètement au niveau local l’intention générale définie au plus haut niveau national, le tout à travers un échange constant avec les autorités locales sanitaires, politiques ou administratives, afin d’apporter la réponse la plus adaptée à chaque situation.

C’est toujours vrai outre-mer, puisque nous sommes encore fortement engagés en Guyane et à Mayotte, où les Forces de Souveraineté et l’organisation du commandement prouvent toute leur efficacité.

En outre, les armées ont fait preuve d’une capacité d’innovation importante. Cela ne vous surprendra pas, car vous les connaissez bien et savez qu’elles s’adaptent en permanence à des conditions d’engagement changeantes – c’est le propre et l’intérêt du métier militaire. À nouveau mises à l’épreuve, les armées ont su répondre, notamment en créant une unité de réanimation ad hoc – j’en profite pour remercier M. le député Jean-Michel Jacques, expert du sujet, pour ses envois fréquents ! Ce module militaire de réanimation répondait très précisément aux besoins spécifiques de la crise tels qu’ils s’exprimaient à Mulhouse. Nous l’avons ensuite fait évoluer en le séparant en sous-modules pour l’adapter à la situation de la crise à Mayotte, puis en séparant les capacités humaines et médicales pour le réengager en Guyane. Vous le voyez, il ne s’agissait pas, contrairement à ce que certains ont pu répéter à l’envi, et de manière tout à fait erronée, d’un « hôpital de campagne ». En tant que membres de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, vous pourrez expliquer que les armées ont en l’occurrence fait les choses de façon bien plus fine, subtile et adaptée aux besoins identifiés dans la crise.

Vous le savez également, nous avons su innover en adaptant nos hélicoptères pour les rendre aptes à l’évacuation médicale sanitaire – une capacité qui n’existait pas. Nous avons également adapté le module de réanimation pour patient à haute élongation d’évacuation (MORPHÉE) afin de le doter de capacités d’évacuation spécifique en période de crise et de tension biologique, et avons créé un kit MORPHÉE spécifiquement adapté à l’A400M.

Je suis admiratif, car ces défis techniques, logistiques, administratifs, normatifs ont été relevés très vite par l’action vigoureuse de nos marins, de nos aviateurs et de nos soldats.

Durant cette période, il a aussi fallu poursuivre l’opération Sentinelle. Compte tenu de la baisse de l’activité sociale, économique et culturelle, l’opération a été moins exigeante et nous l’avons adaptée. Nous avons surtout maintenu le dialogue civilo-militaire. Madame la présidente, je sais que vous avez récemment lancé une mission flash sur le sujet et je peux vous dire que ce dialogue a été très fructueux dans le cadre des deux opérations et qu’il se poursuit aujourd’hui.

Nous réfléchissons à une adaptation importante de Sentinelle, d’ailleurs issue de la gestion de la crise, qui nous a conduits à bien distinguer le soutien logistique sanitaire dans le cadre de l’opération Résilience de l’engagement des armées dans une mission de sécurité et de lutte contre le terrorisme – Sentinelle. Il est essentiel de ne pas confondre les deux opérations et nous souhaiterions pérenniser les adaptations de cette dernière qui en ont découlé. Ce nouveau système reposerait sur un engagement permanent des unités Sentinelle réduit et la mise en place de réserves zonales, très rapidement mobilisables en cas de dégradation. Nous avons prouvé, lors de la crise du covid, que nous étions capables d’agir très vite. L’éventuel retrait des moyens permanents dont disposent aujourd’hui les autorités préfectorales ne doit donc pas susciter d’inquiétude sur la possibilité de réagir rapidement à une montée en insécurité terroriste ou à celle de signaux faibles. Je le redis : une part essentielle de l’efficacité des armées repose sur leur réactivité et leur adaptabilité.

Enfin, durant cette crise sanitaire dont nous ne sommes pas encore sortis, les armées ont maintenu leurs engagements permanents de protection du territoire national : action de l’État en mer, sûreté aérienne, lutte contre le trafic de drogue, lutte contre l’orpaillage illégal, etc. Ces engagements sont un « bruit de fond » que l’on oublie souvent, mais ils sont consommateurs en moyens, en capacités et en hommes.

N’oublions pas non plus la posture de dissuasion nucléaire, fondamentale, qui a d’ailleurs été plus que maintenue puisque nous avons réussi avec succès le tir d’essai et de qualification du missile M51. C’est une véritable prouesse, remarquée sur la scène internationale. C’est important, car nous avons ainsi fait la démonstration éclatante de la capacité que conserve la France à être parmi les rares grandes puissances déterminées à se protéger, à faire valoir et à porter leur voix, tout en disposant de la maîtrise technologique et scientifique pour le faire.

Sur le plan international, la crise n’a malheureusement pas entraîné de pause ou de ralentissement. J’ai même tendance à penser qu’elle a été un révélateur des tensions, la plupart des acteurs essayant d’en tirer profit pour consolider leurs positions et pour entretenir ou accroître le climat de tension qui prévaut depuis plusieurs années.

Même si l’Europe n’a pas toujours été au mieux de ses capacités et de son efficacité dans la gestion de la crise du covid, elle n’a pas arrêté de faire face aux tensions internationales, avec l’extension et l’opérationnalisation du mandat de la mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM) et le lancement de l’opération Irini de contrôle de l’embargo sur les armes à destination de la Libye.

Les inquiétudes sécuritaires restent fortes aux portes de l’Europe : au Nord-Est, dans la zone polo-balte, nous continuons à déployer des moyens aériens dans le cadre de l’opération de police du ciel de l’OTAN ; des moyens terrestres sont engagés dans le cadre de l’opération Enhanced forward presence (eFP), appelée mission Lynx en France.

En Méditerranée, l’implication croissante de la Turquie a entraîné celle, accrue, de la Russie, faisant de la zone un théâtre de tensions dont la Libye est désormais le cœur et l’illustration la plus emblématique, même si la crise s’étend au-delà et concerne tout le bassin méditerranéen. La radicalisation du conflit libyen, alimentée par l’action d’États extérieurs – je pense notamment à l’acheminement de combattants syriens en Libye par la Turquie –, induit deux risques : d’une part celui d’une connexion avec la zone d’insécurité du Sahel que nous essayons de traiter depuis des années et d’autre part celui de voir ces combattants terroristes arrivés en Libye profiter des filières migratoires pour venir porter leur action en Europe.

En Afrique, nous avons répondu à l’impulsion présidentielle donnée au sommet de Pau et avons produit un effort important : nous avons accru notre action cinétique en augmentant les effectifs et les moyens de l’opération Barkhane et renforcé l’appui aux forces partenaires, en accélérant la coordination des différentes forces – Barkhane, forces partenaires, force conjointe G5 Sahel – par la création d’une cellule de coordination à Niamey et d’une cellule de commandement conjoint et de fusion du renseignement. Alors que la situation était ralentie en France du fait de la crise Covid, nous avons non seulement maintenu mais même accru nos efforts en zone sahélienne avec des résultats importants, qu’il s’agisse des résultats obtenus par Barkhane ou de la montée en puissance de la force conjointe G5 Sahel, qui, sous la houlette du général Namata, a fait la preuve d’une efficacité croissante.

Même si la situation politique malienne est extrêmement inquiétante, les résultats obtenus sont pour moi un vrai motif de satisfaction : les armées ont agi, contribué à la montée en puissance de leurs partenaires, contraint l’ennemi et évité que cette zone de non-droit et de califat territorial qu’était devenu le Liptako malo-nigérien ne s’étende, au risque de ne plus pouvoir y pénétrer. Par ailleurs, la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) a été prolongée jusqu’à fin juin 2021. Elle doit appuyer la mise en œuvre de l’accord de paix, ainsi que la stabilisation et le rétablissement de l’autorité de l’État dans le centre du pays. Ces orientation conformes aux souhaits de la France montrent que notre action diplomatique et militaire n’a pas faibli.

Sur les plans diplomatique et logistique, nous avons participé au lancement de l’opération Takuba, dont la capacité opérationnelle initiale devrait être prononcée dès la semaine prochaine. Nos principaux partenaires sont l’Estonie, la République tchèque et la Suède, d’autres partenaires participeront à armer l’état-major – le Danemark, le Portugal, la Belgique, les Pays-Bas. L’Italie pourrait nous rejoindre ; les signes sont encourageants. Cette force atteindra sa pleine capacité opérationnelle à la fin de l’automne ou, au plus tard, début 2021. Nous devons continuer à mobiliser tous les partenaires potentiels, et je vous encourage, lors de vos contacts avec les parlementaires européens, à expliquer la nécessité de cette mission. Nous devrions arriver à rassembler autour de celle-ci les capacités identifiées comme critiques dont nous avons besoin : avions de transport, hélicoptères, moyens de protection, antennes chirurgicales.

Au-delà de la bande sahélienne, nous sommes attentifs à la potentielle contagion de la crise vers le Sud. Nous avons constaté des attaques terroristes dans le nord de la Côte d’Ivoire ; nous les pressentions depuis longtemps – je vous avais précédemment fait part de mon inquiétude. Par ailleurs, la mission Corymbe nous permet de lutter contre l’activité de piraterie dans le Golfe de Guinée, qui demeure importante.

En Centrafrique, le mandat de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en République centrafricaine (MINUSCA), à laquelle nous participons, a été prolongé jusqu’au 15 novembre 2020. Les difficultés que rencontre cette mission sont liées à ses limites intrinsèques : difficultés d’accès aux moyens logistiques ; difficultés d’adhésion des différents contingents ; quasi-inexistence d’un système de recueil et d’analyse du renseignement. Parallèlement, la mission de formation de l’Union européenne en République centrafricaine (EUTM RCA) joue un rôle important dans le processus de réforme du secteur de défense. Nous continuons à progresser et travaillons auprès de l’Union européenne pour valider un nouveau mandat de deux ans.

Au Proche et au Moyen-Orient, nous restons également engagés. Face à l’Iran, notre posture, vigilante mais équilibrée, vise à la désescalade. Plus de 600 de nos hommes sont engagés dans l’opération Chammal au sein de la coalition luttant contre Daech en Irak et en Syrie, aux côtés des forces de sécurité locales. Nos actions cinétiques sont menées à partir de la base H5 en Jordanie et nous fournissons également un appui au renseignement et à la formation, des conseils et une assistance au commandement. La France reste très présente et elle aura un rôle majeur dans la cellule d’appui direct et d’assistance au commandement de l’armée et des forces de sécurité irakiennes qui va s’installer à Bagdad.

