N° 5052
______
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 17 février 2022.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
en conclusion des travaux d’une mission d’information (1)
sur les enjeux de défense en Méditerranée
ET PRÉSENTÉ PAR
MM. Jean-Jacques FERRARA et Philippe MICHEL-KLEISBAUER,
Députés.
——
(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.
La mission d’information sur les enjeux de défense en Méditerranée est composée de :
– MM. Jean-Jacques Ferrara et Philippe Michel-Kleisbauer, rapporteurs ;
– MM. Thomas Gassilloud, Jean-Christophe Lagarde, Jacques Marilossian et Stéphane Vojetta, membres.
— 1 —
SOMMAIRE
___
Pages
Première partie : un espace crisogène
I. Des États de la rive Sud fragilisés
A. La Libye : le spectre d’un État failli
1. La crise libyenne, foyer de déstabilisation
2. Une situation encore précaire
a. Des facteurs de stabilisation encourageants
b. Des sources de tensions qui perdurent
3. Les menaces en cas de résurgence du conflit
1. L’Algérie à un tournant : transition ou bouleversement ?
2. La Tunisie face au risque de décomposition politique
3. Le Maroc, un pôle de stabilité en proie à des tensions persistantes
4. L’Égypte face à des défis sociaux et sécuritaires
C. La multiplication des flux illicites
1. Des flux migratoires illicites en forte recomposition
a. Des flux repartis à la hausse en 2021
b. La Méditerranée centrale, principale voie d’accès à l’Europe
c. Les enjeux sécuritaires liés aux migrations
2. Le trafic d’armes : le risque de prolifération
A. Chypre : au cœur des tensions régionales
1. Un conflit ancien et non résolu
a. À l’origine du conflit : l’occupation militaire turque
b. L’échec des tentatives de règlement du conflit
2. Une île stratégique pour les puissances régionales
3. Une récente résurgence des tensions
a. Le renforcement des capacités militaires turques
b. La remise en cause du statu quo par la Turquie
B. Le Sahara occidental : enjeu des rivalités au Maghreb
1. Un conflit gelé, en l’absence de règlement politique
b. L’absence de solution politique
2. La montée des tensions entre le Maroc et l’Algérie
a. La reprise des hostilités au Sahara occidental
b. Une source de tensions, mais un risque de conflit limité
III. Des espaces maritimes contestés
A. La réactivation des différends frontaliers
1. La délimitation contestée des espaces maritimes
2. Le nouvel enjeu de l’appropriation des ressources gazières
a. La découverte d’importants gisements
b. La course aux accords de délimitation maritime
c. L’émergence d’une « diplomatie du gaz »
B. Le risque d’escalade : la crise de l’été 2020
1. Une stratégie turque de la montée des tensions
2. L’intervention décisive de la France
3. Le scénario à venir le plus réaliste : des tensions, mais pas de conflit
Deuxième partie : le retour des stratégies de puissance
I. L’affirmation des puissances régionales
A. L’enhardissement de la Turquie
1. Une politique du fait accompli, facteur de déstabilisation
a. Un durcissement de la politique étrangère
b. En Libye, une intervention au mépris du droit et de ses alliés
c. En Méditerranée orientale, la recherche du rapport de forces
d. Des signes récents d’apaisement à la pérennité incertaine
2. Une modernisation de son armée, au service de son ambition régionale
1. Un réarmement qui couvre l’ensemble du spectre capacitaire
a. L’exemple du réarmement naval
2. Un réarmement révélateur des tensions : l’exemple Algérie/Maroc
a. L’Algérie, un développement capacitaire massif
b. Le Maroc, engagé dans une course aux armements
II. Des compétiteurs stratégiques mondiaux à nos portes
1. Le renforcement des moyens russes en Méditerranée
2. La présence russe : un défi pour nos forces
3. Une influence qui s’étend à l’ensemble du bassin méditerranéen
1. Une présence chinoise essentiellement économique à ce stade
2. La menace d’une militarisation de la présence chinoise
III. Une présence occidentale en retrait
A. Les États-Unis : entre désengagement et intérêt
1. Un relatif désengagement de la zone
2. Un acteur qui restera malgré tout présent en Méditerranée
a. Des intérêts structurels en Méditerranée
b. Un intérêt renouvelé dans la période récente
B. L’OTAN à la recherche d’une stratégie
1. La Méditerranée, une zone de responsabilité du SACEUR
