N° 3490

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 octobre 2020.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

en conclusion des travaux d’une mission d’information (1)

 

sur le bilan des accords de Lancaster House
du 2 novembre 2010

ET PRÉSENTÉ PAR

MM. jacques MARILOSSIAN et charles DE LA VERPILLIÈRE,

Députés.

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(1)   La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

 


La mission d’information sur le bilan des accords de Lancaster House du 2 novembre 2010 est composée de :

MM. Jacques Marilossian et Charles de la Verpillière, rapporteurs.

 


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SOMMAIRE

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Pages

Introduction

I. Une coopération de défense unique au monde

A. Teutatès : le « fait générateur » du traité

1. Une coopération unique en son genre pour un demi-siècle

2. Des capacités de simulation partagées dans le domaine nucléaire

B. Une coopération opérationnelle exceptionnelle et féconde

1. Une intégration sans équivalent dans le monde dans le cadre du projet de Force expéditionnaire interarmées combinée

2. Un foisonnement d’initiatives partagées dans le domaine opérationnel

3. Une intensification des échanges de personnel

4. Des déploiements de forces conjoints relativement limités depuis 2010

C. Un modèle unique de dépendance mutuelle dans le domaine capacitaire

1. La rationalisation de l’industrie du missile européenne

2. La nouvelle génération de systèmes de lutte contre les mines maritimes

3. Les aléas des systèmes de combat aérien du futur

II. Les leçons de la coopération

A. Les facteurs facilitants

1. Des intérêts proches

2. Une culture stratégique commune

3. Une culture industrielle partagée

B. Les facteurs limitants et les incertitudes

1. La désynchronisation des calendriers politiques, stratégiques et capacitaires

2. Les contraintes budgétaires

3. Des besoins parfois divergents liés à des écarts de doctrine d’emploi

4. De nombreuses incertitudes liées au « Brexit »

III. Préparer l’avenir

A. Récolter les fruits de la coopération dans le domaine nucléaire

1. Terminer les infrastructures d’essai

2. Des perspectives de coopération sur les lasers

B. Mener à leur terme les programmes en cours

1. Conforter le programme FMAN/FMC et One MBDA

2. Poursuivre le programme de guerre des mines

3. Continuer à promouvoir l’interopérabilité

C. De nouveaux champs de coopération à explorer

1. Le spatial

2. Les menaces hybrides et le cyber

3. Un foisonnement d’idées de coopérations capacitaires

Travaux de la commission :  examen du rapport

Annexe : Liste des personnes entendues par les rapporteurs


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   Introduction

 

Les accords de Lancaster House sont la concrétisation d’une coopération unique en son genre, entre les deux grandes puissances militaires européennes.

Ce rapprochement naturel est souvent présenté comme le produit naturel des caractéristiques stratégiques communes de la France et du Royaume-Uni : membres permanents du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (CSNU), disposant de l’arme nucléaire, reconnus comme tels par le Traité sur la non-prolifération (TNP), affichant des ambitions globales et surtout une pratique régulière de l’usage de la force armée lors d’opérations expéditionnaires. Les années 1990 et 2000 ont donné l’occasion aux deux pays de réaliser un grand nombre d’opérations militaires conjointes, sous l’égide des Nations Unies, que ce soit en Bosnie (1995), au Kosovo (1998), en République démocratique du Congo (2003) ou en Afghanistan (2001-2013). Un rapport du Sénat affirmait ainsi, en 2010, que « les deux pays ont une très grande concordance de vues sur tous les dossiers majeurs » et initient conjointement 80 % des textes adoptés au CNSU ([1]). L’ancrage européen des deux pays, leur histoire commune et les combats communs ont forgé une culture stratégique commune, qui résiste au temps et aux aléas. Comme l’a rappelé le président de la République Emmanuel Macron, en annonçant le prêt de la tapisserie de Bayeux au Royaume-Uni, en 2018, nos deux pays ont une histoire millénaire.

Loin d’être un simple jalon de l’histoire des deux pays, les accords de Lancaster House sont un engagement, l’expression d’une volonté de coopération unique, dans le domaine le plus sensible qui soit : la dissuasion nucléaire. Ce sont aussi les accords de Lancaster House qui ont consacré la dépendance mutuelle de la France et du Royaume-Uni dans le domaine des armes complexes en entérinant le partage des centres d’excellence de l’entreprise franco-britannique MBDA.

La coopération de défense entre le Royaume-Uni et la France est ainsi unique et essentielle, non seulement pour les deux nations, mais aussi pour l’ensemble du continent européen. Les deux pays représentent en effet 60 % des dépenses européennes de défense et 80 % des dépenses de recherche et développement dans le domaine de la défense.

S’il faut naturellement avoir présents à l’esprit ces facteurs favorables à la relation bilatérale, être lucide sur les difficultés ou les risques n’en est pas moins indispensable.

L’objet du présent bilan ne peut être uniquement la célébration de l’anniversaire d’accords ambitieux. Il est aussi et surtout de tirer des leçons des expériences passées pour mieux coopérer à l’avenir.

Le Royaume-Uni et la France ont tous deux des bases industrielles et technologiques de défense (BITD) parmi les premières au monde. De même taille et liées par un grand nombre d’intégrations et de programmes communs, elles n’en sont pas moins rivales. Il convient d’avoir conscience que les calendriers électoraux, stratégiques, programmatiques et opérationnels ne sont pas, loin de là, en dépit de l’objectif fixé à l’article 7 du traité de coopération dans le domaine de la défense, synchronisés. Les besoins capacitaires des deux nations s’éloignent aussi parfois sous l’influence de doctrines d’emploi différentes qui, elles-mêmes, reflètent des situations géographiques différentes. Comprendre, anticiper ces différences, est le meilleur moyen de garantir le succès de la coopération future.

À ces difficultés traditionnelles, communes à toutes les coopérations internationales, s’ajoutent les incertitudes prégnantes qui résultent des négociations sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE). En dépit des assurances données de part et d’autre du Channel, le « Brexit » aura des conséquences sur la relation bilatérale dont nul ne peut prédire l’ampleur aujourd’hui.

C’est pourquoi les rapporteurs concluent leurs travaux par un appel à poursuivre un travail d’information et d’échange avec les Britanniques afin d’assurer le futur de cette coopération unique au monde.


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I.   Une coopération de défense unique au monde

Les accords de Lancaster House signés le 2 novembre 2010 désignent deux traités, une lettre d’intention signée par les deux ministres de la Défense et une déclaration au sommet.

Le premier traité concerne la coopération en matière de défense et de sécurité. ([2]) France et Royaume-Uni s’engagent à relever ensemble les défis stratégiques, à promouvoir la paix et la sécurité, à améliorer l’efficacité et l’interopérabilité de leurs forces armées, et à préserver une base industrielle et technologique de défense solide et compétitive. Le premier traité encadre le second « relatif aux installations radiographiques et hydrodynamiques communes » ([3]) qui organise la coopération dans le domaine nucléaire. Ces dispositions sont complétées par la déclaration finale du sommet qui présente un ensemble d’initiatives communes envisagées, dont une douzaine de programmes d’armement.

La coopération de défense prévue par les accords de Lancaster House repose donc sur trois piliers :

1. – la coopération nucléaire, les deux pays s’étant engagés à construire un centre commun de simulation nucléaire en France et de recherche nucléaire au Royaume-Uni ;

2. – les opérations (formation et exercices conjoints, travail conjoint sur la doctrine militaire, échanges de personnels, partage et mise en commun de matériel, d’équipements et de services dans le but de déploiements conjoints) ;

3. – les capacités (coopération en matière de recherche et technologie, acquisition, déploiement et maintenance des capacités, développement de bases technologiques et industrielles interdépendantes).

Les accords de Lancaster House ont créé une comitologie originale qui a favorisé la constitution d’un maillage particulièrement denses d’officiers de liaison.

Le Président de la République français et le Premier ministre britannique restent à la tête de la relation, les conseillers en matière de sécurité et de diplomatie formant le Senior Level Group. Le High Level Working Group existe, lui, depuis 2006. Il réunit le délégué général à l’armement (DGA) et son homologue britannique sur la coopération en matière d’armement. Le rôle des ministres de la Défense a été renforcé en 2018 au sommet de Sandhurst. Un Conseil ministériel de défense franco-britannique doit ainsi se réunir régulièrement.

Comme le montre le schéma suivant, une comitologie étoffée se déploie ensuite sur cinq niveaux de responsabilité, ce qui favorise la subsidiarité. Les sommets organisés régulièrement permettent de faire vivre la coopération en tranchant les questions les plus politiques. Des accords intergouvernementaux ont permis de lever des restrictions liées à la protection du secret de la défense nationale. Enfin, des « lettres d’intention » entre les chefs d’états-majors ont accompagné le foisonnement de groupes de travail dans tous les domaines.

 

Gouvernance des accords de Lancaster House

Source : état-major des armées.


A.   Teutatès : le « fait générateur » du traité

Comme l’explique Alice Pannier dans une récente note de l’Ifri ([4]), si le rapprochement de 2010 se fondait sur une proximité opérationnelle et stratégique évidente, il ne se serait pas traduit par un traité s’il n’avait pas comporté un volet sur la dissuasion nucléaire, domaine le plus sensible sur lequel deux États puissent travailler de concert. La coopération dans le domaine nucléaire serait donc le « fait générateur » du traité.

1.   Une coopération unique en son genre pour un demi-siècle

La coopération nucléaire entre le Royaume-Uni et la France existe depuis la Guerre froide. Dès 1947, avec le traité de Dunkerque, les deux pays ont affirmé leur solidarité militaire dans le monde d’après la Seconde guerre mondiale. En 1992, ils ont constitué une commission mixte sur les questions de politique et de doctrine nucléaire. Mais les accords de défense de Saint-Malo (1998) et du Touquet (2003) ne comportaient aucun volet nucléaire.

En 2010, dans un contexte d’austérité et de restrictions budgétaires, le gouvernement de coalition britannique a évoqué publiquement la possibilité de renoncer au renouvellement de sa dissuasion au profit d’alternatives moins coûteuses. Ce débat a suscité une appréhension en France où une coopération franco-britannique a alors été envisagée comme un moyen d’éviter un scénario dans lequel la France deviendrait la seule puissance nucléaire européenne. Pour le Royaume-Uni, l’objectif était de démontrer la viabilité de sa dissuasion nucléaire.

Les deux pays ont donc consenti à une coopération, et donc à un partage d’informations, dans un domaine qui confère aux accords de Lancaster House leur caractère unique. Il s’agissait bien d’« assurer la viabilité et la sécurité des dissuasions nationales par la construction et l’exploitation en commun des installations dont les parties peuvent convenir ». Dans le deuxième texte signé le 2 novembre, les deux États réaffirment leur « intérêt mutuel à maintenir leurs forces nucléaires indépendantes au plus haut niveau de sûreté et de fiabilité, au moindre coût » et s’engagent à « construire et exploiter conjointement des installations radiographiques et hydrodynamiques dédiées », une coopération qui revêt un caractère obligatoire pendant un demi-siècle. Le périmètre de la coopération tenait compte des contraintes imposées par la relation spéciale des Britanniques avec les États-Unis dans le domaine nucléaire.

2.   Des capacités de simulation partagées dans le domaine nucléaire

Le programme Teutatès, du nom du dieu tutélaire gaulois, comprend deux volets : Epure et Teutates-TDC (Technological Development Cooperation).

Dans le cadre du projet dit Epure (Expérience de physique utilisant la radiographie éclair), des installations ont été construites sur le site de Valduc (Côte-d’Or) de la direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique (CEA/DAM), pour réaliser des expériences d’hydrodynamiques et de détonique. Concrètement, il s’agit de radiographier l’explosion de l’amorce à l’origine de la bombe nucléaire (et non la bombe elle-même). La multiplication des axes radiographiques augmente la précision des résultats.

Associées à des supercalculateurs, ces installations permettent de modéliser, de traduire en équations, le comportement des matériaux dans la phase prénucléaire du fonctionnement des armes. Ces expériences sont devenues primordiales depuis la signature du Traité d’interdiction des essais nucléaires (TICE), en application duquel les parties « ne peuvent plus vérifier l’efficacité d’un mécanisme nouveau par un essai réel [et] doivent désormais se contenter d’une validation par la simulation ».

La France a réalisé le bâtiment d’ensemble et procédé à l’installation d’une première machine radiographique récupérée de l’accélérateur à induction de radiographie pour l’imagerie X (Airix) du site de Moronvilliers. Les Britanniques sont sur le point d’apporter deux autres machines du même type, de façon à porter à trois le nombre d’axes radiographiques, ce qui renforce considérablement la précision des mesures. Ces deux axes seront pleinement opérationnels fin 2022. En attendant la France a déjà réalisé plusieurs expériences, tandis que le Royaume-Uni a reporté les siennes en 2023.

Chaque nation reste souveraine dans la conduite de ses expériences. L’assemblage de l’engin expérimental (i. e. l’amorce) et son introduction dans la cuve se font dans des locaux distincts. Les appareils de mesures sont, eux aussi, distincts.

Le CEA/DAM est particulièrement satisfait de la conduite des phases 1 et 2 du projet Epure. Il estime à 450 millions d’euros les économies réalisées grâce à cette coopération sur le long terme, grâce au partage des coûts de construction et d’exploitation.

Le programme Teutatès prévoyait aussi l’installation d’un centre de développement technologique commun (Technological Development Cooperation  TDC) au Royaume-Uni sur le site de l’établissement de recherche sur les armes nucléaires (Atomic Weapons Establishment, AWE) d’Aldermaston. Ce centre a vocation à abriter une équipe de recherche et développement de niveau mondial.


B.   Une coopération opérationnelle exceptionnelle et féconde

La France et le Royaume-Uni se distinguent parmi leurs alliés européens par leur volonté et leur capacité à mener des opérations militaires. Entre 1990 et 2010, un grand nombre d’opérations militaires ont été réalisées de manière conjointe, sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU), de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan), que ce soit en Bosnie (1995), au Kosovo (1998), en République démocratique du Congo (2003) ou en Afghanistan (2001-2013). Ces déploiements conjoints ont forgé une culture opérationnelle commune, socle des accords de Lancaster House.

Si la coopération opérationnelle franco-britannique était déjà ancienne et dense avant les accords de Lancaster House, ces derniers ont cependant permis de la structurer et de l’étendre à de nombreux domaines précisés par des lettres d’intention entre les chefs d’état-major.

1.   Une intégration sans équivalent dans le monde dans le cadre du projet de Force expéditionnaire interarmées combinée

Un seuil qualitatif décisif a été franchi avec la création de la Force expéditionnaire interarmées combinée (Combined Joint Expeditionary Force, CJEF).

Elle a en effet permis de passer d’un objectif général d’interopérabilité à un projet concret, politiquement engageant. Contrairement à d’autres forces conjointes, en effet, comme la brigade franco-allemande ou l’Eurocorps, il ne s’agit pas d’une force permanente, mais plutôt d’une force expéditionnaire ad hoc englobant les trois armées, avec un commandement intégré et « disponible pour des opérations bilatérales, de l’Otan, de l’UE, des Nations Unies ou autres ».

