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N° 5041

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 16 février 2022.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DEs affaires ÉTRANGÈRES

en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 3 mars 2021

 

sur « l’espace indopacifique : enjeux et stratégie pour la France »

et présenté par

Mme Aude AMADOU et M. Michel HERBILLON

Députés

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SOMMAIRE

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Pages

 

Synthèse du rapport

Propositions

Introduction

I. Au cœur des grands enjeux contemporains, l’Indopacifique est marquÉe par une accumulation des tensions liÉes À l’affirmation de la Chine

A. Apparu récemment, l’Indopacifique est un concept polysémique et flottant

1. Les échanges entre le Pacifique et l’océan Indien ne sont pas nouveaux

2. L’Asie-Pacifique, dont la connotation est économique, s’impose à la fin de la guerre froide

3. L’Indopacifique signale le retour de la géopolitique dans cet espace

4. L’Indopacifique n’en est pas moins un concept polysémique

B. L’espace indopacifique concentre les opportunitÉs et les dÉfis de demain

1. Cette région est le terrain d’un grand nombre d’opportunités

a. Plus de la moitié de la population mondiale

b. Une part croissante de la richesse mondiale

c. Des ressources et des voies maritimes essentielles

2. Les grands défis mondiaux se jouent largement dans cet espace

a. Des défis importants sur le plan du développement

b. Une région clé pour la préservation de la santé mondiale

c. L’Indopacifique est aux avant-postes du dérèglement climatique

C. L’affirmation chinoise structure la gÉopolitique de l’Indopacifique

1. Malgré les critiques, les « nouvelles routes de la soie » transforment la région

a. Les « nouvelles routes de la soie » : un immense programme d’infrastructures lancé par la Chine

b. L’initiative chinoise transforme l’Indopacifique dans des proportions variables

i. L’Asie du Sud-Est : une région sous dépendance chinoise

ii. Les îles du Pacifique : un ensemble sous pression de la Chine

c. Le bilan des « nouvelles routes de la soie » apparaît mitigé

2. L’affirmation régionale de la puissance militaire chinoise bouleverse les équilibres géopolitiques

a. La Chine poursuit des objectifs de sécurité dans l’espace indopacifique

i. En mer de Chine méridionale : une stratégie de militarisation

ii. Jusqu’à la seconde chaîne d’îles : une stratégie de déni d’accès

iii. Dans l’océan Indien : la stratégie du « collier de perles »

b. La Chine renforce ses prétentions de souveraineté en mer de Chine

i. La Chine accroît et modernise son arsenal conventionnel et nucléaire

ii. La Chine renforce sa pression militaire dans la mer de Chine

iii. Le niveau de tension fait craindre la possibilité d’un affrontement

II. La polarisation croissante des positions À l’Égard de la Chine tend À rÉduire La pluralitÉ des approches de l’Indopacifique

A. Le rapport À la Chine dÉtermine diffÉrentes approches de l’Indopacifique

1. Une partie des pays assument des différences d’intérêts et de valeurs avec la Chine

a. Les États-Unis poursuivent une politique d’endiguement de la Chine

b. Le Japon louvoie entre un arrimage américain et une voie médiane dans l’Indopacifique

c. L’Inde a une conception ouverte et inclusive de l’Indopacifique qui s’oppose à la domination d’une seule puissance dans la région

2. D’autres pays préfèrent contourner la question chinoise en faveur d’une stratégie fondée sur l’inclusion régionale

a. La Corée du Sud a une stratégie de coopération qui ne vise pas à structurer un ordre régional

b. À l’initiative de l’Indonésie, l’ASEAN s’est dotée d’une vision de l’Indopacifique fondée sur l’inclusion régionale

i. Les pays d’Asie du Sud-Est ont des sentiments ambivalents à l’égard de la Chine

ii. L’Indonésie a ouvert la voie à un discours inclusif sur l’Indopacifique en Asie du Sud-Est

iii. La vision indonésienne a inspiré la perspective sur l’Indopacifique de l’ASEAN

B. L’affirmation de la Chine renforce la polarisation des positions dans l’espace indopacifique

1. Les pressions chinoises conduisent plusieurs pays à durcir leur position vis-à-vis de Pékin

a. Confrontée à un accroissement de la pression chinoise, l’Australie a durci son positionnement à l’égard de Pékin

b. L’Inde et le Japon se raidissent également face à une Chine plus désinhibée dans ses revendications

i. La relation Chine-Inde : une relation plus conflictuelle

ii. Le durcissement de la politique chinoise du Japon

2. Les États-Unis rehaussent fortement leur réponse au défi chinois

a. Les États-Unis sont engagés dans une compétition de plus en plus large avec la Chine

b. L’Indopacifique est devenu le théâtre central de la confrontation entre la Chine et les États-Unis

i. Hong Kong : une politique de sanctions contre les autorités

ii. Taïwan : un renforcement du soutien de Washington

c. La réponse militaire reste la clef de voûte de la stratégie américaine de dissuasion de la Chine dans l’Indopacifique

i. Les États-Unis renforcent leurs capacités militaires

ii. Les États-Unis consolident leurs réseaux d’alliances

III. Contre la bipolarisation en cours, la France et l’Europe dÉfendent une « voie d’Équilibre » dans l’espace indopacifique

A. Premier pays europÉen À avoir adoptÉ une stratÉgie indopacifique, la France s’affirme comme une « puissance d’Équilibre »

1. La France se perçoit comme une puissance de l’Indopacifique

a. La France dispose de plusieurs atouts pour fonder sa légitimité à intervenir dans l’Indopacifique

b. La France a rétabli son image auprès des pays de la région

2. La stratégie française dessine une « voie d’équilibre »

3. Les enjeux de défense sont au cœur de la stratégie indopacifique de la France

a. Le ministère des Armées a publié une stratégie de défense française en Indopacifique

b. Les exportations d’armement sont la matrice de la stratégie indopacifique de la France

c. Les armées françaises renforcent leur activité opérationnelle dans la région

4. La France a l’ambition de donner à sa stratégie indopacifique une dimension plus large que la seule composante militaire

a. Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a également publié une stratégie pour l’Indopacifique

b. La France s’appuie sur deux partenariats structurants avec l’Inde et le Japon

i. L’Inde : le premier partenaire de la France dans l’Indopacifique

ii. Le Japon : un partenaire d’exception dans la région avec lequel la coopération est dynamique

c. La France a largement investi les organisations régionales dans l’Indopacifique

i. L’adhésion aux organisations régionales : une source d’opportunités

ii. Dans l’océan Indien, les organisations régionales sont des instruments essentiels pour le renforcement de la présence française

iii. Dans le Pacifique, la France et les territoires d’outre-mer sont bien représentés au sein des principales organisations régionales

iv. La France a récemment conclu un partenariat de développement avec l’ASEAN

d. L’agence française pour le développement joue un rôle important dans la promotion des biens publics mondiaux

B. L’Europe a pris conscience de l’importance de l’espace indopacifique

1. Plusieurs pays européens ont adopté des stratégies indopacifiques qui se distinguent sensiblement

a. L’Allemagne esquive en partie les aspects stratégiques tout en affichant ses intérêts économiques dans la région

b. Alignée sur l’approche américaine, la stratégie indopacifique du Royaume-Uni obéit en grande partie à des objectifs commerciaux

2. L’Union européenne a récemment adopté une stratégie indopacifique qui a été fortement influencée par la France

a. L’action européenne dans la région est invisible

b. La France a été à l’initiative de la stratégie européenne

c. L’Union européenne aspire aussi à un positionnement d’équilibre

IV. AprÈs l’affaire AUKUS, la stratÉgie indopacifique de la France doit Être remise sur le mÉtier

A. Pour faire de l’Indopacifique une vÉritable prioritÉ, la France doit clarifier ses objectifs et ses moyens

1. La France doit conserver un positionnement d’équilibre dans l’Indopacifique

a. La France, comme l’UE, a intérêt à suivre une voie autonome

b. L’importance accordée par de nombreux pays de l’Indopacifique à leur autonomie stratégique est une opportunité pour la France

2. La France doit prévoir les moyens de ses ambitions dans la région

a. L’Indopacifique mérite un engagement politique plus soutenu

b. Tous les ministères doivent intégrer la priorité accordée à l’Indopacifique

c. La Marine nationale doit bénéficier de capacités supplémentaires

d. Les moyens du Quai d’Orsay ont été en partie réorientés mais il est difficile d’en assurer le suivi

B. L’AUKUS oblige la France À envisager le renforcement de certains partenariats bilatÉraux

1. L’AUKUS représente paradoxalement une opportunité de renforcer la coopération avec les États-Unis

a. Jusqu’à récemment, la France et les États-Unis ne se percevaient pas comme des partenaires « pertinents »

b. Après l’AUKUS, nos deux pays ont pris conscience de l’intérêt de renforcer leur coopération

c. La France doit veiller à ne pas tomber dans un alignement contre la Chine

2. La France doit consolider ses deux partenariats les plus décisifs dans l’espace indopacifique

a. Avec l’Inde, la coopération peut encore s’élargir et s’approfondir

b. Avec le Japon, il est également souhaitable d’investir de nouveaux domaines de coopération

3. Notre partenariat bilatéral peut être renforcé avec d’autres pays, en particulier avec l’Indonésie

a. Notre partenariat pourrait se renforcer avec d’autres pays dans la zone

b. L’Indonésie doit être un pays clef de notre stratégie indopacifique en Asie du Sud-Est

4. Même si notre pays ne retrouvera pas, avec l’Australie, la relation qui précédait l’AUKUS, un rapprochement paraît inévitable

C. La France doit plus s’investir dans le multilatÉralisme rÉgional et estimer au cas par cas les opportunitÉs de rejoindre certains cercles « miniLATÉraux »

1. Un investissement croissant de notre pays dans les organisations régionales est nécessaire

2. L’adhésion aux cercles « minilatéraux » doit être envisagée au cas par cas

D. La France doit prioriser ses domaines d’action en capitalisant sur les savoir-faire de notre pays et les attentes des pays partenaires

1. Notre pays a les moyens d’aider les pays de la région à gérer les défis de sécurité auxquels ces derniers sont confrontés

a. Les opportunités sont nombreuses sur le plan des exportations d’armement

b. Déjà importante, la coopération opérationnelle doit se poursuivre

i. La coopération opérationnelle de défense doit rester à un niveau élevé

ii. La coopération en matière de sécurité maritime peut encore se développer

2. La France peut proposer un modèle de développement équilibré et durable dans la région

a. Notre politique de développement doit encore monter en puissance

b. La France doit allier sa politique de développement avec une action ambitieuse en faveur de la promotion des biens publics mondiaux

i. La lutte contre le changement climatique répond à une forte attente de nombreux pays de l’Indopacifique

ii. La lutte contre les zoonoses est un axe stratégique de la coopération dans l’Indopacifique

iii. La promotion de l’État de droit et des droits humains doit aussi faire partie de notre stratégie

c. Notre pays ne doit pas hésiter à tirer profit de l’émergence économique de la région

E. L’outre-mer et l’UE peuvent apporter un appui À la stratÉgie nationale, À condition d’avoir une action complÉmentaire

1. Les outre-mer, qui permettent à la France de légitimer son action, doivent devenir des atouts pour notre stratégie indopacifique

2. La stratégie indopacifique de l’UE doit capitaliser sur les atouts de l’Union et ne pas chercher à articuler une réponse géopolitique

a. La nouvelle approche européenne de la connectivité doit encore trouver un instrument de financement propre

b. L’UE ne doit pas conclure des accords de libre-échange à n’importe quelle condition

c. L’UE doit mesurer ses ambitions dans le domaine de la sécurité et la défense

EXAMEN en commission

ANNEXE N° 1 : LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

ANNEXE N° 2 : LISTE DES PRINCIPAUX ACRONYMES UTILISÉS DANS LE RAPPORT

ANNEXE N° 3 : LES PRINCIPALES ORGANISATIONS RÉGIONALES DE L’INDOPACIFIQUE

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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   Synthèse du rapport

● Apparu récemment, le concept d’Indopacifique structure aujourd’hui les discours et les stratégies d’un nombre important d’acteurs investis dans cette région. S’il permet de mettre en lumière des tendances communes entre l’océan Indien et l’océan Pacifique, l’Indopacifique n’en demeure pas moins un concept polysémique et flottant, défini par chaque acteur pour servir ses intérêts dans la région.

L’Indopacifique se caractérise aujourd’hui par deux phénomènes à la portée considérable. L’émergence de la région, d’une part, qui concentre d’immenses opportunités démographiques et économiques ainsi que d’immenses défis en matière de développement, de risque sanitaire et d’atteintes à l’environnement. Et d’autre part, l’affirmation de la Chine qui déploie dans la zone une stratégie d’influence, qui repose principalement sur le projet des nouvelles routes de la soie, et une stratégie d’affirmation militaire qui s’étend jusque dans l’océan Indien.

● La réponse à l’affirmation croissante de la Chine est la question centrale des différentes stratégies, visions et lignes directrices consacrées à l’Indopacifique. Si aucun pays n’a une approche manichéenne, les différentes conceptions de l’Indopacifique se distinguent par des degrés divers d’opposition à la Chine. Certains pays assument leurs différences de valeurs et d’intérêts avec Pékin, comme les États-Unis mais aussi l’Inde et le Japon. D’autres pays en revanche, à l’image de la Corée du Sud, de l’Indonésie et des autres pays de l’ASEAN, préfèrent éviter de prendre position sur la question chinoise et insistent sur l’importance de l’inclusion régionale pour répondre aux opportunités et aux défis qui caractérisent cet espace.

Le renforcement de la pression chinoise dans la région conduit cependant plusieurs pays à durcir leur attitude à l’égard de Pékin. L’Australie, dont la relation avec la Chine s’est fortement dégradée ces dernières années, a notamment réévalué sa perception de la menace chinoise et durci son approche dans l’Indopacifique. Les États-Unis renforcent par ailleurs leur posture militaire afin de dissuader la Chine de vouloir changer par la force le statu quo dans la zone. C’est dans ce contexte stratégique mouvant qu’il faut comprendre la formation de l’alliance AUKUS qui répond à l’inquiétude grandissante de Canberra à l’égard de la Pékin et qui permet à Washington de consolider son réseau d’alliances militaires dans la région.

● La France qui, grâce à ses outre-mer, se perçoit comme une puissance résidente dans la zone, est le premier pays européen à avoir adopté une stratégie indopacifique. Notre pays s’affirme dans la région comme une « puissance d’équilibre » désireuse de se créer un espace malgré la polarisation en cours. Si la coopération de défense est au cœur de l’approche française dans l’Indopacifique, la France a l’ambition de mener une stratégie plus large qui repose sur le renforcement de nos partenariats bilatéraux, l’investissement dans les organisations régionales et la promotion des biens publics mondiaux (santé, climat, biodiversité).

Ces dernières années, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont également publié leurs propres documents stratégiques sur l’espace indopacifique. Ces pays affichent bien plus ouvertement que la France leurs ambitions commerciales dans cette région qui concentre deux tiers de la croissance mondiale. De tous les pays européens, c’est la France qui a le plus pesé et le plus influencé la stratégie indopacifique qui a été présentée par l’Union européenne le 16 septembre.

● La remise en cause du partenariat stratégique avec l’Australie dans le sillage de l’AUKUS a fortement fragilisé la stratégie française dans la région. L’axe « Paris-New Delhi-Canberra » qui servait de colonne vertébrale à notre stratégie s’est effondré. Son volet diplomatique destiné à élargir notre approche au-delà des seuls enjeux de défense reste par ailleurs largement à décliner. Il est donc nécessaire de définir de nouveaux axes pour la présence française en Indopacifique.

Nous appelons en premier lieu à clarifier nos objectifs et nos moyens dans la zone. Compte tenu de la polarisation en cours, qui inquiète de nombreux pays de la région, le positionnement d’équilibre paraît encore plus nécessaire aujourd’hui qu’il ne l’était hier. La France doit aussi préciser les moyens qu’elle est prête à mobiliser pour faire de l’Indopacifique une réelle priorité.

Alors que notre pays subit un certain isolement diplomatique après la perte de l’allié australien, et dans l’attente d’un plus grand investissement des Européens, certains de nos partenariats bilatéraux et régionaux doivent être renforcés. Au-delà de nos partenariats les plus importants avec l’Inde et le Japon, la coopération peut être renforcée avec plusieurs pays, en particulier avec l’Indonésie qui pourrait devenir un partenaire clef de notre stratégie indopacifique en Asie du Sud-Est. La France doit aussi davantage s’investir dans les organisations régionales tout en évaluant au cas par cas l’opportunité de rejoindre les formats « minilatéraux ».

Notre pays doit aussi présenter une offre de coopération plus lisible et plus attractive ce qui implique de prioriser nos domaines d’actions sur la base de deux critères : nos savoir-faire et les attentes des pays partenaires. La sécurité et la défense doivent rester des champs de coopération privilégiés mais notre action ne peut reposer uniquement sur les exportations d’armement. La France a les moyens de proposer aux pays de la région un modèle de développement équilibré et durable dont pourront d’ailleurs profiter nos entreprises. Ceci suppose de reconnaître l’Indopacifique comme une priorité de notre politique de développement mais aussi de mener une politique ambitieuse en faveur de la promotion des biens publics mondiaux, l’environnement mais aussi la santé, et en particulier la lutte contre les zoonoses, ainsi que la promotion de l’État de droit et des droits humains.

Enfin, nous appelons à davantage mobiliser, de façon complémentaire, nos outre-mer et l’Union européenne en appui à la stratégie française. Nos outre-mer doivent être pensés, non seulement comme une source de légitimité mais comme de véritables atouts pour notre stratégie. L’enjeu est aussi de décliner concrètement la stratégie indopacifique de l’Union européenne en veillant à ce que celle-ci demeure centrée sur ce que sont les atouts de l’Union.


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   Propositions
 

Quinze orientations pour redéfinir la stratégie indopacifique de la France

1) Promouvoir l’approche française et européenne de l’Indopacifique, fondée sur une idée d’équilibre, qui répond à une attente de nombreux pays de la région également soucieux de leur autonomie stratégique.

2) Clarifier et amplifier les moyens (politiques, administratifs, militaires, humains et budgétaires) que la France est prête à mobiliser pour mettre en œuvre sa stratégie indopacifique, ce qui serait un gage de crédibilité.

3) Définir de nouvelles modalités de coopérations concrètes avec les États-Unis tout en prenant soin de ne pas s’aligner sur Washington, notamment en ce qui concerne la relation avec la Chine.

4) Consolider nos partenariats les plus décisifs, avec l’Inde et le Japon, dans des domaines plus vastes que la défense, en élargissant lorsque cela est possible la coopération à d’autres pays de la région.

5) Renforcer substantiellement le partenariat avec l’Indonésie, qui a le potentiel pour devenir un pays clef de notre stratégie en Asie du Sud-Est.

6) Engager le rétablissement des relations avec Canberra sur la base d’un renforcement ambitieux de la coopération dans l’Indopacifique, notamment en matière de défense et dans la zone du Pacifique Sud.

7) Donner de la substance au partenariat de développement avec l’ASEAN.

8) Écarter, pour l’heure, la perspective d’une adhésion au Quad, qui brouillerait notre positionnement comme « puissance d’équilibre ».

9) Consolider dans la région l’offre française en matière de défense et de sécurité, aussi bien les relations d’armement que la coopération opérationnelle.

10) Reconnaître l’Indopacifique comme une priorité stratégique pour notre aide publique au développement qui, pour changer d’échelle, doit reposer davantage sur des projets régionaux et associer un nombre croissant de partenaires.

11) Consacrer la lutte contre les zoonoses comme un axe stratégique de la coopération dans la zone et, pour ce faire, étendre nos réseaux de recherche et communiquer davantage sur la qualité de notre recherche pour le développement auprès de nos partenaires et des organisations régionales.

12) Inclure la promotion de l’État de droit et des droits humains dans notre stratégie indopacifique en favorisant des sociétés ouvertes dans la région.

13) Assumer que la France puisse tirer profit de l’émergence économique de l’Indopacifique par un soutien accru à nos entreprises, notamment dans les secteurs d’avenir pour la région, et par la diversification des approvisionnements pour réduire nos dépendances dans certains secteurs critiques.

14) Inciter pleinement nos outre-mer à contribuer, dans leurs domaines de compétences, aux priorités de la stratégie indopacifique de la France.

15) Appuyer la nouvelle approche européenne de la connectivité (« Global Gateway ») sur un instrument de financement suffisamment bien doté.


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La géographie française de l’Indopacifique

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 Source : MEAE



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Les distances dans l’Indopacifique : Un espace vaste et étendu

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   Introduction

Le 15 septembre 2021, le président des États-Unis Joe Biden, le premier ministre australien Scott Morrison et le premier ministre britannique Boris Johnson annonçaient conjointement le lancement d’une nouvelle alliance militaire : l’AUKUS. Illustration du renforcement de la polarisation à l’œuvre dans la région, la formation de cette alliance, qui signait la fin du partenariat entre la France et l’Australie pour la livraison de sous-marins à propulsion conventionnelle, a remis en cause un des principaux piliers de la stratégie française en Indopacifique.