2. L’opération Sea Guardian, révélatrice des tensions entre alliés
3. Une stratégie « Sud » qui reste encore à développer
a. Des initiatives vers la rive Sud aux résultats limités
b. À la recherche d’une stratégie globale envers le Sud
C. L’Union européenne, un acteur trop peu présent
1. La mission IRINI, une opération exposée à de multiples défis
a. Une mission principale centrée sur le (difficile) respect de l’embargo
b. Des missions secondaires qui se heurtent à de nombreux obstacles
2. Les opérations de l’agence Frontex
Troisième partie : la France face au défi sécuritaire méditerranéen
I. Une présence permanente sur l’ensemble de la Méditerranée
1. En Méditerranée occidentale : protéger le territoire
2. En Méditerranée centrale et orientale : contrer les logiques de sanctuarisation
a. Les finalités de la présence française
B. Dans un cadre international
1. Une présence intense au titre de nos engagements internationaux
2. Une contribution importante aux opérations de l’UE
II. L’intensification de la préparation opérationnelle
A. La préparation aux crises et conflits
1. Se préparer aux actions hybrides
2. Se préparer aux conflits de haute intensité : l’exercice Polaris
B. Le renforcement de l’interopérabilité avec nos alliés
1. Une coopération avec l’ensemble de nos partenaires régionaux
2. Eunomia : un exercice aux fins de réassurance
III. La consolidation des partenariats régionaux
A. Les partenariats bilatéraux
1. L’Italie : un partenaire incontournable
b. Le traité du Quirinal, une opportunité d’approfondir notre alliance
2. La Grèce : l’Europe de la défense en marche
a. Une coopération renforcée en matière d’armements
b. Un partenariat stratégique inédit
3. La Croatie : nouvel acteur de la « communauté Rafale »
4. L’Égypte : une coopération qui s’est intensifiée
B. Les partenariats multilatéraux
1. L’Initiative 5+5 Défense : des résultats mitigés
2. L’initiative Quad : une réassurance en Méditerranée orientale
3. EuroMed 7, un lieu de dialogue politique utile
IV. Les recommandations des rapporteurs
A. À l’échelon national, consolider nos efforts capacitaires
1. Anticiper et prévenir les crises
a. Développer nos capacités de renseignement
b. Se donner les moyens de lutter contre la guerre informationnelle
a. Combler nos lacunes capacitaires
b. Des prélèvements au titre des exportations à compenser
3. Consolider nos partenariats
B. Construire l’Europe de la défense en Méditerranée
1. Faire de la Méditerranée une priorité stratégique
2. Renforcer la présence européenne
Annexe : auditions et déplacements des rapporteurs
— 1 —
La Méditerranée est notre bien commun.
Elle est naturellement le bien commun des États riverains. Représentant seulement 1 % de la surface des océans, elle relie 22 États, abritant près de 520 millions d’habitants. Pont entre plusieurs continents et civilisations, la Méditerranée contribue à sceller une communauté de destins entre ces pays, comme l’a rappelé le vice-amiral Laurent Isnard ([1]) : « ‘‘Mare nostrum’’ signifie que la France est voisine de l’Espagne et de l’Italie, mais également de la Turquie, la Russie, l’Ukraine, la Syrie, l’Égypte, Israël et la Palestine puisqu’il n’y a pas d’État entre eux et nous. Nous sommes donc directement accessibles et nos destins sont liés par cette passerelle que constitue la mer. » Cela est d’autant plus vrai que le théâtre méditerranéen est relativement petit : un jour de navigation suffit pour parcourir les 700 kilomètres du Nord au Sud et quatre jours pour les 3 600 kilomètres d’Est en Ouest.
La Méditerranée est également un bien commun mondial, en raison notamment de son insertion dans les flux économiques internationaux. Elle constitue en effet le lieu de transit de 25 % du trafic maritime mondial, de 30 % du transport pétrolier mondial et de 65 % des flux énergétiques vers l’Union européenne. L’axe Gibraltar-Suez est crucial pour le commerce mondial, ainsi que l’a mis en exergue l’obstruction du canal de Suez par l’Ever Given en mars 2021, qui a provoqué une perte pour le commerce mondial estimée à plus de 40 milliards d’euros. La Méditerranée est également un des trois principaux axes mondiaux pour le passage des câbles sous-marins de télécommunication par lesquels transite 99 % du flux d’information mondial et dont la sécurisation constitue un défi majeur pour les États.