Définie dans ces termes, la CJEF devait nécessairement s’accompagner d’un concept d’emploi. Les chefs d’état-major des armées des deux pays ont déduit de l’objectif politique que la CJEF devait être une force interarmées, capable d’entrer en premier sur un théâtre, donc dans des circonstances où une réaction rapide serait nécessaire, où les États-Unis ou d’autres partenaires européens ne seraient pas disposés à intervenir et avant de laisser une force multinationale prendre éventuellement le relais. Elle devrait être en capacité de conduire des opérations de haute intensité, défensive ou offensive et disposer de moyens importants dans les trois milieux.

Conformément à cette ambition, la CJEF repose donc sur trois composantes :

– une composante navale, articulée autour d’un bâtiment principal tel qu’un porte-avions, un porte-hélicoptères amphibie ou un transport de chalands de débarquement ;

– une composante aérienne rassemblant une escadre de combat, capable de contrôler l’espace aérien, de mener des opérations de reconnaissance et d’imposer une supériorité aérienne ;

– une composante terrestre composée d’au moins deux groupements tactiques interarmes.

Quelques mois à peine après la signature des traités de Lancaster House, le déclenchement de l’opération Harmattan, en Libye, a mis à l’épreuve la réalité de l’interopérabilité des forces françaises et britanniques. Les lacunes identifiées ont donné lieu à la création de six groupes de travail interarmées et treize sous-groupes sur des sujets tels que le soutien médical et logistique, la communication stratégique, le ciblage non-conventionnel ou les forces spéciales.

Le développement de la CJEF a donné lieu à de nombreux exercices bilatéraux.

Exercices bilatéraux pour le développement de la CJEF

Date

Nom de l’exercice

Lieu

Type de manœuvre

Organisateur

Juin 2011

Flandres

Champagne

Terre

France

Octobre 2012

Corsican Lion

Corse

Marine

Royaume-Uni

Octobre 2013

Capable Eagle

 

Air

Royaume-Uni

Mai 2014

Rochambeau

Champagne

Terre

France

Juin 2015

Griffin Rise

Mont-Valérien

État-major

France

Avril 2016

Griffin Strike

Royaume-Uni

Concept initial CJEF

Royaume-Uni

Novembre 2017

Griffin Blast

Mont-Valérien

État-major

France

Juin 2018

Catamaran

La Rochelle

Amphibie

France

Octobre 2019

Griffin Strike

Royaume-Uni

Concept révisé CJEF

Royaume-Uni

Novembre 2019

Griffin Blast / Griffin Blaze

Mont-Valérien

État-major

France

Source : état-major des armées.

Malgré l’annulation de l’exercice Griffin Rise au premier semestre 2020 et quelques réserves sur l’interopérabilité des systèmes d’information et de communication, la pleine capacité opérationnelle est désormais atteinte et devrait faire l’objet d’une annonce officielle prochainement.

Un concept d’emploi révisé a été signé en juin 2020, prévoyant l’emploi de la CJEF pour des opérations de l’Otan, de l’Union européenne, de l’ONU, de l’OSCE, ou en coalition ; une force d’entrée en premier de 10 000 militaires ; l’utilisation des procédures otaniennes ; l’absence de forces permanentes et l’ouverture éventuelle à d’autres partenaires.

Un plan de consolidation et d’adaptation de la CJEF (« Consolidate and adapt plan ») est en cours d’élaboration. Il prévoira des exercices et des travaux doctrinaux autour de scénarios.

2.   Un foisonnement d’initiatives partagées dans le domaine opérationnel

La coopération opérationnelle ne se limite désormais plus à la CJEF. Un effort particulier est consacré à la poursuite d’exercices communs et au partage de compétences. Comme le suggérait le rapport d’un groupe de responsables politiques, hauts fonctionnaires, industriels, militaires ou universitaires paru sous l’égide de l’Institut Montaigne en novembre 2018([5]), « Français et Britanniques pourraient s’appuyer davantage l’un sur l’autre pour l’utilisation des installations de formation en adoptant une approche fondée sur l’accès partagé aux infrastructures, ce qui maximiserait leur emploi et réduirait au minimum les coûts d’entretien de ces installations », avant de citer comme exemples le centre d’entraînement en zone urbaine (CENZUB) de Sissonne, les infrastructures anti-sous-marines britanniques au large de l’Écosse ou le centre d’entraînement britannique de Suffield au Canada.

Dans le domaine terrestre, les Britanniques ont ainsi été accueillis dans des centres d’entraînement français, dont CENZUB et le centre d’entraînement au combat (CENTAC) à Mailly, pour travailler au niveau groupements tactiques interarmes (GTIA). Symétriquement, les Britanniques offrent des possibilités d’entraînement à balles réelles au niveau compagnie et des grands centres de manœuvre de niveau bataillon que le Royaume-Uni entretient au Kenya (British Army Training Unit ou BATUK, pour l’infanterie légère) et au Canada (British Army Training Unit Suffield ou BATUS, pour les unités motorisées).

Dans le domaine naval, la lutte anti-sous-marine et les opérations sous-marines (domaine classifié) font l’objet d’une coopération jugée particulièrement satisfaisante. L’état-major de la marine a aussi souligné l’excellente coopération entre le service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM) et son homologue britannique (UKHO) qui a permis la coproduction de cartes sous-marines et de couches militaires additionnelles aux cartes électroniques de navigation, entre autres.

Dans le domaine aéronautique, l’armée de l’Air et la Royal Air Force développent encore l’interopérabilité par le jumelage d’escadrons de Rafale, d’une part, de Typhoon, d’autre part. Quatre exercices par an sont organisés en commun dans le domaine de la police du ciel, pour essayer de définir des procédures permettant d’intervenir en cas de menace transfrontalière ou de collaborer sur les grands évènements internationaux. Un avion de guet aérien (AWACS) a ainsi été déployé dans le ciel britannique à l’occasion des Jeux olympiques de Londres en 2012.

3.   Une intensification des échanges de personnel

Les échanges de personnel ont acquis une nouvelle dimension, là encore, aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif.

Pour faire écho au renforcement du dialogue entre les deux gouvernements, les deux ministères de la Défense ont placé des fonctionnaires dans les départements de leurs homologues britanniques et français. De même, des diplomates français et britanniques ont participé à des séminaires de formation conjoints.

Les échanges de personnels militaires se sont multipliés mais ils ont surtout changé de nature. Ainsi, en 2016, les deux armées de Terre ont convenu d’un échange permanent de commandants divisionnaires adjoints, en vertu duquel un officier français est devenu commandant en second de la 1re division du Royaume-Uni à York, un officier britannique assumant un rôle équivalent dans l’armée française (auprès de la 1re division, basée à Besançon).

D’après la direction générale des relations internationales et de la stratégique (DGRIS), le Royaume-Uni constitue le deuxième plus gros réseau d’officiers de liaison et d’échange en France, après les États-Unis avec 56 personnels français intégrés dans les états-majors britanniques en 2020 et 54 personnels britanniques en France. Il s’agit d’une tendance stable depuis 2017. À titre de comparaison, 28 officiers de liaison ou d’échange allemands étaient présents en France en 2020 et 35 officiers français en Allemagne.

Le colonel Antoine de Loustal, chef du bureau des relations internationales de l’armée de Terre, a aussi évoqué, à titre d’illustration, 900 déplacements de personnels en direction du Royaume-Uni rien qu’en 2019, dans le cadre de la coopération de défense. Les deux pays travaillent à accroître l’interopérabilité humaine en organisant, notamment, le jumelage d’unités pour favoriser les échanges et la connaissance mutuelle.

Le capitaine de vaisseau Pierre Alzuyeta, chef du bureau des relations internationales de l’état-major de la marine, a pour sa part décrit un maillage réciproque d’officiers d’échange disséminés dans treize postes dans la Royal Navy et la Marine nationale : un poste aux affaires stratégiques de l’état-major de la Marine,               trois postes en état-major opérationnel, un poste aux ressources humaines,               deux postes en état-major des forces de surface,               un poste dans les forces sous-marines,               un poste dans le service de soutien de la flotte,               trois postes dans les unités – aéronautique et surface –, ainsi que des prêts de personnels embarqués – deux officiers britanniques chefs de quart, trois officiers mariniers français. Ces échanges ont pour but de faciliter les interactions opérationnelles entre les unités à la mer, de développer leur interopérabilité et de rechercher une meilleure interopérabilité, en particulier dans l’Atlantique-Nord et dans l’Indopacifique.

Le général de division aérienne Jean-Luc Taquet, délégué aux relations extérieures de l’état-major de l’armée de l’Air, a aussi cité l’intégration d’un officier français au sein d’un escadron Multi Role Tanker Transport (MRTT), l’accueil d’un load master au centre d’expertise aérienne militaire (CEAEM) de Mont-de-Marsan. À l’occasion du G7 de Biarritz, un officier britannique était inséré au centre national des opérations aériennes (CNOA) de la base aérienne de Lyon Mont-Verdun. Il est à noter que beaucoup d’échanges se font dans un cadre trilatéral avec les États-Unis.

4.   Des déploiements de forces conjoints relativement limités depuis 2010

L’article premier du traité de coopération en matière de défense et de sécurité précité prévoit une solidarité entre France et Royaume-Uni qui s’engagent à « se déployer ensemble sur les théâtres où les deux Parties sont convenues de s’engager » (déploiement conjoint) et à « soutenir, selon un accord défini au cas par cas, une Partie lorsqu’elle est engagée dans des opérations auxquelles ne participe pas l’autre Partie » (soutien).

Depuis 2010, la première hypothèse s’est réalisée une fois, ce qui a donné lieu à l’opération Harmattan, en 2011, en Libye. Conduite quelques mois seulement après la signature du traité, l’opération a été l’occasion d’un état des lieux sur l’interopérabilité réelle des forces françaises et britanniques (améliorée depuis dans le cadre du projet CJEF), sur leurs déficits capacitaires et sur la difficulté d’associer leurs alliés européens.

La seconde hypothèse s’est concrétisée lors de l’engagement français au Mali à partir de 2013, par l’envoi d’un avion de transport stratégique C‑17 Globemaster III, d’un avion de surveillance Sentinel et de trois hélicoptères CH‑47 Chinook.

Mme Alice Pannier, dans sa publication précitée, note que « l’aide fournie par la Grande-Bretagne n’est toutefois ni d’une nature ni d’une échelle fondamentalement différente de celle des autres pays européens tels que l’Allemagne, la Belgique, le Danemark ou l’Espagne » et « l’aide britannique est moindre que celle apportée par les États-Unis ». Par ailleurs, « les Britanniques sont actuellement peu déployés en Afrique ou au Moyen-Orient. Outre l’Afghanistan, où Londres maintient encore 1 100 soldats, et l’Irak, où l’opération Shader contre Daech mobilisait 400 personnels en 2019, les autres déploiements sont surtout le fait de missions de formation comme au Mali dans le cadre de Barkhane, ou au Nigeria, où 50 cadres travaillent avec l’armée locale. » Paradoxalement, constate-t-elle, les déploiements conjoints ont donc été relativement moins fréquents depuis la signature des accords de Lancaster House.

Les états-majors français reconnaissent ces limites. Chaque pays se concentre sur des zones d’influence différentes, pour des raisons historiques, porté par les objectifs politiques et les contraintes du moment, limité par ses capacités de déploiement. À cet égard, le départ inopiné du HMS Kent rappelé par les autorités britanniques, en urgence et sans préavis, pour conduire une opération d’évacuation de ressortissants au Yémen pendant une mission conjointe avec le groupe aéronaval (GAN) français est venu rappeler les limites de la coopération. Ce départ a en effet privé le GAN d’un escorteur pendant trois jours.

Dans le même ordre d’idée, les Britanniques sont sur le point d’annoncer un renfort de 250 personnels au sein de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) pour des patrouilles longue distance et prévoient que les trois Chinook présents au Mali seront dorénavant affectés à 50 % à cette mission.

En dépit de ces limites normales, connues, les Britanniques restent considérés comme des partenaires crédibles et incontournables par les trois états-majors d’armées. De tous les partenaires militaires européens de la France, seuls les Britanniques disposent d’une rapidité de décision analogue à celle de la France dans le domaine militaire, de structures de commandements comparables, de capacités sur l’ensemble du spectre, de matériels avec une disponibilité technique satisfaisante, et de ressources humaines suffisantes. Cela n’exclut pas d’excellentes relations avec d’autres partenaires européens mais avec un niveau d’ambition moindre dans le domaine opérationnel.

L’interopérabilité poussée des forces françaises et britanniques leur confère un rôle particulier au sein des opérations menées en coalition. Au Levant, par exemple, les forces aériennes des deux pays sont les contributeurs les plus importants de la coalition après les États-Unis dans le cadre de l’opération Inherent resolve. L’interopérabilité sur ce théâtre s’est notamment illustrée par le ravitaillement en vol de Typhoon britanniques par un MRTT français.

L’interopérabilité offre par ailleurs des opportunités d’intégrations qui peuvent permettre aux deux nations de démultiplier leurs effets à moindres frais. Français et Britanniques partagent efficacement les missions de police du ciel dans les états baltes et la présence terrestre au titre de la présence avancée rehaussée (enhanced Forward Presence - eFP). Les forces aériennes des deux pays ont protégé conjointement les cérémonies du 75e anniversaire du Débarquement de Normandie. En mer de Chine, les deux pays assurent des missions visant à garantir la liberté de navigation dans des eaux revendiquées par différents pays de la région. En février 2016, un destroyer britannique a ainsi fait route dans l’océan Indien avec la FREMM Provence avant de rejoindre le Charles-de-Gaulle et de s’intégrer au GAN au large du Sri-Lanka. D’autres intégrations de ce type ou un partage des déploiements pourraient éventuellement être envisagés, en particulier dans l’Indopacifique.

C.   Un modèle unique de dépendance mutuelle dans le domaine capacitaire

Les traités de Lancaster House prévoyaient le développement de plusieurs capacités en coopération, des projets qui ont connu des développements inégaux.

Comme le pointait justement le rapport de l’Institut Montaigne précité, la coopération capacitaire entre la France et le Royaume-Uni a d’ailleurs donné de meilleurs résultats avant les accords de Lancaster House qu’après : les hélicoptères Gazelle, Lynx et Puma ou encore l’avion de combat Jaguar, qui datent des années 1960 et 1970, sont de bons exemples de ces réalisations réussies.

Le délégué général à l’armement (DGA), M. Joël Barre, fait néanmoins une analyse très positive de la coopération franco-britannique en matière capacitaire, en raison du modèle unique de dépendance mutuelle qu’elle a créé. La création de centres d’excellence dans le cadre de l’initiative « One Complex Weapon » aurait permis d’éviter à la France et au Royaume-Uni 95 millions d’euros de coûts redondants, autant de ressources financières qui peuvent bénéficier à d’autres programmes.

1.   La rationalisation de l’industrie du missile européenne

MBDA – que l’on peut décrire comme l’Airbus des missiles – a été créé en 2001 par Airbus (37,5 %), Matra BAE Dynamics, devenu BAE Systems (37,5 %), et Leonardo (25 %). Bien que l’entreprise ait été créée avant les traités de Lancaster House, ceux-ci consacrent l’engagement de coordonner et d’intégrer le secteur de la conception et de la production de missiles.