Lancée six mois avant l’annonce de l’AUKUS, notre mission d’information avait pour objectif de dresser un premier bilan de la stratégie indopacifique de la France qui avait été annoncée par le président de la République en Australie début mai 2018. À l’origine, nous nous étions fixés pour objectif d’évaluer les choix faits par l’exécutif dans le cadre de cette stratégie et la manière dont celle-ci est mise en œuvre concrètement pour dépasser le stade déclaratoire. Après l’affaire AUKUS, nous nous sommes fixés un nouvel objectif plus prospectif et plus ambitieux: déterminer de nouveaux axes pour la présence française en Indopacifique.

Dans la conduite de nos travaux, nous n’avons exclu aucune région de l’Indopacifique qui, dans la conception française, s’étend de façon large des côtes orientales de l’Afrique aux côtes occidentales de l’Amérique. Nous avons aussi tenu à traiter, au-delà des seuls enjeux de défense, tous les aspects de notre stratégie qui incluent les enjeux économiques, de développement, de protection de la santé et de l’environnement ou encore de la politique maritime dans tous ses aspects.

Sur cette base, nous nous sommes attachés à développer les enjeux qui justifient que la région indopacifique s’impose progressivement comme le nouveau centre de gravité de la géopolitique mondiale, à analyser les différents approches des puissances présentes dans cette région ainsi que l’évolution des positionnements de certaines puissances sous l’effet de la polarisation en cours, à évaluer la portée de la stratégie indopacifique de la France plusieurs années après son lancement et à faire des propositions destinées à réorienter cette stratégie après l’affaire AUKUS.

À l’issue de nos travaux, nous estimons que le positionnement d’équilibre choisi par notre pays est encore plus nécessaire aujourd’hui qu’il ne l’était hier. La France a une réelle opportunité de renforcer sa coopération avec les pays qui, comme elle, souhaitent conserver leur autonomie et refusent le renforcement de la logique de confrontation. Nous devons saisir cette opportunité pour ne pas subir mais peser sur les bouleversements en cours dans l’espace indopacifique.

 


I.   Au cœur des grands enjeux contemporains, l’Indopacifique est marquÉe par une accumulation des tensions liÉes À l’affirmation de la Chine

Apparu récemment, le concept d’indopacifique structure aujourd’hui les stratégies d’un nombre important d’acteurs investis dans la zone. L’Indopacifique s’est imposée comme le nouveau centre de gravité de la géopolitique mondiale pour deux raisons : l’émergence de la région, qui la place au cœur des grands enjeux contemporains, et l’affirmation croissante de la Chine. Les tendances à l’œuvre en Indopacifique pourraient perturber de façon significative les rapports de force dans le monde et, par voie de conséquence, notre prospérité et notre sécurité.

A.   Apparu récemment, l’Indopacifique est un concept polysémique et flottant

En mars 2018, le ministre des affaires étrangères chinois Wang Yi critiquait le concept d’indopacifique, suspecté d’avoir une connotation antichinoise, et prédisait que celui-ci « se dissipera comme l’écume de l’océan ». Force est cependant de constater que celui-ci structure aujourd’hui les discours de nombreux pays dans la région. L’Indopacifique n’en demeure pas moins un concept polysémique et mouvant, défini par chaque acteur pour servir ses intérêts dans la région.

1.   Les échanges entre le Pacifique et l’océan Indien ne sont pas nouveaux

L’émergence de la notion d’indopacifique a été retardée par l’analyse dominante par blocs continentaux alors que l’Indopacifique est une région qui a un caractère essentiellement insulaire et maritime. En l’occurrence, l’adoption d’un « prisme » maritime permet d’observer, comme l’explique l’historien Pierre Grosser, que « l’idée d’une connexion entre Moyen-Orient et Pacifique n’est en rien nouvelle » ([1]). Dès le Xe siècle, des marchands arabes et chinois empruntent les voies maritimes qui relient l’océan Indien et l’océan Pacifique ([2]).

La compétition à laquelle se livrent les puissances européennes du XVIe au XIXe siècle transforme l’espace indopacifique en un théâtre stratégique. Les puissances coloniales, l’Inde britannique et l’Indochine française, rayonnent dans cet espace. Le « Grand jeu » entre l’Angleterre et la Russie s’y déroule. Sous la deuxième guerre mondiale, l’Asie du Sud-Est, qui est cernée par les deux océans, est un théâtre stratégique sur lequel les forces japonaises vont progresser. Le « containment » américain vis-à-vis de l’Union soviétique est ensuite mis en œuvre dans cet espace comme l’illustrent la création de l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE) en 1954 et la conclusion l’année suivante du pacte de Bagdad, qui s’inscrivent dans la « pactomanie » américaine.

2.   L’Asie-Pacifique, dont la connotation est économique, s’impose à la fin de la guerre froide

La jonction des océans Indien et Pacifique en une seule vision stratégique va s’effacer avec la fin de la guerre froide. À compter de 1979, les États-Unis se détournent de l’Asie, car le « containment » de l’Union Soviétique est assuré par la Chine et le Japon, pour se concentrer sur le Moyen-Orient. Avec la fin de la guerre froide, le « rideau de bambou », version asiatique du « rideau de fer », tombe : la Chine se réconcilie avec ses voisins et les pays communistes (Vietnam, Laos, Cambodge) intègrent l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN).

En parallèle, dans les années 1980, une dynamique économique régionale alimentée par le Japon est à l’œuvre dans le Pacifique. Seul pays développé d’Asie, le Japon opère en effet un « pivot vers l’Asie », lance des initiatives et commence à commercer davantage avec les pays d’Asie qu’avec les États-Unis. Dans les années 1990, l’Australie se tourne à son tour vers l’Asie et les autorités indiennes lancent la « Look East policy », visant à rapprocher l’Inde de l’Asie du Sud-Est. L’ASEAN émerge également à cette époque. Le pétrole du Moyen-Orient s’oriente de plus en plus vers l’Asie, qui voit arriver un nombre croissant de porte-conteneurs.

Cette dynamique régionale est institutionnalisée avec la création, en 1989, de l’Asia-Pacific Economic Cooperation (APEC) qui donne ses lettres de noblesse à l’expression « Asie-Pacifique », qui remplacera la notion d’Extrême-Orient. Comme l’explique Pierre Grosser, cette expression avait d’abord été utilisée dans les années 1960 par le Japon qui commençait à se réengager en Asie et « ne voulait pas donner l’impression de constituer un « bloc asiatique », comme dans les années 1938-1945 ». Avec « l’Asie-Pacifique », le Japon mariait l’Asie « jaune » et le Pacifique « blanc » ». Le concept d’Asie-Pacifique servait encore de cadre d’analyse en France dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013.

3.   L’Indopacifique signale le retour de la géopolitique dans cet espace

À partir de la fin de la guerre froide, l’intérêt américain pour l’espace couvert par l’Indopacifique se renforce. Au début des années 1990, les États-Unis perçoivent le Japon comme une menace et non la Chine qui, avec son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, entame un rattrapage économique. Les attentats du 11 septembre 2001 réorientent l’Amérique vers le Moyen-Orient mais elle ne perd pas de vue l’Asie, où les menaces sécuritaires restent importantes : terrorisme en Indonésie et aux Philippines, risques de prolifération nucléaire en Inde, au Pakistan et en Corée du Nord, retour de la piraterie dans le détroit de Malacca et trafic de drogue en Afghanistan et dans le « triangle d’or ». Alors que les ambitions chinoises dans la région se confirment au cours des années 2000, avec notamment une affirmation croissante de la Chine en mer de Chine du sud, les États-Unis s’inquiètent de s’être trompés d’adversaire, ce qui amène l’annonce du « pivot asiatique » par le président Barack Obama en 2011.

Apparu récemment, le concept d’indopacifique n’est pas américain : son origine est régionale. C’est à partir du discours prononcé par l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe au Parlement indien en 2007, intitulé « La confluence des deux mers », que ce concept apparaît dans les relations internationales. Cette notion est alors utilisée par le Japon pour donner un sens à la coopération avec l’Inde qui ne soit pas uniquement de nature économique, comme dans le cadre de l’Asie-Pacifique, mais également politique et diplomatique. L’Indopacifique va s’imposer comme le cadre de conception pertinent de l’action géostratégique de nombreux pays. Ce concept est notamment capté par les pays membres du « Quad », un dialogue quadrilatéral à dimension diplomatique et stratégique créé dès 2007 entre les États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon, et mis en mouvement dix ans plus tard.

4.   L’Indopacifique n’en est pas moins un concept polysémique

Le caractère indéfini du concept indopacifique a indubitablement contribué à son succès. Il existe en effet autant de rapports à l’Indopacifique que de pays, chacun définissant cette notion en fonction de ses intérêts propres. Comme le relève Delphine Allès et Thibault Fournol dans un article de recherche remarqué ([3]), « la comparaison des usages de l’indo-pacifique par ces différents acteurs conduit […] à souligner l’absence de consensus sur les contours géographiques auxquels renvoie le concept, autant que sur les fonctions stratégiques qui lui sont conférées. »

La controverse porte, en premier lieu, sur la définition géographique de l’Indopacifique. La France conçoit l’Indopacifique comme un vaste espace centré autour de l’Asie-Océanie et de ses deux grands océans, l’océan Pacifique et l’océan Indien, dont les contours vont des côtes de l’Afrique de l’Est jusqu’aux rivages américains du Pacifique ([4]). Les États-Unis estiment en revanche que l’espace indopacifique s’arrête à l’ouest au large des côtes occidentales de l’Inde. Un pays comme l’Indonésie a une vision encore plus restreinte de l’Indopacifique, qui s’inscrit dans la surface du triangle formé par l’Inde, le Japon et l’Australie.

 



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carte espace indopacifique géopolitique


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Le débat est vif même parmi les acteurs institutionnels français qui interviennent dans l’espace indopacifique. L’inclusion de nos territoires d’outre-mer de l’océan Indien et de l’océan Pacifique dans cet espace est l’argument le plus souvent invoqué pour justifier le choix fait par les autorités françaises d’opter pour une définition aussi vaste de l’Indopacifique. Comme l’explique S.E. M. Lechervy, ambassadeur de France en Birmanie et spécialiste de l’Indopacifique, « l’Amérique du Sud et l’Afrique de l’Est n’ont pas structuré d’organisations régionales avec les États insulaires, mais les États insulaires ont des relations avec les États borduriers : La Réunion avec l’Afrique de l’Est et la Polynésie française avec le Chili. ». La cohérence d’une définition aussi vaste de l’Indopacifique n’est toutefois pas évidente si l’on en juge, par exemple, par l’organisation du commandement militaire français. Alors que les États-Unis disposent d’un commandement militaire unifié dans la région, l’United States Indo-Pacific Command, les forces armées françaises présentes en Indopacifique se décomposent entre trois commandements pour nos outre-mer (sud de l’océan Indien, Nouvelle-Calédonie et Polynésie française) et deux commandements pour chaque océan (océan Indien et océan Pacifique).

La portée stratégique du concept indopacifique ne fait pas non plus consensus. De ce point de vue, pour Delphine Allès, directrice de la filière relations internationales de l’INALCO, « l’Indopacifique n’est pas un concept figé, mais un concept en évolution. Depuis 2018-2019, on assiste à une banalisation du concept, qui est repris par beaucoup d’acteurs, ce qui a permis d’élargir les représentations ». Pour les États-Unis, l’Indopacifique légitime le « pivot » vers l’Asie et conforte une approche orientée contre la Chine. La connotation antichinoise de la conception américaine explique la frilosité initiale des pays de l’ASEAN, qui ne s’approprient le concept indopacifique qu’en 2019 en mettant cependant l’accent sur la connectivité, la coopération régionale et le multilatéralisme (cf. infra). L’Indopacifique n’est donc plus seulement associé à une réaction face à la Chine mais devient aussi un concept de réactivation de partenariats. La coopération n’est également plus seulement militaire mais s’élargit à beaucoup d’autres domaines dont le commerce, les infrastructures, la sécurité maritime ou l’environnement.

B.   L’espace indopacifique concentre les opportunitÉs et les dÉfis de demain

L’espace indopacifique est devenu le centre de gravité de la démographie et de l’économie mondiale. Par voie de conséquence, la région concentre aussi les défis les plus importants auxquels l’humanité est confrontée, dont ceux de la prolifération des zoonoses et des atteintes à l’environnement. Les mers et les océans, qui dominent cet espace, concentrent une part importante des opportunités et des défis de demain.

1.   Cette région est le terrain d’un grand nombre d’opportunités

a.   Plus de la moitié de la population mondiale

L’Indopacifique, qui héberge 60 % de la population de la planète, est aujourd’hui le cœur de la démographie mondiale. Mais elle se caractérise aussi par de fortes disparités. Elle compte, d’un côté, les cinq pays les plus peuplés au monde : la Chine (1,4 Md d’habitants), l’Inde (1,38 Md d’habitants), les États-Unis (330 M d’habitants), l’Indonésie (280 M d’habitants) et le Pakistan (230 M d’habitants). De l’autre côté, les océans Indien et Pacifique qui représentent la plus grande partie de l’Indopacifique sont de grands espaces vides, composés essentiellement d’eau. Avec moins de 45 millions d’habitants, l’Océanie est le continent le moins peuplé de la planète. D’une superficie égale au tiers de la planète, le Pacifique insulaire n’héberge que 13 millions d’habitants.

La population dans l’espace indopacifique est en voie d’urbanisation rapide. En Asie du Sud-Est, la part de la population qui vit dans les villes est passée de 15 % en 1950 à près de 50 % en 2020. Des pôles urbains de plus en plus puissants se sont constitués dans la région, qui compte aujourd’hui certaines des plus grandes métropoles du monde parmi lesquelles Hong Kong, Tokyo, Djakarta, Manille et Delhi. En 2050, 65 % de la population indopacifique devrait être urbaine. Le nombre d’Indiens qui vivent dans les villes devrait notamment passer de 377 millions en 2011 à près de 800 millions en 2050 d’après les données de l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

b.   Une part croissante de la richesse mondiale

L’Indopacifique constitue aujourd’hui l’épicentre de l’économie mondiale. La zone représente 40 % de la richesse mondiale et, d’après le Fonds monétaire international (FMI), elle devrait représenter environ 60 % du PIB mondial d’ici 2030. Elle compte les trois économies les plus importantes de la planète, celles des États-Unis (20 894 Mds de dollars), de la Chine (14 723 Mds de dollars) et du Japon (5 058 Mds de dollars) ([5]). L’Inde (2 660 Mds de dollars), la Corée du Sud (1 638 Mds de dollars) et l’Australie (1 328 Mds de dollars) sont respectivement les sixième, dixième et treizième économies les plus importantes au monde. Six membres du G20 ([6]) sont par ailleurs représentés dans cette région du monde.

Lieu de concentration des richesses, l’Indopacifique compte aujourd’hui les économies les plus dynamiques de la planète. Cette région représente actuellement les deux tiers de la croissance mondiale. Au sortir de la pandémie, c’est dans cette région du monde que la croissance économique devrait être la plus forte et la reprise la plus rapide, même si l’on exclut l’économie chinoise de l’équation. Les foyers de croissance et le développement des classes moyennes, qui représenteront bientôt 3 milliards de personnes sur le continent asiatique, sont donc une opportunité importante pour les entreprises françaises et européennes.

c.   Des ressources et des voies maritimes essentielles

Les espaces maritimes de l’Indopacifique sont riches en ressources. Région géographique qui concentre les zones économiques exclusives (ZEE) les plus étendues du monde, qu’il s’agisse de celles des États-Unis (11,3 M de km²), de la France (10,2 M de km²), de l’Australie (8 M de km²), de l’Indonésie (6 M de km²) ou du Japon (4 M de km²) ([7]), l’Indopacifique est largement dotée en ressources halieutiques, en hydrocarbures offshore et en câbles internet sous-marins.

La région est par ailleurs riche en minerais stratégiques indispensables à la fabrication de produits de haute technologie dans les industries clés, civiles comme militaires (terres rares, nickel, cobalt, titane, platine, etc.). Dans un contexte marqué par l’appauvrissement généralisé des gisements terrestres et le protectionnisme croissant de certains pays richement dotés comme la Chine et la Russie, les océans apparaissent comme une nouvelle source d’approvisionnement, notamment dans le Pacifique Sud où des gisements ont été découverts ces vingt dernières années. La ZEE de la Polynésie française est par exemple un espace riche en cobalt ([8]).

L’espace indopacifique est aussi un espace de transit important. Il concentre les plus importantes routes commerciales de la planète, qui traversent plusieurs détroits stratégiques (Malacca, Ormuz et Bab-el-Mandeb) par lesquels passe deux tiers du commerce maritime mondial. En 2018, le trafic maritime dans le détroit de Malacca représentait à lui seul près de 30 % du commerce maritime mondial. Avec 40 % du commerce de l’Europe en provenance de l’Indopacifique, cette zone est vitale pour les approvisionnements européens. De cet espace dépend une large part de nos approvisionnements stratégiques, notamment énergétiques. Le détroit de Béring, encore peu emprunté, est appelé à prendre une importance majeure dans les décennies à venir avec l’ouverture des routes maritimes polaires.

2.   Les grands défis mondiaux se jouent largement dans cet espace

a.   Des défis importants sur le plan du développement

Tout l’espace indopacifique ne connaît pas une forte croissance économique. À côté des pays les plus riches ou dont l’économie est la plus prometteuse, la région comprend également des pays très pauvres. Le Mozambique (448,50 dollars par habitant), Madagascar (471,50 dollars par habitant), l’Afghanistan (516,70 dollars par habitant), le Pakistan (1 188 dollars par habitant), la Birmanie (1 467 dollars par habitant), le Cambodge (1 543 dollars par habitant), l’Inde (1 928 dollars par habitant) ou encore le Laos (2 630 dollars par habitant) font partie des pays les plus pauvres au monde ([9]).

Caractérisé par un important taux de chômage, une criminalité élevée et par la faiblesse des institutions, le Pacifique est l’une des régions les plus dépendantes au monde de l’aide publique au développement (APD) ([10]). Comme l’explique Alexandre Dayant, chercheur spécialisé sur le Pacifique au Lowy Institute basé en Australie, malgré des sources de développement non conventionnelles comme le tourisme, la pêche, l’agriculture ou les migrations professionnelles ([11]), « l’isolement et l’exiguïté empêchent les îles du Pacifique d’accéder aux économies d’échelle nécessaires au développement. »

D’après les projections de la banque asiatique de développement (BAsD) en 2017, les besoins en infrastructures des pays en voie de développement en Asie et dans le Pacifique dépasseront 22 600 milliards de dollars d’ici à 2030, soit 1 500 milliards de dollars par an, si la région conserve sa dynamique de développement.

b.   Une région clé pour la préservation de la santé mondiale

L’Indopacifique est une région clé pour la préservation des biens publics mondiaux, et en particulier de la santé mondiale.

L’Indopacifique présente en premier lieu un fort potentiel pour le développement du secteur de la santé. Cette zone réunit en effet des pays à bas revenus, tels que Djibouti ou Madagascar, dont le système de santé demeure très fragile et qui sont largement dépendants de l’aide internationale pour le financement de leur santé. Elle comprend également des pays à moyen revenu, voire émergents, comme la Thaïlande ou le Vietnam, dont les systèmes de santé sont plus développés, avec notamment une offre privée souvent de pointe, mais qui doivent faire face au défi du vieillissement rapide de leur population ([12]) et les défis qui y sont associés sur le plan des maladies chroniques et de la dépendance, alors même que les investissements dans les infrastructures hospitalières n’ont pas été suffisants ces dernières décennies. S’il est un défi que les pays de cet espace partagent, c’est bien celui des ressources humaines en santé dont la qualité et la disponibilité ne sont pas à la hauteur des besoins grandissants des populations de ces pays. Bien que de nombreux pays soient engagés dans le développement de leur système d’assurance maladie, l’accessibilité aux soins est encore loin d’être une réalité pour tous ([13]).

Haut lieu d’échanges et de circulations, la région indopacifique rencontre aussi d’importants défis en termes de surveillance épidémiologique et de veille sanitaire. L’Indopacifique est un espace d’où émerge un certain nombre d’épidémies, en particulier des zoonoses, à l’image de la covid-19. Le fait que certains pays, de l’Inde à l’Afrique du Sud, aient été le lieu d’identification de nouveaux variants souligne l’intensité de la circulation des personnes mais aussi des virus dans la zone et la nécessité de renforcer les capacités de détection et de préparation aux épidémies.

c.   L’Indopacifique est aux avant-postes du dérèglement climatique

Malgré des situations hétérogènes, le principal enjeu que les pays de la région ont en commun est le défi climatique.

L’Indopacifique a une part de responsabilité de plus en plus grande dans le réchauffement climatique. La région représente plus de 50 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Cinq des plus grands émetteurs de gaz à effet de serre – la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Sud et l’Inde – sont des pays de la zone. Depuis quinze ans, les émissions n’ont cessé d’augmenter : de 26 % pour la Corée du Sud, 84 % pour la Chine, 206 % pour le Vietnam ou encore 514 % pour le Cambodge ([14]). Alors que le charbon est dominant dans le mix énergétique de nombreux pays de l’Indopacifique – sept des dix premiers consommateurs de charbon se trouvent dans la région –, la transition énergétique est un défi partagé.