Or, ce bien commun est aujourd’hui menacé. D’espace partagé, la Méditerranée est devenue un espace toujours plus contesté, cristallisant les tensions, les rapports de force et les rivalités entre puissances. D’espace relativement permissif pour nos forces armées, la Méditerranée est devenue l’épicentre des stratégies de sanctuarisation territoriale et de logiques de déni d’accès. D’interface rapprochant les pays des deux rives, la Méditerranée est plus que jamais devenue le foyer de crises multiples.
Les évènements de ces dernières années sont symptomatiques de cette résurgence des tensions dans l’ensemble du bassin méditerranéen : conflit en Libye, qui a déstabilisé l’ensemble de la région ; instabilité de certains pays de la rive Sud, qui alimente flux migratoires illégaux et autres flux illicites ; remise en cause du statu quo dans les conflits gelés de Chypre et du Sahara occidental ; contestation des frontières maritimes ; escalade des tensions en Méditerranée orientale, dans un contexte de découverte d’importantes ressources énergétiques.
Si cette dégradation sécuritaire en Méditerranée est naturellement multifactorielle, elle est néanmoins alimentée par un fait majeur et relativement récent : le retour des stratégies de puissance en Méditerranée. Ce phénomène concerne aussi bien les puissances régionales, telles que la Turquie, qui développent une politique d’affirmation illustrée par un réarmement massif, que les puissances extérieures, telles que la Russie, qui s’implantent de façon croissante en Méditerranée. Cette affirmation des logiques de puissance dans l’espace méditerranéen intervient en outre dans un contexte de relatif retrait des États-Unis, qui a créé un vide stratégique dans la zone dont ont profité les compétiteurs mondiaux.
La Méditerranée est à cet égard un concentré des évolutions géostratégiques mondiales : désinhibition des compétiteurs ; réarmement généralisé des puissances sur l’ensemble du spectre capacitaire ; contestation du droit international, avec une remise en cause croissante de la liberté de navigation et de la liberté d’opérer dans l’espace aérien ; prédilection du rapport de forces et du fait accompli ; recours à des actions sous le seuil et des actes hybrides ; interventions de proxys pour le compte de puissances.
Certes, d’autres foyers de tension que la Méditerranée concentrent actuellement, de façon légitime, l’attention politique et médiatique. Toutefois, cela ne diminue en rien la nécessité de comprendre les dynamiques de cet espace, et ce pour une raison simple : une crise en Ukraine, un conflit en Indo-Pacifique, ou encore une dégradation sécuritaire au Sahel, auront nécessairement des répercussions, directes ou indirectes, sur la Méditerranée. Les différentes crises actuelles rehaussent en vérité l’importance de comprendre les rapports de force et les logiques à l’œuvre en Méditerranée.
En outre, quelles que soient les tensions sur les autres théâtres, il convient de garder à l’esprit que la Méditerranée est notre frontière, notre « première approche » : toute crise qui s’y déroule affecte directement la France, qui a donc vocation à être en première ligne en cas de conflit. Ce n’est pas nécessairement le cas des autres théâtres d’engagement.
C’est dans ce contexte que la commission de la Défense nationale et des forces armées a créé la présente mission d’information relative aux enjeux de défense en Méditerranée.
Pour la conduite de leurs travaux, les rapporteurs ont choisi de se concentrer sur ce que les armées et les experts militaires nomment le « haut du spectre » et par conséquent de ne pas aborder spécifiquement les enjeux propres à l’action de l’État en mer. En effet, dans un environnement marqué par le retour de la compétition et de la conflictualité entre les puissances, ainsi que par la résurgence de l’hypothèse d’une crise majeure voire d’un conflit de haute intensité, les rapporteurs ont entendu privilégier une approche centrée sur les menaces auxquelles pourraient faire face nos forces armées dans cet espace stratégique qu’est la Méditerranée.