Même si notre attention se porte ailleurs, Daech est en train de relever la tête et de se réorganiser. Nos analyses sont concordantes avec celles des Américains, des Kurdes ou des Russes. La semaine dernière, le général Gerasimov me l’a confirmé au téléphone. Même si Daech n’est pas en situation de conduire des actions au-delà de cette zone irako-syrienne, il faut l’empêcher de mener ce processus de reconstitution qui est en cours.

Nous sommes également engagés dans la mission européenne de surveillance maritime dans le détroit d’Ormuz (EMASoH, pour European-led maritime situation awareness in the straight of Hormuz), à laquelle nous avons donné le beau nom d’Agenor pour le volet opérationnel. Nous avons réussi à entraîner nos partenaires européens et, ainsi, à distinguer la posture européenne de l’américaine, plus agressive et qui comporte plus de risques d’escalade. Cette mission est un succès.

Au Liban, la France reste présente dans la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL), avec 700 hommes. Nous armons la force d’intervention, dont la vocation est d’intervenir sur l’ensemble de la zone d’opération. Nous sommes très attentifs à l’évolution de cette mission, car la situation se dégrade fortement.

J’en viens maintenant à la zone Asie-Pacifique. Je suis conscient que cette énumération peut évoquer une liste à la Prévert, je considère toutefois que cela montre bien que dans un contexte où la crise du Covid a engendré une accélération des tensions, nous sommes engagés dans toutes les régions du monde et pas seulement dans nos zones d’intérêt immédiat. Notre stratégie d’alliance et de coopération se met en place en Asie-Pacifique, et elle s’avère de plus en plus nécessaire. La Chine a choisi une posture agressive si l’on en juge par sa diplomatie sanitaire vis-à-vis notamment des territoires français d’outre-mer, Polynésie française et Nouvelle-Calédonie, et sa politique d’extension administrative territoriale qui l’entraîne vers une confrontation avec les États-Unis en particulier.

Nous avons continué à développer nos partenariats stratégiques avec le Japon et l’Australie, malgré les difficultés. Je pense que notre qualité de seul pays de l’Union européenne présent géographiquement dans cette zone Asie-Pacifique va nous conduire à être de plus en plus présents et actifs. L’idée est de représenter un partenaire alternatif aux Etats-Unis pour les acteurs de la zone qui, sans être naïfs vis-à-vis de l’attitude de la Chine, ne souhaitent pas être entraînés dans une confrontation trop brutale avec elle. Mes échanges avec les chefs d’état-major des armées japonais et australien m’ont confirmé que la France est bien considérée comme un partenaire d’équilibre permettant de marquer de la fermeté vis-à-vis de la Chine sans pour autant aller systématiquement à l’affrontement.

Quels enseignements stratégiques tirer pour les armées de ces mois où le temps s’est pratiquement arrêté en France et en Europe ?

D’abord, le déclin du multilatéralisme s’est aggravé, renforcé par une attitude plus brutale des États-Unis. Concentrés sur leurs intérêts propres, de plus en plus agressifs vis-à-vis de l’Iran et de la Chine, ceux-ci se montrent bien plus attachés à la confrontation qu’à la défense des valeurs libérales ou occidentales qui nous réunissent. En réponse à cette brutalité grandissante, la Chine de Xi Jinping a adopté une attitude à peu près comparable, ce qui conduit de facto à une sorte de marginalisation de l’Europe, elle-même ayant beaucoup de mal à mener à bien son unité, en proie à des divergences, entre Europe de l’OTAN et Europe de l’Union.

Le multilatéralisme est également fragilisé par la politique du fait accompli, banalisée par les actions récentes de la Turquie. Celle-ci a lancé ses opérations dans le nord-est syrien en dehors de toute concertation avec ses partenaires de l’OTAN. En Méditerranée, elle a passé avec la Libye un accord définissant les eaux territoriales et des zones économiques exclusives faisant totalement abstraction du droit maritime international. Elle explore les fonds marins à proximité de Chypre, achemine du matériel militaire et des combattants étrangers tout en déployant ses propres capacités militaires en Libye.

Le délitement général de l’architecture de sécurité s’est également accéléré avec la question de la maîtrise des armements et le retrait américain unilatéral des traités sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), Ciel ouvert et, peut-être bientôt, de réduction des armes stratégiques nucléaires entre les États-Unis et la Russie, dit New Start. Dans ce contexte, les pays européens risquent bien de devenir les simples spectateurs de ce délitement généralisé. Plus grave, s’ils n’arrivent pas à s’entendre, ils pourraient être exclus de la définition de nouveaux équilibres mondiaux.

L’enseignement majeur de ces évolutions est à mon sens que le multilatéralisme, auquel nous sommes extrêmement attachés car il constitue un progrès indéniable dans la gestion pacifique des relations internationales, ne peut être préservé que si l’Europe s’en fait le champion. Nous ne pourrons pas le faire seuls, et nous devons absolument convaincre nos partenaires européens, et le premier d’entre eux, l’Allemagne, de se lancer afin de jouer ensemble notre rôle de puissance d’équilibre.

La crise du covid a également accéléré l’extension des champs de la conflictualité. Nos adversaires accèdent de plus en plus facilement à des capacités militaires de haute technologie, protègent de mieux en mieux les bastions à partir desquels ils nous agressent et développent de véritables stratégies de déni d’accès. C’est pourquoi dans les trois domaines – terre, air et mer – nous allons devoir durcir nos capacités pour pouvoir au moins menacer ces adversaires et lutter contre ces stratégies de déni d’accès. Nous le faisons déjà contre l’ennemi asymétrique que constitue Daech. Demain, nous devrons être prêts à déployer des moyens de lutte de haute intensité dans les conflits interétatiques, afin d’être dissuasifs et de faire comprendre à nos ennemis qu’ils ne sont pas à l’abri de ripostes s’ils nous agressent.

L’extension de la conflictualité à de nouveaux espaces – exo-atmosphérique, cyber, informationnel – s’est également accélérée pendant la crise. La Chine a lancé un nombre très impressionnant de satellites et a mené d’importantes opérations d’influence, en particulier dans le champ informationnel. Un certain nombre d’organisations terroristes ou mafieuses ont également lancé des actions d’influence.

Enfin, dernier enseignement majeur de l’année écoulée, la dimension sanitaire est désormais un facteur de crise globale – je ne m’attendais pas à ce qu’elle le soit à ce point. Outre ce qu’elle révèle immédiatement de la fragilité de nos sociétés, sur le plan industriel ou en matière d’accès aux ressources, la menace épidémiologique pourrait être à l’origine de crises à venir importantes, économiques, alimentaires ou sociales, au point de bouleverser durablement les grands équilibres au sein des États, d’accentuer le repli sur soi et d’amplifier les tensions entre États, tendances qui s’inscrivent désormais dans la durée.

J’y vois plusieurs conséquences immédiates : la remise en question du système économique international en défaveur des Occidentaux – M. Le Maire évoquait ce matin, sur France Inter, les vulnérabilités étatiques révélées par la crise dans l’ensemble des pays occidentaux –; la paralysie de la circulation des biens, des capitaux et des personnes ; la défiance grandissante envers les organisations supra-étatiques, la mise au défi de notre éthique, de la cohérence de nos actions.

Pour les armées, la menace sanitaire que constitue le covid-19 reste globalement contrôlée, en particulier dans nos engagements opérationnels, sur le théâtre national ou en opérations extérieures. Nous avons même considérablement augmenté ces engagements durant la crise. Néanmoins, cette menace remet en question la sécurité de nos bases arrière. Le modèle d’armée que les errements des dernières décennies nous ont conduits à construire, un modèle d’armée de corps expéditionnaire ou de gestion de crise pouvant agir à partir d’une zone sûre où le fonctionnement normal de l’État et de la société est garanti, nous fragilise. De fait, la crise a révélé que ces bases arrières sont extrêmement vulnérables dans toutes leurs dimensions.

Sur le territoire national, en particulier outre-mer, nous devons veiller à ce que les désordres sociaux et les tensions sociales accentuées par la crise ne conduisent à détourner les armées de leur effort, qui doit porter sur la conduite des opérations et la guerre, en leur confiant des opérations de sécurité qui à mon avis ne relèvent pas de leur rôle. Ce pourrait être une tentation à laquelle je reste extrêmement attentif.

Il nous faut être militairement capables de consolider nos capacités d’action dans le champ informationnel, qui a pris une importance croissante, dans les domaines du cyber et de l’influence. Nous devons définir très clairement – et cela doit faire l’objet d’une réflexion approfondie – le soft power que nous devons accompagner dans ce champ informationnel.

Quels scénarios pouvons-nous esquisser, au regard de ces tendances lourdes de la conflictualité, pour les années qui viennent ?

Tout d’abord, la possibilité d’un grand conflit – qui pouvait être surprenante il y a trois ans – ne peut plus être écartée aujourd’hui. La confrontation sino-américaine actuelle se traduira a minima par l’établissement des conditions d’une véritable guerre froide, personne ne peut le contester. Cette confrontation peut-elle dégénérer en une guerre ouverte ? Evidemment, personne ne le souhaite. En tout état de cause, il nous faut étudier la manière dont l’entrée dans cette guerre froide peut rendre nécessaire une évolution de notre modèle d’armée. À l’heure actuelle, cette perspective ne me semble pas se dessiner de façon claire. Mais nous devons anticiper le rôle accru de la France vis-à-vis de partenaires stratégiques – en particulier le Japon et l’Australie, mais aussi d’autres pays d’Asie –. Pour ces partenaires, nous représenterons, dans la guerre froide qui s’installe, une alternative et pourquoi pas la perspective de la création d’un groupe de pays qui constituerait un facteur d’équilibre et de moindre tension.

Deux autres scénarios émergent.

Le plus dangereux est celui d’une dégradation de la situation sécuritaire dans les marges européennes. On a suffisamment évoqué l’Afrique, le Moyen-Orient, la Turquie, la Méditerranée et la mer Noire – à laquelle on ne pense jamais assez, mais qui obsède un certain nombre de nos partenaires européens qui en sont les riverains, en particulier dans l’OTAN. Cette dégradation sécuritaire n’est pas, selon moi, une éventualité ; elle est une certitude. La pression d’États-puissances comme la Turquie ou la Russie, qui tient à affirmer sa présence en Méditerranée orientale, notamment en Syrie et en Libye, ou les difficultés que rencontrerait un État qui ne parviendrait plus à contrôler sa situation intérieure peuvent créer très rapidement les conditions d’un conflit. Ce conflit serait certes circonscrit géographiquement, mais freinerait notre liberté d’action, provoquerait des flux migratoires très importants, fragiliserait encore nos alliances traditionnelles et nous paralyserait. Dans un tel cas, nous devrons réfléchir à un engagement du haut du spectre capacitaire, ce qui est d’autant plus inquiétant que nous pouvons nous attendre à des difficultés budgétaires et diplomatiques. Il est donc indispensable que nous envisagions cette éventualité et que nous continuions, pour être capables d’y faire face, à consolider notre modèle d’armée.