Le projet « One MBDA » avait l’objectif de créer un unique maître d’œuvre européen dans le domaine des armes complexes, un secteur qui dépend uniquement des clients étatiques puisqu’il ne produit ni biens commerciaux, ni technologies à usage dual. Les succursales française et britannique ont fusionné une partie de leurs fonctions de direction en 2006. Dans le même temps, le gouvernement britannique a accentué son soutien dans le cadre d’un partenariat public-privé, une gouvernance finalement assez proche des pratiques en vigueur en France. En 2007, les gouvernements français et britannique ont lancé un partenariat pour l’innovation et la technologie dans le secteur des armes complexes. En 2010, les deux gouvernements étaient donc prêts à adopter une stratégie industrielle conjointe dans ce domaine et intégrant les filiales France et Royaume-Uni du groupe MBDA.

Douze centres d’excellence plus ou moins intégrés étaient prévus pour réaliser des gains d’efficience évalués à 30 % d’ici 2035 (1,9 milliard d’euros). Un accord intergouvernemental (AIG) a été conclu en septembre 2015 pour surmonter divers obstacles juridiques freinant l’intégration de la filière : les questions relatives à la propriété intellectuelle, les licences globales d’exportation, la sécurité d’approvisionnement et les transferts de technologie ainsi que les restrictions liées à la protection du secret de la défense nationale de chaque pays. Finalement, seuls quatre centres d’excellence ont été constitués afin de réunir des compétences technologiques clés.

One MBDA a permis une coopération industrielle dans le cadre de trois projets majeurs :

1. – le missile antinavire léger (ANL) dit Sea Venom en anglais, prévu au moment des traités de Lancaster House et effectivement lancé en mars 2014 après des hésitations côté français et dont le premier tir de qualification a été réalisé avec succès en février 2020 ;

2. – la rénovation à mi-vie du système de croisière conventionnel autonome à longue portée (SCALP) dit Storm Shadow, lancé aussi en 2014 et qui s’est concrétisée par la livraison des premiers missiles rénovés en mars 2019 pour le Royaume-Uni et à l’été 2020 pour la France ;

3. – le projet stratégique de futur missile antinavire / futur missile de croisière (FMAN/FMC) remplaçant les missiles français Exocet et britannique Harpoon dont la phase d’étude de concept a été engagée en 2017 et vient de se terminer, la phase suivante étant censée débuter en 2021.

Ce dernier projet est particulièrement important, car les missiles de longue portée sont un secteur à haute valeur stratégique aussi bien qu’économique. Le FMAN-FMC (FCASW en anglais) englobe environ un tiers du portefeuille d’activités de MBDA. En tant qu’entreprise commune, elle est susceptible de lier les secteurs des missiles des deux nations pendant des années, voire des décennies et de réduire leur dépendance à l’égard des États-Unis.

2.   La nouvelle génération de systèmes de lutte contre les mines maritimes

Les sommets qui ont suivi les traités de Lancaster House ont également annoncé un projet de prototype d’un système anti-mines entièrement nouveau et d’importance capitale pour les deux pays, puisqu’il s’agit de protéger les vecteurs français de la dissuasion à la sortie de la rade de Brest pour la France et des sous-marins britanniques basés à Bahreïn.

Après un appel à projet lancé en mai 2011, une équipe de programme franco-britannique a été constituée en 2012. En mars 2015, un contrat de 17 millions de livres sterling a été attribué par l’organisation conjointe de coopération en matière d'armement (OCCAr) au nom des gouvernements britanniques et français à Thales et BAE Systems.

L’objectif de ce programme de déminage maritime SLAMF (système de lutte anti-mines du futur) ou MMCM en anglais (Maritime Mine Countermeasures) était initialement de développer et fabriquer un système à trois composantes offrant une plus grande liberté de manœuvre stratégique, opérationnelle et tactique :

– un drone de surface équipé d’un sonar ;

– un drone sous-marin lui aussi équipé d’un sonar ;

– un véhicule sous-marin télécommandé pour poser des charges sur les mines.

Le prototype de drone sous-marin proposé par ECA Group n’a finalement pas été retenu. Les Britanniques ont en effet décidé de se concentrer sur la production du drone de surface et de son sonar. Pour la direction générale de l’armement et Thales, le projet est un succès : dans son nouveau périmètre, il termine sa phase de développement et de qualification. Il entrera bientôt en production pour une livraison prévue en 2022. Pour le DGA, « c’est un bénéfice indiscutable à mettre au crédit des accords de Lancaster House ».

3.   Les aléas des systèmes de combat aérien du futur

Le bilan est unanimement reconnu comme plus mitigé dans le domaine aéronautique.

Dès 2011, France et Royaume-Uni ont travaillé à une étude commune de réduction des risques et de maturation technologique en prévision d’un possible programme commun de drone de moyenne altitude et longue autonomie dit « MALE » en anglais, pour « Medium Altitude Long Endurance ». Le lancement de cette étude a été interrompu à l’été 2012, à la demande de la partie française, dans le cadre d’un réexamen de la stratégie d’ensemble en matière de drones (besoins capacitaires, budgets, perspectives de coopération européennes, etc.). Les Britanniques ont alors « soupesé les avantages et inconvénients, de leur point de vue, entre un MALE européen et des alternatives américaines, et n’ont pas abouti aux mêmes conclusions que la France, l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie », selon le DGA. Finalement, la France comme le Royaume-Uni, ont acquis des drones Reaper auprès des États-Unis, ce qui ouvre « des perspectives d’échanges et de synergies », souligne la DGA. Avec les Italiens, un forum de pays utilisateurs a été constitué qui partage ses retours d’expérience. Reste que ce projet de coopération franco-britannique n’a pas fait florès.

Le Royaume-Uni et la France ont aussi lancé de concert le projet Futur système de combat aérien du futur (SCAF)  phase de démonstration, qui visait à préparer l’industrie à l’échelle européenne en réalisant deux démonstrateurs de drones de combat à horizon 2025. Un programme de démonstration a ainsi été annoncé au sommet franco-britannique de février 2012, associant BAE Systems, sur la base de son programme Taranis, et Dassault, sur la base de son programme Neuron. Les deux industriels ont présenté leur projet en novembre 2013. Un contrat d’études de 145 millions d’euros a ensuite été signé en 2014. Afin de bâtir une capacité opérationnelle en 2030, un nouveau contrat devait être signé en 2017. Au sommet de mars 2016, les gouvernements des deux pays affichaient encore leur intention d’investir 2 milliards d’euros.

À l’automne 2017, après un rapprochement franco-allemand favorisé par un changement d’attitude allemand entériné notamment par son Livre blanc de la défense de 2016 et salué par Paris, le président de la République Emmanuel Macron a annoncé l’intention de développer un système européen de combat aérien sous-direction franco-allemande.

En décembre 2017, le Royaume-Uni a refusé de s’engager plus avant dans le projet SCAF, l’offre industrielle dépassant son budget. Le DGA juge cet argument « compréhensible, quand on considère que ledit budget aurait dû alimenter de front le Typhoon, le F35, le démonstrateur SCAF et sûrement encore un chasseur de prochaine génération (le futur Tempest) ».

L’échec du projet SCAF est donc le produit de plusieurs facteurs explorés plus avant dans le présent rapport : besoins capacitaires et calendriers différents, difficultés de partage d’informations, alternative américaine pour les Britanniques, alternative franco-allemande voire européenne pour les Français, difficultés budgétaires côté britannique, etc. Plus qu’un échec, il s’agit du résultat de considérations pragmatiques de la part des deux pays qui, il faut le souligner, conservent une coopération sur des « briques technologiques » (SCAF-TDC) entre Dassault et BAE Systems, une coopération qui laisse la porte ouverte à des rapprochements futurs et surtout permet d’anticiper et de réduire les éventuels freins à l’interopérabilité. Ainsi, on peut conclure, à l’instar de M. Joël Barre, DGA, que « les aléas n’ont jamais conduit à une rupture totale de notre relation ».

II.   Les leçons de la coopération

Tirer des leçons du passé est évidemment un prérequis indispensable pour la poursuite de toute coopération. L’analyse du bilan de la coopération franco-britannique depuis 2010 permet d’identifier les facteurs qui ont facilité cette coopération et ceux qui l’ont entravée ou limitée.

A.   Les facteurs facilitants

Les facteurs favorables à la coopération n’ont pas fondamentalement changé depuis dix ans. La géographie, comme l’histoire, sont têtues : la France et le Royaume-Uni sont deux puissances européennes, de taille comparable, avec une riche histoire commune.

1.   Des intérêts proches

Même si la France et le Royaume-Uni n’ont pas tout à fait les mêmes aires d’influence, ce sont les deux seules puissances comparables en Europe, qui partagent une vision mondiale et déploient des forces outre-mer pour préserver la liberté de navigation et les échanges de biens comme de données.

En 1995, le président Chirac et le Premier ministre John Major avaient déclaré, après le sommet de Chequers, qu’aucun des deux pays ne pouvait « imaginer une situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’un des deux pays pourraient être menacés sans que les intérêts vitaux de l’autre le soient également ». Ce constat est encore largement justifié.

Les deux nations, ouvertes sur l’extérieur, sont déterminées à protéger leurs populations et à défendre les valeurs de la démocratie libérale face à tout ce qui les menace, notamment la désinformation et les attaques cyber. Les deux pays ont été frappés par le terrorisme islamiste. Ils sont les deux premières nations européennes par leur nombre de ressortissants partis faire le djihad en Syrie. La lutte contre les causes sous-jacentes de l’instabilité et des conflits, est une composante essentielle de leur réponse aux défis mondiaux. Elle a donné lieu à l’adoption d’un Pacte de politique étrangère et de développement franco-britannique au sommet de Sandhurst, le 18 janvier 2018.

Pays européens membres permanents du conseil de sécurité des Nations unies, ainsi que membres du G7, du G20 et de l’Otan, France et Royaume-Uni défendent un système international fondé sur des règles, face à la politique du fait accompli de certaines grandes puissances ou à la volonté d’autres de promouvoir des règles alternatives au juste besoin d’intérêts bien compris ou encore la criminalité organisée et les trafics d’êtres humains.

2.   Une culture stratégique commune

Comme l’a rappelé l’ambassadeur du Royaume-Uni à Paris, Son Exc. Mr. Edward Llewellyn, le Royaume-Uni reste attaché à la défense du continent européen et à une Europe plus capable en matière de défense. On se souvient qu’avant le « Brexit », Paris et Londres partageaient la même volonté d’une défense européenne centrée sur les capacités militaires en vue de remplir des objectifs opérationnels, exprimée clairement dans la déclaration de Saint-Malo des chefs d’État Jacques Chirac et Tony Blair.

Sur le plan opérationnel, le Royaume-Uni est le principal partenaire de la France, l’unique pays européen avec lequel nous sommes en mesure de réaliser des opérations de haute intensité, comme l’opération Hamilton en 2018.

La France et le Royaume-Uni ont développé une analyse convergente de l’évolution des menaces, observant le développement de nouvelles formes de conflictualité sous le seuil du conflit armé. Tout cela transparaît clairement du nouveau concept d’emploi des forces (Integrated Operating Concept) présenté le 30 septembre dernier par le Chief of Defence Staff General Carter, le chef d’état-major des armées britanniques.

Cette vision stratégique décrit, de manière globalement convergente avec la stratégie française, certaines évolutions récentes : la dilution de la frontière entre compétition et confrontation, la prolifération balistique, la compétition dans le domaine du droit et les défis posés à l’ordre juridique international, ainsi que des ruptures technologiques (intelligence artificielle, information, etc.).

Elle accorde toutefois une place prépondérante aux menaces hybrides (« volonté de gagner sans combattre », recours à des « proxys », guerre informationnelle…), cyber et spatiales. Le document, qui affirme que « faire un peu plus ce que nous faisons aujourd’hui ne sera pas suffisant », semble annoncer un changement important. La menace est considérée comme venant principalement des États autoritaires. La nécessité d’opérer de manière plus intégrée au sein des armées (travail interarmes et interarmées) mais aussi au sein du gouvernement (coordination interministérielle) et avec des alliés est soulignée. L’Alliance atlantique revêt un caractère central. Certains états-majors notent aussi une distinction intéressante entre « opérer » et « combattre » qui pourrait avoir des conséquences en droit international.

Face aux nouvelles menaces, le nouveau concept confirme la volonté de doter les forces britanniques d’une posture opérationnelle plus dynamique et de capacités adaptées, modernisées et aux effets davantage intégrés. Le concept reconnaît ainsi une importance accrue à la guerre électronique et aux technologies de furtivité (stealth), à la mobilité des plateformes (smaller, faster) éventuellement au détriment de la protection physique, aux systèmes automatisés pilotés ou non pilotés, à une réduction de la dépendance aux énergies fossiles et à l’emploi de systèmes à architecture ouverte (open structures) pour pouvoir les faire évoluer plus rapidement. Toutes ces orientations sont convergentes avec les orientations françaises.

3.   Une culture industrielle partagée

La France et le Royaume-Uni ont des bases industrielles et technologiques de défense de même niveau, souvent considérées, pas complètement à tort, comme rivales. Par comparaison, selon Alice Pannier, dans sa note de l’Ifri précitée, « la coopération franco-allemande est caractérisée par un plus fort degré d’intégration industrielle que la coopération franco-britannique, notamment dans le domaine aéronautique. En effet, Paris et Berlin ont depuis longtemps favorisé les synergies, puis les concentrations, donnant ainsi naissance à Airbus en 1999. »

MBDA a cependant inauguré un rapprochement unique en consacrant l’interdépendance de la France et du Royaume-Uni dans le domaine des armes complexes. De nombreuses entreprises de défense sont présentes à la fois en France et au Royaume-Uni, comme Thales, MBDA et Airbus pour ne citer que les plus importantes. En outre, les deux pays représentent à eux deux 60 % des dépenses européennes de défense et 80 % des dépenses de recherche et développement dans le domaine de la défense.

Comme l’affirmait le rapport de l’Institut Montaigne, précité, « la coopération entre deux pays souverains implique des arbitrages difficiles, qui exigent de trouver un équilibre entre les priorités nationales et les compromis nécessaires pour avancer ensemble. C’est souvent lorsque la coopération est difficile, que d’importants dilemmes doivent être résolus et des obstacles surmontés, que les retombées sont les plus riches. Il en va ainsi des collaborations industrielles et opérationnelles qui permettent de créer un cercle vertueux. Grâce à la coopération, des économies d’échelle sont générées, permettant de réduire le coût des équipements, de créer davantage d’emplois, de favoriser l’interopérabilité entre les capacités et d’améliorer ainsi l’efficacité des opérations conjointes. »

La poursuite de la coopération industrielle, si elle est nécessaire, n’en est pas moins difficile, le Royaume-Uni devant concilier plusieurs relations d’interdépendance. Il entretient en effet une relation « spéciale » avec son allié « de l’autre côté de la mare » – « beyond the pond », comme disent les Britanniques pour désigner leur allié américain. La BITD britannique est déjà fortement liée aux États-Unis, avec plusieurs contrats d’armement en cours : 138 F35 commandés depuis 2006, dont 48 d’ici 2025 ou encore 9 P‑8 commandés.

B.   Les facteurs limitants et les incertitudes

Les facteurs limitant la coopération ressortent de deux catégories : les facteurs permanents et les incertitudes sur l’avenir. Identifier les premiers permet d’envisager de bonnes pratiques pour l’avenir, lister les secondes invite à une appréciation prudente des perspectives de coopération, à l’heure où les auteurs du présent rapport écrivent ces lignes.