L’Indopacifique est également fortement exposé aux conséquences de la crise climatique. Selon le Global Climate Risk Index 2021, six des dix pays les plus à risque de catastrophes naturelles sont situés dans l’Indopacifique ; c’est aussi le cas de cinq des sept pays ayant eu le plus grand nombre de morts liés à des catastrophes.

L’activité humaine a aussi une incidence sur la richesse exceptionnelle de la biodiversité de l’Indopacifique. La région se caractérise par un nombre élevé de sites naturels parmi lesquelles le « Triangle de Corail », un site qui s’étend sur six pays ([15]) et qui abrite 76 % de toutes les espèces de corail connues dans le monde et 37 % de tous les poissons des récifs coralliens de la planète. Plus de 100 millions de personnes vivant dans la région du Triangle de Corail dépendent de ces ressources pour leur subsistance. La biodiversité de l’Indopacifique est menacée notamment par la déforestation, la fragilisation des littoraux, les nouveaux modes d’exploitation agricole et l’urbanisation. Plusieurs sites naturels du patrimoine mondial sont aujourd’hui considérés comme menacés parmi lesquels les forêts humides de l’Atsinanana à Madagascar et l’atoll corallien de Rennell Est aux îles Salomon.

Pays « mégadivers » ([16]) de l’Indopacifique

Source : AFD.

Les océans agrègent les défis environnementaux dans l’Indopacifique. Le Pacifique Sud est une région très exposée à la surpêche qui a pour conséquence de dégrader la biodiversité marine et de bouleverser les chaînes alimentaires. En 2017, 11 % des espèces marines recensés dans 22 États insulaires du Pacifique Sud, allant de la Papouasie-Nouvelle-Guinée aux îles Cook, étaient menacées d’extinction ([17]). Outre la surpêche, les océans subissent fortement la pollution plastique qui représente une menace additionnelle pour les espèces marines. La principale concentration de plastique dans les océans se trouve dans l’océan Pacifique (Great Pacific Garbage patch) où elle occupe une surface de 3,4 millions de km². Une partie de l’« économie bleue » tente de répondre à ces problèmes en développant la production d’énergie renouvelable, l’écotourisme, la pêche et le transport durable, ce qui permet ainsi de réconcilier les défis et les opportunités qui caractérisent cette région.

C.   L’affirmation chinoise structure la gÉopolitique de l’Indopacifique

L’Indopacifique est marquée par la superposition de menaces et de risques sécuritaires divers parmi lesquels le risque de prolifération nucléaire (en Corée du Nord et au Pakistan), le terrorisme (au Bangladesh, en Indonésie, au Pakistan et aux Philippines), la criminalité organisée qui s’appuie sur des trafics divers (dont le trafic de drogue), la piraterie (au large de la Somalie et dans le détroit de Malacca), l’instabilité politique (du coup d’État en Birmanie jusqu’aux mouvements séparatistes en Thaïlande, en Birmanie, en Indonésie, en Mélanésie et au Vanuatu) et la multiplicité des contentieux frontaliers ([18]). Bien que certains défis sécuritaires aient un caractère transnational, aucun ne concerne l’espace indopacifique dans son ensemble.

Le seul défi politique et stratégique dont la portée s’étend à l’Indopacifique dans sa globalité est celui de la montée en puissance de la Chine. L’affirmation croissante de la Chine dans cet espace sous-tend l’augmentation des tensions régionales dans un contexte marqué par la compétition stratégique sino-américaine, le recul du multilatéralisme et l’augmentation des budgets de défense.

D’après les autorités chinoises, la Chine n’a pas de stratégie indopacifique. Pourtant, il ne fait aucun doute que la Chine poursuit des objectifs précis dans cette région. D’après Valérie Niquet, chercheuse spécialisée sur la Chine à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), « pour la Chine, l’Asie-Pacifique doit être transformée en sphère d’influence » ce qui peut s’apparenter à « une doctrine « Monroe » à l’asiatique ». Ce faisant, la Chine tente d’affirmer sa supériorité politique et militaire vis-à-vis des États-Unis et des puissances émergentes, mais aussi de bénéficier de la croissance économique en Indopacifique, en s’appuyant sur son statut de premier partenaire commercial de nombreux pays de la région.

La poursuite de ces objectifs justifie la mise en œuvre d’une double stratégie dans la région : une stratégie d’influence, qui s’incarne pour l’essentiel au travers du projet des « nouvelles routes de la soie », et une stratégie d’affirmation militaire et territoriale. Si nul ne nie le droit de la Chine à poursuivre son développement ni même son aspiration légitime au statut de grande puissance, les inquiétudes tiennent au fait que la Chine poursuit ses objectifs sans respecter les règles internationales existantes. Cette posture suscite des tensions qui font craindre le risque d’affrontements.

1.   Malgré les critiques, les « nouvelles routes de la soie » transforment la région

Le projet des « nouvelles routes de la soie » est au cœur de la stratégie d’influence chinoise dans le monde. Initialement centré sur la construction d’infrastructures entre la Chine et l’Europe, le périmètre de cette initiative est de plus en plus difficile à définir et tend aujourd’hui à englober l’ensemble de la stratégie d’influence chinoise dans l’Indopacifique et au-delà. Mais l’Indopacifique demeure le terrain d’action principal des « nouvelles routes de la soie ».

a.   Les « nouvelles routes de la soie » : un immense programme d’infrastructures lancé par la Chine

C’est à l’automne 2013, dans un discours prononcé au Kazakhstan, que le président Xi Jinping dévoile les « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road initiative – BRI). Cette initiative consiste en un immense programme de construction d’infrastructures visant d’abord à mieux relier la Chine et l’Europe.

Les autorités chinoises ont à l’époque annoncé la mobilisation de près de 1 000 milliards de dollars pour financer ce programme d’investissement. Compte tenu de l’absence de données fiables, il reste difficile de mesurer l’atteinte de cet engagement ([19]). Surtout, selon Valérie Niquet, les « nouvelles routes de la soie » ont souvent consisté en la « labellisation de projets existants ». L’initiative d’investissement aurait toutefois permis de financer près de 3 100 projets d’infrastructures – des routes, des ports ou des aéroports – dans plus de 70 pays.



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Les nouvelles routes de la soie (terrestres et maritimes)

Source : Carnegie Endowment for International Peace.


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Comme l’explique Philippe Orliange, directeur du département Orient de l’Agence française de développement (AFD), si la Chine a rencontré un tel succès dans cette initiative, c’est que celle-ci a centré son programme sur les infrastructures à un moment où les pays occidentaux avaient délaissé ce secteur au profit des secteurs sociaux, comme la santé ou l’éducation. Or, de nombreux pays avaient et ont encore des besoins importants en matière d’infrastructures. D’après la Banque mondiale, la faiblesse des infrastructures dans les pays bénéficiaires des « nouvelles routes de la soie » a pour conséquence une réduction potentielle du commerce de 30 % et une perte potentielle d’investissements étrangers d’environ 70 % ([20]).

Les autorités chinoises ont étoffé les « nouvelles routes de la soie » depuis leur lancement en 2013. La Chine a élargi son offre des « connectivités dures » incarnées par les infrastructures vers les « connectivités douces » qui intègrent la santé, l’environnement ou encore le numérique. Les nouvelles routes de la soie « digitales » permettent ainsi de promouvoir les technologies chinoises. Les nouvelles routes de la soie « sanitaires » ont quant à elles conduit la Chine à projeter, dans le contexte pandémique, des masques, des respirateurs et des vaccins.

Entre intérêts économiques et stratégiques, les objectifs poursuivis par la Chine dans le cadre des « nouvelles routes de la soie » restent à ce jour peu lisibles. Néanmoins, il est vraisemblable que l’initiative ait aussi bien pour objectif le développement économique interne de la Chine qu’un objectif plus stratégique, en matière d’influence, par la mise en scène d’une puissance incontournable.

Quoi qu’il en soit, la Chine est ainsi devenue un financeur majeur du développement international. Selon la base de données AidData consolidée par l’université William and Mary, les financements chinois à l’étranger représentaient 843 milliards de dollars entre 2010 et 2017. Après le lancement des « nouvelles routes de la soie », les engagements chinois ont été portés, entre 2013 et 2017, à 85 milliards de dollars en moyenne par an, ce qui dépasse largement les engagements des États-Unis, situés à 37 milliards de dollars par an en moyenne sur cette période.

b.   L’initiative chinoise transforme l’Indopacifique dans des proportions variables

Les « nouvelles routes de la soie » ne se limitent plus à une seule route et tendent à englober une grande partie de l’Indopacifique. Selon AidData, plusieurs pays de la région font partie des premiers récipiendaires de l’aide chinoise, parmi lesquels l’Indonésie et le Pakistan, qui ont perçu respectivement plus de 30 milliards de dollars entre 2000 et 2017, ainsi que le Vietnam, le Cambodge et le Sri Lanka, qui ont bénéficié respectivement de plus de 10 milliards de dollars de financement chinois sur la même période.

i.   L’Asie du Sud-Est : une région sous dépendance chinoise

D’après Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse spécialisée sur l’Asie du Sud-Est à l’Institut français des relations internationales (IFRI), l’Asie du Sud-Est est « la vitrine des nouvelles routes de la soie » qui sont un moyen de renforcer les liens entre la Chine et les pays de l’ASEAN. C’est à Djakarta que le président Xi Jinping a lancé en 2013 le projet des nouvelles routes de la soie « maritimes ». Cette région est jugée essentielle pour assurer la stabilité et la prospérité de la Chine.

L’Asie du Sud-Est représente environ 25 % des sommes mobilisées dans le cadre des « nouvelles routes de la soie », ce qui équivaut à des centaines de milliards de dollars. Pékin construit notamment des infrastructures physiques qui ont pour effet de favoriser les flux commerciaux entre la Chine et la sous-région à l’image de l’autoroute qui relie Kunming dans le sud de la Chine à Luang Prabang au Laos. Depuis 2010, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’ASEAN et, depuis 2020, l’ASEAN est devenue le premier partenaire commercial de la Chine.

Pour Sophie Boisseau du Rocher, « aucune autre région du monde n’est aujourd’hui capable de proposer à l’Asie du Sud-Est une dynamique équivalente à celle offerte par la Chine ». La Chine est devenue le paramètre déterminant de la croissance dans la région et son poids va désormais jusqu’à contraindre les pays d’Asie du Sud-Est à s’interroger sur leurs orientations politiques, au risque d’une convergence autoritaire. « L’Asie du Sud-Est est en train d’être placée sous dépendance chinoise » ce que nous regrettons fortement car la France dispose d’une histoire commune avec plusieurs pays dans la région, ce qui devrait être un atout.

ii.   Les îles du Pacifique : un ensemble sous pression de la Chine

La présence chinoise dans le Pacifique est ancienne en raison des communautés chinoises qui y sont établies. Pendant des décennies, la Chine a utilisé la « diplomatie du chéquier » dans le Pacifique pour convaincre les derniers alliés diplomatiques de Taïwan de s’aligner sur le reste de la communauté internationale. Depuis le milieu des années 2000, l’ambition régionale de la Chine s’est traduite par une hausse de l’engagement chinois dans cet espace, qui est aujourd’hui perceptible.

Cependant, comme le rappelle Alexandre Dayant, entre 2010 et 2018, la Chine n’est restée que le troisième donateur dans la région, derrière l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Sur la période, Pékin ne représentait que 8 % de l’aide publique au développement dans la région contre près de 40 % pour l’Australie. L’aide chinoise consiste surtout en des prêts concessionnels destinés à des projets d’infrastructures mis en œuvre par des entreprises et des ouvriers chinois. Malgré la fenêtre d’opportunité ouverte par la pandémie, Alexandre Dayant estime que « le soutien de la Chine [aux États insulaires du Pacifique] peut être jugé décevant ».

La Chine est néanmoins devenue un acteur influent dans le Pacifique, y compris au plan politique. Pékin exerce une pression sur les États insulaires avec pour effet de diviser le Pacifique. Après la récente reconnaissance de la République populaire de Chine par les îles Salomon, qui étaient longtemps restées fidèles à Taïwan, une partie des îles Salomon souhaite faire sécession. Samoa a par ailleurs vécu, pendant plusieurs mois en 2021, une crise politique entre deux candidats au poste de Premier ministre, dont l’un avait passé des accords avec la République populaire de Chine.

 

La présence chinoise dans les territoires d’outre-mer du Pacifique

Dans un contexte où la Chine étend son influence sur les petits États du Pacifique notamment via les Nouvelles routes de la soie […] l’intérêt suscité par l’outre-mer français pour la Chine a fait l’objet d’une certaine attention. Les moyens utilisés par la Chine pour étendre son influence dans la région ont été documentés par divers travaux, et mobilisent des canaux économiques (investissements, aide au développement) comme politiques (forums régionaux, coopérations bilatérales) ([21]).

En Polynésie française, des investisseurs chinois ont financé quelques projets, notamment dans l’hôtellerie (investissements du groupe Hainan) et un projet d’investissement sur l’atoll de Hao dans l’archipel des Tuamotu qui suscite aujourd’hui des interrogations eu égard à sa viabilité et aux risques potentiels pour l’environnement. Lors d’une récente visite en Polynésie, en juillet 2021, le président de la République a pu exprimer ses réserves sur ce projet ([22]). Cela ne remet toutefois pas en cause les relations entretenues par l’exécutif polynésien avec la Chine, qui se sont développées depuis le début des années 2000 : visites de personnalités politiques chinoises dont Xi Jinping alors vice-président de la RPC, en 2011, création en 2007 à Tahiti du premier consulat situé en outre-mer, inauguration en 2013 d’un Institut Confucius dans les locaux de l’Université de Polynésie française, escales régulières de navires de l’APL, acheminement durant la crise sanitaire d’une aide matérielle ([23]).

En Nouvelle-Calédonie, l’influence de la Chine est devenue un enjeu des débats électoraux qui ont eu lieu en vue des récents référendums d’autodétermination, dont le dernier s’est tenu le 12 décembre 2021. Il convient donc de faire la part entre les liens économiques réels qui lient la Nouvelle-Calédonie à la Chine – la Chine a ainsi acheté pour 900 millions d’euros de nickel (soit plus que tous les autres débouchés réunis) en 2018 ([24]) –, l’implantation chinoise sur l’archipel, qui demeure modeste, essentiellement autour de l’Association de l’amitié sino-calédonienne créée en 2016 et ayant des liens avec le mouvement indépendantiste, et la part d’instrumentalisation politique dont l’influence chinoise a pu faire l’objet. En effet, des partisans de l’indépendance ont pu faire valoir l’intérêt économique des investissements chinois là où les partisans du non à l’indépendance ont pu insister sur le risque d’une Nouvelle-Calédonie indépendante où l’influence chinoise serait grandissante.

Source : Rapport d’information sur la politique de la France et de l’Europe à l’égard de la Chine, rendu par nos collègues Bérengère Poletti et Buon Tan au nom de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale en février 2022. Accessible ici.

c.   Le bilan des « nouvelles routes de la soie » apparaît mitigé

Bien que le discours dominant sur les « nouvelles routes de la soie » soit pour l’essentiel critique, il faut reconnaître certains effets positifs de cette stratégie chinoise. D’après la Banque mondiale, les infrastructures de transport prévues, si celles-ci devaient se concrétiser, devraient diminuer de 12 % les temps de transport dans les pays visés par l’initiative des « nouvelles routes de la soie ». Les économies concernées devraient également bénéficier, à des degrés variables, d’une hausse des échanges commerciaux et des investissements étrangers. Enfin, le programme d’infrastructures chinois devrait permettre à près de 40 millions de personnes de sortir de la pauvreté, dont 7,6 millions de l’extrême pauvreté ([25]), d’ici à 2030.

La puissance d’attraction du discours sur les « nouvelles routes de la soie » a cependant perdu en intensité depuis les années 2018-2019. Si la plupart des pays de la région continuent de développer une rhétorique accueillante, car le soutien à ces projets est le « thermomètre » de la relation avec Pékin, la perte d’enthousiasme est notable compte tenu de la réticence des opinions publiques et des risques associés aux projets d’infrastructures chinois, qui sont devenus plus apparents.

Les prêts chinois sont accusés, en premier lieu, de ne pas prendre en compte le risque d’insolvabilité des économies bénéficiaires. Une part importante des pays auxquels prête la Chine ont un niveau d’endettement élevé, voire insoutenable. Comme le relève un récent article du Monde ([26]), « parmi les trois pays ayant demandé récemment à bénéficier du cadre commun de restructuration de la dette mis en place par le G20 en novembre 2020, deux d’entre eux, l’Éthiopie et la Zambie, ont des emprunts extérieurs détenus à plus de 30 % par Pékin ». Les États-Unis vont jusqu’à accuser Pékin de tendre un « piège de la dette » aux pays bénéficiaires pour maintenir les pays dans une relation de quasi-tutelle et en tirer des gains géopolitiques. D’après une étude du cabinet Rhodium Group publiée en avril 2019 ([27]), les non-remboursements auraient toutefois davantage donné lieu à des rééchelonnements qu’à des cessions d’actifs, à l’exception notable du port d’Hambantota au Sri Lanka.

Les « nouvelles routes de la soie » sont par ailleurs l’objet d’autres critiques. Elles sont critiquées pour ses montages financiers opaques et la corruption des élites politiques. Au Kirghizistan, deux anciens Premiers ministres ont été reconnus coupables de corruption en 2019 pour avoir attribué, dans des conditions illégales, un contrat de 400 millions de dollars à une entreprise d’État chinoise, Tebian Electric Apparatus, pour la modernisation de la centrale nucléaire de Bichkek, la capitale du pays. De nombreux pays ont aussi pris conscience des problèmes posés par l’offre d’infrastructures chinoises, dont la qualité est parfois incertaine. En 2017, le Népal a ainsi annulé le projet de construction d’un barrage hydroélectrique géré par un groupe chinois compte tenu de nombreuses irrégularités. Enfin, les projets chinois sont critiqués pour leurs conséquences sociales et environnementales. L’inclusion des populations locales est le plus souvent nulle, les projets d’infrastructure faisant intervenir des entreprises et des ouvriers chinois, ce qui alimente les frustrations.

Selon les données du Global Development Policy Center de l’université américaine de Boston, les prêts chinois à l’étranger ont commencé à diminuer en 2018. Outre la perte d’intérêt des pays bénéficiaires, d’autres facteurs peuvent expliquer cette tendance. Les autorités chinoises ont ainsi pu souhaiter mieux calibrer leurs projets après avoir fait le bilan d’un trop grand nombre d’investissements conduits à perte et pour des gains stratégiques trop faibles. Certains facteurs internes peuvent également servir d’explications. Comme l’explique Valérie Niquet, « les « nouvelles routes de la soie » restent une stratégie de projection importante, mais qui est ralentie par les conséquences de la pandémie mondiale alors que la croissance chinoise ralentit et que la dette chinoise est élevée ».

2.   L’affirmation régionale de la puissance militaire chinoise bouleverse les équilibres géopolitiques

La Chine a désormais des ambitions géopolitiques à l’échelle de l’ensemble de l’espace indopacifique. Pour donner corps à ces ambitions, elle a engagé un important programme de renforcement de ses capacités de défense qui est mis en œuvre, de façon croissante, au service d’une stratégie de pression en mer de Chine du sud, qu’elle considère relever de sa souveraineté, au risque d’un affrontement.

a.   La Chine poursuit des objectifs de sécurité dans l’espace indopacifique

L’aspiration de la Chine au statut de première puissance mondiale passe d’abord par une extension de sa présence militaire en Indopacifique. De façon la plus immédiate, la Chine a le sentiment d’être encerclée par les États-Unis, compte tenu de la proximité de ses bases militaires, de sa flotte et de ses alliés, la Corée du Sud, le Japon et Taïwan. Son premier objectif est donc de briser cet isolement. Pour contrer la perspective d’une alliance qui se ferait contre elle, la Chine tente d’abord de diviser, notamment les États-Unis et l’Europe, voire l’Europe elle-même ([28]).

D’après M. Jean-Vincent Brisset, spécialiste des questions de sécurité en Asie à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), la Chine a plusieurs besoins dans l’Indopacifique : « un besoin de souveraineté dans la mer de Chine, un besoin de contrôle au-delà et un besoin de protection des détroits vers l’Europe ». La Chine déploie des politiques différentes dans chacune de ces zones.

i.   En mer de Chine méridionale : une stratégie de militarisation

La Chine déploie une stratégie de militarisation en mer de Chine méridionale qu’elle perçoit comme un espace où doit s’exercer sa souveraineté ([29]). Comme l’explique le commissaire en chef de première classe Christophe Bergey, chef du bureau « Asie, Pacifique, Amérique latine » à l’état-major des armées, « la mer de Chine méridionale est vue comme la « mare nostrum » chinoise avec l’île de Hainan comme principal base militaire ». La Chine revendique la majeure partie de la mer de Chine méridionale, îles comprises, telle que délimitée par une « ligne à neuf traits » en vertu de droits historiques contraires au droit international ([30]) et contestés par Taïwan et par les États riverains de la région (les Philippines, Brunei, l’Indonésie, la Malaisie et le Vietnam).