Le second scénario, plus probable, est celui d’une multiplication des stratégies hybrides et des zones grises, facilitée par le repli militaire américain et l’exacerbation des tensions avec la Chine, la Russie, l’Iran et la Turquie. Ces pays ont, en effet, intérêt à développer de telles stratégies pour pousser leur avantage. Or, dans ce type de configuration, il est difficile de définir des lignes rouges et d’attribuer des agressions, ce qui affaiblit considérablement les États respectueux du droit international et du droit de la guerre, qui se refusent à recourir à ce type de stratégies. Risquent ainsi de se multiplier des zones de chaos susceptibles d’être considérées comme autant d’opportunités par Daech et d’autres organisations violentes, avec pour corollaire l’augmentation des agressions indirectes, dans les domaines du cyber et de l’espace, et l’accroissement du nombre d’acteurs privés impliqués.

Ces stratégies hybrides doivent être prises en compte. En tant qu’État de droit, nous nous refusons à agir dans ces zones grises. Néanmoins, nous devons être capables, même si nous ne parvenons pas à établir des lignes rouges ou à identifier les agresseurs, de mieux appréhender les réponses que nous devons apporter. Celles-ci sont toujours globales, interministérielles, et doivent intervenir dans tous les champs : diplomatie, développement, sécurité, action militaire. Nous avons certainement des progrès à faire à l’échelon interministériel et à l’échelon international – nous y travaillons.

Il est probable que, dans les vingt à trente années qui viennent, ces deux scénarios se combinent à des degrés divers. Nos réflexions doivent donc être éclairées par cette perspective, que la France ne peut envisager – et cela vous concerne directement – sans avoir à sa disposition des armées capables à la fois de garantir sa résilience et de porter sa voix et son ambition de puissance d’équilibre dans le monde. Il nous faut en convaincre nos partenaires européens et ne pas céder à la tentation, qui pourrait découler de la crise sanitaire, de diminuer les efforts que nous devons consentir en faveur de nos armées au profit des forces sanitaires ou de protection civile. Il y a là un risque d’éviction et de concurrence auquel nous devons être particulièrement attentifs.

 

De cette analyse globale, je déduis quelques orientations stratégiques. Tout d’abord, nous devons maintenir un positionnement équilibré vis-à-vis de nos engagements, de nos partenaires, de l’Europe et du lien transatlantique, et être convaincus que seul le multilatéralisme nous permettra de préserver nos intérêts face à l’extension du champ de la conflictualité. Face au désengagement américain et à l’affirmation de la puissance chinoise, c’est à l’Europe qu’il revient de promouvoir le multilatéralisme comme mode de gestion pacifique des relations internationales. Nous devons jouer un rôle moteur dans l’affirmation d’une Europe capable d’agir sur la scène internationale, qui développe son autonomie stratégique et assume ses obligations sur la scène internationale en entraînant sans relâche ses partenaires.

Au-delà de l’élaboration d’outils militaires et de structures militaires de commandement qui doivent permettre à l’Europe d’intervenir de plus en plus dans le champ opérationnel et militaire, nous devons nous atteler à un travail de définition et d’élaboration d’une véritable culture stratégique européenne. C’est ce que nous faisons dans le cadre de l’initiative européenne d’intervention. Nous sommes actuellement affaiblis par le départ des Britanniques et il est indispensable que notre grand partenaire allemand – et vous avez un rôle à jouer à cet égard – promeuve une telle culture stratégique et qu’ensemble, en confrontant nos points de vue, nous parvenions à entraîner nos partenaires européens. Au-delà de la culture, il faut que nous soyons capables de disposer d’une base industrielle et technologique de défense européenne solide, pour ne pas dépendre d’acteurs tiers sur le plan économique et industriel – vous êtes bien au fait de cette question.

Enfin, je veux rappeler ma vision stratégique, qui consiste à affirmer et à affermir la singularité militaire. Il faut moderniser notre outil de défense et poursuivre les efforts prévus dans la loi de programmation, dont je rappelle qu’elle vise à réparer et à reconstituer, dans un premier temps, puis à moderniser un modèle d’armée complet, apte au combat dans tous les champs, disposant d’une masse suffisante, d’une organisation, d’un statut, de ressources et de capacités qui lui permettent d’assumer toutes ses fonctions dans la guerre et dans la crise, au service de la France et de l’Europe, et de garantir la résilience de la nation.

La crise l’a montré, la singularité militaire est plus que jamais d’actualité ; il faut que nous luttions ensemble contre les tentatives de banalisation qui perdureront. N’oublions pas qu’au-delà de la crise sanitaire, nous sommes bien confrontés à une crise mondiale. À titre d’exemple, je citerai, pour illustrer ce risque de banalisation, l’audience que tiendra le 21 septembre prochain la Cour de justice de l’Union européenne, durant laquelle sera soulevée, à propos du cas d’un douanier slovène, la question de la directive sur le temps de travail. En effet, nous ne souhaitons surtout pas que celle-ci s’applique aux armées.

M. Stanislas Guerini. Mon général, je veux tout d’abord m’associer à l’hommage que la présidente de notre commission a rendu aux hommes et aux femmes qui, sous votre commandement, dans le cadre de l’opération Résilience, ont permis à notre pays de faire face à la première vague de l’épidémie. Certes, l’intervention des armées ne s’est pas limitée à cette opération, mais celle-ci l’a rendue visible pour l’ensemble de nos concitoyens.

Je souhaite vous interroger sur notre capacité à demeurer maîtres de notre destin. Le Président de la République et la ministre des armées l’ont rappelé, la crise ne doit pas nous conduire à sacrifier notre ambition en matière de souveraineté européenne. La coopération passe, nous le savons, par un Fonds européen de défense ambitieux. La présidence finlandaise de l’Union européenne n’a pas permis d’accélérer la dotation de ce fonds, mais la prochaine présidence sera allemande et nous sommes à la veille d’un sommet européen important pour le plan de relance. Y voyez-vous une chance pour l’Union européenne de renforcer la dotation du Fonds européen de défense ?

M. Jean-Louis Thiériot. La réalisation des trois ambitions qui étaient celles du général Beaufre dépend des moyens, notamment capacitaires, de nos armées. Actuellement, ceux-ci résultent de la revue stratégique et du format 2030, établi pour répondre à un contrat opérationnel. Face à un monde qui change, ces moyens vous paraissent-ils suffisants ou existe-t-il des manques capacitaires qu’il faut combler en urgence ? En tant que co-rapporteurs de la mission d’information sur la Base industrielle et technologique de défense (BITD), Benjamin Griveaux et moi-même nous sommes fixé comme axes de travail la LPM et le modèle d’armée 2030, mais nous ne nous interdisons pas de tenir compte des évolutions du monde. Votre analyse nous est donc très précieuse.

Par ailleurs, vous avez évoqué la nécessité de développer une culture stratégique européenne, notamment avec notre partenaire allemand. Membre de l’Assemblée parlementaire franco-allemande, je constate souvent, non pas chez les officiers de la Bundeswehr, avec qui un véritable échange est possible, mais chez nos homologues Allemands une quasi-absence de culture stratégique, qui s’explique par la culture politique et le poids de l’histoire. Nous devons donc tous contribuer à la réflexion dans ce domaine, notamment dans le cadre de la diplomatie parlementaire. Que pouvons-nous faire concrètement en ce sens ?

En conclusion, je tiens à vous remercier, au nom du groupe Les Républicains pour votre action et celle des hommes et des femmes placés sous votre commandement ; ils sont la fierté de notre pays.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. J’évoquerai, à mon tour, cet oxymore qui vous est cher : la diplomatie militaire. Nos amis britanniques traversent une mauvaise passe, qui pourrait les conduire dans une impasse ; nous aurions alors le devoir d’être à leurs côtés. L’anniversaire des accords de Lancaster House ne peut-il pas être l’occasion de réinventer notre coopération avec la Grande-Bretagne et d’aller bien au-delà de ce que nous avons jamais imaginé en la matière, afin de pouvoir lui venir en aide le jour où elle en aura besoin, face à un adversaire qui s’est un peu plus déclaré hier ?

Par ailleurs, vous avez annoncé l’intensification prochaine de la mission de coopération et d’instruction en Irak, alors que, lors de la crise sanitaire, vous avez rappelé une centaine d’hommes impliqués dans cette mission. Est-ce à dire que nous allons augmenter nos effectifs présents dans ce pays ?

M. Jean Lassalle. En vous écoutant, mon général, j’ai repris confiance.

Je ne crois pas qu’il faille s’émouvoir de l’attitude du Royaume Uni ; il ne fait que retrouver sa place. Le problème, c’est que nous, nous ne l’avons pas encore trouvée. Nos deux pays ont un destin millénaire et se sont toujours affrontés : nous n’avons rien à attendre des Britanniques si cela va mal, mais nous avons tout à espérer si nous nous entendons bien. L’Allemagne retrouvera sa place, un jour ou l’autre, avec ou sans nous. Puisque vous avez été franc, je me permets de l’être à mon tour.

Pour la première fois, nous avons affaire à des adversaires très lointains. Estimez-vous raisonnable d’envisager un retour rapide en Syrie, où nous sommes actuellement privés de toute influence réelle ? Par ailleurs, vous paraît-il possible de livrer un combat au véritable ennemi, c’est-à-dire le capital, qui, comme dans les années 30, mène ce ballet tragique à travers le monde ?

M. Bastien Lachaud. Les armées traversent une période difficile. Je pense à l’épidémie au sein du Charles-de-Gaulle, à l’incendie du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Perle qui a entraîné la disparition d’un sixième de la flotte, aux accidents et à la guerre qui nous ont meurtris et ont causé la perte de matériels, aux programmes capacitaires qui ont encore été retardés, et aux perspectives d’exécution de la LPM, qui demeurent incertaines en dépit des protestations volontaristes de la ministre des armées.