1.   La désynchronisation des calendriers politiques, stratégiques et capacitaires

L’article 7 du Traité de coopération en matière de défense et de sécurité précité engageait la France et le Royaume-Uni à « comparer, dès que possible, les objectifs et programmes prospectifs en matière de capacités et, dans toute la mesure du possible, à harmoniser les calendriers et les besoins ». Force est de constater que cette harmonisation des calendriers s’est avérée difficile.

Entre la signature des accords de Lancaster House et aujourd’hui, cinq élections nationales ont eu lieu de part et d’autre de la Manche : trois élections générales au Royaume-Uni et deux élections présidentielles en France. Se sont ainsi succédés, de part et d’autre, trois Premiers ministres et trois Président de la République. La France a adopté une nouvelle loi de programmation militaire en 2018 quand le Royaume-Uni vient de publier l’équivalent d’une revue stratégique, le nouveau concept d’emploi des forces. Une revue dite « intégrée » de la politique britannique dans les domaines des affaires étrangères, de la Défense et du développement est toujours en cours et n’aboutira vraisemblablement pas à des perspectives financières claires avant le premier semestre 2021.

En outre, le rythme de renouvellement des matériels n’est pas le même des deux côtés de la Manche, ce qui peut susciter des tensions ou faire échouer des projets de coopération. Le programme de missile antinavire léger (ANL, FASGW‑H ou Sea Venom en anglais) a ainsi été retardé de presque trois ans à cause des contraintes budgétaires côté français mais le programme a ensuite manqué être abandonné en raison du décalage des cycles de vie des programmes français AS152 et britannique Sea Skua. La situation s’est débloquée en 2013, après une lettre de David Cameron à son homologue français rappelant que la Royal Navy avait un besoin urgent de ce missile. Comme pour l’ANL, les Britanniques ont besoin de voir rapidement aboutir le programme FMAN/FMC, leur besoin capacitaire survenant en 2023.

À l’inverse, d’après l’analyse de Mme Alice Pannier (précitée), l’échec du projet franco-britannique du SCAF s’expliquerait par le fait que « la France possédait avec le Rafale un avion de génération “4.5”, alors que le Royaume-Uni venait d’acquérir des F‑35 de 5e génération – pour le développement duquel BAE Systems a pu bénéficier d’une activité industrielle – et n’a donc pas identifié le même besoin que les Français. Le besoin opérationnel français était à la fois plus urgent et plus structurant puisqu’il recouvrait en même temps le futur de l’aviation pilotée et des drones. Ces différences étaient connues dès le départ : le projet SCAF de démonstrateur franco-britannique visait surtout à faire travailler de concert les équipes industrielles sur des technologies de pointe. »

Pour envisager la suite des accords de Lancaster House, il ne suffit donc pas de lister les domaines dans lesquels France et Royaume-Uni ont intérêt à coopérer. Il faut avant tout identifier les besoins capacitaires des deux pays qui s’inscrivent dans des calendriers relativement identiques. Ensuite, il importe que les responsables politiques des deux côtés de la Manche disposent d’une visibilité suffisante pour s’engager ou que les projets de coopération ne soient pas excessivement soumis à des aléas politiques ou budgétaires.

2.   Les contraintes budgétaires

La crise financière mondiale commencée en 2008 avait déjà marqué le début d’une période de contrainte budgétaire pour la France comme pour le Royaume-Uni et les guerres au Moyen-Orient et en Afrique ont mis à rude épreuve les ressources des deux côtés de la Manche, au point que la coopération mise en place à cette époque fut surnommée l’« entente frugale ». ([6])

Les deux pays ont en revanche des attitudes différentes à l’égard de la contrainte budgétaire. Si les Français ont été coutumiers des réductions de cibles ou des reports de programme, ils n’ont jamais renoncé à un modèle d’armée complet. Les Britanniques sont plus enclins à des changements de pied ou des revirements spectaculaires. Ainsi, on se souvient que pour tenir son engagement en Irak et en Afghanistan, entre 2003 et 2008, l’armée britannique a fortement sollicité ses hommes et ses matériels avant de procéder à de sévères coupes budgétaires les années suivantes, au prix de plusieurs « trous » capacitaires : abandon des porte-avions pendant dix ans, renoncement à toute capacité de patrouille maritime en 2010 (retrouvée en 2020) et réduction des flottes de frégates et de bombardiers.

Le budget de défense britannique est confronté à de multiples incertitudes. S’il s’élève à 38 milliards de livres sterling, soit 2,1 % du PIB, le National Audit Office (NAO) a mis en évidence un manque budgétaire de 7 milliards de livres pour la période 2018-2028 par rapport aux prévisions de la Strategic Defence and Security Review (SDSR) de 2015. À titre d’exemple, depuis 2017, le budget dédié à l’achat des F-35 (48 appareils pour 9 milliards de livres sterling) a déjà été revalorisé de 1,5 milliard (+ 15 %).

Selon un rapport du NAO publié en avril 2020, le Minister of Defence (MoD) prévoirait également de réévaluer le nombre et le type de F-35 dont il a besoin dans l’Integrated Review, attendue en novembre. De même, le NAO a exprimé plusieurs fois des doutes sur la soutenabilité du programme Dreadnought (31 milliards de livres alloués à la construction de 4 sous-marins nucléaires lanceurs d’engin entre 2016 et 2026), qui pourrait accuser un retard de plusieurs années. Un fonds de réserve de 10 milliards a été prévu, dont 600 millions ont déjà été utilisés en 2019. La hausse substantielle de 2,4 milliards d’euros pour 2020, dont 332 millions dédiés aux projets capacitaires, ne permettra donc pas de pallier sur le long terme le manque budgétaire.

L’Integrated review, attendue mi-novembre, devrait donner davantage de précisions. Les départements ministériels concernés par le périmètre de la revue (Défense, Affaires étrangères, Développement) ont transmis leurs demandes au 10, Downing Street, qui procède désormais aux arbitrages.

Les premières orientations de la Comprehensive spending review, c’est-à-dire de la revue générale des dépenses publiques, sont également attendues mi-novembre, sans que les prévisions budgétaires ne soient déclinées précisément. Celles-ci ont été repoussées à début 2021 afin de prendre en compte les conséquences du « Brexit » et de la crise sanitaire. Les lignes directrices fixées mi-novembre seront donc confirmées/infirmées lors de la discussion sur le budget 2021-2022 qui aura lieu en janvier-février.

Ces prévisions conditionneront la capacité du Royaume-Uni à poursuivre ses coopérations et à mettre en place sa stratégie de Global Britain. Il est toutefois à craindre que les ambitions de l’Integrated Review, potentiellement trop hautes par rapport au budget défense escompté, nécessitent de renoncer à certains équipements, ce qui devrait créer mécaniquement des trous capacitaires (ou « nights »).

3.   Des besoins parfois divergents liés à des écarts de doctrine d’emploi

Les nouvelles orientations fixées par le nouveau concept opérationnel britannique sont assez voisines de celles que la France a adoptées s’agissant de ses capacités futures.

Toutefois, l’expérience des coopérations passées enseigne aussi que les besoins capacitaires français et britanniques peuvent être voisins mais pas tout à fait identiques. Comme le montre bien le programme FMAN/FMC, il ne faut pas mésestimer les écarts de doctrines d’emploi, intrinsèquement liées à des situations géographiques différentes.

Ainsi, deux concepts ont été retenus pour la phase d’étude du futur missile FMAN/FMC, par les deux pays.

1. – Un concept subsonique furtif pour remplir le besoin de missile de croisière longue portée aéroporté pour les armées françaises et britanniques. Ce missile intéresse également la marine britannique pour être tiré depuis leur bâtiment de surface T26 pour des missions antinavire et de croisière.

2. – Un concept supersonique pour remplir les besoins de missile antinavire tiré depuis des bâtiments de surface et aéroporté pour la France. Ce concept permettrait également de traiter les missions SEAD (Suppression Ennemy Air Defence).

Le Royaume-Uni dispose d’un concept d’emploi des missiles antinavires reposant sur une portée plus importante que celui de la France. Le désir de furtivité est donc le corollaire d’un emploi longue portée. A contrario, la France mise sur la vitesse pour traiter des cibles. L’objet supersonique est utile pour répondre au déni d’accès et donc pour percer des défenses anti-aériennes.

Les travaux des rapporteurs laissent entrevoir une solution à deux missiles qui satisferait pleinement les besoins opérationnels – et donc les états-majors – mais pourrait remettre en cause les économies d’échelle escomptées et comporte un risque de « désintégration » du programme.

4.   De nombreuses incertitudes liées au « Brexit »

En dépit des chaleureuses déclarations de chaque côté de la Manche, rappelant à juste titre le caractère « naturel » de l’alliance franco-britannique et la dépendance mutuelle dans laquelle se trouvent les deux nations, le « Brexit » apporte un nombre d’incertitudes importantes et surtout, dans l’immédiat, une forme de gel des échanges avec les Britanniques.

Une des premières conséquences du « Brexit » a été la sortie des Britanniques du programme Galileo. Le Royaume-Uni avait été un partenaire clé du projet, dont il a fourni 12 % du budget annuel, et les entreprises britanniques ont obtenu 15 % des contrats commerciaux liés à Galileo depuis 2003. Le gouvernement britannique a fait valoir que, puisque le Royaume-Uni a développé une grande partie de cette technologie hautement spécialisée, il devrait avoir accès au service public réglementé (PRS) de Galileo, une capacité cryptée qu’il est envisagé de rendre disponible uniquement pour les gouvernements et les forces armées de l’UE. L’UE a objecté que le Royaume-Uni allait devenir un État-tiers et ne pouvait en conséquence se voir accorder des accès sur des sujets sensibles en matière sécuritaire qui sont refusés aux autres États-tiers. Cet aspect des négociations du « Brexit » met en lumière la difficulté de séparer les intérêts économiques et sécuritaires.

Les états-majors s’interrogent par ailleurs sur le risque de dilution de la relation bilatérale franco-britannique avec la démarche de diversification des partenariats impliquée par le Global Britain.

Côté industriel, les inquiétudes portent davantage sur les conséquences économiques d’un « Brexit » sans accord sur la compétitivité des programmes en coopération et des entreprises binationales. La structure d’un accord commercial futur entre le Royaume-Uni et l’UE n’est pas encore connue, mais il est très possible que certains des avantages d’un secteur intégré des missiles, en particulier les avantages économiques et en matière d’emploi, soient dilués par des tarifs douaniers, des restrictions sur les droits de propriété, la libre circulation et les exportations d’armes. À cet égard, Olivier Béranger, à la tête de MBDA, se veut rassurant : l’instauration de droits de douane ne semble pas représenter un frein majeur aux activités du groupe. Certes, l’allongement des contrôles douaniers aux frontières et l’apparition de taxes pourraient créer une certaine « viscosité ». Cependant, l’assemblement d’un missile ne nécessite pas autant de mouvement de pièces que celui d’un aéronef. En revanche, l’un des problèmes majeurs réside dans la différence de norme. Une divergence dans les listes de pays autorisés pour les exportations d’armement constituerait la principale difficulté. La grande majorité des produits conçus par le Royaume-Uni et la France disposent en effet de composants venant de l’un des deux pays. En cas de désaccord sur les pays clients, un pays aurait la faculté de bloquer l’autre.

Du côté des entreprises britanniques, les premières tendances laissent deviner que les industries de défense souhaitent renforcer leur présence sur le marché américain et nouer de nouvelles coopérations avec des pays hors UE, par exemple l’Inde sur le spatial. Le Royaume-Uni tentera vraisemblablement des rapprochements avec les pays du Commonwealth et d’autres pays comme le Japon ou la Corée du Sud. Certains membres de l’UE vont rester des partenaires privilégiés du Royaume-Uni en raison de l’interdépendance des chaînes industrielles (Suède) et des projets déjà lancés (Suède et Italie sur le programme Tempest, France sur le programme MCMM) mais la participation du Royaume-Uni aux projets capacitaires européens pourrait diminuer dans les prochaines années.

Tous attendent avec appréhension le nouveau cadre budgétaire et l’annonce de priorités par le gouvernement britannique début 2021. D’aucuns craignent que le Royaume-Uni ne se focalise sur ses nouvelles priorités, la réponse aux menaces « sous le seuil de la guerre », qu’il considère comme émergentes, les « sunrise capabilities », au détriment des menaces du haut du spectre qui sont loin d’avoir disparu mais seraient considérées comme déclinantes. La presse britannique fait d’ores et déjà état de rumeurs sur une remise en cause des blindés de l’Army et de plusieurs frégates, au profit du financement de nouvelles capacités spatiales ou cyber. À ce propos, Son Excellence M. Edward Llewellyn s’est voulu rassurant : bien que la communication du chef d’état-major des armées britannique distingue les « sunrise capabilities » des « sunset capabilities », dans un souci de pédagogie, les forces britanniques ont le souci constant d’intégrer des technologies innovantes dans tous leurs matériels de sorte que la portée réelle de cette distinction, entre capacités émergentes et déclinantes, est très limitée.

À plus long terme, la chercheuse précitée Alice Pannier voit effectivement dans la coopération structurée permanente (CSP) de l’Union européenne un risque pour la coopération de défense franco-britannique. Les traités de Lancaster House pourraient même, selon elle, devenir « une coquille vide capacitaire ». « Si l’appel d’air que les industriels espèrent grâce au FEDef advient », écrit-elle, « et que le Royaume-Uni ne bénéficie pas d’un statut privilégié mais devient un État tiers comme un autre, les difficultés déjà rencontrées par la France et le Royaume-Uni prendront plus d’importance encore. Cela pourrait limiter la convergence des choix des deux pays en matière d’acquisitions, en réduisant les possibilités d’identification de projets de coopération industrielle », poussant la France à se tourner vers d’autres partenaires, en particulier l’Allemagne.

III.   Préparer l’avenir

La dernière partie du présent rapport ne saurait être que prudente dans le contexte actuel où une sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne sans accord apparaît de plus en plus probable. L’ambition des rapporteurs n’est pas de fournir une liste à la Prévert des coopérations souhaitables – l’imagination dans ce domaine étant aisément stimulée – mais de signaler quelques domaines prioritaires.

A.   Récolter les fruits de la coopération dans le domaine nucléaire

Le traité de Lancaster House précité sur la construction en commun d’installations nécessaires à la dissuasion est robuste et ne risque pas d’être remis en cause avec le « Brexit ». Reste que les deux pays se sont engagés à partager les coûts d’exploitation des infrastructures pendant cinquante ans.

1.   Terminer les infrastructures d’essai

Après l’installation des machines radiographiques apportées par les Britanniques en 2022, le projet Epure entrera dans une phase pleinement expérimentale.

Un nouvel accord franco-britannique pourrait mentionner le partage des coûts d’exploitation du site (45 millions d’euros par an), à partager également entre les deux parties.

2.   Des perspectives de coopération sur les lasers

D’autres domaines de coopération civile et militaire ont été évoqués dans les déclarations communes des différents sommets depuis 2010, notamment, en 2014, le développement des matériaux énergétiques et des projets de recherche communs entre le laser mégajoule (LMJ) du CEA et les équipements laser Orion de l’AWE. ([7])  Ces projets intéressent toujours le CEA/DAM.

B.   Mener à leur terme les programmes en cours

Parmi les priorités, il est évidemment indispensable que les deux nations achèvent les programmes lancés en coopération et tirent les conséquences de leur dépendance mutuelle dans les secteurs concernés.