Revendications et ambitions maritimes de la Chine

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Source : revue Diplomatie, Les grands dossiers n° 53, octobre-novembre 2019.

Malgré un règlement juridique de la question en sa défaveur ([31]), la Chine tente de sanctuariser la mer de Chine méridionale par une forte présence navale ainsi que par une occupation des îles dont la souveraineté est contestée. L’affirmation chinoise dans cet espace est un défi aussi bien sur le plan des valeurs, en ce qu’il remet en cause les fondements du système international basé sur le droit et notamment le principe de libre navigation dans les eaux internationales, que de nos intérêts, car cette mer est une artère maritime vitale pour l’Europe et pour la France.

ii.   Jusqu’à la seconde chaîne d’îles : une stratégie de déni d’accès

Au-delà de la « ligne à neuf traits » et jusqu’à la seconde chaîne d’îles, la Chine n’a pas de prétention de souveraineté mais une stratégie de contrôle pour mettre en œuvre une capacité de déni d’accès. La Chine s’est dotée d’une armée expéditionnaire qu’elle utilise pour conduire une activité opérationnelle de plus en plus importante dans cet espace intermédiaire. D’une part, elle mobilise, à chaque déploiement, des moyens dont le volume et la qualité sont de plus en plus élevés. Ainsi, selon le commissaire Bergey, « ce n’est plus un bateau ancien qui patrouille mais un groupe aéronaval – porte-avions, frégates, sous-marins – avec des vecteurs peu ou prou du même niveau que les Occidentaux ». D’autre part, la Chine organise dans cet espace des déploiements qui sont aussi de plus en plus fréquents, ce qui favorise l’acquisition d’une véritable expérience opérationnelle.

iii.   Dans l’océan Indien : la stratégie du « collier de perles »

Dans l’océan Indien, l’enjeu principal pour la Chine est la sécurisation des chaînes d’approvisionnement commerciales et énergétiques. La Chine y déploie un nombre croissant de bâtiments et de sous-marins mais, surtout, elle déploie dans cet espace une diplomatie de défense très active. La stratégie chinoise dans le nord de l’océan Indien, appelée la stratégie du « collier de perles », consiste en la mise en place d’un nombre suffisamment important de points d’appui civilo-militaires pour garantir la sécurité des approvisionnements. Ce faisant, la Chine est en train de transformer l’océan Indien en un espace contesté, qui fait craindre un développement similaire à la situation qui prévaut en mer de Chine méridionale.

La stratégie du « collier de perles » est parfois décrite comme la dimension militaire des « nouvelles routes de la soie ». Bien que cela soit toujours difficile à prouver, des intérêts stratégiques se cachent derrière une partie de la projection économique de la Chine, qui produit des infrastructures à double usage. Au Pakistan, le port de Gwadar situé à l’entrée du golfe d’Oman est ainsi soupçonné d’avoir un usage à la fois civil et militaire. Au Sri Lanka, le port d’Hambantota a été cédé à la Chine pour alléger l’endettement très élevé du pays. Des craintes similaires existent dans le sud de l’océan Indien, au Mozambique, à Madagascar ou aux Comores.

Le cas d’étude le plus classique de la stratégie du « collier de perles » est Djibouti. La Chine a financé à Djibouti un nombre important de programmes d’infrastructures, ce qui a généré un endettement élevé. D’après la Banque mondiale, pour la période 2021-2025, le service de la dette envers la Chine dépasse 60 % du service de la dette publique externe de Djibouti. Cette relation de quasi dépendance a favorisé la mise en place d’une coopération de sécurité intérieure et la construction d’une base navale chinoise capable d’accueillir près de 10 000 soldats.


Réseaux de bases maritimes, ports ou points d’appui commerciaux
pour la Chine et l’Inde (hors métropole)

Source : revue Diplomatie, Les grands dossiers n° 53, octobre-novembre 2019.

Les inquiétudes se multiplient quant au déploiement par la Chine d’une stratégie similaire au « collier de perles » dans le Pacifique. Un nombre croissant d’États insulaires hésitent à accueillir les projets d’infrastructure chinois par crainte que la Chine utilise son influence pour s’établir militairement dans le Pacifique. Pour Alexandre Dayant, cela représente « une petite probabilité mais un énorme risque ». Au Vanuatu notamment, la Chine a pu être soupçonnée de vouloir construire des infrastructures duales facilement convertibles, en cas de besoin, en base militaire.

b.   La Chine renforce ses prétentions de souveraineté en mer de Chine

Soucieuse d’atteindre rapidement la parité stratégique avec les États-Unis, la Chine a engagé un important programme de renforcement de ses capacités de défense. La montée en puissance capacitaire de l’Armée populaire de libération (APL) s’accompagne aujourd’hui d’un renforcement de la pression militaire qu’elle exerce dans la zone qu’elle estime relever de sa souveraineté. Le niveau de tension en mer de Chine et notamment sur Taïwan fait craindre le risque d’un affrontement.

i.   La Chine accroît et modernise son arsenal conventionnel et nucléaire

Grâce à plusieurs décennies de modernisation militaire chinoise, l’APL est devenue l’une des armées les plus puissantes au monde ([32]). Celle-ci est composée de 2,3 millions de soldats d’active, dont 1,3 million dans l’armée de terre, ce qui en fait le premier contingent militaire de la planète ([33]). La Chine dispose également de la troisième aviation, avec environ 2 800 appareils aériens, et de la première flotte militaire mondiale, avec près de 350 navires et sous-marins. Les États-Unis devancent cependant la Chine en volume sur les capacités maritimes les plus structurantes : les États-Unis disposent de 11 porte-avions contre 2 pour la Chine, et de 18 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) contre 4 pour la Chine. Si nous disposons d’une faible capacité d’appréciation sur le niveau des équipements chinois, les capacités occidentales restent qualitativement supérieures à celles de la Chine. La comparaison au plan quantitatif est en revanche de moins en moins tenable.

Guidée par l’objectif de disposer d’une « armée de classe mondiale » pour le centenaire de la fondation de la République populaire de Chine (RPC) en 2049, la Chine conduit une importante modernisation et amélioration de ses forces militaires. Le budget de défense de la Chine augmente continuellement et s’établit à 209 milliards de dollars en 2021, en hausse de 6,8 % par rapport à 2020.

Ce budget est mis au service d’importants développements capacitaires, notamment dans le champ conventionnel. La Marine chinoise connaît un taux de croissance sans précédent. Pékin construit l’équivalent de la Marine française tous les quatre ans et de la Marine australienne tous les 18 mois. La Chine a par ailleurs engagé la construction d’autres SNLE et de son troisième porte-avions.

Sur le plan nucléaire, Pékin serait en voie de quadrupler son stock de têtes nucléaires ([34]) dans la prochaine décennie. Cet accroissement quantitatif s’inscrit dans une volonté d’amélioration qualitative : l’obtention d’une « triade nucléaire » ([35]) à part entière pour renforcer sa dissuasion. Il s’agit de développer et de crédibiliser une capacité de frappe en second, ce qu’illustre le développement de missiles mer-sol balistique stratégique visant à donner à Pékin une force océanique stratégique ([36]). Dans l’attente de la réalisation de cet objectif, la Chine produit activement divers missiles balistiques et de croisières susceptibles de perturber la posture dissuasive américaine, notamment à travers le développement de missiles « duaux », capables d’emporter une charge conventionnelle ou nucléaire ([37]).

Ces développements conventionnels et nucléaires constituent une importante source de déstabilisation dans la mesure où ils renforcent les risques d’escalade inconsidérée en cas de mauvaise évaluation des forces en présence.

ii.   La Chine renforce sa pression militaire dans la mer de Chine

La période de pandémie a représenté une opportunité pour la Chine de renforcer sa pression militaire en mer de Chine, et notamment sur Taïwan.

En mer de Chine méridionale ou orientale, Pékin mène une tactique de « zone grise » fondée sur des actions agressives sous le seuil de la force létale et d’une conflictualité ouverte. L’intégration de son corps de garde-côtes au sein de l’APL ainsi que la récente loi de février 2021, qui autorise les garde-côtes à recourir à la force létale pour défendre des intérêts soi-disant chinois en dehors des eaux territoriales, ce qui atteste d’une militarisation de la police en mer, est un exemple de ce type de pression hybride, entre militaire et paramilitaire. La Chine déploie aussi des moyens paramilitaires basés sur des bâtiments de pêche pour s’affirmer dans la zone économique exclusive (ZEE) d’autres pays, comme en témoigne l’incident autour de l’îlot de Whitsun Reef, dans l’archipel de Spratleys, au cours duquel environ 200 « bateaux de pêche chinois » ont stationné à proximité de ce récif revendiqué par les Philippines, officiellement pour s’abriter d’une mer agitée. La présence chinoise est par ailleurs quasi continue près des îles Senkaku/Diaoyu revendiquées par le Japon, attestant d’une politique du fait accompli de la Chine.

La Chine a par ailleurs renforcé sa pression sur Taïwan dans un contexte marqué par l’arrivée au pouvoir du parti démocrate (Democratic progressive party – DPP) à tendance indépendantiste à Taïwan à compter de 2016, du raidissement nationaliste en Chine notamment autour de la réunification avec l’île et du rapprochement américano-taïwanais. Dans le détroit de Taïwan, qui constitue l’épicentre des pressions chinoises, Pékin s’efforce aujourd’hui de mettre en place une stratégie de déni d’accès. L’objectif à terme est d’empêcher toute intervention ou secours éventuel des États-Unis en cas de conflit avec Taipei.

Pour parvenir à cet objectif, Pékin déploie des missiles de croisière antinavires et des capacités permettant de paralyser les systèmes de renseignement, de contrôle, de commandement et de communications des États-Unis en cas de conflit. Au-delà de ces déploiements capacitaires, les pressions chinoises se sont multipliées récemment à travers le transit de porte-avions chinois dans le détroit de Taïwan et des incursions militaires inédites en volume ([38]) et en intensité dans la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) taïwanaise. Les incursions aériennes visent à améliorer les capacités de déploiement de l’APL dans la zone, à épuiser les forces d’interception taïwanaises et à mettre en œuvre une pression logistique et morale constante, visant à tester les limites de l’île et le soutien des États-Unis.

iii.   Le niveau de tension fait craindre la possibilité d’un affrontement

Compte tenu du niveau de tension, la mer de Chine apparaît de plus en plus comme une poudrière. L’amiral Philip Davidson, ancien commandant américain dans l’Indopacifique, a jugé, lors d’une audition en mars 2021 devant le Congrès américain, que l’érosion des capacités militaires américaines pourrait encourager Pékin à tenter de prendre le contrôle de Taïwan par la force d’ici 2027.

Cependant, d’après Valérie Niquet, « la Chine ne veut pas prendre le risque d’un affrontement avec les États-Unis sur la mer de Chine ». Si l’issue d’un affrontement est difficile à prévoir, la plupart des experts considèrent que la Chine n’a pas à ce jour les capacités de livrer un conflit d’envergure avec les États-Unis. Une défaite représenterait une menace sérieuse pour la stabilité du parti communiste chinois (PCC). La Chine n’a même pas intérêt à risquer un accrochement en mer de Chine méridionale, car elle serait susceptible de perdre ses possessions. De façon générale, le coût d’une confrontation ouverte entre deux puissances dotées de l’arme nucléaire n’est pas envisagé ni par la Chine ni par les États-Unis.

Aujourd’hui, l’affrontement que se livrent la Chine et les États-Unis est une « guerre hybride ». Les outils du haut du spectre ne sont utilisés qu’à des fins de démonstration de puissance, et non d’emploi, pour rester crédible face à l’adversaire. Néanmoins, la Chine teste activement les « lignes rouges » américaines avec un risque que la Chine ne se sente autorisée à aller de plus en plus loin.

Dans un contexte qui reste très tendu, certains facteurs pourraient conduire à une escalade des tensions, comme une collision entre navires ou un aventurisme des autorités chinoises. Pour Nadège Rolland, chercheuse au National bureau of Asian Research basé à Washington, ce risque n’est pas à exclure. Si la Chine sent que la situation économique pourrait fragiliser le parti unique, les autorités chinoises pourraient « se servir de la réunification de Taïwan comme un exutoire nationaliste » dans un contexte où, comme l’ont montré les évènements à Hong Kong et au Ladakh, « la Chine n’a plus la même timidité du recours à la force ».

II.   La polarisation croissante des positions À l’Égard de la Chine tend À rÉduire La pluralitÉ des approches de l’Indopacifique

La réponse à l’affirmation croissante de la Chine est la question centrale des différentes stratégies, visions et lignes directrices consacrées à l’Indopacifique. Comme l’explique Frédéric Grare, chercheur spécialisé sur l’Indopacifique au sein du centre de recherche European Council on Foreign Relations (ECFR), « il n’est pas besoin de stratégie pour faire de la politique commerciale ou des opérations militaires dans une zone. La stratégie indopacifique est l’articulation de concepts au service d’une finalité : gérer la montée en puissance de la Chine. »

 

Aucun pays, pas même les États-Unis, n’a adopté une approche de l’Indopacifique qui soit complètement manichéenne. Tous les pays ayant adopté ce concept entendent maintenir une coopération substantielle avec la Chine et tous souhaitent en même temps se protéger contre les ingérences de cette dernière et plus généralement contre les ambitions et les prétentions de Pékin.

Les différentes conceptions de l’Indopacifique se distinguent ainsi par des degrés divers d’opposition à la Chine. Schématiquement, l’on peut distinguer deux catégories d’acteurs, entre les pays qui affichent leurs différences d’intérêts et de valeurs avec la Chine et les pays plus soucieux d’insister sur l’inclusion régionale tout en essayant ce faisant d’éviter de prendre position sur la question chinoise.

Le statu quo est cependant remis en cause par l’affirmation croissante de la Chine dans l’espace indopacifique, qui se traduit par un renforcement des tensions géopolitiques. Dans un contexte global marqué par le renforcement de la rivalité sino-américaine, certains États font le choix de durcir leur positionnement à l’égard de la Chine. L’annonce, le 15 septembre dernier, de l’alliance militaire AUKUS orientée contre l’expansionnisme chinois dans l’espace indopacifique en est la manifestation la plus visible. Mais la polarisation croissante qui en découle suscite des inquiétudes chez les pays qui souhaitent préserver leur relation avec Pékin.

A.   Le rapport À la Chine dÉtermine diffÉrentes approches de l’Indopacifique

L’étude comparée fait ressortir toutes les nuances du spectre des conceptions de l’Indopacifique. De façon schématique, deux approches de l’Indopacifique coexistent, entre les pays qui assument leurs différences d’intérêts et de valeurs avec la Chine d’une part et, d’autre part, les pays qui préfèrent éviter la question chinoise en faveur d’une stratégie fondée sur la coopération et l’inclusion régionale.

1.   Une partie des pays assument des différences d’intérêts et de valeurs avec la Chine

a.   Les États-Unis poursuivent une politique d’endiguement de la Chine

Les États-Unis ont pour objectif principal de ne pas perdre leur statut de première puissance mondiale au profit de la Chine. Dans l’espace indopacifique, les Américains déploient une politique d’endiguement de la puissance chinoise dans l’objectif de lutter contre la volonté de Pékin de régner sans rival dans la région. D’après Nadège Rolland, l’endiguement ne doit pas être confondu avec une stratégie de confrontation. De façon révélatrice, la rencontre entre diplomates américains et chinois en mars 2021 à Anchorage a été marquée par de fortes tensions alors même que la visite en Chine de John Kerry, l’envoyé présidentiel pour le climat, qui a eu lieu concomitamment, s’est déroulée dans une ambiance constructive.

La stratégie américaine de l’Indopacifique est en construction depuis une dizaine d’années. Force est de constater, dans ce domaine, une certaine continuité entre administrations américaines, du « pivot vers l’Asie » initié par Barack Obama à l’« Indopacifique libre et ouvert » (Free and Open Indo-Pacific) de Donald Trump. Pour Pierre Grosser, il est cependant « excessif de parler d’un consensus bipartisan [sur la Chine], entre des bellicistes qui parlent d’incompatibilités de modèles et des réalistes qui estiment que le problème est la gestion du rattrapage chinois ».

L’intérêt américain pour l’Indopacifique s’est renforcé sous le mandat de Donald Trump sur la base du constat de l’inefficacité des réponses apportées jusqu’à présent pour contrer la montée en puissance de la Chine. Pour Sophie Boisseau du Rocher, dans une région comme l’Asie du Sud-Est, les États-Unis ont perdu beaucoup de terrain à mesure que la Chine ne cessait d’en gagner, du fait notamment d’une certaine négligence vis-à-vis de la région. La stratégie actuelle des États-Unis pour l’Indopacifique est contenue dans la National Security Strategy adoptée par l’administration Trump en 2017. Cette stratégie introduit le concept de « Free and Open Indo-Pacific », fondée sur les principes de libre circulation et de respect du droit international, et cite la Chine comme le principal adversaire des États-Unis. Elle incarne, pour Philippe Le Corre, chercheur au Carnegie Endowment for International Peace, « une rupture dans la théorisation de la confrontation sino-américaine ».

Le pilier sécuritaire a toujours paru prédominant dans l’approche américaine de l’Indopacifique. Les États-Unis sont soucieux de contribuer à la stabilité de la région, de maintenir la capacité de projection de l’armée américaine et d’empêcher toute tentative d’agression militaire chinoise contre des pays alliés. Le commandement américain pour l’Indopacifique dispose actuellement d’une flotte d’environ 200 navires et 1 800 appareils aériens. D’après le commissaire Bergey, « les États-Unis disposent d’un maillage de défense assez serré, permanent, immobile, avec des points d’appui à Hawaii, Guam, Singapour et les Philippines, et mobile, avec deux porte-avions dans la zone ». Les capacités militaires américaines restent à ce jour supérieures en volume et en qualité aux moyens de la Chine.

Zone de responsabilité du commandement militaire américain
pour l’Indopacifique (USINDOPACOM)

Source : USINDOPACOM.

Les États-Unis ont en revanche perdu beaucoup de terrain économique dans l’espace indopacifique. Les Américains sont en particulier absents des grands ensembles économiques qui structurent la région. Ils sont extérieurs au Partenariat économique régional global (Regional Comprehensive Economic Partnership – RCEP) ([39]). Après leur désengagement de la négociation de l’accord de partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership – TPP), les États-Unis sont aujourd’hui extérieurs à la version renégociée du TPP, appelée Partenariat transpacifique global et progressiste (Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership – CPTPP) ([40]). D’après Nadège Rolland, si l’administration Trump a acté le retrait américain du TPP, « il y a aujourd’hui encore un consensus bipartisan pour rejeter une baisse des droits de douane ». Pour cette dernière, les États-Unis ont tout de même des objectifs économiques dans l’Indopacifique, qui consistent à « donner les moyens aux pays de la région de ne pas être entièrement dépendants économiquement de la Chine et, de façon implicite, de soutenir les efforts de protection des pays partenaires contre la prédation économique chinoise (contrôle des investissements chinois, exclusion de Huawei du réseau de la 5G) ».

L’administration Biden a publié, le 11 février 2022, une nouvelle stratégie américaine pour l’Indopacifique qui comporte certains éléments de rupture avec l’approche adoptée par l’administration Trump en 2017. Consciente que la puissance militaire ne suffit pas à une stratégie de « containment », l’administration Biden souhaite renforcer la puissance économique des États-Unis dans la région. La nouvelle stratégie américaine propose un cadre économique pour l’Indopacifique (Indo-Pacific Economic Framework) pour encourager le commerce et l’économie numérique, renforcer la résilience des chaînes d’approvisionnement, favoriser l’innovation technologique, développer les énergies renouvelables et lutter contre la décarbonation, développer les infrastructures et promouvoir le droit du travail.

L’administration Biden a aussi la volonté de modifier l’approche diplomatique des États-Unis à l’égard de la région. Au plan bilatéral, les États-Unis souhaitent réengager les pays dans toute la région (« every corner of the region ») de l’Asie du Nord-Est jusqu’au Pacifique. La visite de la vice-présidente Kamala Harris au Vietnam et à Singapour en août 2021 et celle du secrétaire d’État Antony Blinken en Indonésie et en Malaisie en décembre dernier ont notamment illustré la volonté américaine de réengager diplomatiquement les pays d’Asie du Sud-Est. Sur le plan multilatéral, la nouvelle stratégie indopacifique des États-Unis met l’accent, en rupture avec l’unilatéralisme de l’administration Trump, sur l’articulation et la coopération avec les partenaires et alliés des États-Unis dans l’Indopacifique, y compris avec l’Europe. Enfin, l’administration Biden souhaite continuer à encourager les contacts infrarégionaux et approfondir les formats « minilatéraux », comme l’ont illustré la récente réactivation du « Quad » et la création de l’alliance AUKUS, malgré le signal contradictoire qu’a pu constituer le contexte du lancement de cette nouvelle alliance avec la volonté de mieux associer l’Europe.

b.   Le Japon louvoie entre un arrimage américain et une voie médiane dans l’Indopacifique

Comme il a été rappelé infra, le Japon a joué un rôle structurant dans la terminologie de l’Indopacifique. Après le discours donné par l’ancien Premier ministre japonais devant le Parlement indien en 2007, le terme « indopacifique » a été progressivement adopté par les partenaires du Japon. La « vision » japonaise d’un « Indo-pacifique libre et ouvert » (Free and Open Indo-Pacific) dévoilée en 2016 par le Premier ministre Shinzo Abe a notamment inspiré la terminologie contenue dans la stratégie adoptée par l’administration Trump en 2017. La diffusion même de ce concept fédérateur est ainsi un succès diplomatique pour le Japon.