Les réussites tactiques dans la bande sahélo-saharienne (BSS) ne sont pas de nature à modifier notre appréciation des perspectives de Barkhane au niveau stratégique et la crise politique qui secoue le Mali est grosse d’incertitudes. Les réalisations de Résilience montrent en creux combien les armées et leur service de santé ont été éprouvés sous les quinquennats précédents, où s’était imposé le principe d’une mutualisation des moyens au nom des économies budgétaires. Enfin, la situation sécuritaire aux abords de notre pays est plus tendue que jamais, notamment du fait de l’activisme turc en Méditerranée et en Libye et en l’absence d’objectif politique clairement désigné par nos autorités.

Face à ce tableau, le général Burckhard a récemment proposé une vision stratégique audacieuse, en prônant le durcissement de l’armée de terre et en soulignant la nécessité de retrouver de la masse et de mettre l’accent sur la rusticité si nous voulons pouvoir soutenir un éventuel choc de haute intensité. Cette masse et cette rusticité ne sont pas, à l’évidence, au cœur de la LPM, qui prévoit plutôt des équipements de haute technologie en petit nombre. Toutefois, le document du général Burckhard comporte des traits que nous avions bien repérés dans votre propre vision stratégique et que vous avez rappelés. Il est néanmoins singulier, au regard des propos des chefs d’état-major de l’armée de l’air et de la marine. Quelle est votre appréciation de ce plan de l’armée de terre et quelle mise en cohérence avec les options retenues par les deux autres armes vous paraît-elle nécessaire ?

Mme Sabine Thillaye. En vous écoutant, nous avons perçu une certaine inquiétude quant au développement d’une culture stratégique commune européenne. Je souhaiterais donc savoir quels enseignements nous pouvons tirer des cinq opérations militaires européennes en cours. Les véritables problèmes sont-ils dus aux divisions idéologiques ? Au fait que certains pays, notamment l’Allemagne, rechignent à mettre en danger la vie de leurs soldats ? Sur quels points devons-nous insister lorsque nous discutons avec nos homologues, notamment allemands ? On observe un certain déséquilibre de l’Europe de la défense, l’accent étant mis sur le développement capacitaire au détriment, peut-être, d’un regard plus pointu sur les opérations extérieures.

En tant que Franco-Allemande, je suis très sensible aux questions de défense. Nous avons tenté de créer, au sein de l’Assemblée parlementaire franco-allemande, un groupe de travail sur la défense, mais nous n’y sommes pas parvenus, notamment en raison du contrat de coalition qui lie la CDU au SPD. J’appelle donc mes collègues de l’Assemblée parlementaire franco-allemande à remettre cette question à l’ordre du jour de la séance plénière du mois de septembre.

M. Thomas Gassilloud. La crise du covid-19 ne doit pas trop corseter notre vision du monde. Cette crise a, certes, été éprouvante, mais aucun réseau énergétique ou de télécommunication n’a été coupé, aucune route maritime n’a été fermée et aucun pays n’a délibérément mis fin à ses livraisons de matériels. Évitons donc le syndrome Maginot : ne nous préparons pas uniquement à affronter des phénomènes semblables à ceux que nous avons connus.

Plusieurs points me semblent importants : le retour de la puissance publique et la redécouverte des frontières, y compris au sein de l’espace Schengen ; le renforcement des acteurs du numérique et parfois des sociétés de surveillance ; le poids des dettes ; l’accélération de la confrontation sino-américaine et les doutes concernant la mondialisation, voire le retour d’un certain souverainisme. Cette crise est un accélérateur des tendances internationales et nous rappelle la fragilité du monde, à la merci d’une chauve-souris ou d’un pangolin.

Je souhaiterais donc vous interroger sur les moyens de renforcer la résilience nationale : au-delà de la puissance militaire, ce qui compte, c’est la capacité de la nation à tenir – rappelons-nous les mots de Thucydide. Cette résilience dépend de facteurs variés, aussi bien civils que militaires : masques, niveau des stocks, niveau de souveraineté dans les secteurs stratégiques, fonctionnement des opérateurs d’importance vitale (OIV), force morale de nos concitoyens, organisation des politiques publiques dans les territoires… Serait-il possible d’intégrer, dans le prochain Livre blanc, une nouvelle fonction stratégique, celle de la résilience ? Ainsi, ne devrions-nous pas associer à ces travaux de nouveaux acteurs, tels que le ministère de la santé ou les acteurs de la diffusion de l’information ?

Enfin, pouvez-vous nous en dire plus sur les volumes mobilisés dans le cadre des réserves zonales de l’opération Sentinelle et les délais de réactivité attendus ? Je suppose qu’il s’agit de réserves au sens large. Concernant les réserves à proprement parler, pouvez-vous nous faire part des pistes de réflexion de l’état-major des armées s’agissant de leur montée en puissance ?

M. André Chassaigne. Mon général, j’ai beaucoup apprécié votre intervention, que j’ai trouvée très intéressante, en particulier lorsque vous avez évoqué le déclin du multilatéralisme, la politique du fait accompli, le délitement généralisé et le nécessaire développement d’une culture stratégique européenne – c’est un point très important que nous devons tous garder en tête. Comme l’écrit Edgard Morin dans Changeons de voie : « Nous sommes aujourd’hui confrontés à de nouvelles perspectives, de grandes incertitudes et un avenir imprévisible, ce à quoi l’humanité actuelle, qui vit à flux tendu, ne s’est pas préparée. »

Au mois de mai, j’ai lu, dans les colonnes de La Tribune, quelques-uns des articles du groupe de réflexion Mars, qui évoquait notamment le dogme du principe d’efficience, « cette belle théorie dont la mise en œuvre se révèle, dans la violence de ses conséquences, incapable de faire face à un événement inattendu, même quand les experts en prédisent la survenue probable ». Or ce principe d’efficience a été largement appliqué entre 2007 et 2012, notamment dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP) et de la modernisation de l’action publique (MAP).

Vous-même, vous avez indiqué, lors d’une audition au Sénat : « Les précédentes LPM et la révision générale des politiques publiques ont conduit à privilégier le management sur le commandement, l’efficience sur l’efficacité, la logique de flux sur celle de stock. Elles ont affaibli et bridé notre réactivité en allant à l’encontre de la singularité militaire. » Et vous ajoutiez : « Aujourd’hui, ces faiblesses se trouvent cruellement mises en évidence par la crise. Je pense à l’externalisation d’un certain nombre de fonctions, à la délocalisation de fonctions vitales, au manque de réserve opérationnelle et d’épaisseur organique de nos armées. »

Lors d’une précédente audition, nous avons longuement évoqué le service de santé des armées. Que proposez-vous concrètement pour revenir au modèle d’armée complet évoquée par notre présidente, notamment en matière d’internalisation, et pour en finir avec le sacro-saint principe d’efficience ?

Général François Lecointre. J’ai plaisir à constater que je suis entendu ! Par ailleurs, je suis raisonnable ; je dis les choses telles que je les pense et telles que je les observe depuis que j’ai commencé à y réfléchir en tant qu’officier, lorsque je préparais l’École de guerre. J’ai alors complété ma réflexion sur les questions opérationnelles, philosophiques et éthiques par une réflexion sur les capacités, les structures, les organisations et leur fonctionnement. En 2012, j’ai publié, dans la revue Inflexions, un article intitulé « De la fin de la guerre à la fin de l’armée », dans lequel j’alertais sur les dangers que nous courions en dégradant notre modèle d’armée sous le poids de la recherche d’efficience à tout prix et de la contrainte économique. La vision de l’État et de son fonctionnement qui prévalait alors affaiblissait objectivement les armées : parce qu’on estimait que la paix était définitive, on considérait que celles-ci devaient être cantonnées à des opérations de gestion de crise. Je ne critique pas les personnes qui ont mené cette politique à l’époque. Aujourd’hui, comme l’écrit Edgard Morin, nous sommes face à de grandes incertitudes alors que toutes les politiques mises en œuvre dans le cadre de la RGPP l’ont été par un ensemble politico-administratif qui était rempli de certitudes sur l’avenir du monde : nous allions, disait-on, vers un monde heureux…

Je pense avoir eu le mérite, et je n’étais pas le seul, de considérer que ce n’était pas vrai, que ces certitudes étaient en réalité fondées sur des assertions fausses. J’en étais convaincu, car, alors que notre société ne pensait que bien-être collectif et de plus en plus, individuel, consommation, apaisement général des relations entre individus, paix perpétuelle, nous, militaires, étions engagés dans des conditions très dures dans des guerres terribles. Nous vivions ces guerres tragiques de façon entièrement décalée par rapport à ce que vivait notre opinion publique. Il faut avoir été à Sarajevo en 1995, en Somalie, au Rwanda, pour comprendre ce qu’est la violence et ce qu’il y a au fond de l’homme, et mesurer que les bases sur lesquelles nous construisions un avenir radieux pour l’Union européenne et le monde occidental allaient être sapées par la réalité de la violence des hommes et du fond tragique de l’histoire. Chaque fois que nous rentrions d’opération, nous vivions ce décalage. Il ne s’agit pas d’accuser tel ou tel, mais nous, militaires, engagés dans cette violence et sortis de la bulle de confort et de prospérité de l’UE et du monde occidental, nous mesurions à quel point les certitudes qui étaient les nôtres étaient dangereuses, comme toute certitude d’ailleurs.

Selon moi, le Fonds européen de la défense est un moyen important qui contribuera à la consolidation de la base industrielle et technologique de défense. Je ne suis pas très optimiste quant à une dotation plus importante que ce qui était prévu initialement ; nous verrons bien. Je pense que les Allemands sont très attentifs à ce que l’on relance la coopération européenne en matière de BITD. Ils sont en effet très attachés à l’industrie et l’on peut compter sur eux pour penser une future industrie de défense européenne.

Par ailleurs, nous avons deux grands projets de coopération majeurs avec l’Allemagne : le système de combat aérien futur (SCAF) et le char de bataille du futur. Quelles que puissent être les tensions venant de nos industriels, qui veulent chacun une part dans ces projets, nous allons avancer, et ces projets attireront d’autres Européens. Cela a déjà été le cas pour le SCAF, puisque les Espagnols nous ont rejoints, et nous espérons que les pays de l’Est, voisins de l’Allemagne au sein de l’Union européenne, la Pologne et d’autres, seront intéressés par le char du futur. L’an dernier, le chef d’état-major des armées polonais m’a d’ailleurs demandé s’il pourrait nous rejoindre sur ces projets. Je pense que nous avancerons. Ce ne sera pas forcément du fait du FEDEF, qui ne devrait pas augmenter au-delà de ce qui est aujourd’hui prévu, mais ce fonds sera un bon moyen d’aller jusqu’à des démonstrateurs. Pousser les industriels à avoir des projets européens est une très bonne chose.