1.   Conforter le programme FMAN/FMC et One MBDA

MBDA est né grâce à la volonté de créer une BITD commune. Aujourd’hui le groupe est un chef-de-file européen et mondial. Il représente 17 % du marché mondial des missiles et 50 % de son chiffre d’affaires est destiné à l’exportation.

Les centres d’excellence doivent rester à leur niveau dans un environnement concurrentiel en mutation rapide. Il serait justifié de chercher des mécanismes pour garantir le niveau technologique des centres d’excellence, et leur performance. Une forme d’incitation économique serait nécessaire, sans prendre obligatoirement la forme d’une subvention ou d’investissements étatiques.

Cette recherche de compétitivité pourrait s’accompagner d’une réflexion sur l’optimisation du contrôle des exportations. Des procédures simplifiées existent aujourd’hui pour les produits issus des centres d’excellence. Le gain administratif, pour les États, et en productivité, pour l’industriel, est indiscutable, et cela sans remettre en cause la souveraineté des États. Des processus similaires pourraient éventuellement être envisagés pour les produits de MBDA, hors centres d’excellence.

Enfin, établir une pré-entente sur une liste de pays autorisés pour les exportations, sur le modèle du traité d’Aix-la-Chapelle signé entre la France et l’Allemagne, paraît indispensable.

Il est évidemment essentiel, eu égard aux besoins capacitaires des deux nations, de mener à son terme le programme FMAN/FMC qui conditionne, pour la France, sa capacité à « entrer en premier ». La solution à deux missiles, actuellement envisagée, pourrait malheureusement remettre en cause certains des gains d’efficience du programme.

2.   Poursuivre le programme de guerre des mines

Le programme dit de « guerre des mines » ou MMCM en anglais devrait aboutir prochainement, avec l’entrée en phase de production. Toutefois, la question du drone sous-marin reste ouverte.

Les Britanniques ont lancé un appel au marché, appel auquel ECA Group a répondu avec un modèle plus récent de drone sous-marin incluant un sonar, dont la conception est financée par les Belges et les Néerlandais dans le cadre d’un contrat commun.

La DGA indique pour sa part que la reprise d’une phase de conception et développement a été proposée aux Britanniques, le produit d’ECA Group n’étant pas compatible avec le sonar de Thales.

3.   Continuer à promouvoir l’interopérabilité

Les états-majors ont tous souligné l’enjeu de continuer à entretenir l’interopérabilité acquise entre les forces françaises et britanniques et à l’améliorer. Il s’agit de continuer d’organiser des exercices conjoints régulièrement, de mettre en œuvre le plan de consolidation et d’adaptation de la CJEF (Consolidate and Adapt Plan) mais pas uniquement.

L’armée de Terre est soucieuse, notamment, de s’assurer qu’elle caractérise de la même manière la haute intensité que son homologue. Un rapprochement des bureaux de prospective pourrait être envisagé. Dans le domaine des échanges de personnels, elle ambitionne de lier les écoles de formation des officiers, bien qu’elle se heurte aux différences de cursus, très courts dans le modèle britannique. Dans le domaine opérationnel à proprement parler, une rationalisation des projections outre-mer pourrait être encouragée.

Dans la Marine nationale et l’armée de l’Air, le maintien de l’interopérabilité sera un défi en tant quel tel. L’arrivée du F35 est un facteur de « dés-intégration » compte-tenu des très strictes règles imposées aux utilisateurs en termes de partage de données et d’informations, pour lesquels il reste à déterminer avec la partie américaine s’il est envisageable de les lever à moyen terme.

Dans l’armée de l’Air, la coopération pour la protection des espaces aériens ou pour la projection de forces à longue distance pourrait être encore renforcée. À l’occasion d’un prochain déploiement opérationnel, la formation d’une base aérienne projetée commune serait envisageable. La police du ciel et la lutte anti-drone pourraient aussi être des axes de coopération dans la perspective des Jeux olympiques de Paris en 2024. Une impulsion politique est nécessaire pour soutenir l’approfondissement de l’intégration des réseaux radars dans le cadre de la police du ciel, notamment, ou pour permettre à des avions britanniques d’arraisonner des avions évoluant dans le ciel français et réciproquement.


C.   De nouveaux champs de coopération à explorer

1.   Le spatial

À trois reprises (2010, 2012 et 2014), la mise en commun des futures communications militaires par satellite a été mentionnée dans des déclarations conjointes. La France et le Royaume-Uni sont en effet les seules nations européennes à avoir des capacités de ce type depuis 1986. Toutefois, elles ne sont pas allées au-delà de l’étude exploratoire.

D’après le rapport de l’Institut Montaigne, précité, « le Royaume-Uni a préféré poursuivre le développement de sa prochaine génération de satellites. Le premier élément d’une nouvelle capacité britannique de communication par satellite pour remplacer l’actuel réseau Skynet 5 a été attribué à Airbus Defence and Space sans appel d’offres. Les négociations en vue de conclure l’accord de fourniture du satellite Skynet 6A sont en cours, mais le ministère de la Défense britannique a déclaré qu’il avait opté pour Airbus en-dehors du cadre concurrentiel, en partie pour maintenir les capacités spatiales nationales. Le calendrier a joué un rôle important et, selon les responsables, la capacité d’Airbus à respecter le délai de livraison requis pour le Skynet 6A a influencé la décision britannique. Le nouvel engin spatial est en cours d’acqui­sition pour combler une lacune capacitaire potentielle, alors que les premiers satellites de la constellation Skynet 5 de l’armée britannique approchent de la fin de leur durée de vie utile, et que la nouvelle génération de capacités de communication ne sera disponible que vers la fin de la prochaine décennie. »

Le délégué général à l’armement a proposé une lettre d’intention dans le domaine des satellites à vocation militaire, qui permettrait d’échanger sur des capacités et ensuite de travailler sur les satellites du futur. Le satellite Syracuse IV sera lancé en 2023, ce qui laisse encore envisager une coopération avec les Britanniques. Toutefois, ceux-ci l’ont refusée, à la suite de la sortie du Royaume-Uni du programme européen Galileo.

2.   Les menaces hybrides et le cyber

La cybersécurité est chaque jour davantage un domaine crucial pour la sécurité nationale et la sauvegarde des citoyens comme des infrastructures nationales et des processus démocratiques.

La numérisation croissante des objets ne fait qu’augmenter les possibilités d’exploiter l’ouverture des sociétés occidentales à des fins malveillantes. Le cyberespace devient ainsi un lieu central de la conflictualité. La nature asymétrique de la cybermenace, eu égard au fait que les cybercriminels ont volontiers recours à des « proxys », soulève des questions juridiques complexes et s’inscrit parfaitement dans les scénarios dits « de guerre hybride ».

La cybersécurité n’est pas mentionnée dans les accords de Lancaster House, bien qu’elle soit évoquée dans la déclaration conjointe du sommet de 2010. La déclaration du Sommet de 2012 fait état de progrès en la matière mais la cybersécurité n’est plus mentionnée dans les déclarations issues des sommets de 2014 et 2016. Un plan d’action franco-britannique a été lancé en juin 2017, pour lutter contre la diffusion de la propagande terroriste en ligne pour forcer les fournisseurs d’accès à Internet à supprimer les contenus extrémistes, pour garantir l’accès aux données personnelles pendant les enquêtes, améliorer l’accès aux preuves numériques à l’étranger et promouvoir les contre-discours en ligne. En 2018, lors du sommet de Sandhurst, France et Royaume-Uni se sont engagés à un dialogue stratégique annuel sur les menaces cyber.

Il serait donc souhaitable de compléter les domaines de coopération prévus par les accords de Lancaster House d’un pilier « cyber », d’autant que le Royaume-Uni a beaucoup investi dans ce domaine, ainsi que dans l’analyse des menaces hybrides. Il a été à l’initiative des doctrines de l’Otan dans ces domaines. En mars 2019, la 6e division de l’armée de Terre britannique a été recréée et chargée des menaces hybrides ainsi que de la guerre électronique. Enfin, c’est un des domaines prioritaires consacrés par le nouveau concept d’emploi des forces.

3.   Un foisonnement d’idées de coopérations capacitaires

Sans davantage de précisions sur les perspectives budgétaires et les choix capacitaires du Royaume-Uni pour les années à venir, il est hasardeux d’évoquer des projets capacitaires précis. Force est de constater qu’une forte appétence existe côté français, en particulier dans les domaines aéronautique et naval.

Par exemple, après la mise en place d’un escadron franco-allemand d’avions de transport tactique C‑130J sur la base aérienne d’Évreux, annoncée officiellement le 17 septembre 2020, et l’annonce d’un report du renouvellement des hélicoptères lourds côté allemand, l’armée de l’Air française aimerait pouvoir proposer à la Royal Air Force une flotte partagée d’hélicoptères lourds. Dans cette hypothèse, ceux-ci seraient produits en coopération. En tout état de cause, la France ne dispose pas aujourd’hui d’une telle capacité, tandis que le Royaume-Uni a déjà des CH‑47 Chinook.

Dans le domaine naval, l’état-major de la Marine nationale estime que les problématiques communes aux deux marines en matière de lutte anti-sous-marine pourraient justifier un travail commun sur la prochaine génération de sonars. Thales Underwater Warfare a conçu les sonars actifs actuels dont les performances sont mondialement reconnues (sonar de coque 4110, sonar remorqué ATBF 4249 dit CAPTAS 4). Une coopération dans ce domaine permettrait de pérenniser l’interopérabilité des deux pays et de conserver leur avance capacitaire.

Les frégates de défense aérienne Horizon et les destroyers britanniques de type 45 devraient arriver en fin de vie en 2035. Ces navires partagent un même système de défense anti-aérienne (Principal Anti-Air Missile System, PAAMS), fruit d’une coopération trilatérale entre la France, le Royaume-Uni et l’Italie. Les marines françaises et britanniques souhaiteraient apparemment travailler sur la prochaine génération de missile. Ce projet est lui aussi de nature à renforcer l’interopérabilité à la mer.

Enfin, la France et le Royaume-Uni partagent un même intérêt pour la maîtrise des volumes sous-marins et des fonds marins, objectifs pour lequel le développement de drones sous-marins est vu aujourd’hui comme primordial. Les marines françaises et britanniques ressentant également ce besoin, les deux nations auraient intérêt à coopérer dans ce domaine émergent.


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   Travaux de la commission :
examen du rapport

La commission procède à l’examen du rapport de la mission d’information sur le bilan des accords de Lancaster House du 2 novembre 2010, au cours de sa réunion du mercredi 28 octobre 2020.

 

Mme Patricia Mirallès, vice-présidente. Je remplace la présidente Françoise Dumas, qui est retenue par une réunion exceptionnelle de la Conférence des présidents et qui va nous rejoindre d’ici peu.

Le 16 septembre dernier, notre commission a désigné nos collègues Jacques Marilossian et Charles de la Verpillière rapporteurs d’une mission d’information sur les accords de Lancaster House du 2 novembre 2010 dont nous célébrons cette année le dixième anniversaire.

Nous espérions pouvoir réaliser ce rapport conjointement avec nos homologues britanniques. Mais la crise sanitaire ainsi que des différences d’ordre du jour – vous vous souvenez que la commission de la Défense de la chambre des Communes a été profondément renouvelée après les élections législatives du 19 décembre dernier – n’ont pas permis de renouveler la coopération inaugurée en 2018 par nos collègues Charles de la Verpillière – déjà ! – et Natalia Pouzyreff sur le thème de la future génération de missiles antinavires.

Cependant, je ne doute pas que ce bilan nous sera très utile dans les prochains mois et je salue la prouesse des deux co-rapporteurs qui sont parvenus à réaliser ce bilan, en réalisant une quinzaine d’auditions en six semaines.

Je vous signale que le Président de la commission de la Défense de la Chambre des communes, qui avait prévu de nous inviter à Londres pour une réunion conjointe, a dû finalement y renoncer en raison de la crise sanitaire. La présidente Françoise Dumas a néanmoins décidé avec ses trois homologues de la Chambre des communes, du Sénat français et de la Chambre des Lords de faire une visioconférence à quatre pour rappeler la nécessité de maintenir la coopération franco-britannique à un haut niveau d’ambition. Cette visioconférence aura lieu demain matin.

Le rapport présenté par MM. Marilossian et de la Verpillière sera donc un témoignage tangible de notre engagement en faveur de cette coopération.

Aussi sans plus tarder je vais leur laisser la parole.

M. Jacques Marilossian, co-rapporteur. Madame la présidente, mes chers collègues, le 16 septembre dernier, comme vous l’avez rappelé, vous nous avez confié une mission d’information sur les accords de Lancaster House du 2 novembre 2010, dans la perspective de disposer, pour le dixième anniversaire ces traités, d’un bilan complet. Pari tenu !

Bien que de nombreuses incertitudes demeurent et que nos échanges avec nos amis britanniques aient été limités, tant à cause de la crise sanitaire qu’à cause des négociations en cours sur le « Brexit », nous sommes en mesure de vous présenter aujourd’hui un premier rapport centré sur le bilan de la coopération de défense franco-britannique. Nous espérons vivement pouvoir exercer un droit de suite pour étudier les perspectives qui sont nombreuses et méritent qu’on s’y attarde. C’est bien évidemment l’enjeu de cette présentation de ce matin que de vous en convaincre !

Mais revenons aux traités eux-mêmes. De quoi parle-t-on ? Les traités de Londres ou accords de Lancaster House sont les deux traités militaires signés lors du sommet franco-britannique de Londres, à Lancaster House, par le président français Nicolas Sarkozy et le Premier ministre du Royaume-Uni David Cameron, le 2 novembre 2010. Le premier traité est « relatif à des installations radiographiques et hydrodynamiques communes ». Il concerne le développement et l'emploi des armes nucléaires. Le second est une « coopération en matière de défense et de sécurité ». Il concerne « le déploiement et l’emploi des forces armées », les « transferts de technologies » entre les deux industries de l'armement, les programmes d'achats d'armements, et les échanges d'informations.

On distingue donc trois volets relatifs à la défense : la coopération opérationnelle, la coopération dans le domaine capacitaire et la coopération dans le domaine nucléaire.

Comme l’explique Mme Alice Pannier dans une récente note de l’Institut français des relations internationales (Ifri), la coopération dans les domaines de la défense et de la sécurité n’aurait sans doute pas donné lieu à un traité s’il n’y avait eu le projet de coopérer dans le domaine nucléaire, le domaine le plus sensible sur lequel les deux États puissent travailler de concert. La coopération dans le domaine nucléaire est donc véritablement le « fait générateur » des accords de Lancaster House, ce qui confère à la coopération franco-britannique son caractère unique.

M. Charles de la Verpillière, co-rapporteur. Commençons donc par cette coopération absolument unique en son genre. En 2010, dans un contexte de restrictions budgétaires, le gouvernement de coalition britannique avait évoqué publiquement la possibilité de renoncer au renouvellement de sa dissuasion au profit d’alternatives moins coûteuses. Ce débat a suscité une appréhension en France où une coopération franco-britannique a alors été envisagée comme un moyen d’éviter un scénario dans lequel la France serait devenue la seule puissance nucléaire européenne.