Dans ce contexte, l’objet de la mission est de faire le point sur l’évolution des différents facteurs de tensions en Méditerranée, d’analyser les logiques de puissances qui s’y déploient et de mettre en exergue les enjeux auxquels sont confrontées nos forces armées dans le bassin méditerranéen.
Les rapporteurs ont en outre décidé de s’en tenir à la définition géographique de la mer Méditerranée : la mer Noire, qui fait l’objet d’enjeux spécifiques, n’est donc pas incluse, bien que celle-ci soit rattachée opérationnellement par la marine nationale à la zone Méditerranée. Enfin, les problématiques relatives aux pays du Levant (Liban, Jordanie, Syrie, Israël et Palestine), qui ont fait l’objet d’une mission d’information récente ([2]), ne seront pas non plus abordées, bien que les rapporteurs soient particulièrement attentifs à l’évolution de la situation au Liban, qui ne cesse de se dégrader.
Le présent rapport est le fruit de dix-sept auditions et de deux déplacements, à Toulon, au centre opérationnel de la marine (COM), et en Italie, à Rome, notamment au siège de la mission de l’Union européenne IRINI, ainsi qu’à Naples, au commandement de forces interarmées de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Au terme de leurs travaux, les rapporteurs ont une conviction : la Méditerranée doit être une priorité en matière de défense non seulement au niveau national, mais également à l’échelon européen.
Ce sont en effet l’ensemble des pays membres de l’Union européenne qui seraient affectés par une crise majeure en Méditerranée.
Ce sont également l’ensemble des pays européens qui partagent les mêmes défis pour préserver la stabilité de cet espace : prévenir les menaces de déstabilisation provenant de la rive Sud ; assurer la liberté de navigation et d’opérer dans l’espace aérien contre les logiques de sanctuarisation et de territorialisation ; faire respecter le droit international contre les logiques du fait accompli ; réduire l’influence et la capacité de nuisance des compétiteurs stratégiques à nos portes.
Par conséquent, la Méditerranée peut et doit devenir le pilier de l’autonomie stratégique européenne, au service de la stabilité de la zone et de la construction de la « Pax Mediterranea » que la France appelle de ses vœux. ([3])
Première partie : un espace crisogène
I. Des États de la rive Sud fragilisés
A. La Libye : le spectre d’un État failli
1. La crise libyenne, foyer de déstabilisation
L’écroulement de l’État libyen, consécutif à la chute du régime du colonel Kadhafi en 2011 et à la guerre civile subséquente entre le Gouvernement d’entente nationale (GNA) basé en Tripolitaine et l’Armée nationale libyenne (LNA) de Cyrénaïque, a plongé le pays dans un chaos institutionnel et sécuritaire qui perdure depuis une décennie. Cette crise a également eu trois conséquences majeures sur la stabilité de la région.
Le conflit libyen a tout d’abord alimenté l’expansion djihadiste dans la région. La Libye a en effet constitué le principal foyer de développement en Afrique du Nord d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et de Daech. L’implantation entre 2015 et 2016 de Daech dans le port de Syrte, aux portes de l’Europe, a constitué l’acmé de cette emprise du pays par les groupes terroristes.
En outre, l’accroissement de la porosité des frontières et la perte de contrôle des flux de population consécutives à la guerre civile ont fait de la Libye l’un des principaux foyers de la crise migratoire touchant l’Europe. Plus de 610 000 migrants ont ainsi été recensés en Libye en septembre 2021, la majorité d’entre eux provenant de pays limitrophes. ([4])
Enfin, la crise libyenne a favorisé l’implantation opportuniste de puissances étrangères, telles que la Turquie et la Russie, dans le but de faire de la Libye un relais de puissance en Méditerranée et plus largement en Afrique. Celles-ci ont notamment acheminé en Libye du matériel d’armements, en violation de l’embargo mise en place sous l’égide des Nations unies (ONU), et facilité le déploiement de mercenaires étrangers, notamment soudanais, syriens ou membres du groupe russe Wagner. L’ONU relevait ainsi en mars 2021 que « des combattants syriens sont actifs en Libye depuis la fin du mois de décembre 2019. De 4 000 au début de la période, leur nombre a atteint 13 000, en fonction du conflit, de la dynamique régionale et de disponibilité de fonds. » ([5])
Cette ingérence étrangère a eu une influence majeure sur l’évolution du conflit. D’une part, elle a participé à son escalade, en contribuant à élever l’intensité du conflit par le déploiement de moyens militaires sophistiqués, tels que les drones turcs Bayraktar TB-2. D’autre part, elle a directement influé sur l’issue des combats. L’intensification du soutien militaire turc au profit du GNA a en effet renversé le rapport de force militaire et stoppé l’offensive sur Tripoli de la LNA du maréchal Haftar, appuyée quant à elle par la Russie et les Émirats arabes unis.