Il ne faudrait toutefois pas que cette vision capacitaire et industrielle nous fasse oublier le reste. La défense européenne, c’est aussi une question d’opérations et d’engagement opérationnel, ainsi que de structure de définition des objectifs et de structure de commandement. Au-delà des projets industriels et de la vision capacitaire, il faut que nous ayons une vision opérationnelle et une vision stratégique. Nous ne sommes pas d’accord avec les Allemands sur leur vision de l’évolution de l’état-major de l’Union européenne, qui est l’une des principales structures de défense européenne. Nous souhaitons que l’EMUE soit consolidé. La direction vient d’en être prise par l’amiral français Hervé Bléjean, qui arrive de l’OTAN, et nous avons de vraies ambitions pour que soient réunies au sein de cet état-major des compétences stratégiques, doctrinales, capacitaires et de conduite des opérations. Nous pensons en effet que séparer la conduite des opérations des dimensions capacitaire et doctrinale n’a pas de sens et affaiblit, au contraire, chacune des variables. J’essaye donc de sensibiliser mes camarades européens pour que l’on n’oublie pas cette dimension. Les Allemands, qui souhaitent rapprocher, dans la gestion européenne des crises, la dimension civile de la dimension militaire, veulent retirer la cellule de planification et de conduite militaire des crises, qui est dans l’état-major de l’UE, pour la fusionner avec la cellule de conduite et de planification civile des crises. Nous pensons qu’en faisant cela, nous affaiblirions l’état-major de l’Union européenne.

S’agissant des « trous capacitaires », nous identifions certes des choses urgentes à faire, mais nous avons défini un modèle 2030 qui nous semble raisonnablement atteignable si la France maintient l’effort qu’elle envisage dans le cadre de la présente loi de programmation et la suivante ; si c’est le cas, nous aurons un modèle d’armée qui aura complété ses capacités et remédié à ses carences capacitaires, et qui pourra ensuite répondre aux autres questions, en particulier les questions de masse. Je suis donc partagé entre l’envie de profiter d’un plan de relance, qui serait une aubaine, et la crainte que cet effet d’aubaine nous conduise à renoncer à la cohérence que nous avons bâtie et qui doit nous servir de guide dans la construction de notre modèle d’armée.

Pour autant, s’il devait y avoir des dépenses particulières, on peut en avancer un certain nombre tout en restant dans le cadre de ce que nous avons construit comme modèle d’armée. On peut répondre à des besoins de reconstitution de stocks, en particulier de munitions et de munitions complexes, choses absolument indispensables qui donnent une épaisseur opérationnelle aux armées. Par ailleurs, il est nécessaire de reconstituer des stocks de pièces, qui permettent également de constituer cette épaisseur organique qui facilite notre maintien en condition opérationnelle (MCO). Il y a là des dépenses intelligentes et assez urgentes. Enfin, je suis pour ma part très soucieux que l’on n’oublie pas des dépenses qui peuvent ne pas paraître essentielles, dépenses d’infrastructure et de fonctionnement, lesquelles peuvent d’ailleurs profiter à l’économie locale et nationale : il ne faut pas les sacrifier en ne pensant la relance que sous l’angle des grands programmes industriels.

Sur le plan de l’échange de nos idées et de nos visions avec nos partenaires allemands, il me semble qu’une façon de renforcer la compréhension mutuelle pourrait être que les militaires français aillent présenter à vos camarades parlementaires allemands la façon dont ils comprennent, par exemple, la situation au Sahel ; et que vous, députés français, alliez expliquer à vos homologues la façon dont vous comprenez la situation. Je vous prie d’ailleurs de leur faire savoir que je suis prêt à les rencontrer, tout comme les chefs d’état-major français des différentes armées ou les généraux français qui commandent en opération. Quand j’ai commandé l’opération européenne au Mali, j’ai reçu beaucoup de parlementaires allemands, qui étaient extrêmement intéressés par ces sujets et qui sont très professionnels. C’est par la multiplication de ces contacts que nous ferons évoluer les choses.

Par ailleurs, nous avons absolument besoin de la Grande-Bretagne, ainsi que d’une Allemagne qui accepte de se considérer à nouveau comme légitime pour développer une vision stratégique. Nous avons besoin de la Grande-Bretagne pour dire à l’Allemagne qu’elle doit dépasser ses réticences historiques, ses difficultés politiques. Nous sommes liés aux Britanniques par les accords de Lancaster House, et nous sommes par ailleurs deux anciennes puissances coloniales avec une vision particulière que n’a pas l’Allemagne, puissance continentale très tournée vers le Centre-Europe.

Il faut ensemble poursuivre le travail très concret mené dans le cadre de l’Initiative européenne d’intervention (IEI), avec des rencontres stratégiques militaires où nous abordons des scénarios de crise possibles et où l’étude de ces scénarios nous conduit à nous poser des questions de nature géopolitique et stratégique. Il ne faut surtout pas tenter de donner une finalité opérationnelle à cette IEI, mais continuer à travailler comme nous le faisons.

Pour revivifier Lancaster House, au-delà des difficultés que nous allons rencontrer en matière de coopération capacitaire, nous réfléchissons avec le général Carter à placer sous le chapeau de ces accords une intervention plus importante des Britanniques au Sahel, qui pourrait être, outre une participation aux opérations sur le terrain, une intervention plus large et de long terme. Aujourd’hui, il est important d’aider le Ghana, pays anglophone, le Bénin, le Togo… Nous y travaillons, afin de ne pas perdre ce fil de coopération avec les Britanniques et lui donner des traductions concrètes.

Les grandes tendances historiques des puissances européennes que sont l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne ne doivent pas nous conduire à renoncer à essayer de définir une vision stratégique commune – non pas unique mais commune.

Sur la Syrie : Daech, notamment dans la région de la moyenne vallée de l’Euphrate, mais également dans le sud-est de la Syrie, est en train de retrouver des espaces d’entraînement et de liberté, de se reconstituer. Qu’il s’agisse de la région de Deir ez-Zor, de Raqqa, la présence et la remontée en puissance de Daech sont évidentes. Nous agissons en Syrie dans le cadre de la coalition, par des actions aériennes quand nous le pouvons. Nous agissons également en Irak et je pense d’ailleurs qu’il ne faut pas séparer le problème syrien du problème irakien. En tant qu’acteur présent en Irak, nous suivons avec évidemment beaucoup d’attention l’évolution de la situation, avec une préoccupation essentielle, qui est de ne pas nous laisser entraîner par les Etats-Unis dans une confrontation avec l’Iran, alors que cela peut justement être une tentation des Américains. Nous voulons rester un élément de consolidation du régime irakien, que nous entendons aider à lutter contre Daech. Il faut donc continuer à travailler pour que soit maintenue la coalition internationale de l’opération Inherent Resolve, qui est la bonne façon d’empêcher les Américains d’aller trop loin en jouant cavalier seul contre l’Iran, et d’entraîner un maximum d’Européens et d’Occidentaux en appui de l’Irak.

La campagne de l’opération Inherent Resolve prévoit d’entrer dans sa quatrième phase, une phase de reconstruction, et il a été décidé de créer un joint operational advising team, une cellule de conseil à l’armée irakienne, créée pour faire de l’assistance et non plus seulement de l’action cinétique contre Daech, et placée sous le commandement de la France au sein de l’opération. C’est pourquoi je dis que nous sommes, à la fois dans l’opération Inherent Resolve et dans l’appui spécifique à l’Irak, en train de faire un effort particulier, qui est modéré en nombre mais important en termes de positionnement de la France. Cette cellule sera opérationnelle à partir du 1er septembre.

Le Charles-de-Gaulle, ce n’est pas un drame. Je suis intervenu sur le plateau de TF1 au moment de cette actualité brûlante, quand les gens essayaient de polémiquer sur cette affaire. Avant d’entrer sur le plateau, je discutais avec le chroniqueur médical de la chaîne TF1 qui me demandait comment il se faisait que nous n’avions pas réussi, comme on le fait sur les paquebots de croisière, à isoler les gens dans leurs chambres. Je lui ai répondu qu’il ne s’agissait pas d’un paquebot de croisière mais d’un porte-avions nucléaire. Au-delà de l’anecdote, c’est révélateur de la méconnaissance profonde de nos concitoyens de la réalité du métier militaire et de la guerre. Heureusement qu’il existe ces occasions de contact entre vous, représentants de la nation, et les armées, pour que vous puissiez ensuite convaincre nos concitoyens que les armées sont radicalement différentes de par leur fonction singulière dans l’État et que, devant assumer les contraintes qui sont les leurs, elles ne peuvent être soumises aux mêmes lois que les administrations de l’Etat ou les entreprises.

Quant à la Perle, c’est typiquement la traduction des renoncements auxquels nous avons été conduits sous la contrainte de la recherche d’efficience et de la révision générale des politiques publiques. C’est la première fois que nous avons entièrement externalisé l’arrêt technique majeur d’un bâtiment essentiel à notre marine à un industriel privé. Nous en tirerons les enseignements. Nous savions que ce mouvement, auquel nous avions été contraints, présentait des inconvénients. J’en parlais il y a deux jours avec l’amiral Augier, patron du bataillon des marins-pompiers de Marseille qui a dû intervenir sur cet incendie et qui a, par ailleurs, été ingénieur-mécanicien en chef d’un sous-marin nucléaire d’attaque. Il m’expliquait que lorsqu’il était en service dans son sous-marin, pendant l’arrêt technique, l’équipage était là et les officiers étaient en permanence dans le bâtiment, ils restaient maîtres de l’outil, car cela demeure une opération militaire et pas simplement industrielle. Des erreurs ont été faites et nous saisirons toutes les occasions pour revenir sur ces erreurs, y compris quand cela ne coûte pas d’argent et que l’affaire est simplement de processus.

Perdre des équipements, des matériels, c’est le lot d’une armée, en particulier parce qu’elle est engagée au combat. Cela pose la question de l’épaisseur opérationnelle d’une armée et pas seulement de son épaisseur organique.