Le projet Teutatès est né de ce double objectif : garder les Britanniques dans le « grand jeu », pour les Français, et assurer la soutenabilité financière de la dissuasion, pour les Britanniques.

Le projet consiste à construire et exploiter en commun les installations de simulation nécessaires à la fiabilisation des armes nucléaires, les essais étant désormais interdits par le Traité d’interdiction des essais nucléaires (TICE). Ce développement en commun permet d’avoir des installations plus performantes. À Valduc, en Côte-d’Or, le centre d’essai comprendra non pas un, ni deux mais trois axes radiographiques pour observer et modéliser le comportement des amorces des missiles nucléaires, offrant un niveau de précision inégalé.

Chaque nation reste souveraine dans ses expériences. Les matériaux testés sont assemblés dans des locaux réservés à l’une ou l’autre nation et leurs appareils de mesure sont, eux aussi, séparés.

La direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique (CEA/DAM) est particulièrement satisfaite des phases 1 et 2 du programme. Les deux machines radiographiques apportées par les Britanniques ont été qualifiées à Aldermaston et devraient être installées en 2022 à Valduc. Le projet entrera ensuite dans une phase exclusivement expérimentale, les deux pays partageant les coûts d’exploitation.

Cette coopération est donc satisfaisante au moins à trois égards. D’une part, elle a permis de confirmer la viabilité de la dissuasion britannique, contribuant ainsi à un équilibre politique et diplomatique entre les puissances occidentales et dans le monde. Ensuite, le CEA/DAM estime à 450 millions d’euros les économies réalisées sur cinquante ans, autant de crédits qui peuvent être réaffectés à d’autres priorités. Enfin, cette coopération a poussé les deux grandes puissances militaires européennes à s’engager l’une envers l’autre pour un demi-siècle.

M. Jacques Marilossian, co-rapporteur. Venons-en maintenant au deuxième volet des accords de Lancaster House, le volet opérationnel.

Déjà, entre 1990 et 2010, la France et le Royaume-Uni avaient réalisé un grand nombre d’opérations militaires conjointes, sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU), de l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (Otan), que ce soit en Bosnie (1995), au Kosovo (1998), en République démocratique du Congo (2003) ou en Afghanistan (2001-2013). Ces déploiements conjoints ont forgé une culture opérationnelle commune qui distinguait déjà les deux nations parmi leurs homologues européennes. France et Royaume-Uni sont en effet deux puissances militaires, membres du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU), dotés de l’arme nucléaire, et disposant de modèles d’armées complets. En 2010, d’après un rapport du Sénat, 80 % des textes adoptés au CSNU étaient initiés conjointement par la France et le Royaume-Uni.

Les accords de Lancaster House ont pourtant permis de franchir un pas supplémentaire. La création d’une Force conjointe expéditionnaire interarmées (Combined Joint Expeditionary Force, CJEF) a permis de passer d’un objectif général d’interopérabilité à un projet concret, politiquement engageant. Contrairement à d’autres forces conjointes, en effet, comme la brigade franco-allemande ou l’Eurocorps, il ne s’agit pas d’une force permanente, mais plutôt d’une force expéditionnaire ad hoc englobant les trois armées, avec un commandement intégré et « disponible pour des opérations bilatérales, de l’Otan, de l’Union européenne (UE), des Nations Unies ou autres ». Son effectif est de 10 000 hommes et femmes, soit deux brigades.

Une telle définition a imposé de définir précisément le concept d’emploi de la force. Les chefs d’état-major des armées des deux pays ont déduit de l’objectif politique que la CJEF devait être une force interarmées, capable d’entrer en premier sur un théâtre, donc dans des circonstances où une réaction rapide serait nécessaire, où les États-Unis ou d’autres partenaires européens ne seraient pas disposés à intervenir et avant de laisser une force multinationale prendre éventuellement le relais. Elle devrait être en capacité de conduire des opérations de haute intensité, défensives ou offensives et disposer de moyens importants dans les trois milieux.

Quelques mois à peine après la signature des traités de Lancaster House, le déclenchement de l’opération Harmattan, en Libye, a mis à l’épreuve la réalité de l’interopérabilité des forces françaises et britanniques. Les lacunes identifiées ont donné lieu à la création de six groupes de travail interarmées et treize sous-groupes sur des sujets tels que le soutien médical et logistique, la communication stratégique, le ciblage non-conventionnel ou les forces spéciales.

Des exercices de grande ampleur ont émaillé la décennie pour parvenir à une pleine capacité de la CJEF qui est aujourd’hui acquise, malgré l’annulation de l’exercice Griffin Rise au premier semestre 2020. Elle devrait faire l’objet d’une annonce des ministres chargés de la défense très prochainement.

La CJEF a permis de développer l’interopérabilité entre les deux premières puissances militaires européennes à un point inédit. Au-delà de la force elle-même, la conduite de ce projet a conduit à une intégration toujours plus poussée des forces françaises et britanniques. Toute une comitologie s’est mise en place pour mener à bien ce projet. Notre interlocuteur de l’armée de Terre l’illustrait en indiquant qu’en 2019, 900 personnels français avaient traversé le Channel dans le cadre de la coopération entre les deux armées de Terre. En 2016, elles sont convenues d’un échange permanent de commandants divisionnaires adjoints, en vertu duquel un officier français est devenu commandant en second de la 1re division du Royaume-Uni à York, un officier britannique assumant un rôle équivalent dans l’armée française. Cette intégration est sans précédent dans le monde.

M. Charles de la Verpillière, co-rapporteur. Venons-en maintenant au troisième pilier des accords de Lancaster House : le pilier capacitaire. Ce volet suscite au moins autant d’enthousiasme que de déception, selon les interlocuteurs. De toute évidence, c’est celui dans lequel la coopération est la plus ardue mais aussi la plus indispensable, ce qui explique ces réactions diverses.

Le premier champ de la coopération concerne les missiles. MBDA – que l’on peut décrire comme l’Airbus des missiles – a été créé en 2001 par Airbus, BAE Systems et Leonardo. Bien que l’entreprise ait été créée avant les traités de Lancaster House, ceux-ci consacrent l’engagement de coordonner et d’intégrer le secteur de la conception et de la production de missiles. Le projet « One MBDA » a abouti à la création d’un seul maître d’œuvre européen et à la réalisation de gains d’efficience allant jusqu’à 30 % grâce à des centres d’excellence partagés entre les deux filiales française et britannique de MBDA.

La rénovation à mi-vie des systèmes de croisière conventionnel autonome à longue portée et d’emploi général (SCALP-EG) dits Storm Shadow en anglais, s’est concrétisée par la livraison des premiers missiles rénovés en mars 2019 pour le Royaume-Uni et à l’été 2020 pour la France. Le projet de missile antinavire léger (ANL) a lui aussi abouti, avec la notification du contrat à MBDA en 2014 et un premier tir de qualification réalisé tout récemment, avec succès, en février 2020. Un autre projet bilatéral structurant est le futur missile antinavire et futur missile de croisière (FMAN/FMC) auquel nous avons déjà consacré, durant cette législature, un rapport conjoint avec la Chambre des communes, le premier du genre. L’étude de concept est aujourd’hui terminée et la phase suivante devrait débuter en 2021. Les différents concepts d’emploi français et britannique laissent entrevoir une solution à deux missiles qui serait satisfaisante pour les états-majors mais pourrait remettre en cause les économies d’échelle escomptées.

Le deuxième champ de la coopération capacitaire concerne la lutte anti-mines sous-marines. C’est le projet de système de lutte anti-mines du futur (SLAMF) ou MMCM (Maritime Mine Countermeasures), en anglais. Ce projet de drones de surface et sous-marins, associés à des sonars, termine actuellement sa phase de développement / qualification, lancée en 2015. Un ensemble comprenant un drone de surface et un sonar de Thales devrait bientôt entrer en production, ce qui satisfait bien sûr l’industriel et la direction générale de l’armement (DGA). S’agissant du drone sous-marin censé détecter les mines à plus grande profondeur, la proposition d’ECA Group n’a pas convaincu. La direction générale de l’armement a proposé aux Britanniques de continuer à travailler sur ce deuxième drone, sans réponse positive jusqu’à présent.

Enfin, le bilan est plus mitigé dans le domaine aéronautique. Après l’abandon du projet commun de drone de moyenne altitude et longue autonomie (Medium Altitude and Long Endurance Remotely Piloted Aircraft System, MALE), la France et le Royaume-Uni ont lancé le projet d’un système de combat aérien du futur (SCAF) incluant un avion de chasse et des drones. Mais en décembre 2017, le Royaume-Uni a annoncé son retrait du projet, pour des raisons de coût. Les Britanniques n’ont en effet pas renoncé à la production du Typhoon et à l’achat de F‑35 aux États-Unis. Le Royaume-Uni a donc annoncé qu’il poursuivrait seul le projet Tempest quand, dans le même temps, la France a proposé le projet SCAF à Berlin. La coopération franco-britannique se poursuit néanmoins dans le domaine de la recherche et développement, au moins pour garantir l’interopérabilité des systèmes.

M. Jacques Marilossian, co-rapporteur. Alors quelles leçons tirer de ce bilan ? Nous nous sommes attachés à identifier les freins et les facteurs facilitateurs de notre coopération.

En 1995, le président Jacques Chirac et le Premier ministre John Major avaient déclaré, après le sommet de Chequers, qu’aucun des deux pays ne pouvait « imaginer une situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’un des deux pays pourraient être menacés sans que les intérêts vitaux de l’autre le soient également ». Il semble qu’en dépit du « Brexit », cela doive rester le cas. La géographie et l’histoire sont têtues et, comme l’a rappelé l’ambassadeur de Grande-Bretagne lors de notre entretien, les Britanniques ne se sont jamais désintéressés de la défense du continent européen avant la fondation de l’Union européenne et n’ont pas davantage l’intention de le faire à l’avenir.

Même si la France et le Royaume-Uni n’ont pas tout à fait les mêmes aires d’influence, ce sont les deux seules puissances comparables en Europe, qui partagent une vision mondiale et déploient des forces outre-mer pour préserver la liberté de navigation et les échanges de biens comme de données. Les deux pays ont été frappés par le terrorisme islamiste. Ils sont les deux premières nations européennes par leur nombre de ressortissants partis faire le djihad en Syrie. Enfin, les deux pays ont développé une analyse convergente de l’évolution des menaces, observant le développement de nouvelles formes de conflictualité sous le seuil du conflit armé. Tout cela transparaît clairement du nouveau concept d’emploi des forces présenté le 30 septembre dernier par le chef d’état-major des armées britanniques, le général Carter.

M. Charles de la Verpillière, co-rapporteur. Reste qu’en dépit de cette convergence de vues, d’intérêts et d’analyse stratégique, nous avons identifié plusieurs freins à notre coopération.

Tout d’abord, la désynchronisation de nos calendriers stratégiques et politiques. Entre la signature des accords de Lancaster House et aujourd’hui, des élections nationales ont eu lieu de part et d’autre de la Manche à peu près tous les deux ans. La France a adopté une nouvelle loi de programmation militaire en 2018 quand le Royaume-Uni vient seulement de publier l’équivalent de notre revue stratégique, l’Integrated Operating Concept du Chief of Defence Staff General Carter. Une revue plus large des programmes est toujours en cours et n’aboutira vraisemblablement pas à des perspectives financières claires avant le premier semestre 2021.

Ensuite, il faut évidemment citer les contraintes budgétaires qui sont appréciées et gérées différemment de part et d’autre de la Manche. Quand la France privilégie la continuité, le Royaume-Uni est coutumier des mesures drastiques et des coups de barre soudains.

Nous notons aussi que le calendrier de renouvellement des matériels majeurs n’est pas le même dans les deux pays. Pour envisager la suite des accords de Lancaster House, il ne suffit pas de lister les domaines dans lesquels France et Royaume-Uni ont intérêt à coopérer. Il faut avant tout identifier les besoins capacitaires des deux pays qui s’inscrivent dans des calendriers identiques.

Comme le montre bien le programme FMAN/FMC, il ne faut pas non plus mésestimer les écarts de doctrines d’emploi qui sont intrinsèquement liées à nos situations géographiques différentes.

Au-delà de ces difficultés, disons, habituelles, le « Brexit » a amené son lot d’incertitudes dont la plupart sont très prégnantes. Quel budget le Royaume-Uni consacrera-t-il à son effort de défense dans les années à venir ? Le financement de ses nouvelles priorités l’amènera-t-il à renoncer à des capacités conventionnelles ? Ces besoins de financement l’amèneront-ils à davantage de projets en coopération ou d’achats sur étagère, auprès des États-Unis ? Y a-t-il un risque de dilution de la relation bilatérale franco-britannique avec la démarche de diversification des partenariats impliquée par le Global Britain ?

Les acteurs industriels de la relation de défense franco-britannique sont aussi légitimement inquiets des conséquences du « Brexit ». MBDA craint par exemple que certains des avantages d’un secteur intégré des missiles, en particulier les avantages économiques et en matière d’emploi, ne soient dilués par des tarifs douaniers, des restrictions sur les droits de propriété, la libre circulation et les exportations d’armes.

Bien que le Royaume-Uni dispose d’un statut d’État-tiers à l’égard de la coopération structurée permanente (CSP) lui permettant d’être associé à des projets capacitaires européens ou à des opérations européennes, les industriels français et britanniques craignent que le Royaume-Uni ne reste éloigné de ces coopérations et que la France, précisément parce que c’est l’objectif de la CSP, ne favorise ses autres partenaires européens. Cela pourrait limiter la convergence des choix des deux pays en termes d’acquisitions et in fine réduire la portée de la coopération bilatérale en matière industrielle.

Ainsi, il ne vous a pas échappé qu’une des premières conséquences du « Brexit » a été la sortie du Royaume-Uni du programme spatial de GPS (Global Positioning System) européen Galileo.

Jacques Marilossian, co-rapporteur. Dans ce contexte, comment préparer l’avenir ? Nous livrons quelques pistes dans notre rapport, qui devront être affinées dans les prochains mois, après la publication de la revue intégrée des programmes britannique, attendue pour fin novembre, à la suite de laquelle le gouvernement Johnson devra nécessairement annoncer des priorités, notamment budgétaires.

Il va de soi que nous devons insister pour que soient poursuivis les programmes en cours, notamment le programme de guerre des mines et le programme de missiles antinavires et de croisière. L’interdépendance consentie dans le domaine de l’industrie missilière doit nous inciter à nous assurer que les centres d’excellence partagés dans le cadre de l’initiative One MBDA restent, bel et bien, des centres d’excellence et qu’on y investit suffisamment.

Nous devons maintenir les acquis de la CJEF en termes d’interopérabilité et, pour cela, limiter l’effet « désintégrateur » du F‑35, compte tenu des règles très strictes imposées aux utilisateurs en termes de partage de données et d’informations, pour lesquels il reste à déterminer avec la partie américaine s’il est envisageable de les lever à moyen terme. C’est à cette condition que nous pourrons envisager de rationaliser certaines de nos projections de forces.

Pour la poursuite de nos coopérations industrielles, il nous semble qu’il serait judicieux que la France et le Royaume-Uni s’accordent, comme la France et l’Allemagne l’ont fait avec le traité d’Aix-la-Chapelle, sur les règles relatives aux exportations d’armement.