La situation en LiBye en 2021
Source : M. Benoît de La Ruelle, « Quel avenir pour la Libye ? », FMES, 22 avril 2021.
2. Une situation encore précaire
a. Des facteurs de stabilisation encourageants
Dans le cadre du processus de Berlin débuté en janvier 2020, des avancées ont été réalisées vers le rétablissement de la stabilité et de la paix en Libye.
La situation sécuritaire s’est ainsi améliorée, à la suite du cessez-le-feu conclu le 23 octobre 2020 par la commission militaire mixte « 5+5 » réunissant le GNA et la LNA. Ce cessez-le-feu a mis fin à la bataille de Tripoli, issue de l’offensive de la LNA, qui a causé 3 000 victimes.
La situation politique a également connu des avancées significatives, avec l’adoption à Tunis le 15 novembre 2020 d’une feuille de route prévoyant la mise en place d’un processus électoral, ainsi que l’approbation du Gouvernement d’unité nationale de transition le 10 mars 2021. La France est pleinement impliquée dans cette transition politique, comme l’illustre la tenue à Paris de la conférence internationale pour la Libye le 12 novembre 2021.
Enfin, selon le groupe d’experts de l’ONU, l’expansion djihadiste dans la zone connaît un reflux significatif, AQMI apparaissant dorénavant « inactif en Libye », tandis que la présence de l’État islamique est aujourd’hui cantonnée à la partie désertique du sud du pays. ([6])
b. Des sources de tensions qui perdurent
Aux yeux des rapporteurs, la Libye fait face à trois enjeux majeurs, qui sont interconnectés.
● Le premier tient au devenir des combattants étrangers et des milices opérant en Libye, comme l’a souligné lors de son audition M. Bertrand Le Meur, directeur à la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées. Ainsi, la réussite du processus en faveur du désarmement, de la démobilisation et de la réinsertion dans la société (DDR) des membres des groupes armés et des acteurs non-étatiques, comme du plan d’action ([7]) mis en place par la commission militaire mixte 5+5, reste conditionnée à la stabilisation politique du pays.
● Le deuxième enjeu, corollaire du premier, est lié au respect de l’embargo de l’ONU sur les armes. Dans son rapport du 8 mars 2021, le groupe d’experts sur la Libye relève ainsi que « l’embargo sur les armes est d’une inefficacité totale. Les violations commises par les États Membres qui appuient directement les parties au conflit sont généralisées et flagrantes et témoignent d’un mépris total à l’égard des mesures de sanctions. Le fait qu’ils contrôlent l’intégralité de la filière d’approvisionnement complique la détection, la désorganisation et l’interdiction de ces activités. » ([8])
● Le troisième et dernier enjeu est la pérennité de la stabilisation politique de la Libye, alors que l’élection présidentielle, initialement prévue le 24 décembre 2021, a été reportée à une date indéterminée.
3. Les menaces en cas de résurgence du conflit
La résurgence de la crise libyenne constituerait sans nul doute une menace majeure pour l’ensemble de la région, y compris pour les pays de la rive Nord de la Méditerranée. Un tel scénario serait en effet de nature à réactiver trois types menaces :
– le renouveau de la menace terroriste, avec un risque significatif de connexion des groupements djihadistes, encore sporadiquement présents dans la région du Fezzan, avec ceux situés en bande sahélo-saharienne ;
– le renforcement de la présence militaire de puissances extérieures et de compétiteurs aux portes de l’Europe. À cet égard, l’installation de bases militaires permanentes turques ou russes en Libye n’est pas à exclure, comme l’illustre la montée en puissance de la présence turque sur la base aérienne d’Al Watiyah, où ont été déployés des systèmes de défense anti-aérienne et des drones ([9]) ;
– enfin, l’intensification de flux migratoires illicites vers l’Europe et son corollaire qu’est le risque d’instrumentalisation desdits flux à des fins politiques par des acteurs étatiques ou non.