Vous me posez la question de la masse et de la rusticité en contraste avec les équipements de haute technologie et ce que font les autres armées, qui sont, quant à elles, des armées très technologiques. Je ne pense pas qu’il faille opposer les deux. Il faut certes posséder de la haute technologie, car nous avons des ennemis qui, sans être des superpuissances mais des puissances, ont accès à des capacités de haute technologie et développent des stratégies de déni d’accès que nous ne pourrons surmonter que si nous avons nous-mêmes des capacités technologiques équivalentes. Le jour où vous voulez réaliser l’opération Hamilton pour détruire des installations chimiques en Syrie, si vous n’avez pas des missiles et des avions de très haut niveau technologique, vous êtes incapables de transpercer les défenses sol-air de l’ennemi, qui n’est que la Syrie, même aidée par la Russie. On ne peut donc faire l’économie de la haute technologie, mais il faut pratiquer de la haute technologie et du progrès capacitaire de manière différenciée, c’est-à-dire en étant capable de produire un effort non pas sur toutes les technologies mais sur celles réellement discriminantes sur le plan opérationnel.

L’armée de terre travaille précisément à ce qui sera la technologie discriminante, à savoir la numérisation et la connectivité des équipements. Dans le matériel terrestre, nous n’avons plus grand-chose à attendre des progrès de protection, c’est-à-dire du blindage, et des progrès de mobilité, tactique ou stratégique. Ce que nous pouvons viser, c’est la capacité à travailler de façon connectée et intégrée entre plateformes, de manière à développer une capacité de manœuvre qui surprendra l’ennemi.

Je lisais l’autre jour dans Le Figaro un article très intéressant sur le capitaine de Gaulle découvrant en Pologne une guerre qui n’est plus la guerre statique d’un front continu contre un front continu mais la guerre de grands espaces, avec ce qu’on appelle aujourd’hui les grands espaces lacunaires et des manœuvres qui se développent sans front continu et qui peuvent jouer sur l’effet de surprise. Au-delà de la capacité à manœuvrer dans les espaces lacunaires, nous travaillons sur des dispositifs extrêmement dispersés où chaque plateforme est en soi une capacité de production de capacités opérationnelles très puissantes. On réussira à gérer la combinaison avec les autres plateformes, sans manœuvre d’ensemble de grandes troupes à conduire mais avec des manœuvres très fines de chacune des plateformes, permises par la connectivité et l’intelligence artificielle. C’est le défi de demain, dans l’espace aérien comme dans l’espace terrestre. Je n’oppose donc pas la haute technicité à la masse, ni la technicité d’une armée à la rusticité d’une autre ; il faut les deux.

Le général Burkhard et moi posons un problème de masse, car je veux donner à notre réflexion un horizon post-2030, parce qu’on construit un outil militaire non pas pour les dix mais pour les trente ou quarante prochaines années. Telle est bien la responsabilité qui est la vôtre, membres de la représentation nationale. Dans la loi de programmation actuelle et la suivante, nous allons remédier aux lacunes capacitaires, consolider un modèle d’armée complet et entamer sa modernisation, en étant attentifs à ce que les progrès technologiques soient finalisés en matière opérationnelle. La question qui se posera après, c’est de savoir, une fois que nous aurons ce modèle d’armée complet, si nous serons capables de produire une masse suffisante pour faire face à la nécessité d’un engagement majeur si la situation internationale continue de se dégrader au rythme où elle se dégrade aujourd’hui, parce que la très haute technologie ne permet pas de faire face à tout. La masse reste une question importante, non pas, je pense, pour la loi de programmation actuelle ni pour la suivante, mais pour la suite.

Il existe clairement une divergence entre Européens, qui provient de la conception que chacun a de l’ennemi. Très naturellement, les pays européens du Sud, méditerranéens, ont une conception différente de celle du nord ou de l’est de l’Europe. C’est la principale divergence, et elle est très claire. Si l’on regarde le problème de la Turquie, l’Allemagne est extrêmement attentive au contrôle du verrou migratoire depuis l’Est et la Turquie, mais moins depuis le sud de la Méditerranée. Il faut parvenir à rapprocher ces visions, à faire comprendre que les menaces sont communes, car le raccourcissement de l’espace et du temps fait que la menace sahélienne concerne tout autant l’Allemagne, le Danemark et les Pays-Bas que la France et l’Espagne. Il faudrait être naïf pour imaginer que les migrants qui arrivent sur les côtes espagnoles s’arrêtent en Espagne. Chacun sait qu’ils viennent attirés par un mode de vie, un confort, une sécurité, européens, et qu’ils travaillent partout en Europe, avec tout ce qu’ils peuvent lui apporter de positif, en particulier la jeunesse, dans des sociétés dont la démographie est déséquilibrée. C’est une politique européenne qui doit être mise en œuvre, au plan migratoire et social, mais aussi militaire. La conception de l’œuvre de stabilisation que nous devons conduire dans le limes de l’Europe et dans sa zone d’intérêt immédiate doit être commune.

Il existe sans doute aussi une relation aux États-Unis différenciée selon que l’on est français ou polonais. Je pense que les gens sont en train de prendre conscience, entre autres grâce à l’attitude du président Trump, qu’il va falloir développer l’autonomie stratégique européenne. J’ai bon espoir que nous finirons par nous retrouver sur ce sujet. La semaine dernière, M. Borrell est venu ouvrir notre réunion des chefs d’état-major de l’Union européenne, où il a prononcé trois fois les mots « autonomie stratégique européenne » ; il l’assume parfaitement, et cela me satisfait.

Je ne sais pas s’il faut inscrire la fonction stratégique « résilience » dans le prochain Livre blanc. Je pense que les armées sont l’instrument de la résilience, parce qu’elles cultivent dans leur singularité la capacité à agir dans le chaos. On ne peut pas demander à l’ensemble des services publics d’être capables, au point où les armées doivent l’être, de fonctionner dans le chaos. Qu’ils soient capables de durcir leur fonctionnement pour prendre en compte le risque de crise, oui, mais pas au point où les armées ont le devoir de le faire. Pour les armées, ce n’est pas une fonction stratégique, c’est constitutif de leur efficacité. Il faut rappeler qu’il n’y a pas de résilience des armées, et donc pas d’outil de résilience au profit de l’État, sans singularité militaire, dans toutes ses dimensions, organisationnelle, juridique…

Je suis très sensible au thème de la force morale et je pense que les armées ont là un rôle à jouer. Ce qui me frappe, c’est que l’on a été très loin dans la réaction à cette crise. Il faut que nous apprenions à vivre avec cette maladie ; la réaction de sidération que nous avons eue, que je ne critique pas car elle a sans doute permis d’éviter que la situation ne dégénère, ne pourra pas se reproduire. La capacité à vivre avec cette maladie, avec cette crise, à se durcir, repose pour une part importante sur la force morale. La question que je me pose, c’est de quelle façon les armées peuvent être aussi, et même principalement, des inspiratrices de cette force morale pour la nation. Dans son discours sur la nation, Ernest Renan dit que la souffrance en commun unit plus que la joie et que les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun – je pense que c’est très vrai.

Les réserves dont je parle pour Sentinelle sont placées dans les régiments. D’active ou de réserve, elles sont capables de renforcer très vite l’opération selon une logique zonale et s’appuyant sur l’organisation territoriale interarmées de défense (OTIAD). Les forces déjà engagées dans Sentinelle pourraient, du coup, être réduites à un niveau d’étiage plus faible.

La question s’est posée du recours aux réserves pendant la crise du covid, car nous avions, je pense, trop sévèrement réduit les ressources du titre 2 qui devaient leur être consacrées. Il faut réfléchir sur les réserves selon deux modes : une réserve groupée, sous la forme d’une section de combat – le régiment de réserve de l’Île-de-France, 24e régiment d’infanterie, était présent sur les Champs-Élysées avant-hier –, et des réservistes individuels ayant des compétences spécifiques dont nous avons besoin pour faire fonctionner un état-major et dont la crise a prouvé la nécessité pour apporter à des organisations comme les agences régionales de santé (ARS) des compétences de logistique et de gestion de stocks.

Enfin, je suis d’accord avec vous, Monsieur Chassaigne, s’agissant de la singularité militaire. Sur ce sujet, j’ai également publié en 2009 dans la revue Inflexions un article intitulé « Pour une culture armée », je vous invite à le lire.

M. André Chassaigne. Cela complétera Jean Jaurès !

Mme Patricia Mirallès. Même si ce n’est pas l’usage, je me permettrai aujourd’hui de vous appeler « mon » général…

M. François Lecointre, chef d’état-major des armées. Je suis très heureux d’être appelé par mon grade. C’est une belle reconnaissance, car on ne devient pas général ou amiral d’un claquement de doigts. En quarante ans de carrière, j’ai énormément travaillé pour devenir officier général, j’ai assumé et assume encore des responsabilités lourdes. Je suis exaspéré lorsqu’un journaliste s’adresse à moi en disant « monsieur » alors qu’il donnera spontanément à tout avocat du « maître ». La règle veut toutefois que les hommes disent « mon général » et les femmes « général », mais faites comme vous voulez, Madame la députée.

Mme Patricia Mirallès. Cela, je l’ai appris dès mon arrivée !

Général, donc, je voudrais d’abord vous remercier. Le covid-19, nous en parlons depuis plusieurs mois, et il est malheureusement toujours d’actualité et le sera jusqu’à l’arrivée du fameux vaccin. Nous devons remercier nos armées, notamment les militaires de l’opération Sentinelle, qui renforcent la sécurité de nos concitoyens, en particulier sur notre littoral, parfois en attendant l’arrivée de la gendarmerie. Leur mission est aussi d’assurer la sécurité sanitaire, une grande attente des Français.

Montpellier ayant malheureusement perdu l’École d’application de l’infanterie (EAI), je sais de quoi je parle en disant que l’armée est très importante pour la population française. Plus que jamais, il est indispensable que nous soyons à vos côtés, pour renforcer nos armées. Après la crise du covid-19, d’autres crises pourraient advenir. Nous nous battrons jusqu’au bout pour que la LPM soit exécutée.

Présentes dans les zones très touchées par la pandémie, comme la Guyane et le Sahel, nos forces se sont trouvées confrontées à une autre problématique que celle qui avait justifié leur intervention. Outre qu’elle nécessite l’adaptation de nos soldats au nouveau contexte et à leur propre protection, l’apparition d’une menace sanitaire peut conduire à une réorientation de la stratégie globale dessinée initialement pour ces opérations. Compte tenu du potentiel de déstabilisation que représente le virus pour ces régions, les troupes qui étaient déjà déployées en outre-mer et à l’étranger avant la pandémie ont-elles pris part, aux côtés des autorités locales, à des actions ciblées de gestion pandémique ? Vont-elles et peuvent-elles y prendre part ?