La vision japonaise de l’Indopacifique est avant tout une réaction à la montée en puissance de la Chine. Si la Corée du Nord est perçue comme la menace sécuritaire la plus importante compte tenu de ses activités balistiques et nucléaires, la Chine est une source d’inquiétude croissante pour le Japon. L’archipel est confronté à des défis sécuritaires liés à la pression maritime chinoise sur les îles Senkaku/Diaoyu et s’inquiète des prétentions chinoises en mer de Chine méridionale, qui fait craindre des entraves à la liberté de navigation et de commerce maritime. Le Japon perçoit par ailleurs les « nouvelles routes de la soie » comme un moyen d’étendre les normes chinoises au monde entier. En d’autres termes, pour Tokyo, cette initiative chinoise n’est pas seulement un enjeu de développement des infrastructures mais un enjeu de structuration d’un nouvel ordre mondial.

La stratégie japonaise est cependant moins une stratégie d’endiguement qu’une stratégie de contrepoids. D’après Céline Pajon, chercheuse sur le Japon à l’IFRI, « l’Indopacifique est un moyen pour le Japon de se positionner entre la Chine et les États-Unis. Le Japon louvoie entre un arrimage américain et une voie médiane car il ne peut se passer de la coopération économique avec la Chine ».

Ce positionnement complexe auquel aspire le Japon dans l’Indopacifique repose sur plusieurs piliers. Le premier est la dissuasion de la puissance chinoise. Bien que le Japon n’ait plus d’armée depuis la Seconde guerre mondiale, il dispose de forces d’auto-défense (FAD) dont la vocation est essentiellement défensive. Le Japon dispose tout de même de la troisième marine au monde et, sur le plan qualitatif, de capacités militaire supérieures aux capacités chinoises. Malgré un renforcement en cours du budget de la défense et des capacités nationales, Tokyo perçoit l’alliance avec les États-Unis comme le seul moyen de dissuasion crédible face à la Chine, bien que la crédibilité de cette alliance soit fragilisée par le rattrapage chinois et ait été interrogée par l’isolationnisme américain sous l’administration Trump.

En contrepoids du premier, le deuxième axe de la vision japonaise est le choix d’un engagement « conditionné » avec la Chine, qui est un voisin avec lequel le Japon a intérêt à entretenir des relations stables. La participation du Japon au RCEP est une illustration de la volonté de ne pas rompre avec la Chine, qui est son premier marché, par contraste avec la tentation du « découplage économique » avec la Chine que l’administration Trump a pu promouvoir. Par ailleurs, si le Japon adhère aux valeurs qui sont menacées par la Chine dans l’Indopacifique, l’archipel est réticent à intégrer les droits humains dans sa politique extérieure (cf. infra).

Le dernier axe est la diversification des partenariats stratégiques afin de trouver une voie d’équilibre entre la Chine et les États-Unis. À l’échelle bilatérale, le Japon a noué des relations étroites avec des pays comme l’Inde et l’Australie sous la forme d’accords économiques, de dialogues politiques et de liens de défense. Le Japon investit également les formats minilatéraux, en étant membre du « Quad ». Enfin, sur un plan multilatéral, le Japon est très engagé dans les organisations régionales comme l’ASEAN, ce qui donne de la crédibilité à son approche.

Pour traduire en actes sa vision de l’Indopacifique, le Japon privilégie plusieurs modes d’action, dont en premier lieu le choix d’une approche normative. Outre l’adhésion au RCEP pour ménager Pékin, le Japon s’est mobilisé, malgré le désengagement américain, pour maintenir en vie le CPTPP, qui se caractérise par des standards sociaux et environnementaux assez ambitieux destinés à éviter la course au « moins-disant » incité par la Chine dans la compétition commerciale.

Tokyo est par ailleurs très actif dans le financement des infrastructures, avec la volonté d’offrir une alternative à l’offre chinoise. Le Japon est notamment un important pourvoyeur d’aide publique au développement en Asie du Sud-Est, région dans laquelle il demeure bien positionné face à la Chine, contrairement à l’Afrique. À ce titre, le pays conduit deux programmes importants : un partenariat « pour des infrastructures de qualité » doté de 110 milliards de dollars en collaboration avec la Banque asiatique de développement qui est centré sur l’Afrique et l’Asie et un partenariat « plus étendu pour des infrastructures de qualité » auquel 220 milliards de dollars sont consacrés. Ce faisant, le Japon est parvenu à faire du concept de « qualité des infrastructures », qu’il tente de promouvoir auprès des pays en voie de développement pour se différencier de la Chine, une norme internationale adoptée par le G20 ([41]) et l’OCDE ([42]).

Enfin, le Japon mise sur la sécurité maritime pour garantir la liberté de navigation qui est menacée par l’expansion maritime chinoise. Ne disposant pas d’hydrocarbures, l’archipel est en effet étroitement dépendant de ces voies maritimes pour sa survie. Le Japon peut s’appuyer sur son rôle traditionnel de fournisseur de sécurité maritime dans la région dont témoigne sa participation à la lutte contre la piraterie en Asie du Sud-Est et dans le golfe d’Aden, où ce dernier déploie depuis 2009 des destroyers et des avions de surveillance maritime afin de sécuriser le transit des navires de commerce dans cet espace. Il dispose d’une base militaire à Djibouti et participe à de nombreux exercices navals, y compris avec la France.

Si le Japon est un acteur essentiel et apprécié de l’Indopacifique compte tenu de sa participation à de nombreuses initiatives dans la région, celui-ci doit affronter plusieurs défis. Alors que ce pays avait réussi à adopter une position d’équilibre, le contexte de durcissement de la relation sino-américaine pourrait contraindre le Japon à se ré-arrimer aux États-Unis. Compte tenu d’une démographie déclinante et d’une économie atone depuis trois décennies, la dynamique de long terme n’est par ailleurs pas en faveur du poids du Japon sur la scène internationale. Celui-ci doit enfin composer avec une tradition de retenue sur la scène internationale, bien que celle-ci soit progressivement remise en question par la réalité de la menace chinoise.

c.   L’Inde a une conception ouverte et inclusive de l’Indopacifique qui s’oppose à la domination d’une seule puissance dans la région

Le positionnement indien dans l’espace indopacifique est d’abord structuré par la perception indienne d’être l’alter ego de la Chine et de pouvoir concurrencer et rivaliser avec ce pays sur le long terme. Dans le même temps, l’Inde sait qu’elle se situe dans une situation asymétrique par rapport à son grand voisin. L’écart de puissance entre les deux pays n’a en effet cessé de se creuser. Alors qu’en 1980 le niveau de richesse entre les deux pays était à peu près le même, en 2020, le PIB chinois était cinq fois supérieur au PIB indien. L’écart est désormais similaire entre les dépenses militaires consenties par les deux pays.

Dans la continuité de la « Look East Policy » des années 1990, le Premier ministre Narendra Modi a lancé la « Act East Policy » en 2014 avec pour objectif de renforcer les liens avec la région Asie-Pacifique. Pour Isabelle Saint-Mézard, spécialiste de l’Inde à l’Institut Français de Géopolitique, « la politique indienne en Asie du Sud-Est n’a cependant rien à voir avec l’efficacité chinoise. Ce n’est pas la même force de frappe ». L’Inde n’ayant pas les mêmes ressources que la Chine ni la même efficacité dans l’action, elle est sans doute en train de perdre du terrain géopolitique face à la Chine en Asie du Sud-Est et dans l’océan Indien.

L’Inde se donne également le rôle d’être le seul État en Asie à résister à toutes les pressions chinoises. D’après Isabelle Saint-Mézard, « l’Inde a le plus explicitement refusé de rejoindre les « nouvelles routes de la soie » et elle l’a fait très tôt en communiquant les raisons qui justifiaient ce refus […] ce qui a ouvert la voie à un discours critique sur les ʺnouvelles routes de la soieʺ ». Sur le plan militaire, depuis la guerre qui a opposé les deux pays en 1962 sur la démarcation de leur frontière commune dans les hauteurs de l’Himalaya, l’Inde résiste pied à pied aux incursions chinoises dans les zones frontalières du Ladakh. Enfin, la vision indienne de l’Indopacifique, décrite par le Premier ministre indien lors de son discours au dialogue de Shangri-La en 2018 comme une « région libre, ouverte et inclusive » (free, open, inclusive region) exprime à la fois l’importance du respect du droit international et l’opposition à la domination de la région par un pays.

De ce fait, l’Inde se positionne comme un acteur central d’une stratégie qui implique d’autres pays en Indopacifique pour éviter une sur-présence chinoise dans cet espace. Une des lignes directrices de la politique extérieure indienne depuis l’indépendance en 1947 est de conserver une marge de manœuvre maximale sur la scène internationale et de rester à distance des alliances trop contraignantes en termes de souveraineté. Dans les années 1990-2000, l’Inde serait cependant passée d’une stratégie de non-alignement à une stratégie de multi-alignement qui s’apparente à l’autonomie stratégique poursuivie par la France. New Delhi noue ainsi des coopérations transversales avec tous les acteurs, des États insulaires aux grandes puissances comme les États-Unis, la France, l’Australie et le Japon. L’Inde a le statut de partenaire stratégique de l’ASEAN, avec laquelle elle a conclu un accord de libre-échange, et entretient une coopération de défense avec tous les pays de l’ASEAN.

Enfin, l’approche indienne de l’Indopacifique se caractérise par la multiplication des coopérations, non seulement dans le domaine militaire, mais dans toutes les dimensions. L’Inde promeut aussi bien l’intégration par le commerce que les projets en matière d’infrastructure et de connectivité ainsi que la coopération dans le domaine de la sécurité maritime, de l’environnement et de la santé. New Delhi a notamment lancé une initiative inclusive pour les océans de l’Indopacifique (Indo-Pacific Oceans’ initiative) qui permet de traiter de tous les sujets.

2.   D’autres pays préfèrent contourner la question chinoise en faveur d’une stratégie fondée sur l’inclusion régionale

a.   La Corée du Sud a une stratégie de coopération qui ne vise pas à structurer un ordre régional

La Corée du Sud est longtemps demeurée réticente vis-à-vis du concept d’indopacifique. Bien qu’alliée aux États-Unis, qui demeurent sa garantie de sécurité ultime comme pour le Japon, elle n’a pas endossé la stratégie américaine pour un « Indopacifique libre et ouvert » et préfère rester à l’écart du « Quad ». Pour cause, en dépit d’une tendance à la dégradation de l’image de la Chine auprès du public sud-coréen, Séoul ne souhaite pas froisser la Chine qui demeure son premier partenaire commercial et la clef de la résolution du problème nord-coréen. La Corée est par ailleurs soucieuse de diminuer l’emprise sino-américaine sur la région et de regagner une marge d’autonomie pour avancer sur ses propres priorités.

Le président sud-coréen Moon Jae-In a lancé en 2017 une politique de rapprochement avec l’Inde et l’ASEAN appelée « Nouvelle Politique tournée vers le Sud » (New Southern Policy). Destinée à diversifier les partenariats de la Corée, cette politique demeure essentiellement une politique de coopération régionale qui ne promeut pas de grands principes. Elle reste par ailleurs difficilement comparable aux approches sur l’Indopacifique apparues ces dernières années. En dehors de l’Inde et de l’ASEAN, elle ne s’adresse à aucun autre État riverain des océans Indien ou Pacifique. La Corée ne se prononce pas sur une vision de l’ordre régional et le rapport à la Chine, ce qui lui vaut d’être accusée par certains de faire le jeu de Pékin et d’être prête à s’accommoder d’un ordre régional dominé par la Chine. Contrairement à l’approche américaine, le volet sécuritaire de l’approche sud-coréenne est faible.

Pour autant, la Corée du Sud a une vision de la région compatible avec celle de nombreux pays qui ont adopté le concept indopacifique. Bien qu’elle n’y fasse pas directement référence dans la « New Southern Policy », la Corée du Sud partage les valeurs du multilatéralisme et d’un ordre international fondé sur les règles. Elle souhaite s’engager davantage dans la région, au moyen notamment de sa politique de développement, qui lui permet d’être présente dans la région du Mékong et dans le Pacifique. Les autorités sud-coréennes commencent par ailleurs à employer le terme « Indopacifique », dans un sens à ce stade plus géographique que géopolitique.

La Corée du Sud a finalement amorcé un mouvement il y a trois ans vers la stratégie américaine de l’Indopacifique. À la demande des États-Unis, Séoul a accepté de rechercher une « coopération harmonieuse » entre sa politique régionale et la stratégie américaine pour un « Indopacifique libre et ouvert ». Il s’agit néanmoins d’une association indirecte et Séoul devrait veiller à ne pas franchir les limites inacceptables pour Pékin, en particulier dans le domaine militaire et la sécurité maritime. L’approche sud-coréenne reste en effet plus proche de la vision indopacifique promue par l’Indonésie et l’ASEAN, dont elle s’est félicitée.

b.   À l’initiative de l’Indonésie, l’ASEAN s’est dotée d’une vision de l’Indopacifique fondée sur l’inclusion régionale

i.   Les pays d’Asie du Sud-Est ont des sentiments ambivalents à l’égard de la Chine

L’adoption par l’ASEAN du concept indopacifique n’avait rien d’évident compte tenu de l’influence de la Chine en Asie du Sud-Est. Dans cette région, la Chine est en effet incontournable mais elle suscite des sentiments ambivalents.

De par son positionnement géographique, l’Asie du Sud-Est est depuis longtemps exposée à l’influence de la Chine, dont elle est interdépendante au plan ethnique et économique. Cette influence s’est encore renforcée depuis que la Chine a fait de cette région la vitrine des « nouvelles routes de la soie » (cf. supra). De ce fait, les pays ne souhaitent pas faire de choix qui les amènerait à s’opposer à la Chine.

En même temps, les pays d’Asie du Sud-Est doivent composer avec une opinion publique profondément anti-chinoise comme en attestent les pogroms antichinois qui se sont déroulés en Indonésie dans les années 1960 ou, plus récemment, au Vietnam en 2014, à la suite de l’installation d’une plateforme de forage chinoise dans une zone maritime revendiquée par le Vietnam. De nombreux pays de la région sont aussi l’objet d’un accroissement de la pression chinoise, qui se traduit par des incursions militaires et par la pêche illégale d’origine chinoise.

Tous les pays d’Asie du Sud-Est ne se positionnent pas de la même manière à l’égard de la Chine. De façon schématique, il est possible de distinguer deux Asie du Sud-Est, l’une plus subordonnée, l’autre plus résistante. Comme nous l’avons entendu, « certains pays sont complètement sous la coupe de la Chine [comme le Laos, le Cambodge ou la Birmanie], d’autres résistent mais prennent soin de ménager la Chine, comme le Vietnam [l’Indonésie et les Philippines], pour des raisons de realpolitik ». Si cette distinction recoupe pour partie celle entre l’Asie du Sud-Est « péninsulaire » et l’Asie du Sud-Est « archipélagique », le cas du Vietnam montre que la géographie et la géopolitique ne se superposent pas entièrement.

Quoi qu’il en soit, tous ces pays ont un intérêt à rechercher l’influence chinoise autant qu’à la limiter, en appelant la communauté internationale à faire en sorte que le jeu international neutralise la pression de la Chine.

ii.   L’Indonésie a ouvert la voie à un discours inclusif sur l’Indopacifique en Asie du Sud-Est

D’après S.E. M. Olivier Chambard, ambassadeur de France en Indonésie, l’Indonésie, « pays situé à la croisée des océans [Indien et Pacifique], qui contrôle quatre voies de communication maritimes vitales, était le mieux placé pour développer ce concept [l’Indopacifique] à l’échelle régionale ».

Dès 2014, le président indonésien Joko Widodo a initié un « Pivot Maritime Global » (Global Maritime Fulcrum) qui prévoit de faire de l’Indonésie un « hub » maritime global au travers d’actions dans plusieurs directions, dont le développement des infrastructures portuaires, la gestion des ressources marines, la sécurisation des voies maritimes et le renforcement de la protection de la souveraineté maritime. Au-delà de cette dimension maritime, l’Indonésie a par ailleurs lancé en juillet 2019 une nouvelle politique d’« élévation du Pacifique » (Pacific elevation) présentée comme une « nouvelle ère de partenariat du Pacifique », visant notamment à renforcer la coopération économique avec les États insulaires du Pacifique et dont un des objectifs inavoués serait par ailleurs, selon Alexandre Dayant, de réduire le soutien des pays de la région à l’indépendance de la Papouasie occidentale.

Comme les autres pays de la région, l’Indonésie entretient des relations compliquées avec la Chine. Le sentiment antichinois est particulièrement fort en Indonésie, où la minorité chinoise est souvent le bouc émissaire des problèmes politiques. Djakarta est également confrontée à la prétention de souveraineté de Pékin sur les îles Natuna en mer de Chine méridionale, qu’elle revendique également, et aux incursions de navires de pêche chinois dans sa zone économique exclusive. Malgré ces difficultés, l’Indonésie préfère désamorcer les crises et prévenir les comportements agressifs de la Chine afin d’éviter une escalade des tensions. Elle ne souhaite pas remettre en cause l’importance de sa relation avec Pékin, qui est son premier investisseur et qui devient également un créancier de plus en plus important.

Dans ce contexte, la stratégie indonésienne se caractérise avant tout par l’importance accordée à l’inclusivité et au régionalisme dans l’Indopacifique. L’Indonésie souhaite, d’une part, éviter de polariser la région en se distinguant par un souci d’inclusion de la Chine qui est perçue comme une opportunité pour la coopération régionale. D’autre part, l’Indonésie insiste sur la « centralité de l’ASEAN » afin de maintenir l’autonomie de l’Asie du Sud-Est et d’éviter la marginalisation de la région liée aux agissements des puissances extrarégionales.

Pour Delphine Allès, cette stratégie permet à l’Indonésie de « pratique[r] le « hedging » ([43]) dans les relations internationales, notamment dans la gestion des investissements étrangers. L’Indonésie a intérêt à accepter les investissements chinois mais va parfois faire primer les investissements japonais ou américains. Le choix n’est pas seulement fonction de l’offre mais aussi des intérêts géopolitiques, et notamment de l’intérêt qu’a l’Indonésie à ne pas tomber dans le giron chinois. »

iii.   La vision indonésienne a inspiré la perspective sur l’Indopacifique de l’ASEAN

Comme nous l’avons rappelé, le concept indopacifique est perçu par Pékin comme une initiative antichinoise, destinée notamment à contrer le projet des « nouvelles routes de la soie ». Ceci explique, selon Sophie Boisseau du Rocher, que « pendant longtemps, sous pression chinoise, les pays d’Asie du Sud-Est et de l’ASEAN sont restés silencieux sur ce sujet ». Ce n’est qu’en juin 2019 qu’ont été publiées les « perspectives sur l’Indopacifique de l’ASEAN » (ASEAN Outlook on the Indo-Pacific).

L’Indonésie a joué un rôle déterminant pour harmoniser les différentes conceptions de l’Indopacifique et aboutir sur un consensus des pays de l’ASEAN. Djakarta est parvenu à concilier les intérêts différents des pays de la région, qui sont des pays très hétérogènes, surtout lorsqu’il s’agit de leur relation avec la Chine, si l’on compare par exemple des pays comme le Vietnam et le Cambodge.

L’explication de cette réussite est à rechercher dans le contenu de ces « perspectives », fortement inspirées de la vision indonésienne de l’Indopacifique. Elles se conçoivent comme une réponse aux menaces à la « centralité de l’ASEAN » dans l’architecture régionale et ne remettent donc pas en cause la tradition de neutralité et de non-alignement de cette organisation régionale. Pour donner de la substance à ces « perspectives », l’ASEAN liste plusieurs domaines de coopération prioritaires – la sécurité maritime, la connectivité ou encore le développement durable – qui sont les mêmes que dans la vision indonésienne de l’Indopacifique.

La Chine a ainsi pu trouver son compte dans une telle stratégie. Selon Sophie Boisseau du Rocher, « la Chine soutient cette centralité de l’ASEAN, qui est en réalité une centralité Chine-ASEAN, car l’ASEAN n’a pas de pensée stratégique autonome et est largement influencée par l’entrisme et les orientations chinoises. » La Chine réussit en effet à diviser les pays de la région et à dévitaliser l’ASEAN qui ne parvient pas à mener une action claire et commune. Il y a plusieurs mois, le Cambodge a par exemple bloqué, sous pression de la Chine, une déclaration de l’ASEAN promue par l’Indonésie dans le contexte de la crise birmane. L’ASEAN est ainsi devenue « un espace de ralliement entre les stratégies indopacifiques occidentales et les stratégies chinoises des nouvelles routes de la soie et du RCEP » ce qui permet aux pays d’Asie du Sud-Est de « tirer parti de tout ».