En définitive, l’évolution de la situation en Libye constitue un élément clé pour la stabilité à venir de l’ensemble de la zone méditerranéenne. L’action diplomatique de la France et de ses partenaires en faveur du processus de transition politique en Libye doit être poursuivie car seule une stabilité politique est susceptible de restaurer une paix durable.
Dix ans après l’onde de choc provoquée par les « printemps arabes », la situation interne des pays de la rive Sud demeure dans l’ensemble fragile, en raison d’un ensemble de facteurs souvent communs : instabilité politique ; tensions sociales sur fond de pression démographique et de chômage endémique, notamment des jeunes ; situation sécuritaire dégradée avec un risque terroriste persistant, bien qu’affaibli.
Dans ce contexte, les auditions conduites par les rapporteurs ont mis en lumière le risque de déstabilisation de ces pays comme la nécessité, pour la France, de mieux anticiper les défis sécuritaires d’une éventuelle dégradation de la situation : flux migratoires incontrôlés ; instrumentalisation de ces derniers par un compétiteur ; résurgence du terrorisme au Maghreb ; nécessité d’évacuer nos ressortissants ; voire risque d’escalade avec un État hostile. C’est sous ce prisme que les rapporteurs ont souhaité consacrer quelques développements synthétiques sur l’évolution de la situation politique et sécuritaire interne de ces pays.
1. L’Algérie à un tournant : transition ou bouleversement ?
En février 2019, l’annonce de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel a provoqué une mobilisation populaire d’une ampleur inédite, contre le « système » mis en place depuis l’indépendance du pays. Cette mobilisation, dite Hirak, qui a touché l’ensemble du territoire algérien, a conduit à la démission du président Bouteflika le 2 avril 2019.
Élu à la présidence de la République le 12 décembre 2019, M. Abdelmadjid Tebboune a entrepris une révision de la Constitution, adoptée par référendum le 1er novembre 2020, et dissout l’Assemblée populaire nationale le 21 février 2021, entraînant de nouvelles élections législatives en juin 2021. Ces votes ont été marqués par une abstention massive et historique, signe d’une défiance politique majeure. ([10])
Cette instabilité politique s’est couplée à une situation économique dégradée, en raison de la pandémie mais également de la baisse des cours du pétrole depuis 2014. Cette dernière a notamment entraîné l’épuisement en février 2017 du fonds de régulation des recettes chargé de la gestion des excédents budgétaires liés aux exportations d’hydrocarbure, comme l’ont souligné Mme Dorothée Schmid et M. Elie Tenenbaum, chercheurs à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Une telle situation est de nature à réduire les marges de manœuvre du régime pour soutenir financièrement la population en cas de nouvelles crises sociales.
Sur le plan sécuritaire, la présence d’AQMI en Algérie a été fortement réduite, notamment à la suite d’un raid des forces algériennes conduit dans le Jelel en décembre 2020, qui a neutralisé l’état-major itinérant de l’organisation. L’Algérie est cependant préoccupée par l’évolution de la situation au Sahel et la crainte de se voir constituer « un grand Azawad » à ses frontières.
Il semble en définitive à vos rapporteurs que la stabilité de l’Algérie dépendra de la capacité du pouvoir politico-militaire de répondre aux aspirations légitimes de la population algérienne. Dans le cas contraire, l’hypothèse d’une déstabilisation importante du pays est à craindre et ne peut être écartée à moyen terme. Comme l’a résumé un officier de la DGRIS, « le système FLN contrôle les principaux leviers du pouvoir et ne peut disparaître brutalement sans faire basculer le pays dans le chaos. » ([11])
2. La Tunisie face au risque de décomposition politique
Dix ans après le soulèvement du peuple tunisien ayant conduit, en 2011, à la chute du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali, à la tête du pays depuis 1987, la situation politique demeure cependant très précaire. Dans un contexte de paralysie des institutions politiques, le président Kaïs Saïed a décidé en juillet 2021 d’invoquer l’état d’exception, de suspendre l’Assemblée des Représentants du peuple et de limoger le chef du gouvernement. Ce coup de force institutionnel a provoqué une crise politique majeure avec le parti islamiste Ennahdha, première force politique du pays. L’arrestation en janvier 2022 d’un des leaders du parti islamiste pour « soupçons de terrorisme » fait craindre une radicalisation du conflit politique.