M. Jean-Michel Jacques. L’innovation est importante pour donner toute leur efficacité aux armes de la France, mais elle constitue également un enjeu tactique, stratégique et de souveraineté. En la matière, la plus grande prudence s’impose en raison des nombreuses captations de pays étrangers. Être à la pointe de l’innovation permet tout autant de vendre que de renforcer notre influence dans le monde. C’est aussi un atout économique, car, bien souvent, l’innovation est duale et a toute sa place dans un plan de relance.

Bien que toujours insuffisantes, des masses financières significatives sont dégagées pour ce volet. Les armées, à travers la direction générale de l’armement (DGA), ont revu leur organisation, avec de nouvelles instructions ministérielles, la création de l’Agence de l’innovation de défense (AID) et de labs dans les unités – les battle labs terre, mer, air ou le fuscolab –, qui concentrent tous les enjeux que j’ai mentionnés plus haut. Depuis un an et demi qu’ils sont en ordre de marche, quel retour avez-vous de leur activité ? Leurs ressources humaines sont-elles suffisantes et adaptées aux nombreux domaines à la croisée desquels ils se trouvent, notamment le monde économique, qui requiert des profils particuliers ?

M. Philippe Meyer. Vous avez souligné la nécessité de travailler davantage avec l’Allemagne en faveur du multilatéralisme et rappelé que ce pays, qui partage nos objectifs et nos valeurs, n’a pas de tradition interventionniste. Le président du Bundestag, Wolfgang Schäuble, qui parle très bien français, est conscient de notre attente vis-à-vis de son pays mais estime que l’opinion publique de son pays reste à convaincre. Les Allemands connaissent aussi le terrorisme islamiste et savent que nos armées se battent pour eux également. Pour me rendre assez fréquemment en Allemagne, je pense que l’opinion publique allemande peut basculer. Il nous revient d’encourager nos collègues du Bundestag à défendre une intervention plus forte de l’Allemagne à l’avenir.

Nos relations avec les États-Unis, notamment dans le cadre de l’OTAN, subissent le caractère imprévisible – le mot est faible – des dirigeants américains. En termes opérationnels, au Proche-Orient et au Moyen-Orient, cette alliance n’est-elle pas fragilisée, malgré nos liens anciens ? Ces derniers mois, les échanges se sont dégradés sur le plan politique entre nos deux pays ; ces tensions existent-elles sur le terrain ? Nuisent-elles à nos engagements communs ?

Mme Natalia Pouzyreff. Dans la mesure où l’on souhaite une Europe qui protège, notamment en temps de crise, comment renforcer la réactivité de la réponse européenne ? Quels outils et quelles décisions envisager ? En particulier, comment articuler le décisionnel avec l’opérationnel ?

Par ailleurs, quelle forme pourrait prendre un conseil de sécurité européen, une option qu’ont envisagée à la fois le président Macron et la chancelière Merkel  ?

En tant que parlementaires, nous vous assurons de notre souhait de contribuer à ce travail de conviction de nos homologues européens.

M. Jean-Pierre Cubertafon. La crise sanitaire a souligné le risque que fait peser la fermeture des frontières sur les stocks stratégiques de pièces de rechange pour notre matériel militaire, notamment pour les hélicoptères – avec Jean-Jacques Ferrara, nous présenterons prochainement le rapport d’une mission flash sur le sujet. À l’heure où nous nous préparons à un retour du risque haute intensité, quel est l’état de vos réflexions sur la dépendance aux flux logistiques et sur la nécessité de disposer d’un stock suffisant afin d’assurer la résilience de la nation sur ce segment matériel, en cas de crise prolongée ou majeure ?

M. Jacques Marilossian. Mon général, vous connaissez certainement cette devise : « Qui tient la mer tient le commerce du monde ; qui tient le commerce tient la richesse ; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même. » Avant la pandémie, nous avions constaté que de nombreuses puissances cherchaient à contrôler davantage leur environnement maritime, souvent au mépris du droit international et des arbitrages des instances internationales. La France n’échappe pas à certains contentieux maritimes : avec les Comores pour Mayotte, et avec Madagascar pour les îles Éparses.

D’autres grandes puissances, notamment la Chine, ont intérêt à tirer profit de ces contentieux sur notre zone économique exclusive, et à contester notre souveraineté. Sur terre, dans l’air ou en mer, nos forces doivent être vigilantes face à cet avis de tempête sur nos frontières maritimes. Notre marine ne peut pas tout faire et être partout, étant donné ses lacunes capacitaires, que la LPM, vous l’avez dit, commencera à compenser.

Ne devons-nous pas repenser notre projection militaire, notre contrat opérationnel ou notre stratégie diplomatique, en particulier pour la zone indopacifique ? Une présence de forces de souveraineté plus importante, avec une ou deux nouvelles bases militaires sur des points stratégiques de notre zone économique exclusive est-elle envisageable ? Un renforcement sensible du format de la marine et des autres armes est-il envisageable dès la révision de la LPM ou dans la LPM 2026-2032 ?

Enfin, une révision de la revue stratégique 2017 vous paraît-elle indispensable ?

M. Joachim Son-Forget. Je comprends de l’épisode franco-turc que nos capacités de renseignement ne sont apparemment pas en cause puisque le Forbin avait repéré le Cirkin et l’avait suivi. Une frégate grecque avait subi les mêmes désagréments que la France, sur le trajet de ce navire, escorté par deux frégates turques. Il y a eu ensuite cet acte de guerre contre le Courbet, avec une illumination radar, à trois reprises. D’un point de vue militaire, il s’agit bien d’un acte de guerre.

La réponse, plus politique que militaire, interroge. S’il s’agit d’une réponse en urgence, celle-ci ne devrait-elle pas être purement militaire ? Le politique doit-il immédiatement trancher quant au type de réponse à adresser lors d’un acte d’agression important ?

Une telle réponse ne nous fait-elle pas apparaître aux yeux de nombreux autres régimes de plus en plus autoritaires comme faibles ? L’indignation politique, la convocation de l’attaché militaire turc à Paris ou les discussions entre présidents sont-elles suffisantes ?

Pensez-vous qu’une réponse énergique sur le plan militaire aurait été nécessaire dans ce cas ? Lorsque nous subissons de tels affronts de la part des Russes, notamment, on peut comprendre la volonté d’éviter l’escalade, mais il s’agit là d’un allié officiel au sein de l’OTAN, qui défend des intérêts divergents. Le cargo transportait non seulement des armes, mais aussi des mercenaires qui ont fait beaucoup de mal contre les Kurdes, dans le nord-est de la Turquie.

Général François Lecointre. L’incident du Cirkin n’est pas un acte de guerre, c’est un acte hostile, qui en effet est tout sauf anodin. Tous les marins – ce que je ne suis pas – savent qu’illuminer un bâtiment avec des radars de tir est un acte très hostile, qui fait partie de la grammaire de montée en tension entre des nations sur ce type de théâtre. Il ne faut pas imaginer que nous puissions y réagir immédiatement en coulant une frégate turque.

Je replace cet incident dans un ensemble plus large.

D’abord, il y a la volonté très claire du Président de la République de dénoncer la « mort cérébrale » de l’OTAN et l’incapacité de l’Alliance de faire face à ses dissensions internes, en particulier à la difficulté que posent les agissements de la Turquie dans le Nord-Est syrien, en Irak ou dans la zone économique exclusive de Chypre. Le Président de la République souhaite que nous fassions face à ce problème. Il a décidé que nous serions actifs, diplomatiquement et militairement, dans les endroits où la Turquie illustre cette mort cérébrale de l’OTAN et son incapacité d’affronter ces problèmes. Ainsi avons-nous décidé d’être actifs dans le lancement de l’opération européenne IRINI et dans l’opération Sea Guardian, en mettant des bâtiments en place.

Par ailleurs, nous sommes crédibles, car nous disposons désormais de la première marine européenne, ce qui fut longtemps l’apanage des Britanniques. Nous sommes sans doute la seule marine en Europe à savoir réaliser des visites de vive force. Nous sommes actifs dans le canal de Syrie, en essayant d’entretenir, en liaison avec les Chypriotes, les Grecs et les Italiens, une présence maritime permanente en Méditerranée orientale pour contester le déni de liberté de circulation maritime dans ce bassin. Tout cela est à relier à la volonté du Président de la République de nommer les problèmes, et d’essayer de contraindre nos partenaires otaniens à les résoudre.

Cette stratégie fonctionne. Certes, les Turcs n’ont pas cessé la fourniture de moyens, mais nos partenaires européens ont été très ennuyés par le « scandale » que nous avons fait à l’OTAN et à l’UE. Ils sont à présent obligés d’en tenir compte et de commencer à prendre position. L’objectif stratégique poursuivi par le Président de la République est atteint, et nous continuerons, car il n’est peut-être pas suffisant de simplement poser la question de l’Alliance. Derrière, il y a celle d’une autonomie stratégique européenne qui ne soit pas en contradiction avec le fonctionnement de l’Alliance, et celle des relations des États-Unis avec l’Union européenne et avec l’Alliance – en particulier, les États-Unis arriveront-ils à ne pas considérer celle-ci comme un simple marché d’expansion de l’industrie de défense américaine ? Toutes ces questions sont bien posées, me semble-t-il, et toute occasion de les soulever est saisie.

Ensuite, le sujet libyen constitue un sujet en soi. J’ai évoqué tout à l’heure les risques de déstabilisation. Dans une interview au Monde, j’ai expliqué que nous devions comprendre qu’il s’agit d’un sujet européen : les Européens ne peuvent pas laisser les Turcs et les Russes s’emparer du verrou de contrôle de l’immigration sur la rive sud de la Méditerranée. Ce serait d’une absurdité absolue.

Force est de constater que nous devons impliquer davantage de partenaires dans ces sujets, notamment les Américains, que nous devons amener à se réinvestir dans la gestion des questions libyenne et méditerranéenne.

Il est à signaler que, dimanche soir, un bâtiment grec participant à l’opération IRINI a procédé à l’interrogation d’un roulier escorté par une frégate turque. La visite n’a pas pu être effectuée car la nuit tombait et que les conditions de mer ne le permettaient pas, mais la Turquie ne s’y était pas opposée – sans doute parce que le roulier ne transportait pas d’armes, mais peut-être aussi parce que certains messages à la Turquie sont en train de passer.