Une fois que nous aurons obtenu des assurances sur ces aspects déterminants de notre coopération, le champ des possibles est largement ouvert. Le DGA estime par exemple qu’une coopération dans le domaine spatial serait bienvenue. La France et le Royaume-Uni sont les seules nations à avoir des capacités de ce type depuis de nombreuses années (1986). Syracuse IV sera lancé en 2023. On pourrait imaginer une coopération avec les Britanniques.

La lutte cyber, les menaces hybrides sont aussi des domaines dans lesquels le Royaume-Uni a beaucoup investi, comme la France. Il a été à l’initiative des doctrines de l’Otan dans ces domaines. En mars 2019, la 6e division de l’armée de Terre britannique a été recréée et chargée des menaces hybrides ainsi que de la guerre électronique.

Il y a d’autres pistes, bien évidemment, Madame la présidente : je pourrais citer le partage de centres d’entraînement, la rationalisation de déploiements outre-mer, la production en commun d’hélicoptères lourds, la police du ciel et la lutte anti-drone dans la perspective des Jeux olympiques de 2024, la prochaine génération de sonars sous-marins, le développement de l’interopérabilité avec les porte-avions, les drones sous-marins… Toutes ne sont pas de la même importance et certaines ne peuvent être évoquées en l’état actuel des discussions. Je pense que nous aurons l’occasion de les évoquer plus avant au travers des questions qui nous seront posées aujourd’hui, en attendant un nécessaire approfondissement, une fois levées les incertitudes côté britannique.

Nous vous remercions pour votre attention.

Mme Monica Michel. Le Royaume-Uni ne se désintéresse pas des sujets de défense européenne, avez-vous dit. Dans une note consacrée à la coopération franco-britannique d’avril 2020, l’Institut français des relations internationales (Ifri) notait que, malgré le « Brexit » survenu en 2016, l’Union européenne et le Royaume-Uni s’étaient montrés ouverts au maintien d’une relation ambitieuse dans les domaines de la défense et de la sécurité. Cela ouvrait, par exemple, aux entreprises britanniques la possibilité de rejoindre des consortia pour des projets candidats au Fonds européen de défense. Pourtant, il relevait le risque qui consisterait à ne pas attribuer au Royaume-Uni un statut privilégié dans le cadre de ce Fonds européen de défense. Cela pourrait « limiter la convergence des choix des deux pays en matière d’acquisition, en réduisant les possibilités d’identification de projets de coopération industrielle », d’après ce rapport. Est-ce un point qui a suscité votre inquiétude ? Est-il primordial d’accorder au Royaume-Uni ce statut d’État tiers privilégié dans le cadre de candidatures au Fonds européen de défense ?

Mme Nathalie Serre. Les accords sont pilotés par un groupe de haut niveau constitué de représentants des deux pays nommés par le président de la République française et le Premier ministre britannique. En l’état actuel des choses, y a-t-il une continuité ? Comment sont nommées ces personnes dans le contexte du « Brexit » ? Et quelle est la longévité de ces accords à l’aune de la crise en Méditerranée orientale ?

M. Yannick Favennec Becot. Ma question porte sur les conséquences du « Brexit » dans le domaine spatial, un domaine particulièrement important, qui dépend des financements coopératifs, au vu des masses financières nécessaires. Les accords de Lancaster House portaient notamment sur la communication par satellite, et la recherche et le développement au sens large.

Or, le Royaume-Uni s’est depuis vu exclu du projet de système de navigation par satellite européen Galileo, ce qui ferait notamment perdre à notre allié l’accès au signal de qualité militaire. Pour pallier ce retrait, le rachat de OneWeb devait assurer une place aux Britanniques dans l’espace, mais les satellites rachetés ne peuvent en aucun cas, du fait de leur qualité et de leur positionnement, se substituer au système GPS ou à Galileo. De manière générale, les budgets nécessaires à l’émergence d’un concurrent britannique complet à Galileo se font attendre. Dès lors, dans ce contexte et à la lumière de votre bilan, pouvez-vous nous éclairer sur les opportunités de coopération en matière spatiale avec les Britanniques, et inversement, sur les risques de concurrence sur ce marché stratégique ? Il semble en effet que nos intérêts spatiaux soient convergents en de nombreux points, mais que la structuration pâtisse de l’euroscepticisme britannique. Dans ce cadre, l’option d’accords bilatéraux vous paraît-elle envisageable et opportune dans ce domaine, alors qu’en France, nous réfléchissons de plus en plus au niveau européen ?

M. Thomas Gassilloud. La coopération franco-britannique en matière de défense est très importante au regard de notre dissuasion, de notre culture expéditionnaire et de notre place au Conseil de sécurité des Nations unies. Depuis 2010, année de ces accords, il y a eu nombre d’évolutions ; nous avons déjà parlé du « Brexit » et de la volonté des Britanniques de lancer leur propre avion de combat. Mais une des évolutions les plus importantes me semble avoir été annoncée il y a moins d’un mois sur le volet capacitaire, dont il a été dit qu’il s’agissait de la coopération la plus indispensable mais aussi la plus difficile. En effet, le chef d’état-major britannique, Nick Carter, a présenté le 30 septembre dernier son nouveau concept opérationnel intégré. Je crois qu’il marque une réelle rupture par rapport au précédent concept, dans le sens où il prévoit une diminution drastique des moyens cinétiques conventionnels : flotte de F‑35B divisé par deux, suppression de cinq frégates, et même abandon de la capacité de char de combat. En parallèle, les Britanniques prévoient une montée en puissance des capacités cyber, espace et soutien. Pour ma part, même s’il est un peu tôt pour livrer une analyse, je pense que c’est quand même une certaine perte d’ambition britannique en matière de défense, à la fois en masse mais également, quand on renonce par exemple à avoir des chars de combat, sur le modèle d’armée complet. D’ailleurs, on peut se demander si les Anglais conserveront une capacité d’intervention autonome. J’aimerais demander à nos co-rapporteurs quels seront, selon eux, les impacts de cette décision sur la relation franco-britannique de défense. N’y aurait-il pas des opportunités à creuser, sur le domaine cyber et en matière de guerre informationnelle ?

M. Jean Lassalle. Je ne savais pas que nous avions autant avancé avec nos amis britanniques mais je ne suis pas étonné, parce qu’au fond, qu’on le veuille ou non, nos destins sont très liés. Certes, nous discutons beaucoup avec nos frères de la communauté européenne mais, sans doute, nous agissons peu. Les Britanniques n’ont plus le choix : soit ils sortiront de l’Histoire, comme le firent naguère le Portugal, l’Espagne et quelques autres, soit ils y resteront. À mon avis, ce ne serait rien connaître, après mille ans d’expérience commune, que d’imaginer que les Britanniques veuillent sortir de l’Histoire. Donc je pense que cette coopération est de très bon aloi. Le fait aussi que nous puissions en prolonger une partie avec l’Allemagne est excellent. Je souhaiterais simplement savoir si vous avez le sentiment que la situation actuelle va plutôt s’accélérer compte tenu des risques, ou alors si l’on va encore faire quelques zigzags avant de se mettre à un rythme de croisière.

M. Christophe Blanchet. En tant que député du Calvados, d’où est parti Guillaume le Conquérant, je souscris aux propos de monsieur Jean Lassalle. Effectivement, notre histoire est commune entre l’Angleterre et la France. Pour cette raison, en Normandie, on se sent un peu plus Anglo-Normands. Mais pour autant, la France appartient aujourd’hui à l’Europe, et ma question portera sur ce volet. Aucun des sujets de coopération bilatérale entre le Royaume-Uni et la France ne semble avoir de lien direct ou indirect avec le fonctionnement des institutions européennes. Que ce soit avec les instruments de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) pour conduire des opérations militaires, avec l’Agence européenne de défense ou avec la Commission européenne. Pourtant, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne interroge. Faut-il envisager que la France concentre ses ambitions en matière de défense vers les pays membres de l’Union européenne ? La France a mis un point d’honneur à ce que le traité de Lancaster House ait la symbolique européenne. Peut-on toujours compter réellement sur le Royaume-Uni pour entretenir notre coopération en matière de défense ? Enfin, monsieur de la Verpillière, vous avez posé plusieurs questions dans votre exposé et attendez des réponses. Pour autant, pouvez-vous donner votre sentiment sur les questions que vous posez ?

M. Fabien Gouttefarde. Vous avez brossé tous deux un panorama de la coopération franco-britannique en matière de défense qui est la bienvenue. Vous avez évoqué plus rapidement les pans où une concurrence féroce existe, ou va exister. On constate malheureusement que dans les deux programmes majeurs du futur – le système de combat aérien du futur (SCAF) et le char du futur (MGCS) – il semble y avoir davantage de compétition que de coopération. Estimez-vous probable ou possible la fusion du programme britannique Tempest avec son concurrent franco-germano-espagnol SCAF ? Pour le moment, les deux projets n’ont aucune intersection et l’intérêt réciproque pour un rapprochement semble de moins en moins marqué. Monsieur de la Verpillière, vous avez parlé des raisons financières évoquées par les Britanniques pour se retirer du projet SCAF. On pourrait les comprendre si c’était pour poursuivre l’acquisition de F‑35, mais en réalité on comprend difficilement en quoi la poursuite de l’achat de matériels américains en parallèle du lancement d’un programme d’avion du futur comme le Tempest est financièrement moins lourd. Que pensez-vous de ces raisons avancées ?

M. Charles de la Verpillière, co-rapporteur. Je vais répondre à la première question. Madame Michel, vous nous demandez si la Grande-Bretagne peut obtenir le statut d’État tiers et ainsi, éventuellement, participer aux programmes de la coopération structurée permanente financés par le Fonds européen de défense. Pour être tout à fait clair – et cela vaut pour toutes les questions – nous n’avons pas pu nous entretenir amplement avec les Britanniques. Nous avons entendu l’ambassadeur du Royaume-Uni à Paris ; une audition très intéressante et de très haut niveau mais, par définition, très diplomatique, et qui n’est pas entrée dans le détail, ce qui est tout à fait normal. Donc sur la position qu’aura le Royaume-Uni vis-à-vis des programmes européens de défense, il faudrait d’abord savoir s’ils sont intéressés. Pour l’instant, ils n’ont pas manifesté beaucoup d’appétence. Bien sûr, s’il y a une suite à notre rapport, je pense qu’il faudra rencontrer les Britanniques et leur poser cette question. Et il faudra que l’on se rende à Bruxelles, bien entendu, pour avoir le point de vue des institutions européennes.

M. Jacques Marilossian, co-rapporteur. Pour compléter sur ce que nous a dit l’ambassadeur britannique dans un langage plus que diplomatique mais traditionnellement britannique, la Grande-Bretagne ne peut pas se désintéresser de la défense de l’Europe. Et dans la défense de l’Europe, elle entend l’Europe de manière générale, et donc du continent, notamment à travers l’Otan. Ce que la Grande-Bretagne ne veut pas – on l’a maintenant compris depuis au moins 2016 – c’est de faire partie de structures intégrées comme l’Union européenne ou toute autre structure qui l’enfermerait dans un carcan « organisationnel ». En revanche, la Grande-Bretagne sera partie à toutes les interventions et initiatives dans le sens de la défense de l’Europe, mais en dehors de cadres qui la contraindraient.

M. Charles de la Verpillière, co-rapporteur. Sur la continuité des instances mises en place dans le cadre des accords de Lancaster House, notamment de dialogue entre les états-majors et entre la direction générale de l’armement et son homologue britannique, il n’y a, à notre avis, aucun risque pour que cette coopération et ces instances, sauf coup de théâtre, soient remises en question, puisque le « Brexit » n’a pas d’incidence, étant donné que nous sommes dans le cadre d’un accord bilatéral entre la France et le Royaume-Uni. Cependant, le « Brexit » a d’autres incidences, notamment financières, sur les possibilités de coopération mais je crois qu’il n’y a pas de craintes à avoir. Il faudra le vérifier dans la suite donnée à notre rapport, s’il y en a une. S’agissant de la Méditerranée orientale et des possibilités éventuelles d’opérations conjointes avec la Grande-Bretagne, il faut se souvenir que la Turquie est un membre important de l’Otan. Pour la Grande-Bretagne, l’Otan est un point dur, un rocher. Cela peut poser une difficulté.

M. Jacques Marilossian, co-rapporteur. Concernant la question sur le spatial et Galileo : oui, le rachat de OneWeb est un peu surprenant parce que les satellites en question ne sont pas de la même qualité que ceux destinés aux usages militaires. Les inquiétudes sont légitimes. La direction générale de l’armement nous a indiqué que nous avions besoin de satellites de communication militaires. C’est dans cette direction qu’il faut aujourd’hui travailler.

Le problème provient davantage des débats actuels, à la fois stratégique et budgétaire, au Royaume-Uni. Le nouveau Integrated Operating Concept fait une distinction entre des besoins déclinants et des besoins émergents. Les besoins déclinants que les Britanniques appellent les « Sunset capabilities », comme les canons ou les chars, sont opposés aux « Sunrise capabilities » qui représentent le futur et le monde d’après : le cyber, le spatial ou l’intelligence artificielle. Les Britanniques vont certainement devoir arbitrer entre les deux. Notre porte est grande ouverte pour une négociation mais, pour l’instant, nos partenaires sont dans l’expectative, car la question sera aussi budgétaire. Monsieur Gassilloud s’inquiétait des conséquences de ce fameux Integrated Operating Concept et de l’équilibre entre les capacités émergentes et les capacités déclinantes. Des capacités considérées comme déclinantes, nous pouvons certainement exclure le nucléaire qui est la marque de l’indépendance et de l’autonomie stratégique britannique, quand bien même le Royaume-Uni est très dépendant des programmes nucléaires américains dans le naval ou dans le classique, en raison des accords avec les États-Unis. Pour le reste, un débat aura lieu sur les priorités budgétaires du Royaume-Uni puisque les Britanniques doivent présenter l’équivalent de notre loi de programmation militaire en fin d’année. Le financement des « Sunrise capabilities » risque de se heurter aux conséquences du « Brexit » pour les recettes du budget britannique et nos amis britanniques ne peuvent pas négliger totalement le budget des forces conventionnelles. Il convient donc d’être prudent. Je pense que nous en saurons plus début 2021.

M. Charles de la Verpillière, co-rapporteur. Monsieur Lassalle, je ne peux que souscrire à vos propos lorsque vous dites que les Anglais ne voudront pas sortir de l’Histoire. J’ajouterai d’ailleurs qu’à titre personnel, je ne le souhaite pas. La France et la Grande-Bretagne ont une longue histoire en partage, faite, d’abord, de rivalités puis, depuis la fin du XIXe siècle, d’alliance et d’aide mutuelle. À mes yeux, la question est donc davantage celle du rôle que les Britanniques souhaiteront jouer à l’avenir, précisément pour demeurer acteurs de l’Histoire. Seront-ils un simple membre de l’Alliance atlantique ou opteront-ils pour une étroite coopération avec les États-Unis ? Choisiront-ils de conserver des liens – non institutionnels – avec l’Union européenne ? Souhaiteront-ils approfondir la coopération bilatérale avec la France ? Vous aurez compris que cette dernière option recueille nos faveurs. En l’état, force est de constater que plusieurs hypothèses sont à l’étude et que le « Brexit » brouille quelque peu les cartes : nous sommes donc dans l’incertitude.