Cette paralysie politique se double d’une crise financière, qui se caractérise par l’incapacité des autorités tunisiennes à finaliser son budget 2022 sans un soutien du Fonds monétaire international (FMI). Cette crise financière intervient dans un contexte de forte crise économique, près de 20 % de la population se trouvant au chômage, ce taux dépassant 40 % parmi les jeunes de 15 à 24 ans. Les tensions sociales sont également vives, comme en témoignent les émeutes qui ont éclaté dans plusieurs villes du pays en janvier 2018 et janvier 2021.
Sur le plan sécuritaire, la menace terroriste s’est très fortement réduite depuis 2016 : 16 personnes ont été victimes du terrorisme djihadiste en Tunisie depuis 2016, contre 214 entre 2011 et 2016 ([12]). La Tunisie est toutefois encore confrontée à la présence sporadique de groupes terroristes dans le sud du pays et dans le Djebel, tel que le groupe algéro-tunisien Jund al-Khilafah, affilié à l’État islamique, ou la katiba Okba Ibn Nafi, affilié à AQMI. Selon le comité contre le terrorisme de l’ONU, la Tunisie est en outre le premier pourvoyeur de combattants djihadistes, en proportion de sa population, sur les théâtres irakien, libyen et syrien, avec quelque 6 000 combattants recensés.
Dans ce contexte de crise politique et économique, plusieurs personnes auditionnées ont alerté les rapporteurs sur le risque d’une déstabilisation majeure du pays et, par conséquent, de son environnement régional.
3. Le Maroc, un pôle de stabilité en proie à des tensions persistantes
Le Maroc représente un pôle de stabilité politique dans la région, comme l’a démontré le bon déroulement des élections législatives de septembre 2021.
Cependant, les tensions économiques et sociales perdurent, comme le démontrent le mouvement de mobilisation de l’« Hirak du Rif » en 2016 et 2017 ou encore les manifestations en 2018 à Jerada. Elles sont également illustrées par l’importante pression migratoire venant du Maroc, comme l’ont rappelé les évènements du 17 mai 2021, où plus de plus de 9 000 migrants (dont 1 200 mineurs non accompagnés) ont franchi les frontières de l’enclave espagnole de Ceuta. À cette occasion le Parlement européen avait condamné « l’utilisation par le Maroc des contrôles aux frontières et de la migration, notamment des mineurs non-accompagnés, comme moyen de pression politique sur un État membre de l’Union européenne. » ([13])
Sur le plan sécuritaire, la menace terroriste reste prégnante bien que contenue. Depuis 2002, plus de 200 cellules terroristes auraient ainsi été démantelées (dont 83 depuis 2015) par les autorités marocaines et plus de 4 000 personnes interpellées dans le cadre d’affaires liées au « terrorisme ». ([14])
4. L’Égypte face à des défis sociaux et sécuritaires
Depuis la destitution de Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en juillet 2013 par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, l’Égypte jouit d’une relative stabilité politique, contrebalancée par la mise en place d’un système particulièrement répressif, cible des critiques des défenseurs des droits de l’homme. Les autorités égyptiennes font en outre face à de nombreux défis, sécuritaires et sociaux.
● Le premier défi est social. La population égyptienne s’appauvrit : 29,7 % de celle-ci vit sous le seuil de pauvreté, contre 16,7 % vingt ans plus tôt ([15]). La pression démographique est forte : la population a passé le cap symbolique des 100 millions d’habitants en février 2020 et pourrait atteindre 150 millions en 2050, tandis que 700 000 jeunes entrent chaque année sur le marché du travail.