M. Joachim Son-Forget. Pourra-t-on arrêter le Cirkin lors de sa prochaine rotation ?

Général François Lecointre. La France a posé des conditions à son retour dans les opérations Sea Guardian et IRINI. Hors ces cadres, nous ne pouvons pas arrêter des bâtiments qui violeraient l’embargo, à moins de le faire au titre national, pour faire respecter la résolution de l’Organisation des Nations unies.

Ce sont des sujets diplomatiques, politiques et de rapports de force. Sur ces questions de participation immédiate ou différée, selon que l’Union européenne et l’OTAN auront satisfait ou pas aux conditions que nous avons posées, je ne pourrai pas vous donner toutes les réponses, car je ne les ai pas. De plus, certaines sont couvertes par le secret des opérations et par le secret des délibérations du Conseil de défense.

Madame Mirallès, je suis très touché par vos propos et j’espère que vous vous rétablissez. Je suis désolé que l’École d’application de l’infanterie ait quitté Montpellier. Je suis passé deux fois par l’EAI et j’en garde un excellent souvenir.

Nos forces en outre-mer et à l’étranger participent déjà à des opérations ciblées de gestion de pandémie. Aux Antilles, avec les Néerlandais et les Britanniques, nous avons mis en place un état-major de gestion de crise covid-19 pour coordonner le déploiement de nos bâtiments, de nos hélicoptères et des moyens que chacune des trois nations a envoyés en renfort, comme nous l’avons fait en France. De ce point de vue, les autorités qui commandent les forces françaises dans ces zones, les COMSUP, reçoivent des ordres et des orientations, de la même façon que les officiers généraux de Zone de Défense en métropole, et engagent la coopération de la même manière.

Nous avons fourni un effort particulier à Mayotte et en Guyane. En Polynésie française, nous avons seulement déployé un A400M, pour effectuer des liaisons entre îles, des rapatriements et du brouettage d’une île à l’autre. En réalité, il a été très difficile d’aider ce territoire ainsi que la Nouvelle-Calédonie, qui s’étaient protégés contre le covid-19 et ne voulaient plus de relèves ni d’interventions de l’armée française. Partout où cela est possible, nous aidons et continuerons de le faire. Nous le faisons en particulier auprès de nos partenaires africains, notamment le gouvernement et les forces maliens.

En ce qui concerne l’innovation, les « laboratoires » fonctionnent, pour certains, depuis longtemps – plus d’un an pour celui de l’armée de Terre. L’enjeu de leur création est de favoriser l’innovation d’usage autant que l’innovation technologique. D’ailleurs, l’Agence de l’innovation de défense a été créée pour éviter que l’innovation ne soit systématiquement envisagée qu’à travers le prisme de la direction générale de l’armement, avec des études technico-opérationnelles très longues et de grands projets industriels qui font fonctionner des laboratoires de recherche complexes. Ce système est certes utile et indispensable à la force de nos armées – la DGA se montre très efficace de ce point de vue –, mais n’est pas très réactif. En outre, il laisse souvent de côté l’innovation d’usage, qui est très importante. Auxylium, la capacité de liaison et de numérisation qui a été développée au début de l’opération Sentinelle en Île-de-France, est typique de l’innovation d’usage – à l’origine, ce sont des officiers et sous-officiers qui cherchaient à utiliser leur téléphone de façon plus sécurisée et cryptée.

Ces labs ont donc surtout cet intérêt-là et, de fait, peut-être ont-ils comme faiblesse de manquer de compétences humaines dans les relations avec le monde industriel ou des petites sociétés très réactives. De mon point de vue, c’est à l’AID d’apporter cette ressource, et nous travaillons à renforcer son agilité, pour qu’elle aille en permanence vers ces labs, en tirer les innovations d’usage et leur apporter la compétence en relations industrielles.

S’agissant des États-Unis, de la coopération militaire au Proche et Moyen-Orient, et des tensions éventuelles avec nos alliés, l’imprévisibilité du président Trump fait qu’il est difficile pour un haut responsable militaire américain de s’engager sans courir le risque d’être démenti le lendemain par un tweet du président.

L’Organisation de lutte contre l’extrémisme violent (CVEO) s’est réunie à Paris, à la fin de l’année dernière, avec le général Milley et les principaux chefs d’état-major de l’opération Inherent Resolve (OIR). L’état d’esprit et la volonté de la hiérarchie militaire américaine n’ont pas varié. Comme l’étaient leurs prédécesseurs, notamment le général Mattis à l’époque où il était secrétaire à la défense, et le général Dunford, les chefs militaires actuels sont convaincus de l’absolue nécessité de fonctionner en coalition, avec des alliés. Autant que faire se peut, ils essaient que les tensions diplomatiques ou politiques qui peuvent exister ne se traduisent pas sur le plan militaire.

C’est le cas en Irak comme dans le ciel syrien, où nous intervenons à partir de la base H5 dans le cadre de l’opération OIR. C’est aussi le cas dans le détroit d’Ormuz où l’opération Agenor, qui avait d’abord contrarié les Américains, se caractérise aujourd'hui par un très bon niveau de coopération et de capacité opérationnelle avec l’opération américaine Sentinel de l’International Maritime Security Construct (IMSC), qui est davantage anti-iranienne. Nous sommes parvenus à établir des ponts et une coopération pour renforcer la complémentarité de ces deux opérations, dont chacune affirme une position politique différente. Ce résultat est facilité par les excellentes relations que nous entretenons avec nos partenaires américains.

Les Européens se sont trouvés pris par la crise du covid-19 comme un lapin dans les phares d’une voiture : l’Union européenne sait faire intervenir des capacités militaires à l’extérieur de ses frontières, dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), mais il n’est pas dans sa culture de le faire sur son propre territoire. Nous devons donc travailler avec nos partenaires à développer l’engagement militaire au nom de l’Union européenne, coordonnée par elle, sur son territoire.

Par ailleurs, je ne sais pas quelle forme pourrait prendre un conseil de sécurité de l’Union européenne ni quels partenaires il réunirait. Serait-il comparable au Conseil de sécurité de l’ONU ou au conseil de défense et de sécurité qui réunit toutes les semaines, autour du président de la République, le Premier ministre, le ministre des Armées, le ministre des Affaires étrangères, le chef d’état-major des armées (CEMA) et le patron des services de renseignement ? Le conseil de défense et de sécurité nationale fonctionne très bien, parce qu’il réunit des personnes qui se connaissent parfaitement, qui ont la même culture stratégique et qui sont dirigés de façon très claire par le Président de la République, en raison de la place que lui donne la Constitution de la Ve République à la tête de l’État. Les conditions à réunir sont donc nombreuses pour arriver à un degré d’efficacité équivalent en Europe.

Nous n’avons pas mesuré entièrement la dépendance aux flux logistiques. En réalité, le confinement s’est arrêté au bout de trois mois, au moment où nous commencions à « taper dans le dur ». S’il avait duré plus longtemps, les conséquences sur les capacités opérationnelles des armées auraient été bien plus importantes. Il aurait suffi d’assez peu de semaines supplémentaires pour que nous commencions à avoir des difficultés à tenir la garde haute et à maintenir la condition opérationnelle des équipements engagés sur les théâtres d’opérations extérieures comme de l’ensemble de nos bâtiments et de nos avions. Nous avons puisé dans des réserves qui étaient assez faibles.

Aujourd’hui, nous ne savons pas mesurer notre dépendance réelle aux flux logistiques, notamment aux stocks, car nous ne connaissons pas la dépendance secondaire, celle des industriels vis-à-vis de leurs sous-traitants et des sous-traitants de ceux-ci. Ce point, qui est en cours d’analyse par la DGA, doit être mesuré finement, afin de ne pas être conduits à une situation de dépendance envers nos fournisseurs étrangers. Le travail n’est pas achevé à ce jour.

Dans une enveloppe contrainte et restreinte, pourrions-nous ouvrir de nouvelles bases outre-mer ? Je n’y suis pas favorable. Le premier principe de la guerre est la concentration des efforts. Nous sommes déjà très dispersés sur l’ensemble des territoires d’outre-mer, dans l’océan Indien, en Afrique, aux Antilles, au Moyen-Orient et aux Émirats arabes unis. J’ai l’habitude de demander à qui évoque la possibilité de nouvelles bases, de désigner celles que je dois fermer : personne n’en est capable. Fermer Djibouti, un point absolument névralgique, ou Dakar, pour ouvrir une base comparable en Asie-Pacifique, serait une folie.

Plutôt que de réfléchir en termes de points d’appui au sens où nous les entendons aujourd’hui, il faut imaginer un modèle différent, comme des escales sur la base d’accords avec des États, qui nous permettraient d’avoir des relais et des activités militaires, qui seraient d’autant plus fructueuses et fourniraient de meilleures coopérations avec les pays concernés, que nous ne nous concentrerions pas sur une seule base. En Asie-Pacifique, nous pourrions passer des accords avec la Malaisie ou Singapour, par exemple.

Enfin, vous semblez bien informés sur la révision de la revue stratégique. Aujourd’hui est lancé un travail qui est lié à l’actualisation de la loi de programmation militaire. Le ministère a l’ambition d’obtenir que cette actualisation fasse l’objet d’une loi, qui pourrait être promulguée dans un an, comme la loi de programmation militaire l’a été le 13 juillet 2018. Le projet de loi serait ainsi soumis à la représentation nationale au plus tard au printemps. Nous réfléchissons à définir un cadre actualisé de l’environnement géostratégique, pour servir de socle à l’actualisation. La direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), l’état-major des armées (EMA) et la DGA, notamment, y travaillent.

Les premiers travaux font penser que la revue stratégique avait vu juste. Nous assistons, en effet, depuis trois ans à l’accélération et à l’aggravation des tendances, qui avaient été parfaitement définies dans la revue stratégique.

Mme la présidente Françoise Dumas. L’ensemble des auditions nourrira la réflexion d’ici à la fin de l’actualisation et au début de nos travaux parlementaires.

Général, je vous remercie de ce long temps d’échange, qui est un temps de partage auquel nous sommes tous très sensibles, dans cette période plus qu’une autre. Nous avons le devoir de poursuivre ce travail d’ambassadeurs auprès de l’ensemble des commissions ainsi que de nos compatriotes européens, notamment allemands. Natalia Pouzyreff et Jacques Marilossian, en particulier, ont beaucoup travaillé sur ces questions.

Il nous faudra aussi réfléchir à l’engagement de notre pays à long terme, autour de ce principe fondamental de la singularité des militaires et de leurs responsabilités, auxquels nous sommes très sensibles et que nous devons expliquer à nos concitoyens.