B.   L’affirmation de la Chine renforce la polarisation des positions dans l’espace indopacifique

L’affirmation chinoise conduit plusieurs pays à durcir leur position à l’égard de Pékin dans un contexte marqué par le renforcement de la rivalité sino-américaine. La polarisation géopolitique en cours inquiète certains pays de la région qui, à l’image de la France, sont le plus soucieux de maintenir leur autonomie stratégique.

1.   Les pressions chinoises conduisent plusieurs pays à durcir leur position vis-à-vis de Pékin

a.   Confrontée à un accroissement de la pression chinoise, l’Australie a durci son positionnement à l’égard de Pékin

Jusqu’à récemment, et bien que plus proche des États-Unis, l’Australie était soucieuse de conserver une position d’équilibre dans l’Indopacifique. Canberra s’était approprié la notion d’indopacifique dès 2013 autour du triangle dont elle constitue l’un des sommets avec l’Inde et l’Indonésie, l’ASEAN étant au centre de cet ensemble. La stratégie australienne reposait sur la volonté de renforcer les coopérations régionales, maintenir des relations bilatérales fortes avec les États-Unis et diversifier ses partenariats, notamment avec la France, avec laquelle elle avait conclu un contrat pour la vente de douze sous-marins à propulsion conventionnelle.

Dans ce contexte, la Chine était perçue comme une opportunité bien plus que comme une menace. Pékin était devenu, depuis le début des années 2000, le premier partenaire commercial de Canberra ([44]), le premier pays d’origine des étudiants étrangers en Australie et un foyer important de touristes. Cette période coïncidait avec un rapprochement entre les autorités politiques des deux pays.

La relation sino-australienne s’est cependant fortement dégradée à partir de la fin 2017. L’affirmation croissante de la Chine, soucieuse de s’émanciper de l’ordre international fondé sur des règles pour mener une politique de puissance, la réalité de plus en plus évidente des interférences chinoises et la politique de confrontation de l’administration Trump ont profondément modifié les perceptions australiennes. Les tensions ont franchi un seuil décisif en août 2018 lorsque, alors que la menace chinoise d’espionnage et de cyberattaques est au cœur des débats en Australie, le gouvernement annonce l’exclusion des groupes de télécommunications Huawei et ZTE des projets australiens d’équipements en 5G. La crise de la covid-19 a ensuite amplifié les tensions à l’œuvre dans la relation bilatérale. Les critiques sur la gestion de la crise par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’appel lancé par la ministre des affaires étrangères australienne, Mme Marise Payne, en avril 2020, sur l’ouverture d’une enquête internationale indépendante sur la genèse et la gestion de la pandémie de covid-19, qui semblait mettre directement en cause la Chine, ont marqué un point de non-retour dans la détérioration de la relation bilatérale.

À la suite de la demande australienne d’ouverture d’une enquête internationale sur les origines de la covid-19, Pékin a pris des mesures très dures contre Canberra. Pékin a notamment pris des mesures de rétorsions économiques appliquées, entre autres, au charbon, à l’orge, au vin, à la viande, au homard, au bois et au coton. Ces sanctions commerciales auraient affecté des biens équivalents à 5,9 % des exportations totales de l’Australie en 2019, soit environ 1,2 % du PIB australien. L’ambassade de Chine à Canberra aurait par ailleurs présenté une liste de 14 griefs aux autorités australiennes dans laquelle Pékin demandait notamment que les parlementaires australiens ne se rendent plus à Taïwan ou que l’Australie s’abstienne de critiquer la Chine pour les évènements qui se déroulent à Hong Kong ou au Xinjiang. Plus récemment, le principal porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois, Zhao Lijian, a publié sur son compte Twitter une photo truquée d’un soldat australien tuant un enfant afghan, ce qui a provoqué l’indignation de l’Australie. Pékin et Canberra n’auraient plus eu de contacts ministériels depuis 2019, à l’exception d’échanges de lettres.

La perception de l’affirmation chinoise et la détérioration de la relation bilatérale conduisent l’Australie à durcir son engagement dans l’Indopacifique. L’Australie tend d’abord à renforcer ses alliances traditionnelles, à commencer par l’alliance avec les États-Unis, pierre angulaire de la défense australienne. Inquiet des affirmations de puissance et de l’ampleur du réarmement chinois, Canberra déploie d’importants efforts pour s’assurer la protection de son puissant allié et pour ancrer durablement ce dernier dans l’environnement stratégique de l’Australie, en liant ses intérêts à ceux de la région, ce à quoi l’alliance AUKUS a contribué (cf. infra).

L’Australie renforce par ailleurs son engagement dans son environnement régional. Canberra accorde une priorité au Pacifique Sud alors que la Chine y a développé son influence ces dernières années et que la pandémie de covid-19 a pu faire craindre une déstabilisation de la région. L’Australie élargit également son horizon asiatique, que ce soit par le renforcement des relations bilatérales ou l’approfondissement de la coopération avec l’ASEAN, dans une région perçue comme le terrain des rivalités d’influence avec la Chine. L’Australie et l’ASEAN sont ainsi convenus d’établir un partenariat stratégique global en octobre 2021. Enfin, l’Australie tente de réduire sa dépendance économique à la Chine et déploie une diplomatie des valeurs plus vocale, notamment sur les droits de l’Homme.

Le « Pacific Step Up » de l’Australie

Canberra a un intérêt important pour la stabilité et le développement des États insulaires du Pacifique qui, selon le Premier ministre australien Scott Morrison, font partie de la « famille Pacifique » (Pacific family) de l’Australie. L’Australie est aujourd’hui le principal partenaire des États insulaires du Pacifique via notamment le canal de l’aide publique au développement (APD). Depuis 1960, Canberra a fourni 40 milliards de dollars d’APD, soit les deux tiers de l’APD dont a bénéficié le Pacifique. Bien qu’elle ne représente plus que 40 % de l’APD dans le Pacifique, l’Australie reste le principal partenaire du développement de la région.

Cependant, d’après Alexandre Dayant, « l’Australie est accusée de paternalisme [vis-à-vis des États du Pacifique] ce qui génère de la frustration. L’Australie a toujours été le « grand frère » du Pacifique, qu’elle percevait comme son « arrière-cour » en distribuant beaucoup d’argent. Mais le traitement politique [de la région par l’Australie] n’est pas toujours idéal. Lorsque les « leaders » du Pacifique viennent en Australie, ils n’ont pas toujours l’opportunité de rencontrer le Premier ministre alors qu’à Pékin, ils sont reçus au plus haut niveau. »

Afin de renforcer son soutien aux États du Pacifique, le Gouvernement australien a annoncé en 2016 un « Pacific Step Up », qui a été porté à un niveau d’ambition renouvelé en 2018. Le Step Up s’inscrit surtout dans la stratégie de renforcement de la présence de l’Australie dans la région face à l’affirmation croissante de la Chine. Elle se traduit par une progression régulière des moyens humains et financiers engagés par l’Australie dans le Pacifique.

De nombreux projets dans le Pacifique ont ainsi pu bénéficier de financements australiens et des initiatives ont vu le jour notamment dans le domaine des infrastructures et de la mobilité des travailleurs saisonniers. La mesure phare du Step Up de l’Australie est la création en novembre 2018 d’une facilité de financement pour les infrastructures dans le Pacifique (Australian Infrastructure Financing Facility for the Pacific - AIFFP).

b.   L’Inde et le Japon se raidissent également face à une Chine plus désinhibée dans ses revendications

i.   La relation Chine-Inde : une relation plus conflictuelle

Face à une Chine de plus en plus affirmative et moins capable de compromis, Isabelle Saint-Mézard note « un glissement [de l’Inde] de plus en plus vers les États-Unis et ses alliés en Asie ». Alors qu’il existait, jusque dans les années 2015, des coalitions entre l’Inde et la Chine contre les pressions américaines, de telles coalitions ne paraissent plus possibles. Si l’Inde veille à maintenir son autonomie stratégique et à ne pas s’aligner contre son principal partenaire commercial, les éléments de confrontation se renforcent dans la relation entre l’Inde et la Chine.

Les différends se sont multipliés sur le plan commercial et technologique. Après avoir fortement critiqué les « nouvelles routes de la soie » chinoises, l’Inde s’est retiré, en novembre 2019, des négociations sur le projet d’accord du RCEP, ce qui a porté un coup aux ambitions chinoises sur le marché indien. Alors que le déficit commercial de l’Inde à l’égard de la Chine reste très élevé, l’Inde accuse la Chine de ne pas garantir un juste accès aux entreprises et aux produits indiens au marché chinois. New Delhi a par ailleurs interdit à Huawei l’accès à son réseau 5G. L’Inde est enfin le premier pays à avoir décidé de bloquer environ 200 applications chinoises soupçonnées d’être utilisées à des fins de collecte de données et d’influence.

Ces différends s’inscrivent dans un contexte plus large de tensions géopolitiques. L’Inde a, de façon croissante, le sentiment d’un encerclement entre le Pakistan et le « collier de perles » dessiné par la Chine dans l’océan Indien. New Delhi est particulièrement inquiète de l’alliance entre la Chine et le Pakistan, récemment renforcée par la création du corridor économique sino-pakistanais, projet le plus emblématique des « nouvelles routes de la soie » qui traverse le Cachemire et se prolonge jusqu’à Gwadar, soupçonné d’être un port à double usage.

Dans ce contexte difficile, l’incident armé du 15 juin 2020 sur la frontière sino-indienne, qui s’est soldé par la mort de plusieurs soldats indiens, a fortement tendu les relations entre les deux géants du continent asiatique. L’Inde accuse la Chine d’avoir violé les accords de maintien de la paix conclus depuis les années 1990 et d’avoir voulu changer par la force le statu quo à la frontière. Des négociations sont en cours mais n’ont pour l’instant pas permis un réel apaisement des tensions.

ii.   Le durcissement de la politique chinoise du Japon

La politique chinoise du gouvernement japonais s’est nettement raidie depuis le début de la pandémie de covid-19. L’opinion publique japonaise, déjà fortement réticente au pouvoir chinois, a confirmé avoir une image extrêmement négative de la Chine. Au sein même de la majorité, des voix se sont élevées, à la manière de l’administration américaine, pour dénoncer le « virus chinois ».

Deux facteurs externes ont cependant entraîné un changement d’approche dans la politique chinoise du Japon. Les agissements de la Chine, qu’ils soient bilatéraux, avec la pression continue sur les îles Senkaku/Diaoyu, ou régionaux, au travers des questions relatives à Taïwan et à la mer de Chine méridionale, sont vus par Tokyo comme autant de signaux encourageant un durcissement de l’approche. L’arrivée au pouvoir de Joe Biden a par ailleurs constitué une « bonne surprise » pour les élites japonaises en confirmant une ligne de confrontation face à Pékin.

La visite de l’ancien premier ministre japonais Yoshihide Suga à Washington en avril 2021 a mis en lumière l’évolution du rapport du Japon vis-à-vis de la Chine. Yoshihide Suga a rappelé que « la liberté, la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit » sont des « valeurs universelles » et « le fondement même de la prospérité et de la stabilité de la région » indopacifique et du monde. Ce dernier a marqué son accord complet avec Washington pour s’opposer à toute tentative de la Chine de « changer le statu quo par la force ou l’intimidation dans les mers de Chine méridionale et orientale ». Surtout, pour la première fois depuis 1969, la question de Taïwan a été évoqué – bien qu’avec prudence – dans un communiqué nippo-américain.

Le gouvernement japonais essaie néanmoins de conserver un certain équilibre. Au-delà du tourisme (à l’arrêt), les intérêts des entreprises japonaises sur le marché chinois restent majeurs : en 2020, 22 % des exportations japonaises sont allées vers la Chine. Tokyo n’a par ailleurs pas l’ambition de « sanctionner » la Chine. Le Japon est ainsi le seul pays du G7 à ne pas avoir adopté de sanctions à l’encontre de Pékin en raison de la politique menée au Xinjiang.

2.   Les États-Unis rehaussent fortement leur réponse au défi chinois

La réponse américaine au défi chinois se déploie désormais dans tous les champs, qu’ils soient diplomatique, économique, militaire, sanitaire ou technologique. Cette réponse est la plus vigoureuse dans l’espace indopacifique, qui est devenu l’épicentre de la confrontation sino-américaine. En dépit de l’extension de la compétition entre grandes puissances à de très nombreux domaines, la composante militaire reste au cœur de la stratégie d’endiguement des États-Unis.

a.   Les États-Unis sont engagés dans une compétition de plus en plus large avec la Chine

La réponse américaine au défi chinois ne cesse de se renforcer. Ce défi est désormais intégré dans toutes les décisions de politique étrangère américaine, voire même dans les décisions de politique intérieure. Cette évolution des priorités stratégiques conduit les États-Unis à réduire leur exposition militaire et diplomatique dans les zones d’intérêt jugées secondaires comme l’Afrique et le Moyen-Orient. Le besoin de renforcer le rapport de force avec la Chine a ainsi servi pour justifier le retrait américain d’Afghanistan. Le type de réponse apporté par les États-Unis évolue également. Comme l’explique Nadège Rolland, « face à l’accélération des actions chinoises, les États-Unis se tournent davantage vers des mesures de dissuasion et de contrainte pour tenter de forcer Pékin à changer son comportement et éviter un conflit direct ». Ces mesures concernent un nombre croissant de domaines.

La compétition sino-américaine s’exerce d’abord dans le champ commercial et technologique. Dans un contexte de tensions commerciales, les États-Unis ont rehaussé à quatre reprises leurs droits de douane sur 360 milliards de dollars d’importations chinoises entre 2018 et l’accord commercial dit « de phase I » en janvier 2020 ([45]). S’agissant des exportations américaines, les États-Unis ont édicté des limitations ou interdictions à s’engager dans des activités commerciales via des « listes » du département du Commerce : une « liste d’entités » générant un régime d’autorisation préalable pour les exportations américaines vers les destinataires listés et une « liste noire » établissant un régime d’interdiction. D’autres transactions ont été interdites par décret présidentiel pour motif de sécurité nationale. D’après Valérie Niquet, ces mesures ont « gêné les approvisionnements de la Chine, qui reste dépendante du monde extérieur sur le plan commercial et technologique ».

La compétition est aussi devenue diplomatique et politique. Les sanctions et les mesures restrictives se sont multipliées sous l’administration Trump et ont été maintenues avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden. Afin de limiter l’ingérence et la désinformation chinoise, les États-Unis ont édicté des recommandations à la vigilance des institutions universitaires et de recherche, inscrit certains médias chinois sur la liste des « missions étrangères » au regard de l’étroitesse de leurs liens avec Pékin et restreint l’octroi et la durée de validité des visas pour certains groupes.

Certaines mesures, davantage promues par Joe Biden que Donald Trump, se justifient par des considérations liées au respect des droits humains, notamment des Ouïghours. À l’été 2021, le département du Commerce a ainsi inscrit 19 entreprises et deux officiels chinois de haut rang sur la liste des entités sanctionnées en raison « de graves violations des droits humains contre des minorités ethniques au Xinjiang ». Le 14 juillet 2021, le Sénat américain a par ailleurs adopté à l’unanimité un projet de loi sur la prévention du travail forcé des Ouïghours (Uyghur Forced Labor Prevention Act) qui doit imposer aux douanes américaines de traiter avec une présomption de travail forcé toutes les importations en provenance du Xinjiang.

La pandémie de covid-19 s’est traduite par une extension de la compétition stratégique entre la Chine et les États-Unis. Pour l’historien Graham Allison, auteur de Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide, « les menaces liées au coronavirus s’ajoutent à des rivalités structurelles qui s’imposent à nous. À commencer par l’avènement de la Chine comme puissance à l’ascension fulgurante […] La Chine menace aujourd’hui réellement les États-Unis et pourrait les éjecter du sommet d’une hiérarchie que l’Amérique considère comme naturelle depuis des décennies ». Cette exacerbation de la rivalité sino-américaine a pris la forme d’une « guerre des narratifs » sur l’origine de la covid-19 et le meilleur modèle de lutte contre la pandémie et d’une concurrence accrue en matière de diplomatie sanitaire.

D’après l’ancienne présidente de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Marielle de Sarnez, « la rivalité sino-américaine, attisée par la crise liée à la pandémie de covid-19, devrait probablement rester une donnée fondamentale des équilibres géopolitiques mondiaux à l’issue de la crise » ([46]).

b.   L’Indopacifique est devenu le théâtre central de la confrontation entre la Chine et les États-Unis

L’Indopacifique est aujourd’hui l’épicentre de la rivalité sino-américaine. Face à la volonté chinoise de régner sans rivale dans la région, les États-Unis opposent la nécessaire préservation d’un Indopacifique libre et ouvert. La tension se cristallise sur les « intérêts vitaux » de Pékin, en particulier Hong Kong et Taïwan.

i.   Hong Kong : une politique de sanctions contre les autorités

À la suite de l’adoption par Pékin de la loi sur la sécurité nationale relative à Hong Kong, qui marque une étape décisive dans la remise en cause du principe « un pays, deux systèmes », les États-Unis ont promulgué plusieurs mesures dont le Hong Kong Human Rights and Democracy Act en novembre 2019 qui autorise l’adoption de sanctions et restreint les exportations de matériel de maintien de l’ordre vers la région administrative spéciale. Sur ce fondement, plusieurs volets de sanctions ont été adoptés, à la fois sous l’administration Trump et sous l’administration Biden, notamment contre la cheffe de l’exécutif hongkongais Carrie Lam.

ii.   Taïwan : un renforcement du soutien de Washington

Pour partie inspirés par le souci de ne pas voir le scénario hongkongais se reproduire à Taïwan, les États-Unis ont accru leur soutien à Taipei en renforçant les mesures de soutien diplomatique, les ventes d’armes, les visites de membres du gouvernement américain ([47]) et les transits de bâtiments dans le détroit de Taïwan. L’importance de Taïwan aux yeux des États-Unis, et plus largement des pays occidentaux, repose sur des enjeux économiques – notamment l’approvisionnement en semi-conducteurs dont le premier fabricant au monde, TSMC, est taïwanais – mais aussi sur la défense de la démocratie et des droits de l’Homme. Comme le dit Pierre Grosser, alors que Taïwan a adopté des réformes et déployé une diplomatie active pendant la crise sanitaire qui rapproche l’île du camp occidental, « le prix de lâcher Taïwan s’est renchéri. On ne peut plus envisager de ʺdealerʺ Taïwan ».

Sur la question de la défense de Taïwan, les États-Unis déploient traditionnellement une politique d’ambiguïté stratégique. En accentuant le brouillage des « lignes rouges » américaines, le président Trump s’est inscrit dans la continuité de cette politique. Les récents propos du président Biden, qui a affirmé que les États-Unis étaient prêts à défendre militairement Taïwan en cas d’invasion par l’armée chinoise, semblaient contenir en germe une inflexion de la politique américaine. Le porte-parolat de la Maison Blanche a cependant assuré après la prise de parole présidentielle que la politique américaine à l’égard de Taïwan n’avait pas changé.

c.   La réponse militaire reste la clef de voûte de la stratégie américaine de dissuasion de la Chine dans l’Indopacifique

Les États-Unis s’efforcent d’adapter et de renforcer leur posture militaire dans l’Indopacifique pour dissuader la Chine de changer le statu quo dans la région. Comme l’écrivait Sun Tzu, le plus célèbre des stratèges militaires chinois, « le meilleur savoir-faire n’est pas de gagner cent victoires dans cent batailles, mais plutôt de vaincre l’ennemi sans combattre. ». La stratégie de dissuasion américaine dans l’Indopacifique repose sur deux piliers : le renforcement des capacités militaires dans la région et la consolidation des réseaux d’alliances des États-Unis.

i.   Les États-Unis renforcent leurs capacités militaires

Face au réarmement et aux démonstrations de puissance chinois, les États-Unis rehaussent leur posture de dissuasion dans la région. Comme nous l’avons rappelé précédemment, le commandement militaire américain dans l’Indopacifique dispose actuellement d’une flotte de 200 navires et d’environ 1 800 appareils aériens. C’est dans une logique d’accroissement de ces forces et de ces capacités qu’a été voté en mai 2021 l’important véhicule budgétaire intitulé Pacific Detterrence Initiative, doté de 27 milliards de dollars pour les cinq prochaines années.

En réaction au développement de la marine chinoise, ce fonds se concentre essentiellement sur l’acquisition de sous-marins et de navires visant à crédibiliser la posture dissuasive des États-Unis, y compris auprès de ses alliés, face à la Chine. Ce budget doit aussi renforcer les armements à longue portée – missiles de croisière, balistiques et hypersoniques – et surtout les infrastructures de défense des différentes bases américaines dans la région. 120 millions de dollars seront ainsi attribués au déploiement d’un système de défense antimissiles Aegis Ashore sur Guam pour contrer la précision et la manœuvrabilité grandissante des missiles chinois.