● Le second défi est la persistance du terrorisme, particulièrement dans la zone du Nord-Sinaï, où opère notamment le groupe Wilayat Sinaï, branche de l’État islamique ([16]). Le fait que l’opération anti-terroriste « Sinaï 2018 », lancée en février 2018, soit toujours en cours reflète l’intensité de la présence des groupes terroristes dans cette zone. Plus de 900 combattants islamistes présumés auraient ainsi été neutralisés par les forces égyptiennes dans le Nord Sinaï depuis 2018. ([17])
Si la situation sécuritaire le long de sa frontière occidentale de 1 200 kilomètres avec la Libye s’est améliorée depuis 2018, celle-ci reste une source de préoccupation majeure pour le pouvoir égyptien, qui craint l’infiltration de terroristes djihadistes, ainsi que la multiplication des trafics dans cette zone, notamment la contrebande d’armements à destination du Sinaï. Cette situation sécuritaire instable a motivé l’instauration en 2017 de l’état d’urgence, qui a été renouvelé tous les trois mois jusqu’en novembre 2021.
● Le troisième défi concerne l’évolution de la confrérie des Frères musulmans. Certes, celle-ci a été fortement affaiblie par la répression systématique de son mouvement, classé comme « organisation terroriste » par les autorités égyptiennes en décembre 2013. Cependant, la résurgence de cette organisation n’est pas à exclure à moyen terme, tant elle a imprégné le tissu social et religieux de l’Égypte durant des décennies. En outre, cette répression a entraîné une certaine radicalisation du mouvement, avec la formation de groupes clandestins et violents (Résistance populaire, Punition Révolutionnaire, Ajnad Masr).
C. La multiplication des flux illicites
Si les tensions politiques, sécuritaires et sociales que connaissent les pays de la rive Sud sont porteuses de menaces de déstabilisation à court ou moyen terme, elles engendrent déjà de nombreux flux illicites, qui participent à la dégradation de la situation sécuritaire en Méditerranée.
1. Des flux migratoires illicites en forte recomposition
a. Des flux repartis à la hausse en 2021
De façon tendancielle, les flux migratoires irréguliers à destination de l’Europe ont diminué significativement depuis le pic de 2015, année au cours de laquelle plus d’un million de migrants avaient rejoint l’Europe.
Cependant l’année 2021 a été marquée par une forte recrudescence des migrations irrégulières : selon les données de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), plus de 200 000 personnes ont migré en Europe de façon irrégulière, soit une augmentation de 57 % par rapport à 2020 et de 36 % comparé à 2019. Les migrations illicites ont ainsi atteint leur plus haut niveau depuis 2017. ([18])
La Méditerranée constitue encore la principale voie d’accès vers l’Europe, notamment à travers la Méditerranée centrale, qui compte à elle seule pour près du tiers de l’ensemble des migrations illicites à destination de l’Europe, avec plus de 65 000 migrations illicites, en hausse de 83 % par rapport à 2020.
Les flux migratoires illicites en 2021
Source : Frontex, janvier 2022.
b. La Méditerranée centrale, principale voie d’accès à l’Europe
La prédominance de la route de la Méditerranée centrale est révélatrice d’une recomposition importante des flux migratoires intervenue ces dernières années.
Auparavant, le principal point d’accès à l’Europe était la Méditerranée orientale ([19]), plus de 885 000 migrants ayant emprunté cette voie en 2015. Cependant, l’accord conclu entre l’Union européenne et la Turquie de mars 2016 ([20]) a abouti à une très forte réduction des flux dans cette zone. En 2021, moins de 20 % des migrants irréguliers ayant emprunté les routes méditerranéennes sont ainsi passés par cette voie.
S’agissant de la Méditerranée occidentale ([21]), après avoir atteint un pic en 2018, le nombre d’arrivées n’a cessé de diminuer en 2019 et 2020, en raison notamment du renforcement de la coopération entre l’Union européenne et le Maroc. En 2021, cette voie a représenté près de 18 % des arrivées en Europe depuis la Méditerranée.
A contrario, la Méditerranée centrale ([22]) s’est donc imposée comme la principale voie d’accès à l’Europe. Comme l’illustre le document ci-dessous, elle concentre en effet en 2021 plus de 60 % des flux depuis les trois routes méditerranéennes. En outre, la dynamique sur cette voie est particulièrement forte, puisque les flux en provenance de la Méditerranée centrale ont augmenté de près de 83 % en 2021 par rapport à 2020.
La rÉpartition des flux migratoires illicItes en mÉditerranÉe en 2021