Monsieur Blanchet le sait : les Britanniques sont des gens pragmatiques. Or, nul ne peut contester l’appartenance géographique du Royaume-Uni à l’Europe. Dès lors, la question est celle des avantages que les Britanniques pourraient retirer d’une coopération bilatérale avec la France ou plus large, avec l’Union européenne. À nos yeux, les accords de Lancaster House ont de l’avenir, mais les choses méritent d’être vérifiées.

M. Jacques Marilossian. De manière complémentaire, je rappellerai que, schématiquement, la coopération franco-britannique comporte deux axes : un axe opérationnel et un axe industriel.

En matière opérationnelle, nos deux armées sont étroitement liées, et nous partageons plus avec le Royaume-Uni qu’avec n’importe quelle autre puissance, si ce n’est peut-être les États-Unis, auxquels nous ne pouvons toutefois pas nous comparer tant nous ne jouons pas dans la même cour. Je me souviens que lorsque j’échangeais avec l’amiral Prazuck, alors chef d’état-major de la marine, celui-ci m’expliquait que nos marines étaient quasi jumelles, et que son homologue britannique était son premier interlocuteur. Cette proximité se retrouve d’ailleurs dans d’autres domaines.

En matière industrielle, les choses sont un peu différentes : nos bases industrielles et technologiques de défense se trouvent en concurrence directe, comme c’est d’ailleurs le cas avec d’autres pays européens. Il n’y a là que logique, dans la mesure où trois ou quatre pays réunissent environ 80 % de la BITD européenne. Il nous faut donc trouver les voies et moyens de ne plus être en concurrence, mais de renforcer la coopération. Je note d’ailleurs à ce sujet, en réponse à monsieur Gouttefarde, que s’agissant du futur de l’aviation de combat, nous avions d’abord coopéré, avant de voir deux projets divergents émerger – SCAF d’un côté, Tempest de l’autre. Nos difficultés sont parfois d’ordre purement calendaire, dans la mesure où il peut arriver que nous n’ayons pas besoin de renouveler nos capacités au même moment.

Enfin, j’ajouterai que l’alternance politique ne facilite pas la continuité de notre coopération. Ainsi, depuis la signature des accords de Lancaster House, se sont succédé trois présidents de la République – Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron – et trois Premiers ministres britanniques – David Cameron, Theresa May et Boris Johnson. Or, la dimension politique est cruciale en matière de coopération.

S’agissant plus précisément du projet Tempest, il nous semble qu’un rapprochement avec le SCAF relève du fantasme, bien que les Britanniques semblent d’être rapprochés des Italiens et des Suédois. Ils feront en effet d’abord face à un problème d’ordre budgétaire. Ensuite, si je me fie à mon expérience – j’ai longtemps travaillé avec les Britanniques – je pense qu’ils feront preuve d’une forme d’attentisme, et suivront les progrès du programme SCAF et de l’élaboration de son démonstrateur, attendu en 2026. D’après moi, ce n’est qu’à ce moment-là que les choses se clarifieront.

 

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Présidence de Mme Françoise Dumas, présidente

M. Charles de la Verpillière. Fabien Gouttefarde s’interrogeait également sur la possibilité, pour les Britanniques, de mener de front l’acquisition d’avions F-35 et le programme Tempest. Si la conduite de ces deux projets peut paraître ambitieuse d’un point de vue budgétaire, je rappellerai que ces deux programmes ont des horizons différents : le F-35 est opérationnel, tandis que le Tempest a vocation, comme le SCAF, à n’entrer en service qu’à l’horizon de 2035 ou 2040.

Mme Laurence Trastour-Isnart. Avant tout, je tiens à remercier les rapporteurs pour leur travail, fort intéressant, et dont j’ai suivi la présentation en visioconférence. J’aimerais revenir sur l’impact du « Brexit » sur la force expéditionnaire franco-britannique. J’ai le sentiment qu’une dynamique était lancée, et que tout pourrait s’arrêter. Pensez-vous que le Royaume-Uni pourrait se désengager de cette initiative ? Le cas échéant, pensez-vous que nous pourrions développer un tel projet avec l’Allemagne, et ce afin de concourir au renforcement des capacités européennes de défense ?

M. Charles de la Verpillière. Pour les mêmes motifs que j’ai évoqués précédemment, il n’y a pas de raison qu’un tel scénario de retrait se produise. Rien n’empêcherait de lancer une initiative semblable avec les Allemands, mais cela me paraît un chemin semé d’embûches, en raison des dispositions qui encadrent les interventions extérieures. Nous sommes de toute façon optimistes quant à l’approfondissement du volet opérationnel de la coopération franco-britannique, au travers d’opérations conjointes.

M. Jacques Marilossian. Rappelons-nous que l’anniversaire des accords de Lancaster House devrait être l’occasion d’annoncer, officiellement, le caractère opérationnel de la CJEF. En définitive, nous parlons de l’équivalent de deux brigades, soit un peu plus de 10 000 femmes et hommes qui pourraient être projetés en opération, en tant que force d’intervention. Un tel projet est tout simplement inenvisageable avec nos amis allemands. Avec les Britanniques, nous nous trouvons dans une relation de dépendance mutuelle, et nulle solution de remplacement n’existe outre-Rhin.

Mme Sereine Mauborgne. Qu’en est-il de la présence des Britanniques au Sahel ? Nous savons tous que le déploiement de trois hélicoptères Chinook CH-47 est important et qu’ils rendent de précieux services sur le théâtre ? Est-ce que le « Brexit » ou ses conséquences budgétaires pourrait entraîner un retrait de nos alliés ?

M. André Chassaigne. Il y a quelques mois, nous avons connu une forme de bataille navale opposant Français et Anglais autour de la pêche de la coquille Saint-Jacques. En cas de durcissement des tensions, nous pourrions tout à fait imaginer que des bâtiments militaires soient amenés à intervenir pour rétablir l’ordre, comme nous avons récemment pu le voir en Méditerranée orientale au sujet des ressources énergétiques que se disputent la Grèce et la Turquie. Dans le même temps, plus de vingt ans après l’Accord du Vendredi Saint, l’Irlande est à nouveau au cœur des discussions sur l’Union douanière, et nous savons que les unionistes s’opposeraient à une forme de partition. Pensez-vous que ce type de questions peut nourrir des rivalités emportant des conséquences militaires ?

M. Fabien Gouttefarde. En écho à plusieurs questions, je souhaite simplement rappeler que plusieurs entreprises travaillent en même temps sur le SCAF et le Tempest. Le cas échéant, des dispositifs de préservation de la confidentialité sont mis en place, de telle sorte que les équipes concernées fonctionnent de manière parfaitement étanche. Je ne voudrais pas non plus que l’on mésestime le projet Tempest car celui-ci pourrait être davantage en avance que ce que l’on dit. Ce serait notamment le cas en matière d’armement, sans doute car le Royaume-Uni et ses partenaires, notamment Allemands, n’hésitent pas à aborder dès le départ les sujets qui fâchent, comme les exportations.

M. Jean-Charles Larsonneur. Comme certains de nos collègues et nos rapporteurs, je souhaite que notre coopération bilatérale de défense demeure à bon niveau et que le Royaume-Uni reste une puissance militaire importante, permettant ainsi à l’Europe de rester dans le « grand jeu ». Et ce car c’est d’abord notre intérêt. Nous faisons évidemment face à quelques divergences, que j’aimerais essayer d’éclairer. Nous parlions du F-35 et du SCAF. Rappelons qu’aujourd’hui, les Britanniques sont parmi les premiers partenaires des États-Unis sur le F-35, ne serait-ce que parce qu’ils en produisent 15 %. Pourtant, avec le projet Tempest, les Britanniques s’orientent dans une autre direction pour l’avenir. Il me semble ainsi important de noter – et votre rapport pointe justement la difficulté à établir des tendances de long terme – que les choses ne sont parfois pas toujours aussi claires qu’on peut le croire. Cela étant dit, ma question porte sur l’Integrated Review. Ainsi que l’a souligné Thomas Gassilloud, il s’agit d’un document important, qui marque un virage dans la stratégie britannique de défense, que l’on pense à l’abandon de certaines capacités ou à la manière dont le Royaume-Uni se projette dans l’avenir comme une puissance peut-être plus globale et moins européenne. Quelle lecture faites-vous de ce document ?

M. Charles de la Verpillière. Je répondrai d’abord à Sereine Mauborgne sur la participation des Britanniques au Sahel. Ils y restent engagés. Mais un renfort de 250 personnels est sur le point d’être annoncé au sein de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) à la suite de quoi les Chinook seraient désormais partagés à cinquante pourcents entre la Minusma et Barkhane. En revanche, nous ne savons pas encore si ces coopérations vont s’inscrire dans la durée, et ce sera d’ailleurs l’objet de prochaines discussions.

M. Jacques Marilossian, co-rapporteur. Je vais répondre au président André Chassaigne qui évoquait les crispations liées au « Brexit » sur la pêche ainsi que sur la frontière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. Comme l’ont rappelé les militaires et le président de la République, le temps militaire est un temps long.

Depuis l’adoption des accords de Lancaster House et pendant toute la construction de la pleine capacité opérationnelle de la force conjointe, trois présidents de la République française et trois Premiers ministres britanniques se sont succédé. Je pense que l’on ne doit pas craindre que des crispations politiques ponctuelles ne remettent en cause cette construction. Oui, la coopération franco-britannique va continuer car nous n’avons pas le choix et que de nombreux points nous rassemblent. Cependant, comme le rappelait l’ambassadeur de Grande-Bretagne, le Royaume-Uni a un lien étroit avec les États-Unis. L’évolution des doctrines américaines va donc nécessairement influencer la pensée stratégique britannique.

Concernant la question de notre collègue Jean-Charles Larsonneur, il n’y a pas d’Integrated review pour le moment. Pour mémoire, l’Integrated review est l’équivalent de la LPM. Pour le moment, ce qui a été annoncé, le 30 septembre 2020, est un concept opérationnel, l’Integrated operating concept. Le général Carter a expliqué, dans des termes traditionnellement britanniques, c'est-à-dire avec beaucoup de marketing, sa vision pour le futur. Il s’agit notamment des nouvelles formes de conflictualité, des menaces hybrides, du cyber et du spatial. Maintenant, il leur reste à conduire une Integrated review qui va définir les priorités. Nous ne pouvons pas préjuger ce que vont faire les Britanniques à partir de l’Integrated operating concept, qui n’est qu’une revue stratégique de très haut niveau. Elle est d’ailleurs plus qualitative que la Revue stratégique française.

M. Charles de la Verpillière, co-rapporteur. Monsieur Fabien Gouttefarde a déclaré que le projet Tempest devait être pris au sérieux. Je partage cet avis. Nous ne pouvons pas considérer que c’est simplement un leurre. Ce projet devrait avoir des suites.

Mme la présidente Françoise Dumas. Messieurs les rapporteurs, je tenais à vous remercier pour cet excellent travail. C’est un travail de qualité, de précision et qui a été mené de manière conjointe.

Je m’appuierai sur ce rapport lors de ma rencontre, demain matin, avec mes homologues de la Chambre des communes, de la Chambre des Lords et du Sénat français, qui vise à poursuivre cette coopération indispensable. Nous ne pouvons pas nous passer de cette coopération même si nous devons réfléchir à ses modalités, compte tenu des élections à venir et de l’emballement de notre monde. Nous devons poursuivre cette coopération car nous sommes reliés aux Britanniques par une histoire et une culture commune.

Mme Françoise Dumas. Un grand merci à nos deux rapporteurs pour cet excellent travail. Nous en tiendrons compte évidemment demain matin lors de notre rencontre avec nos trois homologues du Sénat, de la Chambre des communes et de la Chambre des Lords.

 

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La Commission vote à l’unanimité l’autorisation de publication de ce rapport sur le bilan des accords de Lancaster House du 2 novembre 2010.


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   Annexe :
Liste des personnes entendues par les rapporteurs

(Par ordre chronologique)

 

 État-major des Armées  M. le capitaine de vaisseau Matthieu Douillet, chef du bureau Bilatéral Nord au sein de la division Euratlantique ;

 État-major de l’armée de l’Air  M. le général de division aérienne Jean-Luc Taquet, délégué aux relations extérieures ;

 MBDA  M. Éric Beranger, président, M. Vincent Thomassier, directeur de la coopération stratégique et des affaires commerciales du groupe, M. l’Amiral Hervé de Bonnaventure, conseiller défense du président, et Mme Patricia Chollet, chargée des relations avec le Parlement ;

 État-major de l’armée de Terre  M. le colonel Antoine de Loustal, chef du bureau des relations internationales, Mme Éva Catrin, chargée des relations avec le Parlement ;

 Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA-DAM) ‒ M. Vincenzo Salvetti, directeur des applications militaires, et M. Jean-Pierre Vigouroux, chargé des relations avec le Parlement ;

 État-major de la Marine nationale ‒ M. le capitaine de vaisseau Pierre Alzuyeta, chef du bureau des relations internationales, M. le capitaine de vaisseau Riaz Akhoune, chargé des relations avec le Parlement au cabinet du chef d’état-major de la marine ;

 Direction générale de l’armement ‒ M. l’inspecteur général de l'armement Joël Barre, délégué général pour l’armement, Mme Laurianne Schneider, conseillère technique ;

 Safran ‒ M. le général William Kurtz, conseiller militaire et président-directeur général de Safran Martin-Baker France, M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques ;

 Direction générale des relations internationales et de la stratégie ‒ M. Olivier Landour, chef du service Europe, Amérique du Nord et action multilatérale ;

 Mme Alice Pannier, chercheuse, auteure de « Complémentarité ou concurrence ? La coopération franco-britannique et l'horizon européen de la défense française », Focus stratégique n° 96, Études de l’Ifri, avril 2020 ;

 BAE Systems  M. David Armstrong, Group Business Development Director (en visioconférence) ;

 Thales ‒ M. Philippe Duhamel, directeur général adjoint, et Mme Isabelle Caputo, vice-présidente en charge des relations institutionnelles ;

  Son Excellence Edward Llewellyn, ambassadeur de Grande-Bretagne en France ; M. le colonel Antony McCord, attaché de défense ; Mme Anne-Claire Deseilligny, conseillère service politique.


([1])              Josselin de Rohan et Daniel Reiner, Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur la coopération bilatérale de défense entre la France et le Royaume-Uni, Sénat, session ordinaire de 2009-2010, n° 658, 9 juillet 2010, pp. 13-14, cité par Alice Pannier, « Complémentarité ou concurrence ? La coopération franco-britannique et l’horizon européen de la défense française », Focus stratégique, n° 96, Ifri, avril 2020, p.14.

([2])               Traité de coopération en matière de défense et de sécurité entre la République française et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, 2 novembre 2010.

([3])              Traité entre la République française et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord relatif à des installations radiographiques et hydrodynamiques communes du 2 novembre 2010.

([4])              Alice Pannier, « Complémentarité ou concurrence ? La coopération franco-britannique et l’horizon européen de la défense française », Focus stratégique, n° 96, Ifri, avril 2020.

([5])               « Partenariat franco-britannique de défense et de sécurité : améliorer notre coopération », rapport publié par l’Institut Montaigne et le Policy Institute at King’s College London, novembre 2018.

([6])              Leymarie, P. « “Entente Frugale” entre Paris et Londres », Le Monde Diplomatique, 4 novembre 2010

([7])              Sommet franco-britannique, « Declaration on Security and Defense », 31 janvier 2014.