L’un des objectifs majeurs de l’amélioration des capacités militaires américaines dans l’Indopacifique est la mise en échec de la stratégie chinoise de déni d’accès en garantissant aux forces américaines une capacité de projection et de déploiement dans n’importe quelle zone contestée, y compris le détroit de Taïwan.

ii.   Les États-Unis consolident leurs réseaux d’alliances

Face à l’affirmation militaire chinoise, le secrétaire à la défense américain, Lloyd Austin, a annoncé, en avril 2021, souhaiter mettre en œuvre une « dissuasion intégrée » (integrated deterrence) en grande partie fondée sur le renforcement des alliances militaires pour créer un solide réseau de défense face à la Chine.

La principale manifestation de cette stratégie américaine réside dans la multiplication d’exercices militaires destinés à accroître l’interopérabilité entre alliés. Afin de répondre aux capacités multi-domaines développées par Pékin, ces exercices militaires tentent de couvrir l’ensemble du spectre de la conflictualité, y compris les menaces cyber, spatiales et électromagnétiques. En août dernier par exemple, l’exercice « LGSE 2021 » a réuni 30 navires, 200 avions et 30 000 hommes des forces armées américaines, britanniques, australiennes et japonaises.

La relance des alliances militaires américaines dans l’Indopacifique a également été confirmée à l’occasion de la première réunion « en présentiel » du Quad (Australie, États-Unis, Inde, Japon) à Washington en septembre dernier ainsi que par la formation de l’alliance AUKUS avec l’Australie et le Royaume-Uni.

AUKUS : un nouveau partenariat de défense dans l’Indopacifique

Le 15 septembre 2021, le premier ministre australien Scott Morrison, le président des États-Unis Joe Biden et le premier ministre du Royaume-Uni Boris Johnson ont annoncé la conclusion d’un nouveau partenariat de défense Australie-Royaume-Uni-États-Unis. Cette alliance, appelée « AUKUS », est moins présentée comme une alliance militaire que comme un pacte technologique en ce qu’il ouvre la voie à des possibilités de coopération dans divers domaines dont les cyber-capacités, l’intelligence artificielle et l’informatique quantique. Il n’en demeure pas moins que le premier pilier de ce nouveau partenariat est l’acquisition de huit sous-marins à propulsion nucléaire dont la conséquence immédiate est la rupture du contrat de fourniture de douze sous-marins à propulsion conventionnelle de la classe Attack conclu en 2016 avec le constructeur français Naval Group.

Entouré du plus grand secret, le processus de négociation qui a abouti à la conclusion de l’AUKUS est mal connu. D’après les informations révélées dans la presse ([48]), cette alliance tirerait son origine de l’inquiétude du premier ministre australien Scott Morrison face au renforcement de la menace chinoise, qui aurait incité ce dernier à envisager, début 2020, d’équiper l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire. Les autorités australiennes auraient partagé cette idée en mars 2021 avec les autorités du Royaume-Uni, qui auraient accepté d’appuyer la demande australienne auprès des États-Unis, qui détiennent la technologie nucléaire ([49]). Les discussions se seraient ensuite engagées, dans un format très restreint, avec les Américains, qui auraient été plus longs à convaincre puisque la nouvelle alliance AUKUS n’a été annoncée qu’en septembre 2021.

L’alliance AUKUS est le résultat de la rencontre de trois projets politiques, qui s’appuient sur une proximité déjà très forte entre les pays concernés par l’alliance. Tous trois membres de l’anglosphère, les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni font notamment partie, aux côtés du Canada et de la Nouvelle-Zélande, de l’alliance des services de renseignement « Five Eyes ».             

Pour l’Australie, il est certain que l’alliance AUKUS provient d’une évolution de la perception de la menace chinoise. En 2016, l’Australie avait fait le choix de la version conventionnelle du sous-marin de classe Barracuda proposée par Naval Group, reconnue par les autorités australiennes comme le meilleur sous-marin conventionnel au monde, mais n’avait en revanche pas envisagé la propulsion nucléaire compte tenu du tabou que représente le nucléaire en Australie. L’importance du réarmement chinois et la politique de puissance déployée par la Chine dans son environnement régional, dans un contexte où toutes les grandes villes d’Australie, y compris Hobart, la capitale de la Tasmanie, sont à portée des missiles chinois, ont conduit les autorités australiennes à vouloir briser ce tabou.

Les autorités australiennes avancent régulièrement que l’alliance AUKUS est le résultat d’un choix technologique et non d’un choix stratégique. L’Australie n’aurait pas changé d’alliés, mais uniquement de type de produit. Les sous-marins à propulsion nucléaire auraient un rayon d’action plus important et seraient plus discrets que les sous-marins à propulsion conventionnelle. Par ailleurs, les sous-marins à propulsion nucléaire proposés par les États-Unis, qui utilisent de l’uranium hautement enrichi, ne nécessiteraient pas de ravitaillement pendant la durée de vie de l’appareil, qui est de plus de trois décennies, ce qui est important pour l’Australie qui n’envisagerait pas, à ce jour, de se doter d’une industrie nucléaire civile. À l’opposé, les sous-marins à propulsion nucléaire proposés par la France fonctionneraient sur la base d’un uranium faiblement enrichi, ce qui impliquerait un ravitaillement tous les dix ans.

En réalité, la propulsion nucléaire est moins l’explication que le prétexte de l’alliance AUKUS pour l’Australie. Inquiète vis-à-vis de la Chine, l’Australie était désireuse de se placer sous le « parapluie » américain, perçu comme la seule garantie crédible en cas d’affrontement d’envergure avec la Chine. Le Premier ministre australien Scott Morrison pouvait par ailleurs espérer remporter une victoire de politique intérieure dans un contexte où la perspective d’une confrontation avec la Chine inquiète et le renforcement de l’alliance avec les États-Unis est une décision populaire en Australie.

Pour les États-Unis, l’alliance AUKUS permet de renforcer les liens avec l’Australie, un des rares pays alliés à avoir participé, pour le meilleur comme pour le pire, à toutes les guerres des États-Unis depuis cent ans et avec lequel les États-Unis disposent d’un excédent commercial. Surtout, AUKUS permet à l’administration Biden de concrétiser la priorité donnée à l’endiguement de la Chine, en donnant de la substance à la stratégie d’une « dissuasion intégrée », et à détourner l’attention pour un temps de la récente débâcle du retrait américain d’Afghanistan. S’agissant du Royaume-Uni, dont la place dans l’alliance n’est pas claire et qui semble davantage jouer le rôle d’un « passager clandestin », AUKUS permet de faire croire à la réussite du Brexit et de donner corps au projet de « Global Britain », dont un des axes est un renforcement de l’engagement britannique dans l’espace indopacifique (cf. infra).

À ce jour, le contenu de l’alliance AUKUS reste encore flou. Comme le présente le ministre de l’Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, AUKUS est « un projet de projet » ([50]). L’alliance repose sur un processus de consultations de 18 mois dont la seule réalisation à ce jour est la signature d’un accord d’échange d’informations classifiées permettant d’approfondir ces consultations.

Le projet de fournir à l’Australie huit sous-marins à propulsion nucléaire est marqué par des incertitudes si importantes qu’elles paraissent pouvoir remettre en cause sa viabilité. Nul ne sait quels sous-marins pourront être fournis à Canberra ni dans quel délai et comment l’Australie assurera la maintenance minimale de ces appareils. De nombreux analystes doutent notamment que l’Australie puisse éviter la création d’une industrie nucléaire sur son territoire, qui est encore rejetée par une majorité d’Australiens.

Dans le cadre de cette alliance, l’Australie accepte par ailleurs une perte totale de sa souveraineté – qui était ménagée par le programme de sous-marins français – en échange de la garantie de sécurité américaine.

Enfin, bien que le traité de non-prolifération nucléaire n’interdise pas le partage de la technologie de propulsion nucléaire et que l’Australie affiche son souhait de collaborer étroitement avec l’agence internationale pour l’énergie atomique, AUKUS pourrait représenter un dangereux précédent en matière de prolifération nucléaire (uranium 235 enrichi à plus de 90 %).

III.   Contre la bipolarisation en cours, la France et l’Europe dÉfendent une « voie d’Équilibre » dans l’espace indopacifique

Les tendances lourdes qui traversent la région indopacifique ont des conséquences stratégiques croissantes sur l’Europe. La France et l’Europe tentent donc de se mobiliser afin d’éviter tout risque de marginalisation dans cette région où se joue une bonne partie de l’avenir du monde. En investissant l’Indopacifique, la France et l’Europe tentent de conserver leur rang de puissances mondiales.

Pays de l’Indopacifique, la France est le premier pays européen à avoir annoncé, en 2018, une stratégie dans la région. Notre pays se présente comme une « puissance d’équilibre » qui tente de se créer un espace dans la bipolarisation en cours. Ce positionnement répond à une attente des pays de la région qui souhaitent contrebalancer l’influence chinoise sans entrer dans un rapport de confrontation. La stratégie française, qui dispose d’une double composante militaire et diplomatique, tente aussi bien de contribuer à un rééquilibrage stratégique dans la zone que de tirer parti des opportunités et de répondre aux défis qui caractérisent la région.

D’autres pays européens, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, ont récemment adopté des stratégies indopacifiques avec, le plus souvent, une dimension commerciale beaucoup plus assumée. La France a joué un rôle prépondérant dans l’adoption, en septembre 2021, d’une stratégie indopacifique par l’Union européenne.

A.   Premier pays europÉen À avoir adoptÉ une stratÉgie indopacifique, la France s’affirme comme une « puissance d’Équilibre »

La France peut s’appuyer sur plusieurs atouts pour s’affirmer dans l’espace indopacifique, à commencer par ses territoires d’outre-mer. Dans cet espace, la France a pour objectif de maintenir un équilibre stratégique mais cet enjeu ne résume pas lui seul notre approche, qui est également fondée sur la promotion de nos intérêts dans cet espace qui se situe au cœur des grands enjeux contemporains. Au-delà des enjeux de défense, la stratégie française est globale et multi-domaines.

1.   La France se perçoit comme une puissance de l’Indopacifique

Le succès de la stratégie indopacifique dépend d’abord de notre capacité à asseoir la légitimité de la présence française dans la région. De cette légitimité dépend notre capacité à nouer des coopérations et à intégrer les forums régionaux.

a.   La France dispose de plusieurs atouts pour fonder sa légitimité à intervenir dans l’Indopacifique

De façon déterminante, la France dispose de sept départements et régions d’outre-mer et collectivités d’outre-mer (DROM-COM) que sont Mayotte, La Réunion et les Terres Australes et Antarctiques françaises (TAAF) dans l’océan Indien et la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie Française, Wallis-et-Futuna et Clipperton dans le Pacifique. Environ 1,65 million de nos concitoyens vivent dans ces territoires français situés dans l’espace indopacifique, auxquels s’ajoutent 200 000 ressortissants français expatriés dans les pays étrangers de la zone. Entre 7 000 et 8 000 militaires français sont par ailleurs prépositionnées dans la région.

Au-delà des territoires et des populations françaises, la majeure partie de notre zone économique exclusive (ZEE), qui est la deuxième plus importante au monde, se trouve en Indopacifique. 9 millions de km² sur les 11,7 millions de km² qui composent la ZEE française se trouvent dans les océans Indien et Pacifique.

Enfin, les intérêts économiques français dans cette région sont importants. L’Indopacifique représente 108 milliards d’euros d’investissements directs de la France à l’étranger – un chiffre multiplié par sept en une quinzaine d’années – et un tiers des exportations françaises hors Union européenne. Compte tenu du dynamisme économique de la région, nos intérêts économiques de même que le nombre de concitoyens établis dans l’Indopacifique sont amenés à augmenter davantage.



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b.   La France a rétabli son image auprès des pays de la région

Si ces éléments permettent d’appuyer la légitimité d’une stratégie française dans l’espace indopacifique, cette légitimité dépend également du regard que les pays de la région portent sur le rôle joué par la France dans la zone. En l’espèce, la France disposait jusqu’à récemment d’une image assez dégradée dans l’Indopacifique, compte tenu du statut d’ex-colonies de nos territoires d’outre-mer et de notre passif sur le plan des essais nucléaires illustré par l’épisode du Rainbow Warrior.

Mais la France est parvenue à rétablir son image dans la région. Notre pays n’est plus considéré comme une puissance coloniale ou étrangère que par une minorité de pays de sorte que la majeure partie des pays de la région perçoit la France comme un acteur légitime dans l’espace indopacifique. Notre pays bénéficie notamment d’une image positive auprès des États qui ont intérêt à un rééquilibrage stratégique dans la région et des pays les plus inquiets des conséquences du changement climatique, qui reconnaissent à la France un « leadership » international sur les sujets climatiques depuis les accords de Paris de 2015.

De nombreux pays souhaitent ainsi voir la France s’investir davantage en Indopacifique. L’Inde, qui était prompt à dénoncer le néocolonialisme, perçoit désormais la présence française dans l’océan Indien comme un facteur de stabilité. L’Australie, qui voyait le Pacifique comme sa « chasse gardée », apprécie également la contribution française dans cette région.

2.   La stratégie française dessine une « voie d’équilibre »

Aboutissement d’une longue réflexion stratégique associant diplomates et « think tanks », l’ambition indopacifique de la France a été annoncée par le président de la République à Garden Island, la base navale de Sidney, en Australie, le 2 mai 2018. Les grands axes de la politique indopacifique de la France ont cependant été présentés par le chef de l’État à l’occasion de la conférence des ambassadeurs et des ambassadrices de l’été 2019. Lors de son discours du 27 août 2019, ce dernier a précisé que la France ne vise pas à contenir la Chine mais qu’elle soutient une forme d’équilibre stratégique, qui garantisse notamment la liberté de circulation maritime dans la région. Selon le président de la République, « il nous faut revisiter cette région d’abord en actant que nous sommes une puissance de celle-ci, mais en développant une alliance si je puis dire complémentaire, non confrontationnelle mais complémentaire de cette relation avec la Chine par cet axe indopacifique » ([51]).

En ce qui concerne la relation avec la Chine, la stratégie indopacifique de la France s’inscrit ainsi dans l’approche définie par l’Union européenne ([52]) : la Chine est à la fois un partenaire, un compétiteur et un rival systémique. Comme le présente Bertrand Lortholary, directeur d’Asie et d’Océanie du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, l’approche française « n’est pas une stratégie anti-Chine », ce dont témoigne notre disponibilité à travailler avec la Chine lorsque cela est possible, notamment sur les sujets environnementaux. La France est dans une « logique inclusive » avec « la volonté de créer un espace libre, ouvert, sans coercition ». Par ailleurs, pour le directeur d’Asie et d’Océanie, au-delà de la question chinoise, l’approche française est « une stratégie de promotion de nos intérêts » dans un contexte où « si nous ne prenons pas notre place, d’autres le feront ».

Il reste que, comme d’autres pays, la France adapte sa relation avec la Chine, sans se départir de ses fondamentaux, au gré du renforcement de l’affirmation chinoise. Le ministre de l’Europe et des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a récemment indiqué que la dimension de rivalité systémique, qui se cristallise sur la défense de la démocratie et du droit international, tendait à prendre une place plus importante que la dimension partenariale dans la relation avec la Chine.

3.   Les enjeux de défense sont au cœur de la stratégie indopacifique de la France

D’après Pierre Grosser, « au XIXe siècle, les marins et les marchands d’armes poussaient à l’Indopacifique ». Les enjeux de défense sont, aujourd’hui encore, au cœur de la projection française dans cette région. Comme l’expliquait le chef de l’État lors de la conférence des ambassadeurs et des ambassadrices de 2019, « nous devons traduire cet agenda indopacifique de manière stratégique. Nous l’avons décliné sur le plan militaire et nous devons encore le renforcer, mais la ministre lors de la rencontre de Shangri-La a pu le présenter il y a quelques mois. »

a.   Le ministère des Armées a publié une stratégie de défense française en Indopacifique

La stratégie de défense française repose sur une analyse du contexte stratégique de la région indopacifique. La revue stratégique de 2017 et l’actualisation stratégique 2021 font état de l’importance de cette région dans les affaires du monde ainsi que de la multiplicité d’acteurs, aux objectifs difficilement conciliables, qui s’y déploient. L’actualisation stratégique de 2021 décrit la zone comme le « théâtre de profondes évolutions stratégiques, de l’intensification de la compétition sino-américaine jusqu’aux tensions sino-indiennes et pakistano-indiennes, sans oublier les menaces transnationales, ni les implications du dérèglement climatique. » Dans ce contexte tendu, la militarisation croissante de la région et la perte de vitesse des puissances traditionnelles, tant les États-Unis que les puissances européennes, font courir le risque d’une possible rupture des équilibres régionaux et mondiaux.

Sur la base de cette analyse des menaces, le ministère des Armées a publié en mai 2019 une stratégie de défense française en Indopacifique qui repose sur quatre priorités :

● défendre l’intégrité de notre souveraineté et assurer la protection de nos ressortissants, territoires et ZEE ;

● contribuer à la sécurité des espaces régionaux autour de nos DROM-COM par la promotion de coopérations militaires et de sécurité ;

● préserver, avec nos partenaires, un accès libre et ouvert aux espaces communs et assurer la sécurité des voies de communication maritimes ;

● participer au maintien de la stabilité stratégique par une action globale fondée sur le multilatéralisme.

b.   Les exportations d’armement sont la matrice de la stratégie indopacifique de la France

La stratégie de défense en Indopacifique invite à développer des partenariats structurants auxquels contribuent les relations d’armement. Les grands contrats d’armement sont en effet un des moyens privilégiés pour construire des partenariats de premier plan ainsi que pour développer la relation de défense avec d’autres pays.

L’espace indopacifique est un enjeu important en matière de ventes d’armes pour la France. En effet, comme l’explique Thierry Carlier, directeur international de la direction générale de l’armement, les tensions croissantes dans la zone poussent à « des politiques de réarmement et à la modernisation des arsenaux sur fond de compétition stratégique entre la Chine et les États-Unis ». Ces politiques expliquent une augmentation importante des dépenses militaires des pays de l’Indopacifique. Sept des dix budgets de défense les plus importants au monde – celui des États-Unis (778 Mds$ en 2020), de la Chine (252 Mds$), de l’Inde (72,9 Mds$), du Royaume-Uni (59,2 Mds$), de la France (52,7 Mds$), du Japon (49,1 Mds$) et de la Corée du Sud (45,7 Mds$) – sont issus ou représentés dans la zone indopacifique ([53]).

La zone Asie-Océanie représente 29 % des ventes d’armes de la France entre 2008 et 2017, soit près de 2 Mds€ de commandes annuelles (hors Rafale et sous-marins). Entre 2017 et 2020, la part de prises de commandes en provenance de la zone Asie-Océanie a cependant diminué et a atteint environ 22 % en 2020 ([54]). D’après Thierry Carlier, les pays de cette région sont particulièrement soucieux de la protection de leurs approches maritimes et de leur ZEE, ce qui explique un volume important de vente de bâtiments de faible tonnage par la France.

Répartition géographique des prises de commandes des ventes d’armes
de la France entre 2008 et 2017

Source : ministère des Armées.

La France était parvenue à nouer deux partenariats importants, avec l’Inde et l’Australie, grâce à des programmes d’armement structurants. À l’Inde, qui est le premier client de l’industrie d’armement française en matière de prises de commandes entre 2011 et 2020, la France a notamment vendu 6 sous-marins Scorpène à propulsion conventionnelle et 36 avions de combat Rafale. À l’Australie, la France avait vendu douze sous-marins à propulsion conventionnelle avant la rupture du contrat par Canberra dans le contexte de la création de l’alliance AUKUS. La vente de Rafale à l’Inde et de sous-marins à l’Australie avait permis de dessiner un axe « Paris-New Delhi-Canberra » qui pouvait être perçu, jusqu’à l’AUKUS, comme la matrice de notre stratégie indopacifique.

La fin du programme de sous-marins avec l’Australie

L’Australie était le pilier océanien de la stratégie indopacifique française. Comme nous l’expliquait Bertrand Lortholary, ce partenariat était assez « nouveau. On [était] passé sur une courte période d’une relation hostile », marquée par des tensions autour de l’indépendance néocalédonienne et de l’affaire du Rainbow Warrior, « à une relation d’intimité ». La conclusion en 2012 d’un partenariat stratégique avait contribué au rapprochement entre nos deux pays. Mais la relation franco-australienne avait pris une toute autre dimension à partir de la conclusion en 2016 de l’accord pour la livraison de sous-marins à l’Australie.

Le programme de sous-marins de classe océanique (Future Submarine Program – FSP) tirait son origine du Livre blanc sur la défense de l’Australie publié en 2016 (2016 Defence White Paper) qui avait identifié le besoin de remplacer les six sous-marins australiens de classe Collins par une nouvelle flotte de sous-marins conventionnels. Le groupe français Naval Group avait été sélectionné par Canberra à l’issue d’une compétition à laquelle avaient également pris part des acteurs japonais, allemands et suédois.

En 2016, Naval Group signait ainsi un contrat prévoyant la livraison à l’Australie de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle de la classe Attack. Ce contrat s’accompagnait d’un partenariat industriel franco-américain pour le système d’armes équipant les futurs sous-marins, qui avait été confié à Lockheed Martin.

Le contrat commercial s’appuyait aussi sur un accord intergouvernemental dans lequel la France s’engageait à soutenir l’autonomie stratégique de l’Australie. Dans le cadre de ce programme, l’Australie ne devait pas acquérir la capacité de conception des sous-marins mais la capacité à les maintenir dans la durée. Les sous-marins devaient par ailleurs être construits en Australie. Dans ce cadre, la France s’engageait à d’importants transferts de savoir-faire et de transferts industriels.

Le pilotage du programme était assuré de manière étroite par les deux ministères de la défense en lien avec les industriels. Le programme devait démarrer en France avant de se déplacer progressivement en Australie, où la construction des sous-marins devait commencer en 2023 en vue d’une première mise à l’eau en 2030.

Loin de n’être qu’un simple programme d’armement, le programme FSP devait structurer le partenariat entre la France et l’Australie pendant des décennies. La France et l’Australie avaient décidé de rehausser leur partenariat stratégique dès 2017, les autorités des deux pays reconnaissant que « [la] coopération dans le domaine de l’industrie de défense, notamment en ce qui concerne le programme de futurs sous-marins australiens, aura des répercussions dans de nombreux domaines de la relation bilatérale » ([55]). La visite du président de la République en 2018 était par ailleurs la première visite bilatérale d’un président français en Australie ([56]). Dans son discours prononcé à Garden Island, le chef de l’État vantait « une coopération pendant des décennies entre nos entreprises, nos régions, nos ingénieurs, nos militaires, nos chercheurs […] dans un domaine essentiel de souveraineté ».

L’Australie a cependant pris la décision, dans la foulée de la conclusion de l’alliance AUKUS le 15 septembre 2021, de mettre fin au programme FSP. Cette décision, prise sans consultation diplomatique préalable, a entraîné une rupture de confiance très profonde entre la France et ses alliés membres de l’AUKUS, le ministre de l’Europe et des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian dénonçant « un coup dans le dos ». Signe de la profondeur de cette crise, les autorités françaises ont décidé de rappeler pour consultation leurs ambassadeurs à Washington et à Canberra.

Les autorités françaises auraient-elles pu prévoir une telle issue ? Il ne fait aucun doute qu’il existait, côté français, une inquiétude sur le devenir du programme de sous-marins australiens. Le programme était régulièrement accusé en Australie de retard dans les délais et d’un renchérissement des coûts par rapport aux prévisions initiales. Ces critiques relevaient cependant davantage du contexte politique et médiatique interne à l’Australie, qui conduisait certains à vouloir instrumentaliser le programme FSP pour des raisons politiques. En effet, les difficultés concernant le programme FSP ont toujours été levées et, le jour même de l’annonce de l’AUKUS, les autorités australiennes confirmaient par écrit à Naval Group la conclusion satisfaisante de la revue fonctionnelle permettant la signature de la phase ultérieure du programme. Les autorités australiennes reconnaissent elles-mêmes que la rupture du contrat, intervenue pour « convenance » et non pour défaut du contractant, n’est pas liée à d’éventuelles défaillances de l’industriel français.

Les autorités australiennes affirment également comprendre que leur décision de mettre fin au programme FSP a été un coup dur pour la France tout en soulignant que cette décision n’était nullement dirigée contre notre pays mais bien contre la Chine. S’il est sans doute possible de comprendre l’intensité de la menace chinoise ressentie par l’Australie de même que la tentation de se réfugier sous le « parapluie américain », l’Australie aurait pu parvenir à ses objectifs stratégiques sans trahir à ce point la confiance de la France. À aucun moment Canberra n’a sollicité Naval Group pour envisager la possibilité d’une fourniture de sous-marins à propulsion nucléaire, sans préjuger de la réponse qui aurait été donnée. Une réponse négative ou le constat par la partie australienne d’une inadéquation de l’offre française par rapport au besoin aurait pourtant permis à l’Australie de justifier plus facilement une rupture du contrat. Pendant des mois, l’Australie a préféré continué de traiter comme si de rien n’était avec Naval Group dans l’attente d’un accord avec les États-Unis sur une alternative au programme FSP qui aurait permis de lâcher la France.

Une autre issue aurait-elle été possible ? Les autorités françaises, engagées dans un rapport de confiance avec l’Australie, affirment qu’il était impossible d’anticiper cette décision qui a par ailleurs été préparée dans un cercle de personnes très restreint.

Nous estimons pourtant que la France a commis deux erreurs. Nos autorités ont d’abord manqué de vigilance sur le sujet de l’inquiétude grandissante de l’Australie – pour ne pas dire de la paranoïa – à l’égard de la menace chinoise. Elles ont par ailleurs surestimé la perception australienne de la crédibilité dissuasive de la France à l’égard de la pression militaire chinoise. Comme nous avons pu l’entendre au cours de notre travail d’auditions, la France pensait être perçue par son allié australien comme « l’autre Américain venu aider les Australiens face à la pression chinoise ». Or, compte tenu de la faiblesse relative de nos moyens militaires dans l’espace indopacifique, il était excessif de penser que la France puisse être perçue, à l’image des États-Unis, comme une garantie de sécurité crédible dans l’éventualité d’un conflit avec la Chine. Si les autorités françaises avaient fait preuve d’une plus grande vigilance vis-à-vis de l’évolution du contexte stratégique australien ainsi que d’une plus grande lucidité sur la perception que pouvait avoir notre allié de la capacité dissuasive de notre pays, elles auraient pu, de façon proactive, se rapprocher des États-Unis afin de proposer une reconfiguration du programme FSP qui n’aurait pas totalement évincé la France.

c.   Les armées françaises renforcent leur activité opérationnelle dans la région

Les activités opérationnelles dans l’espace indopacifique s’appuient sur des capacités militaires françaises déployées dans la région. La France dispose de forces de souveraineté à Nouméa, Papeete et La Réunion et de deux forces de présence, à Djibouti et aux Émirats Arabes Unis, qui regroupent 7 000 personnels ainsi que des frégates, des patrouilleurs et des avions de surveillance maritime. Le port des Galets à La Réunion est le troisième port militaire français derrière Toulon et Brest.

Cependant, les forces militaires prépositionnées à l’extérieur du territoire national ont été fortement réduites depuis la suspension du service militaire et la révision générale des politiques publiques. La loi de programmation militaire pour 2019-2025 a pérennisé les moyens des forces de présence et de souveraineté de la France, notamment dans l’Indopacifique. Pour conduire leurs activités, les forces prépositionnées peuvent par ailleurs compter sur des moyens venus de métropole.



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La présence militaire française dans l’Indopacifique

Source : Stratégie de défense française en Indopacifique.


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Les forces armées remplissent plusieurs missions dans cette région. Avant toute autre considération stratégique, les armées ont pour mission de protéger notre souveraineté, y compris sur notre ZEE, dans un contexte où la souveraineté et la présence française sont parfois contestées, par exemple à Mayotte. La mission des armées françaises est aussi de participer à la sécurité régionale ce qui justifie de nombreux déploiements au-delà du territoire et de la ZEE française. Les frégates basées à La Réunion effectuent des missions jusqu’au nord de l’océan Indien et celles basées à Papeete peuvent aller jusqu’au Japon, par exemple pour contrôler l’embargo appliqué à la Corée du Nord. Enfin, les armées françaises ont des interactions croissantes avec les forces armées de nos partenaires dans la région.

L’année 2021 a représenté un « zénith » du point de vue des activités des armées françaises dans la zone. En plus des missions régulières des forces de souveraineté, de nombreux déploiements nationaux, cumulés à des exercices avec les partenaires, ont eu lieu dans la région. Dans le cadre de la mission « Marianne », la France a ainsi déployé, pour la première fois depuis vingt ans, un sous-marin nucléaire d’attaque, l’Émeraude, dans l’espace indopacifique. L’Émeraude a patrouillé en mer de Chine méridionale et s’est rendu jusqu’à Perth et à Guam où il a réalisé des exercices conjoints avec les forces australiennes et américaines. Dans le cadre de la mission « Jeanne d’Arc », la France a aussi déployé un porte-hélicoptère amphibie et une frégate afin de participer à différents exercices multilatéraux, dont l’exercice trilatéral « ARC 21 » avec des unités japonaises, australiennes et américaines et l’exercice « La Pérouse » en format « Quad + France ».

D’après le commissaire Christophe Bergey de l’état-major des armées, cette collection dense d’activités des forces armées répond à plusieurs objectifs, « des objectifs strictement militaires » pour renforcer nos capacités propres, s’entraîner avec nos partenaires et faire du renseignement, « des objectifs industriels pour faire du « combat-proven » ce qui est bon pour le SOUTEX [soutien aux exportations d’armement] » et « des objectifs géopolitiques » afin de donner corps à nos partenariats stratégiques et d’adresser un message de dissuasion à la Chine.

4.   La France a l’ambition de donner à sa stratégie indopacifique une dimension plus large que la seule composante militaire

Au-delà des enjeux de défense, qui ont trouvé une certaine concrétisation au cours des dernières années malgré la déconvenue représentée par l’AUKUS, la France souhaite élargir son agenda indopacifique à d’autres domaines. À l’occasion du discours prononcé à la conférence des ambassadeurs et des ambassadrices le 27 août 2019, le président de la République avait déclaré que « nous devons maintenant le décliner pleinement [l’agenda indopacifique] sur le plan diplomatique aussi en réallouant nos forces qui ne sont pas adaptées à cet agenda : notre aide publique au développement, nos investissements […]. Mais je souhaite aussi que nous puissions le décliner sur le plan économique, climatique et technologique. Nous avons dans cette zone des partenaires climatiques essentiels […]. Nous avons aussi des partenaires sur un des défis qui est important […] le défi technologique. »

a.   Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a également publié une stratégie pour l’Indopacifique

Afin de traduire en actes la volonté exprimée par le chef de l’État, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a publié plus récemment une stratégie « diplomatique » pour l’Indopacifique qui repose sur quatre piliers principaux :

● l’implication de notre pays dans le règlement des crises régionales, dans la sécurité des principales voies de navigation, ainsi que dans la lutte contre le terrorisme, la radicalisation et la criminalité organisée ;

● le renforcement de nos partenariats avec les grands acteurs de la région avec lesquels nous partageons une communauté de valeurs et d’intérêts à l’instar de l’Inde, de l’Australie, du Japon, de la Nouvelle-Zélande, de la Corée du Sud, de l’Indonésie ou de Singapour, tout en approfondissant notre relation avec la Chine, partenaire essentiel, avec lequel nous devons œuvrer, notamment dans le cadre de l’Union européenne, au développement d’une coopération prenant mieux en compte les exi­gences de la réciprocité ;

● une mobilisation renforcée auprès des organisations régionales, au premier rang desquelles l’ASEAN dont la centralité et le rôle fondateur dans l’architecture d’une Asie multipolaire sont déterminants dans l’émergence d’un espace indopa­cifique inclusif dont nul ne saurait être exclu et où aucun pays n’a vocation à imposer son hégémonie ;

● enfin, un engagement déterminé pour la promotion des biens communs mondiaux – le climat, l’environnement et la biodiversité, mais aussi la santé, l’éducation, le numé­rique et les infrastructures de qualité – tout cela en appui d’un engagement accru de l’Union européenne dans la région comme acteur de développement durable et de stabilité, notamment dans le cadre de sa stratégie de connectivité avec l’Asie.

La France a ainsi l’ambition de mener une stratégie plurielle dans l’Indopacifique, qui intègre les enjeux de sécurité, d’économie, de lutte contre le réchauffement climatique, d’infrastructures, de numérique ou encore d’innovation. Nous estimons cependant que cette stratégie « diplomatique » dans l’Indopacifique reste largement à décliner sur le terrain. Elle peut néanmoins s’appuyer sur les efforts déjà entrepris par la diplomatie française dans la région.

b.   La France s’appuie sur deux partenariats structurants avec l’Inde et le Japon

Malgré la remise en cause du partenariat entre la France et l’Australie, la France dispose encore de deux partenaires essentiels dans la zone : l’Inde et le Japon.

i.   L’Inde : le premier partenaire de la France dans l’Indopacifique

L’Inde est présentée comme l’un des plus proches, si ce n’est le plus proche partenaire de la France dans l’Indopacifique. En sens inverse, comme nous l’a indiqué S.E. M. Jawed Ashraf, ambassadeur d’Inde en France, la France est considérée par l’Inde comme « l’un des partenaires les plus fiables, les plus estimés et les plus proches dans la région indopacifique et au-delà » ([57]).

Cette proximité entre la France et l’Inde a plusieurs fondements. Nos deux pays partagent d’abord la même approche de l’Indopacifique, fondée sur l’autonomie stratégique, l’inclusivité régionale et le refus de la confrontation avec la Chine. Ensuite, nos pays ont noué un partenariat de défense très étroit, fondé sur des contrats d’armements structurants et des interactions fréquentes entre forces armées ([58]), ce qui a favorisé un véritable rapport de confiance. Enfin, la France et l’Inde estiment tous deux que la projection dans l’Indopacifique ne doit pas se réduire à la défense.

Nos deux pays ont ainsi noué un partenariat beaucoup plus large que les seuls enjeux de défense. La coopération franco-indienne se développe dans les domaines de la sécurité maritime, des échanges économiques – commerce, investissement et technologies –, de la lutte contre le changement climatique, de la santé ou encore de l’économie bleue. Ainsi, en matière environnementale, nos deux pays jouent un rôle moteur dans l’alliance solaire internationale et l’organisation sur les infrastructures résilientes et ont entamé une coopération dans la lutte contre la pollution plastique. La France et l’Inde développent également leur coopération dans le domaine de la sécurité maritime au travers d’un rapprochement des centres d’information maritime de nos deux pays et de patrouilles communes menées dans le canal du Mozambique.

La France et l’Inde se singularisent enfin par la volonté d’étendre leur coopération à d’autres pays de la région. Nos deux pays sont soucieux d’offrir aux pays tiers le choix de l’autonomie contre les pressions de la Chine. Le partenariat franco-indien s’étend ainsi à d’autres pays, comme l’Indonésie et Singapour, et aux institutions régionales, dont la Commission de l’océan Indien (COI).

ii.   Le Japon : un partenaire d’exception dans la région avec lequel la coopération est dynamique

La France n’a pas noué de partenariat stratégique avec le Japon mais un « partenariat d’exception » qui fait de la coopération dans l’espace indopacifique le premier sujet. Comme l’explique Céline Pajon, le Japon est un partenaire important pour la France car « il est le promoteur d’une vision libre et ouverte de l’Indopacifique » et « il a des atouts » en tant que « pôle de stabilité en Asie » et pays situé « au cœur du réseau de partenariats dans cette région ». Les autorités japonaises affichent également une réelle volonté de coopérer avec la France, qui est perçue comme le seul pays résident de l’Indopacifique en Europe et dont l’action du point de vue de l’engagement de l’Union européenne dans cet espace est saluée.

La coopération entre la France et le Japon est « de bon niveau » entre un groupe de travail bilatéral sur l’Indopacifique et un format de dialogue « 2 + 2 » entre les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux pays. Dans l’espace indopacifique, la coopération se déploie dans plusieurs domaines, en particulier la sécurité maritime et les enjeux de développement. Comme nous l’a expliqué le secrétaire général de la mer Denis Robin, la France a depuis 2019 « un dialogue maritime bilatéral à un niveau d’experts avec le Japon » dans le cadre duquel « tout le spectre de la politique maritime est traité », aussi bien les questions de sécurité maritime que de protection de l’environnement marin. L’Agence française de développement (AFD) et l’Agence japonaise de coopération internationale (Japan International Cooperation Agency – JICA) ont par ailleurs noué un accord en juin 2019 prévoyant des actions de développement menées en coopération.

c.   La France a largement investi les organisations régionales dans l’Indopacifique

i.   L’adhésion aux organisations régionales : une source d’opportunités

L’appartenance et la participation aux organisations régionales sont une source d’opportunités à plusieurs titres. En premier lieu, l’appartenance à ces organisations est un enjeu important pour la reconnaissance de notre statut de puissance indopacifique. En effet, notre pays aurait tort de surestimer sa légitimité dans un contexte où la France n’est pas toujours identifiée comme une partie prenante naturelle dans la zone, notamment auprès de l’ASEAN, et que la présence française fait l’objet de contestations aussi bien dans l’océan Indien que dans le Pacifique. L’adhésion aux organisations régionales est donc un enjeu important pour gagner la confiance des acteurs régionaux et faire reconnaître notre rôle dans l’Indopacifique.

Ensuite, l’adhésion aux organisations régionales est importante pour participer à la construction de l’architecture régionale et, ainsi, promouvoir nos intérêts. Comme le relevaient Bérengère Poletti et Annie Chapelier dans un récent rapport ([59]), « aux côtés des échanges bilatéraux, les projets de coopération régionale passent en effet, de manière croissante, par la coopération multilatérale. Pour cause, les pays d’un même bassin régional ont des objectifs et des intérêts en commun, en matière de sécurité, de migrations ou de développement durable, ce qui justifie d’agir à cette échelle. » Notre pays peut par exemple contribuer, à cette échelle, à aider les États littoraux à assurer le contrôle de leur ZEE contre la pêche illicite.

Enfin, derrière la participation aux organisations régionales se trouve un enjeu stratégique. Pour S.E. M. Christian Lechervy, ambassadeur de France en Birmanie, « l’Indopacifique est le lieu d’un multilatéralisme multiple et le lieu de coopérations transnationales de proximité avec pour objectif de maintenir à distance la bipolarité du monde », ce qui est un des objectifs poursuivis par la France.

Bien que nous ne soyons pas membre de l’ASEAN, avec laquelle nous avons en revanche un partenariat de développement, la France est le seul pays occidental à être membre de la plupart des organisations régionales de l’Indopacifique, soit à titre propre, soit à travers ses outre-mer. En siégeant au travers de ses outre-mer, la France représente la pluralité de ses territoires et favorise leur intégration régionale.

ii.   Dans l’océan Indien, les organisations régionales sont des instruments essentiels pour le renforcement de la présence française

Pour Marcel Escure, ambassadeur à la coopération régionale dans l’océan Indien, « la construction régionale dans la zone reste à structurer ».

« Embryon de la coopération régionale dans cet espace », la Commission de l’océan Indien (COI) n’en demeure pas moins la principale organisation régionale dans l’océan Indien. Créée en 1984, la COI réunit Madagascar, Maurice, les Seychelles, les Comores et la France au titre de La Réunion ([60]). Malgré la règle de l’unanimité requise pour le lancement et la conduite de projets, la COI parvient à identifier des sujets d’intérêt commun entre les pays de la région et à mener des projets régionaux sur des sujets tels que la surveillance épidémiologique, la sécurité maritime et la réponse aux catastrophes naturelles. Elle reste toutefois « une organisation jeune et modeste, avec un budget annuel inférieur à 1,5 M  ». Surtout, la COI « reste peu connue » en l’absence d’une réelle conscience régionale.

Pour autant, la COI est un instrument important pour l’influence française. Elle renforce la légitimité de notre présence dans une région où la France est confrontée à des conflits de souveraineté et permet par les projets régionaux qui sont menés de créer une solidarité concrète entre la France et les pays de la région tout en favorisant l’insertion de La Réunion dans son environnement régional. La COI est à ce jour la seule organisation régionale africaine dont la France soit membre.


La Commission de l’océan Indien (COI)

Source : MEAE.

La France a par ailleurs rejoint, au 1er janvier 2021, l’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA), qui regroupe tous les pays situés sur le pourtour de l’océan indien, de l’Afrique du Sud à l’Australie. L’IORA est un organisme encore embryonnaire mais qui est appelé à monter en puissance, notamment dans les domaines de la lutte contre la pêche illicite et la gestion des catastrophes naturelles.



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L’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA)

Source : MEAE.


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La région compte aussi des organisations régionales plus techniques. La Marine nationale a par exemple exercé, au deuxième semestre de l’année 2021, la présidence du Symposium des marines de l’océan Indien (Indian Ocean Naval Symposium – IONS) qui regroupe une trentaine de marines présentes dans l’océan Indien. Malgré son champ limité, cette organisation joue un rôle utile, notamment pour « débriefer » les comportements dangereux, et pour rappeler que la France est le seul pays européen riverain de l’océan Indien.

iii.   Dans le Pacifique, la France et les territoires d’outre-mer sont bien représentés au sein des principales organisations régionales

Selon Marine de Carné, ambassadrice et secrétaire permanente pour le Pacifique Sud, « la zone est en proie à un trop-plein d’organisations, ce qui peut parfois rendre les actions régionales illisibles ». Les principales organisations régionales dans l’océan Pacifique sont :

● la Communauté du Pacifique (CPS), anciennement Commission du Pacifique Sud, dont la France est un des membres fondateurs ;

● le Programme régional océanien de l’environnement (PROE), issu de la CPS, qui est spécialisé sur les questions environnementales ;

● le Forum des îles du Pacifique (FIP), qui avait été créé contre la France pour traiter des questions politiques, dont la décolonisation et la question des essais nucléaires, qui n’étaient pas traitées par les autres organisations de la zone au champ de compétence plus technique.



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Organisations régionales dans le Pacifique